LE CELIBAT ECCLESIASTIQUE DANS LA DOCTRINE ET L'HISTOIRE DE L'EGLISE

 

 

Le Jésuite François-Antoine Zaccaria, professeur au collège de la Sapience à Rome au temps du « Siècle des Lumières », écrivait un jour que de la connaissance des origines et de révolution de la loi sur le célibat sacerdotal dépendait en un certain sens l'avenir de cette dernière ; cette conviction, disait-il, l'animait dans ses travaux de recherche et ses publications. S'il revenait de nos jours, il serait, je pense, ancré davantage dans ce sentiment en voyant le nombre impressionnant de livres et d'articles qui, depuis une trentaine d'années, s'efforcent de prouver l'origine tardive de cette discipline afin de justifier des changements qui seraient, dit-on, rendus nécessaires par les circonstances. La conviction du P. Zaccaria serait encore renforcée, mais en sens inverse cette fois, par le renouveau théologique qui, depuis Vatican II, stimule les recherches sur l'histoire des origines de la loi. Paul VI les a encouragées dans son encyclique sur le célibat, et, dès le début de son pontificat, le pape Jean-Paul II a lui aussi attiré l'attention sur l'importance de l'histoire en disant que le célibat était inspiré de l'exemple de Nôtre-Seigneur lui-même, de la doctrine apostolique et de toute la Tradition de l'Eglise latine.

Il apparaît en effet de plus en plus que l'histoire et les fondements théologiques du célibat des clercs sont étroitement liés. Une vision restreinte de l'histoire du célibat aboutit trop souvent à fragiliser les fondements théologiques de la discipline, tandis que l'approfondissement des raisons doctrinales qui la motivent conforte, en revanche, la recherche historique dans sa remontée aux sources.

 

LE DEUXIEME CANON DU CONCILE DE CARTHAGE DE 390

 

Je me suis trouvé pour ma part engagé fortuitement dans cette recherche en 1964, lorsque je préparais mon doctorat en théologie. Dans le dossier que j'avais constitué en vue d'une étude sur la théologie du sacerdoce chez saint Augustin, mon attention fut attirée par un document, qui fut pour moi une véritable découverte. Je veux parier du 2ème canon d'un concile africain tenu à Carthage en l'année 390. Ce n'était bien entendu qu'une redécouverte, car ce concile de Carthage a toujours été connu des historiens et des théologiens, à toutes les époques. Mais le fait est que, par un surprenant, et regrettable, phénomène d'éclipsé, le 2ème canon de ce synode, relatif à la continence des clercs, était depuis longtemps tombé dans l'oubli, ou considéré comme négligeable par les auteurs contemporains. Or, qu'il s'agisse d'un document de première importance pour l'histoire, comme pour la doctrine, du célibat des clercs, c'est ce qu'un examen objectif permet par contre d'établir avec certitude. Des études récentes, comme celles du cardinal Stickler, de Roman Cholij, ou de Stefan Heid, montrent que ce document canonique du 4ème siècle projette une lumière utile, et peut orienter de façon cohérente et constructive les recherches sur les origines de la loi sur le célibat sacerdotal.1

 

Je propose donc, pour commencer, de relire ce canon :

 

« Epigone, évêque de Bulle la Royale, dit : Dans un concile antérieur, on discuta de la règle de continence et de chasteté. Qu'on instruise donc (maintenant) avec plus de force les trois degrés qui, en vertu de leur consécration, sont tenus par la même obligation de chasteté, je veux dire l'évêque, le prêtre et le diacre, et qu'on leur enseigne à garder la pureté.

L'évêque Geneclius dit : Comme on l'a dit précédemment, il convient que les saints évêques et les prêtres de Dieu, ainsi que les lévites, c'est-à-dire ceux qui sont au service des sacrements divins, observent une continence parfaite, afin de pouvoir obtenir en toute simplicité ce qu'ils demandent à Dieu; ce qu'enseignèrent les apôtres, et ce que l'antiquité elle-même à observé, faisons en sorte, nous aussi, de le garder.

A l'unanimité, les évêques déclarèrent : Il nous plaît à tous que l'évêque, le prêtre et le diacre, gardiens de la pureté, s'abstiennent (du commerce conjugal) avec leur épouse, afin qu'ils gardent une chasteté parfaite ceux qui sont au service de l'autel.2 »

 

Ce document du 4ème siècle, que nous venons en quelque sorte de télécharger, ressemble à la première page d'un site internet sur lequel sont soulignés des passages qui, comme autant de liens, vont nous renvoyer à une série d'autres textes traitant du même sujet, ou fournissant d'utiles développements.

 

Auparavant, je voudrais toutefois expliciter les raisons pour lesquelles ce canon d'un modeste synode africain me paraît devoir mériter une place centrale dans une étude sur les origines de la loi du célibat :

 

1- Tout d'abord, par son contenu, car en quelques phrases, ce document nous fait un tableau très complet de la situation, tant du point de vue historique, que du point de vue doctrinal. En effet, il nous indique trois choses importantes :

- la première est l'existence de la clérogamie aux premiers siècles de l'Eglise ; beaucoup d'évêques, de prêtres et de diacres étaient des hommes mariés, et la tournure des expressions utilisées par le texte suggère même que c'était le plus grand nombre. A ces hommes mariés, est imposé le devoir de la continence parfaite, c'est-à-dire l'abstention des rapports conjugaux avec leur épouse.

- Le deuxième point important est qu'il ne s'agit pas là d'une discipline nouvelle, mais de la fidélité à un enseignement des apôtres : « Ut quod apostoli docuerunt, nos quoque custodiamus. »

- Enfin, nous trouvons énumérées dans ce texte les raisons d'ordre théologique pour lesquelles les évêques africains veulent rester fidèles à cette tradition qu'ils considèrent comme apostolique : les évêques, les prêtres et les diacres sont des personnes consacrées qui « sont au service des sacrements divins », et la continence parfaite est la condition pour qu'ils puissent obtenir en toute simplicité ce qu'ils demandent à Dieu, « quo possint simpliciter quod a Deo postulant impetrare. »

 

2- La deuxième raison est que ce canon édicté en l'an 390 n'est pas un document isolé, mais a été ratifié par l'Eglise d'Afrique tout au long de son histoire, jusqu'à son extinction par suite des invasions arabes au 7eme siècle. Il faut signaler en particulier le concile général qui se tint à Carthage en mai 419, sous la présidence de Faustin de Fermo, le légat du pape, avec la participation de 240 évêques africains, parmi lesquels saint Augustin. On y publia le Codex canonum Ecclesiae Afrícanae3, dans lequel le texte de 390 est explicitement confirmé, et qui associe les sous-diacres à la même obligation. Les derniers recueils canoniques de l'Eglise d'Afrique, à savoir la Breviatio Ferrandi, au 6ème siècle, et la Concordia Cresconii, au 7ème, reproduisent par manière d'anthologie tous les documents antérieurs, y compris naturellement le canon sur la continence des clercs.

 

3- Troisièmement, les affirmations énoncées par le concile de Carthage ne sont pas particulières à l'Eglise d'Afrique, mais sont en parfaite harmonie avec les documents officiels de l'Eglise de Rome. A la même époque, nous connaissons trois décrétales émanant des Souverains Pontifes qui exposent le bien-fondé de la continence parfaite pour les clercs majeurs, et la rattachent à une tradition des apôtres, ainsi qu'à l'Ecriture. La première est la décrétale Directa du pape Sirice, datée du 10 février 385. En réponse à une consultation de l'évêque Himère de Tarragone, Sirice déplore les nombreuses infractions dont son correspondant fait état dans sa lettre, réfute les objections que certains veulent tirer de l'exemple des lévites de l'Ancien Testament, et conclut : « C'est par la loi indissoluble de ces décisions que nous tous, prêtres et diacres, nous nous trouvons liés à partir du jour de notre ordination, (et tenus) à mettre nos cœurs et nos corps au service de la sobriété et de la pureté...4». Une deuxième décrétale, dite Cum in unum, toujours du pape Sirice, communique les décisions prises par un concile de 80 évêques réunis à Rome en janvier 386. Parmi les choses « établies par une constitution apostolique et par une constitution des Pères », se trouve l'obligation à la continence pour les ministres supérieurs de la cléricature5. Enfin la décrétale Dominus inter, qui est sans doute du pape Innocent Ier (401 ? - 417), et rattache elle aussi sans équivoque cette discipline à l'Ecriture et à la Tradition apostolique.6

Il faut noter, — car ceci est très important —, que, tout en étant en harmonie avec l'Eglise de Rome, l'Eglise d'Afrique ne dépend pas d'elle dans ses décisions ; elle affirme au contraire jalousement son autonomie, comme en témoigne l'affaire d'Apiarius, bien documentée, et se veut avant tout fidèle au concile de Nicée, une constatation qui n'est pas de peu de poids, nous le verrons, quand il s'agit d'interpréter les documents du premier concile œcuménique relatifs à la chasteté sacerdotale.

