Les confessions de SAINT AUGUSTIN

 

Les confessions de SAINT AUGUSTIN *

LIVRE PREMIER *

ENFANCE DE SAINT AUGUSTIN *

CHAPITRE PREMIER. *

GRANDEUR DE DIEU. *

CHAPITRE II. *

DIEU EST EN L’HOMME; L’HOMME EST EN DIEU. *

CHAPITRE III. *

DIEU EST TOUT ENTIER PARTOUT. *

CHAPITRE IV. *

GRANDEURS INEFFABLES DE DIEU. *

CHAPITRE V. *

DITES A MON AME : JE SUIS TON SALUT. *

CHAPITRE VI. *

ENFANCE DE L’HOMME; ÉTERNITÉ DE DIEU. *

CHAPITRE VII. *

L’ENFANT EST PÉCHEUR. *

CHAPITRE VIII. *

COMMENT IL APPREND A PARLER. *

CHAPITRE IX. *

AVERSION POUR L’ÉTUDE; HORREUR DES CHATIMENTS. *

CHAPITRE X. *

AMOUR DU JEU. *

CHAPITRE XI. *

MALADE, IL DEMANDE LE BAPTÊME. *

CHAPITRE XII. *

DIEU TOURNAIT A SON PROFIT L’IMPRÉVOYANCE MÊME QUI DIRIGEAIT SES ÉTUDES. *

CHAPITRE XIII. *

VANITÉ DES FICTIONS POÉTIQUES QU’IL AIMAIT. *

CHAPITRE XIV. *

SON AVERSION POUR LA LANGUE GRECQUE. *

CHAPITRE XV. *

PRIÈRE. *

CHAPITRE XVI. *

CONTRE LES FABLES IMPUDIQUES. *

CHAPITRE XVII. *

VANITÉ DE SES ÉTUDES. *

CHAPITRE XVIII. *

HOMMES PLUS FIDÈLES AUX LOIS DE LA GRAMMAIRE QU’AUX COMMANDEMENTS DE DIEU. *

CHAPITRE XIX. *

FAUTES DES ENFANTS, VICES DES HOMMES. *

CHAPITRE XX. *

IL REND GRACES A DIEU DES DONS QU’IL A REÇUS DE LUI DANS SON ENFANCE. *

LIVRE DEUXIÈME *

AUGUSTIN A SEIZE ANS *

CHAPITRE PREMIER. *

DÉSORDRES DE SA JEUNESSE. *

CHAPITRE II. *

SES DÉBAUCHES A SEIZE ANS. *

CHAPITRE III. *

VICES DE SON ÉDUCATION. *

CHAPITRE IV. *

LARCIN. *

CHAPITRE V. *

ON NE FAIT POINT LE MAL SANS INTÉRÊT. *

CHAPITRE VI. *

IL SE TROUVE DANS LES PÉCHÉS UNE IMITATION FAUSSE DES PERFECTIONS DIVINES. *

CHAPITRE VII. *

ACTIONS DE GRACES. *

CHAPITRE VIII. *

CE QU’IL AVAIT AIMÉ DANS CE LARCIN. *

CHAPITRE IX. *

LIAISONS FUNESTES. *

CHAPITRE X. *

ÉLAN VERS DIEU. *

LIVRE TROISIÈME *

EGAREMENTS DE CŒUR ET D’ESPRIT *

AMOURS IMPURS. *

CHAPITRE II. *

THÉÂTRES. *

CHAPITRE III. *

INSOLENCE DE LA JEUNESSE DE CARTHAGE. *

CHAPITRE IV. *

IL SE PASSIONNE POUR LA SAGESSE A LA LECTURE DE L’HORTENSIUS DE CICÉRON. *

CHAPITRE V. *

SON MÉPRIS POUR L’ÉCRITURE. *

CHAPITRE VI. *

IL TOMBE DANS L’ERREUR DES MANICHÉENS. *

CHAPITRE VII. *

FOLIES DES MANICHÉENS. *

CHAPITRE VIII. *

CE QUE DIEU COMMANDE DEVIENT PERMIS. *

CHAPITRE IX. *

DIEU JUGE AUTREMENT QUE LES HOMMES. *

CHAPITRE X. *

EXTRAVAGANCE DES MANICHÉENS. *

CHAPITRE XI. *

PRIÈRES ET LARMES DE SA MÈRE. *

CHAPITRE XII. *

PAROLE PROPHÉTIQUE D’UN ÉVÊQUE. *

LIVRE QUATRIÈME. *

LE GÉNIE ET LE CŒUR D’AUGUSTIN *

CHAPITRE PREMIER. *

NEUF ANNÉES D’ERREUR. *

CHAPITRE II. *

IL ENSEIGNE LA RHÉTORIQUE. — SON COMMERCE ILLÉGITIME AVEC UNE FEMME. — IL REJETTE LES OFFRES D’UN DEVIN. *

CHAPITRE III. *

SA PASSION POUR L’ASTROLOGIE. *

CHAPITRE IV. *

MORT D’UN AMI. *

CHAPITRE V. *

POURQUOI LES LARMES SONT-ELLES DOUCES AUX AFFLIGÉS? *

CHAPITRE VI. *

VIOLENCE DE SA DOULEUR. *

CHAPITRE VII. *

IL QUITTE THAGASTE. *

CHAPITRE VIII. *

SA DOULEUR DIMINUE AVEC LE TEMPS. *

CHAPITRE IX. *

L’AMITIÉ N’EST VRAIE QU’EN DIEU. *

CHAPITRE X. *

L’AME NE PEUT TROUVER SON REPOS DANS LES CRÉATURES. *

CHAPITRE XI. *

LES CRÉATURES CHANGENT; DIEU SEUL EST IMMUABLE. *

CHAPITRE XII. *

LES AMES TROUVENT EN DIEU LE REPOS ET L’IMMUTABILITÉ. *

CHAPITRE XIII. *

D’OU PROCÈDE L’AMOUR, — LIVRES QU’IL AVAIT ÉCRITS SUR LA BEAUTÉ ET LA CONVENANCE. *

CHAPITRE XIV. *

IL AVAIT DÉDIÉ CES LIVRES A L’ORATEUR HIÉRIUS. — ESTIME POUR LES ABSENTS : D’OU VIENT-ELLE? *

CHAPITRE XV. *

SON ESPRIT OBSCURCI PAR LES IMAGES SENSIBLES NE POUVAIT CONCEVOIR LES SUBSTANCES SPIRITUELLES. *

CHAPITRE XVI. *

GÉNIE DE SAINT AUGUSTIN. *

LIVRE CINQUIÈME *

AUGUSTIN A VINGT-NEUF ANS *

CHAPITRE PREMIER. *

