LE  CELIBAT  SACERDOTAL  DANS   LA  TRADITION  PRIMITIVE   DE   L'EGLISE

 

par Christian Cochini S.J.

 

Il n'est peut-être pas de meilleure introduction au problème des origines du célibat sacerdotal que d'évoquer les nombreux hommes mariés devenus clercs dont les noms illustrent l'histoire des premiers siècles de l'Eglise. Plusieurs eurent un fils qui monta sur le trône de saint Pierre. Ainsi l'évêque Antonius, d'un diocèse suburbicaire de Rome, qui fut le père du pape Damase (366-384) ; le prêtre Jocundus, père de Boniface I (416-419) ; le prêtre Félix, père de Félix III (483-492) ; le prêtre Pierre, père d'Anastase II (496-498) ; le prêtre Gordianus, père d'Agapet I (535-536) ; le sous-diacre Etienne, père d'Adéodat I (615-618); et l’évêque Theodorus, originaire de Jérusalem, père de Théodore I (642-649). Nous voyons même le pape Horsmidas, au 6ème siècle, avoir pour successeur son propre fils Silvère (536-538), et saint Grégoire le Grand nous apprenne que son trisaïeul n'était autre que le pape Félix III, lui-même fils d'un prêtre.

Ces exemples célèbres sont loin d'être des exceptions. Pour la période des sept premiers siècles, nous disposons actuellement d'une liste bien établie qui compte plus de 120 évêques, tous mariés et pour la plupart pères de famille. Quelques noms seulement : Demetrius, patriarche d'Alexandrie (l'évêque d'Origène) ; Grégoire l'Illuminateur, premier catholicos arménien, et ses successeurs de la dynastie grégoride : les catholicos Verthanès, Nersès le Grand et Sahaq le Grand ; Grégoire de Nysse ; Grégoire de Nazianze, dit l'Ancien ; Synésius de Cyrène ; Hilaire de Poitiers ; Pacien de Barcelone ; Sévère de Ravenne ; Victor de Numidie ; Eucher de Lyon ; Julien d’Eclane ; Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont ; et bien d'autres.

Outre ces personnages bien identifiés, les sources contemporaines nous apprennent qu'il était alors fréquent d'admettre au sacerdoce des hommes engagés dans les liens du mariage. Cela ressort très nettement de l'examen des documents dont nous allons bientôt parler.

 

Un deuxième fait qui s'impose à l'attention est l'existence d'une législation écrite qui, à partir du 4ème siècle, se rapporte au célibat des clercs. On y distingue deux types de documents :

1- Les textes interdisant le mariage après l'ordination aux degrés supérieurs de la cléricature. L'un des tout premiers règlements qui nous aient été conservés est le canon 1 d'un concile tenu à Néocésarée, en Cappadoce, entre 314 et 315 :

"Si un prêtre se marie, i1 sera exclu des rangs du clergé : s'il commet une fornication ou un adultère, il sera de plus excommunié et soumis à la pénitence".

2- Les textes interdisant l'usage du mariage aux membres du clergé supérieur déjà mariés avant l'ordination. Le premier en date est le canon 33 du concile d'Elvire, vers 305 :

"Il a paru bon d’interdire absolument aux évêques, aux prêtres et aux diacres, soit (encore) à tous les clercs employés au ministère, d'avoir des relations (sexuelles) avec leurs épouses et d'engendrer des enfants ; si quelqu'un le fait, qu'il soit exclu de l'honneur de la c1éricature".

 

Un troisième fait à souligner, enfin, est l'existence de plusieurs documents publics qui, dès le 4eme siècle, font remonter aux temps apostoliques la discipline exigeant du clergé supérieur l'abstention du commerce conjugal. Ce sont, dans l'ordre chronologique :

1- La décrétale Directa, du 10 février 385, envoyée par le pape Sirice à l'évêque espagnol Himère, métropolitain de la Tarraconaise.

2- La décrétale Cum in unum, envoyée par Sirice aux épiscopats de diverses provinces pour leur communiquer les décisions prises en janvier 386 à Rome par un concile de 80 évêques.

3- La décrétale Dominus inter, en réponse à des questions posées par des évêques des Gaules.

4- Le canon 2 du concile tenu à Carthage en juin 390.

 

Tout ceci demande que l'on garde présent à i'esprit deux données essentielles :

 

- La première est qu'il n'existait pas, aux premiers siècles de l'Eglise, de loi faisant de l'état de célibataire une condition préalable à l'admission aux ordres. Si i'on trouve, à partir au 4ème siècle, de nombreux textes visant à interdire le mariage après l'ordination, il n'existe pas, en revanche, de document législatif écartant des ordres les hommes mariés. Habitués comme nous le sommes aujourd'hui à parler du célibat ecclésiastique comme d'une loi non seulement prohibant le mariage après l'ordination, mais limitant l'accès aux ordres, sauf exception rare, aux seuls candidats non mariés, nous avons à faire un effort de réajustement conceptuel pour aborder l'étude des premiers siècles de l'Eglise sans risque de confusion.

La discipline de l'époque se caractérise, comme on vient de le voir, par une double obligation : le devoir de garder le célibat après l'ordination aux ordres majeurs, si l'on n'était pas marié auparavant ; et le devoir de garder la continence avec son épouse, si on l'était. On peut parler de « loi du célibat au sens strict » pour la première de ces obligations, et de « loi au célibat-continence » pour la seconde.

 

- Une deuxième donnée qu'il importe d'avoir présente à l'esprit est l'absence totale de document écrit attestant l'existence soit d'une loi du célibat au sens strict, soit d'une loi du célibat-continence tout au long des trois premiers siècles. Mais il n'existe pas non plus, au cours de la même période, de document écrit infirmant l'existence d'une telle obligation. Aussi est-il légitime de prendre en considération les premiers documents publics qui, au 4ème siècle, revendiquent pour la loi du célibat-continence une origine apostolique. Ces documents fournissent une clé de recherche sérieuse, et peuvent projeter sur l'histoire des origines une lumière décisive.

 

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Il  faut le reconnaître. Jusqu'à une époque encore récente, l'opinion était peu préparée à accueillir l'idée d'une origine apostolique au célibat sacerdotal. Nombreux sont encore ceux chez qui elle suscite l'étonnement, quand ce n'est pas une fin de non recevoir, sans autre forme d'examen.  Une telle discipline n'a été introduite qu'à une date tardive dans l'Eglise latine, pense-t-on, et, ajoute-t-on parfois, pour des motivations étrangères à l'Evangile. Seule la tradition des Eglises orientales remonterait au temps des apôtres. Certains théologiens ou exégètes expriment une position plus nuancée, faisant ressortir à juste titre les fondements scripturaires de la loi, mais ils n'en écartent pas moins l'idée d'une éventuelle « tradition apostolique », et ne conçoivent la discipline attestée au 4ème siècle que comme le fruit d'une lente évolution, due à l'action progressive du ferment évangélique dans la société chrétienne de l'époque.

