L’ENSEIGNEMENT DE PAUL VI

1968

 

27 décembre 1967 : DROITS ET DEVOIRS DU PEUPLE DE DIEU DANS L'ENSEIGNEMENT DU CONCILE

 

3 janvier 1968 : EXIGENCES DE L'APOSTOLAT DU « LAÏCAT QUALIFIE »

 

10 janvier 1968 : SENS ET VALEUR DU « TEMOIGNAGE »

 

17 janvier 1968 : FRATERNITE CHRETIENNE ET SOLIDARITE HUMAINE DANS L'EPREUVE

 

24 janvier 1968 : LA RENCONTRE ŒCUMENIQUE SE FERA DANS ET PAR LA CHARITE

 

31 janvier 1968 : L'AME DE TOUT APOSTOLAT

 

7 février 1968 : L'APOSTOLAT COLLECTIF : MEILLEURE FORME DU TEMOIGNAGE

 

14 février 1968 : ACTION CATHOLIQUE ET HIERARCHIE

 

28 février 1968 : CAREME ET RENOVATION SPIRITUELLE

 

13 mars 1968 : LE VRAI VISAGE DE L'EGLISE

 

19 mars 1968 : BIENFAITS DE LA FOI ET DEVOIRS QU'ELLE IMPOSE

 

27 mars 1968 : ANNIVERSAIRE DE « POPULORUM PROGRESSIO »

 

3 avril 1968 : LE TEMOIGNAGE DE PIERRE GARANTIE DE LA FOI

 

10 avril 1968 : MEDITATION SUR LA LITURGIE DE LA SEMAINE SAINTE

 

17 avril 1968 : ALLELUIA DE PAQUES : LE CHRIST NOTRE JOIE

 

25 avril 1968 : AGGIORNAMENTO ET CHANGEMENT ARBITRAIRE

 

1° mai 1968 : CONCEPTION CHRETIENNE DU TRAVAIL

 

8 mai 1968 : PAUL VI ANNONCE SON VOYAGE EN COLOMBIE

 

15 mai 1968 : COLLABORATION DE TOUT CHRETIEN A LA MISSION DE L'EGLISE

 

22 mai 1968 : FORMES DE L'APOSTOLAT EXTERIEUR DE L'EGLISE

 

29 mai 1968 : DOCTRINE MARIALE DU CONCILE

 

5 juin 1968 : UTILITE DE LA FOI DANS LE MONDE MODERNE

 

12 juin 1968 : CROIRE EN DIEU

 

19 juin 1968 : POUR UNE FOI VIVANTE

 

26 juin 1968 : IDENTIFICATION DES RELIQUES DE SAINT PIERRE

 

3 juillet 1968 : L'UNITE ENTRE LA FOI ET LA VIE

 

10 juillet 1968 : RELIGION VERTICALE ET RELIGION HORIZONTALE

 

17 juillet 1968 : HUMANISME VERITABLE ET NOUVEAU CONFORMISME

 

24 juillet 1968 : ABNEGATION ET PENITENCE : VOIE OBLIGEE POUR L'HOMME EN RECHERCHE DE PERFECTION

 

31 juillet 1968 : RESPONSABILITE, CHARITE, ESPERANCE : LES TROIS SENTIMENTS QUI ONT INSPIRE LE PAPE DANS  LA PREPARATION  D' « HUMANAE  VITAE »

 

7 août 1968 : LA REFORME INTERIEURE BASE DE TOUTE PERFECTION

 

14 août 1968 : CARACTERE SPECIFIQUE DU CHRETIEN

 

22 août 1968 : L'EUCHARISTIE : SYNTHESE DOCTRINALE ET EXISTENTIELLE DE NOTRE RELIGION

 

28 août 1968 : IMAGES ET LEÇONS D'UN VOYAGE

 

4 septembre 1968 : L'HUMANISME CHRETIEN

 

11 septembre 1968 : MOUVEMENTS  CHARISMATIQUES ET APOSTOLAT ORGANISE

 

18 septembre 1968 : LE DEVOIR DE L'HEURE : AIMER L'EGLISE

 

25 septembre 1968 : LES JEUNES

 

2 octobre 1968 : L'ESPRIT DE PAUVRETE ET SA PRATIQUE DANS LE CONTEXTE TECHNIQUE DE LA SOCIETE CONTEMPORAINE

 

9 octobre 1968 : L'AUTORITE DANS L'EGLISE EST SERVICE

 

16 octobre 1968 : A L'HEURE DE LA CONTESTATION ACTUALITE DU DEVOIR D'OBEISSANCE

 

23 octobre 1968 : POUR UN ELAN MISSIONNAIRE TOUJOURS PLUS UNIVERSEL, CONFIANT ET DYNAMIQUE

 

30 octobre 1968 : UNE FOI AUTHENTIQUE ET INTEGRALE

 

6 novembre 1968 : LES MALHEURS ET LES SOUFFRANCES DE TOUS SONT LES MALHEURS ET LES SOUFFRANCES DE L'EGLISE

 

13 novembre 1968 : DEVANT LES NOUVELLES EXPRESSIONS DE L'ATHEISME NOTRE FOI DOIT SE FORTIFIER DANS UNE RECHERCHE  PERMANENTE

 

20 novembre 1968 : DEVOIR DE LA RECHERCHE PERMANENTE DE DIEU

 

27 novembre 1968 : CONNAISSANCE DE DIEU ET RAISON

 

4 décembre 1968 : LA PRESENTATION DE LA DOCTRINE AU MONDE MODERNE NE DOIT NI ALTERER SON INTEGRITE NI FAUSSER LA RIGUEUR DES TERMES

 

11 décembre 1968 : FOI ET CONNAISSANCE DE DIEU

 

18 décembre 1968 : DIEU REVELE AU MONDE PAR LE CHRIST SON FILS

 

 

 

AVANT PROPOS

 

Dans l'allocution qu'il prononça sur la Place Saint-Pierre, au cours de la cérémonie de son Couronnement, le 30 Juin 1963, Paul VI, indiquant les deux objectifs essentiels de son Pontificat, déclarait qu'il se consacrerait au maintien de la Foi et à la mise en œuvre des décisions du Concile.

Depuis lors, ces deux thèmes ont marqué son enseignement et son action. Entreprise délicate que de tenir la main au respect des fondements évangéliques intangibles de la doctrine et, en même temps, de donner l'élan novateur qui doit permettre l'adaptation aux temps modernes de tout ce qui peut être adapté.

Tel est le double souci que le lecteur pourra retrouver dans les pages que nous lui présentons et qui constituent le recueil des allocutions prononcées par Paul VI, durant l'année 1968, à l'occa­sion des audiences publiques qu'il accorde chaque mercredi à la Basilique Saint-Pierre ou à Castel Gandolfo, pendant sa brève période de vacances.

Certains regretteront, peut-être, que ces textes soient donnés sans commentaire, avec à peine, ça et là, quelques notes explica­tives pour situer le moment ou l'occasion du discours.

L'ouvrage gagnera certainement en vérité et en clarté, ce qu'il pourra perdre en variété.

Car l'essentiel, pour nous, a été d'offrir au lecteur, dans son intégralité, l'enseignement hebdomadaire dont le Saint-Père a fait une de ses activités pastorales de prédilection. Certes cet en­seignement a déjà été souvent transmis par la presse, la radio ou la télévision, en ses passages principaux. Pourquoi ne pas dire que, quelquefois, le message s'est trouvé déformé, soit par des citations incomplètes, soit par des interprétations abusives, parce que détachées d'un ensemble qui, seul, donne sa vraie valeur doc­trinale à chacun des thèmes traités.

Aux lecteurs de 1968 qui réclament une information authenti­que et totale, permettant à chacun de former son jugement hors des pressions ou des sollicitations intéressées, nous présentons l'enseignement de Paul VI.

Au fil des pages, on pourra découvrir la vraie personnalité du Pape, ferme mais compréhensif, résolu mais patient, rigoureux dans la sauvegarde de la doctrine mais respectueux de l'homme, gardien d'un patrimoine spirituel sacré mais ouvert à toutes les perspectives heureuses, passionné, enfin, de justice, de paix et d'amour, tous sentiments qu'il puise dans l'Evangile, source de sa foi et de sa force, inspirateur de son action et dont il porte l'ardent témoignage, jour après jour.

Notre but sera atteint si, à travers cet ouvrage, la pensée de Paul VI est mieux connue et mieux comprise, et si, à travers sa pensée, la voie du Seigneur qu'elle prépare et jalonne est davan­tage suivie.

 

 

 

L'ENSEIGNEMENT DE

PAUL VI

 

 

 

27 décembre 1967

DROITS ET DEVOIRS DU PEUPLE DE DIEU DANS L'ENSEIGNEMENT DU CONCILE

 

Si nous avons inclus dans ce volume, l'allo­cution prononcée par le Saint-Père le mercredi 27 décembre, c'est parce qu'elle constitue, en quelque sorte, la préface à une série d'autres discours sur le même thème. De plus, dans ce texte, Paul VI indique la place et l'importance qu'il entend assigner, dans son ministère pastoral, à ces audiences publi­ques du mercredi.

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Vous savez tous que c'est avec un grand plaisir que Nous vous accueillons, que Nous vous saluons et vous bénissons tous. Ces audiences générales, que le Seigneur Nous permet de repren­dre, occupent une part toujours plus importante, et presque pré­pondérante, dans Notre ministère apostolique. Autrefois, aspects occasionnels et complémentaires de l'activité du Pape, elles sont de­venues, maintenant, habituelles et constituent une partie essentielle de son service, au centre de l'Eglise de Dieu. Les contacts avec les fidèles du monde entier se font plus fréquents et plus impératifs. Notre travail s'en trouve accru, mais son rayonnement et, s'il plaît à Dieu, sa fécondité augmentent aussi. Nous considérons comme une bénédiction le développement de ces rapports directs avec le peuple de Dieu et Nous Nous proposons d'y répondre avec toute l'intensité de Notre ardeur pastorale. C'est pourquoi, chers visi­teurs, Nous vous accueillons et Nous vous saluons avec joie et de tout cœur, en vous assurant de Notre reconnaissance paternelle pour cette visite, désireux enfin que cette brève mais significative rencontre vous laisse satisfaits et vous donne matière à réflexion.

 

Le Peuple de Dieu et le laïcat dans l'enseignement du Concile

 

Nous devons encore vous déclarer que la visite de tant de fils si chers suscite en Nous des réflexions sur les aspects nouveaux que le Concile a voulu étudier et mettre en lumière dans ses expo­sés sur le Peuple de Dieu, dont nous faisons tous partie, nous qui sommes d'Eglise (cf. Lumen Gentium, n. 32) ; dans ses exposés sur le laïcat aussi, pour illustrer les prérogatives qui doivent lui être reconnues et qui peuvent se ramener à deux points dans lesquels se trouve résumée toute la « théologie du laïcat » : la place des laïcs dans l'Eglise de Dieu, l'activité ecclésiale et apostolique à laquelle ils sont appelés, aujourd'hui spécialement.

Vous le savez sans doute, ces prérogatives ont eu une très large résonance dans les documents conciliaires et Nous ne pouvons pas les oublier, lorsque, comme aujourd'hui, Nous est donné le privilège de Nous entretenir brièvement avec des fils fidèles qui se pressent autour de Nous.

Alors Nous revient en mémoire tout ce que le Concile a dit sur la dignité des chrétiens, sur les dons que le Saint Esprit fait descen­dre sur eux, sur leur vocation à la perfection ; il Nous semble alors que l'audience se pare d'une lumière surnaturelle et s'imprègne de ferveur spirituelle. Ici, Nous devons vous confier ce que Nous pensons de vous, dans la joie, l'admiration et en remerciant le Seigneur : Nous voyons en chacun de vous un fils de Dieu, un frère du Christ, un être en qui habite l'Esprit-Saint, un être qui est ap­pelé à la sainteté et au salut; nous retrouvons dans cette assemblée une image de l'Eglise, de l'unité et de la charité qui fonde en un unique Corps Mystique du Christ, tous ceux qui peuvent à bon droit s'honorer de porter le nom de chrétien.

Ainsi, dans cette audience, ce n'est plus Nous qui Nous pré­sentons à vous, mais c'est vous qui Nous donnez à méditer sur la fraternité et la paternité qui Nous unissent à vous et que vous rendez présentes à Notre esprit en venant Nous rendre visite.

 

Chacun a un rôle à jouer dans l'Eglise

 

Parmi toutes les pensées que votre présence évoque en Nous, il en est une qui prévaut: celle de votre rôle dans l'Eglise de Dieu. Dans les audiences passées, le thème le plus fréquent était celui de la dévotion au Pape, motif principal de la visite qui Lui était faite et de la réponse qu'il donnait à cet acte filial. Maintenant, un autre thème s'ajoute au premier : celui du rôle, c'est-à-dire de l'activité, de la mission, du service que Nos visiteurs exercent dans la communauté ecclésiale. C'est là une constatation évidente lors­que Nous Nous trouvons devant ceux qui, par leur habit et leur profession, manifestent avec évidence leur rôle dans l'Eglise : Nous voulons parler spécialement de vous, prêtres et religieux, qui vous présentez déjà comme membres actifs dans l'Eglise. Mais cela vaut aussi, après le Concile, pour tous les visiteurs, auxquels nous po­sons secrètement cette question : « Que faites-vous dans l'Eglise et pour l'Eglise ? Que faites-vous pour la mission de l'Eglise, pour le règne de Dieu, pour votre salut et celui de vos frères dans la société où vous vous trouvez ? Etes-vous actifs ? Etes-vous apôtres ?

Il nous faut, en effet, rappeler le grand principe réaffirmé par le Concile et déjà énoncé par Notre grand prédécesseur Pie XI : « La vocation chrétienne est par nature également vocation à l'aposto­lat » (Apost. Actuos., n. 2). « Dans le Corps du Christ qui est l'Eglise, poursuit le Concile, tout le corps opère sa croissance selon le rôle de chaque partie » (cf. Ep 4, 16).

C'est là un grand principe dont l'application devrait assurer le renouveau et l'expansion de l'Eglise. Très belle vérité mais redou­table, spécialement pour vous, laïcs, qui avez l'honneur de voir réaffirmer à votre égard ce principe constitutionnel de l'Eglise : personne n'est inutile, personne ne peut rester passif, inerte et insensible dans la vie de l'Eglise ; tous et chacun doivent faire quelque chose pour elle, dans la double perspective qui a présidé à son institution: le salut des âmes (outre la gloire de Dieu qui est son tout premier but) et le bien, temporel également, de la société, toujours selon les principes chrétiens.

 

Un droit mais un devoir

 

Il s'agit, en même temps, d'un droit et d'un devoir : tout laïc catholique, tout fils fidèle de l'Eglise peut et doit être un élément actif dans l'Eglise. Réfléchissez-y bien. Ce principe de l'apostolat des laïcs, de tous les laïcs fidèles à l'Eglise, peut avoir d'importantes conséquences dans chaque âme, dans les communautés paroissiales, dans la société, dans le monde. Chez beaucoup de gens, même parmi ceux « qui vont à l'Eglise », reste ancrée cette men­talité qu'ils n'ont aucune espèce de responsabilité envers cet­te Eglise dont ils se réclament. « Cela ne me regarde pas », disent beaucoup ; je ne veux pas d'ennuis ni d'obligations ; je veux rester libre de mes actes et garder mes idées. Souhaitons qu'il n'en soit pas ainsi.

Fils très chers, gardez comme souvenir de cette audience la requête que vous présente le Pape, avec, en main, les documents du Concile : Aimez l'Eglise, soyez avec elle, faites quelque chose pour elle, soyez des chrétiens authentiques, heureux et fiers d'être associés, par l'Eglise, à la mission de salut du Christ dans le monde.

Que Notre Bénédiction rende ces pensées fécondes en vous.

 

 

 

3 janvier 1968

EXIGENCES DE L'APOSTOLAT DU « LAÏCAT QUALIFIE »

 

Le 3 janvier, dans la Salle des Bénédictions, le Saint-Père recevait les délégués de l'Action Catholique Universitaire Italienne, réunis pour leur 30e Congrès National. Ce congrès avait pris pour thème de ses tra­vaux « le sens chrétien de la paix », et c'est à ce thème que Paul VI fait allusion dans la pre­mière partie de son discours. Il enchaîne en­suite sur le problème du  laïcat dans l'Eglise, déjà amorcé la semaine précédente.

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Cette audience générale est spécialement marquée par la pré­sence des « Universitaires Catholiques » qui tiennent actuelle­ment leur XXX° Congrès National. Nous sommes heureux d'accueil­lir un groupe, remarquable par le nombre et la qualité, représen­tant d'un mouvement qui Nous est très cher. Nous en avons suivi le développement depuis les origines ; Nous avons observé son acti­vité persévérante et cohérente avec une cordiale sympathie, mêlée d'admiration, en considérant notamment la fidélité aux principes qui le définissent et la cohésion singulière de ses membres, ceci en dépit de sa composition naturellement changeante ; enfin Nous avons apprécié son ouverture toujours attentive aux questions essentielles de la culture, dans le flot rapide et parfois tourbillon­nant de la pensée moderne.

Nous saluons tous les dirigeants et tous les membres du mou­vement, en particulier son président, M. le Professeur Gabrio Lombardi, l'aumônier, Mgr Emile Guano, et son adjoint, Mgr Clé­ment Ciattaglia, ainsi que tous ceux qui partagent avec eux la responsabilité du Mouvement.

Nous aurions plaisir à intervenir dans les exposés et les dis­cussions qui se déroulent au sein de votre congrès, car Nous avons déjà, ces jours-ci, traité du thème qui vous occupe : « Le sens chrétien de la paix ». Mais Nous préférons laisser la parole aux maîtres que vous avez choisis, la Nôtre vous étant déjà connue. Nous Nous réservons de faire Notre profit de vos réflexions dont Nous prévoyons qu'elles seront utiles et sages : Nous en voulons pour preuve autant les éléments de votre programme que le nom des orateurs qui seront amenés à les traiter. Pour toutes ces rai­sons, Nous vous disons Notre satisfaction et Notre reconnaissance.

 

Le laïcat mis en valeur par le Concile

 

Mais votre visite fait surgir en Nous un autre ordre de pensées, entièrement différent, qui ne vous est pas d'ailleurs étranger, et dont l'examen ne sera ni difficile, ni inutile, pour tous ceux qui sont présents, ici. Notre propos n'a aucun caractère de nouveauté ; il n'est pas davantage de circonstance, mais demeure très impor­tant. Le récent Concile et le Congrès pour l'Apostolat des Laïcs, plus récent encore, lui confèrent une grande actualité.

Nous vous dirons simplement que l'activité du laïcat qualifié au sein de l'Eglise — et qui est profitable aussi bien à l'Eglise qu'à la société temporelle — Nous intéresse profondément. Nous sommes persuadés qu'il est du devoir de Notre ministère aposto­lique d'y réfléchir et d'en parler souvent.

Si l'Eglise, dans les discussions et les documents conciliaires, a tellement parlé de la définition et de la fonction du laïcat dans le peuple de Dieu, c'est-à-dire dans l'Eglise, cela signifie que nous sommes tous appelés à porter une attention particulière à ce pro­blème. Dans son enseignement sur les laïcs, l'Eglise du Concile n'a pas seulement exposé une doctrine qui mérite d'être mieux mise en relief, elle n'a pas seulement fait la synthèse des idées et des faits relatifs au laïcat qui, depuis un siècle, ont intéressé la vie de l'Eglise, en leur donnant des conclusions positives et au­torisées, mais elle a montré qu'elle mettait sa confiance précisé­ment dans l'apostolat des « fidèles laïcs », pour le renouvellement de la conscience et pour l'efficacité de sa mission en notre temps ; et elle déclare explicitement: « Les circonstances actuelles réclament d'eux un apostolat toujours plus intense et plus étendu » (Ap. Act. n. 1). Chacun connaît bien cette exigence aujourd'hui, mais elle n'est pas encore suffisamment entrée dans les convictions pra­tiques de nombreux chrétiens.

Il Nous plaît cependant de rappeler que ce principe, que ce canon de la vie moderne de l'Eglise, était déjà une chose acquise — en Italie comme dans d'autres pays — en quelque sorte un programme qu'il s'agissait non de discuter, mais d'appliquer. Et Nous pouvons dire, chers Universitaires catholiques, que ce fut votre mérite, comme celui d'autres mouvements et organisations catholiques, d'avoir été des précurseurs ; avant la lettre, vous avez réalisé un vœu du Concile. Cette heureuse coïncidence entre votre modeste mais sincère formule de présence et d'action dans la com­munauté ecclésiale d'une part, et la formule très vaste, mais substantiellement identique, proposée par le Concile d'autre part, doit vous inciter non à la vanité, mais à une détermination ferme et renouvelée de poursuivre votre travail avec humilité et ténacité, selon ses diverses manifestations et dans toutes ses exigences : exigence d'intériorité et de sérieux dans votre profession de foi ; exigence de passion pour l'étude, la recherche scientifique, la mise à jour progressive de votre culture, la rigueur intellectuelle et morale de votre profession — passion qui ne s'éteint pas en obte­nant un diplôme, mais reste toujours vivante ; exigence de témoi­gnage et de diffusion de la pensée catholique : être capables d'atti­rer aux conceptions chrétiennes de la vie les collègues avec qui vous exercez vos activités profanes et les milieux dans lesquels vous placent ces activités.

 

Témoigner suivant son génie propre

 

Ce sont là des idées qui nous sont habituelles, spécialement à vous qui les méditez souvent et les mettez résolument en pratique. De toutes les pensées qui Nous viennent à l'esprit, à ce propos, Nous n'en retiendrons qu'une, à Notre avis importante, pour votre apostolat ; elle a également sa source dans l'enseignement du Concile et peut s'appliquer, sous des formes semblables, à d'autres domaines de la vie catholique. Voici cette idée : vous vous trouvez dans les meilleures conditions pour exercer l'apostolat sous ses deux formes fondamentales, la forme individuelle et la forme collective. Chacun de vous peut — et en un certain sens doit — être imprégné du désir de répandre la conception chrétienne de la vie, comme Nous le disions tout à l'heure, par l'exemple, les conseils, l'action. Chacun a sa façon personnelle et originale de professer sa foi et sa conception du monde. Chacun peut être apôtre selon son génie et ses possibilités et il l'est effectivement s'il pos­sède cette volonté consciente et active de répandre la conception chrétienne de la vie, caractéristique de l'apostolat.

Et puis, ensemble, collectivement, vous pouvez agir — et vous agissez — d'abord par la résonance que votre union ne peut man­quer d'avoir sur l'opinion publique, et en cultivant cette forme élémentaire mais très féconde de richesse spirituelle qu'est l'amitié. Soyez unis, soyez amis entre vous, et déjà vous serez apôtres. Soyez vraiment amis dans la foi, dans la pensée et dans l'action, mais fidèles, à l'école d'Igino Righetti et de tous ceux qui, comme lui, nous ont réconfortés, réjouis et portés au bien par leur amitié.

Tel est le vœu que Nous vous adressons, amis et fils très chers, et Nous l'affermissons par Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

10 janvier 1968

SENS ET VALEUR DU « TEMOIGNAGE »

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Nous voudrions donner à cette audience générale un contenu doctrinal qui, même s'il est familier et modeste, soit digne d'être retenu et médité ; dans cette brève exhortation Nous vou­drions développer une pensée qui se présente à Notre esprit, celle de la promotion donnée par le Concile à chaque membre de l'Eglise, à chaque fidèle. De cette promotion découlent la dignité et la mission du chrétien en tant que tel, et donc également du simple laïc. Cette admirable doctrine mérite d'être comprise et méditée, car elle conduit à la source du mystère de l'Eglise, fait réfléchir sur la nature et la vocation du peuple de Dieu; elle doit alimenter la conscience profonde de tout fidèle et peut donner également au laïc, c'est-à-dire au simple chrétien qui n'a pas de pouvoir dans l'Eglise et n'est pas dans l'état religieux, un sens vivant de sa plénitude spirituelle et de ses tâches apostoliques à l'égard de la communauté ecclésiale (cf. Premier Synode de Rome n. 208 et s., Lumen Gentium chap. IV).

Nous voudrions que ces enseignements vous deviennent fami­liers à chacun. Tout fidèle — et Nous disons maintenant tout laïc — devrait prendre conscience de ce qui le définit, dans la perspective du plan divin de salut et dans le rôle qu'il y doit jouer (cf. Rahner, XX° siècle, p. 125 et s.). Qu'il Nous suffise, dans cet entretien familier, d'attirer votre attention sur un mot très employé, de nos jours, dans le vocabulaire spirituel : le mot « té­moignage ». C'est un mot très beau, très riche de sens, apparenté au mot plus grave et plus spécifique d'« apostolat », dont le témoignage semble être une forme subalterne mais très étendue, allant de la simple profession chrétienne, silencieuse et passive, à ce sommet suprême que constitue le martyre, lequel signifie précisément témoignage. Ce qui nous indique déjà que le mot témoignage, si usité aujourd'hui, renferme et exprime de nom­breux aspects de l'esprit chrétien. Nous ferons de quelques aspects de ce mot le sujet de notre discours, pour qu'ils soient aussi le sujet de vos réflexions à venir.

 

Un préalable au témoignage : la conviction personnelle

 

Que signifie le mot « témoignage » ? Les juristes nous disent : c'est la déclaration par laquelle on atteste qu'une chose est vraie. Dans ce sens, nous pouvons dire que toute notre science (à l'excep­tion de ce que nous avons vérifié par nous-mêmes) repose sur le témoignage des autres. Il en est ainsi pour la science et l'histoire. Dans le sens qui nous intéresse actuellement, le témoignage est la transmission du message chrétien. Cette transmission s'opère par exemple par la parole, par les actes, par la vie réelle, par le sa­crifice accompli en hommage à la vérité considérée comme une valeur que nous possédons, comme une valeur plus précieuse que notre bien-être, plus précieuse parfois que notre vie. C’est une vérité que nous professons avec l'intention de la communiquer aux autres. Cela suppose trois éléments fondamentaux : d'abord une conviction personnelle, laquelle, à son tour requiert une cons­cience formée et convaincue.

Quel témoignage, en effet, peut donner celui qui ne connaît pas suffisamment le Christ, ou celui qui ne vit pas de sa parole et de sa grâce ? Le témoignage n'est pas une simple affirmation extérieure et conventionnelle ; il n'est pas une routine ; il est une voix qui vient de la conscience, un fruit de la vie intérieure. Sous sa forme la meilleure (promise au disciple fidèle), il est le don d'une inspiration limpide et exigeante, surgie du fond de l'âme (cf. Mt 10, 19). Le témoignage est un acte de maturité et de courage, au­quel le chrétien devrait être toujours préparé, comme nous l'ensei­gne saint Pierre : vous devez être « toujours prêts à la défense con­tre quiconque vous demande raison de l'espérance qui est en vous » (1 P 3, 15).

 

Dieu veut que les hommes soient ses témoins

 

Le deuxième point fondamental, dans le témoignage du chré­tien, est le rôle qu'il joue dans l'économie religieuse chrétienne. Cette économie, c'est-à-dire ce dessein, ce plan qui régit tout le système de nos rapports avec Dieu et avec le Christ, se fonde sur le témoignage. Il s'agit d'un témoignage en chaîne, comme Nous l'avons dit, dans une autre circonstance (cf. Message pour la journée missionnaire) : le Christ est le premier, le grand témoin de Dieu, le Verbe de Dieu, le maître qui demande que l'on ait foi en sa personne, en sa parole, en sa mission. Puis viennent les apôtres, ces témoins qui ont vu et entendu ; rappelez-vous cette parole incisive de saint Jean l'Evangéliste : « Nous avons vu et nous en rendons témoignage » (cf. 1 Jn 1, 2). Et saint Augustin fait ce commentaire ; « Dieu a voulu avoir les hommes pour té­moins » (In Ep. ad Parthos, P.L. XXXV, 1979). C'est ce qu'avait dit Jésus, en prenant congé de ses apôtres : « Vous serez mes té­moins » (Ac 1, 8).

On pourrait multiplier les citations. Toutes aboutissent à la même conclusion : mettre en évidence que notre rapport avec le fait chrétien, avec la vérité révélée, découle de l'adhésion à un témoignage, lequel parvient à nos âmes en même temps qu'un autre témoignage, invisible celui-là, qui ne trouve pas vraiment son expression dans les mots, mais qui n'est pas sans rapports avec ces formes préconstituées que sont les sacrements : il s'agit du témoignage des l'Esprit Saint qui « atteste notre esprit » (Rm 8, 16), comme nous dit saint Paul.

 

Le témoignage, source de foi

 

Et le troisième enseignement que Nous retiendrons enfin est le but du témoignage. Quelle est sa finalité ? Dans la pratique, à quoi doit-il tendre ? A produire la foi. Le témoin est un agent de la foi. Le Concile le répète sans cesse (cf. Lumen Gentium 10, 12 ; Ad Gentes 21, etc.). Le témoignage chrétien sert la vérité que le Christ a laissée au monde et il transmet cet héritage de salut.

 

Le laïc est un témoin

 

Et voici la conclusion, chers Fils : « Le laïc, le fidèle chrétien, est par essence un témoin. Son état est celui du témoignage » (Guitton). Il n'est pas un maître qualifié, il n'est pas un ministre sacerdotal. Il est témoin de ce que l'Eglise enseigne, de ce que l'Esprit Saint lui fait accepter et, d'une certaine manière, expé­rimenter et vivre. Quelle grande mission que d'être témoin du Christ ! Chacun de vous peut et doit l'être. Que Notre Bénédiction Apostolique vous y aide.

 

 

 

17 janvier 1968

FRATERNITE CHRETIENNE ET SOLIDARITE HUMAINE DANS L'EPREUVE

 

Le 16 janvier un violent séisme ravageait toute une partie de la Sicile Occidentale. Le Saint-Père évoque cet événement et les réactions chrétiennes qu'il doit inspirer à chacun.

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Nous Nous devons, aujourd'hui, d'évoquer le tremblement de terre qui a dévasté une partie importante de la Sicile, y faisant des centaines de victimes, des milliers de blessés, des dizaines de milliers de sans-abri, bouleversant la vie d'aggloméra­tions tout entières et répandant l'épouvante, la compassion, la dou­leur, non seulement dans l'île, mais dans toute la nation italienne. Nous partageons Nous aussi la peine de tous, devant un si grand désastre. Nous sommes avec tous ceux qui souffrent, avec ceux qui apportent leur secours et leur réconfort et Nous y sommes de tout Notre cœur. Le cœur du pape est comme un sismographe qui enregistre les épreuves du monde ; il souffre avec tous, pour tous ; et il se doit encore davantage à ces chers et pauvres gens, proches de lui géographiquement et spirituellement. Les paroles de l'Apôtre résonnent dans Notre cœur : « Qui est souffrant sans que je souffre aussi » (2 Co 2, 29).

 

Solidarité ecclésiale dans l'épreuve

 

Mais pourquoi vous dire cela, Chers visiteurs ? Parce que vous êtes venus Nous voir pour Nous connaître un peu de près, pour regarder dans Notre cœur et lire dans Nos sentiments les senti­ments de l'Eglise. Eh bien, en s'exprimant ainsi, l'Eglise mani­feste un aspect fondamental de sa Constitution, celui qui la dé­finit comme une « communion » ; c'est-à-dire une société sem­blable à un corps, dans laquelle — toujours selon saint Paul — « si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui » (1 Co 12, 26). Ainsi est l'Eglise, une société dont la charité est le principe vital, la loi de ses sentiments et de ses actes ; et il ne doit pas vous déplaire qu'une vérité si grande, si originale, et si chrétienne vous soit rappelée ici.

Et Nous vous parlons encore ainsi pour trouver un réconfort dans ce malheur, en constatant que les manifestations de bonté et de fraternité se sont multipliées, tout de suite et de la part de tous, autour de ces populations affligées: de la part des autorités civiles d'abord, et puis de tous ceux qui ont la possibilité d'appor­ter quelque secours. Nous les en félicitons Nous-même qui, malgré la limite de Nos moyens, n'avons pas voulu Nous abstenir d'ac­complir un devoir que les proportions mêmes du désastre rendent commun à tous. Cette grande affliction Nous a confirmé, par de nouveaux signes, la sensibilité humaine et chrétienne d'un peuple qui, dans les grandes épreuves, manifeste plus que jamais son unité spirituelle et sa prompte générosité ; et Nous ne doutons pas que, vous aussi, avec la compassion des âmes nobles, vous ne vouliez faire quelque chose pour soulager généreusement ceux qui souffrent et pleurent.

 

Souffrance transcendée et féconde

 

Et Nous avons ainsi l'occasion de vous rappeler que l'incom­préhensible fatalité de semblables catastrophes ne doit pas être un motif de rébellion intérieure contre la conception d'un ordre bon et sage qui survit à notre vie éphémère et fragile. De tels évé­nements doivent, au contraire, nous inciter à toujours bien em­ployer cette vie, et à découvrir dans la souffrance une source de grandeur supérieure et de rédemption transcendante. Pour le chré­tien tout peut servir au bien. Affirmer ce mystérieux optimisme ne veut pas dire que nous soyons artificiellement insensibles ou sottement stoïques devant la tragédie de certaines situations angoissantes de l'existence humaine, mais que notre cœur s'ouvre pour comprendre cette tragédie, la partager et la consoler. Notre enseignement nous vient de la croix.

Ainsi, en ayant une pensée affectueuse et une prière fraternelle pour les victimes du tremblement de terre de Sicile, mortes ou vivantes, et pour tous ceux qui, dans le monde entier, souffrent et meurent, notre cœur s'enrichira d'un sentiment chrétien, lourd de bonté et de grandeur, que Nous voulons encourager et valoriser par Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

24 janvier 1968

LA RENCONTRE ŒCUMENIQUE SE FERA DANS ET PAR LA CHARITE

 

A l'occasion de la Semaine de prières pour l'Unité, le Saint-Père développe l'indispensable rôle de la Charité dans la rencontre et le dia­logue œcuméniques.

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Nous aussi, en cette semaine consacrée à la réflexion et à la prière pour l'union des chrétiens dans l'unique Eglise du Christ, Nous vous dirons un mot, simple et bref, sur ce problème de l'œcuménisme qui a pris d'immenses proportions dans les études, les paroles, l'activité des catholiques et des autres frères  un mot jailli de l'intimité de Notre vie spirituelle personnelle ; une con­fidence de père à ses fils que vous êtes, vous qui venez à Notre audience hebdomadaire.

 

L'œcuménisme, aliment de charité

 

Nous vous dirons que ce mouvement œcuménique a été pour Nous un stimulant très fort et — Nous l'espérons — très bienfai­sant pour la charité, cette vertu qui est la reine de tout le système moral chrétien, qui résume aussi la mission pastorale envers toute l'Eglise et toute l'humanité, selon le charisme et selon le mandat confiés par le Christ à Pierre, et donc à Nous aussi, son indigne mais authentique successeur.

Qu'on ne croie pas que parler d'un accroissement de charité dans le cœur du Pape soit une formule banale de rhétorique ou que cela porte tort à cette plénitude de charité présupposée et requise par son office même de « presidens in charitate », reconnu à l'Eglise de Rome, dès le début du second siècle, par saint Ignace d'Antioche. Nous avons toujours médité sur le fait que le Christ a demandé (dans le célèbre passage du dernier chapitre de l'Evan­gile de saint Jean) à Simon-Pierre — non pas une fois mais trois fois — s'il l'aimait, si même il l'aimait plus que les autres disciples (21, 15 et s.), comme pour indiquer la possibilité et la nécessité d'un progrès dans l'amour que lui devait l'Apôtre qui avait été choisi pour paître le troupeau du Seigneur. Personne ne peut dire qu'il aime assez Jésus-Christ, et moins que quiconque celui que par un mystérieux dessein il invite et stimule à l'aimer, plus que tout autre.

 

Une séparation longue et douloureuse

 

Voilà pourquoi Nous croyons louer le Seigneur en disant qu'il Nous a semblé que Nous grandissions dans la charité en étudiant et en expérimentant l'œcuménisme tel que le récent Concile nous l'a enseigné. Chacun sait que notre œcuménisme est d'abord une question de charité : de charité envers ces frères qui portent déjà le nom de chrétiens et nous sont unis par la régénération commune d'un même baptême et par la profession de certaines vérités fondamentales de la foi, mais qui sont cependant différents de nous parce que nous ne nous identifions pas complètement dans l'in­tégrité d'une même foi comme cela serait nécessaire, et que, en conséquence, nous ne participons pas d'une façon unitaire et par­faite à la communion de l'unique Eglise.

Les origines de ces déchirements et de ces séparations, les controverses doctrinales et pratiques qui en découlèrent, la crainte que l'accoutumance à parler et à vivre ensemble n'engendrât la con­fusion des idées et n'aboutît à l'indifférence religieuse, ainsi que tant d'autres raisons, accrurent tellement la méfiance et la polé­mique, de part et d'autre, que la charité était devenue impossible, sinon dans le cœur et dans le désir, du moins dans sa manifesta­tion pratique sous forme d'un effort de réconciliation collective. Les positions respectives des catholiques et des frères séparés ont été pendant longtemps étudiées plus pour se défendre et s'affirmer différents que pour se rapprocher et se rejoindre. La charité manquait.

Et la charité manquait aussi parce qu'on était convaincu qu'elle ne suffisait pas pour produire cette union complète qui doit avoir pour fondement une foi égale et une adhésion concrète à cette communauté visible et organique, méritant pleinement d'être appelée Eglise du Christ. Nécessaire, insuffisante à elle seule pour rétablir l'union, la charité reste encore timide et incertaine dans ses expressions œcuméniques envers les frères séparés, avec lesquels nous voudrions sincèrement rétablir des rapports de pleine unité. Mais elle est nécessaire, primordiale et essentielle pour se mettre sur la bonne voie conduisant vers la solution, toujours complexe et difficile, du problème œcuménique, dans le sens que nous esti­mons unique et nécessaire.

Et c'est la raison pour laquelle nous voulons faire de l'œcumé­nisme conciliaire un exercice nouveau, original et généreux de charité. En réalité un tel exercice exige humilité, générosité, morti­fication de l'égoïsme personnel, renoncement au prestige propre, amour vigoureux ; et tout cela à quel degré ! Nous le disons pour Nous, et Nous le disons également pour tous ceux, pasteurs et fidèles, qui ont à cœur le rapprochement avec ces frères séparés que nous avons fini par appeler nos frères très chers. Ces paroles de saint Paul résonnent sans cesse dans nos cœurs : « La charité est patiente ; la charité est serviable ; elle est sans envie ; la cha­rité est sans jactance et ne se fait pas valoir ; elle ne fait rien d'in­convenant, ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal, etc. » (7 Co 13). Paroles belles mais fortes qui exi­gent un changement dans notre psychologie et un renouvellement de notre énergie morale.

 

L'heure de la charité ?

 

Il Nous faut dire maintenant que Nous commençons à éprouver la joie que la charité porte en elle. Quelle joie pour Nous de lever le regard vers les champs des Eglises et Communautés chrétiennes séparées de Nous, de pouvoir les contempler, aujourd'hui plus que jamais, avec amour, avec le nouvel amour que l'Esprit-Saint répand sur l'humanité qui adhère au Christ, de pouvoir dire enfin à tous ces frères que Nous, oui Nous, le Pape de Rome, Nous les aimons, Nous les estimons et les bénissons ; et quelle joie de voir que de ces champs « qui déjà blondissent pour la moisson » (Jn 4, 35), de toute part Nous parviennent des messages d'amitié, de bonté, d'espérance, qui font battre Notre cœur d'émotion et de reconnaissance.

Charité, charité! Serait-ce ton heure ? Fils très chers, faisons tous en sorte d'être dignes d'en préparer les voies. Prions, aimons, travaillons pour que la charité soit dans nos cœurs et puisse opé­rer le prodige de son triomphe ! Apportons à l'œcuménisme catho­lique l'attention et l'adhésion qu'il mérite ; relisons et méditons le dernier article du décret conciliaire sur l'œcuménisme (n. 24) et faisons nôtre son programme. Que le Seigneur nous bénisse tous !

 

 

 

31 janvier 1968

L'AME DE TOUT APOSTOLAT

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Nous sommes obligés de Nous répéter ; Notre pensée, suivant un fil conducteur, peut sembler parcourir un chemin mono­tone, même si elle progresse.

Permettez-Nous donc de revenir, une fois encore, sur cette affirmation de principe, confirmée par le Concile, selon laquelle tout chrétien doit être apôtre ; tout fidèle doit être membre actif de l'Eglise ; tout laïc catholique a le droit et le devoir de rendre témoignage du royaume de Dieu et de travailler à son extension.

 

Devoir du témoignage pour tout chrétien

 

Personne, aujourd'hui, ne peut contester ce critère de la vie chrétienne. En ce moment historique précisément, où le sentiment religieux s'affaiblit et s'éteint dans de larges couches de la popu­lation, où la sécularisation, le laïcisme, la négation de Dieu, sans références ultérieures ou supérieures, semblent choses acquises dans la mentalité moderne, l'Eglise non seulement se présente au monde dans la plénitude de sa conscience religieuse, dans la fer­veur du renouveau de sa foi religieuse, de son authenticité évangélique, de sa structuration hiérarchique et communautaire, mais encore elle exige que chacun de ses fils lui soit uni dans la totalité d'une nouvelle fidélité, celle du rayonnement apostolique. Cette mobilisation générale des forces chrétiennes, à laquelle l'Eglise du Concile a donné une forme officielle, pourrait apparaître comme une réaction paradoxale, presque illusoire ou téméraire. Et il en est bien ainsi, en réalité. L'Eglise s'est mise « en état de mission », pour employer une expression utilisée par le cardinal Suenens, dans un livre paru peu avant le Concile. C'est bien ce qui apparaît à l'observateur de la vie apostolique, animant les membres de l'Eglise depuis plus d'un siècle ; c'est bien ce qui apparaît à celui qui ac­cepte la voix du Concile et voit en elle l'épilogue de l'expérience spirituelle et de l'histoire vécues par l'Eglise en notre temps, et — dans le même moment — le début d'une nouvelle période spi­rituelle et historique du catholicisme, celle du siècle prochain ; c'est bien ce qui apparaît à qui est attentif aux signes des temps et écoute « ce que l'Esprit dit aux Eglises » (Ap 2, 6).

Ici, deux questions se posent. A la première, chacun répondra dans le silence de sa conscience : si nous considérons la réalité con­crète de notre vie, dans quelle mesure cette doctrine théorique et pratique nous influence-t-elle personnellement ? C'est-à-dire : com­ment répondons-nous effectivement à la vocation à l'apostolat qu'aujourd'hui l'Eglise adresse à chacun de ses fils, à tout laïc qui veut lui être fidèle ?

 

L'obstacle de la timidité

 

Et voici la seconde question : quelles sont les racines intérieu­res de l'apostolat ? Cette question n'est pas nouvelle, mais elle est toujours d'actualité. L'apostolat exige une psychologie et une for­mation. Ce ne sont pas là des réalités faciles, pouvant se réduire à une attitude extérieure ou à un conformisme, cédant à une mode sociale. L'apostolat est difficile, intérieurement plus encore qu'extérieurement. Le premier et grand obstacle auquel il se heurte est la timidité, l'inexpérience, le légitime respect humain qui retient de parler de ce que l'on ne connaît pas bien ou que les autres connaissent mieux que nous, qui pousse à prendre devant autrui des attitudes qui ne seraient pas naturelles ou opportunes, de sorte qu'au lieu d'être édifiés et convaincus, ils pourraient rire d'un zèle maladroit ou intempestif.

Certains, comme par instinct, aiment s'exposer en public. L'art d'exposer ses propres idées est devenu assez commun dans le milieu sociologique moderne. Les vocations aux professions, dites des communications sociales, où l'on s'adresse au public, se mul­tiplient. Mais abstraction faite du danger que cette facilité de s'adresser au public devienne un métier, et qu'on la mette au service d'une cause qui ne mérite pas un véritable dévouement, et tout en accordant l'estime qui lui est due à cette facilité d'exprimer sa pensée, soit par la parole soit par l'écriture, nous devons re­connaître qu'elle n'est pas le privilège de tout le monde. Souvent il s'agit plus d'un don naturel que d'une qualité acquise, même s'il est toujours vrai que « l'on naît poète mais on devient orateur ». Et la question qui nous intéresse, en ce moment, est précisément de savoir comment on devient orateur et, dans notre cas, comment on devient apôtre.

Les réponses sont diverses et intéressantes. L'histoire de l'Eglise est remplie de magnifiques exemples, où des âmes peu douées, timides et réticentes au dynamisme de l'apostolat, se sont méta­morphosées au point de devenir des ouvriers de l'Evangile cou­rageux, perspicaces, persévérants et intrépides. N'en voyons-nous pas un exemple caractéristique chez les premiers apôtres, que Jésus avait appelés à prêcher son Royaume et à répandre son Eglise dans le monde ? Et ne trouvons-nous pas dans l'hagiographie catholique de multiples confirmations de cette prodigieuse pos­sibilité, qui, par la vertu divine, fera que les pierres mêmes crie­ront la royauté messianique du Christ ? (cf. Lc 19, 40).

 

L'âme de tout apostolat

 

La réponse à Notre question : « comment devient-on apôtre ? » est du reste déjà donnée par une abondante littérature ascétique. Rappelons-nous seulement l'ouvrage célèbre de Dom Chautard : l'Ame de tout apostolat, encore actuel dans ses affirmations fon­damentales qui nous portent à rechercher les racines intérieures de l'apostolat extérieur. L'apostolat est un phénomène de débor­dement spirituel et personnel : par l'exemple, la parole, l'action, on déborde de soi-même sur le monde extérieur et le milieu so­cial. On ne peut pas être vraiment apôtre si l'on n'a pas une vie intérieure personnelle, profonde et ardente.

Le Concile nous le dit (cf. Ap. Act. 4, etc.). Ici, Nous pourrions faire de longues considérations. Nous Nous bornerons à certains points très brefs. Pour être apôtres, comme l'Eglise veut qu'aujour­d'hui nous le soyons tous, laïcs y compris, il faut aimer passionnément Jésus-Christ, l'aimer personnellement, en vérité et en pléni­tude. L'apostolat est un amour qui déborde, qui éclate, qui se ré­pand en témoignages et en actions. Comment cela se réalise-t-il ? Par l'action, l'impulsion et la grâce du Saint-Esprit qui jaillit de l'intimité de la parole de Dieu, écoutée, méditée et vécue. Et en­fin l'apostolat découle de la force mystérieuse du « mandat » de l'Eglise. On ne peut pas être apôtre de son propre mouve­ment, si l'on n'a pas reçu, sous une forme quelconque, mandat de l'autorité de l'Eglise, mandat qui oblige et rassure.

Lorsque ces conditions se réalisent dans une âme, l'apostolat devient facile et victorieux. Elles sont les racines où il trouve son origine et puise sa force.

Nous vous le rappelons, bien que vous le sachiez déjà ; Nous vous le recommandons, afin que chacun, selon vos possibilités, vous soyez vraiment des apôtres du Christ dans l'Eglise de Dieu et dans le monde moderne, avec Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

7 février 1968

L'APOSTOLAT COLLECTIF : MEILLEURE FORME DU TEMOIGNAGE

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Une des lumières que le Concile projette sur l'Eglise, Nous l'avons déjà répété, c'est la vocation de tout fils fidèle de l'Eglise à répandre sa foi, sa vitalité chrétienne, sa plénitude inté­rieure qui lui vient de son insertion dans le Corps Mystique du Christ ; c'est sa vocation à l'amour du Royaume de Dieu, à ce témoignage religieux et moral qui dépasse sa personnalité, à ce besoin de communiquer aux autres le trésor de vérité et de grâce qu'il possède. Et cette vocation, nous l'appelons aujourd'hui com­munément : apostolat. Le laïc, quelle que soit sa condition, est appelé lui aussi à cette prise de conscience, à cette activité. Il convient d'insister sur ce principe parce que c'est de lui que dé­coule, en grande partie, le renouveau, le progrès que le Concile a voulu apporter à l'Eglise. L'apostolat n'est pas seulement une manifestation extérieure ou sociologique. C'est une exigence in­térieure, spirituelle, qui tire sa raison d'être du mystère même de l'Eglise à laquelle le chrétien appartient. Mais comment cette exigence s'exprime-t-elle et se réalise-t-elle ? Sous deux formes fondamentales, comme nous l'avons déjà dit : l'une individuelle, l'autre organisée (cf. Ap. Act. n. 15 s.).

Nous vous invitons à fixer un peu votre attention, aujourd'hui, sur cette seconde forme d'apostolat : l'apostolat organisé.

 

Les objections faites à l'apostolat organisé

 

Ce qualificatif suscite ordinairement un sentiment de défiance, de répulsion, et parfois même d'ennui. Entrer dans une organi­sation ne plaît pas à tous. Beaucoup préfèrent demeurer libres. Se mettre en cercle ou en file, avec d'autres pour faire de l'apos­tolat, déplaît facilement. Si cependant on accepte de le faire ou de le subir au nom d'un idéal, on éprouve assez communément l'impression que cet idéal devient prosaïque, qu'il perd de son élan, tourne au formalisme ou à la contrainte, se dilue dans des formes conventionnelles, pédantes et pesantes ; on a l'impression que l'on crée de la bureaucratie, des hiérarchies, de l'extériorité, toutes choses qui, bien souvent, ne plaisent pas. L'apostolat organisé apparaît comme un appareil encombrant, sans spontanéité ni génie, qui parfois s'intéresse davantage à l'organisation en elle-même qu'à ses fins essentiellement apostoliques, recherchant le nombre, la puissance, sans paraître répondre au goût de notre temps. Voilà ce que l'on dit. Et en retournant ces objections dans leur esprit, beaucoup refusent de s'inscrire, d'adhérer à des formes d'apostolat tant religieux que caritatif, moral et social, en disant qu'ils préfèrent le bien qui ne fait pas de bruit, mais qui, en réalité, ne comporte ni peine ni discipline, ni engagement ni ennui.

Un tel état d'esprit présente des aspects dignes de respect et de considération, soit parce qu'il revendique la légitimité de l'apos­tolat individuel, soit parce qu'il refuse les défauts que l'apostolat collectif peut engendrer...

Mais soyons sincères, n'est-ce pas sous la forme organisée que toute activité naturelle se développe et s'affirme ? « L'homme est sociable par nature », rappelle le Concile (ibid. n. 18). Mais ce qui compte le plus pour nous, c'est le fait que, « l'apostolat organisé correspond bien à la condition de la nature humaine et chrétienne des fidèles ; il présente en même temps le signe de la communion et de l'unité de l'Eglise dans le Christ qui a dit: « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux » (Mt 18, 20). C'est pourquoi les chrétiens exerceront leur apostolat en s'accor­dant sur un même but. Qu'ils soient apôtres, tant dans leurs com­munautés familiales que dans les diocèses qui expriment, en tant que tels, le caractère communautaire de l'apostolat ; qu'ils le soient aussi dans les groupements libres, au sein desquels ils auront choisi de se réunir. L'apostolat organisé est aussi très im­portant parce que souvent, soit dans les communautés ecclésiales, soit dans les divers milieux de vie, l'apostolat requiert une action d'ensemble » (Ibid. n. 18).

 

L'amitié dans l'apostolat

 

Nous estimons qu'il n'est pas nécessaire d'en dire davantage sur ce point, parce que, au fond, tout le monde est convaincu que pour accomplir un apostolat qui ne soit pas purement occasionnel et privé, il faut se grouper avec d'autres personnes ayant les mêmes sentiments. Voilà pourquoi l'amitié, entendue comme une façon de faire le bien, peut être un excellent apostolat ; notamment parce que l'amitié se fonde sur des affinités spirituelles spontanées qui procurent agrément et ferveur, excitent l'imagination et faci­litent les tentatives d'apostolat que, peut-être, de soi, personne n'oserait entreprendre. Cet apostolat par l'amitié, Nous le recom­mandons comme une méthode, comme une formation à la charité conquérante et doublement bienfaisante, pour qui l'exerce et en re­çoit les fruits; Nous le recommandons aussi comme une interpré­tation authentique de cette charité.