QUE MON ÂME VOUS LOUE, SEIGNEUR, POUR VOUS AIMER. *

CHAPITRE II. *

OU FUIT L’IMPIE, EN FUYANT DIEU? *

CHAPITRE III. *

FAUSTUS. — AVEUGLEMENT DES PHILOSOPHES. *

CHAPITRE IV. *

MALHEUR A LA SCIENCE QUI IGNORE DIEU! *

CHAPITRE V. *

FOLIE DE MANÈS. *

CHAPITRE VI. *

ÉLOQUENCE DE FAUSTUS ET SON IGNORANCE. *

CHAPITRE VII. *

IL SE DÉGOUTE DES DOCTRINES MANICHÉENNES. *

CHAPITRE VIII. *

IL VA A ROME MALGRÉ SA MÈRE. *

CHAPITRE IX. *

IL TOMBE MALADE. — PRIÈRES DE SA MÈRE. *

CHAPITRE X. *

IL S’ÉLOIGNE DU MANICHÉISME, DONT IL RETIENT ENCORE PLUS D’UNE ERREUR. *

CHAPITRE XI. *

RIDICULES RÉPONSES DES MANICHÉENS. *

CHAPITRE XII. *

DÉLOYAUTÉ DE LA JEUNESSE ROMAINE. *

CHAPITRE XIII. *

IL SE REND A MILAN POUR Y ENSEIGNER LA RHÉTORIQUE. — SAINT AMBROISE. *

CHAPITRE XIV. *

IL ROMPT AVEC LES MANICHÉENS, ET DEMEURECATÉCHUMÈNE DANS L’ÉGLISE. *

LIVRE SIXIÈME. *

AUGUSTIN A TRENTE ANS *

CHAPITRE PREMIER. *

SAINTE MONIQUE SUIT SON FILS A MILAN. *

CHAPITRE II. *

ELLE SE REND A LA DÉFENSE DE SAINT AMBROISE. *

CHAPITRE III. *

OCCUPATIONS DE SAINT AMBROISE. *

CHAPITRE IV. *

ASSIDUITÉ D’AUGUSTIN AUX SERMONS DE SAINT AMBROISE. *

CHAPITRE V. *

NÉCESSITÉ DE CROIRE CE QUE L’ON NE COMPREND PAS ENCORE. *

CHAPITRE VI. *

MISÈRE DE L’AMBITION. *

CHAPITRE VII. *

SON AMI ALYPIUS. *

CHAPITRE VIII. *

ALYPIUS ENTRAÎNÉ AUX SANGLANTS SPECTACLES DU CIRQUE. *

CHAPITRE IX. *

ALYPIUS SOUPÇONNÉ D’UN LARCIN. *

CHAPITRE X. *

INTÉGRITÉ D’ALYPIUS. — ARDEUR DE NEBRIDIUS A LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ. *

CHAPITRE XI. *

VIVES PERPLEXITÉS D’AUGUSTIN. *

CHAPITRE XII. *

SES ENTRETIENS AVEC ALYPLUS SUR LE MARIAGE ET LE CÉLIBAT. *

CHAPITRE XIII. *

SA MÈRE N’OBTIENT DE DIEU AUCUNE RÉVÉLATION SUR LE MARIAGE DE SON FILS. *

CHAPITRE XIV. *

PROJET DE VIE EN COMMUN AVEC SES AMIS. *

CHAPITRE XV. *

LA FEMME QU’IL ENTRETENAIT ÉTANT RETOURNÉE EN AFRIQUE, IL EN PREND UNE AUTRE. *

CHAPITRE XVI. *

SA CRAINTE DE LA MORT ET DU JUGEMENT. *

LIVRE SEPTIÈME *

AUGUSTIN A TRENTE ET UN AN *

CHAPITRE PREMIER. *

IL NE POUVAIT CONCEVOIR DIEU QUE COMME UNE SUBSTANCE INFINIMENT ÉTENDUE. *

CHAPITRE II. *

OBJECTION DE NEBRIDIUS CONTRE LES MANICHÉENS. *

CHAPITRE III. *

PEINE QU’IL ÉPROUVE A CONCEVOIR L’ORIGINE DU MAL. *

CHAPITRE IV. *

DIEU ÉTANT LE SOUVERAIN BIEN EST NÉCESSAIREMENT INCORRUPTIBLE. *

CHAPITRE V. *

SES DOUTES SUR L’ORIGINE DU MAL. *

CHAPITRE VI. *

VAINES PRÉDICTIONS DES ASTROLOGUES. *

CHAPITRE VII. *

TOURMENTS DE SON ESPRIT DANS LA RECHERCHE DE L’ORIGINE DU MAL. *

CHAPITRE VIII. *

DIEU ENTRETENAIT SON INQUIÉTUDE JUSQU’À CE QU’IL CONNUT LA VÉRITÉ. *

CHAPITRE IX. *

IL AVAIT TROUVÉ LA DIVINITÉ DU VERRE DANS LES LIVRES DES PLATONICIENS, MAIS NON PAS L’HUMILITÉ DE SON INCARNATION. *

CHAPITRE X. *

IL DÉCOUVRE QUE DIEU EST LA LUMIÈRE IMMUABLE. *

CHAPITRE XI. *

LES CRÉATURES SONT ET NE SONT PAS. *

CHAPITRE XII. *

TOUTE SUBSTANCE EST BONNE D’ORIGINE. *

CHAPITRE XIII. *

TOUTES LES CRÉATURES LOUENT DIEU. *

CHAPITRE XIV. *

IL S’ÉVEILLE ENFIN A LA VRAIE CONNAISSANCE DE DIEU. *

CHAPITRE XV. *

VÉRITÉ ET FAUSSETÉ DANS LES CRÉATURES. *

CHAPITRE XVI. *

CE QUE C’EST QUE LE PÉCHÉ. *

CHAPITRE XVII. *

PAR QUELS DEGRÉS IL S’ÉLÈVE A LA CONNAISSANCE DE DIEU. *

CHAPITRE XVIII. *

JÉSUS-CHRIST SEUL EST LA VOIE DU SALUT. *

CHAPITRE XIX. *

IL PRENAIT JÉSUS-CHRIST POUR UN HOMME D’ÉMINENTE SAGESSE. *

CHAPITRE XX. *

LES LIVRES DES PLATONICIENS L’AVAIENT RENDU PLUS SAVANT, MAIS PLUS VAIN. *

CHAPITRE XXI. *

IL TROUVE DANS L’ÉCRITURE L’HUMILITÉ ET LA VRAIE VOIE DU SALUT. *

LIVRE HUITIÈME. *

LA CONVERSION D’AUGUSTIN *

CHAPITRE PREMIER. *