 

4- Une quatrième raison pour laquelle le 2ème canon du concile de Carthage de 390 mérite notre attention est le rôle qu'il a joué à toutes les époques de l'histoire de l'Eglise, en particulier aux heures de crise où était remise en cause de façon radicale la discipline du célibat. Ce fut le cas notamment au 11ème siècle, avec les promoteurs de la réforme grégorienne, qui utilisèrent ce canon comme un argument décisif face aux nombreux contestataires de leur temps. Saint Raymond Penafort, l'auteur des Décrétales de Grégoire IX, au 13ème siècle, appuie sur lui également sa conviction de l'origine apostolique de la loi. Les experts de la Commission Théologique du Concile de Trente chargée d'examiner les thèses luthériennes sur le mariage des clercs, le connaissent. Et lorsque les princes allemands désireux de mettre chez eux un terme au scandale des prêtres concubinaires, supplient le pape Pie IV de renoncer à la loi du célibat, celui-ci répond par un non possumus en citant en premier lieu le concile de Carthage. Il convient de mentionner aussi les nombreux théologiens et historiens de la période post-tridentine qui lui font une place spéciale dans leurs études, eux aussi pour étayer la position traditionnelle de l'origine apostolique du célibat. Quelques noms seulement : au 16ème siècle, le jésuite Robert Bellarmin, dans une étude intitulée Coelibatum jure Apostolico rectissime annexum ordinibus sacris ; César Baronius, le célèbre auteur des Annales ecclesiastici ; et le cardinal Stanislas Hosius, au chapitre 56ème de sa Confessio catholicae fidei christiana. Au 17ème siècle, l'oratorien Louis Thomassin, dans son Ancienne et nouvelle discipline de l'Eglise catholique touchant les bénéfices et les bénéficiers, et le bollandiste Jean Stiltinck, avec deux dissertations critiques parues dans les Acta Sanctorum. Au 18ème, c'est le Père François-Antoine Zaccaria, avec deux volumes de polémique de grande valeur scientifique pour l'époque. Au 19ème siècle, signalons la monumentale compilation d'Augustino de Roskovany, qui reste un bon ouvrage de référence ; et les deux articles de l'orientaliste allemand Gustave Bickell, qui s'opposa à François-Xavier Funk dans une vive controverse. Tous défendent l'apostolicité de la loi sur le célibat des clercs, et citent à l'appui le 2ème canon du synode de Carthage. Au 20ème siècle enfin, c'est la voix du pape Pie XI qui se fart entendre, dans l’encyclique Ad catholici sacerdotii fastigium, en citant explicitement notre canon africain.7 Et je suis heureux de compléter cette liste par le récent Directoire pour le ministère et la vie des Prêtres, publié par la Congrégation du Clergé en 1994, dans lequel nous pouvons lire, avec une référence aux conciles d'Afrique, que « l'Église, depuis l'époque apostolique, a voulu conserver le don de la continence perpétuelle des clercs. »

 

5- Une dernière raison, et non la moindre, qui montre l'importance du 3ème canon de Carthage est l'utilisation qu'en firent les Pères orientaux du concile in Trullo eux-mêmes pour prouver que leur tradition remontait au temps des apôtres. Ce concile qui s'est tenu à Constantinople en l'an 691 est à juste titre considéré comme « le dernier mot de la discipline ecclésiastique pour l'Eglise grecque. » Sur le point de la continence des clercs, il s'oppose à la règle en vigueur dans l'Eglise latine, et autorise l'usage du mariage pour les sous-diacres, les diacres et les prêtres déjà mariés avant l'ordination, exigeant d'eux toutefois une continence temporaire pendant les temps qui leur sont assignés. Or, pour justifier ce règlement en le rattachant à la tradition de l'antiquité, nous les voyons invoquer avec autorité le 2ème canon du concile de Carthage, auquel ils font toutefois subir une modification sur laquelle nous reviendrons.

 

Pour toutes ces raisons, qui font apparaître avec évidence le rôle crucial du canon africain de 390 pour la discipline du célibat des clercs, je suis pour ma part persuadé que ce canon peut servir avec sûreté de fil conducteur et de guide dans l'interprétation des autres documents des premiers siècles de l'Eglise qui ont trait à l'histoire des origines.

 

J'ai dit plus haut, en prenant une image, que le texte de ce canon pouvait se présenter à nous comme la première page d'un site internet, avec des « liens » multiples qui nous renvoient à d'autres pages web où s'affichent les documents appartenant au même dossier de recherche, c'est-à-dire au dossier des premiers siècles sur la continence des membres supérieurs de la cléricature. Je vous propose donc de « cliquer » sur ces « liens » pour examiner, à partir du 2ème canon, un certain nombre de pièces importantes.

 

LA CLEROGAMIE AUX PREMIERS SIECLES DE L'EGLISE

 

Examinons tout d'abord l'obligation faite aux évêques, aux prêtres et aux diacres de s'abstenir de leur épouse : « L'évêque Geneclius dit : Comme on l'a dit précédemment, il convient que les saints évêques et les prêtres de Dieu, ainsi que les lévites, c'est-à-dire ceux qui sont au service des sacrements divins, observent une continence parfaite... A l'unanimité, les évêques déclarèrent : Il nous plaît à tous que l'évêque, le prêtre et le diacre, gardiens de la pureté, s'abstiennent (du commerce conjugal) avec leur épouse... »

 

La législation contemporaine

 

Ces passages de notre canon nous renvoient d'abord à un ensemble de textes législatifs qui, au 4ème siècle, expriment la même obligation. Nous pouvons pour l'instant nous contenter de les énumérer, car nous reviendrons plus loin sur tel ou tel d'entre eux qui soulève un problème particulier. Il s'agit du 33ème canon du concile d'Elvire (v. 305), du 29ème canon d'un « concile général de l'Occident » qui s'est très probablement tenu à Arles en l'année 314, du 1er canon du synode réuni à Néocésarée entre 314 et 325, et des trois décrétales des papes Sirice et Innocent Ier, que nous avons déjà mentionnées (385, 386, v. 400).

Ces textes nous confirment ce que nous apprend le canon de Carthage : beaucoup de clercs, à l'époque, sont des gens mariés. Le mariage est interdit formellement après l'ordination, mais ceux qui étaient mariés auparavant peuvent être admis ; à une condition toutefois, c'est qu'ils gardent dorénavant la continence parfaite. La discipline se caractérise ainsi par une double obligation : le devoir de garder le célibat après l'ordination aux ordres majeurs, si l'on n'était pas déjà marié, et le devoir de garder la continence avec son épouse, si on l'était.

 

Exemples de clercs mariés

 

Voyons maintenant quelques exemples concrets, en ouvrant sur notre site une nouvelle page, une page où vont maintenant s'afficher des noms d'évêques, de prêtres et de diacres dont les sources historiques nous disent qu'ils étaient, ou avaient été, mariés. Il est instructif, en effet, de connaître l’arrière-plan concret des règlements canoniques et de mettre en lumière, avec un souci d'objectivité, la situation matrimoniale des clercs de l'époque. En nous limitant ici au seul 4ème siècle, nous disposons dans l'état actuel des recherches d'une liste de plus de 50 noms, parmi lesquels quelques figures marquantes : Artemius, évêque d'Auvergne ; Grégoire de Nysse, qui était sans doute l'époux d'une femme du nom de Theosebia ; Grégoire l'Illuminateur, premier katholikos d'Arménie, marié et père de deux enfants ; Hilaire de Poitiers, marié et père d'une fille nommée Apra ; Nersès le Grand, katholikos d'Arménie, arrière petit-fils de Grégoire l'Illuminateur, et père du katholikos Sahaq le Grand ; Pacien évêque de Barcelone, père du préfet du prétoire Dextrus ; Reticius évêque d'Autun ; Sévère évêque de Ravenne, père d'une fille ; Simplicius évêque d'Autun ; Symposius évêque d'Astorga en Espagne, père d'un fils qui lui succédera un jour comme évêque ; peut-être aussi le pape Anastase Ier, qui, si l'on en croit St Jérôme, aurait été le père d'Innocent Ier, son successeur ; le prêtre Apollinaire, père de l'évêque Apollinaire de Laodicée ; le prêtre Potitus, père du diacre Calpomius, lequel fut le père de saint Patrick d'Irlande ; et plusieurs autres. Pour certains d'entre eux, les notices biographiques nous attestent soit qu'ils étaient veufs, comme Reticius d'Autun, soit qu'ils s'étaient séparés de leur épouse au moment de leur ordination, comme Sévère de Ravenne ; pour les autres, si rien n'est dit de leur vie conjugale, il n'en est aucun dont on puisse affirmer qu'il a vécu maritalement avec son épouse après l'ordination ; il y a tout lieu de présumer au contraire que ces pasteurs, eux-mêmes responsables de l'application de la discipline prévue par les canons, ont gardé la continence parfaite.