 

Il n'en a pas toujours été ainsi. Dans les siècles passés, plus d'un historien et d'un théologien   catholique ont admis l'origine apostolique du célibat, et soutenu dans leurs écrits ce qu'ils considéraient non comme une hypothèse, mais comme une certitude historique. Citons seulement quelques noms : au 16ème siècle, le jésuite Robert Bellarmin, dans une étude intitulée Coelibatum iure Apostolico rectissime annexum ordinibus sacris ; César Baronius, l'auteur des Annales ecclesiastici ; et le cardinal Stanislas Hosius, au chapitre 56 de sa Confessio catholicae fidei christiana. Au 17ème, l'oratorien Louis Thomassin, dans son Ancienne et nouvelle discipline de l'Eglise catholique touchant les bénéfices et les bénéficiers, et le bollandiste Jean Stiltinck, avec deux dissertations critiques parues dans les Acta Sanctorum. Au 18ème, le jésuite François-Antoine Zaccaria, avec deux volumes de polémique d'une haute tenue scientifique. Au 19ème siècle enfin, la monumentale compilation d'Augustino de Roskovany, qui reste, malgré ses limites, un précieux ouvrage de référence ; et les deux articles de l'orientaliste allemand Gustav Bickell qui s'opposa à François-Xavier Funk dans une controverse célèbre. J'aimerais joindre à ces études ex professo le témoignage de Newman, dans son Apologia pro vita sua : « Il y avait aussi le zèle avec lequel l'Eglise romaine maintenait la doctrine et la règle du célibat, que je reconnaissais comme apostolique, et sa fidélité à  bien d'autres coutumes  de l'Eglise primitive qui m'étaient chères : tout ceci plaidait en faveur de la grande Eglise romaine ».

 

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Tous ces travaux étaient comme tombés dans l'oubli à la suite de la controverse qui, à la fin du 19ème siècle, s'engagea entre les deux érudits allemands dont je viens de parler. En raison de son influence sur l'opinion contemporaine, il convient de nous y arrêter un instant.

Gustave Bickell, professeur a Innsbruck, et spécialiste des littératures syriaque et hébraïque, commença par publier dans le Zeitschrift fur Katholische Theologie un article intitulé Der Cölibat eine apostolische Anordnung. Il s'y appliquait a démontrer deux thèses complémentaires : 1. En Occident, l'obligation à la continence, y compris pour les prêtres et les diacres, ne date pas de Sirice : elle remonte aux apôtres. 2. En Orient, la même obligation existait également dès les temps apostoliques, mais dans ces régions elle a été peu a peu négligée à partir du 4ème siècle.

Dès l'année suivante, en 1879, il était combattu par François-Xavier Funk, professeur d'histoire et de théologie à Tübingen, dans un article de la Theologische Quartalschrift : Der Cölibat keine apostolische Anordnung. Déclarant partir des conclusions auxquelles seraient parvenus les théologiens allemands les plus éminents à l'époque moderne, Funk rejette l'idée d'une origine apostolique : si le célibat a été, de fait, observé par un assez grand nombre de clercs dès les premiers siècles de l'Eglise, ce ne fut jamais qu'en vertu d'un choix tout à fait libre et personnel. Il fallut attendre le 4ème siècle pour voir apparaître, en Occident, une législation transformant en droit la coutume. En Orient, par contre, on est resté « fermement fidèle aux origines ».

Funk ne fit pas l'unanimité dans les milieux scientifiques allemands, mais ses conclusions finirent néanmoins par prévaloir grâce à deux savants français qui les vulgarisèrent dans le grand public. Le premier fut Elphège-Florent Vacandard, dans un volume des Etudes de critique et d'histoire religieuse, en 1905 ; le second, Dom Henri Leclercq, au 2ème tome de sa traduction française de l'Histoire des Conciles d'Hefele, avec une étude intitulée : « La législation conciliaire relative au célibat ecclésiastique ».

Ces articles renforcèrent la position de Funk, mais sans apporter des raisons nouvelles et plus approfondies. Ils accréditèrent l'opinion selon laquelle ses conclusions étaient définitives, un  point de vue partagé encore de nos jours par des auteurs comme Roger Gryson et Georg Denzler.

 

Pour qui se donne le temps de relire les longs articles de Bickell et de Funk, il apparaît cependant que la question ne peut être tenue pour tranchée. Comme l'a fait pertinemment remarquer le cardinal Alfons Stickler, Funk fait preuve à plusieurs reprises d'un manque d'esprit critique surprenant, notamment à propos de la prétendue intervention de Paphnuce au concile de Nicée, et d'une confusion entre droit et loi écrite.

 

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La question de l'apostolicité des origines du célibat-continence des clercs est donc légitimement  redevenue une question d'actualité. Non un problème du passé, mais une interrogation pouvant contribuer de façon utile au progrès de la réflexion de l'Eglise sur un sujet complexe. Dans son encyclique sur le célibat, Paul VI souhaitait « promouvoir les études par lesquelles la virginité et le célibat voient confirmer leur vrai sens spirituel et leur valeur morale ». Entre toutes les disciplines susceptibles d'apporter leur pierre à ce renouveau, l'histoire occupe une place qui n'est pas négligeable. En travaillant a ses ouvrages, le jésuite Zaccaria se disait animé par la conviction que d'une juste connaissance de l'histoire des origines et du développement de la loi sur le célibat des clercs dépendait d'une certaine manière l'avenir de celle-ci. C'est aussi la conviction d'un nombre aujourd'hui de plus en plus grand de personnes que chercher à savoir si oui ou non la discipline du célibat remonte aux apôtres est non seulement un devoir scientifique mais déjà une sorte de collaboration avec les générations futures.

Qu'on  me   permette  de   signaler   par  priorité   l'ouvrage  de   Roman   Cholij, Clerical celibacy in East and West (1988), et celui, tout récent, du cardinal Alfons Maria Stickler, Der Kleriker Zölibat, Seine Entwicklungsgeschichte und seine theologischen Grundlagen, (1993), l'un et l'autre fondamentaux, et orientés dans cette perspective.

 

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Dans les limites du temps dont nous disposons, il n'est évidemment pas possible de passer en revue la totalité des documents qui forment le volumineux dossier du célibat aux premiers siècles de l’Eglise. Je me bornerai à relire avec vous quelques-uns des plus importants :

 

I- Tout d'abord, la décrétale Directa du pape Sirice (10 fév. 385). En réponse à une consultation de l’évêque espagnol Himere, le successeur de Damase aborde la sujet de la continence des clercs :

"Venons-en maintenant aux très saints ordres des clercs. Comme nous l'apprend ta Charité, nous voyons que dans vos provinces ils sont foulés aux pieds et plongés dans la confusion, au grand détriment de l'honneur dû à la religion. C'en est à un tel point qu'il nous faut dire avec Jérémie : "Qui changera ma tête en fontaine, ou mes yeux en source de larmes, que je pleure ce peuple jour et nuit ?"... Qu'on me le dise a présent : pourquoi (la Seigneur) avertit-il en ces termes ceux à qui étaient confiées les choses saintes entre toutes : Soyez saints, parce que je suis saint, moi le Seigneur votre Dieu (Lv 20, 7) ? Et aussi pourquoi était-il ordonne aux prêtres, pendant l'année où revenait leur tour de service, d'habiter dans le Temple, loin de leur domicile ? (sinon) de toute évidence afin qu'ils ne puissent avoir de commerce charnel même avec leur épouse, en sorte qu'avec une conscience resplendissante d'intégrité ils présentent à Dieu ces offrandes dignes d'être acceptées. A ces hommes, une fois accompli le temps de leur service, l'usage des rapports conjugaux avait été concédé dans l'unique but de s'assurer une descendance, étant donné que personne ne pouvait être admis au ministère divin en dehors (des membres) de la tribu de Lévi.

