L’ENSEIGNEMENT DE JEAN-PAUL II

1979

tome 2

 

 

INTRODUCTION

 

I – AUDIENCES GENERALES DU MERCREDI

 

3 janvier 1979 : LA FAMILLE AU CENTRE DU BIEN COMMUN

10 janvier 1979 : MARIE, MERE DE TOUS LES HOMMES

17 janvier 1979 : PRIER POUR L'UNITE

24 janvier 1979 : LES DONS DE DIEU ET LE SENS DU VOYAGE EN AMERIQUE LATINE

7 février 1979 : LA PREPARATION ET LA SIGNIFICATION DE PUEBLA

14 février 1979 : SERVIR L'EVANGILE, C'EST SERVIR LA LIBERTE

21 février 1979 : LA VERITABLE LIBERATION

28 février 1979 : AVEC LA PENITENCE, L'HOMME RETROUVE SA VERITE INTERIEURE

14 mars 1979 : PRIER, JEUNER, FAIRE L'AUMONE

21 mars 1979 : LE JEUNE POUR LE DÉVELOPPEMENT DE LA PERSONNE

28 mars 1979 : QUE VEUT DIRE : « FAIRE L’AUMONE ? »

4 avril 1979 : AVEC LE CHRIST, S'OUVRIR « A L'AUTRE »

11 avril 1979 : ETRE SOLIDAIRES AVEC LE CHRIST SOUFFRANT

18 avril 1979 : L'OCTAVE PASCALE EST LE JOUR DE L'EGLISE

25 avril 1979 : LA DIMENSION HUMAINE ET CHRETIENNE DE ROME

2 mai 1979 : MARIE EST UNE PRESENCE MATERNELLE

9 mai 1979 : LE BON PASTEUR - LE DON DE SOI

16 mai 1979 : COMME LE BON PASTEUR

23 mai 1979 : « MOI AUSSI, JE VOUS ENVOIE »

29 mai 1979 : « ET TOUS FURENT REMPLIS D'ESPRIT SAINT »

13 juin 1979 : L'EUCHARISTIE EST LE SACREMENT DU CORPS ET DU SANG DU CHRIST

20 juin 1979 : APPRENDRE A LIRE LE MYSTERE DU CŒUR DU CHRIST

27 juin 1979 : PIERRE ET PAUL, TEMOINS DE L'AMOUR DU CHRIST

4 juillet 1979 : L'EGLISE DE PIERRE ET PAUL

12 juillet 1979 : LE SERVICE APOSTOLIQUE DE LA CURIE ROMAINE

18 juillet 1979 : L'APPORT DE L'EGLISE AU PROGRES DE LA CULTURE

25 juillet 1979 : AVEC LES JEUNES, DECOUVRIR LA BEAUTE DE LA JOIE, LA BEAUTE DE L'AMOUR

1er août 1979 : RENOUVELLEMENT DE L'EGLISE DANS L'ESPRIT DU CONCILE

8 août 1979 : PAUL VI, APOTRE DE LA PAIX

22 août 1979 : HOMMAGE A JEAN PAUL Ier

29 août 1979 : « LAISSEZ VENIR A MOI LES PETITS ENFANTS »

5 septembre 1979 : A L’ECOUTE DU CHRIST SUR « L'ORIGINE » DE LA FAMILLE

12 septembre 1979 : DES L'ORIGINE, LE CREATEUR LES FIT HOMME ET FEMME

19 septembre 1979 : « ILS DEVIENNENT UNE SEULE ET MEME CHAIR »

26 septembre 1979 : LE LIEN ENTRE L'INNOCENCE ORIGINELLE ET LA REDEMPTION

10 octobre 1979 : QUATRIÈME RÉCIT DE LA CRÉATION DE L'HOMME

17 octobre 1979 : TEL EST LE BON PASTEUR, PÈLERIN PARMI LES HOMMES

24 octobre 1979 : L'HOMME PREND CONSCIENCE D'ÊTRE UNE PERSONNE

31 octobre 1979 : L'ALTERNATIVE ENTRE LA MORT ET L'IMMORTALITE

7 novembre 1979 : L’UNITÉ ORIGINELLE DE L'HOMME ET DE LA FEMME

14 novembre 1979 : PAR LA COMMUNION DES PERSONNES L'HOMME DEVIENT IMAGE DE DIEU

21 novembre 1979 : A LA LUMIÈRE DES PREMIERS CHAPITRES DE LA GENÈSE

5 décembre 1979 : « L'AMOUR DU CHRIST NOUS PRESSE... »

12 décembre 1979 : L'HOMME ET LA FEMME FONT LEURS PREMIÈRES DÉCOUVERTES

19 décembre 1979 : SIGNIFICATION DE LA PUDEUR

 

 

 

INTRODUCTION

 

Ce deuxième volume des enseignements de Jean Paul II 1979 apporte le complément de connaissance des activités quotidiennes du souverain pontife. Et encore doit-il se limiter à quelques discours ou messages parmi les plus importants de cette année 1979.

Les allocutions dominicales prononcées par le pape place Saint-Pierre sont comme le reflet de l'actualité éclairée par la réflexion et la prière. Celles du mercredi constituent la catéchèse hebdomadaire du pape dont la richesse et l'ampleur demandent à être reprises et méditées tranquillement en bénéficiant de leur présentation complète et continue.

Les autres têtes de chapitres de cet ouvrage sont les homélies, les messages et les discours du pape prononcés en diverses circonstances. Ils constituent un choix parmi beaucoup d'autres et ont été retenus ici pour leur caractère plus universel tant en ce qui concerne les sujets traités que les publics auxquels ils s'adressent.

La moisson est ample et chacun doit y trouver l'aliment le plus adapté à nourrir ses convictions et sa foi. C'est une démarche d'autant plus nécessaire que l'activité humaine, par sa diversité et son ampleur, demande toujours à être restituée dans sa perspective de foi.

Les textes proposés ici en langue française ont été quelquefois rédigés et prononcés directement dans cette langue. Le plus souvent, ils ont fait l'objet d'une traduction, celle de l'hebdomadaire en langue française de l’Osservatore Romano. Par la lecture régulière de cet hebdomadaire, ceux qui y sont abonnés peuvent suivre habituellement, semaine après semaine, l'enseignement du pape. Aujourd'hui, dans un ouvrage de consultation plus facile, ils auront l'avantage de s'y reporter plus commodément et, par conséquent, de mieux s'en pénétrer.

 

 

I – AUDIENCES GENERALES DU MERCREDI

 

 

 

3 janvier 1979

LA FAMILLE AU CENTRE DU BIEN COMMUN

 

1. La dernière nuit d'attente de l'humanité que la liturgie de l'Église nous rappelle chaque année, la veille et le jour de la Nativité du Seigneur, est en même temps la nuit où s'est accomplie la promesse.

Celui que le monde attendait est né, celui qui était le terme de l'Avent et ne cesse de l'être. Le Christ naît. L'événement n'a eu lieu qu'une fois, la nuit de Bethléem, mais dans la liturgie, il se répète chaque année, il se reproduit en quelque sorte, chaque année. Et chaque année, son contenu divin et humain est tellement riche que l'homme ne peut le contempler d'un seul regard ; il est difficile de trouver les mots qui expriment tout le contenu de l'événement. Même le temps liturgique de Noël nous semble trop court pour étudier cet événement qui a plus les caractéristiques du mysterium fascinosum que du mysterium tremendum. Trop court pour profiter pleinement de la venue du Christ, de la naissance de Dieu dans sa nature humaine. Trop court pour que l'on puisse dénouer chaque fil de cet événement et de ce mystère.

2. La liturgie attire notre attention sur l'un de ces fils et le met en évidence. La naissance de l'enfant, la nuit de Bethléem, est à l'origine de la famille. C'est pourquoi le dimanche, dans l'octave de Noël est la fête de la famille de Nazareth. Sainte famille car, elle a été formée par la naissance de Celui qui sera proclamé un jour, même par son adversaire, le saint de Dieu (Mc 1, 24). Sainte Famille parce que la sainteté de Celui qui est né est devenue la source d'une sanctification extraordinaire, celle de sa Vierge Mère, de son époux qui, devant les hommes, en sa qualité d'époux légitime, était considéré comme le père de l'enfant né à Bethléem pendant le recensement. Cette famille est en même temps, une famille humaine. C'est pourquoi, à Noël, en s'adressant à la Sainte famille, l'Église s'adresse à chaque famille humaine. La sainteté confère à cette famille qui a donné naissance au Fils de Dieu un caractère unique, exceptionnel, surnaturel. Et tout ce que nous pouvons dire de chaque famille humaine, de sa nature, de ses devoirs, de ses difficultés, nous pouvons le dire aussi de la Sainte famille. En effet, cette Sainte famille est vraiment pauvre ; à la naissance de Jésus, elle n'a pas un toit, puis elle est contrainte à s'exiler et lorsque le danger est passé, elle reste une famille pauvre qui vit modestement de son travail. Sa condition est semblable à celle de tant d'autres familles humaines. Elle est le lieu de rencontre de notre solidarité avec chaque famille, cette communauté formée d'un homme et d'une femme, au sein de laquelle naît un nouvel être humain. C'est une famille qui ne reste pas seulement sur les autels pour être louée et vénérée mais qui, par les nombreux récits que nous rapporte l'Évangile de saint Luc et de saint Matthieu, se rapproche, dans une certaine mesure, de chaque famille humaine. Elle prend sur elle les grands problèmes, beaux et difficiles, que la vie conjugale et familiale comporte. Lorsque nous lisons attentivement ce que les évangélistes (Matthieu surtout) ont écrit sur les événements vécus par Joseph et Marie avant la naissance de Jésus, les problèmes dont je viens de parler deviennent encore plus évidents.

 

La Sainte famille

 

3. La fête de Noël et, dans son contexte, la fête de la Sainte famille, nous sont très chères, précisément parce qu'elles contiennent la dimension fondamentale de notre foi. C'est-à-dire le mystère de l'Incarnation, ainsi que la dimension non moins fondamentale de la vie de l'homme. Chacun doit reconnaître que cette dimension essentielle de la vie de l'homme, c'est justement la famille.

Et dans la famille, c'est la procréation : un nouvel homme est conçu, naît, et par cette conception et cette naissance, l'homme et la femme, en leur qualité de mari et d'épouse deviennent père et mère, parents, atteignant ainsi une nouvelle dignité et assumant de nouveaux devoirs. Ces devoirs fondamentaux sont extrêmement importants pour de multiples raisons, non seulement pour cette communauté concrète qu'est la famille, mais aussi pour toute communauté humaine, pour toute société, nation, état, école, profession, pour tout milieu.

Tout dépend en grande partie de la manière dont les parents et la famille accompliront leurs premiers devoirs, de la manière dont ils enseigneront à cette créature à être homme. Cette créature qui grâce à eux, est devenue un être humain, a revêtu l'humanité. En cela, la famille est irremplaçable. Il faut veiller à ce qu'elle ne doive jamais être remplacée, non seulement en vue du bien privé de chaque personne, mais aussi en vue du bien commun de chaque société, de chaque nation, de chaque état, de chaque continent. La famille, dans toutes ses dimensions, est au centre même du bien commun, précisément parce qu'elle est le lieu où l'homme est conçu et naît. Il faut veiller à ce que dès le début, dès sa conception, cet être humain soit voulu, attendu, vécu comme une valeur particulière, unique. Il doit sentir qu'il est important, utile, précieux, même s'il est infirme ou handicapé ; et s'il l'est, il faut l'aimer davantage.

C'est ce que nous enseigne le mystère de l'Incarnation. C'est la logique de notre foi. C'est aussi la logique de tout humanisme authentique. Je crois qu'il ne peut en être autrement. Nous ne cherchons pas ici des éléments d'opposition, mais des points de rencontre qui sont la simple conséquence de la pleine vérité sur l'homme.

La foi n'éloigne pas les croyants de cette vérité, mais elle les introduit au cœur même de cette vérité.

 

Un défi permanent

 

4. Autre chose ! La nuit de Noël, la mère qui devait enfanter (virgo pariturae) ne trouva pas un toit pour elle. Elle n'eut pas droit aux conditions dans lesquelles s'accomplit normalement ce grand mystère, à la fois divin et humain de la naissance d'un homme.

Permettez-moi de me servir de la logique de la foi et de la logique de l'humanisme qui en découle. Ce dont je parle c'est un grand cri, un défi permanent lancé à tous et à chacun, à notre époque surtout, où l’on demande souvent à la mère qui attend un enfant une grande preuve de force morale. En effet ce que, par euphémisme, on appelle interruption de grossesse (avortement) ne peut être jugé avec d'autres normes authentiquement humaines qui ne soient celles de la loi morale, c'est-à-dire de la conscience. Les confidences recueillies non pas dans les confessionnaux, mais dans les centres de consultation pour la maternité responsable, pourraient en dire long à ce sujet. Donc, on ne peut la laisser seule avec ses doutes, ses problèmes, ses tentations. Il faut rester près d'elle et lui apporter courage et confiance pour qu'elle ne charge pas sa conscience, pour que ne soit pas détruit le plus fondamental des liens, celui du respect de l'homme. Ce lien est tel qu'il commence dès la conception, donc nous devons être tout près de chaque mère qui doit enfanter et nous devons lui apporter toute notre aide.

Regardons Marie (la Vierge qui enfante). Regardons-nous, nous, Église, nous, les hommes et essayons de mieux comprendre combien nous sommes responsables ; la naissance du Seigneur nous l'enseigne, envers chaque homme qui doit naître en ce monde.

Arrêtons-nous ici et interrompons pour l'instant ces considérations : nous y reviendrons sûrement, et plus d'une fois.

En terminant, le Pape donne sa bénédiction.

 

 

 

10 janvier 1979

MARIE, MERE DE TOUS LES HOMMES

 

1. Le temps de Noël a pris fin. La fête de l'Epiphanie est passée, elle aussi. Mais les méditations vont encore porter sur le contenu fondamental des vérités que la période de Noël nous procure chaque année. Elles se présentent particulièrement denses. Il faut du temps pour les regarder avec, bien ouverts, les yeux de l'esprit qui a le devoir et le besoin de méditer la vérité, de contempler toute sa simplicité, toute sa profondeur.

Durant l'octave de Noël, l'Église attire l'attention de notre esprit sur le mystère de la maternité. Le dernier jour de l'octave, qui est également le premier jour de l'année nouvelle, est aussi celui de la fête de la maternité de la Mère de Dieu. De cette manière est soulignée la « place » de la Mère, « la dimension maternelle » dans tout le mystère de la naissance de Dieu.

2. Cette Mère porte le nom de Marie. L'Église la vénère de manière toute particulière. Le culte qu'elle lui rend dépasse le culte de tous les autres saints (culte de l’hyperdulie). Et si elle la vénère ainsi, c'est précisément parce qu'elle a été la Mère, parce qu'elle a été choisie pour être la Mère du Fils de Dieu parce qu'elle a donné dans, le temps « un corps » à ce Fils qui est le Verbe éternel, qu'à un moment historique, elle lui a donné « l'humanité ». Cette vénération particulière de la Mère de Dieu, l’Église l'insère dans tout le cycle de l'année liturgique, au cours de laquelle, de manière discrète mais aussi très solennelle, elle met l'accent sur le moment de la conception humaine du Fils de Dieu : c'est la fête de l'Annonciation, célébrée neuf mois avant Noël, le 25 mars. On peut dire que durant toute cette période, du 25 mars au 25 décembre, l'Église marche avec Marie qui, comme toute mère attend le moment de la naissance : le jour de Noël. Et en même temps, durant cette même période, Marie « marche » avec l'Église. Son attente maternelle est inscrite de manière discrète dans la vie de l'Église de chaque année. Tout ce qui se passe entre Nazareth — Ain Karin et Bethléem devient un thème de la liturgie de la vie de l'Église, de la prière — spécialement, celle du Rosaire —de la contemplation. De l'année liturgique a désormais disparu une fête particulière vouée à la « Virgo Patura », la fête de la « maternité attendue par la Vierge », qui se célébrait jadis le 18 décembre.

3. En insérant ainsi le mystère de « l'attente maternelle de la Vierge » dans le rythme de sa liturgie, l'Eglise, sous l'inspiration du mystère de ces mois qui unissent le moment de la naissance à celui de la conception, médite sur toute la dimension spirituelle de la maternité de la Mère de Dieu.

Cette maternité « spirituelle » (quoad spiritum) à commencé en même temps que la maternité physique, (quoad corpus). Au moment de l'annonciation, Marie a eu ce colloque avec l’Annonciateur.

Comment cela se fera-t-il puisque je ne connais pas d'homme ? (Lc, 1, 34). Réponse : L'Esprit-Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre ; c'est pourquoi celui qui va naître sera saint et sera appelé Fils de Dieu » (Lc, 1, 35) avec la maternité physique (quoad corpus) a commencé sa maternité spirituelle (quoad spiritum) ; cette maternité a rempli ainsi les neuf mois de l'attente de la naissance, comme les 30 ans passés entre Bethléem, l'Egypte et Nazareth, comme les années pendant lesquelles, Jésus, après avoir quitté sa maison de Nazareth a enseigné l'Évangile du Royaume, les années qui se sont terminées par les événements du calvaire et par la croix. C'est là que la maternité spirituelle a atteint son point culminant. Jésus, Voyant ainsi sa Mère et près d'elle le disciple qu'il aimait, dit à sa Mère : Femme, voici ton fils (Jn 19, 26). Ainsi, d'une manière nouvelle, il a lié sa propre mère à l'homme : à l'homme auquel il a transmis l'Évangile. Il l'a liée à chaque homme. Il l'a liée à l'Église, le jour de sa naissance historique, le jour de la Pentecôte. Depuis lors, elle est la Mère de toute l'Église. Elle est la Mère de tous les hommes qui savent que les paroles prononcées du haut de la croix s'adressaient à chaque homme. Mère de tous les hommes, sa maternité spirituelle est sans limite. Elle s'étend dans le temps et dans l'espace. Elle atteint tant de cœurs ! Elle atteint les nations !

La maternité est un thème privilégié et peut-être celui qui revient le plus souvent dans la créativité de l'esprit de l'homme. C'est un élément constitutif de la vie intérieure de beaucoup d'hommes. C'est la clef dé voûte de la culture humaine. Maternité : splendide et fondamentale réalité humaine que dès l'origine le Créateur a appelée par son nom. Acceptée à nouveau dans le mystère de la naissance de Dieu dans le temps. Enfermée dans ce mystère et liée à lui à jamais.

Les premiers jours de mon ministère pontifical, j'ai eu le plaisir de rencontrer un homme qui depuis lors est particulièrement proche de moi. Permettez-moi de ne pas révéler le nom de cette personne dont l'autorité est grande dans la vie de la nation italienne, et dont j'ai moi aussi écouté attentivement et avec gratitude les paroles qu'il a prononcées le 31 décembre. C'étaient des paroles simples, profondes, soucieuses du bien de l'homme, de la patrie et de d'humanité tout entière, de la jeunesse surtout. Mon illustre interlocuteur voudra bien me pardonner si tout en taisant son nom, je me permets de rapporter ce qu'il m'a dit au cours de notre première rencontre. Il parlait de sa mère. Après tant d'années de vie, d'expériences, de luttes politiques et sociales, il se souvenait de sa mère comme de celle à qui avec la vie, il devait tout ce qui fait l'origine et la charpente de l'histoire de son esprit. Je l'ai écouté, très ému. Je n'oublierai jamais ses paroles. Elles étaient pour moi comme une annonce et en même temps comme un appel.

Je ne parlerai pas de ma mère car je l'ai perdue trop tôt. Mais je sais que je lui dois ces mêmes choses que mon illustre interlocuteur a exprimées d'une manière si simple. C'est pourquoi je me permets d'en parler.

 

La dignité de chaque mère

 

Et j'en parle pour faire ce que j'ai annoncé la semaine dernière. J'avais dit que nous devons rester près de chaque mère qui attend un enfant ; que nous devons entourer la maternité d'attentions spéciales ainsi que le grand événement de la conception et de la naissance de l'homme, qui sont toujours les fondements de l'éducation humaine. L'éducation repose sur la confiance en celle qui a donné la vie. Cette confiance ne doit jamais vaciller. A Noël, l'Église nous rappelle la maternité de Mairie, et elle le fait aussi le premier jour de l'an pour mettre en évidence la dignité de chaque mère, pour préciser et rappeler la valeur de la maternité, non seulement dans la vie de chaque homme, mais aussi dans toute la culture humaine. La maternité est la vocation de la femme. C'est une vocation éternelle et elle est aussi actuelle. La mère qui comprend tout et qui embrasse avec son cœur chacun de nous : ce sont les paroles d'une chanson, chantée par la jeunesse polonaise. La chanson dit ensuite que le monde aujourd'hui a faim et soif de cette maternité qui est physiquement et moralement la vocation de la femme, comme elle est la vocation de Marie.

Il faut tout mettre en œuvre pour que la dignité de cette vocation splendide ne soit pas brisée dans la vie intérieure des nouvelles générations ; pour que ne soit pas affaiblie l'autorité de la femme-mère dans la vie familiale, sociale et publique et dans notre civilisation : dans chaque législation, dans l'organisation du travail, dans les publications, dans la culture de la vie quotidienne, dans l'éducation et dans l'étude. Dans tous les domaines de ta vie. C'est un principe fondamental.

Nous devons tout mettre en œuvre pour que la femme mérite amour et vénération. Nous devons tout mettre en œuvre pour que les enfants, la famille, la société, voient en elle, cette même dignité que le Christ y a vue. Mater genetrix spes nostra ! (Marie notre Mère, notre espérance).

Avec notre bénédiction apostolique.

 

 

 

17 janvier 1979

PRIER POUR L'UNITE

 

1. C'est demain que commence la semaine de prière universelle pour l'unité des chrétiens.

C'est pourquoi, je voudrais réfléchir aujourd'hui avec vous sur ce thème important qui intéresse tous les baptisés, pasteurs et fidèles (cf. Unitatis Redintegratio, n. c. 5), chacun selon ses capacités, son rôle et la place qu'il occupe dans l'Église.

Le problème de l'unité engage tout spécialement l'évêque de cette ancienne église de Rome, fondée sur la prédication et sur le témoignage des martyrs Pierre et Paul ; servir l'unité est, dans le ministère de l'évêque de Rome, le premier devoir.

Je suis donc heureux d'apprendre que dans notre diocèse de Rome comme dans beaucoup d'autres diocèses du monde, cette semaine a été organisée de manière à ce que tous y soient engagés : les paroisses, les communautés religieuses, les organisations catholiques, les écoles, les groupes de jeunes et même les lieux de souffrance, comme les hôpitaux.

Je suis heureux de savoir que là où cela est possible, on essaie d'organiser des réunions, de prière avec les autres frères chrétiens, unis par les mêmes sentiments, afin que, répondant à la volonté du Seigneur, nous puissions grandir dans la foi vers la pleine unité, pour l'édification du Corps du Christ, jusqu'à ce que nous parvenions tous ensemble à l'unité dans la foi, comme l'écrit l'apôtre Paul aux premiers chrétiens d'Ephèse, et dans la connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'adultes, à la taille du Christ dans sa plénitude (Ep 4, 13).

La recherche de l'unité doit pénétrer la vie de l'Église à tous les niveaux et le peuple de Dieu tout entier doit y participer pour aboutir un jour à une seule et même profession de foi.

2. L'instrument privilégié pour participer à la recherche de l'unité des chrétiens, c'est la prière ; Jésus lui-même nous a communiqué son grand désir d'unité par une prière au Père : Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu'ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m'as envoyé (Jn 17, 21).

Le concile Vatican II aussi nous a vivement recommandé de prier pour l'unité des chrétiens ; cette prière, a-t-il dit, est l'âme de tout le mouvement œcuménique (Unitatis Redintegratio, n. c. 8) la prière est au mouvement œcuménique ce que l'âme est au corps ; elle le fait vivre, elle l'équilibre, elle lui donne son esprit et le mène à bon port.

La prière nous met, avant tout, en présence du Seigneur, elle purifie nos intentions, nos sentiments, notre cœur et réalise cette conversion intérieure sans laquelle il n'est pas de Véritable œcuménisme (cf. Unitatis Redintegratio, n. c. 7).

La prière nous rappelle enfin que l'unité est un don de Dieu, une grâce qu'il nous faut demander et à laquelle il faut nous préparer pour qu'elle nous soit accordée. Ainsi, comme chaque don, comme chaque grâce, l'unité dépend de la miséricorde de Dieu (Rm 9, 16). Puisque la réconciliation de tous les chrétiens dépasse les forces et les capacités humaines (Unitatis Redintegratio, n. c. 24), la prière fervente et assidue est l'expression de notre espérance, qui ne déçoit pas, et de notre confiance dans le Seigneur qui fait toutes choses nouvelles (Rm 5, 5 ; Ap 21, 5).

3. Mais l’action de Dieu exige de notre part une réponse toujours plus fidèle, toujours plus complète, pour toute chose et surtout pour la réalisation de l'unité de tous les chrétiens. Cette année, le thème de la semaine de prière pour l'unité attire précisément notre attention sur l'exercice de quelques vertus fondamentales de la vie chrétienne. Soyez au service les uns des autres pour la gloire de Dieu. Ce thème est tiré d'un passage de la première Epître de Pierre (1 P 4, 7-11). L'Apôtre s'adresse à quelques communautés qui vivent dans là dispersion (diaspora), dans le Pont, la Galatie, la Cappadoce, la Bithynie, l'Asie, et ont des difficultés particulières. Il rappelle ces communautés à la foi chrétienne et affirme que la fin de toutes choses est proche (1 P 4 ; 7).

Nous vivons l'attente eschatologique, c'est-à-dire le temps qui sépare la Rédemption opérée par le Christ de son retour glorieux.

Il nous faut donc vivre activement cette attente. C'est pourquoi l'apôtre Pierre invite à la sobriété, demande que l'on se consacre à la prière, que l'on conserve la charité, une grande charité, que l'on pratique l'hospitalité, c'est-à-dire que l'on fasse preuve de générosité et de dévouement à l'égard des frères, surtout des pauvres et des émigrés. Saint Pierre demande que chacun vive selon le don qu'il a reçu et qu'il mette ce don au service des-autres comme de bons administrateurs de la grâce de Dieu, variée en ses effets. L'accueil sincère de ces conseils et leur mise en pratique clarifient les rapports interpersonnels car l'amour couvre une multitude de péchés, affermit, renforce et fait croître la communauté.

Il s'agit d'un véritable exercice de la recherche de l'unité. Le thème demande aux chrétiens de vivre tous ensemble et du mieux qu'ils peuvent leur héritage commun. Les rencontres, la collaboration, l'amour réciproque, l'aide mutuelle, nous aident à mieux nous connaître les uns les autres, à redécouvrir nos richesses communes et à discerner ce qui nous sépare encore. Ces rencontres nous permettent aussi de trouver les «moyens de surmonter les divergences. Le concile Vatican II nous avait fait remarquer que c'est en collaborant que l'on apprend facilement à préparer la voie à l'unité des chrétiens (Unitatis Redintegratio, n.e. 12).

En effet, l'amour et l'aide réciproque construisent la communion entre les chrétiens et les acheminent vers la pleine unité.

4. En cette semaine, notre prière pour l'unité des chrétiens doit être surtout une prière d'action de grâces et de demande. Oui, nous devons remercier le Seigneur qui a éveillé chez tous les chrétiens le désir de l'unité (Cf. Unitatis redintegratio, n.e 1) et qui a béni cette recherche, devenue de plus en plus vaste et profonde. L'Église catholique a instauré, ces derniers temps, des relations fraternelles avec toutes les autres Églises et communautés ecclésiales ; nous voulons entretenir et approfondir ces rapports avec confiance et espérance. Avec les Églises orthodoxes d'Orient, le dialogue de la charité a révélé notre communion quasi-totale, bien qu'encore imparfaite. Il est réconfortant de constater que cette nouvelle attitude de compréhension ne s'arrête pas aux plus hauts représentants des Églises ; elle se diffuse graduellement dans les Églises locales ; et l'amélioration des rapports sur le plan local est indispensable à tout développement ultérieur.

La pratique des vertus à laquelle nous appelle cette semaine de prière peut d'autre part donner lieu à de nouvelles expériences qui favoriseront encore l'unité.

Je veux rappeler à ce propos l'ouverture prochaine d'un dialogue théologique entre l'Église catholique et les Églises d'Orient de tradition byzantine, afin que disparaissent les obstacles qui empêchent encore la concélébration eucharistique et la pleine unité. C'est une étape importante et nous implorons l'aide de Dieu.

Des dialogues sont également en cours depuis longtemps avec les frères d'Occident, anglicans, luthériens, méthodistes, réformés ; et sur des thèmes à propos desquels, dans le passé, nous étions en désaccord profond, nous sommes parvenus aujourd'hui à des points d'entente réconfortants. Des relations importantes ont également été instaurées avec le conseil œcuménique des Églises et avec d'autres organisations chrétiennes confessionnelles et inter-confessionnelles. Mais la marche n'est pas terminée, nous devons la poursuivre pour atteindre le but. Nous renouvelons par conséquent notre prière au Seigneur pour qu'il donne à tous les chrétiens la lumière et la force dont ils ont besoin pour aboutir au plus tôt à la pleine unité de sorte que confessant la vérité dans l'amour, nous grandissions à tous égards vers Celui qui est la Tête, le Christ. Et c'est de lui, que le corps tout entier, coordonné et bien uni grâce à toutes les articulations qui le desservent, selon une activité répartie à la mesure de chacun, réalise sa propre croissance pour se construire lui-même dans i'Amour (Ep 4, 15-16).

5. Et maintenant, chers frères et sœurs, prions ensemble et faisons nôtres ces intentions, avec les invocations suivantes auxquelles je vous invite à répondre : Seigneur, écoute-nous.

Dans l'esprit du Christ, Notre Seigneur, prions pour l'Église catholique, pour les autres Églises, pour toute l'humanité.  

Tous : Seigneur, écoute-nous.

Prions pour tous ceux qui sont persécutés pour la justice et pour les artisans de liberté et de paix.

Tous : Seigneur écoute-nous.

Prions pour ceux qui exercent un ministère dans l'Église, pour ceux qui ont des responsabilités particulières dans la vie sociale et pour tous ceux qui sont au service des petits et des faibles.

Tous : Seigneur, écoute-nous.

— Demandons à Dieu de nous donner le courage de persévérer dans notre engagement en faveur de l'unité de tous les chrétiens.

Tous : Seigneur écoute-nous.

— Seigneur, notre Dieu, nous nous en remettons à toi. Fais que nous agissions comme il t'est agréable. Que nous soyons les fidèles serviteurs de ta gloire. Amen.

En espérant que pendant la semaine de l’unité, vous continuerez de prier à ces intentions, je vous donne de tout cœur ma bénédiction apostolique.

 

 

 

24 janvier 1979

LES DONS DE DIEU ET LE SENS DU VOYAGE EN AMERIQUE LATINE

 

Le jour de la fête de l'Epiphanie, nous avons lu le passage de l'Évangile de saint Matthieu qui raconte l'arrivée à Bethléem des Mages d'Orient. Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère et, se prosternant, ils lui rendirent hommage : ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe (Mt 2, 11).

 

Ils l'adorèrent

 

Nous avons déjà parlé ici-même des pasteurs qui ont trouvé l'enfant nouveau-né, le fils de Dieu, couché dans la mangeoire (Lc 2, 16).

Nous nous tournons encore aujourd'hui vers ces personnages dont la tradition dit qu'ils étaient trois : les Rois mages. Le texte de saint Matthieu met bien en évidence l'essentiel de la rencontre de l'homme avec Dieu : Se prosternant, ils l'adorèrent. L'homme rencontre Dieu dans un acte de vénération, d'adoration, de culte. Il est utile de constater que le mot « culte » (cultus) est étroitement lié au terme de « culture ». En effet, dans les éléments essentiels de la culture humaine, des différentes cultures on trouve l’admiration et la vénération pour tout ce qui est divin, pour tout ce qui élève l'homme. Un second aspect de la rencontre de l'homme avec Dieu souligné par l'Évangile est renfermé dans les paroles : « Ils ouvrirent leurs coffrets et lui offrirent en présent... ». Ici, saint Matthieu indique ce qui caractérise profondément l'essence même de la religion comprise à la fois comme connaissance et rencontre. Et cette absence ne peut être constituée par une seule conception abstraite de Dieu.

L'homme connaît Dieu lorsqu'il le rencontre et, il le rencontre dans l'acte même de la connaissance. L'homme rencontre Dieu lorsqu'il se présenté à lui en lui offrant le don intérieur de son « moi » humain pour accepter en échange le don de Dieu.

Les Rois mages à l'instant même où ils arrivent devant l'enfant qui est dans les bras de sa mère, acceptent à la lumière de l'Epiphanie le don du Dieu incarné, son abandon total à l'homme dans le mystère de l'Incarnation et aussitôt : Ils ouvrent leurs coffrets avec les dons ; ces dons concrets dont parle l’évangéliste ; mais les Rois mages s'ouvrent eux-mêmes à l'enfant par le don intérieur de leur cœur. Et c'est le véritable trésor qu'ils, offrent ; l'or, l'encens et la myrrhe ne sont que l'expression extérieure de leur don. C'est le fruit de l'Epiphanie : les Rois mages reconnaissent Dieu et le rencontrent.

 

L'unique Peuple de Dieu

 

2. En méditant ainsi avec vous tous ici réunis, ce passage de l'Évangile de saint Matthieu, je pense aux textes de te constitution Lumen Gentium qui parlent de l'universalité de l'Église, de sa mission universelle. Eh bien, le Concile dit : Ainsi l'unique peuple de Dieu est présent à tous les peuples de la terre, empruntant à tous les peuples ses propres citoyens, citoyens d'un royaume qui n'est pas de nature terrestre, mais céleste. Tous les fidèles en effet dispersés à travers le monde sont, dans l'Esprit-Saint, en communion avec les autres et, de la sorte, celui qui réside à Rome sait que ceux des Indes, sont pour lui un membre. Le Royaume de Dieu n'étant pas de ce monde (Cf. Jn 18, 36) l'Église, c'est-à-dire le peuple de Dieu, par qui ce royaume prend corps ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit ; au contraire, elle accueille et favorise toutes les facultés, les ressources et les coutumes de ces peuples en ce qu'elles ont de bon et en les accueillant, elle les purifie, les renforce et les élève. En effet, l'Église sait bien qu'elle doit rassembler avec ce Roi à qui les nations ont été données en héritage (Cf. Ps 2, 8) et dans la cité duquel on apporte dons et présents. (Cf. Ps 71 (72) 10 ; Is 60, 4-8 ; Ap. 21, 24). Cette universalité qui brille sur le peuple de Dieu est don du Seigneur lui-même grâce auquel l'Église catholique efficacement et sans trêve tend à récapituler l'humanité entière avec tout ce qu'elle comporte de bien sous le Christ chef, dans l'unité de son Esprit.

En vertu de cette catholicité, chaque portion apporte aux autres et à toute l'Église le bénéfice de ses propres dons, en sorte que le tout et chacune des parties s'accroissent par un échange mutuel et par un effort commun vers une plénitude dans l'unité. C'est pourquoi le peuple de Dieu… se constitue par le rassemblement des peuples divers (Lumen Gentium, 13).

C'est la même image que nous présente l'Évangile de saint Matthieu lu à l'Epiphanie. Elle est tout simplement plus développée. Le Christ qui, à Bethléem, a accepté les dons des Rois mages est ce même Christ auquel tes hommes et des peuples entiers ouvrent leurs trésors. Dans cet acte d'ouverture au Dieu incarné, les dons de l’esprit humain acquièrent une valeur particulière, deviennent les trésors de diverses cultures, la richesse spirituelle des peuples et des nations, le patrimoine commun de toute l'humanité. Ce patrimoine s'agrandit toujours plus par cet échange mutuel dont parle la constitution Lumen Gentium. Le centre de cet échange c'est lui : celui-là même qui a accepté les dons des Rois mages. C'est lui-même le don visible et incarné qui provoque l'ouverture des cœurs et cet échange mutuel dont vit non seulement chaque homme mais dont vivent les peuples, les nations, toute l'humanité.

 

Voyage au Mexique

 

3. La méditation qui précède est en quelque sorte l'introduction à ce que je vais dire.

Demain, si Dieu le veut, j'entreprendrai un voyage au Mexique. Le premier de mon pontificat. Je veux imiter en cela le pape Paul VI et continuer la tradition qu'il a commencée. Je me rends au Mexique à Puebla, à l'occasion de la conférence de l'épiscopat latino-américain dont les travaux s'ouvriront samedi prochain par une concélébration eucharistique au sanctuaire de Notre-Dame de Guadalupe.

Je veux, dès à présent, exprimer toute ma reconnaissance soit aux représentants de l'épiscopat qui m'ont invité, soit aux représentants des autorités mexicaines, en particulier au Président de la République pour son attitude courtoise à l'occasion de ce voyage qui me permet d'accomplir un devoir pastoral si important.

Je parlais tout à l'heure de la liturgie de la fête de l'Epiphanie et je citais la constitution Lumen Gentium pour mieux vous présenter ces dons particuliers que le peuple et l'Église du Mexique ont apporté et continuent d'apporter à l'humanité et à l'Église.

Qui n'a entendu parler Ides splendeurs de l'ancien Mexique ? De son art, de ses connaissances dans le domaine de l'astronomie, de ses pyramides et de ses temples où s'exprimait, bien qu'imparfait et pas encore éclairé par la révélation, son désir du divin ?

Et que dire des cathédrales et des églises, des palais et des hôtels de ville construits au Mexique et par des artisans mexicains après sa christianisation ? Ces édifices racontent l'heureuse synthèse que le peuple mexicain a su réaliser entre ce qui faisait le meilleur de son passé et le plus beau de cet avenir chrétien qui commençait. Mais le Mexique a fait et continue de faire de grands progrès. Les célèbres édifices de style colonial côtoient aujourd'hui les gratte-ciel et les établissements industriels. Mais, et c'est là un autre de ses mérites ; les progrès politiques et techniques n'ont pas fait oublier au Mexique sa tradition chrétienne. L'âme mexicaine exprime clairement sa volonté d'être et de demeurer chrétienne : même dans sa musique folklorique, le mexicain chante son éternelle nostalgie de Dieu et de sa dévotion à la Sainte Vierge. Et dans les temps difficiles qu'il a traversés, le mexicain a fait preuve, non seulement de bons sentiments religieux, mais d'un courage et d'une fermeté de foi exemplaires parfois héroïques dont beaucoup se souviennent.

Je suis convaincu qu'il est encore possible de réaliser à nouveau devant le Christ et sa mère cette ouverture et cet échange de dons dans lesquels l'épiscopat d'Amérique Latine, moi-même et toute l'Église entrevoyons de grandes promesses.

 

Notre-Dame de Guadalupe

 

4. Revenons encore au récit de saint Matthieu. L'Évangile dit que cette ouverture des dons des Rois mages à Bethléem s'est faite devant l'Enfant et sa Mère.

Ajoutons que cet événement continue de se reproduire de la même façon. L'histoire du Mexique et l'histoire de l'Église dans ce pays n'en sont-elles pas la preuve ?

Je suis heureux d'aller au Mexique parce que je marcherai sur les pas de tous ces pèlerins qui, de toute l'Amérique Latine, se dirigent vers le sanctuaire de la Mère de Dieu à Guadalupe. Je Viens moi-même d'une terre et d'une nation dont le cœur bat dans les grands sanctuaires consacrés à Marie, en particulier celui de Jasna Gôra.

Comme je l'ai fait le jour de l'inauguration de mon pontificat, je vais réciter ce vers du plus grand poète polonais : Vierge Sainte qui protège l'illustre Czestochowa et resplendit dans la porte gothique… Cela me permet de comprendre ce peuple, les peuples, l'Église, le continent, dont le cœur bat au sanctuaire de la Mère de Dieu à Guadalupe. J'espère aussi que ce voyage m'ouvrira le chemin du cœur de cette Église, de ce peuple et de ce continent.

Avec ma bénédiction apostolique.

 

 

 

7 février 1979

LA PREPARATION ET LA SIGNIFICATION DE PUEBLA

 

Chers frères et sœurs,

 

La 3e Conférence Générale de l'Épiscopat latino-américain est un événement qui retient l'attention de toute l'Église et qui n'est pas sans intéresser, même les milieux non ecclésiastiques. Et puisque c'est la troisième fois que cette assemblée a lieu — son institution est assez récente — cela prouve qu'elle sert à quelque chose et qu'elle donne de bons résultats.

C'est en 1955 que le pape Pie XII convoque là première conférence générale de l’épiscopat latino-américain ; elle a lieu à Rio de Janeiro du 25 juillet au 4 août et ses participants y étudient les problèmes religieux qui, à l'époque aussi préoccupent le continent : on y scrute les signes des temps pour trouver des voies plus adaptées au renouveau et au développement de l'activité apostolique, de l'Église. La pénurie de prêtres, dans tout ce qu'elle a de tragique, pousse à une plus étroite collaboration entre tous les pays du continent, l'intérêt de cette collaboration sera un conseil représentatif de tous les épiscopats nationaux. L'institution du CELAM est le premier résultat de la conférence et le plus important : un résultat vivant et ouvert aux développements toujours plus rapides.

En 1968, pour mieux adapter la mission de l'Église aux besoins de l'Amérique Latine à la lumière des enseignements du concile Vatican II, le Pape Paul VI convoque la deuxième conférence générale de l’épiscopat latino-américain. Elle a lieu à Medellin, du 24 août au 6 septembre, sur le thème : L'Église dans la transformation actuelle de l’Amérique latine à la lumière du concile Vatican II. Tout cela montre bien comment s'est formé et développé, au cours des décennies, ce splendide organe de collégialité de l'épiscopat dans le continent latino-américain, et qui est, actuellement, le sujet principal de l'événement que l'on appelle tout simplement « Puebla ».

 

Organisation de la Conférence

 

2. Cette abréviation vient, vous le savez, du nom de la ville mexicaine qui accueille la 3e Conférence Générale de l'Épiscopat latino-américain. J'ai eu la chance de l'inaugurer en présidant la concélébration, le samedi 27 janvier, au sanctuaire de Notre-Dame de Guadalupe, et en proclamant, le dimanche 28 janvier, au grand séminaire de Puebla, le discours d'ouverture des travaux.

Cependant, je voudrais attirer l'attention surtout sur la méthode de travail et sur la manière intelligente et précise dont a été préparée la conférence.

Avant d'aboutir à la formulation des principaux thèmes du document de travail qui compte 172 pages, chaque conférence de consultation a fait part de ses opinions, de ses observations et de ses propositions sur le thème de la 3e conférence, à savoir : L'évangélisation en Amérique latine, aujourd'hui et demain.

Il est évident que ce thème a été tiré des travaux des assemblées ordinaires du Synode des évêques qui avaient eu lieu à Rome en 1974 et en 1977 : rappelons que les thèmes de ces assemblées étaient : L'évangélisation du monde Contemporain et la catéchèse, spécialement pour les jeunes.

Le fruit des échanges d'expériences, de propositions et de suggestions du Synode des évêques de 1974, a été l'exhortation apostolique de Paul VI, Evangelii nuntiandi, l'un des documents les plus caractéristiques et les plus importants de son pontificat.

C'est, vous le voyez, la genèse du thème de la conférence du CELAM. L'idée de traiter un thème, d'ordre universel, ecclésiastique, tel que l'évangélisation en Amérique latine, remonté à 1976. Deux années ont été nécessaires à sa préparation pendant lesquelles les conférences épiscopales nationales, en tenant compté des contributions apportées par chaque membre des communautés ecclésiales locales, ont aidé à la rédaction du document de travail, c'est-à-dire le document qui devait servir de point de référencé aux travaux de la conférence de Puebla. Chaque conférence épiscopale est représentée par un président et a nommé un certain nombre de délégués, proportionnellement au nombre global des évêques faisant partie de l'épiscopat du pays. Par ailleurs des prêtres, des religieux, des religieuses, des diacres et des laïcs ont été invités à Puebla.

