L’ENSEIGNEMENT DE PAUL VI
1969
Au rendez-vous
du monde du travail
Noël 1968 à Tarante : L'EGLISE ET
LE MONDE DU TRAVAIL
Au rendez-vous des Nations et des
Frères dans le Christ
Genève, 10 juin 1969 : « AVEC TOUTES LES BONNES VOLONTES
POUR LE PRIMAT DE L'HOMME »
DISCOURS DEVANT LE CONSEIL ŒCUMENIQUE DES EGLISES
« C'EST L'AMOUR QUI EST FORT ET LE PLUS FORT »
Kampala, 31 juillet - 2 août 1969 :
L'EGLISE D'AFRIQUE A L'HEURE
AFRICAINE
A L'EXEMPLE DE VOS MARTYRS, VIVEZ VOTRE FOI »
Autour de Pierre, les représentants
des Evêques de l'Eglise universelle
2 octobre : « CHARITE ET
UNITE DOIVENT GUIDER LE PROGRES POST-CONCILIAIRE »
25 octobre : CONCELEBRATION
A SAINTE-MARIE-MAJEURE
27 octobre : LES
PERSPECTIVES OUVERTES PAR LE SYNODE
Au rendez-vous du Peuple de Dieu
6 janvier : GRANDEURS ET
EXIGENCES DE L'EPISCOPAT
15 janvier : L'ASPIRATION
A UNE VIE NOUVELLE PASSE PAR LA REFORME INTERIEURE DE CHACUN
22 janvier : VOIES D'UN
ŒCUMENISME AUTHENTIQUE
29 janvier : L'EGLISE DANS
L'ELAN DU CONCILE
5 février : VRAIES ET
FAUSSES NOTIONS DE LA LIBERTE ET DE L'AUTORITE
12 février : AGIR AVEC UNE
CONSCIENCE DROITE ET FORTE ILLUMINEE PAR LA SAGESSE DU CHRIST
19 février : LA PENITENCE,
PAR UNE CONVERSION DU CŒUR, NOUS RAPPROCHE DE DIEU ET DE L'EGLISE, OU NOUS Y
RAMENE
5 mars : L'EGLISE EST
PRESENTE DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI AVEC SON MESSAGE, LES CHARISMES ET LA
CHARITE
12 mars : LA FONCTION
HIERARCHIQUE DE L'EGLISE EST UN SERVICE D'AMOUR
19 mars : SAINT JOSEPH
EXEMPLE ET MODELE DE NOTRE VIE CHRETIENNE
26 mars : ENSEIGNEMENT
CONCILIAIRE ET VIE INTERIEURE
2 avril : ACTUALITE DE
LA PASSION DU CHRIST TOUJOURS VECUE PAR L'EGLISE
9 avril : LA FETE DE
PAQUES DANS NOTRE VIE CHRETIENNE
16 avril : A L'ECOUTE
DES « SIGNES DES TEMPS »
23 avril : VALEUR ET
PORTEE DE LA « CONSECRATION DU MONDE »
30 avril : CATHERINE DE
SIENNE, MODELE EXEMPLAIRE D'ATTACHEMENT A L'EGLISE
Avec cette édition 1970, nous
présentons le deuxième volume de « L'Enseignement de Paul VI »
Comme l'année précédente, le
lecteur trouvera dans cet ouvrage toutes les allocutions prononcées par le
Saint-Père au cours des audiences générales du mercredi.
En outre, en raison de leur
importance, ont été insérés les discours que le Pape prononça à Tarante, le 25
décembre 1968, au cours de ses voyages à Genève (10 juin 1969) et à Kampala (31
juillet - 2 août 1969), à l'occasion du dernier Synode enfin.
Quels que soient ses
interlocuteurs, quelles que soient les occasions de ses rencontres, Paul VI
imprime à son enseignement une marque qui lui est bien particulière, n'évitant
aucun des problèmes qui se posent à l'Eglise, les abordant avec sérénité et
clairvoyance, les analysant avec précision, en dégageant les conséquences et
les exigences, disant enfin la doctrine avec fermeté et une charité qui ne se
dément jamais.
C'est l'enseignement du Chef ;
c'est l'enseignement du Père ; au milieu des contingences, en face des poussées
de fièvre, devant les inspirations généreuses d'un Peuple de Dieu vivant et
actif, c'est la réponse ardente du Pasteur dont l'unique objectif est de garder
l'Eglise dans l'authentique fidélité au Christ, condition indispensable à
toute véritable vitalité et à tout renouveau.
Cet ouvrage, pour sa modeste
part, voudrait contribuer à donner un écho plus prolongé à la voix de Paul VI.
11 février 1970
L’ENSEIGNEMENT DE PAUL VI
Tarante, 26 décembre 1968
C'est au milieu des ouvriers du Centre sidérurgique
de Tarante que Paul VI a passé la nuit de Noël 1968, Au cours de la messe
célébrée sur un autel fait d'une plaque d'acier, posée sur des troncs de
pipe-line, le Saint-Père a prononcé l'allocution suivante :
Fils, Frères, Amis, Hommes inconnus, et déjà aimés de Nous puisque nous sommes liés les uns aux autres — vous à Nous et Nous à vous — par une parenté supérieure à celle du sang, du pays ; de la culture, par une parenté qui est une solidarité de destins ; une communion de foi, — existante ou à faire naître — une unité mystérieuse, celle qui nous fait chrétiens, qui fait de nous une seule chose dans le Christ !
Toutes les distances sont abolies, les différences tombent, les méfiances et les réserves se dissipent ; nous sommes ensemble, comme si nous n'étions pas des étrangers les uns pour les autres ; et ceci vaut spécialement pour Nous, parce que vraiment Nous sommes pour vous, comme le Pape l'est pour tous, et en particulier pour les catholiques, que vous êtes, un Père, un Pasteur, un Maître, un Frère, un Ami ! Pour chacun et pour tous ! Considérez-Nous comme tel ; écoutez-Nous comme tel.
Nous sommes venu ici pour vous, travailleurs, pour vous, ouvriers de ce nouveau et colossal centre sidérurgique ; et aussi pour ceux des autres usines et chantiers de cette Cité et de cette région ; et également, disons-le, pour tous les travailleurs de l'immense et formidable secteur dé l'industrie moderne (et Nous n'oublions pas non plus les ouvriers agricoles) les pêcheurs, les travailleurs des chantiers navals, les marins et ceux de tous les autres secteurs de l'activité humaine : en ce moment vous les représentez tous à nos yeux).
Mais avant de vous parler, permettez que Nous Nous acquittions d'un devoir de courtoisie et de reconnaissance à l'égard de tous ceux qui Nous ont accueilli et autorisé à entrer. Nous Nous sentons obligé de remercier les Autorités civiles et militaires, les Promoteurs et les Dirigeants de cette gigantesque entreprise ; et aussi l'Archevêque et tous ceux qui vous assistent sur le plan spirituel et sur le plan social ; vos Représentants ; et encore vos Familles, vos enfants, toute la population de cette Ville et de cette région. A tous, notre salut, nos vœux et aussi notre Bénédiction. Noël remplit le cœur de souhaits, de bonté et de bonheur pour tous.
Mais à vous, Travailleurs, que dirons-Nous dans le bref moment accordé à notre rapide rencontre ?
Nous vous parlerons avec notre cœur. Nous vous dirons une chose très simple, mais pleine de signification. Et la voici : ce n'est pas facile pour Nous de vous parler. Nous sommes conscient de la difficulté qu'il y a à Nous faire comprendre de vous. Ou peut-être est-ce Nous qui ne vous comprenons pas assez ? Le fait est que vous parler est pour Nous chose assez difficile. Il Nous semble qu'entre vous et Nous il n'existe pas de langage commun. Vous êtes immergés dans un monde qui est étranger au monde dans lequel nous, les hommes d'Eglise, nous vivons. Vous pensez et vous travaillez d'une manière si différente de celle dans laquelle pense et agit l'Eglise. Nous vous disions, en vous saluant, que nous sommes frères et amis : mais est-ce bien vrai, en réalité ? Car nous remarquons tous ce fait évident : le travail et la religion, dans notre monde moderne, sont deux choses séparées, coupées l'une de l'autre, bien souvent même opposées. Autrefois, il n'en était pas ainsi. (Il y a quelques années Nous parlions de ce phénomène à Turin). Mais cette séparation, cette incompréhension réciproque n'ont pas de raison d'être. Ce n'est pas le moment de vous expliquer pourquoi. Mais pour l'instant qu'il vous suffise de ce fait que Nous, en tant que Pape de l'Eglise catholique, Nous, pauvre mais authentique représentant de ce Christ, de la naissance duquel nous célébrons cette nuit la mémoire, bien plus le renouvellement spirituel, Nous sommes venu ici parmi vous, pour vous dire que cette séparation entre votre monde du travail et celui de la religion, du christianisme, n'existe pas ou plutôt ne doit pas exister. Nous le répéterons encore une fois, de ce centre sidérurgique, que Nous considérons en ce moment comme une expression typique du travail moderne porté à ses plus hautes manifestations industrielles, d'intelligence, de science, de technique, de dimensions économiques, de finalités sociales : le message chrétien n'est pas étranger au monde du travail, il ne lui est pas refusé ; bien plus, Nous dirons que plus l'œuvre humaine s'affirme ici dans ses dimensions de progrès scientifique, de puissance, de force, d'organisation, d'utilité, de merveilleuses réalisations, — de modernité, en somme —, plus elle mérite et réclame aussi que Jésus, l'ouvrier-prophète, le maître et l'ami de l'humanité, le Sauveur du monde, le Verbe de Dieu qui s'incarne dans notre nature humaine, l'Homme de la douleur et de l'Amour, le Messie mystérieux et arbitre de l'histoire, annonce ici, et d'ici au monde, son message de rénovation et d'espérance.
Travailleurs qui Nous écoutez : Jésus, le Christ est pour vous !
Souvenez-vous et méditez : le Christ de l'Evangile, celui que l'Eglise catholique vous présente et vous offre, il est pour vous ! Cette nuit, il est avec vous !
N'ayez pas peur que cette présence, cette alliance, vécue dans la foi et la coutume, doive changer l'aspect, la finalité, l'organisation d'une entreprise comme celle-ci et d'autres semblables ; qu'elle doive, comme on dit vulgairement, cléricaliser le travail moderne de l'homme, ou freiner son expansion, opposer la finalité religieuse de la vie au développement de l'activité humaine, l'Evangile au progrès scientifique, technique, économique et social.
Vous avez certainement entendu parler du récent Concile, dans lequel l'Eglise a exprimé et précisé sa pensée sur ses rapports avec le monde contemporain. Voici ce que dit le Concile : « Loin d'opposer les conquêtes du génie et du courage de l'homme à la puissance de Dieu, et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont, au contraire, bien persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l'homme, plus s'élargit le champ de ses responsabilités personnelles et communautaires » (Gaudium et spes, 34).
Cela vaut pour ceux qui opposent le christianisme et l'humanisme du travail moderne ; et cela vaut spécialement pour ceux qui engagent dans ce travail les ressources de la science, de la technique, de l'organisation industrielle, et produisent des œuvres cyclopéennes et parfaites comme celles où nous nous trouvons, ou qui dominent les lois et les forces de la nature au point d'ouvrir à l'audace de l'homme des entreprises inimaginables et merveilleuses, comme celle qui, cette nuit même, emporte trois hommes dans l'espace céleste pour tourner autour de la lune. Honneur aux pionniers de l'expansion de l'intelligence et de l'activité de l'homme ! et gloire à Dieu, qui irradie sa lumière sur le visage de l'homme et donne aux facultés humaines le pouvoir royal de dominer les créatures qui l'entourent (cf. Gn 1, 20 ; cf. S. irénée, Gloria Dei vivens homo). C'est là une pensée, un principe, qui devra toujours davantage devenir une source de méditation pour l'homme moderne et susciter en lui, non pas l'orgueil et la tragédie de Prométhée, mais ce sentiment primordial et dynamique de sympathie et de confiance à l'égard de la nature dont nous faisons partie et dont nous sommes les explorateurs (cf. einstein, Cosmic Religion, New York 1931, pp. 52-53), ce sentiment de jeunesse et d'intelligence qui s'appelle l'admiration et qui, passant de l'observation enchanteresse des choses à la recherche suprême de leur origine, devient découverte du mystère, devient adoration, devient prière.
Chers Travailleurs, ces paroles sont-elles difficiles ? Non. Ce sont des paroles consolantes, et consolantes pour vous, précisément, qui vivez dans ce cadre. C'est un cadre qui semble, à première vue, une formidable énigme, un ensemble incompréhensible de machines et d'énergies, un royaume de la matière déployant certains de ses secrets, que vous transformez, mais au prix d'une lutte terrible et très habile, en éléments utiles à d'autres travaux, pour être ensuite utilisés pour le service et les besoins de l'homme. Vous avez devant vous une vision extrêmement réaliste, mais qui n'est pas, pour autant, matérialiste. Vous savez comment traiter la matière, qui semble ingrate et réfractaire à toute tentative de l'art humain ; vous savez la traiter et la dominer, parce que, d'une part, vous et ceux qui vous dirigent êtes devenus si intelligents que vous découvrez les lois nouvelles du métier humain, c'est-à-dire de l'art de dominer les choses; et d'autre part, vous avez découvert, vous et vos maîtres, les lois cachées dans les choses elles-mêmes. Les lois ? Que sont les lois, sinon des pensées ? Des pensées cachées dans les choses, pensées impératives, qui non seulement définissent les choses avec nos mots habituels : fer, feu, ou autre ; mais qui leur donnent une existence particulière, une existence que, par elle-même, — c'est évident — les choses ne peuvent pas se donner, une existence que nous appelons créée. Vous rencontrez, à chaque phase de votre dur travail, cette existence créée, c'est-à-dire pensée. Pensée par qui ? Sans vous en apercevoir, vous tirez des choses une réponse, une parole, une loi, une pensée, qui est dans les choses ; une pensée qui, à y bien réfléchir, nous porte à rechercher la main, la puissance, que disons-Nous ? la présence, immanente et transcendante — c'est-à-dire au-dedans et au-dessus de cette matière — d'un Esprit Pensant et Tout-Puissant, Auquel nous sommes habitués à donner le nom qui, en ce moment, tremble sur Nos lèvres, le nom mystérieux de Dieu.
Vous voyez, chers Travailleurs, vous voyez comment, lorsque vous travaillez dans cette usine, c'est, en un certain sens, comme si vous étiez à l'Eglise. Sans y penser, vous êtes ici en contact avec l'œuvre, avec la pensée, avec la présence de Dieu. Vous voyez comment travail et prière ont une racine commune, même si l'expression est différente. Si vous êtes intelligents, si vous êtes de vrais hommes, vous pouvez et vous devez être religieux, ici, dans ces immenses pavillons du travail terrestre, sans faire autre chose qu'aimer, penser, admirer votre fatigant travail.
Nous avons dit fatigant ; Nous avons reconnu, par là, l'aspect humain de votre œuvre. Ici, deux mondes se rencontrent : la matière et l'homme : la machine, l'instrument, la structure industrielle d'une part ; la main, la fatigue, la condition de vie du travailleur de l'autre. Le premier monde, celui de la matière, a une secrète révélation spirituelle et divine, disions-Nous, à faire à ceux qui savent l'accueillir ; mais cet autre monde qu'est l'homme, engagé dans son travail, accablé de labeur, plein lui-même de sentiments, de pensées, de besoins, de fatigue, de douleur, quel sort trouve-t-il ici ? Quelle est, en d'autres termes, la condition du Travailleur engagé dans l'organisation industrielle ? Sera-t-il lui aussi une machine ? Un pur instrument qui vend, sa fatigue pour avoir du pain, du pain pour vivre ; car, avant et après tout, la vie est chose plus importante que toute autre; l'homme vaut plus que la machine et plus que sa production. Nous savons bien toutes ces choses, qui ont pris dans le temps passé et prennent encore dans notre temps une importance nouvelle, immense, prédominante ; elles ont eu leur expression dans cet ensemble de problèmes et de luttes que Nous appelons la question sociale. Tout le monde sait quels ont été les phénomènes culturels, historiques, sociaux, économiques, politiques, dans lesquels la question sociale s'est posée et se pose. Ce n'est pas en ce moment qu'il faut en parler.
En ce moment, ce qui Nous préoccupe — Nous, et vous aussi, certainement — c'est de donner une réponse, fût-elle très sommaire, à l'objection que Nous avons Nous-même soulevée en entrant. Que vient faire ici le messager de l'Evangile ? Que peut dire le représentant du Christ à ce monde du travail moderne qui est le vôtre ? Et à vous spécialement, Travailleurs manuels, qui fournissez la fatigue physique, humble et exténuante, qu'aucune machine ne peut encore remplacer ?
Chers Travailleurs ! Sous cet aspect — l'aspect humain — il Nous devient plus facile de vous parler, et les mots viennent du cœur, car il Nous semble les lire aussi dans votre cœur. Qu'avez-vous dans le cœur ? Vous êtes des hommes. Etes-vous heureux pour autant ? Avez-vous tout ce qui vous est dû comme hommes, tout ce que vous désirez profondément ? Ce n'est certainement pas possible. Ce ne l'est pour personne ; ce l'est encore moins, peut-être, pour vous. Chacun porte au fond de son âme une souffrance. Etes-vous malheureux ? Etes-vous vraiment libres ? Etes-vous affamés de justice et de dignité ? Avez-vous besoin de santé, besoin d'amour ? Avez-vous dans le cœur des sentiments de rancœur et de haine, êtes-vous désireux de vengeance et de rébellion ? Où est pour vous la paix, la fraternité, la solidarité, l'amitié, la loyauté, la bonté, en vous et hors de vous ?
Nous vous dirons une chose, que vous devrez vous rappeler : Nous vous comprenons. Et en disant Nous, Nous disons l'Eglise. Oui, l'Eglise, comme une mère, vous comprend. Ne dites et ne pensez jamais que l'Eglise est aveugle devant vos besoins, sourde à vos appels. Avant même, que vous ayez conscience de vous-mêmes, de vos conditions réelles, totales et profondes, l'Eglise vous connaît, vous étudie, vous interprète, vous défend. Encore plus, parfois, que vous ne le pensez. Que diriez-vous si Nous, l'Eglise, Nous Nous limitions à connaître les passions qui ont agité, en tant de manières, les classes laborieuses ? Qu'est-ce qui agitait ces passions ? Le désir, le besoin de justice. L'Eglise ne partage pas les passions de classe, quand celles-ci explosent en sentiments de haine et en gestes de violence. Mais l'Eglise reconnaît le besoin de justice du peuple honnête, elle le défend comme elle peut et le promeut. Et remarquez bien que l'homme ne vit pas seulement de pain, dit l'Eglise répétant les paroles du Christ, ce n'est pas seulement de justice économique, de salaire, de quelque bien-être matériel qu'a besoin le Travailleur : c'est de justice civile et sociale. Pour cette revendication aussi, l'Eglise vous comprend et vous aide. Il y a plus : vous avez d'autres besoins et d'autres droits, pour la défense desquels l'Eglise, bien souvent, reste votre unique avocate. Ce sont les besoins et les droits de l'esprit, ceux qui sont propres aux enfants de Dieu, ceux des citoyens du royaume des âmes appelées aux vrais et suprêmes destins de la plénitude de la vraie vie, présente et future. N'êtes-vous pas élevés à cette égalité, qui dépasse toute différence sociale ? Bien plus : n'êtes-vous pas, entre tous, les préférés de l'Evangile, si vous êtes petits, si vous êtes pauvres, si vous êtes souffrants, si vous êtes opprimés, si vous êtes assoiffés de justice, capables de vraie joie et de véritable amour ?
Cela, l'Eglise le pense et le dit de vous et pour vous. Et la raison en est claire : c'est que l'Eglise est la continuation du Christ. L'Eglise est la voie qui porte à travers les siècles et diffuse par toute la terre la Parole du Seigneur, et aussi la présence — perceptible seulement par celui qui croit — de Jésus, de ce Jésus dont en cette nuit nous commémorons et renouvelons en nous, spirituellement, la naissance.
Trouvez-vous alors étrange, trouvez-vous anachronique, trouvez-vous antipathique, ici, le message de l'Evangile ? N'y a-t-il pas ici des hommes vivants, des hommes qui souffrent, des hommes qui ont besoin de dignité, de paix, d'amour, des hommes qui ne comprennent pas le danger d'être réduits à devenir des êtres d'« une seule dimension » : celle d'instruments, et qui ne s'aperçoivent pas que c'est justement ici (Nous voulons dire au cœur du monde industriel en grand style), ici où le péril de cette déshumanisation est le plus grand, que le souffle de l'Evangile, comme oxygène d'une vie digne de l'homme, est plus que jamais à sa place, et la présence humble et pleine d'amour du Christ, plus que jamais nécessaire.
Voilà, fils très chers, voilà pourquoi Nous sommes venu ici. Nous sommes venu pour vous. Nous sommes venu afin que notre présence vous montre la présence consolatrice, salvatrice du Christ au milieu du monde, merveilleux, mais vide de foi et de grâce, du travail moderne. Nous sommes venu pour lancer d'ici, comme un éclat de trompette résonnant dans le monde, la bienheureuse annonce de Noël à l'humanité qui monte, qui étudie, qui travaille, qui peine, qui souffre, qui pleure et qui espère ; et l'annonce est celle des Anges de Bethléem : aujourd'hui est né votre Sauveur, le Christ Seigneur.
Genève, 10 juin 1969
A l'occasion de la célébration du Cinquantenaire de
la fondation de l'Organisation Internationale du Travail, et à l'invitation du
Bureau de cette organisation, Paul VI s'est rendu à Genève le 10 juin 1969.
Il a profité de ce voyage pour rendre visite au Conseil Oecuménique des Eglises. Enfin, dans la soirée, le Saint-Père a célébré la messe, en plein air, au parc de la Grange, devant 70000 personnes.
Ce furent les trois grands moments de ta journée
genevoise du Pape ; ils furent, chacun, l'occasion de discours que nous
reproduisons dans les pages suivantes.
Discours de Paul VI devant l'Assemblée de l'O.I.T.
Monsieur le Président,
Monsieur le Directeur général,
Messieurs,
C'est pour Nous un honneur et une joie de participer officiellement à cette Assemblée, à l'heure solennelle où l'Organisation internationale du travail célèbre le cinquantième anniversaire de sa fondation. Pourquoi sommes-Nous ici ? Nous n'appartenons pas à cet organisme international, Nous sommes étranger aux questions spécifiques, qui trouvent ici leurs bureaux d'étude et leurs salles de délibération, et Notre mission spirituelle n'entend pas intervenir en dehors de son domaine propre. Si Nous sommes ici, c'est, Monsieur le Directeur, pour répondre à l'invitation que vous Nous avez si aimablement adressée. Et Nous sommes heureux de vous en remercier publiquement, de vous dire combien Nous avons apprécié cette démarche si courtoise, combien Nous en mesurons l'importance, et de quel prix Nous apparaît sa signification.
2. Sans compétence particulière dans les discussions techniques sur la défense et la promotion du travail humain, Nous ne sommes pourtant nullement étranger à cette grande cause du travail, qui constitue votre raison d'être, et à laquelle vous consacrez vos énergies.
3. Dès sa première page, la Bible, dont Nous sommes le messager, nous présente la création comme issue du travail du Créateur (cf. Gn 2, 7) et livrée au travail de la créature, dont l'effort intelligent doit la mettre en valeur, la parachever pour ainsi dire en l'humanisant, à son service (cf. Gn 1, 29 et Populorum progressio, 22). Aussi le travail est-il, selon la pensée divine, l'activité normale de l'homme (cf. Ps 104, 23 et Si 7, 15), et se réjouir et jouir de ses fruits un don de Dieu (cf. Qo 5, 18), puisque chacun est tout naturellement rétribué selon ses œuvres (cf. Ps 62, 13 et 128, 2 ; Mt 16, 27 ; 1 Co 15, 58 ; 2 Th 3, 10).
4. A travers toutes ces pages de la Bible, le travail apparaît comme une donnée fondamentale de la condition humaine, au point que devenu l'un de nous (cf. 1 Jn 14), le Fils de Dieu est devenu aussi en même temps un travailleur, qu'on désignait tout naturellement dans son entourage par la profession des siens : Jésus est connu comme « le fils du charpentier » (Mt 13, 55). Le travail de l'homme acquérait par là les plus hautes lettres de noblesse que l'on pût imaginer, et vous les avez voulues présentes à la place d'honneur, au siège de votre Organisation, par cette admirable fresque de Maurice Denis consacrée à la dignité du travail, où le Christ apporte la Bonne Nouvelle aux travailleurs qui l'entourent, fils de Dieu eux aussi et tous frères.
5. S'il ne Nous appartient pas d'évoquer l'histoire, qui a vu naître et s'affermir votre Organisation, Nous ne pouvons du moins passer sous silence, en ce pays hospitalier, l'œuvre de pionniers tels que Mgr Mermillod et l'Union de Fribourg, l'admirable exemple donné par l'industriel protestant Daniel Le Grand, et la féconde initiative du catholique Gaspard Decurtin, premier germe d'une Conférence internationale sur le travail : Comment pourrions-Nous aussi oublier. Messieurs, que votre premier directeur avait à cœur, pour le 40ème anniversaire de l'encyclique de Léon XIII sur les conditions du travail, de rendre hommage aux « ouvriers tenaces de la justice sociale, entre autres ceux qui se réclament de l'encyclique Rerum Novarum » (cité par A. le roy, Catholicisme social et Organisation Internationale du Travail, Paris, Spes 1937, p. 16). Et, dressant le bilan de Dix ans d'Organisation Internationale du Travail, n'hésitaient pas à le reconnaître : « Le grand mouvement issu, au sein de l'Eglise catholique, de l'encyclique Rerum Novarum, a prouvé sa fécondité » (Dix ans d'Organisation Internationale du Travail, Genève, B.I.T. 1931, p. 461).
6. La sympathie de l'Eglise pour votre Organisation, comme pour le monde du travail, ne cessait dès lors de se manifester, et tout particulièrement dans l'encyclique Quadragesimo anno de Pie XI (Encyclique Quadragesimo anno, 15 mai 1931, n. 24), dans l'allocution de Pie XII au Conseil d'administration du Bureau International du Travail (Allocution du 19 novembre 1954), dans l'encyclique Mater et Magistra de Jean XXIII exprimant sa « cordiale estime envers l’O.I.T. (...) pour sa contribution valide et précieuse à l'instauration dans le monde, d'un ordre économique et social imprégné de justice et d'humanité, où les requêtes légitimes des travailleurs trouvent aussi leur expression » (Encyclique Mater et Magistra, 15 mai 1961, n. 103). Nous-même avions la joie, au terme du Concile œcuménique du Vatican, de promulguer la Constitution pastorale Gaudium et spes élaborée par les évêques du monde entier. L'Eglise y réaffirme la valeur du « gigantesque effort de l'activité humaine individuelle et collective », tout comme la prévalence du travail des hommes sur « les autres éléments de la vie économique, qui n'ont valeur que d'instruments », avec les droits imprescriptibles et les devoirs que requiert un tel principe (Constitution pastorale Gaudium et spes, 7 décembre 1965, n. 34 et 67-68). Notre encyclique Populorum progressio, enfin, s'est employée à faire prendre conscience de ce que « la question sociale est devenue mondiale », avec les conséquences qui en découlent pour le développement intégral et solidaire des peuples, le développement qui est « le nouveau nom de la paix » (Encyclique Populorum progressio, 26 mars 1967, n. 3 et 76).
7. C'est vous le dire : Nous sommes un observateur attentif de l'œuvre que vous accomplissez ici, bien plus, un admirateur fervent de l'activité que vous déployez, un collaborateur aussi, heureux d'être invité à célébrer avec vous l'existence, les fonctions, les réalisations et les mérites de cette institution mondiale, et de le faire en ami. Et Nous n'avons garde d'oublier, en cette circonstance solennelle, les autres institutions internationales genevoises, à commencer par la Croix-Rouge, toutes institutions méritantes et bien dignes d'éloges, auxquelles Nous aimons étendre nos salutations respectueuses et nos vœux fervents.
8. Pour Nous qui appartenons à une institution affrontée depuis deux millénaires à l'usure du temps, ces cinquante années inlassablement vouées à l'Organisation Internationale du Travail sont la source de fécondes réflexions. Chacun sait qu'une telle durée est un fait vraiment singulier dans l'histoire de notre siècle. La fatale précarité des choses humaines, que l'accélération de la civilisation moderne a rendue plus évidente et plus dévorante, n'a pas ébranlé votre institution, à l'idéal de laquelle Nous voulons rendre hommage : « une paix universelle et durable, fondée sur la justice sociale » (Constitution de l’O.I.T., Genève, B.I.T. 1968, Préambule, p. 5). L'épreuve subie du fait de la disparition de la Société des Nations, à laquelle elle était liée organiquement, du fait aussi de la naissance de l'Organisation des Nations Unies sur un autre continent, bien loin de lui enlever ses raisons d'être, lui a au contraire fourni l'occasion, par la célèbre Déclaration de Philadelphie, voici 25 ans, de les confirmer et de les préciser, en les enracinant profondément dans la réalité du progrès de la société. « Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales » (Ibid., art. 2, p. 24).
9. De tout cœur Nous Nous réjouissons avec vous de la vitalité de votre cinquantenaire, mais toujours jeune institution, depuis sa naissance en 1919 avec le traité de paix de Versailles. Qui dira les travaux, les fatigues, les veilles génératrices de tant de décisions courageuses et bénéfiques pour tous les travailleurs, comme pour la vie de l'humanité, de tous ceux qui, non sans mérite, lui ont consacré avec talent leur activité ? Entre tous, Nous ne pouvons omettre de nommer son premier directeur, Albert Thomas, et son actuel successeur, David Morse. Nous ne pouvons non plus passer sous silence le fait qu'à leur demande, et presque depuis les origines, un prêtre a toujours été au milieu de ceux qui ont constitué, construit, soutenu et servi cette insigne institution. Nous sommes reconnaissant envers tous de l'œuvre accomplie, et Nous souhaitons qu'elle poursuive heureusement sa mission aussi complexe que difficile, mais vraiment providentielle, pour le plus grand bien de la société moderne.
10. Des voix mieux informées que la Nôtre diront quelle somme d'activités l'Organisation internationale du Travail a réalisée en cinquante années d'existence, et quels résultats elle a atteints avec ses 128 conventions et ses 132 recommandations.
11. Mais comment ne pas souligner le fait primordial et d'une importance capitale que manifeste cette impressionnante documentation ? Ici — et c'est un fait décisif dans l'histoire de la civilisation —, ici le travail de l'homme est considéré comme digne d'un intérêt fondamental. Il n'en fut pas toujours ainsi, on le sait, dans l'histoire déjà longue de l'humanité. Que l'on songe à la conception antique du travail (cf., par exemple, cicéron, De Officiis, 1, 42), au discrédit qui l'entourait, à l'esclavage qu'il entraînait, cette horrible plaie, dont il faut hélas reconnaître qu'elle n'a pas encore entièrement disparu de la face du monde. La conception moderne, dont vous êtes les hérauts et les défenseurs, est tout autre. Elle est fondée sur un principe fondamental que le christianisme pour sa part a singulièrement mis en lumière : dans le travail, c'est l'homme qui est premier. Qu'il soit artiste ou artisan, entrepreneur ouvrier ou paysan, manuel ou intellectuel, c'est l'homme qui travaille, et c'est pour l'homme qu'il travaille. C'en est donc fini de la priorité du travail sur le travailleur, et de la suprématie des exigences techniques et économiques sur les besoins humains. Jamais plus le travail au-dessus du travailleur, jamais plus le travail contre le travailleur, mais toujours le travail pour le travailleur, le travail au service de l'homme, de tout homme et de tout l'homme.
12. Comment l'observateur ne serait-il pas impressionné de voir que cette conception s'est précisée au moment théoriquement le moins favorable à cette affirmation du primat du facteur humain sur le produit du travail, le moment même de l'introduction progressive de la machine, qui multiplie jusqu'à la démesure le rendement du travail, et tend à le remplacer ? Selon une vision abstraite des choses, le travail accompli désormais par la machine et ses énergies, fourni non plus par les bras de l'homme, mais par les formidables forces secrètes d'une nature domestiquée, aurait dû prévaloir, dans l'estimation du monde moderne, jusqu'à faire oublier le travailleur, souvent libéré du poids exténuant et humiliant d'un effort physique disproportionné avec son trop faible rendement. Or il n'en est rien. A l'heure même du triomphe de la technique et de ses effets gigantesques sur la production économique, c'est l'homme qui concentre sur lui l'attention du philosophe, du sociologue et du politique. Car il n'est en définitive de vraie richesse que de l'homme. Or, qui ne le voit, l'insertion de la technique dans le processus de l'activité humaine se ferait au détriment de l'homme, si celui-ci n'en demeurait toujours le maître, et s'il n'en dominait l'évolution. S'il « faut en toute justice reconnaître l'apport irremplaçable de l'organisation du travail et du progrès industriel à l'œuvre du développement » (Populorum progressio, 26), vous savez mieux que quiconque les méfaits de ce qu'on a pu appeler la parcellisation du travail dans la société industrielle contemporaine (cf., par exemple, G. friedmann, Où va le travail humain ? ; et Le travail en miettes, Paris, Gallimard 1950 et 1956). Au lieu d'aider l'homme à devenir plus homme, il le déshumanise ; au lieu de l'épanouir, il l'étouffé sous une chape d'ennui pesant. Le travail demeure ambivalent, et son organisation risque de dépersonnaliser celui qui l'accomplit, si ce dernier, devenu son esclave, y abdique intelligence et liberté, jusqu'à y perdre sa dignité (cf. Mater et magistra, 83, et Populorum progressio, 28). Qui ne le sait ? Le travail, source de fruits merveilleux quand il est véritablement créateur, peut au contraire (cf. Ex 1, 8-14), emporté dans le cycle de l'arbitraire, de l'injustice, de la rapacité et de la violence, devenir un véritable fléau social, comme l'attestent ces camps de travail érigés en institutions, qui ont été la honte du monde civilisé.