 

Le témoignage des écrivains ecclésiastiques

 

Toujours à propos de l'obligation faite aux clercs de s'abstenir de leur épouse, le 2ème canon de Carthage nous renvoie encore à une autre catégorie de documents, celle des écrivains ecclésiastiques qui, au 4ème siècle, se portent témoins de la discipline. Sur une nouvelle page de notre site fictif, s'affichent maintenant les noms des principaux représentants de la patristique : Cyrille de Jérusalem, Athanase d'Alexandrie, Ephrem d'Edesse, Basile de Césarée, l'anonyme Ambrosiaster, Epiphane de Constance, Ambroise de Milan, Jérôme, et Grégoire de Nazianze. Tous attestent l'existence de la discipline de la continence parfaite pour les évêques, les prêtres et les diacres. Retenons seulement le témoignage de saint Jérôme, parmi les plus explicites. Dans la lettre à Pammachius, il écrit ceci :

 

« Le Christ vierge, la Vierge Marie ont pour chaque sexe consacré les débuts de la virginité; les apôtres furent ou vierges, ou continents après le mariage. Evêques, prêtres et diacres sont choisis vierges ou veufs ; en tout cas, une fois reçu le sacerdoce, ils observent la chasteté parfaite. »

 

Et dans l'Adversus Vigilantium, il laisse entendre clairement qu'il ne s'agit pas seulement d'une discipline occidentale :

 

« Que feraient les Eglises d'Orient ? Que feraient celles d'Egypte et du Siège apostolique, elles qui n'acceptent les clercs que s'ils sont vierges ou continents, ou (s'ils ont eu) une épouse, que s'ils ont renoncé à la vie matrimoniale.9 »

 

Nous voici donc, grâce au 2ème canon du concile de Carthage et aux documents que nous venons d'examiner (textes législatifs, exemples de clercs mariés et témoignages des écrivains patristiques), en mesure de connaître avec assez de clarté quelle était la situation du clergé des premiers siècles concernant le célibat.

Elle peut se résumer de la façon suivante : Il n'existait pas de loi faisant de l'état de célibataire une condition préalable à l'admission aux ordres. Le mariage est interdit après l'ordination, mais il n'y a, en revanche, aucun texte de loi écartant des ordres les hommes mariés. A ces clercs mariés, on demande d'observer la continence parfaite avec leur épouse, si celle-ci est encore de ce monde.

Habitués comme nous le sommes aujourd'hui à parier du célibat ecclésiastique comme d'une discipline canonique non seulement prohibant le mariage après l'ordination, mais limitant en règle générale l'accès aux ordres aux seuls hommes non mariés, c'est une nouvelle perspective qui s'ouvre devant nous, et il convient de la garder présente à l'esprit pour ne pas prêter à confusion. La discipline des premiers siècles se caractérise, soulignons-le, par une double obligation : le devoir de garder le célibat après l'ordination aux ordres majeurs, si l'on n'était pas marié auparavant ; et le devoir de garder la continence avec son épouse, si on l'était. On peut parler de « loi du célibat au sens strict » pour la première de ces obligations, et de « loi du célibat-continence » pour la seconde.

 

« CE QUE LES APOTRES ONT ENSEIGNE »

 

Retournons à présent au texte de notre canon de Carthage, et arrêtons-nous sur la phrase-clé qui fait de ce document, comme nous l'avons vu, une pièce essentielle de l'enquête historique, puisqu'elle fait remonter directement aux apôtres l'obligation de la chasteté parfaite pour les ministres de l'autel :

 

« Ce qu'enseignèrent les apôtres, déclarent les Pères africains, et ce que l'antiquité elle-même a observé, faisons en sorte, nous aussi, de le garder. »

« Ut quod Apostoli docuerunt, et ipsa servavit antiquitas, nos quoque custodiamus. »

 

Pour chercher à déterminer le sens de cette formule, et pour vérifier son taux de crédibilité, il importe d'aborder l'étude de certaines questions souvent controversées, notamment la question du mariage des apôtres, l'interprétation du 33ème canon du concile d'Elvire, la question des décisions sur la chasteté des clercs qui ont été prises au premier concile œcuménique de Nicée, antérieur de plus d'un demi-siècle, comme on le sait, au synode carthaginois de 390, et enfin la législation orientale du Concile in-Trullo de la fin du 7ème siècle.

 

La question du mariage des Apôtres

 

Un premier « lien », sur le membre de phrase « ut quod Apostoli docuerunt », nous ouvrira une page que nous intitulerons : « la question du mariage des Apôtres. » Il ne fait de doute pour personne, en effet, que la réponse à cette question est d'un grand intérêt pour le problème des origines de la loi du célibat-continence. Le pape Paul VI écrivait dans son encyclique sur le célibat :

 

« Jésus, qui choisit les premiers ministres du salut, qui les voulut initiés à l'intelligence des mystères du royaume des deux (Mt 13, 11 ; Mc 4, 11 ; Lc 8, 10), coopérateurs de Dieu à un titre très spécial et ses ambassadeurs (2 Co 5, 20), et qui les appela amis et frères (Jn 15, 15 ; 20, 17), pour lesquels il s'est sacrifié lui-même afin qu'ils fussent consacrés en vérité (Jn 17, 19), a promis une récompense surabondante à quiconque aura abandonné maison, famille, épouse et enfants pour le royaume de Dieu (Lc 18, 29-30). (n. 22)

 

Du moment que les Apôtres ont joui de pareils privilèges, on se demandera à juste titre s'ils ne se sont pas sentis directement interpellés par la virginité de Celui qui les appelait « amis et frères », et s'ils n'ont pas été les premiers à tout quitter, y compris leur épouse, pour le Royaume des Cieux dont ils avaient une profonde intelligence.

 

L'examen des données scripturaires et des témoignages patristiques relatifs au mariage des Apôtres permet de se faire une idée assez juste de la question. Sans entrer ici dans les détails, nous aboutissons à une double conclusion :

 

Tout d'abord, à l'exception de Pierre, dont les évangiles synoptiques attestent qu'il était marié, on ne sait rien de certain au sujet des autres apôtres. Il existait toutefois à l'époque patristique une tradition constante affirmant que Jean avait été vierge. D'autre part, une majorité de Pères pensent que Paul n'était pas marié, ou sinon, qu'il était veuf.

 

Mais, si les textes scripturaires ne peuvent rien nous apprendre sur le genre de vie mené par les apôtres, les Pères, eux, sont unanimes à dire que ceux d'entre eux qui pouvaient avoir été mariés ont ensuite cessé la vie conjugale et pratiqué la continence parfaite. De diverses façons, les Pères affirment tous la même chose que Jérôme dans sa lettre à Pammachius :  les apôtres furent ou vierges, ou continents après le mariage.

 

Ce consensus des Pères constitue une herméneutique autorisée des passages de l'évangile de St Matthieu et de l'évangile de St Luc où il est fait allusion au détachement des disciples : « Alors, prenant la parole, Pierre lui dit : Eh bien ! nous, nous avons tout quitté et nous t’avons suivi... » (Mt 19, 27). « Et il leur dit : En vérité, je vous le dis, nul n'aura quitté maison, femme, frères, parents ou enfants, à cause du Royaume de Dieu, qui ne reçoive bien davantage en ce temps-ci et dans le temps à venir la vie éternelle. » (Lc 18, 28-30). Le sentiment général des Pères, sans exception, était que les Apôtres avaient été les premiers à tout quitter, y compris éventuellement leur épouse, pour le Règne de Dieu. Nous avons ici un écho de la prédication officielle au cours des premiers siècles dans les grands centres du monde chrétien, et l'expression de la mémoire collective des Eglises apostoliques regardant l'exemple laissé par les Apôtres. Cet argument tiré de la tradition patristique n'est certainement pas négligeable.