 

La fonction épiscopale

 

3. Il se peut que quelques-uns de nos auditeurs aujourd'hui connaissent déjà tous ces détails sur la conférence de Puebla. Mais j'ai voulu en parler pour deux raisons : tout d'abord, parce que l'événement « Puebla » est extrêmement important.

Et puis, parce que je suis heureux —et je veux le dire —que l'enseignement sur la collégialité de l’épiscopat, rappelé par Vatican II, s'incarne si bien dans la vie et porte des fruits. Il vaut la peine de relire ici tous les paragraphes du chapitre 3 de la constitution dogmatique Lumen Gentium.

Il faudrait rappeler plusieurs passages du décret Christus Dominas sur les devoirs pastoraux des évêques. Retenons quelques phrases : « De même que saint Pierre et les autres apôtres constituent, de par l'institution du Seigneur, un seul collège apostolique, semblablement le pontife romain, successeur de Pierre et les évêques successeurs des apôtres, forment entre eux un tout. Déjà la plus antique discipline en vertu de laquelle les évêques établis dans le monde entier vivaient en communion entre eux et avec l'évêque de Rome par le lien de l'unité, de la charité et de la paix, et de même la réunion de conciles où l'on décidait en commun de toutes les questions les plus importantes, par une décision que l'avis de l'ensemble permettait d'équilibrer, tout cela signifiait le caractère et la nature collégiale de l'ordre épiscopal ; elle se trouve manifestement confirmée par levait des conciles œcuméniques, tenus tout le long des siècles. »

Le concile est l'expression la plus complète de la collégialité (LG 22), de la fonction épiscopale dans l'Église. Elles sont cependant nécessaires, utiles et parfois indispensables. Je parle des institutions collégiales — et parmi elles, dans l'Église d'Occident, ce sont surtout les conférences épiscopales — et des diverses formes d'activité collégiale.

La Conférence de Puebla est précisément l'une des formes d'activité collégiale de l'épiscopat latino-américain. Chaque institution collégiale, tout comme les diverses formes d'activité collégiale des épiscopats, répondent de manière particulière aux exigences de notre temps.

 

Le corps épiscopal

 

4. La constitution dogmatique Lumen Gentium, lorsqu'elle parle de la collégialité des évêques, emploie aussi l'expression corps épiscopal (corpus episcopale). L'analogie avec l'Église semble ici encore plus profonde. Saint Paul, vous le savez, appelait l'Église le Corps du Christ (Cf. Rm 12, 5)

Cette analogie nous fait pénétrer plus en profondeur le mystère intime de l'Église : l'unité de vie qu'elle puise dans le Christ. Le corps épiscopal concerne la structure la plus importante de l'Église : son unité hiérarchique. Et cette structure extérieure reste au service du mystère intérieur de l'Église : du corps mystique du Christ. C'est pour cette raison et dans ce but, c'est-à-dire en vertu de cette structure que l'Église est aussi un corps : le corps, autrement dit le collège épiscopal.

Et lorsque ce collège, c'est-à-dire le corps consacre ses travaux à l'évangélisation présente et future du continent sud-américain, il faut souhaiter que le Seigneur Jésus lui-même soit présent parmi ses membres et en eux. Car, nous lisons dans Lumen Gentium : Ainsi donc, en la personne des évêques assistés des prêtres, c'est le Seigneur Jésus-Christ, pontife suprême, qui est présent au milieu des croyants. Assis à la droite de Dieu le Père, il ne cesse d'être présent à la communauté de ses pontifes. C'est par eux en tout premier lieu, par leur service éminent, qu'il prêche la parole de Dieu à toutes les nations et administre continuellement aux croyants les sacrements de la foi ; c'est par leur paternelle fonction qu'il intègre à son corps par la régénération surnaturelle des membres nouveaux ; c'est enfin par leur sagesse et leur prudence qu'il dirige et oriente: le peuple du Nouveau Testament dans son pèlerinage vers l'éternelle béatitude. C'est à eux en effet, qu'a été confiée la charge de rendre témoignage de l'évangile de la grâce de Dieu (Cf. Rm 15, 16 ; Ac 20, 24) et d'exercer le ministère glorieux de l'esprit et de la justice (Cf. 2 Co 3, 8-9) (LG 2-1).

A vous tous, ma bénédiction apostolique.

 

 

 

14 février 1979

SERVIR L'EVANGILE, C'EST SERVIR LA LIBERTE

 

Chers frères et chères sœurs,

 

1. « L'évangélisation dans le présent et le futur en Amérique Latine » : c'était le thème de la 3e Conférence Générale de l'Épiscopat de ce continent qui a eu lieu du 27 janvier au 12 février dernier.

Avant-hier, la Conférence a terminé ses travaux. Aujourd'hui, avec mes frères dans l’épiscopat qui ont participé à la conférence, avec tous les épiscopats du continent latino-américain, je yeux rendre, grâce à l'Esprit-Saint de ces travaux. Je veux rendre grâce à l'Esprit de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ et à sa Mère, épouse de l'Esprit-Saint. C'est à ses pieds, au sanctuaire de Guadalupe, que nous avons commencé ensemble cette 3e conférence.

 

Nécessité de l'évangélisation

 

Lorsque nous entendons le mot « évangélisation », nous pensons à ce que dit saint Paul : Annoncer l'Évangile n'est pas un motif d'orgueil pour moi, c'est une nécessité qui s'impose à moi : malheur à moi si je n'annonce pas l'Évangile (1 Co 9, 16).

Ces paroles qui viennent du cœur de l'Apôtre, sont le cri de l'Église de notre temps. Elles sont devenues le testament de Paul VI qui les a exprimées, dans l'exhortation apostolique, Evangelii Nuntiandi. Elles deviennent maintenant les paroles de la Foi, de l'Espérance et de la Charité de l'épiscopat latino-américain, puisque la Foi, l'Espérance, la Charité comportent un engagement responsable en faveur de l'Évangile et de sa diffusion, comme l'a dit saint Paul.

 

L'annonce aux hommes et aux peuples

 

2. L'évangélisation du continent américain est avant tout l'héritage des siècles. Lorsque nous parlons du présent et de l'avenir de cette évangélisation, nous ne pouvons oublier son passé. J'en ai déjà parlé  la première homélie que j'ai prononcée lors de la messe concélébrée à Saint-Domingue.

Dès les premiers instants de la découverte, le premier souci de l'Église a été d'annoncer aux nouveaux peuples, races et cultures, le Royaume de Dieu... Le terrain d'Amérique latine était préparé par les courants de sa propre spiritualité à recevoir la nouvelle semence chrétienne. Ce « passé » des hommes et des peuples du continent latino-américain est apparu constamment pendant mon séjour au Mexique et a marqué tout mon voyage.

Partout, j'ai vu les temples splendides qui rappelaient les premières générations de l'Église et du christianisme sur cette terre. Mais j'ai surtout rencontré des hommes vivants qui ont fait leur l'Évangile qui leur a été annoncé par les missionnaires du vieux monde, et qui en ont fait l'essence de toute leur vie. Certes, la rencontre entre les nouveaux arrivés de l'Europe et les indigènes n'a pas été facile. Ces derniers n'ont pas tout accepté de ce qui était européen et ils essayaient d'une certaine manière de s'abriter derrière leur propre tradition et leur culture d'origine. Mais on a en même temps l'impression qu'ils ont accepté Jésus-Christ et son Evangile ; que dans cette communauté de foi, if y a eu une rencontre entre le « vieux » et le « nouveau » et c'est là le fondement, non seulement de la vie de l'Église, mais aussi de la société mexicaine. Cette continuité de la foi est passée, nous le savons, par de dures épreuves. Il est difficile d'échapper à l'impression qui s'impose, que dans ce creuset d'épreuves, la communauté s'est renforcée et approfondie. Elle porte les signes d'une grande simplicité et de la victoire spirituelle de la foi ; malgré les circonstances qui pourraient faire penser le contraire et qui pourraient déplaire.

 

Se retrouver dans le Christ

 

3. Jésus-Christ est le même hier, aujourd'hui et toujours (He 13, 8). Les représentants de l'épiscopat, réunis à Puebla pour parler de l'évangélisation dans le présent et dans le futur de l'Amérique latine, étaient conscients que l'Église, Corps du Christ, Épouse du Christ, Peuple de Dieu, ne peut se détacher ni du passé, ni de la Tradition, mais elle ne peut pas non plus se contenter de ne regarder que le passé : la ecclesia « retro oculata » doit être toujours, en même temps, l'Église tournée vers l'avenir (ecclesia « ante oculata »). A cet avenir, aux hommes qui existent déjà et à ceux qui viendront, l'Église doit toujours révéler Jésus-Christ, mystère total et non partiel du salut. Ce mystère est le mystère éternel de Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Ce mystère qui est devenu, dans le temps, une réalité à la fois divine et humaine, qui s'appelle Jésus-Christ.

Tout en étant une réalité historique le Christ est le même hier, aujourd'hui et toujours (He l3, 8). Il est une réalité qui n’existe pas en dehors de l'homme. En effet, sa raison d'exister, c'est d'être présent et d'agir en l'homme, c'est d'être en chaque nomme la source et le ferment de la vie nouvelle. Evangéliser, c'est agir dans ce but, afin que la source et le ferment de la vie nouvelle resplendissent chez les hommes et dans toutes les générations.

Évangéliser, ce n'est pas seulement parler du Christ. Annoncer le Christ, c'est faire en sorte que l'homme auquel est faite cette annonce croie, c'est-à-dire qu'il se voie, lui-même, dans le Christ, qu'il retrouve en lui la juste dimension de sa propre vie ; en un mot qu'il se retrouve lui même dans le Christ.

L'auteur de cette œuvre, c'est l'homme qui évangélise, qui annonce le Christ, mais c'est surtout l'Esprit-Saint, l'esprit de Jésus-Christ. Se retrouver soi-même dans le Christ, c'est le résultat de l’évangélisation, c'est essentiellement se libérer. Servir le Christ, c'est servir la liberté dans l'esprit. L'homme qui s'est retrouvé lui-même dans le Christ a trouvé le moyen de libérer sa nature humaine de ses limites et de ses faiblesses, de son état de péché et des multiples structures du péché, qui pèsent sur la vie des individus et de la société. Dans l'évangélisation du continent américain et du monde, nous devons nous appuyer avec autant de clarté sur cette vérité si fortement exprimée par saint Paul.

 

Proclamer la parole

 

4. L'avenir de l'évangélisation s'identifie avec la réalisation du grand programme tracé par le concile Vatican II. Pour évangéliser le « monde », l'Église doit s'affermir dans son mystère, elle doit construire solidement sa propre communauté, la communauté du Peuple de Dieu, fondée Sur les Apôtres et leurs successeurs, sur le ministère hiérarchique, sur les prêtres et les religieux exclusivement consacrés au service de Dieu, et sur les laïcs conscients de leurs devoirs apostoliques. Le monde latino-américain attend que l'Église accomplisse parmi lui cette mission. Et il l'attend même lorsqu'il conteste l'Église et l'Évangile ou leur est indifférent. Et cela ne doit pas faire douter les apôtres du Christ et les serviteurs de l'Évangile de son amour.

Mes chers frères dans l'épiscopat du continent latino-américain témoignent que l'amour du Christ les étreint (Cf. 2 Co 5, 14), qu'ils sont prêts à proclamer la parole, à insister à temps et à contre-temps, à reprendre, à menacer, à exhorter, toujours avec patience et souci d'enseigner (Cf. 2 Tm 4, 2), afin que, comme dit saint Paul, les communautés confiées à leurs soins de pasteurs et de maîtres ne détournent pas leurs oreilles de la Vérité pour se retourner vers les fables (Cf. 2 Tm 4, 4).

Mes frères dans l'épiscopat d'Amérique Latine sont prêts avec leurs prêtres, les religieux et les religieuses, avec tous les laïcs, dévoués, à lire les signes des temps pour édifier le Peuple de Dieu dans la justice, dans la vérité et dans l'amour.

Que le Seigneur les bénisse dans leur travail.

Qu'il leur accorde de voir les fruits de ce zèle et de cette coopération, dont l'un des signes a été la III° Conférence Générale de Puebla. Que l'Église du continent latino-américain, forte des traditions de sa première évangélisation, retrouve cette force par une prise de conscience de tout le Peuple de Dieu, par la richesse de ses vocations sacerdotales et religieuses, par un engagement responsable en faveur d'un ordre social fondé sur la justice, sur la paix, sur le respect des Droits de l'Homme, sur une distribution équitable des biens, sur le progrès de l'enseignement et de la culture.

C'est ce que nous lui souhaitons.

Pour que l'Amérique Latine atteigne ce but, nous tous qui sommes rassemblés ici et toute l'Église, nous prierons sans relâche en invoquant l'intercession de Notre-Dame de Guadalupe aux pieds de laquelle nous avons commencé nos travaux. Amen.

 

 

 

21 février 1979

LA VERITABLE LIBERATION

 

1. Aujourd'hui encore, je parlerai du thème de la III° Conférence de l'Épiscopat latino-américain : l'Evangélisation. C'est un thème fondamental, et toujours actuel. La conférence dont les travaux se sont achevés à Puebla le 13 février dernier, en est la preuve. Le thème de l'évangélisation est également le thème de « l'avenir », le thème que l'Église doit vivre sans cesse en le prolongeant dans l'avenir. Un thème donc qui est la perspective permanente de la mission de l'Église.

 

Evangéliser

 

Evangéliser veut dire rendre le Christ présent dans la vie de l'homme en tant que personne, et en même temps dans la vie de la société. Évangéliser, veut dire mettre tout en œuvre, selon nos capacités, afin que l'homme croie ; afin que l'homme se retrouve lui-même dans le Christ ; afin qu'il découvre en lui le sens et la juste dimension de sa vie. Cette découverte est, en même temps, la source la plus profonde de la libération de l'homme. Saint Paul l'exprime bien quand il écrit : C'est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés (Ga 5, 1).

Ainsi la libération est sans nul doute l'une des réalités de la Foi. L'un des thèmes bibliques fondamentaux, inscrits en profondeur dans la mission salvifique du Christ, dans l'œuvre de Rédemption, dans son enseignement. Ce thème n'a jamais cessé d'être la vie spirituelle des chrétiens.

La Conférence de l'Épiscopat latino-américain montre que ce thème revient dans on nouveau contexte historique, il doit donc être repris dans l'enseignement de l'Église, dans la théologie et dans la pastorale. Il faut l'étudier profondément et ne rien lui ôter de son authenticité évangélique. Ce thème est également actuel en vertu de nombreuses circonstances qu'il est d'ailleurs difficile de citer ici. Il y a cependant cette dignité de l'homme dont parle le concile Vatican II. La théologie de la libération est souvent reliée (parfois de manière trop exclusive) à l'Amérique Latine, il faut cependant en convenir avec l'un des grands théologiens contemporains (Hans Urs von Balthasar) qui, lui, exige justement une théologie de la libération à caractère universel. Les contextes sont différents, c'est vrai, mais la réalité même de la liberté par laquelle le Christ nous a libérés (Cf. Ga 5, 1) est universelle. Le but de la théologie est de recouvrer son véritable sens dans les divers contextes passés et actuels.

 

Vérité et liberté

 

2. Le Christ lui-même, subordonne la libération à la connaissance de la vérité : Vous connaîtrez la vérité et la vérité fera de vous des hommes libres (Jn 8, 32). Cette phrase montre par-dessus tout la signification profonde de la liberté par laquelle le Christ nous rend libres. Libération veut dire transformation intérieure de l'homme, ce qui n'est autre que la conséquence de la connaissance de la vérité. La transformation est donc un processus spirituel par lequel l'homme grandit en justice et en sainteté (Ep 4, 24). L'homme qui a atteint ainsi sa maturité intérieure devient le représentant et le porte-parole de cette vraie Justice et de cette véritable sainteté dans les différents milieux de la société. La vérité n'est pas importante uniquement en vue d'une plus grande prise de conscience de l'homme ; elle a aussi un sens et une force prophétique. Elle constitue le contenu du témoignage et exige un témoignage. Cette force prophétique de la vérité, nous la trouvons dans l'enseignement du Christ. Comme prophète, comme témoin de la vérité, le Christ ne cesse de s'opposer à la non-vérité ; il le fait très fermement et souvent il n'hésite pas à blâmer le mensonge. Relisons attentivement l'Évangile ; nous y trouvons beaucoup d'expressions sévères, par exemple sépulcres blanchis (Mt 23, 27), guides aveugles (Mt 23, 16), hypocrites (Mt 23, 13 ; 15, 23 ; 25 ; 27 ; 29) que le Christ prononce, conscient de ce qui l'attend. La vérité, participation au service prophétique du Christ, est un devoir de l'Église qui essaie de l'accomplir dans les divers contextes historiques. Il faut appeler par leur nom l'injustice, l'exploitation de l'homme par l'homme, l'exploitation de l'homme par l'État, par les institutions, par les mécanismes de systèmes économiques, par les régimes dépourvus de sensibilité. Il faut appeler par leur nom l'injustice sociale, la discrimination, la violence infligée à l'homme contre son corps, contre son esprit, contre sa conscience et contre ses convictions. Le Christ nous enseigne à être sensibles à l'égard de l'homme, à l'égard de la dignité de la personne humaine, de la vie humaine, de l'esprit et du corps humain. C'est cette sensibilité qui témoigne de la connaissance de cette vérité qui fait de nous des hommes libres (Jn 3, 32). L'homme ne doit pas se cacher à lui-même cette vérité, ni la falsifier. Il ne peut faire de cette vérité l'objet d'une adjudication administrative.

Il doit parler de cette vérité claire. Et non pour blâmer les hommes, mais pour servir la cause de l'homme. La libération, même dans son sens social, commence par la connaissance de la vérité.

 

Libérés dans le Christ

 

3. Nous en resterons là. Il est difficile en si peu de temps de développer un thème de si grande envergure, aux multiples aspects et qui surtout se situent à de nombreux niveaux. Je dis bien : nombreux niveaux parce que l'étude de ce thème suppose une vision complète de l'homme : l'homme dans tout ce qui fait la richesse de son être personnel et social : être historique et en même temps, en quelque sorte, au-delà du temps. L'histoire aussi rend témoignage de cette condition au-delà du temps de l'homme. L'homme qui est un roseau pensant (Cf. B. Pascal, Pensées, 347). Vous connaissez la fragilité (de l'homme) lui-même justement parce qu'il est pensant ; il porte en lui le mystère transcendantal et une inquiétude créatrice qui vient de ce mystère.

La théologie de la libération doit avant tout être fidèle à toute la vérité sur l'homme, pour mettre en évidence, non seulement dans le contexte latino-américain, mais dans tous les contextes contemporains, cette réalité qu'est la liberté par laquelle le Christ nous a libérés. Le Christ ! Il faut parler de notre libération dans le Christ, il faut annoncer cette libération. Le Christ doit être présent dans toute la réalité contemporaine de la vie humaine. Beaucoup de circonstances, beaucoup de motifs l'exigent. A cette époque surtout où l'on prétend que la condition de la libération de l'homme c'est sa libération du Christ, c'est-à-dire de la religion, à cette époque, donc, la réalité de notre libération dans le Christ doit nous apparaître à tous, toujours plus évidente et fondamentale.

 

Libérer les forces du bien

 

4. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité (Jn 18, 37). L'Église en regardant le Christ qui rend témoignage à la vérité partout et toujours, doit sans cesse se demander et en quelque sorte demander au monde comment faire ressortir de l'homme le bien, comment libérer chez l'homme les forces du bien afin qu'il soit plus fort que le manque tout mal moral, social etc. La III° Conférence de l'Épiscopat Latino-Américain témoigne de la disponibilité à endosser cette tâche. Nous voulons non seulement la recommander à Dieu, mais la suivre pour le bien de l'Église et de toute la famille humaine.

Recevez ma bénédiction apostolique.

 

 

 

28 février 1979

AVEC LA PENITENCE, L'HOMME RETROUVE SA VERITE INTERIEURE

 

1. Nous voici réunis en ce premier jour de Carême, mercredi des Cendres pour ouvrir les quarante jours de préparation aux fêtes de Pâques, l'Église impose les cendres sur notre front et nous invite à la pénitence. Le mot pénitence revient souvent dans l'Écriture Sainte, il résonne sur les lèvres de tant de prophètes et, de manière particulièrement éloquente sur les lèvres de Jésus-Christ lui-même : Convertissez-vous car le Royaume des deux est proche (Mt 3, 2). On peut dire que le Christ a introduit dans l'année liturgique de l'Église la tradition des quarante jours de jeûne parce que lui-même jeûna quarante jours et quarante nuits (Mt 4, 2), avant de commencer son enseignement. Par ces quarante jours de jeûne, l'Église est en quelque sorte invitée, chaque année, à imiter son Maître et Seigneur, pour prêcher plus efficacement son Évangile. Le premier jour de Carême — aujourd'hui précisément — est le signe particulier par lequel l'Église accueille cet appel du Christ et le met en pratique.

2. Au sens évangélique, pénitence signifie avant tout conversion. Le passage de l'Évangile du mercredi des Cendres est à ce sujet très significatif. Jésus parle de l'accomplissement des actes de pénitence pratiqués par ses contemporains, par le peuple de l'Ancienne Alliance. Mais, en même temps, il critique l'aspect purement extérieur de l'accomplissement de ces actes : aumône, jeûne, prière, parce qu'il est contraire à la finalité propre de ces actes. Faire réellement acte de pénitence, c'est se tourner complètement vers Dieu pour le rencontrer au plus profond de notre être, dans le secret de notre cœur.

Quand donc tu fais l'aumône, ne le fais pas claironner devant toi, comme font les hypocrites... en vue de la gloire qui vient des hommes... que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite afin que ton aumône reste dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.

Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites... afin d'être vus des hommes... mais... entre dans ta chambre, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui voit dans le secret et te le rendra (Mt 6, 2-6).

Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre comme font les hypocrites... mais... parfume-toi la tête et lave-toi le visage pour ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui est là dans le secret ; et ton Père qui voit dans le secret, te le rendra (Mt 6, 16-18).

Donc, la pénitence est avant tout et par-dessus tout un acte intérieur, spirituel. Le principal effort de la pénitence, c'est d'entrer en nous-mêmes,, au plus profond de notre être, entrer dans la dimension de notre propre nature humaine où, dans un certain sens, Dieu nous attend. Autrement dit, l'homme extérieur doit, en quelque sorte, céder à l'homme intérieur, lui laisser la place. Dans la vie courante, l'homme ne vit pas assez intérieurement. Jésus-Christ dit clairement que même les actes de dévotion et de pénitence (comme le jeûne, l'aumône, la prière) qui de par leur finalité religieuse sont surtout des actes intérieurs, peuvent céder à l'extériorité courante et donc être falsifiés. La pénitence, conversion à Dieu, exige au contraire, que l'homme repousse les apparences, sache se libérer de ce qui est faux et se retrouver dans toute sa vérité intérieure. Un seul regard, même rapide, à la lumière divine de la vérité intérieure de l'homme est déjà un succès.

Ascèse veut dire effort intérieur pour ne pas se laisser attirer et entraîner par les divers courants extérieurs pour demeurer toujours soi-même et conserver la dignité de sa propre nature humaine.

Mais le Seigneur Jésus nous demande de faire davantage, lorsqu'il dit entre dans ta chambre et verrouille la porte, il invite à un acte ascétique de l'esprit humain qui ne doit pas s'arrêter à l'homme. S'enfermer, c'est en même temps ouvrir grandement son cœur. Et cela est indispensable pour rencontrer le Père, c'est pourquoi il faut le faire. Ton Père qui voit dans le secret, te le rendra. Il s'agit ici, de retrouver la simplicité de la pensée, de la volonté et du cœur, indispensable pour rencontrer dans son moi intérieur, Dieu. Et Dieu attend cela, pour s'approcher ; de l'homme, intérieurement recueilli, et en même temps, ouvert à sa parole et à son amour. Dieu veut entrer dans une âme ainsi préparée. Il veut lui apporter la vérité et l'Amour qui ont en lui seul leur véritable source.

 

Joie : fruit de l'effort

 

3. Donc, le principal courant du Carême doit passer à l'intérieur de l'homme, dans son cœur et sa conscience. C'est cela l'essentiel de la pénitence. Par cet effort, la volonté de l'homme de se convertir à Dieu est investie de la grâce prévenante de la conversion et en même temps, du pardon et de la libération spirituelle. La pénitence n'est pas seulement un effort, un poids, c'est aussi une joie. Elle est parfois une grande joie de l'esprit de l'homme, un bonheur que d'autres sources ne peuvent faire jaillir.

Il semble que l'homme contemporain ait perdu quelque peu le goût de cette joie. Il a perdu également le sens profond de cet effort spirituel qui permet de se retrouver soi-même dans toute la vérité de son être. Les causes de tout cela sont nombreuses et variées et il est difficile de les analyser ici. Notre civilisation — en Occident surtout — étroitement liée au développement de la science et de la technique, perçoit le besoin de l'effort intellectuel et physique, mais elle a perdu considérablement le sens de l'effort de l'esprit dont le résultat est l'homme dans sa dimension intérieure. L'homme qui vit dans le courant de cette civilisation finit par perdre souvent sa propre dimension ; il perd le sens intérieur de sa nature humaine. Cet homme reste étranger soit à l'effort qui produit le résultat dont nous venons de parler, soit à la joie qu'il apporte :

- la grande joie de la découverte et de la rencontre ;

- la joie de la conversion (metanioa) ;

- la joie de la pénitence.

La sévère liturgie du Mercredi des Cendres, puis le temps de carême, cette préparation aux fêtes de Pâques est un vibrant appel à cette joie : à la joie, fruit de l’effort patient pour se retrouver soi-même : c'est par votre persévérance que vous gagnerez la vie (Lc 21, 19).

Que personne n'ait peur d'entreprendre cet effort.

 

 

 

14 mars 1979

PRIER, JEUNER, FAIRE L'AUMONE

 

1. Pendant le carême, nous entendons souvent parler de prière, de jeûne, d'aumône. Trois mots auxquels j'ai fait allusion le mercredi des Cendres et qui évoquent d'ordinaire des œuvres pieuses et bonnes que chaque chrétien se doit d'accomplir surtout en ce temps liturgique. C'est juste mais ce n'est pas tout, car la prière, l'aumône et le jeûne doivent être considérés dans leur sens le plus profond, si nous voulons les vivre réellement et ne pas en faire des pratiques passagères n'exigeant de nous que-quelques actes ou quelques privations momentanées.

Si nous en restons là, nous ne saisissons pas encore le vrai sens et la vraie valeur de la prière, du jeûne et de l'aumône dans le processus de la conversion à Dieu et dans celui de notre croissance spirituelle.

Elles vont de pair : nous atteignons notre maturité spirituelle en nous convertissant à Dieu et nous nous convertissons par la prière tout comme par le jeûne et l'aumône compris dans leur juste sens.

Il convient de préciser tout de suite qu'il ne s'agit pas seulement de « pratiques » momentanées, mais d'attitudes constantes qui donnent à notre conversion à Dieu un caractère durable. Le temps liturgique de carême ne dure que quarante jours : or, c'est toujours que nous devons tendre vers Dieu et cela veut dire qu'il faut se convertir sans cesse.

Le carême doit laisser une empreinte ineffaçable dans notre vie. Il doit renouveler en nous la conscience de notre union à Jésus-Christ qui nous montre la nécessité de la conversion et les voies à suivre pour y aboutir. Et la prière, le jeûne, et l'aumône sont précisément les voies que le Christ nous a indiquées. Dans les méditations qui suivent, nous essaierons de voir combien ces voies pénètrent l'homme et ce qu'elles signifient pour lui. S'il veut suivre ces voies, le chrétien doit en comprendre le véritable sens.

 

La voie de la prière

 

2. Donc, tout d'abord : la voie de la prière. Je dis tout d'abord parce que je veux en parler en premier. Mais en disant tout d'abord, je veux aussi ajouter que dans l'œuvre complète de notre conversion, c'est-à-dire de notre croissance spirituelle, la prière n'est pas séparée des deux autres voies que l'Église, employant un terme évangélique, appelle jeûne et aumône. La voie de la prière nous est sans doute plus familière. Nous comprenons peut-être mieux que sans elle, il est impossible de se convertir à Dieu, de rester unis à lui dans cette communion qui nous rend spirituellement adultes. Probablement, beaucoup parmi vous qui m'écoutez, ont déjà une expérience de prière personnelle, en connaissent les différents aspects et peuvent y faire participer les autres. C'est en priant, en effet, que nous apprenons à prier. Le Seigneur Jésus nous a enseigné à prier en commençant par prier lui-même : ...Et il passa la nuit à prier (Lc 6, 12) ; un autre jour, comme l'écrit saint Matthieu, il monta dans la montagne pour prier à l'écart. Le soir venu, il était là, seul (Mt 14, 23) avant sa passion et sa mort, il se rendit au mont des Oliviers et encouragea les apôtres à prier, et lui même, s'étant mis à genoux, priait. Pris d'angoisse, il priait plus intensément (Lc 22, 39, 46).

Une seule fois, à la demande des disciples, Seigneur, apprends-nous à prier (Lc 11, 1), il leur enseigna sa prière la plus simple et la plus profonde : le Notre Père.

Il est pratiquement impossible en un temps si court de rendre compte de tout ce qui a été dit et écrit sur le thème de la prière. Je voudrais cependant souligner une chose : nous tous, lorsque nous prions, nous sommes des disciples du Christ, et non pas parce que nous répétons les paroles qu'un jour il nous a enseignées — paroles sublimes, contenu complet de la prière — nous sommes disciples du Christ même lorsque nous n'employons pas ces paroles. Nous sommes ses disciples tout simplement parce que nous prions : Ecoute le maître qui prie ; apprends à prier. C'est pour nous enseigner à prier qu'il pria, affirme saint Augustin (Enarrationes in Ps. 56, 5). Un auteur contemporain écrit : Puisque la fin du chemin de la prière se perd en Dieu et que nul ne connaît le chemin hormis celui qui vient de Dieu, Jésus-Christ, il nous faut (…) fixer notre regard sur lui seul. Il est la Voie, la Vérité, la Vie. Lui seul a parcouru le chemin dans les deux directions. Il faut mettre notre main dans la sienne et partir (Y. Rayuin, Chemins de la Contemplation, Desclée de Brouwer, 1969, p. 179). Prier, c'est parler à Dieu — j'oserais même dire que prier c'est se retrouver en ce Verbe éternel unique par lequel le Père parle et qui parle au Père. Ce Verbe s'est fait chair afin que nous puissions plus facilement nous retrouver en lui, même par une prière faite de parole humaine.

Cette parole est parfois imparfaite, quelquefois elle nous fait défaut, cependant les lacunes de cette parole humaine sont sans cesse comblées par le Verbe qui s'est fait chair pour parler au Père, dans la plénitude de cette union mystique que forme avec lui, tout homme qui prie ; que tous ceux qui prient forment avec lui. C'est dans cette union particulière avec le Verbe que la prière trouve sa grandeur, sa dignité, et en quelque sorte sa définition. Il faut surtout bien comprendre la grandeur et la dignité fondamentale de la prière: Prière de chaque homme. Et aussi de toute l'Église priante. L'Église va aussi loin que la prière. Elle arrive partout où il y a, un homme qui prie.

 

Se tourner vers Dieu

 

3. Il faut prier en s'appuyant sur ce concept essentiel de la prière. Lorsque les disciples demandèrent à Jésus : Apprends-nous à prier, il répondit en prononçant les paroles du Notre Père, créant ainsi un modèle à la fois concret et universel. En effet, tout ce que l'on peut dire et l'on doit dire au Père se trouve dans ces sept demandes que nous savons par cœur. Il y a en elles une telle simplicité que même un enfant les apprend et, en même temps, une telle profondeur que l'on pourrait passer toute une vie à méditer sur chacune d'entre elles. N'est-ce pas vrai ? Ne nous disent-elles pas, l'une après l'autre, ce qui est essentiel à notre vie tournée totalement vers Dieu, vers le Père ? Ne nous parlent-elles pas du pain quotidien, du pardon des offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés et aussi de nous préserver de la tentation et de nous délivrer du mal ?

Lorsqu'il répond à la demande des disciples, le Christ enseigne non seulement les paroles, mais il dit aussi que notre conversation avec le Père doit être pleinement loyale et sincère. La prière doit s'étendre à tout ce qui fait partie de notre vie. Elle ne peut être quelque chose de marginal ou de supplémentaire. Tout doit s'exprimer en elle. Même ce qui nous pèse, ce dont nous avons honte, ce qui, de par sa nature, nous sépare de Dieu. Et surtout cela. C'est la prière qui, toujours, en premier et par-dessus tout, fait tomber la barrière que le péché et le mal élèvent entre nous et Dieu.

C'est dans la prière que nous trouvons le vrai point de repère : Dieu, le monde intérieur et le monde objectif, celui dans lequel nous vivons et tel que nous le connaissons. Si nous nous convertissons à Dieu, tout en nous se tourne vers lui. Prier, c'est précisément se tourner vers Dieu. C'est en même temps se convertir sans cesse. La prière est une conversion constante. C'est notre vie.

 

Comme la pluie et la neige

descendent des deux et n'y remontent pas

sans avoir arrosé la terre,

sans l'avoir fécondée et fait germer,

pour qu'elle donne la semence au semeur

et le pain comestible,

de même la parole

qui sort de ma bouche

ne me revient pas sans résultat,

sans avoir fait ce que je voulais et réussi sa mission

 

(Is 55, 10-11)

 

La prière est le chemin du Verbe qui contient tout. Le chemin du Verbe éternel qui passe au plus profond des cœurs, qui reconduit au Père tout ce qui est parti de lui. La prière est le sacrifice de nos lèvres. (He 13 ; 15). Comme l'écrit saint Ignace d'Antioche, elle est l'eau vive qui murmure en nous et nous dit : viens vers le Père (Lettre aux Romains, 3, 2).

Avec ma bénédiction apostolique.

 

 

 

21 mars 1979

LE JEUNE POUR LE DÉVELOPPEMENT DE LA PERSONNE

 

1. Proclamez le jeûne ! (Jl 1, 14). Ce sont les paroles de la première lecture du Mercredi des Cendres, écrites par le prophète Joël et sur lesquelles l'Église établit la pratique du Carême en prescrivant le jeûne.

Aujourd'hui, la pratique du carême définie par Paul VI, dans la constitution Poenitemini, est beaucoup moins sévère qu'autrefois. En cette matière, le Pape s'en est remis largement à la décision des conférences épiscopales de chaque pays, qui doivent adapter les exigences du jeûne aux conditions de vie de leurs sociétés respectives. Il a également rappelé que l'essentiel de la pénitence du carême est constitué, non seulement par le jeûne, mais aussi par la prière et l'aumône (oeuvre de miséricorde). Il faut donc décider selon les circonstances car le jeûne peut être remplacé par des œuvres de miséricorde et par la prière. Le but de ce temps particulier de la vie de l'Église est toujours et partout la pénitence, c'est-à-dire la conversion à Dieu. En effet, la pénitence entendue comme conversion, c'est-à-dire metanoia constitue un ensemble que la tradition du Peuple de Dieu dans l'Ancienne Alliance d'abord et puis le Christ, ont lié, en quelque sorte, à la prière, à l'aumône et au jeûne.

Nous songeons peut-être en ce moment aux paroles par lesquelles Jésus a répondu aux disciples de Jean Baptiste lorsqu'ils l'interrogeaient : Pourquoi tes disciples ne jeûnent-ils pas ? Jésus répondit : Les invités à la noce peuvent-ils être en deuil tant que l'époux est avec eux ? Mais des jours viendront où l'époux leur aura été enlevé : c'est alors qu'ils jeûneront (Mt 9, 15).

En effet, le temps de carême nous rappelle que l'époux nous a été enlevé. Enlevé, arrêté, emprisonné, giflé, flagellé, couronné d'épines, crucifié... Le jeûne du temps de carême est l'expression de notre solidarité avec le Christ. C'est le sens qu'a toujours eu le carême tout au long des siècles et qu'il garde encore aujourd'hui.

Mon amour a été crucifié et il n'y a plus en moi cette flamme qui désire les choses matérielles, comme écrit saint Ignace d'Antioche dans la lettre aux Romains (Ign. Antioche, ad Romanos 7, 2).

 

Pourquoi le jeûne ?

 

2. Il faut donner à cette question une réponse plus vaste et plus complète pour que soit mieux défini le rapport entre le jeûne et la metanoia, c'est-à-dire cette transformation spirituelle qui rapproche l'homme de Dieu. Nous essaierons donc de nous concentrer non seulement sur la pratique de l'abstention de nourriture et de boissons, — c'est cela le jeûne, au sens habituel — mais sur le sens plus profond de cette pratique qui, du reste, peut et doit parfois être remplacée par une autre. La nourriture et les boissons sont indispensables à l'homme pour vivre, il s'en sert et doit s'en servir, cependant il ne doit pas en abuser. L'abstention traditionnelle de nourriture et de boissons a pour but d'introduire dans la vie de l'homme, non seulement l'équilibre nécessaire, mais aussi le détachement de ce que l'ont pourrait appeler une mode de la consommation. Cette mode est l'une des caractéristiques de notre civilisation et en particulier de la civilisation occidentale. La mode de la consommation ! L'homme orienté vers les biens matériels, vers les innombrables biens matériels, en abuse souvent. Et ici, il ne s'agit pas uniquement de la nourriture et des boissons. Lorsque l'homme est orienté exclusivement vers la possession et l'usage des biens matériels, c'est-à-dire des choses, alors toute la civilisation se mesure à la quantité et à la qualité des choses qu'elle est capable de fournir à l'homme et non en prenant l'homme lui-même comme critère. En effet, cette civilisation fournit les biens matériels, non seulement pour qu'ils aident l'homme à exercer, des activités créatrices et utiles, mais de plus en plus, pour satisfaire les sens, l’excitation qui en découle, le plaisir momentané, un nombre toujours plus grand de sensations.

On entend dire parfois que le développement excessif des moyens audiovisuels dans les pays riches, ne profite pas toujours au développement de l'intelligence, surtout-chez les enfants ; au contraire, il contribue parfois à en freiner le développement. L'enfant vit seulement de sensations, il cherche des sensations toujours nouvelles ; et il devient, sans s'en rendre compte esclave de cette passion actuelle. Se rassasiant de sensations, il reste souvent intellectuellement passif, son intelligence ne s'ouvre pas à la recherche de la vérité ; la volonté reste figée par l'habitude à laquelle il ne sait s'opposer. C'est pourquoi l'homme contemporain doit jeûner, c'est-à-dire s'abstenir non seulement de nourriture et de boissons, mais de beaucoup d'autres objets de consommation, de satisfaction des sens. Jeûner, c'est s'abstenir, renoncer à quelque chose.

 

Le jeûne : vigueur de l'esprit

 

3. Pourquoi renoncer à quelque chose ? Pourquoi s'en priver ? Nous avons répondu en partie à cette question. Cependant la réponse ne sera pas complète si nous ne nous rendons pas compte que l'homme est homme parce qu'il sait se priver de quelque chose, parce qu'il est capable de se dire à lui-même : non. L'homme est un être composé d'un corps set d'une âme. Certains écrivains contemporains présentent cette structure de l'homme sous forme de couches superposées (strates) et parlent par exemple des couches intérieures. Notre vie semble être divisée en couches et vit à travers elles. Tandis que les couches superficielles sont liées à notre sensualité, les couches en profondeur, sont l'expression de la spiritualité de l'homme, c'est-à-dire de la volonté consciente, de la réflexion, de la conscience, de la capacité de vivre les valeurs supérieures. Cette image de la structure de la personnalité humaine peut aider à comprendre le sens du jeûne. Il ne s'agit pas seulement du sens religieux mais d'un sens qui s'exprime par ce que l'on appelle l'organisation de l'homme en tant que sujet et personne. L'homme se développe régulièrement quand les couches les plus profondes de sa personnalité s'expriment correctement, quand ses intérêts et ses aspirations ne se limitent pas seulement au niveau des couches extérieures et superficielles, liées à la sensualité humaine. Pour faciliter un tel développement, il nous faut nous détacher sciemment de ce qui sert à satisfaire la sensualité, c'est-à-dire des couches extérieures superficielles. Donc, nous devons renoncer à tout ce qui les alimente. Voilà, en bref, l'interprétation du jeûne, aujourd'hui. Le renoncement aux sensations, aux plaisirs et aussi à la nourriture et aux boissons, n'est pas une fin en soi. Il doit simplement, pourrait-on dire, aplanir la voie à des contenus plus profonds, qui alimentent l'homme intérieur. Ce renoncement, cette mortification doivent servir à créer en l'homme les conditions pour pouvoir vivre les valeurs supérieures dont il est, à sa façon, affamé.

Voici le sens plénier du jeûne dans le langage aujourd'hui. Cependant lorsque nous lisons les auteurs chrétiens de l'antiquité ou les Pères de l'Église, nous y trouvons la même vérité exprimée souvent en un langage si actuel qu'il nous surprend. Saint Pierre Chrysologue dit par exemple : Le jeûne est la paix du corps, la force de l'esprit, la vigueur de l'âme (Sermo VII, De Jejunio 3) et encore : Le jeûne est le gouvernail de la vie humaine et il soutient le navire de notre corps (Sermo VII, De Jejunio 1). Et saint Ambroise répond ainsi à d'éventuelles objections contre le jeûne : La chair, de par sa condition mortelle, a ses propres convoitises : tu domines la chair (...) Ne réponds pas aux désirs de la chair dans ce qui n'est pas permis, mais freine-les, même dans ceux qui sont permis. En effet, celui qui ne se prive d'aucune chose permise, est prêt à se laisser entraîner par celles qui ne sont pas permises (Sermo De utilitate Jejunii, III, V, VIII) même des auteurs non-chrétiens affirment la même vérité. Cette vérité est universelle. Elle fait partie de la sagesse universelle de la vie.

4. Il est maintenant plus facile pour nous de comprendre pourquoi le Christ Seigneur et l'Église unissent le rappel du jeûne à la pénitence, c'est-à-dire à la conversion. Pour nous convertira Dieu, il faut que nous découvrions en nous-mêmes ce qui nous rend sensibles à ce qui appartient à Dieu, donc le contenu spirituel, les valeurs spirituelles qui parlent à notre intelligence, à notre conscience, à notre cœur (selon le langage biblique). Pour s'ouvrir à ce contenu spirituel, à ces valeurs, il faut se détacher de ce qui ne sert que la consommation, la satisfaction des sens. Dans l'ouverture de notre personnalité humaine à Dieu, le jeûne — compris aussi bien dans son sens traditionnel qu'actuel — doit aller de pair avec la prière parce que celle-ci nous dirige directement vers lui.

D'autre part, le jeûne, c'est-à-dire la mortification des sens, la maîtrise du corps confèrent à la prière une plus grande efficacité que l'homme constate en lui-même. Il découvre en effet qu'il est différent, qu'il est davantage maître de soi, qu'il est devenu intérieurement libre. Il s'en rend compte parce que la conversion et la rencontre avec Dieu, par la prière, portent en lui du fruit.

Il résulte de ces réflexions que le jeûne n'est pas seulement le résidu d'une pratique religieuse des siècles passés, mais qu'il est aussi indispensable à l'homme d'aujourd'hui, aux chrétiens de notre temps. Il faut réfléchir profondément sur ce thème surtout en ce temps de carême.