13. Qui dira le drame parfois terrible du travailleur moderne, écartelé entre son double destin de grandiose réalisateur, en proie trop souvent aux intolérables souffrances d'une condition misérable et prolétarienne, où le manque de pain se conjugue avec la dégradation sociale pour créer un état de véritable insécurité personnelle et familiale ? Vous l'avez compris. C'est le travail, en tant que fait humain, premier et fondamental, qui constitue la racine vitale de votre Organisation, et en fait un arbre magnifique, un arbre qui étend ses rameaux dans le monde entier, par son caractère international, un arbre qui est un honneur pour notre temps, un arbre dont la racine toujours fertile le sollicite à une activité continue et organique. C'est cette même racine qui vous interdit de favoriser des intérêts particuliers, mais vous met au service du bien commun. C'est elle qui constitue votre génie propre et sa fécondité ; intervenir partout et toujours pour porter remède aux conflits du travail, les prévenir si possible, secourir spontanément les accidentés, élaborer de nouvelles protections contre de nouveaux dangers, améliorer le sort des travailleurs, en respectant l'équilibre objectif des réelles possibilités économiques, lutter contre toute ségrégation génératrice d'infériorité, pour quelque motif que ce soit — esclavage, caste, race, religion, classe —, en un mot défendre, envers et contre tous, la liberté de tous les travailleurs, faire prévaloir inlassablement l'idéal de la fraternité entre les hommes, tous égaux en dignité.
14. Telle est votre vocation. Votre action ne repose, ni sur la fatalité d'une implacable lutte entre ceux qui fournissent le travail et ceux qui l'exécutent, ni sur la partialité de défenseurs d'intérêts ou de fonctions. C'est, au contraire, une participation organique librement organisée et socialement disciplinée aux responsabilités et aux profits du travail. Un seul but : ni l'argent, ni le pouvoir, mais le bien de l'homme. Plus qu'une conception économique, mieux qu'une conception politique, c'est une conception morale, humaine, qui vous inspire : la justice sociale à instaurer, jour après jour, librement et d'un commun accord. Découvrant toujours mieux tout ce que requiert le bien des travailleurs, vous en faites prendre peu à peu conscience et vous le proposez comme idéal. Bien plus, vous le traduisez en de nouvelles règles de comportement social, qui s'imposent comme des normes de droit. Vous assurez ainsi le passage permanent de l'ordre idéal des principes à l'ordre juridique, c'est-à-dire au droit positif. En un mot vous affinez peu à peu, vous faites progresser la conscience morale de l'humanité. Tâche ardue et délicate certes, mais si haute et si nécessaire, qui appelle la collaboration de tous les vrais amis de l'homme. Comment ne lui apporterions-Nous pas notre adhésion et notre appui ?
15. Sur votre route, les obstacles à écarter et les difficultés à surmonter ne manquent pas. Mais vous l'aviez prévu, et c'est pour y faire face que vous avez recours à un instrument et à une méthode qui pourraient suffire à eux seuls pour l'apologie de votre institution. Votre instrument original et organique, c'est de faire conspirer les trois forces qui sont à l'œuvre dans la dynamique humaine du travail moderne : les employeurs et les travailleurs. Et votre méthode — désormais typique paradigme —, c'est d'harmoniser ces trois forces, de les faire non plus s'opposer, mais concourir « dans une collaboration courageuse et féconde » (PIE XII, Allocution au Conseil d'administration du B.I.T., 19 novembre 1954), par un constant dialogue pour l'étude et la solution de problèmes toujours grandissants et sans cesse renouvelés.
16. Cette conception moderne et excellente est bien digne de remplacer définitivement celle qui a malheureusement dominé notre époque : conception dominée par l'efficacité recherchée à travers des agitations trop souvent génératrices de nouvelles souffrances et de nouvelles ruines, risquant ainsi d'annuler, au lieu de les consolider, les résultats obtenus au prix de luttes plus d'une fois dramatiques. Il faut le proclamer solennellement : les conflits du travail ne sauraient trouver leur remède dans des dispositions artificiellement imposées, qui privent frauduleusement le travailleur et toute la communauté sociale de leur première et inaliénable prérogative humaine, la liberté. Ils ne sauraient pas plus le trouver du reste en des situations qui résultent du seul et libre jeu — comme on dit — du déterminisme des facteurs économiques. De tels remèdes peuvent bien avoir les apparences de la justice, ils n'en ont point l'humaine réalité. C'est seulement en comprenant les raisons profondes de ces conflits, et en satisfaisant aux justes revendications qu'ils expriment, que vous en prévenez l'explosion dramatique et que vous en évitez les conséquences ruineuses. Avec Albert Thomas, redisons-le : « Le "social" devra vaincre "l'économique". Il devra le régler et le conduire, pour mieux satisfaire à la justice » (Dix ans d'Organisation Internationale du Travail, Genève, B.I.T. 1931, Préface, p. XIV). C'est pourquoi l'Organisation Internationale du Travail apparaît aujourd'hui, dans le champ clos du monde moderne où s'affrontent dangereusement les intérêts et les idéologies, comme une voie ouverte vers un meilleur avenir de l'humanité. Plus que nulle autre institution peut-être, vous pouvez y contribuer, tout simplement en étant activement et inventivement fidèles à votre idéal : la paix universelle par la justice sociale.
17. C'est pour cela que Nous sommes venu ici vous donner notre encouragement et notre accord, vous inviter aussi à persévérer avec ténacité dans votre mission de justice et de paix, et vous assurer de notre humble, mais sincère solidarité. Car c'est la paix du monde qui est en jeu, l'avenir de l'humanité. Cet avenir ne peut se construire que dans la paix entre toutes les familles humaines au travail, entre les classes et entre les peuples, une paix qui repose sur une justice toujours plus parfaite entre tous les hommes (cf. Encyclique Pacem in terris et Populorum progressio, 76).
18. En cette heure contrastée de l'histoire de l'humanité, pleine de périls, mais remplie d'espérance, c'est à vous qu'il appartient, pour une large part, de construire la justice, et par là d'assurer la paix. Non, Messieurs, ne croyez pas votre œuvre achevée, elle devient au contraire chaque jour plus urgente. Que de maux — et quels maux ! — que de déficiences, d'abus, d'injustices, de souffrances, que de plaintes s'élèvent encore du monde du travail. Permettez Nous d'être devant vous l'interprète de tous ceux qui souffrent injustement, qui sont indignement exploités, outrageusement bafoués dans leur corps et dans leur âme, avilis par un travail dégradant systématiquement voulu, organisé, imposé. Entendez ce cri de douleur qui continue à monter de l'humanité souffrante !
19. Courageusement, inlassablement, luttez contre les abus toujours renaissants et les injustices sans cesse renouvelées, contraignez les intérêts particuliers à se soumettre à la vision plus large du bien commun, adaptez les anciennes dispositions aux besoins nouveaux, suscitez-en de nouvelles, engagez les nations à les ratifier, et prenez les moyens de les faire respecter, car-il faut le redire : « Il serait vain de proclamer des droits, si l'on ne mettait en même temps tout en œuvre pour assurer le devoir de les respecter, par tous, partout, et pour tous » (Message à la Conférence internationale des droits de l'homme à Téhéran, 15 avril 1968).
20. Osons l'ajouter : c'est contre lui-même qu'il vous faut défendre l'homme, l'homme menace de n'être plus qu'une partie de lui-même, réduit, comme on l'a dit, à une seule dimension (cf., par exemple, M. marcuse, L'homme unidimensionnel, traduit de l'anglais par M. Wittig et l'auteur. Paris, Editions de Minuit 1968). Il faut à tout prix l'empêcher de n'être que le pourvoyeur mécanisé d'une machine aveugle, dévoreuse du meilleur de lui-même, ou d'un Etat tenté d'asservir toutes les énergies à son seul service. C'est l'homme qu'il vous faut protéger, un homme emporté par les forces formidables qu'il met en œuvre et comme englouti par le progrès gigantesque de son travail, un homme entraîné par l'élan irrésistible de ses inventions, et comme étourdi par le contraste croissant entre la prodigieuse augmentation des biens mis à sa disposition, et leur répartition si facilement injuste entre les hommes et entre les peuples. Le mythe de Prométhée projette son ombre inquiétante sur le drame de notre temps, où la conscience de l'homme n'arrive pas à se hausser au niveau de son activité et à assumer ses graves responsabilités, dans la fidélité au dessein d'amour de Dieu sur le monde. Aurions-nous perdu la leçon de la tragique histoire de la tour de Babel, où la conquête de la nature par l'homme oublieux de Dieu s'accompagne d'une désintégration de la société humaine ? (cf. Gn 11, 1-9).
21. Dominant toutes les forces dissolvantes de contestation et de babélisation, c'est la cité des hommes qu'il faut construire, une cité dont le seul ciment durable est l'amour fraternel, entre les races et les peuples comme entre les classes et les générations. A travers les conflits qui déchirent notre temps, c'est, plus qu'une revendication d'avoir, un désir légitime d'être qui s'affirme toujours davantage (cf. Populorum progressio, 1 et 8). Vous avez depuis cinquante ans tissé une trame toujours plus serrée de dispositions juridiques qui protègent le travail des hommes, des femmes, des jeunes, et lui assurent une rétribution convenable. Il vous faut maintenant prendre les moyens d'assurer la participation organique de tous les travailleurs, non seulement aux fruits de leur travail, mais encore aux responsabilités économiques et sociales dont dépend leur avenir et celui de leurs enfants (cf. Gaudium et spes, 68).
22. Il vous faut aussi assurer la participation de tous les peuples à la construction du monde, et vous préoccuper dès aujourd'hui des moins favorisés, tout comme vous aviez hier pour premier souci les catégories sociales les plus défavorisées. C'est dire que votre œuvre législative doit se poursuivre hardiment, et s'engager sur des chemins résolument nouveaux, qui assurent le droit solidaire des peuples à leur développement intégral, qui permettent singulièrement « à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur destin » (Populorum progressio, 65). C'est un défi qui vous est aujourd'hui lancé à l'aube de la seconde décennie du développement. Il vous appartient de le relever. Il vous revient de prendre les décisions qui éviteront la retombée de tant d'espoirs et juguleront les tentations de la violence destructrice. Il vous faut exprimer dans des règles de droit la solidarité qui s'affirme toujours plus dans la conscience des hommes. Tout comme hier, vous avez assuré par votre législation la protection et la survie du faible contre la puissance du fort — Lacordaire le disait déjà : « Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit » — (52ème Conférence de Notre-Dame, Carême 1848, dans Oeuvres du R. P. lacordaire, t. IV, Paris, Poussielgue, 1872, p. 494), il vous faut désormais maîtriser les droits des peuples forts, et favoriser le développement des peuples faibles en créant les conditions, non seulement théoriques, mais pratiques d'un véritable droit international du travail, à l'échelle des peuples. Comme chaque homme, chaque peuple doit pouvoir en effet, par son travail, se développer, grandir en humanité, passer de conditions moins humaines à des conditions plus humaines (cf. Populorum progressio, 15 et 20). Il y faut des conditions et des moyens adaptés, une volonté commune, dont vos conventions librement élaborées entre gouvernements, travailleurs et employeurs, pourraient et devraient fournir progressivement l'expression. Plusieurs organisations spécialisées travaillent déjà à construire ce grand’œuvre. C'est sur cette voie qu'il vous faut progresser.
23. C'est dire que, si les aménagements techniques sont indispensables, ils ne sauraient porter leurs fruits sans cette conscience du bien commun universel qui anime et inspire la recherche, et qui soutient l'effort, sans cet idéal qui porte les uns et les autres à se dépasser dans la construction d'un monde fraternel. Ce monde de demain, c'est aux jeunes d'aujourd'hui qu'il appartiendra de le bâtir, mais c'est à vous qu'il revient de les y préparer. Beaucoup reçoivent une formation insuffisante, n'ont pas la possibilité réelle d'apprendre un métier et de trouver un travail. Beaucoup aussi remplissent des tâches pour eux sans signification, dont la répétition monotone peut bien leur procurer un profit, mais ne suffit pas pour leur donner une raison de vivre et satisfaire leur légitime aspiration à prendre, en hommes, leur place dans la société.
Qui ne saisit, dans les pays riches, leur angoisse devant la technocratie envahissante, leur refus d'une société qui ne réussit pas à les intégrer, et dans les pays pauvres, leur plainte de ne pouvoir, faute de préparation suffisante et de moyens adaptés, apporter leur concours généreux aux tâches qui les sollicitent ? Dans l'actuelle mutation du monde, leur protestation retentit comme un signal de souffrance et comme un appel de justice. Au sein de la crise qui ébranle la civilisation moderne, l'attente des jeunes est anxieuse et impatiente : sachons leur ouvrir les chemins de l'avenir, leur proposer des tâches utiles et les y préparer. Il y a tant à faire en ce domaine. Vous en êtes bien conscients, d'ailleurs, et Nous vous félicitons d'avoir inscrit à l'ordre du jour de votre 53ème session l'étude de programmes spéciaux d'emploi et de formation de la jeunesse en vue du développement (organisation internationale du travail, Rapport VIII [I], Genève, B.I.T. 1968).
24. Vaste programme, Messieurs, bien digne de susciter votre enthousiasme et de galvaniser toutes vos énergies, dans le service de la grande cause qui est la vôtre, — qui est aussi la nôtre, — celle de l'homme. A ce combat pacifique, les disciples du Christ entendent participer de tout cœur. Car s'il importe que toutes les forces humaines collaborent pour cette promotion de l'homme, il faut mettre l'esprit à la place qui est la sienne, la première, car l'Esprit est Amour. Qui ne le voit ? Cette construction dépasse les seules forces de l'homme. Mais, le chrétien le sait, il n'est pas seul avec ses frères dans cette œuvre d'amour, de justice et de paix, où il voit la préparation et le gage de la cité éternelle qu'il attend de la grâce de Dieu. L'homme n'est pas livré à lui-même dans une foule solitaire. La cité des hommes qu'il construit est celle d'une famille de frères, d'enfants du même Père, soutenus dans leur effort par une force qui les anime et les soutient, la force de l'Esprit, force mystérieuse, mais réelle, ni magique, ni totalement étrangère à notre expérience historique et personnelle, car elle s'est exprimée en paroles humaines. Et sa voix retentit plus qu'ailleurs dans cette maison ouverte aux souffrances et aux angoisses des travailleurs, comme à ses conquêtes et à ses réalisations prestigieuses, une voix dont l'écho ineffable, aujourd'hui comme hier, ne cesse et ne cessera jamais de susciter l'espérance des hommes au travail : « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau et moi je vous soulagerai ». « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés » (Mt 11, 28 et 5, 10).
Monsieur le Secrétaire Général,
chers Frères dans le Christ,
Nous apprécions beaucoup vos paroles de bienvenue et Nous rendons grâces à Dieu de Nous donner de faire une visite de fraternité chrétienne au centre du Conseil œcuménique des Eglises. Qu'est-ce, en effet, que ce Conseil œcuménique, sinon un merveilleux mouvement de chrétiens, de « fils de Dieu qui étaient dispersés » (Jn 11, 52) et qui sont maintenant à la recherche d'une recomposition dans l'unité ? Et quel est le sens de notre venue ici, sur le seuil de votre maison, sinon celui d'une joyeuse obéissance à l'impulsion secrète qui qualifie, par précepte et miséricorde du Christ, notre ministère et notre mission ? Heureuse rencontre, en vérité, moment prophétique, aurore d'un jour futur et attendu depuis des siècles !
Nous voici donc parmi vous. Notre nom est Pierre. Et l'Ecriture nous dit quel sens le Christ a voulu attribuer à ce nom, quels devoirs il Nous impose: les responsabilités de l'apôtre et de ses successeurs. Mais laissez-Nous vous rappeler aussi d'autres noms que le Seigneur a voulu donner à Pierre pour signifier d'autres charismes. Pierre est pêcheur d'hommes. Pierre est pasteur. En ce qui Nous concerne, Nous sommes convaincu que le Seigneur Nous a donné, sans aucun mérite de Notre part, Un ministère de communion. Et certes ce n'est pas pour Nous isoler de vous qu'il Nous a donné ce charisme, ni pour exclure entre nous la compréhension, la collaboration, la fraternité et finalement la recomposition de l'unité, mais bien pour Nous laisser le précepte et le don de l'amour, dans la vérité et l'humanité (cf. Ep 4, 15 ; Jn 13, 14). Et le nom que Nous avons pris, celui de Paul, indique assez l'orientation que Nous avons voulu donner à notre ministère apostolique.
Vous avez situé la rencontre de cet après-midi dans l'histoire de nos relations : Nous aussi Nous voyons dans ce geste un signe manifeste de la fraternité chrétienne qui existe, déjà entre tous les baptisés et, pour autant, entre les Eglises membres du Conseil œcuménique et l'Eglise catholique. La communion existant actuellement entre les Eglises et communautés chrétiennes n'est, hélas, qu'imparfaite ; mais, comme nous le croyons tous, c'est le Père des miséricordes qui, par son Esprit, nous conduit et nous inspire. Il guide tous les chrétiens dans la recherche de la plénitude de l'unité que le Christ veut pour son Eglise une et unique, afin qu'elle puisse mieux refléter l'ineffable union du Père et du Fils (Jn 17, 21) et mieux accomplir sa mission dans ce monde dont Jésus est le Seigneur : « Afin que le monde croie » (ibid.).
C'est ce désir suprême du Christ, c'est l'exigence profonde de l'humanité croyante et rachetée par lui, qui tiennent notre âme dans une constante tension d'humilité et de regret pour les divisions qui existent entre les disciples du Christ; de désir et d'espérance pour le rétablissement de l'unité entre tous les chrétiens; de prière et de réflexion sur le mystère de l'Eglise, engagée, pour elle-même et pour le monde, à refléter et témoigner la révélation faite par Dieu le Père, par le Fils et dans l'Esprit-Saint. Vous comprendrez comment cette tension atteint pour nous, en ce moment-ci, un haut degré d'émotion, qui loin de Nous troubler, rend au contraire plus lucide que jamais Notre conscience.
Vous avez aussi mentionné la visite qu'a faite à ce centre, en février 1965, le bien-aimé cardinal Bea, et la mise sur pied d'un groupe mixte de travail. Depuis la création de cette équipe, Nous avons suivi avec intérêt son activité et Nous désirons dire, sans hésitation, combien Nous apprécions le développement de ces relations entre l'Eglise catholique et le Conseil œcuménique, deux organismes très différents par nature, certes, mais dont la collaboration s'est avérée fructueuse.
D'un commun accord avec notre Secrétariat pour l'unité, des personnalités catholiques compétentes ont été invitées à participer à votre activité à des titres divers. La réflexion théologique sur l'unité de l'Eglise, la recherche d'une meilleure compréhension de la signification du culte chrétien, la formation profonde du laïcat, la prise de conscience de nos communes responsabilités et la coordination de nos efforts pour le développement social et économique et pour la paix entre les nations, voilà quelques exemples des domaines où cette collaboration a commencé à prendre corps. Les possibilités d'une approche chrétienne commune du phénomène de l'incroyance, des tensions entre les générations, et des relations avec les religions non chrétiennes ont été également envisagées.
Ces relations témoignent de notre désir de voir progresser les entreprises actuelles, selon que le permettront nos possibilités en hommes et en ressources. Un tel développement suppose qu'au niveau local le peuple chrétien soit préparé au dialogue et à la collaboration œcuménique. N'est-ce pas pour cela que, dans l'Eglise catholique, la promotion de l'effort œcuménique a été confiée aux soins diligents et à la prudente direction des évêques (cf. De Oecumenismo, 4), selon les normes établies par le Concile du Vatican et précisées dans le Directoire œcuménique ?
Certes, Notre première préoccupation est davantage la qualité de cette coopération multiforme que la simple multiplication des activités. « Il n'y a pas de véritable œcuménisme, dit le Décret Conciliaire, sans conversion intérieure. Car c'est du renouveau de l'âme (cf. Ep 4, 24), du renoncement à soi-même et d'une libre effusion de la charité que partent et mûrissent les désirs d'unité » (De Oecumenismo, 7). La fidélité au Christ et à sa parole, l'humilité en face du travail de son Esprit en nous, le service de tous et de chacun, voilà en effet les vertus qui donneront à notre réflexion et à notre travail sa qualité chrétienne.
Alors seulement la collaboration de tous les chrétiens exprimera vivement l'union déjà existante entre eux et elle mettra en plus lumineuse évidence le visage du Christ serviteur (cf. ibid., 12).
A cause de cette collaboration croissante en de si nombreux domaines d'intérêt commun, on pose parfois la question : l'Eglise catholique doit-elle devenir membre du Conseil œcuménique ? Que pourrions-Nous, en ce moment, répondre à cette question ? En toute franchise fraternelle. Nous ne considérons pas que la question de la participation de l'Eglise catholique au Conseil œcuménique soit mûre au point que l'on puisse ou doive donner une réponse positive. La question reste encore dans le domaine de l'hypothèse. Elle comporte de graves implications théologiques et pastorales ; elle exige par conséquent des études approfondies, et engage dans un cheminement dont l'honnêteté oblige à reconnaître qu'il pourrait être long et difficile. Mais cela ne Nous empêche pas de vous assurer que Nous regardons vers vous avec grand respect et profonde affection. La volonté qui nous anime et le principe qui nous dirige seront toujours la poursuite pleine d'espérance et de réalisme pastoral de l'unité voulue par le Christ.
Monsieur le Secrétaire Général ! Nous prions le Seigneur de nous faire progresser dans notre effort d'accomplir ensemble notre commune vocation à la gloire du Dieu unique, Père, Fils, et Saint Esprit. Laissez-Nous terminer par les paroles mêmes de Jésus qui seront notre conclusion et notre prière : « Que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé. Je leur ai donne la gloire que tu m'as donnée, pour qu'ils soient un comme nous sommes un : moi en eux et toi en moi, pour qu'ils soient parfaitement un, et que le monde sache que tu m'as envoyé et que je les ai aimés comme tu m'as aimé ... Je leur ai révélé ton nom et le leur révélerai, pour que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux et moi en eux » (Jn 17, 21-23, 26).
L’homélie de Paul VI au Parc de la Grange
Frères vénérés, Fils très chers,
Quel bonheur, quelle joie pour Nous de pouvoir vous rencontrer, au terme de Cette journée historique, et unir Notre prière à la vôtre, ô membres fidèles de l'Eglise Catholique, ô loyaux citoyens de votre libre et noble Pays, la Suisse ! Quel repos, quel réconfort, quelle grâce pour le Pasteur pèlerin que Nous sommes ! Quelle plénitude débordante de sentiments humains et spirituels remplit Notre cœur, au souvenir d'autres visites — privées et quasi furtives — qu'en des années maintenant lointaines Nous fîmes à cette terre aimable et hospitalière ! Que d'images de personnes chères et vénérées, de sites merveilleux et accueillants, Nous reviennent en mémoire !
Et voici que la Suisse Nous offre, encore une fois, un instant de détente et de réflexion. Qu'à vous tous aille Notre remerciement et Notre salut. A tous et à chacun. Outre les deux Cardinaux de cette Nation, que Nous avons appelés à une plus étroite collaboration avec Nous, Nous voulons nommer explicitement votre Evêque, Monseigneur François Charrière, Pasteur de ce diocèse tripartite. A lui, comme aux autres Evêques suisses ici présents, Nous voulons laisser, comme encouragement et gage de fécond ministère auprès de leur peuple, Notre Bénédiction Apostolique.
Mais célébrant maintenant les saints mystères, qui appellent parmi nous la présence réelle et sacramentelle du Corps et du Sang du Christ et perpétuent le sacrifice de sa passion rédemptrice, Nous devons faire Nôtre, à votre intention, une de ses paroles ; Nous devons, comme apôtre et témoin de son Evangile, Nous faire, pour un instant, l'écho de sa voix. Oh ! Frères et Fils très chers, ce n'est pas Notre voix, c'est la sienne, celle du Seigneur Jésus, que vous entendez, en écoutant cette parole éternelle de lui que Nous vous adressons maintenant.
« Bienheureux les pacifiques — ceux qui procurent la paix (eirenopoioi) — car ils seront appelés enfants de Dieu ».
Il Nous semble que ce message convient à Notre ministère, qu'il convient à votre mission comme catholiques et fils de la Nation helvétique, et qu'il convient à l'heure présente et future de l'histoire du monde moderne.
Nous Nous sommes bien souvent — et aujourd'hui encore — efforcé d'affirmer le rapport essentiel qui existe entre la justice et la paix : celle-ci dérive de celle-là. Mais ici Nous pouvons établir un rapport encore plus profond et plus opérant, celui qui existe entre l'amour et la paix.
Deux forces opposées, peut-on dire, soulèvent le monde : l'amour et la haine. C'est comme le flux et le reflux qui ne cessent d'agiter l'océan de l'humanité. Et le conflit semble s'amplifier avec le temps, opposant non plus cité à cité, ou nation à nation, mais continent à continent.
A l'égard de Dieu, la révélation évangélique du Dieu d'amour a transformé la situation spirituelle de l'humanité. Il lui faut désormais ou bien dire oui à un Dieu, qui est Amour et qui nous demande l'amour, notre suprême amour : alors elle — l'humanité — est soulevée par une force et une espérance encore inconnues de l'histoire du monde. Ou bien il lui faut refuser le Dieu d'Amour, et elle en sera ébranlée jusque dans ses fondements : viendront la tentation de la haine absolue, de la violence absolue, la folie des guerres mondiales.
Car l'amour construit, mais la haine détruit. A certains moments, du fait qu'elle libère des forces jusque-là convergentes, — et c'est ce qui se produit dans la désintégration de l'atome — la haine peut paraître la plus forte. Mais c'est une illusion. La haine et la violence détruisent et se détruisent. Elles tendent au néant. C'est l'amour qui est fort et qui est le plus fort. A la suite de Jésus les saints l'ont compris. Les saints, à chaque point du temps et de l'espace où ils vivent, nous apportent comme un rayon particulier, détaché de la sainteté infinie de Jésus. La vie de chacun d'eux est pour l'époque où il Vit comme une réalisation existentielle et immédiate d'une des béatitudes du Sermon sur la Montagne. L'histoire de votre grand Saint national est typique à cet égard. Saint Nicolas de Flüe a vécu pour son époque la béatitude que Nous venons de rappeler, la béatitude de ceux dont le Sauveur a dit : Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu.
La paix, selon la formule célèbre de S. Augustin, est définie « la tranquillité de l'ordre » (De Civ. Dei, 19, 11, 1). Elle n'est pas une force, une puissance; elle est un ordre de l'amour : « ordo amoris », une harmonie suprême, une constante victoire de l'amour sur les passions et les désirs contrastants qui habitent le cœur de l'homme. La justice peut préparer et conditionner la paix, mais elle ne peut à elle seule la créer ; seule la force unitive, la vis unitiva de l'amour peut créer la paix (S. thomas, IIa-IIae, q. 29, a. 3, ad 3).
Le Dieu d'Amour est un Dieu de Paix, le « Deus pacis et dilectionis », dont parle S. Paul aux Corinthiens (2 Co 13, 11).
Les saints, en se plongeant dans l'amour de Dieu, se plongent dans la paix de Dieu, et, revenant à nous, c'est la paix de Dieu qu'ils nous apportent. Ils sont des pacificateurs, des faiseurs de paix divine au milieu des hommes; encore une fois écoutons le refrain évangélique : Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu.
Nicolas de Flüe, sous les yeux duquel nous sommes ici rassemblés, a été un homme de Dieu, un pacificateur. Le message secret que, dans la nuit du 21 au 22 décembre 1481, Heini am Grund vint chercher dans la silencieuse petite cellule du Ranft, fut suffisant pour dissiper les haines et étouffer la guerre civile (cf. ch. journet, Saint Nicolas de Flüe, Seuil, 1947, pp. 74-76).
Votre Saint croyait à la victoire de l'esprit de paix : La paix, disait-il, est toujours en Dieu, car Dieu est la Paix. Et la paix ne peut être détruite, mais la discorde se détruit elle-même. Comme on est loin de ceux qui déclareront la guerre plus féconde que la paix, et qui proclameront que la haine est plus noble que l'amour (ibid.) !
Les derniers mots de la Lettre de Nicolas à ses concitoyens sont émouvants : « Je ne doute pas, leur dit-il, que vous ne soyez de bons chrétiens. Je vous écris pour vous avertir, afin que, si le mauvais esprit vous tente, vous lui résistiez d'autant mieux, en chevaliers. C'est tout. Dieu soit avec vous » (ibid., p. 86).
Vous voyez comment, aux paroles du Christ, font suite celles de votre Saint, dans lequel se reflète de façon impressionnante la figure ascétique et prophétique du Seigneur Jésus, et dans lequel, comme on l'a dit, « les Suisses voyaient leur meilleur moi » (ibid., p. 75).
Comme ces reflets sont pleins de lumière et de mystère ! Comme elles sont éloquentes, aujourd'hui encore, ces résonances, qui, à travers les tumultueuses expériences de l'histoire, arrivent aux oreilles de notre âme !
Tâchons d'être sensibles aux impressions de l'Esprit, aux signes des temps! En hommes authentiques et forts de notre temps, en chrétiens désireux d'être disciples fidèles du Divin Maître, en catholiques vivant dans le mystère de vérité et de charité qu'est la sainte Eglise de Dieu, efforçons-nous d'être — qu'il s'agisse de la cellule intérieure de nos âmes, de nos familles, et de nos relations sociales immédiates, ou du rayon plus ample du monde où la Providence nous a placés — efforçons-nous d'être de généreux artisans de paix dans la charité : et nous recevrons la récompense de la béatitude évangélique, qui vaut pour la vie présente et pour la future : nous serons mis au nombre des enfants de Dieu.
Qu'il en soit ainsi, avec Notre Bénédiction Apostolique.
Kampala, 31 juillet - 2 août 1969
Dans le souvenir de l’heure missionnaire
Dans la catholicité et l’unité
Messieurs les Cardinaux,
Frères vénérés,
Très chers fidèles, et vous tous,
Fils d'Afrique ici présents,
A vous tous, notre salut plein de respect et d'affection !
Notre salut de Frère, de Père, d'Ami, de serviteur, aujourd'hui votre hôte ! A vous, notre salut d'Evêque de Rome, de successeur de Saint Pierre, de Vicaire du Christ, de Pontife de l'Eglise catholique, lequel a la chance d'être enfin et comme premier Pape sur cette terre africaine. Notre salut porte avec lui celui de toute la fraternité catholique ; nous pouvons dire, avec Saint Paul : « Toutes les Eglises du Christ vous saluent » (Rm 16, 16) !
Accueillez ce salut, vous, Messieurs les Cardinaux de ce continent. Nous Nous réjouissons et Nous sommes honoré de vous avoir comme membres du Sacré Collège, comme collaborateurs et conseillers personnels, comme représentants autorisés de l'Eglise africaine dans les dicastères du Siège Apostolique. Merci du signe de votre adhésion que vous Nous donnez par votre présence. Et merci à vous, Frères très chers dans l'Episcopat ! Nous savons vos soucis pastoraux et vos mérites. Nous vous embrassons tous et Nous vous bénissons. Et aux Prêtres, aux Religieux, aux Religieuses, aux Catéchistes, aux Maîtres, et à tous les coopérateurs du Laïcat catholique, à tous les Fidèles : nos remerciements, nos vœux et nos bénédictions.
Deux sentiments remplissent en ce moment notre cœur. Un sentiment de communion. Nous remercions le Seigneur qui Nous en donne l'ineffable expérience. Nous devons vous dire que c'est dans le désir de cette expérience spirituelle que Nous avons entrepris ce voyage : pour être avec vous, pour jouir de la foi commune et de la commune charité qui nous unissent, pour affirmer, même de façon sensible, que nous sommes une unique famille dans le corps mystique du Christ, son Eglise ! Nous devons vous dire, que Nous sommes heureux de répéter ici les paroles de l'Apôtre des gentils : « Nous sommes un seul corps et un seul Esprit, ... appelés à une seule espérance. Un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême. Un seul Dieu et Père de tous... » (Ep 4, 4-6). Si ce sentiment de communion est aussi en vous, comme Nous l'espérons, et s'il constitue le souvenir de cette rencontre, Nous pourrons dire que notre voyage aura déjà obtenu un résultat grandement satisfaisant.