Combien de bonnes œuvres sont nées ainsi ! Les Conférences de Saint-Vincent de Paul, par exemple, n'ont-elles pas eu cette origine ? Et combien de familles religieuses qui ont vu le jour, à partir d'un petit groupe d'amis ! Nous en avons un exemple remar­quable avec la Compagnie de Jésus. Et combien d'Instituts reli­gieux et séculiers modernes ont une origine analogue ! Certaines institutions, aujourd'hui célèbres et en plein essor, ne retour­nent-elles pas à l'inspiration première de leur fondation, c'est-à-dire à de petits groupes associés dans la charité et le désir de servir la cause du Christ ? Leurs vertus communautaires ont fait leur force et leur succès, elles ont donné à l'apostolat catholique une fécondité surprenante. Nous les observons avec satisfaction, Nous les encourageons et Nous les bénissons.

 

La tentation de fractionner l'Eglise

 

La multiplicité de ces institutions révèle combien est grande la liberté d'initiative au sein de l'Eglise et quelle richesse de choix s'offre au fidèle de bonne volonté, désireux d'exercer son apostolat sous une forme qui lui plaise, en compagnie de frères qui lui sont proches à divers titres : esprit, goût, langue, méthode, connaissance personnelle, expérience. Ce particularisme, ces préférences com­portent un pluralisme que l'Eglise permet et protège (cf. ibid. n. 19). Ils ne doivent pas cependant se traduire en égoïsme spiri­tuel, ils ne doivent pas conduire à regarder d'en haut les autres groupes ou l'ensemble des fidèles, mais ils doivent être éclairés et guidés par le « sens de l'Eglise », par l'amour envers tous les frères, par le devoir de l'unité hiérarchique et communautaire pro­pre à l'Eglise catholique. La tentation de fractionner l'Eglise en partis, en cénacles clos, en groupes antagonistes, en sociétés secrètes, en factions autonomes, est aussi ancienne que le christianisme. Ce­lui-ci est toujours menacé d'altérer, et même d'oublier ce qui le constitue, c'est-à-dire l'association dans la même foi et dans la même charité. Saint Paul ne l'écrivait-il pas aux Corinthiens dès les premières années de l'Eglise naissante (en 57) ? : « Je vous en prie, frères..., qu'il n'y ait point parmi vous de divisions ; soyez étroitement unis dans le même esprit et dans la même pensée ... Chacun de vous dit : « Moi, je suis à Paul » — « Et moi à Apollo » — « Et moi à Céphas » — Et moi, conclut Saint Paul, au Christ » (1 Co 1, 10-12).

Et, en vous rappelant ces paroles, Nous vous bénissons tous cordialement.

 

 

 

14 février 1968

ACTION CATHOLIQUE ET HIERARCHIE

 

Chers Fils et Chères filles,

 

Parlons de l'apostolat, de l'apostolat des laïcs, de cette voca­tion qu'aujourd'hui l'Eglise veut éveiller dans la conscience de chaque fidèle, de chacun de ses fils, et notamment de ceux qui n'ont pas été appelés au sacerdoce ou à la vie religieuse, mais simplement à être de bons chrétiens, vivant dans le monde, de ces chrétiens que nous appelons « laïcs ». A ces fils, l'Eglise adresse un appel qui est conforme tant à leur caractère laïc qu'à leur caractère chrétien : l'appel à témoigner, à militer en qualité de baptisés et de confirmés, à servir la cause de Dieu, à collaborer à la mission apostolique qui est propre à la hiérarchie de l'Eglise. Avez-vous entendu cet appel, très chers fils ? Il ne comporte pas seulement des devoirs, mais aussi des droits, une dignité, des fonctions. Il confère à la personnalité du chrétien, également au laïc, une plénitude d'adhésion qui a une double vertu : d'abord parfaire, sanctifier, et ensuite transmettre aux autres, aux frères proches ou lointains, tel ou tel don du Royaume de Dieu, comme l'attrait du bien, l'amour de l'Eglise, une foi vivante, la compré­hension des besoins des autres et le désir d'y subvenir.

 

L'apostolat non organisé

 

Les formules selon lesquelles s'exprime cet appel sont nom­breuses, et, en conséquence, nombreuses aussi les formes selon lesquelles on peut y répondre. Nous l'avons déjà dit, ces formes se multiplient, de nos jours. Un peu partout, on voit apparaître des groupes, qui se disent non organisés, c'est-à-dire sans lien précis d'association, réunis par des affinités tenant au milieu de vie et par une volonté spontanée d'agir sur le plan chrétien. Leurs résultats sont souvent très beaux et très généreux, mais ils restent indépendants de la communauté ecclésiale ; parfois ils éprouvent quelque réticence à s'associer à des structures présidées par l'autorité de l'Eglise. A ces mouvements libres qui se consa­crent au bien, à la culture, à l'apostolat, on doit reconnaître des mérites particuliers, entre autres celui de favoriser l'expression innée de certaines catégories ; d'apprendre spécialement aux jeu­nes à s'affirmer sur le plan moral et spirituel, en dépassant les limites souvent étroites, confortables et attrayantes de l'égoïsme, de l'Esprit grégaire, de l'indifférence à l'égard de la grande et suprême cause du Royaume de Dieu. Si l'esprit de critique envers les frères et envers les pasteurs de la communauté ecclésiale n'isole, n'annihile ou ne déforme ces groupes, ils peuvent, eux aussi, servir la cause catholique. C'est dans cette confiance et en formant ce vœu, que Nous leur exprimons Notre affectueuse sympathie et que Nous les bénissons.

 

Actualité renouvelée de l'Action Catholique

 

Mais Nous ne pouvons pas ne pas dire que le degré d'authenti­cité et d'efficacité de l'apostolat des laïcs (Nous parlons, en ce moment de la forme que revêt cet apostolat, non de la qualité des personnes qui l'exercent) se mesure aujourd'hui dans l'Eglise d'une façon précise par son lien avec la hiérarchie de l'Eglise, cette hié­rarchie à qui revient la responsabilité première et suprême de l'apostolat, la fonction pastorale première et suprême, en vertu de laquelle un frère est constitué guide et maître de ses frères, celui qui leur dispense les mystères sacrés. Dans le plan du salut, l'instrument premier et qualifié de l'apostolat qui reçoit du Christ son autorité et ses charismes, c'est l'évêque : il est l'apôtre par excellence, parce qu'il est successeur, héritier et repré­sentant des apôtres. Aussi celui qui reçoit de l'évêque statut, man­dat et directives pour l'exercice de l'apostolat, participe-t-il à la mission de salut de l'Eglise — dans la collaboration et la dépen­dance — au degré le plus haut et sous la forme la meilleure ; et il se trouve inséré dans cette magnifique organisation qu'est l'Action Catholique.

Ce thème de l'Action Catholique mériterait un long développe­ment. Mais, au cours de ces dernières décennies, les Papes, les évêques, des hommes éminents et sages en ont si abondamment parlé que Nous pouvons abréger et conclure.

Nous dirons seulement que l'apostolat de l'Action Catholique est plus que jamais d'actualité. Qu'on lise ce qu'en dit le Concile (Christus Dont. n. 17 ; Ap. Act. n. 20). Les pasteurs savent bien que si les laïcs sont libres d'y appartenir (l'Action Catholique est un mouvement de volontaires), ils ont cependant l'obligation de la con­server et de la promouvoir. Elle n'est pas un phénomène caduc qui a fait son temps, comme disent certains. Elle est un organe qui fait maintenant partie intégrante de la structure de l'Eglise. Et elle est tellement importante dans la situation historique actuelle qu'on se tromperait en la tenant en médiocre considération (cf. Ap. Act. n. 2). Nous ajouterons que certains des aspects v qui valent à l'Action Catholique des critiques ou des réserves, de la part de ceux qui lui sont étrangers ou ne voient pas ses charges et ses difficultés, constituent justement ses mérites les meilleurs : elle est un grand mouvement de laïcs très fidèles ; elle est organisée et permanente; elle est prompte à subvenir non pas à tel ou tel besoin de l'Eglise, mais à tous ; elle est, dans sa totalité, solidaire avec la hiérarchie, dont elle reçoit des instructions qu'elle appli­que et parfait avec son génie propre ; elle est unitaire et natio­nale ; elle est essentiellement et profondément religieuse. Elle reflète à sa façon les caractéristiques de l'Eglise : unité, sainteté, catholicité, apostolicité. Elle fait donc participer les laïcs qui ont l'intelligence et la générosité de lui appartenir au mystère d'union et de charité qui est propre à l'Eglise du Christ.

Ce qui revient à dire à chacun de vous : très chers fils, exami­nez si vous aussi vous êtes appelés à servir dans les rangs de cette pacifique armée. Si vous avez déjà cet honneur et cette chance, remerciez-en le Seigneur et efforcez-vous d'être dignes de cet appel.

Que Notre Bénédiction Apostolique féconde ces brèves pensées.

 

 

 

28 février 1968

CAREME ET RENOVATION SPIRITUELLE

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Aujourd'hui, Mercredi des Cendres, commence le Carême ; c'est une importante période liturgique qui se déploie avec une ampleur de formes, de prières, de rites, de pratiques ascétiques nombreuses, toutes choses que la voix du Concile recommande d'une façon particulière à l'estime de l'Eglise (cf. Sacrosanctum Concilium nn. 109 et 110).

 

Enseignement de la liturgie

 

Cette recommandation Nous vous l'adressons aussi, chers visi­teurs, en recourant, avant tout, à cette affirmation qui a valeur de principe général pour la vie chrétienne : « La liturgie de l'Eglise renferme une réserve énorme de pédagogie humaine, d'orientation chrétienne, de maîtrise de vie, et jusqu'à maintenant, on a usé de cette réserve d'une façon imparfaite » (Jungmann).

La liturgie nous apprend à vivre, elle nous fait vivre en hommes et en chrétiens, à condition qu'on la comprenne et qu'on y parti­cipe. Nous pourrions rappeler comment et avec quelle force elle nous oriente vers Dieu, comment elle nous unit au Christ, com­ment elle nous donne le « sens de l'Eglise ». Nous pourrions fa­cilement voir reflétées dans la célébration de la liturgie les pensées qui ont guidé nos entretiens hebdomadaires sur l'Eglise, sur la foi, et dernièrement sur le laïcat catholique. La liturgie est la vie du Corps Mystique en acte. Bien sûr, la vie spirituelle ne se limite pas à la participation à la liturgie (cf. Sacr. Conc. 12), mais celle-ci « est la source première et indispensable à laquelle les fidèles doi­vent puiser un esprit vraiment chrétien » (ibid. 14).

 

Prière, pénitence, parole de Dieu

 

Quels sont les termes de la liturgie de carême ? Ils sont très nombreux, tissent un long poème qui, à la fin, devient drame, tragédie et enfin triomphe dans la célébration du mystère pascal. Dans la liturgie du carême, comme dans une catéchèse, nous pou­vons trouver différents thèmes, et d'abord le thème de la véri­table condition humaine. Celle-ci nous est présentée à contre-jour, dans la lumière de Dieu qui, en se projetant sur l'homme, sa créa­ture et son chef-d'œuvre, fait apparaître ses ruines, son inquiétude, son partage entre la chair et l'esprit, sa déformation, son besoin de restauration et en même temps son incapacité de la réaliser, sa misère foncière, c'est-à-dire son péché et donc la nécessité pour lui d'être sauvé, racheté, appelé à une vie nouvelle. Cette triste réalité constitue la trame des autres thèmes de Carême. Une place primordiale y est donnée à la prière naissant d'une conscience affligée et humiliée que seule l'espérance dans le Christ sauveur et médiateur préserve du désespoir, préserve de ce cynisme, de ce vertige de l'absurde et de l'anarchie dans lesquels se manifeste souvent, de nos jours, la phénoménologie de l'esprit moderne. Et la prière s'accompagne de la pénitence, qui est l'expression d'une profonde amertume intérieure éprouvant le besoin de se traduire en signes extérieurs de repentir et d'expiation. Nous sa­vons que le jeûne du Carême interprétait avec une sévérité réa­liste ce besoin de la conscience convaincue de sa condition péche­resse. Or à l'exception du Mercredi des Cendres et du Vendredi-Saint, le jeûne n'est plus obligatoire (cf. Paenitemini, 2, 3). Mais l'obligation de la pénitence, à laquelle la liturgie du Carême nous exhorte tellement, demeure toujours et pour tous.

Autre terme de cette liturgie : la parole de Dieu. Il faut l'écouter d'abord dans un esprit de pénitence, mais tout de suite après nous est donné le premier élément de l'économie du salut: c'est dans la Parole de Dieu que nous est donnée l'annonce de la foi, de la miséricorde, des moyens de régénération qui nous sont offerts et d'abord le baptême. Les éléments baptismaux caractéri­sent la liturgie du carême ; ils imprègnent sa catéchèse, tant orale que rituelle. Nous rappeler notre baptême, c'est nous rappeler que nous sommes chrétiens, comment et pourquoi nous le sommes. Le Christ nous apparaît alors comme le centre de cette pédagogie liturgique ; non pas un Christ idéalisé et vague, mais le Christ dans la double réalité de son apparition historique se terminant par sa passion et sa résurrection ; et le Christ dans la réalité de sa mission de salut. En nous faisant participer sacramentellement à sa vie humaine et divine, il nous donne une vie nouvelle : la grâce, l'Esprit-Saint qui nous rend vivants et chrétiens.

Tel est le cadre du Carême. Nous ne devons pas l'oublier ; nous ne devons pas nous contenter de jeter sur lui, du dehors, un regard distrait et fugitif. La pédagogie liturgique est existentialiste, pour­rait-on dire ; elle tend à devenir une réalité humaine, personnelle, à attirer chacun de nous par son charme salutaire qui nous montre le caractère illusoire de tant d'autres charmes des sens et du monde et qui nous porte à vivre dans la réalité du Christ.

Que ferons-nous pendant ce carême qui commence aujourd'hui ? A vous de répondre à cette question, mais Nous avons confiance que votre réponse sera consciente et courageuse, comme vous y encourage Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

13 mars 1968

LE VRAI VISAGE DE L'EGLISE

 

Chers Fils et Chères Filles, Nous saluons nos visiteurs, spéciale­ment les groupes de jeunes, par cette question : quelle est votre impression intime, en vous trouvant réunis dans cette basilique ? Nous ne parlons pas de l'impression esthétique que chacun peut éprouver devant cette église monumentale dont la richesse historique et artistique n'est pas toujours facilement perçue, mais plutôt du rapport subjectif existant entre vous dans ce temple. Vous sentez-vous, ici, comme des hôtes de passage, des étrangers, des touristes qui visitent un musée, intéressant certes, mais sans rapport avec la vie ; ou bien vous sentez-vous ici chez vous, comme si cette basilique avait été construite spécialement pour vous, pour vous accueillir et vous parler, pour susciter en vous des sentiments de foi, de piété, d'unité ? Et cette question, qui se pose ici plus nettement que partout ailleurs, nous l'appliquerons à l'Eglise en général, à la société religieuse de ceux qui croient et qui prient, cette société que nous appelons spécialement l'Eglise : quelles sont vos dispositions par rapport à elle ? Si vous êtes baptisés, si vous êtes catholiques — vous le savez — vous appartenez à l'Eglise, vous êtes membres de cette société religieuse à la fois visible et spirituelle qui constitue le « Corps Mystique » du Christ. Eh bien, permettez-moi d'insister, quelle conscience avez-vous de l'Eglise ?

 

L'Eglise est-elle incompréhensible pour le monde d'aujourd'hui?

 

Est-il facile de répondre à cette question ? Non, ce n'est pas facile, parce que si vous vous demandez quelle idée vous vous faites de l'Eglise, vous vous heurtez tout de suite à cette difficulté que l'Eglise se présente revêtue d'images, de formes, de signes peu compréhensibles. Que signifient ses rites, ses vêtements, ses paroles, ses ministres, ses formes de vie ? Il semble que l'Eglise parle un langage incompréhensible. On regarde, on écoute, mais si l'on ne comprend pas, où est l'intérêt ? L'Eglise donne, elle-même, l'impression d'être étrangère à son temps. On la juge comme un phénomène anachronique d'une autre époque. Ou bien on la juge faite pour un petit nombre d'initiés, excluant, comme l'anti­que temple païen (odi profanum vulgus, et arceo), le peuple et par dessus tout la jeunesse, tout entière tendue vers d'autres objectifs, vers d'autres intérêts, fort compréhensibles et attrayants. On dit volontiers : l'Eglise, qui intéresse-t-elle ? Elle est un monde fermé à la mentalité de notre temps. Et ce sentiment, qui la rendrait étrangère au monde, ne s'accompagne-t-il pas facilement de dé­fiance, d'hostilité, d'antipathie, ou du moins d'indifférence ? Il est tellement facile d'adopter la mentalité laïque pour échapper à certains grands problèmes religieux et moraux ! Il est plus facile de ne pas croire que de croire.

Eh bien ! la visite que vous faites à cette basilique, image de l'Eglise, et à celui qui vous y accueille, le Pape, vous invite et vous aide à réfléchir. Oui, c'est vrai, tout ce que l'on voit ici n'est pas facilement compréhensible : tout cela est difficile. Mais il est éga­lement vrai que tout ce que l'on voit ici a une signification. Tout est signe, tout est symbole ; tout parle ; tout incite à s'élever au dessus du monde sensible, et pour cela il faut de l'intelligence. Cette observation devrait déjà suffire à vous inspirer (spéciale­ment à vous, étudiants, qui en êtes à la période de formation de votre pensée) un peu de respect et de sympathie. Il y a beaucoup à découvrir ici, abondante matière à réflexion et, si vous voulez faire appel à votre intelligence, vous devrez vous dire que l'Eglise — aussi bien cette construction matérielle que ce mystérieux édi­fice spirituel qu'elle constitue — est une grande invitation, un grand stimulant à penser, à comprendre, à aller au-delà de l'expérience sensible et scientifique pour élever la raison vers des conquêtes plus hautes que seules la parole révélée de Dieu et la foi qui y correspond peuvent atteindre. Le premier degré de la conscience ecclésiale n'éloigne donc pas la mentalité moderne, si celle-ci veut se caractériser par le développement de l'intelligence hu­maine, mais il se rencontre avec elle et il l'élève vers des sommets bien dignes d'elle.

 

Dans l'Eglise chacun est chez soi

 

Le cadre sensible et spirituel qui nous entoure nous appelle à d'autres hauteurs auxquelles nous pouvons facilement accéder à condition que nous y prêtions attention. Celui-ci par exemple : pour qui est fait, pour qui est présent ce que j'observe ici ? Chacun peut répondre d'un cœur tranquille : pour moi. Oui, dans l'Eglise (Nous passons toujours de la signification sensible de l'Eglise, construction matérielle, à sa signification spirituelle de société de croyants), chacun est aimé. Celui qui entre dans l'Eglise entre dans une atmosphère d'amour. Que personne ne dise: je suis ici étranger. Mais que chacun dise : je suis ici chez moi. Si je suis dans l'Eglise, je suis dans la charité. Ici je suis aimé, parce que je suis at­tendu, accueilli, respecté, instruit, entouré de soins, préparé à cette rencontre inestimable, la rencontre avec le Christ, qui est la voie, la vérité et la vie. Pour rencontrer vraiment le Christ, il faut l'Eglise. Et si votre attention se fait plus vive, vous vous entendrez peut-être appelés par votre nom ; oui, par votre nom personnel, parce que, dans l'Eglise, le Christ engage avec ceux qui le suivent un dialogue mystérieux, un dialogue qui ne trompe pas. L'Eglise est le bercail du Christ où le Bon Pasteur, comme dit l'Evangile, fait entendre sa voix. L'Eglise est l'auditoire du Christ. Tout fidèle peut y percevoir le sens et la valeur de son existence, s'y sentir appeler à une mission qui lui est propre, à une destinée, à la fois humaine et sur­humaine.

Arrêtons ici ce simple discours, mais non sans répondre à la question que nous avons posée au début. L'impression que vous devez emporter de cette audience, c'est que vous êtes placés à un des niveaux les plus heureux pour contempler le panorama de la vie et pour rencontrer celui qui l'illumine tout entière : le Christ Nôtre-Seigneur.

C'est en son nom, très chers fils, que, de tout cœur, Nous vous bénissons.

 

 

 

19 mars 1968

BIENFAITS DE LA FOI ET DEVOIRS QU'ELLE IMPOSE

 

A l'issue de la messe qu'il a célébrée dans la basilique Saint-Pierre, à l'occasion de la -fête de Saint Joseph, le Saint-Père, ayant d'abord salué longuement un pèlerinage de 6500 piémontais, s'est adressé à l'ensemble de l'assis­tance pour traiter un des aspects de la vertu de foi.

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Et maintenant que vous dire ? Notre cœur déborde de sujets qui mériteraient de longs développements. Mais Nous devons Nous borner à des paroles très simples et très brèves. En effet, Nous ne voulons pas perdre l'occasion que Nous offre un auditoire exceptionnel comme le vôtre.

Nous vous invitons à fixer votre pensée sur deux questions. Et d'abord, que pouvons-nous recevoir de la foi ? Que nous don­ne-t-elle ? Cette question correspond à l'esprit utilitaire qui ca­ractérise notre temps. On parle toujours de valeurs. Notre men­talité est déterminée plus par ce qui vaut que par ce qui est; dans le domaine religieux, plus par ce qui vaut que par ce qui a sur nous des exigences et qui mériterait d'être considéré en tout premier lieu, parce que correspondant à nos intérêts supérieurs. A quoi sert la foi ?

 

Un obstacle ?...

 

Vous savez combien sont irréfléchies et négatives les réponses que tant de gens donnent à cette question. Certains répondent, avec un simplisme désastreux : elle ne sert à rien. D'autres (et ils sont nombreux) raisonnent d'une façon plus dangereuse encore et répondent : non seulement la foi ne sert pas à l'homme moderne, mais elle est un obstacle à sa libération, elle freine sa recherche scientifique, elle oblige à respecter un passé que l'on voudrait oublier et ensevelir, elle oblige à des pratiques rituelles incompré­hensibles et inutiles, etc. N'est-ce pas ainsi que l'on pense dans beaucoup de milieux, dans le monde du travail comme dans celui de la culture ou des affaires ? Oui, hélas ! Mais cette mentalité est-elle raisonnable ? Pourquoi ne pas croire ? Et ici se pose un problème grave et délicat, celui de la nature de la foi, de sa genèse et de son aspect le plus mystérieux, bien qu'il soit le plus beau: la foi est un don de Dieu ; son développement implique donc une double liberté : la liberté très haute de Dieu et notre liberté personnelle. La seule évocation de cet aspect de la foi nous invite à courber humblement la tête, en repensant à cette parole de saint Paul : malheureusement, « tous n'ont pas obéi à l'Evangile » (Rm 12, 16).

La foi est offerte à tous, mais tous ne l'accueillent pas. Cepen­dant, compte tenu de cette possibilité attristante que la foi soit rejetée, nous pouvons franchement porter un jugement de valeur sur la foi. A quoi sert la foi ? Que nous donne-t-elle ? Rappelez-vous, Frères et Fils très chers, la réponse que chacun de nous, en recevant le baptême, a donné au ministre qui nous demandait : « Que vous donne la foi ? », « la vie éternelle », avons-nous répondu. Si cette réponse est vraie — et elle l'est — quel bien plus désirable et plus grand peut être promis à la foi ? Ici les apologistes devraient parler et nous dire tous les biens que la foi nous donne, non seulement dans la vie éternelle, mais aussi dans la vie terrestre. Nous laissons ce bilan à votre réflexion.

 

... Ou une certitude

 

Qu'il suffise de dire que la foi assure à l'homme cette confiance dans la pensée, dans la vérité, que l'esprit humain laissé à lui-même (après avoir accusé la foi d'illogisme) ne trouve plus en lui. La foi est la lumière de la vie et s'il ne lui appartient pas de ré­soudre les problèmes de la spéculation scientifique et philosophi­que, loin de mettre obstacle à leur solution rationnelle, elle leur apporte la certitude de ses enseignements supérieurs. La foi est le réconfort de la vie. Et quelle serait l'attitude de l'homme devant les interrogations les plus graves sur notre destinée si la foi ne nous gardait pas de la folie ou du désespoir ?

Frères et Fils très chers, ici sur la tombe de l'Apôtre, allumons à nouveau la flamme faiblissante ou éteinte de notre foi, dans la certitude définitive que le Christ a établi un rapport entre sa parole et la vie : celui qui croit, vivra (cf. Jn 6, 47).

 

Vivre par la foi

 

Réfléchissez maintenant sur la deuxième question : que pou­vons-nous donner à la foi ? Avoir et donner : notre bilan sur la foi s'établit en ces deux termes. Mais quels termes immenses ! S'il ne nous est pas possible de faire le calcul des bienfaits que nous recevons de la foi, il nous est difficile de faire le calcul des devoirs auxquels la foi nous oblige. Vous les connaissez heureusement et vous les accomplissez déjà. Ils se résument dans cette phrase bien connue de l'apôtre Paul : « Le juste vivra par la foi » (Ga 3, 11). Par la foi et non pas seulement avec la foi, remarquez-le bien. C'est-à-dire que le croyant doit tirer de sa foi les principes qui inspirent sa vie.

Il faut donc connaître la foi et l'assimiler par un processus continuel d'osmose spirituelle : elle doit imprimer à la personna­lité de celui qui la possède une authenticité caractéristique, celle précisément du fidèle qui, après s'être imprégné de la certitude, de la beauté, de la profondeur, de la force normative de la foi, l'exprime, la professe, la défend, la vit et en témoigne !

 

 

 

27 mars 1968

ANNIVERSAIRE DE « POPULORUM PROGRESSIO »

 

Chers Fils, et Chères Filles,

 

Votre visite trouve notre esprit occupé par une pensée dont il Nous paraît bon de vous faire part, comme à des fils. Il y a un an (l'anniversaire exact était hier, le 26 mars), Nous pu­bliions la lettre encyclique « Populorum progressio », adressée à l'Eglise et au monde entier, pour attirer l'attention de tous sur un fait caractéristique et capital de notre temps : la nouvelle conscience que les peuples prennent de leur besoin de progrès. Il s'agit là d'un réveil qui semble découvrir une loi générale de l'humanité, celle d'être plus, de posséder plus, de profiter davan­tage des biens que la vie et le monde mettent à la disposition de l'homme.

Cette idée de progrès n'est pas nouvelle pour les nations déjà évoluées et développées. Elle constitue même pour elles une de ces formules magiques et mythiques dans lesquelles l'homme se complaît et qu'il porte aux nues, comme si elle était une religion, une conception très élevée des temps nouveaux. Mais l'idée de progrès a gagné les populations qui stagnaient dans leur état pri­mitif ou dont la civilisation restait imparfaite. Ce sont les popu­lations qui étaient privées des prodigieuses ressources économiques et sociales apportées par les découvertes scientifiques (pensons, par exemple, à l'électricité) et par l'application des ressources de la nature à la machine, ce puissant auxiliaire du travail humain qui multiplie son rendement, en même temps qu'il diminue sa peine. Alors une inquiétude énorme a soulevé et continue de soulever ces populations. Elles ont pris conscience de leur besoin, de leur droit de passer de leur niveau de vie modeste et souvent misérable à un niveau de vie plus élevé, plus riche, plus digne, plus humain. Cette aspiration reste entière ; elle fermente dans la majeure partie de l'humanité, où elle produit les effets multiples que chacun connaît : le désir d'indépendance, politique d'abord, économique et culturelle ensuite, mettant en évidence les conditions parfois très tristes de ces peuples neufs qui souffrent de la faim, de la maladie, de l'ignorance, de leur incapacité de sortir de cet état par leurs propres moyens. Sensibilisés comme ils le sont à tout ce qui évoque le colonialisme, il arrive parfois qu'ils ne re­connaissent même pas les avantages que l'époque coloniale leur a apportés. Ils mesurent ainsi le degré de leur infériorité devant les peuples développés et ils éprouvent un sentiment de rébellion contre toute forme de tutelle de la part des peuples riches, un sentiment d'hostilité pour ce bien-être même, que d'autres produi­sent parmi eux et qui reste encore l'apanage de quelques-uns, étrangers ou indigènes, pour leur profit presque exclusif.

 

Le problème se pose maintenant au plan international

 

La plupart du temps, ce sont les larmes et la colère qui caracté­risent la psychologie de ces peuples jeunes. Ils souffrent d'un mal nouveau, qui d'abord passait inaperçu et qui aujourd'hui est de­venu intolérable : l'humiliante inégalité économique et sociale qui les sépare des peuples favorisés.

C'est là un problème crucial et mondial. Avec lui la question sociale qui se posait au sein des différentes sociétés, se pose main­tenant sur le plan international et s'étend à l'humanité tout en­tière. C'est aux relations internationales que s'applique mainte­nant la justice sociale, qui tend à instaurer une répartition plus équitable de la richesse et de la culture entre les différentes classes d'une société, en sorte que personne ne jouisse d'une façon exa­gérée et égoïste des biens temporels, alors que d'autres souffrent d'en être privés. Et alors on comprend l'ampleur et l'importance des problèmes posés par le progrès moderne, aujourd'hui où chaque peuple a acquis la notion de cette justice sociale et la reven­dique pour lui d'une façon qui, sous tant d'aspects, est légitime.

 

L'apport irremplaçable de l'Eglise au problème

 

L'Eglise peut-elle se désintéresser de ce gigantesque aspect de la vie des hommes d'aujourd'hui ? Il ne lui appartient certainement pas de s'occuper de la solution technique des problèmes écono­miques et politiques posés par l'admission des peuples en voie de développement à un niveau de vie suffisant et à la dignité légitime. Mais ces problèmes trouvent leur logique et leur force humaine dans une conception de la vie des hommes que seule la religion peut donner. La religion en effet, et la religion chrétienne tout spé­cialement, voit dans le progrès humain une intention divine : Dieu a créé l'homme pour qu'il domine la terre, et pour que la terre profite à tous d'une façon ordonnée. La religion donne un fondement de justice aux revendications des non-possédants lorsqu'elle rappelle que tous les hommes sont fils d'un même Père céleste, et donc frères. Seule la religion peut rappeler au riche qu'il est l'intendant de ses biens et non leur maître despo­tique, et que les fruits de ses biens doivent, dans une mesure équitable, profiter à celui qui en a besoin. La religion catholique, la nôtre, proclame la loi suprême de la charité, de cette charité qui sait voir les souffrances et les besoins du prochain et qui incite à secourir les autres, sous la libre et douce impulsion de l'amour. La religion du Christ, dont le principe et la fin en ce monde sont le bon ordre, l'équilibre, la concorde des hommes, rappelle que le développement des peuples est le nom actuel de la paix.

 

Réponses à trois critiques faites à l'Encyclique

 

Pouvions-Nous Nous taire devant cet état de choses ? Non. Et c'est pourquoi Nous avons parlé.

Nos paroles ont semblé à certains sévères et injustes à l'égard des systèmes économiques qui par eux-mêmes ne tendent pas à créer des conditions égales entre les hommes, parce qu'ils favo­risent les uns et condamnent les autres à un état permanent d'infé­riorité. Notre intention n'était certainement pas de méconnaître les termes naturels des processus économiques, ni d'offenser leurs promoteurs, lorsque Nous disions que dans une perspective qui ne soit pas partielle ou égoïste, mais globale et humaine, ces processus s'insèrent dans les exigences du bien commun.

Il a semblé à d'autres qu'en dénonçant, au nom de Dieu, les très graves besoins dont souffre une si grande partie de l'humanité, Nous ouvrions la voie à ce que l'on appelle la théologie de la révo­lution et de la violence. Une semblable aberration était bien éloi­gnée de Notre pensée et de Nos paroles. Combien différente est l'activité positive, courageuse et énergique qui est nécessaire, dans de nombreux cas, pour instaurer de nouvelles formes de progrès social et économique.

Il a également semblé à beaucoup, et peut-être aussi à vous qui Nous écoutez, qu'une question aussi complexe et immense que celle qui consiste à promouvoir le progrès des peuples avec équité et résolution, n'était du ressort ni des individus, ni des ini­tiatives privées, ni de celle des corps intermédiaires. Certes, cette question relève de ceux qui ont entre leurs mains le sort de la politique générale et des relations internationales. Cependant, elle peut et elle doit retenir l'attention de tous. Elle doit intéresser l'opinion publique, elle doit entrer dans la mentalité de tous, elle doit être un problème de conscience pour tout chrétien. Avec les communications modernes, même celui qui est très loin est devenu notre prochain. Et partout où sévit la faim, la misère, partout où les hommes ne peuvent pas mener une vie libre et digne, notre charité est sollicitée.

Lorsque vous aidez les missions, lorsque vous contribuez à sou­lager la faim dans le monde, lorsque vous soutenez les œuvres en faveur de l'alphabétisation etc., vous répondez à l'appel de la cha­rité universelle qui aspire au juste progrès des peuples.

Nous avons voulu vous rappeler ce grand sujet qui préoccupe l'Eglise et qui fait l'objet de l'intelligente et fervente activité de Notre Commission postconciliaire « Justice et Paix », afin que vous sachiez combien le cœur de l'Eglise est ardent aujourd'hui. Et si le vôtre bat à l'unisson du sien, Notre Bénédiction Aposto­lique vous est assurée.

 

 

 

3 avril 1968

LE TEMOIGNAGE DE PIERRE GARANTIE DE LA FOI

 

Chers fils et chères filles, et vous surtout, chers étudiants qui aujourd'hui avez la première place dans cette grande audience et vers qui se tourne Notre pensée, Nous aurions tant de choses à vous dire ! Si Nos paroles doivent être simples et brèves elles n'en demeurent pas moins importantes, en raison de votre for­mation intellectuelle, et aussi de celle de Nos autres auditeurs. Nous vous poserons une question : avez-vous compris le sens du nom symbolique de Pierre donné par Jésus à son principal disciple, Simon, fils de Jonas : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise » (Mt 16, 18), c'est-à-dire la société de ceux qui croient en moi et sont rassemblés en mon nom autour de toi et dont tu es le fondement ? L'idée que Jésus voulait exprimer est claire tout en étant extrêmement complexe et profonde pour ce­lui qui veut bien y réfléchir : c'est l'idée de la solidité, de la fixité, de la permanence, Nous dirons même de l'immobilité. Simon, fils de Jonas, était un homme bon, mais — d'après ce que nous connais­sons de lui — enthousiaste, changeant, généreux et timide. En lui donnant le titre, le don, le charisme de la force, de la solidité, de la résistance, de la constance, qui sont les qualités de la pierre, du rocher, Jésus associait le message de sa parole à la force nouvelle et prodigieuse de cet apôtre, lequel devait avoir — lui et ses légitimes successeurs — la mission de témoigner, avec une assu­rance sans pareille, ce message que nous appelons l'Evangile.

 

Le temps peut-il engendrer puis détruire la vérité ?

 

Pensez-y : Nous nous trouvons ici sur la tombe de Simon de­venu Pierre. Nous expérimentons la vérité de la parole de Jésus : c'est ici qu'est cette pierre (image découlant de celle de la pierre d'angle, centre, fondement, force de tout le christianisme, et qui est le Christ lui-même) ; et cette pierre, elle est encore ferme, solide, sûre. C'est là un merveilleux prodige historique, psychologique, théologique : c'est la preuve — que nous pouvons appeler expérimentale — de la réalité d'une autre parole prophétique et solen­nelle de Jésus : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Mt 24, 35). Et, sous un aspect pédagogique et idéologique, cette réalité singulière revêt une importance toute spéciale, pour vous très chers fils, étudiants ou chercheurs, qui par fonction vous efforcez de mettre en lumière la vérité. Qu'est ce que l'étude sinon la recherche d'une vérité grande, belle, merveilleuse ? Mais que vous dit sur ce point l'esprit moderne, y compris l'esprit scientifique ? Il vous dit que la vérité n'est ni immobile, ni définitive, ni sûre ; à tel point qu'aujourd'hui les études se définissent comme une recherche de la vérité plutôt que com­me une possession et une conquête de la vérité. En effet, tout change, tout progresse, tout se transforme. La pensée humaine est caractérisée par son mouvement, par son processus historique, par ce que l'on appelle l'historicisme érigé en système, allant jusqu'à faire du temps l'élément qui engendre puis dévore les vérités, au fur et à mesure que l'école les enseigne. La « chronolâtrie » domine la culture, et le résultat c'est qu'il n'y a plus rien de certain, rien de stable, rien qui soit digne d'être accepté et cru comme valeur à laquelle on puisse se confier pour donner une orientation et un sens à la vie.

 

L'« aggiornamento » consiste-t-il à altérer la doctrine traditionnelle ?

 

Ce phénomène envahit également la religion, que beaucoup voudraient soumettre à une révision radicale, en essayant de la dépouiller des dogmes, c'est-à-dire des enseignements qui sem­blent dépasser par le progrès scientifique et sont incompréhensi­bles à la pensée moderne. Lorsque l'on essaie de donner à la reli­gion catholique une expression plus conforme au langage actuel et à la mentalité courante, c'est-à-dire de mettre à jour l'enseigne­ment de la religion, il est malheureusement fréquent que l'on bou­leverse sa réalité intime. On cherche à rendre l'enseignement de la religion « compréhensible ». Pour ce faire, on change d'abord les formules dont l'Eglise enseignante l'a revêtu et avec lesquelles elle l'a, pour ainsi dire, scellé, afin de lui permettre de traverser les siècles en demeurant lui-même. Et puis, ensuite, on altère le con­tenu même de la doctrine traditionnelle en la soumettant à la loi dominante de l'historicisme transformateur. Alors la parole du Christ n'est plus la vérité immuable, toujours identique et pareille à elle-même, toujours vivante, lumineuse, féconde, même si sou­vent elle dépasse notre compréhension rationnelle ; elle se réduit à une vérité partielle, comme les autres, que l'esprit mesure et modèle selon ses propres limites, en étant tout prêt à lui donner une autre expression, à la génération suivante, selon un libre exa­men qui lui enlève toute objectivité et toute autorité transcendante.

 

Telle n'était pas la pensée de Jean XXIII en convoquant le Concile

 

On objectera que le Concile a amorcé et autorisé cette façon de traiter l'enseignement traditionnel. Il n'y a rien de plus faux. Rappelons-nous les paroles de Jean XXIII, Notre vénéré Prédéces­seur, l'« inventeur », si l'on peut s'exprimer ainsi, de cet « aggiornamento » au nom duquel on ose infliger au dogme catholique des interprétations dangereuses et parfois hasardeuses. Dans son célèbre discours d'ouverture du II° Concile œcuménique du Va­tican, le Pape. Jean a proclamé que celui-ci devait réaffirmer toute la doctrine catholique, « sans rien en soustraire », bien qu'il doive rechercher la façon la meilleure — et correspondant le mieux à la maturité des études modernes — de donner à cette doctrine une expression moderne plus adéquate et plus profonde (cf. A.A.S. 1963, 791-792). De sorte que la fidélité au Concile, nous encourage, d'une part à une étude nouvelle et attentive des vérités de la foi, et d'autre part nous ramène au témoignage sans équivoque, per­manent et consolateur de Pierre, dont Jésus a voulu que la voix infaillible garantisse au sein de l'Eglise la stabilité de la foi, comme pour défier l'inconstance arbitraire et l'usure du temps.

C'est pourquoi, très chers Fils et Filles, qui venez déposer sur la tombe de l'inébranlable Pierre l'acte confiant et filial de votre adhésion à la vraie foi catholique, vous sentez, en même temps, la force qui émane de sa stabilité et qui soutient, en notre siècle également, la vitalité toujours féconde et joyeuse de la parole du Christ. Et afin que ne vous manque pas cette double expérience spirituelle si merveilleuse, Nous vous donnons, à tous et de tout cœur, Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

10 avril 1968

MEDITATION SUR LA LITURGIE DE LA SEMAINE SAINTE

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Nous vous saluons tous, en vous considérant comme partici­pant avec Nous aux cérémonies de la Semaine Sainte dont la célébration est si importante. Non seulement cette semaine évo­que le souvenir de la mort et de la résurrection du Seigneur, mais elle renouvelle l'efficacité de l'œuvre rédemptrice du Christ. Elle actualise le mystère pascal de la façon la plus authentique ; elle le reflète dans sa liturgie, elle le reproduit dans son efficacité divine ; elle le rend accessible aux fidèles qui veulent vivre des exemples et de la grâce du Christ ; elle constitue, dans le cours du temps, le moment le plus rempli de la présence du Christ parmi nous, et dans le cours de l'année l'heure centrale vers laquelle tend et de laquelle part toute l'activité liturgique de l'Eglise. Elle concerne le Christ mort et ressuscité ; mais elle concerne aussi chacun de nous, parce que chacun de nous doit mourir et ressusciter avec le Christ. C'est pour nous que le Christ a vécu le drame de la Rédemption ; c'est avec nous qu'il veut la revivre. Ne laissons pas passer la fête de Pâques sans nous pénétrer de sa réalité et de ses exigences.

Nous savons que beaucoup d'entre vous sont actuellement à Rome en visiteurs, en touristes, pour admirer les souvenirs et les monuments de la Ville éternelle, pour faire une excursion de prin­temps, voir un peu de soleil et de ciel bleu. Mais Nous voulons croire qu'aucun de vous ne manquera de réserver quelque pensée à la Semaine Sainte et, si possible, quelques instants pour assister aux grandes cérémonies religieuses des églises romaines. Si vous êtes touristes, vous marchez, le guide en main, pour tout bien voir et tout bien connaître ; de même, Nous voudrions, d'une façon sommaire, vous indiquer certains aspects de ces cérémonies auxquelles Nous vous exhortons à participer, afin que vous les compreniez mieux et que vous y assistiez avec plus de fruit.

 

Aspect historique

 

Le premier aspect est celui que nous pourrions appeler l'aspect historique, c'est-à-dire le caractère d'évocation que revêtent ces cérémonies. Elles se réfèrent aux derniers jours de la vie tempo­relle du Christ, comme chacun le sait. Mais en les replaçant, à nouveau devant nos yeux, l'Eglise veut réveiller, préciser ces sou­venirs, retenir notre attention. Ce n'est pas sans raison que le ré­cit de la passion est répété quatre fois pendant la Semaine Sainte. Et les trois derniers jours sont caractérisés par un fait dominant, particulier à chacun : le Jeudi-Saint par la Cène pascale, qui de­vient la Cène Eucharistique ; le Vendredi-Saint par le procès, la crucifixion et la mort du Seigneur ; le Samedi-Saint par le souve­nir de sa sépulture, avant d'arriver à la nuit de la résurrection pas­cale. La seule évocation de ces événements est déjà attirante par elle-même, et il n'est pas difficile d'en faire la première médita­tion, même si elle est uniquement descriptive.

 

Les personnages  du drame

 

La seconde méditation porte sur les personnages du drame. Chacun d'eux est typique et représentatif. L'action dans laquelle ils se trouvent engagés, les uns et les autres, soit dans la passion, soit dans l'événement pascal, prend un relief impressionnant. L'hu­manité s'y révèle sous son jour le plus intéressant ; la psychologie éternelle des hommes nous y apparaît, non pas certes avec la majesté et la subtilité, souvent trop recherchées, des scènes célè­bres du théâtre classique et du cinéma moderne, mais avec une sincérité et un naturel sans pareils, au point que l'on est tenté de répéter : voici l'homme. Cette exclamation fut prononcée par Pilate, à propos de Jésus. Et si nous arrêtons notre attention sur sa personne, quelle stupeur, quel attrait, quel trouble, quel amour envahissent les âmes attentives et fidèles ! La passion du Christ est la révélation la plus profonde et la plus exacte qui nous soit donnée de lui. Pensons, par exemple, aux paroles de Pierre qui se refuse au geste d'humilité de Jésus, penché devant lui pour lui laver les pieds : « Toi, Seigneur, me laver les pieds ! » (Jn 13, 6). Que n'y a-t-il pas dans ce « toi » ! Et, au terme de la tragédie la parole du Centurion : « Vraiment celui-ci était le Fils de Dieu ! » (Mt 27, 54). Mais pensons surtout au double témoignage de Jésus qui affirme être le Christ, Fils de Dieu (Mt 26, 64), au cours du procès religieux ; et être le roi de l'histoire messianique, pendant le pro­cès civil (Jn 18, 37), témoignages à cause desquels il sera cruci­fié. Les fidèles, les saints, s'efforcent d'explorer dans toute sa pro­fondeur la psychologie de Jésus, et ils ne peuvent qu'en être enivrés d'émerveillement et d'amour.

 

Les raisons du drame

 

Puis la méditation devient plus large, plus profonde, plus théologique, plus cosmique, lorsqu'elle s'interroge sur les raisons de ce drame divin. Les lectures, spécialement celles de la vigile pascale, nous introduisent dans ce mystère où le péché de l'homme se rencontre avec la justice et la miséricorde de Dieu, où « la mort et la vie s'affrontent en un duel prodigieux » (Séquence pascale), et où la victoire du Christ ressuscité se présente comme une source de notre salut et prototype de la vie chrétienne.

Notre contemplation doit faire encore un pas de plus: celui de l'expérience émotive, dramatique et aimante de cette histoire, de cette célébration. Dans les magnifiques répons de l'office de matines des trois grandes journées qui précèdent Pâques, nous trouvons, par exemple, les cris les plus nobles et les plus profonds, les plus forts et les plus tendres, les plus violents et les plus doux qu'ait su exprimer l'âme de l'Eglise devant le mystère pascal. C'est dire que ces célébrations non seulement permettent une symphonie de sentiments, mais invitent à ajouter à la contemplation du drame pascal ses notes les plus hautes et les plus émouvantes, où la liturgie de la Semaine Sainte atteint à la beauté suprême.

Il y aurait trop à dire sur ce sujet. Mais sachez seulement que le grand cœur de l'Eglise, et avec lui l'humble cœur du Pape, vi­bre d'une émotion intense pendant la célébration du mystère pascal, et qu'il invite vos cœurs à vibrer avec lui. C'est à cela que vous encourage et vous exhorte Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

17 avril 1968

ALLELUIA DE PAQUES : LE CHRIST NOTRE JOIE

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Nous vous saluons par l'exclamation qui caractérise la litur­gie pascale : Alléluia ! ce qui veut dire : Louange à Dieu. C'est un cri religieux qui nous a été légué par une très ancienne tradition hébraïque. On le trouve dans la Sainte Ecriture, et il est devenu habituel dans la langue liturgique de l'Eglise pour exprimer la joie de louer le Seigneur, spécialement au temps de Pâques. Plutôt qu'un mot ayant un sens déterminé, il est aujourd'hui une accla­mation de joie, l'expression d'un vif sentiment d'allégresse (cf. Au­gustin, In Ps. 99, P.L. XXXVII, 1272) comme si nous disions en langage moderne: Evviva ! Hurrah ! Hoch !

 

L'Eglise a jailli de la Résurrection

 

Mais pour nous cet Alléluia conserve sa double signification originelle de louange et de joie, l'une et l'autre appliquées au Seigneur et jaillissant d'une âme remplie à la fois d'enthousiasme religieux et de joie spirituelle. Et Nous, en accueillant aujourd'hui votre visite, Nous faisons Nôtre la joie et l'émotion de l'Eglise, et Nous vous saluons avec le mot très saint qu'elle emploie : Allé­luia ! Alléluia ! Ce faisant, Nous avons une double intention. La pre­mière, c'est de vous mettre tous en communion avec l'âme de l'Eglise enivrée par la célébration du mystère pascal. Pouvons-nous oublier cet événement qui évoque et fait revivre en nous la résurrection du Christ, sa victoire sur la mort, sa promesse que nous aussi, un jour nous ressusciterons ? Cette promesse est déjà en voie de réalisation par la vertu et la signification sacramentelle

du baptême. Pouvons-nous oublier que c'est sur la résurrection de Nôtre-Seigneur (cette chose prodigieuse, à la fois réelle et prodi­gieuse) que se fonde notre foi, notre certitude que Jésus est le Sauveur du monde, notre résolution de faire de notre vie un té­moignage qui précisément s'appelle chrétien ? Nous ne pouvons l'oublier. Nous devons, au contraire, rappeler, célébrer, chanter que le Christ est ressuscité et que, de sa résurrection, a jailli l'Eglise, à laquelle l'Esprit-Saint conférera les charismes vivifiants du Christ pour les répandre dans l'humanité, cette humanité avide de vivre et de survivre, consciente de son caractère mortel, mais aveugle sur sa destinée supraterrestre. C'est tout cela que nous di­sons par cette acclamation conventionnelle : Alléluia ! C'est un acte de foi, de confiance, de joie, de victoire, qui résume tout un en­semble de vérités, de pensées et de sentiments.

 

Pas de vie chrétienne sans joie

 

L'autre intention que Nous suggère l'Alléluia pascal, c'est de vous rappeler qu'il ne peut y avoir de vie chrétienne sans joie. Si dans la vie chrétienne il y a d'autres notes, d'autres leçons que celle de la joie (il y a en effet la croix, le renoncement, la morti­fication, la pénitence, la souffrance, le sacrifice, etc.), elle n'est cependant jamais dépourvue de réconfort, de consolation profonde, de joie, toutes choses qui ne devraient jamais manquer, et qui ne manquent jamais, lorsque nos âmes sont dans la grâce de Dieu. Pouvons-nous être foncièrement tristes, amers et désespérés lorsque Dieu est avec nous ? Non. La joie doit toujours être une prérogative de l'âme chrétienne, au moins au fond d'elle-même.

Un auteur moderne fait remarquer : « J'ai connu des jeunes gens de familles chrétiennes très ferventes qui disaient à leurs parents : « C'est dur d'être catholique ! », et ceux-ci répondaient : « Oh! oui. C'est dur ! Tout le temps des privations ! C'est une reli­gion triste ! ». Cela Nous rappelle la fameuse phrase de Nietzsche, qui reprochait aux chrétiens de prétendre être des rachetés et d'en avoir si peu l'air » (J. leclercq, Croire en Jésus-Christ, p. 21).

Oui, nous chrétiens, nous devrions nous sentir non pas plus malheureux que les autres parce que nous avons accepté de porter le joug du Christ — ce joug qu'il porte avec nous et que pour cette raison il dit être « aisé et léger » (Mt 11, 30), — mais plus heureux, précisément parce que nous avons des motifs splendides et certains de l'être. Le salut que le Christ nous a mérité et qui projette sa lumière sur les problèmes les plus ardus de notre existence, nous autorise à jeter un regard optimiste sur toutes choses.

Nous sommes dans de meilleures conditions que les autres — ceux qui n'ont pas la lumière de l'Evangile — pour regarder la vie et le monde avec un joyeux émerveillement, pour nous réjouir de tout ce que l'existence nous réserve, même des épreuves dont elle abonde, avec une sérénité faite de sagesse et de reconnaissance. Le chrétien est un homme heureux ; il sait trouver les reflets de la bonté de Dieu dans tous les événements, dans tout ce que lui apprend l'histoire et l'expérience. Il sait que « toutes choses con­courent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qu'il a appelés selon son dessein » (cf. Rm 8, 28). Le chrétien doit toujours donner un témoignage de sécurité supérieure, qui laisse entrevoir aux autres d'où il tire cette sereine supériorité spirituelle.

Aujourd'hui, cette attitude de joyeuse santé spirituelle se répand heureusement parmi les chrétiens modernes : ils sont plus décon­tractés, plus joyeux et c'est un bien, mais à la condition d'éviter de tomber dans un naturalisme jouisseur devenant facilement païen et illusoire. Pour réaliser cette condition, il est nécessaire de puiser la joie intérieure et la sérénité extérieure, non pas seule­ment dans un heureux état de choses contingent, fait de bien-être temporel, mais dans la foi. Le Christ est notre joie. Répétons en son honneur et pour notre réconfort : Alléluia !

Avec Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

25 avril 1968

AGGIORNAMENTO ET CHANGEMENT ARBITRAIRE

 

L'audience générale a eu lieu le jeudi 25 avril, au lieu du mercredi, en raison d'une affluence exceptionnelle de pèlerins que l'on avait été obligé de répartir dans la Cour Saint Damase, la Salle des Bénédictions et la Basilique Saint-Pierre.