 

 

 

28 mars 1979

QUE VEUT DIRE : « FAIRE L’AUMONE ? »

1. Paenitemini et date eleemosinam (Cf. Mc 1, 15 et Lc 12, 33). Nous n'apprécions guère aujourd’hui le terme aumône : nous y percevons un je ne sais quoi d'humiliant. Ce terme laisse entendre un système social où règnent l'injustice, la distribution inéquitable des ressources, un système auquel devraient être appliquées des réformes adéquates : et si ces réformes n'aboutissaient pas, des changements radicaux seraient alors nécessaires dans la vie sociale, surtout dans le domaine des rapports humains. Nous retrouvons cette même idée dans les textes des prophètes de l'Ancien Testament dont est tirée souvent la liturgie du temps de carême. Les Prophètes considèrent ce problème au niveau religieux : il n'est de vraie conversion à Dieu, il ne peut y avoir de religion authentique sans qu'il y ait réparation des injures et des injustices dans les rapports entre les hommes, dans la vie sociale. C'est dans ce contexte que les Prophètes invitent à pratiquer l'aumône.

Ils n'emploient même pas le mot aumône qui, du reste, en hébreu, se dit sedagah et veut dire précisément justice : ils demandent de l'aide pour ceux qui subissent l'injustice et pour les nécessiteux ; pas tellement en vertu de la miséricorde mais plutôt en vertu du devoir d'une charité agissante.

Ne savez-vous pas quel est le jeûne qui me plaît ?

Rompre les chaînes injustes,

Délier les liens du joug,

Renvoyer libres les opprimés,

Briser tous les jougs,

Partager ton pain avec l'affamé,

Héberger les pauvres sans abri.

Vêtir celui que tu vois nu,

Et ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair.

(Is 58, 6-7).

Le mot grec eleemosine se trouve dans les derniers livres de la Bible et la pratique de l'aumône est une preuve de religiosité authentique. Jésus fait de l'aumône la condition d'accès à son royaume (Cf. Lc 12, 32-33) et de la vraie perfection (Mc 10, 21) : d'autre part, quand Judas — devant la femme qui oignait les pieds de Jésus — prononça la phrase : Pourquoi n'a-t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers pour les donner aux pauvres ? (Jn 12, 5) le Christ prit la défense de la femme en répondant : Des pauvres... Vous en aurez toujours avec vous, mais moi vous ne m'aurez pas toujours (Jn 12, 8). Ces deux phrases donnent à réfléchir.

 

Quel est le sens du mot aumône ?

 

2. Le terme grec eleemosine vient de eleos qui veut dire compassion et miséricorde ; à l'origine, il indiquait l'attitude de l'homme miséricordieux et, par la suite, toutes les œuvres de charité pour les nécessiteux : le mot a été transformé et il est d'usage dans presque toutes les langues européennes.

— en français : aumône

en espagnol : limosina

— en portugais: esmola

— en allemand: almosen

— en anglais : alms

même le terme polonais jaemuzma est la transformation du mot grec. Il nous faut donc faire la différence entre le sens objectif de ce terme et le sens que lui donne notre conscience sociale. Comme nous venons de le dire, nous attribuons souvent, dans notre conscience sociale, un sens négatif au mot aumône ; cela était dû et l'est encore à plusieurs circonstances. Mais l'aumône en elle-même en tant qu'aide à ceux qui en ont besoin, en tant que partage avec les autres de ses propres biens, n'est absolument pas un acte négatif. Nous pouvons ne pas apprécier la manière dont quelqu'un fait l'aumône. Nous pouvons également ne pas être d'accord avec celui qui tend la main pour demander l'aumône, parce qu'il ne fait rien pour gagner sa vie. Nous pouvons ne pas approuver la société, le système social où l'aumône est une nécessité ; cependant, le fait même de venir en aide à ceux qui en ont besoin, de partager avec les autres ses propres biens, doit imposer le respect. Voyons comment, dans l'interprétation des expressions verbales, se libérer de l'influence des circonstances accidentelles : des circonstances souvent impropres qui pèsent sur leur sens ordinaire. Ces circonstances sont parfois du reste en elles-mêmes positives (par exemple, dans notre cas : l'aspiration à une société juste, où l'aumône ne serait pas nécessaire parce qu'il y aurait une juste distribution des biens).

Lorsque, le Seigneur Jésus parle d'aumône, lorsqu'il invite à la pratiquer, c'est toujours pour que l'on vienne en aide à ceux qui en ont besoin, pour que l'on partage avec eux nos biens : Jésus donne à ce geste un sens simple et essentiel qui ne nous permet pas de douter de la valeur de l'acte appelé aumône : qui nous invite même à l'approuver, comme un acte bon, comme une expression d'amour envers le prochain et comme un acte de salut.

Par ailleurs, à un moment particulièrement important, le Christ prononce ces paroles riches de sens : des pauvres... vous en aurez toujours avec vous (Jn 12, 8) : Il ne veut pas dire par là que les changements des structures sociales et économiques ne valent rien, ni qu'il ne faille pas essayer d'éliminer l'injustice, l'humiliation, la misère, la faim. Il veut dire simplement qu'en l'homme il y aura toujours des nécessités et qu'elles ne peuvent être satisfaites que par l'aide aux nécessiteux et en faisant participer les autres à ses propres biens... De quelle aide s'agit-il ? De quelle participation ? Peut-être seulement d'aumône, c'est-à-dire d'une aide en argent, d'une aide exclusivement matérielle ?

 

Aumône : don intérieur

 

3. Certes, le Christ n'ôte pas l'aumône de notre champ visuel. Il pense aussi à l'aumône matérielle mais à sa façon. L'exemple le plus éloquent à ce sujet, est celui de la pauvre veuve, qui déposait au trésor du temple quelques pièces de monnaie : du point de vue matériel, une offrande bien différente de celle que faisaient les autres. Cependant le Christ dit : cette veuve... a mis tout ce qu'elle avait pour vivre (Lc 21, 3-4). Donc ce qui compte par-dessus tout, c'est la valeur intérieure du don : la disponibilité à tout partager ; la volonté de se donner.

Rappelons ici saint Paul : Quand je distribuerais tous mes biens... s'il me manque l'amour, je n'y gagne rien (1 Co 13, 3). Et saint Augustin a dit à ce propos : Si tu tends la main pour donner, mais sans qu'il y ait de la miséricorde dans ton cœur, tu n'as rien fait ; si au contraire, ton cœur est miséricordieux, même si ta main n'a rien à donner, Dieu accepte ton aumône. (Enarrat. In Ps. 105, 5).

Nous touchons ici le cœur du problème. Dans l'Écriture sainte et selon les catégories évangéliques, aumône veut dire avant tout : don intérieur, attitude d'ouverture à l'autre et cette attitude est un facteur indispensable de la metanoia, c’est-à-dire de la conversion, tout comme sont indispensables la prière et le jeûne. En effet, saint Augustin dit : Comme les prières de celui qui fait le bien sont vite accueillies, c'est la justice de l'homme dans la vie présente : le jeûne, l'aumône, la prière (Enarrat. In Ps 52, 6) ; la prière, ouverture à Dieu ; le jeûne, expression de la maîtrise de soi, de la capacité de dire non à soi-même ; enfin l'aumône, ouverture aux autres. C'est le tableau que nous présente l'Évangile lorsqu'il nous parle de la pénitence, de la metanoia. Ce n'est que dans une attitude totale — dans son rapport avec Dieu, avec lui-même et avec son prochain — que l'homme se convertit et reste converti.

L'aumône ainsi comprise est décisive pour une telle conversion. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler l'image du jugement dernier que le Christ nous a donnée : car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m'avez accueilli ; nu et vous m'avez vêtu ; malade et vous m'avez visité ; en prison et vous êtes venus à moi.

Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? Quant nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison et de venir à toi ? Et le Roi leur répondra : En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits, qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait (Mt 25, 35-40).

Et les Pères de l'Église diront avec saint Pierre Chrysologue : La main du pauvre est la bourse du Christ puisque tout ce que le pauvre reçoit, c'est le Christ qui le reçoit (Sermo VIII, 4). Et avec saint Grégoire de Nazianze : De toutes choses, le Seigneur veut la miséricorde et non le sacrifice ; et nous la donnons à travers les pauvres (De pauperum amore, XI). Donc, cette ouverture aux autres qui s'exprime par l'aide, par le partage de la nourriture, du verre d'eau, de la bonne parole, du réconfort, de la visite de son propre temps, etc. Ce don intérieur offert à l'autre homme arrive tout droit au Christ, tout droit à Dieu. C'est de cela que dépend notre rencontre avec lui, c'est la conversion.

Dans l'Évangile et aussi dans toute l'Écriture sainte, nous trouvons beaucoup de textes qui confirment cela. L'aumône comprise selon l'Évangile, selon l'enseignement du Christ, revêt, dans notre conversion à Dieu un sens définitif, décisif ; sans l'aumône, notre vie n'est pas Pleinement tournée vers Dieu.

4. Dans nos réflexions de carême, il faudra reprendre ce thème. Aujourd'hui, avant de conclure, arrêtons-nous un moment encore sur le sens véritable de l'aumône. Il est très, facile en effet d'en fausser l'idée, comme nous l'avons dit au début. Jésus donnait des avertissements même en ce qui concerne l'attitude superficielle, extérieure, de l'aumône (Cf. Mt 6, 2-4 ; Lc 11, 41). Ce problème est toujours actuel. Si nous sommes conscients de la signification essentielle de l'aumône pour notre conversion à Dieu et pour toute la vie chrétienne, nous devons éviter, à tout prix, tout ce qui fausse le sens de l'aumône, de la miséricorde, des œuvres de charité : tout ce qui peut en déformer l'image en elle-même. Dans ce domaine, il est très important d'acquérir la sensibilité intérieure aux besoins réels du prochain, pour savoir comment l'aider, comment agir pour ne pas le blesser et comment nous comporter afin que ce que nous donnons, ce que nous apportons à sa vie soit un don authentique, un don sur lequel ne pèse pas le sens négatif du mot aumône.

Vous voyez quel terrain de travail — vaste et profond — s'ouvre devant nous, si nous voulons mettre en pratique l'invitation paenitemini et date ellemosynam (Cf. Mc 1-15 ; Lc 12, 33). Et c'est un terrain de travail non seulement pendant le carême, mais tous les jours, toute la vie.

 

 

 

4 avril 1979

AVEC LE CHRIST, S'OUVRIR « A L'AUTRE »

 

1. Je voudrais revenir aujourd'hui sur les thèmes de nos trois méditations de carême : prière, jeûne, aumône. Si la prière, le jeûne et l'aumône sont indispensables pour notre conversion à Dieu qui s'exprime plus exactement par le terme grec metanoia, s'ils constituent le thème principal de la liturgie de carême, une étude profonde de cette liturgie nous montre que l'aumône y occupe une place spéciale. Nous avons essayé de l'expliquer brièvement mercredi dernier en rappelant l'enseignement du Christ et des prophètes de l'Ancien Testament qui revient souvent dans la liturgie de carême.

Mais il faut mettre ce thème en pratique, le traduire pour ainsi dire, non seulement en un langage moderne, mais aussi en un langage adapté à la réalité humaine actuelle, intérieure et sociale. Comment des paroles prononcées voici des milliers d'années, dans un contexte historique et social totalement différent, des paroles adressées à des hommes dont la mentalité était si différente de la nôtre, peuvent-elles être encore valables aujourd'hui pour nous ? Quels points névralgiques de notre injustice actuelle, des iniquités humaines, des nombreuses inégalités qui n'ont guère disparu de la vie de l'humanité, bien que souvent le mot d'ordre égalité ait été écrit sur plusieurs drapeaux, doivent frapper ces paroles ?

Les paroles discrètes adressées un jour par Jésus à l'Apôtre qui allait le livrer : Des pauvres... vous en aurez toujours avec vous, mais moi, vous ne m'aurez pas toujours (Jn 12, 8) résonnent avec force. Il y aura toujours des pauvres parmi vous. Après l'abîme de cette parole, aucun homme n'a jamais pu dire ce qu'était la pauvreté. (...). Lorsqu'on interroge Dieu, il répond que c'est lui le pauvre : Ego sum pauper, (Léon Bloy, La Femme pauvre, II, 1 - Mercure de France, 1948).

2. L'appel à la pénitence, à la conversion signifie appel à l'ouverture intérieure aux autres. Nul ne peut remplacer cet appel dans l'histoire de l'Église et dans l'histoire de l'homme. Cet appel s'adresse à chaque homme et il s'adresse à chacun pour des motifs propres à chacun. Chacun doit donc se sentir concerné par les deux aspects de la destination de cet appel. Le Christ exige de moi une ouverture à l'autre. Mais quel autre ? Celui qui est ici en ce moment. On ne peut reporter cet appel du Christ à un moment indéfini, lorsqu'apparaîtra le mendiant qualifié qui tendra la main. Je dois être ouvert à chaque homme, prêt à me prêter. A me prêter avec quoi ? Il est connu que parfois d'un seul mot nous pouvons offrir un don à l'autre, mais d'un seul mot nous pouvons aussi le frapper douloureusement, l'injurier, le blesser ; nous pouvons même le tuer moralement. Il faut donc accueillir cet appel du Christ dans la vie de tous les jours où chacun de nous est toujours celui qui peut donner aux autres et, en même temps, celui qui sait accepter ce que les autres peuvent lui offrir.

Répondre à l'appel du Christ et s'ouvrir intérieurement aux autres veut dire vivre toujours en étant prêt à se trouver de l'autre côté de la destination de cet appel. Je suis celui qui étonne aux autres même quand je sais accepter, quand je suis reconnaissant pour chaque bien qui me vient des autres. Je ne peux pas être renfermé et ingrat. Je ne peux pas m'isoler. Accepter l'appel du Christ à s'ouvrir aux autres exige, on le voit, une révision de notre mode de vie quotidien. Il faut accepter cet appel dans les dimensions réelles de la vie. Ne pas le reporter à des conditions et à des circonstances diverses, quand l'occasion se présente. Il faut persévérer dans cette attitude intérieure. Sans quoi, quand l'occasion extraordinaire se présente, il se peut que nous ne soyons pas à la hauteur.

 

S'ouvrir à l'autre : au frère

 

3. En interprétant ainsi, sur le plan pratique, le sens de l'appel du Christ à se prêter aux autres dans la vie de tous les jours, nous ne voulons pas restreindre le sens de cette donation uniquement aux faits quotidiens. Nous devons retendre aussi aux faits lointains, au prochain que nous ne côtoyons pas tous les jours mais dont nous n'ignorons pas l'existence. Aujourd'hui, nous connaissons mieux les besoins, les souffrances, les injustices des hommes qui vivent dans d'autres pays, dans d'autres continents. Nous sommes éloignés d'eux géographiquement, nous en sommes séparés par des barrières linguistiques, par des frontières dressées par les états. Nous ne pouvons voir de près leur, faim, leur misère, les mauvais traitements, les humiliations, les tortures, les emprisonnements, les discriminations sociales, leur condamnation à un exil intérieur ou la proscription ; cependant nous savons qu'ils souffrent et nous savons que ce sont des hommes comme nous, nos frères. La fraternité n'est pas inscrite seulement sur les drapeaux et sur les étendards des révolutions modernes. Le Christ l'a proclamée depuis longtemps : Vous êtes tous frères (Mt 23, 8). A cette fraternité, il a donné un point de référence indispensable ; il nous a enseigné à dire : Notre Père. La fraternité humaine suppose la Paternité divine. L'appel du Christ à s'ouvrir à l'autre, au frère, précisément au frère, à un rayonnement toujours concret, toujours universel. Il concerne chacun parce qu'il s'adresse à tous. La mesure de cette ouverture n'est pas seulement la proximité de l'autre mais ses nécessités : j'avais faim, j'avais soif, j'étais nu, j'étais en prison, j'étais malade... Répondons à cet appel en cherchant l'homme qui souffre et en le suivant même au-delà des frontières des états et des continents. C'est ainsi que se crée, dans le cœur de chacun de nous, cette dimension universelle de la solidarité humaine. La mission de l'Église est de conserver cette dimension : ne pas se limiter à quelques frontières, à certains courants politiques, à quelques systèmes. Conserver la solidarité humaine universelle surtout avec ceux qui souffrent, la conserver par amour du Christ qui a établi pour toujours cette dimension de solidarité avec l'homme. L'amour du Christ nous étreint, à cette pensée, qu'un seul est mort pour tous et donc que tous sont morts. Et Il est mort pour tous afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour eux (2 Co 5, 14). Il a confié à l'Église cette mission, à jamais. Il l'a confiée à tous et à chacun. Qui est faible, que je ne sois faible ? Qui tombe que cela ne me brûle ? Ce sont les paroles de saint Paul (2 Co 11, 29).

Donc, dans notre conscience — dans la conscience personnelle du chrétien — dans la conscience sociale des différents milieux, des diverses nations, doivent se former des zones spéciales de solidarité avec ceux qui souffrent le plus. Nous devons travailler systématiquement pour que les zones des besoins humains, des grandes souffrances, des torts et des injustices, deviennent des zones de solidarité chrétienne de toute l'Église, et, par l'Église, de chaque société et de toute l'humanité.

 

Respect des Droits de l'Homme

 

4. Si nous vivons dans la prospérité et le bien-être, nous devons être à plus forte raison conscients de la géographie de la faim sur le globe ; nous devons être plus attentifs à la misère humaine en tant que phénomène de masse, nous devons éveiller notre responsabilité et encourager l'élan vers une aide active et efficace. Si nous vivons dans la liberté, dans le respect des Droits de l'Homme, nous devons souffrir des oppressions des sociétés privées de liberté.

Et cela concerne aussi la liberté religieuse. Surtout là où la liberté religieuse existe, nous devons participer aux souffrances des hommes, parfois d'entières communautés religieuses et d'églises entières auxquelles on nie le droit à la liberté religieuse selon sa propre confession ou son propre rite. Dois-je appeler ces situations par leur nom ? Certes, c'est mon devoir mais on ne peut se contenter de cela. Il faut que nous tous, et en tous lieux, nous nous efforcions d'adopter une attitude de solidarité chrétienne à l'égard de nos frères dans la foi qui subissent la discrimination et les persécutions. Il faut, d'autre part, chercher des formes où cette solidarité puisse s'exprimer. C'est, depuis toujours, la tradition de l'Église. En effet, l'Église de Jésus-Christ n’est pas entrée en position de force dans l'histoire de l'humanité, mais à traversé des siècles de persécution. Et ce sont précisément ces siècles qui ont créé la plus profonde tradition de la solidarité chrétienne. Aujourd'hui aussi, cette solidarité est la force d’un renouveau authentique, elle est la voie indispensable pour l’auto-réalisation de l'Église dans le monde contemporain. C'est la preuve de notre fidélité au Christ qui a dit : Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous (Jn 12 8) et encore : Chaque fois que vous avez fait ceci à l'un des plus petits d'entre mes frères, c 'est à moi que vous l'avez fait (Mt 25, 4). Notre conversion à Dieu ne se réalise que sur la voie de cette solidarité. Je vous bénis de tout mon cœur.

Avant de m'adresser aux pèlerins des diverses nations, dans leurs langues, je voudrais me tourner vers un pays dont la situation me tient à cœur. Je suis profondément peiné par les graves et inquiétantes nouvelles qui parviennent ces jours-ci de l'Ouganda, un pays qui, vous le savez, a accueilli chaleureusement mon prédécesseur Paul VI dans son voyage historique en Afrique. Ce pays est maintenant le théâtre d'affrontements sanglants qui causent des victimes et des destructions. Je vous invite à vous unir à ma prière afin que Dieu soulage les souffrances de ces populations tant éprouvées et garantisse à elles-mêmes et à tout le continent africain le don tant souhaité d'une paix juste et stable.

 

 

 

11 avril 1979

ETRE SOLIDAIRES AVEC LE CHRIST SOUFFRANT

 

1. Pendant le carême, l'Église, en s'appuyant sur les paroles du Christ, l'enseignement des prophètes de l'Ancien Testament, sa tradition séculaire, nous invite à être particulièrement solidaires avec ceux qui souffrent et vivent dans la pauvreté, la misère, l'injustice, la persécution. Nous en avons parlé mercredi dernier en continuant nos réflexions de carême sur le sens actuel de la pénitence qui s'exprime par la prière, le jeûne et l'aumône.

L'invitation à la solidarité, au nom du Christ, avec toutes les tribulations et les besoins de nos frères et non seulement avec ceux qui nous côtoient, mais avec tous, même avec les cris des âmes et des corps tourmentés, est presque l'essence même de la vie spirituelle de l'Église dans le temps de carême. Pendant la dernière semaine du carême — après cette préparation (et seulement après) — l'Église nous invite à une solidarité particulière et exceptionnelle avec le Christ souffrant. Bien que pendant toutes les semaines du temps de carême, nous soyons conscients de la Passion, du Christ, c'est la dernière semaine, l'unique dans le sens plénier du terme, qui est la semaine de la Passion du Seigneur. C'est la semaine sainte. Le rappel à une solidarité particulière et exceptionnelle avec le Christ souffrant se fait entendre vers la fin du temps de carême. Il se fait entendre lorsque nous sommes prêts à la conversion spirituelle et surtout à la solidarité avec tous nos frères qui souffrent. Cela correspond à la logique de la Révélation : l'amour de Dieu est le premier et le plus grand commandement, mais il ne peut s'accomplir en dehors de l'amour de l'homme. Il ne s'accomplit pas sans lui.

 

Le Christ crucifié

 

2. Les élans d'amour les plus profonds et les plus forts doivent naître de cette semaine pendant laquelle nous sommes appelés à une solidarité particulière et exceptionnelle avec le Christ, dans sa Passion et dans sa mort sur la croix. Dieu, en effet, a tant aimé le monde — l'homme dans le monde — qu'il a donné son Fils unique (Jn 3, 16). Il l'a livré à la Passion et à la mort. En contemplant cette révélation d'Amour qui part de Dieu et va vers l'homme dans le monde, nous ne pouvons pas nous arrêter, nous devons reprendre le chemin du retour : le chemin du cœur humain qui va vers Dieu, le chemin de l'Amour.

Le carême — et surtout la semaine sainte — doit être en chaque année de notre vie dans l'Église, un nouveau commencement de ce chemin de l’Amour. Le carême, nous le voyons, s'identifie avec le point culminant de la révélation de l'amour de Dieu pour l'homme. C'est pourquoi l'Église nous invite à nous arrêter d'une manière particulière et exceptionnelle, près du Christ et uniquement près de lui. Elle nous invite à nous efforcer — comme saint Paul — au moins en cette Semaine — à ne rien avoir, sinon Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié (1 Co 2, 2).

Cette invitation, l'Église l'adresse à tous : non seulement à toute la communauté des croyants, à tous les disciples du Christ, mais à tous. S'arrêter devant le Christ qui souffre, retrouver en soi la solidarité avec lui, c'est le devoir et le besoin de chaque cœur humain, c'est la vérification de la sensibilité humaine. C'est en cela que se manifeste la noblesse de l'homme.

La semaine sainte est donc le temps de la plus grande ouverture de l'Eglise vers l'humanité et, à la fois, le temps fort de l'évangélisation : par tout ce que l'Église, en ces jours, pense du Christ et dit de lui, par la manière dont elle vit sa Passion et sa mort, par sa solidarité avec lui, l'Église revient au fil des années aux origines de sa mission et de son annonce de salut. Et si en cette semaine sainte, l'Église se tait, elle le fait pour laisser parler le Christ lui-même. Le Christ que le pape Paul VI appela premier et éternel évangélisateur (cf. Evangelii nuntiandi, 7).

 

Tristesse et angoisse

 

3. L'évangélisation se réalise à l'aide de la parole et les paroles du Christ prononcées pendant sa Passion ont une très grande force d'expression. On peut même dire qu'elles sont le lieu de rencontre avec chaque homme ; elles sont l'occasion et la raison de manifester une grande solidarité. Que de fois nous revenons sur ce que les évangélistes ont indiqué comme le fil conducteur de la prière du Christ au jardin des Oliviers ! Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi (Mt 26, 39). Chaque homme ne dit-il pas ainsi ? Chaque homme n'éprouve-t-il pas le même sentiment, dans la souffrance, dans la tribulation, devant la croix ? Passe loin de moi... Quelle profonde vérité humaine dans cette phrase. Le Christ, comme un vrai homme, a éprouvé de la répugnance à l'égard de la souffrance : il commença à ressentir tristesse et angoisse (Mt 26, 37), et il dit : passe loin de moi... qu'il n'arrive pas jusqu'à moi ! Il faut accepter toute l'expression humaine, toute la vérité humaine de ces paroles, pour pouvoir les unir à celles du Christ : S'il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant non pas comme je veux, mais comme tu veux ! (Mt 26, 39). Chaque homme qui se trouve dans la souffrance est devant un défi... Est-ce seulement un défi du sort ? Le Christ, répond en disant comme tu veux. Il ne s'adresse pas à un sort, à un sort aveugle. Il parle à Dieu. Au Père. Parfois cette parole ne nous suffît pas car elle n'est pas la dernière parole, mais la première. Nous ne pouvons comprendre ni le Gethsémani ni le Calvaire sinon dans le contexte de tout l'événement pascal. De tout le Mystère.

 

Du haut de la croix

 

4. Dans la parole de la Passion du Christ, il est une rencontre particulièrement intense entre l’humain et le divin. Les paroles du Gethsémani le montrent. Puis le Christ ne parlera que très peu. Il dira une phrase à Judas. Puis à ceux que Judas a amené dans le jardin de Gethsémani, pour l'arrêter. Puis encore à Pierre ; devant le sanhédrin il ne se défend pas mais rend témoignage. Il en fait de même devant Pilate. Mais devant Hérode, il ne répond rien (Lc 23, 9). Pendant le supplice s'accomplissent les paroles d'Isaïe : comme un agneau conduit à la boucherie, comme devant les tondeurs une brebis muette et n'ouvrant pas la bouche (Is 53, 7.).

Ses dernières paroles tombent du haut de la croix. Elles s'expliquent dans leur ensemble dans le déroulement de l'événement, par l'horrible supplice et, en même temps, malgré leur brièveté et leur concision, elles laissent transparaître ce qui est divin et salvifique. Nous percevons le sens salvifique des paroles adressées à sa Mère, à Jean, au bon larron ainsi que des paroles adressées à ceux qui le crucifiaient. Les dernières paroles adressées au Père sont bouleversantes : dernier écho et en même temps comme un prolongement de la prière de Gethsémani. Le Christ dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m as-tu abandonné ? (Mt 27, 46) en répétant les paroles du psalmiste (cf. Ps 21 (22), 1) .A Gethsémani il avait dit : S'il est possible, que cette coupe passe loin de moi (Mt 26, 39) et maintenant du haut de croix il a confirmé publiquement que la coupe n'a pas été éloignée et qu'il doit la boire jusqu'à la lie. Telle est la volonté du Père. En effet l'écho de la prière de Gethsémani est cette dernière parole : Je remets mon esprit entre tes mains (Lc 23, 46).

L'agonie du Christ, avant l'agonie morale à Gethsémani, puis l'agonie morale et physique sur la croix, nul n'a comme le Christ ressentit la souffrance humaine de la mort et il l'a ressentie parce qu'il était le Fils de Dieu, parce qu'en lui l'humain était mystérieusement uni au divin ; donc ces paroles de la Passion du Christ si profondément humaines demeureront à jamais une révélation de la divinité qui dans le Christ est uni à l'humanité, dans la plénitude de l'unité de sa personne. On peut dire que la mort du Dieu-Homme était nécessaire afin que nous, héritiers du péché originel, nous voyions ce qu'est le drame de la mort de l'homme.

En cette semaine sainte, il nous faut être solidaires du Christ souffrant, crucifié et agonisant pour, nous rapprocher de ce qui est divin et de ce qui est humain ; Dieu a décidé de nous parler le langage de l'amour qui est plus fort que la mort.

 

Accueillons ce message.

 

 

 

18 avril 1979

L'OCTAVE PASCALE EST LE JOUR DE L'EGLISE

 

1. Haec dies quam fecit dominus.

 

Les jours compris entre le dimanche de Pâques et le deuxième dimanche après Pâques ne forment en quelque sorte qu'un jour unique. La liturgie porte sur un événement, sur l’unique Mystère. Il est ressuscité, il n'est pas ici (Mc 16, 6). Il a accompli la Pâque. Il a révélé la signification du passage. Il a confirmé la vérité de ses paroles. Il a prononcé le dernier mot de son message : la Bonne Nouvelle, le message de l'Évangile. Dieu lui-même qui est Père, qui donne la vie, Dieu lui-même qui ne veut pas la mort (Cf. Ez 18, 23, 32) et a tout créé pour que tout subsiste (Sg 1, 14), a manifesté jusqu'au bout, en lui et par lui, son Amour. Amour veut dire vie.

La résurrection est le témoignage définitif de la vie, c'est-à-dire de l'Amour.

« Mors et vita duello conflixere mirando. Dux vitae mortuus regnat vivus ! »

« La mort et la vie se sont affrontées en un prodigieux duel. Le Seigneur de la vie était mort ; mais maintenant, vivant, il triomphe (Séquence) Voici le jour que fit le Seigneur (Ps 118 (117), 24) : Excelsior cunctis, lucidior universis, in quo dominus resurrexit, in quo sibi novam plebem... Regenerationis spiritu conquisivit, in quo singulorum mentes gaudio et exsultatione perfudit (Le plus sublime, le plus lumineux, le jour où le Seigneur est ressuscité, où il s'est acquis un nouveau peuple... par l'esprit de régénération, où il a rempli de joie et d'allégresse l'esprit de tous) (Saint Augustin, Sermo 168, dans Pascha X, 1 : P.L. 39,2070).

Ce jour unique correspond, en quelque sorte, aux sept jours dont parle le livre de la Genèse et qui étaient les jours de la création (Cf. Gn 1, 2). Par conséquent, nous les fêtons tous en ce jour unique. En ces jours, pendant l'Octave, nous célébrons le mystère de la nouvelle création. Ce mystère s'exprime en la personne du Christ ressuscité. Il est lui-même ce mystère et il constitue pour nous son annonce, l'invitation à ce mystère, le levain. En vertu de cette invitation et de ce levain nous devenons tous en Jésus-Christ la « créature nouvelle ».

« Célébrons donc la fête, non pas avec du vieux levain, mais avec des azymes de pureté et de vérité » (1 â 5, 8).

Après sa résurrection, le Christ revient à l'endroit d'où il était parti pour la Passion et la mort. Il revient au cénacle ou se trouvaient les Apôtres. Les portes étaient fermées, il vint, s'arrêta au milieu d'eux et dit : Paix à vous. Et il ajoute : Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie... Recevez l'Esprit-Saint ; ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus (Jn 20, 19-23).

Comme elles sont riches de sens ces paroles prononcées par Jésus après sa résurrection ! Elles renferment le message du ressuscité. Quand il dit : Recevez l'Esprit-Saint, nous pensons au cénacle où Jésus a prononcé son discours d'adieu. Alors, il proférait des paroles chargées du mystère de son cœur : Il vaut mieux pour vous que je parte ; car si ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous. Mais si je pars je vous l'enverrai (Jn 16, 7). Il s'est exprimé ainsi en pensant à l'Esprit-Saint.  Et voici que, maintenant, après avoir accompli son sacrifice, il part par la croix. Il vient à nouveau au cénacle pour leur apporter celui qu'il a promis. L'Évangile dit : Il souffla sur eux et leur dit : Recevez l'Esprit-Saint (Jn 20, 22).

Il prononce la parole-clé de sa Pâque. Il leur apporte le don de la passion et le fruit de la résurrection. Par ce don, ils les forme à nouveau. Il leur donne le pouvoir d'éveiller les autres à la vie, même quand cette vie est morte en eux : Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis (Jn 20, 23). Cinquante jours séparent la résurrection de la Pentecôte. Mais déjà ce jour unique fait par le Seigneur (Cf. Ps 118 (117), 24) renferme le don essentiel et le fruit de la Pentecôte. Lorsque le Christ dit : Recevez l'Esprit-Saint, il annonce jusqu'à la fin son mystère pascal.

« Hoc autem est mysticum et secretissimum, quod nemo novit, nisi qui accipit, nec accipit nisi qui desiderat, nec desiderat, nisi quem ignis spiritus sancti medullitus inflammat, quem christus misit in terram » (C'est là une réalité, mystérieuse et cachée, que ne connaît que celui qui la reçoit, que ne reçoit que celui qui la désire, qui ne désire que celui dont le cœur brûle de l'Esprit-Saint envoyé par le Christ sur la terre (Saint Bonaventure, Itinerarium mentis in Deum, chap. 7, 4 : Opera omnia, éd. min Quarachi, 5, P. 213).

3. Le concile Vatican II a éclairé à nouveau le mystère pascal dans le pèlerinage terrestre du peuple de Dieu. Il en a tiré l'image complète de l'Église qui est fondée, sur ce mystère de salut et qui y puise sa sève vitale. Le Fils de Dieu, dans, la nature humaine qu'il s'est unie, a racheté l'homme en triomphant de la mort par sa mort et sa résurrection, et il l'a transformé en une créature nouvelle (Cf. Ga 6, 15 ; 2 Co 5, 17). En effet, en communiquant son esprit à ses frères, qu'il rassemblait de toutes les nations, il a fait d'eux, mystiquement, comme son corps. Dans ce corps, la vie du Christ se répand à travers les croyants que les sacrements, d'une manière mystérieuse et réelle, unissent au Christ souffrant et glorifié (Cons. Dogm. Lumen Gentium, 7). L'Église vit sans cesse dans le mystère du Fils qui s'est accompli par la venue de l'Esprit à la Pentecôte.

 

L'Octave de Pâques est le jour de l'Église !

 

En vivant ce jour, il nous faut accepter, avec lui, les paroles qui, pour la première fois, résonnèrent au cénacle où apparut le ressuscité : Comme le Père m'a envoyé, moi aussi, je vous envoie (Jn 20, 21). Accepter le Christ ressuscité, c'est accepter la mission comme l'ont acceptée ceux qui étaient réunis au cénacle : les apôtres. Croire dans le Christ ressuscité, c'est prendre part à la mission de salut qu'il a accomplie par le mystère pascal. La foi est conviction de l'intelligence et du cœur. Cette conviction acquiert son sens plénier quand elle engendre la participation à cette mission que le Christ a acceptée du Père.

Croire, c'est accepter, à notre tour, cette mission que nous confie le Christ. Parmi les apôtres, Thomas était absent lorsque le Christ ressuscité vint au cénacle la première fois. Et Thomas qui déclarait à haute voix à ses frères : Si je ne vois pas... je ne croirai pas (Jn 20, 25), s'est convaincu quand le Christ est venu la seconde fois. Alors, nous le savons, toutes ses réserves ont disparu et il a professé sa foi par ces mots : Mon Seigneur et mon Dieu (Jn 20, 28). Avec l'expérience du mystère pascal, il a reconfirmé sa participation à la mission du Christ.

Comme si, après huit jours, arrivaient également jusqu'à lui ces paroles du Christ : Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je t'envoie (Cf. Jn 20, 21). Thomas devint un grand témoin du Christ.

4. Le concile Vatican II enseigne la doctrine sur la mission de tout le peuple de Dieu qui a été appelé à participer à la mission même du Christ (Cf. Const dogm. Lumen Gentium, 10, 12).

C'est la triple mission. Le Christ-prêtre, prophète et roi, a exprimé jusqu'à la fin sa mission dans le mystère pascal, dans la résurrection.

Dans cette grande communauté qu'est l'Église, le peuple de Dieu, chacun participe à cette mission par le sacrement du baptême. Chacun de nous est appelé à la foi en la résurrection comme Thomas : Porte ton doigt ici : voici mes mains, avance ta main et mets-la dans mon coté et ne sois pas incrédule mais croyant (Jn 20, 21).

Chacun de nous a le devoir de déterminer le sens de sa propre vie par la foi. Cette vie a des formes différentes et c'est nous qui la déterminons. Et la foi fait en sorte que la vie de chacun de nous est pénétrée quelque part par cette mission que Jésus-Christ, notre Rédempteur, a acceptée du Père et partagée avec nous. La foi fait en sorte qu'une partie du mystère pascal pénètre la vie de chacun de nous. C'est une sorte de rayonnement. Il faut que nous retrouvions ce rayon pour le vivre chaque jour, en ce temps qui commence à nouveau au jour qu'a fait le Seigneur.

 

 

 

25 avril 1979

LA DIMENSION HUMAINE ET CHRETIENNE DE ROME

 

Nous venons de fêter la naissance de Rome. Chaque famille a son histoire. Chaque nation a son histoire. Ceux qui ont Rome comme cité ou comme capitale y sont plus sensibles ; mais ils ne peuvent limiter Rome à leur propre histoire actuelle. Il faut ici remonter jusqu'à la naissance de Rome.

Cette naissance constitue aussi un certain commencement pour les peuples lointains qui ont un lien particulier avec la tradition culturelle de Rome. Moi-même et toute la nation polonaise, et avec nous beaucoup de nations d'Europe, nous nous sentons concernés.

 

Dieu est entré dans l'histoire

 

La naissance de Rome a une éloquence toute particulière pour nous qui croyons que l'histoire de l'homme sur la terre — l'histoire de toute l'humanité — a atteint une nouvelle dimension à travers le mystère de l'Incarnation. En devenant homme, Dieu est entré dans l'histoire de l'homme. C'est là, la vérité centrale de la voie chrétienne, c'est là le contenu fondamental de l'Évangile et de la mission de l'Église. En entrant dans l'histoire de l'homme, en devenant homme, Dieu a fait de cette histoire, dans toute son extension, l'histoire du salut. Ce qui s'est accompli à Nazareth, à Bethléem et à Jérusalem, c'est de l'histoire et, en même temps, un ferment de l'histoire. Et bien que l'histoire des hommes et des peuples se soit déroulée et continue de se dérouler sur ses propres voies, bien que l'histoire de Rome — alors à l'apogée de son antique splendeur — n'ait pour ainsi dire pas prêté attention à la naissance, à la vie, à la passion, à la mort et à la résurrection de Jésus de Nazareth, ces événements salvifiques sont néanmoins devenus un levain nouveau dans l'histoire de l'homme. Ils le sont devenus d'une façon toute particulière dans l'histoire de Rome. On peut dire qu'au temps de la naissance du Christ, au temps de sa mort et de sa résurrection, la Rome antique, alors capitale du monde, a connu une nouvelle naissance. Ce n'est pas par pur hasard que nous la trouvons insérée si profondément dans le Nouveau Testament. Saint Luc présente son évangile comme la marche de Jésus vers Jérusalem, théâtre du mystère pascal et, dans les Actes des Apôtres, il présente Rome comme le but des voyages apostoliques, cette Rome où se manifestera le mystère de l'Église.

 

L'antique Rome connaît un nouvel essor...

 

Nous connaissons la suite. Pierre de Galilée et Paul de Tarse sont venus à Rome et y ont aussi implanté l'Église. Ainsi le siège des successeurs de Pierre, des évêques de Rome, a commencé son existence dans la capitale du monde antique. C’est aux Romains que, dès avant sa venue, saint Pierre écrivit une lettre magistrale, c'est aux Romains qu'à la veille de son martyre, Ignace, évêque d'Antioche, adressa son testament spirituel. Ce qui était chrétien a enfoncé ses racines dans ce qui était romain, et, après avoir puisé dans l'humus romain, a commencé à germer avec une force nouvelle. Avec le christianisme, ce qui était romain a commencé à vivre une vie nouvelle, sans pour autant cesser d'être authentiquement indigène.

 

... et une nouvelle universalité

 

Le père M.-C. d'Arcy, jésuite, écrit justement : Il y a dans l’histoire une présence, qui fait qu'elle est beaucoup plus qu'une suite d'événements. Comme dans un palimpseste, le nouveau texte se superpose sur l'ancien ineffaçable, et en élargit indéfiniment la signification (The sense of history secular and sacred, Londres, 1959, p. 275).

Rome doit au christianisme une nouvelle universalité de son histoire, de sa culture, de son patrimoine. Cette universalité chrétienne (« catholique ») de Rome dure encore. Elle n'a pas seulement derrière elle deux mille années d'histoire, mais elle continue incessamment à se développer : elle s'étend à de nouveaux peuples, à de nouvelles terres. Aussi bien, de toutes les parties du monde, des hommes, viennent-ils volontiers à Rome pour s'y retrouver comme chez eux, dans ce centre toujours vivant d'universalité.

Pour moi, je n'oublierai jamais les années, les mois et les jours que j'ai passés ici pour la première fois. C'est surtout au forum romain que j'aimais souvent aller, cet antique forum qui est si bien conservé. Qu'il était éloquent pour moi, en marge du forum, le sanctuaire de San Maria Antiqua, construit sur un ancien édifice romain.

 

Par la force du témoignage

 

Le christianisme est entré dans l'histoire de Rome, non par la violence ou la force militaire, non à la suite d'une conquête ou d'une invasion ; il y est entré par la force du témoignage, payé avec le sang des martyrs, au cours de plus de trois siècles d'histoire. Il y est entré avec la force du levain évangélique, qui en révélant à l'homme sa vocation suprême et sa suprême dignité dans le Christ (cf. Lumen Gentium, n. 40 ; Gaudium et Spes, n. 22), a commencé par agir au plus profond de l'esprit, pour pénétrer ensuite dans les institutions et pour imprégner toute la culture. Voilà pourquoi cette deuxième naissance de Rome est si authentique et possède en elle-même une telle force de vérité intérieure et d'irradiation spirituelle !

Romains de vieille souche, acceptez ce témoignage d'un homme venu ici, à Rome, pour devenir votre évêque, par la volonté du Christ, à la fin du second millénaire. Acceptez ce témoignage et insérez-le dans votre magnifique patrimoine, auquel nous participons tous, pour en devenir un jour l'artisan responsable. Aussi bien le patrimoine de cette histoire l’oblige-t-il profondément. C'est là une grande valeur pour la vie de l'homme, qu'il convient de rappeler chaque jour, et non pas seulement lors des fêtes !

Puisse ces valeur trouver toujours la place qui lui revient, dans votre conscience et dans votre conduite ! Et tâchons d'être dignes de l'histoire à laquelle les temples, les basiliques et, plus encore, le Colisée et les catacombes de la Rome antique rendent ici témoignage.

Quant à vous, Romains de longue date, accueillez ce témoignage d'un homme venu ici à Rome par la volonté du Christ pour devenir, à la fin du deuxième millénaire, votre évêque. Acceptez ce témoignage et insérez-le dans votre magnifique patrimoine auquel nous participons tous. L'homme part de l'histoire. Il est fils de l'histoire, pour en devenir ensuite l'artisan responsable. C'est pourquoi le patrimoine de cette histoire le marque si profondément. C'est un grand bien dans la vie de l'homme, et il est bon d'y penser non seulement lors des fêtes, mais aussi chaque jour ! Puisse ce bien trouver une place adéquate dans notre conscience et dans notre comportement ! Efforçons-nous d'être dignes de l'histoire dont rendent ici témoignage les temples, les basiliques et plus encore le Colisée et les catacombes de la Rome antique.

Pour célébrer l'anniversaire de la fondation de Rome, voilà, chers Romains, les vœux que vous adresse votre évêque que vous avez accueilli il y a six mois, avec une grande ouverture d'âme, comme successeur de Pierre et témoin de cette mission universelle que la divine Providence a inscrite dans le livre de l'histoire de la Ville Éternelle.

Le pape donne ensuite sa bénédiction.