C'est pourquoi, après nous avoir illuminés par son avènement, le Seigneur Jésus attesta formellement dans l'Evangile qu'il n'était pas venu abolir la Loi, mais la parfaire ; et c'est aussi pourquoi il voulut que la beauté de l'Eglise, dont il est l'époux, resplendisse de l'éclat de la chasteté, afin qu'à son retour, au jour du Jugement, il puisse la trouver sans tache ni ride, ainsi que son Apôtre (nous) l'a enseigné. C'est par la loi indissoluble de ces décisions que nous tous, prêtres et diacres, nous nous trouvons liés à partir du jour de notre ordination, (et tenus) a mettre nos cœurs et nos corps au service de la sobriété et de la pureté ; puissions-nous être agréables a notre Dieu en toutes choses, dans les sacrifices que nous offrent quotidiennement."

 

- Un an plus tard, en janvier 286, un concile de 80 évêques tenu à Rome prit un ensemble de décisions que Sirice communiqua à divers épiscopats par la décrétale In unum. L'introduction insiste sur la fidélité aux traditions venues des apôtres, car « il ne s'agit pas d'ordonner des préceptes nouveaux, mais de faire observer ceux qui, par suite de l'apathie ou de la paresse de certains, ont été négligés ». Parmi ces choses « établies par une constitution apostolique et par une constitution des Pères » se trouve l'obligation à la continence pour les clercs supérieurs :

"En outre, comme il est digne, chaste et honnête de le faire, nous conseillons ceci : que les prêtres et les lévites n'aient pas de relation avec leur épouse, étant donne qu'ils sont absorbés par les devoirs quotidiens de leur ministère... C'est pourquoi j'exhorte, j'avertis, je supplie : qu'on fasse disparaître cet opprobre, dont même le paganisme peut à bon droit nous faire un reproche. Peut-être croit-on que cela (est permis) parce qu'il est écrit : ”le mari d'une seule femme ?" Mais Paul n'a pas parlé d'un homme qui persisterait sans la désir d'engendrer ; il a parlé en vue de la continence qu'il lui faudrait pratiquer (propter continentiam futuram)".

 

- Je passe sur la décrétale Dominus inter, qui est une réponse du pape (Damase, ou Sirice ?) à une série ce questions posées par des évêques des Gaules. Elle développa la même argumentation.

 

Ce que nous disent ces  trois décrétales est d'une importance  primordiale pour l'histoire de la loi du célibat-continence. Elles présupposent d’abord, comme une chose normale et légitime, de nombreuses situations matrimoniales dans les rangs au clergé. C'est en tout bien tout honneur que des hommes, mariés avant l'ordination, exerçaient alors les fonctions sacerdotales, et accédaient même à l’épiscopat. Une fois ordonnés, ces époux devaient vivre dans la continence parfaite, une obligation qui concerne a la fois les évêques, les prêtres et les diacres. Les infractions à cette discipline étaient fréquentes en cette fin au 4ème siècle, tant en Espagne que nans les Gaules. En outre, plusieurs la contestent ouvertement en essayant de se justifier par des arguments scripturaires, notamment par l'exemple des prêtres de l'Ancien Testament, et par la consigne paulinienne recommandant à Timothée de choisir pour l'épiscopat et le diaconat « le mari d'une seule femme ». La réponse de Sirice et des évêques romains est que la discipline contestée n'est pas une innovation, mais se rattache à la tradition apostolique. Elle trouve aussi son fondement dans l’Ecriture, en particulier dans les textes mêmes que certains veulent utiliser pour la combattre : les lévites de l'Ancienne Alliance pouvaient avoir des enfants, mais ils étaient tenus à la continence temporaire lors de leur service au Temple ; à plus forte raison, les prêtres de la Nouvelle Alliance sont-ils tenus à la continence perpétuelle. Quant à la consigne paulinienne de l’unius uxoris virum, elle a été édictée propter continentiam futuram ; si saint Paul a fait de la monogamie une condition d'accès aux ordres, c'est parce que la fidélité à une seule femme est à ses yeux une garantie prouvant que le candidat sera capable de pratiquer la continence parfaite après son ordination.

 

Est-il besoin  de souligner l'autorité de ces textes ? Tous trois émanent au pontife romain : la réponse à Himère de Tarragone est du pape Sirice ; la décrétale Cum in unum, qui promulgue les décisions d'un concile de 80 évêques, est entièrement assumée par Sirice ; quant à la décrétale Directa, elle est aussi l'œuvre d'un synode romain, que le pape prend à son compte. Nous sommes par conséquent en présence de prises de position de celui qui, successeur de Pierre sur le siège de Rome, est non seulement l'héritier des fonctions de l'Apôtre, mais la voix par qui Pierre lui-même continue de diriger l'Eglise : « Nous portons les fardeaux de tous ceux qui sont chargés, écrit Sirice, ou, bien plutôt, il les porte en nous le bienheureux apôtre Pierre... » Comme le dira plus tard le pape Sixte III dans une formule précise : « Le bienheureux apôtre Pierre reçoit, dans ses successeurs, ce qu'il a lui-même transmis » (Beatus Petrus apostolus in successoribus suis quod tradidit hoc accepit).

 

Cette permanence de la présence et de l'action de Pierre sur le siège de Rome en la personne de ses successeurs explique la position absolument unique de l'Eglise de Rome comme témoin de la Tradition venue des apôtres. Telle était bien la conviction commune, dont saint Irénée s'était fait deux siècles plus tôt le meilleur porte-parole : « Avec cette Eglise, en raison de son origine plus excellente, doit nécessairement s'accorder toute Eglise, c'est-à-dire les fidèles de partout, elle en qui, toujours, au bénéfice de cas gens de partout, a été conservée la Tradition qui vient des apôtres ». Il ne saurait donc faire de doute que ces documents se donnent comme l'expression la plus autorisée de la Tradition vivante de l'Eglise, et que les pontifes romains de cette fin du 4ème siècle ont engagé toute leur crédibilité dans l'attestation de l'origine apostolique de la discipline du célibat-continence pour les évêques, les prêtres et les diacres.

 

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II- A côté des Documents pontificaux, les nombreuses assemblées conciliaires, à partir au 4ème siècle, apportent également des renseignements de premier ordre. J'en retiendrai deux : le concile d'Elvire et le 2ème concile de Carthage.