 

Le 33ème canon du concile d'Elvire (v. 305)

 

Le « ut quod Apostoli docuerunt » du 2ème canon de Carthage se heurte parfois à une difficulté venant du 33ème canon du concile d'Elvire. Voyons donc à présent ce texte :

 

« Il a paru bon, disent les évêques d'Espagne réunis à Elvire vers l'an 305, d'interdire absolument aux évêques, aux prêtres et aux diacres, soit (encore) à tous les clercs employés au ministère, d'avoir des relations (sexuelles) avec leurs épouses et d'engendrer des enfants; si quelqu'un le fait, qu'il soit exclu de l'honneur de la cléricature. 10 »

 

Ce canon notoire est la première en date des lois écrites que nous connaissons sur le célibat-continence aux premiers siècles de l'Eglise. Certains veulent en conclure que nous sommes là en présence d'une discipline nouvelle : le synode d'Elvire marque un tournant, pensent-ils, en imposant aux clercs supérieurs une continence absolue, alors qu'il avait été toujours permis de mener la vie conjugale après l'ordination. Il est vrai que les évêques espagnols ne se réfèrent pas ici à une tradition apostolique, comme le feront les africains, mais ils ne donnent pas non plus l'impression d'innover. Car rien n'est dit de la discipline antérieure, alors qu'une mesure de cette importance aurait nécessité des explications pour justifier un changement brusque. On n'impose pas du jour au lendemain à des époux, fussent-ils clercs, la rude ascèse de la continence, sans dire pourquoi ce qui était jusqu'alors permis devient tout à coup défendu. Surtout avec une sanction aussi grave à la clé que l'exclusion de la cléricature. Cela aurait suscité une juste tempête d'indignation et un phénomène massif de rejet. Il n'est donc pas possible de considérer le 33ème canon d'Elvire comme une loi nouvelle ; elle se révèle bien plutôt être une disposition édictée pour redonner vigueur à une discipline qui, par suite des persécutions, n'était plus observée comme elle devait l'être. Le synode d'Elvire, qui représentait toute l'Espagne, est ainsi un témoin important d'une tradition plus ancienne, comme l'ajustement fait observer le pape Pie XI dans son encyclique sur le sacerdoce : « Prima sacri caelibatus lineamenta in tricesimo tertio Eliberitani Concilii canone describantur, saeculo videlicet ineunte quarto habiti, cum adhuc saeviret christiani nominis insectatio ; quod profecto rem iamdudum in more fuisse testatur » : « Les premiers linéaments du célibat sacré sont décrits dans le 33ème canon du concile d'Elvire, qui s'est tenu au début du 4ème siècle, alors que sévissait encore la persécution du nom chrétien ; il atteste que la chose était certes déjà dans les mœurs.11 »

 

L'anecdote de Paphnuce

 

Un autre document trop souvent invoqué encore de nos jours à rencontre de la tradition apostolique du célibat est le fameux épisode de Paphnuce. C'est le moment de l'examiner. Au dire de l'historien grec Socrate, les Pères du concile de Nicée auraient voulu interdire aux évêques, aux prêtres et aux diacres d'avoir des relations conjugales avec leur épouse ; mais l'intervention vigoureuse d'un évêque de la Haute-Thébaïde, un certain Paphnuce, les en aurait dissuadés. Tant et si bien que le concile œcuménique aurait finalement laissé à chacun la liberté d'agir comme il l'entendait.12

Les recherches entreprises depuis plusieurs années ont montré avec assez de pertinence le caractère fictif de cette anecdote. Les historiens modernes la considèrent de plus en plus comme une fable, et il sera bientôt inutile d'en parler. Toutefois, parce qu'elle est encore rapportée dans d'anciens articles de dictionnaires et sur des sites d'internet qui n'ont pas été mis à jour, certains continuent de s'y référer en confiance ; il faut donc dire un mot des raisons pour lesquelles la véracité de cette histoire est à bon droit réfutée.

 

- La première raison est que Socrate, qui rédige son Histoire Ecclésiastique vers l'an 440, soit plus de cent ans après le concile de Nicée, n'est pas en mesure de citer sa source. S'agissant d'un épisode aussi important, cette lacune suscite déjà à juste titre la méfiance des critiques.

- D'autre part, Socrate est le premier, et pratiquement le seul aux premiers siècles de l'Eglise, à rapporter le fait. Or, pendant les 115 années qui séparent le concile de Nicée de la rédaction de son livre, aucun des nombreux écrivains ecclésiastiques, tant en Occident qu'en Orient, n'a fart la moindre allusion à Paphnuce. Ni Eusèbe de Césarée, qui avait assisté au concile et que sa sympathie pour les Ariens aurait plutôt incliné à rapporter une histoire de ce genre, ni Ambroise de Milan, ni Epiphane de Salamine, ni Jérôme de Bethléem, ni les papes Sirice et Innocent Ier, ni les épiscopats de l'époque généralement soucieux d'agir en conformité avec les décisions du premier concile œcuménique, en particulier, nous l'avons vu, l'épiscopat africain qui, pendant toute la durée de son histoire affirme l'origine apostolique de la continence des clercs, aucun de ces personnages ou de ces groupes ne semble avoir connu l'anecdote qui sera un jour racontée par Socrate.

- Une raison peut-être encore plus forte est le silence des Pères orientaux du concile in-Trullo de 691. Ce concile, sur lequel nous allons revenir dans un instant, a autorisé l'usage du mariage pour les prêtres et les diacres. Toutefois, de façon significative, il ne se réfère pas à la décision qui, aux dires de Socrate, dont l'Histoire Ecclésiastique était parue depuis longtemps, aurait été prise par le premier concile œcuménique suite à l'intervention de Paphnuce, c'est-à-dire la liberté laissée à chacun d'user du mariage contracté avant l'ordination. Pourquoi ce silence ? Constatons d'abord que l'épisode en question n'est pas en parfaite harmonie avec la discipline orientale, puisque le concile in-Trullo maintient l'obligation du célibat pour les évêques, et que, d'autre part, il réclame des prêtres et diacres mariés la continence temporaire. Si l'on remarque ensuite qu'il ne sera jamais fait mention de Paphnuce dans les écrits canoniques orientaux avant le 14ème siècle, on conclura avec vraisemblance que les Pères grecs de 691, soit n'avaient pas entendu parier de l'anecdote, soit la considéraient déjà comme légendaire, ce qui est davantage plausible.

- Enfin, un quatrième argument de critique externe a été développé à l'époque moderne par le professeur F. Winkelmann, prouvant de façon certaine que le personnage de Paphnuce est « le produit d'une affabulation hagiographique progressive.13 »

Pour toutes ces raisons, l'anecdote rapportée par Socrate est rejetée aujourd'hui de façon générale comme une fiction par les scientifiques, et il ne sera bientôt plus nécessaire, espérons-le, de passer du temps à la réfuter dans les études sur le célibat.

 

Le 3ème canon du concile de Nicée (325)

 

Qu'en est-il, par contre, du 3ème canon du concile de Nicée sur la chasteté des clercs, qui fait partie, quant à lui, des pièces authentiques. Lisons le texte :

 

« Le grand concile a défendu absolument aux évêques, aux prêtres et aux diacres, et en un mot à tous les membres du clergé d'avoir avec eux une sœur-compagne, à moins que ce ne fût une mère, une sœur, une tante, ou enfin les seules personnes qui échappent à tout soupçon.14 »

 

La question principale soulevée par ce canon est celle de savoir quel sens les Pères du premier concile œcuménique ont voulu donner au membre de phrase : « les seules personnes qui échappent à tout soupçon ». Cette expression englobait-elle les épouses des clercs mariés ? Et si oui, pourquoi ne pas le dire clairement ? Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de trancher la question sans examiner comment la décision de Nicée a été interprétée par la suite. Il faut se rappeler, en effet, que « les canons du premier synode général ont été la règle fondamentale qui servit de modèle aux conciles locaux et œcuméniques ultérieurs dans les dispositions qu'ils prirent », et que, en Occident comme en Orient, « les canons de Nicée se trouvent être une des sources du droit postérieur et de la discipline ecclésiastique ». Or, un tour d'horizon aussi complet que possible de la législation issue de Nicée, que je me contenterai ici de résumer faute de temps, fait apparaître l'existence d'une interprétation constante, selon laquelle le 3ème canon nicéen avait eu pour but de mettre les membres du clergé tenus à la continence parfaite à l'abri des tentations féminines et de leur assurer une réputation conforme à leur état de vie de « célibataires ». On peut affirmer, avec assez de certitude, que la paraphrase « les seules personnes qui échappent à tout soupçon » englobait entre autres, dans l'esprit des Pères de Nicée, l'épouse traitée comme une sœur.