Un autre sentiment, Frères et Fils, est maintenant dans notre cœur : celui de respect, pour vos personnes, pour votre terre, pour votre culture. Nous sommes plein d'admiration et de dévotion pour vos Martyrs, que Nous sommes venu honorer et invoquer. Nous n'avons d'autre désir que de promouvoir ce que vous êtes : chrétiens et africains. Nous voulons que notre présence parmi vous soit le signe que Nous reconnaissons votre maturité et que Nous désirons vous montrer comment la communion qui nous unit n'étouffe pas, mais alimente l'originalité de votre personnalité individuelle, ecclésiale et même civile. Nous demandons au Seigneur la grâce de pouvoir être utile à votre progrès, en éveillant les bons germes et en stimulant les énergies humaines et chrétiennes qui sont dans le génie de votre vocation à la plénitude spirituelle et temporelle. Ce ne sont pas nos intérêts, mais les vôtres, qui sont l'objet de notre ministère apostolique.
Cette pensée nous permet de donner tout d'abord un très bref coup d'œil récapitulatif aux questions caractéristiques de l'Eglise africaine. Nous savons que beaucoup de ces questions ont été traitées par vous, Evêques de ce continent; et à leur sujet, il ne Nous reste plus qu'à apprécier vos études et à encourager votre zèle : ayez des idées claires et concordantes, et allez de l'avant, méthodiquement et courageusement, avec la conscience d'un grand mandat : construire l'Eglise !
Nous Nous limitons maintenant à mentionner quelques aspects généraux de la vie catholique africaine en ce moment historique.
Le premier aspect Nous semble celui-ci : Vous, Africains, vous êtes désormais vos propres missionnaires. L'Eglise du Christ est vraiment implantée sur cette terre bénie (cf. Decr. Ad gentes, 6). Et il est un devoir que Nous devons accomplir : Nous devons évoquer le souvenir de ceux qui, en Afrique, avant vous et encore aujourd'hui avec vous, ont prêché l'Evangile. L'Ecriture Sainte nous y invite : « Souvenez-vous de vos prédécesseurs, qui vous ont annoncé la parole de Dieu, et considérant la fin de leur vie, imitez leur foi » (He 13, 7). C'est une histoire que nous ne devons pas oublier ; elle confère à l'Eglise locale la note de son authenticité et de sa noblesse : la note « apostolique ». Elle est un drame de charité, d'héroïsme, de sacrifice, qui fait de l'Eglise africaine, depuis les origines, une Eglise grande et sainte. C'est une histoire qui dure encore et qui devra durer longtemps, même si vous, Africains, vous en prenez maintenant la direction. L'aide de collaborateurs provenant d'autres Eglises vous est aujourd'hui encore nécessaire : estimez-la précieuse, faites-lui honneur et sachez l'unir à votre œuvre pastorale.
Etre vos propres missionnaires : c'est dire que vous, Africains, vous devez poursuivre la construction de l'Eglise sur ce continent. Les deux grandes forces (oh ! combien différentes et inégales !), voulues par le Christ pour édifier son Eglise, doivent être à l'œuvre ensemble avec une grande intensité (cf. Ad gentes, 4) : la hiérarchie (et Nous entendons par là toute la structure sociale, canonique, responsable, humaine, visible de l'Eglise, avec les Evêques en première ligne, et l'Esprit-Saint (c'est-à-dire la grâce avec ses charismes : cf. congar, Esquisses du mystère de l'Eglise, pp. 129 ss.) ; ces deux forces doivent être à l'œuvre de façon dynamique, comme il convient justement à une Eglise jeune, appelée à rencontrer une culture ouverte à l'Evangile, comme c'est le cas pour votre culture africaine. A l'impulsion que donnait à la foi l'action missionnaire de Pays étrangers, doit s'unir et succéder l'impulsion venant de l'intérieur de l'Afrique. L'Eglise, par sa nature, demeure toujours missionnaire. Mais le jour viendra où Nous n'appellerons plus « missionnaire » au sens technique, votre apostolat, mais natif, indigène, vraiment vôtre.
Un travail immense se prépare pour votre labeur pastoral ; celui spécialement de la formation des chrétiens, appelés à l'apostolat : le Clergé, les Religieux, les Catéchistes, les Laïcs actifs. De la préparation de ces éléments locaux, éléments choisis et agissants du Peuple de Dieu, dépendront la vitalité, le développement, l'avenir de l'Eglise africaine. C'est clair. C'est le plan voulu par le Christ : les frères doivent sauver leurs frères ; mais pour accomplir cette entreprise évangélique, il faut que des frères qualifiés soient les ministres, les serviteurs, les diffuseurs de la parole, de la grâce, de la charité, en faveur des autres frères, appelés eux-mêmes par la suite, à coopérer à l'œuvre commune d'édification de l'Eglise. Vous savez bien tout cela. Nous ne devons rien faire d'autre qu'encourager et bénir vos projets.
Une question qui demeure très vive et suscite beaucoup de discussions se présente à votre œuvre évangélisatrice, celle de l'adaptation de l'Evangile, de l'Eglise, à la culture africaine. L'Eglise doit-elle être européenne, latine, orientale... ou bien doit-elle être africaine ? Le problème paraît difficile, et en pratique il peut l'être en effet. Mais la solution est prête, avec deux réponses. Votre Eglise doit être avant tout catholique. Autrement dit, elle doit être entièrement fondée sur le patrimoine identique, essentiel, constitutionnel de la même doctrine du Christ, professée par la tradition authentique et autorisée de l'unique et véritable Eglise. C'est là une exigence fondamentale et indiscutable. Tous nous devons être jaloux et fiers de cette foi dont les apôtres furent les héros et les Martyrs, c'est-à-dire les maîtres scrupuleux. Vous savez à quel point l'Eglise est par-dessus tout tenace, disons conservatrice, sous ce rapport. Pour empêcher que le message de la doctrine révélée ne puisse s'altérer, l'Eglise est allée jusqu'à fixer en quelques formules conceptuelles et verbales son trésor de vérité ; et même si ces formules sont parfois difficiles, elle nous fait une obligation de les conserver textuellement. Nous ne sommes pas les inventeurs de notre foi ; nous en sommes les gardiens. Toute religiosité n'est pas bonne, mais seulement celle qui interprète la pensée de Dieu, selon l'enseignement du magistère apostolique, établi par l'unique Maître, Jésus-Christ.
Mais cette première réponse étant donnée, il Nous faut passer à la seconde : l'expression, c'est-à-dire le langage, la façon de manifester l'unique foi peut être multiple et par conséquent originale, conforme à la langue, au style, au tempérament, au génie, à la culture de qui professe cette unique foi. Sous cet aspect, un pluralisme est légitime, même souhaitable. Une adaptation de la vie chrétienne dans les domaines pastoral, rituel, didactique et aussi spirituel, est non seulement possible, mais est favorisée par l'Eglise. C'est ce qu'exprimé, par exemple, la réforme liturgique. En ce sens, vous pouvez et vous devez avoir un christianisme africain. Oui, vous avez des valeurs humaines et des formes caractéristiques de culture qui peuvent s'élever à une perfection propre, apte à trouver dans le christianisme et par le christianisme, une plénitude supérieure originale, et donc capable d'avoir une richesse d'expression propre, vraiment africaine. Il y faudra peut-être du temps. Il faudra que votre âme africaine soit imprégnée profondément des charismes secrets du christianisme, afin que ceux-ci se répandent ensuite librement, en beauté et en sagesse, à la manière africaine. Il faudra que votre culture ne se refuse pas, mais au contraire en tire profit, à puiser dans le patrimoine de la tradition patristique, exégétique, théologique de l'Eglise catholique, les trésors de sagesse qui peuvent être considérés comme universels, et de façon spéciale ceux qui sont plus facilement assimilables par la mentalité africaine. L'Occident aussi a su puiser aux sources des écrivains africains, comme Tertullien, Ottavius de Milet, Origène, Cyprien, Augustin... (cf. Décret Optatam totius, 16) : cet échange des plus hautes expressions de la pensée chrétienne alimente, sans l'altérer, l'originalité d'une culture particulière. Il faudra une incubation du « mystère » chrétien dans le génie de votre peuple, pour qu'ensuite sa voix originale, plus limpide et plus franche, s'élève harmonieuse dans le chœur des autres voix de l'Eglise universelle. Devons-Nous vous rappeler, à ce propos, à quel point il sera utile pour l'Eglise africaine, d'avoir des centres de vie contemplative et monastique, des centres d'études religieuses, des centres de formation pastorale ? Si vous savez éviter les périls possibles du pluralisme religieux, et par conséquent vous abstenir de faire de votre profession chrétienne une espèce de folklorisme local, ou bien de racisme exclusiviste ou de tribalisme égoïste, ou encore de séparatisme arbitraire, vous pourrez demeurer sincèrement africains même dans votre interprétation de la vie chrétienne ; vous pourrez formuler le catholicisme en termes absolument appropriés à votre culture et vous pourrez apporter à l'Eglise catholique la contribution précieuse et originale de la « négritude » dont, à cette heure de l'histoire, elle a particulièrement besoin.
L'Eglise africaine a devant elle une tâche immense et originale à réaliser : elle doit s'adresser comme « mère et éducatrice » — Mater et Magistra — à tous les fils de cette terre du soleil. Elle doit leur offrir une interprétation traditionnelle et moderne de la vie. Elle doit former les populations aux formes nouvelles de l'organisation civile, tout en purifiant et conservant celles si sages de la famille et de la communauté. Elle doit donner une impulsion pédagogique à vos vertus individuelles et sociales d'honnêteté, de sobriété, de loyauté. Elle doit accroître toute activité en faveur du bien public, notamment l'école, comme aussi l'assistance aux pauvres et aux malades. Elle doit aider l'Afrique sur la voie du développement, de la concorde et de la paix.
Oui, ce sont là de grands devoirs, des devoirs toujours nouveaux. Nous en reparlerons. Mais Nous vous disons, au nom du Seigneur, qu'ensemble nous suivons et aimons : vous avez la force et la grâce nécessaires pour les remplir, parce que vous êtes membres vivants de l'Eglise catholique, parce que vous êtes chrétiens et africains.
Que vous y aide Notre Bénédiction Apostolique.
Un des grands moments du voyage pontifical fut, à
l'évidence, la visite que Paul VI a faite au Parlement de Kampala, le 1er
août, à 12 heures. Du haut de la tribune de cette Assemblée, le Pape a salué
tous les peuples d'Afrique, a présenté le vrai visage de l'Eglise, ses nobles
ambitions spirituelles, ses préoccupations, ses vœux pour l'avenir spirituel,
moral et matériel du continent africain tout entier. Voici le texte de cet
important discours.
Messieurs,
Il sera bon que nous nous présentions les uns aux autres. Qui sommes-Nous ? Ne vous laissez pas tromper, par hasard, sur l'opinion qu'une certaine mentalité se fait couramment de Nous : Nous sommes un homme petit et faible, comme tout le monde, et peut-être plus que d'autres. Compatissez à Nos limites personnelles. Nous n'hésitons pourtant pas à Nous présenter à vous sous un double titre, l'un qui est Nôtre, à savoir le grand amour que Nous avons pour l'Afrique, pour vous, pour les Peuples que vous gouvernez et représentez ; l'autre titre n'est pas Nôtre, il Nous a été conféré, et c'est celui-là, qui Nous rend humble et Nous encourage à venir parmi vous : c'est le titre que vous connaissez, celui de Pape, qui veut dire « père » ; et Nous l'avons hérité de Saint Pierre, dont Nous sommes un indigne, mais authentique successeur. C'est ce Saint Pierre que Jésus-Christ, le Fils de Dieu vivant, a constitué fondement de son Eglise, laquelle, durant bientôt vingt siècles, s'est répandue par toute la terre, en Ouganda également. C'est comme Pasteur de l'Eglise catholique que Nous sommes ici, et que Nous Nous présentons à vous pour vous dire à vous aussi sa parole, à la fois simple et solennelle : paix à vous !
En disant « vous », Nous reconnaissons qui vous êtes : Africains, revêtus d'autorité et de responsabilité, assumant en vos personnes et dans vos fonctions l'image, bien plus, la réalité de la nouvelle Afrique. Nous saluons en vous votre Afrique, toute l'Afrique, même celle que vous ne représentez pas physiquement ici. Nous ne cachons pas l'émotion que suscite en Notre âme cette rencontre. Volontiers, Nous reconnaissons la singulière importance et la signification profonde de ce moment. L'Afrique, dans son expression civile authentique à son niveau le plus élevé, reçoit le salut de toute l'Eglise catholique par la voix qualifiée de son humble chef. Il Nous paraît que l'Afrique nouvelle, affranchie des temps passés et mûre pour les temps nouveaux, se trouve reconnue ici de façon singulière ; et Nous prions Dieu que cet acte de reconnaissance ait une valeur historique et prophétique pour ses meilleurs destins futurs. Permettez que de Notre cœur monte à Nos lèvres, au sens le plus plénier et le plus vrai, le souhait de : Vive l'Afrique !
Messieurs, Nous profitons de cette occasion pour vous déclarer ce que l'Eglise catholique fait et ce qu'elle ne fait pas en ce continent, comme du reste partout où elle exerce sa mission. L'Eglise vous remercie de la liberté que vous lui reconnaissez : d'exister et d'accomplir sa mission. Elle apprécie cette liberté, qui veut dire indépendance dans sa sphère propre, la sphère religieuse ; et qui signifie aussi distinction et respect en ce qui concerne l'autorité politique. Elle n'a pas d'intérêts temporels propres, elle ne fait pas de politique au sens propre de ce mot : donne à César ce qui est à César, et donne à Dieu ce qui est à Dieu (cf. Mt 22, 21) ; et elle ne cherche même pas, dans l'accomplissement de sa mission, à imposer les caractéristiques bonnes et humaines de la culture occidentale à la culture africaine. Ne craignez pas l'Eglise : elle vous honore, elle vous éduque des citoyens honnêtes et loyaux, elle ne fomente pas de rivalités ni de divisions, elle cherche à promouvoir la sainte liberté, la justice sociale, la paix. Si elle a quelque préférence, celle-ci va aux Pauvres, à l'éducation des petits et du Peuple, au soin de ceux qui souffrent ou sont délaissés (cf. Enc. Mater et magistra, introd.; Const. Gaudium et spes, 42, 76, 88, etc.).
L'Eglise ne rend pas ses fidèles étrangers à la vie civile ni aux intérêts nationaux ; au contraire elle les éduque et les engage au service du bien public (cf. Gaudium et spes, 75, etc.). Il y a cependant un programme du même ordre temporel que l'Eglise poursuit aujourd'hui, un programme qui ne lui est pas propre, mais qui est plutôt vôtre, auquel elle entend donner son appui moral et, autant que possible, un appui pratique aussi : le programme du développement des Peuples. Vous savez que Nous avons écrit une encyclique, c'est-à-dire un message à l'Eglise et au monde entier, sur ce thème, l'Encyclique Popuîorum progressio, et Nous en avons réaffirmé les directives dans le message que Nous avons adressé précisément à l'Afrique le 29 octobre 1967, Africae terrarum (AAS, 1967, p. 1073 ss.). Dans ces documents, Nous avons voulu souligner l'aspiration fondamentale des Peuples du Tiers Monde à une justice à laquelle ils ont pleinement droit, à l'égal de toutes les autres Nations : le développement est vraiment une exigence indiscutable de la justice. Ni colonialisme, ni nouveau colonialisme, mais aide et impulsion aux populations africaines, afin qu'elles sachent exprimer avec leur génie propre et leurs propres forces les structures politiques, sociales, économiques, culturelles en accord avec leurs besoins, et en coordination avec la société internationale et avec la civilisation moderne. Ne craignez pas l'Eglise ! Elle ne vous enlève rien, mais elle vous apporte, avec son soutien moral et pratique, l'interprétation de la vie humaine, pour ce monde et pour l'au-delà, l'unique, la vraie — c'est ce que Nous croyons —, la suprême : l'interprétation chrétienne.
Et c'est à la lumière de cette interprétation que l'Eglise observe vos grands problèmes. Ceux-ci peuvent être considérés, à notre avis, sous une double perspective : celle de la liberté des territoires nationaux et celle de l'égalité des races. Par ce mot polyvalent « liberté », Nous entendons pour l'instant l'indépendance civile, l'autodétermination politique, l'affranchissement de la domination d'autres pouvoirs étrangers à la population africaine.
Voilà un événement qui domine l'histoire mondiale et que notre Prédécesseur Jean XXIII qualifiait de signe des temps (cf. Enc. Pacem in terris, 40-41 : AAS 1963, p. 268) ; autrement dit, c'est un fait dû à la plus grande conscience que les hommes ont acquise de leur dignité, qu'il s'agisse de chaque personne ou des communautés des peuples. C'est un fait qui révèle l'orientation irréversible de l'histoire, qui répond certainement à un plan providentiel, et qui indique la direction selon laquelle doivent s'acheminer ceux qui sont investis de responsabilité, surtout dans le domaine politique.
Personne n'aime se sentir, observait notre vénéré Prédécesseur, soumis à des pouvoirs politiques provenant de l'extérieur de sa propre communauté nationale ou ethnique. C'est pourquoi les peuples d'Afrique ont assumé eux aussi la responsabilité de leurs propres destins. L'Eglise salue avec satisfaction un tel événement puisqu'il marque, à n'en pas douter, un pas décisif sur le chemin de la civilisation humaine, et elle le salue avec plaisir d'autant plus qu'elle est persuadée d'y avoir contribué dans le domaine qui lui est propre, celui de la conscience humaine, réveillée par le message évangélique; à la lumière de ce message, en effet, apparaît avec plus de clarté la dignité de la personne comme la dignité d'un peuple, et l'on reconnaît mieux les exigences inhérentes à cette dignité, qui ont leur répercussion en chaque aspect de la vie humaine, élevée à une plénitude de responsabilité personnelle et insérée dans une collectivité gouvernée par la justice et l'amour.
Nous le disons volontiers ici en Ouganda, terre de martyrs qui ont répandu leur sang pour célébrer cette valeur très haute de liberté, de force, de dignité venant de leur foi religieuse, et qui ont affirmé ainsi qu'il n'est pas possible, aujourd'hui moins que jamais, d'avoir une vie ordonnée, digne et féconde entre les êtres humains sans qu'elle ne se fonde sur la reconnaissance, sur la protection, sur la promotion de leurs droits fondamentaux, — en tant précisément qu'il s'agit d'hommes et de fils de Dieu —, et des devoirs qui en découlent, — en tant qu'il s'agit de membres d'une société ordonnée au bien de ses citoyens.
Ce sont là des critères fondamentaux, d'ordre moral, qui éclairent la marche à suivre, mais ne suppriment pas les difficultés qui l'encombrent, spécialement là où ils n'ont pas encore leur application normale. Ici le jugement des situations concrètes concerne directement les Autorités responsables et, en quelques cas de particulière gravité, également la conscience des citoyens. Nous devrions citer de longues et belles pages de la Constitution pastorale du récent Concile œcuménique (Gaudium et spes, 73, 75).
Aujourd'hui, hélas, sont nées dans le monde, et même en Afrique, des situations qui comportent un tel handicap ou une telle opposition pour la vie commune pacifique que redevient malheureusement courante la funeste parole de guerre, comme provenant d'une nécessité inéluctable. L'Eglise, précisément par son caractère même, par son principe évangélique de « non-violence », ne peut faire sien ce langage inhumain, tandis qu'elle souffre intimement pour les causes qu'il suppose et pour les effets qu'il entraîne avec lui. Nous ne pouvons pas ne pas rappeler parmi les victimes de ces funestes événements, les réfugiés et leurs souffrances. Nous serons cohérents jusqu'à ses extrêmes conséquences avec un seul programme, celui de « la justice et de la paix », celui du Christ. Ce n'est plus la violence qui doit constituer la règle pour résoudre les contestations humaines, mais la raison et l'amour. Non plus l'homme contre l'homme, mais l'homme pour l'homme et avec l'homme, comme un frère.
Nous dirons même plus, en parlant simplement en homme. Nous croyons qu'aujourd'hui les conflits entre les peuples peuvent être résolus par une voie meilleure et plus efficace que par celle de la violence. Les rapports humains ne doivent pas être réglés par l'affrontement de forces déchaînées pour le massacre et pour la destruction, mais par des pourparlers raisonnables, appuyés par les institutions internationales. Nous exprimons le vœu, en cette occasion également, d'une action toujours plus efficace de ces institutions, auxquelles nous devons donner autorité, efficacité et confiance.
Pareillement dans la question, toujours brûlante en Afrique, du colonialisme et du néocolonialisme — auxquels on peut reprocher d'avoir trop souvent fait prévaloir unilatéralement les intérêts économiques sur des considérations humaines —, il est clair que les populations intéressées ont le droit d'aspirer à leur légitime autonomie ; mais dans certaines conditions concrètes, la meilleure méthode pour y arriver sera celle, peut-être un peu plus lente, mais plus sûre, de préparer auparavant des hommes et des institutions capables d'un vrai et solide autogouvernement ; préparation qui, Nous voulons le croire, non seulement ne rencontrera pas d'obstacles, mais sera favorisée, dans l'ordre et dans la collaboration, de la part des autorités responsables, durant une période de symbiose des populations indigènes avec celles d'origine étrangère ; ainsi pourront se former des structures culturelles, civiles et économiques capables de préparer la société, à tous ses niveaux, à la responsabilité et au sens du bien commun, en vue de l'accès à une vraie souveraineté, afin de ne pas tomber non plus dans les pièges d'autres servitudes insidieuses. Pour ce qui Nous regarde, l'Eglise, tout en étant dans des conditions bien diverses, suit déjà cette méthode, en préparant Evêques, Clergé, Religieux et Laïcs natifs du territoire dans lequel elle accomplit sa mission de foi et de charité; et Nous avons confiance qu'on pourra bientôt instituer une Hiérarchie autochtone également dans les Pays africains où cela n'a pas encore été possible.
Nous n'ignorons pas les difficultés pratiques qu'il présente.
Autre grand problème : celui de la diversité des races. Même au risque d'apparaître ingénu, Nous continuerons d'affirmer qu'il doit être résolu d'une façon très simple, c'est-à-dire en lui enlevant son caractère d'antagonisme, de rivalité, de disparité de droits, de haine raciale, d'antipathie physique. Autrement dit, c'est un problème qui se résout en le réduisant autant qu'il est possible. Il pourra y avoir des mesures libres et raisonnables de respect des mœurs, du caractère, de la culture des diverses familles ethniques. Mais on ne pourra jamais oublier, nous autres chrétiens, que l'Eglise condamne « toute discrimination ou vexation opérée envers des hommes en raison de leur race, de leur couleur, de leur classe ou de leur religion » (Déclaration Nostra aetate, 5). « Tous les hommes, dit encore le Concile, doués d'une âme rationnelle et créés à l'image de Dieu, ont même vocation et d'une même destinée divine : on doit donc, et toujours davantage, reconnaître leur égalité fondamentale (Gaudium et spes, 29). Et également en tant qu'homme, nous devrons toujours nous rappeler que la vie de la civilisation s'achemine vers la reconnaissance de l'égalité des hommes, revêtus, en tant que tels, d'une même dignité fondamentale et des droits qui en dérivent. C'est pourquoi Nous déplorons le fait que, dans plusieurs parties du monde, persistent des situations sociales fondées sur la discrimination de la race, souvent voulues et soutenues par des systèmes idéologiques: ces situations constituent un affront manifeste et inadmissible aux droits fondamentaux de la personne humaine et aux lois de la vie civile. Un pluralisme bien compris résout le problème négatif du racisme clos.
Vous Africains, vous avez un sens profond de la communauté ; c'est une de vos caractéristiques les plus belles et les plus humaines. Mais le sens de la communauté particulière ne suffit plus ; il faut l'élargir à celui de la communauté civile nationale, et même internationale. Votre expérience vous dira que l'indépendance ne comporte ni opposition, ni isolement entre les Peuples africains et les Peuples non africains : bien plus, les nouveaux Etats Africains pourront être réellement indépendants dans la mesure où ils sauront collaborer librement avec les autres Etats et avec la famille mondiale organisée de façon internationale. Le grand précepte chrétien de l'amour du prochain a ainsi une application toujours plus large ; il tend à l'amour universel : l'Eglise catholique peut être, à ce point de vue, une bonne éducatrice pour tous.
C'est un magnifique précepte, mais il est difficile, parce qu'il exige le dépassement des égoïsmes particuliers; et c'est le précepte qui porte en lui le grand don de la paix.
Nous voulons terminer notre discours sur cette parole : la paix !
C'est une parole douloureuse, car aujourd'hui, dans une région africaine, qui Nous est d'autant plus chère que Nous l'avions visitée et admirée il y a quelques années, dure toujours un conflit déchirant, vous le savez. Nous avons tenté, non seulement de procurer une assistance en vivres et médicaments, avec impartialité et dans toute la mesure qui Nous était possible, mais aussi d'y porter le remède de quelque commencement de réconciliation. Nous n'y avons pas réussi jusqu'à présent ! Et Nous en souffrons dans notre cœur, décidé à continuer notre modeste, mais affectueuse et loyale œuvre de persuasion, pour apporter notre aide au règlement du fatal conflit.
La Paix : c'est une parole humaine et chrétienne, digne d'être comprise et vécue par la jeune Afrique. Celle-ci peut trouver dans la paix, de façon définitive et moderne, son ordre politique et social, ainsi que sa prospérité économique et culturelle ; et elle peut donner au monde, qui semble de nouveau tenté par le démon de la discorde des armements et de la rivalité, l'exemple d'une conception neuve et vraie de la civilisation, de celle qui est fondée sur la fraternité effective entre les Peuples, entre les classes, entre les partis, entre les races, entre les religions, entre les familles. La Paix : c'est le mot le plus aimable et le meilleur que Nous avons dans le cœur et que Nous Vous adressons, à Vous, Monsieur le Président, en signe de reconnaissance pour l'accueil que Vous Nous avez réservé ; Nous l'exprimons aussi à toutes les Personnalités présentes, et Nous le lançons, comme un souhait de bénédiction, à tout le continent : Paix à l'Afrique entière !
Pendant la
cérémonie au Sanctuaire des Martyrs de l'Ouganda, Paul VI a exalté la vertu de
foi inspiratrice de leur vie et de leur sacrifice.
Fils très chers ! Jeunesse chrétienne de l'Ouganda !
Et vous, Frères vénérés, Evêques et prêtres !
Vous, Religieux et Religieuses,
Catéchistes et Laïcs d'Action catholique !
Vous, Frères chrétiens de toute dénomination !
Vous, Autorités civiles ici présentes,
que Nous remercions particulièrement
de votre aimable accueil
et de votre assistance qui nous honore !
Soyez tous salués et bénis !
Sachez tous combien vous êtes présents dans Notre prière au cours de ce saint rite.
Et c'est toute l'Afrique, que Nous considérons en ce moment comme participant symboliquement à cette cérémonie sacrée, parce que c'est pour toute l'Afrique que Nous voulons dédier celle-ci au Christ, pour sa prospérité, pour sa paix, pour son salut.
A ces jeunes, à ces catéchumènes, à ces enfants, en tant que signes de l'Afrique nouvelle, nous adressons maintenant, de façon spéciale, ce bref discours.
A vous, fils très chers, je demande à présent :
— Pourquoi suis-je venu en Afrique, en Ouganda, jusqu'ici, à Namugongo ?
Je suis venu pour rendre honneur à vos martyrs. Ici, s'élève un Sanctuaire à la gloire du Seigneur, en leur mémoire ; et j'ai voulu venir de Rome pour bénir l'autel de ce Sanctuaire. Mon intention est de vénérer aussi, par cet acte, tous les autres chrétiens qui ont donné leur vie pour la foi catholique en Afrique, ici et partout.
— Mais pourquoi, me demanderez-vous, doit-on honorer les Martyrs ?
Je vous réponds : parce qu'ils ont accompli l'action la plus héroïque et donc la plus grande et la plus belle ; ils ont donné, comme je vous disais, leur vie pour leur foi, autrement dit pour leur religion et la liberté de leur conscience. Ils sont ainsi nos champions, nos héros, nos maîtres. Ils nous enseignent comment nous devons être chrétiens. Ecoutez-moi : un chrétien doit-il être lâche ? doit-il avoir peur ? doit-il trahir sa propre foi ? Non, n'est-ce pas ? Vos martyrs nous enseignent comment doivent être les vrais chrétiens, et spécialement les jeunes, les Africains. Les chrétiens doivent être, comme l'écrivait Saint Pierre, « forts dans la foi » (1 P 5, 9). Vos Martyrs nous enseignent tout ce que veut la foi !
— La foi, me demandez-vous, vaut vraiment plus que la vie ?
Oui, la foi vaut plus que notre vie présente qui est une vie mortelle, tandis que la foi est le principe de la vie immortelle et bienheureuse, c'est-à-dire de la vie de Dieu en nous. Vous savez, vous, cette vérité si importante ? Oui, me répondez-vous, parce que vous avez appris que la foi est l'adhésion à la Parole de Dieu ; et qui accepte la Parole de Dieu commence à vivre de Dieu lui-même.
— Est-ce que la foi suffit pour être vivants en Dieu et pour être sauvés ? pourriez-vous me demander.
Mais vous connaissez votre catéchisme : la foi est nécessaire, mais ne suffit pas ; avec la foi, il faut la grâce, il faut l'Esprit-Saint, il faut le sacrement, le grand sacrement qui nous fait chrétiens, le baptême. Et puis il faut aussi les autres sacrements, qui nous font vivre comme fils de Dieu, comme frères du Christ, comme tabernacles de l'Esprit-Saint. Ils nous rendent bons et saints, ils font de nous des membres de l'Eglise, ils nous font mériter le Paradis. Le sacrement de l'Eucharistie tient une place spéciale entre tous : c'est le sacrement le plus mystérieux, mais aussi le plus saint, le plus vivifiant ; il nous donne Jésus-Christ lui-même qui, en se sacrifiant pour nous, s'est fait le pain vivant pour nos âmes.
— Par conséquent, pouvez-vous dire, c'est si beau d'être chrétien ?
Oui, fils très chers, c'est très, très beau. Je voudrais que cette pensée demeurât gravée dans votre mémoire, bien plus, dans votre conscience, pour toujours : c'est très beau d'être chrétien. Mais faites attention : c'est très beau, mais ce n'est pas toujours facile. Regardez vos Martyrs. Pour leur fidélité au Christ, ils ont dû souffrir. Qui est chrétien doit vivre selon sa propre foi ; et alors il peut arriver que le fait de vivre en accord avec la foi exige le sacrifice. Parfois, il exige de grands sacrifices, mais le plus souvent, il exige seulement beaucoup de petits sacrifices, fréquemment, des sacrifices pourtant bien précieux et marqués d'une vigueur noble et virile, qui rendent la vie chrétienne forte et vertueuse, la conservent pure et honnête, la disposent toujours à l'amour ; à l'amour de Dieu qui est la première chose que nous devons réaliser, et puis à l'amour des autres hommes, de ceux qui nous sont plus proches à un titre spécial, et qui constituent « notre prochain », et à l'amour aussi de toutes les personnes humaines, bonnes et mauvaises, proches ou lointaines.
— Alors, me demandez-vous encore, être chrétien, c'est important aussi pour la vie présente, parce que cela nous oblige à vouloir du bien à tous et à faire du bien à toute la société ?
Je vous réponds : c'est précisément cela. La vie chrétienne a une grande importance aussi pour cette vie terrestre ; elle a de l'importance pour toute l'activité humaine, pour toute la vie en société : pour la famille, pour l'école, pour le travail, pour la paix entre toutes les classes sociales, entre les tribus, entre les nations. Elle promeut le bien partout : elle veut la liberté, elle veut la justice ; elle s'occupe des faibles, des pauvres, de ceux qui souffrent et aussi des ennemis, et encore des défunts. La vie chrétienne, quand elle porte vraiment le Christ dans le cœur, est comme une fontaine de bonté et d'amour, répandant le bien qu'elle tire de l'intérieur d'elle-même (cf. Jn 4, 14).
Vous me posez peut-être cette dernière question :
— Comment fait-on pour bien vivre notre foi chrétienne ?
Voici comment je résume tout ce que je voudrais vous dire : d'abord aimez beaucoup Jésus-Christ ; cherchez à bien le connaître, soyez-lui bien unis, ayez beaucoup de foi et de confiance en lui. Deuxièmement : soyez fidèles à l'Eglise, priez avec elle, aimez-la, travaillez à son développement, soyez toujours prêts, comme vos Martyrs, à lui donner un franc témoignage. En troisième lieu : soyez forts et courageux ; soyez contents, soyez joyeux, soyez pleins d'allégresse, toujours. Car la vie chrétienne, souvenez-vous-en, est très belle ! (cf. Ph 4, 4).
Le samedi 2
octobre, à 10 h., à la chapelle Sixtine, le Pape a célébré la messe d'ouverture
du Synode extraordinaire des évêques. A l'Evangile, le Saint-Père a prononcé le
discours suivant :
Frères !