AUGUSTIN VA TROUVER LE VIEILLARD SIMPLICIANUS. *

CHAPITRE II. *

SIMPLICIANUS LUI RACONTE LA CONVERSION DE VICTORINUS-LE-RHÉTEUR. *

CHAPITRE III. *

D’OU VIENT QUE - L’ON RESSENT TANT DE JOIE DE LA CONVERSION DES PÉCHEURS. *

CHAPITRE IV. *

POURQUOI LES CONVERSIONS CÉLÈBRES DOIVENT INSPIRER UNE JOIE PLUS VIVE. *

CHAPITRE V. *

TYRANNIE DE L’HABITUDE. *

CHAPITRE VI. *

RÉCIT DE POTITIANUS. *

CHAPITRE VII. *

AGITATION DE SON ÂME PENDANT LE RÉCIT DE POTITIANUS. *

CHAPITRE VIII. *

LUTTE INTÉRIEURE. *

CHAPITRE IX. *

L’ESPRIT COMMANDE AU CORPS ; IL EST OBÉI: L’ESPRIT SE COMMANDE, ET IL SE RÉSISTE *

CHAPITRE X. *

DEUX VOLONTÉS; UN SEUL ESPRIT. *

CHAPITRE XI. *

DERNIERS COMBATS. *

CHAPITRE XII. *

" PRENDS, LIS! PRENDS, LIS! " *

LIVRE PREMIER

ENFANCE DE SAINT AUGUSTIN

Invocation. — Ses premières années. — Péchés de son enfance . — Haine de l’étude . — Amour du jeu

 

 

CHAPITRE PREMIER.

GRANDEUR DE DIEU.

1. " Vous êtes grand, Seigneur, et infiniment louable (Ps, CXLIV, 3) ; grande est votre puissance, et il s n’est point de mesure à votre sagesse (Ps. CXLVI, 5). " Et c’est vous que l’homme veut louer, chétive partie de votre création, être de boue, promenant sa mortalité, et par elle le témoignage de son péché, et la preuve éloquente que vous résistez, Dieu que vous êtes, aux superbes (I Petr. V, 5 )! Et pourtant il veut vous louer, cet homme, chétive partie de votre création! Vous l’excitez à se complaire dans vos louanges; car vous nous avez faits pour vous, et notre coeur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en vous.

Donnez-moi, Seigneur, de savoir et de comprendre si notre premier acte est de vous invoquer ou de vous louer, et s’il faut, d’abord, vous connaître ou vous invoquer. Mais qui vous invoque en vous ignorant? On peut invoquer autre que vous dans cette ignorance. Ou plutôt ne vous invoque-t-on pas pour vous connaître? " Mais est-ce possible, sans croire ? Et comment croire, sans apôtre (Rom. X, 14) ? " Et: " Ceux. là loueront le Seigneur, qui le recherchent (Ps. XXI, 27). " Car le cherchant, ils le trouveront, et le .trou vaut, ils le loueront. Que je vous cherche Seigneur, en vous invoquant, et que je vous invoque en croyant en vous; car vous nous avez été annoncé. Ma foi vous invoque, Seigneur, cette foi que vous m’avez donnée, que vous m’avez inspirée par l’humanité de votre Fils, par le ministère de votre apôtre.

CHAPITRE II.

DIEU EST EN L’HOMME; L’HOMME EST EN DIEU.

2. Et comment invoquerai-je mon Dieu, mon Dieu et Seigneur? car l’invoquer, c’est l’appeler en moi. Et quelle place est en moi, pour qu’en moi vienne mon Dieu? pour que Dieu vienne en moi, Dieu qui a fait le ciel et la terre? Quoi! Seigneur mon Dieu, est-il en moi de quoi vous contenir? Mais le ciel et la terre que vous avez faits, et dans qui vous m’avez fait, vous contiennent-ils?

Or, de ce que sans vous rien ne serait, suit-il que tout ce qui est, vous contienne? Donc, puisque je suis, comment vous demandé-je de venir en moi, qui ne puis être sans que vous soyez en moi? et pourtant je ne suis point aux lieux profonds, et vous y êtes; " car si je descends en enfer je vous y trouve (Ps CXXXVIII,8). " Je ne serais donc point, mon Dieu, je ne serais point du tout si vous n’étiez en moi. Que dis-je? je ne serais point si je n’étais en vous, " de qui, par qui et en qui toutes choses sont (Rom. XI, 36." (363) Il est ainsi, Seigneur, il est ainsi. Où donc vous appelé-je, puisque je suis en vous? D’où viendrez-vous en moi? car où me retirer hors du ciel et de la terre, pour que de là vienne en moi mon Dieu qui a dit: " C’est moi qui " remplis le ciel et la terre (Jérém. XXIII, 24)? "

CHAPITRE III.