 

1 – Le concile d’Elvire. On peut vraisemblablement le situer vers l'année 305, lorsque l'empereur Constance Chlore, favorable aux Chrétiens, devint le maître de l'Espagne. Il est donc ainsi sans doute le premier en date des conciles espagnols, et le premier dans toute l'Eglise dont il reste des canons disciplinaires. Relisons le 33ème canon, célèbre dans l'histoire de la discipline du célibat-continence :

"Il a paru bon d'interdire absolument aux évêques, aux prêtres et aux diacres, soit (encore) à tous les clercs employés au ministère, d'avoir des relations (conjugales) avec leur épouse et d'engendrer des enfants ; si quelqu'un le fait, qu'il soit exclu de la cléricature".

Cette loi du concile d’Elvire étant le premier document canonique sur la continence des clercs que nous connaissions, plusieurs en ont conclu qu'elle inaugurait une discipline nouvelle. Funk n'hésite pas : « Le synode d’Elvire de l’an 300 marque un tournant. Le canon 33 de ce synode impose en effet aux clercs supérieurs... une continence absolue, tandis qu'il avait été jusqu'alors permis de poursuivre la vie matrimoniale même après l'ordination si le mariage avait été contracté avant cette dernière ». A sa suite, nombreux sont ceux qui ont pensé de même. Or, l'examen attentif du document et du contexte historique est loin ce corroborer ce jugement.

Il faut d'abord rappeler que les archives des églises ont été souvent détruites au cours des persécutions, et que par là s'explique en grande partie la rareté des documents pour les premiers siècles de l'Eglise. En 303, l'édit de Dioclétien ordonna de « raser au sol les églises et de jeter au feu les Livres sacrés ». A Rome, le dépôt déjà considérable des archives et de la bibliothèque pontificales disparut dans les flammes. Des scènes analogues se produisirent dans toutes les provinces de l'empire, et l'Espagne ne fut pas épargnée. Dans ces conditions, on peut seulement se contenter de dire que le canon d'Elvire sur le célibat-continence est le premier de ce genre « qui nous ait été conservé ». Il n’est pas exclu, et il est même fort possible qu'un ou d'autres canons semblables se trouvaient dans les archives incendiées durant les persécutions.

La supposition est d’autant moins gratuite que les Pères du concile d’Elvire ne donnent nullement l’impression d’innover. Rien n'est dit de la liberté d’user du mariage qu’auraient eu jusqu’alors les clercs mariés, alors qu'une mesure de cette importance eût nécessité qu’on s’y réfère, pour expliquer pourquoi on y mettait fin. Quand on réfléchit à la nature des exigences posées, le silence des législateurs sur ce point se comprend plus facilement dans le cas où ils réitèrent et confirment une pratique déjà en vigueur, que dans le cas contraire. On n’impose pas brusquement à des époux la rude ascèse de la continence parfaite, sans dire pourquoi ce qui était jusqu’alors permis devient tout à coup défendu. Surtout, si comme c’est le cas, on prévoit des peines canoniques sévères pour les contrevenants. En revanche, il s’agissait de remédier à des infractions à une règle déjà ancienne. On voit mieux que les évêques espagnols n'aient pas éprouvé le besoin de justifier une mesure aussi exigeante. En supposant même que même le décret d'Elvire soit le premier, chronologiquement parlant, cela ne signifie pas que la pratique antérieure ce l'Eglise ait été différente. Un assez grand nombre de points touchant à la doctrine et à la discipline n'ont pas fait à l'origine l'objet d'une exploitation. Ce n'est qu'avec le temps, et sous la pression de circonstances inédites, que ces vérités de foi d'abord admises par tous firent l'objet de définitions dogmatiques et que des traditions observées depuis les origines de l'Eglise revêtirent une forme canonique. Ce principe bien connu de méthodologie générale sur la formation des normes juridiques de l'Eglise peut éclairer de façon juste la préhistoire du concile d'Elvire.

Il est d'autre part remarquable que personne, à l'époque, ne semble avoir accusé le concile de nouveauté. Or, s'il s'était agi d’une nouveauté, la lourde obligation de la continence parfaite aurait paru odieuse à plus d'un, et les Pères d'Elvire n'auraient pu l'introduire sans soulever un tollé de protestations et s'attirer des démentis au nom de la tradition authentique. C'est sans heurt que le 33eme canon d'Elvire fait son entrée dans l'histoire, et ceci confirme encore l'impression que, loin d'être un « tournant » à partir duquel on aurait commence à imposer aux clercs la continence parfaite, le concile d'Elvire est au contraire un témoin privilégie de la fidélité de l'Eglise d'Espagne à une antique tradition.

 

2- Le 2ème concile de Carthage. Le 16 juin 330, quelques évêques africains réunis à Carthage votaient un canon dont voici le texte :

"Epigone, évêque de Bulle la Royale, dit : Dans un concile antérieur, on discuta de la règle de continence et de chasteté. Qu'on instruise donc (maintenant) avec plus de force les trois degrés qui, en vertu de leur consécration, sont tenus par la même obligation de chasteté, je veux dire l'évêque, le prêtre et le diacre, et qu'on leur enseigne à garder la pureté.

L'évêque Genethlius dit : Comme on l'a ait précédemment, il convient que les saints évêques et prêtres de Dieu, ainsi que les lévites, c'est-à-dire ceux qui sont au service des sacrements divins, observent une continence parfaite, afin de pouvoir obtenir en toute simplicité ce qu'ils demandent a Dieu ; ce qu'enseignèrent les apôtres, et ce que 1'antiquité elle-même a observé, faisons en sorte, nous aussi, de le garder.

A l’unanimité, les évêques déclarèrent : Il nous plaît à tous que l'évêque, le prêtre et le diacre, gardiens de la pureté, s'abstiennent de leur épouse, afin qu'ils gardent une chasteté parfaite ceux qui sont au service de l'autel".

 

Ce canon confirme indirectement, à son tour, l'existence de nombreux hommes mariés dans les rangs du clergé. Les sujets de la loi sont les diacres, les prêtres et les évêques, c'est-à-dire les membres des trois degrés supérieurs de la cléricature auxquels on accède par des consecrationes. Celles-ci mettent l'homme à part, pour l'accomplissement de fonctions qui touchent au divin. Le service de l'Eucharistie est ici le fondement spécifique de la continence demandée aux ministres. A cela s'ajoute un second motif qui souligne la finalité de l'obligation : « afin qu'ils puissent obtenir en toute simplicité ce qu'ils demandent à Dieu » (quo possint simpliciter quod a Deo postulant impetrare). Celui qui est au service des mystères chrétiens est un médiateur entre Dieu et les hommes, et à ce titre doit s'assurer les conditions requises pour une prière d'intercession efficace. Sans la chasteté, le ministre manquerait d'une pureté essentielle quand il présente à Dieu les requêtes de ses frères humains et se priverait en quelque sorte de la liberté de parole. Avec elle, en revanche, il entre avec le Seigneur dans des rapports très « simples » qui sont une garantie d'exaucement. Il n'y a peut-être pas de meilleur commentaire a ce canon de Carthage que celui au grand canoniste byzantin du 12ème siècle, Jean Zonaras :

"Ceux-ci sont en effet intercesseurs entre Dieu et les hommes, qui, établissant un lien entre la divinité et le reste ces fidèles, demandent pour le monde entier le salut et la paix. S'ils s'exercent donc, comme le dit le canon, à la pratique de toutes les vertus et dialoguent ainsi en toute confiance avec Dieu, ils obtiendront tout de go ce qu'ils auront demandé. Mais si ces mêmes hommes se privent par leur faute de la liberté de parole, de quelle manière pourront-ils s'acquitter de leur tâche d'intercesseurs au profit d'autrui ?"