Le récent Concile, vous le savez, a mis davantage en évidence le caractère communautaire de l'Eglise, dont il est un aspect constitutif fondamental. Ce caractère, considéré en lui-même, ne couvre pas toute la réalité de l'Eglise, qui, à un observateur plus attentif, apparaît comme le corps mystique du Christ, composé de l'unité et de la distinction des organes et des fonctions ; toutefois, la communion, sous son double aspect de communion dans le Christ avec ceux qui croient en lui et même, virtuellement, avec toute l'humanité, a fait l'objet, d'une façon particulière, des réflexions du Concile, spécialement lorsque celui-ci a mis en relief la communion qui intervient dans l'Episcopat ; et, en se souvenant que l'Episcopat succède légitimement aux Apôtres, et que ceux-ci constituaient un groupe particulier, choisi et voulu par le Christ, il a paru heureux de reprendre le concept et le terme de collégialité, en l'appliquant à l'ordre épiscopal. « De même que saint Pierre et les autres Apôtres — dit le Concile — constituent, par ordre du Seigneur, un seul Collège apostolique, ainsi le Pontife romain, successeur de Pierre, et les évêques, successeurs des Apôtres, sont-ils unis entre eux » (Lumen gentium, 22).
Ainsi, Nous avons été le premier à comprendre l'agréable devoir qui découle de ce rappel du dessein de Dieu sur la charge apostolique, laquelle annonce le message de la foi au Peuple de Dieu, lui confère les mystères de la grâce et le guide en son cheminement sur la terre et dans le temps ; ce devoir, c'est celui de donner plus d'ampleur et d'efficacité au caractère collégial de l'Episcopat, étant en cela guidé par la conception fondamentale de la fraternité, qui unit en communion tous les adeptes du Christ, et qui s'enrichit d'une plus grande plénitude dans les Evêques, en tant qu'héritiers de ces titres que le Christ lui-même attribua aux disciples élus, appelés par lui Apôtres (Lc 6, 13), confidents du mystère du royaume de Dieu (Mc 4, 11), ses amis (Jn 15, 14-15), ses témoins (Ac 1, 8), destinés à la grande mission d'annoncer et d'actuer l'Evangile (Mt 28, 19), en esprit d'humilité (Jn 13, 14) et de service (Lc 22, 26), « pour l'œuvre du ministère, en vue de la construction du corps du Christ » (Ep 4, 12).
Nous croyons avoir déjà donné la preuve de Notre volonté d'assurer concrètement le développement de la collégialité épiscopale ; soit en instituant le Synode des Evêques, soit en reconnaissant les Conférences Episcopales, soit en associant quelques-uns de nos Frères dans l'Episcopat ; Pasteurs résidant dans leurs diocèses, au ministère propre de notre Curie romaine ; et, si la grâce du Seigneur nous assiste, si la concorde fraternelle vient faciliter nos rapports mutuels, l'exercice de la collégialité sous d'autres formes canoniques pourra avoir un plus ample développement. Les discussions du Synode extraordinaire, en définissant la nature et les pouvoirs des Conférences Episcopales, ainsi que leurs rapports avec les termes canoniques opportuns et en confirmation de la doctrine des Conciles Vatican I et Vatican II sur le pouvoir du successeur de Saint Pierre, et celui du Collège des Evêques, avec le Pape son Chef.
Mais avant de commencer les travaux du prochain Synode, arrêtons-nous un moment, Frères, dans la célébration du mystère eucharistique, point culminant de l'unité du corps mystique, pour nous rappeler non pas tellement l'aspect juridique de la collégialité, ni les expressions par lesquelles elle s'est manifestée historiquement, ni même — ce qui compte le plus, mais que nous supposons, présent à nos âmes — la pensée du Christ, qui l'a conçue et instituée, mais la valeur morale et spirituelle que la collégialité doit assumer en chacun de nous, et de nous tous ensemble.
Réfléchissons en effet : il existe entre nous, qui avons été choisis pour succéder aux Apôtres, un lien spécial, le lien de la collégialité. Qu'est-ce que la collégialité, sinon une communion, une solidarité, une fraternité, une charité plus abondante et plus pressante que n'est le rapport d'amour chrétien entre les fidèles ou entre les disciples du Christ associés au sein de divers autres groupements ? La collégialité est charité. Si l'appartenance au corps mystique du Christ fait dire à Saint Paul : « Si quid patitur unum membrum, compatiuntur omnia membra ; sive gloriatur unum membrum, congaudent omnia membra » (1 Co 12, 26), quel doit être le retentissement spirituel de la sensibilité commune pour l'intérêt aussi bien général que particulier de l'Eglise en ceux qui, dans l'Eglise, ont de plus grands devoirs ? La collégialité est coresponsabilité. Et quel signe plus clair du caractère de disciples authentiques le Seigneur a-t-il voulu, pour le groupe des Apôtres assis près de lui à la cène de l'ultime adieu, sinon celui d'un mutuel amour : « In hoc cognoscent omnes quia discipuli mei estis, si dilectionem habueritis ad invicem » (Jn 13, 15). La collégialité est un amour bien visible que les Evêques doivent alimenter entre eux. Et puisque la collégialité insère chacun de nous dans l'orbite de la structure apostolique destinée à l'édification de l'Eglise dans le monde, elle nous oblige à une charité universelle. La charité collégiale n'a pas de limite. A qui finalement, sinon aux Apôtres fidèles, le Seigneur a-t-il adressé ses ultimes recommandations rendues sublimes par la prière toute d'extase qui conclut les derniers discours de la dernière cène : « Ut unum sint » (Jn 17, 23) ?
C'est ainsi que, pensons-Nous, en traitant des rapports des Evêques regroupés dans ces nouvelles associations territoriales, auxquelles on donne le nom de Conférences épiscopales, comme aussi des relations des Conférences elles-mêmes avec le Siège Apostolique et entre elles, une considération doit l'emporter sur les autres dans nos âmes, celle de la charité qui, dans l'unité de la foi, doit informer la communion hiérarchique de l'Eglise.
Que par conséquent sur ces deux principes, la charité et l'unité, soient orientées les lignes directrices du progrès postconciliaire de la communion ecclésiale vers ce niveau supérieur qui porte la marque de la collégialité épiscopale. Ces lignes Nous semblent être au nombre de deux : l'une tend à accorder honneur et con-, fiance à l'ordre épiscopal ; et nous aurons soin de reconnaître, dans une mesure plus juste, à nos Frères dans l'épiscopat, cette plénitude de prérogatives et de facultés qui dérivent pour eux du caractère sacramentel de leur élection aux fonctions pastorales dans l'Eglise ainsi que de leur communion effective avec ce Siège Apostolique ; et cette ligne ne sera pas freinée ni interrompue, si l'application du critère de subsidiarité, vers lequel elle s'oriente, vient à être modérée avec une humble et sage prudence, de telle sorte que le bien commun de l'Eglise ne soit pas compromis par de multiples et excessives autonomies particulières, nuisibles à l'unité et à la charité — lesquelles doivent faire de l'Eglise « un seul cœur et une seule âme » (Ac 4, 32) — et fautrices d'émulations ambitieuses et d'égoïsmes clos. Cette ligne ne sera pas non plus démentie si l'autre critère du pluralisme doit être précisé de sorte qu'il ne touche pas la foi — qui ne peut admettre ce pluralisme — ni la discipline générale de l'Eglise, qui ne supporte ni l'arbitraire ni la confusion, au détriment de l'harmonie fondamentale de la pensée, de la vie habituelle de l'ensemble du Peuple de Dieu, et de la collégialité elle-même.
L'autre ligne, issue elle aussi de la grande estime dans laquelle nous devons tenir la collégialité épiscopale, et qui sera également suivie loyalement par nous, conduit l'Episcopat à une participation plus organique et à une coresponsabilité plus solidaire dans le gouvernement de l'Eglise universelle. Nous croyons avec confiance, et d'ailleurs Nous Nous l'entendons avec joie répéter par beaucoup, que cela se présente comme un avantage commun, comme Notre réconfort et Notre soutien dans la rude et croissante fatigue de Notre charge apostolique, comme un témoignage plus clair de la foi unique et de la véritable charité qui doivent apparaître au sommet hiérarchique de l'Eglise plus que partout ailleurs et aujourd'hui plus que jamais, dans un éclat nouveau et une ardeur accrue. Déjà, comme Nous le disions, Nous sommes engagés sur cette route, avec l'aide de Dieu et grâce à vous. Frères vénérés, nous poursuivrons notre chemin. Mais sur ce point encore, il reste bien clair que le gouvernement de l'Eglise ne doit pas assumer les aspects et les normes des régimes d'ordre temporel dirigés aujourd'hui soit par des institutions démocratiques, parfois excessives, soit encore par des formes totalitaires contraires à la dignité de l'homme qui leur est assujetti : le gouvernement de l'Eglise revêt une forme originale qui vise à refléter dans ses expressions la sagesse et la volonté de son divin Fondateur. C'est là et sous cet aspect que nous devons nous souvenir de la responsabilité suprême que le Christ a voulu nous confier lorsqu'il a consigné à Pierre les clés du royaume et qu'il l'a constitué fondement de l'édifice ecclésial, lui confiant le charisme très délicat de confirmer ses Frères (Lc 22, 32), recevant de lui la plus grande et la plus ferme profession de foi (Mt 16, 17 ; Jn 6, 68), et lui demandant une singulière et triple confession d'amour qui doit se traduire dans la vertu fondamentale de charité pastorale (Jn 21, 15 ss.). La responsabilité que la Tradition et les Conciles attribuent à Notre ministère spécifique de Vicaire du Christ, de Chef du Collège apostolique, de Pasteur universel et de Serviteur des serviteurs de Dieu, et qui ne pourra être conditionnée par l'autorité, même suprême, du Collège apostolique, laquelle nous voulons le premier honorer, défendre et promouvoir, mais qui ne serait pas telle s'il lui manquait notre suffrage.
Charité et unité. Voilà notre méditation à l'ouverture du Synode extraordinaire sur lequel, par la célébration du sacrifice eucharistique, nous implorons la lumière et l'assistance de l'Esprit-Saint.
N'est-ce pas en ce moment dédié à la réflexion et à l'affirmation de la Collégialité, en ce jour de la divine Maternité de la Très Sainte Vierge Marie, qu'il convient de nous recueillir avec une âme intimement émue au souvenir des Apôtres dans le Cénacle, eux qui, dans l'attente du Paraclet, étaient « assidus d'un même cœur à la prière avec... Marie Mère de Jésus » (Ac 1, 14) ? Et, dans une telle union d'esprit, n'est-ce pas aussi le moment de faire nôtres les acclamations de la liturgie du Jeudi-Saint ? « Ubi caritas et amor, Deus ibi est. Congregavit nos in unum Christi amor. Exultemus et in Ipso jucundemur. Timeamus et amemus Deum vivum. Et ex corde diligamus nos sincero ».
Amen. Amen.
Le samedi, 25
octobre, en fin d'après-midi, le Saint-Père, entouré par les Pères du Synode, a
assisté à une concélébration solennelle en la basilique de
Sainte-Marie-Majeure. A l'Evangile, le Saint-Père a prononcé l'homélie suivante
:
Vénérables frères et fils très chers dans le Christ,
Aucun d'entre nous, certainement, ne s'étonnera de cette « station » que Nous, faisons, pendant le Synode extraordinaire des Evêques, à la basilique de Sainte-Marie-Majeure, à ce sanctuaire historique et vénéré de la piété mariale, si cher à l'Eglise de Rome ; et chacun de nous sentira plutôt renaître en lui un besoin spontané d'exprimer pleinement sa propre dévotion à la Bienheureuse Vierge Marie, au moment où notre réflexion sur notre vocation à l'appartenance au Corps mystique du Christ, qui est l'Eglise, nous invite à évoquer et à vénérer celle qui fut la bienheureuse mère du corps physique du Fils de Dieu, qui s'est fait Fils de l'homme (cf. S. augustin, PL 40, 399).
Il peut arriver parfois, que, même nous qui sommes revêtus du sacerdoce du Christ, pris par le désir de justifier le culte catholique dû à Marie, par la controverse et les discussions apologétiques avec ceux qui en combattent la légitimité ou cherchent à en diminuer les raisons, nous soyons tentés d'alléguer les titres bibliques, théologiques, traditionnels, affectifs, par lesquels se manifeste habituellement la dévotion à la Vierge, et que nous laissons quelque peu dépérir l'expression vécue et filiale de notre piété envers elle, trouvant peut-être moins facile aujourd'hui qu'autrefois d'entretenir des relations spirituelles pieuses et cordiales avec Marie, qui, Mère du Christ selon la chair, est aussi notre Mère selon l'esprit, et Mère de l'Eglise. Mais voici que nous, réunis en Synode, ou attirés par sa célébration et ses thèmes d'études auxquels tous s'intéressent, nous avons éprouvé instinctivement le besoin de terminer l'assemblée synodale près de Marie, sous son regard maternel.
En effet, réfléchissant une fois de plus sur l'Eglise, sur son caractère essentiel de communion hiérarchique, sur le fait et le mystère de la puissance génératrice conférée à certains élus et ministres du Peuple de Dieu, Nous avons été frappé, une fois de plus, par le rapport qui existe entre Marie et l'Eglise, et spécialement entre ces membres de l'Eglise qui ont pour fonction particulière d'exprimer, par le ministère de la parole, la Parole de Dieu, de répandre par les sacrements l'Esprit, source de vie et de sainteté, d'exercer avec autorité le service de la conduite pastorale des fidèles dans le pèlerinage temporel et eschatologique, autrement dit entre nous, prêtres et pasteurs, et la Très Sainte Vierge Marie. C'est à cause de ce rapport que nous sommes ici réunis ce soir.
C'est un rapport d'analogie : Marie est la Mère du Christ, l'Eglise est la Mère des chrétiens ; et plus cet aspect de l'Eglise devient évident, et dans sa dimension historique, en chaque Eglise locale et dans cette Eglise romaine — et en particulier dans cette Basilique, appelée « la Bethléem de Rome » (grisar) —, plus le rapprochement, la comparaison, la parenté entre Marie et l'Eglise devient facile et s'impose. Il faut ici rappeler une idée fondamentale de la théologie et de la dévotion mariale, une idée ancienne, que le Concile nous a rappelée (Lumen gentium, 63) : celle de Saint Ambroise, qui définit Marie comme le « type de l'Eglise » (PL 15, 1555), ou encore « la figure de l'Eglise » (PL 16, 326) ; expression à laquelle Saint Augustin fait écho : « Elle (Marie) nous a montré en elle la figure de l'Eglise» (PL 40, 661) ; car la génération maternelle et surnaturelle des fidèles par l'Eglise. Ce parallélisme nous rapproche encore plus de Marie : toute la plénitude de grâces qui a fait de Marie la « toute belle », la très sainte, l'immaculée, n'a-t-elle pas quelque correspondance dans la richesse de grâce, qui a été versée en nous, quand l'ordination sacrée nous a assimiles au Christ dans les charismes de la sainteté et du pouvoir ministériel ? Il sera toujours bon pour nous de faire de Marie notre miroir sacerdotal, « miroir de justice » ...
La méditation se prolonge sans fin, et passe de la sphère mystique à la sphère morale. Marie est le modèle de l'Eglise (cf. Lumen gentium, 53). Elle « contient d'une manière éminente toutes les grâces et les perfections » de l'Eglise (olier) ; celles que nous devrions et voudrions avoir. Marie est éducatrice. Elle est notre éducatrice, à nous dont la fonction est d'être, par la doctrine et l'exemple, éducateurs du Peuple de Dieu. Et qu'est-ce que nous enseigne Marie ? Oh! nous le savons ; tout l'Evangile.
Mais à nous, spécialement ? Aujourd'hui ?
L'étude devient prière. Marie ! Elle nous enseigne l'amour ; Marie obtient l'amour ; Marie, qui a conçu le Christ par l'œuvre de l'Esprit-Saint, l'Amour-Dieu vivant, préside à la naissance de l'Eglise au jour de la Pentecôte, lorsque le même Esprit-Saint remplit le groupe des disciples — et au premier rang d'entre eux, les Apôtres —, et vivifie dans l'unité et la charité le corps mystique et historique des chrétiens, l'humanité rachetée. Nous sommes venus ici pour implorer, par l'intercession de Marie, la continuation perpétuelle de ce même miracle, et obtenir d'elle, comme d'une source, un nouveau fleuve de l'Esprit-Saint. Parce que nous avons redécouvert la communion ecclésiale, qu'au niveau apostolique nous appelons collégialité, c'est-à-dire une intercommunion de charité et d'efficience apostolique, que nous voulons en cet âge fatidique du monde et de l'Eglise mieux honorer et rendre plus opérante dans le sentiment et dans l'action, au moyen de l'amour; cet Amour qui donna à Marie la faculté d'enfanter le Christ, et que nous implorons pour nous, afin d'être capables d'accomplir notre mission d'engendrer le Christ au monde. Et c'est pour nous avant tout que nous demandons cet Amour, qui en descendant en nous s'appelle la grâce, et qui, remontant de nous en un « fiat » qui fait écho à celui de Marie, est notre oblation, et notre charité, dont nous espérons que jamais elle ne s'éteindra dans les années de notre vie mortelle, afin qu'elle brûle pour toujours dans notre vie immortelle. Marie, c'est l'amour que nous demandons, l'amour pour le Christ, l'amour unique, l'amour suprême, l'amour total, l'amour-don, l'amour-sacrifice ; apprends-nous ce que déjà nous connaissons et que déjà nous professons humblement et fidèlement : à être immaculés, comme toi ; à être chastes dans cet engagement sublime et redoutable qu'est notre célibat sacré, aujourd'hui où il est si discuté par beaucoup et si incompris par quelques-uns. Nous savons ce qu'il est : il est, plus encore qu'un état, un acte continu, une flamme toujours ardente, il est une vertu surhumaine, et donc qui a besoin d'un soutien surnaturel. Toi ô Marie, toujours vierge, fais-nous comprendre maintenant, non seulement la nature paradoxale de cet état — qui est propre au sacerdoce latin, et, pour l'ordre épiscopal et l'état religieux, aux Eglises d'Orient —, mais sa valeur : l'héroïcité, la beauté, la joie, la force ; la force et l'honneur d'un ministère sans réserve, tendu tout entier vers le don et le sacrifice de soi dans le service des hommes ; la crucifixion de la chair (Ga 5, 24), l'engagement absolu pour le règne de Dieu ; Marie, aide-nous à comprendre, à comprendre de nouveau ce mystérieux appel à la consécration sans partage à la suite du Christ (cf. Mt 19, 12). A aimer ainsi, aide-nous.
Et la prière se poursuit. Nous avons noté comment les pages du Concile qui te sont dédiées, O Vierge Fidèle, reconnaissent en Toi une vertu première ; la première vertu qui nous unit à Dieu, la foi. Quiconque pénètre au plus profond du diagnostic des besoins en cette heure de tempête pour la société, et, par reflet, pour l'Eglise de Dieu, voit que ce qui contribue le plus à mettre l'Eglise en communion avec le Christ, et par conséquent avec Dieu et avec les hommes, c'est avant tout, la foi : la foi surnaturelle, la foi simple, pleine et forte, la foi sincère, puisée à la source authentique, la Parole de Dieu, et à son canal indéfectible, le magistère institué et garanti par le Christ, la foi vive. O Toi, la « bienheureuse qui as cru » (Lc 1, 45), affermis-nous par ton exemple, et obtiens-nous ce charisme. Comment pourrons-nous être ceux qui marchent à la suite du Christ, si le doute, si la négation affaiblissent notre certitude ? (cf. Jn 6, 67). Comment pourrons-nous être des témoins, comme apôtres, si la vérité de la foi s'obscurcit dans nos esprits ?
Et puis, ô Marie, nous demanderons aussi que ton exemple et ton intercession nous donnent l'espérance. Spes nostra, salve ! Oui, d'espérance aussi, nous avons besoin, et combien ! O Marie, toi qui es, comme dit le Concile en conclusion de sa grande leçon sur l'Eglise de Dieu (Lumen gentium, 68), celle qui représente et inaugure l'Eglise qui doit trouver son achèvement dans le siècle futur, de même Tu es sur la terre celle qui resplendit maintenant devant le Peuple de Dieu, signe d'indestructible espérance et de consolation, O Mater Ecclesiae !
Avant que ne soit prononcée la clôture officielle du Synode Extraordinaire des Evêques, clôture qui est intervenue le mardi 28 octobre, le Saint-Père a prononcé un discours, le lundi 27, dont voici le texte :
Vénérables Frères !
Au terme de ce Synode extraordinaire, Nous devons vous adresser quelques mots de conclusion.
Notre premier mot sera pour vous remercier de votre participation : sans nul doute, c'est un grand apport au bien général de l'Eglise, que la venue de personnes comme les vôtres, engagées dans les graves et absorbantes tâches pastorales, et que leur participation intense et sérieuse aux travaux de cette assemblée. A ce remerciement s'ajoute la satisfaction pour l'assiduité de votre présence et pour l'ardeur de votre attention et de votre collaboration au sérieux et à l'utilité des discussions synodales.
Nous pensons qu'un des bénéfices de votre concours est la conversation fraternelle de ces journées et la communication réciproque des expériences respectives, des difficultés communes, et des espérances fraternelles ; sans aucun doute, la charité ecclésiale en aura tiré profit, et une fois de plus tous auront expérimenté « qu'il est bon et agréable pour des frères d'habiter ensemble » (Ps 132, 1).
Nous devons noter aussi le caractère extraordinaire de ce synode : extraordinaire, parce que orienté vers la solution de questions préalables au développement futur du gouvernement ecclésiastique, c'est-à-dire à la détermination des rapports canoniques qui résultent de deux faits mis en évidence par le récent Concile œcuménique Vatican II ; la collégialité de l'ordre épiscopal qui y a été déclarée, et les Conférences épiscopales dans les diverses nations ou régions territoriales qui y ont été plus fortement marquées. Ce caractère spécifique et donc par là limité de l'actuel Synode extraordinaire indique par lui-même que d'autres Synodes généraux devront être convoqués à l'avenir pour traiter des autres grandes et urgentes questions qui intéressent la vie de l'Eglise.
A ce propos Nous ressentons l'obligation de vous assurer que ce sera notre soin, — plaisir agréable encore plus que clair devoir —, d'accorder la plus grande considération à la suite à donner aux « manifestations d'opinion », c'est-à-dire aux votes, que vous, Vénérables Frères, avez ce matin exprimés et remis à la Présidence du Synode : le fait qu'une partie de ces votes ait été donnée « iuxta modum », appelle de Nous un examen, dont Nous aurons le devoir de méditer les conclusions devant le Christ, dans l'intimité de Notre conscience et dans le sens de Notre responsabilité de Pasteur suprême de la Sainte Eglise de Dieu, pour exprimer ensuite Notre sentiment à ce sujet et vous le communiquer tout aussitôt.
Il Nous semble cependant dès maintenant possible d'affirmer Notre intention conforme à la vôtre, en ce qui concerne la régularité de la convocation des Synodes d'Evêques, dans les formes prévues par leurs statuts, de rencontres générales ou extraordinaires, sans omettre, si cela se révélait opportun, le recours à la convocation de Synodes spéciaux. Nous plaît aussi la suggestion, si amplement soutenue par cette assemblée, que cette convocation régulière soit fixée, en principe, — étant naturellement sauves les circonstances qui conseillent de procéder diversement —, tous les deux ans, à partir de cette année.
Pareillement, Nous pouvons encore aujourd'hui vous faire savoir qu'il est dans Notre intention de donner au Secrétariat du Synode une plus grande efficience, et de tenir le plus grand compte, dans ce but, des votes exprimés au sujet de l'aide désirée — et, Nous le croyons, utile — que pourraient apporter, sous une forme qu'il faudra déterminer, des Evêques représentant l'Episcopat dispersé dans le monde ; comme aussi au sujet de la possibilité qu'à travers eux, soient présentés les thèmes dont l'examen serait jugé nécessaire au Synode.
Cela vous manifeste toute la confiance que Nous avons pour cette institution, issue de la doctrine et de l'esprit du récent Concile œcuménique, et dont le but n'est certes pas d'engendrer des rivalités de pouvoirs, ou des difficultés pour le gouvernement bien ordonné et efficace à l'intérieur de l'Eglise, mais au contraire d'inciter mutuellement le Pape et l'Episcopat à une plus grande communion, comme à une collaboration organique.
Tout cela, Nous entendons, pour notre part, le mettre en œuvre dans le plein et cordial respect des tâches et des responsabilités de nos Frères dans l'Episcopat, qu'ils soient pris isolément, ou qu'ils soient réunis en de légitimes rencontres canoniques: sans pour autant, — cela est bien clair —.renoncer jamais, en ce qui Nous concerne, à ces tâches et à ces responsabilités spécifiques, que le charisme du primat conféré par le Christ lui-même à Pierre, — dont Nous sommes le très humble mais authentique successeur —, et le devoir plus que le droit, de son fidèle exercice, Nous imposent. Le Pape doit être un cœur, comme un carrefour de la charité, qui reçoit tous, qui aime tous, parce que le Christ « nous a laissé Pierre comme vicaire de son amour » (S. ambroise, Exp. in Luc., I, X, 175 : PL 15, 1942).
De même, Nous sommes disposé à accueillir toute aspiration légitime à une meilleure reconnaissance des caractéristiques et des exigences particulières des Eglises locales, grâce à une application bien comprise du principe de subsidiarité : principe qui requiert certainement un surcroît d'approfondissement doctrinal et pratique, mais que Nous n'hésitons pas à accepter dans son acception fondamentale. Celui-ci, cependant, ne doit pas être confondu avec une prétendue requête de « pluralisme » qui toucherait la foi, la loi morale et les lignes fondamentales des sacrements, de la liturgie et de la discipline canonique, qui tendent à conserver dans l'Eglise l'unité nécessaire.
Au ternie de ces journées intenses de prière et d'étude, Nous désirons ici — sûr d'interpréter vos sentiments de gratitude — adresser un salut respectueux à tout l'Episcopat répandu à travers le monde, à toute l'Eglise, avec une pensée particulière pour le Clergé, dont l'œuvre est extrêmement précieuse pour tout le peuple chrétien, décisive, pourrions-Nous dire, dans la mesure où elle est fervente, fidèle, réalisée avec ordre, pour surmonter les difficultés que l'Eglise rencontre dans le monde moderne et pour affermir et diffuser le règne aimé, que, du fond du cœur, nous les comprenons, nous les aimons, nous les soutenons, nous les bénissons, attendant avec confiance leur coopération efficace dans le ministère du salut chrétien. Nous n'oublions pas non plus les familles des Religieux et des Religieuses, pas plus que tous les Jeunes qui se préparent à consacrer leur vie au Seigneur et au service de l'Eglise, et tous ceux qui, dans le laïcat catholique, se font témoins et apôtres de la cause du Christ. Nous voulons aussi Nous souvenir de tous les missionnaires.
Nous ne voulons pas oublier, en ce moment où nos cœurs se dilatent dans la charité, les frères chrétiens encore séparés de nous, priant toujours et souhaitant qu'un jour — Dieu veuille qu'il ne soit pas trop éloigné ! — puisse se reconstituer avec eux aussi une communion parfaite dans la foi et dans la charité de l'unique Eglise du Christ.
Et voici que d'autres souvenirs envahissent maintenant notre esprit: celui du monde du travail, celui de la jeunesse, celui des pauvres, celui de ceux qui souffrent. De ce Synode Nous adressons à eux tous, auxquels notre ministère brûle d'offrir le service de l'Evangile, notre salut amical et notre bénédiction. Nous renouvelons nos vœux pour la paix dans le monde, et Nous confirmons notre résolution de la protéger et de la promouvoir dans la justice et dans l'accroissement harmonieux d'une communion, source de prospérité.
Telle est notre conclusion, au nom du Seigneur.
Mais auparavant, Nous voulons remercier aussi publiquement les méritants Présidents de ce Synode extraordinaire, qui ont tant contribué au déroulement bien ordonné des travaux ; leur dévoué Secrétaire et ses collaborateurs ; et Nous ne voulons pas omettre, comme cela se doit, une parole de reconnaissance pour le service de presse, qui a été comme le lien d'information entre ces assises d'un caractère privé et la grande opinion publique, rendant ainsi un service apprécié.
Tandis que Nous félicitons encore une fois tous et chacun de ceux qui sont présents, Nous invoquons l'abondance des grâces du Seigneur, afin qu'il fasse fructifier largement le bon grain semé en ces jours. C'est en gage de ces grâces, et aussi en témoignage de notre toujours vive et affectueuse bienveillance, que Nous vous accordons, à vous comme à chacune de vos nations, la Bénédiction Apostolique.
Le 6 janvier, en la fête de l'Epiphanie, Paul VI a donné l'ordination épiscopale, dans la Basilique Saint-Pierre, à douze évêques de différentes nationalités. A cette occasion il a prononcé l'allocution suivante :
Aujourd'hui l'Eglise célèbre le mystère de l'Epiphanie, le dessein divin selon lequel « il a plu à Dieu dans sa sagesse et sa bonté de se révéler en personne et de faire connaître le mystère de sa volonté (Ep 1, 9), grâce auquel les hommes, par le Christ, le Verbe fait chair, accèdent dans l'Esprit Saint, auprès du Père, et sont rendus participants de la nature divine (cf. Ep 2, 18 ; 2 P 1, 4). Dans cette révélation le Dieu invisible (cf. Col 1, 15 ; 1 Tm 1, 17) s'adresse aux hommes en son immense amour ainsi qu'à des amis (cf. Ex 33, 11 ; Jn 15, 14-15), il s'entretient avec eux (cf. Ba 3, 38) pour les inviter et les admettre à partager sa propre vie » (Const. Dei Verbum, 2). C'est la fête de la révélation, de la manifestation de Dieu dans un nouvel ordre, différent et supérieur, qui n'est pas opposé à celui de la connaissance traditionnelle dans le cadre de la nature ; c'est une manifestation qui nous ouvre d'une certaine manière, mais déjà immensément riche et ineffable, à une vision supérieure de la vérité divine en elle-même ; du plan divin sur nous et donc sur la vérité de notre existence et de notre salut ; elle inaugure un rapport merveilleux surnaturel entre Dieu et l'homme, établit une relation vitale, une religion vraie, une communion entre la réalité vivante et transcendante de la divinité et chacun de nous, et aussi avec l'humanité qui accueille le don, la lumière, la vie de cette révélation. Ce dessein s'accomplit en Jésus-Christ et se communique à nous à travers notre acceptation, qui est la foi, pour se mêler alors aux autres courants dérivant de l'Esprit Saint, auxquels nous donnons le nom de charité, de grâce, faisant de nous croyants, ainsi régénérés, un seul corps dans le Christ, l'Eglise.
La Révélation, cette lumière céleste, s'est trouvée à un moment multiforme, mais précis dans le temps, dans l'histoire, dans la réalité humaine, sociale et visible ; un moment, comme nous le disions, qui rayonne sa plénitude dans le Christ; mais après Lui, et par sa volonté, elle nous atteint à travers une transmission, une tradition, à travers un ministère humain, véhicule de la révélation, un magistère : les Apôtres qui coordonnent à la médiation du Christ, unique et originelle, la leur, subalterne et instrumentale, mais indispensable, comme canal, alimenté du charisme de leur élection, faite par le Christ lui-même (Jn 6, 70 ; 15, 16), et de leur fonction institutionnelle et permanente (Mt 28, 19 ; Lc 10, 16) ; charisme qui ne procède pas de la « communie fidelium », mais qui est ordonné à son édification. Les Apôtres, avec des hommes de leur entourage, consignèrent par écrit le message de salut ; et pour « que l'Evangile fût toujours gardé intact et vivant dans l'Eglise, ils laissèrent comme successeurs les évêques, auxquels ils remirent leur propre fonction d'enseignement » (comme l'enseigne, se faisant la voix de la tradition, saint irenée, Adv. Haer. III, 3, 1 : PG 7, 848 ; Dei Verbum, 7).
Et nous voici donc logiquement et calmement conduits à considérer en vous, frères vénérés et très chers, que Nous avons élevés aujourd'hui à l'ordre de l'Episcopat et adjoints au collège épiscopal, le mystère de l'Epiphanie, le dessein de la Révélation. Vous êtes les héritiers de ce trésor de vérités révélées, vous êtes les gardiens du « dépôt » (1 Tm 6, 20), vous êtes les représentants qualifiés du Christ, vous êtes les ministres de ses pouvoirs magistraux, sacerdotaux, pastoraux ; par rapport à l'Eglise, vous représentez, dans la forme la plus authentique et la plus complète, le Seigneur; « là où apparaît l'évêque, là se regroupe la communauté (saint ignace d'antioche, Smyrne, 8, 2), de telle manière que là où est le Christ Jésus, là est l'Eglise catholique»; vous en êtes les préposés, et en tant que tels les responsables à un titre si plein, si exigeant, que la charité a, dans l'évêque, son expression évangélique la plus parfaite et le signale comme celui qui consacre toute sa vie à s'identifier à l'amour qui se donne lui-même (cf. Jn 15, 13) et qui fait de la marche derrière le Christ la norme essentielle et déterminante de son existence (cf. Jn 21, 19 et 22). Vous êtes par conséquent, plus qu'aucun autre, voués au service de l'Eglise : cette idée revient souvent dans la Tradition dans chaque discours sur l'Episcopat ; et parmi les nombreuses voix, rappelons celle d'Origène qui, parlant de l'évêque, affirme : « Qui vocatur... ad episcopatum non ad principatum vocatur, sed ad servitutem totius Ecclesiae » (In Is., hom. VI, 1 : PG 13, 239) ; saint Augustin ne sera jamais las de répéter : « Vobis non tam praeesse, sed prodesse delectet (Sermo 140, 1 : PL 38, 1484).