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Votre visite Nous remplit de joie et d'espérance, et Nous pou­vons faire Nôtres les paroles qui servent de titre à la célèbre Constitution conciliaire : Gaudium et Spes. Elle Nous remplit de joie en vous voyant si nombreux. Aujourd'hui, la basilique Saint-Pierre n'est pas assez grande pour recevoir tous Nos visiteurs, et Nous sommes obligé de les répartir en trois audiences distinctes. Cette affluence est pour Nous un motif de joie. Nous y voyons comme une évocation biblique : « Jérusalem... lève les yeux aux alentours et regarde : tous se rassemblent et viennent à toi. Tes fils arrivent de loin et tes filles sont portées sur les bras. A cette vue, tu seras radieuse, ton cœur sera gonflé d'émotion... » (Is 60, 4-5). Il y a manifestement quelque chose qui dépasse le phéno­mène touristique dans ce rassemblement. Ni aises, ni confort, il n'a rien d'autre à vous offrir que la joie de vous savoir ici, au centre de l'Eglise, non seulement en son centre géographique, mais au point canonique, historique et visible, spirituel et mystique de son unité prodigieuse et émouvante ; ici où est le tombeau de l'Apôtre que le Christ a posé comme fondement de sa mystérieuse construction qui est l'Eglise ; ici où il fait si bon se rencontrer avec des gens venant de tous pays, et de se savoir tous frères, tous fidèles, tous unis par la même foi et la même charité, c'est-à-dire tous catholiques. Et ce rassemblement n'est pas fortuit ni organisé sur commande : vous l'avez voulu spontanément, non pas pour donner un spectacle ou y assister, mais pour prier, pour entendre Notre parole et recevoir Notre bénédiction. En cette circonstance et en d'autres semblables, Nous ressentons plus vivement que jamais combien Notre personne humaine est peu de chose, mais combien est grande Notre qualité de Vicaire du Christ.

 

Nous avons besoin de votre fidélité

 

Vous Nous causez donc une grande joie. Jamais Nous ne Nous lasserons d'admirer cette vision que Nous offrent Nos pèlerins et Nos visiteurs, et Nous rendons grâce à Dieu en empruntant ces paroles de David : « J'ai vu avec joie ton peuple, ici présent, t'offrir ses dons » (1Ch 29, 17), les dons de sa foi et de sa piété.

Et cette joie s'accompagne d'espérance : l'espérance que cette présence servira grandement la cause du Royaume de Dieu, c'est-à-dire la cause du Christ, de son Eglise et de vos personnes elles-mêmes. Nous vous dirons des paroles qui devront vous faire réflé­chir : Nous avons besoin de vous, Vous êtes certainement venus ici pour faire un acte de foi, pour donner à l'Eglise une attestation de votre adhésion filiale, pour confirmer vos résolutions de vie chrétienne. Eh bien ! Nous avons besoin de ces dons spirituels. Nous avons besoin du renouveau de votre conscience catholique, de votre fidélité à la sainte Eglise de Dieu, toutes choses qui sem­blent manifestes et déjà garanties par l'esprit religieux et les sen­timents sincères qui vous ont conduits ici. Et c'est cela l'espérance que vous Nous donnez.

 

L'inquiétude qui trouble une partie du monde catholique

 

Parce que, vous le savez, l'Eglise passe actuellement par un moment spirituel de son histoire qui n'est pas serein, spécialement dans certains pays. C'est là pour les pasteurs de l'Eglise et pour Nous-même un motif de vive appréhension et parfois de grande amertume. Il en est ainsi non seulement parce que le monde mo­derne tout entier, captivé par la richesse de ses conquêtes scienti­fiques et techniques, perd le sens de Dieu; non seulement parce que ces conquêtes — pour reprendre l'expression malheureuse em­ployée par certains — exigent « la mort de Dieu », c'est-à-dire une mentalité athée et éloignée de toute religion, alors que ces progrès caractéristiques du monde moderne exigeraient bien plutôt un sens de Dieu plus élevé, plus pénétrant, plus chargé d'adoration, une religion plus pure et plus vivante venant couronner les con­naissances humaines ; il en est ainsi, disons-Nous, non seulement en raison de l'apostasie pratique qui est si répandue, mais aussi et spécialement en raison de l'inquiétude qui trouble certains secteurs du monde catholique et affecte la sensibilité de ceux qui ont des responsabilités dans l'Eglise.

Chacun le sait, après le Concile, l'Eglise a connu et connaît encore un grand et magnifique réveil, que Nous sommes le premier à reconnaître et à favoriser. Mais l'Eglise a souffert et souffre en­core d'un tourbillon d'idées et de faits qui ne sont certainement pas inspirés par le bon esprit et n'annoncent pas ce renouveau de vie que le Concile a promis et promu. Une idée ambiguë a fait son chemin, également dans certains milieux catholiques : l'idée de changement, qui, chez certains, s'est substituée à l'idée d'aggiornamento, préconisée par le Pape Jean de vénérée mémoire. C'est ainsi que, contrairement à l'évidence et à la justice, on a attribué à ce très fidèle Pasteur de l'Eglise des critères non plus innovateurs, mais parfois même destructeurs de l'enseignement étude la discipline de l'Eglise.

 

Deux choses qui ne peuvent pas être mises en discussion

 

Beaucoup de choses peuvent être corrigées et modifiées dans la vie catholique ; beaucoup de doctrines peuvent être approfon­dies, complétées et exposées en des termes plus compréhensibles ; beaucoup de normes peuvent être simplifiées et mieux adaptées aux besoins de notre temps. Mais il y a spécialement deux choses qui ne peuvent pas être mises en discussion : les vérités de la foi, sanctionnées avec autorité par la tradition et par le magistère de l'Eglise, et les lois constitutionnelles de l'Eglise, lesquelles requièrent l'obéissance au ministère de gouvernement pastoral que le Christ a établi et que la sagesse de l'Eglise a développé et étendu dans les différents membres du Corps mystique et visible de l'Eglise pour guider et réconforter la communauté multiforme du Peuple de Dieu.

C'est pourquoi Nous disons : renouveau, oui ; changement ar­bitraire, non. Histoire de l'Eglise, toujours nouvelle et toujours vivante, oui ; historicisme dissolvant les fondements dogmatiques traditionnels, non. Développement de la théologie selon les ensei­gnements du Concile, oui ; théologie se conformant aux théories subjectives et libres, souvent empruntées à des sources adverses, non. Eglise ouverte à la charité œcuménique, au dialogue respon­sable et à la reconnaissance des valeurs chrétiennes existant chez les frères séparés, oui ; irénisme renonçant aux vérités de la foi ou tendant à se conformer à certains principes négatifs qui ont con­tribué à séparer tant de frères chrétiens du centre de l'unité de la communion catholique, non. Liberté religieuse pour tous dans la société civile, liberté d'adhérer personnellement à la religion que l'on a choisie en conscience et après mûre réflexion, oui ; li­berté de conscience envisagée comme critère de la vérité religieuse sans s'appuyer sur l'authenticité d'un enseignement sérieux et autorisé, non ; etc.

C'est pourquoi, très chers fils, l'Eglise a aujourd'hui besoin de votre discernement et de votre fidélité. Telle est l'espérance que, pour Notre grande consolation, Nous apporte votre visite. L'Eglise a besoin de la lucidité d'esprit de ses fils ; elle a besoin de leur fidé­lité aimante et ferme. Nous apportez-vous, chers fils, cette clarté dans les idées concernant le renouveau de la vie de l'Eglise ? Nous apportez-vous le grand, le précieux, le très cher don de votre fidé­lité ? Nous l'espérons paternellement.

C'est pourquoi, d'un cœur rempli de joie et d'espérance, Nous vous bénissons tous affectueusement.

 

 

 

1° mai 1968

CONCEPTION CHRETIENNE DU TRAVAIL

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

C'est aujourd'hui le 1er mai, la fête du Travail, une fête nou­velle que l'Eglise a inscrite à son calendrier ces dernières an­nées. Il est bien clair qu'elle manifeste par là une intention rédemptrice, Nous dirions presque un désir de recouvrement et qu'elle poursuit certainement un objectif de sanctification. Au cours de ces derniers siècles, un fossé s'était créé entre la psychologie du travail et la psychologie religieuse. Ce fossé a eu de grandes répercussions sociales ; et aujourd'hui encore il maintient éloignées de la foi tant de foules d'hommes et de femmes pour qui le tra­vail représente non seulement leur activité professionnelle, mais leur qualification spirituelle, l'expression de leur conception su­prême de la vie, opposée à la conception chrétienne. C'est l'un des plus grands malentendus de la société moderne, un malentendu que chacun devrait maintenant pouvoir résoudre de lui-même, pour le bien non seulement de la vérité, mais du travail lui-même et des travailleurs, dont la vie est marquée par la peine et l'acti­vité productrice.

 

Comme toute honnête activité humaine le travail est sacré

 

En effet, la pensée chrétienne — et donc l'Eglise — considère le travail comme l'expression des facultés humaines, non seule­ment physiques mais aussi spirituelles, qui donnent au travail manuel l'empreinte de la personnalité humaine, et font donc de lui un facteur de progrès, de perfection de la personne, profi­table sur le plan économique et social. Le travail est l'expression normale des facultés physiques, morales et spirituelles, du talent, du génie de l'homme, génie de la production et de la perfection. Il exprime sa pédagogie fondamentale, le niveau de son développe­ment. Il obéit au dessein primitif du Dieu créateur qui a voulu que l'homme explore, conquière, domine la terre, avec, ses tré­sors, ses énergies, ses secrets. Le travail n'est donc pas en soi un châtiment, une déchéance, un esclavage comme le pensaient même les meilleurs parmi les anciens. Il est l'expression du besoin natu­rel chez l'homme d'exercer ses forces et de les mesurer avec les difficultés des choses, pour les réduire à son service. Il est l'ex­pression libre et consciente des facultés humaines, des mains de l'homme guidées par son intelligence. Le travail est donc noble, et, comme toute honnête activité humaine, il est sacré.

 

L'Eglise et les conditions injustes du travail

 

Ces pensées Nous amènent à nous poser deux questions parmi tant d'autres, et d'abord celle-ci : que devons-nous dire du travail lorsqu'il est pénible, opprimant, lorsqu'il ne permet pas d'at­teindre ce premier objectif qui est d'assurer le pain, d'assurer un niveau de vie suffisant ; lorsqu'il sert à enrichir les autres avec la sueur et la misère du travailleur ; lorsqu'il manifeste et scelle en quelque sorte des inégalités économiques et sociales insurmon­tables et intolérables ? La réponse théorique est facile, bien que dans la pratique elle soit souvent bien difficile ; c'est la réponse forte de la souffrance humaine, dont la force finit par devenir victorieuse : il faut revendiquer pour le travail des conditions meilleures, pro­gressivement meilleures ; il faut instaurer dans le travail une justice qui substitue à son aspect pénible et humiliant un aspect vraiment humain, fort, libre, joyeux, rayonnant de la conquête des biens, non seulement matériels — de ces biens qui assurent une vie digne et saine — mais des biens supérieurs de la culture, des loisirs, de la légitime joie de vivre et de l'espérance chrétienne.

Beaucoup a déjà été fait dans ce sens, mais beaucoup reste encore à faire. Les grandes encycliques pontificales ont fait enten­dre sur ce point leur voix noble et grave ; des pasteurs, des maîtres, des représentants du laïcat catholique ont également élevé la voix. Nous rappelons aujourd'hui ces paroles magistrales, qui sont comme l'écho de nos textes liturgiques. L'Eglise honore donc le travail. Elle marche non pas à l'arrière-garde, mais sur la grande route de la civilisation de notre temps.

 

La forme nouvelle du travail

 

L'autre question, qui se pose spontanément lorsqu'on parle du travail, c'est celle de la forme nouvelle qu'a revêtue le travail aujourd'hui : le travail industriel, mécanisé, visant à la production de masse, qui a transformé notre société, créé une distinction et une opposition entre les classes sociales. Qu'en dirons-Nous ? On a déjà tant parlé, écrit, travaillé sur ce sujet, que Nous ne voudrions pas donner une réponse qui pourrait paraître simpliste. Mais vous savez combien Notre entretien veut être foncièrement simple. Aussi, Notre première réponse sera celle-ci : l'Eglise admire et encourage cette expression puissante du travail moderne ; d'abord parce qu'elle aspire à la multiplication des biens matériels, de telle sorte que tout le monde puisse en bénéficier d'une façon suffi­sante ; et ensuite parce que, grâce à la machine, le travail pèse moins lourd sur les épaules de l'homme (cf. Danusso). Nous pour­rions aussi ajouter : parce que, organisé comme il l'est, le tra­vail moderne crée de nouveaux rapports sociaux, une nouvelle solidarité, une nouvelle amitié entre les hommes, spécialement entre les travailleurs. Et cela est un bien, si vraiment la solidarité de l'amour les unit et instaure dans la société des rapports humains plus étroits et plus conscients. Les travailleurs se trouvent ainsi associés d'abord sur le plan des catégories entre lesquelles se répartit nécessairement le travail complexe et organisé, et ensuite sur le plan de la défense des intérêts communs. En même temps, ils sont formés à une conception organique de la société, où il s'agit non pas du heurt d'avidités irréductiblement opposées, mais d'une collaboration harmonieuse en vue d'instaurer un ordre juste pour tout le monde, et de participer à un bien commun rationnellement réparti. Ce n'est là encore, en bonne partie, qu'une espérance, mais aussi une réalité qui mûrit là où le progrès mo­derne s'inspire de la conception chrétienne de la société et de la notion sacrée de la personne humaine, telle que seul l'Evangile peut finalement la configurer et la défendre.

Que de choses Nous aurions encore à dire! Mais ce qui va de soi, c'est que la religion est à la racine et au sommet du processus d'élévation, tant de la conception que de la réalité du travail. Elle a une doctrine également pour l'aspect pénible que le travail ne perd jamais. Elle en rappelle l'origine malheureuse (cf. Gen 3, 19), et en même temps l'heureux et sublime épilogue, sa valeur rédemp­trice (cf. Mt 5, 6). Et comme si son enseignement ne suffisait pas à nous persuader de l'honneur et de l'amour que nous devons au travail humain, elle nous offre aujourd'hui un exemple et un pro­tecteur dans l'humble et grand saint Joseph, maître d'œuvre du Christ entre les mains divines duquel est née l'œuvre de la création et de la rédemption. Vénérons saint Joseph, le char­pentier de Nazareth, et, en son nom, Nous saluons et Nous bénis­sons aujourd'hui tous les travailleurs.

Et de tout cœur, Nous vous bénissons tous, vous qui, d'une façon ou d'une autre, êtes des travailleurs.

 

 

 

8 mai 1968

PAUL VI ANNONCE SON VOYAGE EN COLOMBIE

 

Aujourd’hui, Nous prendrons pour thème de Notre entretien hebdomadaire l'annonce du voyage que, si Dieu le veut, Nous ferons à Bogota, en Colombie, pour y assister, au mois d'août prochain, à la conclusion du Congrès eucharistique international, lequel sera présidé, comme cela a déjà été annoncé, par Notre légat a latere, le cardinal Lercaro ; Nous ouvrirons, aussitôt après, la Conférence générale des évêques d'Amérique latine. Comme de coutume, ce voyage sera très rapide (Nous irons en avion) et très bref (il durera deux ou trois jours). Il s'agit là de deux grands événements de la vie de l'Eglise. Le premier est destiné à honorer le « mystère de la foi », c'est-à-dire l'Eucharistie, qui, en repro­duisant le sacrifice rédempteur du Christ, réalise sa présence sa­cramentelle et, en même temps, comme nous le rappelle le Concile, signifie et célèbre l'unité de l'Eglise (cf. Unitatis redintegratio, n. 2). Le second est destiné à favoriser l'efficacité hiérarchique et communautaire de l'Eglise dans les territoires vastes et variés de l'Amérique latine. Il semble que Nous ne puissions manquer d'être humblement mais personnellement présent à ces deux événements religieux et ecclésiaux d'une importance exceptionnelle, aujourd'hui où les prodigieux moyens de transport modernes rendent cette pré­sence possible. Nous devons également faire remarquer que les invitations officielles de Nos frères dans l'épiscopat et de Nos fils dans la communion de la foi et de la charité ont aimablement contraint le Pape à sortir de la réserve traditionnelle qui veut qu'il ne s'éloigne pas de son siège. De plus, les invitations pres­santes et courtoises que Nous adressaient en même temps les autorités civiles Nous ont ouvert le chemin et Nous ont permis de séjourner dans ce pays hospitalier et ami qu'est la Colombie.

A dire vrai, une longue série de pays d'Amérique latine Nous ont adressé des appels chaleureux et autorisés pour que Nous allions leur rendre visite à l'occasion de ce premier voyage accompli par un Pape dans ce continent. Malheureusement, à Notre sincère regret, et tout en étant très sensible à ces aimables invitations, Nous ne pourrons pas matériellement y répondre. Nous sommes cependant reconnaissant à ces pays et Nous leur serons uni en esprit.

 

Les voyages du Pape

 

Ce nouveau voyage intéressera ceux qui sont à l'affût des nou­velles et ceux qui observent les événements extérieurs. Mais pour Nous il constitue un fait remarquable dans les vicissitudes histo­riques actuelles et futures de l'Eglise. C'est la raison pour la­quelle Nous le proposons à votre réflexion spirituelle.

La première réflexion a déjà été provoquée par Nos pèlerinages précédents : le Pape voyage. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire d'abord qu'il a retrouvé sa liberté de mouvements, ce qui peut être inscrit à l'actif de la condition historique et politique qui est la sienne à l'heure actuelle. Cela veut dire ensuite que la mobilité qui caractérise la vie moderne s'est infiltrée dans les habitudes plutôt statiques de la vie pontificale, laquelle n'est pas, par conséquent, tout à fait à l'écart du rythme des présentes fluctuations humaines. Et cela veut dire surtout que les voies du monde sont ouvertes au ministère du Pape, même sur le plan des transports. Cela est très important et significatif. Peut-être, avec le temps, pourra-t-il en résulter des changements notables dans l'exercice pratique de son ministère apostolique. Nous en voyons déjà les symptômes dans le fait que se multiplient les invitations qui Nous sont adressées de toutes les parties du monde, lesquelles, par ailleurs, ne favoriseraient pas la régularité et l'intensité de Notre travail à Rome. L'avenir répondra. Mais dès maintenant, la simple hypothèse d'une plus grande facilité de déplacement pour la personne du Pape et ses activités laisse entrevoir la possibilité d'une circulation de charité plus intense dans l'Eglise, rendue pos­sible par un phénomène faisant mieux apparaître son unité et sa catholicité.

 

Confirmer la doctrine de l'Eucharistie

 

Mais laissons ces songes — ou ces présages — et tournons Notre réflexion vers le Congrès eucharistique international auquel Nous Nous proposons de participer. Ce n'est pas la solennité extérieure qui Nous y attire, bien que, elle aussi, ait une très grande valeur en raison du culte qu'elle veut rendre à Dieu et de l'édification collective qu'elle veut créer dans la foule qui participe au Congrès. Ce qui Nous y attire, c'est l'affirmation du mystère eucharistique. Cette affirmation voudrait, dans la mesuré du possible, être univer­selle. Mais, de toute façon, elle veut affermir puissamment et expri­mer sans équivoque la foi de toute la sainte Eglise catholique dans la triple vertu sanctificatrice de l'Eucharistie : la mémoire de la pas­sion rédemptrice du Christ, qui doit être en nous ineffaçable et vi­vante ; le prodige réel de la présence sacramentelle du Christ, qui vit avec son Eglise, partage sa vie, se tient à son côté, la soutient, l'alimente, l'attache à lui, l'unit, la caractérise, la sublime, l'enivre ; et enfin le prélude eschatologique, c'est-à-dire la promesse de la parousie, le gage, propre à l'Eucharistie, du retour final et éclatant du Christ au terme de l'histoire présente de l'humanité (cf. dans la li­turgie : O sacrum convivium, etc. ; Vonier, La Clé de la doctrine eucharistique, p. 31).

Ce que Nous voulons, c'est confirmer aujourd'hui la doctrine de l'Eucharistie, doctrine capitale dans l'Eglise devant les insuffi­sances, l'ambiguïté, les erreurs dont souffre une certaine partie de notre génération à l'égard du mystère central de nos autels. Le Congrès eucharistique remet sur Nos lèvres et sur les lèvres de tous ceux qui seront en communion avec Nous la profession de saint Pierre : « A qui irions-nous, Seigneur ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 69).

 

L'Amérique latine

 

Et Nous voulons aussi que cette affirmation religieuse ait lieu dans cette Amérique latine qui Nous est très chère en raison de sa foi catholique, de ses évêques, du réveil de la charité sociale qui anime les bons catholiques de ce continent, des besoins spirituels de ces populations, des admirables efforts pastoraux qui y sont faits, des foules de pauvres et d'humbles qui attendent une nouvelle et sage justice civile pour la paix et la prospérité chrétienne de cet immense monde latino-américain, auquel Nous adressons dès maintenant Notre salut et Notre Bénédiction.

 

 

 

15 mai 1968

COLLABORATION DE TOUT CHRETIEN A LA MISSION DE L'EGLISE

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

La présence de visiteurs si nombreux, parmi lesquels Nous sommes heureux de voir de beaux et chers groupes de jeunes, Nous apporte une grande consolation. Elle Nous porte à croire que vous tous qui êtes ici vous avez compris l'affirmation du récent Concile, qui veut « rendre plus intense l'activité apostolique du Peuple de Dieu » (Ap. Act. n. 1). Le Concile attend également des laïcs, en tant que membres vivants du Corps mystique du Christ qui est l'Eglise, la contribution d'une collaboration vivante et personnelle tant à la mission salvifique de l'Eglise (cf. Lumen gentium, n. 33) qu'à l'instauration de l'ordre temporel selon le dessein de Dieu (cf. Ac n. 5). Cette affirmation n'est pas en elle-même une nouveauté, parce qu'elle a sa source dans la nature même de la vocation chrétienne ; mais elle a tellement été mise en évidence par le Concile, elle a été exprimée avec une telle autorité et répétée avec une telle insistance qu'elle constitue pour le chré­tien conscient une question nouvelle: celle de l'apport de tout chrétien à la vitalité et au développement de l'Eglise.

Pour Nous, en cette rencontre spirituelle et ecclésiale, Nous vous poserons à ce propos une question à laquelle, pensons-Nous, vous apporterez tous une réponse positive. Ces visiteurs ont-ils compris ce que l'Eglise du XX° siècle leur demande ? Sont-ils vrai­ment les fidèles du Peuple de Dieu ? Sont-ils vraiment pour Nous des amis ? Veulent-ils Nous aider à conserver et à répandre la pensée chrétienne dans la vie moderne ? Quelle est leur véritable attitude envers l'Eglise ? Est-ce une attitude passive et inconsciente, ou bien une attitude active et consciente ? Sont-ils ici pour une visite purement occasionnelle, ou bien pour rénover et fortifier leur foi au Christ et leur adhésion à l'Eglise ? Sont-ils ici comme des touristes curieux, ou bien comme des fils désireux d'avoir quelque expérience de la vertu secrète qui fait d'eux des disciples authentiques du Christ, des disciples attentifs de l'Evangile, et même des apôtres ?

Nous croyons qu'il en est ainsi. Si, par exemple, Nous vous disions d'une manière plus développée ce que l'Eglise pense aujourd'hui de vous, de chacun de vous, accepteriez-vous son jugement comme une définition qui vous engage ? Nous Nous bornerons à dire ceci : l'Eglise voit en vous des chrétiens authen­tiques, appelés à cette forme d'amour envers le Christ et son Eglise qui s'explicite dans l'action ou, comme on dit couram­ment aujourd'hui, dans l'apostolat. Etes-vous prêts, êtes-vous dis­ponibles pour professer cette forme d'amour qu'est l'action, l'apostolat ? La perspective de l'action, de l'apostolat, fait peur à beaucoup. Qui peut s'estimer capable d'agir pour le nom du Christ ? Combien se tiennent sur la défensive quand on leur demande de donner quelque chose d'eux-mêmes ? Quelle résistance opposeraient-ils si, avec l'Eglise, Nous répétions cette parole de saint Paul : « Je ne vous demande pas vos biens, mais vous-mêmes » (2 Co 12, 14) ?

Cela est compréhensible. Mais faites attention. C'est encore saint Paul qui offre la solution à notre perplexité devant la voca­tion à l'apostolat, c'est-à-dire à la fonction qu'est appelé à rem­plir le chrétien inséré dans la communauté ecclésiale. Saint Paul nous enseigne la diversité, la pluralité des formes selon lesquelles un chrétien peut coopérer au bien général de la cause du Christ. Il insiste sur l'image du corps dont les membres sont nombreux, les fonctions différentes, le bien unique et qui est organisé dans la variété (cf. 1 Ch 12, 12 s.). Le Concile rappelle cet enseignement à propos des laïcs et, pour plus de clarté, il le simplifie en affirmant qu'il y a deux domaines dans lesquels les laïcs peuvent exercer leur apostolat multiforme : le domaine interne de l'Eglise et le do­maine externe (cf. Ap. Act. n. 9-10). Cette division élémentaire est très importante parce qu'elle supprime beaucoup d'hésitations et qu'elle permet d'expliquer les attitudes différentes selon lesquel­les chacun, suivant son tempérament et sa préparation, peut col­laborer à l'apostolat.

 

L'apostolat interne

 

Portant maintenant notre attention sur la collaboration apos­tolique au sein de l'Eglise, Nous devrons faire remarquer que celle-ci est ouverte à tous, tandis que l'activité extérieure n'est pas toujours accessible pratiquement à tous. Chacun, en effet, quels que soient son âge et sa condition, peut et doit offrir sa contribution d'amour actif envers le Christ et son Eglise en adhé­rant résolument à une ou plusieurs des nombreuses formes d'acti­vité qui alimentent la ferveur, la spiritualité, l'efficacité, la cohésion organisée de la communauté réunie authentiquement autour du nom du Christ, c'est-à-dire de l'Eglise.

Il est surtout important de découvrir le caractère communau­taire, organisé, non seulement idéal et spirituel, mais visible, con­cret, institutionnel (comme on dit aujourd'hui) de l'Eglise, et de donner à cette Eglise sociale — qui reflète et continue le mystère de l'Incarnation et qui n'est pas sans limites ni défauts, car elle est humaine — son adhésion fidèle et cordiale. Voilà le pre­mier apostolat. Que chacun se demande quel est le degré de son adhésion. Est-elle totale ou partielle, sincère ou ambiguë, ai­mante ou méprisante, active ou inerte, stable ou intermittente, confiante ou méfiante, etc. ? Et qu'il se demande aussi s'il a une conception exacte de cette expression première de la communauté chrétienne qu'est la paroisse, sa paroisse ; et si, en bon fidèle, il fait quelque chose pour cet organe ecclésial, première source auto­risée et responsable de la parole de Dieu et de la grâce du Christ, ne serait-ce que par son affection, sa fréquentation, son aide.

C'est là un deuxième degré d'apostolat, dont personne n'est incapable et auquel personne ne devrait se soustraire. Si nous parvenons à donner à l'institution paroissiale sa plénitude de prière et de charité, d'organisation et de solidarité, de conscience ecclésiale et d'action bienfaisante et pédagogique, nous aurons déjà accompli une grande, moderne et excellente œuvre d'apostolat. Et l'on voit comment tous peuvent y collaborer; il est merveilleux que les plus petits soient les premiers à donner à la paroisse son sens apostolique profond. Les enfants qui fréquentent le catéchis­me, qui y ont un patronage — cette magnifique institution polyvalente, à la fois pédagogique, récréative, religieuse, sociale — qui font partie des associations prévues pour eux et égayent les fêtes de la communauté, exercent eux aussi un apostolat interne de qualité et très méritant.

Que dirons-Nous des pauvres qui honorent la paroisse de leur patience et qui acceptent l'humble pain du curé ? Ne don­nent-ils pas à l'Eglise l'auréole apostolique de la charité ? Que dirons-Nous des malades qui acceptent de la paroisse amitié et assistance ; des chômeurs, de tous ceux qui sont dans le besoin, qui, en donnant leur confiance à ce centre de charité, incapable certes de répondre à tous d'une manière adéquate, font à leur manière l'apologie la meilleure de l'Eglise du Christ, de l'Eglise des Pauvres ?

Nous n'en finirions pas de parler de l'apostolat interne de l'Eglise si Nous voulions rappeler tout l'ensemble de l'organisation dont dispose aujourd'hui la communauté catholique, de l'apostolat de la prière à l'Action catholique, et spécialement aux associations de toutes sortes comme les scouts, les bibliothèques paroissiales, la société de Saint-Vincent de Paul, les groupes sportifs, etc. Celui qui donne son adhésion, son travail, son obole, sa prière, son cœur à ces formes multiples d'activité excellente et qualifiée accomplit une très belle œuvre d'apostolat. Nous voudrions vous parler de la famille chrétienne, conçue et organisée comme une communauté d'amour chrétien, d'éducation humaine et religieuse, de témoignage moral et spirituel, pour lui appliquer le grand éloge qu'elle a mérité du Concile précisément en tant que foyer d'apos­tolat (cf. Ap. Act. n. 11, 30, etc.). Mais qu'il suffise ici d'en avoir fait mention pour illustrer par un argument irréfutable cette thèse si simple : nous sommes tous appelés aujourd'hui à l'apostolat, et vous laïcs, vous y êtes spécialement exhortés. Tous, au moins d'une certaine manière et dans une certaine mesure au sein de l'Eglise, nous le pouvons, nous le devons. Et que vous y aide Notre Bénédiction apostolique.

 

 

 

22 mai 1968

FORMES DE L'APOSTOLAT EXTERIEUR DE L'EGLISE

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Nous devons vous parler encore de l'apostolat, c'est-à-dire de la mission qui appartient en propre à l'Eglise, et donc à tous les membres de l'Eglise, de travailler au salut du monde, au salut de tous les hommes. L'Eglise, qui est à la fois le moyen et le but de l'apostolat, considère ce problème comme primordial, spécialement après les enseignements que le Concile nous a don­nés sur la nature et la mission de l'Eglise. Nous ne pouvons pas l'oublier. Beaucoup de chrétiens se font encore une idée trop in­dividualiste de leur religion. Or, l'Eglise vivante leur rappelle non seulement le sens communautaire propre à la société des croyants et des disciples du Christ, mais aussi le caractère et l'obligation missionnaire de la vocation chrétienne, conséquence du baptême et de la participation à la vie historique, sociale et dynamique du peuple de Dieu. Nous aurons encore beaucoup de choses à dire sur l'apport d'activité de chaque fidèle au sein de la communauté ecclésiale. Les besoins qu'elle dénonce continuellement ;  les ser­vices qui lui sont nécessaires pour sa dignité, son authenticité, son efficacité ; la pluralité des formes d'action admises au sein de la famille des croyants ; son devoir de se rajeunir sans cesse, soit en tirant de son propre génie apostolique de nouvelles formes d'activités bienfaisantes pour son salut et celui des autres, soit en cherchant à utiliser les moyens modernes permettant d'assurer d'une façon efficace la diffusion des idées et la formation des âmes, tout cela donnerait matière à parler  de tant  d'activités apostoliques qui attendent toujours des bons fils de l'Eglise les ouvriers de sa construction pratique et effective, aussi bien dans le domaine de la vie proprement religieuse — comme l'enseignement religieux, les retraites et les exercices spirituels, l'apostolat de la souffrance, la propagande missionnaire, l'action liturgique, la formation au chant sacré — que dans tant d'autres domaines et en premier lieu dans l'école catholique, puis dans la presse catholique, la littérature et la culture catholiques, la charité sous ses multiples formes (assistance, services sanitaires, bienfaisance), l'art chrétien, la promotion sociale des classes défavorisées ; sans oublier les domaines qui pourraient être considérés comme pro­fanes en eux-mêmes (le tourisme, le sport, les spectacles, le cré­dit, etc.) s'ils n'étaient eux aussi spiritualisés et mis au service plus ou moins direct du Royaume de Dieu, de la formation, des âmes, de la charité, en un mot de la vie même de l'Eglise.

Toute cette activité, qui mérite aujourd'hui d'être promue à la dignité d'apostolat, est généralement classée parmi les activités internes de l'Eglise, du moins en raison de sa fin principale.

 

L'action de l'Eglise doit s'étendre à la société tout entière

 

Mais qu'en est-il de l'activité extérieure ? L'activité apostolique se limite-t-elle au monde de l'Eglise, ou bien l'action de l'Eglise va-t-elle aussi au-delà de son propre périmètre social ? L'Eglise est-elle une religion ecclésiastique, un « ghetto » privilégié, ou répond-elle à un dessein universel, catholique ? La réponse ne fait aucun doute : l'action de l'Eglise dépasse ses limites institu­tionnelles; elle doit atteindre la société tout entière ; elle doit donc se traduire en un apostolat extérieur, comme chacun le sait. L'Eglise, en effet, n'a pas été instituée uniquement pour elle-même ; elle n'est pas une société close ; le Christ lui a ouvert toutes les voies du monde ; saint Paul est l'apôtre des « Gentils », celui qui intentionnellement et effectivement a fait du monde entier l'objet de l'apostolat chrétien. L'Eglise de notre temps, l'Eglise du Concile, ne s'est pas seulement définie comme missionnaire, mais elle a proclamé d'une manière explicite et catégorique qu'elle était au service du monde, au service de ce monde auquel nous appar­tenons tous et dont tous nous sentons le manque d'intérêt, l'éloignement, l'indifférence, l'hostilité envers le monde religieux en général, envers le monde chrétien et catholique en particulier.

 

L'Eglise devant un monde qui affirme ne plus avoir besoin d'elle

 

Tout le monde n'a peut-être pas pris conscience de l'aspect paradoxal et dramatique de la position de l'Eglise catholique à l'égard du monde, au moment précisément où celui-ci déclare, en paroles et en actes, qu'il n'a plus besoin d'elle, qu'il la considère comme une institution historiquement et culturellement dépassée, voire même encombrante et nuisible. Le laïcisme, c'est-à-dire la volonté de se passer de Dieu, est aujourd'hui la formule en vogue. Le monde affirme aujourd'hui qu'il se suffit à lui-même pour résou­dre ses problèmes, pour engendrer un humanisme propre, pour trouver son équilibre, sa morale propre, son interprétation propre de la destinée de l'homme, de son histoire et de sa civilisation. Et il l'affirme avec une telle assurance et d'une façon si péremptoire qu'il rend paradoxale, pour ne pas dire vaine et anachronique, l'in­sertion de l'Eglise dans le processus de la vie moderne. De là, les formes radicales d'opposition à l'Eglise répandues dans diverses nations et surtout dans divers secteurs de la pensée et de la politique : l'Eglise, dit-on, ne nous intéresse pas. L'athéisme s'affirme ensuite comme la forme religieuse, c'est-à-dire absolue, si l'on peut dire, du laïcisme. Et devant cet état de choses, l'Eglise, avec une audace que l'on pourrait croire naïve si elle n'était pas inspirée, se présente au monde comme apostolique, c'est-à-dire intentionnel­lement déterminée à exercer sa mission de « sel de la terre », de « lumière du monde » (Mt 5, 14-15).

 

Etre apostoliquement dans le monde sans être du monde

 

Très chers Fils, il faut prendre conscience de cette position militante, presque .téméraire, dans laquelle l'Eglise nous situe tous aujourd'hui. Lorsque sa prédication se limitait à dire à ses enfants qu'ils devaient se séparer du monde, elle employait des pa­roles gênantes (le christianisme a toujours voulu libérer l'homme de la jouissance exclusive du royaume de la terre), mais au fond, elle utilisait un langage plus facile. Aujourd'hui, elle complète évangéliquement sa prédication et elle nous exhorte à être apostoliquement dans le monde, et en même temps à ne pas être du monde (cf. Jn 17, 15), ce qui est plus difficile, comme il est plus difficile à un médecin de vivre au milieu des malades pour les guérir sans contracter leurs maladies, ou à un administrateur de gérer la fortune des autres sans se l'approprier d'une manière injuste. Cela veut dire pour chacun de nous qu'il faut être au milieu de notre société telle qu'elle est, pleine de séduction et souvent de corruption, en l'aimant beaucoup, en la servant avec dévouement, sans se laisser assimiler par sa mentalité, par son caractère profane, par son immoralité. L'apostolat pastoral con­naît bien ces règles fondamentales de ses contacts avec la vie du monde.

 

Laïcité et laïcisme

 

Mais les laïcs, comment doivent-ils se comporter ? Cette ques­tion exigerait non pas une, mais plusieurs réponses distinctes. Contentons-nous pour le moment d'une remarque générale préliminaire : l'Eglise d'aujourd'hui, celle de la Constitution Gaudium et Spes, ne craint pas de reconnaître les « valeurs » du monde profane. Elle n'a pas peur d'affirmer ce que Pie XII, Notre prédé­cesseur de vénérée mémoire, reconnaissait déjà ouvertement : une « légitime et saine laïcité de l'Etat », en laquelle il voyait « l'un des principes de la doctrine catholique » (A.A.S., 1958, p. 220). C'est pourquoi l'Eglise, aujourd'hui, distingue d'une part la laïcité, c'est-à-dire la sphère propre des réalités temporelles régies par leurs principes propres et ayant une relative autonomie correspondant aux exigences intrinsèques de ces réalités (scientifiques, techni­ques, administratives, politiques, etc.) ; et d'autre part le laïcisme, qui exclut de la société les références morales et pleinement hu­maines qui postulent des rapports imprescriptibles avec la religion.

 

L'engagement temporel du chrétien

 

Aussi, tout en reconnaissant aux laïcs — c'est-à-dire à ceux qui vivent dans la sphère séculière et ne sont pas chargés d'un mi­nistère religieux — le droit d'exercer librement et validement leur activité naturelle et profane, l'Eglise ne les abandonne pas lorsque leur activité a des répercussions sur leur conscience. C'est-à-dire qu'elle ne manque pas de leur donner la double lu­mière des principes et des fins qui doivent orienter et soutenir la vie humaine en tant que telle. Et c'est en regardant vers cette double lumière avec lucidité et docilité que la vie séculière, les activités profanes, peuvent devenir un modèle, digne d'être pris en considération et imité, qu'elles peuvent devenir un apostolat qui, spécialement par l'exemple, transparaît dans la vie morale et spirituelle du laïc catholique et l'incite constamment à imprimer à son activité temporelle une dignité, une rectitude, une honnêteté, une intention de devoir et de service, une orientation en somme qui y fait, presque sans bruit, resplendir un ordre supérieur, celui voulu par Dieu également dans le domaine des réalités temporel­les. Le laïc fidèle et conscient apporte ainsi son témoignage de chrétien; sa probité est son message silencieux, sa façon de servir l'ordre temporel et le bien commun vers lequel doit tendre cet ordre ; elle est son apostolat. L'autonomie du domaine temporel est soustraite à la compétence de l'Eglise (« donnez à César... ») ; ce domaine n'est pas, comme on dit ironiquement, cléricalisé ; mais en même temps il doit s'harmoniser avec les exigences supérieures et complexes de la vision intégrale de l'homme et de son destin supérieur.

C'est là un sujet délicat et inépuisable, mais aujourd'hui on en parle tellement que personne ne peut complètement ignorer cette distinction entre le sacré et le profane. Beaucoup cependant ne savent pas quel équilibre, quel rapport, quelle aide mutuelle peu­vent résulter de leur reconnaissance réciproque et respectueuse ; et quelle modération, quelle discrétion, quel respect de la liberté des autres, et en même temps quelle ardeur pour le bien, quelle aide providentielle peut apporter le chrétien qui, au-delà des limites de l'Eglise, va dans le monde avec l'intention d'y répandre la lumière du royaume de Dieu.

Que Notre Bénédiction Apostolique aille vers ce courageux chrétien-et vers vous tous.

 

 

 

29 mai 1968

DOCTRINE MARIALE DU CONCILE

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Notre pensée se tourne aujourd'hui vers la très Sainte Vierge Marie, que la piété populaire de l'Eglise honore d'une façon particulière pendant le mois de mai. Et ce mois, où le printemps de la nature s'unit au printemps religieux qui devrait fleurir dans nos âmes en contemplant et en vénérant la plus belle fleur de l'humanité rachetée par le Christ, nous ne voudrions pas qu'il se termine sans renouveler notre dévotion envers Marie, la Vierge Mère du Christ et notre Mère spirituelle.

Et cela dans l'esprit du Concile dont s'inspirent habituelle­ment Nos exhortations hebdomadaires. Nous savons tous que dans le huitième et dernier chapitre de la grande Constitution dogma­tique sur l'Eglise, le Concile a placé comme au sommet de cette merveilleuse construction doctrinale la douce et lumineuse figure de Marie. Et cela suffit pour que nous nous sentions tous obligés, également par l'autorité rénovatrice du Concile, à renouveler no­tre culte marial. Le Concile n'a pas voulu exposer de nouveaux dogmes sur Marie, de même qu'il n'a pas voulu dire tout ce qu'on pourrait dire d'elle ; mais il a présenté la Très Sainte Vierge Marie d'une façon, et avec des titres tels que quiconque est fidèle aux enseignements du Concile doit non seulement se sentir réconforté dans la profession de la prière mariale que l'Eglise catholique a toujours tellement tenue en honneur et entourée de ferveur, mais se sentir invité à modeler sa dévotion sur les perspectives larges, authentiques et enthousiastes que la dense et magnifique page conciliaire offre à la contemplation et à la dévotion du chrétien avisé.

Quelles sont ces perspectives ? Il est difficile de répondre tant est immense et profond le ciel où Marie apparaît dans le cadre de la doctrine conciliaire. Nous n'avons rien de mieux à suggérer aux plus résolus et aux plus intelligents de Nos auditeurs que de relire et de méditer ce chapitre VIII : c'est un recueil de trésors, dont chacun mériterait un développement doctrinal et spirituel. Mais pour ne pas manquer de proposer une notion récapitulative élémentaire à laquelle devra se conformer notre culte marial ré­nové, Nous dirons, avant tout que Marie nous est présentée par le Concile non comme une figure solitaire se détachant sur un ciel vide, mais comme une créature sans égale, très belle et très sainte, précisément en raison des relations divines et mystérieuses qui l'entourent, qui définissent son être unique et qui la remplissent d'une lumière qu'il ne nous est pas donné d'admirer ailleurs dans une simple créature, dans une sœur de notre humanité. Chacun de nous, dans l'ordre de la création et de la grâce, se trouve dans des relations déterminées avec la divinité. En Marie, ces relations s'élèvent à un degré de plénitude indescriptible; les paroles qui l'expriment sont si denses qu'elles s'enfoncent dans le mystère ; nous les connaissons pourtant, mais écoutons-les telles que les énonce le Concile : Marie « reçoit cette immense charge et dignité d'être la Mère du Fils de Dieu [fait homme] et, par conséquent, la fille de prédilection du Père et le sanctuaire du Saint-Esprit, don d'une grâce exceptionnelle qui la met bien loin au-dessus de toutes les créatures dans le ciel et sur la terre » (Lumen gentium n, 53). On ne peut la contempler sans voir et adorer le cadre divin, trinitaire, dans lequel elle se situe : la transcendance divine resplen­dit devant nos yeux, éblouis de pouvoir, en quelque sorte, contem­pler Celle qui, comme nous, est « descendante d'Adam » (ibid.) ; et c'est cette accessibilité qui explique peut-être la priorité pratique que souvent le culte marial prend dans la vie religieuse de beau­coup de chrétiens, pour lesquels c'est un réconfort instinctif, plutôt que de voler plus loin, de s'arrêter à Marie, comme à Celle qui ap­partient à notre histoire et est le mieux à la portée de notre expé­rience humaine et religieuse. Mais Marie, dans son vol transcen­dant, nous entraîne ensuite vers Dieu. Rappelez-vous le Magnificat.

 

Marie, créature sans égale, éminente par référence au Christ

 

Et puis, la Sainte Vierge — qui ne le sait ? — est tout entière du Christ : elle est de lui, pour lui, avec lui. Nous ne pouvons, ne se­rait-ce qu'un instant, oublier cette autre relation qui définit Marie, Mère de Jésus, vivifiée par sa parole et vivant d'elle, associée à sa passion. Cette relation explique toutes ses prérogatives, toute sa grandeur, tous les titres qu'elle a à notre vénération sans borne, à notre amour, à notre confiance. Le Concile nous donne de multiples enseignements au sujet du rang privilégié et de la fonction unique de Marie dans le mystère du Christ. De même que nous ne pouvons nous faire une idée du Christ sans nous référer aux suprêmes vérités évangéliques de son incarnation et de sa rédemp­tion, de même nous ne pouvons faire abstraction de la présence et du ministère que, dans la réalité de ces faits évangéliques, Marie a été appelée à remplir. Aucune créature humaine n'a été plus proche du Christ, plus sienne et plus comblée de sa grâce ; aucune n'a été aussi unie au Christ que Marie sa Mère, et aucune n'a été aussi aimée du Christ que celle qui l'engendra virginalement par l'action du Saint-Esprit, Celle qui accueillit sa parole avec ce fiat par lequel se trouve marquée toute la vie de la Sainte Vierge, Celle qui participa volontairement à tout le mystère de salut du Christ (cf. Lumen gentium n. 61). Personne n'eut autant de foi dans le Christ « bienheureuse Celle qui a cru » (Lc 1, 45, etc). Personne n'eut, autant qu'elle, confiance dans la bonté agissante de Jésus (cf. Jn 2, 5). Personne, il est facile de le croire, n'eut autant d'amour pour le Christ que sa Mère, non seulement à cause du lien unique qui unit toujours une mère au fruit de ses entrailles, mais aussi à cause de la charité de l'Esprit-Saint qui fut en elle le principe ai­mant et vivifiant de sa divine maternité, qui l'associa à la passion de son Fils, et qui à la Pentecôte emplit son cœur au point de faire d'elle la Mère spirituelle de l'Eglise naissante, et même la Mère de l'Eglise tout au long des siècles, cette Eglise à laquelle nous ap­partenons. Et nous sommes heureux de pouvoir lui donner le titre qu'elle prophétisa pour elle-même. « Toutes les nations me diront bienheureuse » (Lc 1, 48). Oui, bienheureuse es-tu, Marie, à qui nous avons eu le bonheur immérité d'attribuer explicitement le titre que les siècles chrétiens t'ont toujours reconnu, non dans l'ordre sacramentel, cause de la grâce, mais dans l'ordre de la commu­nion expansive qui est propre au Corps mystique, dans l'ordre de la charité et de la grâce (cf. Lumen gentium nn. 56, 61, 63) : le titre de « Mère de l'Eglise ».

Et  ainsi  notre  culte marial,  christocentrique,  prend  une  di­mension ecclésiale. Le Concile, en rappelant l'une des louanges les plus hautes et les plus caractéristiques que lui attribuèrent les Pères — parmi lesquels Nous rappelons volontiers saint Ambroise (dans Lc 2, 7 ; P.L., XV, 1555) — voit en Marie la figure de l'Eglise et l'exemple éminent des vertus chrétiennes fondamentales, la foi spécialement et l'obéissance à la volonté divine (cf. Lumen gentium n. 63), la première à coopérer « à la naissance et à l'éducation » des frères du Christ avec « son amour maternel » (ibid.), « signe d'espérance assurée et de consolation devant le Peuple de Dieu en pèlerinage, en attendant le jour du Seigneur » (ibid. n. 68).

Très chers fils, ouvrons nos âmes à l'enchantement de cette douce et réconfortante vision. Elle ne nous fait pas oublier l'image triste et impressionnante que nous donne la situation actuelle du monde, mais elle nous éclaire pour nous en montrer les dangers et la façon d'y parer, pour nous en montrer les maux et le remède, c'est-à-dire l'amour et la confiance dans le Christ qui a rendu les hommes frères et leur a apporté, même s'ils sont dans l'erreur ou le refus, un salut toujours possible et victorieux. Et que Notre Bénédiction obtienne pour tous la bénédiction douce et puissante de la Sainte Vierge

 

 

 

5 juin 1968

UTILITE DE LA FOI DANS LE MONDE MODERNE

 

Chers Fils et Filles,

 

Au moment où nous approchons de la fin de cette année que Nous avons consacrée à la foi, en raison du centenaire des grands Apôtres et Martyrs du témoignage du message chrétien à ses origines, Pierre et Paul, de multiples questions peuvent surgir en nous: avons-nous, par exemple, pris au sérieux l'invitation à réfléchir sur cette affaire capitale qu'est la foi pour l'orientation de notre vie, pour le dilemme fatal d'un oui ou d'un non qui se pose pour notre destin, non seulement religieux mais aussi existen­tiel (rappelez-vous les paroles du Christ rapportées par l'Evangéliste saint Marc : « Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé; celui qui ne croira pas sera condamné » (Mc 16, 16). Avons-nous éclairci, pour nous-mêmes, quelque idée sur cette question si élé­mentaire mais en même temps si profonde et si complexe ? Avons-nous été capables de formuler quelque résolution concernant notre foi, à l'occasion de la commémoration du centenaire qui vient d'être rappelé, en face de la problématique formidable et chaotique du moment présent de l'histoire ?

La foi, don de la grâce, acte de la pensée à la recherche de la vérité et geste décisif de notre volonté, reste toujours source de problèmes vitaux. Et puis, la foi, ensemble objectif de vérités su­blimes qui dépassent notre capacité intellectuelle, semble si diffé­rente et si éloignée du champ de nos connaissances ordinaires ! Elle n'est pas acquise une fois pour toutes et elle n'est pas épuisée par les quelques connaissances que nous avons de son contenu ; elle exige de nous une continuelle présence d'esprit, un assentiment in­térieur indéfectible, une conviction de ce qu'elle est : une conquête graduelle (rappelez-vous encore l'exclamation si humaine et si caractéristique de ce père qui implorait pour son fils un miracle du Christ qui en conditionnait l'accord à sa foi : « Oui, je crois, Sei­gneur, mais viens en aide à mon peu de foi » [Mc 9, 23]). Nous som­mes-nous un peu entraînés à cet exercice pénible mais fortifiant ? Notre sentiment religieux dépend aujourd'hui en grande partie d'une conscience vigilante et active dans le sens de l'adhésion à la foi, qui est le piédestal du haut duquel nous contemplons le panorama du monde sous la lumière de Dieu. On peut dire aussi que la foi est la pierre d'achoppement qui arrête nos pas dans la zone obscure des idées personnelles et des faciles apostasies doctrinales. C'est dire que la foi soulève une quantité de questions et d'objections qu'il ne serait ni honnête ni utile d'éluder, si nous voulons être victorieux en elle et par elle : « Et telle est la victoire, écrit l'évangéliste saint Jean, qui a triomphé du monde : notre foi » (1 Jn 5, 4). Et chacun de nous devrait, pour son propre compte, avec l'aide de bons livres ou de bons maîtres, grâce à une réflexion pa­tiente et prête à accueillir les signes de l'Esprit, grâce aussi à la prière qui invoque la lumière, explorer les difficultés principales et persistantes de la foi qu'il rencontre sur son chemin, souvent difficiles, souvent mystérieuses.

Nous vous présentons, dans ce court et modeste entretien, une objection parmi tant d'autres que la mentalité contemporaine op­pose à la foi, et qui est : la foi, à quoi sert-elle ? Habitués com­me nous le sommes à juger les choses d'après leur utilité et non d'après ce qu'elles sont intrinsèquement, nous nous demandons facilement, même dans l'ordre de la foi, quel avantage elle nous apporte : elle n'est certainement pas susceptible d'une estimation économique qui lui serait un affront radical. Et quels autres avan­tages apporte-t-elle si elle constitue dans l'ordre intellectuel un obstacle, une anomalie au développement de notre pensée, habi­tuée aux méthodes positives propres aux sciences physiques et naturelles considérées comme la règle fondamentale de la vérité ? A l'esprit scientifique moderne, la foi apparaît comme privée de la rigueur propre aux sciences exactes ; la nature même de sa connaissance, fondée sur le témoignage, semble déconcerter et mor­tifier l'autonomie de l'intelligence, férue de découvrir et de con­trôler par elle-même les vérités qu'elle possède.