 

Le canon africain de 390 est d'un grand poids pour l'histoire des origines du célibat sacerdotal, car il se porte garant d'une tradition remontant aux apôtres : « ce qu'enseignèrent les apôtres, et ce que l'antiquité elle-même a observé, faisons en sorte, nous aussi, de le garder » (ut quod apostoIi docuerunt, et ipsa servavit antiquitas, nos quoque custodiamus). Compte tenu du fait que les décrétales ce Sirice sont antérieures de quelques années à ce concile, on se demandera peut-être si les évêques de Carthage ne se sont pas contentés de répéter de confiance ce qu'avait dit le pontife romain, sans autre forme ce vérification. Mais c'est mal connaître l'Eglise d'Afrique, très attachés à la Tradition, au point de s'opposer fermement à l'évêque de Rome quand celui-ci paraissait s'en écarter. Un exemple célèbre est la controverse baptismale qui mit saint Cyprien aux prises avec le Pape Etienne. Un autre conflit entre Rome et Carthage éclata en 419, à propos d'Aplarius de Sicca, un prêtre de la province proconsulaire qui avait été excommunié par son évêque, et que le pape Zosime, auprès de qui il avait fait appel, avait réhabilité. Zosime ayant fait valoir des canons de Nicée sur le droit d'appel a Rome, les africains firent une enquête car ils ne trouvaient pas ces canons dans l'exemplaire grec des actes du premier concile œcuménique conservé a Carthage. Ils n’eurent de cesse que toute la lumière soit faite, et demandèrent aux évêques des principaux sièges d'Orient de leur envoyer les verissima exemplaria du concile de Nicée, ce que firent Cyrille d'Alexandrie et Atticus de Constantinople. Les canons litigieux invoqués par Rome ne s'y trouvaient pas ! Il s'avéra finalement qu'il s'agissait de deux canons du concile de Sardique, et le pape Boniface, successeur de Zosime, dut donner raison aux Africains. Toute cette affaire prouve à quel point l'Eglise d'Afrique se voulait fidèle à la Tradition, Dont le concile de Nicée était une expression privilégiée.

Nous pouvons par conséquent affirmer deux choses : 1- Quand ils déclarent vouloir garder « ce qu'enseignèrent les apôtres, et ce que l'antiquité elle-même a observé », les Pères de Carthage ne répètent pas passivement les décrétales de Sirice ; ils se portent eux-mêmes garants, au nom de l'Eglise d'Afrique, d'un « enseignement » des apôtres sur le célibat-continence des évêques, prêtres et diacres. Leur témoignage, indépendant de celui de l'évêque de Rome, en est une confirmation supplémentaire. 2- Les Africains n'auraient jamais prononcé une telle affirmation si elle avait été contraire à ce qu'on pouvait lire dans les actes authentiques du concile de Nicée conservés à Carthage. Ceci implique que, de leur point de vue, la loi du célibat-continence était en  harmonie avec le 3ème canon de Nicée, et que rien, dans les actes du premier concile œcuménique, ne témoignait d'une incompatibilité quelconque de cette loi avec la tradition venue des apôtres.

A l'instar de l'Espagne, et de façon  plus explicite, l'Eglise d'Afrique reste pour l’histoire un témoin de  première importance sur l’origine apostolique du célibat sacerdotal. C’est ce que les Orientaux eux-mêmes ont toujours reconnu, puisque le concile byzantin Quinisexte de 691, dont nous allons parler, s'y réfère comme à un jalon sûr vers les origines.

 

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III- Les témoignages des écrivains patristiques corroborent maintes fois les documents publics émanant des souverains pontifes ou des assemblées conciliaires. Je ne retiendrai ici que celui de saint Jérôme, comme plus représentatif, non sans avoir toutefois cité les noms d'Epiphane, de l’Ambrosiaster et de saint Ambroise parmi les plus marquants.

 

C'est avant tout la polémique contre les détracteurs de la chasteté sacerdotale qu'étaient Jovinien et Vigilance, qui nous vaut de la part de Jérôme des réflexions particulièrement intéressantes pour notre sujet. Dans l’Adversus Jovinianum, il commente l'unius uxoris vir de la première épître à Timothée dans le même sens que Sirice. Il s'agit d'un nomme qui a pu avoir des enfants avant son ordination, non de quelqu'un qui continuerait ensuite à engendrer. La Lettre à Pammachius, pour sa part, souligne le lien ce dépendance entre la continence des clercs et celle du Christ et de sa Mère vierges :

"Le Christ vierge, la Vierge Marie ont pour chaque sexe consacré les débuts de la virginité ; les apôtres furent ou vierges, ou continents après le mariage. Evêques, prêtres et diacres sont choisis vierges ou veufs; en tout cas, une fois reçu le sacerdoce, ils observent la chasteté parfaite".

L’Adversus Vigilantium, enfin, est justement célèbre par la référence à de vastes régions de l'empire :

"Que feraient les Eglises d'Orient ? Que feraient celles d'Egypte et du Siège apostolique, elles qui n’acceptent les clercs que si ils sont vierges ou continents, ou (s’ils ont eu) une épouse, que s'ils ont renoncé a la vie matrimoniale".

 

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Je voudrais maintenant, faisant un saut de trois siècles, m'arrêter un instant avec vous sur un dernier document capital pour l’histoire du célibat premiers siècles de l’Eglise : le concile Quinisexte, dit in-Trullo, de 691.

 

Qu'on me permette tout d'abord un bref rappel du contexte historique de la société byzantine du 7ème siècle.

Un événement majeur est l'apparition de l'Islam et son expansion foudroyante. Apres l'Afrique chrétienne, la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie et l'Egypte tombent l'une après l'autre, de 635 à 642, aux mains des chefs musulmans. Des quatre patriarcats orientaux, seul Constantinople reste encore debout, mais doit faire face, sur les frontières du nord, aux invasions slaves et bulgares, qui eurent une profonde influence sur la civilisation hellénique. Siècle de bouleversements, qui faillit mener Byzance à la ruine. L'ébranlement politique se répercute sur la vie intellectuelle et morale, qui traverse une crise comparable à celle qui, au 5ème siècle, avait accompagné la chute de l'empire romain. Les historiens l'ont noté : cette période troublée « marque une décadence intellectuelle profonde... il semble que le monde chrétien soit à la veille de succomber, emporté par la formidable tempête de l'Islam ».

Dans le même temps, Byzance connaît des difficultés croissantes avec Rome. Le point de départ en avait été l'affaire du 28ème canon du concile de Chalcédoine, en 451, qui avait conféré à la « nouvelle Rome » une autorité patriarcale sur les métropolitains des diocèses du Pont, de l'Asie proconsulaire et de la Thrace, et avait été pour cette raison rejeté par le pape saint Léon comme étant « en opposition avec les canons de Nicée » et « contre les droits des églises particulières ». La mésentente couvait depuis lors, et l'habile politique de Justinien, au 6ème siècle, avait réussi à maintenir un statu quo sans pour autant supprimer les causes de division.