 

 

 

2 mai 1979

MARIE EST UNE PRESENCE MATERNELLE

 

1. Regina caeli laetare, alleluia

Quia quem meruisti port are, alleluia resurrexit, sicut dixit, alleeluia

Ora pro nobis Deum, alleluia.

Je désire consacrer tout particulièrement à la Mère du Christ ressuscité l'audience générale de ce jour. La période pascale nous permet de nous tourner vers elle et de lui adresser les paroles dé joie très pure par lesquelles l'Église la salue. Le mois de mai, commencé hier, nous incite à penser à elle, à parler d'elle de maniéré particulière. Mai est en effet le mois de Marie. Ainsi donc, la période de l'année liturgique et, de même, ce mois-ci nous appellent et nous invitent à ouvrir notre cœur tout grand à Marie.

2. Avec son antienne pascale, l'Église parlera la Mère, à celle qui a eu le bonheur de porter dans son sein, sur son cœur et plus tard entre ses bras le Fils de Dieu notre Sauveur. Elle le reçut pour la dernière fois entre les bras lorsqu'il fut déposé de la Croix-sur le Calvaire. Il fut, sous ses yeux, enveloppé du suaire et porté dans le sépulcre. Sous les yeux de sa Mère ! Et le troisième jour le tombeau fut trouvé vide, mais ce ne fut pas elle la première à le constater. Il y eut d'abord les « trois Marie » et, parmi elles, Marie Madeleine, la pécheresse convertie.

Peu après vinrent le constater, les Apôtres prévenus par les femmes. Et même si les Évangiles ne nous disent rien de la visite de la Mère du Christ au lieu de la Résurrection, nous pensons tous qu'elle devait, de quelque manière, s'y trouver présente la première. Elle devait, la toute première, participer au mystère de la Résurrection, car tel était le droit de la Mère.

Ce droit de la Mère, l'Église le respecte dans sa liturgie quand elle lui adresse cette particulière invitation à la joie de la Résurrection : Laetare ! Resurrexit sicut dixit ! Et cette même antienne y joint tout aussitôt une demande d'intercession : Ora pro nobis Deum ! La révélation de la puissance divine par la Résurrection est en même temps la révélation de la « toute-puissance d'intercession » (omnipotentia supplex) de Marie auprès de son Fils.

3. L'Église de tous les temps, à commencer par le Cénacle de la Pentecôte, entoure Marie d'une vénération particulière et elle s'adresse à elle avec une confiance infinie.

L'Église de notre temps a fait, par la voix du Concile Vatican II, une synthèse de tout ce qui s'est développé durant les générations. De chapitre huit de la Constitution dogmatique Lumen Gentium est en un certain sens une « magna charta » de la mariologie destinée à notre époque : Marie présente de manière particulière dans le mystère du Christ et dans le mystère de l'Église, Marie « Mère de l'Église », comme Paul VI commença à l'appeler (dans le Credo du Peuple de Dieu) pour lui consacrer par la suite un document à part ; le Marialis Cultus.

Cette présence de Marie dans le mystère de l'Église, et donc en même temps dans la vie quotidienne du Peuple de Dieu partout dans le monde, est surtout une présence maternelle. Marie donne, pour ainsi dire, à l'œuvre salvifique de son Fils et à la mission de l'Église une forme caractéristique : la forme maternelle. Tout ce que le langage humain permet de dire sur « le génie » propre de la femme-mère — le génie du cœur — se rapporte entièrement à elle.

Marie est toujours l'accomplissement le plus plein du mystère salvifique — de l'Immaculée Conception à l’Assomption — et elle est continuellement l'annonce la plus efficace de ce mystère. Elle révèle le salut, elle rapproche la grâce même de ceux qui semblent les plus indifférents, les plus éloignés. Au monde qui, en même temps que le progrès, manifeste sa « corruption et son vieillissement » Marie ne cesse d'être l'origine d'un monde meilleur (origo mundi melioris), comme le disait Paul VI.

« A l'homme contemporain, a écrit notamment le regretté Pontife — la Bienheureuse Vierge Marie… offre une vision sereine et une parole rassurante : la victoire de l'espérance sur l'angoisse, de la communion sur la solitude, de la paix sur le trouble, de la joie et de la beauté sur l'ennui et la laideur... de la vie sur la mort » (Paul VI, Exhortation Apostolique « Pour l'organisation et le développement corrects du Culte de la Bienheureuse Vierge Marie », 57, AAS 66, 1974, 166).

4. Je désire rapprocher particulièrement d'elle, de Marie qui est la Mère du bel Amour, la jeunesse du monde entier et de toute l'Église. Elle porte en soi un signe indestructible de la jeunesse et de la beauté qui ne passent jamais. Je souhaite aux jeunes de se rapprocher d'elle. Je les prie. Qu'ils aient confiance en elle, qu'ils lui confient la vie qu'ils ont devant eux, qu'ils l'aiment d'un simple et chaleureux amour du cœur. Elle seule est capable de répondre à cet amour de la meilleure manière :

« Ipsam sequens non devias

Ipsam rogans non desesperas,

Ipsam cogitans non erras...

Ipsam propitia perveni... » (St Bernard Homelia II super Missus est, XVII : PL 183, 71).

Je confie à Marie Mère de la grâce divine, les vocations sacerdotales et religieuses. Que le nouveau printemps des vocations, leur nouvel accroissement dans l'Église deviennent une preuve particulière de sa présence maternelle dans le mystère du Christ, dans notre temps et dans le mystère de sa Sainte Église sur toute la terre. Marie seule est une incarnation vivante de cette oblation totale et complète à Dieu, au Christ, à son action salvifique qui doit trouver une expression adéquate dans toute vocation sacerdotale et religieuse. Marie est l'expression la plus pleine de la parfaite fidélité à l'Esprit Saint et à son action dans l'âme ; elle est l'expression de la fidélité qui signifie une persévérante coopération à la grâce de la vocation.

Dimanche prochain est une journée destinée à la prière dans toute l'Église pour les vocations sacerdotales et les vocations religieuses masculines et féminines. C'est le dimanche des vocations. Puisse-t-il par l'intercession de la Mère de la grâce divine, faire lever une moisson abondante.

5. A la Mère du Christ et de l'Église je consacre tout le monde, toutes les nations de la terre, tous les hommes, car elle est leur Mère à tous. Je lui consacre particulièrement ceux pour qui la vie est plus difficile, plus dure, ceux qui souffrent physiquement ou spirituellement, qui vivent dans la misère, qui subissent des injustices et des dommages.

Quant à moi, finissant cette méditation de mai je désire vénérer demain, de manière particulière la Vierge de Jasna Gôra (Clair-Mont) à Czestochowa et dans toute ma patrie. Je m'y rendais en pèlerinage chaque année le 3 mai, fête de la Reine de Pologne. Chaque année j'ai célébré une messe solennelle durant laquelle le cardinal Wyszynski, Primat de Pologne, renouvelait en présence de l’Episcopat et de la foule immense des pèlerins, l'acte de consécration de la Pologne à la « servitude, maternelle » de Notre-Dame. Cette année également, si Dieu le permet, je visiterai Jasna Gôra tes 4 et 5 juin prochains. Par contre demain je serai présent là-bas par le cœur et l'esprit pour répéter avec toute l'Église et avec vous tous qui, aujourd'hui êtes réunis sur cette splendide Place Saint-Pierre : « Regina caeli laetare, alleluia ! ».

 

 

 

9 mai 1979

LE BON PASTEUR - LE DON DE SOI

 

Pendant les quarante jours qui s'écoulent entre la fête de la Résurrection et l'Ascension du Seigneur, l'Église vit le mystère pascal en le méditant dans sa liturgie où il se réfléchit — pourrait-on dire — comme dans un prisme. Dans cette contemplation liturgique, l'image du bon Pasteur tient une place spéciale. Le 4e dimanche de Pâques, nous relisons l'allégorie du bon Pasteur que saint Jean à racontée au dixième chapitre de son Évangile.

 

Il donne sa vie

 

Dès les premiers mots, on comprend le sens pascal de cette allégorie. Le Christ dit : Je suis le bon Pasteur. Le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis (Jn 10, 11). Nous savons que ces paroles ont été confirmées à la Passion. Le Christ a offert sa vie sur la croix. Et il l'a fait par amour. Il a voulu par-dessus tout répondre à l'amour du Père, qui a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas nais ait la vie éternelle (Jn 3, 16). En accomplissant ce commandement… reçu du Père (Jn 10, 18) et en révélant son amour, le Christ a fait preuve d'une manière toute spéciale du même amour que le Père. Il l'affirme lorsqu'il dit : Si le Père m'aime, c'est que je donne ma vie pour la reprendre (Jn 10, 17). Le sacrifice du calvaire est par-dessus tout un don de soi. Le don de la vie qui, tout en demeurant dans la puissance du Père, est rendu, sous une forme nouvelle, au Fils. Ainsi, la Résurrection est le don de la vie rendu au Fils en récompense pour son sacrifice. Le Christ est conscient de cela et il l'exprime aussi dans l'allégorie du bon Pasteur : On ne me l’ôte pas (la vie) ; je la donne de moi-même. J'ai pouvoir de la donner et pouvoir de la reprendre (Jn 10, 18). Ces paroles se réfèrent à la Résurrection et expriment toute la profondeur du mystère pascal.

Jésus est le bon Pasteur parce qu'il donne sa vie au Père de cette façon : en la rendant dans le sacrifice, il l'offre pour les brebis.

Nous pénétrons ici dans le domaine d'une splendide et séduisante similitude déjà chère aux Prophètes de l'Ancien Testament. Voici les paroles d'Ezéchiel :

Ainsi parle le Seigneur Dieu : voici que je conduirai moi-même mes brebis et j'en aurai soin… Je conduirai moi-même mes brebis au pâturage et je les ferai reposer. (Ez 34. 11, 15 ; cf. Jr 31, 30).

En reprenant cette image, Jésus révèle un aspect de l'amour du bon Pasteur que l'Ancien Testament ne pressentait pas encore : offrir sa vie pour ses brebis.

 

Il n’est pas un mercenaire

 

Dans son enseignement, on le sait, Jésus se servait souvent de paraboles pour faire comprendre aux hommes habitués à penser par l'image, la vérité divine qu'il annonçait. L'image du pasteur et du bercail était familière à ses auditeurs, tout comme elle ne cesse d'être familière aux hommes contemporains. Même si la civilisation et la technique font d'immenses progrès, cette image est toujours actuelle. Les pasteurs mènent les brebis aux pâturages (comme dans les montagnes polonaises) et restent avec elles pendant l'été. Ils les accompagnent sur les différents lieux de pâturage. Ils veillent à ce qu'elles ne s'égarent pas et les protègent contre les animaux sauvages, comme le dit le récit évangélique ; le loup emporte et disperse les brebis (Cf. 10, 12).

Le bon Pasteur, selon les paroles du Christ, est précisément celui qui voyant venir le loup  ne s'enfuit pas, mais est prêt à exposer sa vie, à lutter contre le loup pour que les brebis ne s'égarent pas. S'il n'agissait pas ainsi, il ne serait pas digne d'être appelé bon Pasteur. Ce serait un mercenaire et non un Pasteur.

C'est le discours allégorique de Jésus. Le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis (Jn 10, 11) : c'est là la signification essentielle et, dans le contexte des événements de la semaine saintes cela veut dire que Jésus, en mourant, sur la croix, a donné sa vie pour chaque homme et pour tous les hommes.

Lui seul pouvait le faire ; lui seul pouvait porter le poids du monde entier, le poids d'un monde coupable, la charge du péché de l'homme, les dettes du passé, du présent et de l'avenir, les souffrances que nous aurions dû mais que nous n'avons pas pu payer, en son corps sur le bois de la croix (1 P 2, 24) par un esprit éternel en s'offrant lui-même sans tache à Dieu... pour rendre un culte au Dieu vivant (He 9, 14).

Telle a été l'œuvre du Christ qui donna sa vie pour tous : c'est pourquoi il est appelé le bon Pasteur (Card. J.-H. Newman, Parochial and plain sermons, 16, London 1899, p. 235).

Par son sacrifice pascal, tous sont devenus son troupeau parce qu'il a garanti à chacun cette vie divine et surnaturelle qui, depuis la chute de l'homme à cause du péché originel, était perdue. Lui seul pouvait la rendre à l'homme.

 

Bonnes brebis... et bons pasteurs

 

3. L'allégorie du bon Pasteur, et en elle l'image du bercail, sont d'une importance fondamentale pour comprendre ce qu'est l'Église et sa mission dans l'histoire de l'homme. L'Église doit non seulement être un bercail mais elle doit réaliser le mystère qui continue de s'accomplir entre le Christ et l'homme : le mystère du bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis. Lisons saint Augustin :

Celui qui te cherchera le premier, alors que tu le méprisais au lieu de le chercher, te méprisera-t-il, ô brebis, si tu le cherches ? Commence donc par le chercher, lui qui le premier te chercha et te ramena sur ses épaules. Fais que sa parole s'accomplisse : les brebis qui m'appartiennent écoutent ma voix et me suivent (Enarrationes in psalmos, Ps 69, 6).

L'Église, peuple de Dieu, est en même temps une réalité historique et sociale, où ce mystère se renouvelle et s'accomplit sans cesse de façons diverses. Et plusieurs hommes ont une part active dans cette sollicitude pour le salut du monde, pour la sanctification du prochain qui est et ne cesse d'être la sollicitude du Christ crucifié et ressuscité. Telle est par exemple la sollicitude des parents à l'égard de leurs enfants, et la sollicitude de chaque chrétien, sans exception, à l'égard du prochain, des frères et des sœurs, que Dieu met sur son chemin. Cette sollicitude pastorale est d'une manière particulière la vocation des pasteurs : prêtres et évêques. Ils doivent en particulier fixer leur regard sur l'image du bon Pasteur, méditer les paroles du discours du Christ et mesurer sur elles leur propre vie.

Laissons une fois encore parler saint Augustin : Pourvu que les bons pasteurs ne manquent jamais ! Pauvres de nous s'ils venaient à manquer et si la miséricorde divine ne les faisait pas naître et s'établir : Il est évident que s'il y a de bonnes brebis, il y a aussi de bons pasteurs ; en effet, c'est des bonnes brebis que viennent les bons pasteurs (Sermones ad populum I, Sermo XLIV, XII 30).

 

Saint Stanislas

 

4. Fidèle au discours évangélique du bon Pasteur, l'Église célèbre chaque année, dans sa liturgie, la vie et la mort de saint Stanislas, l’évêque de Cracovie. Dans le calendrier liturgique de l'Église universelle, sa fête est fixée au 11 avril, date de sa mort en 1079 des mains du roi Boleslaw-le-Hardi ; en Pologne, la fête de ce saint patron est traditionnellement célébrée le 8 mai.

Cette année, après 900 ans, neuf siècles, nous pouvons redire, en suivant les textes liturgiques, qu'il a donné sa vie pour ses brebis (cf. Jn 10, 11) et même sa cette mort est loin de nous dans le temps, elle ne cesse d'avoir, l'éloquence d'un témoignage particulier.

Tout au long de l'histoire, les Polonais se sont unis spirituellement autour de saint Stanislas, surtout aux heures difficiles. Cette année, année du grand jubilé, en tant que premier pape polonais, et récemment encore successeur de saint Stanislas au siège épiscopal de Cracovie, je veux participer à la fête en l'honneur du saint patron de la Pologne.

Avec tous ceux qui célèbrent cette fête, nous voulons nous approcher à nouveau du Christ bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis, afin qu'il soit notre force dans les siècles à venir et pour les nouvelles générations.

 

 

 

16 mai 1979

COMME LE BON PASTEUR

 

Je voudrais aujourd'hui vous parler encore du bon Pasteur. L'image du bon Pasteur, nous l'avons dit la semaine dernière, est profondément ancrée dans la liturgie du temps pascal, parce qu'elle a pénétré la conscience de l'Église et, en particulier, l'Église des premières générations chrétiennes. Les effigies du bon Pasteur des premiers temps du christianisme en font foi. Cette image est une synthèse extraordinaire du mystère du Christ. Et, en même temps, de sa mission qui ne cesse de s'accomplir; Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis (Jn 10, 11).

Pour nous qui participons régulièrement à l'Eucharistie, qui obtenons la rémission des péchés par le sacrement de la réconciliation, pour le salut des âmes, la dignité de la personne humaine, la droiture et la pureté des chemins terrestres de l'existence humaine, l'image du bon Pasteur est aussi éloquente qu'elle l'était pour les premiers chrétiens qui, dans les fresques des catacombes représentant le Christ bon Pasteur, exprimaient la même foi, le même amour et la même gratitude. Et ils l'exprimaient aux heures de la persécution, lorsque à cause de cette foi dans le Christ, ils étaient menacés de mort, lorsqu'ils étaient contraints de chercher des cimetières souterrains pour y prier et participer aux saints mystères. Les catacombes de Rome et des autres villes du vieil empire ne cessent d'être un éloquent témoignage du droit de l'homme de professer sa foi dans le Christ et de la professer publiquement. Elles ne cessent d'être également le témoignage de cette force spirituelle qui jaillit du bon Pasteur. Il s'est montré plus puissant que le vieil empire et le secret de cette force est dans la vérité et dans l'amour dont l'homme a toujours faim.

2. Je suis le bon Pasteur, dit Jésus, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme le Père me connaît et que Je connais le Père (Jn 10, 14-15). Comme elle est merveilleuse cette connaissance ! Quelle connaissance ! Elle va jusqu'à l'éternelle Vérité et à l'Amour dont le nom est le Père ! C'est lui la source de cette connaissance particulière qui fait naître la confiance. La connaissance réciproque : Je connais... et elles connaissent.

Il ne s'agit pas d'une connaissance abstraite, d'une connaissance purement intellectuelle qui s'exprime par les mots : Je sais tout de toi. Une telle connaissance fait peur, elle pousse à se retirer en soi : Ne touche pas à mes secrets, laisse-moi en paix. Malheur à la connaissance... qui ne tourne point à aimer ! (Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même, Œuvres complètes, Bar-le-Duc 1870, Guérin, p. 86).

Le Christ dit au contraire : Je les connais et il parle de la connaissance libératrice qui éveille la confiance. Car, bien que l'homme protège l'accès à ses secrets, bien qu'il veuille les garder pour lui-même, il a grand besoin, il a faim et soif de quelqu'un devant qui il puisse s'ouvrir, à qui manifester et révéler son moi. L'homme est une personne et c'est à la nature de la personne qu'appartient également le besoin du secret, le besoin de se révéler. Ces deux besoins sont étroitement liés l'un à l'autre. L'un s'explique par l'autre. Et tous deux indiquent le besoin de quelqu'un devant qui l'homme puisse se révéler. Bien plus : l'homme a besoin de quelqu'un qui l'aide à pénétrer son propre mystère. Ce quelqu'un doit jouir d'une confiance absolue en se révélant lui-même, il doit se montrer digne de cette confiance. Il doit prouver et révéler qu'il est le Seigneur et en même, temps, le serviteur du mystère intérieur de l'homme.

C'est précisément ainsi que le Christ s'est révélé lui-même. Ses paroles : Je connais mes brebis et mes brebis... me connaissent sont confirmées par les paroles qui suivent : Je donne ma vie pour mes brebis;(Cf. Jn 10,11-15)

 

C’est l’image intérieure du bon Pasteur

 

3. Dans l'histoire de l'Église et du christianisme, les hommes qui ont suivi le Christ-bon Pasteur n'ont pas manqué et il y en a aussi aujourd'hui. Plus d'une fois, la liturgie se réfère à cette allégorie pour nous présenter certains saints le jour de leur fête. Mercredi dernier, nous avons évoqué saint Stanislas, patron de la Pologne, dont nous célébrons cette année le IX° centenaire. En la fête de cet évêque-martyr, nous relisons l'Évangile du bon Pasteur.

Aujourd'hui, je veux évoquer un autre personnage puisque c'est cette année le 25e anniversaire de sa canonisation. Il s'agit de saint Jean Népomucène. A cette occasion et à la demande du cardinal Tomasek, archevêque de Prague, j'ai adressé un message à l’Eglise de Tchécoslovaquie.

En voici quelques extraits :

La grande personnalité de saint Jean Népomucène est un exemple et un don pour tous. L'histoire nous le présente d'abord tout dévoué à l'étude et la préparation au sacerdoce ; conscient qu'il aurait été, selon l'expression de saint Paul, transformé en un autre Christ, il incarne l'idéal du connaisseur des mystères de Dieu. Il tendait de toutes ses forces à la perfection des vertus. D'abord, les vertus du curé qui sanctifie ses fidèles par une vie exemplaire et l'amour des âmes ; puis les vertus du vicaire général qui accomplit scrupuleusement ses devoirs dans un esprit d'obéissance à l'Église.

C'est alors qu'il était vicaire général qu'il a subi le martyre pour avoir défendu les droits et la liberté légitime de l'Église devant le roi Wenceslas IV. Ce dernier assista personnellement à la torture puis le fit jeter dans la Moldau.

Dix ans après la mort de cet homme de Dieu, le bruit courait que le roi l'avait fait mourir parce qu'il avait refusé de violer le secret de la confession. C'est ainsi que le martyr de la liberté de l'Église a été également vénéré comme témoin du secret sacramentel. Et puisqu'il était prêtre, il est évident que les prêtres doivent les premiers boire à sa source, se revêtir de ses vertus et être d'excellents pasteurs. Le bon Pasteur connaît ses brebis, leurs exigences, leurs besoins. Il les aide à se laver du péché, à vaincre les obstacles et les difficultés qu'elles rencontrent. Contrairement au mercenaire, le Pasteur va à la recherche des brebis, il les aide à porter leur fardeau et sait les encourager. Il soigne leurs blessures par la grâce, surtout par le sacrement de la réconciliation. En effet, le Pape, l'évêque et le prêtre ne vivent pas pour eux-mêmes mais pour les fidèles, tout comme les parents vivent pour leurs enfants et tout comme le Christ a servi les Apôtres : Le Fils de l'Homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude (Mt 20, 28).

4. Dans son allégorie du bon Pasteur, le Christ Seigneur prononce ces paroles : J'ai d'autres brebis encore qui ne sont pas de cet enclos. Celles-là aussi je dois les mener, elles écouteront ma voix et il y aura un seul troupeau, un seul pasteur (Jn 10, 16).

On comprend facilement qu'en partant directement aux fils d'Israël, le Christ Jésus soulignait la nécessité de la diffusion de l'Évangile et de l'Église et par là, la nécessité d'étendre la sollicitude du bon Pasteur au-delà du peuple de l'ancienne Alliance. Nous savons que ce processus a commencé à se réaliser au temps des Apôtres. Il s'est réalisé par la suite et continue de se réaliser aujourd'hui. Nous sommes conscients de la portée universelle du mystère de la Rédemption et de la portée universelle de la mission de l'Église.

Donc, avant de terminer cette méditation sur le bon Pasteur, prions avec ferveur pour toutes les autres brebis que le Christ doit encore conduire à l'unité d'un seul bercail (Jn 10, 16) : celles qui ne connaissent pas encore l'Évangile, ou celles qui, pour une raison quelconque, l'ont persécuté et le persécutent.

Que le Christ prenne sur ses épaules ceux qui ne sont pas capables de trouver le chemin.

Le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis. Pour toutes ses brebis.

 

 

 

23 mai 1979

« MOI AUSSI, JE VOUS ENVOIE »

 

Voici que s'achève la période de quarante jours qui sépare la fête de Pâques de la fête de l’Ascension. L'ascension marque le détachement définitif de Jésus de ses Apôtres et de ses disciples. A un moment si important, le Christ leur confie la mission qu'il avait reçue du Père et qu'il a lui-même commencé de réaliser : Comme le Père m'a envoyé, à mon tour, je vous envoie, leur avait-il dit à sa première rencontre avec eux après sa résurrection. En ce moment, ils se trouvaient en Galilée, comme l'atteste l’évangéliste saint Matthieu : Les onze disciples se rendirent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre. Quand ils le virent, ils se prosternèrent, mais quelques-uns eurent des doutes. Jésus s'approcha d'eux et leur dit ces paroles : « Tout pouvoir m'a été donné au ciel et fur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps. (Mt 28, 16-20).

Ces paroles contiennent ce qu'on appelle le mandat missionnaire. Les obligations que le Christ transmet à ses Apôtres marquent la nature missionnaire de l'Église. Le concile Vatican II affirme avec force certes vérité : L'Église, durant son pèlerinage, sur terre, est missionnaire, puisqu'elle-même tire son origine de la mission du Fils et de la mission du Saint-Esprit, selon le dessein de Dieu le Père (Décret sur l'activité missionnaire de l'Église, n° 2). De ce fait, l'Église est toujours en état de mission, et elle est toujours en route comme le reflète les forces intérieures de la foi et de l'espérance qui animent les apôtres, les disciples et les confesseurs du Christ Seigneur tout au fil des siècles. En ces lieux, affirmait saint François Xavier, en ces lieux (de l'Asie) beaucoup ne deviennent pas chrétiens seulement parce que manquent les hommes qui fassent d'eux des chrétiens. Souvent me vient l'idée de quitter ces lieux pour aller crier dans les universités d'Europe... et aussi de parler aux professeurs qui semblent avoir plus de science que de piété : « Oh ! Qu'il est grand le nombre des âmes exclues du ciel par votre faute !... »

Beaucoup d'entre eux devraient prendre l'habitude d'écouter ce que le Seigneur leur dit. Alors, ils s'écrieraient avec enthousiasme : Me voici Seigneur ; que voulez-vous que je fasse ? (Cinquième lettre de saint François Xavier à saint Ignace).

 

L'Église doit renouveler sa conscience missionnaire

 

Il faut relire les textes du concile Vatican II. L'Église doit renouveler sa conscience missionnaire. Une étude approfondie de ces textes portera à beaucoup de nouvelles applications dans les activités pastorales.

Ceux que le Christ a envoyés tout au cours des siècles — depuis la Pentecôte jusqu'à nos jours — portent un témoignage qui est la première source et le contenu essentiel de l'évangélisation : Vous allez recevoir une puissance, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous, vous serez alors mes témoins à Jérusalem ; dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre. Ils sont chargés d'enseigner en témoignant. L'homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres, ou s'il écoute les maîtres, c'est parce qu'ils sont des témoins. (Discours du 2 octobre 1974 au Conseil des laïcs, voir aussi Evangelii nuntiandi, n° 41).

En lisant les Actes des Apôtres et les Épîtres du Nouveau Testament, nous constatons la fidélité de ceux qui exécutaient les ordres reçus du Christ. Ils incarnèrent dans leur vie les consignes du Christ. Saint Jean Chrysostome dit : Si le levain, mêlé à la farine, ne transforme pas toute la masse, peut-on dire que d'est du vrai levain ? N'allez pas dire que vous ne pouvez pas entraîner les autres en effet, si vous êtes des chrétiens authentiques, il est impossible que vous n'entraîniez pas les autres (Homélies sur les Actes des Apôtres, XX, 4 ; PG 60, 163).

L'évangélisateur n'est pas avant tout un professeur. C'est un messager. Cet évangélisateur se comporte comme un homme à qui a été confié un grand mystère. Et en même temps, il se comporte comme l'homme qui a découvert un grand trésor, comme le trésor enfoui dans un champ dont parle l'Évangile (cf. Mt 13, 44). Il sent un besoin urgent de transmettre le message qui lui a été confié. Plus encore qu'un besoin, il sent un devoir d'évangéliser, dans la ligne du magnifique urget de saint Paul (cf. 2 Co 5, 15) : L'amour du Christ nous pousse…

Nous tous nous pouvons redécouvrir cette physionomie intérieure en lisant et en relisant les Épîtres de Pierre, Paul, Jacques et d'autres encore. Ces écrits-nous permettent de mieux connaître les Douze. L'Église est née, en état de mission dans des hommes bien vivants ?

La présence du Christ dans l'Église ainsi que celle du Saint-Esprit, nous donnent la certitude que les vocations missionnaires ne manqueront jamais. Ils sont, en effet, marqués d'une vocation spéciale veux qui sont prêts à assumer l'œuvre missionnaire, qu'ils soient autochtones ou étrangers, prêtres, religieux, laïcs.

La floraison actuelle des vocations missionnaires est aussi un indice de l'esprit missionnaire dans l'Église. Sur la vocation missionnaire générale de la communauté chrétienne vient germer une vocation missionnaire spéciale. La vocation atteint toujours l'homme à travers une communauté, elle n'est pas un fait isolé.

 

« De toutes les nations, faites des disciples ! »

 

L'Esprit-Saint, qui inspire la vocation d'un homme ou d'une femme, est aussi celui qui suscite au sein de l'Église les institutions qui s'engagent dans l'œuvre missionnaire de l'Église. Les ordres religieux, congrégations, instituts missionnaires ont, tout au fil des siècles, représenté et vécu la vocation missionnaire de l'Église, et ils continuent de le faire.

A ces institutions, l'Église redit sa confiance, elle confirme le mandat qu'elle leur a donné, et elle salue avec joie et espérance les nouvelles institutions qui surgissent dans les terres de missions. Mais à leur tour ces institutions, expression de l'esprit missionnaire des églises locales où elle déploient leurs activités, entendent se vouer à la formation d'authentiques missionnaires. Le nombre des missionnaires ne doit pas diminuer, il doit au contraire augmenter pour mieux répondre aux nécessités des temps, qui ne sont plus lointaines, où les peuples s'ouvriront au Christ et à son évangile de vie.

En outre, l'Église attend et prépare une nouvelle époque missionnaire : les Églises locales, anciennes et nouvelles, envoient leurs propres membres dans les pays de missions.

La mission évangélisatrice qui concerne l'Église tout entière, est de mieux en mieux saisie comme une obligation qui touche les Églises locales. Aussi donnent-elles des prêtres, des religieux et religieuses, ainsi que les laïques aux pays de missions. Paul VI l'a bien mis en relief : Evangélisatrice, l'Église commence par s'évangéliser elle-même... En un mot, elle a toujours besoin d'être évangélisée, si elle veut garder la fraîcheur, l'élan et la force pour annoncer l'Évangile.

Que conclure de tout cela ? C'est que les églises doivent bien réfléchir à leur vocation missionnaire, en s'inspirant des mots de saint Paul : Malheur à moi, si je n'annonce pas l'Évangile ! (1 Co 9, 16).

Le premier dimanche de mai était consacré à la prière pour les vocations. Nous avons étendu cette prière sur le mois de mai tout entier, en recommandant ce problème à Marie, qui est la Mère de Jésus et aussi la Mère de l'Église.

En nous préparant maintenant à là solennité de la Pentecôte, nous aimerions exprimer dans notre prière le caractère missionnaire de l'Église. Puisse la grâce de la vocation missionnaire, donnée à l'Église des temps apostoliques jusqu'à nos jours résonner avec une force nouvelle de foi et d'espérance : Allez… allez donc : de toutes les nations, faites des disciples ! (Mt 28, 19).

 

 

 

29 mai 1979

« ET TOUS FURENT REMPLIS D'ESPRIT SAINT »

 

Nous lisons aux premières lignes des Actes des Apôtres qu'après sa Passion et sa Résurrection, Jésus s'était montré vivant... avec de nombreuses preuves, et pendant quarante jours il leur était apparu et les avait entretenus du royaume de Dieu. (Ac 1, 3). Alors, il leur annonça que sous peu de jours, ils seraient baptisés par l'Esprit-Saint (Ac 1, 5) et avant la séparation définitive, comme remarque l'auteur des Actes des Apôtres, saint Luc, mais cette fois dans son évangile, il leur commanda : ... Demeurez dans la ville jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la force d'en-haut (Lc 24, 29). Après l'Ascension de Jésus au ciel, les Apôtres s'en retournèrent donc à Jérusalem (Lc 24, 52) où, comme racontent les Actes des Apôtres, ils étaient tous, d'un même cœur, assidus à la prière avec quelques femmes dont Marie, Mère de Jésus (Ac 1, 14). Le lieu de cette prière commune, explicitement recommandée par le Maître, était le temple de Jérusalem comme le dit le dernier passage de l'Evangile de saint Luc (Lc 24, 53). Mais, c'était aussi le Cénacle, tel que le font comprendre les Actes des Apôtres.

Le Seigneur Jésus leur avait dit : Mais vous allez recevoir une force, celle de l'Esprit-Saint qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu'aux confins de la terre (Ac 1, 8). Chaque année, l'Église célèbre dans sa liturgie l'Ascension du Seigneur le quarantième jour après Pâques. Chaque année, elle passe en prière les dix jours qui séparent l'Ascension de la Pentecôte. En un certain sens, l'Église se prépare chaque année à cet anniversaire.

Comme l'enseignent les Pères, l'Église est née sur la croix le Vendredi Saint, elle a révélé au monde sa naissance le jour de la Pentecôte quand les Apôtres ont été revêtus de la force d'en-haut (Lc 24, 49) ; Quand ils ont été baptisés dans l'Esprit-Saint (Ac 1, 5) ubi enim ecclesia, ibi et spiritus Dei ; et ubi spiritus Dei, illic ecclesia et omnis gratia: spiritus autem veritas (Là où est l'Église, là est l'Esprit de Dieu ; et là où est l'Esprit de Dieu, là est l'Église et toute grâce : l'Esprit est vérité) (Saint Ireneus, Adversus haereses, III, 24, 1 ; 7, 966).

 

Neuvaine à l'Esprit-Saint

 

Essayons de persévérer dans ce rythme de l'Église. Ces jours-ci, elle nous invite à participer à la neuvaine à l'Esprit-Saint. On peut dire, que parmi les neuvaines, celle à l'Esprit-Saint est la plus ancienne ; elle naît, en un certain sens, de l'institution du Christ et le Seigneur Jésus n'a pas indiqué les prières qu'il nous faut réciter en ces jours, mais il a recommandé aux Apôtres de passer ces journées en prière dans l'attente de la venue de l'Esprit-Saint. Cette recommandation est toujours valable. Et les dix jours qui suivent l'ascension du Seigneur renferment, chaque année, le même appel du maître, le même mystère de la grâce lié au rythme du temps liturgique.

Il faut tirer profit de ce temps. Essayons de nous recueillir et d'entrer au Cénacle avec Marie et les Apôtres, en préparant notre âme à accueillir l'Esprit-Saint et son action. Tout cela est très important pour la maturité intérieure de notre foi, de notre vocation chrétienne, pour l'Église-communauté : que chaque communauté dans l'Église et l'Église tout entière, communauté des communautés, grandissent, chaque année, grâce au don de la Pentecôte.

Le souffle vivifiant de l'Esprit est venu réveiller les énergies et les charismes endormis de l'Église et donner ce sens de vitalité et de joie qui, à chaque époque de l'histoire, présente une Église jeune et actuelle, prête et heureuse d'annoncer son éternel message (Paul VI, Discours aux cardinaux, 21 D).

 

Viens, Esprit-Saint !

 

Cette année aussi, il faut nous préparer à accueillir ce don : participons à la prière de l'Église... Il est impossible d'entendre l'Esprit sans écouter ce qu'il dit à l'Église (H. de Lubac, Méditations sur l'Église, Paris 1973, Aubier 168).

Prions aussi tout seuls. Il est une lumière particulière qui résonnera de toute sa force dans la liturgie de la Pentecôte. Nous pouvons la réciter souvent, en ce temps d'atteinte :

Viens, Esprit-Saint, en nos cœurs

et envoie du haut du ciel

un rayon de ta lumière.

Viens en nous, Père de pauvres,

Viens, dispensateur des dons,

Viens, lumière de nos cœurs.

Hôte très doux de nos âmes,

adoucissante fraîcheur,

dans le labeur, le repos,

dans la fièvre, la fraîcheur,

dans les pleurs, le réconfort.

Lave ce qui est souillé,

baigne ce qui est aride,

guéris ce qui est blessé.

Assouplis ce qui est raide,

réchauffe ce qui est froid,

rend droit ce qui est faussé.

Peut-être reviendrons-nous sur cette magnifique prière et essaierons-nous de la commenter.

Aujourd'hui, nous ne rappellerons que quelques paroles et quelques phrases.

En ces jours, adressons donc nos prières à l'Esprit-Saint Prions pour ses dons. Prions pour la transformation de nos âmes.

Prions pour avoir le courage de confesser notre foi, pour la cohérence entre la vie et la foi. Prions pour l'Église afin qu'elle accomplisse sa mission dans l'Esprit-Saint, afin qu'elle soit accompagnée des conseils et de l'Esprit, de l'Époux et de son Dieu (Saint Bernardus, In vigilia nativitatis domine, sermo 3 n° l : PL 183, 941). Prions, pour l'unité de tous les chrétiens. Pour l'unité dans l'accomplissement de la même mission.

 

Allez et enseignez

 

Le récit de l’instant où les Apôtres réunis au Cénacle ont reçu l'Esprit-Saint est lié tout particulièrement à la révélation des langues. Lisons : Tout à coup vint du ciel un bruit tel que celui d'un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître des langues qu'on eût dites de feu ; elles se divisaient et il s'en posa une sur chacun d'eux. Tous furent alors remplis de l’Esprit-Saint et commencèrent à parler en d'autres langues selon que l'Esprit leur donnait de s'exprimer (Ac 2, 2-4).

L'événement qui se produisit au Cénacle ne passa pas inaperçu au dehors parmi les gens de Jérusalem et c'étaient des Juifs de différentes nations. ... La foule s'assembla et fut bouleversée car chacun les entendait parler sa propre langue (Ac 2, 6). Et ceux qui s'émerveillaient en entendant parler leur propre langue sont par la suite cités dans le récit des Actes des Apôtres : Parthes, Mèdes, Elamites, habitants de Mésopotamie, de Judée et de Cappadoce, du pont et d'Ave, de Phrygie et de Pamphylie, d'Egypte et de cette partie de la Lybie proche de Cyrène, Romains en séjour ici, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes (Ac 2, 9-11). Tous entendaient, le jour de la Pentecôte, les Apôtres — qui étaient de Galilée — parler dans leurs propres langues et annoncer les merveilles de Dieu (Cf. Ac 2, 11).

Ainsi, le jour de la Pentecôte contient l'annonce visible de la réalisation du mandat du Christ : Allez... et enseignez toutes les nations... (Mt 28, 19). Par la révélation des langues, nous voyons déjà que l'Église, en accomplissant cette mission, naît et vit dans toutes les nations de la terre. Dans quelques jours, à l'occasion du Jubilé de saint Stanislas, j'aurai la chance d'aller en Pologne, ma patrie. Et j'y célébrerai la Pentecôte, la fête de la venue de l'Esprit-Saint. J'ai déjà remercié plusieurs fois l'épiscopat et les autorités polonaises de leur invitation. Aujourd'hui, je tiens à les remercier à nouveau. Et dans cette attente, je veux dire toute ma joie parce qu'à cette révélation des langues, le jour de la Pentecôte, se sont ajoutées, au cours des siècles, les langues slaves, de la Macédoine, en passant par la Bulgarie, la Croatie, la Slovénie, la Bohême, la Slovaquie, la Lusace, à l'Occident. Et en Orient : Rus (appelée aujourd'hui Ukraine), Russie et Biélorussie. Je veux dire toute ma joie parce qu'à la révélation des langues le jour de la Pentecôte s'est ajoutée celle de ma nation : la langue polonaise. Et puisque j'aurai la possibilité de visiter ma patrie, à la Pentecôte, je veux rendre grâces parce que l'Évangile est annoncé depuis des siècles dans toutes ces langues et dans ma langue nationale. Et en même temps, je veux servir cette grande cause de notre époque : pour que les grandes œuvres de Dieu continuent d'être annoncées dans la foi et avec courage, comme les graines de l'espérance et de l'amour que, par le don de la Pentecôte, le Christ a semées en nous.

 

 

 

13 juin 1979

L'EUCHARISTIE EST LE SACREMENT DU CORPS ET DU SANG DU CHRIST

 

« Pange, lingua,  gloriosi

Corporis mysterium

Sanguinisque pretiosi... »

(St Thomas, Hymne des Premières Vêpres de la Fête-Dieu, fête solennelle des Très Saints Corps et Sang du Christ).

Voici venir le jour — en fait, pratiquement commencé — où, par sa liturgie solennelle l’Église parlera pour vénérer le mystère dont elle vit chaque jour : l’Eucharistie. Le fondement, et simultanément, le point culminant de la vie de l'Église (cf. Const. sur la S. Liturgie : Sacrosanctum Concilium, n. 10). Sa fête incessante et, en même temps, sa « Sainte quotidienneté ».

Chaque année, le Jeudi Saint, début du saint Triduum, nous rassemble au Cénacle où nous commémorons la Dernière Cène. Et ce jour serait certainement le plus adapté pour méditer avec vénération tout ce que l'Eucharistie, le Sacrement du Corps et du Sang du Seigneur, constitue pour l'Église. Il s'est toutefois révélé au cours de l'histoire que ce seul jour, ce jour le plus adapté, ne suffisait pas. En outre, il est organiquement inséré dans l'ensemble de la commémoration pascale ; et toute la Passion, la Mort, la Résurrection occupent alors nos esprits et nos cœurs. Il ne nous est donc pas possible à ce moment de dire de l'Eucharistie tout ce dont notre cœur déborde. C'est pourquoi, dès le moyen âge, et précisément en 1264, le besoin d'adoration simultanément liturgique et publique du Très Saint Sacrement a trouvé son expression dans une fête solennelle particulière que l'Église célèbre le premier jeudi suivant la dimanche de la Très Sainte Trinité, c'est-à-dire demain, la commençant déjà avec les premières vêpres de la veille ; donc aujourd'hui. Je désire que cette méditation nous introduise en plein climat de la fête eucharistique.

« Non est alia natio tam grandis quae habeat deos appropinquantes sibi, sicut Deus noster adest nobis. » Il n'est aucune nation si grande qui ait la divinité proche comme notre Dieu qui habite parmi nous » (St Thomas, Officium SS. Corporis Christi, II Notturni ; cf. Opusc. 57).

De l'Eucharistie, on peut parler de différentes manières. Et au cours de l'histoire on en a déjà parlé de façons diverses. Il est difficile d'en dire quelque chose qui n'ait pas encore été dit. Et en même temps, quoi qu'on en dise et quelle que soit la manière dont on aborde ce grand Mystère de la foi et de la vie de l'Église, on découvre toujours quelque chose de nouveau. Non pas que nos paroles révèlent cette nouveauté. Celle-ci se trouve dans le Mystère lui-même. Toute tentative de vivre avec l'Eucharistie dans un esprit de foi fait jaillir une nouvelle lumière, une nouvelle stupeur, une nouvelle joie.

« Et s'émerveillant de ceci et considérant le caractère sublimer de l'amour divin (...) le fils du tonnerre s'exclamait : « Dieu a tant aimé le monde » (Jn 3, 16) (…) Dis-nous donc, ô bienheureux Jean, dis-nous en quel sens tant ? Dis la mesure, dis la grandeur, enseigne-nous le sublime « Dieu a tant aimé le monde. » (St Jean Chrysostome, In Genes. VIII Homélie XXVII, 1 ; Opera Omnia [Migne] 4, 241).

L'Eucharistie rend Dieu extraordinairement proche de nous. Elle est le Sacrement de sa présence, à l'homme. Dieu dans l'Eucharistie est précisément le Dieu qui a voulu entrer dans l'histoire de l'homme. Il a voulu accepter l'humanité elle-même. Il a voulu devenir homme. Le Sacrement du Corps et du Sang du Christ nous rappelle sans cesse sa divine humanité.

Nous chantons « Ave, verum corpus, natum ex Maria Virgine. » Salut, vrai corps né de  la Vierge Marie. Et en vivant avec l'Eucharistie, nous retrouvons toute la simplicité et la profondeur du mystère de l'Incarnation.