 

Préférer la vérité à l'utilité

 

Et pour l'action, à quoi sert la foi ? L'homme moderne est tout entier porté vers l'action, l'action pratique, le travail. Même à ce point de vue, la foi n'est-elle pas un obstacle, une source de doutes et de scrupules, une perte d'énergie intérieure et de temps exté­rieur ? Objection tout à fait empirique et injuste, mais combien forte, si elle éloigne facilement de l'idée et de la pratique religieuse un si grand nombre de gens qui affirment n'avoir ni l'esprit ni le temps disponible pour se rendre compte par eux-mêmes de la valeur et donc des exigences de la Parole de Dieu : Parole, dont l'histoire a retenti, dont retentit actuellement le monde des cons­ciences et des événements ; Parole qui fait surgir cette même valeur et ces mêmes exigences devant l'homme et devant ses responsa­bilités.

Il y a une autre catégorie d'objections, qui se sont exprimées dans la littérature contemporaine d'une manière très vive, et qui rejettent la foi précisément à cause de certains avantages qu'elle apporte aux esprits. Ces objections accusent la foi d'offrir des remè­des illusoires qui favorisent la mollesse, la faiblesse des âmes dési­reuses de rêves réconfortants. Ces soi-disant réconforts de la foi affaibliraient et fascineraient les âmes qui les reçoivent. La beauté même de la foi, dont l'apologétique du siècle passé s'est tant ser­vie, est repoussée parce que trop séduisante : d'après cette critique, la foi est trop belle pour être vraie. Le courage sans préjugés d'un certain humanisme moderne rejette la séduction d'une foi conso­latrice. Et ainsi de suite. Ce genre de difficultés, qui contestent l'utilité de la foi, possède un si riche répertoire qu'il est actuelle­ment impossible d'en faire l'inventaire. Vous vous en êtes peut-être aperçu vous aussi qui vivez dans notre temps.

Mais Nous voulons nourrir l'espoir, Fils très chers, que, juste­ment en vertu de votre expérience et de votre réflexion, vous aurez trouvé les réponses aux objections auxquelles Nous avons fait allusion, et aux autres du même genre que vous avez pu rencontrer dans votre cheminement intellectuel et spirituel. Ces objections pèchent habituellement par leur simplisme. Elles manquent au respect dû à la vérité, et elles lui préfèrent l'utilité, sans dire que la foi présente des aspects d'une réelle utilité pour la vie intégrale de l'homme, au point qu'on doit la considérer vraiment comme une chance.

Il n'est pas vrai, par exemple, que la foi paralyse la pensée et que ses formules dogmatiques arrêtent la recherche de la vérité. C'est le contraire qui est vrai. Le dogme n'est pas une prison pour la pensée ; c'est une conquête, une certitude qui stimule l'es­prit à considérer, à explorer soit son contenu, en général profond jusqu'à l'insondable, soit son développement dans le concert et les conséquences des autres vérités. Intellectus quaerens fidem, l'in­telligence exerce sa recherche dans la foi, disait un théologien du moyen-âge, saint Anselme; et il ajoutait : fides quaerens intellectum, la foi a besoin de l'intelligence. La foi fait confiance à l'intelligence, la respecte, l'exige, la défend ; et par le fait même qu'elle l'utilise pour l'étude des vérités divines, elle l'oblige à une honnêteté absolue de pensée, à un effort qui ne l'affaiblit pas mais la ren­force, aussi bien dans l'ordre spéculatif naturel que dans le sur­naturel.

 

La foi : principe dynamique

 

De même, il n'est pas vrai que la foi soit une entrave à l'action. A ce point de vue aussi, c'est le contraire qui est vrai : la foi exige l'action, elle est un principe dynamique de moralité (justus ex fide vivit), l'homme inspire sa propre vie d'après sa foi. C'est une expression synthétique de la pensée de saint Paul (He 10, 38), et saint Jacques précise : « La foi, si elle n'a pas les œuvres, est tout à faire morte » (Jc 2, 17). La foi comporte une exigence d'action qui débouche dans la charité, c'est-à-dire d'action mue par l'amour de Dieu et du prochain.

On ne peut donc pas soutenir le refus dédaigneux de la foi, comme si elle était un soporifique artificiel pour la douleur hu­maine et un mythe fallacieux qui écarte l'homme des réalités de la vie : oui, la foi est une vérité splendide et consolante parce qu'elle nous révèle les desseins admirables de la bonté divine, non point pour endormir l'homme dans ses dangers et dans ses tourments, mais bien pour lui donner la conscience et l'énergie afin qu'il les supporte avec une force virile. Elle écarte le désespoir, le scepticisme, la rébellion qui envahissent l'homme moderne aujourd'hui, parce qu'il n'est plus soutenu par la foi, et elle lui donne plutôt le sens de la vie et des choses, l'espérance dans l'ac­tion sage et honnête, la force de souffrir et d'aimer.

Oui, la foi sert à quelque chose ; à quoi ? à notre salut.

Soyez-en sûrs, Fils très chers, avec Notre Bénédiction.

 

 

 

12 juin 1968

CROIRE EN DIEU

 

Chers fils et Filles,

 

Ce sont les paroles du Christ qui viennent sur nos lèvres pour vous, chers visiteurs, chers pèlerins de cette tombe de l'Apôtre Pierre, paroles dites aux disciples pendant la dernière Cène au moment où ils n'étaient plus que onze après le départ du traître : « Que votre cœur cesse de se troubler. Croyez en Dieu et aussi en moi » (Jn 14, 1). Oui, c'est ce que nous désirons pour vous, c'est ce que nous vous recommandons : ayez foi en Dieu, et ayez foi dans le Christ. C'est le thème de l'année qui, avec la fin de ce mois, va se conclure, et que nous avons appelée l'année de la foi, en mémoire et en l'honneur du centenaire du martyre des saints Apôtres Pierre et Paul.

 

Des noms nouveaux et étranges

 

En disant ces paroles solennelles et bénies, Nous Nous rendons compte du contraste qu'elles présentent avec les idées courantes du monde contemporain sur le saint nom de Dieu, et qui, comme une vague terrible, submergent la foi de tant d'hommes de notre temps. Ces idées, vous en entendrez certainement parler et peut-être vous les sentirez s'imprimer violemment dans vos esprits, ou encore s'insinuer avec une séduction logique et convaincante. Elles sont nombreuses, graves et compliquées, et prennent des noms nouveaux et étranges : sécularisation, démythisation, désacralisa­tion globale, et finalement athéisme, et antithéisme, c'est-à-dire absence ou négation de Dieu, aux cent visages elle aussi, selon les écoles philosophiques dont dérive ce refus de Dieu, selon les mouvements sociaux et politiques qui le défendent et le promeu­vent, ou selon la négligence pratique de tout sentiment et de tout devoir religieux.

Ce tourbillon ténébreux investit aujourd'hui la foi en Dieu ! Au point que Nous pouvons tout résumer en une question : est-il encore possible aujourd'hui de croire en Dieu ? Question formi­dable, qui exigerait des volumes pour y répondre. Mais Nous la proposons ici non pas tellement pour la discuter, comme il fau­drait le faire dans un exposé adéquat, mais pour vous rappeler les paroles déjà mentionnées du Christ : N'ayez pas peur, ayez foi. Il Nous suffit maintenant de vous rassurer par l'exhortation du divin Maître : oui ; il est encore possible de croire aujourd'hui en Dieu et dans le Christ. Nous pouvons même pousser cette affirma­tion plus loin : aujourd'hui il y a plus de possibilité qu'hier d'avoir foi en Dieu, s'il est vrai qu'aujourd'hui l'intelligence humaine est plus développée, plus formée à la réflexion, plus portée à recher­cher les raisons intimes et ultimes de chaque chose.

 

Savoir bien penser : préalable à une vraie connaissance de Dieu

 

Parce que tout est là : savoir bien penser. Quand nous disons cela, il faut se rappeler que dans cette grande question, le mot foi est employé par nous dans sa première signification, connaissance naturelle de Dieu, c'est-à-dire cette connaissance que nous pouvons avoir de sa divinité par les forces ordinaires de notre in­telligence ; parce que, si nous parlons de foi comme de la vraie connaissance surnaturelle de Dieu, dérivée de sa révélation, alors les forces ordinaires de notre intelligence sont nécessaires et servent bien sûr, mais ne suffisent pas ; elles doivent être aidées par une aide spéciale de Dieu lui-même, que nous appelons grâce ; la foi est alors un don, que Dieu lui-même nous concède ; c'est cette vertu théologale, qui, tout en restant dans l'obscurité du mystère qui entoure toujours Dieu, nous donne la certitude et la joie de si nombreuses vérités sur lui. Prêtons maintenant at­tention à la première signification que nous pouvons appeler la connaissance rationnelle de certaines vérités religieuses, et première entre toutes, celle de l'existence de Dieu qui est la vérité aujourd'hui tant discutée et tant attaquée.

Nous soutenons que c'est une vérité fondamentale et qui n'est pas vaincue par les innombrables objections qui lui sont oppo­sées. Faisons attention : une chose est affirmer que Dieu existe, une autre serait d'affirmer Qui Il est ; nous pouvons connaître avec certitude l'existence de Dieu, nous connaissons, au contraire tou­jours assez mal, l'essence de Dieu, qui Il est (cf. S. Thomas, Summa c. Gentes, 1, c. 14).

Et pour arriver à la certitude de cette existence ineffable et souveraine, il suffit, disions-nous, de bien penser. L'enseignement explicite du Concile du Vatican I, nous en donne la garantie, lorsque, reprenant la doctrine ancienne de l'Eglise et, pouvons-nous ajouter, de la philosophie humaine, il affirme que « Dieu, principe et fin de toute chose », peut être connu avec sécurité par la lumière naturelle de la raison à travers les choses créées » (Denzinger S. 3004). Pourquoi alors, tant d'hommes, même très cultivés disent-ils le contraire ? Parce que, répondons-nous, ils n'em­ploient pas leur intelligence selon les lois authentiques de la pensée à la recherche de la vérité.

Nous savons que ce que nous disons est grave. Mais c'est vrai. On pourrait ouvrir une discussion sans fin sur le devoir et sur l'art de bien penser, selon les exigences et les critères de l'authen­tique sagesse humaine et selon la logique réclamée par la science même et par le cours honnête et correct du sens commun. Cette ligne de la pensée religieuse, qui semble pourtant obvie et inscrite tant dans l'intelligence saine de l'homme que dans le rapport des vérités qu'elle réussit à établir avec les choses connues, est aujour­d'hui contestée comme une prétention enfantine et dépassée, alors qu'elle est et sera toujours le chemin royal, qui conduit imman­quablement l'esprit humain du monde sensible et scientifique au seuil du monde divin.

 

Civilisation technique et foi

 

Laissons de côté la mention qui devrait être faite des systèmes philosophiques relatifs à ce problème essentiel. Le caractère élé­mentaire de notre colloque nous empêche de le faire. Mais nous nous contenterons d'insister sur un des obstacles majeurs qui ar­rêtent aujourd'hui le raisonnement vers son but qui est Dieu et qui donne sens et valeur à tout le savoir humain ; nous voulons parler de la mentalité technique, qui a ses racines dans la men­talité scientifique et qui se complaît dans le couronnement de l'ensemble merveilleux des instruments innombrables et puissants mis dans les mains de l'homme, fier de ses inventions, libéré de ses fatigues, projeté dans le règne de la science-fiction, où tout semble explicable et tout possible, sans recourir ni par la pensée, ni par la prière, à un Dieu transcendant et mystérieux. La maîtrise des choses et des forces naturelles, le primat reconnu à l'action pratique et utile, l'organisation totalement nouvelle de la vie, résultant de l'emploi multiforme de la technique enlèvent à l'homme le souvenir de Dieu et éteignent en lui le besoin de la foi et de la religion. Déjà notre prédécesseur Pie XII, dans une admirable analyse de ce thème, traité au cours du radiomessage de Noël en 1953, parlait de l'« esprit technique », dont est imbue la mentalité moderne ; et il le définissait « en ceci, que l'on considère comme donnant à la vie humaine sa plus haute valeur, le fait de tirer le plus grand profit des forces et des éléments de la nature » (Discorsi e Rad. XV, p. 552). Et encore : « Le concept technique de la vie n'est donc rien d'autre qu'une forme particulière du matérialis­me dans la mesure où il offre, comme ultime réponse à la question de l'existence, une formule mathématique, un calcul utilitaire » (ibid. p. 527).

Mais si, comme a reconnu le Concile, cela « peut souvent ren­dre plus difficile l'accès à Dieu » (Gaudium et spes n. 19), cela ne l'empêche pas, et même devrait le faciliter par le stimulant de la découverte des profondeurs existentielles de la nature et par l'expérience de l'intelligence humaine qui n'invente pas ces pro­fondeurs, mais qui les découvre et les utilise. Il s'agit de garder les yeux ouverts, d'utiliser son intelligence, comme c'est son pou­voir et son devoir, pour regarder par delà l'écran du sensible et pour rechercher les causes essentielles et finales des choses.

Alors la transparence du règne divin se révèle, et loin de dé­précier le règne de la nature et de la science qui l'explore, et la technique qui le domine, elle illumine ces valeurs merveilleuses d'une beauté nouvelle et libératrice, qui enlève au monde techno­logique ce sens d'organisation oppressive et d'angoisse, qui dérive des limites propres du milieu matérialiste, et qui justement en ces jours éclate en une rébellion violente et irrationnelle presque comme si c'était pour dénoncer l'impuissance radicale de notre civilisation désacralisée à satisfaire les exigences inaliénables de l'esprit humain. Dieu est nécessaire, comme le soleil.

Et si nous avons tant de difficultés, nous modernes, à nous rendre compte de cela, c'est le signe que nous devons purifier le concept banal et faux, que nous avons souvent de la divinité, et tenter inlas­sablement l'effort de donner au nom de Dieu la richesse infinie de sa transcendance et la douceur ineffable, pleine de révérence et d'amour de son omniprésence, de son immanence. Nous devons « croire en Dieu ».

Mais n'est-il pas trop difficile pour nous cet effort, auquel la mentalité moderne nous a déshabitués, jusqu'à nous habituer au cri de blasphème de notre cécité : Dieu est mort ?

Il est difficile. Mais voici que vient le Maître qui ajoute : « croyez aussi en moi ». Le Christ nous habilite à la foi, naturelle et surna­turelle. Saint Augustin nous le rappelle : « Pour que (l'homme) avance avec plus de confiance vers la vérité, la Vérité même, Dieu Fils de Dieu, fait homme, sans cesser d'être Dieu, établit... et fonda la foi, afin que le cheminement de l'homme vers Dieu fût ouvert à l'homme à travers l'homme Dieu. Celui-ci est en effet le médiateur entre Dieu et les hommes, l'homme Christ Jésus » (De civ. Dei, XI, 2, P.L. 41, 318).

Ecoutez à nouveau, Fils très chers, sa voix : « Croyez en Dieu, et croyez aussi en moi ». C'est la voix de la vérité et du salut. Méditez-la. Avec Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

19 juin 1968

POUR UNE FOI VIVANTE

 

Chers Fils et Filles,

 

Comme vous le savez, à la fin de ce mois s'achève l'« année de la foi », l'année que nous avons dédiée à la mémoire du XIX° centenaire du martyre des saints Apôtres Pierre et Paul, pour hono­rer non seulement leur souvenir, mais aussi pour renforcer notre engagement à l'égard de l'héritage qu'ils nous ont laissé par la parole et le sang, notre foi. Ils nous resterait encore beaucoup de choses à dire sur ce sujet dont nous avons étudié quelques aspects au cours de ces audiences hebdomadaires. Nous en ajou­terons encore une, en forme d'exhortation, la plus obvié qui se puisse faire : agissez en sorte que votre foi soit vivante.

 

Y a-t-il une foi morte ?

 

Cette recommandation soulève une question : que peut être une foi morte ? Oui, hélas il peut y avoir une foi morte. Il est clair que la négation de la foi, soit objectivement — quand sont niées ou dé­libérément altérées des vérités que nous devons garder par la foi —, soit subjectivement — quand consciemment et volontai­rement diminue notre adhésion à notre Credo —, éteint la foi et avec elle la lumière vitale et surnaturelle de la divine révélation dans nos âmes. Mais il est un autre aspect négatif par rapport à la vitalité de la foi, et c'est celui qui prive la foi elle-même de son développement naturel, la charité, la grâce : le péché qui enlève la grâce dans l'âme peut laisser survivre la foi mais dans l'inefficacité par rapport à la vraie communion avec Dieu, comme en léthargie.

Rappelez-vous la parole de saint Paul : la foi agit par la charité (Ga 5, 6). Les théologiens disent que la charité est le complément de la foi, c'est-à-dire sa définition dernière qui la détermine et la dirige efficacement à son terme qui est Dieu, cherché, voulu, aimé, possédé à travers l'amour. C'est ainsi que « la charité est dite être la forme de la foi dans la mesure où à travers la charité l'acte de foi s'unifie et se complète » (S. Thomas II, II - 4, 3). Il y a un troisième aspect négatif qui paralyse et stérilise la foi, c'est le manque de son expression morale, son affirmation dans l'action, son explicitation dans l'œuvre. C'est l'Apôtre saint Jacques qui le rappelle comme dans une polémique sous-entendue avec la thèse de la suffisance de la foi seule pour notre salut : « la foi sans les œuvres est morte » (Jc 2, 20).

 

Les altérations de la foi

 

Il y aurait ensuite à traiter de la longue série des défauts qui peuvent offenser la foi et lui enlever cette vitalité qui doit lui être reconnue et conférée. Nous n'en ferons que la liste, mais nous invi­terons nos consciences à s'examiner sur quelques points faibles, caractéristiques dans le domaine de la foi. Le premier est l'igno­rance. Le baptême nous a donné la vertu de la foi, c'est-à-dire la capacité de la posséder et de la professer en référence à notre salut et avec un mérite surnaturel ; mais il est clair qu'une vertu s'atrophie si elle n'est pas exercée selon ses possibilités ; et le premier exercice est la connaissance des vérités qui forment l'objet de la foi. Cette connaissance peut avoir des phases diverses qui peuvent se classer ainsi : l'acceptation et l'annonce du mes­sage chrétien, le « kérygme », jusqu'à son développement naturel dans la catéchèse, et enfin dans l'approfondissement théologique et la contemplation. Ce qu'il importe de noter pratiquement c'est la nécessité d'une connaissance sérieuse et organique de la foi — qui manque trop souvent à beaucoup — qu'ils soient chrétiens ou non; cela est intolérable dans une société où la culture a une place prédominante et où la facilité de recevoir des informations est pour ainsi dire à la portée de tous. Il est douloureux de noter, au contraire, chez nous, le manque d'une connaissance même mo­deste, mais claire et cohérente : le catéchisme paroissial est généralement déserté, l'enseignement religieux dans les écoles n'atteint pas souvent ses objectifs, dont le premier est de faire pénétrer chez les élèves la conviction raisonnable que la religion est la science fondamentale de la vie ; les livres religieux sont négligés ou introuvables ; c'est pourquoi la connaissance de notre foi est imparfaite, incomplète, superficielle et exposée aux objections cou­rantes qui trouvent une prise facile sur l'ignorance répandue. Nous répondons : ne ignorata damnetur (cf. C. Colombo, La cultura teologica del clero e del laicato. Relaz. alla Conferenza Episcop. Ital., 1967).

Un autre point est le fameux « respect humain », c'est-à-dire la réticence, la honte, la peur de professer sa propre foi. Nous ne parlons pas de la discrétion ou de la pudeur qui sont nécessai­res dans une société pluraliste et profane comme la nôtre, pour des manifestations de nature religieuse. Nous parlons de la fai­blesse, de la dénégation de ses propres idées religieuses par peur du ridicule, de la critique ou des réactions d'autrui. C'est le cas, triste et célèbre de saint Pierre dans la nuit de la capture de Jésus. C'est le défaut courant des enfants, des jeunes, des opportu­nistes, des personnes sans caractère ni courage. C’est la cause, principale peut-être, de l'abandon de la foi pour celui qui se con­forme au milieu nouveau dans lequel il se trouve.

Nous devrons dire à ce sujet quelque chose sur la force du milieu dont on subit l'influence et qui impose à des masses entiè­res de gens de penser et d'agir selon la mode, selon les courants dominants de l'opinion publique, selon des formes idéologiques dominantes qui se diffusent parfois comme des épidémies impla­cables. Le milieu, facteur très important pour la formation de la personnalité, s'impose lui-même comme une exigence conformiste qui la domine. Le conformisme social est une des forces qui sou­tiennent en certains cas, qui étouffent en d'autres le sentiment et la pratique religieuse (cf. Jacques Leclercq, Croire en Jésus Christ, Casterman 1967, pp. 105 et suivantes). Un autre point mériterait d'être expressément relevé, celui qui unit la foi à la vie, à la vie de pensée, à la vie d'action, à la vie de sentiment, à la vie spirituelle comme à la temporelle. C'est un point d'extrême importance. On en parle toujours ; justus ex fide vivit ; le chrétien, pourrions-nous traduire, vit de la foi, selon sa propre foi ; elle est un principe, une règle, une force de la vie chrétienne. Vivre avec la foi, et non de la foi, ne suffit pas ; même cette coexistence peut constituer une grave responsabilité et une accusation : le monde lui-même la lance à l'homme qui se dit chrétien et ne vit pas en chrétien. Pen­sons-y bien.

 

Le Christ source de la Foi personnelle et consciente

 

Arrêtons-nous ici, mais demandons-nous : comment ferons-nous pour avoir une foi vivante ? Nous pouvons dire que la con­fiance dans le Magistère de l'Eglise, l'amour des idées justes de la foi, la pratique religieuse méthodique et sage, l'exemple de bons et courageux chrétiens, la pratique individuelle ou collective de quelque œuvre d'apostolat nous aideront à garder éclairée et vi­vante notre foi. Et nous devons garder à l'esprit deux observations : la première nous avertit que la foi doit être pour nous un fait per­sonnel, un acte conscient, voulu, profond ; cet élément subjectif de la foi est aujourd'hui très important. Il a toujours été néces­saire parce qu'il fait partie de l'acte authentique de foi mais il était souvent remplacé par la tradition, le climat historique, les habitudes collectives ; aujourd'hui il est indispensable. Chacun doit exprimer avec grande conscience et grande énergie sa propre foi. Et la deuxième observation nous rappelle que la foi a sa source en Jésus Christ. Elle est une rencontre, pouvons-nous dire, person­nelle avec lui. Lui est le maître. Lui est le sommet de la révélation. Lui est le centre où se rencontre et d'où jaillit toute la vérité reli­gieuse nécessaire à notre salut. C'est Lui qui donne autorité à l'Eglise enseignante, en Lui notre foi trouve joie et sécurité, trouve la vie. Qu'il en soit ainsi pour vous tous avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

26 juin 1968

IDENTIFICATION DES RELIQUES DE SAINT PIERRE

 

Parlant le 26 juin dans la Basilique Saint-Pierre, au cours de l'audience habituelle du mercredi, Paul VI a annoncé que les restes humains du prince des Apôtres avaient été authentifiés. Les conclusions archéologiques et scientifiques con­nues, à ce jour, sont suffisamment formelles, pour qu'une telle affirmation puisse être for­mulée. Intervenant au terme de l'Année de la Foi, cette grande nouvelle est pour toute l'Egli­se un « signe » susceptible d'aviver en chacun des chrétiens et sa Foi personnelle et sa fidélité au Siège de Pierre.

 

Chers Fils et Filles,

 

A la fin de l'Année de la Foi que Nous avons dédiée à la mémoire du XIX° centenaire du martyre, subi à Rome, au nom du Christ, par les saints Apôtres Pierre et Paul, Nous devons adres­ser notre salut à ces héros du christianisme qui peuvent être con­sidérés, comme le disait déjà, à la fin du premier siècle, le Pape Saint Clément I, troisième successeur de St Pierre — et donc 4e évêque du siège romain — comme « les plus grandes et les plus authentiques colonnes de l'Eglise de Dieu pèlerine à Rome » (1 Co 5) et qui furent toujours honorés ensemble comme les fon­dements apostoliques de l'Eglise Romaine et Universelle.

Ce n'est pas le moment de faire leur panégyrique ni de disserter sur les questions historiques relatives à leur venue ou à leur mar­tyre dans cette ville, ni de parler du développement donné par Rome et la chrétienté tout entière au culte de ces incomparables témoins du message et du fait chrétien ; il ne s'agit pas davantage d'examiner comment il se fait que leur mémoire a toujours été associée en un seul souvenir (cf. S. Ignace aux Romains, 4), encore que, selon St Ambroise, Pierre soit le fondement de l'Eglise quand Paul en est l'architecte, le constructeur (De Spiritu Sancto, II, 3, 158 ; P.L. 16, 808) ; c'est-à-dire que les fonctions qu'ils ont exer­cées dans la communauté chrétienne de Rome furent différentes : l'un évêque, Saint Pierre ; l'autre prédicateur de l'Evangile, Saint Paul, même si tous les deux, comme l'affirme saint Irénée, sont à l'origine de la tradition hiérarchique dans l'Eglise de Rome (Contra haereses, III, 3 ; P.G. 7, 848-849).

Au cours de cette brève rencontre, ce qui nous importe c'est d'exciter dans nos cœurs l'amour, la vénération, la fidélité envers ces apôtres qui sont à l'origine de l'Eglise Romaine à laquelle ils ont laissé l'héritage de leurs paroles, de leur autorité et de leur sang, sous des formes diverses, comme l'écrivait saint Léon le Grand : « electio pares, et labor similes, et finis fecit aequales », identiques par leur élection pour l'apostolat, semblables par l'œu­vre accomplie, égaux par leur martyre (Sermo 82, 7 ; P.L. 54-428) ; mais l'un revêtu du pouvoir du règne des cieux, l'autre de la science des choses divines ; l'un pasteur, l'autre docteur. Cette intensité de sentiments est admise et confortée en nous, par les traces his­toriques et locales de leur passage.

Ni les Romains, et pas davantage ceux qui viennent à Rome ne peuvent oublier ces références humaines et matérielles à la mé­moire des Apôtres « per quos religionis sumpsit exordium », par qui notre vie religieuse connut son commencement (Collecte de la Messe). Rappelons-nous le premier témoignage littéraire de ce culte. Eusèbe de Césarée, le Père de l'histoire ecclésiastique, écrit : « on raconte que Paul fut décapité par lui (Néron) et Pierre cru­cifié à Rome; les monuments marqués au nom de Pierre et Paul en sont la confirmation ; ils sont visibles jusqu'à aujourd'hui dans les cimetières de la vieille Rome. Du reste, Gaius, un ecclésiastique qui vivait au temps de l'évêque de Rome, Zéphyrin (199-217), dans un écrit contre Proclus, chef de la secte des montanistes, parle des endroits où furent déposées les dépouilles sacrées de ces apôtres ; il s'exprime ainsi : je peux te montrer les trophées des apôtres; si tu veux aller au Vatican, ou sur la voie d'Ostie, tu trouveras les trophées des fondateurs de cette Eglise » (Hist. Eccl. II, 25 ; P.L. 20, 207-210).

 

Antiques souvenirs et enquêtes récentes

 

On a beaucoup parlé, ces derniers temps, de ces trophées ; il ne fait aucun doute que, par trophées, on veuille désigner les tombes des deux apôtres martyrs ; ces tombes, avant même le témoignage de Gaius — par conséquent déjà au second siècle — étaient devenues objets de vénération. Dernièrement, l'attention des savants s'est fixée sur le trophée érigé au dessus de la tombe de Saint Pierre, appelé trophée de Gaius. Cet intérêt passion­né a eu son origine dans les fouilles que le pape Pie XII or­donna d'exécuter sous l'autel central — dit « de la Confes­sion » — dans la basilique Saint-Pierre. Ces fouilles avaient pour but de mieux identifier la tombe de l'apôtre, au dessus de laquelle est construite la basilique. Les recherches, très difficiles et délica­tes, furent poursuivies entre les années 1940 et 1950, aboutissant à des résultats archéologiques de très grande importance ; ils sont connus de tous et sont dus aux savants réputés et aux ouvriers qui se sont consacrés à cette recherche ardue avec un soin digne d'éloges et de reconnaissance. Dans son radiomessage de Noël 1950 (23 décembre), Pie XII s'exprime ainsi : « La question essentielle est la suivante : la tombe de Saint Pierre a-t-elle été réellement retrouvée ? A cette question, la conclusion finale des travaux et des études répond : oui. La tombe du Prince des Apôtres a été retrouvée. Une deuxième question subordonnée à la première, concerne les reliques du saint. Ont-elles été retrouvées ? » (Discorsi e Radiom. XII, 380). La réponse donnée alors par le Souverain Pontife était d'attente et de doute.

De nouvelles recherches — très patientes et très minutieuses — furent faites ensuite, qui ont abouti à des résultats que nous croyons positifs, ce jugement s'appuyant sur l'avis d'experts com­pétents et prudents : les reliques de Saint Pierre ont également été identifiées d'une manière que l'on peut considérer comme convaincante et nous rendons hommage à ceux qui ont réalisé cette étude très attentive, au prix d'un travail considérable.

Les recherches, les vérifications, les discussions ne sont pas ter­minées pour autant. Mais, en ce qui nous concerne, au stade actuel des conclusions archéologiques et scientifiques, ce Nous est un devoir de vous annoncer et d'annoncer à l'Eglise cette heureuse nouvelle : car nous devons honorer les reliques saintes, authenti­fiées par des preuves sérieuses ; elles furent, un temps, membres vivants du Christ, le temple de l'Esprit Saint, destinés à une résur­rection glorieuse (cf. Denz. 1822) ; et dans le cas présent, il nous faut être d'autant plus prompts dans notre joie que nous avons toute raison de croire que l'on a retrouvé les restes mortels — réduits mais sacro-saints — du Prince des Apôtres, de Simon fils de Jonas, du pêcheur appelé Pierre par le Christ, de celui qui fut choisi par le Christ comme fondement de l'Eglise, à qui le Sei­gneur a confié les clefs de son royaume, avec la mission de paître et de réunir son troupeau, l'humanité rachetée, jusqu'à son retour final et glorieux.

Fils très chers, nous invoquons le martyr, apôtre, évêque de Rome et de l'Eglise catholique, Pierre, et, avec lui, Paul, le mission­naire, l'Apôtre des Nations, celui qui a affirmé avec plus de force l'universalité du message chrétien, afin que tous deux soient nos maîtres et nos protecteurs dans le ciel, pendant notre pèlerinage terrestre.

Puisse la Bénédiction Apostolique, dont l'origine est apostoli­que, être pour vous la source des plus abondantes grâces du Sei­gneur Jésus.

 

 

 

3 juillet 1968

L'UNITE ENTRE LA FOI ET LA VIE

 

Dans le discours qu'il a prononcé, au cours de l'audience générale du 3 juillet, Paul VI a voulu tirer quelques enseignements de l'Année de la Foi clôturée trois jours plus tôt, en dégageant les obligations qu'entraînent, pour chacun de nous, notre adhésion au Credo.

 

Chers Fils et Filles,

 

Vous avez certainement su, ou du moins eu l'écho, de la pro­fession de foi par laquelle nous avons conclu formellement et solennellement l'année de la foi : mais une conclusion de ce genre pourrait mieux s'appeler le début, non d'une autre année avec le même thème, mais des conséquences qu'elle voudrait pro­duire et qui sont sans nombre et sans fin. Une profession de foi ne peut être qu'un résumé, un « symbole », comme on dit dans le langage théologique traditionnel, une formule, une « régula fidei », qui contient les principales vérités de la foi, en termes d'autorité, mais autant que possible condensés et raccourcis. De­puis la fin de l'antiquité chrétienne, c'est une synthèse des dogmes fondamentaux de l'enseignement doctrinal, que les candidats au baptême devaient apprendre à réciter par cœur ; l'usage de cette méthode didactique commença probablement à Rome, nous en avons le témoignage, au troisième siècle dans ce qu'on appelle la « tradition apostolique » d'Hippolyte, où l'on trouve une forme d'interrogatoire, encore en usage dans la liturgie du baptême (cf. Denz 10) ; on croyait que ce texte remontait aux apôtres, d'où l'appellation de « symbole des apôtres » et il jouissait d'un grand crédit. Saint Ambroise nous en rappelle l'authentique tradition quand il parle de « quod Ecclesia Romana intemeratum semper custodit et servat », « ce que l'Eglise Romaine a toujours gardé et conservé » (Ep. 42, 5 ; P.L. 16, 1174). Le Concile de Nicée en 325 le reprit et l'amplifia; c'est celui que nous récitons ou chantons à la messe, avec les modifications du premier Concile de Constantinople, en 381, avec la fameuse addition du « filioque », suggérée manifestement par l'empereur Henry II, et accueillie par le Pape Benoît VIII (a. 1014), également admise ensuite par l'Eglise grecque au 2ème Concile de Lyon (1274) et au Concile de Florence (1439). (Cf. Denz. 125, 150).

Saint Augustin, commentant la formule ambrosienne (qui est d'ailleurs le symbole des apôtres), conclut : « ceci est la foi à re­tenir en quelques mots dans le Symbole qu'on donne aux nouveaux chrétiens » (De fide et symb. n. 25 ; P.L. 40, 196).

 

Etudier et approfondir

 

Tout ceci pour dire qu'une profession résumant les vérités de la foi exige une étude, un développement, un approfondisse­ment ; c'est le devoir de tous les croyants ; et ceux d'entre eux qui savent passer des formules du catéchisme à un exposé plus com­plet et plus organique des vérités de la foi, des paroles arides au développement doctrinal, et, encore mieux des expressions verbales à quelque intelligence réelle de la vérité elle-même, éprou­vent joie et étonnement à la fois ; la joie de la richesse et de la beauté des vérités religieuses, et l'étonnement devant leur pro­fondeur et leur amplitude, que notre intelligence sait entrevoir mais non mesurer : c'est la plus grande expérience que notre pensée puisse faire. Et ceci est aussi la tâche des professeurs, des théolo­giens, des prédicateurs auxquels cet instant historique de l'Eglise offre une mission merveilleuse, celle de pénétrer, de purifier, d'ex­primer les énoncés de la foi en termes nouveaux, beaux, originaux, vécus, compréhensibles, les trésors toujours identiques et immua­bles de la révélation, « dans la même doctrine, dans le même sens, dans la même pensée », comme le disait le Concile Vatican II (cf. Vincent de Ler, Commonitorium, 28, P.L. 50, 668; et Conc. Vat. I, De fide cath., IV, dans Alberigo etc. Conc. Occ. decreta, p. 785).

Un travail, par conséquent, qui, peut-on dire, recommence, c'est-à-dire fait suite à l'affirmation de la foi, que l'année qui vient de s'achever nous a donné l'heureuse occasion de proclamer. Nous devons nous remettre tous à une étude sérieuse de notre religion, et nous espérons que dans chaque pays il y aura une nouvelle flo­raison originale de littérature religieuse.

 

Vivre la parole de Dieu

 

Mais il y a une autre conséquence qui ressort d'une profes­sion de foi, et c'est la cohérence de la vie avec cette même foi. Nous ne donnerons jamais assez d'importance à cette cohérence entre la vie et la foi. Il ne suffit pas de connaître la parole de Dieu, il faut la vivre. Connaître la foi, et ne pas l'appliquer dans la vie serait d'un illogisme grave et entraînerait une grande responsabilité. La foi est un principe de vie surnaturelle et en même temps, un prin­cipe de vie morale. La vie chrétienne naît de la foi, elle profite de la naissante communion qu'elle établit entre nous et Dieu, elle fait circuler sa pensée infinie et mystérieuse dans la nôtre, elle nous prépare à cette communion vitale, qui unit notre existence à peine créée avec l'être incréé et infini qui est Dieu. Mais en même temps elle introduit dans notre intelligence et dans notre action un enga­gement, un critère spirituel et moral, un élément qui marque no­tre conduite: elle nous fait chrétiens. Il faut toujours se rappeler la formule de l'Apôtre : iustus ex fide vivit, le Chrétien, pourrions-nous traduire, vit de la foi (Rm 1, 17 ; Ga 3, 11 ; He 10, 38).

Nous traiterons maintenant de cet aspect de notre religion : comment rendre notre vie conforme à notre foi ? Comment pou­vons-nous nous imaginer le type moderne du croyant ? Quelle est la vocation du fidèle aujourd'hui, quand il veut prendre au sérieux les conséquences de son propre credo ? Nous nous souvenons tous que le récent Concile a proclamé : « l'appel à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité s'adresse à tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur état ou leur forme de vie », et ajoute : « dans la société terrestre elle-même cette sainteté contribue à promouvoir plus d'humanité dans les conditions de l'existence » (Lumen Gentium n. 40). Cette affirmation conciliaire concernant la vocation de tous et de chacun à la sainteté, corres­pond aux « formes diverses de vie et aux charges différentes » de chacun. Il est d'une importance capitale : « chacun, poursuit le Concile, doit résolument avancer, selon ses propres responsa­bilités, dons et ressources, sur la voie d'une foi vivante, généra­trice d'espérance et de charité (ibid. n. 41). C'est pourquoi on ne devrait plus voir de chrétien qui ne remplit pas les devoirs de son élévation comme fils de Dieu, frère du Christ, et membre de l'Eglise. La médiocrité, l'infidélité, l'incohérence, l'hypocrisie devraient dis­paraître de l'image du croyant moderne. Une génération envahie par la sainteté, telle devrait être la caractéristique de notre temps. Non seulement nous irons à la recherche d'un saint unique et exceptionnel, mais nous devrons créer et promouvoir une sainteté du Peuple de Dieu, exactement comme, dès le début du christia­nisme, le voulait saint Pierre, écrivant ses paroles célèbres : « vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peu­ple ; aujourd'hui vous êtes le peuple de Dieu » (1 P 2, 9-10).

 

Est-il possible encore d'être chrétien ?

 

Réfléchissons bien. Est-il possible d'atteindre un pareil but ? Ne sommes-nous pas dans le monde du rêve ? Comment un homme normal, à notre époque, pourrait-il conformer sa propre vie à un idéal authentique de sainteté, dans la mesure où on peut le modeler sur les exigences honnêtes et légitimes de la vie moderne ? Comment est-ce possible, aujourd'hui, quand tout est contesté, quand on refuse de faire dériver de la tradition les règles propres à guider la généra­tion nouvelle, quand la transformation des coutumes est si forte et évidente, quand la vie en société absorbe et domine les individus, quand tout est sécularisé et désacralisé, quand personne ne sait plus quel est l'ordre constitué et celui qui doit être constitué, quand tout est devenu problème, quand on n'accepte plus qu'au­cune autorité normale suggère des solutions raisonnables dans la ligne de l'expérience historique éprouvée ?

Il ne faut pas fermer les yeux à la réalité idéologique et sociale qui nous entoure ; nous ferions même mieux de la regarder en face avec une courageuse sérénité. Nous pourrons en tirer beau­coup de conclusions favorables à nos principes en face de l'huma­nisme privé de la lumière de Dieu. Mais maintenant il nous faut répondre à la demande que nous nous sommes posée, et que nous ferons bien de répéter dans nos consciences : un homme peut-il, aujourd'hui, être vraiment chrétien ; un chrétien peut-il être saint (au sens biblique du terme) ; notre foi peut-elle être vraiment un principe de vie concrète et moderne ? Un peuple, une société, au moins une communauté, peuvent-ils encore s'exprimer dans des for­mes authentiquement chrétiennes ?

 

Le Christ lumière du monde et notre vie

 

Voici, fils très chers, une bonne occasion pour traduire en acte notre foi immédiatement. Nous répondons par l'affirmative. Rien ne doit nous effrayer, ni nous arrêter. N'est-elle pas de sainte Thérèse d'Avila cette parole : Nada te espante : que rien ne t'effraie ? Répé­tons-nous les paroles de saint Paul aux Romains : « Si tu confesses par la parole le Seigneur Jésus et si dans le cœur tu crois que Dieu l'a ressuscité de la mort, tu seras sauvé ». Voilà notre guide. Dans la mer perfide et agitée du monde présent, que notre route soit con­duite par le guide suprême, Jésus-Christ. Lumière du monde et de notre vie. Il fait pénétrer immédiatement dans le cœur deux certitu­des fondamentales sur Dieu et sur l'homme ; l'une et l'autre à pour­suivre dans un don total d'amour. S'il en est ainsi, nous n'avons plus peur de rien. « Qui nous séparera de l'amour du Christ ? la tribulation, ou l'angoisse, ou la faim, ou la nudité, ou le péril, ou la persécution, ou l'épée ?... dans toutes ces choses nous sommes plus que des vainqueurs par l'œuvre de celui qui nous a aimés », dit encore saint Paul (Rm 8, 35-37).

Vous commencez à voir comment la foi peut avoir une influence déterminante et positive, sur notre psychologie d'abord, et sur notre vie pratique ensuite. Mais ce discours devient long. Nous l'arrêtons ici, espérant que vous saurez le continuer vous-mêmes dans votre conscience. Avec Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

10 juillet 1968

RELIGION VERTICALE ET RELIGION HORIZONTALE

 

Chers Fils et Filles,

 

Qu'attendez-vous aujourd'hui de Notre parole ? Vous savez qu'après avoir proclamé notre foi catholique, ancienne et toujours nouvelle, parce que toujours vivante et vraie, nous en sommes à chercher le rapport qu'elle doit avoir avec notre pensée et notre conduite. C'est-à-dire que nous cherchons l'influence qu'elle doit avoir sur notre vie, les exigences qu'elle réclame, les stimulants qu'elle nous offre, le style qu'elle imprime à notre personnalité.

Etudions maintenant la question sous son aspect individuel.

Nous avons déjà rappelé la grande loi établissant que la foi est un principe de vie, soit dans le sens transcendant et mystérieux de l'insertion surnaturelle initiale de la présence et de l'action de Dieu en nous, soit dans le sens de l'inspiration morale, déri­vant de vérités de foi, soit encore dans le mode de juger la variété multiple et complexe des valeurs de notre monde intérieur, ainsi que du monde extérieur (ce mode de juger étant inspiré par la foi).

Comment un homme moderne, un chrétien de notre temps, un fidèle sensible à la voix du Concile doit-il se situer en face de sa foi ? Comment se posent aujourd'hui à notre conscience les deux termes « foi et vie », étant supposé le préalable d'un désir de sincérité personnelle fondamentale, et disons-le, d'un désir de perfection ?

La réponse exigerait la solution d'une autre question primor­diale : comment faire pour croire aujourd'hui ? Nous ne traitons pas, en ce moment, de la genèse de la foi, problème immense, qui, cependant, peut être considéré, pour vous, croyants, comme déjà résolu.

Limitons notre examen à une question plus simple, mais toujours grave : la foi est-elle une possession de Dieu ou une re­cherche de Dieu ?

Elle est d'abord une possession : le croyant est déjà possesseur de quelques vérités suprêmes, dérivées de la parole de Dieu ; il est déjà gardien de quelques révélations qui l'ont envahi et qui le dominent ; il est déjà bénéficiaire de quelques certitudes qui donnent à son esprit plénitude et force, en même temps qu'un désir de les exprimer, de les célébrer, et qui alimentent en lui une mer­veilleuse vie intérieure. Pour le Croyant, la foi est semblable à une lumière qui dissiperait l'obscurité et la confusion internes : il voit cette lumière, c'est-à-dire la réalité divine, entrée dans son esprit, et par la vertu de cette lumière, il perçoit sa conscience, il perçoit aussi tout ce qui l'entoure, sa place dans le monde et le monde lui-même. Tout prend un sens et se révèle à sa juste valeur. Et l'on ne peut nier que cette première vision soit magnifique, encore qu'elle découvre des hauteurs inaccessibles, des profondeurs téné­breuses, des abîmes insondables, et aussi d'humbles choses con­crètes déjà connues, mais désormais perçues dans leurs vraies di­mensions. Telle est la réalité de la foi, même si le sens du mystère s'accroît justement à travers la découverte initiale de la réalité dont nous vivons, et au sein de laquelle se trouve notre être, surpris.

 

Recherche constante de la vérité

 

Mais nous devons faire attention : cette possession de la foi loin d'exclure une recherche ultérieure, la réclame. Notre possession de Dieu dans cette vie n'est jamais complète : elle n'est qu'un début, une première étincelle, invitant à la conquête d'une lumière plus intense. C'est là une règle bien connue de notre formation religieuse, même pour nous, catholiques, qui avons le privilège de nous ap­puyer sur des formules de foi fixes et sûres. Nous ne sommes pas dispensés, pour autant, de l'effort d'une recherche toujours en progrès et d'une connaissance toujours meilleure des choses divi­nes. Ceux qui font de la religion et de la contemplation leur ali­ment le savent bien. C'est une pensée sur laquelle Saint Augustin revient souvent : « amore crescente inquisitio crescat inventi », « en même temps que l'amour, grandit la recherche de celui que nous avons trouvé (Enarr. In Ps. 104 ; P.L. 37, 1392) ; et encore : « invenitur ut quaeratur evidius », « nous trouvons Dieu pour le chercher avec un plus grand désir » (De Trin. XV, 1 ; P.L. 42, 1068). La foi n'est pas un aboutissement, c'est un chemin vers la vérité divine. Le croyant est un pèlerin qui marche vers Dieu, sur la bonne route.

Mais aujourd'hui nous devons tenir compte d'un double phéno­mène qui arrête notre vision sereine du monde religieux et spiri­tuel, phénomènes, l'un et l'autre, très graves et répandus.

Le premier est l'athéisme qui prétend affranchir l'homme de la soi-disant aliénation religieuse. « Nier Dieu dit le Concile,... est présenté comme une exigence du progrès scientifique ou d'un nouveau type d'humanisme » (C.S., n. 7). Nous ne parlons pas maintenant de ce phénomène triste et impressionnant. Celui qui veut en connaître les expressions multiples peut consulter une œuvre de valeur, dont deux volumes sont déjà publiés : « L'athéis­me contemporain » (S.E.I. 967 et 1968) ; deux autres volumes sont en préparation, grâce à l'initiative de deux Salésiens compétents et qualifiés, les Pères Girardi et Miano, et de plusieurs autres sa­vants de valeur. Qu'il suffise d'observer que l'athéisme n'est pas admissible dans la perspective de l'homme réel, complet et bon, tel que nous cherchons à le définir, même si l'athéisme prétend édifier une morale qui mérite une analyse profonde (cf. Fabro, Introd. all'ateismo moderno, Ed. Studium 1964).

 

Dieu principe premier et fin ultime de la religion

 

Disons plutôt un mot, un seul, de l'autre phénomène qui se rencontre également dans les milieux qui s'appellent religieux et chrétiens : le phénomène de la religion anthropocentrique, c'est-à-dire orientée vers l'homme comme principal sujet d'intérêt, alors que la religion doit être, par sa nature, théocentrique, c'est-à-dire orientée vers Dieu comme vers son principe et sa fin première, et ensuite vers l'homme, considéré, cherché, aimé, en fonction de son origine divine et des rapports, comme des devoirs, qui décou­lent. On a parlé de religion verticale et de religion horizontale ; c'est cette seconde qui prévaut, aujourd'hui, chez celui qui n'a pas la vision souveraine de l'ordre ontologique, c'est-à-dire réel et objectif, de la religion. Voulons-nous nier, pour autant l'impor­tance que la foi catholique attribue à l'homme, la sollicitude qu'elle lui porte ? Hors de nous cette pensée ! Encore moins voulons-nous ralentir cet intérêt qui, pour nous chrétiens, est une source d'obli­gations permanente et primordiale : rappelons-nous bien que nous serons jugés sur l'amour effectif que nous aurons porté à notre prochain, spécialement à celui qui est dans le besoin, qui souffre et qui est déshérité (cf. Mt 25, 31 ss.). Il n'y a pas de mesure dans ce domaine. Mais nous devons toujours avoir présent à l'esprit que l'amour du prochain est aussi l'amour de Dieu. Celui qui oublierait la raison pour laquelle nous devons nous dire frères des hommes, et qui est une commune paternité de Dieu, pourrait, à un moment donné, ne plus se rappeler les devoirs très graves d'une telle fraternité, et pourrait découvrir dans le prochain, non plus un frère mais un étranger, un concurrent, un ennemi. Don­ner, dans le domaine religieux, le primat à une tendance humani­taire fait courir le danger de transformer la théologie en sociolo­gie et d'oublier la hiérarchie fondamentale des êtres et des valeurs : « Je suis le Seigneur ton Dieu... tu n'auras pas d'autre Dieu que moi » (cf. Ex 20, 1 ss) ; cela dans l'Ancien Testament; et dans le nouveau, le Christ nous enseigne : « Aimer Dieu,... c'est le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : tu aimeras le prochain comme toi-même » (Mt 22, 37-39).

Il ne faut pas oublier que la priorité donnée à l'intérêt sociologique sur le théologique proprement dit peut engendrer un autre inconvénient dangereux : celui d'adapter la doctrine de l'Eglise à des critères humains, mettant au second plan les critères intan­gibles de la révélation et du magistère ecclésiastique. On peut ad­mettre que le zèle pastoral attribue une préférence pratique à la considération des besoins humains — qui apparaissent si souvent graves et urgents — et encourager cette préférence, à condition que cette considération ne comporte pas une dégradation ou une dévaluation de la prééminence et de l'authenticité de l'orthodoxie théologique.

 

La charité règle de la vie sociale

 

La foi acceptée et pratiquée n'est pas une démission devant les devoirs de la charité ni devant les nécessités urgentes d'ordre social ; elle est plutôt l'inspiratrice et la force de ces devoirs. Elle en est aussi la sauvegarde, face à la tentation de retomber dans le « temporalisme » c'est-à-dire la prédominance des intérêts tem­porels dont, aujourd'hui plus que jamais, on voudrait que la re­ligion soit débarrassée. Elle est aussi la sauvegarde de la tenta­tion plus grave encore de vouloir instaurer un nouvel ordre social, sans la charité mais avec la violence, par la substitution d'un pou­voir égoïste et oppresseur à un autre jugé imprévoyant ou injuste.

Une morale sans Dieu, un Christianisme sans Christ, un huma­nisme sans l'authentique conception de l'homme, ne nous condui­sent pas à bon port. Que notre foi nous préserve de semblables et fatales erreurs et que, dans la recherche de la perfection per­sonnelle et sociale, elle soit notre lumière et notre éducatrice.

C'est ce que Nous voulons souhaiter avec Notre Bénédiction.

 

 

 

17 juillet 1968

HUMANISME VERITABLE ET NOUVEAU CONFORMISME

 

Chers Fils et Filles,

 

A ceux qui se posent la question de savoir par quoi est guidée, en ce moment, Notre pensée, sur la perfection humaine, sur l'idéal qui doit orienter l'homme moderne, bien des idées viennent à l'esprit, qui constituent l'une des caractéristiques de la menta­lité des hommes de notre temps. Ces pensées partent en général d'une évaluation négative des types d'hommes que nous proposait comme modèles la pédagogie des générations précédentes. Une critique effrontée et souvent acerbe démolit les hommes exemplai­res qui nous ont précédés. La stature des héros du passé est ra­baissée et réduite à des niveaux souvent au-dessous de la normale. Mais, surtout, les représentants des générations proches de la nôtre sont immanquablement rejetés comme inaptes à enseigner quoi que ce soit aux générations nouvelles, et sont même accusés d'être coupables des situations inadmissibles que la jeunesse mo­derne aurait héritées d'eux. Le bien que les anciens, ou les moins anciens, ont fait ou se sont efforcé de faire, tout doit être repensé et repris non seulement sans égard, mais en opposition aux don­nées traditionnelles, que le temps et la maturité de la civilisation nous montrent comme le fruit d'immenses efforts, dignes d'honneur et de reconnaissance. Tout est faux, dit-on ; ou, du moins, tout est à abandonner et à refaire du type d'homme tenu jusqu'à hier pour exemplaire. On veut un humanisme nouveau. On le veut si nouveau que l'on rejette continuellement les formules d'huma­nisme admises jusqu'à hier, jusqu'aujourd'hui, par les différentes écoles de pensée ou par les divers mouvements sociaux. De la recherche d'un humanisme nouveau, on tombe ensuite facilement dans le conformisme avec quelque auteur à la mode, discutable, mais à la mode.