Mais, pour revenir à la pensée qui retient notre attention, au cours de la liturgie d'aujourd'hui, Nous devons rappeler les rapports multiples qui existent entre l'Apôtre ainsi que ses successeurs et la divine révélation. Personne plus que lui ne la reçoit, ne l'écoute, ne la médite, ne la fait sienne ; les paroles de Jésus dans le discours à la dernière Cène nous l'enseignent et nous le répètent (Jn 15, 14 etc. ; Mc 4, 11) : vous êtes les disciples par excellence de la révélation. Et personne plus que vous n'est gardien de cet héritage de divine vérité, gardien dans sa fidèle intégralité (1 Tm 6, 20), et gardien dans son application pratique (Lc 11, 28 ; Jn 14, 15 ; 21-23).
A vous, plus qu'à tout autre dans l'Eglise de Dieu, est promise l'effusion de l'Esprit Saint, qui donne l'intelligence et ouvre les profondeurs de la révélation (Jn 14, 26 ; 15, 26). Et d'auditeurs privilégiés vous devenez maîtres de la doctrine divine : le magistère est un des pouvoirs les plus grands et les plus spécifiques confiés par le Christ à ses apôtres et à leurs successeurs dans la diffusion du message de vérité et de salut qu'est l'Evangile (Mt 28, 20). Et avec le magistère, le témoignage. La doctrine de la foi ne s'impose pas par elle-même, une fois annoncée, comme les vérités d'ordre rationnel qui peuvent être écoutées et répandues par leur évidence intrinsèque ; elle se fonde sur la parole de Dieu et du Christ et de ceux qui en sont les fidèles témoins (cf. Lc 24, 48 ; Ac 1, 8 et 10, 39), autorisés et décisifs (cf. Ga 1, 8 ; Const. Dei Verbum, 10 ; denz.-sch. 3884-3887/2313-2315). Et avec le témoignage, le danger, le risque, le choix de la divine vérité, au prix — si c'est nécessaire — de sa propre vie (cf. Jn 16, 2 ; He 10, 20 ss. ; 11, 1 ss.).
Vous êtes devenus avec Nous, avec tout l'épiscopat catholique, frères très chers, ministres et témoins du Christ (cf. Ac 26, 16), les défenseurs de l'Evangile (Ph 1, 16), mis à part pour servir l'Evangile (Rm 1, 1), les confesseurs de l'Evangile (cf. Rm 1, 16). La Parole de Dieu doit pénétrer notre vie de manière à établir un rapport vivant de parenté spirituelle avec le Christ (Lc 11, 28) ; nous, les disciples, nous les fidèles, nous les imitateurs, nous les images vivantes du Seigneur (cf. 1 Co 4, 16 ; 11, 1 ; 1 P 5, 3) ; nous devons d'une certaine manière personnifier, incarner dans notre humble vie le Verbe de Dieu pour que sa révélation à travers notre ministère et notre exemple continue à resplendir dans l'Eglise de Dieu et dans le monde. Notre sort est grand, notre sort est grave ; nous sommes, Jésus l'a dit, la lumière du monde (Mt 5, 14) ; cette lumière ne peut, ne doit s'éteindre. Telle est la signification, telle est la valeur de l'acte sacramentel accompli dans vos personnes. Nous avons fait de vous une flamme ardente de la vérité et de la charité du Maître : oh ! puissiez-vous brûler toujours et vous consumer en rayonnant et en diffusant la lumière pascale du Christ.
Nous ne vous dirons rien d'autre sur le mystère célébré et accompli : vous en savez d'ailleurs tout. Mais vous accepterez quelques exhortations que Nous, à qui est échu l'honneur, l'office, de vous engendrer à l'épiscopat (cf. 1 Co 4, 15), portons dans le cœur, non seulement pour votre édification mais encore plus pour la Nôtre, afin qu'à une si grande faveur divine réponde le plus dignement possible notre reconnaissance, notre acceptation.
Nous pensons que notre première attitude en face de notre vocation épiscopale, c'est la foi : comme pour les mages, comme pour tout croyant, une foi pure et entière en la vérité révélée ; une fidélité cohérente et joyeuse aux devoirs qu'elle comporte. Ce n'est pas là une attitude originale, puisqu'elle concerne tout chrétien ; mais en nous, maîtres, en nous pasteurs, en nous évêques, cette attitude doit être parfaite et exemplaire. Si l'orthodoxie doit caractériser tout membre de l'Eglise, c'est par nous en premier lieu, par nous surtout, que l'orthodoxie doit être clairement et fortement professée.
Aujourd'hui, comme chacun le voit, l'orthodoxie, c'est-à-dire la pureté de la doctrine, ne semble pas être à la première place dans la psychologie des chrétiens : que de choses, que de vérités sont mises en question et en doute ; que de libertés ne revendique-t-on vis-à-vis du patrimoine authentique de la doctrine catholique, non seulement pour l'étudier dans ses richesses, pour l'approfondir et pour mieux l'expliquer aux hommes de notre temps ; mais parfois pour le soumettre à ce relativisme dans lequel la pensée profane cherche sa nouvelle expression et expérimente sa précarité, ou encore pour l'adapter ou quasiment pour la placer au niveau du goût moderne et de la capacité réceptive de la mentalité courante. Frères, soyons fidèles, et soyons assurés que dans la mesure même de notre fidélité au dogme catholique, ni l'aridité de notre enseignement ni la surdité de la génération présente n'étoufferont notre parole ; mais sa fécondité, sa vivacité, sa capacité de pénétrer les cœurs, notre parole les trouvera comme par une prodigieuse vertu (cf. He 4, 12 ; 2 Co 10, 5).
Le Pape a poursuivi en français :
Ce que Nous avons dit sur la jalouse observance de l'orthodoxie doctrinale n'est pas en contradiction avec l'anxiété pastorale ni avec l'habileté didactique soucieuse de communiquer aux hommes de notre temps le message de la révélation sous une forme et dans un langage qui le rende plus acceptable, dans une certaine mesure plus compréhensible, et en tout cas béatifiant.
Aujourd'hui, le mystère de l'Epiphanie, c'est-à-dire de la révélation chrétienne, demande à être considéré par les hommes comme la vraie et la plus haute vocation de l'humanité, vocation de tous les peuples et de toutes les âmes. Tous et chacun de ces peuples et de ces âmes doivent savoir découvrir en eux-mêmes de secrètes et profondes prédispositions à la foi chrétienne : ils doivent reconnaître dans la foi chrétienne l'interprétation sublime de ces prédispositions, c'est-à-dire de leur façon caractéristique d'incarner l'humanité « capable de Dieu» ; ils doivent y trouver l'appel à la plénitude de vie que seul le Christianisme peut leur offrir dans une expression toujours nouvelle et moderne. Rappelons-nous saint Paul : « Je me dois, disait-il, aux Grecs et aux Barbares, aux savants et aux ignorants » (Rm 1, 14).
en anglais :
De cette manière, mes Frères, la parole dont nous sommes les gardiens deviendra apostolique, c'est-à-dire sera répandue partout, et deviendra missionnaire. Ceci appartient en propre à la révélation. La fête que nous célébrons, l'Epiphanie, nous apprend que le plan de Dieu veut voir universalisées la vocation chrétienne et l'économie du salut. C'est une force agissant en celui qui a été appelé par un mystérieux dessein à l'office d'enseignement et à la fonction de ministre de l'Evangile, au degré le plus élevé de ce choix, l'élection à l'épiscopat. « Je vous ai choisis, dit le Seigneur, et je vous ai établis pour que vous donniez des fruits » (Jn 15, 16). C'est l'intention de Dieu pour sa révélation qu'elle rayonne dans les ténèbres du monde, non seulement sans aucune discrimination préconçue, mais avec la plus large diffusion possible. Mais cette diffusion requiert un service confié à des hommes qui en ont été chargés. La vérité révélée demande un ministère doctrinal qualifié (cf. Rm 10, 14 ss.) ; elle demande des frères, des pasteurs, des maîtres, qui porteront l'Evangile, message de salut, aux hommes ; elle demande des apôtres, des évoques. On vous a confié ce service de vérité pour la foi : un service qui rend responsable devant Dieu, le Christ, l'Eglise et le monde, celui qui en a été chargé. « C'est une charge qui m'est imposée » proclame saint Paul, «Malheur à moi si je ne prêche l'Evangile». Cela demande du zèle, du courage, l'esprit d'initiative, la hardiesse de prêcher: «Même si votre voix est faible et votre langue malhabile, donnez-vous à la parole de Dieu » (origène, ibid.).
en espagnol :
Ce devoir épiscopal, est d'annoncer le message de la révélation divine ; il est très grave et pourrait donc sembler dépasser nos forces. Mais ici une autre attitude complète le portrait moral du héraut de l'Evangile. Si la force est une vertu caractéristique de l'évêque — spécialement à cette époque pleine de difficultés pour l'exercice autorisé du ministère, aujourd'hui fréquemment contesté, et du magistère, lui aussi fréquemment affaibli par la critique, le doute, l'arbitraire doctrinal — le bon pasteur ne doit pas craindre. Il essaiera d'améliorer avec une profonde sensibilité (cf. Mt 11, 16 ; Jn 2, 25), avec une humble douceur (cf. Mt 11, 29), avec esprit de sacrifice (cf. Jn 10, 15 ; 2 Co 12, 15), son art de guider les hommes, fils et frères, et de les porter à aimer cette obéissance dans laquelle se déroule toute l'économie de la rédemption (cf. Ph 2, 8 ; He 13, 7-17) ; mais il ne devra pas avoir peur. L'Evêque n'est pas seul ; le Christ est avec lui (Jn 14, 9 ; Mt 28, 20). Un don de l'Esprit l'assiste (Mt 10, 20 ; Jn 15, 18 ss.). Un exercice habituel de la maîtrise de soi et de la conscience de la réalité spirituelle, dans laquelle il a été appelé à vivre, sera la confiance dans le Seigneur et l'abandon à sa volonté et à sa providence (cf. Lc 22, 35). Nous, au terme de ce discours, Nous vous rappelons, à vous Frères, et Nous rappelons à Nous-même, comme à ceux qui Nous écoutent, la parole de Jésus : « Dans le monde vous aurez de la tribulation, mais, confiance, j'ai vaincu le Monde » (Jn 16, 33).
Comment conclure notre discours ?
Par la confirmation de la fonction de l'évêque investi du devoir de la sauvegarde et de la diffusion du message de la révélation. Cherchant à reconnaître comme voulue par le Christ cette fonction, nous remercierons Dieu « qui a donné un tel pouvoir aux hommes » (Mt 9, 8). Nous l'honorerons, reconnaissant qu'elle est nécessaire et bénéfique, car elle est ministère de vérité et de charité, indispensable sur la route du salut. Nous, Evêques, qui sommes chargés de cette fonction, nous ferons tout pour l'exercer dans l'humilité du service, dans la fidélité de l'interprétation, dans la force propre de la parole de Dieu. Et diffusant cette parole divine dans le peuple de Dieu, nous chercherons d'obtenir de lui la docilité à l'écoute et d'apporter le réconfort que celui qui est favorisé par le « sensus fidei » peut trouver dans notre mission. Nous ne nous occuperons pas du sort qui sera réservé à notre prédication, qu'il soit heureux ou dangereux (cf. 2 Tm 2, 9 ; Jn 15, 20-21). Nous serons uniquement attentifs à l'authenticité de notre témoignage « pour que ne soit pas réduite à néant la croix du Christ » (1 Co 1, 17 ss.). « A lui la gloire et la puissance pour les siècles des siècles. Amen » (Ap 1, 6).
Chers Fils et Filles,
L'année civile qui vient de commencer place à nouveau sur nos lèvres l'ancien souhait : année nouvelle, vie nouvelle ; ce vœu manifeste une des aspirations générales et des plus caractéristiques de l'homme moderne et aussi du chrétien. La nouveauté, tel est l'aspect de la vie contemporaine.
De même qu'après l'hiver la végétation semble renaître et que tout se renouvelle dans l'explosion fraîche et florissante du printemps, de même notre ère est le signe d'une saison historique de grands changements et d'un profond renouveau qui touchent toutes les formes de la vie : pensée, tradition, culture, lois, niveau économique et domestique, rapports humains, conscience individuelle et collective, la société tout entière. Nous nous sommes habitués à ce grand phénomène de transformation qui envahit toute chose, tout instrument, chaque personne, chaque institution ; et ceci, d'une manière si rapide et universelle que tous ont l'impression d'être entraînés et submergés par un courant irrésistible comme par un fleuve qui nous atteindrait et nous emporterait. Il faut aussi noter que la génération actuelle est comme enivrée par cette mutation ; elle l'appelle progrès et y participe, et y collabore avec force et enthousiasme, et souvent sans aucune réserve ; le passé est oublié, la tradition coupée, les habitudes abandonnées. On constate même des signes d'impatience et d'intolérance, là où une certaine stabilité, une certaine lenteur, tend à éviter ou à freiner en quelque domaine la transformation que l'on veut générale et que l'on croit en tout cas nécessaire, bienfaisante, libératrice. Ainsi, on parle toujours de révolution, on soulève dans tous les domaines la « contestation », sans que, bien souvent, en soient justifiés le motif ou le but. Nouveauté, nouveauté ; tout est mis en question, tout doit être en crise. Et comme bien des choses ont vraiment besoin d'une correction, d'une réforme, d'un renouveau, et comme l'homme a aujourd'hui acquis la conscience des faiblesses qui entourent sa vie, et aussi la conscience des prodigieuses possibilités qui peuvent permettre de produire de nouveaux moyens et de nouvelles formes d'existence, il perd son calme : une frénésie s'empare de lui, un vertige l'exalte, et parfois une folie l'envahit qui le porte à tout renverser (voilà la contestation globale) dans la confiance aveugle qu'un ordre nouveau (parole ancienne), un monde nouveau, une renaissance, encore mal définie, est fatalement sur le point de surgir.
Voilà un thème de pensée qui est devenu sentiment commun, opinion publique, loi historique. Ainsi est la vie aujourd'hui.
Nous ne contesterons pas du tout cette contestation, ce besoin de renouveau, qui pour bien des raisons et sous certaines formes est légitime et peut constituer un devoir. Bien sûr, « est modus in rebus » : une mesure s'impose. Mais le besoin est réel. Nous vous rappelons même, Fils très chers, qu'un second élan, outre celui de notre moment historico-culturel-social, fait croître en nous et justifie, avec de nouveaux motifs, l'aspiration à la vie nouvelle ; c'est l'élan donné à la conscience de l'homme moderne, et spécialement de l'homme d'Eglise, par le récent Concile. Le Concile a eu et a encore pour but général un renouveau de toute l'Eglise (cf. Optatam totius, Intr. et concl. ; Lumen gentium, 4, 15 ; Unitatis redintegratio, 6 ; etc.) et de toute l'activité humaine, y compris le domaine profane (Gaudium et spes, 43). C'est une vérité qui transparaît dans tous les documents et dans le fait même du Concile ; et il est justement opportun de nous demander si nous avons bien réfléchi sur le but essentiel de ce grand événement. Lui aussi s'inscrit dans la grande ligne du mouvement actuel de transformation, du dynamisme propre de notre période historique. Lui aussi tend à produire un renouveau. Mais quel renouveau ?
La réponse est complexé, car nombreux sont les secteurs que l'on voudrait rénover. Et cette multiplicité a été un prétexte à des intentions arbitraires, que l'on voudrait attribuer au Concile : l'assimilation de la vie chrétienne à la tradition profane et mondaine, l'orientation, appelée horizontale, de la religion tournée non plus vers l'amour et le culte de Dieu, qui sont premiers et suprêmes, mais vers l'amour et le culte de l'homme, la sociologie comme critère principal et déterminant de la pensée théologique et de l'action pastorale, la promotion d'une « république conciliaire » comme on l'appelle mais pourtant inconcevable, et ainsi de suite. Le Concile a été l'occasion de tentatives d'« aggiornamento » sur quelques points de la vie catholique, à propos desquels la discussion est encore ouverte et l'application en cours d'expérimentation ; spécialement on a parlé et on parle encore des « structures » de l'Eglise, avec des intentions qui ne sont pas toujours conscientes des raisons qui les justifient et des dangers qui dériveraient de leur altération ou de leur démolition. Il faut noter que l'intérêt pour le renouveau a été pour beaucoup tourné vers la transformation extérieure et impersonnelle de l'édifice ecclésiastique et vers l'acceptation des formes et de l'esprit de la Réforme protestante, plutôt que vers ce renouveau premier et principal que le Concile voulait, le renouveau moral, personnel, intérieur, celui qui doit rajeunir l'Eglise dans la conscience de son mystère, de son adhésion au Christ, de son animation par la force de l'Esprit Saint, de ses liens fraternels et hiérarchiques, de sa mission dans le monde, de sa finalité ultra-terrestre qui la rend pèlerine, pauvre et juste au cours de son passage dans le temps « Toute rénovation de l'Eglise, dit sagement le Décret conciliaire sur l'Oecuménisme, consiste essentiellement dans une fidélité plus grande à sa vocation ». Et passant d'une vue communautaire à une vue personnelle, il ajoute : « il n'y a pas de véritable œcuménisme sans conversion intérieure » (nn. 6-7).
Fils très chers ! Nous voudrions vous inviter tous à méditer cette intention fondamentale du Concile, celle de notre réforme intérieure et morale. Sommes-nous convaincus que la voix du Concile est passée sur nos esprits comme un appel personnel à être vraiment chrétiens, vraiment catholiques, vraiment membres vivants et agissants du Corps mystique du Christ qui est l'Eglise ? Avons-nous compris que le Concile est un appel pour chacun de nous à l'authenticité chrétienne, à la cohérence entre la foi et la vie, à la pratique réelle, dans le cœur et dans les œuvres, de la charité ? Avons-nous médité cette sublime parole, pourtant si évidente, du Concile qui veut que soit parfait et saint tout disciple du Christ, quelle que soit la condition de vie dans laquelle il se trouve ? (cf. Lumen gentium, 40). Saint Paul nous le répète : « In novitate vitae ambulemus », nous devons marcher dans la nouveauté (Rm 6, 4). Tel est le sens du souhait traditionnel et tranquille pour l'année nouvelle : une vie nouvelle, plus chrétienne, meilleure. Avec Notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous célébrons ces jours-ci la Semaine pour l'Unité de tous les Chrétiens dans l'unique foi et dans l'unique Eglise, selon le suprême désir du Christ (Jn 10, 16 ; 17, 11, 21, 23), et conformément aux vœux du récent Concile œcuménique. Celui-ci déclara ouvertement que le « rétablissement de l'unité entre tous les Chrétiens est un des principaux buts » du Concile (Décret Unitatis redintegratio, 1). Nous ne pouvons pas, Nous ne devons pas négliger de le rappeler au cours de cette audience générale qui trouve les thèmes de sa plénitude spirituelle dans l'actualité de la vie de l'Eglise.
Nous devons, avant tout, remercier le Seigneur du fait que cette si importante question est désormais présente à la conscience de la chrétienté et qu'elle l'est avec un intérêt particulier de réflexion théologique et de charité active au sein de notre sainte Eglise catholique. Celle-ci considère comme une des plus grandes grâces du Seigneur, fidèle à ses promesses évangéliques, d'avoir conservé le don et le sens de l'unité dans la foi et dans la charité. Maintenant l'Eglise se réjouit, elle est impatiente, et elle espère, en constatant que la recherche de cette unité que nous pouvons qualifier de propriété mystérieuse (cf. Jn 17) et constitutionnelle (cf. Mt 16, 18) de la véritable Eglise, est ancrée dans les aspirations profondes et très nobles des Eglises et communautés chrétiennes qui un jour pensèrent pouvoir faire abstraction de cette unité et qui aujourd'hui encore ne sont pas en pleine communion avec l'Eglise unique et universelle. Question vivante, question immense, question difficile, question qui influe sur les conditions du christianisme, et même de la religion, du progrès spirituel et de la paix dans le monde.
Et nous devons faire nôtre ce problème, parce qu'il exige de nous aussi, catholiques, que nous modifiions notre mentalité et donc aussi notre comportement pratique quant aux rapports avec ceux qui se disent et sont chrétiens au-delà des frontières visibles du catholicisme. Les drames navrants des séparations survenues dans les temps passés, les polémiques et les erreurs doctrinales qui ont marqué ces séparations, les conflits politiques et les intérêts divergents qui s'ensuivirent, le devoir et le besoin de défendre une rectitude doctrinale et de conserver le contexte ecclésial, les avertissements de l'autorité et de la loi canonique ont produit un état d'âme de défiance envers les Chrétiens séparés, et vers lesquels nous devons maintenant nous tourner dans un esprit nouveau. C'est un esprit, avant tout, de regret et de désir, d'humilité, de charité et d'espérance. Nous ne pouvons plus nous résigner aux situations historiques de la séparation. Nous ne pouvons plus nous contenter d'une simple attitude de défense. Nous devons, au moins, souffrir des blessures survenues à l'intérieur du Corps Mystique et visible du Christ, qui est l'Eglise une et unique. Nous devons humblement reconnaître la part de culpabilité que les catholiques peuvent avoir eue dans ces ruines. Nous devons apprécier ce que le patrimoine chrétien des frères séparés a conservé et cultivé de bon. Nous devons prier, prier beaucoup et de tout cœur, pour mériter que ces ruines soient réparées. Nous devons reprendre, évidemment, avec la dignité et la prudence propres aux questions graves et difficiles, les contacts amicaux avec les Frères qui sont encore séparés de nous.
L'Eglise catholique a publié (26-5-1967) la première partie du « Directoire pour l'application des délibérations du Concile Vatican II sur l'œcuménisme » : nous ferons bien de le connaître et d'en suivre fidèlement les normes. Nous devons, en un mot, devenir les apôtres de la réunion de tous les chrétiens dans l'unique Eglise du Christ. Le numéro 4 du décret conciliaire sur l'œcuménisme mérite d'être lu et médité par tous.
Cette idée œcuménique semble de nos jours si logique et si heureuse que partout, peut-on dire, elle trouve des admirateurs et des promoteurs. Veillons, Fils très chers, à ne pas compromettre le chemin et le succès d'une cause aussi importante que l'œcuménisme authentique, par des processus superficiels, trop hâtifs et dont le résultat serait négatif. On note, en effet, des phénomènes dangereux et nuisibles dans cet enthousiasme soudain de réconciliation entre catholiques et chrétiens séparés de nous. Quelques aspects imprudents de cette précipitation œcuménique ne doivent pas être oubliés, afin que tant de bons désirs et de possibilités heureuses ne se perdent pas dans l'équivoque, dans l'indifférence, dans le faux irénisme. Ceux, par exemple, qui considèrent que tout est bien chez les frères séparés, et tout onéreux et à réformer dans le domaine catholique, ne sont plus en mesure de promouvoir efficacement et utilement la cause de l'union. « Comme le faisait remarquer avec une tristesse ironique un des meilleurs œcuménistes contemporains protestant : le plus grand danger pour l'œcuménisme est que les catholiques ne s'enthousiasment pour tout ce dont nous avons reconnu la nocivité, en abandonnant tout ce dont nous avons redécouvert l'importance» (cf. bouyer). Ceci est une attitude servile, ni bénéfique, ni digne. Et Nous pourrions dire de même de cette autre attitude, aujourd'hui plus répandue, qui prétend rétablir l'unité au détriment de la vérité doctrinale. Ce credo qui nous fait et nous définit comme chrétiens et catholiques, semble ainsi devenir l'obstacle insurmontable au rétablissement de l'unité ; il pose, bien sûr, des exigences très sévères et très graves ; mais la solution des difficultés qui en dérivent ne peut pas consister, sous peine d'incompréhension de là réalité des choses, ou sous peine de trahison de la cause, dans le sacrifice de la foi, dans la confiance illusoire que la charité suffit pour rétablir l'unité ; ni que suffit la pratique empirique, dépouillée de scrupules dogmatiques et de normes disciplinaires (cf. Décret Unitatis redintegratio, 11). Les épisodes de ce qu'on appelle « l'intercommunion », enregistrés ces derniers mois, s'inscrivent dans cette ligne, qui n'est pas la bonne et que nous devons loyalement réprouver. Rappelons-nous que le Concile « exhorte les fidèles à s'abstenir de toute légèreté ou de tout zèle imprudent, qui pourraient nuire au vrai progrès de l'unité » (ibid. 24).
Cela ne veut pas dire que les discussions concernant les dogmes de la foi entre catholiques et chrétiens séparés de nous sont exclues. C'est au contraire à partir d'un examen théologique objectif et serein de la vérité révélée et vécue fidèlement dans la tradition authentique de l'enseignement ecclésiastique que ce résultat pourra être atteint : savoir quel est le patrimoine doctrinal chrétien essentiel ; ce qui peut être énoncé authentiquement et ensemble dans des ternies différents, substantiellement égaux ou complémentaires, et comment sera possible et enfin victorieuse la découverte de cette identité de la foi, dans la liberté et la variété de ses expressions, découverte à partir de laquelle l'union pourra être célébrée d'un cœur et d'une âme uniques (cf. Ac 4, 32).
Mais cet examen entraîne la responsabilité des théologiens et des savants d'abord, du magistère ecclésiastique ensuite ; et il ne peut pas résulter de l'échange d'opinions à tous les niveaux. Vous aurez plaisir à savoir, que cet examen est déjà en cours dans divers domaines de l'œcuménisme ; et il ne faut pas s'étonner qu'il requière de la prudence, du temps et un cheminement progressif ; c'est l'œcuménisme en chemin, vers lequel la grande et pieuse figure du Cardinal Augustin Bea a porté les pas de notre Secrétariat pour l'union de tous les chrétiens. Nous rendons hommage à sa mémoire, en restant fidèle à sa méthode qui était à la fois courageuse et prudente.
C'est une vision immense de l'œcuménisme ; elle attire notre attention et engage notre prière (cf. n. 8). Nous profitons de cette occasion pour envoyer, encore une fois, à tous les chrétiens du monde, Notre salutation humble et cordiale, au nom du Seigneur Jésus. Et vous, Fils très chers, plus que jamais soyez avec Nous, soyez unis, ayez confiance, soyez forts dans la foi et dans la charité ; avec Notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Votre présence Nous pose le problème de la portée de Notre parole. Une audience générale, comme celle de chaque mercredi offerte à Notre âme et à Notre ministère (rencontre toujours nouvelle, toujours chère, variée, unique), fait naître une première question dans Notre esprit : à qui parlons-Nous ? La parole devrait être adaptée au genre de personnes qui Nous écoutent ; et, comme de coutume, notre auditoire est composite, hétérogène, — groupes de personnes très diverses par l'âge, la formation, la provenance, la langue, — réunies toutes ensemble pour une heure autour de Nous, venues avec des intentions très différentes, — qui pour une simple visite, qui pour quelque motif spirituel particulier, qui par dévotion... — Comment trouver un thème uniforme qui rende Notre discours facile ?
Nous le trouvons pourtant en considérant en vous ce dénominateur commun qu'est le Peuple chrétien ; vous êtes les fidèles, et donc les frères et les fils qui Nous portez une offrande précieuse, très chère, celle de votre bonne volonté.
N'est-ce pas ainsi ? N'êtes-vous pas tous et chacun désireux d'entendre du Pape une parole qui tienne compte de cette excellente disposition ? Ne venez-vous pas à ce rendez-vous pour vous sentir réconfortés et un peu éclairés pour cheminer sur la route de la vie chrétienne ?
N'êtes-vous pas prêts à donner quelque poids à ce que vous écoutez et à donner à Nos exhortations quelque sérieuse application ? Vous n'êtes pas ici avec la prétention d'écouter une conférence ou un cours — Nous le savons — vous vous contentez d'une simple parole.
Vous n'êtes pas ici dans une attitude critique ou défiante mais sereine et confiante, comme à un échange familial. Peut-être êtes-vous venus là portant au fond du cœur l'espérance de sortir d'un certain état d'âme d'incertitude et de perplexité, assez répandu dans quelques milieux ecclésiastiques et davantage encore dans de larges couches de l'opinion publique.
S'il en est ainsi, comme Nous le croyons, Notre parole trouvera aussitôt son style et son thème. Nous Nous en remettons à votre bonne volonté. Nous la supposons consciente et sincère ; et, par conséquent, prompte à s'engager pour cette cause et dans cette forme du bien pour lequel il est beau et digne de faire don de soi-même. Cette cause est celle du Christ qui se présente à nous en coïncidence avec celle de l'Eglise qui est la continuation du Christ, le plan mystérieux et invisible, le règne, le signe, et l'instrument tel que le Concile avec une exubérance d'images nous l'a révélé et enseigné (cf. Lumen gentium, 1, 2, 3, 4 ...). Le Concile explicite cette cause, dans son texte et son esprit, comme le peuple de Dieu l'entrevoit et l'exprime et comme le magistère et le ministère de l'Eglise, qui ont le charisme et la responsabilité de le faire, viennent avec autorité pour le proposer et l'actualiser.
En d'autres termes le Concile est la réponse à la bonne volonté de tous ceux qui souhaitent vivre et faire vivre le Christ en notre temps. Le Concile n'est pas seulement un grand enseignement doctrinal ; il est aussi une grande impulsion morale. Il offre à la pensée un cadre splendide de vérité et de foi, bien qu'il ne prétende pas en exposer une synthèse organique et complète ; cependant en de nombreux endroits il se réfère aux sources scripturaires et aux authentiques traditions ; mais en d'autres parties, il les explique et les développe ; et dans sa totalité, il constitue une énergique impulsion pour agir.
Il est une doctrine et il est pour l'action. Il est dogmatique et il est moral. Il est pour la lumière des âmes et il est pour le renouvellement de leur activité pratique, soit personnelle soit communautaire.
Ainsi sont les intentions de l'Eglise conciliaire. Mais sont-elles comprises par tous et partout dans cette réalité ? Qu'observerons-Nous ? Votre bonne volonté et celle de la grande communauté ecclésiale sont-elles satisfaites ? Ceci est une grave question.
Nous avons noté deux réponses négatives. La première est celle de l'impatience, qui voudrait voir de suite réalisé ce que le Concile a souhaité. Cette impatience s'exprime parfois par de l'intolérance, lorsqu'on estime qu'il faut recourir à des applications immédiates, plus révolutionnaires que réformatrices, sans égard à la cohérence historique et logique des innovations à introduire dans la vie catholique. Et cette attitude pousse parfois à l'imprudence, à la légèreté, à la manie de la nouveauté pour la nouveauté, au mimétisme à la mode de la contestation, et à l'arbitraire de la désobéissance. Il faut à ce propos repenser à l'économie du temps dans l'Evangile, laquelle n'est pas celle fulgurante et au fond commode du feu du ciel qui anéantit toute résistance, mais celle de la semence qui porte son fruit « en patience » et qui souvent dans le déroulement de son cours cache en elle le respect de la liberté, la méthode de la charité, la confiance non fataliste mais sage et clairvoyante dans l'action de Dieu unie à l'action de l'homme.
L'autre réponse négative est tout aussi complexe. Elle exigerait une analyse psychologique minutieuse et intéressante. Pourquoi sous certains aspects, l'Eglise après le Concile ne se trouve-t-elle pas dans des conditions meilleures qu'avant ? Pourquoi tant d'insubordinations, tant d'oublis des règles canoniques, tant de tentatives de sécularisation, tant de désirs d'assimiler la vie catholique à la vie profane, tant de crédit aux considérations sociologiques au lieu de considérations théologiques et spirituelles ? Crise de croissance disent beaucoup... Il y a du vrai. Mais n'est-ce pas aussi une crise de foi ? Une crise de confiance de quelques fils de l'Eglise dans l'Eglise elle-même? Certains, en scrutant ce phénomène alarmant, parlent d'un état d'âme de doute systématique et débilitant au sein du clergé et des fidèles. D'autres parlent d'impréparation, de timidité, de paresse. Il y en a qui vont même jusqu'à accuser de peur tant l'autorité ecclésiastique que la communauté des bons, lorsque l'une et l'autre laissent prévaloir, sans avertir, sans rectifier; sans réagir, certains courants de désordre manifeste dans notre camp, et qui cèdent, presque par un complexe d'infériorité, à la prépondérance — affirmée dans l'opinion publique par les puissants moyens de la communication sociale, — de thèses discutables et souvent peu conformes à l'esprit du Concile lui-même, par crainte du pire, dit-on — ou pour ne pas paraître assez modernes et ouverts à la réforme souhaitée.
Mais Nous savons qu'il s'agit là de phénomènes limités, même s'ils sont réels et non négligeables. Nous savons que l'Eglise, dans son ensemble, montre aujourd'hui une vitalité extraordinaire, qui place notre époque parmi les plus fécondes de son histoire. Il est hors de doute que dans notre Eglise, si « contestée » du dehors et si travaillée à l'intérieur, se trouve une immense réserve de bonne volonté et d'amour, dont Nous sommes heureux de voir en vous, mes très chers fils, de dignes représentants.