Ces pages d'histoire nous aident a mieux comprendre pourquoi le concile Quinisexte s'ouvrit dans une certaine atmosphère d'hostilité vis-à-vis de Rome. S'il se propose de réformer les abus et les erreurs de son temps, le synode byzantin entend le faire à sa manière, prenant ses distances par rapport à l'Occident et affichant son désaccord avec certaines traditions latines. L'orthodoxie resta sauve, mais sur les questions de discipline cléricale et liturgique les 215 Pères grecs, orientaux ou arméniens réunis « sous la Coupole » du Palais impérial (in Trullo) s'opposèrent sur plus d'un point à Rome. Le pape Serge (687-701), syrien d'origine, déclara « préférer la mort » à la reconnaissance de « certains canons (qui) étaient contre l'ordre de l'Eglise ».

 

Ce document de la fin du 7ème siècle est, comme on l'a justement souligné, « le dernier mot de la discipline ecclésiastique pour l'Eglise grecque ». L'examen des sept canons qui, sur les 200 votés par le concile, ont trait au mariage et à la continence des clercs montre d'abord que l'Orient byzantin a conservé dans ce domaine plus d'un usage conforme à ceux de l'Eglise latine.

Relevons pour commencer deux canons relatifs aux évêques : les canons 12 et 48.

Can. 12 : Qu'aucun évêque ne doit cohabiter avec son ex-épouse. Il est venu à notre connaissance qu'en Afrique, en Lybie et en d'autres lieux les pasteurs aimés de Dieu de ces territoires ne laissent pas que de cohabiter avec leurs épouses, même après que le sacre leur fût conféré, offrant ainsi aux peuple une pierre d'achoppement et un scandale. Ayant donc le grand souci que tout se fasse pour 1'édification des peuples que nous avons à régir, nous avons décidé qu'une telle manière d'agir n'ait plus lieu.

Can. 48 : Que l'épouse de l'évêque, qui s'est séparée de lui d'un commun accord, doit entrer après le sacre dans un monastère. L'épouse de celui qui est promu à l'épiscopat, s'étant séparée d'un commun accord d'avec son mari, entrera après le sacre de celui-ci dans un monastère, situé loin de la résidence épiscopale et jouira de l'aide matérielle de l'évêque ; même, si elle en était digne, qu'elle soit promue à la dignité de diaconesse.

 

Remarquons que les byzantins ne reprochent pas aux « pasteurs bien aimés de Dieu » d'avoir des relations conjugales, mais de cohabiter sous le même toit avec leurs compagnes. Nous savons que la tradition latine, en particulier depuis saint Léon, autorisa longtemps les clercs mariés à garder auprès d'eux leur conjointe, tout en observant une stricte continence. Mais à partir du 6ème siècle, dans l'ensemble des provinces ecclésiastiques du monde occidental, les conciles avaient peu à peu demandé la séparation d'avec l'épouse. La convergence mérite d'être soulignée : pour l'évêque, loi de continence parfaite est la même à Rome qu'à Byzance.

 

Les canons 3 et 6, de leur côté, précisent diverses obligations de chasteté qui manifestent également un accord total avec la tradition latine. Résumons-les : Il est interdit aux clercs, à quelque rang qu'ils appartiennent, de contracter un second mariage, ne peuvent être admis à la cléricature, et à plus forte raison promus au sous-diaconat, que les monogames. Encore faut-il que leur épouse ait été vierge, de condition libre, et n'ait pas exercé de profession considérée comme déshonnête. En d'autres termes, sont exclus : les hommes mariés plus d'une fois, les concubinaires, ceux qui ont épouse une veuve, une femme renvoyée par son mari, une courtisane, une esclave, ou une comédienne. Ces règlements sont conformes à ceux qui ont été observés de tout temps dans la primitive Eglise, y compris en Occident, et témoignent d'un profond souci de fidélité à la tradition apostolique. Rome et Byzance sont d'accord pour le fond : les exigences de chasteté réclamées des ministres de l'Eglise n'ont d'autre fondement que l'impulsion donnée aux origines du christianisme par ses fondateurs eux-mêmes.

 

Outre ces canons, le concile Quinisexte vota un long décret qui, tranchant cette fois avec la discipline préconisée par Rome, limite à une continence seulement temporaire le devoir de chasteté des diacres et des prêtres mariés. Voici ce texte :

Can. 13: "Des prêtres et des diacres, qu’ils peuvent garder leurs épouses. Comme nous avons appris que dans l'Eglise de Rome il s'est établi comme règle qu'avant de recevoir l'ordination de diacre ou de prêtre, les candidats promettent publiquement de ne plus avoir de rapports avec leurs épouses : nous, nous conformant à l'antique règle de la stricte observation et de la discipline apostolique, nous voulons que les mariages légitimes des hommes consacrés à Dieu restent en vigueur même à l'avenir, sans dissoudre le lien qui les unit à leurs épouses, ni les priver des rapports mutuels dans les temps convenables. De la sorte, si quelqu'un est jugé digne d'être ordonné sous-diacre ou diacre ou prêtre, que celui-là ne soit pas empêché d'avancer dans cette dignité, parce qu'il a une épouse légitime, ni qu'on exige de lui de promettre au moment de son ordination, qu'il s'abstiendra des rapports légitimes avec sa propre épouse ; car sans cela nous insulterions par là au mariage institué par la loi de Dieu et béni par sa présence, alors que la voix de l'Evangile nous crie: "Que l'homme ne sépare pas ceux que Dieu a unis", et l'apôtre enseigne: "Que le mariage soit respecté par tous et le lit conjugal sans souillure" ; et encore : "Es-tu lié à une femme par les liens du mariage ? ne cherche pas à les rompre".

Nous savons d'autre part que les Pères réunis a Carthage, par mesure de prévoyance pour la gravité des mœurs des ministres de l'autel, ont décidé "que les sous-diacres, qui touchent aux saints mystères, les diacres et les prêtres aussi, s'abstiennent de leurs femmes pendant les périodes qui leurs sont particulièrement (assignées)", "ainsi nous garderons, nous aussi, ce qui fut transmis par les apôtres et observé de toute antiquité, sachant qu'il y a un temps pour toute chose, surtout pour le jeûne et la prière : il faut en effet que ceux qui s'approchent de 1'autel, dans le temps ou ils touchent aux choses saintes soient continents en toute chose, afin qu'ils puissent obtenir ce qu'ils demandent en toute simplicité a Dieu. Si donc quelqu'un, agissant contre les canons apostoliques, ose priver un clerc des ordres sacrés, c'est-à-dire un prêtre ou un diacre ou un sous-diacre, des rapports conjugaux et de la société de sa femme légitime, qu'il soit déposé : de même, "si un prêtre ou un diacre renvoie sa femme sous prétexte de piété, qu’il soit excommunié, et s’il persiste, déposé".