 

La foi et la grâce, vie du christianisme

 

Cependant, dans la recherche d'une humanité typique et idéale, il y a aussi des idées positives, spécialement dans le milieu pri­vilégié de notre vie ecclésiale. Toute la doctrine sur la perfection de la vie religieuse et de la prédestination à la sainteté issue de la vocation chrétienne, l'affirmation des valeurs non seule­ment du domaine surnaturel de la grâce, mais aussi de l'ordre temporel et de l'activité naturelle, que le Concile a réitérée dans ses documents, nous poussent à croire que le disciple du Christ peut et doit, encore aujourd'hui, avoir sa grandeur morale propre. Grandeur héritée, il est vrai, mais vivante et durable ; et si le chrétien n'en atteint pas toujours la plus haute qua­lité, il n'en a pas moins le secret, la formule juste dans le domaine doctrinal. Le chrétien, s'il est vraiment tel, est l'homme qui se réalise lui-même librement et pleinement. Il le fait en s'inspi­rant d'un modèle d'infinie perfection et d'inégalable humanité : le Christ Nôtre-Seigneur, imitable en quelques formes nécessaires que réclament la foi et la grâce, et en beaucoup d'autres que lui suggèrent son sens chrétien et la conscience de son élection (cf. S. Th. I-II, 108, 1).

Ici nous rencontrons une objection répandue, revenant sans cesse dans l'histoire et dans la littérature, et devenue classique pour l'écho qu'elle trouva chez des auteurs célèbres, tels Machia­vel et Pascal (cf. Papini, Scrittori ed Artisti, 1959, p. 443). Formulée par Sismondi dans le dernier volume de son histoire des républi­ques italiennes au moyen âge, elle eut l'honneur d'une réfutation, aussi subtile que respectueuse, dans une œuvre trop dépréciée même en Italie, et que nous, catholiques, avons aussi trop oubliée: Nous voulons dire ces « Osservazioni sulla Morale Cattolica » d'Alessandro Manzoni, qui méritent encore, à Notre avis, d'être étudiées et admirées non seulement des spécialistes de l'œuvre littéraire du grand écrivain, mais des croyants, ceux d'hier comme ceux d'aujourd'hui (cf. la remarquable étude de Umberto Colombo, au III° volume des Opera omnia de Manzoni).

 

Comment l'homme peut être fort et devenir saint

 

Voici l'objection : la religion catholique, spécialement dans sa présentation des doctrines morales, abaisse le sens moral, place les enseignements dogmatiques au-dessus des impératifs de la conscience, préfère le piétisme et les vertus théologales aux prin­cipes de la justice, propres à la morale naturelle. Laissons l'étude de la question à ceux qu'elle intéresse.

Pour ce qui est de Notre humble dialogue, Nous Nous bornerons à quelques observations simples mais importantes. La première défendra le rapport entre la religion et la morale. Nous affirmons, avec toute la tradition théologique et pédagogique du christianisme, que la grâce perfectionne la nature : c'est-à-dire que la foi, la vie religieuse, la référence à Dieu de nos actes, comme à son principe et à sa fin, l'exemple et la vertu qui découlent de l'Evangile, l'ensei­gnement que l'Eglise donne aux fidèles sur la connaissance de leurs devoirs et la manière de concevoir leur vie personnelle et la vie so­ciale, la pratique de la prière et de la crainte de Dieu, etc., ne défor­ment pas le caractère de l'homme, ne restreignent pas sa liberté, ne se substituent pas à l'intime procès de la conscience et, moins en­core, n'autorisent le fidèle à éluder ses engagements dans le con­texte naturel et civil ; elles n'en font pas un pharisien bigot et hypo­crite. Au contraire, ces données fortifient dans l'homme le vrai sens de l'homme. Elles réveillent en lui non seulement la conscience du bien et du mal, l'affranchissent de l'indifférentisme moral selon lequel, d'après une mentalité répandue, le sens de Dieu étant éteint, le pourquoi et le comment de l'acte honnête s'efface ; mais elles lui confèrent une énergie spéciale pour être fort et droit, et une autre énergie mystérieuse : la grâce. L'une et l'autre portent l'homme à la réalisation de ce véritable surhomme qu'est le juste selon la foi, le héros simple et constant des grandes et quotidiennes épreu­ves de la vie, le saint enfin, entendu au sens primitif de la commu­nauté chrétienne ou, en des cas particuliers, au sens de l'hagio­graphie moderne.

Le croyant n'a pas à craindre d'être dernier ni même second au niveau de l'idéal humain où se situe la mentalité contemporaine.

 

Sincérité, courage, honnêteté des mœurs

 

Ceci Nous amène à une autre observation. La conception du parfait chrétien doit faire grand cas des vertus morales propres à la nature humaine, considérée intégralement (cf. Décret De Instit. sacerdotali n. 11). Citons la première de ces vertus : la sincérité, la véracité « Que votre parole soit : oui, oui ; non, non » (Mt 5, 37). Nous devons délivrer le chrétien de la fausse et déshonorante opinion qu'il lui est permis de jouer sur sa parole ; qu'il y a en lui duplicité entre la pensée et la parole ; qu'il peut, en vue d'un bien, tromper son prochain. Le manteau de la religion n'est pas pour protéger l'hypocrisie (cf. Bernanos, L'imposture). Il en est de même du sens de la justice. Et d'abord de la justice commutative, celle qui regarde le mien et le tien, c'est-à-dire l'honnêteté des rap­ports économiques, les affaires, la rectitude administrative, spécia­lement dans les offices publics. Ensuite, de la justice sociale (que les anciens appelaient légale, « dans ce sens que, par là, l'homme se conforme à la loi qui ordonne les actes de toute l'œuvre humaine au bien commun » — cf. S. Th. II-II, 58, 6 ; c'est pourquoi saint Thomas l'appelle « vertu architectonique » — (cf. ibid. 60, 1 ad 4). Nous disons de même du sens du devoir, du courage, de la magnanimité, de l'honnêteté des mœurs, et ainsi de suite (cf. Gillet, La valeur éducative de la morale catholique). Nous devons hautement appré­cier ces vertus naturelles, même si nous n'oublions pas qu'en dehors de l'ordre de la grâce elles sont incomplètes, et souvent associées aux faiblesses humaines les plus déplorables (cf. S. Aug., De civ. Dei, V, 19 ; P.M. 41, 166) ; et souvenons-nous combien elles sont sté­riles par elles-mêmes, en valeur surnaturelle (ibid. XX, 25 ; P.L. 41, 656 ; et XXI, 16 ; P.L. 41, 730).

Enseignements dépassés ? Non. Le Concile nous les rappelle lorsque, par exemple, il dit : « Un grand nombre de nos contempo­rains semblent redouter un lien trop étroit entre l'activité concrète et la religion : ils y voient un danger pour l'autonomie des hommes, des sociétés et des sciences ». Et il défend ainsi la légitime auto­nomie dans la gestion des réalités terrestres (Gaudium et Spes, n. 36).

 

Le devoir d'observer les obligations sociales est sacré

 

Il en est de même ailleurs. Par exemple : « Que tous prennent très à cœur de compter les solidarités sociales parmi les principaux devoirs de l'homme d'aujourd'hui, et de les respecter » (ibid. n. 30). Et partout le Concile propose au chrétien un sage humanisme, qui, sans oublier les grandes lois de la perfection évangélique, telles que les renoncements qui nous rendent meilleurs et plus spirituels, le sacrifice, qui imprime le signe rédempteur de la croix dans notre vie, élève le chrétien à la stature de l'homme intégral, à la plénitude des dons reçus de Dieu avec la vie, à l'équilibre hiérarchique de ses facultés, à l'utilisation inlassable et harmonieuse de ses forces, au sens communautaire de ses réalisations humaines concrètes, à la dignité de sa propre conscience, et cela non comme critère de vérité objective, mais comme principe d'une conduite morale li­bre et responsable.

N'est-il pas beau qu'en notre temps, si troublé par les confu­sions idéologiques et sociales, l'Eglise de Dieu parle à tous et à chacun de perfection humaine, morale et vécue. Ecoutons-la ; et que Notre Bénédiction Apostolique renforce Notre invitation paternelle et généreuse.

 

 

 

24 juillet 1968

ABNEGATION ET PENITENCE : VOIE OBLIGEE POUR L'HOMME EN RECHERCHE DE PERFECTION

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Dans ces audiences hebdomadaires, Nous voudrions donner quel­ques aspects de la physionomie de l'homme, tel que l'Eglise le conçoit, en tenant compte des enseignements traditionnels du catholicisme, singulièrement de l'enseignement du récent Concile, en ayant présentes à l'esprit quelques-unes des réflexions que notre époque applique à l'homme.

L'homme est à la recherche de lui-même. Il veut prendre con­science de lui-même, veut donner à sa vie une expression propre, qu'il réclame toujours nouvelle, ou libre, complète, puissante, ori­ginale, personnelle, authentique... Certains ont parlé de surhomme et d'homme à la vie héroïque ; ils l'ont surtout défini sous son aspect biologique et zoologique (cf. Desmond Morris). L'anthropo­logie est en question à tous les niveaux. Elle constitue, aujourd'hui, le thème principal de la discussion scientifique, philosophique, sociale, politique et même religieuse (cf. Gaudium et spes n. 14). Qui est l'homme ? Et quel est le type d'homme que nous pouvons considérer comme idéal ? Et c'est l'antique question socratique : « Je te le demande, qu'est-ce qu'un saint ? » (Platon, Euthypron).

C'est à peine si nous posons la question ; Nous n'entendons pas l'étudier et la traiter dans une simple conversation, comme celle-ci ; mais Nous voudrions attirer votre attention sur ce thème central de la problématique contemporaine, et mettre en évidence une dif­ficulté provenant de notre qualité de chrétien.

Nous ne parlons pas de l'aspect bien connu du théocentrisme, par lequel Dieu occupe la place centrale dans la conception chrétienne, en opposition avec l'auto-idolâtrie moderne, l'anthropocen­trisme : c'est-à-dire que Nous ne parlons pas d'une conception humaniste et profane, mettant Dieu au centre de tout.

Nous parlons plutôt de l'attitude pénitentielle qui se trouve au départ de la participation au « Royaume des Cieux » (Mt 3, 2) et qui s'appelle « metanoia », conversion, changement profond et agis­sant de pensées, de sentiments, de conduite ; qui oblige à un cer­tain renoncement de soi et accompagne aussi bien l'apprentissage que la pratique des normes chrétiennes. Cette attitude implique des sacrifices — parfois très importants — comme dans les vœux religieux ; elle inspire au fidèle le sens du péché, en raison de son caractère contraignant, mais salutaire ; elle suppose un esprit at­tentif aux dangers et aux tentations qui guettent chacun de nos pas ; elle trace à l'homme la voie étroite qui est la seule menant au salut (cf. Mt 7, 13-14) ; elle réclame une imitation de l'exemple du Christ — rien moins que facile — et incite, jusqu'à l'exaltation de la croix, à une certaine participation à son sacrifice. La vie chré­tienne considère comme très importantes la mortification, l'abné­gation, la pénitence (cf. la sévérité demandée à l'homme, contre ce qui est peut-être, en lui-même, source de péché (Mt 5, 29-30, 18, 8).

 

Caractéristiques de la vie chrétienne

 

Le christianisme n'a pas confiance dans l'humanisme natura­liste : il sait que l'homme est un être blessé depuis son origine et que dans la richesse complexe de ses facultés, il est porteur de déséquilibres extrêmement dangereux, qui nécessitent une disci­pline austère et permanente. Pour être bien vécu, le christianisme a besoin d'ajustements continuels, de réformes périodiques, de rénovations répétées. La vie chrétienne n'est ni molle ni facile, ni commode ni formaliste, ni aveuglément optimiste, ni moralement accommodante et aboulique. Elle est joyeuse mais opposée à l'esprit de jouissance.

Tel est l'aspect de la vie chrétienne le plus opposé à la men­talité moderne. Celle-ci aspire à une vie commode, spontanée, livrée au plaisir. Elle considère le chrétien comme un être refoulé et scrupuleux, étranger aux expériences fortes qui sont celles de la liberté des passions, étranger aussi aux courants irrésistibles de la mode sans préjugés, tant dans le domaine de la pensée que dans celui de la conduite. Selon cette conception si répandue, le chris­tianisme peut être apprécié, seulement sous son aspect humain pour l'intensité de son dynamisme intérieur (cf. Croce) ou pour sa sympathie envers la souffrance désarmée et opprimée de l'homme, ou encore pour son esprit d'initiative en faveur de l'égalité et de la fraternité humaine, mais pas pour ses dogmes religieux et encore moins pour son caractère pénitentiel. L'homme moderne préfère s'orienter vers une vie sans renoncements ni souffrance, vers une vie saine, intense, consacrée au plaisir et heureuse.

 

Le Maître nous exhorte à la pénitence et à l'expiation

 

Chers Fils, acceptons ce contraste, spécialement dans l'irré­ductible opposition de ses principes. Nous ne pouvons oublier la parole du Maître, alors qu'il commentait une catastrophe qui venait de survenir, la chute de la tour de Siloé et la mort de 18 personnes : « Si vous ne faites pas pénitence, vous mourrez égale­ment tous » (Lc 13, 4-5).

Ce rappel du retour en soi-même, de la contrition, de la cor­rection de certaines tendances personnelles déréglées, de la péni­tence et de l'expiation retentit dans tout l'Evangile ; il ouvre aux chrétiens ses premières conquêtes (cf. Ac 2, 38 ; II, 18 ; 17, 30 ; etc.) ; il résonne fortement et parfois de façon assez lugubre dans cer­taines expressions du christianisme médiéval ; il parvient jusqu'à nos jours, spécialement dans certaines observances comme le jeûne du carême ; le Concile lui fait écho (cf. Sacr. Conc. n. 9, 105, 109, 110) ; il finit par perdre ses aspects plus rigoureux et formels dans la récente constitution « Poenitemini », mais pour se renforcer dans des expressions, plus indulgentes et conformes aux condi­tions de la vie moderne, mais non moins exigeantes dans leur esprit ou dans certaines formes aujourd'hui plus pratiques mais toujours sensibles et sincères.

La nécessité d'orienter, avec résolution, sa propre vie vers Dieu et vers Sa volonté, la nécessité de se dominer et de purifier sa propre vie (cf. Gaudium et Spes n. 37), la raison d'un choix fondamental, qui donne un modèle et une valeur morale à la con­duite de chacun, l'exigence intime et pressante de réparer ses fautes (cf. I'« Innominato » de Manzoni), l'attirance secrète d'ap­procher la croix du Christ et de compléter dans sa chair Ses souf­frances (cf. Col 1, 24), font, encore aujourd'hui, partout où l'Evan­gile est compris et vécu, une place à la pénitence. Et cette place ne peut être absente de l'image idéale de l'homme nouveau, de l'homme vrai, de l'homme à la recherche de la perfection.

Il n'est pas impossible, il n'est même pas difficile de faire com­prendre cette nécessité à l'homme moderne. Le sportif, par exem­ple, offre à saint Paul un argument qu'il transpose du domaine physique au domaine spirituel et qui, du spirituel, peut rejaillir dans le domaine de la vie pratique, vécue : « Tous les athlètes s'im­posent une rigoureuse abstinence » (1 Co 9, 24-27).

Tout ce qui, beau, grand, parfait, est difficile, exige renonce­ment, effort, engagement, patience et sacrifice. La pénitence est adaptée à l'homme nouveau et parfait, c'est-à-dire qu'elle est fonc­tionnelle. Elle ne constitue pas une fin par elle-même, elle ne dimi­nue pas l'homme, elle est un art pour lui redonner sa physionomie primitive, celle qui reflète, l'image de Dieu, tel que Dieu avait conçu l'homme en le créant (Gn 1, 26-27) ; elle est un art qui imprime sur le visage humain, après l'affliction de la pénitence, la splendeur pascale du Christ ressuscité. Tel est notre humanisme.

Ce peut sembler un paradoxe. Mais notre humanisme triomphe de la grotesque déformation de la beauté humaine, recherchée dans la « dolce vita » ; il cicatrise les blessures et essuie les larmes que la douleur a fait couler sur le visage de l'homme ; il redonne à notre vie la sécurité qu'elle réclame et qui lui manque le plus, celle de la perfection de l'immortalité.

« Que celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende », dit le Seigneur (cf. Mt 19, 12 ; Mc 4, 23).

Et que vous y aide, Fils très chers, Notre Bénédiction Apos­tolique.

 

 

 

31 juillet 1968

RESPONSABILITE, CHARITE, ESPERANCE : LES TROIS SENTIMENTS QUI ONT INSPIRE LE PAPE DANS  LA PREPARATION  D' « HUMANAE  VITAE »

 

L'audience générale du 31 juillet était la pre­mière après la publication de l'Encyclique « Humanae Vitae ». Le Pape a consacré son allo­cution à exposer les sentiments qui l'ont animé et inspiré pendant la longue préparation de cet important document.

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Notre discours trouve aujourd'hui son thème obligé dans l'Encyclique « Humanae Vitae», sur la régulation des nais­sances, que Nous avons publiée cette semaine. Nous supposons que vous  connaissez ce texte, ou  du moins l'essentiel de son contenu.

 

Une présentation positive de la morale conjugale

 

Ce document pontifical n'est pas seulement la déclaration d'une loi morale négative — c'est-à-dire l'interdiction de tout acte se proposant de rendre impossible la procréation (n. 14) — mais il est surtout la présentation positive de la moralité conjugale, par rapport à sa mission d'amour et de fécondité « dans la vision in­tégrale de l'homme et de sa vocation naturelle et terrestre, mais aussi surnaturelle et éternelle » (n. 7).

Ce document est encore la clarification d'un chapitre fondamental de la vie personnelle, conjugale, familiale et sociale de l'homme ; mais il n'est pas l'exposé complet de tout ce qui a trait à l'être humain dans le domaine du mariage, de la famille, de l'honnêteté des mœurs, domaine immense sur lequel le magistère de l'Eglise pourra et devra sans doute revenir, avec un dessein plus ample, organique et synthétique. Cette encyclique répond à des questions, à des doutes, à des tendances, au sujet desquelles — on le sait — la discussion a été assez large et vive, ces derniers temps, et à laquelle Nous Nous sommes fortement intéressé, de par Notre fonction pastorale et doctrinale. Nous ne vous parlerons pas maintenant de ce document, d'abord à cause de la délica­tesse et de la gravité de son sujet, qui Nous semble dépasser la simplicité de ce discours hebdomadaire, ensuite parce qu'il ne manque et ne manquera pas de publications qui seront à la dispo­sition de ceux qui s'intéressent au problème développé dans l'En­cyclique (par exemple : G. Martelet, Amour conjugal et renou­veau conciliaire).

Nous ne vous dirons que quelques paroles, non sur le document lui-même, mais sur les sentiments qui furent les Nôtres, durant cette longue période de sa préparation.

 

Sentiment de responsabilité pour dégager la vérité d'un problème complexe, difficile et grave

 

Notre premier sentiment fut celui de Notre grave responsa­bilité. Il Nous a fait entrer dans le vif du sujet et soutenu tout au long des quatre années nécessaires à l'étude et à l'élaboration de cette encyclique. Et Nous pouvons vous avouer que ce senti­ment de Notre responsabilité ne Nous a pas fait peu souffrir spi­rituellement. Jamais comme en cette conjoncture, Nous n'avions senti le poids de Notre charge. Nous avons étudié, lu, discuté au­tant que Nous le pouvions, et Nous avons aussi beaucoup prié. Certaines circonstances relatives à ce problème vous sont connues : Nous devions répondre à l'Eglise, à l'humanité entière ; Nous de­vions évaluer, avec l'engagement — et en même temps la liberté — de Notre devoir apostolique, une tradition non seulement sé­culaire, mais récente, celle de Nos trois prédécesseurs immédiats ; Nous étions obligé de faire Nôtre l'enseignement du Concile que Nous avions, Nous-même, promulgué ; Nous étions enclin à accueil­lir, jusqu'à la limite où il Nous semblait pouvoir aller, les conclu­sions — bien que de caractère consultatif — de la commission instituée par le Pape Jean XXIII et élargie par Nous-même, sans perdre de vue notre devoir de prudence; Nous connaissions les con­troverses suscitées par ce problème si important, avec tant de passion mais aussi avec tant d'autorité ; Nous percevions les voix puissantes de l'opinion publique et de la presse ; Nous écoutions les voix plus faibles, mais plus pénétrantes pour Notre cœur de père et de pasteur, de tant de personnes, de femmes respectables spécialement, angoissées par ce problème difficile et par leur expérience encore plus difficile ; Nous lisions les rapports scientifi­ques sur les alarmantes questions démographiques du monde, étayées sur des études d'experts et des programmes gouverne­mentaux ; Nous recevions de toute part des publications, dont quelques-unes inspirées par l'examen de certains aspects scienti­fiques du problème, d'autres par des considérations réalistes de situations sociologiques nombreuses et graves, ou encore par cel­les, si impérieuses aujourd'hui, des mutations qui envahissent tous les secteurs de la vie moderne.

Combien de fois n'avons-Nous pas eu l'impression d'être sub­mergé par cette accumulation de documents, et combien de fois — humainement parlant — n'avons-Nous pas compris l'inaptitude de Notre pauvre personne, devant la formidable obligation apostolique de devoir se prononcer sur ce problème ; combien de fois n'avons-nous pas tremblé en face de ce dilemme d'une con­descendance facile aux opinions courantes, ou d'une sentence mal supportée par la société moderne, ou qui soit arbitrairement trop grave pour la vie conjugale.

Nous Nous sommes appuyé sur de nombreuses consultations particulières de personnes d'une haute valeur morale, scientifique et pastorale ; et invoquant le Saint-Esprit, Nous avons mis Notre conscience en état de pleine et libre disponibilité à la voix de la vérité, cherchant à interpréter la règle divine que Nous voyons se dégager de l'exigence intrinsèque de l'authentique amour humain, des structures essentielles de l'institution du mariage, de la dignité personnelle des époux, de leur mission au service de la vie, comme de la sainteté du mariage chrétien ; Nous avons réfléchi sur les éléments stables de la doctrine traditionnelle et actuelle de l'Eglise, ensuite spécialement sur les enseignements du Concile récent ; Nous avons pesé les conséquences de l'une ou de l'autre décision, et Nous n'avons pas eu de doute sur Notre devoir de prononcer Notre sentence dans les termes exprimés par la présente encyclique.

 

Sentiment de charité devant l'aspect humain du problème

 

La charité est également un des sentiments qui Nous a toujours guidé dans Notre Travail, comme aussi la sensibilité pastorale envers ceux qui sont appelés à intégrer leurs personnalités dans la vie conjugale et la famille ; et volontiers, Nous avons suivi une conception personnaliste, propre à la doctrine conciliaire sur la so­ciété conjugale, donnant ainsi à l'amour, qui l'engendre et la nourrit, la place qui lui revient dans l'évaluation subjective du ma­riage ; Nous avons accueilli alors toutes les suggestions formulées dans le domaine de la licéité, pour rendre plus aisée l'observance de la règle réaffirmée. Nous avons voulu joindre à l'exposé doctri­nal quelques indications pratiques de caractère pastoral. Nous avons honoré le rôle des hommes de science dans la poursuite des études sur les processus biologiques de la natalité et l'applica­tion correcte des remèdes thérapeutiques et des normes morales qui y sont liées. Nous avons reconnu aux conjoints leur respon­sabilité et donc leur liberté, comme ministres du dessein de Dieu sur la vie humaine, interprété par le magistère de l'Eglise, pour leur bien personnel et celui de leurs enfants. Nous avons rappelé l'intention supérieure qui inspire la doctrine et la pratique de l'Eglise : servir les hommes, défendre leur dignité, les comprendre et les soutenir dans leurs difficultés, les éduquer à une notion attentive de leur responsabilité, à une maîtrise de soi forte et tranquille, à une conception courageuse des grands devoirs communs de la vie et des sacrifices inhérents à la pratique de la vertu et à la construction d'un foyer fécond et heureux.

 

Espérance d'être entendu, écouté et compris

 

Et c'est finalement un sentiment d'espérance qui a accompagné la laborieuse rédaction de ce document : l'espérance qu'il soit bien accueilli, tant par sa force propre que par sa vérité humaine, et ce malgré la diversité d'opinions déjà largement répandues, et malgré la difficulté que la voie tracée peut présenter à celui qui la veut parcourir fidèlement, et aussi à celui qui doit simplement l'enseigner, avec l'aide du Dieu de la vie, s'entend ; l'espérance aussi que les savants spécialement sauront découvrir dans le docu­ment lui-même le fil original qui le lie à la conception chrétienne de la vie, et qui Nous autorise à faire Nôtre la parole de l'Apôtre « nous avons, nous aussi, le sens du Christ » (1 Co 2, 16) ; l'espé­rance enfin que les époux chrétiens, eux-mêmes, comprendront comment Notre parole, même si elle semble sévère et difficile, veut être l'interprète de l'authenticité de leur amour, appelé à se trans­figurer dans l'imitation de celui du Christ pour son Eglise, son épouse mystique. Nous espérons que les époux chrétiens seront les premiers à développer tout mouvement pratique chargé d'as­sister la famille dans ses nécessités, à la faire fleurir dans son intégrité, à diffuser dans la famille moderne sa spiritualité propre, source de perfection pour chacun de ses membres et de témoignage moral dans la société (cf. Ap. Ac. II ; Gaudium et Spes 48).

Comme vous le voyez, Fils très chers, le sujet de cette ency­clique est une question particulière qui considère un aspect extrê­mement délicat et grave de l'existence humaine. De même que Nous avons cherché à l'étudier et à l'exposer avec la vérité et la charité qu'il réclamait de Notre magistère et de Notre ministère, de même, que vous soyez directement concernés ou non, Nous vous demandons de vouloir le considérer avec le respect qu'il mérite dans le vaste et lumineux panorama de la vie chrétienne.

Avec Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

7 août 1968

LA REFORME INTERIEURE BASE DE TOUTE PERFECTION

 

Chers Fils et chères Filles,

 

Encore stimulés par le récent Concile, recherchons quelle est la conception de l'homme, tel qu'il se trouve modelé par la vie chrétienne.

La vie chrétienne peut se définir une continuelle recherche de perfection. Cette définition n'est pas complète, parce que purement subjective, et parce qu'elle n'englobe pas de multiples autres aspects de la vie chrétienne. Mais elle est exacte dans ce sens que le Règne de Dieu, c'est-à-dire l'économie du salut, la communion des rapports établis entre les limites humaines et la grandeur de Dieu, son ineffable transcendance, son infinie bonté, exigent et comportent une transformation, une purification, une élévation morale et spirituelle de l'homme appelé à tant de bonheur ; elles exigent, en conséquence, la recherche, l'effort vers un état de vie personnel ; un état intérieur de sentiments, de pensées, de men­talité ; un état extérieur de comportement. Cet ensemble crée une richesse de grâces et de dons que nous appelons perfection.

Que l'homme moderne soit lui aussi toujours à la recherche de quelque chose de nouveau et de différent de ce qu'il est, c'est l'évi­dence. Son inquiétude, son esprit critique, sa persuasion de pou­voir modifier sa propre existence, sa soif de plénitude, de plaisir et de bonheur, sa tension vers un humanisme nouveau, le prou­vent sans discussion. Peut-être est-ce le christianisme qui a intro­duit une première partie de ce ferment dans l'humanité. Et c'est pourquoi, d'une certaine manière, le chrétien et l'homme moderne présentent les caractères d'une singulière ressemblance.

 

Deux conceptions opposées

 

La recherche de l'homme idéal, de l'homme parfait, est assez différente dans la conception chrétienne et dans la conception pro­fane (la simplicité de ce discours nous permet une classification aussi empirique). La diversité de ces deux conceptions — tant du point de vue de la perfection humaine que de celui des moyens pour l'atteindre — apparaît spécialement dans le domaine pédago­gique, c'est-à-dire dans ce domaine où l'on travaille à la formation de l'homme vrai, de l'homme complet et parfait.

Notons, en passant, que ces deux conceptions suivent, en sens inverse, le chemin de la vie humaine. La conception chrétienne part de prémisses toujours conscientes de la dignité et de la per­fectibilité de l'homme, mais qui se fondent l'une et l'autre sur une double observation négative : l'une dérivant de l'hérédité du péché originel, qui a altéré la nature même de l'homme, donnant nais­sance à des déséquilibres, des déficiences et des faiblesses, dans la complexité de ses facultés ; l'autre mettant en relief l'incapacité des seules forces humaines pour atteindre la vraie perfection, celle qui est nécessaire à l'homme pour le salut, à savoir l'insertion de sa vie en celle de Dieu, par le canal de la grâce. A partir de quoi, cette grâce permet un patient apprentissage de vertus naturelles et surnaturelles ; la conception de la perfection chrétienne se déve­loppe alors avec succès ; la perfection devient possible, progressive et pleine de confiance dans l'accomplissement final.

L'autre conception, au contraire, celle que Nous appelons pro­fane, part de prémisses optimistes : l'homme naît sans imperfections morales congénitales ; il est naturellement bon et saint; favorisé par une éducation qui lui consent un libre épanouissement, il pos­sède des forces suffisantes pour atteindre, en plénitude, sa forme idéale, dans la mesure où le milieu ambiant n'attente pas à l'expres­sion spontanée de ses facultés. Mais l'expérience dément trop sou­vent, en fait, cet optimisme, qui cède alors à une vision pessimiste, réaliste, comme on dit, dont la littérature et la psychologie con­temporaines offrent de bien tristes exemples (cf. Gaudium et Spes n. 10).

 

Se renouveler soi-même

 

La réforme que l'homme doit opérer sur lui-même Nous sem­ble mériter une réflexion particulière. Nous en avions parlé dans Notre première encyclique « Ecclesiam suam ». Mais on n'a jamais fini de traiter ce thème, notamment parce que le mot « réforme » a eu diverses significations, parmi lesquelles la réforme protes­tante, cet événement historico-religieux de très grandes propor­tions, dont il n'est pas dans Notre intention de parler.

Ce mot de « réforme » revient à la mode aujourd'hui et domine les processus d'évolution et d'innovation de la vie moderne. Et c'est dans ce sens, surtout extérieur, qu'il revient à chaque instant dans les discussions sur l'Eglise, comme s'il était lié à cet autre mot, qui a eu tant de succès, celui de « aggiornamento », de renou­veau. De ce dernier Nous ne voulons pas, non plus, parler, en ce moment. Qu'il Nous suffise de noter combien beaucoup appliquent leur attention et mettent leur confiance dans une transformation extérieure et juridique de l'Eglise, dans un changement des « struc­tures », comme on dit, et cela pour donner au christianisme une expression vivante et moderne ; cette réforme complaisante con­siste souvent dans le conformisme à la mentalité et aux mœurs de notre époque. A certains égards, il peut y avoir une exigence de mutations organiques et pastorales dans l'ordonnance cano­nique de l'Eglise ; la révision en cours de toute la législation ca­nonique veut justement répondre à cette exigence. Mais pour le sujet qui nous occupe, ce serait une vision insuffisante que celle qui se limiterait à cette réforme extérieure, si nécessaire et légi­time soit-elle. Elle serait illusoire si elle exigeait l'édification d'une Eglise sans cohérence avec la tradition éprouvée, dessinée selon des structures arbitraires, imaginée par des réformateurs impro­visés et non autorisés, comme s'il était possible de faire abstrac­tion de l'Eglise telle qu'elle est, dérivant des principes constitutifs établis par le Christ lui-même ; cette réforme serait encore illusoire si elle se laissait modeler par la vie séculière, sans souci des exi­gences propres de la foi et de l'adhésion à la croix du Seigneur même si elle était voulue par un spiritualisme sincère. Les avertissements de Saint-Paul retentissent à nos oreilles : « Nolite conformari huic saeculo », « ne prenez pas les allures de ce siècle » (Rm 12, 2), « ut non evacuatur crux Christi », « pour que ne soit pas rendue vaine la croix du Christ » (1 Co 1, 17).

 

Nous sommes tous  appelés à la  Sainteté

 

C'est justement de cette réforme intérieure, à laquelle Saint-Paul fait allusion, que Nous voulons parler : « Reformamini in novitate sensus vestri », « transformez-vous, en prenant un esprit nouveau » (Rm id.). Cette réforme est la plus nécessaire et la plus difficile. Changer ses propres pensées, ses propres goûts selon la volonté de Dieu, corriger ses propres défauts, que souvent nous exaltons comme nos principes et nos vertus, chercher une conti­nuelle rectitude intérieure de sentiments et de propos, se laisser guider vraiment par l'amour de Dieu et donc par l'amour du pro­chain, écouter vraiment la parole du Seigneur et s'habituer à écou­ter avec humilité et silence intérieur la voix de l'Esprit-Saint, ali­menter ce « sens de l'Eglise » qui nous rend facile la compréhension de ce qu'il y a de divin et d'humain en elle, se rendre disponible dans la simplicité et les renonciations qui nous portent à la charité et à la suite généreuse et logique du Christ : tout cela est la réforme qui nous est demandée avant toute autre. C'est celle que prêche le Concile, dans un contexte différent, celui de l'œcuménisme : « Toute rénovation de l'Eglise consistant essentiellement dans une fidélité plus grande à sa vocation, c'est dans cette rénovation que se trouve certainement le ressort du mouvement vers l'unité. L'Eglise, au cours de son pèlerinage est appelée par le Christ à cette réforme permanente... Il n'y a pas de véritable œcuménisme sans conversion intérieure » (Unit. Red. 6 et 7). Deux concepts pré­cieux dans le domaine de la perfection chrétienne: la conversion (la célèbre « metanoia ») et sa progression continue : il faut se con­vertir, c'est-à-dire se modifier continuellement.

Ces concepts, on les peut retrouver dans d'autres documents conciliaires, spécialement dans celui qui s'occupe de la perfection religieuse qui, pour être telle, s'est liée, non par des résolutions oc­casionnelles ou éphémères, mais par des vœux d'engagement, dura­bles et finalement perpétuels.

Fils très chers, si nous-mêmes demandions au Seigneur ce que nous devons faire pour être fidèles, en nous rappelant que tous, parce que baptisés et membres de l'Eglise, sommes appelés de diverses manières à la sainteté, Sa réponse finirait par étreindre chacun de nous : « Si tu veux être parfait...» (Mt 19, 20). Que chacun de nous écoute la voix mystérieuse et divine dans la pro­fondeur de sa propre conscience.

Et que vous y aide, Fils et Filles très chers, Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

14 août 1968

CARACTERE SPECIFIQUE DU CHRETIEN

 

Chers Fils et Filles,

 

Au cours de cette conversation, nous rechercherons une note caractéristique du chrétien ; Nous voulons déterminer un élément qui qualifierait le disciple du Christ en tant que tel, et qui définirait intimement sa nouvelle personnalité. Y a-t-il une diffé­rence existentielle entre celui qui est chrétien et celui qui ne l'est pas ? Certainement ! Il y a une différence qui le caractérise pro­fondément ; c'est justement le « caractère » chrétien, cette em­preinte spirituelle que trois sacrements impriment, à des degrés divers, d'une manière indélébile dans l'âme qui les reçoit, comme chacun le sait : le baptême, qui consacre le fidèle par une certaine puissance sacerdotale au culte de Dieu et le fait membre du Corps mystique du Christ (cf. 1 P 2, 5) ; la confirmation, qui le rend ca­pable de témoigner du Christ et de travailler à le faire connaître (cf. Ac 8, 17 ; S. Th. 3, 72, 5) ; et l'ordination qui l'assimile au pou­voir sacerdotal du Christ et le fait son ministre qualifié (cf. Presb. Ord. n. 2). Ce caractère comporte une prérogative originale, propre au chrétien, qui, ainsi marqué, acquiert une qualification ineffa­çable, avec un certain pouvoir spirituel d'accomplir certaines actions en rapport avec Dieu et donc dans la communauté ecclésiale (cf. S. Th. 3, 63, 2). St Augustin en parle plusieurs fois, dans ses polémiques avec les Donatistes (cf. Contra Epist. Parmeniani II, 28) ; le Concile de Florence d'abord (cf. Denz. Sch. 1310, 695) puis le Concile de Trente ont traduit en termes dogmatiques l'enseigne­ment traditionnel de l'Eglise dans ce domaine (cf. Denz. Sch. 1609, 852-1797, 960).

 

Le vrai visage du chrétien

 

Une méditation devrait être faite sur ce « signe distinctif », qui marque le chrétien ; ce sceau se superpose à l'image divine, déjà imprimée par voie de nature dans l'âme rationnelle de l'homme. Il le fait ressembler, toujours davantage, au visage du Christ, qui devient le visage du chrétien marqué par cette impression mystique.

C'est là une anthropologie étonnante, dont on ne tient pas assez compte dans la conception de l'homme devenu chrétien. Bien plus, aujourd'hui, la tendance à la sécularisation, où à l'oubli des valeurs et des devoirs religieux, porte à négliger la physionomie chrétienne modelée par le caractère sacramentel. Ainsi celle-ci est-elle masquée (parce qu'elle ne peut être supprimée) d'un semblant profane, comme si elle reprenait un profil purement naturel ou en­core païen, oubliant que la qualification chrétienne n'est pas seule­ment nominale mais réelle, et comporte une insertion, dans le Christ, qui est décisive pour le destin de celui qui le suit, l'obli­geant à fond, s'il ne veut trahir l'honneur de son titre, à la fidélité, au risque, au témoignage (cf. Ac 11, 26 ; 1 P 4, 16).

Mais il y a plus. Il y a la grâce, l'état de grâce, c'est-à-dire cette lumière, cette qualité dont l'âme est revêtue, disons profon­dément investie et imprégnée, quand ce nouveau rapport surnaturel, auquel Dieu a voulu élever l'homme qui s'est abandonné à lui, s'établit dans l'effort de l'homme à la conversion, à la dis­ponibilité fidèle, à l'acceptation de Sa parole, à travers la foi, dans un amour humble et suppliant. L'Amour infini, qui est Dieu lui-même, répond à cet effort par le feu de l'Esprit Saint, qui fait vivre, dans l'homme, l'image du Christ. La grâce est une présence divine, qui pénètre l'âme, temple de l'Esprit; c'est une extraordinaire permanence du Dieu vivant dans notre pauvre vie, illuminée par une ineffable lumière divine. L'état de grâce n'a pas de termes suffisants pour être défini : c'est un don, une richesse, une beauté, une merveilleuse transfiguration de l'âme associée à la vie même de Dieu, pour qui nous devenons, dans une certaine mesure, participants à sa nature transcendante ; il nous fait devenir fils du Père céleste, frères du Christ, membres vivants du Corps mystique par l'animation de l'Esprit-Saint. C'est un rapport per­sonnel entre le Dieu vivant, mystérieux et inaccessible à cause de son infinie plénitude, et notre infime personne. C'est un rapport qui devrait devenir conscient ; mais seuls les cœurs purs, les con­templatifs, ceux qui vivent de la vie intérieure, les saints, peuvent en dire quelque chose. Les théologiens aussi peuvent bien nous instruire. Parce que c'est un rapport encore secret; il n'est pas évident, il ne fait pas partie de l'expérience sensible, même si la conscience éduquée acquiert une certaine sensibilité spirituelle ; gardez en vous les « fruits de l'Esprit », dont St Paul fait une longue liste : « la charité, la joie, la paix » (ceux-ci spécialement : une joie intérieure, et puis la paix, la tranquillité de la conscience) et encore, la patience, la bonté, la longanimité, la mansuétude, la fidélité, la modestie, la maîtrise de soi, la chasteté (Ga 5, 22) : on semble entrevoir le profil d'un saint. Telle est la grâce, telle est la transfiguration de l'homme qui vit dans le Christ. Rien d'éton­nant si cette condition, par elle-même forte et permanente (« rien ne pourra nous séparer de l'amour du Christ » dit encore St Paul dans l'épître aux Romains 8, 39), est toutefois délicate et exi­geante ; elle projette sur la vie morale de l'homme des devoirs particuliers, une sensibilité très fine ; et heureusement elle donne des énergies nouvelles et proportionnées, afin que l'équilibre de cette position surnaturelle soit solide et joyeux. Mais reste le fait qu'il peut être troublé et ruiné, quand par malheur nous le mé­prisons et préférons descendre au niveau de notre nature animale et corrompue ; quand nous nous éloignons volontairement de l'ordre auquel Dieu nous a associés, de sa vie se répandant dans la nôtre, c'est-à-dire quand nous commettons un péché vrai et volontaire, que nous appelons mortel quand il est grave.

 

Réalité du péché

 

Il est étrange de voir qu'aujourd'hui beaucoup de chrétiens ont un comportement très discutable à l'égard de cette condition surna­turelle de notre vie. D'une part, ils s'efforcent de minimiser la notion de péché. Ils considèrent comme sans importance même de graves infractions à la loi morale, et donc à la condition indispensable de nos rapports avec Dieu, comme s'il était nécessaire, pour libérer la conscience de craintes éventuelles et excessives, de scrupules embarrassants et imaginaires, de sous-estimer les ravages causés par le péché. D'autre part, ils s'attribuent à eux-mêmes la fonc­tion de guide exercée par l'Esprit-Saint, en conférant à leurs pensées et à leur conduite un fallacieux charisme de sécurité et d'infaillibilité. C'est une tendance à la mode ; elle est souvent en conflit tacite avec l'économie propre de la grâce, qui exige ordi­nairement le recours aux sacrements pour s'établir, se maintenir, s'alimenter, et, le cas échéant, se rétablir.

 

Parole de Dieu, sacrements et Eglise

 

Rappelons-nous, fils très chers, qu'il ne nous est pas donné durant notre vie de « voir » la réalité divine (cf. Jn 20, 29) ; il nous est donné de « savoir », et même ce savoir dérive, non d'une con­naissance naturelle et normale, mais de la foi ; le croyant agit « comme s'il voyait l'invisible » (He 11 27 ; cf. Loew « Comme s'il voyait l'invisible », à propos de l'apostolat), et la sécurité lui est donnée, d'une manière ordinaire, par des signes, certains signes sacrés, symboles et causes instrumentales de ce qu'ils représen­tent, les sacrements. Le mystère du salut nous est communiqué par deux voies : la voie objective de la Parole de Dieu, et celle de l'action sacramentelle. A ces deux voies, Nous pouvons en ajouter une troisième, celle de l'Eglise, ce grand sacrement qui contient tous les autres et les donne, qui inspire chrétiennement notre vie et nous offre l'Esprit dont elle est l'âme et qu'elle nous fait respirer.

Oui, cette science surnaturelle de l'homme est un monde diffi­cile, un royaume insolite et ardu, mais c'est le vrai monde de notre vocation humaine et chrétienne, un royaume que les ardents c'est-à-dire les hommes de volonté, forts et résolus, conquièrent et prennent (Mt 11, 12) ; mais c'est un royaume qui est proche (Lc 9, 10), un royaume qui déjà nous entoure, jusqu'au point d'être parmi nous (Lc 17, 21) ; un royaume que les pauvres, les humbles, les simples, les enfants, ceux qui ont le cœur pur peu­vent facilement posséder. A cela le Christ vous invite ; et que vous y conduise aussi Notre Bénédiction Apostolique.

 

Ensuite, Paul VI s'est adressé, en particulier, à des pèlerins tché­coslovaques présents à l'audience générale en ces termes :

 

« Nous prions pour chacun de vous, pour vos familles et pour votre pays tout entier, la Tchécoslovaquie, que nous aimons et apprécions ». Puis le Souverain Pontife a exprimé le vœu que cette rencontre aide les pèlerins, une fois rentrés dans leur pays, à rester « fermes dans leur foi et persévérants dans, leur détermi­nation à mener une vie chrétienne ».

 

 

 

22 août 1968

L'EUCHARISTIE : SYNTHESE DOCTRINALE ET EXISTENTIELLE DE NOTRE RELIGION

 

A la veille de son départ pour -le Congrès Eu­charistique de Bogota, le Saint-Père, évoquant ce voyage et son sens, insiste sur la place préé­minente de l'Eucharistie dans la vie de l'Eglise.

 

Chers Fils et Filles,

 

Vous savez que demain matin, avant même que le soleil ne se lève, Nous partirons, si Dieu le veut, avec quelques personnes pour Bogota, en Colombie, dans le double but de participer au Congrès Eucharistique International, qui est déjà en cours, et pour inaugurer la seconde Assemblée Générale de l'Episcopat Latino-américain.

Nous attendons de vous que vous Nous souhaitiez « bon voya­ge », vœu qui, pour être agréable et efficace, devra être accompa­gné — Nous vous le demandons — de sentiments d'union spirituelle et de quelques bonnes prières.

 

Nature, grandeur et sens des Congrès Eucharistiques

 

Cet événement suscite certainement en vous, comme chez beau­coup d'autres, des questions ; et la première est celle-ci : qu'est-ce qu'un Congrès Eucharistique ? On sait déjà la réponse : d'est une grande réunion groupant clergé et fidèles en l'honneur de l'Eucha­ristie, qui est célébrée et adorée solennellement pour rendre un hommage public de foi et d'amour au Christ-Seigneur, réellement présent comme victime, après le sacrifice sur la Croix, dans le sacrement eucharistique, et devenu nourriture spirituelle pour les fidèles, qui par le rite d'un repas partagé ont rénové sa mémoire, pour vivre de Lui dans le temps et pour mériter de le rencontrer au jour de son retour final visible et glorieux. Un grand acte de culte, qui rappelle dans l'Eglise la mémoire du Christ, en renouvelant le mystère de sa rédemption, réalise la communion avec Lui, éveille le désir et l'espoir de notre résurrection dans la plénitude de sa Vie au jour dernier et éternel. Les Congrès Eucharistiques ont commencé au siècle dernier ; une pieuse femme française, Marie Marthe Tamisier (1844-1910) donna le point de départ ; Mgr de Ségur encouragea la fondation de l'œuvre des Congrès Eucha­ristiques, et le Pape Léon XIII l'approuva (1881).

Un Congrès Eucharistique se déroule ordinairement sous deux aspects extérieurs : l'étude d'un point doctrinal, ou cultuel, relatif à l'Eucharistie, et la célébration liturgique ou cultuelle du grand mystère ; et il tend à deux expressions intérieures : le réveil de la conscience intime de communion personnelle avec le Christ, et le réveil de la signification ecclésiale, c'est-à-dire du sens d'union, de fraternité, de charité, vers lequel l'Eucharistie tend essentiel­lement.

 

Un thème fondamental : « L'Eucharistie lien d'amour »

 

Comme vous le voyez, l'Eucharistie a vertu de synthèse dans notre religion : synthèse doctrinale, parce que, étant comme une prolongation de l'Incarnation, du Verbe de Dieu parmi nous (Jn 1, 14), et une rénovation sacramentelle du sacrifice rédempteur du Christ, toute la révélation se concentre sur ce point focal, le plus mystérieux et le plus lumineux de notre foi ; une synthèse existentielle, parce que c'est dans ce sacrement du Pain du Ciel, que toute réalité, toute vertu, tout corollaire de vie chrétienne trouve sa référence et sa nourriture. Si l'on comprend ceci, on comprend aussi là raison d'être d'une manifestation spéciale et solennelle de l'Eucharistie : il faut que, du moins en cette occasion, on exprime la valeur et la conscience que nous avons de ce pro­dige tacite et plein d'éclat ; les paroles de l'incomparable martyr du début du II° siècle. S. Ignace d'Antioche viennent à la mémoire : « mysteria clamoris, quae in silentio Dei patrata sunt », mystères éclatants, que Dieu opéra dans le silence (ad. Ep 19, 1) ; et aussi l'apologie que Faber F. W. (un converti, ami de Newman) fait du culte fastueux pour la fête du Corpus Domini (The blessed Sacrament, 1885) ; mais nous voyons encore mieux exprimé, dans l'hom­mage somptueux qu'un Congrès Eucharistique offre à l'humble Seigneur de nos autels, le geste de Marie au festin de Béthanie, quand la pieuse femme brise le vase scellé en albâtre et verse le précieux onguent parfumé sur les pieds et les cheveux du Sau­veur, qui en agrée l'offrande, considérée comme un gâchis par le disciple avare et infidèle, en prenant la défense de celle qui le lui a offert et de son acte aimable et généreux (Jn 12, 3 ss.).

Compris dans ce sens, un Congrès Eucharistique n'est pas un acte de triomphalisme, de vanité et de rhétorique, mais plutôt un acte de contemplation fait par la communauté ecclésiale dans un effort spontané d'harmonie et d'unité fraternelle, d'autant plus si­gnificative et précieuse qu'est plus grand le nombre des fidèles qu'il a pu rassembler et sensibiliser à un certain degré spirituel. Et aujourd'hui ces manifestations de foi et de piété, ces affirmations ordonnées et extraordinaires, tournées vers un acte de compré­hension contemplative communautaire, sont tellement nécessai­res ! Un théologien contemporain écrit : « Plus l'action temporelle occupe de place dans la vie des chrétiens, plus il est nécessaire que le témoignage contemplatif opère comme contre-poids » (Daniélou).

Il en sera certainement ainsi au Congrès de Bogota par la vé­rité et la beauté du thème général, qui inspire la méditation et l'action des participants. Le thème est celui-ci : L'Eucharistie lien d'amour. Ce thème est exact, profond, et propre à servir de pont entre le moment intérieur et personnel et le moment extérieur et so­cial, que le Congrès se propose, éclairés tous deux par la charité. L'effet caractéristique de l'Eucharistie doit être l'union des fidèles au Christ et entre eux, l'unité du Corps Mystique. « Le Congrès Eucharistique manquerait au but de l'intention divine qui engen­dra ce sacrement, s'il n'aboutissait pas à une claire prise de conscience des conditions réelles de la société, où il se célèbre ». Et voici alors qu'apparaît, par suite et en vertu de son efficacité religieuse, l'efficacité potentielle qu'il doit avoir dans le monde humain, spécialement quand celui-ci présente des situations lamen­tables, d'énormes besoins, des aspirations légitimes, des inquiétudes.

Jésus, qui a multiplié le pain naturel pour les multitudes affa­mées, qui s'est fait lui-même pain surnaturel pour ses convives, nous enseigne que nous devons penser à la faim naturelle et surnaturelle des autres ; et jamais peut-être comme au Congrès Eu­charistique de Bogota le devoir et l'urgence de pourvoir aux né­cessités temporelles et spirituelles des multitudes ne seront aussi pressants dans le cœur des chrétiens. La pensée que Nous même serons associé à cette vision de pauvreté et à cette angoisse de lui porter un secours effectif remplit et émeut dès maintenant Notre esprit. Nous voudrions vraiment personnifier, dans notre ministère de pèlerin, le Christ du peuple pauvre et affamé ; avec cette perspective dans le cœur, Nous partons rempli d'une humble joie et d'une grande espérance.

 

Période de progrès et de paix pour toute l'Amérique Latine

 

En célébrant le Congrès Eucharistique International de Bogota Nous voudrions que ce « gaudium et spes », cette joyeuse espé­rance qui est en Nous, soit communiquée à ceux que Nous ren­contrerons là-bas, Nous voudrions qu'elle fasse jaillir une source fraîche et vigoureuse des énergies valables encore cachées dans l'excellente nature de ces populations, qu'elle devienne sage et ar­dente activité dans toutes les catégories sociales, spécialement chez celles qui ont plus de responsabilités et sont plus jeunes, qu'elle inaugure une nouvelle période de l'histoire : période de progrès et de paix pour toute l'Amérique Latine.

On dit que Nous trouverons là-bas des ferments d'intolérance et de .rébellion, même dans les rangs du Clergé et des Fidèles. Comme Nous avons l'impression de comprendre ces impatiences, en ce qu'elles ont de généreux et de positif ! Mais Nous ne pour­rons pas ne pas être sincère avec ceux qui font de la vérité et de la charité des lois pour eux-mêmes. Nous pensons que la solution de ces tristes situations, très tristes en certains endroits, ne peut être ni la réaction révolutionnaire, ni le recours à la violence.