Elle est le Sacrement de la descente de Dieu vers l'homme, du rapprochement avec tout ce qui est humain. Elle est le Sacrement de la divine « condescendance » (Cf. St Jean Chrysostome, In Genes, 3, 8 ; Homélie XXVII, 1 ; P.G. 53, 134). L'entrée divine dans la réalité humaine a atteint son point culminant avec la passion et la mort. Par sa passion et sa mort sur la Croix le Fils de Dieu incarné est devenu, de manière particulièrement radicale, le Fils de l'homme, il a partagé jusqu'à la fin ce qui est la condition de tout homme.

L'Eucharistie, Sacrement du Corps et du Sang, nous rappelle surtout cette mort que le Christ subit sur la Croix ; elle rappelle et renouvelle, d'une certaine façon, c'est-à-dire non sanglante, sa réalité historique. En témoignent les paroles prononcées au Cénacle séparément, sur le pain et sur le vin, les paroles qui, dans l'institution du Christ, réalisent le Sacrement de son Corps et de son Sang ; le Sacrement de la mort, qui a été un sacrifice expiatoire. Le Sacrement de la mort, dans lequel s'est exprimée toute la puissance de l'amour. Le Sacrement de la mort qui a consisté à donner la vie pour reconquérir la plénitude de la vie.

« Manduca vitam, bibe vitam habebis vitam, et integra est vitam » (Mange la vie, bois la vie : tu auras la vie, et c'est la vie entière. St Augustin, Sermonus ad populum. Série 1, Sermon 131 ; 1, 1).

Grâce à ce Sacrement « dans l'histoire de l'homme est continuellement annoncée la mort qui donne vie » (Cf. Co 11, 26).

Elle se réalise continuellement dans ce très simple signe qu'est le signe du pain et du vin. Dieu y est présent et proche de l'homme avec cette pénétrante rencontre de la mort sur la Croix d'où a jailli la puissance de la Résurrection. Grâce à l'Eucharistie, l'homme participe à cette puissance.

L’Eucharistie est le Sacrement de la Communion. Le Christ se donne lui-même à chacun de nous qui le recevons sous les espèces eucharistiques. Il se donne à chacun de nous qui mangeons la nourriture eucharistique, qui buvons la boisson eucharistique. Cet acte de manger est signe de la Communion. C'est le signe de l'union spirituelle dans laquelle l'homme reçoit le Christ qui lui offre la participation à son Esprit et en qui il retrouve, particulièrement intime, la relation avec le Père ; et l'homme ressent que l'accès à Lui est particulièrement proche. Comme l’a dit un grand poète :

« Je parle avec Toi qui règnes dans les cieux et qui es, en même temps, un hôte dans la demeure de mon esprit... Je parle avec Toi ! Les paroles me manquent pour Toi ; Ta pensée écoute chacune de mes pensées ; Tu règnes au loin et tu sers dans la proximité, Roi dans les cieux et dans mon cœur sur la Croix,» (Mickiewicz, Entretiens du soir).

En effet nous nous approchons de l'Eucharistie en récitant d'abord le Paster noster.

La communion est un lien bilatéral. Il convient donc de dire que non seulement nous recevons le Christ, que non seulement chacun de nous le reçoit sous ce signe eucharistique, mais que le Christ reçoit lui aussi chacun de nous. Dans ce Sacrement, pour ainsi dire, il accepte toujours l'homme, en fait son ami comme il l'a dit au Cénacle : « Vous êtes mes amis » (Jn 15, 14). Cet accueil et cette acceptation de l'homme de la part du Christ est un bienfait inouï. L’homme ressent profondément le désir d'être accepté. Toute la vie de l'homme est tendue dans cette direction : être accueilli et accepté par Dieu ; c'est cela qu'exprimé sacramentellement l'Eucharistie. Toutefois, comme le dit saint Paul, il faut que l'homme « s'éprouve soi-même » (1 Co 11, 28) ; pour savoir s'il est digne d'être accepté par le Christ. En un certain sens, l'Eucharistie est un défi constant parce que l'homme cherche à être accepté, parce qu'il adapte sa conscience aux exigences de la très sainte Amitié divine.

Nous désirons, dans le cadre de la fête d'aujourd'hui, de même que dimanche prochain et chaque jour exprimer cette particulière et publique vénération, cet amour que nous vouons toujours au très saint Sacrement. Permettez qu'en ce moment, je tourne encore une fois mes pensées vers la Pologne d'où je suis retourné il y a quelques jours. Ce furent pour moi des journées d'un pèlerinage parmi les hommes auxquels je n'ai cessé d'être lié par les liens les plus profonds de la foi, de l'espérance et de la charité. Je désire remercier encore une fois tous mes compatriotes. Je remercie les autorités de l'État. Je remercie mes Frères de l'Épiscopat. Je remercie tout le monde.

Et c'est précisément là, dans ma terre natale que j'ai, appris la fervente vénération, le profond amour de l'Eucharistie. C'est là que j'ai appris le culte du Corps du Christ. Depuis des siècles se déroulent, le jour de la « Fête-Dieu », des manifestations par lesquelles mes compatriotes cherchent à exprimer en commun et publiquement ce que l'Eucharistie représente pour eux. Et ils le font encore aujourd'hui. Je m'unis donc spirituellement à eux, maintenant que j'ai pour la première fois la joie de célébrer la fête du Corps et du Sang du Christ ici, en la Ville Eternelle où Pierre, de génération en génération, répond de certaine façon au Christ : « Seigneur, tu sais que je t'aime… Seigneur tu sais que je t'aime » (Jn 21, 15-17). D'une certaine manière, l'Eucharistie est le point culminant de cette réponse. Je désire la redire avec toute l'Église à Celui qui a manifesté son amour par le Sacrement de son Corps et de son Sang, demeurant avec nous « jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 20).

 

 

 

20 juin 1979

APPRENDRE A LIRE LE MYSTERE DU CŒUR DU CHRIST

 

1. Après-demain, vendredi, la liturgie de l'Église nous rassemble, dans une adoration et un amour particulier autour du mystère du cœur du Christ. Je voudrais donc, aujourd'hui, en anticipant cette fête, tourner avec vous nos cœurs vers le mystère de ce cœur. Ce mystère m'a parlé dès ma jeunesse. J'y reviens chaque année, au rythme du temps liturgique de l'Église.

Le mois de juin est, vous le savez, consacré au cœur divin, au Sacré-Cœur de Jésus. Nous lui exprimons notre amour et notre adoration par des litanies qui, avec une profondeur particulière, parlent dans chacune de leurs invocations, de son contenu théologique.

Je voudrais donc m'arrêter avec vous ne serait-ce que quelques instants, devant ce cœur auquel s'adresse l'Église, communauté de cœurs humains. Je voudrais parler de ce mystère si humain dans lequel Dieu s'est révélé avec une force et une simplicité sans pareil.

 

Un soldat, d'un coup de lance, le frappa au côté

 

2. Laissons parler maintenant les textes de la liturgie de vendredi, en commençant par l'Évangile de saint Jean. L'évangéliste rapporte l'événement avec la précision d'un témoin oculaire. Comme c'était le jour de la Préparation, les Juifs, de crainte que les corps ne restent en croix durant le sabbat — ce jour du sabbat devait être particulièrement important — demandèrent à Pilate de leur faire briser les jambes et de les faire enlever. Les soldats vinrent donc, ils brisèrent les jambes au premier puis du second de ceux qui avaient été crucifiés avec lui. Arrivés à Jésus, ils constatèrent qu'il était déjà mort et ils ne lui brisèrent pas les jambes Mais un des soldats, d'un coup de lance, le frappa au côté et aussitôt il en sortit du sang et de l'eau (Jn 19, 31-34).

Pas un mot sur le cœur.

L'évangéliste parle seulement du coup de lance au côté, d'où sortit du sang et de l'eau. Le langage du récit est presque médical, anatomique. La lance du soldat a certainement frappé le cœur pour contrôler si le condamné était déjà mort. Ce cœur, ce cœur humain, a cessé de battre. Jésus a cessé de vivre. Mais, en même temps, cette ouverture anatomique du cœur du Christ après la mort — malgré l’âpreté historique du texte — nous pousse à penser par métaphore. Le cœur n'est pas seulement un organe qui conditionne la vitalité biologique de l'homme. Le cœur est un symbole. Il parle de tout l'homme intérieur. Il parle de l'intérieur spirituel de l'homme. Et la tradition a aussitôt relu dans ce sens le récit de Jean. Du reste, c'est l’évangéliste lui-même qui a poussé à cela lorsqu'on se référant à l'attestation du témoin oculaire qui n'était autre que lui, il s'est référé en même temps à cette phrase de l’Écriture sainte : Ils verront celui qu'ils ont transpercé (Jn 19, 37 ; Zc 12, 10).

C'est ainsi que regarde l'Église, c'est ainsi que regarde l'humanité. Et voici que dans le transpercé par la lance du soldat, toutes les générations de chrétiens ont appris et apprennent à lira le mystère du cœur de l'homme crucifié qui était et qui est le Fils de Dieu.

 

L'amour du Christ surpasse toute connaissance

 

3. Beaucoup de disciples du cœur du Christ, hommes et femmes, ont acquis, au cours des siècles, une connaissance plus ou moins profonde de ce mystère.

L'un des protagonistes dans ce domaine a été certainement Paul de Tarse, converti de persécuteur en apôtre. Lui aussi nous parle dans la liturgie de vendredi prochain avec les paroles de la lettre aux Ephésiens. Il parle comme un homme qui a reçu une grande grâce, puisqu'il lui a été donné d'annoncer aux païens l'impénétrable richesse du Christ et de mettre en lumière comment Dieu réalise le mystère tenu caché depuis toujours en Lui, le Créateur de l'univers (Ep 8-9).

Cette richesse du Christ et, en même temps, ce dessein éternel de salut de Dieu sont adressés par l'Esprit Saint à l'homme intérieur, afin qu'il fasse habiter le Christ en son cœur par la foi (Ep 3, 16-17). Et quand le Christ, par la force de l'Esprit-Saint habitera par la foi dans nos cœurs d'hommes, alors nous serons à même de comprendre, avec notre esprit humain,(c'est-à-dire avec ce « cœur ») ce qu'est la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur... et de connaître l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance... (Ep 3, 18-19).

C'est pour cette connaissance, faite par le cœur, par chaque cœur humain, qu'a été ouvert, à la fin de sa vie terrestre, le cœur divin du condamné et du crucifié sur le Calvaire.

La mesure de cette connaissance par le cœur humain est diverse. Devant la force des paroles de Paul, que chacun de nous s'interroge sur la mesure de son cœur.... Devant lui nous apaiserons notre cœur, car si notre cœur nous accuse, Dieu, est plus grand que notre cœur et il discerne tout (1 Jn 3, 19-20). Le cœur de l’homme-Dieu ne juge pas les cœurs humains. Le cœur appelle. Le cœur invite. C'est pourquoi il a été ouvert par la lance du soldat.

 

Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur

 

4. Le mystère du cœur s'ouvre par les blessures du corps. C'est le grand mystère de la piété qui s'ouvre, les entrailles de miséricorde de notre Dieu (Saint Bernard, Sermo LXI, 4 : P.L. 18, 1072).

Le Christ parle dans la liturgie de vendredi : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur (Mt 11, 29). Une seule fois peut-être avec des mots à lui, le Seigneur Jésus a parlé de son cœur. Et il n'a mis en évidence que cet aspect : Douceur et humilité. Comme pour dire que c'est par cette seule voie qu'il veut conquérir l'homme ; que c'est par la douceur et l'humilité, qu'il veut être le roi des cœurs. Tout le mystère de son règne s'exprime dans ces deux mots. La douceur et l'humilité couvrent, en un certain sens, toute la « richesse » du cœur du Rédempteur dont a parlé saint Paul aux Éphésiens. Mais cette « douceur » et cette humilité le révèlent pleinement. Elles nous permettent de le connaître et de l'accepter. Elles en font un objet d'adoration suprême.

Les belles litanies du Sacré-Cœur de Jésus sont composées de beaucoup de paroles semblables — bien plus, elles contiennent des cris d'admiration pour la richesse du cœur du Christ. Méditons-les sérieusement.

 

Le cœur de Dieu-Homme, source de vie et de sainteté

 

5. Ainsi, à la fin de ce cycle liturgique de l'Église qui a commencé par le premier dimanche de l'Avent, puis est passé par Noël, le Carême, la Résurrection et la Pentecôte, par le dimanche de la Très Sainte Trinité et la Fête-Dieu, arrive la fête du Cœur Divin, du Sacré-Cœur de Jésus. Ce cycle se referme parfaitement en lui, dans le cœur du Dieu-Homme. C'est également de lui que rayonne, chaque année, toute la vie de l'Église.

Ce cœur est source de vie et de sainteté.

 

 

 

27 juin 1979

PIERRE ET PAUL, TEMOINS DE L'AMOUR DU CHRIST

 

1. Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum Ejus. (Elle a du prix aux yeux du Seigneur la mort de ses amis) (Ps 116, 15).

Permettez-moi de commencer par ces paroles du Psaume 116 la méditation d'aujourd'hui que je voudrais consacrer aux saints fondateurs et patrons de l'Eglise de Rome.

C'est bientôt le 29 juin, jour où l'Eglise tout entière mais surtout l'Eglise de Rome évoque les saints apôtres Pierre et Paul. Cette célébration rappelle pour l'Eglise de Rome le jour de leur mort. Le jour qui les a unis au Seigneur dont ils attendaient la venue, observaient la loi et dont ils ont reçu la couronne de la vie (cf. 2 Tm 4, 7-8 ; Jc 1, 12).

Le jour de la mort a été pouf eux le commencement de la vie nouvelle. C'est le Seigneur lui-même qui leur a révélé ce commencement par sa résurrection dont ils sont devenus, par leurs paroles, leurs œuvres et leur mort, les témoins. Et tout cela — les paroles, les œuvres et la mort de Simon de Bethsaïde que le Seigneur appela Pierre, et de Saul de Tarse qui, après conversion prit le nom de Paul constitue comme un complément à l'Evangile du Christ, sa pénétration dans l'histoire de l’humanité, dans l’histoire du monde, et aussi dans l'histoire de cette ville. Et il y a vraiment de quoi méditer en ces jours que le Seigneur, par la mort de ses Apôtres, nous permet de remplir du souvenir de leur vie.

Felix per omnes festum mundi cardines

Apostolorum praepoollet alacriter,

Petri beati, Pauli sacratissimi,

Quos Christus almo consecravit sanguine,

Ecclesiarum deputavit principes

(Hymnum ad officium lectionis)

2. Lorsque le Christ, après la Résurrection, eût avec lui cet étrange colloque, dialogue décrit par l’évangéliste Jean, Pierre ne savait certainement pas que c'était précisément ici — dans la  Rome de Néron — que se seraient accomplies les paroles qu'il avait entendues alors et les paroles que lui-même avait prononcées. Le Christ lui demanda par trois fois : M'aimes-tu ? Et Pierre, par trois fois, répondit oui. Même si la troisième fois, Pierre fut peiné (Jn 21, 17) comme le remarque l’évangéliste. Certains, pensant à la cause de ce chagrin, supposent qu'il est dû au triple reniement rappelé à Pierre par la troisième question du Christ. De toute façon, après la troisième réponse où Pierre, non seulement garantit son amour, mais fait humblement allusion à ce que le Christ lui-même savait à ce propos : Seigneur, tu sais que je t'aime (Jn 21, 15), après cette troisième réponse, viennent les paroles qui devaient s'accomplir, précisément, ici, à Rome. Le Seigneur dit :Quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture, et tu allais où tu voulais ; quand tu seras devenu vieux, tu étendras les mains, un autre te nouera ta ceinture et te mèneras où tu ne voudrais pas (Jn 21, 18). Ces paroles mystérieuses peuvent être interprétées de différentes façons. Cependant, l'évangéliste en suggère le sens exact lorsqu'il ajoute que par elles le Christ indique à Pierre le genre de mort par lequel il devait glorifier Dieu (Jn 21, 19). C'est pourquoi, le jour de la mort de l'Apôtre, que nous célébrerons après-demain, nous rappelle aussi l'accomplissement de ces paroles. Tout ce qui eut lieu avant — tout l'enseignement apostolique et le service à l'Eglise en Palestine, puis à Antioche, et enfin à Rome — tout cela constitue l'accomplissement de cette triple réponse : Seigneur, tu sais que je t'aime (Jn 21, 15). Oui, tout cela, jour après jour, année après année, avec toutes les joies et les exaltations de l'âme de l'Apôtre lorsqu'il voyait la cause de l'Evangile grandir dans les âmes, mais aussi avec toutes les inquiétudes, les persécutions et les menaces — en commençant par celle de Jérusalem, quand Pierre fut incarcéré sur l'ordre d'Hérode jusqu'à la dernière, à Rome, quand il fut incarcéré sur l'ordre de Néron. Mais tandis que la première fois, il fut libéré par l'ange du Seigneur, la seconde, il n'en fut rien. C'est que probablement avait été suffisamment accomplie, par la vie et le ministère de Pierre, la mesure terrestre de l'amour promis au Maître. Car, l'autre partie des paroles prononcées jadis pouvait alors s'accomplir : … Un autre te nouera ta ceinture et te mènera où tu ne voudrais pas (Jn 21, 18).

Selon la tradition, Pierre est mort sur la croix comme le Christ, mais, conscient de ne pas être digne de mourir comme le Maître, il demande qu'on le crucifie la tête en bas.

3. Paul est venu à Rome en prisonnier, après avoir fait recours à César contre la sentence de condamnation prononcée en Palestine (cf. Ac 25, 11). Il était citoyen romain et avait droit à un tel recours. Il est donc probable qu'il ait passé les deux dernières années de sa vie à Rome, sous Néron. Il ne cessa pas d'enseigner par la parole et les écrits (par les lettres) mais sans doute n'a-t-il pas pu quitter la ville. Ses voyages missionnaires qui l'avaient conduit dans les principaux centres du monde méditerranéen s'étaient achevés. C'est ainsi que s'accomplit l'annonce du Christ : Cet homme m'est un instrument de choix pour porter mon nom devant les païens (Ac 9, 15).

Un peu plus de trente ans après la mort du Christ, après la Résurrection et l'Ascension au Père, la région de la mer Méditerranée et donc toute la région de l'empire s'était peuplée des premiers chrétiens. Et c'était, en grande partie, le fruit de l'activité missionnaire de l'Apôtre des gentils. Et si, dans l'exercice de son ministère, il avait toujours approuvé le désir de s'en aller et d'être avec le Christ (Ph 1, 23), c'est justement à Rome que ce désir s'est réalisé.

Le Seigneur l'envoya à Rome à la fin de sa vie pour qu'il soit le témoin du ministère de Pierre non seulement parmi les Juifs mais aussi parmi les païens et pour qu'il y apporte le témoignage vivant du développement de l'Eglise jusqu'aux confins de la terre (cf. Ac l, 8) c'est-à-dire de son universalité. Le Seigneur a fait en sorte que lui, Paul, Apôtre inlassable et serviteur de cette universalité passe les dernières années de sa vie, ici, à Rome, près de Pierre qui, comme un rocher, s'est planté en ce lieu pour être le solide point de référence de cette universalité.

O Roma felix, quae tantorum principum

Es purpurate pretioso sanguine,

Non laude tua, sed ipsorum meritis

Excellis omnem mundi pulchritudine.

(Hymnum ad vesperas)

4. A l'approche du 29 juin, fête des saints Apôtres Pierre et Paul, un grand nombre de pensées assaillent l'esprit et beaucoup de sentiments, le cœur. Ce qui s'accroît surtout, c'est le besoin de prier pour que le ministère de Pierre soit bien compris dans l'Eglise de notre temps, et pour que s'élargisse toujours plus la dimension de l'universalité missionnaire que saint Paul a apportée dans l'histoire de l'Eglise de Rome, en passant, ici, en captivité, les dernières années de sa vie.

Et que le Seigneur qui a promis à Pierre de bâtir sa propre Église sur cette pierre continue d'être clément à l'égard de cette pierre qui s'est insérée dans le terrain de la ville éternelle, devenu fertile grâce au sang de ses fondateurs.

 

 

 

4 juillet 1979

L'EGLISE DE PIERRE ET PAUL

 

La semaine dernière l'Église de Rome a vécu de grandes heures qui méritent d'être évoquées devant Dieu et devant les hommes. Devant Dieu pour lui exprimer notre reconnaissance et lui renouveler notre confiance. Devant les hommes pour répondre au désir de leurs cœurs de s'unir et de s'ouvrir les uns aux autres en de tels moments. Pour la première fois, moi qui ne suis ni de cette ville ni de cette terre, j'ai pu vénérer les saints apôtres Pierre et Paul, ici, en ce lieu d'où le Seigneur les a rappelés à lui, le jour consacré au souvenir de leur glorieux martyre. Je le faisais aussi lorsque j'étais dans ma patrie pour manifester l'unité de l'Eglise de Pologne avec Pierre qui rassemble, au sein de l'Église catholique, tout le peuple de Dieu. Mais ici, au cœur même de l'Église, le mystère de cette vocation sans pareil qui a conduit Pierre du lac de Génésareth jusqu'à Rome, et, sur ses traces, Paul de Tarse, nous parle avec toute la force de la réalité historique.

 

Les sacrifices de Pierre et de Paul

 

C'est avec une grande émotion qu'au soir du 28 juin, nous avons récité les premières vêpres de la fête des deux saints patrons. Puis, après la bénédiction des palliums, symbole de l'unité de l'Église universelle avec le siège de Pierre, nous nous sommes rendus là où se trouvent les saintes reliques de l'Apôtre, autrefois ensevelies ici et que les savants soumettent aujourd'hui à une nouvelle étude.

Comme il nous parle cet autel élevé du centre de la basilique et sur lequel le successeur de saint Pierre célèbre l'Eucharistie en sachant que non loin de cet autel, Pierre, crucifié, a offert sa vie en sacrifice en union avec le Christ crucifié sur le calvaire et ressuscité !

Le même jour, selon la Tradition, le Seigneur a accueilli le sacrifice de saint Paul. Et il n'y eut pas seulement les saints Pierre et Paul. La liturgie du 30 juin commémore tous les martyrs de l'Église qui, ici, à Rome, au temps de Néron, ont subi de sanglantes persécutions. D'anciens historiens, tel Tacite (Annales XV, 45), en témoignent, ainsi que des pères apostoliques, tel Clément de Rome (Ad. Cor. 5-6). Et il ne s'agissait pas de la dernière persécution mais de la première, car il y en a eu d'autres jusqu'à l'époque de Dioclétien, au début du IV° siècle, et jusqu'au temps de Julien l'Apostat, vers la fin de ce IV° siècle.

L'Église de Rome est profondément enracinée dans ces témoignages. Ce siège qui a près de 2000 ans a reçu non seulement le baptême de l'eau mais aussi le baptême du sang des martyrs dont la voix est plus éloquente que celle d'Abel (He 12, 24).

Nous tous qui vivons dans la frénésie de la civilisation moderne, dans l'inquiétude de la société actuelle, nous devons faire ici une halte et méditer sur la naissance de cette Église, devenue, par la volonté du Seigneur, le centre et la capitale d'une aussi grande mission : l'Église vers laquelle marchent tant d'Églises qui y trouvent le fondement de leur unité.

 

Romaine et universelle

 

2. Au souvenir des événements qui ont marqué les débuts de l'Église de Rome, fondée par Dieu sur Pierre (qui signifie pierre, rocher) se sont ajoutés, la semaine dernière, d'autres événements importants qui montrent combien se développe, dans l'histoire, ce siège destiné à servir l'unité des chrétiens au sein d'une Église à la fois catholique et apostolique.

Nous avons eu, en effet, la joie d'ajouter solennellement 15 nouveaux membres au collège des cardinaux de l'Église de Rome. Parmi eux, l'un demeure in petto, en attendant que la Providence divine nous permette d'en révéler le nom. Les autres, vous les connaissez. Cette cérémonie a été un renouvellement de la tradition millénaire de l'Église de Rome et elle est d'une grande importance non seulement pour la stabilité de l'Église mais aussi pour comprendre commet il se doit sa caractéristique à la fois universelle et locale.

Notre église locale de Rome est liée à la ville comme y avait été lié, il y a presque vingt siècles, l’apôtre Pierre. Après Pierre, l'Église de Rome a élu successivement ses propres évêques pour qu'ils y exercent leur ministère pastoral ; et elle l'a fait d'une manière adaptée aux moyens et aux besoins de chaque époque.

L'institution du Sacré Collège remonte à une tradition qui veut que l'évêque de Rome soit élu par des représentants du clergé de Rome. Et ces électeurs romains qui, déjà alors, constituaient un important collège dans la vie de l'Église, ont créé l'institution qui, depuis près de 1000 ans, garantit la succession sur le siège de Saint-Pierre. Une succession qui a un sens non seulement pour l'Église locale de Rome mais aussi pour l'Église universelle. Et c'est là un sens-clé puisque le Christ a conféré précisément à Pierre le pouvoir des clés. Au cours des dernières années, et surtout sous le pontificat de Paul VI, le Sacré Collège s'est agrandi et internationalisé. Il compte actuellement 70 cardinaux d'Europe, 40 d'Amérique du Nord, du Centre et du Sud ; 12 d'Afrique ; 10 d'Asie et 3 d'Australie et d'Océanie. Ils occupent tous des postes de responsabilité, soit comme pasteurs d'importantes églises locales (diocèses), soit comme présidents des principaux dicastères de la Curie romaine. Ils sont en même temps les successeurs de ces anciens électeurs qui provenaient du clergé romain et choisissaient l’évêque de Rome. Par conséquent, avec le cardinalat, ils reçoivent le titre de l'un des diocèses suburbicaires ou de l'une des Églises de Rome. Ainsi le Sacré Collège renferme et manifeste les deux dimensions caractéristiques de l'Église, la dimension locale et la dimension universelle. L'Église bâtie sur Pierre est romaine dans ces deux dimensions.

 

A Jésus-Christ, roi des siècles

 

3. C'est ainsi que la semaine dernière, nous nous sommes familiarisés avec la réalité de l'Église, avec son mystère et avec son histoire à laquelle s'est ajoutée, à nos yeux, une nouvelle étape. Si nous reparlons aujourd'hui de ces événements, c'est pour vous dire l'intensité avec laquelle nous les avons vécus. A l'exemple de la Mère du Christ, il faut garder dans son cœur (cf. Lc 2, 51) de tels événements et, le moment voulu, les extérioriser pour en renforcer l'importance intérieure. Je me tourne une fois de plus vers les membres du Sacré Collège et je recommande chacun d'eux à vos prières, à la prière de toute l'Église.

A Jésus-Christ roi des siècles (1 Tm 1, 17) je confie l'Église édifiée sur les fondements des apôtres et des prophètes (Ep 2, 20), l'Église de Rome fondée sur Pierre et liée, dès le commencement, au souvenir de l'Apôtre des nations.

 

 

 

12 juillet 1979

LE SERVICE APOSTOLIQUE DE LA CURIE ROMAINE

 

1. Je veux revenir aujourd'hui encore sur la grande fête que l'Église romaine célèbre, chaque année, le 29 juin, pour commémorer le martyre de ses saints patrons, les apôtres Pierre et Paul.

La commémoration de ces Apôtres fait revivre dans notre cœur non seulement l'instant de leur mort pour le Christ, mais aussi toute leur vie d'Apôtres. Bien qu'éloignée dans le temps, leur vie, tout entière consacrée au témoignage évangélique et à l'instauration du royaume de Dieu sur la terre, reste pour nous toujours actuelle et vivante. Les deux Apôtres sont aux yeux de notre esprit, des personnages réels, ils s'expriment par leurs lettres, par leurs œuvres et dans les actes des Apôtres. Nous pouvons suivre, du dehors, les événements auxquels ils ont participé pendant leur vie, mais en même temps, nous pouvons suivre aussi leur vie intérieure, et y trouver toujours un modèle vivant de cette sequela Christi à laquelle nous sommes tous appelés.

Je voudrais attirer votre attention sur le détail suivant : les Apôtres avaient de nombreux assistants et collaborateurs qui rendaient possible et leur facilitaient l'accomplissement des tâches liées à l'annonce de l'Evangile. Nous connaissons les noms de beaucoup de ces disciples et assistants-Apôtres, surtout grâce aux lettres de saint Paul. Certains sont commémorés dans le martyrologe ou dans le calendrier liturgique des saints.

 

Collaborateurs des Apôtres

 

2. Cet aspect des origines de l'Eglise nous permet de parcourir 2000 ans d'histoire pour arriver à notre époque. L'accomplissement de la mission apostolique, surtout du ministère de Pierre, a eu besoin à chaque époque, de nombreux collaborateurs. Notre époque aussi les exige, conformément aux besoins de notre temps où l'Église doit accomplir sa mission évangélique de salut. Je profite aujourd'hui de cette rencontre avec vous pour m'adresser à tous ceux qui, ici, à Rome, collaborent avec le successeur de Pierre pour le bien de l'Église romaine et universelle. Je le fais pour des motifs théologiques. La récente fête des saints Apôtres nous invite en effet à cette réflexion ; je le fais aussi pour des motifs personnels : il est juste que j'exprime ma reconnaissance à mes collaborateurs, comme il est écrit dans les Lettres des Apôtres, et surtout dans les lettres de saint Paul : Nous rendons continuellement grâce à Dieu pour vous tous quand nous faisons mention de vous dans nos prières ; sans cesse, nous gardons le souvenir de votre foi active, en Notre Seigneur Jésus-Christ. (1 Th 1,-3).

 

Une collaboration universelle

 

3. Les plus proches collaborateurs du pape, évêque de Rome, et successeur de Pierre, sont les membres de la curie romaine. Il s'agit, vous le savez d'un organisme vaste et complexe dont le concile Vatican II a voulu l’aggiornamento selon les tâches du ministère de Pierre et les besoins de l'Eglise contemporaine. Parmi les principales directives du Concile dans ce domaine, on peut lire : les pères du Concile souhaitent que ces dicastères, qui certes ont apporté au pontife romain et aux pasteurs de l'Eglise une aide magnifique, soient soumis à une nouvelle organisation plus en rapport avec les besoins des temps, des pays et des rites, notamment en ce qui concerne leur nombre, leur nom, leurs compétences, leurs méthodes propres de travail et la coordination. Pour le bien de l'Eglise universelle, on souhaite que leurs membres, leur personnel— et même les légats du pontife romain — soient dans la mesure du possible, davantage choisis dans les diverses contrées de l'Eglise. C'est ainsi que les administrations ou organes centraux de l'Eglise catholique présenteront un caractère véritablement universel. On forme également lé vœu que parmi les membres des dicastères soient admis aussi quelques évêques, surtout diocésains, qui puissent apporter au souverain pontife, d'une manière plus complète, la mentalité, les désirs et les besoins de toutes les Eglises. Enfin, les pères du Concile estiment très utiles que ces mêmes dicastères entendent davantage des laïcs, réputés pour leurs qualités, leur science et leur expérience, en sorte que ces laïcs aussi jouent dans les affaires de l'Eglise, le rôle qui leur revient (Christus Dominus, n. 9 et 10).

Fidèle aux directives du Concile, Paul VI a donné une forme concrète à l'aggiornamento de la curie romaine, par la publication de la constitution Regimini ecclesiae universae. La curie romaine regroupe des organismes et des institutions qui remontent à plusieurs siècles, mais aussi des organismes nouveaux, issus directement de l'ecclésiologie de Vatican II et qui manifestent cette conscience de la mission de l'Eglise dans le monde contemporain dont nous sommes redevables au Concile.

 

Les dicastères romains

 

Il serait impossible de faire une analyse détaillée de toute la curie romaine. Il serait difficile de citer, dans l'ordre, les compétences de chaque dicastère et des différents bureaux, ou d'expliquer leur structure et leur règlement interne. Et ce n'est d'ailleurs probablement pas nécessaire. Il suffit de dire deux mots de chacun de ces dicastères pour se rendre compte que chacun correspond à un secteur bien défini de la vie et de l'activité de l'Eglise universelle et y facilite le ministère de Pierre dans l'Eglise, en partageant le souci pastoral de chaque successeur de saint Pierre, évêque de Rome, dans son Magistère.

Les seuls noms des dicastères en indiquent la compétence. La tâche de l'évêque de Rome est avant tout de sauvegarder l'intégrité de la doctrine de la foi : et la congrégation qui l'aide en cela porte précisément ce nom. L'évêque de Rome doit également s'occuper des questions concernant la succession apostolique des évêques au sein du collège épiscopal : d'où la congrégation pour les Eglises orientales qui ont des rites divers mais sont en communion avec te Siège de Pierre ; la congrégation pour les sacrements et le culte divin, chargée de la vie sacramentelle et liturgique de l'Eglise ; la congrégation pour le clergé qui s'occupe des problèmes du ministère et de la vie des prêtres ; la congrégation pour les religieux et les instituts séculiers, ceux-ci ayant un rôle très important dans le tissu vivant de la communauté chrétienne ; la congrégation pour l’évangélisation des peuples chargée de tout ce qui concerne l’activité missionnaire ; la congrégation pour les causes des saints ; enfin, la congrégation pour l'éducation catholique, dont l'activité concerne les écoles catholiques, les séminaires et les universités du monde.

Il faut ajouter les organismes pour l'administration de la justice, c'est-à-dire le tribunal de la rote et le tribunal suprême de la signature apostolique — et pour les problèmes de conscience, la S. pénitencerie apostolique — ces organismes veillent à ce que soient résolus comme il se doit les problèmes qui, dans la vie de l'Eglise, concernent les droits des fidèles ou des communautés.

Et puis, il y a, vous le savez, la secrétairerie d'Etat qui, près du pape, l'assiste en tout ce qui concerne l'Eglise universelle et la coordination de l'activité des organismes de la curie. Le conseil pour les affaires publiques de l'Eglise, lui, s'occupe surtout des rapports avec les états et les gouvernements. L'Eglise est comme cet homme qui tire de son trésor du neuf et du vieux (Mt 13, 52). Il faut également citer les nouveaux organismes, fruits du Concile, qui sont très révélateurs de l'Église d'aujourd'hui et de demain.

Le conseil pontifical pour les laïcs, la commission Justice et Paix, les trois secrétariats, pour l'unité des chrétiens, pour les non-croyants ; plusieurs commissions pontificales et la préfecture pour les affaires économiques. Et puis, il ne faut pas oublier le synode des évêques, lui aussi issu du concile et dont le secrétariat général a ses bureaux près le siège apostolique.

 

La source est dans le cœur du Christ

 

3. On peut, on doit même, regarder le siège apostolique comme un ensemble de bureaux spécialisés qui, par leur gros travail, facilitent la connaissance des affaires essentielles de l'Eglise et toutes les décisions à prendre. On peut et on doit dire que tous ces bureaux soutiennent le ministère du successeur de Pierre et en facilitent l'accomplissement. Cependant, lorsqu'on parle de ministère, il faut essayer de percevoir ce courant plus profond qui donne à chaque organisme sa vraie valeur et fait en sorte que dans chacun d'eux, bat le cœur de toute l'Église où tout converge pour repartir ensuite dans toutes les directions.

C'est pourquoi, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de remonter aux temps des premiers apôtres, à leurs lettres. Et avec les mêmes mots qu'ils ont employés pour parier de leurs collaborateurs plus directs, qu'il me soit permis d'exprimer toute ma gratitude à mes collaborateurs actuels, avec qui je partage ma sollicitude pour l'Eglise qui à sa source dans le cœur du Christ, bon Pasteur.

 

 

 

18 juillet 1979

L'APPORT DE L'EGLISE AU PROGRES DE LA CULTURE

 

1. Un important document du siège apostolique a été publié récemment. Il s'agit de la constitution Sapientia Christiana, consacrée au problème des études supérieures et aux institutions que l'Eglise a créées dans ce but. Il s'agit d'un domaine qui compte un long et glorieux passé. L'Eglise, envoyée par le Christ pour enseigner toutes les nations (Mt 28, 19) est entrée dès ses origines en contact vivant avec la science. Ce fait est confirmé par la tradition des écoles chrétiennes les plus anciennes, spécialement les plus célèbres de l'antiquité, comme celles d'Alexandrie et d'Antioche. Par la suite, nous en avons pour témoignage l'effort séculaire des ordres monastiques qui, par leur travail infatigable, ont contribué à conserver les textes des classiques, c'est-à-dire des auteurs païens de l'antiquité. Enfin, une nouvelle confirmation nous en est donnée dans l'étroite collaboration de l'Eglise avec les écoles de niveaux divers qui ont répandu l'instruction et surtout avec les universités dont les structures se sont formées au Moyen Age.

C'est à cette époque que remontent plusieurs universités, parmi les plus célèbres, toujours en activité sur le continent européen et d'autres continents par la suite. Depuis des siècles, elles ont été des centres de science et d'enseignement. La culture des diverses nations et des pays européens (ainsi d'ailleurs que des autres continents) leur doit beaucoup.

Je me limiterai à rappeler brièvement ce vaste problème d'importance historique qui a fait déjà l'objet de nombreuses études et dissertations. En effet, on ne peut l'ignorer, puisqu'il s'agit d'une question fort importante pour la mission de l'Eglise de notre temps.

Les centres universitaires et culturels les plus anciens méritent d'être cités brièvement, tels : Bologne, Rome, Padoue, Pise, Florence en Italie ; Paris, Toulouse, Grenoble en France ; Oxford, Cambridge en Grande-Bretagne ; Salamanque, Valladolid en Espagne ; Cologne, Heidelberg, Leipzig en Allemagne ; Vienne, Gratz en Autriche ; Lisbonne, Coimbra, au Portugal ; Prague en Tchécoslovaquie ; Cracovie en Pologne ; Louvain en Belgique ; Mexico au Mexique ; Cordoba en Argentine ; Lima au Pérou ; Quito en Equateur ; Manille aux Philippines.

2. Tel est l'objet de la constitution apostolique Sapientia Christiana dont je viens de parler. Elle est le fruit d'une décision du concile Vatican II qui s'est déclaré en faveur de l'élaboration d'un nouveau document au sujet des relations entre l'Eglise et les études supérieures. Le document précédemment en vigueur, la constitution Deus scientiarum Dominus avait été promulguée par le pape Pie XI le 24 mai 1931 (AAS 23 (1931) PP. 241-262). Le développement rapide —  pour ne pas dire irrésistible — de la science dans les différents courants contemporains et, par suite, la nécessité d'y adapter les institutions académiques, créées par l'Eglise pour des tâches spécifiques, ont amené à la révision du célèbre document de 1931 qui, pendant des dizaines d'années, a rendu de grands services à l'Eglise et à la société.

La nouvelle constitution est 1e fruit de nombreuses années de travail. La Congrégation pour l'éducation catholique, sous la conduite du cardinal Gabriel-Marie Garrone, a dirigé ce travail en union avec les conférences épiscopales et les milieux intéressés, ainsi qu'avec les institutions catholiques de niveau académique.

Aujourd'hui, dans le monde, il existe 125 centres académiques d'études ecclésiastiques, 16 d'entre eux se trouvent, à Rome et sont appelés pontificaux. En outre, 47 universités, catholiques ont été créées par le Saint-Siège ; 34 facultés théologiques sont annexées à des universités d'Etat.

 

Les fruits du document « Sapientia Christiana »

 

3. Le nouveau document pontifical a défini clairement ce que l'on entend par faculté ecclésiastique, c'est-à-dire, celle qui s'occupe particulièrement de la révélation chrétienne et des disciplines qui lui sont connexes et se rapportent donc à sa mission d'évangélisation. Le document a défini les buts spécifiques des facultés ecclésiastiques : c'est-à-dire, approfondir la connaissance de la révélation chrétienne ! Assurer, au niveau supérieur, la formation des étudiants dans leurs disciplines propres ; apporter un concours généreux, aussi bien aux églises particulières qu'à l'Eglise universelle, dans toute l'œuvre d'évangélisation. Il a déterminé avec soin les critères de gouvernement de ces centres, en faisant appel à la responsabilité de chacun et en garantissant leur fonctionnement effectif et collégial.

Il a précisé le rôle du magistère ecclésiastique au sujet d'une juste liberté d'enseignement et de recherche.

Il a déterminé les qualités que l'on requiert des professeurs au point de vue de leur préparation scientifique et du témoignage de vie.

Il a introduit une structure nouvelle dans l'organisation des facultés.

Il a appelé les facultés théologiques à une tâche de recherche particulièrement importante : traduire le message évangélique dans les expressions légitimes de la culture des différents pays.

Il a mis l'accent sur l'aspect œcuménique, missionnaire et de promotion humaine auquel les facilités ecclésiastiques doivent être attentives.

4. La constitution sur les études académiques aura les mêmes buts que ceux du document précédent Deus scientiarum Dominus (complété, peu après le concile, par les ordonnances de la congrégation Normae quaedam du 20 mai 1968).

Je dois exprimer toute notre reconnaissance à ceux qui ont contribué à l'élaboration de cet important document. En terminant mon discours, forcément trop bref sur pareil sujet, il est nécessaire qu'une fois de plus, nous nous rendions compte de ce à quoi servira la constitution apostolique Sapientia Christiana, comme a servi jusqu'ici la constitution Deus scientiarum Dominus.

Pour répondre à cette question, il faut avoir devant les yeux l'Eglise dans sa mission. Celle-ci a été définie par le Christ, lorsqu'il a dit aux Apôtres : Allez, enseignez toutes les nations (Mt 28, 19), proclamez l'Evangile à toutes les créatures (Mc 16, 15). Annoncer l'Evangile, enseigner, signifie rencontrer l'homme vivant, la pensée de l'homme qui, sans cesse, de mille manières et dans de nouveaux domaines, cherche la vérité. L'homme interroge et attend une réponse. Pour trouver la vraie réponse, conforme à la réalité, exacte et convaincante, il entreprend des recherches parfois difficiles et ingrates. La soif de vérité est une des expressions les plus incontestables de l'esprit humain.

Annoncer l'Evangile, enseigner, signifie rencontrer l'expression de l'esprit humain à différents niveaux, mais surtout au plus haut niveau, là où la recherche de la vérité se fait méthodiquement, dans les instituts spécialisés qui servent à la recherche et à la transmission des résultats des investigations, c'est-à-dire à l'enseignement. Les universités catholiques doivent être un terrain où l’évangélisation de l'Eglise rencontre le processus académique universel qui s'enrichit de toutes les conquêtes de la science moderne.

En même temps, dans ces universités, l'Eglise approfondit sans cesse, consolide et renouvelle sa propre science : celle qu'elle doit transmettre à l'homme d'aujourd'hui comme message de salut. Elle le transmet d'abord à ceux qui doivent à leur tour le transmettre à d'autres, avec fidélité et authenticité, en l'adaptant aux besoins et aux questions des générations actuelles.

C'est un travail immense, un travail structuré, un travail indispensable. Que, grâce à la nouvelle constitution apostolique Sapientia Christiana, ceux qui s'engageront dans ce travail prennent conscience de leur tâche dans la communauté du peuple de Dieu. Qu'ils prennent conscience de leur responsabilité à l'égard de la parole de Dieu et des conséquences pour la vérité humaine. Qu'ils se sentent provoqués au service de cette vérité.

 

 

 

25 juillet 1979

AVEC LES JEUNES, DECOUVRIR LA BEAUTE DE LA JOIE, LA BEAUTE DE L'AMOUR

 

1. Je désire tourner aujourd'hui ma pensée vers la jeunesse. Nous sommes en période de vacances. Les jeunes et les enfants sont libérés des devoirs scolaires et universitaires et consacrent cette période au repos. Je désire saluer cordialement tous les jeunes et tous les enfants qui se reposent et leur souhaite de trouver dans les vacances de nouvelles ressources d'énergies, si nécessaires pour la nouvelle année d'étude. Le repos appartient non seulement à l'ordre humain, mais aussi au programme divin de la vie humaine. Se repose bien celui qui travaille bien, et, à son tour, celui qui travaille bien doit bien se reposer.