Vous êtes volontaires et fidèles. Vous ne voulez pas demeurer inertes et passifs dans l'action que l'Eglise post-conciliaire a entreprise pour se rénover dans une meilleure adhésion à son origine évangélique et à son inspiration doctrinale, et pour mieux répondre aux exigences de sa mission dans le monde contemporain. Vous voulez faire croître jusqu'à la tension de la ferveur et de la générosité, la bonne volonté que vous portez dans le cœur, et vous avez confiance que celui qui guide l'Eglise, à chaque niveau, ne décevra pas votre silencieuse et précieuse disponibilité. Le Seigneur soit avec vous !
Et tandis que Nous goûtons le réconfort de cet authentique esprit ecclésial, Nous l'encourageons avec Notre promesse (que le Seigneur la garde !) de le reconnaître, de l'aider, de le servir et Nous l'offrons à l'effusion de l'Esprit Saint avec Notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Il est de mode aujourd'hui, comme tout le monde le sait, de parler beaucoup de liberté. C'est un mot qui résonne partout où l'on discute de l'homme, de sa nature, de son histoire, de son activité, de son droit, de son développement. L'homme est un être en croissance, en mouvement, en devenir ; la liberté lui est nécessaire. Si l'on regarde davantage à l'intérieur de l'être humain, on s'aperçoit que l'homme, dans l'usage de ses facultés spirituelles, bien que déterminé par la tendance au bien général, n'est déterminé par aucun bien particulier. C'est lui-même qui se détermine ; et nous appelons liberté, le pouvoir de la volonté de l'homme à agir sans être contrainte, ni de l'intérieur ni de l'extérieur. On voit ainsi que ce libre arbitre constitue le propre de l'homme, sa note spécifique, fonde le premier titre de sa dignité personnelle et lui confère l'empreinte caractéristique de sa ressemblance avec Dieu.
Malgré la négation philosophique qui a voulu trouver un déterminisme invincible dans l'activité de l'homme, l'évidence de cette prérogative de l'homme s'est imposée si pratiquement de nos jours que l'idée des droits de l'homme s'associera chez tous à celle de liberté, et on parlera communément de liberté là où une capacité humaine d'agir se présente : liberté de pensée, liberté d'agir, liberté de parole, liberté de choisir ; etc.... et si l'on cherche les racines intérieures : liberté psychologique, et liberté morale ; en en décrivant les spécifications extérieures : liberté juridique, liberté économique, liberté politique, liberté religieuse, liberté artistique et ainsi de suite.
La liberté polarise autour d'elle une telle quantité de questions que la première chose à faire à son égard sera de chercher quelques notions plus exactes, moins approximatives et moins confuses que celles qui font tapage dans les discussions, comme y arrive à chacun d'en avoir. A un thème de si grande importance et d'une telle complexité Nous ne voulons apporter ici aucun éclaircissement doctrinal.
Désireux comme Nous le sommes d'attirer votre attention sur les grandes idées que le Concile a réaffirmées et développées, Nous Nous limitons, dans une conversation aussi simple que celle-ci, à vous rappeler que l'Eglise catholique a toujours soutenu la doctrine de la liberté humaine et a construit sur elle son grand édifice tant moral que religieux. Impossible d'être de vrais catholiques sans admettre cette suprême prérogative de l'homme. Rien n'annule la liberté de l'homme ni la chute originelle, qui certainement a produit le grands désordres dans l'exercice des facultés humaines, ni l'exercice de la pensée qui reste liée, tout en découvrant la vérité, ni l'intervention de cette aide mystérieuse dans notre action, que nous appelons la grâce, ni l'action divine dans le monde naturel que nous appelons la Providence. Nous ne rendrons jamais assez grâce à la sagesse traditionnelle de l'Eglise catholique qui de toutes les façons a défendu dans l'homme ce don royal de la liberté, même s'il est compromettant, compliqué, périlleux. Pour qu'on reconnaisse à l'homme la capacité de raisonner et de vouloir, pour qu'on le considère citoyen du royaume du Christ, nous devons non seulement admettre mais défendre en lui la prérogative de la liberté.
Ajoutons cependant une observation fondamentale : l'usage de la liberté n'est pas facile. Cette observation ne contredit pas mais respecte bien l'affirmation de la liberté. Celle-ci a besoin d'une formation, d'une éducation. Et ce besoin est si profond pour le développement authentique de l'esprit et de l'activité humaine, il est si important pour la vie sociale, que l'histoire note et retient les événements par lesquels, à tort ou à raison, l'usage de la liberté a été contenu, réprimé ou nié. Il en est né, si on peut dire, un conflit célèbre et éternel entre l'usage de la liberté et celui de l'autorité. Liberté et autorité sont souvent apparues comme des ternies antithétiques. Aussi de nos jours la solution de cette antithèse pose de graves problèmes, tant dans le domaine pédagogique que domestique, social ou politique ; et aussi dans le domaine ecclésiastique. Aujourd'hui, Nous n'en parlerons pas ici. Nous noterons simplement le devoir de nous éduquer à un usage plus humain et plus chrétien de la liberté.
Nous devrons rejeter de nos esprits certains pseudo-concepts de la liberté. Par exemple, la confusion de la liberté avec l'indifférence, avec la paresse, avec l'inertie de l'esprit ; avec la liberté de ne rien faire ; avec la léthargie égoïste des énergies de la vie et avec l'oubli de l'impératif fondamental qui lui donne un sens et une valeur : le devoir. Autre concept erroné, et malheureusement très répandu, celui de confondre la liberté guidée par la raison et consistant dans l'autodétermination de la volonté, avec l'acquiescement aux instincts sentimentaux ou animaux qui se trouvent aussi dans l'homme. Les courants très modernes de la pensée révolutionnaire soutiennent et propagent cette fausse conception qui conduit l'homme à perdre sa vraie liberté propre pour devenir esclave de ses propres passions et de ses propres faiblesses morales. Le Seigneur nous l'a enseigné : « Celui qui commet le péché devient esclave du péché » (Jn 8, 34). C'est un phénomène classique et toujours actuel, aujourd'hui plus que jamais avec l'émancipation moderne de la loi extérieure et de la loi morale.
Une autre déformation à la mode veut faire consister la liberté dans le fait d'accepter a priori une attitude en opposition avec l'ordre existant, ou bien avec l'opinion des autres. La liberté trouverait sa véritable expression dans la contestation, qu'elle soit raisonnable ou non.
C'est là une voie, malheureusement assez rapide, pour perdre la liberté, soit en raison de l'irrationalité introduite comme élément systématique dans la logique de l'esprit, soit en raison des réactions du milieu qu'elle peut facilement provoquer : sous la forme de contre-contestations.
De plus, gardons-nous de la folie qui juge chacun libre d'outrager la liberté des autres. Des luttes de tout genre sont nées et naissent chaque jour de la fausse conception de cette liberté effrénée. Nous l'appellerons plutôt, licence, abus, mauvaise éducation, incivilité, non liberté. Cette vraie liberté parce qu'elle est proprement le reflet de la lumière divine sur le visage humain (Ps 4, 7) et parce qu'elle dérive de la raison et réside dans cette royale faculté humaine qu'est la volonté, a le sens de ses authentiques expressions, c'est-à-dire de ses limites. La liberté réelle suppose : la Vérité d'abord, comme encore l'enseigne le Christ : « La vérité nous libérera » (Jn 8, 22) du péché, de l'erreur, de l'ignorance, du préjudice ; le Bien ensuite par-dessus tout ; la loi, celle qui est juste s'entend ; l'Autorité, celle spécialement qui se définit «Mère» et « Educatrice » ; l'Etat aussi, conçu comme institution organisée, garante et tutrice des droits de la personne humaine et unificatrice de leur exercice dans l'harmonie du bien commun, non comme source unique et synthèse totalitaire et arbitraire de la vie en société.
A la lumière chrétienne, méditons les paroles courantes relatives à la liberté : autonomie, autoritarisme, choix, révolution, despotisme etc. efforçons-nous de leur donner un sens qui dérive de la pensée chrétienne, comme le Concile nous l'a rappelé tant de fois.
En voici un exemple : « Jamais les hommes n'ont eu comme aujourd'hui un sens aussi vif de la liberté, mais au même moment surgissent de nouvelles formes d'asservissement social et psychique... le monde moderne apparaît à la fois comme puissant et faible, capable du meilleur et du pire et le chemin s'ouvre devant lui, celui de la liberté ou celui de la servitude... (Gaudium et spes, 4 et 9).
C'est l'antique carrefour toujours actuel. Sachons choisir; le Christ nous enseigne ce que nous avons à faire. Avec Notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Une des principales questions concernant l'activité de l'homme moderne est celle de la conscience. Ce n'est pas que cette question soit née maintenant, à notre époque ; elle est aussi ancienne que l'homme, parce que l'homme s'est toujours posé des questions sur lui-même. A ce propos, le dialogue qu'un auteur grec de l'antiquité (senofonte, Detti mem., 4, 2, 24) attribue à Socrate est bien connu. Socrate demande au disciple Eutidème : « Dis-moi, Eutidème, as-tu jamais été à Delphes ? ». « Oui, deux fois ». « As-tu remarqué l'inscription gravée sur le temple : te connais-tu toi-même ? ». « Oui ». « As-tu négligé cette indication ou y as-tu prêté attention ? ». « En réalité, non : c'était une connaissance que je pensais posséder déjà ». D'où l'histoire du grand problème concernant la connaissance que l'homme a de lui-même ; il croit se connaître, puis il n'en est plus sûr ; ce problème tourmentera toujours et alimentera la pensée humaine. Citons, parmi bien d'autres, saint Augustin avec sa prière bien connue, synthèse de son âme de penseur chrétien : noverim Te, noverim me ; que je te connaisse (ô Seigneur), et que je me connaisse (cf. Conf. 1, X). Pour en venir à notre époque, constatons que la connaissance que l'homme a de lui-même est toujours incomplète ; qui n'a pas entendu parler du livre de carrel, L'homme cet inconnu (1934) ? Et aujourd'hui ne déclare-t-on pas qu'« il y a une révolution dans la connaissance de l'homme » ? (oraison).
Ce qui nous intéresse, au cours de ce colloque bref et familier, c'est de faire ressortir combien l'homme moderne (et nous nous sentons tous inclus sous ce titre) est, d'une part, toujours plus engagé en dehors de lui-même ; l'activisme de notre temps et la connaissance sensible des communications sociales qui prévaut sur l'étude spéculative et sur l'activité intérieure nous rendent tributaires du monde extérieur et diminuent beaucoup la réflexion personnelle et la connaissance des questions inhérentes à notre vie subjective ; nous sommes distraits (cf. pascal, 11, 144), vidés de nous-mêmes et remplis d'images et de pensées qui, en soi, ne nous concernent pas intimement (cf. S. augustin, De Trinit. X, 5 : PL 42, 977). D'autre part, au contraire, comme par une réaction instinctive, nous rentrons en nous-mêmes, nous pensons à nos actions et aux faits de notre expérience, nous réfléchissons sur tout, nous cherchons à nous donner une vision du monde et de nous-mêmes. La conscience reprend, en quelque sorte, le dessus sur notre activité.
Et le domaine de la conscience s'offre à notre considération, très vaste et très compliqué. Simplifions cet immense panorama en le divisant en deux parties distinctes : il y a une conscience psychologique, c'est-à-dire celle qui se réfléchit sur notre activité personnelle, quelle qu'elle soit ; c'est une sorte d'état de veille sur nous-mêmes ; c'est comme si nous regardions dans un miroir notre propre phénoménologie spirituelle, notre propre personnalité ; c'est nous connaître et devenir ainsi, d'une certaine manière, maîtres de nous-mêmes. Mais maintenant Nous ne parlons pas de ce domaine de la conscience ; Nous parlons du second domaine, celui de la conscience morale et individuelle, c'est-à-dire du sens que chacun possède de la bonté ou de la malice de ses propres actions.
Ce domaine, celui de la conscience morale, est très intéressant, même pour ceux qui ne le placent pas, comme nous, croyants, en relation avec le monde divin. Il établit l'homme dans son expression la plus haute et la plus noble, il définit sa vraie nature, il le rend apte à user de sa liberté. Agir selon sa conscience devient la norme qui engage le plus et qui est, en même temps, la plus autonome de l'action humaine.
En ce qui concerne la rectitude, c'est-à-dire la moralité, la conscience est le jugement de nos actions, soit considérées dans leur déroulement habituel, soit dans les actes particuliers.
Maintenant il Nous resterait à faire l'apologie de la conscience; il suffirait de l'appeler ce qu'en a enseigné l'Eglise ces derniers temps, par exemple, le Pape Léon XII dans son Encyclique dédiée à la liberté (cf. denz.-schôn., 3245 et ss.) et le récent Concile (Gaudium et spes, 16 ; Dignitatis humanae, 3 et 11) ; et il suffirait encore de rappeler que les maîtres recommandent aux personnes désireuses de se perfectionner l'exercice de l'examen de conscience : chacun de ceux qui Nous écoutent le sait certainement ; et Nous ne ferons que l'encourager à la fidélité à cet exercice qui répond non seulement à la discipline de l'ascèse chrétienne, mais aussi à la nature de l'éducation individuelle moderne.
Mais Nous devons faire une observation quant à la suprématie et à l'exclusivité qu'on veut aujourd'hui attribuer à la conscience dans la conduite humaine. On entend souvent répéter, comme un aphorisme indiscutable, que toute la moralité de l'homme doit consister à suivre sa propre conscience ; et on affirme cela pour l'émanciper soit des exigences d'une norme extrinsèque, soit de l'obéissance à une autorité qui veut dicter la loi à l'activité libre et spontanée de l'homme, soucieux d'être sa propre loi et de n'être lié par aucune intervention dans ses actions. Nous ne dirons rien de nouveau à ceux qui enferment dans ce critère la norme de leur vie morale, en affirmant qu'avoir pour guide sa propre conscience non seulement est une bonne chose, mais que c'est aussi un devoir. Qui agit contre sa conscience est en dehors du droit chemin (cf. Rm 14, 23).
Mais il faut, avant tout, préciser que la conscience, en elle-même, n'est pas arbitre de la valeur morale des actions qu'elle suggère. La conscience est l'interprète d'une norme intérieure et supérieure ; elle ne la crée pas d'elle-même. Elle est illuminée par l'intuition de certains principes normatifs, naturels dans la raison humaine (cf. S. thomas, 7, 79, 12 et 13 ; I-II, 94, 1) ; la conscience n'est pas la source du bien et du mal ; elle est le sentiment, l'écoute d'une voix, qui s'appelle justement la voix de la conscience, elle est le rappel de la conformité qu'une action doit avoir à une exigence intrinsèque à l'homme, afin que l'homme soit vrai et parfait. C'est-à-dire qu'elle est l'intimation subjective et immédiate d'une loi, que nous devons appeler naturelle, même si beaucoup aujourd'hui ne veulent plus entendre parler de loi naturelle. N'est-ce pas en relation avec cette loi, comprise dans sa signification authentique, que naît dans l'homme le sens de la responsabilité ? Et avec le sens de la responsabilité, celui de la bonne conscience et du mérite, ou du remords et de la faute ? Conscience et responsabilité sont deux termes liés l'un à l'autre.
En second lieu, Nous devons observer que la conscience, pour être une norme valide de l'action humaine, doit être droite, c'est-à-dire qu'elle doit être sûre d'elle-même, et vraie, non certaine, non coupablement erronée. Ceci, malheureusement, arrive facilement, étant donné la faiblesse de la raison humaine quand elle est laissée à elle-même, quand elle n'est pas éduquée.
La conscience a besoin d'être éduquée. La pédagogie de la conscience est nécessaire, elle est nécessaire pour tout l'homme, cet être qui se développe intérieurement, dont toute la vie se déroule dans un cadre extérieur très complexe et exigeant. La conscience n'est pas la seule voix qui peut guider l'activité humaine ; sa voix s'éclaircit et se fortifie quand celle de la loi, et donc celle de l'autorité légitime, s'unit à la sienne. La voix de la conscience donc n'est pas toujours infaillible, ni objectivement suprême ; ce qui est tout particulièrement vrai dans le domaine de l'action surnaturelle où la raison ne suffit pas pour interpréter la voie du bien, et où elle doit recourir à la foi pour dicter à l'homme la norme de la justice voulue par Dieu et transmise par la révélation: « L'homme juste — dit saint Paul — vit de la foi » (Gl 3, 11). Pour marcher tout droit, quand on avance la nuit, c'est-à-dire quand on avance dans le mystère de la vie chrétienne, les yeux ne suffisent pas, il faut la lampe, il faut la lumière. Et cette lumen Christi ne déforme pas, ne mortifie pas, ne contredit pas celle de notre conscience, mais elle l'éclairé, la rend apte à suivre le Christ, sur le droit chemin de notre pèlerinage vers la vision éternelle.
Donc, faisons en sorte d'agir toujours avec une conscience droite et forte, illuminée par la sagesse du Christ. Avec Notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Le rite de l'imposition des cendres est si clair et si riche de sens qu'il n'a pas besoin d'être expliqué ni commenté. Il parle de lui-même. Il exprime bien des choses sérieuses.
Il dit sa permanence séculaire dans la spiritualité de notre religion : il a en effet son origine dans l'Ancien Testament (cf. Jr 25, 34 ; Jb 42, 6) ; il est rappelé dans l'Evangile (Mt 11, 21) ; il entre très tôt dans la liturgie chrétienne : il fait partie de la discipline des pénitents, et devient un sacramental de l'Eglise ; il se place au début du carême et caractérise l'objectif de pénitence et de préparation à la célébration pascale. Il dit quelle est la condition de l'homme face au mystère du salut : une condition tragique et très misérable. L'homme est pécheur, il est mortel, il a en général l'illusion de posséder la vie et se trompe lui-même quand il met sa confiance dans les choses qu'il voit et qu'il possède, dans sa propre vitalité, dans sa propre santé. Vitalité et santé semblent ne pas avoir de fin et nous trahissent, à l'improviste, par la mort qui réduit au néant, en cendres, toute notre sécurité, toute notre richesse. Ce rite nous ouvre son royaume, son gouffre, qui, privé de la lumière de la foi, devient obscur et terrible, le royaume de la mort. Il nous dit donc notre sort inexorable d'êtres mortels, comme fils du temps et héritiers de la condamnation engendrée par le péché, et il nous dit aussi notre tragique condition d'êtres immortels, responsables pour l'éternité devant le Dieu vivant que nous avons perdu, dont nous avons besoin, et auquel nous sommes incapables d'arriver par nos propres forces fatiguées et usées par des espoirs fallacieux. Ce rite dit encore le désespoir de l'homme qui a confiance en lui-même ; il dit la philosophie du néant, propre à notre existentialisme, quand elle est refus de la source vivante du Christ ; et il nous oblige, par le silence lugubre qui le conclut, à invoquer miséricorde et salut. De là part le chemin vers la rédemption, vers le mystère pascal.
C'est, donc, un rite qui s'adresse à un sens intérieur et global de l'existence humaine, et suscite une conscience personnelle dramatique du destin de notre vie, une conscience qui est ainsi invitée à prendre une nouvelle orientation morale fondamentale (cf. L. janssens, Liberté de conscience, p. 78). Dans le langage spirituel nous appelons cela conversion. C'est la « metanoia » de l'Evangile, le changement intérieur, la conversion du cœur, la pénitence, c'est-à-dire la disposition — elle aussi mystérieusement inspirée par la grâce, — qui nous ouvre au règne de Dieu (cf. denz.-schôn. 1525 [797] ; Mc 1, 16 ; Lc 13, 3 ; etc.). Quand Nous parlons de pénitence, Notre pensée se porte sur les actes ascétiques et les pratiques de mortification et de charité, qui donnent à l'esprit et expriment dans l'action ce sentiment de transformation spirituelle dans lequel consiste justement la pénitence; mais l'Eglise nous fera répéter ces jours-ci les paroles du prophète Joël : « Revenez à moi de tout votre cœur, dans le jeûne, les pleurs, et les cris de deuil ; déchirez votre cœur, et non vos vêtements, revenez à Yahvé, votre Dieu, car il est tendresse et pitié, lent à la colère, riche en grâce, et il a le regret du mal » (2, 12-13). Et l'Eglise nous rappellera ainsi que la nature de la pénitence est justement un fait psychologique, moral et intérieur, une mutation de mentalité, un changement de notre manière de nous juger nous-mêmes, un remords, une profession d'humilité, une amertume que nous appelons même contrition. Cette « refonte » spirituelle vaut plus que tout autre acte extérieur de pénitence et, si elle venait à manquer, elle enlèverait aux actes extérieurs toute leur valeur. Il faut rappeler ce que nous enseigne Jésus : fuir l'hypocrisie des actes extérieurs de pénitence, qui étaient à la mode dans le milieu pharisaïque de son temps (Mt 6, 16-17), et qui n'a jamais entièrement disparu du fait de la tentation éternelle de l'homme de substituer les apparences à la réalité de la vertu. Et puis, par pénitence, nous pensons au sacrement qui en porte le nom et qui nous confère la grâce propre à la pénitence, la réconciliation avec Dieu et la communion vitale de sa présence surnaturelle dans nos âmes, moyennant l'application du ministère conféré par le Christ à Pierre et aux Apôtres, le fameux pouvoir des « clefs » (Mt 16, 19 ; 18, 18 ; Jn 20, 23), c'est-à-dire la faculté de remettre les péchés, si la foi et le repentir la rendent efficace.
Ces très belles notions nous sont habituelles. Dans cet ensemble de doctrines, de sentiments, d'actes religieux et de pénitence, de réparation du mal et de reviviscence du bien, de pratique sacramentelle et d'humilité juste et vraie, dans tout cela réside ce que la pratique de la vie catholique a de plus précieux, et que Nous analyserons sous un triple aspect. Tout d'abord la prise de conscience courageuse et salutaire de sa propre misère (rappelez-vous la parole du fils prodigue « in se reversus », rentré en lui-même : Lc 15, 17) ; l'esprit redevient sincère avec lui-même, rentre en lui-même, se connaît et s'accuse avec un courage absolu, répudie ce qui le déshonore intimement et retrouve une première maîtrise de lui-même ; l'homme redevient digne de ce nom. Puis, avec l'impensable, l'immérité et l'ineffable rencontre avec Dieu, avec la tendresse infinie, avec la bonté immense et vivante, qui n'attendait que le moment de manifester sa toute-puissance par sa miséricorde (cf. la collecte de la Messe du 10° dimanche après la Pentecôte : « O Dieu, qui manifestes ta toute-puissance surtout par le pardon et par la miséricorde ») : c'est la vie nouvelle, qui renaît; c'est la force surnaturelle de la grâce qui recommence à animer notre existence naturelle en lui conférant l'Esprit-Saint vivifiant; c'est la plus grande chance que pouvait avoir celui qui n'avait plus le droit de rétablir avec Dieu le rapport du baptême, c'est la résurrection célébrée avec une plénitude nouvelle, une nouvelle joie, vraiment pascale. Et le troisième aspect ainsi restauré est l'insertion dans l'Eglise : le pécheur, s'il ne renie pas expressément la foi en s'écartant de la société des croyants, reste, oui, membre de l'Eglise, mais membre inerte et paralysé, et spirituellement presque mort, et socialement privé de la communion vitale au Corps mystique du Christ.
Toutes ces notions ont été rappelées par les textes du récent Concile (cf. Sacrosanctum Concilium, 109-110 ; Lumen gentium, 11 ; etc.), et répétées par Notre Constitution apostolique Paenitemini (17 février 1966). Nous ferions bien de revenir à ces sources récentes, qui nous apportent le courant salutaire des sources évangéliques, celles de la tradition autorisée des Pères et des Conciles (Latr. IV, et Trente en particulier), et nous démontrent que l'ancienne célébration du Carême n'est pas une institution des temps passés, ni un rite fossilisé en des pratiques extérieures; c'est une institution vivante, actuelle, faite justement pour nous, hommes de notre siècle, qui avons tant besoin de nous retrouver nous-mêmes, de retrouver Dieu et l'Eglise dans le mystère pascal du Christ Seigneur.
Qu'il vous aide à comprendre et à profiter de la grâce qui passe encore en cette année 1969, avec Notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous réfléchissons encore sur le Concile. Et cette réflexion nous prendra encore beaucoup de temps. Nous ferons bien de nous persuader que ce grand événement, avec l'héritage qu'il nous a laissé : son souvenir, ses expériences, ses innovations, spécialement ses documents, doit nous offrir matière à étude, méditation, orientations théologiques et religieuses, éducation chrétienne, si nous ne voulons pas perdre le fruit de ses enseignements. Le Concile doit être connu : qui le connaît vraiment ? Nombreux sont ceux qui croient le connaître, par l'idée vague et générale qu'ils s'en font, l'idée d'un bouleversement qui nous sépare des traditions compliquées et pesantes du passé, et qui autorise à assumer des attitudes de pensée et d'action imprudentes, comme si cela correspondait à l'esprit du Concile. Maintenant Nous voulons observer quelques aspects moraux du Concile que Nous pourrions dire caractéristiques, donc nouveaux et modernes, aspects que nous connaissons tous plus ou moins; une littérature très vaste les a vulgarisés ; mais ils ne sont pas encore totalement assimilés par notre psychologie chrétienne et, probablement, encore moins vécus par nous dans leur vraie signification ; nous devons, comme disait saint Bernardin de Sienne, « rugumare », c'est-à-dire ruminer ce que nous avons écouté et vaguement appris (cf. P. bargellini, S. Bernardino da Siena, pp. 53, 62).
Un de ces enseignements, qui modifie notre manière de penser et encore plus notre conduite pratique, concerne la vision que nous, catholiques, devons avoir du monde dans lequel nous vivons. Comment l'Eglise voit-elle le monde aujourd'hui ? Cette vision, le Concile l'a précisée, approfondie et élargie amplement, au point de modifier considérablement le jugement et l'attitude que nous devons avoir vis-à-vis du monde. Et cela est arrivé parce que la doctrine de l'Eglise s'est enrichie d'une plus complète connaissance de son être et de sa mission. Ici on pourrait développer une méditation sans fin sur l'Eglise, telle que le Concile l'a définie: il nous suffit maintenant de nous demander comment le Concile a vu l'Eglise par rapport au mondé : il l'a définie de bien des manières ; celle qui nous intéresse maintenant est celle de « sacrement du salut » (Lumen gentium, 48), c'est-à-dire un corps mystique et social voulu par Dieu et institué par le Christ, non comme fin en soi, mais comme peuple messianique, placé au sein de l'humanité avec la mission « d'annoncer le mystère du salut à tous les hommes et de tout édifier dans le Christ », et avec le « devoir de prendre soin de la totalité de la vie de l'homme, y compris de ses préoccupations terrestres, dans la mesure où elles sont liées à sa vocation surnaturelle » (Gravissimum educationis, introd.). Ainsi l'Eglise d'une part se distingue de la société temporelle par la définition originale de sa nature spécifique religieuse et spirituelle, d'autre part est consciente d'être au milieu des hommes et pour les hommes, non pour les dominer mais pour les évangéliser. Une fois éclairé le concept d'Eglise, on a choisi, parmi les différentes significations bibliques du mot « monde », celle qui l'identifie avec l'humanité : non pas ce monde qui signifie le royaume des ténèbres, du péché et de la coalition des fausses vertus (cf. Jn 13, 1 ; Rm 5, 12 ; 1 Jn 4, 5) ; mais ce monde que Dieu aime et pour lequel « il a donné son Fils » (Jn 3, 16), dans ce rapprochement entre l'Eglise et le monde, le monde signifie l'homme, l'homme en lui-même, l'homme créature faite à l'image de Dieu (Gn 1, 26-27), le genre humain, l'entière famille humaine (Gaudium et spes, 3). Voici comment le Concile définit le monde devant l'Eglise : « Le monde qu'il a en vue est celui des hommes, la famille humaine tout entière avec l'univers au sein duquel elle vit. C'est le théâtre où se joue l'histoire du genre humain, le monde marqué par l'effort de l'homme, ses défaites et ses victoires. Pour la foi des chrétiens, ce monde a été fondé et demeure conservé par l'amour du créateur ; il est tombé, certes, sous l'esclavage du péché, mais le Christ, par la Croix et la Résurrection, a brisé le pouvoir du Malin et l'a libéré pour qu'il soit transformé selon la dessein de Dieu et qu'il parvienne ainsi à son accomplissement » (Gaudium et spes, 2).
On en déduit bien des idées très intéressantes : le cadre de ce rapprochement Eglise-monde demeure le cadre évangélique, et donc, dans ses principes fondamentaux théologiques et moraux, traditionnel, constitutif de la mentalité chrétienne. Mais, en outre, l'Eglise accepte, reconnaît et sert le monde comme il se présente aujourd'hui ; elle ne regrette pas les formulations passées de cette synthèse, et ne rêve pas plus à un futur utopique : l'Eglise adhère à l'actualité de l'histoire ; elle ne s'identifie pas avec elle, elle ne se convertit pas au monde (comme certains se croient aujourd'hui autorisés à le faire) ; mais elle reconnaît dans la réalité sociale actuelle le milieu de sa propre vie, l'objet de son amour et de son service, les conditions de son langage, la scène de ses tentations séduisantes et de ses essais pastoraux. En un mot, l'Eglise, dans le Christ et comme le Christ, aime le monde d'aujourd'hui, et vit, parle, et agit pour lui, prête à le comprendre, à l'assister et à s'offrir à lui.
Cette attitude doit devenir caractéristique dans l'Eglise d'aujourd'hui, qui se réveille et tire de son cœur des énergies apostoliques nouvelles, éveille tous ses fils à la conscience d'un devoir commun dans la mission et la sainteté ; elle ne s'évade pas, elle ne s'extrait pas de la situation existentielle du monde, mais s'y intègre spirituellement avec son message, avec ses charismes sacramentels, avec sa charité patiente et bienveillante (non révolutionnaire et belliqueuse : autre déviation d'actualité), mais qui « souffre tout, comprend tout, espère tout, supporte tout » (cf. 1 Co 13, 4-7).
Ceci comporte un autre point que nous pouvons également répéter : l'Eglise admet ouvertement les valeurs propres de la réalité temporelle, c'est-à-dire qu'elle reconnaît que le monde possède des biens, réalise des entreprises, produit des pensées et des arts, mérite qu'on la loue, etc., dans son être, dans son devenir, dans son règne propre, même si celui-ci n'est pas baptisé, c'est-à-dire s'il est profane, laïc, séculier ; et même s'il est pluraliste, c'est-à-dire diversifié en lui-même et divisé jusqu'à menacer ruine (cf. Lc 11, 17) ; elle lui reconnaît, à condition de garder certains principes (que nous ne devrons ni ignorer ni oublier), la liberté dans chacun de ses membres, et dans ses expressions collectives. « L'Eglise, dit le Concile, reconnaît tout ce qu'il y a de bon dans le dynamisme social d'aujourd'hui » (Gaudium et spes, 42). Et le Concile poursuit « l'Eglise... n'est liée à aucun système politique, (mais) elle est en même temps le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine » (Gaudium et spes, 76).
Cela ne veut pas dire que l'Eglise se replie sur elle-même et abandonne les laïcs engagés dans la promotion « d'activités proprement profanes afin que le monde s'imprègne de l'Esprit du Christ et atteigne plus efficacement sa fin dans la justice, la charité et la paix » ; elle n'abandonne pas davantage ces mêmes laïcs valablement actifs afin que « les valeurs de la création soient cultivées grâce au travail de l'homme, à la technique et à la culture pour l'utilité de tous les hommes indistinctement » (Lumen gentium, 36) ; le clergé lui-même doit aider les laïcs fidèles à accomplir, dans l'autonomie qui est la leur, leur fonction propre dans l'Eglise et dans le monde « en évitant d'être emportés, ici et là, à tout vent de la doctrine » (Ep 4, 14 ; cf. Presbyterorum Ordinis, 9).
Cette manière d'agir, pleine de prudence et en même temps d'audace, avec laquelle l'Eglise se place face au monde contemporain, doit modifier et modeler notre mentalité de chrétiens fidèles et toutefois plongés dans le tourbillon de la vie moderne. Nous parlions de l'impulsion apostolique et missionnaire qu'un catholique d'après le Concile doit sentir naître du fond de sa propre conscience illuminée par le sens vivifié de sa vocation chrétienne. Nous devrions expliquer avec beaucoup de précaution et de précision, comment la vision positive des valeurs terrestres, présentée aujourd'hui par l'Eglise à ses disciples, se différencie — sans l'annuler en ce qu'elle a de vrai — de la vision négative qu'une si grande part de sa sagesse et de son ascèse nous prêche sur le mépris du monde (à rappeler par exemple l'œuvre d'Innocent III, Pape aux vues larges, à l'apogée du Moyen-Age, 1198-1216 précisément sur les mépris du monde « de contemptu mundi ») ; mais, Nous conclurons en faisant Nôtre et en recommandant cette vision optimiste que le Concile nous offre du monde humain contemporain, une vision pleine de sympathie et d'amour, non pas aveugle, sans esprit de démission, certainement pas amorale, mais capable de susciter en nous un sens de respect, d'admiration, de juste critique, si nécessaire, envers notre monde moderne ; le désir de soutenir et de promouvoir ses conquêtes ardues ; le désir profond de rayonner sur ses chemins, plutôt dans son cœur, la lumière vitale du Christ (cf. congar, L'Eglise dans le monde de ce temps, tome III, « Eglise et Monde », pp. 15-41).