 

Renoncer à la violence et recourir à l'amour

 

Pour Nous, la solution, c'est l'amour; non l'amour faible et rhétorique, mais bien celui que le Christ nous enseigne dans l'Eu­charistie, l'amour qu'on donne, l'amour qui se multiplie, l'amour qui se sacrifie. Nous disons cela, non seulement du fait d'un sim­ple calcul objectif des causalités historiques qui sont en jeu, pré­voyant les dommages, les délits, les ruines, la pire décadence ci­vile et religieuse que le recours à la révolution et ensuite à quelque lourde dictature entraînerait, mais par engagement avec le Christ. Ce fut Lui, qui, justement dans l'imminence de sa passion, dit à Pierre : « remets ton épée à sa place; qui empoignera l'épée, mourra par l'épée » (Mt 26, 52). Qu'en d'autres temps l'Eglise, les Papes mêmes, dans des circonstances bien diverses, aient eu recours à la force des armes et du pouvoir temporel, même pour de bonnes causes et dans les meilleures intentions, Nous ne voulons pas juger cela maintenant; pour Nous ce n'est plus le moment d'utiliser l'épée et la force, même pour des buts de justice et de progrès ; et Nous sommes certain que tous les bons catholiques et la saine opinion publique moderne sont de notre avis. Nous sommes con­vaincu, et Nous l'affirmerons là-bas, que le temps de l'amour chré­tien entre les hommes est venu ; cet amour doit œuvrer, cet amour doit changer la face de la terre, cet amour doit porter au monde la justice, le progrès, la fraternité et la paix.

Vous aussi, Fils très chers, veuillez partager avec Nous, dans le sentiment et la prière, ce vœu qui est le Nôtre, avec notre Béné­diction Apostolique.

 

 

 

28 août 1968

IMAGES ET LEÇONS D'UN VOYAGE

 

A son retour de Bogota, le Saint-Père livre ses impressions et rappelle les grands moments du Congrès Eucharistique International de Bogota.

 

Chers Fils et Filles,

 

De retour de Notre voyage en Colombie, Nous ne pouvons vous parler d'autre chose, tant Notre esprit est plein des impres­sions que ce pèlerinage Nous a procurées. Nous devons en effet l'appeler pèlerinage en raison des buts uniquement religieux de ce grand et rapide voyage. Un but, spirituel lui aussi, a offert l'ample cadre très désiré de notre présence là-bas : la visite à un continent, à l'Amérique Latine. Nous avons dû la limiter à la Colombie, et même à sa capitale, Bogota ; mais Notre intention était de saluer tous et chacun des peuples de l'Amérique Latine. Nombre d'entre eux Nous avaient envoyé des invitations officielles, pressantes et émouvantes ; n'ayant pu à notre très grand regret les accepter. Nous avons voulu donner à notre arrivée en Colombie le sens le plus large d'un acte spirituellement étendu à tout le terri­toire latino-américain. Le premier voyage d'un Pape dans ces terres lointaines, qui sont cependant depuis des siècles l'objet d'une prédilection particulière de la part des Souverains Pontifes, pre­nait l'aspect d'une rencontre globale ; c'est pour cette raison que Nous avons voulu, mettant le pied sur ce continent, baiser la terre, avant même de rencontrer ses représentants et ses habitants afin que soit manifeste Notre intérêt pour l'ensemble géographique et mo­ral du continent. Et c'est ainsi que commença notre participation aux grandioses manifestations du Congrès Eucharistique Interna­tional de Bogota, suivie de l'ouverture de la II° Assemblée Géné­rale de l'Episcopat latino-américain.

 

Une image émouvante

 

Les manifestations, vous en avez eu l'écho par les journaux, par la Radio et par la Télévision. Nous ne pouvons que confirmer qu'elles ont toutes eu une conclusion très heureuse. Nous devons dire notre profonde reconnaissance à tous ceux qui les ont prépa­rées, aux Autorités qui de bonne grâce en ont favorisé le déroule­ment, à tous ceux qui y ont participé. A cet égard Nous devons relever un fait indescriptible, qui dépasse tout reportage écrit et photographique : le fait de la participation de foules innombrables, soit aux grandes cérémonies sacrées, soit à la réunion des Campesinos, soit sur les routes que Nous parcourions : foules enthou­siastes, foules spontanées, foules composées de toutes les caté­gories de personnes, de gens humbles spécialement en nombre incalculable, unis dans un même sentiment. Ce seul aspect exté­rieur du Congrès constitue un événement digne d'admiration, ayant une incomparable valeur probante de la foi d'un Peuple, de la bonté innée de ses sentiments religieux et, nous devons le croire, humains.

L'Amérique Latine ne pouvait offrir à notre regard un aspect plus vif, plus digne de notre affection ; Nous sommes encore bou­leversé par l'impression émouvante et enivrante provoquée par les rencontres populaires et bruyantes de nos trois journées colombiennes. Ce furent des heures de plénitude spirituelle ; des heures de bonheur pastoral.

 

Triomphe sans triomphalisme

 

Et en même temps des heures de révélation. La scène parlait d'elle-même. Comme l'a bien dit un journaliste français : « Ce fut un triomphe sans triomphalisme ». La célébration eucharistique fut le point culminant de toutes les manifestations. Elle fut per­çue par tous les fidèles dans sa vertu de nourriture, vivifiant et sanctifiant les profondeurs de la vie individuelle, de la personnalité admise et élevée au contact direct avec le Christ ; ce mystère a été redécouvert par tous les fidèles comme étant le principe su­prême et unique d'effusion fraternelle, de communion sociale, comme facteur opérant et urgent de charité qui se répand et unit, premier coefficient d'espérance et d'action pour la régénération du monde. La conscience de cette finalité spécifique du sacrement eucharistique a été particulièrement aiguë en raison des conditions sociales de la plupart des gens, qui formaient une haie humaine autour des autels. Le rapprochement du mystère eucharistique de la réalité de l'indigence humaine ne manquait pas d'être pour Nous et pour tous les chrétiens présents, la source de grands sou­venirs et de grands devoirs : le souvenir de la multiplication du pain naturel, opérée deux fois par Jésus, comme une prédisposi­tion et un symbole de la multiplication du Pain du Ciel ; le souve­nir des agapes chrétiennes de l'Eglise primitive, qui précédaient la « Cène du Seigneur », et qui devaient être une démonstration de fraternité et de sollicitude pour les indigents, et qui aujour­d'hui encore montrent l'union qui doit se faire entre le culte eu­charistique et le service affectueux envers les frères qui sont dans le besoin ; le devoir de donner à la foi une expression concrète, même sur le plan humain et temporel ; le devoir de donner à la charité eucharistique de nouvelles capacités en essayant de re­produire, comme il nous est possible, le prodige du pain honoré et rendu suffisant pour la faim de l'immense foule des Pauvres qui nous entourent, et que nous ne pourrons plus nous habituer à voir et à laisser dans la misère et dans l'amertume de leurs conditions, sans que chacun de nous, convives de l'Eucharistie, ait fait tous les efforts possibles pour rendre ces malheureux par­ticipants d'un bien-être proportionné à leurs nécessités humaines et à leur dignité chrétienne.

Ce discours n'est pas nouveau ; mais il s'est fait entendre d'une voix nouvelle et forte au Congrès Eucharistique ; voix que toute l'Amérique Latine, et même tout le monde catholique devra écou­ter comme l'annonce et le programme de temps nouveaux.

Deux moments ont été pour Nous particulièrement significatifs, particulièrement beaux : celui de l'ordination, faite par Nous avec l'aide d'autres Evêques, de plus de cent prêtres latino-américains, et d'environ 40 diacres ; Nous avions l'impression de répéter le geste des premiers explorateurs qui plantaient la Croix dans les terres découvertes, une plantation de Croix de nouveau style ; c'est-à-dire la concession sacramentelle de la mission à de nouveaux porteurs de la Croix, à ces nouveaux ministres de Dieu et de l'Eglise, de l'œuvre et de l'exemple de qui on doit attendre la vita­lité de la foi et l'élévation moderne de ces immenses populations en pleine croissance.

 

L'ordination et la messe de Sainte Cécile

 

Puis ce fut, à la paroisse suburbaine de Sainte Cécile, quand Nous avons célébré la Sainte Messe, dehors, devant la porte de la pauvre église, devant une foule innombrable, recueillie et pieuse, foule d'humbles gens, mais combien digne, habitant ce quartier populaire, et lorsque nous avons distribué l'Eucharistie à dix-huit enfants qui faisaient leur première communion, chacun ayant à côté de lui ses parents : jamais comme alors, la présence du Christ ne Nous a semblé faire rayonner autant sa béatitude évangélique.

Nous avons ensuite eu l'honneur et le privilège de parler aux Evêques, réunis à Bogota, pour inaugurer, comme Nous le disions, leur assemblée générale, qui se déroule actuellement à Medellin. Quelle édification, quelle espérance, quel sens de fraternité épiscopale, ont alors rempli notre esprit : Nous avons comme entrevu l'avenir d'un Continent ; un avenir fidèle et apostolique, fervent et généreux, comme celui d'une ruche au travail intense, ordonné, persévérant (ceci pour rappeler la belle comparaison de l'histo­rien — Taine — à propos du travail infatigable et méthodique des Evêques, durant des siècles, sur le sol de France).

Voilà ce que fut Notre bref séjour à Bogota. Nous aimerions qu'en tous reste imprimé son souvenir, formulé par le titre que le Congrès a choisi pour sa définition et son programme : « L'Eu­charistie, lien de charité ».

 

Pas de solution sans référence à Dieu

 

Puis Nous sommes revenu en Europe, en Italie, à Rome, où est Notre Siège Apostolique ; et aussitôt la douloureuse pensée de la situation angoissante de la Tchécoslovaquie Nous a repris. Nous ne l'avions jamais oubliée ; dans la ferveur religieuse et populaire du Congrès Eucharistique elle a été l'objet pour les fidèles pré­sents et pour Nous de prières intenses et spéciales. Mais de retour ici, Nous avons senti à nouveau la lourdeur de l'atmosphère engendrée par les graves événements de cette Nation ; et Nous Nous sentons encore plus poussé à élever Notre prière et à demander celle de tous les chrétiens, de tous les hommes. Nous voudrions les exhorter à se souvenir comment, pour ne pas démentir dans les faits la sagesse des mots justice et paix, Nous avons besoin de Nous référer aux concepts supérieurs des droits de l'homme et de la dignité des peuples ; et comment, à leur tour, de tels concepts sous peine de rester illusoires, ne peuvent être opérants pour le bien commun des personnes humaines et des communautés natio­nales sans une référence, au moins tacite, mais logiquement effec­tive, au Dieu vivant, à l'Absolu, au Nécessaire, d'où l'humanité tire la lumière de sa conscience morale et le sens de sa fraternelle solidarité. Que peut-il arriver quand une telle référence n'existe plus ou bien même est niée ?

Nous ne voulons pas faire de prophétie de malheur. Il suffit tellement des tristes expériences du monde moderne pour en discerner quelque chose. Nous voulons plutôt être encore optimiste. Pour l'amour que Nous nourrissons pour tous les peuples, pour le sens de l'honneur et de l'humanité, qui ne doit jamais s'éteindre au cœur des hommes, pour l'intérêt évident que tous ont dans une solution humaine de raison et de concorde, Nous voulons espérer et augurer que pour l'avantage commun mais spé­cialement de ceux qui souffrent le plus, la Justice et la Paix prévau­dront sur toutes les difficultés présentes.

Que Notre Bénédiction Apostolique accompagne toutes ces pensées ...

 

 

 

4 septembre 1968

L'HUMANISME CHRETIEN

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Les événements qui se succèdent en notre temps, les courants d'idées qui affectent la mentalité d'aujourd'hui, les mouve­ments politiques et sociaux qui agitent notre monde, les questions religieuses qui intéressent le plus tant les catholiques que ceux qui sont en dehors de l'Eglise, tout cela, par des voies diverses, con­verge vers une question centrale qui domine la conscience de la pensée contemporaine et la conception de l'homme. « Croyants et incroyants sont généralement d'accord sur ce point : tout sur terre doit être ordonné à l'homme comme à son centre et à son sommet. » (Gaudium et spes, n. 12). On se demande encore ce qu'est l'homme. On 'constate encore qu'on n'est pas d'accord sur ce problème central, qu'on ne se comprend pas, qu'on s'affronte, ou du moins qu'on se confronte, et cette confrontation devient une épreuve sur un double plan, d'abord sur le plan de la vérité : quelle est la vérité sur l'homme ? Qui a raison ? Et ensuite sur le plan de la gran­deur : qui aujourd'hui se fait de l'homme l'idée la plus haute, l'idée la plus complète dans l'analyse de ses composantes humaines, l'idée qui tient le mieux compte de ses exigences modernes, qui correspond le mieux à ses manifestations réelles et historiques à notre époque ?

 

Conception athée et conception chrétienne de la dignité de l'homme

 

Vérité de l'homme, grandeur de l'homme, tels sont les deux éléments de l'humanisme qui donnent la mesure de ses expressions différentes et contradictoires. L'homme veut encore se connaître, il se regarde dans le miroir de son expérience vécue ou de sa réflexion spéculative. Il se classe lui-même selon la figure ou la mesure que lui révèle cette inévitable recherche. On parle d'« hom­me psychique » (cf. 1 Co 2, 14), d'« homme spirituel » (ibid. 15), d'homo faber, homo oeconomicus, Homo sapiens, etc. Mais surtout on parle de la valeur qu'il faut attribuer à l'homme par rapport aux choses qui existent, et on conclut en lui reconnaissant une primauté, qui pour ceux qui nient Dieu devient absolue : l'homme est tout, dit-on, sans penser à ce qu'il y a de tragiquement déri­soire à qualifier pareillement un être qui n'est ni cause ni fin de lui-même, qui est limité, inexorablement sujet à la faiblesse, l'in­firmité, la caducité. Si l'homme n'est pas tout, ajoutent ceux qui l'adorent, il est du moins le summum ; on ne va pas plus loin que l'homme. Il en est certes ainsi en un certain sens, mais sou­vent on ne se demande pas d'où l'homme tire les titres authenti­ques d'une si noble prérogative, et donc comment celle-ci doit être évaluée.

C'est là une question immense qu'on discute à perte de vue, une question ancienne et toujours nouvelle. L'Eglise ne la refuse pas ; au contraire, elle l'affronte aujourd'hui avec une nouvelle vigueur et une sagesse approfondie.

Qu'il nous suffise, en cette minute de méditation, de nous met­tre à l'école du Concile et de nous rappeler ces paroles qui doi­vent nous orienter : « L'aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l'homme à communier avec Dieu » (Gaudium et spes, n. 19), et qui semble évoquer la fameuse phrase de saint Augustin au chapitre 1 des Confessions : « Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu'il ne se repose pas en toi ». Laissant pour le moment toute considéra­tion de doctrine au sujet de l'homme, nous pouvons nous arrêter brièvement sur deux aspects qui retiennent particulièrement l'at­tention de la pensée moderne sur l'homme : l'aspect individuel et l'aspect social.

 

Conscience et liberté

 

Sur le premier comme sur le second aspect, l'estime de l'Eglise pour l'homme, spécialement dans les documents conciliaires, est d'une élévation incomparable. Aucune anthropologie n'égale celle de l'Eglise sur la personne humaine — même en tant qu'individu, — sur son originalité, sa dignité, l'intangibilité et la richesse de ses droits fondamentaux, son caractère sacré, éducable, son aspiration à un épanouissement total, son immortalité, etc.

On pourrait, rassembler un code des droits que l'Eglise re­connaît à l'homme en tant que tel, et il sera toujours difficile de définir l'étendue de ceux que l'homme tient de son élévation à l'ordre surnaturel par son insertion dans le Christ. Saint Paul donne des révélations merveilleuses sur cette régénération de tout chrétien élevé à l'état de grâce, vivifié par l'Esprit-Saint.

Dans cette valeur que l'Eglise a donnée à l'homme par sa doc­trine et ses charismes, il est deux choses qui devraient être parti­culièrement chères à l'humanisme moderne : la conscience et la liberté. Ce sont deux points fondamentaux sur lesquels le Concile insiste spécialement et avec beaucoup d'autorité ; ce sont aussi deux points très délicats à cause de la difficulté créée par le verbalisme courant et l'esprit superficiel de beaucoup, lorsqu'il s'agit de se faire une idée exacte soit de la conscience, soit de la liberté, et, plus encore, du bon usage de l'une et de l'autre. Cela mériterait une étude approfondie ; mais le fait demeure que l'Eglise revendique pour l'homme conscience et liberté, dans le sens le plus haut, qui est aussi le plus exact. Elle lui confère ainsi la stature qui convient à un être qui est certes une créature, mais une créature modelée à l'image de Dieu créateur, et élevée, dans l'indicible amour de la régénération chrétienne, au rang de fils, participant à la nature divine (cf. 2 P 1, 4).

 

L'esprit social chrétien

 

En même temps, l'affirmation que « chaque homme a le devoir de sauvegarder l'intégralité de sa personnalité » (Gaudium et spes, n. 61) est complétée par ce qui est dit au sujet de la nature sociale de l'homme (ibid., n. 12). Il s'ensuit que « le caractère so­cial de l'homme fait apparaître qu'il y a interdépendance entre l'essor de la personne et le développement de la société elle-même » (ibid. n. 25). Cette vérité trouve sa pleine explication dans le plan du salut. L'homme ne se sauve pas tout seul. Uni au Christ, il entre dans la communauté des fidèles qui forment son Corps mys­tique. L'Eglise lui est nécessaire. Le rapport vivant et intime qu'il parvient à établir avec Dieu s'explicite et se développe dans la charité envers les frères (cf. 1 Jn 4, 20), qui sont, en principe, tous les hommes sans discrimination et, en pratique, ceux qui entrent dans la définition du prochain donnée par le Christ lui-même dans la célèbre parabole du bon Samaritain, et ceux qui participent à la pleine communion avec Jésus (cf. 1 Co 10, 17) et doivent, pour être d'authentiques chrétiens, s'aimer les uns les autres (Jn 13, 35) et ne faire qu'un entre eux (Jn 17, 21).

Aucune école sociale ne va si loin. Le sens et le devoir com­munautaires atteignent un niveau supérieur dans la vie chrétienne bien comprise et mise en pratique. Egalement sur le plan naturel et temporel, ils donnent naissance à un esprit social où le respect, la concorde, la collaboration, la paix entre les hommes grandissent toujours davantage. Le chrétien, sans rien perdre de sa plénitude personnelle, mais au contraire pour la posséder et la développer, se trouve inséré dans un ordre communautaire qu'il doit accepter et promouvoir. Et cet ordre tend à une plénitude unitaire et sociale que seules la loi et la grâce du Christ peuvent donner à l'homme, non comme une utopie, mais comme une réalité ; non en suppri­mant sa personnalité propre, mais en l'épanouissant et en l'exal­tant dans ce suprême dessein divin que nous appelons la commu­nion des saints.

Nous pensons que tout cela est vrai, beau, important, spécia­lement aujourd'hui où l'énorme développement de la civilisation étouffe la personnalité humaine, engendre des structures sociales que la « contestation » dénonce comme intolérables.

Remercions le Seigneur qui nous a appelés dans son plan de salut, dans son Eglise, où l'homme qu'est chacun de nous trouve une double destinée personnelle et sociale, incomparablement har­monisée, laquelle constitue notre vocation à la perfection, difficile et progressive, qui, un jour — le jour de l'éternité, — sera accom­plie et heureuse dans le Seigneur.

Tous, pensons, agissons et espérons ainsi, avec Notre Béné­diction Apostolique.

 

 

 

11 septembre 1968

MOUVEMENTS  CHARISMATIQUES ET APOSTOLAT ORGANISE

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Après le Concile, la vie de l'Eglise présente des faits et des aspects, des besoins et des devoirs, des transformations et des nouveautés, des dangers et des espérances que certainement vous connaissez et qu'il est bon de considérer. On parle de réformes, de transformations, d'aggiornamento, qui remplissent les âmes d'espérance et de surprise, mais aussi de doutes et de réserves. Nous devons regarder ce grand phénomène avec attention et con­fiance, en découvrant en lui un élément général positif, celui de la vitalité, de la vivacité, et, sous certains aspects, celui de l'Esprit du Seigneur, qui réveille et imprègne son Corps mystique, qui le réanime, le spiritualise, le vivifie, le sanctifie.

 

Le renouveau de l'Eglise après le Concile

 

Tel était le but du Concile : réveiller, réformer, rajeunir l'Eglise ; éclairer sa conscience, raffermir ses forces, purifier ses défauts, corroborer ses structures, élargir ses horizons, rétablir son unité, lui donner de nouvelles défenses contre le monde et la préparer à de nouveaux contacts avec lui, la remettre en contact avec ses sources et, en même temps, accélérer sa marche vers le but eschatologique qu'est la rencontre finale, ouverte et glorieuse avec le Christ Nôtre-Seigneur.

C'est là une œuvre vaste et difficile. Rien d'étonnant qu'elle donne lieu à des résistances et des difficultés, ou à des effets inat­tendus, parfois irréguliers et négatifs, mais plus souvent prometteurs et admirables. Nous ne marchons pas dans le noir : le Con­cile nous a laissé un ensemble d'enseignements que tous nous ferons bien de nous rappeler, qui devront nous stimuler dans le travail de renouveau et de développement dont l'Eglise a be­soin, qui devront nous servir de critère pour choisir la bonne voie. Nous avons en d'autres circonstances parlé de fidélité au Concile ; il est bon que cette boussole nous guide pour garantir l'indispensable cohésion avec la tradition et la continuité droite de notre progrès vers un christianisme toujours plus vivant et au­thentique, vers une Eglise toujours égale à elle-même, toujours jeune et nouvelle.

 

Aspects positifs de la spontanéité de pensée et d'action

 

L'une des manifestations de ce réveil, c'est la spontanéité de pen­sée et d'action qui a envahi beaucoup de fils de l'Eglise. Nous vou­lons considérer avec respect et sympathie cette floraison d'énergies spirituelles. Elles naissent d'un acte de réflexion, d'une prise de conscience, d'un geste de libération à l'égard de vieilles habitudes devenues irrationnelles, d'une volonté de sérieux et d'engagement personnel, d'une recherche de l'essentiel, d'un approfondissement intérieur des expressions religieuses, d'une tentative confiante de donner à la vie spirituelle un nouveau langage propre et à la théo­logie une nouvelle expression originale, d'un courageux et effectif esprit de sacrifice témoignant d'une rare authenticité chrétienne. Tout cela mérite attention, et souvent aussi admiration. Ce sont des bourgeons de printemps qui poussent frais et vigoureux sur de vieilles souches dont on n'attendait plus de signes de vie nouvelle. Ce sont des énergies précieuses, et d'autant plus dignes d'affec­tueuse considération que bien souvent leur source est jeune et limpide.

Celui qui saisit la psychologie d'une génération dont l'idéal re­naît, celui qui a l'intuition des courants d'opinion appelés à s'affirmer demain, celui qui surtout a un cœur pastoral pour les vicissitudes du monde humain, ne peut pas déprécier, ne peut pas négliger de semblables manifestations de spontanéité spirituelles qui, d'abord individuelles, deviennent collectives, où l'on voit des courants indéterminés de spiritualité se polariser autour d'une personne entreprenante, d'une formule originale, d'une école, d'une revue. Le promoteur en est souvent un prêtre, un religieux, qui prend la responsabilité de ces cénacles fervents. Ils osent parfois s'attribuer une vocation ou même des vertus charismatiques.

 

Aspects négatifs

 

Mais cette végétation spirituelle pousse d'habitude en dehors des sillons normaux du champ apostolique (cf 1 Co 3, 9). D'instinct, c'est un phénomène à tendance « anti-institutionnelle ». Il fait ap­pel aujourd'hui à la liberté religieuse, à l'autonomie de la con­science, à la maturité du chrétien moderne. Il se prévaut d'un esprit critique souvent indocile et superficiel qui parfois est bien proche du libre examen. Il tolère à contrecœur le magistère de l'Eglise, il conteste parfois l'extension et l'autorité. Il veut sortir des organisations catholiques, considérées comme un ghetto fermé, sans se rendre compte qu'il forme d'autres ghettos, plus fermés et arbitraires, où seuls les initiés sont admis et estimés. Il sup­porte mal les supérieurs et les frères, et il sympathise plus faci­lement avec les étrangers et les adversaires. Il manque souvent de sûreté doctrinale et de charité familiale et sociale vécue. Il se fait de l'Eglise une idée personnelle, affranchie des objectifs habituels de la communauté rassemblée par la loi canonique. Il se propose par contre des objectifs propres, peut-être bons et austères, mais détachés du contexte ecclésial, et donc facilement décadents. Ce sont là des ruisseaux qui ne font pas des fleuves. Ce sont souvent des forces magnifiques qui, sans le vouloir, construisent peu et parfois jettent le trouble. Après des moments de grande ferveur, généralement elles s'affaiblissent et se perdent dans les sables.

 

L'apostolat organisé évite la dispersion des efforts

 

L'Eglise admet le pluralisme des formes de spiritualité et d'apostolat, et elle encourage souvent la création d'associations li­bres (cf. Apost. act. 19). Mais elle recommande sans cesse que l'apos­tolat soit bien ordonné et organisé, et qu'on évite la dispersion des forces (ibid. 19, 20). « Les laïcs, dit expressément le Concile, agis­sent unis à la manière d'un corps organisé, ce qui exprime de fa­çon plus parlante la communauté ecclésiale et rend l'apostolat plus fécond» (ibid.). Le Concile fait aux prêtres cette même recom­mandation dont les racines remontent à la plus ancienne et authen­tique tradition de l'Eglise. Il leur rappelle que « l'union des prêtres avec les évêques est une exigence particulière de notre temps » (Presbyt. Ord. 7) ; « chaque prêtre est uni à ses confrères par un lien de charité, de prière et de coopération sous diverses formes (ibid. 8) ».

On pourrait dire que cette exhortation interprète vraiment l'esprit du Concile et tend à caractériser le renouveau de l'Eglise aujourd'hui. C'est d'elle que tire son impulsion la plus autorisée la pastorale dite « d'ensemble », ou, pour mieux dire, « organique ». La nécessité en avait déjà été ressentie par Notre vénéré prédé­cesseur Pie XII, qui disait le 10 mars 1955 aux curés et prédicateurs de carême de Rome : « Quand, d'une part, on regarde l'a ferveur de tant d'entreprises où nul ne s'arrête, nul ne ralentit le pas, nul ne s'épargne, et quand, d'autre part, on doit reconnaître que les effets ne sont pas ceux qu'un tel déploiement d'énergies et d'abnégation faisait prévoir, on se demande si peut-être on ne combat pas trop seuls, trop isolés, trop désunis. Qui sait... s'il ne serait pas utile de reconsidérer le travail apostolique à la lumière des principes qui règlent toute collaboration. Il Nous semble que ce soit là une des exigences les plus impérieuses pour l'action apostolique du clergé et du laïcat » (Discorsi e Rad. vol. XVII, p. 9).

« Pastorale organique dans la communauté ecclésiale », voilà une formule-programme vraiment heureuse. Nous Nous réjouis­sons de constater qu'elle s'affirme de plus en plus dans l'Eglise de Dieu, et que vous, prêtres qui Nous écoutez, vous en faites l'objet de vos études et de vos résolutions dans les réunions et les discussions de la XVIII° Semaine d'aggiornamento pastoral qui se tient actuellement. Nous connaissons l'autorité et l'expérience des promoteurs et des orateurs de cette institution dont le clergé italien tire de précieuses lumières et impulsions pour être à la hauteur de sa sainte et providentielle mission dans les circonstan­ces actuelles et devant les besoins urgents qui existent. Nous ne pouvons que Nous en réjouir, et volontiers Nous encourageons ceux qui organisent et soutiennent ces activités.

Prêtres et fidèles ici présents, Nous vous exhortons tous à tra­vailler généreusement et avec une conscience claire à « édifier l'Eglise », en unissant vos efforts, en travaillant fidèlement, en har­monisant vos plans, en vous donnant de tout votre cœur, dans la certitude indicible et quasi-expérimentale d'être dans cette entre­prise si grande, si moderne et si sainte des collaborateurs humbles et nécessaires, des instruments actifs et méritants du Christ lui-même, unique architecte, constructeur indéfectible et toujours présent, qui, en plaçant Pierre comme fondement de son édifice mystique, a prononcé ces paroles prophétiques : « Je construirai mon Eglise » (Mt 16, 18). A vous tous, Notre Bénédiction Apos­tolique.

 

 

 

18 septembre 1968

LE DEVOIR DE L'HEURE : AIMER L'EGLISE

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Nous disions à Nos visiteurs de la semaine dernière, construi­sez l'Eglise.

 

Ceux qui pensent que le Concile est déjà dépassé

 

Aujourd'hui, Nous poursuivons ce discours avec vous, et Nous vous disons : aimez l'Eglise. Nous Nous référons encore à l'esprit du Concile, que Nous voudrions pur et ardent en ces années où nous devons méditer et appliquer les nombreux et grands ensei­gnements que ce Concile nous a laissés. Certains pensent que celui-ci est déjà dépassé. Ne retenant de lui que son impulsion réfor­matrice, sans tenir compte de ce que ces solennelles assises de l'Eglise ont décidé, ils voudraient aller plus loin. Ce qu'ils ont en vue, ce ne sont plus des réformes, mais des bouleversements, qu'ils croient pouvoir autoriser d'eux-mêmes, et qu'ils estiment d'autant plus géniaux que moins fidèles et moins en harmonie avec la tra­dition de l'Eglise, c'est-à-dire avec sa vie ; d'autant plus inspirés que moins conformes à l'autorité et à la discipline de l'Eglise ; et d'autant plus plausibles qu'ils se différencient moins de la men­talité et des façons de vivre du siècle.

 

La critique corrosive d'une certaine presse

 

Un esprit de critique corrosive est devenu de mode dans cer­tains secteurs de la vie catholique. Il y a par exemple des revues et des journaux qui semblent n'avoir d'autre fonction que de donner des informations déplaisantes sur les faits et les personnes des milieux de l'Eglise. Il n'est pas rare qu'ils présentent ces in­formations d'une façon unilatérale, et que peut-être même ils les déforment et les dramatisent un peu pour les rendre intéressantes et piquantes. Ils habituent ainsi leurs lecteurs non pas à un juge­ment objectif et serein, mais à une suspicion négative, à une méfiance systématique, à une mésestime préconçue envers des personnes, des institutions et des activités de l'Eglise. Ils incitent donc leurs lecteurs et leurs disciples à s'affranchir du respect et de la solidarité que tout bon catholique et que même tout honnête lecteur devrait avoir pour la communauté, et pour l'autorité de l'Eglise. Ce n'est pas le souci de l'information exacte et complète, ce n'est pas le désir d'exercer la correction fraternelle là où elle est méritée, mais le goût du sensationnel, de la dénonciation ou de la contestation qui guident certains publicistes, en semant l'inquiétude et l'indocilité dans les âmes de tant de bons catho­liques, y compris certains prêtres et de nombreux jeunes pleins de ferveur.

 

Une curieuse peur

 

C'est ainsi que s'insinue une mentalité étrange qu'un éminent et célèbre protestant, professeur d'université, qualifiait, dans une conversation privée, de peur, de curieuse peur existant chez cer­tains catholiques d'être en retard dans le mouvement des idées, de sorte qu'ils s'alignent volontiers sur l'esprit du monde, qu'il adop­tent favorablement les idées les plus neuves et les plus opposées à la tradition catholique reçue, toutes choses qui, à mon avis, disait-il, ne sont pas conformes à l'esprit de l'Evangile.

 

Que dire de certains événements récents ?

 

Et puis, que dire de certains événements récents comme l'oc­cupation de cathédrales, l'approbation de films inadmissibles, les protestations collectives et concertées contre Notre récente ency­clique, la propagande en faveur de la violence politique à des fins sociales, les manifestations anarchiques et le conformisme de la contestation globale, les actes d'intercommunion contraires à la ligne œcuménique juste ? Où sont la cohérence et la dignité propres aux vrais chrétiens ? Où est le sens de la responsabilité envers sa propre foi catholique et celle des autres ? Où est l'amour de l'Eglise ?

 

« On aura pour ennemis les gens de sa maison »

 

L'amour de l'Eglise ! Nous voulons encore supposer qu'il n'est pas mort chez des personnes qui se disent catholiques et qui font appel au Christ. Si vraiment ces personnes aiment le Christ et veulent vivre de son Evangile, la rencontre dans la charité, et donc dans l'Eglise, qui, animée par l'Esprit-Saint, résulte précisément de l’intercommunion de tous ceux qui vivent de la charité, devrait toujours exister et se manifester, comme par une impulsion intrin­sèque. C'est cette joyeuse manifestation de la charité qui souvent nous manque. Nous désirons d'autant plus cet amour de l'Eglise que plus grand est Notre regret de constater que beaucoup de ces catholiques inquiets sont partis d'une haute vocation à l'apostolat, c'est-à-dire au service et à l'expansion de l'Eglise, mais, comme sous l'action de cet acide esprit de critique négative et habituelle dont Nous parlions, leur amour apostolique s'est appauvri et par­fois vidé, au point que dans certains cas ils sont devenus gênants et nuisibles pour l'Eglise de Dieu. Ces paroles de Jésus montent à Nos lèvres : « On aura pour ennemis les gens de sa maison » (cf. Mt 10, 36).

 

La myopie spirituelle à l'égard de l'Eglise

 

Mais en ce moment, c'est à vous que Nous parlons, fils fidèles, et Nous aimons voir en vous ceux qui, avec humilité et franchise, aiment l'Eglise et font écho à Notre invitation dans leur cœur et leurs actes. Aimez l'Eglise. L'heure est venue d'aimer l'Eglise d'un cœur fort et nouveau.

La difficulté qu'il faut surmonter, c'est notre myopie spiri­tuelle. Le regard se porte sur l'aspect humain, historique et visi­ble de l'Eglise, et on ne voit pas le mystère de présence du Christ, ce mystère qu'elle appelle, mais qu'elle cache à l'œil profane non éclairé par la foi et la compréhension profonde de sa réalité mysti­que. A ce regard extérieur, l'Eglise apparaît comme composée d’hommes imparfaits, d'institutions temporelles et limitées, alors qu'on voudrait tout de suite la voir toute spirituelle, toute parfaite, et mê­me toute idéalisée, souvent selon une image que l'on s'en est faite ar­bitrairement. Le visage concret et terrestre de l'Eglise fait obstacle à l'amour facile et superficiel. La réalité matérielle de l'Eglise, celle qui tombe sous l'expérience de chacun, semble démentir la beauté et la sainteté qu'elle porte en elle de par un charisme divin.

 

L'Eglise est notre prochain par excellence

 

Mais c'est précisément ici que se manifeste l'amour. Si nous avons le devoir d'aimer notre prochain, quelle que soit l'apparence sous laquelle il se présente ; si nous devons l'aimer d'autant plus qu'il semble davantage être blessé et souffrir, nous devons nous rappeler que l'Eglise, elle aussi, est notre prochain, qu'elle est même notre prochain par excellence, car elle est composée de ces « frères dans la foi » (Ga 6, 10), auxquels nous devons de préfé­rence un amour effectif. De sorte que les défauts et les infirmités mêmes des hommes d'Eglise devraient rendre plus forte et plus empressée la charité de ceux qui veulent être des membres vivants, sains et patients de l'Eglise. C'est ainsi que font les vrais fils ; c'est ainsi que font les saints.

 

Un effort magnifique d'authenticité, de renouveau et de sainteté

 

Et Nous pouvons même dire qu'aujourd'hui il est devenu moins difficile d'aimer l'Eglise dans sa réalité humaine. Aujourd'hui, l'Eglise présente un visage plus digne d'admiration que de reproches et de commisération. On constate aujourd'hui dans toute l'Eglise des efforts magnifiques d'authenticité, de renouveau, de vitalité chrétienne, de sainteté. Cette sainteté est peut-être moins habituelle qu'autrefois, elle est peut-être moins le fait du milieu ambiant ; mais elle est plus personnelle, plus consciente, et aussi plus communautaire, plus agissante. Aujourd'hui, après le Concile, l'Eglise est toute tendue vers sa réforme intérieure ; prière et dogme s'éclairent l'un l'autre et donnent à la vie spirituelle de l'Eglise une note de vérité et de plénitude dans sa conversation avec Dieu, une note d'intériorité pénétrant au plus profond de chaque âme, une note d'harmonie et d'unanimité dans la célébration liturgique des mystères sacramentels. Aujourd'hui, chaque évêque, chaque dio­cèse, chaque Conférence épiscopale, chaque famille religieuse, est en train de se réformer, de rendre plus authentique la vie catholique. Aujourd'hui, tout fidèle est appelé à la perfection, tout laïc à l'action apostolique, tout groupe ecclésial à une activité ecclésiale responsable, toute conscience et toute communauté à l'expan­sion missionnaire. Toute l'Eglise est appelée à prendre conscience de son unité et de sa catholicité, tandis que la reprise ardue, mais loyale et ardente, des contacts œcuméniques demande aux catholi­ques d'accomplir leur propre réforme et de renouveler leur capa­cité de dialogue cordial avec les frères séparés. Aujourd'hui, l'Eglise est tout entière tournée vers ses sources pour se sentir vraie et vivante, pleinement ouverte aux contacts respectueux et salutaires avec le monde, en cherchant à trouver dans la symbiose avec lui sa propre fonction ministérielle de « lumière » et de « sel » pour le salut universel. Aujourd'hui, la prise de conscience de son pèleri­nage eschatologique la rend pauvre, libre et audacieuse, la fait re­venir à sa mission primitive de témoin de la résurrection du Christ, de source de cette espérance transcendante qui donne sécurité et vigueur à toute honnête espérance terrestre. Aujourd'hui où elle se purifie de toute contamination terrestre indue, l'Eglise annonce et donne au monde des énergies morales incomparables, une fra­ternité authentique et solidaire, la capacité de conquérir toute vérité et toute richesse de la création, la joie de vivre dans l'ordre et dans la liberté, dans l'unité et la paix.

Aimer l'Eglise, voilà, fils et frères, le devoir de l'heure. L'aimer, cela veut dire l'estimer et être heureux de lui appartenir: cela veut dire lui être résolument fidèle, lui obéir et la servir, l'aider avec joie et en esprit de sacrifice dans sa mission ardue ; cela veut dire savoir unir l'appartenance à sa société visible et mystique avec l'amour honnête et généreux de toute autre réalité créée qui nous entoure et nous possède : la vie, la famille, la société, la vérité, la justice, la liberté, la bonté.

Qu'il en soit ainsi, très chers fils, avec Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

25 septembre 1968

LES JEUNES

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Nous savons que de nombreux jeunes sont présents à cette au­dience, en groupes importants par leur nombre, leur prove­nance, leurs activités, les institutions qu'ils représentent, le but qui les conduit ici, c'est-à-dire professer leur foi sincère en Jésus-Christ Nôtre-Seigneur, et confirmer leur adhésion filiale à la Sainte Eglise. C'est particulièrement ces jeunes que Nous saluerons aujour­d'hui, dans l'assurance que les paroles qui leur sont adressées peu­vent valoir d'une façon analogue pour tous les autres. Les jeunes sont représentatifs ; tous, nous voudrions être jeunes. Ils sont la vie dans sa fraîcheur, sa plénitude ; par rapport au passé, ils repré­sentent ce qui est moderne, actuel; par rapport à l'avenir, ils re­présentent la découverte, l'innovation ; ils sont l'espérance.

 

La contestation

 

Il en a toujours été ainsi, mais aujourd'hui la jeunesse revêt des caractères encore plus importants dans le contexte social parce que les jeunes sont maîtres, c'est-à-dire tout de suite mis en possession des biens dont la vie moderne dispose: les instru­ments de la technique, la culture, le bien-être, le jugement sur toute chose et toute valeur. Tous les liens que constituent l'obéissance, la loi commune, la dépendance à l'égard de la famille, la société, la tradition, sont relâchés jusqu'à devenir presque inexistants. Les jeunes sont libres, ils sont leurs propres arbitres et ils tendent à l'être également des autres. La mode de la « contestation » les sé­duit, la manie du changement remplace souvent chez eux la conscience des fins à atteindre. Parfois ils ne craignent pas d'en venir à des explosions de folie. Il en est parmi eux qui aiment la violence dans laquelle ils voient un signe de virilité et de ca­pacité, comme un sport courageux, ou comme une généreuse aven­ture de western. Ils sont jeunes ! Nous ne voulons pas aujourd'hui parler des récentes émeutes extrémistes, dont les excès ne peu­vent pas ne pas être déplorés par tout le monde. Nous Nous bor­nerons à jeter un regard sur l'attitude d'opposition qui est coutumière chez les jeunes.

 

Y a-t-il incompatibilité entre les jeunes d'aujourd'hui et l'Eglise ?

 

Et alors pour Nous se pose ici une grosse question : quel rap­port peut-il y avoir entre ces jeunes et l'Eglise ? L'Eglise est une institution traditionnelle. Comment peut-elle être comprise et acceptée par une certaine jeunesse qui instinctivement récuse l'histoire du passé, la tradition ? Pour elle tout ce qui est d'hier, c'est Mathusalem, et ce jugement facile est une condamnation sans appel pour les jeunes d'aujourd'hui. L'Eglise est une société extrêmement ordonnée. Elle est hiérarchique, organisée, moraliste. Tout y est prévu, classé, déterminé. Comment peut-elle être com­prise et aimée par qui aime la liberté, parfois jusqu'à la licence ou l'anarchie ? L'Eglise est une école sévère, elle prêche la mortifica­tion, la maîtrise de soi, l'austérité, la croix. Peut-elle être écoutée par une génération tout entière livrée à l'expérience des instincts, des passions, du plaisir, toujours habituée au confort, à rejeter l'effort, la discipline, le sacrifice ? L'Eglise prêche le « Royaume des cieux », un monde spirituel, une vérité invisible, une fin ultra temporelle ; elle veut la foi, l'amour. Comment peut-elle être écou­tée d'une jeunesse formée uniquement à l'expérience sensible, au raisonnement scientifique, au calcul de l'utilité temporelle, à la lo­gique de l'égoïsme et de l'intérêt, au culte de l'homme et non au culte de Dieu ?

Nous pourrions poursuivre cette comparaison déconcertante entre l'Eglise et une certaine jeunesse d'aujourd'hui, semblant con­firmer les conclusions de ceux qui condamnent l'Eglise comme une forme de pensée et de vie absolument inadmissible pour une grande partie de la jeunesse d'aujourd'hui. Nous pourrions aussi nous demander jusqu'à quel point est acceptable la tentative de ceux qui veulent changer les structures et l'esprit de l'Eglise pour la modeler aux aspirations et aux dimensions des jeunes d'aujourd'hui. Mais cela entraînerait un long discours et exigerait des analyses approfondies et documentées, et les limites très stric­tes de ce simple entretien ne Nous le permettent pas.

 

La richesse que recèle l'insatisfaction des jeunes

 

Qu'il Nous suffise pour le moment de faire une observation de caractère général, ou, si vous voulez, de contester le diagnostic sur l'esprit des jeunes que Nous venons d'évoquer. Ce diagnostic est incomplet, profondément incomplet; Nous pourrions même dire qu'il est « globalement » faux s'il prétend nous donner une descrip­tion intégrale et honnête de la jeunesse des années 60 (ou 70 si vous aimez mieux). Il est peut-être partiellement exact, mais il ne correspond pas à toute la réalité de la jeunesse d'aujourd'hui.

Pourquoi ? Parce qu'il oublie certaines caractéristiques très im­portantes des jeunes de maintenant. Regardons fidèlement le visage authentique de la jeunesse actuelle et nous y découvrirons des ca­ractéristiques qui nous donneront d'elle une image bien différente. Ici également, si l'on voulait bien étudier les choses, il y aurait trop à dire. Nous ne ferons, comme à titre d'exemple, que poser quelques questions.

N'est-il pas vrai qu'aujourd'hui la jeunesse est passionnée de vérité, de sincérité, d’« authenticité », comme on dit aujourd'hui ; et cela ne lui donne-t-il pas un titre de supériorité ? N'y a-t-il pas dans son inquiétude une rébellion contre l'hypocrisie conventionnelle dont la société d'hier était souvent imprégnée ? Et la réaction des jeunes contre le bien-être, contre l'ordre bureaucratique et technologique, contre une société sans idéaux supérieurs et vrai­ment humains, cette réaction qui, pour la plupart des gens, semble inexplicable, ne veut-elle pas dire qu'ils ne peuvent pas supporter la médiocrité psychologique, morale et spirituelle, la banalité sentimentale, artistique et religieuse, l'uniformité impersonnelle de notre milieu tel que la civilisation moderne est en train de le modeler ?

Et alors, dans cette insatisfaction des jeunes, n'y a-t-il pas un secret besoin de valeurs transcendantes, le besoin d'une foi dans l'absolu, dans le Dieu vivant ? Et puis, peut-on dire que les jeunes d'aujourd'hui soient individualistes et égoïstes alors qu'ils ne sa­vent plus vivre qu'en compagnie d'autres jeunes, qu'ils ont l'ins­tinct, poussé parfois jusqu'à l'excès, de l'association, du confor­misme collectif ? Et qui osera soutenir que nos jeunes sont inca­pables d'abnégation et d'amour du prochain, alors que bien sou­vent dans les épreuves publiques ou dans les situations sociales intolérables, ce sont précisément eux qui donnent à tous des le­çons de disponibilité, de dévouement, d'héroïsme, de sacrifice ? Ils ne connaissent pas les jeunes ceux qui ne savent pas ce dont leur cœur est capable en fait de renoncement, de courage, de ser­vice, d'amour héroïque, aujourd'hui peut-être plus qu'hier. Et leur impatience à entrer tout de suite dans l'arène de la vie réelle, comme des hommes, comme des adultes et non comme des enfants, comme des mineurs, qu'est-elle sinon un désir ardent, respectable et souvent louable, de participer aux responsabilités communes ?

 

La rencontre des jeunes avec le Christ dans l'Eglise

 

Il convient donc de réexaminer l'esprit de la jeunesse d'aujour­d'hui. C'est là une tâche délicate et complexe. Mais, dès à présent, elle Nous offre cette certitude : le rapport entre la jeunesse et l'Eglise, dont Nous avons parlé, n'est pas en fait définitivement négatif. Jeunesse et Eglise ne sont pas opposées, étrangères l'une à l'autre. Le rapport entre elles est positif, c'est celui d'une école où la vérité et l'esprit s'ouvrent, se dévoilent et se rencontrent ; celui d'une communauté organique où l'unité ne crée ni l'oppres­sion ni l'uniformité, mais la réciprocité, le respect et l'amour ; celui d'une plénitude singulière, d'un bonheur inouï : la plénitude des valeurs humaines et spirituelles authentiques, le bonheur de la certitude, de la charité. Ce rapport est une rencontre prodi­gieuse et merveilleuse avec Quelqu'un, avec Celui qui se tient entre l'Eglise qui le présente et la jeunesse qui le découvre ! C'est en Celui-là que la jeunesse découvre l'unique vrai ami, l'unique vrai maître, l'unique véritable et suprême héros, le seul véritable pro­totype de l'homme qu'il vaille la peine de chercher et d'intégrer pour toujours dans sa vie. Et Celui-là, vous savez qui il est, c'est le Christ, le Dieu fait homme. Il est le secret, le don de l'Eglise ; et ce don, l'Eglise l'offre à la jeunesse.

Il Nous faudrait maintenant dire comment l'Eglise, celle d'au­jourd'hui, celle du Concile, conçoit, veut et remplit cette mission de donner le Christ à la jeunesse. Mais Nous conclurons sur ces quelques mots que Nous laisserons en souvenir à vous les jeunes et à vous tous qui Nous écoutez : entrez dans l'Eglise (Nous voulons dire: entrez dans son cœur, dans le trésor caché de sa foi, de son espérance, de sa charité) ; entrez, et vous y trouverez le Christ qui vous attend.

Nous vous souhaitons de faire cette expérience, avec Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

2 octobre 1968

L'ESPRIT DE PAUVRETE ET SA PRATIQUE DANS LE CONTEXTE TECHNIQUE DE LA SOCIETE CONTEMPORAINE

 

Chers Fils et Filles,

 

Si Nous voulions continuer dans la recherche des expressions particulières que le Concile a mises en circulation, et qui for­ment pour nous, fidèles à ses enseignements, des motifs de réflexion et d'engagement, Nous en trouverions une, très simple dans la for­mulation, mais difficile dans l'application : « l'église des pauvres ». C'est une belle expression. Elle nous apporte l'écho de l'évangile. Jésus s'attribue la parole d'Isaïe : « L'esprit du Seigneur... m'a invité à évangéliser les pauvres » (Is 61, 1 ; Lc 4, 18) ; et sa pre­mière béatitude comme on se le rappelle, dit : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux » (Mt 5, 3). Et puis, qui n'a en mémoire la pauvreté de Jésus et son amabilité pour les humbles, les recommandations faites à ses apôtres pour qu'ils se détachent des choses terrestres, qu'ils ne recherchent pas d'encombrants biens matériels. L'exemple du Seigneur est repris dans une phrase lapidaire de St. Paul : Jésus Christ « s'est fait pauvre pour nous alors qu'il était riche, afin que nous deve­nions riches par sa pauvreté » (2 Co 8, 9). Il émane du message du salut tout entier une exhortation à la pauvreté, qui nous montre une intention divine à l'intérieur de tout le système des rapports surnaturels instaurés par la révélation entre Dieu et l'homme : le dessein salvifique de Dieu s'adresse aux hommes dé­tachés des biens de la terre ; la pauvreté est une des composantes constitutionnelles du plan de la religion chrétienne. Et ceci à tel point qu'on a parlé d'une théologie de la pauvreté, qui n'a pas manqué de faire entendre sa voix en plein Concile, spéciale­ment à travers une ample intervention explicite du Cardinal Lercaro (Congr. Gén. 35, 6 déc. 1962), reprise par lui en d'autres ter­mes à la troisième session (Congr. Gén. 114, nov. 1964) et imitée par d'autres voix et par des propositions particulières.

 

Une idée qui se révèle féconde

 

Les documents du Concile, sans donner à ce thème une place spéciale, ont recueilli quelque écho de ces voix et ont conservé beaucoup de leur esprit; il suffit d'une citation : « l'esprit de pau­vreté... est la gloire et le signe de l'Eglise du Christ » (Gaudium et spes 88, Lum. Gent. 8), il suffit de rappeler l'exhortation répétée au clergé dans le décret sur la vie et le ministère des prêtres (Presb. ord. 17). L'idée de la pauvreté dans l'Eglise devient fé­conde.

Beaucoup en parlent ; des livres entiers l'illustrent, parfois avec quelque intention polémique, preuve de sa difficulté et de sa né­cessité. On commence à trouver une littérature canonique sur le sujet, spécialement dans les normes récentes des synodes épiscopaux et des chapitres religieux.

Il y a peu, l'assemblée des évêques de l'Amérique latine à Medellin a dédié à ce sujet un de ses documents finaux, concluant par l'apologie de la pauvreté, donnant des orientations pastorales qui en font un test de la solidarité avec les catégories sociales plus humbles, un témoignage exemplaire du style propre de la vie sacerdotale. Ce document atteste de l'esprit de Service qui doit caractériser l'activité de l'Eglise.

 

Fécondité du travail des hommes

 

On reconnaît dans cette courageuse révision que l'Eglise fait d'elle-même, le renouveau spirituel et pratique, prévu par le Con­cile, et que tous, selon leurs propres conditions, doivent favoriser, en eux et autour d'eux. A ce point, surgit une difficulté, importante et complexe, présente aujourd'hui plus que jamais : l'attitude à prendre envers les problèmes économiques. C'est une difficulté qui devient plus grave du fait que le même Concile, reprenant une vision optimiste du monde caractéristique de ses enseignements, nous apprend « à honorer les valeurs humaines et à considérer les choses créées comme des dons de Dieu » (Presb. Ord. 17) ; il nous enseigne à faire progresser les biens créés à travers le travail humain, à travers la technique et la culture profane (cf. Lumen gentium 3) ; il nous apprend que le travail en général, que toute « l'activité... individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s'acharnent à amélio­rer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu » (Gaud. et Spes 34) ; qu'ainsi « les chrétiens engagés dans le développement économico-social... doivent être persuadés qu'ils peu­vent ainsi beaucoup pour la prospérité de l'humanité et la paix du monde » (Gaud. et Spes 72) ; au point que Nous-même avons pa­tronné le développement des peuples comme élément indispen­sable de la paix (cf. encycl. Populorum Progressio).