Ma pensée se tourne particulièrement vers ces nombreux groupes de jeunes qui font coïncider leur repos d'été avec l'approfondissement de leurs rapports avec Dieu, avec celui de leur vie spirituelle. Depuis mon précédent service de prêtre et d'évêque en Pologne, je connais personnellement un grand nombre de ces groupes. Quant aux autres, c'est ici que j'ai été informé à leur sujet. Il est certain que, dans les différents pays d'Europe et du monde on peut constater chez les jeunes une recherche très accentuée des valeurs spirituelles et religieuses. Il semble que les jeunes ressentent vivement qu'il n'est pas possible de combler la vie seulement avec des éléments et des valeurs matérielles. D'où résultent des inspirations et des recherches qui sont pour nous des sources de réconfort et d'espérance. Elles attestent que l'homme veut vivre pleinement sa vie, respirer pour ainsi dire à pleins poumons sa propre personnalité humaine. La vie réduite à la seule dimension temporelle, matérielle, consommatrice suscite des contestations.

2. Quant aux milieux déjeunes auxquels je pense en ce moment, je trouve très significative leur recherche, spécialement en cette période de l'année, d'un contact plus intime avec la nature. Les versants des montagnes, les bois, le bord de mer attirent durant l'été des foules immenses. Toutefois, pour de nombreux groupes de jeunes, ce repos que l'homme trouve, au sein de la nature, devient une occasion particulière de contact plus intime avec Dieu. Ils le retrouvent dans l'exubérante beauté de la nature qui a été tout au long de l'histoire une source d'inspiration religieuse pour un grand nombre d'âmes et de cœurs. Dans cette double rencontre, ils se retrouvent eux-mêmes, ils retrouvent leur propre ego le plus profond, le plus intime. La nature les y aide. Ce que l'homme garde de plus intime au fond de lui-même lui devient plus sensible au contact de la nature et ceci le rend plus ouvert à la réflexion approfondie et à l'action de la grâce qui attendent le recueillement intérieur du cœur juvénile pour agir avec une efficacité accrue.

3. Ayant été pendant de nombreuses années en contact avec de semblables groupes de jeunes, j'ai noté que leur spiritualité est conditionnée par deux sources qui alimentent, pour ainsi dire, parallèlement les jeunes âmes. L'une d'elles est la Sainte Écriture, l'autre la Liturgie. La lecture de l'Écriture Sainte, jointe à la réflexion systématique sur son contenu et tendant à provoquer la révision de sa propre existence, devient une source très efficace pour se transformer soi-même et pour renouveler l'esprit au sein de la société. Et en même temps, ce processus de la « liturgie de la Parole », développé en diverses directions conduit, par la voie la plus simple à l'Eucharistie, vécue avec l'intimité profonde des cœurs juvéniles et, toujours en même temps, de manière communautaire. Autour de l'Eucharistie, cette communauté, et tous les liens qui en découlent, reprennent une force, une profondeur nouvelles : liens de camaraderie, d'amitié, d'amour, auxquels les jeunes sont particulièrement ouverts en cette période de leur vie. La présence permanente du Christ, sa proximité eucharistique assurent à ces liens une dimension de particulière beauté, de grande noblesse.

4. Les milieux et les groupes de jeunesse auxquels je me réfère en ce moment sont généralement pleins d'une authentique joie juvénile. J'ai parfois admiré combien cette joie, cette spontanéité allaient de pair avec l'amour de l'ordre et de la discipline.

Ce fait est déjà en lui-même une preuve que l'homme ne peut s'éduquer que du dedans, avec la force d'un idéal spirituel qui lui fasse voir les simples contours de la vérité et l'aspect de l'amour authentique dans laquelle s'est située la vie humaine du Christ. Moi-même je quittais ces rencontres plus rempli de joie, et "spirituellement" plus reposé. "La beauté de la joie" est aussi importante pour l'homme que la "La beauté de l'amour".

Cette joie trouve toujours son expression particulière dans le chant. Encore aujourd'hui je retrouve l'écho de ces groupes juvéniles in canto qui ont donné naissance au nouveau style des chants ou plutôt des chansons religieuses d'aujourd'hui. Ce phénomène mériterait une analyse appropriée.

5. Il existe en outre des groupes qui aiment aller en pèlerinage. Plus que celui des générations précédentes, l'homme d'aujourd'hui est "un homme en marche". Ceci se réfère particulièrement aux jeunes. Ces groupes déjeunes amateurs de "pérégrinations" (au sens le plus strict du mot) sont très nombreux. Le pèlerinage devient souvent le complément d'un voyage touristique même si le caractère est différent. J'ai surtout en mémoire un pèlerinage qui chaque année, au début du mois d'août, va de Varsovie à Jasna Gôra. Les jeunes forment l'écrasante : majorité des pèlerins qui, pendant dix jours, parcourent à pied (parfois dans des conditions difficiles) un itinéraire de quelque 300 km. Et chaque année figure, parmi ces jeunes pèlerins, un groupe de plus en plus nombreux de jeunes Italiens.

6. Il y a quelques semaines s'est déroulé à Rome le IV° Symposium organisé par le Conseil des Conférences Episcopales Européennes et ayant pour thème : Les jeunes et la foi.

Plus de 70 évêques, représentant l’épiscopat européen, ont analysé de manière approfondie la situation des jeunes d'aujourd'hui en ce qui concerne la foi et les caractéristiques principales de leur religiosité. Sans cacher leurs préoccupations devant des attitudes de refus par les jeunes de certaines valeurs traditionnelles, les Évêques ont souligné qu'aujourd'hui les jeunes redécouvrent toujours plus l'Église en tant que communauté de foi ; ils abordent avec grand sérieux l'Évangile et la personne du Christ, ils ressentent profondément la valeur de la méditation et de la prière.

Que tout ce que j'ai dit vienne compléter ce thème central dont se sont occupés en juin les représentants des Conférences Episcopales de presque toute l'Europe, je voudrais que mes paroles apportent à tous les jeunes et particulièrement à ceux qui, durant les vacances, se mettent à la recherche de Dieu, la preuve que le pape se souvient d'eux et que pour eux il demande au Christ "la beauté de la joie"et "la beauté de l'amour".

 

 

 

1er août 1979

RENOUVELLEMENT DE L'EGLISE DANS L'ESPRIT DU CONCILE

 

C'est bientôt le premier anniversaire de la mort du pape Paul VI. Dieu l'a rappelé à lui le 6 août de l'année dernière, le jour de la fête de la Transfiguration du Seigneur. Cette fête, riche en beauté et en contenu, a marqué le dernier jour de Paul VI sur la terre, le jour de sa mort, le jour de son passage de la vie ici-bas à l'éternité. « La vie n'est pas détruite mais transformée », comme dit la préface de la messe pour les défunts. En effet, le jour de la mort de ce grand pape, jour de la fête de la Transfiguration, est devenu le signe éloquent de cette vérité. Réfléchissons sur la signification du jour choisi par Dieu pour mettre fin à une vie si laborieuse, faite de dévouement et de sacrifice pour la cause du Christ, de l'Evangile et de l'Eglise. Le pontificat de Paul VI n'a-t-il pas été un temps de transformation profonde que l'Esprit Saint a soutenue tout au long du Concile convoqué par son prédécesseur ? Paul VI qui avait hérité de Jean XXIII des travaux du Concile dès la fin de la première session de 1963, n’a-t-il pas été au centre de cette transformation, d'abord comme le pape de Vatican II, puis comme le pape de la réalisation de Vatican II dans la période la plus difficile, celle qui en a suivi la clôture ?

Le sens du jour choisi par Dieu pour mettre fin au ministère pontifical de Paul VI peut être interprété de plusieurs façons. « Lorsqu'on pense à la fête de la Transfiguration, ce jour par lequel Dieu a voulu que Paul VI achève sa vie de foi, on peut dire que ce jour a manifesté en quelque sorte le charisme particulier de Paul VI et le grand travail de sa vie. Charisme de transformation et travail de transformation. En développant cette pensée, on peut dire qu'en rappelant à lui le pape Paul VI de jour de Sa transfiguration, le Seigneur a permis au pape et à nous tous de reconnaître Sa présence dans toute l'œuvre de transformation et de renouveau de l'Eglise selon l'esprit de Vatican II. Le Seigneur y était présent tout comme dans l’événement merveilleux du Mont Tabor qui prépara les apôtres au départ du Christ de cette terre, d'abord par la Croix, puis par la Résurrection.

2. Le pape de Vatican II ! Le pape de cette transformation profonde qui n'était autre qu'une révélation du visage de l'Eglise, attendue par l'homme et par le monde d'aujourd'hui ! Il y a ici aussi une analogie avec le mystère de la Transfiguration du Seigneur. En effet, ce même Christ que les apôtres ont vu sur le Mont Tabor n'était autre que celui qu'ils avaient connu chaque jour, celui dont ils avaient écouté les paroles et vu les actes.

Sur le Mont Tabor, c'est le même Seigneur qui s'est révélé à eux, mais « transfiguré ».

Et dans cette transfiguration s'est manifestée et réalisée une image de leur Maître qui leur était auparavant inconnue et qui se présentait à eux voilée.

Jean XXIII et après lui, Paul VI, ont reçu de l'Esprit Saint le charisme de la transformation grâce auquel le visage de l'Eglise, connu de tous, s'est manifesté : toujours le même et à la fois différent. Cette « diversité » ne signifie pas séparation de sa propre nature mais pénétration plus profonde dans cette nature même. Elle est la révélation de ce visage de l'Eglise qui était jusqu'alors caché. Il était nécessaire qu'à travers les « signes des temps » reconnus par le Concile, ce visage devienne manifeste et visible, qu'il devienne un principe de vie et d'action pour aujourd'hui et pour l'avenir. Le pape qui nous a quittés l'an dernier, le jour de la fête de la Transfiguration du Seigneur a reçu de l'Esprit Saint le charisme de son temps. En effet, si la transformation de l’Eglise doit servir à son renouveau, il faut que celui qui l'entreprend ait une conscience très forte de l'identité de l'Eglise. Et Paul VI a manifesté cette conscience notamment dans sa première encyclique Ecclesiam suam, puis tout au long de son pontificat : en proclamant le Credo du peuple de Dieu et en publiant une série de normes d'application des délibérations de Vatican II, en inaugurant l'activité du Synode des évoques, en faisant des pas de pionnier vers l'unité des chrétiens, en réformant la Curie Romaine, en internationalisant te Collège des cardinaux, etc.

Tout cela révélait toujours la même conscience de l'Eglise qui affermit plus profondément sa propre identité dans sa capacité de renouveau et dans sa capacité d'accueillir les transformations qui naissent de sa vitalité et de l'authenticité de la Tradition.

3. Permettez-moi dans ce contexte de rappeler au moins quelques phrases de nombreux documents du pape mort il y a un an. Dans sa première encyclique Ecclesiam suam qui porte la date du 6 août 1964, il écrivait : « D'une part la vie chrétienne, que l'Eglise sauvegarde et développe, doit sans cesse et courageusement se défendre de toute déviation, profanation ou étouffement ; il lui faut comme s'immuniser contre la contagion de l'erreur et du mal. Mais d'autre part, la vie chrétienne ne doit pas simplement s'accommoder des manières dépenser et d'agir présentées et imposées par le milieu temporel, tant qu'elles sont compatibles avec les impératifs essentiels de son programme religieux et moral ; elle doit de plus tâcher de les rejoindre, de les purifier, de les ennoblir, de les animer et de les sanctifier... L'expression popularisée par notre vénéré prédécesseur Jean XXIII, aggiornamento, nous restera toujours présente pour exprimer l'idée maîtresse de notre programme ; nous avons confirmé que telle était la ligne directrice du Concile et nous le rappellerons pour stimuler dans l'Eglise la vitalité toujours renaissante, l'attention constamment éveillée aux signes des temps et l'ouverture indéfiniment jeune qui sache vérifier toute chose et retenir ce qui est bon (1 Th 5, 21), en tout temps et en toute circonstance » (n° 44 et 52).

Et quelques années plus tard, il disait dans l'un de ses discours : Celui qui a compris quelque chose de la vie chrétienne ne peut plus faire abstraction de sa constante aspiration de renouvellement. Ceux qui attribuent à la vie chrétienne un caractère de stabilité, de fidélité, d'immobilisme voient juste mais ils ne voient pas tout. Il est certain que la vie chrétienne est ancrée sur des faits et des engagements qui n'admettent pas de changements, comme la régénération baptismale, la Foi, l'appartenance à l'Eglise, l'animation de la charité. C'est par sa nature une acquisition permanente et qu'il ne faut jamais compromettre, mais c'est comme nous le disons, une vie, et par conséquent, un principe, une semence qui doit se développer, qui exige une croissance, un perfectionnement et, étant donné notre caducité et en raison de certaines conséquences inguérissables du péché originel, qui exige réparation, réfection, renouvellement. (Aud. gén. 21 avril 1971).

 

Paul VI, maître et pasteur

 

4. Le pape Paul VI a été un semeur généreux de la Parole de Dieu. Il a enseigné par les documents solennels de son pontificat. Il a enseigné par les homélies qu'il prononçait en différentes circonstances. Enfin, il a enseigné par sa catéchèse du mercredi qui, depuis son pontificat, fait partie du programme normal de l'année. Grâce à cela, il a pu « proclamer » sans cesse « l'Evangile» (Evangelii nuntiandi). L'annonce de l'Evangile, il la considérait, en suivant l'exemple de saint Paul, comme son premier devoir et comme sa plus grande joie. Cette catéchèse pontificale est devenue nourriture pour toute l'Eglise, à une époque qui en avait particulièrement besoin.

Face aux inquiétudes de l’après-concile, ce « charisme particulier de la Transfiguration » a été une bénédiction et un don pour l'Eglise. Ainsi Paul VI est devenu maître et pasteur des esprits et des consciences sur des questions qui exigeaient la décision de son autorité suprême. Il a servi le Christ et l'Eglise avec une fermeté et une humilité admirables qui lui ont permis de regarder, avec les yeux de la foi et de l'espérance, l'avenir de l'œuvre qu'il accomplissait.

A l'approche du premier anniversaire de sa mort, nous recommandons à nouveau son âme au Christ du Mont de la Transfiguration, afin qu'il l'accueille dans la Gloire de l'éternel Tabor.

 

 

 

8 août 1979

PAUL VI, APOTRE DE LA PAIX

 

Je voudrais encore aujourd'hui consacrer notre rencontre au souvenir du grand pape Paul VI que le Père Céleste a rappelé à Lui, voici un an, le jour de la fête de la Transfiguration du Seigneur. Il est évident que mes paroles d'aujourd'hui, pas plus que celles de mercredi dernier, ne peuvent épuiser l'immense richesse du pontificat ni de la personnalité de Paul VI. Ce que nous voulons mettre en évidence c'est la merveilleuse convergence entre le jour de sa mort et le charisme de sa vie. J'ai essayé de développer cette pensée la semaine dernière en insistant notamment sur la transformation de l'Eglise — une transformation réalisée par le Concile à travers une relecture des signes des temps. Jean XXIII appelait cette transformation aggiornamento. Et c'est à ce processus de renouveau, commencé par le « pape de la Bonté » que le pape Paul VI consacra ses quinze années de pontificat.

Cet aggiornamento, ce renouveau ou transformation a été dicté par la profonde connaissance de la nature de l'Eglise et par l'amour pour sa mission de salut. A l'initiative du pape Jean XXIII, puis sous la direction de Paul VI, l'Eglise s'est adaptée aux tâches inhérentes à sa mission devant l'homme de notre temps, devant la famille humaine. Le sens le plus profond de l’aggiornamento est essentiellement évangélique : il naît de la volonté de servir, à la suite du Christ, de la volonté de servir Dieu en l'homme, de la volonté de servir l'homme. Le service s'identifie avec la mission, redécouverte dans la mission de salut du Christ lui-même.

 

La véritable paix

 

2. La mission de servir l'homme a toujours eu, dans le ministère pontifical de Paul VI, une dimension concrète et en même temps universelle. On sert, en effet, chaque homme en servant les causes dont dépend la juste direction de sa vie dans les différents domaines : historique, social, économique, politique et culturel. Dans sa mission en faveur de la transformation de la destinée de l'homme sur la terre, Paul VI a toujours mis au premier rang la grande cause de la paix entre les nations. Il a consacré à cette cause la plus grande attention, la plus grande sollicitude et le plus grand soin. Il suffit de rappeler ses messages annuels pour la Journée Mondiale de la Paix, qui lui ont permis de développer sous plusieurs points de vue cette grande thématique morale de notre époque.

« La véritable paix, rappelait-il pour la Journée de la Paix 1971, doit être fondée sur la justice, sur le sentiment d'une intangible dignité humaine, sur la reconnaissance d'une ineffaçable et heureuse égalité entre les hommes, sur le dogme fondamental de la fraternité humaine. C'est-à-dire du respect et de l'amour dus à tout homme en sa qualité d'homme. Explose le mot victorieux : en sa qualité de frère. Mon frère, notre frère » (Journée de la Paix, 1971).

« Si tu veux la paix, travaille pour la justice ». C'était l’engagement que proposait Paul VI l'année suivante. Et Il écrivait : « C'est une invitation qui n'ignore pas la difficulté de pratiquer la Justice, et tout d'abord de la définir, puis de l'actualiser ; et ce n'est jamais sans quelque sacrifice de son propre prestige ou de son propre intérêt. Il faut peut-être une plus grande magnanimité pour obtempérer aux raisons de la Justice et de la Paix que pour lutter et imposer son propre droit, authentique ou présumé, à l'adversaire ». (Message de la Paix, 1972).

Et encore : « Rendons-la possible, cette paix, en prêchant l'amitié et en pratiquant l'amour du prochain, la justice, le pardon chrétien. Ouvrons-lui les portes, là où elle est écartée, par des négociations loyales et orientées, vers des conclusions sincèrement positives ; ne refusons pas tout sacrifice qui, sans porter atteinte à la dignité de celui qui se montre généreux, rendrait la paix plus rapide, plus cordiale et plus durable ». (Journée de la Paix, 1973).

 

Vouloir la paix

 

3. L'importance de la cause de la paix dans la vie des hommes d'aujourd'hui, il faut aussi la mesurer en tenant compte de la menace de mort que peut représenter la guerre moderne, par l'usage des moyens destructeurs qui conduisent à l'autodestruction. Cependant, nul plus que l'apôtre ou le vicaire du Christ lui-même, véritable Prince de la Paix, ne doit être conscient qu'il est impossible de garantir la paix à la vie internationale en ne comptant que sur les moyens dont peut se servir l'homme. Il faut plutôt compter sur l'homme qui utilise ces moyens. C'est lui, l'homme, qui doit vouloir vraiment la paix et modeler la vie de l'humanité dans toutes ses dimensions, sur une recherche cohérente de la paix. On arrive à la paix par la justice, par une justice totale et universelle : opus iustitiae pax…

Jean XXIII, dans Pacem in terris, avait souligné les quatre droits fondamentaux de la personne humaine qu'il faut respecter dans la vie sociale et internationale, pour le bien de la paix : le droit à la vérité, à la liberté, à la justice, à l'amour. Paul VI a publié à ce sujet l'encyclique sur la promotion du développement des peuples, dans laquelle il a appelé ce juste développement : nouveau nom de la paix.

Nous nous souvenons, tous de ses paroles : « … si le développement est le nouveau nom de la paix, qui ne voudrait y œuvrer de toutes ses forces ? » (Populorum progressio, n° 87). Et encore : « Combattre la misère et lutter contre l'injustice, c'est promouvoir, avec le mieux-être, le progrès humain et spirituel de tous, et donc le bien commun de l'humanité. La paix ne se réduit pas à une absence de guerre, fruit de l'équilibre toujours précaire des forces. Elle se construit jour après jour, dans la poursuite d'un ordre voulu de Dieu, qui comporte une justice-plus parfaite entre les hommes ». (Ib. n° 76).

 

La civilisation de l'amour

 

4. Le pape que le Christ a appelé à Lui le jour de la fête de la Transfiguration, a toujours travaillé en faveur de la transformation de l'homme, de la société, des systèmes. Et son œuvre a porté les fruits tant souhaités par les hommes, par les nations, par toute l'humanité : les fruits de la justice et de la paix. En regardant attentivement, parfois même avec inquiétude mais surtout avec une espérance chrétienne, le développement multiforme des événements du monde contemporain, il a toujours travaillé en faveur de cette civilisation qu'il a appelé « civilisation de l'amour », dans l'esprit du plus grand commandement du Christ

L'Eglise se met au service de cette « civilisation de l'amour » par sa mission, liée à l'annonce et à la réalisation de l'Evangile. L'évangélisation dans le monde contemporain tenait particulièrement à cœur à Paul VI. Et au Synode de 1974, il lui consacrait, à la demande des évoques, une exhortation, Evangelii nuntiandi, une somme de pensées et d'indications apostoliques, nées du magistère du Concile et de l'incessante expérience de l'Eglise.

« L'effort pour annoncer l'Evangile aux hommes de notre temps, exaltés par l'espérance mais en même temps travaillés souvent par la peur et l'angoisse, est sans nul doute un service rendu à la communauté des chrétiens, mais aussi à toute l'humanité » (Evangelii nuntiandi, n° 1).

Et il expliquait : « Evangéliser, pour l'Eglise, c'est porter la Bonne Nouvelle dans tous les milieux de l'humanité et, par son impact, transformer du dedans, rendre neuve l'humanité elle-même : Voici que je fais l'univers nouveau ! Mais il n'y a pas d'humanité nouvelle s'il n'y a pas d'abord d'hommes nouveaux, de la nouveauté du baptême et de la vie selon l'Evangile. Le but de l'évangélisation est donc bien ce changement intérieur et, s'il fallait le traduire d'un mot, le plus juste serait de dire que l'Eglise évangélise lorsque, par la seule puissance divine du Message qu'elle proclame, elle cherche à convertir en même temps la conscience personnelle et collective des hommes, l'activité dans laquelle ils s'engagent, la vie et le milieu concrets qui sont les leurs » (Ib. 18). Quel engagement noble et exaltant !

5. On ne peut donc se souvenir du jour de la mort du grand pape sans repenser, ne serait-ce qu'un instant, à tout l'héritage de son grand esprit.

Le 6 août 1978, les derniers rayons de la fête de la Transfiguration ont frappé le cœur du Pasteur qui, tout au long de sa vie, avait servi la grande cause de la transformation de l'homme, à notre époque difficile et du renouveau de l'Eglise en vue de cette transformation.

Ces rayons semblaient dire : « C'est bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle... entre dans la joie de ton Seigneur » (Mt 25, 21). Et Paul VI a suivi le Seigneur qui l'appelait du mont de la Transfiguration.

 

 

 

22 août 1979

HOMMAGE A JEAN PAUL Ier

 

Notre pensée se tourne en ces jours vers les événements qui ont marqué le mois d’août de l'année dernière. En effets le samedi 12 août, l'Église romaine, la ville et le monde entier saluaient pour la dernière fois le grand pape Paul VI dont la dépouille repose près de celle de Jean XXIII. Les cardinaux rassemblés à Rome se préparaient au Conclave qui s'ouvrait le 26 août. C'était également un samedi. Pour la première fois, un collège de cardinaux aussi nombreux et varié s'apprêtait à élire le nouveau successeur de Pierre. Une bonne partie des électeurs — 100 exactement — participaient pour la première fois à l'élection d'un pape, les 11 autres y avaient déjà participé. Et pourtant, une seule journée, le 26 août, a suffi pour que Rome et le monde apprennent la nouvelle de l'élection. « Annuntio vobis gaudium magnum : habemus papam ! » annonçait, vers 18 h, de la loggia de la basilique, le cardinal protodiacre.

Le rtouveau papte choisit deux noms : Jean et Paul: Je me souviens parfaitement de l'instant où dans la Chapelle; Sixtine, il manifesta ce désir : Je veux porter les noms de Jean et de Paul. Cette décision était particulièrement éloquente et, personnellement, elle m'a semblé charismatique. C'est donc ainsi que le samedi 26 août, jour consacré à la Mère de Dieu (en Pologne, on célèbre en ce jour la fête de Notre-Dame de Jasna Gôra), Jean Paul I° s'est présenté à nous. Et il fut accueilli avec une immense joie par Rome et par l'Eglise. Cette joie spontanée était une expression de gratitude à l'égard de l'Esprit-Saint qui, de manière visible, avait dirigé les cœurs des électeurs et, contre tous les calculs et les prévisions humaines montrait celui-là même qu'il avait choisi (cf. Ac 1, 24). Et cette grande joie et cette reconnaissance n'ont même pas été troublées par la mort du pape Jean Paul I°. Il n'a exercé que pendant 33 jours son ministère pastoral sur la chaire romaine à laquelle il avait été montré plutôt que donné ; ostensus magis quam datus : des paroles qui furent prononcées lors de la mort de Léon XI, lui aussi décédé subitement.

 

Le document sur la catéchèse

 

2. Le pontificat de Jean Paul I° n'a duré, il est vrai, que moins de cinq semaines, mais il a laissé une empreinte particulière dans l'Eglise de Rome et dans l'Eglise universelle. Cette empreinte n'a sans doute pas encore de contours précis : elle est clairement perçue. Au fil des années, les desseins de la Providence deviennent accessibles aux esprits habitués à ne juger que d'après les catégories de l'histoire humaine. Mais un temps de ce pontificat semble particulièrement éloquent à tous ceux qui ont été attentifs à la personnalité de Jean Paul I° et en ont suivi de près la brève activité. C'était la période où — après la clôture du Synode des évêques consacré à la catéchèse (octobre 1977) — l'Eglise commençait à assimiler les fruits de ce grand travail collégial et, surtout, attendait la publication du document que les participants au Synode avaient demandé à Paul VI. Hélas ! la mort n'a pas permis au grand pape de publier son exhortation sur un thème extrêmement important pour la vie de l'Eglise. Jean Paul I° lui non plus, n'eut pas le temps de le faire. Mais tout en n'ayant pas publié le document sur la catéchèse, il a réussi à manifester et à confirmer par ses actes que la catéchèse est un devoir fondamental et irremplaçable de l'apostolat et de la pastorale auquel tous doivent contribuer et dont tous, dans l'Eglise, doivent se sentir responsables : le pape en premier. Jean Paul I° n'a pas pu signer de son nom le document en question. Cependant, il a eu le temps de démontrer et d'affirmer par son exemple ce qu'est et ce que doit être la catéchèse dans la vie de l'Eglise d'aujourd'hui. Et ses 33 jours de pontificat ont suffi à ce propos.

Et lorsque le document sur la catéchèse paraîtra — il sera publié bientôt — il faudra se souvenir que tout le pontificat de Jean Paul I° ostensus magis quam datus, a été un vivant commentaire de ce document. On peut dire que le testament du pape est ce document sur la catéchèse. Il n'a pas laissé d'autre testament.

 

Viens, Seigneur Jésus !

 

3. Le dimanche 26 août, à l'occasion du premier anniversaire de l'élection de Jean Paul I° à la chaire de saint Pierre, je me rendrai dans son village natal, Canale d'Agordo, dans le diocèse de Belluno. Je réponds ainsi à un désir de mon cœur.

J'y vais aussi pour rendre hommage à mon prédécesseur (dont j'ai hérité le nom) et à ce pontificat à travers lequel nous parle une vérité plus grande que la vérité humaine. L'Eglise d'ici-bas, à Rome et dans le monde, a été éclairée par cette vérité qui dépasse la vérité humaine et qu'aucune histoire ne saurait exprimer ; une vérité qui a cependant été exprimée avec force dans l'Evangile du Seigneur : Le temps se fait court (1 Co 7, 29). Oui, mon retour est proche (Ap. 22, 20).

Le pontificat de Jean Paul I° peut se résumer en une seule phrase : Viens Seigneur Jésus. Marana tha (Ap. 22, 20). Le Père éternel l'a estimée la plus nécessaire à l'Eglise et au monde : pour chacun de nous et pour tous, sans exception. Et c'est sur cette phrase qu'il nous faut réfléchir à l'approche de l'anniversaire de l'élection et de la mort du pape Jean Paul I°, serviteur des serviteurs de Dieu.

 

 

 

29 août 1979

« LAISSEZ VENIR A MOI LES PETITS ENFANTS »

 

1. Je commencerai cette allocution par deux phrases prononcées par le Christ et qui se rapportent à l'enfance. Il s'agit de deux phrases complémentaires et qui constituent, pourrait-on dire, un programme évangélique consacré à l'enfance. Un programme sur lequel il nous faut réfléchir notamment en cette année que l'Organisation des Nations Unies a proclamée : Année Internationale de l'enfant.

Le Christ a prononcé une phrase que nous connaissons bien : Laissez venir à moi les petits enfants, car le royaume des deux est à ceux qui sont comme eux (Mt 19, 14). Le Christ a adressé ces paroles aux Apôtres qui, connaissant la fatigue du Maître, auraient voulu agir autrement, empêcher les enfants de s'approcher du Christ. Ils voulaient les éloigner pour qu'ils ne lui prennent pas de son temps. Le Christ, au contraire, a revendiqué ses droits sur les enfants et en a expliqué la raison. La seconde phrase qui me vient à l'esprit en ce moment est beaucoup plus sévère. Le Christ l'a prononcée pour défendre l'enfant devant ceux qui le scandalisent : Si quelqu'un doit scandaliser l'un de ces petits qui croient en moi, il serait préférable pour lui de se voir suspendre autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d'être englouti en pleine mer (Mt 18, 6). L'avertissement est très sévère, mais c'est très mal de scandaliser un être innocent, de greffer le mal là où doivent se développer la grâce et la vérité, la confiance et l'amour. Seul, celui qui a beaucoup aimé l'âme innocente des enfants et l'âme des jeunes pouvait s'exprimer ainsi ; seul le Christ pouvait menacer par des paroles si dures ceux qui causent le scandale.

 

N'empêchez pas les enfants de venir à moi

 

2. Pour bien comprendre et apprécier le travail de la dernière assemblée ordinaire du Synode des évêques de 1977, il nous faut tenir compte de toute la vérité concernant l'enfant, une vérité qui ressort de ces deux phrases de l'Evangile. Le thème du Synode était, vous le savez : La catéchèse, avec une référence particulière à la catéchèse des enfants et des jeunes. Le Synode avait rassemblé les représentants des conférences épiscopales du monde. L'échange enrichissant de leurs expériences ressort, du moins en partie, dans le document final et dans le message adressé par le Synode à toute l'Eglise. En même temps, les participants avaient demandé à Paul VI de rédiger et de publier un document personnel comme il l'avait fait après le Synode sur l'évangélisation. La mort de Paul VI d'abord, puis celle de Jean Paul I° ont retardé la publication du document. Par ailleurs, le problème de la catéchèse est un problème urgent. La catéchèse est, pour ainsi dire, le signe infaillible de la vie de l'Eglise et la source intarissable de sa vitalité ; tout cela a été mis en évidence pendant travaux du Synode et apparaît surtout dans la vie quotidienne de l'Eglise : des paroisses, des familles, des communautés. Je ne voudrais pas redire ici ce qui a été déjà dit, écrit et publié avec une grande compétence sur ce thème. Je veux seulement souligner que c'est par la Catéchèse des enfants et des jeunes que se réalise sans cesse l'appel si éloquent du Christ : Laissez faire ces enfants. Ne les empêchez pas de venir à moi... (Mt 10, 14). Tous les successeurs des apôtres, toute l'Eglise consciente de sa "mission" évangélisatrice, doivent agir et agir partout afin que ce désir et cet appel du Christ se réalise selon les exigences de notre temps.

Cet appel du Seigneur va de pair avec la mise en garde contre le scandale. La catéchèse des enfants et des jeunes a pour but de développer, toujours et partout, dans l'âme des jeunes, ce qui est bon, noble, digne.

Elle éduque au respect et à l'amour pour l’homme, un respect et un amour qui grandissent au contact du Christ. Il n'est pas en effet de moyen plus efficace pour protéger contre le scandale, l'enracinement du mal, le désespoir, le sens de l'inutilité de la vie, la frustration, que de greffer le bien en profondeur dans l'âme des jeunes. Et le rôle de la catéchèse, c'est de veiller à ce que ce bien naisse et mûrisse.

 

Le développement de la catéchèse

 

3. L'un des résultats les plus évidents des différentes expériences pastorales présentées au Synode des évoques, a été la constatation du développement organique de la catéchèse. Celle-ci n'a pas seulement pour but de communiquer des informations religieuses ; elle doit aider à allumer dans les âmes la lumière qu'est le Christ. Cette lumière doit éclairer toute la vie de l'homme. La catéchèse doit donc être objet d'un travail systématique et d'une collaboration. Et bien qu'elle doive s'adresser en priorité aux enfants et aux jeunes, elle ne peut cependant ignorer les autres. La condition d'une catéchèse efficace des enfants et des jeunes, c'est la catéchèse des adultes, sous différentes formes, à différents niveaux et en différentes circonstances. Cela est très important surtout si l'on tient compte du rôle de catéchiste de la famille et du développement de la problématique de la foi et de la morale. Celle-ci en effet, doit être abordée surtout par les adultes qui sont des chrétiens vrais et mûrs.

 

Amour de la catéchèse

 

4. Le Synode des évêques de 1977 est toujours lié pour moi au souvenir du cardinal Albino Luciani qui, dans la salle du Synode, était assis à mes côtés. J'espère que le document qui sera publié prochainement pourra transmettre à toute l'Eglise cet esprit d'amour pour la catéchèse qui animait le patriarche de Venise, devenu par la suite le pape Jean Paul I°.

 

 

 

5 septembre 1979

A L’ECOUTE DU CHRIST SUR « L'ORIGINE » DE LA FAMILLE

 

1. L'assemblée ordinaire du Synode des évêques qui aura lieu à Rome l'année prochaine, est déjà en préparation. Le thème du Synode De muneribus familiae christianae (Les devoirs de la famille chrétienne) attire notre attention sur la vie fondamentale de communauté humaine et chrétienne, fondamentale dès le commencement. Et c'est précisément cette expression dès le commencement qu'a employée le Seigneur dans son discours sur le mariage, rapporté dans l'Evangile de saint Matthieu et de saint Marc. Nous voulons nous interroger sur le sens du mot commencement. Nous voulons d'autre part expliquer la raison pour laquelle le Christ fait allusion au commencement en cette circonstance précise ; nous ferons donc une analyse plus approfondie de ce texte de l'Ecriture sainte.

 

Deux en une seule chair

 

2. Au cours de son dialogue avec les Pharisiens qui l'interrogeaient sur l'indissolubilité du mariage, Jésus Christ a parlé deux fois du commencement. Le dialogue s'est déroulé ainsi : Des Pharisiens s'avancèrent vers lui et lui dirent pour lui tendre un piège : « Est-il permis de répudier sa femme pour n'importe quel motif ? » Il répondit : N'avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, les fit mâle et femelle et qu'il a dit : c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et les deux ne feront qu'une seule chair ». Ainsi, ils ne sont plus deux mais une seule chair. Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni ! » Ils lui dirent : « Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit de délivrer un certificat de répudiation quand on répudie ? » Il leur dit : « C'est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes, mais au commencement, il n'en était pas ainsi » (Mt 19, 3 ss. ; cf. aussi Mc 10, 2 ss.).

Le Christ n'accepte pas le plan sur lequel ses interlocuteurs veulent situer la discussion ; dans un certain sens, il n'approuve pas la dimension qu'ils essayent de donner au problème. Il évite de se mêler à des controverses juridiques et casuistiques ; il fait par contre allusion par deux fois au commencement. En agissant ainsi, il se réfère aux paroles du livre de la Genèse que ses interlocuteurs connaissent par cœur. Le Christ tire la conclusion de ces paroles de l'Ancienne révélation achevant ainsi la discussion.

 

Homme et femme

 

2. Le commencement c'est ce dont parle le livre de la Genèse. C'est donc le verset 27 du premier chapitre de la Genèse que le Christ cite en le résumant : Au commencement, le Créateur les créa homme et femme, tandis que le passage originel complet dit ainsi : Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu Il le créa, homme et femme, il les créa. Puis, le Maître fait allusion au verset 24, chapitre II : C'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair.

En citant ce passage in extenso, le Christ lui donne une valeur de loi plus explicite (car ce passage du livre de la Genèse pourrait n'apparaître que comme une simple constatation : Il quittera... Il s'attachera... Ils deviendront une seule chair. Cette valeur de loi est justifiée, car le Christ ne se contente pas de la citation, mais il ajoute : Ils ne seront plus deux mais une seule chair. Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni. Ce ne sépare pas est déterminant. A la lumière de ces paroles du Christ, le verset 24 du deuxième chapitre énonce le principe de l'unité et de l'indissolubilité du mariage, contenu même de la parole de Dieu exprimée dans la Révélation la plus ancienne.

 

Dès le commencement

 

4. On pourrait donc considérer le problème comme épuisé et affirmer que les paroles de Jésus-Christ notifient la loi éternelle formulée et instituée par Dieu dès le commencement, comme la création de l'homme. Il peut sembler aussi que le Maître, en confirmant cette loi primordiale du Créateur, lui confère toute sa valeur fondée sur l'autorité même du premier législateur. Cependant, l'expression au commencement répétée deux fois porte clairement les interlocuteurs à réfléchir sur la manière dont l'homme a été modelé, dans le mystère de la création, homme et femme, pour saisir correctement la valeur de loi des paroles de la Genèse. Et cela n'est pas moins valable pour les interlocuteurs d'aujourd'hui que ce ne l'était pour les interlocuteurs de l'époque.

 

Prochain Synode

 

Au cours des prochaines audiences du mercredi, nous essaierons, en interlocuteurs actuels du Christ, de nous arrêter plus longuement sur les paroles de saint Matthieu (19, 3 ss.). Pour répondre à l'indication que le Christ y a renfermée, nous essaierons d'approfondir ce commencement auquel le Christ a fait allusion. Ainsi nous suivrons de loin le grand travail qu'effectuent actuellement sur ce thème les participants au prochain synode des évêques, travail auquel participent également de nombreux groupes de pasteurs et de laïcs qui se sentent particulièrement responsables vis-à-vis des devoirs que le Christ impose au mariage et à la famille chrétienne : les devoirs qu'il a toujours imposés et qu'il continue d'imposer aujourd'hui au monde contemporain.

Cette série de réflexions que nous commençons aujourd'hui et que nous poursuivrons lors de nos rencontres du mercredi, a également pour but d'accompagner, de loin, les travaux de préparation du Synode, nous n'en aborderons pas directement le thème, mais nous étudierons les racines profondes dont il est issu.

 

 

 

12 septembre 1979

DES L'ORIGINE, LE CREATEUR LES FIT HOMME ET FEMME

 

1. Nous avons ouvert, mercredi dernier, une série de réflexions sur la réponse donnée par le Christ Seigneur à ses interlocuteurs qui l'interrogeaient sur l'unité et l'indissolubilité du mariage.

Les pharisiens, vous vous en souvenez, ont fait appel à la loi de Moïse. Le Christ, lui au contraire, a fait allusion au commencement, en citant le livre de la Genèse. Ce commencement c'est ce dont parle l'une des premières pages du livre de la Genèse. Et, si nous voulons analyser cette réalité, il nous faut absolument nous référer au texte. En effet, les paroles prononcées par Jésus dans son dialogue avec les pharisiens et rapportées au chapitre 19 de saint Matthieu et au chapitre 10 de saint Marc, constituent un passage situé dans un contexte bien défini et ce n'est qu'en situant ces paroles dans ce contexte que l'on peut les comprendre et bien les interpréter. Ce contexte, ce sont les paroles : N'avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, les fit homme et femme... ? (Mt 19, 4), et il se rapporte à ce que l'on appelle le premier récit de la création de l'homme, contenu dans le cycle des sept jours de la création du monde (Gn 1, 1-2, 4). Par contre, le contexte qui se rapproche davantage des autres paroles du Christ tirées du verset 24 du deuxième chapitre de la Genèse, c'est celui que l'on appelle le deuxième récit de la création de l'homme (Gn 2, 15-15), mais indirectement, il constitue tout le troisième chapitre de la Genèse. Le second récit de la création avec l'homme ne fait qu'un, quant à l'idée et au style, avec le récit de l'innocence originelle, du bonheur de l'homme et de sa première chute.

Etant donné le sens précis des paroles du Christ tirées du verset 24 du deuxième chapitre de la Genèse, on pourrait insérer dans le même contexte la première phrase du quatrième chapitre de la Genèse qui traite de la conception et de la naissance de l'homme de parents terrestres. C'est ce que nous ferons dans cette analyse.

 

Dieu créa l'homme à son image

 

2. Du point de vue de la critique biblique, il faut rappeler que le premier récit de la création de l'homme se situe, dans le temps, après le second. L'origine de ce dernier remonte en effet beaucoup plus loin. Ce texte plus ancien est le texte yahviste, celui où Dieu est connu sous le nom de Yahvé. Il est difficile de ne pas être saisi par l'image que l’on y présente de Dieu, une image aux traits anthropomorphes assez évidents (on peut y lire en effet que ... Dieu modela l'homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie, (Gn 2, 7). Par rapport à ce second récit, le premier, c'est-à-dire celui que l’on considère comme le plus récent dans le temps, est plus développé, soit en ce qui concerne l'image de Dieu, soit dans l'énoncé des vérités essentielles sur l'homme ; ce récit appartient à la tradition sacerdotale et Elohiste, de Elohim, terme par lequel on désigne Dieu.

3. Puisque dans ce récit, la création de l'homme, homme et femme, à laquelle fait allusion Jésus dans sa réponse rapportée au dix-neuvième chapitre de saint Matthieu, est contenue dans le cycle des sept jours de la création du monde, on pourrait lui conférer un caractère essentiellement cosmologique : l'homme est créé sur la terre et avec le monde visible. Mais, en même temps, le Créateur lui commande de soumettre et de dominer la terre (Cf. Gn 1, 28) : l’homme a donc été placé au-dessus du monde, bien que l'homme soit étroitement lié au monde visible, le récit biblique ne parle pas de sa ressemblance avec le reste des créatures ; il ne parle que de sa ressemblance avec Dieu (Dieu créa l'homme à son image ; à l’image de Dieu, il le créa... (Gn 1, 27). Dans le cycle des sept jours de la création, il y a une progression bien précise ; l’homme, au contraire, n'est pas créé selon une progression naturelle ; le Seigneur semble s'arrêter avant de l'appeler à l'existence, comme s'il voulait se concentrer, pour prendre une décision : faisons l'homme à notre image, à notre ressemblance... (Gn 1, 16).

 

Dominez la terre

 

4. La dimension du premier récit de la création de l'homme, tout en se situant dans le temps, à un caractère éminemment théologique. On le voit, surtout dans la définition de l'homme d'après son rapport avec Dieu (A l'image de Dieu il le créa) et cela engendre en même temps l'impossibilité absolue de ne ramener l'homme qu'au monde. En effet, à la lumière des premières phrases de la Bible, on ne peut ni comprendre ni expliquer l'homme jusqu'au bout, par tes catégories tirées du monde, c'est-à-dire de l’ensemble visible des corps. Malgré cela, l'homme aussi est un corps. Le verset 27 du premier chapitre de la Genèse affirme que cette vérité essentielle sur l’homme se rapporte aussi bien à l'homme qu'à la femme : Dieu créa l'homme à son image… Homme et femmes il les créa. Il faut reconnaître que le premier récit est concis et exempt de tout subjectivisme : il ne rapporte que l'événement tel qu'il est et en exprime la réalité objective, soit lorsqu'il parle de la création de l'homme, homme et femme, à l'image de Dieu, soit lorsqu'il y ajoute les paroles de la première bénédiction : Dieu les bénit et leur dit : soyez féconds, multipliez, emplissez la terre, soumettez-la et dominez (Gn 1, 28)

5. Le premier récit de la création de l'homme qui, nous l'avons vu, a un caractère théologique, renferme une puissante charge métaphysique. N'oubliez pas que ce texte du livre de la Genèse est devenu la source des inspirations les plus profondes des penseurs qui ont essayé de comprendre l'être et l'existence. (Seul le troisième chapitre du livre de l'Exode peut soutenir la comparaison). Malgré certaines expressions artistiques et minutieuses du texte, l'homme y est conçu dans les dimensions de l’être et de 1''exister (esse). La définition est plus métaphysique que physique.