DIEU EST TOUT ENTIER PARTOUT.

3. Etes-vous donc contenu par le ciel et la terre, parce que vous les remplissez? ou les remplissez-vous, et reste-t-il encore de vous, puisque vous n’en êtes pas contenu? Et où répandez-vous, hors du ciel et de la terre, le trop plein de votre être? Mais avez-vous besoin d’être contenu, vous qui contenez tout, puisque vous n’emplissez qu’en contenant? Les vases qui sont pleins de vous ne vous font pas votre équilibre; car s’ils se brisent, vous ne vous répandez pas; et lorsque vous vous répandez sur nous, vous ne tombez pas, mais vous nous élevez; et vous ne vous écoulez pas, mais vous recueillez.

Remplissant tout, est-ce de vous tout entier que vous remplissez toutes choses? Ou bien, tout ne pouvant vous contenir, contient-il partie de vous, et toute chose en même temps cette même partie? ou bien chaque être, chacune; les plus grands, davantage; les moindres, moins? Y a-t-il donc en vous, plus et moins? Ou plutôt n’êtes-vous pas tout entier partout, et, nulle part, contenu tout entier?

CHAPITRE IV.

GRANDEURS INEFFABLES DE DIEU.

4. Qu’êtes-vous donc, mon Dieu? qu’êtes-vous, sinon le Seigneur Dieu? " Car quel autre Seigneur que le Seigneur, quel autre Dieu que notre Dieu (Ps XVII, 32)? " O très-haut, très-bon, très-puissant, tout-puissant, très-miséricordieux et très-juste, très-caché et très-présent, très-beau et très-fort, stable et incompréhensible, immuable et remuant tout, jamais nouveau, jamais ancien, renouvelant tout et conduisant à leur insu les superbes au dépérissement, toujours en action, toujours en repos, amassant sans besoin, vous portez, remplissez et protégez ; vous créez, nourrissez et perfectionnez, cherchant lorsque rien ne vous manque!

Votre amour est sans passion; votre jalousie sans inquiétude; votre repentance, sans douleur; votre colère, sans trouble; vos oeuvre changent, vos conseils ne changent pas. Vous recouvrez ce que vous trouvez et n’avez jamais perdu. Jamais pauvre, vous aimez le gain; jamais avare, et vous exigez des usures. On vous donne de surérogation pour vous rendre débiteur; et qu’avons-nous qui ne soit vôtre? Vous rendez sans devoir; en payant, vous donnez et ne perdez rien. Et qu’ai-je dit, mon Dieu, ma vie, mes délices saintes? Et que dit-on de vous en parlant de vous? Mais malheur à qui se tait de vous! car sa parole est muette.

CHAPITRE V.

DITES A MON AME : JE SUIS TON SALUT.

5. Qui me donnera de me reposer en vous? Qui vous fera descendre en mon coeur? Quand trouverai-je l’oubli de mes maux dans l’ivresse de votre présence, dans le charme de vos embrassements, ô mon seul bien? Que m’êtes. vous? Par pitié, déliez ma langue! Que vous suis-je moi-même, pour que vous m’ordonniez de vous aimer, et, si je désobéis, que votre’ colère s’allume contre moi et me menace de grandes misères? En est-ce donc une petite que de ne vous aimer pas? Ah! dites-moi, au non de vos miséricordes, Seigneur mon Dieu, dites-moi ce que vous m’êtes. " Dites à mon âme : Je suis ton salut (Ps XXXIV, 3). " Parlez haut, que j’entende. L’oreille de mon coeur est devant vous, Seigneur; ouvrez-la, et " dites à mon âme : Je suis ton salut. " Que je coure après cette voix, et que je m’attache à vous! Ne me voilez pas votre face. Que je meure pour la voir! Que je meure pour vivre de sa vue!

6. La maison de mon âme est étroite pour vous recevoir, élargissez-la. Elle tombe en

ruines, réparez-la. Çà et là elle blesse vos yeux, je l’avoue et le sais; mais qui la balayera 2 A

quel autre que vous crierai-je : " Purifiez-moi de mes secrètes souillures, Seigneur, et n’imputez pas celles d’autrui à votre serviteur (Ps XVIII, 13-14)?" " Je crois, c’est pourquoi je parle; Seigneur, vous le savez (Ps CXV, 10). " " Ne vous ai-je pas, contre moi-même, accusé mes crimes, ô mon Dieu, et ne m’avez-vous pas remis la malice de mon cœur Ps XXXI, 5)? " " Je n’entre point en jugement (364) avec vous qui êtes la vérité (Job IX 2,3)." " Et je ne veux pas me tromper moi-même, de peur que mon iniquité ne mente à elle-même (Ps XXVI, 12)." " Non, je ne conteste pas avec vous; car si vous pesez les iniquités, Seigneur, Seigneur, qui pourra tenir Ps CXXIX,3)? "

CHAPITRE VI.

ENFANCE DE L’HOMME; ÉTERNITÉ DE DIEU.

7. Mais pourtant laissez-moi parler à votre miséricorde, moi, terre et cendre. Laissez-moi pourtant parler, puisque c’est à votre miséricorde et non à l’homme moqueur que je parle. Et vous aussi, peut-être, vous riez-vous de moi? mais vous aurez bientôt pitié. Qu’est-ce donc que je veux dire, Seigneur mon Dieu, sinon que j’ignore d’où je suis venu ici, en cette mourante vie, ou peut-être cette mort vivante? Et j’ai été reçu dans les bras de votre miséricorde, comme je l’ai appris des père et mère de ma chair, de qui et en qui vous m’avez formé dans le temps; car moi je ne m’en souviens pas.