La nécessité des biens économiques est imposée par la nature humaine elle-même, qui a besoin de pain (cf. Mt 6, 11 ; Lc 11, 3 ; Mt 6, 32) ; par le devoir de faire fructifier les talents (Mt 25, 15) et de procurer aux autres les moyens de vivre et de prospérer (cf. Mt 20, 6). Certains regrettent « l'habitude d'accuser la technique d'être un instrument de contrainte pour la liberté humaine, alors qu'on recherche le bénéfice de sa productivité » (L. de Rosen). Toute la vie moderne, dominée par des buts matériels, et spéciale­ment des biens économiques, dans leur production, leur distribu­tion, la jouissance des biens terrestres, semble se centrer sur la richesse, sur une sociologie pour ou contre le capitalisme, c'est-à-dire sur une conception contraire à la pauvreté, à quoi notre vocation chrétienne semble nous pousser davantage aujourd'hui. Comment répondre à cette difficulté fondamentale ?

 

Sens chrétien de la pauvreté

 

Fils très chers ! Se rendre compte de la difficulté, c'est-à-dire du problème posé au chrétien, en raison de l'évangile de la pauvreté, est déjà découvrir la situation dramatique dans laquelle l'homme se trouve, précisément par l'appel, qui lui est présenté par le Christ, à une vie supérieure et différente de celle qui est purement naturelle, liée aux lois et aux nécessités de l'ordre matériel et terrestre. Qu'elle plaise ou non, la pauvreté du Christ est essentiel­lement une libération, une invitation à une vie nouvelle et supé­rieure, dans laquelle les biens de l'esprit, et non les terrestres, ont le primat ; qui pour les uns, — les disciples parfaits (cf. Mc 10, 21) — devient exclusive, pour les autres, hiérarchisée (cf Mt 6, 33 ; cherchez par dessus tout...) ; c'est la condition la meilleure pour en­trer dans le royaume de Dieu (cf. Mt 5, 3) ; c'est l'initiation, non à la misère, non à la paresse, non à l'incompréhension du monde qui peine et travaille, qui construit et progresse, mais à l'amour. Pour aimer, il faut donner; pour donner il faut être affranchi de l'égoïsme, il faut avoir le courage de la pauvreté.

 

Se former à la « pauvreté »

 

La possession et la recherche de la richesse, comme fin en soi, comme unique garantie du bien-être présent et de la plénitude humaine, engendre la paralysie de l'amour. Les drames de la so­ciologie contemporaine le démontrent, et avec quelles preuves tra­giques et obscures ! Ils démontrent que l'éducation chrétienne à la pauvreté sait distinguer entre une renonciation libre et méritoire aux biens temporels, considérés comme un obstacle pour l'esprit humain dans la recherche et la poursuite de sa fin dernière su­prême qui est Dieu, et de sa fin dernière prochaine, qui est un frère à aimer et à servir, et l'absence de ces biens temporels qui sont indispensables à la vie présente, c'est-à-dire la misère, la faim, dont c'est devoir d'amour de s'occuper ; cette éducation chrétienne saura distinguer entre la méfiance à l'égard du travail organisé et productif qui ne reconnaîtrait pas « la valeur libératrice du déve­loppement économique » et la valeur morale de l'effort orienté vers une production d'utilité humaine et commune.

Le thème, comme vous le voyez, devient ample et complexe. Nous Nous arrêterons maintenant, avec l'éloge de la pauvreté, qui purifie l'Eglise d'intérêts temporels superflus et peu exemplaires ; qui lui enseigne à refuser de mettre sa confiance et son cœur dans les biens de ce monde (cf. Lc 12, 20) ; qui éloigne le chrétien de toute malhonnêteté, de tout affairisme illégal, tournant parfois à l'idée fixe ; qui sensibilise les esprits aux besoins et aux injustices opprimant tant de pauvres gens ; qui habitue à fraterniser avec des personnes de niveau social inférieur (cf. Jc 2, 1, 16) ; qui libère enfin le cœur de tant de liens d'intérêts secondaires et lui rend la paix et la joie de la prière et de la poésie (cf. le cantique de St François).

C'est une grande et sévère leçon que le Concile nous donne sur la pauvreté. Qu'elle ne nous soit pas donnée en vain. Et avec ce vœu, Nous vous bénissons de tout notre cœur.

 

 

 

9 octobre 1968

L'AUTORITE DANS L'EGLISE EST SERVICE

 

Dans l'enseignement du Concile

 

Chers Fils et Chères Filles,

 

Le Concile — dont nous n'aurons jamais fini de parler, non pas pour faire de l'érudition sur un événement terminé et passé, mais pour nous pénétrer des idées vivantes qui doivent inspirer notre vie religieuse et morale à la suite de cet événement — a mis bien en évidence un mot ancien chargé d'un sens nou­veau : le mot « service ». On trouve même dans la Constitution sur l'Eglise le mot « diaconie ». (Lumen gentium, n. 24). Ce mot se réfère directement au ministère de ceux qui ont des fonctions pastorales dans le Peuple de Dieu: soit comme évêques (ibid. nn. 20, 24, 27, 32 ; Christus dominus, n. 16) ; soit comme prêtres (Presb. Ord.) ; soit comme diacres (Lumen gentium, n. 29) ; soit comme séminaristes (Optatam totius, nn. 4, 9) ; soit comme religieux (Lumen gentium, n. 46). Mais il s'étend aussi aux laïcs (Lumen gentium, n. 36 ; Ap. actuos. n. 29 ; Lumen gentium, nn. 40, 42), aux époux chrétiens (Ap. actuos. n. 11). Ce mot trouve un écho impé­ratif dans d'autres expressions qui ont une grande importance dans le langage de l'Eglise, lorsqu'il s'agit de l'apostolat, de la charité, de la justice, du bien commun (par exemple dans le volume l'Episcopat et l'Eglise universelle, du P. congar, pp. 101-132).

 

Dans l'Ecriture

 

C'est un mot dont il faut se souvenir, parce qu'il est au centre du plan de notre salut, lequel fut compromis radicalement par sa négation originelle: « Non serviam. Je ne servirai pas » (cf. Jr 2, 20), c'est-à-dire par la rébellion de l'humanité contre l'ordre et l'amour de Dieu. Ce mot devait être repris par le Messie rédemp­teur, qui est précisément appelé dans la prophétie d'Isaïe « le ser­viteur de Dieu » (Is 42, 1, etc.). Jésus se l'est appliqué à lui-même, et il en a fait son programme propre : « Le Fils de l'homme, a-t-il dit de lui-même, n'est pas venu pour être servi, mais pour servir » (Mt 20, 28). Dans tous ses aspects (cf. Ph 11), dans tout son enseignement (Mt 18, 4 ; Lc 22, 24-27), dans tous ses exemples (Lc 9, 55 ; Jn 13, 14-15), il apparaît humble et soucieux non de ses intérêts propres, mais des intérêts des autres.

Il en est de même pour les apôtres. Saint Paul qui, en tant qu'apôtre, est revêtu d'une autorité qu'il affirme énergiquement, est toujours pénétré du devoir qu'il a de servir. C'est ainsi par exemple, qu'il écrit dans la II° Epître aux Corinthiens : « Nous ne sommes que vos serviteurs, pour l'amour de Jésus » (4, 5) ; et aux Thessaloniciens : « Nous nous sommes faits tout petits au milieu de vous » (1 Th 2, 7-12). Plutôt que de commander, il aime mieux faire preuve d'indulgence (cf. 1 Co 7, 6 ; 2 Co 8, 8).

 

« Serviteur des serviteurs de Dieu »

 

Cette conception des rapports entre celui qui est constitué chef et responsable de la communauté des fidèles s'est perpétuée dans l'Eglise. Elle s'applique — et cela va de soi — à l'exercice du pouvoir hiérarchique, conformément au précepte et à l'exemple du premier des apôtres, Pierre, qui exhorte spécialement les an­ciens (c'est-à-dire les évêques et les prêtres) à se comporter comme des pasteurs, « non pas en faisant les seigneurs à l'égard des fidèles, mais en devenant les modèles du troupeau » (cf. 1 P 5, 3). Même lorsque ce pouvoir devra être revêtu d'autorité (cf. 2 Co 10, 8 ; 13, 10), de dignité (Rm 11, 13 ; 2 Co 3, 8), et de prestige (cf. 1 Co 1, 21 ; Ga 1, 8 ; 2 Co 11, 28 ; cf. saint Ignace d'Antioche, saint Cyprien, et la tradition successive), cette conception s'avérera toujours (les exagérations et les défauts mis à part) comme interprétant essentiel­lement la formule de saint Augustin : « Servir et non dominer » (De Civ. Dei, 19, 17 ; PL. XLI, 647) ; formule qui deviendra proto­colaire avec le Pape Grégoire le Grand (590-604), lequel, reprenant des expressions analogues déjà en usage (cf. saint augustin, Ep. 217, PL. XXXIII, 978), s'attribuera à lui-même, en qualité de « Souverain Pontife de la très bonne ville de Rome » (jean le dia­cre, Vita S. Gregorii, 2, 1 ; PL. LXXV ; 87), le titre resté traditionnel de « serviteur des serviteurs de Dieu » (cf. PL. LXXVII, 747 : « Je suis le serviteur de tous les prêtres ». Cf. DACL, 15, 1, 1360 et s.).

 

Un devoir inhérent à l'autorité

 

Cela veut dire que le service est un devoir inhérent à l'autorité ; et ce devoir est d'autant plus grand que l'autorité est plus élevée. Cette notion ressort de l'étude de la nature et des fonctions de la société humaine ; elle découle de l'idée de bien commun et d'utilité publique, d'égalité entre les hommes, d'inviolabilité de la personne humaine ; elle vient du droit naturel (cf. taparelli, Saggio di diritto naturale, n. 426, etc. ; lener, Lo stato sociale contemp,. p. 95 et s.), mais l'histoire montre combien elle a été altérée et contredite par les passions humaines. Le Christ l'exprime dans son Evangile (Lc 22, 25), et elle est restée dans l'Eglise. Aujourd'hui, la société profane en fait également sa loi, même si elle n'est pas toujours entrée dans les mœurs (cf. coste, Morale internatio­nale, 1964).

Aujourd'hui, cette notion demeure et reprend vie avec le Con­cile ; elle est l'un des critères dont s'inspire le renouveau de la vie de l'Eglise. Elle n'est pas une nouveauté, mais une tradition. Qu'il Nous soit permis de citer ces célèbres paroles de manzoni à propos de son personnage idéal, Federigo Borromeo, lequel était « per­suadé dans son cœur... qu'il n'y a pas de juste supériorité d'un homme sur d'autres hommes, sinon pour les servir » (Prom. Sposi, chap. 22).

 

Des formes coutumières qui font place à un style nouveau dans l'Eglise

 

Et nous devons nous réjouir, nous qui sommes si facilement portés à parler en mal de notre temps, parce que ce principe se­lon lequel l'autorité est un service n'est plus contesté par personne. Dans l'Eglise de Dieu il rencontre un assentiment unanime, même si certaines apparences extérieures et certaines formes coutumiè­res, qui s'effacent progressivement pour faire place à un style nouveau dans l'Eglise, pourraient évoquer des idées de puissance arbi­traire, de profit personnel, de prestige fastueux, de supériorité hé­réditaire, toutes choses que l'histoire des temps passés a accrédi­tées comme légitimes, mais a ensuite transmises comme si elles étaient inhérentes à la nature et à l'exercice de l'autorité.

 

L'histoire d'aujourd'hui nous met devant une évidence bien différente : l'Eglise est service. Si l'autorité dans l'Eglise est en­core et toujours nécessaire, parce qu'elle est voulue par le Christ et qu'elle découle de lui (Mt 16, 18-19), et si par conséquent elle conserve son indispensable valeur constitutionnelle et mystique, comme véhicule des mystères divins (1 Co 4, 1), comme interprète de la vérité (Lc 10, 16) et de la volonté du Christ dans son Eglise (Jn 21, 15 et s.), néanmoins, elle se revêt toujours plus manifeste­ment des attributs qui lui sont propres et qui sont d'ordre pastoral et évangélique. Elle se présente comme un service, et donc un amour, un sacrifice courageusement assumé pour le bien des au­tres, pour le bien du troupeau de Dieu, pour l'Eglise tout entière (cf. Jn 10, 11).

 

La primauté de la conscience ne dispense pas de servir l'Eglise

 

Cette vision purifiée de la structure hiérarchique et communau­taire de l'Eglise se prête à une longue méditation, et l'actuelle vitalité de l'Eglise conduit cette méditation à de vastes considéra­tions historiques, à de nouvelles résolutions de sincérité ecclésiale, à la sage élaboration de nouvelles lois canoniques. Nous sommes ainsi amenés à penser que tous nous avons dans l'Eglise notre « diaconie », notre service à accomplir. Ni l'exaltation de la personnalité humaine de chacun, ni la revendication de la liberté religieuse dans la société, ni la primauté active reconnue à la conscience éclairée par la doctrine autorisée de l'Eglise au sujet de la loi divine, ne nous dispensent d'offrir nos services avec géné­rosité, docilité et ordre pour le bien de nos frères et le développe­ment de la vie de l'Eglise. Bien au contraire, nos droits person­nels trouvent dans ce service leur expression libre, honorable et méritoire.

 

L'autorité ne vient pas de la communauté ecclésiale, mais de Dieu, et elle est destinée au bien du peuple de Dieu

 

C'est ainsi également que cette vocation de service, qui, dans le sacerdoce ministériel devient une mission totale, ne change rien aux prérogatives des fonctions de la hiérarchie, de son autorité doctrinale et juridictionnelle, de son pouvoir de sanctification. Certains aujourd'hui affirment à tort que ces prérogatives décou­lent démocratiquement de la communauté ecclésiale, du peuple de Dieu. Mais c'est de Dieu qu'elles découlent, du Christ, de l'ordre sacré et du mandat dont est investi celui qui dans l'Eglise est cons­titué dans la hiérarchie. En fait, ces prérogatives sont destinées au bien du peuple de Dieu. Aujourd'hui cette destination revêt une importance primordiale. Elle suppose que l'autorité s'exerce d'une manière correspondant toujours mieux à sa nature spirituelle et à sa finalité pastorale, c'est-à-dire au service qui la justifie et exige qu'elle soit toute humilité et amour. Mais s'il en est ainsi, l'auto­rité n'en doit que d'autant plus refléter en elle l'image du Christ, vivant dans celui qui représente, promeut et perpétue sa mission de salut dans l'Eglise.

Comme vous le voyez, très chers fils, en parlant ainsi (et abstrac­tion faite de tout autre de Nos confrères constitué dans la hiérar­chie), ce n'est pas tant Notre apologie que Notre humble autocri­tique que Nous voulons faire. C'est pourquoi Nous Nous recom­mandons à votre indulgence, à votre obéissance, à vos prières. Que le Seigneur vous en récompense par Notre Bénédiction Apos­tolique.

 

 

 

16 octobre 1968

A L'HEURE DE LA CONTESTATION ACTUALITE DU DEVOIR D'OBEISSANCE

 

Chers Fils et Filles,

 

La réflexion sur le Concile, à laquelle nous consacrons nos con­versations  familières  chaque   semaine, rencontre un thème difficile, ou, pour mieux dire, peu populaire, celui de l'obéissance à l'Eglise.

C'est un thème compromis en premier lieu par le vent de li­berté qui souffle sur toute la mentalité moderne opposée aux limi­tations et aux contraintes de la spontanéité et de l'autonomie de la personne humaine, opposée aussi à l'autonomie des groupes associés par rapport à une autorité extérieure. Ce thème est com­promis en second lieu par l'apologie de la liberté, dans ses divers aspects de liberté personnelle, comme une exigence de la dignité humaine (cf. Gaudium et Spes, n. 17), de liberté des fils de Dieu (cf. Si 15, 14-15) proclamée dans l'Evangile (cf. Gaudium. et Spes, n. 41), de liberté de conversion (cf. Ad Gentes, n. 13), de liberté de l'Eglise (cf. Dign. humanae, n. 13), de liberté dans l'Eglise (cf. Lumen Gentium n. 37 etc.), de liberté religieuse dans le domaine des règlements de l'Etat (cf. Dign. humanae), de liberté de la re­cherche scientifique, de liberté d'information, de liberté d'asso­ciation, etc. (cf. Gaudium et Spes) ; apologie que nous trouvons dans tous les documents conciliaires. Comment peut-on parler d'obéissance après toutes ces affirmations, si conformes à l'esprit humain, à la maturité de la psychologie contemporaine, au dévelop­pement de la société civile, à l'intolérance vis-à-vis de la discipline des nouvelles générations ?

 

L'obéissance mise en question

 

Le terme d'« obéissance » n'est plus accepté dans le langage moderne, même là où, par la force des choses, en subsiste la réalité : dans la pédagogie, dans la législation, dans les rapports hiérarchiques, dans les règlements militaires et ainsi de suite. Les mots de personnalité, conscience, autonomie, responsabilité, con­formité au bien commun... prennent le dessus ; et, comme on le sait, il ne s'agit pas seulement d'un changement de paroles présenté ici par notre société, mais d'un changement profond d'idées, et l'on connaît comment cela se traduit maintenant, à travers les événements petits et grands que chacun sait.

L'obéissance comporte un double élément extérieur à chaque in­dividu ou à chaque groupe : écouter une autre voix que la sienne et agir en conformité à cette voix, qui exprime un commandement, qui atteste une autorité, qui plie le sujet à un mode de pensée et d'action dont il n'est pas l'auteur et dont il ne voit pas souvent le pourquoi. L'évaluation excessive des critères subjectifs ne par­vient plus à faire comprendre pourquoi un autre critère extrinsè­que, l'autorité, a le droit d'intervenir dans l'expression spontanée et naturelle d'un être ou d'un groupe humain. Des philosophes d'hier sont encore des maîtres pour ceux d'aujourd'hui, lesquels ne reculent pas devant les conséquences extrêmes de la contesta­tion, de la rébellion, et même de l'anarchie et du nihilisme. On en a vu quelques violentes applications ces derniers temps. Et comme si cela ne suffisait pas à discréditer l'obéissance auprès des géné­rations nouvelles, à les pousser à la négation, plus ou moins radi­cale, de cette ancienne vertu civile et chrétienne, les affirmations exagérées et intolérables se multiplient; celles de l'oppression to­talitaire, imposées par un système de force et de légalisme policier très évolué, et celles de la pression publicitaire, introduite par les formidables moyens de communication « de masse » comme on dit, accueillie insensiblement et simultanément par des mil­lions de clients dociles, acceptant ce qu'ils lisent, ce qu'ils écou­tent, ce qu'ils entendent, ce qu'ils voient. L'homme moderne doit-il obéir ainsi ? Cette invasion de voix, d'idées, d'exemples, de modes, de pressions simultanées n'est-elle pas une servitude, une obéis­sance, inconsciente et admise, si vous voulez, qui diminue et avilit l'autonomie de la personnalité ?

Et si du domaine profane nous passons au religieux, et préci­sément à celui de notre vie catholique, n'est-elle pas elle aussi do­minée par un dogmatisme qui étouffe la liberté de pensée et de conscience ? Que de choses il y aurait à dire à ce propos, surtout en raison des répercussions récentes suscitées par certains actes du magistère ecclésiastique : quelle est sa compétence ? quelle est son autorité ? quelle est sa stabilité ?

Nous ne parlerons pas de ce thème très vaste qui exige, pour ne pas être déformé, une analyse pesée et adéquate, que nous ne voyons pas possible pour le moment.

 

Le sens chrétien de l'obéissance

 

Ce que nous voudrions maintenant, fils très chers, qui en assis­tant à cette rencontre et en écoutant ces humbles paroles exercez déjà la vertu chrétienne de l'obéissance, c'est laisser en vous une vi­sion plus juste de cette vertu. Nous aurions tant de choses à dire sur le primat relatif de l'obéissance (cf. S. Th. II-II, 104, 3) : n'est-elle pas en liaison étroite avec l'ordre particulier et universel, avec l'équilibre et l'harmonie de n'importe quelle société, avec le bien commun, avec le dépassement des faiblesses et inexactitudes in­dividuelles et avec la réalisation de bons résultats collectifs et so­ciaux ? Où finirait la loi, l'autorité, la communauté, s'il n'y avait pas le culte de l'obéissance ? Et dans le domaine ecclésial, qu'en serait-il de l'unité de foi et de charité, si un accord des volontés, garanti par un pouvoir autorisé, lui-même obéissant au vouloir supérieur de Dieu, ne proposait pas et n'exigeait pas l'unité de pensée et d'action ? Et tout le dessein de notre salut ne dépend-il pas d'un exercice libre et responsable de l'obéissance ? Qu'est le péché, sinon une désobéissance au commandement divin, qu'est notre salut sinon une adhésion humble et joyeuse au plan misé­ricordieux, que le Christ a instauré pour celui qui lui obéit comme disciple, comme fidèle, comme témoin ? N'y a-t-il pas moyen de voir sous le signe de l'obéissance notre profession chrétienne, notre insertion dans l'Eglise, notre intégration, sanctifiante et béatifiante, dans la volonté de Dieu ? Le « fiat » que nous disons à tout moment dans notre prière : « que ta volonté se fasse » n'est-il pas l'acte plus habituel et plus complet de notre obéissance au suprême et intime commandement divin ? Et ne serait-il pas fa­cile de déterminer l'heureux rapport qui existe entre la véritable obéissance et la liberté, la conscience, la responsabilité, la per­sonnalité, la maturité, la force morale, et toutes les autres préro­gatives de la dignité humaine, comme aussi notre position hono­rable et fonctionnelle dans la communauté de l'Eglise, si nous avions assez de patience pour revoir les titres légitimes, les exi­gences et les limites de l'obéissance, que l'Ecriture Sainte et l'au­thentique doctrine de l'Eglise nous décrivent ? Et comment pour­rions-nous parler encore de paix sans faire appel au principe qui produit, au dehors et au dedans de nous, cet ordre qui juste­ment engendre et assure la paix, l'obéissance ? Oboedentia et pax : obéissance et paix : formule chère au Card. Baronius, et ensuite au Pape Jean XXIII, auteur de l'Encyclique « Pacem in terris » (cf. Pr 21, 28).

Oui, nous aurions tant de choses à dire sur ce sujet. Et on a écrit beaucoup là-dessus ces dernières années.

Mais maintenant nous parlerons d'une seule chose : du mystère de l'obéissance dans le Christ notre Seigneur (cf. Adam, le Christ notre Frère, II) ; mystère rayonnant de tout l'Evangile, mystère qui Le définit comme Notre Sauveur (cf. Mt 11, 25 ; Jb 6, 37 ; Mt 26, 39 ; Rm 5, 19 ; Ph 2, 8 etc.) et mystère auquel nous participons, de manière que « de cet aspect fondamental de l'obéissance non seulement au Christ, mais communiquée du Christ à nous, jaillit le sens chrétien de l'obéissance » (Lochet).

Nous pourrions continuer et apprécier la découverte de l'équi­valence que l'obéissance acquiert à ce niveau avec l'amour. Tout serait à dire du style nouveau, dans une substance identique, que l'obéissance acquiert dans l'Eglise à la suite des enseignements du Concile ; Nous y avons fait Nous-même allusion dans notre pre­mière encyclique « Ecclesiam suam » (A.A.S. 1964, p. 657). Con­cluons cette pratique neuve de l'obéissance, par le rappel de l'exhortation, que l'Apôtre Pierre, près du tombeau de qui Nous vous par­lons maintenant, faisait aux premiers chrétiens : « dans la révé­lation de Jésus-Christ (comportez-vous) comme des fils obéissants » (1 P 1, 13-14 ; He 13, 17).

Cela a été dit pour votre dignité de chrétien, pour votre fidélité, votre bonheur, avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

23 octobre 1968

POUR UN ELAN MISSIONNAIRE TOUJOURS PLUS UNIVERSEL, CONFIANT ET DYNAMIQUE

 

Chers Fils et Filles,

 

Une impression étrange, bien qu'elle ne soit pas insolite, émeut Notre esprit en vous regardant si nombreux, si dévots, si divers et en même temps si unis devant Nous en cette Basilique érigée sur la tombe de l'apôtre saint Pierre que le Christ veut au centre de son assemblée, de l'humanité réunie autour de lui, c'est-à-dire de son Eglise ; une impression d'immense panorama, vaste comme toute la terre, comme si les murs de la basilique étaient transpa­rents ou qu'ils avaient disparu et Nous laissaient voir toute l'Egli­se jusqu'à ses extrémités, jusqu'à ces limites où arrive le nom catholique, celles du moins où il devrait arriver par sa signification paradoxale d'universalité, appelée à embrasser tous les hommes, tous les peuples, le monde entier. Cette vision spirituelle jaillit justement de la signification de cette église, bâtie avec des dimen­sions démesurées, comme si elle voulait montrer son ambition fondamentale, celle d'accueillir les multitudes et — s'il était pos­sible — l'humanité entière dans une dimension intentionnellement catholique. Cette même vision apparaît à Notre regard intérieur avec une configuration précise; en même temps qu'elle s'élargit jus­qu'aux confins des horizons de l'homme, elle se maintient dans une perspective profonde : cette perspective qui détermine une nouvelle manière de voir, parcourt le même tracé catholique que Nous avons d'abord observé dans son extension et elle explique son contenu. L'Eglise entière apparaît devant Nous dans la dou­ble signification de son glorieux titre de catholique ; catholique, voulons-Nous dire, par son extension potentiellement universelle, et catholique par une exigence intrinsèque d'unité et de pro­fonde orthodoxie, c'est-à-dire de plénitude et d'authenticité. Ca­tholique veut en effet signifier, en même temps, universelle et orthodoxe.

 

Inquiétude et amour missionnaire

 

Vous Nous demandez dans le silence de vos cœurs : pourquoi le Pape nous parle-t-il aujourd'hui de ces aspects de l'Eglise ? Et pour­quoi ces aspects se reflètent-ils dans ses yeux en regardant la foule de cette Audience ? Nous vous répondrons tout de suite : parce que dimanche, au début de la semaine, nous avons célébré la journée missionnaire. Vous le savez certainement. La journée missionnaire montre à chaque croyant l'image réelle, concrète, historique, géo­graphique, ethnique, statistique, de l'Eglise, superposée à l'image idéale que l'Eglise elle-même, dans l'intention mystérieuse et mi­séricordieuse de Dieu Père, dans l'œuvre rédemptrice du Christ, dans la diffusion dynamique et vivifiante de l'Esprit Saint, devrait assumer et assumerait si la conscience et l'activité des fidèles et des pasteurs réussissaient à faire coïncider la réalité historique de l'Eglise avec le dessein transcendant et attirant du Seigneur. La différence entre les deux images pour celui qui comprend quelque chose au destin de l'humanité constitue un grand tourment et un grand amour; le tourment missionnaire qui voit dans ces diffé­rences le côté négatif, celui d'une catholicité limitée, amoindrie ; et l'amour missionnaire qui fait sortir de cette différence même un stimulant à des initiatives nouvelles, infatigables, courageuses pour une catholicité à réaliser effectivement.

Ici la méditation rencontre deux autres réalités : en premier lieu la catholicité est voulue par le dessein divin du salut : « Dieu — affirme saint Paul — veut que tous les hommes se sauvent et arrivent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 4) ; en deuxième lieu, la catholicité est liée à un service de l'homme ; la charité sal­vatrice de Dieu, pour se réaliser et se diffuser (dans le plan qui nous a été révélé et qui est prévu par le Christ) requiert une charité apostolique, ministérielle des hommes, une charité missionnaire (cf. Rm 10, 14-15 ; 1 Co 3, 9).

 

Les objections

 

Entre la catholicité de droit et la catholicité de fait existe en­core aujourd'hui un abîme : un mystère certainement qui a son secret et son explication seulement dans la profondeur de la pen­sée divine ; un drame aussi qui concerne tous ceux qui dans l'Eglise ont une responsabilité d'initiatives apostoliques et pastorales, et envahit ensuite toute l'Eglise, missionnaire par nature, comme si­gne, instrument, et terme du salut, et impose à tous ses membres l'obligation de reconnaître et d'assurer la fonction de diffusion de la foi et de la grâce.

Ce drame, c'est-à-dire cet appel et cette obligation, s'estompe souvent au cours de l'histoire, s'endort, et dans la conscience des fidèles diminue souvent sous des prétextes que nous connaissons bien : ça ne me regarde pas ; que pourrais-je faire ; d'autres s'en occupent, etc.... et ce drame est aussi étouffé par des sophismes : pourquoi se donner tant de mal ? une foi vaut l'autre ; ou encore : pourquoi troubler la bonne foi de tant de peuples privés de l'Evan­gile puisque le Seigneur peut les sauver aussi ? cela ne suffirait-il pas d'être chrétien, pourquoi vouloir que tous soient catholiques ? ou encore : l'Eglise ne doit pas prétendre à la conquête du nom­bre de l'universalité, ne serait-il pas suffisant qu'elle soit le « pusillus grex » (Lc 12, 32) le petit troupeau des élus ?

 

Les espoirs

 

Fils très chers ! bénissons le Seigneur qui nous a permis de vivre dans une période de la vie de l'Eglise au cours de laquelle sa conscience missionnaire s'est réveillée et se développe à ce point qu'elle trouve, d'une part, une théologie (une « économie » comme on dirait dans la terminologie orientale) qui l'illumine et la ren­force avec les dogmes les plus élevés et les plus centraux de la révé­lation (regardez le premier chapitre du décret conciliaire sur l'acti­vité missionnaire de l'Eglise) ; de l'autre un appel à une coutume qui n'a pas été expérimentée auparavant dans l'Eglise, avec l'insistance caractéristique de tous les enseignements du Concile sur la par­ticipation totale du Peuple de Dieu, sur le témoignage commu­nautaire, sur l'invitation à l'engagement, pour chaque fidèle, de collaborer à la cause missionnaire.

La connaissance que Nous avons de la réponse de églises locales, des familles religieuses, des associations catholiques, de tant de personnes pieuses et méritantes à l'appel missionnaire, Nous rem­plit le cœur d'édification, d'admiration et de joie. Nous voudrions faire arriver nos applaudissements et nos remerciements partout où ce phénomène très consolant se produit et grandit en ferveur et en signes de témoignage pratique : que Dieu bénisse tous ceux qui diffusent dans l'Eglise de notre temps les énergies spirituelles et les moyens matériels pour la rendre, dans la mesure du possible, fidèle et valeureuse dans sa vocation missionnaire.

 

Nous sommes tous appelés

 

Et encore davantage, Nous voudrions que notre voix, humble voix d'homme faible et pécheur, mais forte et consolatrice, parce que celle du successeur du premier apôtre, arrive au cœur de ces hommes généreux qui dans leur prière écoutent le Maître à la re­cherche de disciples ; qu'à l'invitation : viens et suis-moi » (Mt 8, 22), on réponde avec promptitude comme François Xavier « Jésus ! heme aqui » « Me voici... je suis prêt ! » (cf. Tacchi Venturi, Storia della Compagnia di Gesù, II, 1, 336) ; que notre voix arrive à chaque missionnaire, à tous les fidèles des communautés catholiques nais­santes ou florissantes dans les pays lointains, les réconforte tous et chacun, dans la certitude du choix qu'ils ont fait, avec l'encou­ragement à avancer dans leur entreprise et la promesse infaillible de l'assistance divine.

Mais cette voix s'adresse à vous, ici présents, pleine d'amour et de confiance, et en vous bénissant, Nous vous exhortons : soyez, vous aussi, des missionnaires, ayant compris et aidant la cause souve­raine de la diffusion de l'Evangile dans le monde.

 

 

 

30 octobre 1968

UNE FOI AUTHENTIQUE ET INTEGRALE

 

Chers Fils et Filles,

 

A l'occasion de la fête du Christ Roi, célébrée dimanche passé, on a récité dans de nombreuses églises du monde la profes­sion de foi, que Nous-même avions prononcée le 30 juin, sur la place Saint-Pierre, en conclusion de la commémoration du cente­naire du martyre des apôtres Pierre et Paul, qui fut célébrée comme « année de la foi », et se termina avec Notre solennel acte de foi qui a pris le nom de « Credo du Peuple de Dieu ». Vous vous le rappeliez, c'est une reprise, amplifiée de références explicites à quelques points de doctrine, du Symbole de Nicée, qui est comme vous le savez la célèbre formulation de la foi selon le premier con­cile œcuménique, tenu justement à Nicée (en 325, quelques années après la reconnaissance de la liberté à l'Eglise par l'Edit constantinien de 313) ; cette formule devint populaire, en latin surtout, dans la traduction de saint Hilaire de Poitiers (cf. De Synodis, 84 ; PL. 10, 536), et est répétée substantiellement par nous à la Sainte Messe, lorsqu'elle comporte, selon les rubriques, la récitation du Credo.

 

Connaissance et adhésion

 

Brève synthèse des principales vérités crues par l'Eglise catho­lique, orientale et latine, ce Credo a pris la solennité d'un acte offi­ciel de notre foi ; à la valeur doctrinale objective s'est ainsi ajoutée, c'est évident, la valeur subjective de notre adhésion personnelle et communautaire à ces mêmes vérités que l'Eglise retient comme dérivées de la Révélation ; c'est pourquoi le Credo s'insère avec une autorité décisive et une vigueur fortifiante dans le désordre de nos consciences) confuses et agitées pour y mettre, sur les points fonda­mentaux, lumière et ordre dans les questions religieuses qui sont les plus importantes et les plus difficiles de notre vie. Il faut cepen­dant avoir toujours présente, dans la récitation du Credo, cette coïncidence de la foi objective (les vérités à croire) avec la foi subjective (l'acte vertueux d'assentiment à ces vérités).

Pourquoi avons-Nous attiré l'attention de l'Eglise sur le double aspect de cette profession de foi ? Vous le savez, pour deux rai­sons. La première, parce que la foi, comme dit le Concile de Trente, fait sienne avec une scrupuleuse fidélité la pensée de saint Paul (cf. Rm 321-28) « fides est humanae salutis initium, fundamentum et radix omnis justificationis » (Conc. Trid. Sess. VI, c. 8), la foi est le début du salut de l'homme, le fondement et la racine de toute justification, c'est-à-dire de notre régénération dans le Christ, de notre rédemption et de notre salut présent et éternel. « Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu » (He 11, 6). La foi est notre premier devoir ; la foi est pour nous une question vitale ; la foi est le principe irremplaçable du christianisme. C'est la source de la charité, le centre de l'unité, la raison d'être fon­damentale de notre religion.

Et la seconde raison est la suivante : aujourd'hui, contraire­ment à ce qui devrait arriver avec le progrès humain, la foi, disons l'adhésion à la foi, est devenue plus difficile. Philosophiquement, à cause de la contestation croissante des lois de la pensée spécula­tive, de la raison naturelle, de la valeur des certitudes humai­nes ; le doute, l'agnosticisme, le sophisme, l'absence de préjugés devant l'absurde, le refus de la logique et de la métaphysique, etc. ... bouleversent l'esprit des modernes. Si la pensée n'est plus respectée dans ses exigences rationnelles intrinsèques, la foi aussi — qui, rappelons-le bien, .exige la raison, la dépasse, mais l'exige — en souffre ; la foi n'est pas un fidéisme, c'est-à-dire une croyance privée de bases rationnelles ; elle n'est pas seulement une recherche obscure de quelque expérience religieuse ; elle est possession de la vérité, certitude. « Si ton œil est malade, dit Jésus, tout ton corps sera dans les ténèbres » (Mt 6, 23).

 

Déviations et erreurs

 

Nous pouvons malheureusement ajouter : l'acte de foi est de­venu aujourd'hui plus difficile, psychologiquement aussi. Aujour­d'hui l'homme connaît principalement par le moyen des sens ; on parle de la civilisation de l'image; toute connaissance est traduite en symboles et en signes ; la réalité est mesurée à partir de ce qu'on voit et de ce qu'on entend ; alors que la foi exige l'utilisation de l'esprit, qui se déroule dans un domaine de réalités qui échap­pent à l'observation sensible. Disons aussi que les difficultés sur­gissent des études philologiques, exégétiques, historiques, appli­quées à cette première source de la vérité révélée qu'est la Sainte Ecriture : privée du complément fourni par la tradition et de l'assistance autorisée du magistère ecclésiastique, l'étude de la seule Bible est aussi pleine de doutes et de problèmes qui déconcer­tent plus qu'ils ne renforcent la foi ; laissée à l'initiative indivi­duelle, elle engendre un pluralisme tel d'opinions qu'elle secoue la foi dans sa certitude subjective et lui enlève son autorité sociale ; au point qu'une telle foi met des obstacles à l'unité des croyants alors que la foi doit être la base de la convergence idéale et spiri­tuelle : la foi est une (Ep 4, 5).

Nous en parlons avec douleur; mais c'est ainsi. C'est pourquoi les remèdes qui sont recherchés de tant de côtés pour résoudre les crises modernes de la foi, sont souvent illusoires. Il en est qui pour redonner de la force au contenu de la foi le restreignent à quel­ques propositions de base, qu'ils pensent être la signification authentique des sources du christianisme et de l'Ecriture Sainte elle-même ; il n'est pas nécessaire de dire combien est arbitraire, même s'il est revêtu d'apparence scientifique, et combien désas­treux, un tel procédé. Il y en a d'autres, au contraire, avec des critères d'un empirisme déconcertant, qui s'arrogent le droit de faire un choix entre les nombreuses vérités enseignées par notre credo pour repousser celles qui ne plaisent pas et pour en retenir quelques-unes plus agréables. D'autres enfin cherchent à adapter la doctrine de la foi à la mentalité moderne faisant même de cette mentalité, qu'elle soit profane ou spiritualiste, une méthode et une mesure de la pensée religieuse : l'effort, bien digne par lui-même de louange et de compréhension, accompli par ce système, pour ex­primer les vérités de la foi en termes accessibles au langage et à la mentalité de notre foi, a parfois cédé au désir d'un succès plus facile, taisant, tempérant ou modifiant certains dogmes difficiles. Tentative dangereuse, encore qu'elle soit nécessaire ; elle mé­rite un accueil favorable seulement lorsqu'elle conserve dans la présentation la plus accessible de la doctrine sa plus sincère intégrité ; « que votre parole — dit le Seigneur — soit oui, oui, non, non » (Mt 5, 37; Jc 5, 12), en excluant toute ambiguïté artificielle. Cette situation dramatique de la foi à notre époque Nous fait penser à la sage parole du Concile : « la sainte Tradition, la sainte Ecriture et le Magistère de l'Eglise, par une très sage disposition de Dieu, sont tellement reliés et solidaires entre eux qu'aucune de ces réalités ne se tient sans les autres » (Const. DV 10). C'est bien, pour la foi objective, pour savoir exactement ce que nous devons croire. Mais pour la foi subjective, que ferons-nous, après avoir écouté, étudié, médité honnêtement, assidûment ? Aurons-nous la foi ?

 

Prière pour obtenir la foi

 

Nous pouvons répondre affirmativement, mais en tenant tou­jours compte d'un aspect fondamental et, en un certain sens, redou­table de la question, c'est-à-dire que la foi est une grâce. « Tous, dit saint Paul, n'ont pas obéi à la Bonne Nouvelle » (Rm 10, 16). Et alors qu'en sera-t-il de nous ? Serons-nous parmi les heureux qui au­ront le don de la foi ? Oui, répondons-nous ; mais c'est un don qu'il faut considérer comme précieux, qu'il faut garder, dont il faut jouir et vivre. Et il faut le demander par la prière, comme cet homme de l'Evangile : « Oui, je crois Seigneur, mais aide mon in­crédulité » (Mc 9, 24).

Voulons-nous, fils très chers, prier par exemple comme ceci :

Seigneur, je crois : je veux croire en Toi.

O Seigneur, fais que ma foi soit entière, sans réserves, et qu'elle pénètre dans ma pensée, dans ma façon de juger les choses divines et les choses humaines ;

O Seigneur, fais que ma foi soit libre ; qu'elle ait le concours personnel de mon adhésion, accepte les renoncements et les de­voirs qu'elle comporte et qu'elle exprime le meilleur de ma per­sonnalité : je crois en Toi, Seigneur;

O Seigneur, fais que ma foi soit certaine ; forte d'une conver­gence extérieure de preuves et d'un témoignage intérieur de l'Esprit Saint, forte de sa lumière rassurante, de sa conclusion pacifiante, de son assimilation reposante ;

O Seigneur, fais que ma foi soit forte, qu'elle ne craigne pas les contrariétés des problèmes, dont est remplie l'expérience de notre vie avide de lumière, qu'elle ne craigne pas l'adversité de ceux qui la discutent, l'attaquent, la refusent, la nient; mais qu'elle se ren­force de la preuve de ta vérité, qu'elle résiste à l'usure des criti­ques, qu'elle se renforce continuellement en surmontant les diffi­cultés dialectiques et spirituelles dans lesquelles se déroule notre existence temporelle.

O Seigneur, fais que ma foi soit joyeuse et qu'elle donne paix et allégresse à mon esprit, le rende capable de prier avec Dieu et de converser avec les hommes, de telle manière que transparaisse dans le langage sacré et profane la béatitude intérieure de son heureuse possession;

O Seigneur, fais que ma foi soit active et donne à la charité les raisons de son développement, de manière qu'elle soit vrai­ment amitié avec Toi, et qu'elle soit dans les travaux, dans les souffrances, dans l'attente de la révélation finale, une recherche continue de foi, un témoignage constant, un aliment d'espérance;

O Seigneur, fais que ma foi soit humble et qu'elle ne croit pas se fonder sur l'expérience de mon esprit et de mon sentiment ; mais qu'elle rende témoignage à l'Esprit Saint, et qu'elle n'ait d'autre garantie que dans la docilité à la Tradition et à l'autorité du ma­gistère de la Sainte Eglise. Amen.

Et que se conclue ainsi, pour Nous aussi, pour vous tous l'année de la foi avec Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

6 novembre 1968

LES MALHEURS ET LES SOUFFRANCES DE TOUS SONT LES MALHEURS ET LES SOUFFRANCES DE L'EGLISE

 

Ce sont les inondations du Nord de l'Italie avec leur cortège de deuils et de destructions qui fournissent au Saint-Père le thème de son dis­cours.

 

Chers Fils et Filles,

 

La catastrophe qui a touché ces jours-ci une partie fertile, labo­rieuse et florissante du Piémont, attire Notre attention et Nous oblige, à Notre place, à exprimer Nos sentiments de profonde et paternelle commisération, sachant bien Nous trouver en parfaite harmonie avec la douleur des populations affligées par un tel désas­tre, avec votre compassion et celle de tous ceux qui ressentent dans leur cœur la gravité de cette dévastation survenue à l'improviste. Encore une fois. Nous sommes tous associés à une souffrance commune qui, même limitée, s'étend à toute la nation italienne et voit s'émouvoir la sensibilité du public par delà toute frontière géographique.

A dire vrai, le caractère universel de Notre mission Nous pro­cure souvent le devoir de partager la peine dans les calamités dont souffrent des localités et des populations lointaines ; la distance n'existe pas pour Nous ; et Nous sentons avec une intensité toujours très forte le déroulement de tragédies lointaines comme de celles qui sont proches. Pour toutes Nous voudrions que Notre cœur soit en mesure de les accueillir et de les consoler avec les moyens pour les secourir, du moins par un signe, sinon par l'efficacité de Notre charité. Le monde est toujours rempli de catastrophes et de tribulations ; et Nous expérimentons qu'une des caractéristiques de Notre ministère pontifical est celle de la communion avec tou­tes les douleurs de l'humanité. Mais il est naturel et c'est un devoir, lorsque la souffrance est plus grave et plus proche, que Notre pitié soit plus émue et plus vive.

 

Union avec ceux qui souffrent et ceux qui apportent les secours

 

C'est pourquoi Nous voulons publiquement manifester Notre affliction pour le désastre d'aujourd'hui, par le réconfort de tous, par le désir de tous les secours possibles, par l'exhortation à souf­frir, à travailler, à espérer comme il le faut. Notre salut affectueux et Notre Bénédiction vont aux populations éprouvées du Piémont ; l'expression de Nos vives condoléances chrétiennes va aux fa­milles frappées par la perte d'êtres chers ; le secours spirituel de Nos prières va aux victimes touchées par la mort ; l'expression de Notre reconnaissance et de Notre encouragement va aux auto­rités, soucieuses immédiatement d'apporter l'aide et le remède dans des catastrophes aussi imprévues et aussi bouleversantes ; elle va aussi aux volontaires, hommes et associations, qui se prodi­guent avec une rapidité généreuse et audacieuse pour dispenser les services réclamés par une triste situation ; elle va aux jeunes spécialement qui, encore en cette occasion, ont offert généreuse­ment leur action vigoureuse et ordonnée ; à Notre cher clergé piémontais va l'éloge et l'encouragement pour cette charité prati­que et ce ministère spirituel déployés dans cette pénible circons­tance. Notre coopération, modeste mais cordiale, par l'intermé­diaire de l'Œuvre pontificale d'assistance et Notre faible contri­bution personnelle (peut-être plus symbolique que réelle quand on songe à la proportion des besoins) envoyée aux évêques des diocèses particulièrement atteints, dira la sincérité de Nos senti­ments et de Notre présence paternelle.

 

De la solidarité humaine à la charité

 

La référence à cet événement douloureux se rattache à un ensei­gnement fondamental de notre éducation chrétienne qui a reçu plusieurs appellations, comme celui cher aux anciens, de pitié, de commisération, de clémence (cf. Seneca, De clementia, II) ou celui plus commun, plus habituel, de compassion, de condoléance, ou comme celui, tant usé aujourd'hui, de solidarité, qui sont tous résumés dans le terme immensément large et significatif, de charité.

Ce n'est pas en vain que nous partons de cette conjoncture actuelle, pour réfléchir d'une manière générale sur le progrès de l'idée de solidarité dans le monde moderne. On se rappellera peut-être le discrédit jeté sur le mot et l'idée de la compassion (Mitleid), répandue par les idéologies dominantes au début de la seconde guerre mondiale ; au contraire, nous pouvons nous réjouir tous, pomme d'un vrai progrès de l'humanité, en remarquant qu'aujourd'hui le monde est devenu très sensible à la solidarité, même si elle est souvent diversement interprétée et appliquée. La solida­rité, qui unit les hommes entre eux, constitue le ciment qui lie les sociétés modernes, qu'elles soient particulières, nationales ou internationales. Et ce qui frappe très favorablement est l'obser­vation que, même avant de se rendre compte de l'identité de la nature humaine, la solidarité se fonde ordinairement sur un mal­heur considéré comme commun, en réalité ou en puissance. Elle se base sur un besoin commun, sur une condition commune de danger, d'intérêts, de souffrances. La douleur unit plus que le plaisir. Plus personne aujourd'hui n'est honteux de nourrir des sentiments de compassion pour celui qui est dans la douleur, dans l'indigence, dans l'incapacité de subvenir à ses besoins pour vivre ou survivre ; même les grands idéaux qui agissent dans le monde se glorifient d'être mus par le respect et la justice envers le ma­lade, l'affamé, le pauvre, le sous-développé, l'homme enfin privé de ce qui est nécessaire pour vivre et pour jouir de la plénitude des droits, que l'égalité de nature et la communauté de destins devraient assurer à tout être humain et à tout groupe familial ou social, légitimement constitué.

Cette disposition générale de l'esprit moderne et de l'opinion publique est louable et riche de promesses. Elle laisse bien augurer de l'avenir de l'humanité et nous devons, comme chrétiens, la faire nôtre et la favoriser. On pourrait faire une étude sur l'influence que le christianisme a exercée et exerce encore, dans le progrès des sentiments et des habitudes de la solidarité humaine. Mais laissons cette étude aux enquêtes des savants. Du reste, il importe plus pour nous que la solidarité humaine s'élargisse, se développe, se fortifie, plutôt que de rechercher les mérites spécifiques de notre religion à ce sujet. Il nous suffira d'observer sommairement que la conception universelle de la nature et du destin de l'homme, d'où naît la conception de la solidarité la plus étendue, est une conception typiquement chrétienne ; et celui qui le fait comprendre, le renforce de motifs supérieurs et indestructibles, l'applique avec une fécondité et une efficacité que seule la charité peut en­gendrer, c'est le christianisme. Le christianisme dans son expres­sion première et authentique, c'est-à-dire le catholicisme.

 

L'enseignement du Concile

 

Qui sait accueillir les idées et les informations du récent Con­cile n'a pas de peine à noter la répétition de l'idée de communion entre les hommes, soit qu'on parle du lien communautaire qui unit les fidèles, soit qu'on l'étende dans de plus larges applications à la réalité et à l'espérance œcuménique, soit enfin que l'on con­sidère le rapport dynamique entre l'Eglise et le monde. On se rappelle le début de la grande Constitution pastorale sur l'Eglise dans le monde de ce temps, magnifique prélude d'un concert que l'histoire présente et future fera résonner au nom du service, de la collaboration, de la fraternité et de la paix : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n'est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur ».

Nous devons approfondir cette leçon de l'Eglise dans nos âmes, spécialement lorsque les conditions de l'humanité sont le besoin et la souffrance ; et nous devons donner au monde le témoignage de la charité propre à l'Eglise, c'est-à-dire de la présence continue et agissante du Christ sur la terre, avec notre plus sincère solidarité, dans les sentiments, en partageant la souffrance et l'attente du prochain, dans le service, en offrant adhésion, travail et dons aux initiatives de bienfaisance existantes, qu'elles soient proches ou lointaines par l'esprit, réconfortant avec gentillesse les faibles et les besogneux et invoquant l'intervention mystérieuse, mais réelle et souverainement efficace, de cette Providence qui transfor­me même nos maux à notre avantage et ouvre la voie à des se­cours et à des réconforts, imprévus et plus élevés.

Faisons nôtre aussi cette expérience en montrant comment notre foi sait agir à travers la charité (Ga 5, 6). Avec Notre Béné­diction Apostolique.

 

 

 

13 novembre 1968

DEVANT LES NOUVELLES EXPRESSIONS DE L'ATHEISME NOTRE FOI DOIT SE FORTIFIER DANS UNE RECHERCHE  PERMANENTE

 

Chers Fils et Filles,

 

Permettez-Nous de vous faire une demande: savez-vous où vous vous trouvez ? Vous êtes dans un monde très particulier, non seulement par le cadre extérieur, qui vous accueille et vous entoure, non seulement par la rencontre qui se fait avec Notre humble personne ; mais surtout par la singularité du fait qu'il vous est donné de considérer non seulement la possibilité mais aussi la réalité du véritable, du vivant, du salutaire, en un sens, de l'unique rapport avec Dieu. Ici la religion, que nous profes­sons et que nous retenons comme valable, a son expression cen­trale, sociale et authentique. Ici notre foi a son affirmation la plus pleine et la plus massive. Ici Dieu est connu, ici Dieu est présent. Parce qu'ici se trouve l'Eglise dans son cœur, ici est le Christ dans son pouvoir actif de salut. Nous ne disons pas que cette présence est exclusive, ni qu'elle soit parfaite par la force des hommes ou des choses ; Nous disons que, ici, les raisons historiques, institu­tionnelles, concrètes, humaines, et également mystiques, propres à l'Eglise, atteignent leur plénitude, leur intensité maximale ; pour celui qui y croit, elles provoquent l'émotion de l'émerveillement et de la joie ; pour qui n'y croit pas, ces raisons prennent l'aspect d'un phénomène étrange, étonnant, difficilement définissable et fa­cilement critiquable, mais toujours impressionnant.