 

Le concile Quinisexte, dit in-Trullo (691)

 

Toujours à propos du « ut quod Apostoli docuerunt » du concile de Carthage de 390, nous devons maintenant faire un saut de trois siècles pour examiner la référence faite à ce texte par les Pères orientaux du concile Quinisexte, dit in-Trullo, en l'année 691. Ouvrons donc une nouvelle page pour afficher ce document, en l'occurrence le 13ème canon de ce concile qui, je le rappelle, est « le dernier mot de la discipline ecclésiastique pour l'Eglise grecque » et devait fixer pour des siècles, jusqu'à nos jours, la législation byzantine :

 

Can. 13 : Des prêtres et des diacres, qu'ils peuvent garder leurs épouses.

 

Comme nous avons appris que dans l'Eglise de Rome il s'est établi comme règle qu'avant de recevoir l'ordination de diacre ou de prêtre, les candidats promettent publiquement de ne plus avoir de rapports avec leurs épouses ; nous, nous conformant à l'antique règle de la stricte observation et de la discipline apostolique, nous voulons que les mariages légitimes des hommes consacrés à Dieu restent en vigueur même à l'avenir, sans dissoudre le lien qui les unit à leurs épouses, ni les priver des rapports mutuels dans les temps convenables. De la sorte, si quelqu'un est jugé digne d'être ordonné sous-diacre ou diacre ou prêtre, que celui-là ne soit pas empêché d'avancer dans cette dignité parce qu'il a une épouse légitime, ni qu'on exige de lui de promettre au moment de son ordination, qu'il s'abstiendra des rapports légitimes avec sa propre épouse; car sans cela nous insulterions par là au mariage institué par la loi de Dieu et béni par sa présence, alors que la voix de l'Evangile nous crie : « Que l'homme ne sépare pas ceux que Dieu a unis », et l'apôtre enseigne : « Que le mariage soit respecté par tous et le lit conjugal sans souillure » ; et encore : « Es-tu lié à une femme par les liens du mariage ? ne cherche pas à les rompre. »

Nous savons d'autre part que les Pères réunis à Carthage, par mesure de prévoyance pour la gravité des mœurs des ministres de l'autel, ont décidé, « que les sous-diacres, qui touchent aux saints mystères, les diacres et les prêtres aussi, s'abstiennent de leurs femmes pendant les périodes qui leur sont particulièrement (assignées) », « ainsi nous garderons, nous aussi, ce qui fut transmis par les apôtres et observé de toute antiquité, sachant qu'il y a un temps pour toute chose, surtout pour le jeûne et la prière ; il faut en effet que ceux qui s'approchent de l'autel, dans le temps où ils touchent aux choses saintes soient continents en toute chose, afin qu'ils puissent obtenir ce qu'ils demandent en toute simplicité à Dieu ». Si donc quelqu'un, agissant contre les canons apostoliques, ose priver un clerc des ordres sacrés, c'est-à-dire un prêtre ou un diacre ou un sous-diacre, des rapports conjugaux et de la société de sa femme légitime, qu'il soit déposé ; de même, « si un prêtre ou un diacre renvoie sa femme sous prétexte de piété, qu'il soit excommunié, et s'il persiste, déposé.15 »

 

Ce canon célèbre, que nous venons de lire, s'oppose à la discipline de l'Eglise romaine. Affirmant se conformer « à l'antique règle de la discipline apostolique », il décrète que nul ne soit empêché d'être ordonné sous-diacre, diacre ou prêtre s'il est déjà marié, et que personne ne soit contraint, au jour de son ordination, de faire profession de continence. Remarquons tout d'abord que c'est ce dernier point seulement qui différencie la législation byzantine. En effet, la tradition occidentale n'empêchait pas les gens mariés d'accéder au sacerdoce, comme nous le savons. De plus, le lien indissoluble du mariage conservait bien entendu toute sa force après l'ordination, au point qu'un saint Léon, par exemple, n'hésite pas à autoriser ouvertement la cohabitation des époux ayant fait profession de continence et à fonder sur ce lien leurs devoirs d'amour mutuel. C'est sur le problème précis de la continence, et sur ce point seulement, la chose est à souligner, que les Orientaux se séparent de Rome.

 

Mais qu'en est-il de leur référence aux conciles de Carthage ? Les citations utilisées par les Byzantins proviennent des articles 3 et 25 du Codex Canonum Ecclesiae Africanae de 419, et indirectement du concile de Carthage de 390. En fusionnant ces textes, les Pères de 691 leur ont fait subir quelques coupures et y ont introduit une périphrase qui en modifie le sens. La meilleure façon de s'en rendre compte est de faire une lecture synoptique des canons africains et du document trullien :

 

Concile in Trullo

 

Nous savons d'autre part que les Pères réunis à Carthage, par mesure de prévoyance pour la gravité des mœurs des ministres de l'autel, ont décidé, « que les sous-diacres, qui touchent aux saints mystères, les diacres et les prêtres aussi, s'abstiennent de leurs femmes PENDANT LES PERIODES QUI LEUR SONT PARTICULIEREMENT (ASSIGNEES) », ainsi nous garderons, nous aussi, ce qui fut transmis par les apôtres et observé de toute antiquité, SACHANT QU'IL Y A UN TEMPS POUR TOUTE CHOSE, SURTOUT POUR LE JEÛNE ET LA PRIÈRE, il faut en effet que ceux qui s'approchent de l'autel, DANS LE TEMPS OÙ ILS TOUCHENT LES CHOSES SAINTES, soient continents en toute chose, afin qu'ils puissent obtenir ce qu'ils demandent en toute simplicité à Dieu.

 

Codex Canonum Ecclesiae Africanae

 

Aurélius dit : Comme il a été question de certains clercs, surtout des lecteurs, à propos de la continence vis-à-vis de leurs femmes, j'ajouterai, mes très chers frères, ce qui a été confirmé dans maints synodes, que les sous-diacres qui touchent aux mystères sacrés, et les diacres et les prêtres, ET LES EVÊQUES AUSSI CONFORMEMENT AUX ORDONNANCES QUI LES CONCERNENT, s'abstiendront de leurs épouses, « COMME S'ILS N'EN AVAIENT PAS » ; que s'ils ne le font pas, ils seront écartés de toute fonction ecclésiastique. Quant aux autres clercs, ils n'y seront obligés qu'à un âge avancé... (can.25). De plus, comme il a été fait mention de la continence de certains clercs à l'égard de leurs propres épouses, il a été décidé que LES EVÊQUES, prêtres et diacres, CONFORMEMENT AUX DECISIONS QUI LES CONCERNENT (secundum propria statuta), garderont la continence vis-à-vis de leurs épouses aussi ; s'ils ne le font pas, ils seront destitués de leur rang. Quant aux autres clercs on ne les forcera pas à cela, mais l'usage de chaque église sera observé (can.70)

L’évêque Aurélius dit : Dans un concile antérieur, où il était question de normaliser les régies de la continence et de la chasteté, (on s'occupa) des trois Ordres qui, en vertu de leur consécration, sont associés par une sorte de lien de chasteté, j'ai nommé : LES EVÊQUES, les prêtres et les diacres. On fut d'avis, comme il convient (à leur état) que les TRÈS SAINTS PONTIFES, les prêtres de Dieu, et tout autant les diacres, c'est-à-dire ceux qui sont au service des sacrements divins, observent une continence PARFAITE, afin de pouvoir obtenir en toute simplicité ce qu'ils demandent à Dieu ; ce qu'enseignèrent les Apôtres, et ce que l'antiquité elle-même a observé, faisons en sorte, nous aussi, de nous y tenir (can. 3).

Faustin, évêque de Potenza, dit : il nous plaît que LES EVÊQUES, les prêtres et les diacres, ceux qui, en d'autres termes, touchent aux mystères sacrés, gardiens de la chasteté, s'abstiennent (du commerce conjugal) avec leurs épouses. A l'unanimité, les évêques déclarèrent : nous sommes d'accord ; qu'ils gardent une chasteté PARFAITE, tous ceux qui sont affectés au service de l'autel (can. 4).

 

(Note : Les passages en italique sont les passages identiques dans les deux documents, parfois mot pour mot ; les passages, ou les mots, en majuscules, sont ceux où apparaissent des différences importantes).