J’ai donc reçu les consolations du lait humain. Ni ma mère, ni mes nourrices ne s’emplissaient les mamelles: mais vous, Seigneur, vous me donniez par elles l’aliment de l’enfance, selon votre institution et l’ordre profond de vos richesses. Vous me donniez aussi de ne pas vouloir plus que vous ne me donniez, et à mes nourrices de vouloir me donner ce qu’elles avaient reçu de vous; car c’était par une affection prédisposée qu’elles me voulaient donner ce que votre opulence leur prodiguait. Ce leur était un bien que le bien qui me venait d’elles, dont elles étaient la source, sans en être le principe. De vous, ô Dieu, tout bien, de vous, mon Dieu, tout mon salut. C’est ce que depuis m’a dit votre voix criant en moi par tous vos dons intérieurs et extérieurs. Car alors que savais-je? Sucer, savourer avec délices, pleurer aux offenses de ma chair, rien de plus.

8. Et puis je commençai à rire, en dormant d’abord, ensuite éveillé. Tout cela m’a été dit de moi, et je l’ai cru, car il en est ainsi des autres enfants ; autrement je n’ai nul souvenir d’alors. Et peu à peu je remarquais où j’étais, et je voulais montrer mes volontés à qui pouvait les accomplir; mais en vain : elles étaient au dedans, on était au dehors; et nul sens né donnait à autrui entrée dans mon âme. Aussi je me démenais de tous mes membres, de toute ma voix, de ce peu de signes, semblables à mes volontés, que je pouvais, tels que je les pouvais, et toutefois en désaccord avec elles. Et quand on ne m’obéissait point, faute de me comprendre ou pour ne pas me nuire, je m’emportais contre ces grandes personnes insoumises et libres, refusant d’être mes esclaves, et je me vengeais d’elles en pleurant. Tels j’ai observé les enfants que j’ai pu voir, et ils m’ont mieux révélé à moi-même, sans me connaître, que ceux qui m’avaient connu en m’élevant.

9. Et voici que dès longtemps mon enfance est morte, et je suis vivant. Mais vous, Seigneur, vous vivez toujours, sans que rien meure en vous, parce qu’avant la naissance des siècles et avant tout ce qui peut être nommé au delà, vous êtes, vous êtes Dieu et Seigneur de tout ce que vous avez créé; en vous demeurent les causes de fout ce qui passe, et les immuables origines de toutes choses muables, et les raisons éternelles et vivantes de toutes choses irrationnelles et temporelles.

Dites-moi, dites à votre suppliant; dans votre miséricorde, dites à votre misérable serviteur; dites-moi, mon Dieu, si mon enfance a succédé à quelque âge expiré déjà, et si cet âge est celui que j’ai passé dans le sein de ma mère ? J’en ai quelques indications, j’ai vu moi-même des femmes enceintes. Mais avant ce temps, mon Dieu, mes délices, ai-je été quelque part et quelque chose? Qui pourrait me répondre? Personne, ni père, ni mère, ni l’expérience des autres, ni ma mémoire. Ne vous moquez-vous pas de moi à de telles questions, vous qui m’ordonnez de vous louer et de vous glorifier de ce que je connais?

10. Je vous glorifie, Seigneur du ciel et de la terre, et vous rends hommage des prémices de ma vie et de mon enfance dont je n’ai point souvenir. Mais vous avez permis à l’homme de conjecturer ce qu’il fut par ce qu’il voit en autrui, et de croire beaucoup de lui sur la foi de simples femmes. Déjà j’étais alors, et je vivais; et déjà, sur le seuil de l’enfance, je cherchais des signes pour manifester mes sentiments.

Et de qui un tel animal peut-il être, sinon de vous, Seigneur? et qui serait donc l’artisan de lui-même? Est-il autre source d’où être et vivre découle en nous, sinon votre toute-puissance, (365) ô Seigneur, pour qui être et vivre est tout un, parce que l’Etre par excellence et la souveraine vie, c’est vous-même; car vous êtes le Très-Haut, et vous ne changez pas; et le jour d’aujourd’hui ne passe point pour vous, et pourtant il passe en vous, parce qu’en vous toutes choses sont, et rien ne trouverait passage si votre main ne contenait tout. Et comme vos années ne manquent point, vos années, c’est aujourd’hui. Et combien de nos jours, et des jours de nos pères ont passé par votre aujourd’hui et en ont reçu leur être et leur durée; et d’autres passeront encore, qui recevront de lui leur mesure d’existence. Mais vous, vous êtes le même; ce n’est pas demain, ce n’est pas hier, c’est aujourd’hui que vous ferez, c’est aujourd’hui que vous avez fait.

Que m’importe si tel ne comprend pas? Qu’il se réjouisse, celui-là même, en disant J’ignore. Oui, qu’il se réjouisse; qu’il préfère vous trouver en ne trouvant pas, à ne vous trouver pas en trouvant.

CHAPITRE VII.

L’ENFANT EST PÉCHEUR.

11. Ayez pitié, mon Dieu! Malheur aux péchés des hommes! Et c’est l’homme qui parle ainsi, et vous avez pitié de lui, parce que vous l’avez fait, et non le péché qui est en lui. Qui va me rappeler les péchés de mon enfance? " Car personne n’est pur de péchés devant vous, pas même l’enfant dont la vie sur la terre est d’un jour (Job XXV, 4). " Qui va me les rappeler, si petit enfant que ce soit, en qui je vois de moi ce dont je n’ai pas souvenance?

Quel était donc mon péché d’alors? Etait-ce de pleurer avidement après la mamelle? Or, si je convoitais aujourd’hui avec cette même avidité la nourriture de mon âge, ne serais-je pas ridicule et répréhensible? Je l’étais donc alors. Mais comme je ne pouvais comprendre la réprimande, ni l’usage, ni la raison ne permettaient de me reprendre. Vice réel toutefois que ces premières inclinations, car en croissant nous les déracinons, et rejetons loin de nous, et je n’ai jamais vu homme de sens, pour retrancher le mauvais, jeter le bon. Etait-il donc bien, vu l’âge si tendre, de demander en pleurant ce qui ne se pouvait impunément donner; de s’emporter avec violence contre ceux sur qui l’on n’a aucun droit, personnes libres, âgées, père, mère, gens sages, ne se prêtant pas au premier désir; de les frapper, en tâchant de leur faire tout le mal possible, pour avoir refusé une pernicieuse obéissance?