C'est une mission difficile, certainement ; mais c'est pour cela que nous y appliquons notre réflexion et que nous demandons au Seigneur de nous aider à ne pas être des déserteurs de notre temps, mais bien les messagers de son royaume ; avec Sa Bénédiction que Nous faisons Nôtre ».
Chers Fils et Filles,
Dans la réflexion que Nous devons faire sur les enseignements moraux du dernier Concile, un thème revient à Notre esprit. Ce thème se retrouve bien souvent dans les textes conciliaires et il est un des plus importants pour la reconquête continuelle que l'Eglise doit faire de sa propre authenticité, de sa propre cohérence, de sa propre fidélité à l'intention originelle et fécondante du Christ : c'est le thème du service.
L'économie du salut se présente et se déroule dans un dessein de service, qui donne une empreinte caractéristique à tout l'Evangile et à ses conséquences que sont le Christianisme, l'Eglise. Si la rupture du rapport de vie entre Dieu et l'humanité s'est produite à cause d'un acte de rébellion de la part de l'homme, avide de son indépendance qui peut lui être fatale, au cri de « je ne servirai pas » (Jr 2, 20), la réparation ne peut intervenir qu'à travers une attitude inverse, celle prise par Jésus le Sauveur, à qui, dans la lettre aux Hébreux (10, 5-7 ss.) sont attribuées ces paroles : « Entrant dans le monde il a dit : ... voici, je viens — car c'est de moi qu'il est question dans le "Livre" — pour faire, ô Dieu, ta volonté » (Ps 39, 8-9). Jésus voudra ainsi accentuer la restauration de l'ordre, reflet de la pensée divine sur le destin de l'homme lié à la domination amoureuse de Dieu, en apparaissant comme esclave : « formam servi accipiens » (Ph 2, 7), dira saint Paul : prenant condition d'esclave, qui « s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix » (ib. 8). Et si l'obéissance est la vertu de l'esclave — c'est ainsi que le disait le Seigneur : « que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne » (Lc 22, 42). Et ce fut le terrible et horrible sacrifice de la croix.
Il faut se rappeler que le Christ avait parlé du service pour définir le programme de sa venue parmi les hommes : « Le Fils de l'homme (c'est ainsi que Jésus parlait de lui-même) n'est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mc 10, 45). Il en a fait un commandement à ses disciples comme pour définir le caractère et la fonction du pouvoir qui leur est confié, et celle de l'autorité de l'homme sur ses semblables : « Que le plus grand soit parmi vous comme le plus petit; et que celui qui gouverne soit comme celui qui sert » (Lc 22, 26). Nous pourrions multiplier les citations qui sont liées à l'enseignement évangélique sur l'humilité, l'obéissance, la pauvreté, la charité.
Et si, en d'autres occasions, nous avons déjà parlé sur ce thème du service, de la « diaconie » (cf. Lumen gentium, 24), nous insistons de nouveau sur ce point à cause de l'importance que le Concile lui a donnée dans de nombreux documents ; c'est un thème qui revient souvent et nous devons y réfléchir. Cette expression qui semble chargée d'un sens psychologique profond et d'un désir de renouveau évangélique nous la trouvons dans une page de la constitution dogmatique sur l'Eglise, où l'on dit justement : « L'Eglise se remémore... » (Lumen gentium, 42). Et comme si le Concile savait que cette idée de service se heurte à des obstacles instinctifs dans la mentalité moderne qui exalte la personnalité, l'autonomie, la liberté, la conscience spontanée et indocile de l'homme, et trouve des barrières dans des traditions vétustés et vénérables qui ont revêtu de prestige mondain et d'honneurs extérieurs, et parfois d'ambition, d'égoïsme et de faste, l'exercice de l'autorité, il répète à tout moment son rappel de l'idée de service, spécialement comme justification de la fonction pastorale (Lumen gentium, 27 et 32), comme principe de formation sacerdotale (Optatam totius, 4), comme exigence du ministère sacerdotal (Presbyterorum Ordinis, 15), comme but de l'activité missionnaire (Ad Gentes divinitus, 3), comme disponibilité caractérisant la présence de l'Eglise au monde (Gaudium et spes, 3, 11).
Maintenant, quand Nous parlons de service, il Nous semble découvrir une double réaction dans notre auditoire, la première plutôt négative, dans la mesure où cet aspect fondamental de l'éducation humaine et chrétienne le concerne. Nous venons de le dire : l'homme moderne ne veut se sentir serviteur d'aucune autorité, d'aucune loi. L'instinct de liberté, très développé en lui, le pousse au caprice, à la licence, et même à l'anarchie. Au sein de l'Eglise elle-même, l'idée de service, et donc d'obéissance, rencontre bien des contestations, même dans les Séminaires (cf. dans revue Seminarium, oct.-déc. 1968, le bel article du Card. garrone, p. 553 ss.). Il sera bon au contraire de rappeler que ces idées de service sont constitutives de l'esprit de chaque chrétien, et d'autant plus pour le chrétien appelé à l'exercice de n'importe quelle fonction : exemple, charité, apostolat, collaboration, responsabilité ; et cela tout spécialement dans le domaine ecclésiastique, où la solidarité, la subsidiarité, l'unité, l'amour ont des exigences de continuité. N'oublions pas l'exhortation de l'Apôtre : « Portez les fardeaux les uns des autres, et accomplissez ainsi la loi du Christ » (Gl 6, 2). La seconde réaction, qui peut-être ne s'exprime pas, mais qui naît dans le subconscient, est de satisfaction, parce qu'on pense que l'exhortation au service se réfère plus directement à l'autorité, l'atteint dans ses ambitions et ses décisions et la place à un niveau inférieur à ceux envers qui elle s'exerce.
C'est vrai. Acceptons cette référence de l'idée de service à l'autorité, ou mieux à l'exercice, à la fonction, au but de l'autorité et, disons-le, de la hiérarchie. Non que celle-ci tire ses pouvoirs — comme dans les régimes démocratiques — de la communauté, et qu'elle soit responsable vis-à-vis d'elle de sa propre raison d'être. Mais il est certain que « le ministère hiérarchique existe pour la communauté et non vice versa » (lôhrer), et que le pouvoir dans l'Eglise, selon la fameuse formule augustinienne, n'est pas tellement pour dominer, mais pour aider; non pour son propre prestige, mais pour l'utilité des autres : « ... ut nos vobis non tam praeesse, quam prodesse delectet » (Serm. 340 : PL 38, 1484 ; cf. congar, l'Episcopat et l'Eglise universelle, pp. 67-99). La fonction hiérarchique est un service. C'est une pensée que Nous essayons d'avoir toujours présente à Notre esprit ; Nous en sentons l'énorme poids, et Nous éprouvons en même temps son immense énergie. Car ce pouvoir, qui nous rend tous débiteurs, et serviteurs de tous (cf. Rm 1, 14), pèse sur Nos faibles épaules comme une responsabilité que Nous ne pouvons partager ; et dans une double direction : vers le Christ, dont Nous recevons tout et à qui Nous devons tout, et vers le peuple de Dieu, dont Lui, le Seigneur, Nous a fait le pasteur, en son nom, avec toutes les conséquences terribles et sublimes que ce titre comporte. Mais en même temps, ce même titre est une manifestation, et même une source de charité. L'autorité dans l'Eglise est un service de charité, un exercice d'amour (cf. Ga 5, 13) et l'amour est force de Dieu, qui permet d'agir à la perfection, surhumainement, si c'est nécessaire.
Fils très chers, Nous avons un désir à vous formuler : priez pour Nous, afin que Nous puissions être vraiment fidèle dans le service qui Nous est confié, envers le Christ, Nous l'avons dit, envers vous et envers l'Eglise (cf. He 13, 17). Nous savons suffisamment que Notre service demande beaucoup de vertus, il exige que Nous conformions Notre vie au modèle de la perfection chrétienne (cf. 1 P 5, 3) que Nous conformions aussi l'aspect extérieur de Notre fonction apostolique au style d'une évidente authenticité. Et pour cela, de même que l'exemple des saints, de nos Confrères et des bons fidèles Nous aide, de même votre affection, votre prière doit Nous aider. Nous vous le rendons de tout cœur par Notre Bénédiction Apostolique.
La fête de ce jour nous invite à la méditation sur saint Joseph, père légal et putatif de Jésus Nôtre-Seigneur. En raison de sa fonction près du Verbe Incarné pendant son enfance et sa jeunesse, il fut aussi déclaré protecteur de l'Eglise, qui continue dans le temps et reflète dans l'histoire l'image et la mission du Christ.
Pour cette méditation, de prime abord la matière semble faire défaut : que savons-nous de saint Joseph, outre son nom et quelques rares épisodes de la période de l'enfance du Seigneur ? L'Evangile ne rapporte de lui aucune parole. Son langage, c'est le silence ; c'est l'écoute de voix angéliques qui lui parlent pendant le sommeil ; c'est l'obéissance prompte et généreuse qui lui est demandée ; c'est le travail manuel sous ses formes les plus modestes et les plus rudes, celles qui valurent à Jésus le qualificatif de « fils du charpentier » (Mt 13, 55). Et rien d'autre : on dirait que sa vie n'est qu'une vie obscure, celle d'un simple artisan, dépourvu de tout signe de grandeur personnelle.
Cependant cette humble figure, si proche de Jésus et de Marie, si bien insérée dans leur vie, si profondément rattachée à la généalogie messianique qu'elle représente le rejeton terminal de la descendance promise à la maison de David (Mt 1, 20), cette figure, si on l'observe avec attention, se révèle riche d'aspects et de significations. L'Eglise dans son culte et les fidèles dans leur dévotion traduisent ces aspects multiples sous forme de litanies. Et un célèbre et moderne sanctuaire érigé en l'honneur du Saint par l'initiative d'un simple religieux laïc, Frère André, de la Congrégation de Sainte-Croix de Montréal, au Canada, met ces titres en évidence dans une série de chapelles situées derrière le maître-autel, toutes dédiées à saint Joseph sous les vocables de protecteur de l'enfance, protecteur des époux, protecteur de la famille, protecteur des travailleurs, protecteur des vierges, protecteur des réfugiés, protecteur des mourants.
Si vous observez avec attention cette vie si modeste, vous la découvrirez plus grande, plus heureuse, plus audacieuse que ne le paraît à notre vue hâtive le profil ténu de sa figure biblique. L'Evangile définit saint Joseph comme « juste » (Mt 1, 19). On ne saurait louer de plus solides vertus ni des mérites plus élevés en un homme d'humble condition, qui n'a évidemment pas à accomplir d'actions éclatantes. Un homme pauvre, honnête, laborieux, timide peut-être, mais qui a une insondable vie intérieure, d'où lui viennent des ordres et des encouragements uniques, et, pareillement, comme il sied aux âmes simples et limpides, la logique et la force de grandes décision, par exemple, celle de mettre sans délai à la disposition des desseins divins sa liberté, sa légitime vocation humaine, son bonheur conjugal. De la famille il a accepté la condition, la responsabilité et le poids, mais en renonçant à l'amour naturel conjugal qui la constitue et l'alimente, en échange d'un amour virginal incomparable. Il a ainsi offert en sacrifice toute son existence aux exigences impondérables de la surprenante venue du Messie, auquel il imposera le nom à jamais béni de Jésus (Mt 1, 21) ; il Le reconnaîtra comme le fruit de l'Esprit-Saint et, quant aux effets juridiques et domestiques seulement, comme son fils. S. Joseph est donc un homme engagé. Engagé — et combien ! — envers Marie, l'élue entre toutes les femmes de la terre et de l'histoire, son épouse non au sens physique, mais une épouse toujours virginale ; envers Jésus, son enfant non au sens naturel, mais en vertu de sa descendance légale. A lui le poids, les responsabilités, les risques, les soucis de la petite et singulière Sainte Famille. A lui le service, à lui le travail, à lui le sacrifice, dans la pénombre du tableau évangélique, où il nous plaît de le contempler et, maintenant que nous savons tout, de le proclamer heureux, bienheureux.
C'est cela, l'Evangile, dans lequel les valeurs de l'existence humaine assument une tout autre mesure que celle avec laquelle nous avons coutume de les apprécier : ici, ce qui est petit devient grand (souvenons-nous des effusions de Jésus, au chapitre XI de saint Matthieu : « Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux simples ») ; ici, ce qui est misérable devient digne de la condition sociale du Fils de Dieu fait fils de l'homme ; ici, ce qui est le résultat élémentaire d'un travail artisanal rudimentaire et pénible sert à initier à l'œuvre humaine l'Auteur du cosmos et du monde (cf. Jn 1, 3 ; 5, 17) et à fournir d'humble pain la table de celui qui se définira lui-même « le pain de vie » (Jn 6, 48) ; ici ce que l'on a perdu par amour du Christ est retrouvé (cf. Mt 10, 39), et celui qui sacrifie pour Lui sa vie en ce monde la conserve pour la vie éternelle (cf. Jn 12, 25). Saint Joseph est le type évangélique que Jésus, après avoir quitté l'atelier de Nazareth pour entreprendre sa mission de prophète et de maître, annoncera comme programme pour la rédemption de l'humanité. Saint Joseph est le modèle des humbles que le christianisme élève à de grands destins. Saint Joseph est la preuve que pour être bon et vrai disciple du Christ, il n'est pas nécessaire d'accomplir de grandes choses ; qu'il suffit de vertus communes, humaines, simples, mais authentiques. Et ici la méditation porte son regard de l'humble Saint au tableau de notre humaine condition personnelle, comme il advient d'habitude dans l'exercice de l'oraison mentale. Elle établit un rapprochement, une comparaison entre lui et nous : une comparaison dont nous n'avons assurément pas à nous glorifier, mais où nous pouvons puiser quelque bonne réflexion. Nous serons portés à imiter saint Joseph suivant les possibilités de nos conditions respectives ; nous serons entraînés à le suivre dans l'esprit et la pratique concrète des vertus que nous trouvons en lui si vigoureusement affirmées, de la pauvreté, spécialement, dont on parle tant aujourd'hui. Et nous ne nous laisserons pas troubler par les difficultés qu'elle présente, dans un monde tourné vers la conquête de la richesse économique, comme si elle était la contradiction du progrès, comme si elle était paradoxale et irréelle dans notre société de consommation et de bien-être. Mais, avec saint Joseph pauvre et laborieux, occupé comme nous à gagner quelque chose pour vivre, nous penserons que les biens économiques aussi sont dignes de notre intérêt de chrétiens, à condition de n'être pas considérés comme fin en soi, mais comme moyens de sustenter la vie orientée vers les biens supérieurs ; à condition de n'être pas l'objet d'un égoïsme avare, mais le stimulant et la source d'une charité prévoyante ; à condition encore de n'être pas destinés à nous exonérer d'un travail personnel et à favoriser une facile et molle jouissance des prétendus plaisirs de la vie, mais d'être au contraire honnêtement et largement dispensés au profit de tous. La pauvreté laborieuse et digne de ce saint évangélique nous est encore aujourd'hui un guide excellent pour retrouver dans notre monde moderne la trace des pas du Christ. Elle est en même temps une maîtresse éloquente de bien-être décent qui, au sein d'une économie compliquée et vertigineuse, nous garde dans ce droit sentier, aussi loin de la poursuite ambitieuse de richesses tentatrices que de l'abus idéologique de la pauvreté comme force de haine sociale et de subversion systématique.
Saint Joseph est donc pour nous un exemple que nous chercherons à imiter ; et, en tant que protecteur, nous l'invoquerons. C'est ce que l'Eglise, ces derniers temps, a coutume de faire, pour une réflexion théologique spontanée sur la coopération de l'action divine et de l'action humaine dans la grande économie de la Rédemption. Car, bien que l'action divine se suffise, l'action humaine, pour impuissante qu'elle soit en elle-même (cf. Jn 15, 5), n'est jamais dispensée d'une humble mais conditionnelle et ennoblissante collaboration. Comme protecteur encore, l'Eglise l'invoque dans un profond et très actuel désir de faire reverdir son existence séculaire par des vertus véritablement évangéliques, telles qu'elles ont resplendi en saint Joseph. Enfin l'Eglise le veut comme protecteur, dans la confiance inébranlable que celui à qui le Christ voulut confier sa fragile enfance humaine voudra continuer du ciel sa mission tutélaire de guide et de défenseur du Corps mystique du même Christ, toujours faible, toujours menacé, toujours dramatiquement en danger. Et puis nous invoquerons saint Joseph pour le monde, sûrs que dans, ce cœur maintenant comblé d'une sagesse et d'une puissance incommensurables réside encore et pour toujours une particulière et précieuse sympathie pour l'humanité entière. Ainsi soit-il.
Chers Fils et Filles,
Après le Concile Nous cherchons dans ses enseignements les lignes directrices du renouveau de la vie chrétienne. Quelques unes de ces lignes, les principales, concernent la doctrine, d'autres, que maintenant Nous voulons reprendre sommairement au cours de ces entretiens hebdomadaires, concernent l'action, la vie pratique, la formation morale et ascétique du disciple du Christ.
Nous Nous interrogeons pour savoir quelle est l'orientation spirituelle, c'est-à-dire éducatrice, intérieure, que Nous pouvons tirer avec le plus d'évidence des documents conciliaires. Nous pourrions observer que le Concile suppose déjà en cours l'œuvre de l'Eglise, qui est celle de formation de ses membres à l'école du Christ (Lumen gentium, 10), de vocation commune à la sainteté (ibid., nn. 40-41), de perfection à pratiquer de la part des évêques (Christus Dominus, 15) et à rechercher de la part des religieux, en donnant à la vie spirituelle la primauté qui lui revient (Perfectae caritatis, 5-7). Mais le Concile ne développe pas expressément son enseignement sur l'intériorité de la religion catholique. Si nous voulions relever dans leur ensemble les aspects caractéristiques du Concile par rapport à la spiritualité qu'il veut promouvoir, nous pourrions remarquer que son attention ne se tourne pas tant vers la formation religieuse personnelle et intérieure du croyant, que sur celle du corps social de l'Eglise, et ceci en suivant une triple ligne directrice : liturgique, communautaire, sociale. Chaque âme en particulier est considérée surtout dans sa participation à la liturgie qui est, pour l'Eglise, l'action sacrée par excellence, publique et officielle, et « aucune autre action de l'Eglise n'en égale l'efficacité au même titre et au même degré » (Sacrosanctum Concilium, 7), d'où le primat de la prière liturgique. L'âme est aussi considérée dans son insertion dans le Peuple de Dieu, dans la communauté réunie dans la même foi et la même charité, parce que — dit le Concile — « Dieu a voulu sanctifier et sauver les hommes non d'une manière isolée, hors de tout lien mutuel ; il a voulu au contraire en faire un peuple qui le connaîtrait selon la vérité et le servirait dans la sainteté » (Lumen gentium, 9 ; bossuet, Lettre IV à une demoiselle de Metz sur le mystère de l'unité de l'Eglise, 1962 ; Oeuvres, XI, 114ss.) ; primat de l'unité salvifique (cf. saint cyprien, Ep. 69, 6 : PL 3, 1142). L'âme est enfin considérée dans son adhésion à la mission que l'Eglise accomplit au sein de la société dans laquelle elle vit en contact avec le monde pour y être le sacrement du salut et l'annonce de l'Evangile, d'où le primat de l'action apostolique (cf. Gaudium et spes, 23).
On parle, il est vrai, dans les documents conciliaires de la personne humaine et de la personnalité chrétienne (par ex. Gaudium et spes, 41), de la conscience individuelle (ibid., nn. 16, 19), de la liberté, etc. ; c'est-à-dire qu'on parle de l'essence de l'homme, de sa dignité et de ses droits ; mais celui qui ne considère pas la doctrine conciliaire dans son ensemble a l'impression que le grand thème de la vie intérieure, de la religion personnelle, de l'adoration, de la méditation, de la contemplation (cf. cependant Perjectae caritatis, 5, 7 ; Gaudium et spes, 56, 57 ; etc.) est laissé à l'étude, à la pratique de l'initiative traditionnelle et privée dans l'Eglise ; d'où la plainte que la piété personnelle à la suite du Concile soit moins forte, et que l'on puisse noter dans certains milieux et dans certaines circonstances une certaine décadence du sens religieux intérieur.
A cette décadence contribue aussi la diffusion de certaines formes d'activité pastorale, en soi légitimes, même louables, mais qui peuvent conduire, si elles sont isolées du contexte proprement religieux de la foi et de la grâce, à la prédominance de la vie religieuse et morale dans ses aspects statistiques, sociologiques, culturels, artistiques et folkloriques également, c'est-à-dire extérieurs et partiels. Et si l'attention à la vraie doctrine se ralentit, la diffusion dangereuse — pour ne pas dire davantage — dé certains courants de pensée sécularisée qui considèrent et admettent seulement un christianisme, appelé « horizontal », philanthropique et humaniste, faisant abstraction de son contenu essentiel « vertical », théologique, dogmatique et substantiellement religieux, ne contribue pas moins à cette décadence.
Nous devrons donc faire deux choses : d'abord mieux étudier les enseignements du Concile ; et ensuite nous devrons les insérer dans le cadre du patrimoine doctrinal, essentiellement religieux, mystique, ascétique et moral, que le Concile n'a aucunement répudié, mais au contraire confirmé, en le développant plus largement et plus organiquement au point de recommander sa conservation et sa mise à jour. Ces enseignements conciliaires contiennent, en effet, quelques rappels sur l'importance de certains éléments religieux, qui ne peuvent assumer leur valeur authentique et agissante que dans le cœur de l'homme. Mentionnons deux de ces rappels : l'étude de la Sainte Ecriture (cf. Dei Verbum, 7, 25 ; 8 ss.) et le culte de l'Esprit Saint. Que la Sainte Ecriture doive intéresser la vie personnelle du chrétien, tous ceux qui reconnaissent l'honneur et le développement donné à la « Liturgie de la Parole » le savent (cf. Sacrosanctum Concilium, 33, 35). Une célèbre citation de saint Jérôme est rappelée à ce propos (Dei Verbum, 25) : « L'ignorance de l'Ecriture est en fait l'ignorance du Christ » (Comm. in Is., Prol. : PL 24, 17). Et toute la Constitution dogmatique Dei Verbum fait l'apologie de la sainte Ecriture comme règle suprême de la foi (n. 21), « à laquelle il est nécessaire que les fidèles aient largement accès » (n. 22). Or on sait que l'intelligence et l'assimilation de la Parole de Dieu exprimée dans la Sainte Ecriture exige une attitude religieuse personnelle dans le silence intérieur, dans la méditation, dans l'accueil du magistère de l'Eglise, dans l'expérience cachée de sa lumière et de sa force spirituelle, sans lequel la semence de la Parole de Dieu reste inféconde et crée chez celui qui l'écoute, sans la faire sienne, une responsabilité et non un salut.
A propos du Saint Esprit, annoncé et exalté par tout le Concile, il faudrait un long développement. Nous ne devons pas omettre de rectifier certaines opinions que quelques-uns se font sur son action charismatique comme si chacun pouvait s'attribuer d'en être favorisé pour se soustraire à l'obéissance de l'autorité hiérarchique, comme si on pouvait en appeler à une Eglise charismatique en opposition à une Eglise institutionnelle et juridique (cf. Enc. Mystici Corporis, 1943, n. 62 ss.) et comme si les charismes de l'Esprit Saint, quand ils sont authentiques (cf. 1 Th 5, 19-22 ; 1 Tm 1, 8), n'avaient pas été accordés pour l'utilité de la communauté ecclésiale, pour l'édification du Corps mystique du Christ (1 P 4, 10), et ne l'avaient pas été de préférence à ceux qui ont dans l'Eglise une fonction spéciale de direction (cf. 1 Co 12, 28), et comme s'ils n'étaient pas soumis à l'autorité de la hiérarchie (cf. Lumen gentium, 7, AA 3). Alors reste, pour celui qui veut vivre avec l'Eglise et de l'Eglise, le grand mystère de son animation par la force de l'Esprit Saint, animation que le Concile a grandement magnifiée, et qui nous oblige à l'estimer à sa juste valeur là où elle est présente et agissante, dans la prière, la méditation, la considération de la présence du Christ en nous (cf. Ep 3, 17), dans l'appréciation suprême de la charité, le grand et le premier charisme (1 Co 12, 31), dans la garde jalouse de l'état de grâce. La grâce est la communion de la vie divine en nous; pourquoi en parle-t-on si peu ? Pourquoi semble-t-on y attacher si peu d'importance ; pourquoi est-on plus tenté de se tromper soi-même sur la licéité de toutes les expériences interdites et de supprimer en soi le sens du péché que de défendre dans sa propre conscience le témoignage intérieur du Paraclet (Jn 15, 26) ?
Nous vous exhortons à cette spiritualité, chers fils ; ce n'est pas une spiritualité purement subjective ; elle n'est pas fermée à la sensibilité des besoins d'autrui, elle n'est pas inhibition de la vie culturelle et extérieure à toutes ses exigences. C'est la spiritualité de l'Amour qu'est Dieu, à laquelle le Christ nous a initiés, et que l'Esprit Saint comble des sept dons de la maturité chrétienne. Nous voulons les invoquer sur vous avec Notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Ces jours-ci sont pour vous, chers visiteurs, des jours de repos, de distraction, de fête ; vous venez à Rome durant cette semaine, et profitez, pour la plupart, des vacances scolaires ou professionnelles qui vous sont accordées à l'occasion de Pâques. Mais si vous voulez, comme le démontre votre présence à cette audience, participer quelque peu à l'état d'âme de l'Eglise durant cette semaine qui précède la célébration du plus grand événement de l'histoire et du destin de l'humanité, c'est-à-dire la résurrection du Seigneur Jésus, vous trouverez l'Eglise non en fête, mais tout entière plongée dans une méditation grave et douloureuse, celle de la Passion du Christ, de ses souffrances ineffables, de sa Croix, de sa mort. Méditation très douloureuse, car elle oblige son esprit à voir dans le Christ — le premier-né de l'humanité (cf. Rm 8, 29 ; Col 1, 15) — les mystères les plus obscurs et les plus révoltants, et cependant très réels, ceux de la douleur, du péché, de la mort. Cette méditation ne se fait pas seulement en référence à Jésus et à l'inconcevable tragédie de la fin de sa vie terrestre, mais aussi en référence à nous, à chacun de nous, dans un rapport direct et inévitable au point de répéter et même de renouveler d'une façon mystique en nous ce drame infini jusqu'à ce que nous le saisissions — dans la mesure de nos possibilités — comme le drame par excellence, le sacrifice de l'agneau de Dieu. Il est encore le sacrifice de l'amour incomparable du Christ pour nous, et en même temps comme la source très aimée de notre destinée, c'est-à-dire de notre Rédemption.
Fils très chers, comprenez-Nous (cf. 2 Co 1, 2). L'Eglise, dans cette liturgie mystérieuse, est prise d'une immense peine. Elle rappelle, elle répète dans ses rites, elle revit dans ses sentiments la Passion du Christ. Elle-même en prend conscience, en souffre, en pleure. Ne troublez pas son deuil, ne détournez pas sa pensée, ne vous moquez pas de son remords, ne prenez pas son angoisse pour de la folie. Vous aussi, accompagnez de votre silence son cri de douleur ; plaignez-la ; honorez-la de votre participation à son affliction spirituelle.
A cette invitation, que chaque fidèle ressent dans son cœur en cet instant solennel et rempli d'amertume, « dies magna et amara valde », comme le chante la liturgie avec une émotion toute lyrique, Nous pouvons ajouter deux considérations.
La première, comme il est de coutume dans nos rencontres hebdomadaires, nous ramène aux enseignements du Concile. On a très justement noté qu'à partir du Concile s'est diffusée dans l'Eglise et dans le monde une vague de sérénité et d'optimisme ; un christianisme réconfortant et positif, pourrions-Nous dire ; un christianisme ami de la vie, des hommes, des valeurs terrestres même, de notre société, de notre histoire. Nous pourrions presque voir dans le Concile une intention de rendre le christianisme acceptable et aimable, un christianisme indulgent et ouvert, dépouillé de tout rigorisme médiéval, et de toute interprétation pessimiste sur les hommes, leurs habitudes, leurs transformations et leurs exigences. Ceci est vrai. Mais prenons garde. Le Concile n'a pas oublié que la Croix se trouve au centre du christianisme. Lui aussi s'est montré rigoureusement fidèle à la parole de saint Paul : « Que ne soit pas réduite à néant la Croix du Christ » (1 Co 1, 17) ; lui aussi, comme l'Apôtre, s'est dit à lui-même : « Je n'ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié » (1 Co 2, 2). Nous pourrions rappeler combien les pages conciliaires sont empreintes des grandes lignes théologiques, mystiques et ascétiques destinées à associer les fidèles à la Passion du Seigneur (que l'on regarde par exemple, dans la grande constitution dogmatique sur l'Eglise Lumen gentium les nn. 7, 8, 11, 34, 49...) ; que cette citation suffise : « Comme c'est dans la pauvreté et la persécution que le Christ a opéré la Rédemption, l'Eglise elle aussi est donc appelée à entrer dans cette même voie pour communiquer aux hommes les fruits du salut... » (ib., 8).
Ici se présente à notre esprit une deuxième considération qui dérive de la première, c'est-à-dire du rapport qui existe entre le Christ souffrant et son Eglise, entre la tête et le Corps mystique, entre l'Evangile de la Passion du Seigneur et l'histoire douloureuse de l'Eglise non seulement par le témoignage qu'elle lui rend par son enseignement et sa prédication ; non seulement par l'imitation que l'exemple héroïque et généreux du Christ imprime sur les chrétiens, les poussant à le suivre (cf. abelard) ; non seulement par la communication sacramentelle qui confère à chaque fidèle une assimilation mystique à la mort et à la résurrection du Seigneur (cf. Rm 6, 3) ; mais d'une certaine manière elle se renouvelle, se reproduit, se répète ; et non seulement dans chacun des disciples du Christ (cf. Col 1, 24) : « Je complète en ma chair, dit saint Paul, ce qui manque aux épreuves du Christ »), mais dans l'Eglise entière, considérée comme communauté, comme ensemble dés membres du Christ, comme sa vie prolongée dans l'histoire et ainsi perpétuée.
Cette Passion se perpétue et dure encore. Et dans cette période de Pâques, l'Eglise, plus qu'à tout autre moment, prend conscience de ses douleurs, les sent, les subit, les accepte humblement, cherche à les sanctifier, et à en tirer la preuve de son identité au Christ Seigneur et Maître, de son amour désireux de confondre ses propres peines avec celles du crucifié (cf. le thème revenant sans cesse dans le « Stabat Mater ») ; elle cherche enfin à transformer ses propres défaites en mérites de pénitence, de purification, de rédemption, de plus grande vertu, de plus grand courage, de plus grande espérance.
En est-il ainsi ? L'Eglise souffre-t-elle aujourd'hui ? Fils, Fils très chers ! Oui, aujourd'hui l'Eglise est en proie à de grandes souffrances ! mais comment ? Après le Concile ? Oui, après le Concile ! Le Seigneur la met à l'épreuve. L'Eglise souffre, vous le savez, de l'opprimant manque de liberté légitime dans tant de pays du monde. Elle souffre à cause de l'abandon de la part de tant de catholiques de la fidélité que mériterait une tradition séculaire, et que l'effort pastoral plein de compréhension et d'amour devrait obtenir. Elle souffre surtout du soulèvement inquiet, critique, indocile et démolisseur de tant de ses fils, les préférés — prêtres, enseignants, laïcs, dédiés au service et au témoignage du Christ vivant dans l'Eglise vivante —, contre sa communion intime et indispensable, contre son existence institutionnelle, contre ses normes canoniques, sa tradition, sa cohésion interne ; contre son autorité, principe irremplaçable de vérité, d'unité, de charité ; contre ses propres exigences de sainteté et de sacrifice (cf. bouyer, La décomposition du catholicisme, 1968) ; elle souffre par la défection et le scandale de certains ecclésiastiques et religieux qui crucifient aujourd'hui l'Eglise.
Fils très chers, ne Nous refusez pas votre solidarité spirituelle et votre prière. Ne vous laissez pas prendre par la peur, par le découragement, par le scepticisme, et encore moins par le mimétisme qui aujourd'hui détruit, par la suggestion des moyens de communication sociale, tant d'esprits fragiles et impressionnables, et parfois aussi des esprits forts et jeunes. Mais souffrez et aimez avec l'Eglise. Avec l'Eglise, travaillez et espérez, et que vous réconforte Notre Bénédiction Apostolique, avec Notre meilleur et plus joyeux souhait de Pâques.
Chers Fils et Filles,
De quoi pouvons-Nous vous parler en ces jours qui suivent la grande célébration de la résurrection de Jésus-Christ, sinon du mystère pascal. Nous ne voulons pas Nous aventurer, bien sûr, dans une discussion délicate et érudite, qui a occupé durant ces dernières décennies les savants sur le thème du « mystère chrétien », sur les relations affirmées, niées, précisées, qu'il a eues avec les mystères païens. Il suffit de Nous en remettre à la conclusion, acquise aujourd'hui par les chercheurs, les historiens, les philosophes, sur l'originalité biblique de cette parole et sur sa signification chrétienne, cultuelle et théologique, même si dans la littérature chrétienne des premiers siècles, elle fut employée avec une référence purement littéraire et analogique au langage hellénistique courant (cf. bouyer, Le mystère pascal, pp. 453 ss. ; La vie de la liturgie, pp. 115ss.).