 

Comme on peut le remarquer, les Pères de Byzance revendiquent pour eux une tradition d'origine apostolique, et ce sont précisément les décrets africains qui leur servent de jalon pour remonter à cette haute antiquité. Nous avons là une preuve supplémentaire, très importante, du rôle reconnu au synode de Carthage de 390 comme témoin de la discipline primitive.

 

Deux points essentiels constituent toutefois l'originalité du décret trullien par rapport à sa source : la mention des évêques a disparu (on sait déjà, par les canons 12 et 48, qu'il leur est interdit de cohabiter avec leur épouse), et la continence exigée des clercs « qui touchent aux saints mystères » n'est plus que temporaire, limitée aux seules périodes de leur service liturgique. Il y a eu visiblement un glissement de sens par rapport au texte africain, ce qui a permis aux Orientaux de restreindre la portée de la loi. Tandis que les Africains disaient : les clercs s'abstiendront de leur épouse « conformément aux ordonnances qui les concernent » (secundum propria statuta), les Byzantins traduisent : ils s'abstiendront de leur épouse « pendant les périodes qui leur sont particulièrement assignées ». S'agit-il d'une erreur de traduction, ou d'une modification intentionnelle ? Il ne m'appartient pas de trancher. Ce qu'il importe de souligner, en revanche, c'est l'étroite parenté des législations romaine et byzantine, puisqu'elles réclament toutes deux la continence parfaite de la part de l'évêque, et, pour les prêtres et diacres, justifient la continence qui leur est demandée, — temporaire chez les Grecs, perpétuelle chez les Latins —, par les mêmes considérations théologiques et scripturaires. L'Orient et l'Occident n'ont jamais cru pouvoir fonder la difficile discipline de la chasteté sacerdotale autrement que par une volonté positive des apôtres, et leur référence commune au concile de Carthage de 390 contribue à faire de celui-ci un chaînon essentiel sur la voie qui relie la tradition à l'âge apostolique.

 

Les textes pauliníens

 

Il faut dire enfin un dernier mot des objections qui sont parfois tirées de l'Ecriture. Comment peut-on affirmer que les apôtres ont enseigné le devoir de la continence, puisque saint Paul, dans son épître à Timothee, dit qu'il faut choisir les évêques parmi « les maris d'une seule femme » (unius uxoris vir) ? On a beaucoup discuté cette formule. Il n'est pas possible d'entrer dans le détail des diverses hypothèses émises par les exégètes. Mais je voudrais attirer l'attention sur l'interprétation donnée aux premiers siècles de l'Eglise par les Pères et les Souverains Pontifes, autrement dit par des voix autorisées du Magistère. Un seul exemple : Dans la décrétale Cum in unum, envoyée en 386 à divers épiscopats, le pape Sirice commente ainsi le texte paulinien : « Peut-être croit-on, dit-il, que cela (c'est-à-dire les relations conjugales) est permis, parce qu'il est écrit : Le mari d'une seule femme (1 Tm 3, 2) ? Mais Paul n'a pas parlé d'un homme qui persisterait dans le désir d'engendrer ; il a parlé en vue de la continence qu'il lui faudrait pratiquer (propter continentiam futuram) ». Dans la pensée de Sirice, saint Paul demandait que le candidat à l'épiscopat soit monogame, c'est-à-dire ne se soit jamais remarié au cas où il aurait été veuf, afin de donner la preuve qu'il serait capable de garder la continence qu'il lui serait demandée à partir de son ordination. Cette exégèse, oubliée de certains exégètes modernes, fait la lumière sur un texte scripturaire qui a tenu une place importante dans la tradition des premiers siècles relative au célibat des clercs. Elle est restée l'interprétation officielle des Pontifes romains et a été amplement diffusée dans les grandes collections canoniques occidentales. J'ajouterai pour ma part qu'on peut lui trouver un appui dans la même épître à Timothée, puisque, au chapitre 5ème, saint Paul demande que les veuves soient choisies parmi celles qui sont « femmes d'un seul mari » (unius viri mulier). En utilisant une formule similaire à propos des évêques, il n'est peut-être pas impensable que saint Paul ait eu en vue le choix de veufs comme candidats à l'épiscopat.16

 

Une deuxième objection, soulevée à l'époque moderne, est tirée de la première épître aux Corinthiens, où saint Paul dit qu'il aurait « le droit de faire suivre une femme-sœur, comme les autres apôtres, et les frères du Seigneur, et Cephas », On voudrait lire dans ce texte une allusion claire aux épouses des apôtres. Remarquons d'abord que, si cette interprétation n'a jamais été avancée par les critiques du célibat aux premiers siècles de l'Eglise, c'est probablement qu'elle n'était pas assez évidente. En effet, Paul ne parie pas simplement d'une « femme » (γυναίκα) auquel cas on pourrait peut-être traduire sa pensée par « épouse », mais il ajoute άδελφήν, « sœur », ce qui n'est sans doute pas sans intention. Le mot γυνη, par ailleurs, est un terme qui désigne dans un premier sens les femmes en général, comme on peut le voir dans le passage de saint Luc où il est question des femmes qui accompagnaient Jésus dans son ministère : καί οί δώδεκα σύν αύτώ, καί γυναίκές τινες… (Lc 8, 1-2).

 

Conclusion sur la tradition des Apôtres

 

Nous avons achevé l'examen des diverses questions souvent controversées au sujet des origines apostoliques du célibat-continence des clercs : la question du mariage des apôtres, l'interprétation du 33ème canon du concile d'Elvire, l'histoire de Paphnuce et le sens à donner au 3ème canon du concile de Nicée, le témoignage du concile in-Trullo, et l'exégèse de certains textes pauliniens.

Rien n'est venu démentir l'affirmation des Pères de Carthage : « ut quod Apostoli docuerunt… », une affirmation que nous avons vue au contraire corroborée par les témoignages patristiques contemporains et les décrétales des Souverains Pontifes. La voie est libre, en quelque sorte, dans la remontée aux origines pour accepter, même en l'absence de documents écrits plus anciens, — une absence qui s'explique en grande partie par la longue période de persécutions traversée par l'Eglise aux trois premiers siècles —, l'existence d'une tradition apostolique faisant de la continence parfaite une obligation pour les évêques, les prêtres et les diacres mariés.

 

Ce point de vue trouve aussi une confirmation dans le principe fondamental énoncé par saint Augustin au cours de la controverse avec les Donatistes :

 

« Ce qui est gardé par toute l'Eglise et a toujours été maintenu, sans avoir été établi par les conciles, est regardé à très juste titre comme n'ayant pu être transmis que par l'autorité apostolique.17 »

 

L'application de ce principe au cas précis du célibat-continence des clercs peut donner lieu à de longs développements, mais, dans le cadre limité de notre étude, ce que nous avons dit jusqu'à présent peut suffire à montrer que la discipline a effectivement été « gardée par toute l'Eglise » et a « toujours été maintenue » pendant les premiers siècles. En effet, les Eglises apostoliques, l'ensemble des épiscopats, les écrivains patristiques les plus célèbres, tous, en parfaite harmonie avec le Siège de Rome, défendent cette tradition. D'autre part, ni le concile œcuménique de Nicée, ni aucun concile général n'ont jamais mis en avant une tradition différente, comme on a parfois voulu le faire croire. Et enfin, aucun texte de l'Ecriture ne vient contredire la pratique de l'Eglise.

Avec saint Augustin, qui, ne l'oublions pas, faisait partie des Pères africains qui ont ratifié officiellement le « ut quod Apostoli docuerunt... », nous pouvons donc nous aussi, à très juste titre, regarder la discipline de la continence parfaite pour les évêques, les prêtres et les diacres comme n'ayant pu être transmise que par l'autorité apostolique.

 

RAISONS DOCTRINALES

 

Les Chinois aiment graver sur pierre les documents qu'ils veulent transmettre à la postérité. J'ai visité l'été dernier à Beijing le magnifique Temple de Confucius situé dans le quartier nord de la Capitale. Il renferme des centaines de stèles sur lesquelles sont gravés les Classiques, un chef d'œuvre de patience qui a demandé treize ans de travail. Je crois que le 2ème canon du Concile de Carthage de 390, qui témoigne clairement des origines apostoliques du célibat sacerdotal, mériterait, lui aussi, une stèle, car c'est une pierre milliaire sur la route de l'antiquité. Mais nous pouvons déjà le graver dans notre mémoire.