Au mystère de sa création (A l'image de Dieu, il le créa) correspond l'intention de la procréation (Soyez féconds et multipliez, emplissez la terre), du devenir dans le monde et dans le temps, du fieri nécessairement lié à la dimension métaphysique de la création de l'être contingent (contingens), et c'est dans ce contexte métaphysique du récit du premier chapitre de la Genèse qu'il faut comprendre l'essence du bien, c'est-à-dire la reconnaissance de sa valeur. En effet, cette reconnaissance du bien s'effectue tout au long des sept jours de la création et atteint son apogée après la création de l'homme : Dieu vit tout ce qu'il avait fait : cela était très bon (Gn 1, 31). On peut donc dire en toute certitude que le premier chapitre de la Genèse est un point de référence irréfutable et une base solide pour une métaphysique, mais aussi pour une anthropologie et une morale, selon lesquelles ens et bonum convertuntur (l'être et le bien coïncident). Naturellement tout cela vaut aussi pour la théologie et surtout pour la théologie du corps.

6. Restons-en là pour aujourd'hui. La semaine prochaine, nous parlerons du deuxième récit de la création, le plus ancien, selon les biblistes. L'expression théologie du corps que nous venons d'employer nécessite une explication mais nous en parlerons à une autre occasion. Il nous faut d'abord approfondir le passage du livre de la Genèse auquel a fait allusion le Christ.

 

 

 

19 septembre 1979

« ILS DEVIENNENT UNE SEULE ET MEME CHAIR »

 

1. A partir de la réponse du Christ sur le mariage dans laquelle il faisait allusion au commencement, nous avons analysé la semaine dernière le premier récit de la création de l'homme tel que le rapporte le 1° chapitre du Livre de la Genèse. Aujourd'hui, nous étudierons le deuxième récit, appelé souvent yahviste, parce que Dieu est désigné sous le nom de Yahvé.

Le second récit de la création de l'homme (lié à la présentation de l'innocence du bonheur originels de l'homme et de sa chute) est différent du premier. Nous n'entrerons pas pour l'instant dans le détail du récit, nous le ferons dans les prochaines analyses. Mais il nous faut cependant reconnaître que tout ce texte, dans son énoncé de la vérité sur l'homme, nous surprend par sa profondeur, une profondeur différente de celle du texte du premier chapitre, de la Genèse. On peut dire qu'il s'agît d'une profondeur essentiellement subjective et donc, en un certain sens, psychologique.

Le chapitre 2 de la Genèse est, en quelque sorte, le récit le plus ancien de la compréhension de l'homme par lui-même, et, avec le chapitre 3, il est le premier témoignage de la conscience humaine. L'étude approfondie de ce texte et de son style archaïque qui en exprime le caractère mythique primitif, nous permet d'y trouver réunis presque tous les éléments de l'analyse de l'homme, auxquels est sensible l'anthropologie philosophique moderne et surtout contemporaine. On pourrait dire que le 2° chapitre de la Genèse raconte la création de l'homme sous un aspect essentiellement subjectif. Si nous comparons les deux récits, nous voyons que cette subjectivité correspond à la réalité objective de l'homme créé, à l'image de Dieu. Et cela aussi est important pour la théologie du corps. Mais nous n'en parlerons pas aujourd'hui.

 

Création de la femme

 

2. Ce n'est pas par hasard que dans sa réponse aux Pharisiens où il fait allusion au commencement, le Christ parle de la création de l’homme en se référant au verset 27 du premier chapitre de la Genèse : Au commencement, Dieu les créa homme et femme ;ce n'est qu'ensuite qu'il cite le verset 24 du 2° chapitre de la Genèse. Les paroles exprimant directement l'unité et l'indissolubilité du mariage dont le passage le plus caractéristique est celui de la création de la femme, qui a eu lieu à part (cf. Gn 2, 18-23), tandis que le récit de la création du premier homme est rapporté aux versets 5-7 du 2° chapitre de la Genèse.

Ce premier être humain, la Bible l'appelle homme (Adam), tandis que dès la création de la première femme, elle commence à l'appeler mâle, is, par rapport à issah (femelle, car elle est issue du mâle : is).

Il faut ajouter aussi qu'en se référant au verset 24 du 2° chapitre de la Genèse, non seulement le Christ relie le commencement  au mystère de la création mais il nous conduit pour ainsi dire à la frontière qui sépare l'innocence primitive de l'homme du péché originel.

Le second récit de la création de l'homme a été introduit dans le livre de la Genèse précisément dans :ce contexte. Il y est écrit : De la côte qu'il avait tirée de l'homme, Yahvé Dieu façonna une femme et l'amena à l'homme. Alors, celui-ci s'écria : voici cette fois l'os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci s'appellera femme car elle fut tirée de l’homme (Gn 2, 23-23). C'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme et ils deviennent une seule chair » (Gn 2, 24).

Or tous deux étaient nus, l'homme et sa femme, et ils n'avaient pas honte l'un devant l'autre (Gn 2, 25).

 

Récit de la première chute

 

3. C'est après ces versets que commence le chapitre 3 de la Genèse, c'est-à-dire le récit de la première chute de l'homme et de la femme, lié à l'arbre mystérieux qui avait déjà été appelé l'arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 2, 17). D'où une situation tout à fait nouvelle, essentiellement différente de la précédente. L'arbre de la connaissance du bien et du mal est une ligne de démarcation entre les deux situations originelles dont parle le livre de la Genèse. La première situation est celle de l'innocence originelle dans laquelle l'homme (homme et femme) est en dehors de la connaissance du bien et du mal jusqu'à ce qu'il désobéisse aux ordres du créateur et mange le fruit de l'arbre de la connaissance. La seconde situation, au contraire, est celle où l'homme, après avoir désobéi au commandement du Créateur sous l'instigation de l'esprit du mal symbolisé par le serpent, entre dans la connaissance du bien et du mal. Cette seconde situation à engendré l'état du péché, opposé à l'innocence primitive.

Bien que le texte yahviste soit dans l'ensemble très concis, il fait clairement la différence entre les deux situations originelles. Nous parlons ici de situations en songeant au récit qui est une présentation d'événements. Néanmoins de ce récit et de tous ses détails ressort bien la différence essentielle entre l’état de péché et l'innocence originelle de l'homme.

La théologie systématique décèlera dans ces deux situations opposées, deux différents états de la nature humaine : status naturae integrae (nature intègre) et status naturae lapsae (nature déchue) tout cela ressort bien du texte yahviste des 2° et 3° chapitres de la Genèse qui contiennent la parole de la révélation la plus ancienne. Ce qui revêt une importance fondamentale pour la théologie de l'homme et pour la théologie du corps.

4. Lorsqu'on faisant allusion au commencement, le Christ rappelle ses interlocuteurs le verset 24 du 2° chapitre de la Genèse, il leur ordonne, en un certain sens, d'aller au-delà de la frontière qui, dans le texte yahviste de la Genèse, sépare les deux situations de l'homme. Il n'approuve pas ce que « par dureté de cœur », Moïse a permise et il en appelle aux paroles du premier commandement divin, qui, dans ce texte, est essentiellement lié à l'innocence originelle de l'homme. Cela veut dire que ce commandement n'a rien perdu de sa force bien que l'homme ait perdu son innocence primitive.

La réponse du Christ est décisive et sans équivoque. Aussi, il nous en faut tirer les conclusions qui ont la valeur de loi, non seulement pour l'éthique, mais aussi et surtout pour la théologie de l'homme et pour la théologie du corps, qui comme un temps particulier de l'anthropologie théologique, est fondée sur la parole de Dieu révélée. Nous essaierons de tirer ces conclusions mercredi prochain.

 

 

 

26 septembre 1979

LE LIEN ENTRE L'INNOCENCE ORIGINELLE ET LA REDEMPTION

 

1. Pour répondre à la demande concernant l'unité et l’indissolubilité du mariage le christ s'est réclamé de ce qui est écrit dans le de la Genèse sur ce thème du mariage. Lors des deux précédentes réflexions, nous avons soumis à l'analyse tant le texte dit « élohiste » (Gn 1) que le texte dit « yahviste » (Gn 2). Nous désirons tirer aujourd'hui quelques conclusions de ces analyses.

Lorsque le Christ se réfère à « l'origine », il demande à ses interlocuteurs de dépasser, en un certain sens, la frontière qui, dans le Livre de la Genèse, sépare l’état d'innocence originelle et l'état de péché qui commence avec la chute originelle.

On peut lier symboliquement cette frontière à l'arbre de la connaissance du bien et du mal qui, dans le texte yahviste, délimite deux situations diamétralement opposées : la situation de l'innocence originelle et celle du péché originel. Ces deux situations ont leur propre dimension dans l'homme, au plus intime de lui-même. Dans sa connaissance, dans sa conscience, dans ses choix et décisions et tout ceci par rapport à Dieu-Créateur qui, dans le texte yahviste (Gn 2 et 3) est en même le temps le Dieu de l'Alliance, de la plus ancienne alliance du Créateur avec sa créature, c'est-à-dire avec l'homme. L'arbre de la connaissance du bien et du mal, comme expression et symbole de l'alliance avec Dieu violée dans le cœur de l'homme délimite et oppose deux situations et deux états diamétralement opposés : celui de l'innocence originelle et celui du péché originel et en même temps de la « peccabilité » héréditaire de l'homme qui en découle. Toutefois les paroles du Christ qui se réfèrent à l'« origine » nous permettent de trouver dans l'homme une continuité essentielle et un lien entre ces deux différents états ou dimensions de l'être humain. L'état de péché fait partie de « l'homme historique » tant celui dont parle saint Matthieu au chapitre XIX de son Evangile — c'est-à-dire l'interlocuteur de Jésus en ce temps-là — que tout autre interlocuteur, potentiel ou actuel, de tous les moments de l'histoire et naturellement donc, l'homme d'aujourd'hui également. Toutefois, chez tout homme, sans la moindre exception, cet état— l'état « historique » précisément enfonce ses racines dans sa propre « préhistoire » théologique qui est l'état de l'innocence originelle.

2. Il ne s'agit pas ici de seule dialectique. Les lois de la connaissance répondent à celles de l'existence. Il n'est pas possible de comprendre l'état de « peccabilité historique » sans se référer ou faire appel (comme le fait le Christ) à l'état d'originelle (en un certain sens préhistorique) et fondamentale innocence. Le surgissement de la « peccabilité » comme état, comme dimension de l'existence humaine se trouve dès le début en rapport avec cette réelle innocence de l’homme comme état originel et fondamental, comme dimension de l'être créé « à l'image de Dieu ». Il en fut ainsi pour le premier homme —homme et femme — en tant que dramatis personae et protagonistes des événements que décrit le texte yahviste (Gn 2 et 3), mais aussi pour tout le parcours historique de l'existence humaine. L'homme historique est donc, pour ainsi dire enraciné dans sa préhistoire théologique révélée. Et pour cette raison tout élément de sa « peccabilité,» historique s'explique (tant pour l'âme que pour le corps) par référencera l'innocence originelle. On peut dire que cette référence est un « co-héritage » du péché, et précisément du péché originel. Si, en chaque homme historique, ce péché signifie un, état de grâce perdue, alors il comporte aussi une référence à cette grâce, qui était précisément la grâce de l'innocence originelle.

3. Lorsque, selon le chapitre XIX de l'Évangile de saint Matthieu, le Christ se réclame de l’« origine », il n'entend pas, avec cette expression, indiquer seulement l'état d'innocence originelle comme horizon perdu de l’existence humaine dans l'histoire. Aux paroles qui franchissent ses propres lèvres, nous avons le droit d'attribuer en même temps toute l'éloquence du mystère de la rédemption. En effet, déjà dans le contexte yahviste de Genèse 2 et 3 nous sommes témoins du moment où, après avoir rompu l'alliance originelle avec son Créateur, l'homme — homme et femme — reçoit la première, promesse de rédemption avec les paroles de ce qu'on appelle le « Proto-évangile » dans Genèse 3, 15 et commence a vivre dans la perspective théologique de la rédemption. Et ainsi, donc, l'homme « historique »tant l'interlocuteur du Christ dont parle Matthieu (chapitre XIX) que l’homme d'aujourd'hui — participe à cette perspective. Il participe non seulement à l’histoire de la « peccabilité » humaine, comme un sujet héréditaire et en même temps personne et unique de cette histoire, triais il participe aussi à l'histoire du salut, ici également comme sujet et co-créateur. Il est donc non seulement fermé, à cause de son état de péché, par rapport à l'innocence originelle — mais il est aussi, en même temps, ouvert sur le mystère de la rédemption qui s'est accompli dans le Christ et à travers le Christ. Dans son épître aux Romains, saint Pierre exprime cette perspective de la rédemption dans laquelle vit l’homme historique : « nous, — écrit-il — qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l'attente de la rédemption de nos corps » (Rm 8, 23). Nous ne pouvons perdre de vue cette perspective tandis que nous suivons les paroles du Christ qui, dans son colloque sur l'indissolubilité du mariage, fait recours à l’« origine ». Si cette « origine » indiquait seulement la création de l'homme et « femme », si — comme nous en avons déjà parlé — il conduisait simplement ses interlocuteurs au-delà de la limite de l'état de péché de l’homme jusqu'à l'innocence originelle, et n'ouvrait pas en même temps la perspective d'une « rédemption des corps », la réponse du Christ ne serait pas, en fait, entendue d'une manière adéquate. C'est précisément cette perspective de la rédemption du corps qui garantit la continuité et l'unité entre l'état héréditaire du péché de l'homme et son innocence originelle, bien que cette innocence, il l'a, historiquement, perdue de manière irrémédiable. Il est évident que le Christ a le plus grand droit de répondre à la question que lui posent les docteurs de la loi et de l'alliance (comme nous lisons dans Mt 19 et Mc 10), de répondre, donc, dans la perspective de la rédemption sur laquelle s'appuie l'Alliance même.

4. Si dans le contexte, substantiellement déterminé ainsi, de la théologie de l'homme-corps nous pensons à la méthode des analyses ultérieures au sujet de l'a révélation de l’« origine », où la référence aux premiers chapitres du Livre de la Genèse est essentielle, nous devons porter immédiatement notre attention sur un fait particulièrement important pour l'interprétation théologique : important parce qu'il consiste dans le rapport entre révélation et expérience. Dans l'interprétation de la révélation au sujet de l'homme, et surtout au sujet du corps, nous devons, pour des raisons compréhensibles, nous référer à l'expérience, parce que l'homme-corps nous est perceptible surtout grâce à l'expérience. A la lumière des considérations fondamentales mentionnées, nous avons pleinement le droit de nourrir la conviction que notre expérience historique doit, d'une certaine manière, s'arrêter au seuil de l'innocence originelle de l'homme, car elle est inadéquate à son égard. Toutefois à la lumière des mêmes considérations introductives, nous devons parvenir à la conviction que notre expérience humaine est, dans ce cas, un moyen en quelque sorte légitime pour l'interprétation théologique et, en un certain sens, un point de référence indispensable dont nous devons nous réclamer dans l'interprétation de l'« origine ». Une analyse plus détaillée du texte nous permettra d'en avoir une vision plus claire.

5. Il semble que les paroles de l’épître aux Romains que je viens de citer, indiquent de la meilleure façon, l'orientation de nos recherches centrées sur la révélation de cette « origine » à laquelle le Christ se réfère dans son colloque sur l'indissolubilité du mariage (Mt 19, Mc 10). Toutes les analyses qui seront successivement faites sur la base des premiers chapitres de la Genèse refléteront presque nécessairement la vérité des paroles de saint Paul : « Nous qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l'attente de la rédemption de notre corps » (Rm 8, 23). Si nous nous plaçons dans cette position — qui va si bien d'accord avec l'expérience —1'« origine » doit nous parler avec la grande richesse de lumière qui provient de la révélation, à laquelle désire répondre surtout la théologie. La suite des analyses nous dira dans quel sens doit aller cette théologie du corps et pourquoi.

 

 

 

10 octobre 1979

QUATRIÈME RÉCIT DE LA CRÉATION DE L'HOMME

 

Au cours de notre dernière réflexion sur la création de homme, homme et femme, nous avons tiré de la Genèse une première conclusion. C'est aux paroles de la Genèse, au commencement que le Seigneur Jésus a fait allusion dans sa conversation sur l'indissolubilité du mariage (cf. Mt 19, 3-9 ; Mc 10, 1-12).

Cette première conclusion ne terminé pas encore nos analyses ; nous devons, en effet, relire les récits du premier et du second chapitre du livré de la Genèse dans un contexte plus vaste, ce qui nous permettra de donner plusieurs interprétations du texte ancien auquel s'est référé le Christ.

Aujourd'hui, nous réfléchirons sur le sens de la solitude de l'homme à l'origine.

2. Et nous ferons partir cette réflexion directement des paroles suivantes du livre de la Genèse : Il n'est pas bien que l'homme soit seul, il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie (Gn 2,18). C'est Yahvé qui prononce ces paroles. Elles font partie du second récit de la création de l'homme et appartiennent donc à la tradition yahviste. Comme nous l'avons déjà souligné, dans le texte yahviste, le récit de la création de l'homme (homme) est un texte-à part (Gn 2-7) qui précède le récit de la création de la première femme (Gn 2, 21-22). D'une part, le premier homme (Adam), créé de la glaise du sol n'est appelé mâle (Is) qu'après la création de la première femme. Ainsi, lorsque Yahvé fait allusion à la solitude, il parle de la solitude de l'homme en tant que tel et non seulement de la solitude de l'homme mâle.

Mais ce seul fait ne suffît pas à tirer les conclusions. Néanmoins, le contexte complet de cette solitude dont parle le verset 18 du second chapitre de la Genèse, indique bien qu'il s'agit ici de la solitude de l'homme — homme et femme — et non seulement de la solitude de l'homme causée par l'absence de la femme. Il semble donc que cette solitude ait deux significations : l'une qui se rapporte à la nature même de l'homme, c'est-à-dire à sa nature humaine (et cela ressort du récit du IIe chapitre de la Genèse), l'autre qui se rapporte à la relation homme-femme et qui découle de la première. Une analyse détaillée du récit semble le confirmer.

3. Le problème de la solitude n'apparaît que dans le contexte du second récit de la création de l'homme. Le premier récit n'aborde pas ce problème puisque l'homme y est créé en une seule action comme homme et femme. Dieu créa l'homme à son, image... Homme et femme, il les créa (Gn 1, 27). Le second récit qui, comme nous l'avons dit parle d'abord de la création de l'homme et ensuite de la création de la femme issue de la côte attire notre attention sur la solitude de l'homme : l'homme est seul et c'est là un problème anthropologique fondamental, antérieur en quelque sorte à celui que pose l'état de l'homme homme et femme. Ce problème est antérieur pas tellement sur le plan chronologique, mais sur le plan de l'existence il est antérieur par sa nature. Et: nous verrons qu'il en est de même du problème de la solitude de l'homme du point de vue de la théologie du corps, lorsque nous ferons une analyse approfondie du second récit de la création tel que le rapporte le deuxième chapitre de la Genèse.

4. L'affirmation de Yahvé-Dieu : Il n'est pas bon que l'homme soit seul, apparaît non seulement dans le contexte immédiat de la décision de créer la femme (Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie) mais aussi dans le contexte plus vaste des motifs et des circonstances qui expliquent plus profondément le sens de la solitude de l'homme à l'origine. Le texte yahviste relie tout d'abord la création de l'homme à la nécessité de cultiver le sol (Gn 2, 5), et cela correspondait dans le premier récit à la vocation à soumettre et à dominer la terre (cf. Gn 1, 28). Puis, le second récit de la création parle de l'homme placé dans le jardin de l'Eden et nous fait part ainsi de son état originel de bonheur.

Jusque-là, l'homme est l'objet de l'action créatrice de Yahvé qui établit en même temps, en législateur, les conditions de la première alliance avec l'homme. Et cela met déjà en évidence la subjectivité de l'homme, une subjectivité qui se manifeste, également lorsque le Seigneur-Dieu modela du sol toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel et il les amena à l'homme pour voir comment celui-ci les appellerait (Gn 2, 19). Ainsi le premier sens de la solitude de l'homme à l'origine part d'un test précis ou d'un examen que l'homme passe devant Dieu (et en un certain sens devant lui-même) par ce test, l'homme prend conscience de sa supériorité, il se rend compte qu'il ne peut être comparé à aucune autre espèce d'êtres vivant sur la terre. En effet, comme dit le texte chacun devait porter le nom que l'homme lui aurait donné (Gn 2, 19), Ainsi l'homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages, mais, pour un homme, il ne trouva pas d'aide qui lui fut assortie (Gn 2, 19-20).

5. Toute cette partie du texte est certainement une préparation au récit de la création de la femme. Cependant, elle revêt également un sens profond indépendamment de cette création. L'homme créé se trouve au commencement de son existence, devant Dieu, comme à la recherche de sa propre entité ; on pourrait dire, à la recherche de la définition de lui-même. Nous dirions aujourd'hui : à la recherche de son identité propre. Le fait que l'homme est seul dans le monde visible et en particulier parmi les êtres vivants, est négatif dans cette recherche, car il exprime ce que l’homme n'est pas. Cependant le fait qu'il ne peut s'identifier avec le nombre visible des autres êtres vivants (animalia) est positif dans cette première recherche. Car même si ce fait ne constitue pas une définition complète, il en est un élément. Si, dans la logique et dans l'anthropologie, nous acceptons la tradition aristotélicienne, il faudrait définir cet élément dans le genre le plus proche (genus proximum).

6. Le texte yahviste nous permet cependant de découvrir d'autres éléments dans ce beau passage où l'homme est seul devant Dieu pour lui exprimer, par sa première définition de lui-même, la connaissance qu'il a acquise de lui-même et qui va de pair avec la connaissance du monde, de toutes les créatures visibles, les êtres vivants auxquels l'homme a donné un nom pour souligner devant eux sa différence ainsi la conscience révèle l'homme comme celui qui, dans le monde visible, possède la faculté de connaître ?

Par cette connaissance qui le met en quelque sorte, en dehors de son être, l'homme se revête en même temps à lui-même dans toute la particularité de son être. Il n'est pas essentiellement et subjectivement seul. Solitude, en effet, veut dire aussi subjectivité de l'homme, une subjectivité qui naît de sa connaissance par lui-même, l'homme est seul parce qu'il est différent du monde visible, différent des êtres vivants. Lorsque nous analysons le texte du livre de la Genèse, nous voyons que l'homme se distingue devant Yahvé du monde des êtres vivants (animalia) par une prise de conscience propre, et qu'il se révèle à lui-même et au monde visible comme une personne. Ce processus de la recherche d'une définition de soi, si bien décrit aux versets 19 et 20 du second chapitre de la Genèse, n'indique pas seulement le genus proximum — pour en revenir à la tradition aristotélicienne — exprimé au chapitre 20 du livre de la Genèse par les mots : a donné un nom, auquel correspond la différence spécifique qui est, selon la définition d'Aristote, nous zoon noetikon. Ce processus définit aussi la première esquisse de l'être humain comme personne humaine avec la subjectivité qui la caractérise.

Interrompons Ici l'analyse du sens de la solitude de l'homme à l'origine. Nous la reprendrons la semaine prochaine.

 

 

 

17 octobre 1979

TEL EST LE BON PASTEUR, PÈLERIN PARMI LES HOMMES

 

« L'évêque qui visite les communautés de son Église est un véritable pèlerin qui se rend chaque fois dans ce sanctuaire spécial du bon pasteur qu'est le peuple de Dieu qui participe au sacerdoce royal du Christ. Bien plus, ce sanctuaire, c'est chaque homme dont le mystère ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné » (Signe de contradiction et Gaudium et Spes, n. 25).

J'ai eu l'occasion de prononcer ces paroles en la chapelle Mathilde lorsque le pape Paul VI m'invita à prêcher les Exercices spirituels au Vatican.

Ces mêmes paroles me reviennent aujourd'hui à l'esprit car elles renferment, il me semble, le contenu essentiel du voyage que j'ai fait en Irlande et aux États-Unis, à l'invitation du secrétaire général de l’ONU.

Ce voyage a été un authentique pèlerinage au sanctuaire vivant du peuple de Dieu. Si nous pouvons, grâce au Concile Vatican II, considérer ainsi chaque visite de l'évêque à une paroisse, nous pouvons en dire de même de cette visite du pape. Je veux également que ceux qui m'ont si chaleureusement accueilli sachent que je me suis efforcé de pénétrer ce mystère que le Christ, bon Pasteur, a modelé et continue de modeler dans leurs âmes, dans leurs communauté. Et c'est pour mettre cela en évidence que j'ai décidé d'interrompre aujourd'hui les réflexions sur les paroles du Christ à propos du mariage. Nous les reprendrons la semaine prochaine.

2. Je veux tout d'abord vous parler de la rencontre avec le mystère de l'Église en terre irlandaise. Je n'oublierai jamais ce lieu où nous avons fait une brève halte au matin du 30 septembre : Clonmacnois. Les ruines de l'abbaye et de l'église racontent la vie qui s'y déroulait autrefois. Il s'agit de l'un de ces monastères ou les moines irlandais implantèrent le christianisme qu'ils répandirent ensuite dans d'autres pays d'Europe. On ne peut contempler ces ruines comme un monument du passé ; des générations entières en Europe lui doivent la lumière de l'Évangile et la charpente de leur culture. Ces ruines renferment toujours une grande mission. Elles sont toujours un défi. Elles parlent encore de la plénitude de vie à laquelle nous a appelés le Christ. Il est difficile qu'un pèlerin arrive en ces lieux sans que ces traces du passé, apparemment mort, ne révèlent une dimension permanente et éternelle de la vie. C'est l'Irlande : au cœur de la mission éternelle de l'Église commencée par saint Patrick.

En marchant sur ses pas, nous nous dirigeons vers le siège primatial d'Armagh, et nous nous arrêtons, chemin faisant, à Drogheda, où avait été exposées, pour la circonstance, les reliques de saint Olivier Plunkett, évêque et martyr. En se prosternant devant ces reliques, on peut exprimer toute la vérité sur l'Irlande d'hier et d'aujourd'hui, et toucher ses blessures, confiants qu'elles se cicatriseront et permettront à tout l'organisme de vivre.

Nous touchons donc ainsi les douloureux problèmes contemporains mais nous continuons de marcher en pèlerin dans ce magnifique sanctuaire du peuple de Dieu qui s'ouvre devant nous, en tant de lieux et tant de merveilleuses assemblées liturgiques et eucharistiques à Dublin, à Galway, à Knock Mariano, à Maynooth, à Limerick. Et puis, je n'oublierai jamais ma rencontre avec le président de l'Irlande, M. Patrick Hillary, et avec les hautes personnalités de cette nation. Que tous ceux que j'ai rencontrés — les prêtres, les missionnaires, les religieux et les religieuses, les écoliers, les laïcs, les époux, les parents, les jeunes, les malades et surtout mes frères dans l'épiscopat — se souviennent que j'ai été parmi eux comme un pèlerin qui visité le sanctuaire du bon Pasteur, qui est en tout le peuple de Dieu ; qu'ils sachent que j'ai marché dans ce magnifique berceau de l'histoire du salut devenu, depuis les temps de saint Patrick, l'Ile verte, la tête inclinée et le cœur reconnaissant, en cherchant avec eux, les routes de l'avenir.

3. Je veux en dire de même à mes frères et sœurs d'Amérique. Leur Église est encore jeune car leur grande société est jeune : elle n'existe que depuis deux siècles dans la carte politique du globe. Je veux les remercier tous de l'accueil qu'ils m'ont réservé, de la manière dont ils ont répondu à ma courte présence. J'avoue que j'ai été surpris par un tel accueil. Nous avons célébré la messe pour les jeunes, le premier soir, à Boston, sous une pluie battante. Une pluie qui nous a accompagnés dans les rues de cette ville et puis dans celle de New York, au milieu des gratte-ciel. Une pluie qui n'a pas empêché a tant d'hommes de bonne volonté de persévérer dans la prière, en attendant mon arrivée, ma parole et ma bénédiction.

Je n'oublierai jamais les quartiers de Harlem et leur population noire, du South Bronx et ses émigrés latino-américains ; ma rencontre avec les jeunes au Madison Square Garden et au Battery Park sous une pluie torrentielle et un gros orage, et au stade de Brooklyn où est finalement sorti le soleil. Et le jour avant, l'immense Yankee Stadium bondé de fidèles venus assister à la liturgie eucharistique. Et puis : Philadelphie, la première capitale des États indépendants avec sa cloche de la liberté, et deux millions de participants à la messe célébrée l’après-midi en plein centre de la ville. Et ma rencontre avec l'Amérique rurale à Des Moines. Puis, Chicago, où j'ai pu mieux développer l'analogie sur le thème E pluribus unum. Enfin, Washington, capitale des États-Unis, avec un programme chargé jusqu'à la dernière messe au Capitol Hall.

L'évêque de Rome est entré en pèlerin, sur les pas du bon Pasteur, dans son sanctuaire du nouveau continent pour vivre avec vous les réalités du concile Vatican II, avec toute la profondeur et la vigueur de la doctrine. Et tout cela a été marqué par la grande joie d'être cette Église, c'est-à-dire le peuple auquel le Père offre rédemption et salut en son Fils et dans 1’Esprit-Saint La joie de voir que malgré les tensions de la civilisation contemporaine, de l'économie et de la politique, il existe sur la terre une telle dimension de l'existence humaine et que nous y participons. Et bien que nous portions notre attention sur ces problèmes que nous voulons résoudre dignement, la joie divine du peuple conscient d'être le peuple de Dieu, qui cherche son unité est plus grande et pleine d'espérance.

4. Dans ce contexte, les paroles prononcées à l'Organisation des Nations-Unies sont devenues elles aussi un fruit de mon pèlerinage à ces importantes étapes de l'Histoire de l'Église et du christianisme. De quoi pouvais-je parler devant ce suprême forum politique sinon de l'essentiel du message évangélique ? du grand amour pour l'homme qui vit dans les communautés de tant de peuples et de nations, entre les frontières de tant d'États et de systèmes politiques. Si l'activité politique au niveau national et international doit garantir la réelle primauté de l'homme sur la terre, si elle doit servir sa vraie dignité, le témoignage de l'esprit et de la vérité rendu par le christianisme et par l'Église, est nécessaire.

Donc, au nom du christianisme et de l'Église, je remercie tous ceux qui le 2 octobre 1979, ont bien voulu écouter mes paroles à l'O.N.U. à New York. Je remercie également de l'accueil qui m'a été réservé par le président des, U.S.A., M. Jimmy Carter, par sa chère famille et par toutes les autorités réunies à la Maison-Blanche.

5. Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce qu'il fallait faire (Lc 17, 10). C'est ce que le Christ enseigne à ses apôtres. Moi aussi, je veux terminer par ces mots cette allocution dont le thème a été dicté par l'importance de mon récent voyage. Je paie ainsi la dette que j'ai contractée avec le bon Pasteur et avec ceux qui ont ouvert les routes de mon pèlerinage.

Je me tourne à, présent vers les pèlerins français de la région apostolique Midi-Pyrénées et aussi vers ceux du diocèse de Digne ; je leur dis ma joie, ma très grande joie de recevoir leur visite, avant d'aller peut-être un jour, si Dieu le permet, encourager et stimuler chez eux la foi de tous leurs compatriotes. (Ici, le pape, arrêté par les applaudissements, ajoute : Mais pas si vite... »). Et je leur fais également confidence de ma prière à leur intention, pour que leur pèlerinage leur donne des forces nouvelles dans le témoignage qu'ils ont à rendre devant Dieu et devant les hommes : montrez-vous convaincus, n'hésitez pas, soyez heureux de croire et de proclamer tout ce que vous avez reçu de l'Église. Vous êtes affrontés à tant de problèmes que l'heure est à la clarté, à la fidélité. Merci, merci de ce que chacun de vous, du plus humble à celui qui peine sous le poids des responsabilités, fera pour annoncer généreusement la Bonne Nouvelle.

 

 

 

24 octobre 1979

L'HOMME PREND CONSCIENCE D'ÊTRE UNE PERSONNE

 

Dans notre dernière conversation, nous avons commencé d'analyser la signification de la solitude originelle de l'homme. Nous nous sommes inspirés du texte yahviste, et en particulier des paroles suivantes : Il n'est pas bon pour l'homme d'être seul : je veux lui faire une aide qui lui soit accordée (Gn 2, 18). Cette analyse nous a portés à des conclusions surprenantes en ce qui concerne l'anthropologie, c'est-à-dire la science fondamentale de l'homme, renfermée dans ce livre. En effet, en quelques phrases, le texte biblique décrit l’homme comme une personne dotée d'une subjectivité qui le caractérise.

 

L'homme créé à l'image de Dieu

 

A ce premier homme, Dieu donne un ordre concernant tous les arbres du paradis terrestre et spécialement l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Aux traits de l'homme, décrits plus haut, vient se joindre alors l'élément du choix et de l'autodétermination, c'est-à-dire de la volonté libre. Ainsi l'image de l'homme nous apparaît dans son intégrité.

Le concept de solitude originelle implique aussi bien le concept d'autoconscience que celui d'autodétermination. Sans avoir bien saisi le sens de la solitude de l'homme, nous ne saurions comprendre les paroles qui suivent, prélude de la création de la première femme : Je veux lui faire une aide. Sans avoir bien saisi le sens profond de la solitude de l'homme, on ne saurait bien comprendre et correctement interpréter la situation de l'homme créé à l'image de Dieu qui apparaît dans le second récit comme le sujet de l'alliance ; apparaît comme une personne, comme un partenaire de l'absolu, en tant qu'il doit en pleine conscience choisir entre le bien et le mal, entre la vie et la mort. En effet, le premier ordre de Dieu exprime la dépendance de l'homme-créature par rapport à son créateur. L'homme est seul ; en même temps, il se trouve dans une relation unique avec Dieu lui-même. La définition anthropologique de l'homme contenue dans le texte yahviste se rapproche du contenu de la définition théologique de l'homme dans le premier récit de la création (Faisons l'homme à notre image et ressemblance, (Gn 1, 26).

 

L'homme et le monde visible

 

Ainsi formé, l'homme appartient au monde visible, c'est un corps parmi les corps. Reprenant la signification de la solitude original de l'homme, nous l'appliquons à l'homme considéré dans son intégrité. Le corps, qui fait participer l'homme à la création visible, lui fait prendre conscience de sa solitude. Autrement l'homme eût été incapable d'arriver à cette conviction (cf. Gn 2, 20), il fallait que son corps rende la chose évidente. La conscience de la solitude aurait pu se briser précisément à cause du corps. En se basant sur l'expérience de son corps, l'homme Adam aurait pu arriver à la conclusion qu'il était substantiellement semblable aux autres êtres vivants (animalia). Nous lisons au contraire qu'il n'est pas arrivé à cette conclusion, mais qu'il est arrivé à la conviction d'être seul. Le texte yahviste ne parle jamais directement du corps ; même lorsqu'il dit que le Seigneur modela l'homme avec de la poussière prise du sol, il parle de l'homme et non du corps. L'ensemble du récit nous offre des fondements suffisants pour comprendre cet homme, créé dans le monde visible comme un corps parmi les corps.

 

L’homme et le travail.

 

L'analyse du texte yahviste nous permet en outre d'établir un lien entre la solitude originelle de l'homme et la conscience du corps. Cette conscience distingue l'homme de tous les êtres vivants et le sépare d'eux, elle fait aussi de lui une personne. On peut affirmer avec certitude que cet homme ainsi formé a en même temps la sensation et la conscience de son propre corps, et cela à partir de l'expérience de sa solitude originelle.

Tout cela est contenu implicitement dans le second récit de la création de l'homme. Et l'analyse du texte nous permet d'amples développements.

Lorsqu'au début du texte yahviste, avant même qu'on parle de la création de l'homme avec de la poussière prise du sol, nous lisons qu'il n'y avait pas d'homme pour cultiver le sol et faire monter de la terre l'eau des canaux pour irriguer toute la surface du sol (Gn 2, 5-6), nous associons justement ce passage à celui du premier récit, où se trouve exprimé l'ordre de Dieu : remplissez la terre et dominez-la (Gn 1, 28). Le second récit parle explicitement du travail de l'homme pour cultiver la terre. Le premier moyen fondamental pour dominer la terre se trouve dans l'homme lui-même.

L'homme peut dominer la terre parce que lui seul — et aucun autre être vivant — est capable de la cultiver et de la transformer selon ses propres besoins (il faisait monter de la terre l'eau des canaux pour irriguer toute la surface du sol). Voilà que cette première ébauche d'une activité spécifiquement humaine semble faire partie de la définition de l'homme, comme cela ressort de l'analyse du texte yahviste. On peut donc affirmer ceci : cette ébauche est inhérente à la signification de la solitude originelle et elle appartient à la dimension de solitude à travers laquelle l'homme, dès le début, est dans le monde visible comme un corps parmi les corps et découvre le sens de sa corporalité.

Ce sera là l'objet de notre prochaine méditation.

 

 

 

31 octobre 1979

L'ALTERNATIVE ENTRE LA MORT ET L'IMMORTALITE

 

Revenons encore une fois sur le sens de la solitude l'homme, telle qu'elle ressort des premiers chapitres de la Genèse. Il importe de bien comprendre, à partir de quelques mots tout simples de la Bible, le sens profond de l'existence humaine, du corps de l'homme, de sa différence, de sa solitude originelle, de sa liberté devant l'alternative entre, la mort et l'immortalité. Oui, c'est en prenant conscience de son corps que l'homme découvre la complexité de sa propre structure. Il se distingue de tous les autres êtres vivants du monde visible : lui seul est capable de cultiver le sol et de soumettre la terre. La structure de son corps lui permet ainsi d'être l'auteur d'une activité typiquement humaine, dans laquelle le corps exprime la personne. L'invisible détermine l'homme plus que le visible. Son corps est comme transparent grâce à sa conscience et à sa faculté de se déterminer.

 

Mourir ?

 

La Bible s'exprime ainsi : Yahvé modela l'homme avec la glaise du soi, Il insuffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant... et il lui dit : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin, mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu seras passible de mort (Gn 2, 7, 16-17). Le sens originel de la solitude de l'homme repose sur l'expérience de l'existence reçue du Créateur. Cette existence est caractérisée par la subjectivité qui comprend aussi le sens du corps. Mais l'homme qui, dans sa conscience originelle, a exclusivement l'expérience de l'existence et donc de la vie, pourrait-il comprendre le sens du mot mourir ? Pourrait-il arriver à comprendre le sens de ce mot à travers la structure complexe de la vie reçue de Dieu, lorsque celui-ci lui insuffla un souffle de vie ? Il faut admettre qu'Adam ait entendu ce mot, complètement nouveau, sans en avoir jamais expérimenté la réalité, et qu'en même temps ce mot lui soit apparu comme une radicale antithèse de tout ce dont le Créateur l'avait doté, corps et souffle de vie.

L'homme entendait parler pour la première fois de la mort, sans avoir d'elle aucune expérience, et désormais il ne pouvait pas ne pas associer l'idée de la mort à celle de la vie dont il avait joui jusqu'alors. Les paroles adressées par Dieu à l'homme confirmaient donc une dépendance dans l'existence, au point d'en faire un être limité et, de par sa nature, susceptible de ne pas exister. Et il dépendait en définitive de l'homme, de sa décision, de faire l'expérience de la mort : Si tu en manges... tu mourras.

En écoutant les paroles de Dieu-Yahvé, l'homme aurait dû comprendre que l'arbre de la connaissance plongeait ses racines non seulement dans le jardin de l'Eden, mais aussi dans son humanité à lui. L'homme aurait dû en outre comprendre que cet arbre mystérieux cachait en lui une dimension de solitude, inconnue jusqu'alors.

Quand donc le sens fondamental de son corps était déjà établi par sa différence d'avec le reste des créatures, quand il était apparu que l'invisible détermine l’homme plus encore que le visible, l'homme se trouva devant une alternative liée directement par Dieu à l'arbre de la connaissance du bien et du mal.

L'alternative entre la mort et l'immortalité énoncée par la Genèse (2, 17) va au-delà de la signification essentielle du corps de l'homme. Elle marque le sens eschatologique non seulement du corps, mais de l'humanité elle-même, qui est bien distincte de tous les êtres vivants, des corps. Cette alternative concerne toutefois d'une façon toute particulière le corps créé avec de la poussière du sol.

Pour ne pas prolonger cette analyse, nous nous bornerons à constater que l'alternative entre la mort et l'immortalité entre dès le début dans la définition de l'homme et qu'elle appartient dès le début au sens de sa solitude en face de Dieu lui-même. Ce sens originel de solitude, marqué par l'alternative entre la mort et l'immortalité, a aussi un sens fondamental pour toute la théologie du corps.

Sur cette constatation, nous mettons aujourd'hui un terme à nos réflexions sur la solitude originelle de l’homme. Cette constatation, qui ressort nettement et clairement du livre de la Genèse, nous invite à réfléchir autant sur les textes que sur l'homme. Celui-ci a peut-être trop conscience de la vérité qui le concerne et qui est déjà contenue dans les premiers chapitres de la Bible.

 

 

 

7 novembre 1979

L’UNITÉ ORIGINELLE DE L'HOMME ET DE LA FEMME

 

1. Les paroles du livre de la Genèse, il n'est pas bon que l'homme soit seul, (2, 18), sont comme un prélude au récit de la création de la femme. Grâce à ce récit, le sens de la solitude originelle aide à mieux comprendre le sens de l'unité primitive, dont le point clé semblé constitué par les paroles du verset 24 du IIe chapitre de la Genèse auxquelles fait allusion le Christ dans son dialogue avec les Pharisiens : L'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme et les deux ne feront qu'une seule chair (Mt 19, 5). Si le Christ cite ces paroles lorsqu'il fait allusion au commencement, il faut cependant préciser le sens de cette unité primitive fondée sur la création de l'homme, homme et femme.

Le récit du premier chapitre de la Genèse ne fait pas état de la solitude originelle de l'homme : en effet, dès le commencement, l'homme est homme et femme. Le texte yahviste du IIe chapitre, au contraire, nous autorise, en quelque sorte à ne penser tout d'abord qu'à l'homme, parce que celui-ci, en vertu de son corps, appartient au monde visible, mais le dépasse ; puis il nous porte à penser au même homme. Mais dans la diversité des sexes, le corporel et le sexuel ne d'identifient pas complètement.

Bien que le corps humain, normalement constitué, porte les signes du sexe, c'est-à-dire est de par sa nature, masculin ou féminin, l'homme avec son corps est plus profondément lié à ce qui fait son je qu'à son caractère somatique d'homme et de femme, donc, le sens de la solitude originelle qui peut n'être référée qu'à l'homme est essentiellement antérieur au sens de l'unité primitive ; celle-ci, est, en effet, fondée sur la masculinité et sur la féminité, comme sur deux incarnations différentes. C'est-à-dire sur deux manières d'être corps du même être humain, créé à l'image de Dieu (Gn 1, 27).