 

Le canon trullien est dirigé ouvertement contre la règle qui s'est établie dans l’Eglise latine d’exiger des hommes mariés une profession de continence parfaite avant le sous-diaconat, le diaconat ou la prêtrise. On sait que la législation occidentale ne faisait pas au mariage un empêchement d'accès aux Ordres : le lien conjugal, indissoluble, conservait toute sa force après la consécration, et justifiait aux yeux d'un saint Léon la cohabitation des époux tenus désormais à vivre comme frère et sœur. En réclamant des clercs mariés la chasteté parfaite l'Eglise latine n'entendait pas « séparer ce que Dieu a uni », mais élever leur mode de vie au niveau qu'elle estimait convenir aux exigences eu ministère. Mariage et sacerdoce étaient jugés tout à fait compatibles. Il semble que les Orientaux de 691 n'aient pas remarqué cet aspect essentiel. Sur le problème précis du degré de continence, en revanche, ils se séparent nettement. Là est le véritable et, il importe de le souligner, l’unique point de différence entre les deux Eglises en matière de mariage et ce célibat des clercs.

La revendication des évêques de Byzance fait appel à l'antique règle de la stricte observation et de la discipline apostolique, formule explicitée par le recours à deux autorités traditionnelles : le concile de Carthage et le 6ème des canons dits « apostoliques » (une collection aujourd'hui connue comme apocryphe).

La  référence au concile de Carthage de 390 (par le biais de citations empruntées au Codex canonum Ecclesiae Africanae de 419), est du plus grand intérêt. En l'utilisant comme un jalon pour remonter au temps des apôtres, les Pères de 691 montrent l'intérêt de ce document comme témoin de la discipline primitive. Le prenant à leur compte, ils confirment à leur tour son rôle exceptionnel dans l'histoire de la loi sur la continence des clercs.

Deux points fondamentaux constituent toutefois l'originalité du décret byzantin par rapport à sa source africaine : la mention des évêques a disparu, et la continence demandée aux clercs n'est plus que temporaire, limitée aux seules périodes de leur service liturgique. Là où les Pères de Carthage disaient : « Il convient que les saints évêques et les prêtres de Dieu, ainsi que les lévites... observent une continence parfaite, comme il convient à leur état » (secundum propria statuta), les Byzantins décident que « les sous-diacres,... les diacres et les prêtres aussi, s'abstiennent de leurs femmes pendant les périodes qui leur sont particulièrement (assignées) » (kata tous idious orous). Le principal responsable de cette interprétation sera sans doute l'auteur inconnu de la traduction grecque du Codex canonum Ecclesiae Africanae, qui a rendu l'expression latine « secundum propria statuta » par « kata tous idious orous », une tournure grecque qui peut se comprendre comme ont voulu la comprendre les Pères du concile Quinisexte.

Compte tenu de cette différence, il est assez remarquable que les traditions de Byzance et de Rome concordent sur le fond : l'origine apostolique du devoir de la continence (temporaire ou perpétuelle) pour les ministres de l'autel, d'une part ; le fondement théologico-scripturaire de cette obligation, de l'autre. C'est en tant que « serviteurs des mystères divins » et médiateurs du peuple par la prière que les clercs des Ordres majeurs sont tenus à s'abstenir des relations sexuelles.

Cette identité de vues sur des questions aussi fondamentales mérite d'être remarquée. Elle atteste qu'en dépit de certaines divergences, l'Orient byzantin et l'Occident n'ont jamais cru pouvoir justifier la difficile discipline de la chasteté sacerdotale autrement que par une volonté positive des apôtres, sans l'expliquer par une évolution qui aurait entraîné progressivement la transformation d’un conseil évangélique en précepte. Rome et Byzance montrent aussi, par leur accord, la force de la motivation qu'elles reconnaissent l'une et l'autre aux principes scripturaire. Ici encore, ce n'est pas sur un autre fondement que la Parole de Dieu qu'elles acceptent d'assurer le lien entre pureté sexuelle et ministère liturgique. Celui-ci n'est pas mis en question par la législation trullane, mais, d'une certaine manière, encore souligné par le caractère périodique de l'obligation de continence. C'est parce qu'ils approchent, - et lorsqu’ils approchent - des mystères sacrés, que les lévites de la Nouvelle Alliance doivent se garder des relations avec leur épouse. On peut supposer que, si l'usage de la célébration quotidienne s’était établi dans les Eglises d'Orient, l'argument a fortiori développé par Sirice eût sans doute déployé des effets similaires dans la législation byzantine du 7ème siècle. Ou inversement, qu’il eut été difficile aux Latins de maintenir le principe d’une continence journalière si, d'une manière ou d'une autre, la prière des intercesseurs du peuple de Dieu n'avait pas été conçue de leur part comme une mission ininterrompue.

Ce fond commun à deux traditions qu'on a trop souvent tendance à imaginer indépendantes l’une de l’autre est d'autant plus remarquable qu’il s'alimente du témoignage d'un même patrimoine, le concile tenu à Carthage en 390, considéré comme un chaînon essentiel sur la voie qui relie la conscience vivante de l'Eglise à l’âge apostolique. On peut espérer qu'une prise de conscience plus vive de cet héritage commun aidera au rapprochement souhaité entre les deux Eglises.

 

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Au terme de ce rapide exposé, demandons-nous comment déterminer si une tradition qui se réclame des apôtres a pour elle l’authenticité.

Nul n'a mieux éclairé cette question, je pense, que saint Augustin. Lors de la controverse avec les Donatistes, il énonça un principe devenu fondamental en théologie historique :

"Ce qui est gardé par toute l'Eglise et a toujours été maintenu, sans avoir été établi par les conciles, est regardé à très juste titre comme n'ayant pu être transmis que par l’autorité apostolique".

 

La mise en oeuvre de ce principe dans le cas qui occupe appelle de longs développements mais peut être résumée de la façon suivante :

1- La tradition du célibat-continence des clercs a-t-elle été gardée par toute l’Eglise ? Nous pouvons avec le maximum de certitude historique répondre par l’affirmative, car nous voyons des hommes jouissant d’une autorité morale et intellectuelle se porter garants pour toute l'Eglise de leur temps : non seulement un Sirice et un Jérôme, mais bien d'autres avec eux : Eusèbe de Césarée, Cyrille de Jérusalem, Ephrem, Epiphane, Ambroise,  l'Ambrosiaster, les évêques de Carthage. En sens contraire, aucune voix autorisée ne leur oppose de démenti certain. Plus net encore, nous avons le témoignage des Eglises apostoliques, et par priorité celui de l'Eglise de Rome, qui, par les trois décrétales que nous connaissons, est d'un poids décisif. Mais il y a aussi les Eglises d'Orient et d'Egypte, dont parle Jérôme, et les Eglises d'Afrique, d'Espagne et des Gaules, toutes témoignant dans le même sens. Ici également, aucun concile en communion avec Rome n'atteste de tradition différente.