 

J'aimerais maintenant avec vous m'arrêter sur une dernière phrase, qui, de façon concise, résume toute la théologie du célibat. Les Pères de Carthage demandent que les évêques, les prêtres et les diacres observent la continence parfaite « afin qu'ils puissent obtenir de Dieu en toute simplicité ce qu'ils Lui demandent », « Quo possint simpliciter quod a Deo postulant impetrare ». Huit mots qui, si on les comprend bien, disent l'essentiel.

 

En effet, c'est toute la théologie de l'épître aux Hébreux qui y est contenue : « Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes, est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu, afin d'offrir dons et sacrifices pour les péchés » (He 5, 1). L'Ambrosiaster, contemporain de notre canon, dira dans un commentaire de la 1ère épître à Timothée : « Le prêtre de Dieu doit être plus pur que les autres, car il passe pour son représentant personnel, et il est effectivement son vicaire... les prêtres de Dieu doivent être plus purs que les autres, étant donné qu'ils tiennent la place du Christ.18 »

 

Dans le même sens, nous trouvons chez Origène une comparaison suggestive entre les prêtres du Christ et le grand intercesseur qu'était Moïse :

 

« Il est une autre occupation de Moïse. Il ne va point à la guerre, ne combat pas contre les ennemis. Mais que fait-il ? Il prie, et tant qu'il prie, son peuple est vainqueur. S'il « se relâche et abaisse les mains », son peuple est vaincu et mis en fuite. Ainsi donc que le prêtre de l'Eglise aussi prie sans cesse, pour que le peuple qui dépend de lui vainque ses ennemis, les Amalecites invisibles : les démons qui assaillent « ceux qui veulent vivre avec piété dans le Christ ». (6ème homélie sur le Lévitique).19

 

Et nous pouvons lire sous la plume d'un des meilleurs canonistes byzantins cette réflexion à propos justement du 2ème canon de Carthage :

 

« Ceux-ci (c'est-à-dire les ministres de Dieu) sont en effet intercesseurs entre Dieu et les hommes, qui, établissant un lien entre la divinité et le reste des fidèles, demandent pour le monde entier le salut et la paix. S'ils s'exercent donc à la pratique de toutes les vertus, et dialoguent ainsi en toute confiance avec Dieu, ils obtiendront tout de go ce qu'ils auront demandé. Mais si ces mêmes hommes se privent par leur faute de la liberté de parole, de quelle manière pourront-ils s'acquitter de leur tâche d'intercesseurs au profit d'autrui ? 20

 

« Quo possint simpliciter quod a Deo postulant impetrare » : Dans le dialogue avec Dieu, les évêques, les prêtres et les diacres ont une place privilégiée, car, selon notre concile, ils sont « ceux qui sont au service des sacrements divins » (qui sacramentis divinis inserviunt), « ceux qui sont affectés au service de l'autel » (qui altario inserviunt). Ces expressions qui qualifient indistinctement les trois degrés supérieurs de la cléricature indiquent que le fondement spécifique de la continence est le service des sacramenta et de l'autel, c'est-à-dire le service de l'Eucharistie. C'est là la motivation centrale. Si le prêtre doit garder la continence, c'est avant tout pour le service de l'Eucharistie. Il est tout à fart inexact, comme le font certains, de parler de « continence cultuelle », ou de « pureté cultuelle », car ces expressions sont chargées de résonances païennes ou philosophiques (notamment stoïciennes). En réalité, c'est la liturgie, et la liturgie eucharistique avant tout, qui, actualisant le mystère pascal, fart du prêtre un médiateur entre Dieu et les hommes. Configuré à Jésus-Christ, tête et époux de l'Eglise, le prêtre est un « alter Christus », agissant « in persona Christi » pour le service du peuple de Dieu, service qui trouve son expression la plus haute dans l'intercession eucharistique et d'une façon générale, dans le dialogue permanent du prêtre avec le Père des hommes et le Maître de l'histoire. Par l'Eucharistie, auquel il est « ordonné », le prêtre devient l'intercesseur qualifié pour traiter avec Dieu en toute simplicité de cœur (simpliciter) des affaires de ses frères les hommes. Le pape Jean-Paul II le rappelait récemment dans son discours pour le 30ème anniversaire de Presbyterorum ordinis :

 

« L'identité sacerdotale est une question de fidélité au Christ et au peuple de Dieu, auquel nous sommes envoyés. La conscience sacerdotale ne se limite pas à quelque chose de personnel. C'est une réalité qui est constamment examinée et ressentie par les hommes, car le prêtre est « pris d'entre les hommes et établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu... » Comme le prêtre est un médiateur entre Dieu et les hommes, de nombreuses personnes s'adressent à lui en demandant ses prières.  La prière, en un certain sens, « crée » donc le prêtre, spécialement comme pasteur. Et, en même temps, chaque prêtre « se crée soi-même » grâce à la prière. Je pense à la merveilleuse prière du Bréviaire, Officium divinum, dans laquelle toute l'Eglise, par la bouche de ses ministres, prie avec le Christ...21 »

 

C'est donc, par priorité, ce caractère de médiateur qui entraîne comme corollaire allant de soi, dans l'esprit des Pères des premiers siècles, l'obligation de la continence. Les Pères orientaux notamment, dans leur style enthousiaste auquel nous ne sommes plus habitués, exaltent sans complexe la dignité du prêtre :

 

« Ceux-là, écrit par exemple saint Grégoire de Nazianze, s'élèvent au-dessus de la multitude par leur vertu et leur familiarité avec Dieu, tenant le rôle de l'âme par rapport au corps ou de la pensée par rapport à l'âme...22 »

 

Et la page célèbre de saint Jean Chrysostome dans son Dialogue sur le sacerdoce vaut toujours la peine d'être méditée :

 

« Un homme qui est l’ambassadeur d'une ville entière, que dis-je d'une ville ? de toute la terre, et qui prie Dieu d'être indulgent aux fautes de tous, non seulement des vivants, mais encore de ceux qui sont partis, quel doit-il être ? Je pense que la confiance de Moïse et celle d'Elie ne suffisent pas pour une telle supplication. En effet, comme s'il avait la charge du monde entier et s'il était lui-même le père de tous, ainsi il s'avance devant Dieu, le priant d'éteindre partout les guerres, de mettre fin aux troubles, demandant la paix, l'abondance et une délivrance rapide de tous les maux qui menacent chacun dans le domaine privé et en public. Autant il faut qu'il sort supérieur en toutes choses sur tous ceux pour lesquels il prie, autant il convient que celui qui est à la tête de la communauté l'emporte sur ceux qui forment la communauté...23 »

 

Si tant d'hommes mariés, tant de couples chrétiens des premiers siècles, ont accepté la discipline de la continence à partir de l'ordination, c'est que la conscience de cette dignité exceptionnelle, accueillie comme un don gratuit, était assez vive pour justifier un sacrifice souvent héroïque. Ces époux, qu'on me permette de le souligner, n'étaient pas sans avoir expérimenté les joies de la vie conjugale. C'est en toute connaissance de cause qu'ils franchissaient le pas de la continence, et qu'ils devenaient ensuite, à leur tour, les « gardiens de la pureté », dont parie le concile de Carthage. Car ce sont ces mêmes hommes, remarquons-le, qui, très souvent, ont légiféré pour le maintien de la discipline du célibat dans les conciles ou les synodes régionaux. Ils n'étaient pas des « refoulés », à qui la sexualité humaine faisait peur ou inspirait une méfiance morbide, non, c'étaient des hommes choisis par les meilleures familles, riches d'une expérience humaine et professionnelle, ayant élevé leurs enfants dans les bonnes mœurs et jouissant de l'estime sociale. Ces hommes mûrs, et mûris par une expérience d'époux et de pères de famille, manifestaient à l'ordination, par leur seule démarche, sans faire de théories, la dignité exceptionnelle du sacerdoce chrétien. Même si la vox populi les élisait à leur corps défendant, comme ce fut parfois le cas. Il ne leur venait certes pas à l'esprit qu'en leur demandant la continence on leur faisait payer une sorte de droit de péage pour accéder aux honneurs de la cléricature. Hilaire de Poitiers, Pacien de Barcelone, Sévère de Ravenne, Eucher de Lyon, Paulin de Noie, pour ne citer que quelques-uns, tous se seraient indignés que l'idée d'un tel marchandage puisse effleurer l'esprit quand il y va d'une dignité comme celle du sacerdoce. Car « nul ne s'arroge à soi-même cet honneur, on y est appelé par Dieu, absolument comme Aaron », et le choix de Dieu fart de la liberté qui accepte d'y répondre une liberté plus parfaite.