2. En lisant le texte yahviste où la création de la femme constitue un récit à part (Gn 2, 21-22), il nous faut en même temps garder à l'esprit l'image de Dieu du premier récit de la création. Le second récit, garde, pour ce qui est du langage et du style, toutes les caractéristiques du texte yahviste ; le mode d'expression est conforme à la manière de penser de l'époque à laquelle le texte a été écrit. On peut dire, en suivant la philosophie religieuse contemporaine et la philosophie du langage qu'il s'agit d'un langage mythique. Dans ce cas, en effet, le terme de mythe ne désigne pas un contenu légendaire mais un mode archaïque d'exprimer un contenu plus profond. Et c'est sans aucune difficulté que, sous la couche de l'ancien récit, nous découvrons ce contenu, admirable en ce qui concerne les qualités et la densité des vérités qu'il renferme.

Ajoutons que le second récit de création de l'homme est, jusqu'à un certain moment, une sorte de dialogue entre l'homme et Dieu-créateur, en particulier la où l’homme (Adam) est créé définitivement homme et femme. (Is'Issah). La création se réalise en presque deux dimensions à la fois ; l'acte de Yahvé-Dieu qui créé correspond au processus de la conscience humaine.

3. Ainsi donc Yahvé-Dieu dit : il n'est pas bon que l'homme soit seul ; il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie. (Gn 2, 18). Et en même temps, l'homme confirme sa propre solitude (Gn 2, 20), puis, nous lisons : Alors Yahvé-Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme qui s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place, puis, de la côte qu'il avait tirée de l'homme, Yahvé-Dieu façonna une femme et l'amena à l’homme. (Gn 2, 21-22). Si l'on tient compte de la spécificité du langage, il faut avant tout reconnaître que cette torpeur de la Genèse où l'homme est plongé en attendant le nouvel acte du Créateur, nous fait beaucoup réfléchir. Dans la mentalité contemporaine habituée, par ses analyses du subconscient, à associer le monde du sommeil à des contenus sexuels, cette torpeur peut entraîner une association particulière.

Cependant, le récit biblique, lui, semble dépasser la dimension du subconscient. D'autre part, si l'on tient compte de la diversité des termes, on peut en conclure que l'homme (Adam) est plongé dans le sommeil pour se réveiller homme et femme. En effet, nous trouvons pour la première fois au verset 23 du IIe chapitre de la Genèse, la distinction Is Issah. Cette torpeur ne désigne donc pas tellement le passage du conscient au subconscient, mais plutôt un retour spécifique au non-être (le sommeil étant une composante de l'anéantissement de l'existence consciente de l'homme), c'est-à-dire au temps antérieur à la création, afin que de non-être, l'homme seul puisse, par l'acte créateur de Dieu, se réveiller dans sa double unité d'homme et de femme.

Dans tous les cas, à la lumière des versets 18 et 20 du IIe chapitre de la Genèse, il ne fait pas de doute que l'homme tombe dans cette torpeur en souhaitant trouver à son réveil un être semblable à lui, si, par analogie avec le sommeil, nous pouvons aussi parler de rêve, nous devons dire que l'archétype biblique nous autorise à reconnaître dans ce rêve un second je, lui aussi personnel et rapporté à l'état de solitude originelle, c'est-à-dire à tout le processus de stabilisation de l'identité humaine par rapport à l'ensemble des êtres vivants (animalia), puisque c'est un processus de différenciation de l'homme de ce milieu. Ainsi le cercle de la solitude de l’homme-personne se rompt parce que le premier homme se réveille de son sommeil homme et femme.

 

« Elle est la chair de ma chair »

 

4. La femme est modelée avec la cote, que Yahvé-Dieu a otée à l'homme. En considérant le mode d'expression archaïque et métaphorique, nous pouvons établir qu'il s'agit d'une homogénéité de tout l'être des deux. Cette homogénéité concerne surtout le corps, la structure somatique, et elle est confirmée aussi par les premières paroles que l'homme adresse à la femme créée : Elle est la chair de ma chair et l'os de mes os (Gn 2, 23). Et les paroles que nous venons de citer se rapportent pourtant aussi au caractère humain de l’homme-mâle. Il faut les lire dans le contexte des affirmations faites avant la création de la femme ; dans ces paroles, qui ne font pas encore état de 1’incarnation de l'homme, la femme est cependant considérée comme une aide qui lui est assortie (cf. Gn 2, 18 et 2, 20).

Ainsi, la femme est créée en un certain sens de la même humanité. Malgré la différence de constitution liée au sexe, l'homogénéité somatique est si évidente que l'homme (homme) l'exprime ainsi, après s'être réveillé de son sommeil : Elle est la chair de ma chair et l'os de mes os ! Elle sera appelée femme car elle fut tirée de l'homme (Gn 2, 23).

C'est ainsi que l'homme (homme) exprime, pour la première fois, une joie qu'auparavant il ne connaissait pas, puisqu'il n'y avait pas d'être semblable à lui. La joie pour l'autre être humain, pour le second je domine les paroles que l'homme (homme) prononce devant la femme (femme). Tout cela aide à comprendre le sens profond de l'unité primitive. Les paroles à ce sujet ne sont pas nombreuses, mais chacune a une grande portée. Il nous faut donc tenir compte — et nous le ferons également par la suite — du fait que cette première femme modelée avec la côté enlevée à l'homme (homme) est aussitôt accueillie comme une aide qui lui est assortie.

Nous reviendrons encore la semaine prochaine sur ce thème, c'est-à-dire sur le sens de l'unité primitive de l'homme et de la femme dans la même humanité.

 

 

 

14 novembre 1979

PAR LA COMMUNION DES PERSONNES L'HOMME DEVIENT IMAGE DE DIEU

 

Unité et dualité

 

1. L'analyse du récit du livre de la Genèse nous a montré que la création définitive de l'homme consiste en la création de deux êtres qui ne font qu'un. Il y a donc une unité de ces deux êtres puisqu'ils ont une même nature humaine ; mais il y a aussi une dualité qui manifeste ce qui, dans cette même humanité, constitue la masculinité et la féminité de l'homme créé. Cette dimension ontologique de l'unité et de la dualité revêt en même temps une signification axiologique. En effet, le verset 23 du second chapitre de la Genèse, et tout le contexte montrent bien que l'homme créé représente une valeur particulière pour Dieu (Dieu vit tout ce qu'il avait fait : cela était très bon) (Gn 1, 31), mais également pour l'homme lui-même : d'abord parce qu'il est homme ; puis, parce que la femme est pour l'homme et l'homme est pour la femme.

Tandis que le premier chapitre de la Genèse ne parle de cette valeur que du point de vue théologique (et d'une manière indirecte, métaphysique), le second chapitre, au contraire, révèle pour ainsi dire le premier cercle de l'expérience vécue par l'homme en tant que valeur. Cette expérience, on l'entrevoyait déjà dans le récit sur la solitude originelle de l'homme et ensuite dans tout le récit de la création de l'homme, homme et femme. Le verset 23 du second chapitre de la Genèse qui rapporte les paroles prononcées par le premier homme devant la femme qui venait d'être tirée de lui, peut être considéré comme le prototype biblique du Cantique des cantiques. Et s'il est possible d'être touché à la lecture de paroles aussi anciennes, on peut même aller jusqu'à dire que la profondeur et l'intensité de cette toute première émotion de l'homme-homme devant l'humanité de la femme et devant sa féminité est quelque chose d'absolument unique.

 

L'attente d'une communion

 

2. Ainsi l'unité originelle de l'homme devient, par la masculinité et la féminité, franchissement de la frontière de la solitude et, en même temps, affirmation en ce qui concerne les deux êtres humains de tout ce qui, dans la solitude, est constitutif de l'homme.

Dans le récit biblique, la solitude est la voie vers cette unité qu'avec le Concile Vatican II nous pouvons appeler communia personarum. Ainsi que nous l'avons constaté, dans sa solitude originelle, l'homme acquiert dans le processus de distinction des autres êtres vivants (animalia) une conscience personnelle ; et, toujours dans cette solitude, il s'ouvre à un être semblable à lui que la Genèse (2, 18 et 20) appelle une aide qui lui est assortie. Et tout comme la distinction, sinon plus, cette ouverture détermine l’homme-personne. Dans le récit yahviste, la solitude de l'homme nous apparaît non seulement comme la première révélation de la transcendance de la personne mais aussi comme la découverte d'une relation à la personne et donc comme l'attente d'une communion de personnes.

Nous pourrions employer le terme de communauté s'il n'avait pas autant de significations. Communion est un terme qui en dit plus et qui est aussi plus précis puisqu'il désigne cette aide née en un certain sens du fait même d'exister comme personne aux côtés d'une autre personne. Dans le récit biblique, ce fait d'exister devient, eo ipso (de par lui-même), existence de la personne pour la personne, puisque l'homme, dans sa solitude originelle, se définissait déjà par cette relation. Comme le confirme du reste, précisément, dans un sens négatif, sa solitude. D'autre part, la communion des personnes ne pouvait se faire qu'en vertu de la double solitude de l'homme et de la femme, c'est-à-dire comme une rencontre dans leur distinction des autres êtres vivants et qui leur permettait à tous deux d'être et d'exister réciproquement. Le concept d'aide exprime aussi la réciprocité dans l'existence dont aucun autre être vivant n'aurait pu faire l'expérience. Tout ce qui constituait essentiellement la solitude de chacun d'eux et donc leur connaissance par eux-mêmes et leur autodétermination, c'est-à-dire la subjectivité et la prise de conscience de la signification de leur propre corps était indispensable à cette réciprocité.

 

A l’image et à la ressemblance de Dieu

 

3. Le premier chapitre du récit de la création de l'homme affirme clairement, dès le début, que l'homme a été créé à l’image de Dieu, homme et femme. Le second chapitre, au contraire, ne parle pas de l’image de Dieu mais il révèle, à sa manière, que la création complète et définitive de l'homme (soumis auparavant à l'expérience de la solitude originelle) s'exprime par la formation de cette communia personarum de l'homme et de la femme. Ainsi, le contenu du texte yahviste correspond à celui du premier récit. Si, dans l'autre sens, nous voulons tirer du texte yahviste le concept d'image de Dieu, nous pouvons alors en déduire que l'homme est devenu image et ressemblance de Dieu, non seulement par sa propre humanité, mais aussi par la communion de personnes que l'homme et la femme forment dès le commencement. Le rôle de l'image est de refléter le modèle, de reproduire son prototype. L'homme devient image de Dieu pas tellement dans la solitude, mais plutôt dans la communion. Il est en effet, dès le commencement non seulement l'image qui reflète la solitude d'une personne qui régit le monde, mais aussi et surtout l'image d'une insondable communion divine de personnes. Ainsi, le second récit pourrait aider à comprendre le concept trinitaire de l'image de Dieu même si celle-ci n'apparaît que dans le premier récit. Cela n'est évidemment pas sans signification également pour la théologie du corps et constitue même l'aspect théologique le plus profond de tout ce qui concerne l'homme. Dans le mystère de la création et d'après la solitude originelle et constitutive de son être, l'homme est caractérisé par une unité profonde entre ce qui en lui, humainement et de par le corps, est masculin et ce qui en lui, également humainement et par le corps, est féminin. Sur tout ceci est descendu dès l'origine, la bénédiction de la fécondité, liée à la procréation humaine (cf. Gn 1, 28).

 

« Chair de ma chair, et os de mes os »

 

4. Nous sommes ici au cœur même de la réalité anthropologique, le corps. Le verset 23 du second chapitre de la Genèse en parle directement et pour la première fois en ces termes : Chair de ma chair et os de mes os. L'homme-homme prononce ces paroles comme si le seul fait de voir la femme lui permettait d'identifier et de donner un nom à ce qui les rend l'un à l'autre semblables et à ce qui manifeste leur humanité. A la lumière des précédentes analyses de tous les corps avec lesquels l'homme est entré en contact et qu'il a identifiés en leur donnant un nom (animalia), l'expression chair de ma chair signifie donc que le corps révèle l'homme. Cette formule renferme déjà tout ce que la science humaine dira de la structure du corps, de sa vitalité, de sa physiologie sexuelle, etc. Cette première expression de l'homme-homme : chair de ma chair contient aussi une allusion à ce qui constitue l’aspect humain authentique de ce corps et donc ace qui détermine l'homme comme personne, c'est-à-dire comme un être semblable à Dieu même dans son corps.

5. Nous sommes ici au cœur même de la réalité anthropologique, c'est-à-dire du corps, du corps humain ; cependant, il est facile de le voir, cette réalité n'est pas seulement anthropologique, elle est aussi essentiellement théologique. La théologie du corps qui est liée, dès le commencement, à la création de l'homme à l'image de Dieu, devient, en un certain sens, théologie du sexe ou plus précisément théologie de la masculinité et de la féminité et elle part du livre de la Genèse. Le sens originel de l'unité, exprimé par le verset 24 du 2° chapitre de la Genèse, ouvre dans la révélation de Dieu, une très vaste perspective. Cette unité du corps (et les deux ne feront qu'une seule chair) revêt une dimension multiple : une dimension morale comme le confirme la réponse du Christ aux Pharisiens (Mt 19 et Mc 10) et une dimension sacramentelle, essentiellement théologique comme le prouvent les paroles de saint Paul aux Éphésiens, qui se réfèrent d'ailleurs à la tradition des prophètes (Osée, Isaïe, Ezéchiel). Et il en est ainsi parce que cette unité qui se réalisé grâce au corps, désigne, dès le commencement, non seulement le corps mais aussi la communion incarnée des personnes, communia personarum, et exige cette communion. La masculinité et la féminité caractérisent la constitution somatique de l’homme (elle est la chair de ma chair et l'os de mes os) et indiquent la nouvelle prise de conscience de la signification du propre corps qui consiste en un enrichissement mutuel. Et cette conscience par laquelle l'humanité se reconstitue en une communion de personnes, forme (dans le récit de la création de l'homme et dans la révélation du corps qu'elle renferme) la couche la plus profonde de la structure somatique. De toute manière, cette structure est présentée dès le commencement par une prise de conscience profonde du corps et de la sexualité humaine et cela établit un principe inaliénable sur lequel théologiquement se fonde la compréhension de l'homme.

 

 

 

21 novembre 1979

A LA LUMIÈRE DES PREMIERS CHAPITRES DE LA GENÈSE

 

Rappelons-le : interrogé sur l'unité et sur l'indissolubilité du mariage, le Christ s'est référé au commencement. Il a cité des paroles tirées des premiers chapitres de la Genèse. Je vous invite à poursuivre avec moi la méditation de ces pages, où les moindres mots ouvrent des perspectives fondamentales.

Dieu créa l'homme à son image. Homme et femme, il les créa. Et Adam dit avec émerveillement de la première femme : Celle-ci est l'os de mes os, la chair de ma chair. Celle-ci, on l'appellera femme parce que, d'un homme elle a été prise.

A la lumière de ces textes, nous comprenons que là connaissance de l'homme passe à travers la masculinité et la féminité, qui sont comme deux incarnations de la même solitude métaphysique, face à Dieu et au monde — comme deux modes complémentaires d'être corps — comme deux dimensions complémentaires de l'autoconscience et de l'autodétermination, et, en même temps, comme deux consciences complémentaires du sens du corps. Ainsi, comme le montre le deuxième chapitre de la Genèse (v 23), la féminité, en un certain sens, se retrouve face à la masculinité, tandis que la masculinité se confirme à travers la féminité. La fonction du sexe, en un certain sens élément constitutif (et pas seulement attribut) de la personne, montre combien profondément l'homme, avec sa solitude spirituelle et son unicité de personne, est constitué par le corps comme lui non comme elle. La présence de l'élément féminin à côté de l'élément masculin, a le sens d'un enrichissement pour l'homme dans toute la perspective de l'histoire, sans excepter l'histoire du salut.

L'unité dont parle la Genèse (2, 24) (Les deux deviennent une seule chair) est sans aucun doute l'unité qui s'exprime et se réalise dans l'acte conjugal. Concise et simple, la formule biblique indique le sexe, féminité et masculinité, comme trait caractéristique de l'homme — mâle et femelle —, qui leur permet, lorsqu'ils deviennent une seule chair, de soumettre en même temps toute leur humanité à la bénédiction de la fécondité. Toutefois, le contexte de la formule lapidaire ne nous permet pas de nous arrêter à l'aspect de la sexualité humaine, ni de traiter du corps et du sexe en dehors de la pleine dimension de l'homme et de la communion des personnes ; mais, dès le début, il nous oblige à découvrir la plénitude et profondeur de l'unité que l'homme et la femme doivent constituer à la lumière de la révélation des corps.

Dès lors, l'expression : L'homme… s'unira à sa femme si intimement que les deux deviennent une seule chair nous porte toujours à relire les passages précédents sur l’union dans l’humanité, qui lie la femme et l'homme dans le mystère de la création. Les paroles de la Genèse, analysées plus haut, expliquent bien ce concept. L'homme et la femme, en s'unissant si étroitement dans l'acte conjugal qu'ils deviennent une seule chair, redécouvrent pour ainsi dire chaque fois le mystère de la création, reviennent ainsi à l'union dans l'humanité (chair de ma chair et os de mes os), qui leur permet de se reconnaître réciproquement, et, comme la première fois, de s'appeler l’un l’autre par leur nom. Cela signifie, en un certain sens, revivre la valeur virginale originelle d'homme, qui émerge du mystère de sa solitude face à Dieu, et au milieu du monde. Le fait qu'ils deviennent une seule chair, est un lien puissant établi par le Créateur, qui leur fait découvrir leur propre humanité, soit dans son unité originelle, soit dans la dualité d'une mystérieuse attirance réciproque.

En effet, nous lisons : L'homme abandonnera son père et sa mère et il s'unira à sa femme. Si l’homme appartient par nature à son père et à sa mère, en vertu de la génération, il s'unit à sa femme (ou à son mari) par un choix.

Le texte de la Genèse, (2, 24) établit ce trait du lien conjugal par rapport au premier homme et à la première femme. Mais, en même temps, il le fait aussi dans la perspective de l'avenir terrestre de l'homme. Aussi bien, le Christ se référera-t-il à ce texte, également actuel pour son époque. Formés à l'image de Dieu, aussi en tant qu'ils constituent une authentique communion de personnes, le premier homme et la première femme doivent en constituer le commencement, le modèle pour tous les hommes et les femmes qui, en n'importe quel temps, s'uniront si intimement entre eux qu'ils deviendront une seule chair.

Le corps qui, à travers sa masculinité et sa féminité dès le début aide l'un et l'autre (une aide qui lui soit semblable) à se retrouver dans une communion des personnes, devient, d'une façon toute particulière, l'élément constitutif de leur union, quand ils deviennent mari et épouse. Mais cela se réalise à travers un choix réciproque. C'est le choix qui établit le contrat conjugal entre les personnes, qui ne deviennent une seule chair qu'à travers ce choix.

Cela correspond à la structure de la solitude de l'homme et dans le concret, des deux solitudes. Le choix, comme expression d'autodétermination, repose sur le fondement de cette structure, c'est-à-dire sur le fondement de son autoconscience. Ce n'est qu'à partir de sa structure particulière que l'homme est corps, et, à travers le corps, aussi mâle et femelle. Quand l'un et l'autre s'unissent si intimement qu'ils deviennent une seule chair, leur union conjugale présuppose une conscience particulière du sens de ce corps dans le don réciproque des personnes. Dans ce sens-là aussi, le texte de la Genèse (2, 24) vaut également pour l'avenir. Il prouve, en effet, qu'en chaque union conjugale de l'homme et de la femme se redécouvre la conscience originelle du sens unitif du corps dans sa masculinité et dans sa féminité. Le texte biblique indique, avec cela, en même temps, qu'en chacune de ces unions se renouvelle, d'une certaine façon, le mystère de la création dans toute sa profondeur originelle et dans toute sa force vitale. Tirée de l'homme comme chair de sa chair, la femme devient ensuite, en tant qu'épouse, et à travers sa maternité, mère des vivants (cf. Gn 3, 20), car sa maternité a son origine aussi en lui. La procréation s'enracine dans la création, et chaque fois, en un certain sens, elle en reproduit le mystère.

A ce sujet — La connaissance et la procréation — sera consacré mon prochain entretien. Il faudra nous référer encore à d'autres éléments du texte biblique.

 

 

 

5 décembre 1979

« L'AMOUR DU CHRIST NOUS PRESSE... »

 

L'Évangile de saint Jean raconte qu'André, le premier appelé, rencontra son frère Simon et le conduisit à Jésus, qui lui dit : « Tu es Simon, le fils de Jean ; tu t'appelleras Pierre » (1, 41 sv.)

La vocation de Pierre a été confirmée sur la base du lien fraternel avec André. Il était donc normal que le successeur de Pierre rende visite au siège très ancien de Constantinople, qui honore André de façon particulière, et cela en la fête de cet apôtre.

J'en remercie vivement la Providence. J'avais tant désiré ce voyage, qui a entraîné un renforcement réciproque sur les voies ouvertes par le patriarche Athénagoras Ier et mes deux grands prédécesseurs, les papes Jean XXIII et Paul VI.

Avec la Providence qui m'a conduit en Orient, je désire remercier tous ceux qui, serviteurs de la Providence, rendirent possible cette visite. Je pense particulièrement aux autorités turques, en commençant par le président de la République, le gouvernement et le ministre des Affaires étrangères. J'ai eu l'occasion de les rencontrer, en ce point si important du globe, porte de l'Europe et de l'Asie, et d'avoir avec eux un utile échange de vues sur la situation internationale. Je désire renouveler ici aux autorités turques l'expression de ma reconnaissance pour la sollicitude dont elles entourèrent mon voyage et assurèrent ma sécurité.

 

La communauté arménienne

 

Encore que le but principal de ma visite fut le Phanar, siège du patriarcat œcuménique à Istanbul, mon récent voyage m'a donné l'occasion de rencontrer la communauté arménienne dans la personne de son patriarche Kalustian et de l'archevêque catholique Tcholakian. Cette Église arménienne est engagée dans un dialogue intense avec l'Église catholique, spécialement depuis la visite à Rome de Vasken I°, chef, c'est-à-dire catholikos de cette Église, qui a son centre à Etchmiadzine. La visite eut lieu en mai 1970. L'Église arménienne catholique, en pleine communion avec le siège apostolique de Rome, compte dans le monde entier environ 150000 fidèles. Mes sentiments de gratitude s'adressent aussi à toute la communauté arménienne. Je dois mentionner également les représentants de la communauté juive, que j'ai rencontrés, à l'occasion de la messe célébrée dans la cathédrale catholique latine d'Istanbul, dédiée au Saint-Esprit.

 

Avec le patriarche Dimitrios Ier

 

Je considère ma rencontre avec le patriarche Dimitrios Ie un fruit de l'action particulière de l'esprit du Christ, qui est l'esprit de l'unité et de l'amour. (Cette rencontre s'est déroulée dans cet esprit et elle a donné témoignage de cet esprit. Cette rencontre a atteint son point culminant dans la prière commune par la participation réciproque à la liturgie eucharistique, même si nous n'avons pas encore pu rompre ensemble le pain et boire dans le même calice. Tout cela s'est passé d'abord la veille de la fête de Saint-André, le soir dans la cathédrale latine du Saint-Esprit, où le patriarche Dimitrios Ier était avec nous (de même que le patriarche arménien), où nous avons solennellement échangé le baiser fraternel de paix et où, à la fin, nous avons ensemble donné la bénédiction. Puis, cela s'est passé, lors de la fête de Saint-André, dans l'église patriarcale, où nous avons pu, moi et toute la délégation du siège apostolique, participer à la splendide liturgie de saint Jean Chrysostome. Avec la même joie de l'assemblée que la veille, j'ai pu renouveler le baiser de paix avec mon frère du siège de l'Orient ; j'ai pu prendre la parole et, surtout, écouter son discours.

Quel amour profond, chez Dimitrios Ier, pour l'Église et pour unité, objet du désir continuel du Christ ! Et en même temps, quelle sollicitude affectueuse pour l'homme d'aujourd'hui ! Le grand mystère de la divinité et de l'humanité, merveilleusement approfondi par toute la tradition patristique et théologique d'Orient, est la source profonde de cette sollicitude.

Le patriarche a dit : C'est la paix et le bien que nous aussi, nous désirons et nous cherchons, aussi bien pour l'Église que pour le monde, et nous nous rencontrons en vue de tendre ensemble vers ce but sacré... ; durant cette marche, le Christ ressuscité était présent et il marchait avec nous… ; aussi bien, ayant en vue la pleine communion et la fraction du pain, nous avons marché, ensemble jusqu'à ce jour.

 

« L'amour du Christ nous presse »

 

Si nous avons donc le droit de répéter avec saint Paul : L'amour du Christ nous presse (2 Co 5, 14), cet amour du Christ prend aujourd'hui la forme de l'amour pour l'homme contemporain. Aussi bien le dialogue théologique, si nécessaire, qui commencera prochainement entre l'Église catholique et l’ensemble de l'Église orthodoxe (c'est-à-dire avec toutes les Églises orthodoxes autocéphales), devra-t-il toujours être accompagné du dialogue de l'amour fraternel et du rapprochement réciproque. Commencé au temps du concile Vatican II, ce dialogue doit encore se renforcer et s'approfondir. Il doit sans cesse trouver de nouvelles expressions extérieures. Il doit, en un certain sens, devenir un élément intégral du programme pastoral de l'une et l'autre partie. L’union ne peut être que le fruit de la connaissance de la vérité dans l'amour. Vérité et amour doivent agir de concert ; l'une séparée de l'autre ne suffirait pas, car la vérité sans l'amour n'est pas encore la pleine vérité, de même que l'amour ne saurait exister sans la vérité.

L'appui si bienveillant assuré, à l'occasion de ma récente visite à Constantinople, par tous les patriarches orthodoxes au patriarche Dimitrios, qui, comme patriarche œcuménique, est le premier d'entre eux, — cet appui laisse vraiment bien augurer de l'avenir de nos initiatives œcuméniques.

Cette heureuse rencontre de Constantinople vit aussi l'échange de dons hautement symboliques. Le patriarche œcuménique a offert à son hôte une antique étole épiscopale, en pensant à l'Eucharistie que la clémence de Dieu nous permettra peut-être de célébrer ensemble, comme l'ont désiré si ardemment le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras. Pour moi, j'ai laissé à Constantinople une icône de Notre-Dame de Czestochowa, cette Vierge que je connais depuis les premières années de ma jeunesse. Ce choix m'a été inspiré par des motifs personnels, et, plus encore, par des considérations d'ordre historique. Les traits de la Vierge de Czestochowa parlent à l'âme du chrétien de l'Orient comme aussi à l'âme du chrétien de l'Occident. L'icône provient aussi de la terre qui, au cours de toute l'histoire, a vu se rencontrer ces deux grandes traditions de l'Église. S'il est vrai que ma patrie a reçu le christianisme de Rome, et en même temps l'héritage de sa culture latine, il est également vrai que Constantinople est devenue la source de la foi et de la culture chrétienne, dans leur forme orientale, pour beaucoup de peuples et de nations slaves.

J'ai déjà exprimé ces idées au cours de mon pèlerinage en Pologne en juin dernier. C'est dire la richesse de pensées et de perspectives de notre rencontre au Phanar. Interrogé sur mes impressions, par un journaliste, j'ai dit qu'il était difficile de les exprimer. Oui, c'est vraiment difficile. Nous nous trouvons en présence d'une autre dimension. Nous devons garder le regard fixé sur l'image de la sagesse, qui nous parle au sommet de son grand monument sur le Bosphore. C'est l'image de l'Avent. Nous aussi, nous servons la grande cause de l'Avent du Seigneur.

Puisse, à sa venue, le Seigneur nous trouver vigilants (cf. Mt 24, 26).

C'est à cette intention que j'ai prié tout particulièrement parmi les ruines d'Éphèse, où, la Vierge Marie, si profonde et si simple dans sa docilité au Saint-Esprit, fut proclamée solennellement par l'Église Théotokos, c'est-à-dire Mère de Dieu.

 

 

 

12 décembre 1979

L'HOMME ET LA FEMME FONT LEURS PREMIÈRES DÉCOUVERTES

 

1. L'analyse des premiers chapitres de la Genèse nous pousse en un certain sens à rassembler les éléments constitutifs de l'expérience originelle de l'homme. Et, à cet effet, le texte yahviste est un excellent point de départ. Lorsque nous parlons des expériences originelles de l'homme, nous ne pensons pas tellement à leur éloignement dans le temps mais plutôt à leur signification première. Ce qui est important, par conséquent, ce n'est pas que ces expériences appartiennent à la préhistoire de l'homme (à sa préhistoire théologique), mais qu'elles sont toujours à la racine de chaque expérience humaine. Et il n'y a, rien de plus vrai même si, dans le déroulement de la vie ordinaire, nous n'y prêtons guère attention. Ces expériences sont tellement mêlées aux choses ordinaires de la vie qu'en général nous n'en percevons pas leur caractère extraordinaire. Les analyses effectuées jusqu'ici nous ont permis de nous rendre compte que ce que nous avons appelé au début révélation du corps, nous aide à découvrir la nature extraordinaire de ce qui est ordinaire. Et cela est possible parce que la Révélation (la Révélation originelle, celle qui est exprimée d'abord dans le verset 3 du chapitre 2 de la Genèse — texte yahviste — puis dans le texte du premier chapitre de la Genèse) fait précisément allusion à ces expériences originelles qui manifestent quasi totalement l'originalité absolue de l'être humain homme-femme, c'est-à-dire l'originalité de l'homme, même par son corps.

L'expérience humaine du corps telle que nous la rapportent les textes bibliques cités ci-dessus, est au seuil de toute l'expérience historique qui a suivi ; celle-ci semble cependant s'appuyer également sur une profondeur ontologique telle que l'homme ne la perçoit pas dans sa vie quotidienne même s'il la suppose et la postule comme une partie du processus de formation de son image propre.

 

Le texte biblique

 

2. Sans ces premières considérations, il serait impossible de préciser le sens de la nudité originelle et d'entreprendre l'analyse du verset 25 du chapitre 2 de la Genèse : Or tous deux étaient nus, l'homme et la femme, et ils n'avaient pas honte l'un devant l'autre. Dans le récit yahviste de la création de l'homme, l'introduction de ce détail, apparemment secondaire, semble au premier abord quelque chose d'inadéquat ou de déplacé. On pourrait croire que le passage cité ne peut soutenir la comparaison avec le contenu des versets précédents et qu'il est en quelque sorte hors du contexte. Mais une analyse approfondie montre qu'il n'en est pas ainsi. En effet, le verset 25 du deuxième chapitre de la Genèse présente l'un des éléments-clé de la Révélation originelle et il est tout aussi déterminant que les autres textes de la Genèse (2, 20 et 2, 23) qui nous ont permis de préciser le sens de la solitude originelle et de l'unité originelle de l'homme. Un troisième élément s'ajoute à cela, à savoir la signification de la nudité originelle de l'homme que le contexte met bien en évidence. Et, dans la première esquisse biblique de l'anthropologie, cet élément n'est pas quelque chose d'accidentel, au contraire, il est l'élément-clé pour une compréhension complète.

3. Il est évident que c'est précisément cet élément du vieux texte biblique qui apporte une contribution spécifique et irremplaçable à la théologie du corps. L'analyse que nous ferons par la suite le prouvera. Mais avant de passer à cette analyse, je me permets de faire remarquer que le verset 25 du deuxième chapitre de la Genèse exige que l'on associe les réflexions sur la théologie du corps à la dimension de la subjectivité personnelle de l'homme ; c'est là, en effet, que se développe la prise de conscience de la signification du corps. Le verset 25 du deuxième chapitre de la Genèse en parle d'une manière plus directe par rapport aux autres passages du texte yahviste dont nous avons dit qu'ils étaient un premier enregistrement de la conscience humaine. Le passage qui nous apprend que les premiers êtres humains, homme et femme, étaient nus et n'avaient pas honte l'un devant l’autre, exprime leur état d'âme, l'expérience réciproque qu'ils ont de leur corps, c'est-à-dire l'expérience par l'homme de la féminité que révèle la nudité du corps et réciproquement, l'expérience analogue, par la femme, de la masculinité. En affirmant qu'ils n'ont pas honte l'un devant l'autre, l'auteur cherche à décrire avec la plus grande précision possible cette expérience réciproque du corps.

On peut dire que ce genre de précision reflète une expérience de base de l'homme dans le sens commun et pré-scientifique, mais il correspond aussi aux exigences de l'anthropologie contemporaine qui en appelle volontiers aux expériences fondamentales, telle l'expérience de la pudeur.

 

Ils eurent honte

 

4. En faisant allusion à cette précision du récit, il nous faut considérer les degrés de l'expérience de l'homme historique chargé de l'héritage du péché qui partent méthodologiquement de l'état d'innocence originelle. Nous avons déjà constaté qu'en faisant allusion au commencement, le Christ a indirectement établi l'idée de continuité et d'union entre ces deux états, comme pour nous permettre de reculer du seuil de l'état de péché historique de l'homme jusqu'à son innocence originelle. Et le verset 25 du deuxième chapitre de la Genèse exige que ce seuil soit dépassé. Il est facile d'observer comment ce passage avec son sens de la nudité originelle, s'insère dans le contexte du récit yahviste. En effet, après quelques versets, l'auteur écrit : Alors leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nus ; ils assemblèrent des feuilles de figuier et se firent des pagnes (Gn 3, 7). L'adverbe alors indique un nouveau, temps, une nouvelle situation issue de l'échec de l'épreuve liée à l'arbre de la connaissance du bien et du mal qui constituait la première épreuve d'obéissance, c'est-à-dire l'écoute de la parole dans toute sa vérité, et d'acceptation de l'amour dans la plénitude des exigences de la volonté du Créateur. Ce nouveau temps, cette nouvelle situation fait naître une nouvelle expérience du corps, de sorte qu'on ne peut plus dire : Ils étaient nus, mais n'avaient pas honte. La honte est donc une expérience non seulement originelle, mais une expérience de frontière liminale.

 

La conscience du mal

 

La différence d'expression qui sépare le verset 25 du deuxième chapitre de la Genèse du verset 7 du chapitre 3, est donc significative. Dans le premier cas, Ils étaient nus mais n'avaient pas honte ; dans le second cas : ils s'aperçurent de leur nudité, veut dire sans doute par là qu'auparavant Ils ne s'étaient pas rendu compte qu'ils étaient nus ? Qu'ils ne savaient pas et ne voyaient pas leur nudité ? La transformation significative dont nous fait part le texte biblique à propos de l'expérience de la honte (dont parle encore la Genèse aux versets 10-12 du chapitre 3) se réalise à un niveau plus profond que le pur et simple usage du sens de la vue. L'analyse comparée de Genèse 2, 25 et de Genèse 3 conduit nécessairement à la conclusion qu'il ne s'agit pas d'un passage de la non-connaissance à la connaissance, mais d’un changement radical du sens de la nudité originelle de la femme devant l'homme et de l'homme devant la femme. Cela vient de leur conscience, comme fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal : Qui t'a appris que tu étais nu ? tu as donc mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ? Ce changement concerne directement l'expérience du sens du propre corps devant le Créateur et les créatures. Cela est confirmé par les paroles de l'homme : J'ai entendu tes pas dans le jardin, j'ai eu peur, parce que je suis nu et je me suis caché (Gn 3, 10) ; Mais ce changement que le texte yahviste décrit d'une manière aussi concise et aussi dramatique, concerne directement et peut-être de la manière la plus directe qui soit, le rapport homme-femme, féminité-masculinité.

6. Nous reviendrons sur cette transformation, Pour l'instant, puisque nous avons atteint la limite qui traverse le domaine du commencement auquel a fait allusion le Christ, il nous faut nous interroger sur la possibilité de reconstruire, en quelque sorte, le sens originel de la nudité qui, dans le livre de la Genèse, constitue le contexte le plus immédiat de la doctrine sur l'unité de l'être humain, homme et femme. Cela paraît possible à condition de prendre comme point de référence l'expérience de la honte que le texte biblique présente clairement comme une expérience liminale. Nous essaierons d'effectuer cette reconstruction au cours de nos prochaines méditations.

 

 

 

19 décembre 1979

SIGNIFICATION DE LA PUDEUR

 

1. Qu'est-ce que la honte et comment en expliquer l'absence dans l'état d'innocence originelle, dans la profondeur même du mystère de la création de l'homme, homme et femme ? Les études contemporaines sur la honte — notamment sur la pudeur sexuelle — mettent en évidence la complexité de l'expérience fondamentale par laquelle l'homme s'exprime en tant que personne selon sa structure propre. Dans l'expérience de la pudeur, l'être humain éprouve la crainte du second je (la femme devant l'homme par exemple) qui est en substance crainte de son je à lui. Par la pudeur, l'être humain éprouve quasi instinctivement le besoin d'affirmer et d'accepter à sa juste valeur ce je et il l'éprouve aussi bien à l'intérieur de lui-même qu'à l'extérieur, c'est-à-dire vis-à-vis de l’autre. On peut donc dire que la pudeur est une expérience complexe parce que tout en éloignant deux êtres humains l'un de l'autre (la femme de l'homme), elle tente en même temps de les rapprocher à un niveau convenable. C'est pour cette même raison que la pudeur revêt une signification fondamentale quant à la formation de l’ethos dans la coexistence humaine et notamment dans le rapport homme-femme. L'analyse de la pudeur montre clairement qu'elle exprime les règles essentielles de la communion des personnes et qu'elle touche de très près la dimension de la solitude originelle de l'homme. L'apparition de la honte, au chapitre 8 de la Genèse revêt plusieurs sens ; nous en reprendrons l'analyse au moment voulu.

Mais ce qu'il nous faut savoir maintenant, c'est la signification de l'absence de la honte à l'origine : Ils étaient nus et n'avaient pas honte l'un devant l'autre (Gn 2, 25)

2. Il faut commencer par préciser qu'il s'agit d'une véritable non-présence de la honte et non pas d'une carence ou d'un sous-développement Nous ne pouvons en aucun cas donner à cela une signification primitive. Par conséquent, le verset 25 du IIe chapitre de la Genèse dit non seulement qu'il ne faut pas penser à une absence de la honte, donc à un manque de pudeur, mais il dit aussi qu'il ne faut pas l'expliquer par analogie avec d'autres expériences humaines positives comme celles de l'enfance ou de peuples primitifs. De tels rapprochements sont non seulement insuffisants, mais ils risquent aussi d'être décevants. Les paroles du verset 25 du IIe chapitre de la Genèse : Ils n'avaient pas honte, ne veulent pas dire qu'il y a absence de honte ; elles manifestent, au contraire, une prise de conscience totale, une plénitude d'expérience, une compréhension parfaite de la signification du corps due au fait qu'ils étaient nus. C'est ainsi qu'il faut comprendre et interpréter ce texte ; et la suite du récit yahviste en témoigne lorsqu'il fait le lien entre l'apparition de la honte et notamment de la pudeur sexuelle et la perte de la plénitude originelle. Par conséquent, en considérant l'expérience de la pudeur comme une expérience liminale, il faut nous demander à quelle plénitude de conscience, d'expérience et de compréhension de la signification du corps correspond le sens de la nudité originelle dont parle le verset 25 du IIe chapitre de la Genèse.

 

La connaissance

 

3. Et pour répondre à la question, il ne faut pas perdre de vue l'analyse effectuée jusqu'ici de l'ensemble du texte yahviste où la solitude originelle de l'homme apparaît comme une non identification de sa nature humaine avec le monde des êtres vivants (animalia) qui l'entourent. A la suite de la création de l'homme, homme et femme, cette non-identification fait découvrir à1 l'homme, grâce à l'existence de l'autre être humain, sa nature humaine. Ainsi l'homme découvre et connaît sa nature humaine avec l'aide de la femme (Gn 2, 25). Cet acte lui permet de percevoir le monde directement par son corps (elle est la chair de ma chair). Il est la source directe et visible de l'expérience de l'unité dans l'humanité. Il est donc facile de comprendre que la nudité est liée à la prise de conscience totale de la signification du corps qui vient de la perception des sens. On peut pensera cette plénitude de conscience en termes de catégories de vérité de l'être ou de la réalité et on peut dire qu'à l'origine, l'homme et la femme appartenaient l'un à l'autre précisément en vertu de cette vérité : Ils étaient nus. Et lorsqu'on analyse le sens de la nudité, on ne peut faire abstraction de cette dimension. La participation à la perception du monde — perception extérieure — est quelque chose de direct, de spontané, d'antérieur à toute complication critique de la connaissance et de l'expérience humaine. On pourrait déjà percevoir par là l’innocence originelle de la connaissance.

 

Commune union

 

4. Cependant, il est impossible de saisir le sens delà nudité originelle, en ne considérant que la participation de l'homme à la perception extérieure dit monde ; pour ce faire, il faut aller au plus profond de l'homme : le verset 25 du IIe chapitre de la Genèse nous y conduit pour que nous y cherchions l'innocence originelle de la connaissance. C'est en effet en partant de l’intériorité humaine qu'il faut expliquer et mesurer cette plénitude particulière de cette communication interpersonnelle qui fait que : homme et femme, ils étaient nus et n'avaient pas honte l'un devant l'autre.

Notre langage conventionnel a quelque peu ôté au concept de communication sa signification originelle profonde. Le terme de communication est (aujourd'hui rattaché aux moyens d'échange, d'entente et de rapprochement Or, dans son sens originel, le mot communion s'appliquait et s'applique à des sujets qui communiquent, précisément en vertu de la commune union qui existe entre eux ; des sujets qui communiquent entre eux soit pour atteindre, soit pour exprimer une réalité qui n'est propre qu'au domaine des personnes. Le corps humain acquiert ainsi une signification complètement nouvelle qui ne peut être placée sur le même plan que la perception extérieure du monde. En effet, il exprime la réalité ontologique et existentielle de la personne, ce qui est bien plus que l'individu ; il exprime le je humain, personnel, qui tire de l'intérieur sa perception extérieure.

 

La plénitude intérieure

 

5. Le récit biblique et notamment le texte yahviste, montre que, du fait qu'il est visible, le corps manifeste l'homme et, en le manifestant, il fait fonction d'intermédiaire, c'est-à-dire qu'il permet dès l'origine à l'homme et à la femme de communiquer entre eux, selon cette communion des personnes voulue par le Créateur précisément pour eux. Seule cette dimension semble-t-il, nous permet de bien comprendre le sens de la nudité originelle. Et, à ce propos, tout critère naturaliste est voué à l'échec, tandis que le critère personnaliste peut beaucoup aider. Le verset 25 du II° chapitre de la Genèse parle certainement de quelque chose d'extraordinaire qui sort des limites de la pudeur connue à travers l'expérience humaine et qui, en même temps décide de la plénitude de la communication interpersonnelle enracinée au cœur même de cette communio ainsi révélée et développée. Dans ce contexte, les paroles : Ils n'avaient pas honte ne peuvent indiquer (in sensu obligo) que la profondeur originelle de ce qui est inhérent à la personne, de ce qui est visiblement féminin et masculin et qui fait l'intimité personnelle de la communication réciproque dans sa simplicité radicale et sa pureté. A cette plénitude de perception « extérieure » exprimée par la nudité physique, correspond la plénitude « intérieure » de la visionne l'homme en Dieu, c'est-à-dire à la mesure, de l'image de Dieu (cf. Gn 1, 17). Et devant Dieu l'homme est vraiment nu (ils étaient nus, Gn 2, 25) avant même de s'en apercevoir, (Cf. Gn 3, 7, 10).

Nous compléterons l'analyse de ce texte important au cours de nos prochaines méditations.