 

2- Gardée par toute l'Eglise des premiers siècles, la tradition du célibat-continence des clercs a-t-elle toujours été maintenue ? Notons d'abord qu'entre les origines de l'Eglise et la période où nous voyons la discipline « gardée par toute l'Eglise », aucune décision émanant d'une instance hiérarchique autorisée ne vient prouver l'existence d'une pratique contraire. En effet, les documents authentiques du concile oecuménique de Nicée, contrairement à ce que la légende de Paphnuce a souvent fait croire, ne renferment aucune décision permettant de supposer que la loi du célibat-continence n'existait pas avant 325. Par ailleurs, aucune Eglise apostolique, ni en Orient ni en Occident, pendant les premiers siècles de l'Eglise, ne met en avant une tradition différente pour contester les décrétales de Sirice (alors que la question de la date de Pâques, par exemple, donna lieu à un affrontement célèbre). Enfin, il convient de vérifier si la discipline du célibat-continence n'est pas contredite par les textes de l'Ecriture, auquel cas il serait vain de prétendre qu'elle ait toujours été maintenue. Or, non seulement les textes scripturaires exhortant à la continence « pour le Royaume des cieux » manifestent une réelle connexion entre célibat et sacerdoce ministériel, mais la consigne paulienne de l’Unius uxoris virum, interprétée de façon claire par le magistère de l'Eglise en la personne de Sirice et de ses successeurs comme une norme apostolique destinée à garantir la continence future des évêques et diacres (propter continentiam futuram) signale, dès les origines de l’Eglise, l’apparition de la discipline.

 

L'ensemble des conditions me paraissent par conséquent se trouver réunies, qui permettent d'affirmer raisonnablement que la discipline du célibat-continence pour les membres du clergé supérieur était, aux premiers siècles, « gardée par toute l'Eglise » et avait « toujours été maintenue ». Le principe augustinien permettant de reconnaître si une tradition est vraiment d'origine apostolique trouve ici, c'est ma conviction, une application adéquate et justifiée.

 

 

 

ANNEXE

 

Note sur la prétendue intervention de l'évêque Paphnuce au concile de Nicée

 

L'historien grec Socrate rapporte un épisode qui se serait déroulé au concile de Nicée : les évêques auraient voulu interdire aux évêques, prêtres et diacres d'avoir des relations avec leur épouse ; sur quoi, un Père du nom de Paphnuce, évêque de la Haute-Thébaïde, serait intervenu avec chaleur pour dissuader l'assemblée de voter une pareille loi, nouvelle assurait-il, et qui ferait tort à l'Eglise. Le concile aurait donc abandonné le projet et laissé chacun libre d'agir comme il le voudrait.

La première question que se pose l'historien moderne au sujet de cet épisode est celle de sa provenance. « D'où vient-il ? quel en est l'auteur ? quelle en est la date ? » A aucune de ces questions, il n'est possible de trouver une réponse satisfaisante. Socrate, qui achève son Histoire ecclésiastique vers l'an 440, soit plus de cent ans après le premier concile oecuménique, est le premier (et pratiquement le seul) à mentionner cette anecdote ; lui, d'ordinaire soucieux de références, ne cite ici aucune source, alors qu'il s'agit d'un fait extrêmement important. Il en faut bien moins, en général, pour susciter la méfiance légitime des critiques.

Ce récit tardif a d'autre part contre lui le témoignage de nombreux représentants de l'époque postnicéenne. Pour toute la période allant de 325 à 440, on cherche en vain, dans l’immense littérature patristique, une allusion à l'intervention de Paphnuce. Les gens qui auraient dû savoir et qui auraient eu tout intérêt à parler ne manquaient cependant pas. Qui plus est, nous voyons ces personnalités bien informées sur le concile de Nicée et sur la vie de l'Eglise, et dont la sincérité ne peut être a priori mise en doute, non seulement ignorer le fameux épisode, mais attester la haute antiquité de la discipline du célibat-continence. C'est notamment le cas pour Ambroise, Epiphane, Jérôme, Sirice et Innocent I. C'est aussi et surtout le cas pour l'épiscopat africain, au temps même de saint Augustin : avec la volonté d’agir en pleine conformité avec les décisions du premier concile oecuménique, comme nous l'avons vu, il vote et reconduit de synode en synode un décret sur la continence parfaite des clercs en affirmant qu'il s'agit là d'une tradition venue des apôtres. On ne peut imaginer de démenti plus net à l’encontre de la véracité de l'histoire de Paphnuce.

Un autre important argument de critique externe a été développe récemment, tendant à démontrer de façon assez décisive que le personnage de Paphnuce mis en vedette dans le récit de Socrate est « le produit d'une affabulation hagiographie progressive ». Il a été exposé en 1963 par le professeur F. Winkelmann, partant de la constatation que le nom de Paphnuce ne figure pas parmi les évêques signataires du concile de Nicée sur les meilleures listes de souscriptions qui nous sont parvenues. Ces conclusions du professeur Winkelmann sont aujourd'hui généralement bien accueillies dans les milieux scientifiques.

Il faut en outre remarquer que, contrairement à ce qu'on a parfois soutenu, l'anecdote de Socrate n'est nullement en harmonie avec la pratique de l'Eglise grecque au sujet du mariage des clercs. Premièrement, aucun concile antérieur à Nicée n'a jamais autorisé les évêques et les prêtres à contracter mariage, ni à user du mariage qu'ils pouvaient avoir contracté avant leur ordination. Le concile Quinisexte qui, quant à lui, fixera de façon définitive la législation byzantine, maintiendra strictement la loi de continence parfaite pour l'évêque, tandis que les autres membres du clergé supérieur, autorisés à vivre avec leur femme, seront tenus à la continence temporaire. Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que le concile de 691, tout en citant par ailleurs le 3ème canon de Nicée, ne fasse aucune allusion à la décision que les Pères de 325 auraient prise sur la proposition de Paphnuce, car cette décision laissait les évêques libres d'user du mariage, au même titre que les prêtres et les diacres, et ne réclamait d'aucun d'entre eux une continence temporaire. L'histoire de Paphnuce est si peu en harmonie avec la discipline orientale que les Byzantins ont continué à l'ignorer, - ou à l'écarter comme légendaire -, longtemps encore après la fin du 7ème siècle. Dans la polémique qui, au 11ème siècle, opposa le moine Nicetas Pectoratus et les Latins, la question du célibat occupe une place importante. Néanmoins, Paphnuce n'est pas mentionné. Même silence, plus remarquable encore, dans les grands commentaires du Syntagma canonum (composé à Byzance au 12ème siècle) par les canonistes Aristène, Zonaras et Balsamon, « dont les décisions ont fait loi pendant longtemps et continuent à être prises en considération ». Même lorsqu'ils commentent le 13ème canon du concile in-Trullo par lequel, disent-ils, on a voulu corriger « quod ea de causa fit in Romana Ecclesia », les trois érudits byzantins se taisent sur l'histoire de Paphnuce. Tout ceci ajoute au nombre des arguments qui réfutent l'authenticité de la prétendue intervention de Paphnuce au concile de Nicée.

Les critiques sont quasi unanimes aujourd'hui pour rejeter comme un faux, dans la forme où nous le connaissons, l'épisode rapporté par Socrate, et il faut se féliciter de ce progrès de la science historique.