Ainsi, la faiblesse du corps au premier âge est innocente, l’âme ne l’est pas. Un enfant que j’ai vu et observé était jaloux. Il ne parlait pas encore, et regardait, pâle et farouche, son frère de lait. Chose connue; les mères et nourrices prétendent conjurer ce mal par je ne sais quels enchantements. Mais est-ce innocence dans ce petit être, abreuvé à cette source de lait abondamment épanché de n’y pas souffrir près de lui un frère indigent dont ce seul aliment soutient la vie? Et l’on endure ces défauts avec caresse, non pour être indifférents ou légers, mais comme devant passer au cours de l’âge. Vous les tolérez alors, plus tard ils vous révoltent.

12. Seigneur mon Dieu, vous avez donné à l’enfant et la vie, et ce corps muni de ses sens, formé de ses membres, orné de sa figure; vous avez intéressé tous les ressorts vitaux à sa conservation harmonieuse : et vous m’ordonnez de vous louer dans votre ouvrage, de vous confesser, de glorifier votre nom, ô Très-Haut (Ps XCI, 2), parce que vous êtes le Dieu tout puissant et bon, n’eussiez-vous rien fait que ce que nul ne peut faire que vous seul, principe de toute mesure, forme parfaite qui formez tout, ordre suprême qui ordonnez tout.

Or, cet âge, Seigneur, que je ne me souviens pas d’avoir vécu, que je ne connais que sur la foi d’autrui, le témoignage de mes conjectures, l’exemple des autres enfants, témoignage fidèle néanmoins, cet âge, j’ai honte de le rattacher à cette vie à moi, que je vis dans le siècle. Pour moi il est égal enténèbres d’oubli à celui que j’ai passé au sein de ma mère. Que si même e j’ai été conçu en iniquité, si le sein " de ma mère m’a nourri dans le péché (Ps L, 7) " où donc, je vous prie, mon Dieu, où votre esclave, Seigneur, où donc et quand fut-il innocent? Mais je laisse ce temps: quel rapport de lui à moi, puisque je n’en retrouve aucun vestige? (366)

CHAPITRE VIII.

COMMENT IL APPREND A PARLER.

13. Dans la traversée de ma vie jusqu’à ce jour, ne suis-je pas venu de la première enfance à la seconde, ou plutôt celle-ci n’est-elle pas survenue en moi, succédant à la première? Et l’enfance ne s’est pas retirée ; où serait-elle allée? Et pourtant elle n’était plus; car déjà, l’enfant à la mamelle était devenu l’enfant qui essaye la parole. Et je me souviens de cet âge; et j’ai remarqué depuis comment alors j’appris à parler, non par le secours d’un maître qui m’ait présenté les mots dans certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après me furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de l’intelligence que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents variés, cette agitation de tous les membres, n’étant que des interprètes infidèles ou inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient de faire obéir à ses volontés, j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille, et quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne m’échappait, et je connaissais que le son précurseur était le nom de la chose qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était révélé par le mouvement du corps, langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le ton de. la voix où se produit le mouvement de l’âme qui veut, possède, rejette ou fuit.

Attentif au fréquent retour de ces paroles exprimant des pensées différentes dans une syntaxe invariable, je notais peu à peu leur signification, et dressant ma langue à les articuler, je m’en servis enfin pour énoncer mes volontés. Et je parvins ainsi à pratiquer l’échange des signes expressifs de nos sentiments, et j’entrai plus avant dans l’orageuse société de la vie humaine, sous l’autorité de mes parents et la conduite des hommes plus âgés.

CHAPITRE IX.

AVERSION POUR L’ÉTUDE; HORREUR DES CHATIMENTS.

14. O Dieu, mon Dieu, quelles misères, quelles déceptions n’ai-je pas subies, à cet âge, où l’on ne me proposait d’autre règle de bien vivre qu’une docile attention aux conseils de faire fortune dans le siècle, et d’exceller dans cette science verbeuse, servile instrument de l’ambition et de la cupidité des hommes. Puis je fus livré à l’école pour apprendre les lettres; malheureux, je n’en voyais pas l’utilité, et pourtant ma paresse était châtiée. On le trouvait bon; nos devanciers dans la vie nous avaient préparé ces sentiers d’angoisses qu’il fallait traverser; surcroît de labeur et de souffrance pour les enfants d’Adam.

Nous trouvâmes alors, Seigneur, des hommes qui vous priaient, et d’eux nous apprîmes à sentir, autant qu’il nous était possible, que vous étiez Quelqu’un de grand, qui pouviez, sans apparaître à nos sens, nous exaucer et nous secourir. Tout enfant, je vous priais, comme mon refuge et mon asile, et, à vous invoquer, je rompais les liens de ma langue, et je vous priais, tout petit, avec grande ferveur, afin de n’être point battu à l’école. Et quand, pour mon bien, vous ne m’écoutiez pas (Ps XXI, 3), tous, jusqu’à mes parents si éloignés de me vouloir la moindre peine, se riaient de mes férules, ma grande et griève peine d’alors.

15. Seigneur, où est le coeur magnanime, s’il en est un seul? car je ne parle pas de l’insensibilité stupide; où est le coeur dont l’amour vous enlace d’une assez forte étreinte pour ne plus jeter qu’un oeil indifférent sur ces appareils sinistres, chevalets, ongles de fer, cruels instruments de mort, dont l’effroi élève vers vous des supplications universelles qui les conjurent? Où est ce coeur? Et pourrait-il pousser l’héroïsme du dédain, jusqu’à rire de l’épouvante d’autrui, comme mes parents riaient des châtiments que m’infligeait un maître? Car je ne les redoutais. pas moins, et je ne vous priais pas moins de me les éviter; et je péchais toutefois, faute d’écrire, de lire, d’apprendre autant qu’on l’exigeait de moi.