Tout ce que Vatican II mettra en pleine lumière sous l'éclairage évangélique : la dignité de la personne, le prix inaliénable de la liberté humaine, la sainteté du mariage, la supériorité de la virginité et de la continence, les Pères des premiers siècles en avaient une conscience vive et le vivaient spontanément, grâce à leur proximité des temps apostoliques. En se soumettant à la discipline de la continence parfaite, les époux ordonnés manifestaient concrètement, comme les Apôtres, qu'ils étaient les disciples de Celui qui avait fait « toutes choses nouvelles » ; les disciples de Celui, qui par son exemple et son sacrifice, avait fait naître un peuple de prêtres, renonçant comme Lui aux joies légitimes de la famille pour se donner tout entiers à leur mission de médiateurs.

 

Les nombreux exemples de clercs mariés, aux premiers siècles de l'Eglise, sont une sorte de « lieu théologique » qui peut fournir à la spiritualité et la théologie du célibat sacerdotal ample matière à réflexion. Il vaudrait la peine, je crois, d'exploiter la mine d'enseignements que renferme l'histoire de ces nombreux évêques, prêtres et diacres qui, avec leur épouse, ont pratiqué fidèlement la continence parfaite, avec l'assurance que leur donnait l'ancrage sur une tradition qui remontait aux Apôtres. Car, et c'est là sans doute une des conclusions les plus importantes de l'enquête sur les origines du célibat sacerdotal, la conviction de se soumettre à une discipline qui repose sur une volonté positive des fondateurs du christianisme, par imitation de l'exemplaire virginité du Christ, est un facteur d'équilibre psychologique et de stabilité profonde qui a fart ses preuves aux premiers siècles de l'Eglise et a solidement structuré à toutes les époques la personnalité des prêtres célibataires.

 

L'histoire et la théologie affirment, chacune à sa manière, ce que les Pères de l'Eglise appelaient la dignité exceptionnelle du sacerdoce. Dans l'exhortation apostolique Pastores dabo vobis, qu'on a justement surnommée la « Charta magna » de la théologie du sacerdoce, le pape Jean-Paul II a mis en lumière le « lien ontologique qui unit le prêtre au Christ, Prêtre Suprême et Bon Pasteur » ; le sacrement de l'Ordre « configure (le ministre) au Christ Tête et Pasteur, Serviteur et Epoux de l'Eglise ». Dans ce contexte, le célibat sacerdotal apparaît comme une exigence de radicalisme évangélique favorisant de manière spéciale le mode de vie « sponsal » qui découle logiquement de la configuration du prêtre à Jésus-Christ par le sacrement de l'Ordre. Ces motivations théologiques, l'histoire nous montre qu'elles étaient dès les origines le fondement de la tradition disciplinaire de la continence des clercs. Ne faisant qu'un avec le Christ médiateur, configurés avec lui, les évêques, prêtres et diacres exerçaient un ministère d'intercession qui, depuis les Apôtres, était conçu comme un don total au service de l'Eglise et de l'humanité entière.

 

C'est pourquoi, notons-le en terminant, les clercs des premiers siècles fidèles à la continence parfaite ne se sentaient nullement frustrés, de devoir renoncer au droit à l'exercice de la sexualité que leur avait donné un mariage légitime. Bien au contraire. Parce que le sacerdoce avait fait d'eux, selon le mot du concile de Carthage, des « gardiens de la pureté » (pudicitiae custodes), ils vivaient désormais cette sexualité à un niveau supérieur, libérés pour un amour sans condition de leur Eglise et pour leur mission de pasteurs du troupeau, responsables devant Dieu de la sainteté des époux, comme de la vie religieuse des vierges et des continents de leur communauté. Il faut citer ici une réflexion du pape Sirice dans sa décrétale aux évêques des Gaules :

 

« Comment, dit-il, un évêque ou un prêtre oserait-il prêcher à une veuve ou à une vierge la continence ou l'intégrité, ou encore (comment oserait-il) exhorter les époux à la chasteté du lit conjugal, si lui-même s'est plus préoccupé d'engendrer des enfants pour le monde que d'en engendrer pour Dieu ? »

 

Cette idée, que les pasteurs de l'Eglise sont responsables de la chasteté, sous toutes ses formes, — de la chasteté conjugale des époux comme de la chasteté parfaite des vierges —, peut encore aider à comprendre pourquoi la discipline de la continence sacerdotale a pu être conçue dès les origines comme une priorité, d'où dépendait la perfection du peuple chrétien. Ce n'est pas un hasard si la plupart des traités patristiques sur la virginité, qui ont tant fart pour l'essor de la vie religieuse, ont été composés par des évêques : Cyprien de Carthage, Méthode d'Olympe, Athanase d'Alexandrie, Basile d'Ancyre, Augustin d'Hippone, et d'autres. « Gardiens de la pureté », les chefs d'Eglises avaient la conviction qu'ils devaient prêcher d'exemple et exhorter sans cesse, afin d'entraîner les fidèles sur la voie royale, mais étroite, qui conduit au Christ. Exactement comme l'avaient fart les Apôtres, et comme continuent de le faire aujourd'hui les évêques, leurs successeurs, et les prêtres qui sont avec eux : « Ut quod Apostoli docuerunt, et ipsa servavit antiquitas, nos quoque custodiamus ».

 

Christian Cochini s.j.

Rome, 23 janvier 2002

 

 

NOTES

 

1 Cardinal Alfons Maria STICKLER, Der Kleriker Zôlibat Seine Entwicklungsgeschichte und seine theologischen Grundlagen, Kral Verfag, Abensberg 1993 ; trad. fr. Le célibat des clercs, Téqui 1998. Roman CHOLIJ, Clerical Celibacy in East and West, Fowler Wright Books, Leominster 1988. Stefan HEID, Zôlibat in der frûhen Kirche. Die Anfange einer Enthaltsamkeitspflicht fur Kleriker, F. Schôningh, Paderborn 1997 ; trad. ang. Celibacy in the early Church, Ignatius Press.

2 Corpus Christianorum 149, 13.

3 Corpus Christianorum, 149, 142.

4 PL13, 1131b-1147a.

5 PL 13, 1155b-1162a.

6 PL 13, 1181a-1194c.

7 AAS 28 (1936), p. 26.

8 CSEL 54, 365 et 386-387.

9 PL 23, 340-341.

10 BRUNS, Canones apostolorum..., II, 6.

11 AAS 28 (1936), p. 25.

12 SOCRATE, Histoire ecclésiastique, I, 11. PG 67, 101b-104b.

13 F.WINKELMANN, Paphnutios, der Bekenner und Bischof. Probleme der koptischen Literatur = Wissenschaftliche Beitrage der Martin-Luther-Universitât Halle-Wittenberg, 1968/1 (K2), p. 145-153.

14 JOANNOU, Pontificia Commissione per la redazione del Codice di Dirrito canonico orientale, Fontes Series I, fasc. IX, General ancient discipline (4th-9th centuries), vol, I, 1, Canons of the ecumenical councils (Grottaferrata, 1962), pp. 25-26.

15 JOANNOU, o.c., I, 1, 140-143.

16 Dans I'Adversus Jovinianum, saint Jérôme argumente à partir d'un texte scripturaire comportant un verbe au passé : « (l'Apôtre) n'a pas dit : Qu'on choisisse pour évêque un homme qui épouse une femme unique et engendre des enfants, mais : un homme qui a eu une épouse unique (qui unam habuerit uxorem) et tient ses enfants dans une parfaite soumission. » (PL 23, 257a-c)

17 Saint Augustin, De baptismo contra Donatistas, VII, IV, 31 ; CSEL 51, 259. Ce principe augustinien a été repris et développé par Robert Bellarmin, pour appuyer sa démonstration de l'origine apostolique du célibat des clercs, dans ses Disputationes de Controversiis Christianae fidei adversus hujus temporis Haereticos, 3 vol. Ingolstadt 1586-1593, t.1, 4, 9.

18 CSEL 50, 414-415.

19 GCS 29, 369-370.

20 PG 138, 32c.

21 Osservatore Romano, ed. fr., n. 46, 14 nov. 1995, p. 5.

22 On sait que le Discours de saint Grégoire de Nazianze « sur sa fuite », où il traite de la grandeur du sacerdoce, a été imité par saint Grégoire le Grand dans sa célèbre « Règle pastorale ».

23 Saint Jean Chrysostome, Dialogue sur le sacerdoce, VI, 4, 4. SC 272, p. 317.