Nous vous parlons du mystère pascal avec les mots simples et familiers qui sont ceux de Notre conversation habituelle avec les visiteurs de cette audience hebdomadaire d'abord parce qu'elle se produit au cours de l'octave de Pâques et ensuite, parce que cette parole, le « mystère pascal », est devenue d'un usage courant, parce que le Concile l'a mise à l'honneur, et la répète souvent dans ses documents, spécialement dans la constitution sur la sainte liturgie (cf. Sacrosanctum Concilium, 5, 6, 61, 106).
Que veut-on dire par mystère ? Il faut avoir présent à l'esprit le double sens scripturaire de ce mot. La première signification est celle de notre langage courant, c'est-à-dire d'une chose cachée, d'une vérité enfouie : « A vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné » a déclaré une fois le Maître (Mc 4, 11) et S. Paul parlera du « mystère qui n'avait pas été communiqué aux hommes des temps passés » (Ep 3, 5 ; Col 1, 26). Le mystère, dans ce sens, est l'objet d'une révélation qui dévoile un secret de Dieu aux « saints », c'est-à-dire à ses fidèles, à qui il a voulu « faire connaître de quelle gloire est riche ce mystère chez les païens : c'est le Christ parmi vous, l'espérance de la gloire » (Col 1, 27). Et voici qu'apparaît l'autre signification du mot « mystère » dans le langage scripturaire et chrétien et c'est la signification la plus importante. Le mystère est le dessein divin en action, c'est l'économie de l'Evangile, cachée en Dieu depuis des siècles et, à un moment donné, rendue évidente et agissante dans le Christ (cf. Ep 1, 9 ; 3, 9). C'est l'œuvre nouvelle et divine qui s'accomplit, sur cette terre, dans le temps pour les croyants ; c'est la réalité prodigieuse du rapport vital rétabli, dans un ordre transcendant, l'ordre vital, entre Dieu et l'humanité, par le Christ, dans l'Amour divin vivant qu'est l'Esprit Saint.
Pourquoi cette nouveauté étonnante, pourquoi ce mystère, s'associe-t-il habituellement avec l'adjectif « pascal » ? Parce que le mystère du salut s'est réalisé à travers la mort et la résurrection du Christ, à travers la croix, et parce qu'il se perpétue à travers le sacrifice eucharistique : eucharistie, passion, résurrection sont la Pâque salutaire accomplie par Jésus : « Le Christ immolé est notre Pâque » (1 Co 5, 7) notre libérateur, notre sauveur. Le mystère pascal n'est autre que la rédemption : « temporalis dispensatio divinae providentiae pro salute generis humani », c'est-à-dire l'histoire du salut (cf. S. augustin, De vera Rel. VII, 13 : PL 34,128 ; cf. vagaggini, Il senso teologico della liturgia, pp. 672 ss.), qui a son foyer dans la mort et la glorification du Christ. Le secret de ce mystère est le Verbe de Dieu fait homme et, par amour de l'homme, mort et ressuscité.
Le mystère pascal a donc une valeur de synthèse : synthèse historique, parce qu'en lui se concentre tout le développement des événements humains et des destinées de l'humanité ; synthèse biblique, la clef de toute la Bible (origène) ; synthèse christologique et sotériologique, où tout l'Evangile se concentre sur l'« heure » attendue par Jésus (cf. Jn 12, 23 ; 13, 1 ; 17, 1 ; Lc 22, 15 ; etc.) ; synthèse religieuse parce que c'est le sacrifice du Christ par sa résurrection qui nous réconcilie avec Dieu et parce que c'est par lui que nous sommes justifiés (Rm 5, 10 ; 4, 25) ; synthèse cultuelle et liturgique, parce que, dans la célébration du mystère pascal, survit dans la nouvelle réalité ce qui était symbole et prophétie dans la Pâque hébraïque (cf. duchesne, Origines, p. 248). Le drame rédempteur du Christ s'actualise, relié intimement à la célébration de la cène pascale transformée en sacrement sacrificiel, explicitement destiné à perpétuer la mémoire de Jésus, par sa décision explicite (Lc 22, 19 ; 1 Co 11, 24-25) et par une référence explicite à sa mort rédemptrice.
Tirons de ces quelques réflexions trop rapides une première conclusion que la nouvelle ordonnance de la liturgie rend évidente : le primat de la Pâque dans notre calendrier cultuel et spirituel. Nous devons replacer la Pâque, ses sacrements et ses rites, plus clairement au premier plan de notre évaluation religieuse, comme ce qui est au centre du dessein divin de notre salut. Les deux principaux sacrements par lesquels nous recevons ce salut, le baptême et l'eucharistie, dérivent avec une évidence toujours plus claire du mystère pascal : « Le baptême, écrit saint Thomas, en référence à saint Paul (Rm 6, 3), est le sacrement de la mort et de la passion du Christ, dans la mesure où l'homme est régénéré dans le Christ par la force de sa passion. L'Eucharistie est le sacrement de la passion du Christ dans la mesure où l'homme est intégré dans l'union au Christ souffrant. Comme le baptême est appelé le sacrement de la foi, sur laquelle se fonde la vie spirituelle, ainsi l'eucharistie s'appelle le sacrement de la charité qui est le lien de la perfection » (Col 3, 14 ; S. thomas, III 73 ad 3). « Jusqu'au IV° siècle, écrivait Jungmann (Trad. lit. 342), la Pâque était la fête par excellence, l'unique fête qui fût célébrée par toutes les chrétientés. Chaque dimanche était considéré comme une réplique de la fête pascale ».
Et ici apparaît une autre conclusion, plus profonde, qui nous fait pénétrer dans la réalité théologique et ontologique du mystère pascal : la célébration de ce mystère n'est pas une simple commémoraison. Pour les chrétiens croyants, purifiés de leurs fautes, et vivant dans la grâce de l'Esprit Saint, elle est une reviviscence de la mort et de la résurrection du Seigneur ; c'est une actualisation toujours nouvelle dans l'unique drame de la rédemption, c'est une réalité permanente extra temporelle, à laquelle il nous est donné de participer effectivement, encore que sacramentellement ; parce que participer au mystère pascal n'est rien d'autre que se mettre en communion réelle avec Lui, mourir avec Lui, ressusciter avec Lui. On a d'ailleurs parlé de « contemporanéité de Dieu » (Kierkegaard). C'est ce que le Concile nous a recommandé de nous rappeler, par la célébration de la sainte liturgie, « les mystères de la rédemption de manière à les rendre présents à tous les temps » (Sacrosanctum Conciliwn, 102). Et c'est ce que Nous vous recommanderons : avoir présent, avoir en honneur, conserver vivant dans votre authenticité chrétienne, le mystère de Notre salut, le mystère pascal. Avec Notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Une des attitudes caractéristiques de l'Eglise d'après le Concile est celle d'une attention particulière à la réalité humaine, considérée dans son historicité c'est-à-dire dans sa référence aux faits, aux événements, aux phénomènes de notre temps. Une parole conciliaire est entrée dans nos habitudes, celle de scruter les « signes des temps ». Voilà bien une expression qui a une lointaine réminiscence évangélique : « Ne savez-vous pas distinguer, demande une fois Jésus à ses auditeurs de mauvaise foi, les signes des temps ? » (Mt 16, 4). Le Seigneur faisait alors allusion aux choses extraordinaires qu'il allait accomplir et qui devaient indiquer la venue de l'ère messianique. Mais cette expression a aujourd'hui, dans la même ligne si l'on veut, une signification nouvelle de grande importance : le Pape Jean XXIII l'utilisa en fait dans la constitution apostolique par laquelle il annonça le concile Vatican II. Après avoir observé les tristes conditions spirituelles du monde contemporain, il a voulu donner un nouvel espoir à l'Eglise, en écrivant : « Il nous plaît de mettre une totale confiance dans le divin Sauveur qui nous exhorte à reconnaître les signes des temps », qui font que « nous voyons à travers les ténèbres obscures de nombreux indices qui semblent annoncer pour l'Eglise des temps meilleurs, comme pour le genre humain » (AAS 1962, p. 6). Les signes des temps sont, dans ce sens, des présages de conditions meilleures.
L'expression est passée dans les documents conciliaires (spécialement dans la constitution pastorale Gaudium et spes, 4, nous l'entrevoyons dans l'admirable page du n. 10, ensuite au n. 11, de même aux nn. 42, 44, encore dans le décret sur l'activité des laïcs, au n. 14, dans la Constitution sur la liturgie, 43, etc.). Cette expression, les « signes des temps » a donc, entre temps, acquis un usage et une signification profonde, très large et fort intéressante, en somme celle de l'interprétation théologique de l'histoire contemporaine. Que l'histoire, considérée dans ses grandes lignes, ait fourni à la pensée chrétienne l'occasion, l'invitation même à y découvrir un dessein divin, voilà qui est depuis longtemps connu. Qu'est-ce que l'« histoire sacrée », sinon l'identification d'une pensée divine, d'une « économie » transcendante, dans le déroulement des événements qui nous conduisent au Christ, et qui en dérivent ? Mais cette découverte se fait a posteriori. C'est une synthèse, parfois discutable dans ses formulations, que le savant accomplit quand les événements sont déjà passés, et peuvent être considérés dans une perspective d'ensemble, et alors placés par déduction dans un cadre idéologique qui dérive d'autres sources doctrinales, sinon de l'analyse inductive des événements eux-mêmes.
A présent s'offre à l'esprit moderne l'invitation à déchiffrer dans la réalité historique, dans celle d'aujourd'hui plus spécialement, les « signes », c'est-à-dire les indications d'un sens ultérieur à celui qui a été enregistré par l'observateur passif.
Cette présence du « signe » dans la réalité perçue par notre connaissance immédiate mériterait une longue réflexion. Dans le domaine religieux, le « signe » tient une place très importante: le royaume divin n'est pas habituellement accessible à notre connaissance par la voie directe, expérimentale, intuitive, mais par la voie des signes. Ainsi la connaissance de Dieu nous est possible à travers la vision des choses, qui assument valeur de signe (cf. Rm 1, 21). Ainsi l'ordre surnaturel nous est communiqué par les sacrements, qui sont les signes sensibles d'une réalité invisible, etc. Le langage humain, lui-même, se construit par le moyen de signes phonétiques ou d'écritures conventionnelles, par quoi la pensée se transmet, et ainsi de suite. Dans tout l'univers créé nous pouvons trouver des signes d'un ordre, d'une pensée, d'une vérité, qui peuvent servir de pont métaphysique (c'est-à-dire au-delà du cadre de la réalité physique) vers le monde, ineffable mais très réel, du « Dieu ignoré » (cf. Ac 17, 23 et ss. ; Rm 8, 22 ; Lumen gentium, 16). Dans la perspective, que nous sommes en train de considérer, il s'agit de retrouver « dans le temps », c'est-à-dire dans le cours des événements de l'histoire, ces aspects, ces « signes » qui peuvent nous donner quelque lumière sur une providence immanente (pensée quasi habituelle aux esprits religieux) où vraiment on peut trouver des indices (c'est ce qui nous intéresse maintenant) d'un rapport quelconque avec le « royaume de Dieu », avec son action secrète, ou encore — encore mieux pour notre étude et notre devoir — avec la possibilité, avec la disponibilité, avec l'exigence d'une action apostolique.
Ces indices nous semblent proprement être les « signes des temps ».
De là on tire une série d'importantes et intéressantes conclusions. Le monde pour nous devient un livre. Notre vie aujourd'hui est fort accaparée par la continuelle vision du monde extérieur. Les moyens de communication ont tellement grandi, sont tellement agressifs, qu'ils nous occupent, qu'ils nous distraient, qu'ils nous éloignent de nous-mêmes, qu'ils nous vident de notre conscience personnelle. Faisons attention. Nous pouvons passer de la situation de simples observateurs à celle de critiques, de penseurs, de juges. Cette attitude de connaissance réflexe est de la plus grande importance pour l'esprit moderne, s'il veut demeurer vivant, et pas simplement le reflet des mille impressions dont il est le sujet. Et pour nous, chrétiens, cet acte réflexe est nécessaire, si nous voulons découvrir les « signes des temps », parce que, comme nous l'enseigne le Concile (Gaudium et spes, 4), l'interprétation des « temps », c'est-à-dire de la réalité empirique et historique, qui nous entoure et nous impressionne, doit être faite « à la lumière de l'Evangile ». La découverte des « signes des temps » est un fait de conscience chrétienne, résultat d'une confrontation de la foi avec la vie, non pas pour surajouter superficiellement et artificiellement une pieuse pensée aux éléments de notre expérience, mais plutôt pour voir ce que ces cas impliquent, par leur dynamisme interne, leur obscurité propre, et parfois par leur propre immoralité. Il faut chercher une raison de foi, une parole évangélique, qui les détermine, qui les sauve, ou bien la découverte des « signes des temps » intervient pour nous faire remarquer qu'ils vont naturellement à la rencontre de desseins supérieurs que nous savons être chrétiens et divins (comme la recherche de l'unité, de la paix, de la justice) et s'associer éventuellement à eux par une maturation de circonstances favorables, indiquant que l'heure est venue pour une progression simultanée du règne de Dieu dans le règne humain.
Cette méthode nous semble indispensable pour remédier à certains dangers que la recherche attirante des « signes des temps » pourrait apporter avec elle. Premier danger, celui d'un prophétisme charismatique parfois dégénéré en fantaisie bigote, qui confère à des coïncidences fortuites et souvent insignifiantes des interprétations miraculeuses. L'avidité à découvrir facilement les « signes des temps » peut aisément faire oublier l'ambiguïté toujours possible des faits observés et de leur évaluation, et cela d'autant plus que nous devons reconnaître au « peuple de Dieu », c'est-à-dire à chaque croyant l'éventuelle capacité de discerner les « signes de la présence et du dessein de Dieu » (Gaudium et spes, 11) : le « sensus fidei » peut conférer ce don de sage vision, mais l'assistance du magistère hiérarchique sera toujours prudente et décisive, quand l'ambiguïté de l'interprétation mériterait d'être résolue, ou dans l'intérêt du bien commun, ou dans la certitude de la vérité.
Un deuxième danger serait constitué par une observation, purement extérieure, de faits dont on désire tirer l'indication de « signes des temps », et cela peut arriver quand ces faits sont recherchés et classifiés en catégories purement techniques ou sociologiques. Que la sociologie soit une science de grand mérite par elle-même ou par le but qu'elle poursuit, c'est-à-dire pour la recherche d'un sens supérieur et indicatif des faits eux-mêmes, Nous l'admettons volontiers. Mais la sociologie ne peut être un critère moral subsistant par lui-même, elle ne peut remplacer la théologie. Ce nouvel humanisme scientifique pourrait détruire l'authenticité et l'originalité de notre christianisme et de ses valeurs surnaturelles.
Un autre danger pourrait naître de la considération de ce problème uniquement selon un aspect historique. Il est vrai que l'étude qui considère l'histoire, considère le temps, et cherche à en retrouver des signes dans le domaine religieux, qui pour nous tous est centré sur l'événement fondamental de la présence historique du Christ dans le temps et dans le monde, d'où dérivent l'Evangile, l'Eglise et sa mission de salut. En fait l'élément immuable de la vérité révélée ne devrait pas être soumis à la mutabilité des temps, dans laquelle il fait son apparition comme signe, à moins qu'il ne s'y cache. Ces signes ne l'altèrent pas, mais le laissent entrevoir et le réalisent dans l'humanité en pèlerinage (cf. chenu, Les signes des temps, dans Nouvelle revue théologique, 1-1-65, pp. 29-39).
Mais tout cela ne fait que nous pousser à l'attention, à l'étude des « signes des temps », qui doivent rendre vif et moderne notre jugement chrétien comme notre apostolat au milieu du torrent des transformations du monde moderne. C'est l'ancienne et toujours vivante parole du Seigneur qui résonne à nos cœurs: « Veillez » (Lc 21, 36).
Que la vigilance chrétienne soit pour nous l'art du discernement des « signes des temps ».
Chers Fils et Filles,
Parlons encore du Concile, Nous devrons encore en parler longtemps. Notre époque est marquée par cet événement. Que nos fréquentes allusions à ce qu'il dit ne soient pas ennuyeuses pour vous, car il influence toute la vie de l'Eglise, ne fut-ce que par le langage nouveau qu'il a mis en honneur dans l'enseignement de la doctrine chrétienne. Des locutions nouvelles, même si elles étaient antérieures au Concile, même si elles peuvent se retrouver dans la littérature traditionnelle, sont devenues d'usage courant, ont acquis une signification caractéristique, importante aussi bien pour la pensée théologique que pour la pratique habituelle entre nous croyants.
Une de ces expressions est la suivante « consecratio mundi », la consécration du monde. Cette expression a des racines lointaines, mais elle doit au Pape Pie XII d'avoir été rendue particulièrement expressive dans le domaine de l'apostolat des laïcs. Nous la trouvons dans le discours que ce grand Pape a prononcé à l'occasion du deuxième Congrès mondial de l'apostolat des laïcs (cf. Discorsi, XIX, p. 459, et AAS, 1957, p. 427) ; il y avait fait également allusion en d'autres occasions (cf. Discorsi, III, p. 460 ; XIII, 295 ; XV, 590 ; etc.). Plus explicitement, le 5 octobre 1957, il affirmait que la « consecratio mundi » pour ce qui est de l'essentiel, est l'œuvre des laïcs « qui se sont insérés intimement dans la vie économique et sociale ». Nous-même avons employé cette locution dans notre lettre pastorale de 1962 à l'archidiocèse de Milan (cf. Rivista Diocesana, 1962, p. 263). Et l'expression est passée (nouvelle preuve de la continuité cohérente de l'enseignement ecclésial) dans les documents du Concile : « Les Laïcs, dit la constitution dogmatique sur l'Eglise, consacrent à Dieu le monde lui-même » (Lumen gentium, 34, voir aussi 31, 35, 36 ; Apostolicam actuositatem, 7, etc.).
Pour évaluer cette expression Nous devrons analyser la signification de trois mots : consécration, monde, laïcs. Ce sont des mots riches de contenu, et qui ne sont pas toujours utilisés de manière univoque. Ici il nous suffira de rappeler que par consécration Nous voulons dire non pas la séparation d'une chose profane pour la réserver exclusivement à un but précis, plus particulièrement à la divinité, mais, dans un sens plus large, le rétablissement d'une relation à Dieu pour une chose, selon son ordre propre, selon l'exigence de la chose elle-même, dans le dessein voulu de Dieu (cf. lazzati, in Studium 1959, pp. 791-805 ; congar, Jésus-Christ, pp. 215 ss.).
Par monde, Nous voulons comprendre le complexe des valeurs naturelles, positives, qui sont dans l'ordre temporel, ou, comme le dit le Concile (Gaudium et spes, 2) : « la famille humaine tout entière avec l'univers au sein duquel elle vit ».
Et par le mot « laïcs » que voulons-Nous dire ? Il y a eu une grande discussion pour préciser la signification ecclésiale de ce mot, pour arriver à cette définition descriptive : le laïc est un fidèle, appartenant au peuple de Dieu, distinct de la hiérarchie, laquelle est séparée des activités temporelles (cf. Ac 6, 4) et préside la communauté en lui dispensant les « mystères de Dieu » (cf. 1 Co 4, 1 ; 2 Co 6, 4), et qui a au contraire un rapport déterminé et temporel avec le monde profane (cf. E. schillebeeckx, La Chiesa del Vat. II, p. 960 ss.).
De la simple considération de ces mots, semble surgir une difficulté : comment peut-on penser à une « consecratio mundi » aujourd'hui, alors que l'Eglise a reconnu l'autonomie de l'ordre temporel, c'est-à-dire le monde, comme il est, ayant ses fins propres, ses lois propres, ses moyens propres (cf. Apostolicam actuositatem, 7; Gaudium et spes, 42, etc.) ? La position nouvelle de l'Eglise en ce qui concerne les réalités terrestres est désormais connue de tous : elles ont une nature qui jouit d'un ordre ayant, dans le cadre de la création, sa raison en soi, même si elle est subordonnée à l'ordre de la rédemption : le monde est par lui-même profane, détaché de la conception unitaire de la chrétienté médiévale ; il est souverain dans son domaine, qui couvre tout le monde de l'homme. Comment peut-on penser alors à la consécration ? Ne retourne-t-on pas à une conception sacrale, cléricale du monde ?
Voici la réponse, et voici la nouveauté conceptuelle et extrêmement importante dans le domaine pratique. L'Eglise admet, même pour ses fidèles du laïcat catholique, quand ils agissent sur le terrain de la réalité temporelle, une certaine émancipation ; elle leur attribue une liberté d'action et leur propre responsabilité, leur fait confiance. Pie XII a également parlé d'une « laïcité légitime de l'Etat » (AAS, 1958, p. 220). Le Concile recommandera aux pasteurs de reconnaître et de promouvoir « la dignité et la responsabilité des laïcs » (Lumen gentium, 37), mais ajoutera, parlant des laïcs et à des laïcs, que « la vocation chrétienne est de sa nature une vocation à l'apostolat » (Apostolicam actuositatem, 2) ; et alors qu'il leur concède, leur recommande même d'agir dans le monde profane en observant parfaitement les devoirs qui en découlent, il les charge d'y mettre trois réalités (en parlant très empiriquement) c'est-à-dire : l'ordre correspondant aux valeurs naturelles, propres au monde profane (valeurs culturelles, professionnelles, techniques, politiques, etc.), l'honnêteté et l'habileté, nous pourrions dire la compétence et le dévouement, l'art de développer convenablement et de réaliser ces mêmes valeurs. Le laïc catholique devrait être, sous cet aspect aussi, un parfait citoyen du monde, un élément positif et constructeur, un homme méritant l'estime et la confiance, une personne aimant la société et son pays. Nous espérons qu'on pourra toujours penser cela de lui et Nous attendons qu'il ne cède pas au conformisme de tant de mouvements de contestation, qui traversent aujourd'hui, de diverses manières, le monde moderne. La première lettre de l'apôtre Pierre, et certaines pages de celles de saint Paul (par exemple Rm 13) mériteraient, de la part de beaucoup qui se disent actifs en fonction de leur laïcat catholique, une méditation sérieuse.
L'autre influence que l'Eglise, et pas seulement le laïcat, peut exercer dans le monde profane, en le laissant tel quel et en même temps en l'honorant d'une consécration, c'est de l'animer de principes chrétiens. Le Concile nous fait comprendre que cette animation est une consécration (Apostolicam actuositatem, 7 ; Gaudium et spes, 42). Si ces principes chrétiens, ont gardé leur vraie signification verticale, c'est-à-dire leur référence au terme suprême et dernier de l'humanité, ils sont religieux et surnaturels, et dans leur efficience, qui aujourd'hui se dit horizontale, terrestre, ils sont extrêmement humains ; ces principes sont l'interprétation, la vitalité inépuisable, la sublimation de la vie humaine en tant que telle. Le Concile parle, à ce propos, de « compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste (pour) contribuer à humaniser toujours plus la famille des hommes et son histoire » (Gaudium et spes, 40). Il rappelle aux laïcs « qu'ils doivent activement participer à la vie totale de l'Eglise. Ils ne doivent pas seulement s'en tenir à l'animation chrétienne du monde, mais ils sont aussi appelés à être, en toute circonstance et au cœur même de la communauté humaine, les témoins du Christ » (Gaudium et spes, 43 ; Apostolicam actuositatem, 2).
C'est dans ce sens que l'Eglise, et plus particulièrement les laïcs catholiques, confèrent au monde un nouveau degré de consécration, non pas en y apportant des signes spécifiquement sacrés et religieux (qui sont cependant, en certaines circonstances et formes, valables) mais en l'ordonnant, « dans l'exercice de l'apostolat dans la foi, l'espérance et la charité » (Apostolicam actuositatem 3), au règne de Dieu : « Qui sic ministrat », qui sert ainsi le prochain, sert le Christ, dit une belle page de S. Augustin (In Io., tract. 51, 12 : PL 35, 1768). C'est la sainteté, qui rayonne sur le monde et dans le monde. Que ce soit la vocation de notre époque, de nous tous, chers Fils, avec Notre Bénédiction.
Chers Fils et Filles,
Aujourd'hui, 30 avril, c'est jour de fête pour nous. C'est la fête de Sainte Catherine de Sienne. Pie II, qui était lui aussi de Sienne, la proclama sainte en 1461 (rappelez-vous la magnifique fresque de Pinturicchio qui illustre cet événement, et qui se trouve dans la Bibliothèque Piccolomini de Sienne). Pie IX la déclara deuxième Patronne de Rome (1866) ; Pie XII la voulut aussi, comme saint François d'Assise, patronne de l'Italie (1939). Et le Pape ne peut oublier tout ce que les pontifes romains et l'Eglise tout entière doivent à cette femme si particulière, dont la vie ne fut jamais assez étudiée et louée. Il est beau qu'une statue d'elle ait été placée, il y a quelques années, entre le château Saint-Ange et le début de la Via della Conciliazione, en direction du Vatican. Il est beau que tant de familles religieuses et d'Associations féminines catholiques l'aient choisie comme protectrice et guide. Peut-être vous aussi connaissez-vous quelque chose de beau d'elle, ce qui suffit au moins pour insérer le nom de sainte Catherine de Sienne parmi les plus doux, les plus originaux, les plus grands de l'histoire. On le sait, elle mourut très jeune ici à Rome ; mais ses trente années de vie (1347-1380) furent si intenses de vie intérieure et si dramatiques de vie extérieure, si fécondes d'expressions littéraires, si importantes parmi les événements politiques et ecclésiastiques du XIV° siècle, qu'elles obligent le théologien, l'historien, le lettré, l'artiste, à considérer Catherine comme un phénomène unique en son genre, et à voir en elle une maîtresse des choses divines, une mystique inspirée et stigmatisée, une femme hardie, simple et capable en même temps, qui osa avoir des initiatives diplomatiques aussi candides que sages, un auteur illettré, qui dicte des livres et divulgue un ensemble de correspondance apostolique très vivante, une vierge en extase dans sa prière et tout entière consacrée à aider les souffrants, capable de fasciner par ses paroles qui transformaient ses auditeurs en disciples, en amis très fidèles. Nous devrons toujours nous rappeler que ce fut elle, Catherine, qui convainquit le jeune pape français Grégoire XI (il avait quarante ans), qui avait une mauvaise santé et un esprit craintif, de quitter Avignon, où le Siège apostolique s'était transféré en 1305 après la mort soudaine de Benoît XI sous le Pape Clément V, et à retourner en 1376 en Italie, pays qui était en proie à d'amères divisions, à Rome, qui était dans des conditions très agitées. Et ce fut Catherine qui, aussitôt après la mort de Grégoire XI, soutint son successeur Urbain VI dans les difficultés du fameux « schisme d'Occident », qui commença avec l'élection de l'antipape Clément VII.
Son histoire est extrêmement complexe et très documentée. Cette histoire sera toujours trop longue à raconter en détail ; le cadre historique dans lequel elle se déroule est si caractéristique et dramatique que quiconque essaie de le décrire par rapport à cette humble et splendide protagoniste, est obligé de choisir ou de résumer.
De cette vie exceptionnelle un aspect surtout nous intéresse: celui que nous croyons le plus caractéristique, son amour pour l'Eglise. C'est un aspect qui imprègne, au-dedans et au-dehors, toute la personnalité de Catherine. Les biographes et les hagiographes ne peuvent pas ne pas le noter: Catherine est la Sainte met à la première place l'amour de l'Eglise et spécialement l'amour du Pontificat. On pourrait remplir un livre de citations comme celle-ci : « ô Dieu éternel, reçois le sacrifice de ma vie dans ce corps mystique de la sainte Eglise. Je n'ai rien d'autre à donner que ce que Tu m'as donné ». « Prends mon cœur donc et serre-le sur cette Epouse ... » (Lett. 371).
« L'Eglise est donc, écrit Joergensen, du point de vue intellectuel et moral, le centre de l'existence, elle est la parole d'énigme de la vie et elle en est la valeur absolue, la valeur essentielle. Dans ce monde de relativité, elle seule, est positive... (P. 511). L'Eglise est le plus grand amour de Catherine. Aucun saint, peut-être, n'a autant aimé l'Eglise qu'elle. Dans l'âme de Sainte Catherine, l'Eglise s'identifie au Christ » (tincani, p. 39).
Dans ces quelques mots nous remarquerons trois points. D'abord, sainte Catherine a aimé l'Eglise dans sa réalité qui, comme nous le savons a un double aspect : le premier, mystique, spirituel, invisible, l'aspect essentiel et confondu avec le Christ Rédempteur glorieux, qui ne cesse de répandre son sang (qui a autant qu'elle parlé du Sang du Christ ?), sur le monde à travers son Eglise ; le second aspect est humain, historique, institutionnel, concret, mais jamais séparé de l'aspect divin. Il faut se demander si nos critiques actuelles de l'aspect institutionnel de l'Eglise sont en mesure de noter cette simultanéité, et si de leurs longues dissertations ou vivisections du Corps mystique du Christ qu'est l'Eglise (non seulement céleste mais terrestre, cette Eglise dans le temps, juridique, personnifiée par des hommes faits de l'argile d'Adam, et animés des dons de l'Esprit Saint), pourrait venir une expression semblable à celle qu'on a souvent citée et qui qualifie le Pape : « O Pape, doux Christ sur la terre... » (Lett. 185). Catherine aime l'Eglise comme elle est (cf. taurisano, Dialogo, cit. Cordovani, p. il).
Ajoutons un second point. Catherine n'aime pas l'Eglise pour les mérites humains de qui lui appartient ou la représente. Si on pense aux conditions dans lesquelles se trouvait l'Eglise alors, on comprend bien que son amour avait bien d'autres motifs ; et on le déduit du langage libre et franc avec lequel Catherine dénonce les plaies de l'organisation ecclésiastique de cette époque en invoquant la réforme. Sainte Catherine ne cache pas les fautes des hommes d'Eglise, mais tout en s'élevant contre cette décadence, elle la considère comme une raison supplémentaire et une nécessité d'aimer davantage.
Alors apparaît le vrai motif — et c'est le troisième point — : la mission de l'Eglise, la dignité sacerdotale, la fonction sacramentelle, « la vérité première et fondamentale que l'Eglise conserve et communique aux âmes, la réalité de l'amour de Dieu pour ses créatures » (tincani, 37). « Cette grandeur — écrit Catherine dans le splendide chapitre 110 de son Dialogue — est donnée en général à toute créature raisonnable (elle fait peut-être allusion au « sacerdoce des fidèles »), mais parmi ces créatures j'ai élu (c'est Dieu qui parle) mes ministres pour votre salut, afin que par eux vous soit administré le Sang de l'Agneau Unique, humble et immaculé, mon Fils. A ceux-là est donné d'administrer le Soleil, en leur donnant la lumière de la science, la chaleur de la charité divine ». Le Concile ne parle pas différemment (cf. Lumen gentium, 24).
C'est cela l'amour de Catherine : l'Eglise hiérarchique est le ministère indispensable pour le salut du monde. Et c'est pour cette raison que sa vie deviendra un drame, mystique et physique, de souffrance, de prière, d'activité. « La croix au cou et l'olivier à la main » (Lett. 219) devint sa mission spirituelle et sociale. La définition que Catherine donna d'elle-même est bien connue. « Dans Ta nature, Dieu éternel, je connaîtrai ma nature », dit-elle dans son oraison (24) ; « et quelle est ma nature ? C'est le feu » (cf. joergensen, 495).
Il est bon de rappeler le dernier épisode mystique de sa vie. Exténuée, et en proie au jeûne et à la maladie, Catherine venait chaque jour à Saint-Pierre ; la Basilique avait encore son ancienne construction, c'est-à-dire dans l'atrium un jardin, sur la façade une mosaïque connue, exécutée par Giotto pour le jubilé de 1300, et appelée la « navicella » (maintenant à l'intérieur de la nouvelle Basilique) qui reproduisait la scène de la barque de Pierre, secouée par la tempête nocturne, et représentait l'apôtre qui ose aller à la rencontre du Christ marchant sur les vagues, symbole de la vie toujours dangereuse et toujours miraculeusement sauvée du divin Maître mystérieux. Un jour, c'était le 29 janvier 1380, vers l'heure des vêpres, le dimanche de sexagésime, — ce fut la dernière visite de Catherine à Saint-Pierre, — elle vit, absorbée en extase dans sa prière, que Jésus, se détachant de la mosaïque, s'approchait d'elle et posait sur ses faibles épaules la barque, la barque lourde et agitée de l'Eglise ; et Catherine tomba, comme opprimée par un si grand poids, perdant les sens. Le sacrifice de Catherine, historiquement, parut un échec. Mais qui peut dire que son amour brûlant s'éteignit inutilement, si des myriades d'âmes vierges et des foules de prêtres et de laïcs fidèles et actifs en firent le leur. Il brûle encore, avec les paroles de Catherine : « Doux Jésus, Jésus amour » ?
Que ce feu reste le nôtre, qu'il nous donne la force de répéter la parole et le don de Catherine : « J'ai donné ma vie pour la sainte Eglise » (raimondo da capua, Vita, III, 4). Avec Notre Bénédiction Apostolique.