Je ne manquais pas, Seigneur, de mémoire ou de vivacité d’esprit; votre bonté m’en avait assez libéralement doté pour cet âge. Seulement j’aimais à jouer, et j’étais puni par qui faisait de même; mais les jeux des hommes s’appellent affaires, et ils punissent ceux des enfants, et personne n’a pitié ni des enfants, ni des hommes. Un juge équitable pourrait-il cependant approuver qu’un enfant fût châtié pour se laisser détourner, par le jeu de paume, d’une étude qui sera plus tard entre ses mains (367) un jeu moins innocent? Et que faisait donc celui qui me battait? Une misérable dispute, où il était vaincu par un collègue, le pénétrait de plus amers dépits que je n’en éprouvais à perdre une partie de paume contre un camarade.

CHAPITRE X.

AMOUR DU JEU.

16. Et néanmoins je péchais, Seigneur mon Dieu, ordonnateur et créateur de toutes choses naturelles, sauf les péchés dont vous n’êtes que régulateur; Seigneur mon Dieu, je péchais en désobéissant à des parents, à des maîtres; car je pouvais bien user dans la suite de ces connaissances qu’on m’imposait n’importe à quelle intention. Ce n’était pas meilleur choix qui me rendait désobéissant, c’était l’amour du jeu; j’aimais toutes les vanités du combat et de la victoire ; et les récits fabuleux qui, chatouillant mon oreille, y provoquaient de plus vives démangeaisons; et ma curiosité soulevée chaque jour, et débordant de mes yeux, m’entraînait aux spectacles et aux jeux qui divertissent les hommes. Que désirent donc toutefois ces magistrats pour leurs enfants, sinon la survivance des dignités qui les appellent à présider les jeux? Et ils veulent qu’on les châtie, si ce plaisir les détourne d’études, qui, de leur aveu, doivent conduire leurs fils à ce frivole honneur. Regardez tout cela, Seigneur, avec miséricorde; délivrez-nous, nous qui vous invoquons; délivrez aussi ceux qui ne vous invoquent pas encore, pour qu’ils vous invoquent et soient délivrés.

CHAPITRE XI.

MALADE, IL DEMANDE LE BAPTÊME.

17. J’avais ouï parler, dès le berceau, de la vie éternelle qui nous est promise par l’humilité du Seigneur notre Dieu, abaissé jusqu’à notre orgueil; et j’étais marqué du signe de sa croix, assaisonné du sel divin, dès ma sortie du sein de ma mère, qui a beaucoup espéré en vous.

Vous savez, Seigneur, qu’étant encore enfant, surpris un jour d’une violente oppression d’estomac, j’allais mourir; vous savez, mon Dieu, vous qui étiez déjà mon gardien, de quel élan de coeur, de quelle foi je demandai le baptême de votre Christ, mon Dieu et Seigneur, à la piété de ma mère et de notre mère commune, votre Eglise. Et déjà, dans son trouble, celle dont le chaste coeur concevait avec plus d’amour encore l’enfantement de mon salut éternel en votre foi, la mère de ma chair, appelait à la hâte mon initiation aux sacrements salutaires, où j’allais être lavé, en vous confessant, Seigneur Jésus, pour la rémission des péchés, quand soudain je me sentis soulagé. Ainsi fut différée ma purification, comme si je dusse nécessairement me souiller de nouveau en recouvrant la vie; on craignait de moi une rechute dans la fange de mes péchés, plus grave et plus dangereuse au sortir du bain céleste.

Ainsi, déjà, je croyais, et ma mère croyait, et toute la maison, mon père excepté, qui pourtant ne put jamais abolir en moi les droits de la piété maternelle, ni me détourner de croire en Jésus-Christ, lui qui n’y croyait pas encore. Elle n’oubliait rien pour que vous me fussiez un père, mon Dieu, plutôt que lui, et ici vous l’aidiez à l’emporter sur son mari, à qui, toute supérieure qu’elle fût, elle obéissait, parce qu’en cela elle obéissait à vos ordres.

18. Pardon, mon Dieu, je voudrais savoir, si vous le voulez, par quel conseil mon baptême a été différé. Est-ce pour mon bien que les rênes furent ainsi lâchées à mes instincts pervers? Ou me trompé-je? Mais d’où vient que sans cesse ce mot nous frappe l’oreille: Laissez-le, laissez-le faire; il n’est pas encore baptisé? Et pourtant, s’agit-il de la santé du corps, on ne dit pas : Laissez-le se blesser davantage, car il n’est pas encore guéri.

Oh ! que n’ai-je obtenu cette guérison prompte! Que n’ai-je, avec le concours des miens, placé la santé de mon âme sous la tutelle de votre grâce qui me l’eût rendue! Mieux eût valu. Mais quels flots, quels orages de tentations se levaient sur ma jeunesse! Ma mère les voyait; et elle aimait mieux livrer le limon informe à leurs épreuves que l’image divine à leurs profanations.

CHAPITRE XII.

DIEU TOURNAIT A SON PROFIT L’IMPRÉVOYANCE MÊME QUI DIRIGEAIT SES ÉTUDES.

49. Ainsi, à cet âge même, que l’on redoutait moins pour moi que l’adolescence, je n’aimais point l’étude; je haïssais d’y être contraint, et (368) l’on m’y contraignait, et il m’en advenait bien: ? je n’eusse rien appris sans contrainte ? mais moi je faisais mal; car faire à contrecœur quelque chose de bon n’est pas bien faire. Et ceux même qui me forçaient à l’étude ne faisaient pas bien; mais bien m’en advenait par vous, mon Dieu. Eux ne voyaient pour moi, dans ce qu’ils me pressaient d’apprendre, qu’un moyen d’assouvir l’insatiable convoitise de cette opulence qui n’est que misère, de cette gloire qui n’est qu’infamie.

Mais vous, " qui savez le compte des cheveux de notre tête ( Matth. X, 30); " vous tourniez leur erreur à mon profit, et ma paresse, au châtiment que je méritais, si petit enfant, si grand pécheur. Ainsi, du mal qu’ils faisaient, vous tiriez mon bien, et de mes péchés, ma juste rétribution. Car vous avez ordonné, et il est ainsi, que tout esprit qui n’est pas dans l’ordre soit sa peine à lui-même.

CHAPITRE XIII.