 

Formes modernes de l'athéisme

 

Fixons un moment l'attention sur une seule observation : ici Dieu est chez lui. Les paroles de la Genèse reviennent à la mémoire : « Que ce lieu est terrible, il n'est autre que la maison de Dieu et la porte du ciel » (Gn 29, 17), c'est-à-dire que tout ici parle de ce Dieu dont on dit, dehors, dans le monde profane, spécialement dans un certain secteur excentrique et agité de la pensée moderne, qu'il est mort. Aucune contradiction n'est plus violente, ni plus sacrilège que celle qui jaillit entre ces deux termes : Dieu et la mort, s'ils sont considérés dans leur signification objective, l'Etre et le néant, la vie et sa négation, l'absolu et l'absurde, le nécessaire et l'inconsistant, la vérité et sa réduction à rien, le bonheur et le désespoir. Mais nous savons que ce « slogan » malheureux s'appli­que, dans le langage de la culture, à son contenu subjectif, c'est-à-dire à la pensée de l'homme, qui ne sait plus donner un sens, une valeur au nom ineffable de Dieu. Dieu serait mort dans la menta­lité de l'homme. Ce n'est pas le soleil qui s'est éteint, c'est l'œil de l'homme qui s'est obscurci.

L'indifférence religieuse est à la mode. La sécularisation est admise par beaucoup, comme un processus de pensée, qui trouve en lui-même et dans la connaissance des choses une autonomie qui le dispense de faire référence à un principe supérieur et transcen­dant, appelé Dieu. La métaphysique, dit-on, est finie. L'athéisme fait appel à la science pour s'affirmer comme une libération, comme une conquête. La connaissance de Dieu, soutient-on, est impossi­ble, de plus elle est inutile, même nocive (cf. Marlé, Etudes, Nov. 1968). L'homme moderne ne semble plus capable de penser à Dieu, et croit pouvoir mieux organiser sa vie et celle de la com­munauté humaine en oubliant, en taisant, en niant le nom de Dieu, et on démontre qu'il est mort dans la pensée, la phycologie, les besoins de l'homme. Il faut lire ce que le Concile nous en­seigne sur cette absence de la pensée de Dieu, de la foi en Dieu chez l'homme moderne, ce sont des pages sérieuses, denses et dou­loureuses (Gaudium et spes, n. 19 et 20). L'athéisme contemporain, écrit un théologien connu, se présente comme une interprétation, une explication finale, qui est, selon les cas, triomphale, désespérée ou sereine, soit qu'elle tende pratiquement vers le collectivisme ou l'anarchie, soit qu'elle mette l'absolu dans l'homme ou la na­ture, ou encore qu'elle refuse tout absolu... soit qu'elle s'arroge la fonction de révéler le sens profond des problèmes (cf. De Lubac, Athéisme et sens de l'homme, 30, 31).

 

L'Eglise témoigne d'un Dieu vivant

 

Nous vous disons ces choses parce qu'elles sont dans l'air que nous respirons tous et afin que vous puissiez remarquer le para­doxe que vous rencontrez là où l'Eglise, à n'importe quel niveau d'authenticité, et ici d'une manière plus caractéristique et repré­sentative, témoigne et n'hésite pas à affirmer, hier comme aujour­d'hui, que pour elle Dieu n'est pas mort, continue d'affirmer, sans crainte et dans la joie, la proclamation, avec Pierre, du Christ, Fils du Dieu vivant, et à célébrer avec une bienheureuse certitude la gloire de Dieu.

Il en est qui trouvent étrange cette voix toujours vivante, et qui vont jusqu'à présager qu'elle ne durera pas, ou qu'elle s'alignera sur l'équivoque théologie de l'incrédulité moderne, du « post-chris­tianisme », d'un certain nihilisme philosophique contemporain. Par la grâce du Seigneur, qui protège son Eglise à travers les siè­cles, ce n'est pas cette funeste prophétie qui nous effraye, même si elle se répandait dans une certaine partie de l'humanité, infi­dèle à sa vocation de vérité et de vie.

Ce qui Nous donne à penser, c'est la difficulté croissante de com­muniquer aux hommes notre message religieux. Sous certains aspects, de grande importance et de grande diffusion dans la psy­chologie moderne, l'homme d'aujourd'hui est moins disponible à l'idée et à la vie religieuse qu'hier! Ce n'est pas la réalité divine qui a diminué, c'est la mentalité humaine qui, aujourd'hui, est moins apte à en accueillir le rayonnement et la voix. L'homme mo­derne a, plus que celui du passé, le besoin et la capacité d'entrer en contact avec le mystère de Dieu, mais il a moins que dans le passé la facilité de rencontrer et d'admettre ce mystère néces­saire et inéluctable, car il a élargi le domaine d'étude et d'obser­vation de son intelligence, il a étendu extrêmement son expérience sensible ; il est donc tenté de se sentir satisfait de ce qu'il connaît scientifiquement et sensiblement, même si cette propriété, plus étendue, de la pensée et de la sensibilité, en ce moment décisive pour la conscience humaine, augmente, par les exigences intrinsè­ques de sa réalité et les limites toujours plus lointaines de ses frontières, le désir d'une connaissance suprême, inutilement cal­mée par les tranquillisants affinés du scepticisme philosophique, moral ou littéraire.

 

Rechercher Dieu en permanence

 

Mais, Nous demanderez-vous, le choc est-il irréductible entre l'enseignement religieux de l'Eglise et le monde incroyant con­temporain, entre l'invitation éternelle et invaincue qu'elle offre de Dieu et le doute et la négation religieuse de notre époque ? En­tre la croyance rationnelle ou révélée en Dieu et l'athéisme, qu'il soit théorique ou pratique, de notre temps ? Dans les doctrines, oui ; la contradiction existe ou plus exactement des contraires sont en présence; cette opposition est le fond sur lequel se joue aujourd'hui le drame spirituel, et donc aussi historique et politique, de notre temps. Les doctrines sont inconciliables, par elles-mêmes ; les idéologies, comme on dit, sont radicalement différentes. Mais la vérité, quand elle est complète et comprise, est unique; c'est-à-dire, la discussion — le dialogue — est possible ; l'évolution des idées fausses et incomplètes est dans la logique interne des idées elles-mêmes et répond à l'exigence profonde des hommes qui la pro­fessent.

Mais ici, fils très chers, fils de la lumière, c'est ainsi que nous voulons vous appeler, fils du jour, et non de la nuit et des ténè­bres, comme dit saint Paul (1 Th 5, 5), une vérité élémentaire et fondamentale est à rappeler : Dieu est caché (cf. Is 45, 15). De nombreux signes, de nombreuses voies, de nombreux aiguillons nous parlent et nous conduisent au seuil de son ineffable réalité, mais il est vrai que, dans cette vie présente, nous le voyons dans un miroir, dans le mystère : « per speculum in aenigmate » (1 Co 13, 12) ; la connaissance rationnelle que nous pouvons avoir de Dieu est acquise par voie de démonstration, ce qui comporte une discipline simple, mais rigoureuse, de la pensée, et on ne rejoint Dieu que par la négation des limites et la sublimation des notions des per­fections créées que nous pouvons Lui appliquer ; la voie de la foi est plus plénière, plus sûre, plus vivante, mais encore privée de la vision directe et béatifiante que nous espérons avoir un jour dans Son infinie vérité. Le silence de Dieu, a-t-on pu dire d'une caractéristi­que de la littérature contemporaine (cf. Moeller) ; Il ne se fait pas entendre à notre oreille, mais se fait écouter et chercher par d'autres moyens.

Et alors un nouveau devoir nous appelle, celui de jouir de la connaissance que nous avons déjà de Dieu, et un second, celui de Le chercher, de Le chercher avec passion, où, comment et quand Il veut se laisser rencontrer. Et c'est le sens profond de notre vie présente, une veille vigilante pour guetter et attendre la lumière. Qu'à cela vous dispose notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

20 novembre 1968

DEVOIR DE LA RECHERCHE PERMANENTE DE DIEU

 

Chers Fils et Filles,

 

Ecoutez cette simple et étonnante parole: nous devons cher­cher Dieu ! Pourquoi le chercher ? Oh ! Comme il serait long de bien répondre à cette question! Nous devrions tout d'abord réfléchir sur ce fait fondamental que la vie est une recherche : tous les hommes cherchent quelque chose. L'amour, qui caractérise et remplit la vie de l'homme, est une recherche. Lai vie est définie et mesurée d'après ce qu'elle recherche. Aujourd'hui plus que jamais, l'homme est à la recherche de choses nouvelles, d'une nouvelle plénitude. L'anxiété, qui est une des particularités de l'acti­vité de notre temps, n'est qu'une recherche prenante, ardente, tou­jours plus intéressante, plus féconde, et, en même temps plus problé­matique, plus difficile et souvent plus décevante. Chercher, cher­cher, c'est le programme de la culture, de la science, du travail, de la politique. Plus on trouve et plus on cherche. Plus on trouve, plus on désire et on espère trouver. C'est le signe qu'il manque toujours quelque chose à l'homme, qu'il veut et doit toujours chercher. Rien ne lui suffit. S'il avait tout, il chercherait encore, parce que l'homme est ainsi fait : il doit grandir, il doit conquérir, il doit continuellement étendre ses connaissances. Même si la sagesse le persuade de se contenter de peu dans la possession de quelques biens, de rechercher et de désirer la possession de biens supérieurs, ceux de l'esprit par exemple.

 

Nécessité d'une recherche permanente

 

Mais parlons maintenant de la recherche de Dieu ! La première raison en est tout à fait évidente. Parce qu'il est caché. « Dieu n'est pas une invention, mais une découverte » (Zundel, Recherche du Dieu inconnu, 7). Saint Paul dans son célèbre discours à l'aréo­page d'Athènes, tire son argumentation du « Dieu inconnu » (Ac 17, 23). Ne pourrions-nous pas, nous disciples du Christ et de l'Eglise éducatrice, prétendre connaître déjà — et combien ! — le nom, le mystère, la réalité du Dieu vivant ? Oui et non : ceci est im­portant. Nous devons être satisfaits de la science immense, éclai­rante, béatifiante que notre doctrine religieuse nous offre sur l'inef­fable nom de Dieu ; mais nous devons toujours nous rappeler que ce que nous ignorons de Dieu est beaucoup plus vaste que ce que nous savons de Lui. Par notre esprit seulement, nous pouvons nous unir à Dieu comme à un Etre inconnu, et « tandis que nous arri­vons à savoir ce que Dieu n'est pas — nous enseigne saint Tho­mas —, ce qu'il est dans son essence personnelle nous reste en­tièrement inconnu » (Contra Gentes, III, 49) ; et de plus, un con­cile œcuménique (celui du Latran IV - cf. Denz. Sch. 806 - olim 432) nous rappelle « qu'entre le Créateur et la créature on ne peut pas établir de ressemblance sans remarquer que la dissemblance est encore plus grande ». Dieu doit toujours être cherché ; Dieu est toujours à découvrir : sans fin il est à chercher, parce que sans fin il est à aimer, « sine fine quaerendus, quia sine fine amandus » ; et même « amore crescente inquisitio crescat inventi », à mesure que l'amour croît, la recherche de celui qu'on a trouvé augmente aussi, dit toujours saint Augustin (Enarr. in ps 104, 3 ; PL. 37, 1392).

 

Obstacles et objections

 

Mais, nous, hommes de ce temps, nous nous insurgeons ; à quoi sert de chercher Dieu, un Dieu aussi caché ? Le peu que l'on en sait ou que l'on croit en savoir ne suffit-il pas ? Ne vaut-il pas mieux appliquer notre esprit à l'étude des choses plus propor­tionnées à notre faculté de connaître : la science, la psychologie, donc le monde et l'homme ? C'est la grande objection de la men­talité contemporaine, tout entière tendue vers des connaissances rationnelles et expérimentales, et qui croit qu'elles suffiront à la re­cherche insatiable de l'esprit humain. Elle croit même devoir fixer une fois pour toutes cette limite à la pensée et à l'expérience hu­maine moderne ; ce qui peut être admis comme critère méthodique appliqué à une utilisation déterminée de l'esprit humain dans la mesure où il ne ferme pas l'horizon à une recherche plus vaste, plus profonde et plus nécessaire. Le Concile nous l'enseigne plu­sieurs fois (cf. GS, nn. 36, 59, 19 ; AA n. 7 etc.).

Mais ce critère, qui fixe le domaine propre de la raison naturelle, s'affirme dans notre culture, en théorie et en pratique, avec des prétentions excessives, parce qu'il érige en dogmes négatifs ses prérogatives légitimes ; et il bloque facilement le progrès de la recherche, et fait de ce qu'on appelle la sécularisation, un sécularisme, de l'activité laïque, un laïcisme, de la science critique et positive une démythisation systématique et un néo-positivisme avec des tendances purement phénoménologiques (cf. le structu­ralisme), de l'étude profane une désacralisation agressive. C'est-à-dire qu'il tend à réduire le domaine de la culture aux limites des possibilités utiles et pratiques, à enlever de tout le champ du savoir et de l'action humaine la pensée de Dieu, à fermer les yeux sur le mystère de sa réalité propre qui ne peut être supprimée, à affaiblir l'effort « religieux », à empêcher le processus ascendant de l'esprit et à étouffer les aspirations innées et profondes de l'homme par des réponses inadéquates, limitant son horizon aux choses externes et sensibles, au niveau valable, mais fermé et in­suffisant, des biens temporels, lui donnant l'illusion d'un bonheur précaire et insuffisant.

On oublie que l'homme, dans tout son être spirituel, c'est-à-dire dans ses possibilités suprêmes de connaissance et d'amour, est lié à Dieu, est fait pour Lui. Toute conquête de l'esprit humain fait croître en lui l'inquiétude, éveille le désir d'aller au-delà, d'arriver à l'océan de l'être et de la vie, à la pleine vérité, qui seule donne la béatitude. Enlever Dieu au terme de la recherche vers laquelle l'homme tend de par sa nature signifie la mortifica­tion de l'homme même. Ce qu'on appelle la « mort de Dieu » se résout dans la mort de l'homme.

 

Un témoignage

 

Nous ne sommes pas seuls à affirmer une si triste vérité. Voici un témoignage qui fut laissé par un écrivain d'avant-garde très cultivé, exemple très malheureux de la culture moderne (Klaus Mann, fils de Thomas). Il écrivait : « Il n'y a pas d'espérance. Nous, intellectuels, traîtres ou victimes, nous ferions bien de reconnaître que notre situation est absolument désespérée. Pourquoi nous faire des illusions ? Nous sommes perdus ! nous sommes vaincus ! La voix qui prononça ces paroles — poursuit ce témoignage —, une voix un peu voilée mais pure, harmonieuse et étonnamment suggestive — était celle d'un étudiant en philosophie et lettres, que j'avais rencontré par hasard dans la vieille cité universitaire d'Upsal. Ce qu'il avait à dire était intéressant, et était d'ailleurs caractéristi­que : j'ai entendu des déclarations analogues d'intellectuels dans tous les coins d'Europe... Et il ajouta avec une voix qui n'était plus du tout sûre : nous devrions nous laisser aller au désespoir absolu » ... (Le Pont. 1949, 1463-1464).

 

Notre devoir

 

Fils très chers, pour nous, il n'en est pas ainsi. La recherche n'est ni arrêtée par les conceptions matérialistes ou agnostiques de la mentalité contemporaine, ni déçue de son insatisfaction permanente. Pour nous, elle est toujours un devoir qui porte ses fruits. La raison, soutenue par la foi, et la foi par la grâce, mar­chent sans trêve vers le Dieu invisible (cf. S. Augustin, De videndo Deo, Ep. 147, PL. 33, 596 ss.) ; et ce cheminement a pour pôle, de diverses manières, le but central de notre vocation humaine et chrétienne (cf. S. Benoit : si vere Deum quaerit... Reg. 58). Dans notre itinéraire continu et pénible vers la Vérité, qu'est la Vie, la recherche a un dynamisme propre qui la restaure et la rafraîchit, à travers la découverte amorcée : « On cherche Dieu, dit en­core saint Augustin, pour le trouver plus suavement, et on le trouve pour le chercher encore plus avidement : quaeritur ut inveniatur dulcius, et invenitur ut quaeratur avidius (De Trin. 15, 2 ; PL 42, 1058).

Mais comment faire, Nous demanderez-vous ? Mon propos de­viendrait encore plus difficile et plus long ! On pourra peut-être y revenir, un autre jour. A cette heure, que vous suffise un avertisse­ment, qui Nous fit une impression à la fois grave et agréable, quand Nous l'avons lue, il y a déjà bien des années, sur une photographie d'une rue très animée d'une grande ville néerlandaise ; une grande bande, suspendue au-dessus du trafic fébrile de la rue, d'une maison à l'autre, portait, en grands caractères, ces paroles : pensez à Dieu. Qu'il est étrange mais combien sage, ce rappel au milieu du mouvement affairé et profane de la vie moderne. Pensons à Dieu. Il est toujours proche. Nous en avons toujours besoin. La rencon­tre, troublante et heureuse, est toujours possible: oui, pensons à Dieu. Avec Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

27 novembre 1968

CONNAISSANCE DE DIEU ET RAISON

 

Chers Fils et Filles,

 

Comment fait-on pour connaître Dieu ? C'est la grande question qui tourmente l'esprit moderne. C'est une question aussi an­cienne que l'histoire de l'homme ; mais aujourd'hui elle tourmente l'homme parce que le progrès de la connaissance humaine a rendu plus exigeant le besoin de donner à cette question une réponse satisfaisante par rapport aux habitudes de notre mentalité, c'est-à-dire de notre raison critique et scientifique et par rapport au rôle que joue, dans notre connaissance, l'expérience sensible. Maintenant se vérifie le fait que notre processus de connaissance semble rencontrer, et en pratique rencontre, plus de difficultés à atteindre Dieu qu'il n'en rencontrait par le passé, quand la con­naissance de Dieu était admise et présupposée normalement dans toute forme de pensée; alors qu'aujourd'hui la connaissance de Dieu n'est pas un principe indiscutable, mais une conclusion finale de la pensée elle-même; arriver à cette conclusion est chose difficile. On dirait que nous sommes devenus plus intelligents et plus instruits, et, en même temps moins religieux, c'est-à-dire moins capables d'arriver à Dieu.

 

L'attitude athée

 

Devrons-nous renoncer à cette conquête ? L'athéisme contempo­rain répond : nous devons renoncer. Cette réponse qui semble si simple, produit un tel vide dans la pensée et la vie de l'homme qu'elle suscite des problèmes nombreux et graves au point de trou­bler la confiance dans la pensée elle-même comme dans le sens positif de la vie. Ceux qui croient pouvoir fonder un humanisme sur l'athéisme deviennent en réalité les prophètes d'un nihilisme qui rend tout gratuit, instable, irrationnel et qui supplée ces carences par des notions empiriques ou insuffisantes, par des systèmes arbitraires et violents, et ensuite par des conclusions pessimistes, révolutionnaires et désespérés. Et le grand absent, Dieu, devient le cauchemar de celui qui demande à son esprit la vérité. Nous en trouvons le témoignage dans la littérature : « Dieu m'a tourmenté pendant toute la vie » dit, par exemple, un person­nage d'un célèbre romancier russe (cf. Dostoïevski).

 

La raison nous mène à Dieu

 

Vous savez que l'Eglise, elle, ne renonce pas à la conquête de Dieu. Elle ne nie pas à l'esprit humain la capacité d'arriver à la connaissance de Dieu par la raison aussi, même si ce n'est pas sans efforts et sans ombres. L'Eglise reste ferme, même si elle doit rester seule (cf. Newman) à revendiquer pour la raison cette suprême possibilité. Il faut lui rendre honneur pour cela, du moins pour cette défense de la raison, alors que si souvent on accuse l'Eglise d'obscurantisme et de fidéisme. La foi nous donne certainement de Dieu une connaissance bien plus entière et bien plus facile par elle-même, mais la foi même, affirme notre doctrine, ne peut faire abstraction de l'usage normal et vigoureux de la raison. Le Concile Vatican I a canonisé sous cet aspect la raison naturelle (cf. Denzinger-Sch. 3015 ss.).

Oh ! Quel domaine illimité d'études ! (cf. L'œuvre encore vala­ble de Garrigou-Lagrange : Dieu, Beauchesne, 1919). Ce n'est cer­tainement pas ici que nous le pénétrerons ! Il nous suffit de faire quelques remarques modestes, mais peut-être non superflues. La première est celle-ci. Quand nous nous posons la question de la connaissance rationnelle de Dieu, nous oublions facilement que cette question a un double aspect; nous pouvons demander à no­tre raison de nous dire si Dieu existe ; et à cette demande, notre raison, dans la mesure où elle reste fidèle à ses lois, répond : oui. Dieu existe; et elle nous en donne la certitude ; mais si nous deman­dons à notre raison de nous dire qui Il est, elle devient très ti­mide et modeste, et nous laisse insatisfaits. En niant ce que Dieu n'est pas et ce qu'il ne peut être, en cherchant à sublimer quelques notions propres à l'Etre, elle nous élève, mais dans une région où elle trouve plus le mystère que la science, plus le désir que la possession. Qui se laisse entraîner sur les ailes de la spéculation théologique et de la contestation mystique vers ce mystère, se rend compte qu'il se rapproche d'une plénitude spirituelle qui surpasse les conditions présentes de notre vie temporelle et qui touche à l'immortalité (cf. Sg 15, 3) : « Te connaître est racine d'immortalité » ; et Jésus nous dira : « cela est la vie éternelle, Te connaître Toi seul vrai Dieu et celui que Tu nous as envoyé Jésus » (Jn 17, 3). Il n'y a pas de plus grande invitation offerte à la méditation humaine que celle-là (cf. Lessius : De perfectionibus moribusque divinis, Lethielleux 1912).

 

Usage et limites de la raison

 

Mais la question demeure : comment faire pour avancer dans les sentiers aussi inaccessibles ? Et voici une autre observation, élémentaire mais capitale : il suffit de bien user de la raison « secundum perfectum usum rationis », disait saint Thomas (II, II, 45, 2). C'est-à-dire, il suffit de bien raisonner. Et cela, tous, même ceux qui n'ont pas fait d'études, peuvent le faire ; et même souvent les simples, les enfants, les petites gens, les cœurs purs spéciale­ment, ont une logique naturelle plus saine et plus concluante que ceux qui dans le développement de la raison en ont violé ou oublié certaines exigences. Aujourd'hui, c'est ce qui arrive à beau­coup de penseurs qui, contestant à la pensée certaines de ses lois, certains de ses principes premiers et évidents, ne lui permettent plus de dépasser les limites entre lesquelles Dieu ne peut être rejoint. Une connaissance amoindrie de la vérité ne peut com­prendre la suprême Vérité qui est Dieu. Il serait logique ici de faire allusion aux fameuses cinq voies, toujours valables si elles sont bien comprises, que la théologie scholastique indiquait com­me celles qui peuvent porter la raison à une connaissance certaine, même si elle est obscure, de Dieu. Mais l'homme d'aujourd'hui ne veut pas en entendre parler, même si, parfois sans s'en rendre compte, il les utilise d'une certaine manière, surtout la cinquième qui révèle l'existence de la nécessité (cf. Galilée, Dial. I journée) d'un ordre, d'une finalité, d'une intelligence dans les choses (cf. Danusso) ; voies qui conduisent, au-delà de l'expérience scientifique à reconnaître en elles une Présence pensante et créatrice, plus profondément intérieure. Ces voies, l'homme quelquefois les par­court à rebours pour arriver à la découverte de ce qui manque aux choses, la privation d'une propre raison d'être, d'une propre cause suffisante (cf. Sartre).

Il y a aujourd'hui beaucoup de gens, même bien pensants, sur­tout des jeunes, qui craignent que l'idée de Dieu ne vienne à s'obs­curcir et à se dissoudre sous la pression de la nouvelle mentalité née du contact scientifique avec le monde, par le sentiment de force et de liberté que l'homme semble éprouver lorsqu'il ne se sent plus assujetti à des principes absolus et transcendants (cf. J. M. Au-bert, Recherche scientifique et foi chrétienne). Mais cette crise peut se résoudre moyennant une purification continue de l'idée même de Dieu et de son culte, quand on met en relief ce qu'elle doit être vraiment, une idée toujours en progrès, toujours néces­saire, toujours féconde, toujours vivante (cf. Guardini, le Dieu vivant) ; ou bien aussi quand on veut soumettre à de nouvelles ana­lyses les procédés de notre pensée (cf. B. Varisco, Dall'Uomo a Dio, Cedam, Padova, 1939 ; De Lubac, Sur les chemins de Dieu, Au­bier, 1956). Elle peut encore se résoudre d'une autre manière, en portant logiquement le monde matérialiste et athée à ses consé­quences fatales, qui appellent finalement Dieu pour ne pas tomber dans des conceptions monstrueuses et catastrophiques de pseudo­absolus et de formes de vie inhumaine. Ce cri douloureux et étonné devra un jour s'élever vers Dieu du monde moderne, devenu maître des choses et lourdement esclave d'elles ; ce sera un jour grandiose, de guérison et de poésie, quand Dieu appa­raîtra tel qu'il est pour nous « principe de l'existence, raison de la pensée, loi de l'amour » (saint Augustin, contra Faustum, 20, 7 ; PL. 42, 372) ; l'éternel nouveau, le verbe silencieux, la présence invisible, l'abîme joyeux, le principe total, l'Etre vivant.

Courage, fils très chers ; ce n'est pas impossible, ce n'est pas dif­ficile ; avec un peu d'effort, en hommes véritables, en humbles chré­tiens, en pensant à Dieu nous le cherchons, en l'aimant nous le trouvons. Courage, avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

4 décembre 1968

LA PRESENTATION DE LA DOCTRINE AU MONDE MODERNE NE DOIT NI ALTERER SON INTEGRITE NI FAUSSER LA RIGUEUR DES TERMES

 

Chers Fils et Filles,

 

Quand Nous vous parlons, quand le devoir de Notre ministère Nous oblige à exprimer ce que Nous croyons vrai et nécessaire au salut (« malheur à moi si je n'annonce pas l'Evan­gile » ! dit S. Paul : 1 Co 9, 16), quand un témoignage intérieur Nous donne la certitude merveilleuse de notre foi (cf. Rm 8, 16), une grande frayeur spirituelle Nous envahit, que seuls le devoir et l'amour de Notre tâche Nous font surmonter; c'est de ne pas savoir parler, de ne pas savoir dire ce que Nous voudrions et ce que Nous devrions ; les cris du prophète Jérémie Nous viennent toujours à l'esprit : « Ah ! Ah ! Seigneur Dieu, moi non plus je ne sais pas parler » (1, 6) et cela non seulement à cause de Notre incapacité, mais encore pour deux autres raisons : d'abord à cause de la grandeur, de la profondeur, de l'ineffabilité de ce que Nous devrions dire ; et ensuite en raison du doute de savoir si celui qui Nous écoute peut comprendre ce que Nous disons.

 

Nécessité d'une présentation compréhensive du Message

 

Cette dernière difficulté, celle de se faire comprendre, devient à notre époque, pour ceux qui ont la mission d'annoncer la doc­trine de la foi, toujours plus grande, toujours plus ardue, toujours plus problématique. Comment traduire en paroles compré­hensibles les vérités religieuses ? Comment conserver au dogme chrétien son intangible orthodoxie et le revêtir d'un langage accessible aux hommes de ce temps ? Comment maintenir jalouse­ment l'authenticité du message du salut, et en même temps comment faire pour qu'il soit accueilli par la mentalité moderne ? Vous savez comment cette difficulté pédagogique crée aujourd'hui des problèmes formidables au magistère de l'Eglise et comment il incite certains enseignants de religion et de nombreux journa­listes (dont l'art est de rendre tout compréhensible, même facile et frappant) à faire un effort pour exprimer claire­ment, heureusement, la vérité religieuse de manière que tous puissent l'accueillir et d'une certaine manière la comprendre. Cet effort est louable, il est méritoire; il détermine et caractérise l'annonce du message révélé, c'est-à-dire la proclamation, l'ensei­gnement, l'apologétique, la réflexion théologique. Si le contact entre Dieu et l'homme arrive normalement par la parole, et non seulement par les faits, les signes, les charismes (cf. 1 Co 2, 5), il faut que la parole soit en quelque manière compréhensible, qu'elle conserve sa profondeur transcendante, mais qu'à travers l'analogie des termes qui l'expriment, elle puisse être acceptée, comprise, réduite au niveau de celui qui l'écoute (rappelons-nous la sentence scolastique : quidquid recipitur per modum recipientis recipitur ; c'est-à-dire : ce qu'on reçoit, l'est selon la capacité du receveur). Et c'est ainsi que se justifie la pédagogie de la pro­gressivité, de l'emploi des exemples, du langage parlé, comme aussi de l'éloquence, de la représentation figurée, appliquée à la communication, à la transmission, à la diffusion de la parole révélée.

 

Ecueils de l'adaptation du Message

 

Cet effort d'adaptation de la Parole révélée à la compréhension des auditeurs, c'est-à-dire des disciples de Dieu (cf. Jn 6, 45), est ex­posé au danger d'aller au-delà de l'intention qui la rend louable, et au delà de la mesure qui la rend fidèle au message divin; c'est-à-dire au danger d'ambiguïté, de réticence, ou d'altération de l'inté­grité d'un tel message ; quand il n'est pas parfois induit à la tenta­tion de choisir dans le trésor des vérités révélées celles qui plai­sent, délaissant les autres, ou encore à la tentation de confor­mer ces vérités à des conceptions arbitraires et particulières qui ne sont plus conformes au sens authentique de ces vérités elles-mêmes. Danger et tentation qui sont communes à tous, parce que tous, au contact de la Parole de Dieu, cherchent à l'adapter à leur propre mentalité, à leur propre culture, cherchent à la soumettre à cet examen libre qui enlève à la Parole même de Dieu sa signification unique et son autorité objective, et finit par priver la communauté des croyants de l'adhésion à une vérité identique, à une même foi : la « una fides » (Ep 4, 5) se désintègre, et avec elle cette même communauté qui s'appelle l'Eglise unique et vraie. Il suffirait de cette observation pour être convaincu de la bonté du dessein divin qui veut protéger la parole révélée, con­tenue dans l'Ecriture et la Tradition apostolique, en la faisant passer par un canal, nous voulons dire un magistère visible, per­manent et autorisé, pour la garder, l'interpréter, l'enseigner.

 

Adapter et traduire, mais sans déformer

 

Vous comprenez combien est grave et délicate la question de notre langage religieux (cf. Denz. Sch. 1500, 782 ; 2831, 1658 ; 3020, 1800 ; 3881, 2309 ; Jean XXIII A.A.S. 1962, 790, 792) : d'une part, il doit demeurer rigoureusement conforme à la pensée divine et à cette Parole, qui nous en a donné la nouvelle originelle. D'autre part, il doit se faire écouter et comprendre, dans la mesure du possible, de ceux à qui il est adressé. Il n'y a pas à s'étonner de ce que l'enseignement religieux apparaisse difficile, par sa na­ture, à cause de son contenu et de l'expression authentique qui le communique. Et il ne faut pas moins s'étonner de ce que cet effort d'adaptation dont nous avons parlé, ou encore d'aggiornamento — comme on dit aujourd'hui — puisse parfois ne réussir qu'à moitié, aussi bien par rapport à la doctrine à exposer que par rapport aux auditeurs qui devraient l'accepter. Et il ne faut pas s'étonner de ce que les formes d'étude et d'exposition théologique soient multiples : l'une peut être engagée dans la considération d'un aspect donné de la doctrine, l'autre s'adresse plutôt à un aspect authentique mais différent ; cette multiplicité même de formes est souhaitable ; elle indique la richesse de notre patri­moine doctrinal, elle indique la fécondité inépuisable des explo­rations exégétiques, spéculatives, historiques, littéraires, morales, bibliques, liturgiques, mystiques, etc., dont il peut être l'objet ; elle indique aussi la relative liberté d'étude et d'exposition qui per­met aux savants, aux maîtres, aux artistes et aussi aux simples fidèles de puiser à la source d'eau vive de la doctrine de la foi à la mesure de notre soif.

Mais une condition est nécessaire, nous l'avons déjà dit, l'absolu respect de l'intégrité du message révélé. Sur ce point, l'Eglise catholique — vous le savez — est jalouse, est sévère, est exigeante, est catégorique. Les formules mêmes dans lesquelles la doctrine a été définie après réflexion et avec autorité ne peuvent pas être abandonnées ; à cet égard, le magistère de l'Eglise, même au prix de devoir supporter les conséquences négatives d'une pré­sentation impopulaire de sa doctrine, ne transige pas ; il ne peut faire autrement. Jésus lui-même, du reste, a expérimenté la diffi­culté de son enseignement ; beaucoup de ses auditeurs ne l'ont pas compris (cf. Mt 13, 13) ; à ses disciples même qui, comme tous les assistants, trouvaient dur son discours et en étaient scan­dalisés (Jn 6, 60-62), quand il leur annonça le mystère eucharisti­que, Jésus n'hésita pas à formuler une demande bien douloureuse : « Voulez-vous vous aussi vous en aller ? » (ib. 68).

C'est un problème toujours angoissant. Aujourd'hui la fonction du magistère ecclésiastique est devenue difficile et est contestée. Mais le magistère ne peut faire rien moins que son devoir et doit donner son témoignage fidèle à n'importe quel prix, quand c'est nécessaire en matière de foi et de loi divine, mais cependant il étudie d'abord et encourage ce qui peut rendre plus acceptable aux hommes de notre temps son enseignement doctrinal et pastoral.

Vous, très chers Fils, qui vous rendez certainement compte de l'épreuve à laquelle est exposée actuellement la mission d'ensei­gnement de l'Eglise, vous voudrez la partager et la soutenir, par votre fidélité, l'appui aux études théologiques et pédagogiques sé­rieuses, la promotion de l'enseignement religieux authentique, la profession de votre foi chrétienne dans la prière liturgique et la vie morale, et encore par une certaine compréhension indul­gente vis-à-vis de ce qui se dit ou s'écrit dans l'Eglise, souvent de façon peu satisfaisante. Nous vous faisons confiance en cela, et Nous vous en remercions avec Notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

11 décembre 1968

FOI ET CONNAISSANCE DE DIEU

 

Chers Fils et Filles,

 

Sur le thème plus élevé, plus particulier, plus fécond, plus jo­yeux de notre qualité de croyants et d'hommes religieux Nous ne vous dirons aujourd'hui que peu de mots, comme pour rappeler que ce thème existe et a une raison d'être fondamentale ; un dis­cours très bref parce qu'il y aurait trop à dire sur ce sujet, et qu'aujourd'hui on ne veut pas en entendre parler.

Quel est ce thème ? C'est Dieu. Oui, Dieu lui-même : au moment même où nous affirmons qu'il existe, ce que nous pouvons et de­vons savoir être la réalité première, suprême, absolue, infinie, nous devons ajouter immédiatement que nous ne savons pas bien qui Il est, sinon par un effort de notre intelligence et non par une intui­tion adéquate et immédiate. Notre pensée, arrivée au terme de son ascension, se sent comme aveuglée par le soleil divin et doit balbutier des définitions négatives sur Dieu, disant ce qu'il n'est pas, ne pouvant dire qu'en termes de sublimation analogique quel­que chose de Lui, et pourtant notre intelligence est comme obligée à tendre vers Lui (cf. S. Thomas I, 7 ad 1). Dieu est mystère. Et alors non seulement l'Objet même de notre acte de religion demeure infiniment ineffable (cf. Garrigou-Lagrange, Dieu, p. 712 ss.), mais notre intelligence humaine, notre éducation scientifique de la connaissance, notre mentalité moderne restent perplexes et sont facilement sujettes à un complexe d'infériorité, renonçant faci­lement à se poser la question de la foi en Dieu, faisant un acte de foi dans le refus de Dieu (cf. Maritain, La signification de l'athéisme contemporain, p. 16).

 

Dispositions d'esprit pour trouver Dieu

 

Si nous considérons ce second aspect, de la question religieuse, c'est-à-dire le subjectif, nous entrons dans un domaine, aujourd'hui plutôt encombré de plusieurs négations athées, mais très intéres­sant parce qu'il regarde l'expérience religieuse plutôt que ce qui est proprement théologique. Il est pédagogique, il est pastoral. Mais ici se présente à nous un problème difficile, inévitable mais non insoluble : comment l'homme d'aujourd'hui peut-il trouver Dieu ? Quelles sont les dispositions d'esprit nécessaires pour que la mentalité moderne puisse établir un rapport authentique et vivant avec Dieu ?

Quel problème ! Nous pouvons le considérer principalement — et pour le moment du moins — comme un problème de conscience, psychologique. Disons-le tout de suite : disposer la propre conscien­ce à sentir Dieu, sa Réalité vivante, sa Présence, son Action silen­cieuse, ne veut pas dire éteindre notre regard critique et raison­neur, pour nous abandonner à un enchantement fabuleux, à des suggestions « piétistes », à une faiblesse, créatrice de mythes. Cela veut dire plutôt rendre aigu son sens de perception de la vérité spirituelle et son attention purifiée des distractions, des préjugés, et des compromis avec la morale. Ce n'est pas pour rien que le Seigneur nous avertit que ce sont les « cœurs purs » qui verront Dieu (cf. Mt 5, 8). Notre vie humaine peut ainsi devenir lumière (cf. Jn 1, 4), reflet de Dieu, miroir où tout fait référence à lui (cf. Guardini, Le Dieu vivant, pp. 79-93).

Le problème devient, comme vous le voyez, de conscience mo­rale, et s'étend à l'immense gamme de ses exigences : de l'honnê­teté de la pensée (et n'est-ce pas une fraude — si répandue de nos jours — de son pouvoir de connaître que d'interdire à la pen­sée d'arriver à la connaissance essentielle des choses, c'est-à-dire métaphysique), jusqu'à la rectitude de la recherche et la patience de la vérification, etc., pour atteindre la limpidité libérée des obsessions troubles de la sensualité. Rappelez-vous ce que dit Saint Paul: « L'homme terrestre ne comprend pas les choses de l'Esprit de Dieu » (1 Co 2, 14).

 

Le premier devoir : aimer Dieu

 

Ce problème devient de conscience chrétienne ; et, sachant que l'Evangile intéresse toute l'humanité, disons : de conscience humaine.

Le premier et plus important précepte de l'Evangile, celui qui résume pour le Christ, avec le précepte de l'amour du prochain, toute la Loi et les prophètes est l'amour de Dieu en quatre expres­sions superlatives : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit » (Mt 22, 36) et « de toutes tes forces » (Mc 12, 33). Aucune volonté du Christ n'est exprimée avec autant d'énergie. Il y a comme une tension dans ses paroles, qui semble lutter contre la difficulté que les hommes ren­contrent dans l'observance de cette loi suprême, comme si le Sei­gneur savait combien ils sont faibles, et ambigus : plus portés à l'amour de soi qu'à celui de Dieu (cf. S. Augustin. De civ. Dei, XIV, 28 ; PL. 41, 436 : « fecerunt itaque civitates duas amores duo... »). Il est étrange que l'on puisse de nos jours pousser l'interprétation naturaliste du message évangélique jusqu'à parler d'un christia­nisme sans religion, tout entier horizontal, c'est-à-dire humain et sociologique, en oubliant presque la ligne verticale, c'est-à-dire théologique et surnaturelle.

 

Aimer Dieu sans le connaître ?

 

Ce qui, à cet égard, peut présenter certaines difficultés est la question de savoir s'il est possible d'aimer Dieu sans le connaître d'abord. La question se présente en termes pratiques très fré­quents, quand l'ignorance religieuse éteint toute pensée de Dieu. La réponse est évidente (évitant tant de problèmes qui surgissent) ; elle reconnaît en nous (même irréligieux ou pécheurs) l'existence innée d'une tendance naturelle « qui précède toute connaissance et s'identifie avec l'inclination naturelle de notre volonté » (cf. Garrigou-Lagrange, Dieu, 61, 306) vers le Bien, dont notre connais­sance profite, soit en s'appliquant à la recherche de Dieu, soit en goûtant et jouissant de ce qu'elle peut connaître de Dieu par la voie de l'intelligence spéculative, ou par la voie d'amour, dans le don de sagesse (cf. S. Th. II-II, 45, 2 ; contra Gentes III, 19 ; et S. Aug. Soliloquiorum 1. I ; PL. 31, 869, ss.).

Et ces aspects profonds et ardus de notre thème se font pra­tiques et concrets si nous considérons la conscience communau­taire et sociale dans laquelle la vie religieuse individuelle et col­lective se déroule. Il s'agit du milieu extérieur, dans lequel se passe notre vie, et qui peut avoir une influence fort importante, sinon rigoureusement déterminante, sur notre connaissance et notre croyance en Dieu. C'est pour cela qu'il existe une histoire religieuse des Peuples, et c'est pour cela que se développe tellement la propa­gande pour et contre le nom de Dieu. L'éducation peut beaucoup dans ce sens. La culture aussi. C'est le but de l'apostolat. Et, ajou­tons-y la liturgie, c'est-à-dire la profession religieuse vécue dans l'authenticité de ses dogmes, dans le langage sensible et spirituel de ses rites, dans la consonance des voix et des esprits de la commu­nauté qui chante Dieu. Elle peut donner cette expérience authen­tique, ce témoignage intérieur de la vérité de Dieu, cette sincérité dans la joie, jusqu'à constituer efficacement une école du divin, jusqu'à pénétrer celui qui la célèbre dignement et y participe de la certitude et, en même temps, de l'attente, du sens de Présence et d'Espérance, dont notre religion seule connaît le secret et dispense les richesses (cf. S. Ambroise, contra Auxentium, 34). La prière et la foi se fondent ensemble et marquent le moment de plénitude de notre vie en pèlerinage vers l'éternité.

Soyez-en sûrs, fils très chers, avec Notre Bénédiction Aposto­lique.

 

 

 

18 décembre 1968

DIEU REVELE AU MONDE PAR LE CHRIST SON FILS

 

Chers Fils et Filles,

 

Le bref discours que Nous réservons à ces Audiences générales vise à faire pénétrer dans l'esprit de Nos visiteurs une parole, simple et vivante comme une semence, qui devrait ensuite être cultivée, et devrait donner spontanément le signe de sa profon­deur et de sa fécondité. Nous nous limitons ici, comme un curé face à ses fidèles, à faire de l'humble catéchisme : grande doctrine dans des termes simples.

Et la doctrine qui Nous intéresse maintenant est celle qui tour­mente l'homme moderne : la doctrine sur Dieu, sur la manière de Le chercher, et sur l'évaluation des résultats auxquels nous pou­vons arriver au cours de cette recherche difficile et inévitable. Nous connaissons une vérité fondamentale : nous avons un Maître. Plus qu'un Maître, un Emmanuel, c'est-à-dire un Dieu avec nous ; nous avons Jésus Christ. Il est impossible de faire abstraction de Lui, si nous voulons savoir quelque chose de sûr, de complet, de révélé sur Dieu ; ou mieux encore, si nous voulons avoir un rapport vi­vant, direct et authentique avec Dieu (cf. Cordovani, Il Rivelatore).

 

Toute aspiration humaine conduit à Dieu

 

Nous ne disons pas qu'avant Jésus Christ Dieu était inconnu : l'Ancien Testament est déjà une révélation, et forme ceux qui l'étudient à une spiritualité merveilleuse et toujours plus valable. Qu'il suffise de penser aux psaumes qui alimentent encore aujour­d'hui la prière de l'Eglise et lui confèrent une richesse de sentiment et de langage incomparable. Dans les religions non chrétien­nes aussi on peut rencontrer une sensibilité religieuse et une con­naissance de la Divinité, que le Concile nous a exhortés à respecter et à vénérer (cf. Déclar. « Nostra Aetate », n. 2 ; cf. Card. König, Dictionnaire des Religions, Herder, 1960, Rome). Et en général l'homme qui pense, qui agit, qui commande, qui souffre, qui s'ex­prime artistiquement, recueille quelque chose de Dieu, auquel notre vie est reliée par tant de liens ; l'étude des religions nous le démontre ; l'histoire, la philosophie, la psychologie, l'art nous le confirment. Toute aspiration à la perfection est une tendance vers Dieu (cf. S. Th. 1, 6, 2 ad 2 ; De Lubac, Pour les chemins de Dieu, c. II, p. 7 et 8).

 

Dieu connu par la Révélation

 

Mais il y a la réalité, énoncée dans le premier chapitre de l'Evan­gile de Saint Jean ; « Personne n'a jamais vu Dieu ; le Fils unique qui est dans le sein du Père, nous l'a fait connaître » (cf. v. 18 ; cf. 1 Co 2, 9).

Et il y a aussi le fait que les conditions réelles, existentielles de l'homme dénoncent le besoin d'une aide de la révélation divine même pour ces vérités religieuses auxquelles la raison pourrait arriver d'elle-même (cf. S. Th. 1, 1 ; Denz. Sch. 3005 [1786], Conc. Vat. I, de fide, c. 2), et ceci pour des raisons de rapidité, de sécurité et d'intégrité. Si bien que, l'aptitude naturelle de l'homme à rai­sonner sur les choses divines, et le devoir de bien employer nos facultés de connaissance à l'étude théologique et à la vie spiri­tuelle restant fermes (cf. Denz. Sch. 3019-3020) (1799-1800), il est sage, il est utile de se mettre à l'écoute de la Parole divine et d'ac­cueillir avec foi les enseignements qu'elle nous révèle et que la Tradition et l'Ecriture Sainte offrent « comme un miroir, où l'Eglise en pèlerinage sur la terre contemple Dieu, de qui elle reçoit tout, jusqu'à ce qu'elle soit amenée à le voir face à face tel qu'il est » (Dei Verbum, n. 7).

Le Concile, qui vient d'avoir lieu, s'est tout entier déroulé sous ce jour qui confère à ses doctrines une beauté, une plénitude, une force, qui sont ses caractéristiques ; pas de doutes, pas de con­troverses : pas d'anathèmes, et pas non plus d'énoncés abstraits des dogmes de la foi, nous ne trouvons rien de tout cela dans le trésor spirituel qui nous a été laissé par le Concile, mais un sens de spiritualité et de réalisme vivants le parcourt tout entier, et fait rayonner le courant de vérité et de grâce dont l'Eglise tire actuel­lement son renouveau.

 

Jésus, Fils de Dieu

 

Il est évident par conséquent que le Christ est le Maître qui siège à la chaire conciliaire (Dei Verbum, n. 4), et qu'il stimule ainsi notre réponse de foi à la grande et fréquente question posée ini­tialement par Lui-même : « Au dire des hommes qu'est le Fils de l'homme ? » (Mt 16, 14), comme Jésus avait l'habitude de s'appe­ler lui-même. Donc encore une fois, après les nombreuses et inter­minables questions de la génération qui nous a précédé (cf. Lagrange, Le sens du christianisme d'après l'exégèse allemande, Gabalda, 1918), surgit la question de savoir qui est vraiment Jésus. Un célèbre auteur russe fait demander à un de ses personnages : « Un homme cultivé, un européen de notre temps, peut-il encore croire, peut-il encore croire à la divinité de Jésus Christ, Fils de Dieu ? Car, au fond, toute la foi réside en ceci » (Dostoïevski) ; et un fameux théologien catholique allemand commente : « Le mystère du Christ en fait ne consiste pas, à proprement parler, dans le fait qu'il est Dieu, mais dans le fait qu'il est à la fois Dieu et homme. Le prodige inouï, incroyable, n'est pas seulement que sur le Christ resplendit la majesté de Dieu, mais qu'un Dieu soit en même temps homme, qu'un Dieu se soit manifesté sous forme d'homme » (Adam, Jesus Christus, 1934). Notre génération ressent la pression de cette grande doctrine ; et malheureusement les voix non catholiques qui se répandent aujourd'hui dans le monde répè­tent avec des paroles nouvelles mais des motifs anciens des répon­ses aberrantes (Mt 16, 14) ; c'est un personnage extraordinaire dit-on ; mais on ne sait pas bien qui Il est ; mieux vaut procéder avec sécurité, et tout en le magnifiant moralement, on finit par le minimi­ser dans son essence. A la doctrine catholique on fait l'objection d'être mythique, hellénique, métaphysique, surnaturelle... et l'apo­logie que les auteurs hétérodoxes à la mode font du Christ se réduit à admettre qu'il est « un homme particulièrement bon », « l'homme pour les autres » et ainsi de suite, en appliquant à cette interprétation du Christ un critère, devenu décisif et despotique, celui de l'aptitude moderne à le comprendre, à s'en rapprocher, à le définir. On le mesure avec le mètre humain, avec un dogmatisme subjectif; et, à la fin, dans un but qui, même s'il est bon, est uti­litaire, on accepte le Christ pour ce qu'il peut servir aujourd'hui, dans un but humanitaire et sociologique.

 

Le visage du Christ est immuable

 

La vérité ne compte que dans la mesure de sa compréhensibilité ; le mystère perd de son contenu théologique et religieux, et se résout dans des réflexes pratiques applicables à la société moder­ne et aux goûts passagers d'un monde en transformation. Pour cacher le vide doctrinal qui se produit ainsi, on porte parfois sur l'Eglise catholique, fidèle à sa christologie séculaire, l'accusation de ne pas avoir assez imité le Seigneur : de l'avoir enfermé dans des formules dogmatiques incompréhensibles et dépassées. Nous pensons à ces accusations, amèrement, honnêtement, calmement. Mais nous ne voulons pas entrer maintenant dans des discussions, polémiques ou apologétiques ; ce n'est pas ici l'endroit pour le faire. Nous voulons seulement vous exhorter à rester « forts dans la foi » (1 P 5, 9), vous, Fils fidèles, et ceux qui ont foi dans la con­fession victorieuse de Pierre sur le mystère de Jésus, le Fils de l'homme : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Nous devons écouter la parole du Pontife, théologien du mys­tère de l'Incarnation, S. Léon le Grand, qui nous enseigne : « Le Verbe de Dieu, Dieu lui-même, parce que Fils de Dieu,... s'est fait homme : ainsi, s'abaissant à assumer notre petitesse, sans abdi­quer de sa grandeur, jusqu'à rester ce qu'il était et à assumer ce qu'il n'était pas, et à unir la vraie nature du serviteur à la nature qu'il possédait à l'égale de Dieu le Père » (Serm. XXI ; PL 54, 192). C'est la doctrine du Concile de Chalcédoine (Denz. Sch. 301-302 [148] année 451) ; c'est la doctrine de l'Eglise catholique, qui, n'oubliant aucunement l'aspect de l'« Homme pour les autres » préféré par une christologie moderne non catholique, répète à propos du Christ cette forte parole de Saint Augustin : « Fortitudo Christi te creavit, infirmitas Christi te recreavit », la puissance (divine) du Christ t'a créé, la faiblesse (de la passion) du Christ t'a régénéré (In Ev. In XV, 6 ; PL. 35, 1512) ; notre Eglise sait bien que pour annoncer avec efficacité pastorale le dogme du Christ elle doit aujourd'hui étudier avec une ardeur pleine d'amour les ressour­ces de sa pédagogie et les exigences de la psychologie moderne (cf. Volk, L'homme d'aujourd'hui et le Christ, dans le volume : Problèmes actuels de Christologie, pp. 264-294, Desclée de Br.), mais elle n'altère pas, elle ne blesse pas la vérité dont elle est dé­positaire et maîtresse, car elle est certaine que dans cette vérité il sera toujours possible à tous de retrouver le vrai visage du Christ, et dans le Christ la vision, désormais possible, du Père, et aussi la vision qui est toujours à découvrir, de l'homme.

L'amour, Fils très chers, l'amour envers le Christ fait l'expé­rience de ce prodige. L'humanité du Christ, nous enseigne sainte Thérèse, est le pont pour arriver à Dieu (cf. Vida, c. 22 ; Castello, c. 7) ; et sainte Catherine nous décrit le corps crucifié du Christ comme une échelle, que l'amour parcourt pour monter à la perfec­tion (Lettre 74), et nous parle du Seigneur comme d'un pont qui protège de l'abîme créé par le péché entre Dieu et l'homme. Le Christ, le Concile nous le rappelle toujours, est le Médiateur de notre salut (cf. Sacr. Conc. n. 5). Le Médiateur, unique, nécessaire, nôtre, très doux.

Son Noël est proche, pensons au Christ comme tel, avec notre Bénédiction Apostolique.