VANITÉ DES FICTIONS POÉTIQUES QU’IL AIMAIT.

20. Mais d’où venait mon aversion pour la langue grecque, exercice de mes premières années? C’est ce que je ne puis encore pénétrer. J’étais passionné pour la latine, telle que l’enseignent, non les premiers maîtres, mais ceux que l’on appelle grammairiens; car ces éléments, où l’on apprend à lire, écrire, compter, ne me donnaient pas moins d’ennuis et de tourments que toutes mes études grecques. Et d’où venait ce dégoût, sinon du péché et de la vanité de la vie? J’étais chair, esprit absent de lui-même et ne sachant plus y rentrer (Ps. LXXVII, 39). Plus certaines et meilleures étaient ces premières leçons qui m’ont donné la faculté de lire ce qui me tombe sous les yeux, d’écrire ce qu’il me plaît, que celles où j’apprenais de force les courses errantes de je ne sais quel Enée, oublieux de mes propres erreurs, et gémissant sur la mort de Didon, qui se tue par amour, quand je n’avais pas une larme pour déplorer, ô mon Dieu, ô ma vie, cette mort de mon âme que ces jeux j emportaient loin de vous.

21. Eh! quoi de plus misérable qu’un malheureux sans miséricorde pour lui-même, pleurant Didon, morte pour aimer Enée, et ne se pleurant pas, lui qui meurt faute de vous aimer! O Dieu, lumière de mon coeur, pain de la bouche intérieure de mon âme, vertu fécondante de mon intelligence, époux de ma pensée, je ne vous aimais pas; je vous étais infidèle, et mon infidélité entendait de toutes parts cette voix : " Courage ! courage! " car l’amour de ce monde est un divorce adultère d’avec vous. Courage! courage! dit cette voix, pour faire rougir, si l’on n’est pas homme comme un autre. Et ce n’est pas ma misère que je pleurais; je pleurais Didon " expirée, livrant au fil du glaive sa destinée dernière Enéide (VI, 456), "quand je me livrais moi-même à vos dernières créatures au lieu de vous, terre retournant à la terre. Cette lecture m’était-elle interdite, je souffrais de ne pas lire ce qui me faisait souffrir. Telles folies passent pour études plus nobles et plus fécondes que celle qui m’apprit à lire et à écrire.

22. Mais qu’aujourd’hui, mon Dieu, votre vérité me dise et crie dans mon âme : Il n’en est pas ainsi! il n’en est pas ainsi! Ces premiers enseignements sont bien les meilleurs. Car me voici tout prêt à oublier les aventures d’Enée et fables pareilles, plutôt que l’art d’écrire et de lire. Des voiles, sans doute, pendent au seuil des écoles de grammaire; mais ils couvrent moins la profondeur d’un mystère que la vanité d’une erreur.

Qu’ils se récrient donc contre moi, ces maîtres insensés! je ne les crains plus, à cette heure où je vous confesse, ô mon Dieu, tous les pensers de mon âme et me plais à marquer l’égarement de mes voies, afin d’aimer la rectitude des vôtres. Qu’ils se récrient contre moi, vendeurs ou acheteurs de grammaire! Je leur demande s’il est vrai qu’Enée soit autrefois venu à Carthage, comme lq poète l’atteste; et les moins instruits l’ignorent, les plus savants le nient. Mais si je demande par quelles lettres s’écrit le nom d’Enée, tous ceux qui savent lire me répondront vrai, selon la convention et l’usage qui ont, parmi les hommes, déterminé ces signes. Et si je demande encore quel oubli serait le plus funeste à la vie humaine, l’oubli de l’art de lire et d’écrire, ou celui de ces fictions poétiques, qui ne prévoit la réponse de quiconque ne s’est pas oublié lui-même?

Je péchais donc enfant, en préférant ainsi la vanité à l’utile; ou plutôt je haïssais l’utile et j’aimais la vanité. " Un et un sont deux, deux et deux quatre, " était pour moi une odieuse chanson; et je ne savais pas de plus (369) beau spectacle qu’un fantôme de cheval de bois rempli d’hommes armés, que l’incendie de Troie et l’ombre de Créuse (Enéide, II).

CHAPITRE XIV.

SON AVERSION POUR LA LANGUE GRECQUE.

23. Pourquoi donc haïssais-je ainsi la langue grecque, pleine de ces fables? Car Homère excelle à ourdir telles fictions. Doux menteur, il était toutefois amer à mon enfance. Je crois bien qu’il en est ainsi de Virgile pour les jeunes Grecs, contraints de l’apprendre avec autant de difficulté que j ‘apprenais leur poète.

La difficulté d’apprendre cette langue étrangère assaisonnait de fiel la douce saveur des fables grecques. Pas un mot qui me fût connu; et puis, des menaces terribles de châtiments pour me forcer d’apprendre. J’ignorais de même le latin au berceau ; et cependant, par simple attention, sans crainte, ni tourment, je l’avais appris, dans les embrassements de mes nourrices, les joyeuses agaceries, les riantes caresses.

Ainsi je l’appris sans être pressé du poids menaçant de la peine, sollicité seulement par mon âme en travail de ses conceptions, et qui ne pouvait rien enfanter qu’à l’aide des paroles retenues, sans leçons, à les entendre de la bouche des autres, dont l’oreille recevait les premières confidences de mes impressions. Preuve qu’en cette étude une nécessité craintive est un précepteur moins puissant qu’une libre curiosité. Mais l’une contient les flottants caprices de l’autre,, grâce à vos lois, mon Dieu, vos lois qui depuis la férule de l’école jusqu’à l’épreuve du martyre, nous abreuvant d’amertumes salutaires, savent nous rappeler à vous, loin du charme empoisonneur qui nous avait retirés de vous.

CHAPITRE XV.

PRIÈRE.

24. Exaucez, Seigneur, ma prière; que mon âme ne défaille pas sous votre discipline; et que je ne défaille pas à vous confesser vos miséricordes qui m’ont retiré de toutes mes déplorables voies! Soyez-moi plus doux que les séductions qui m’égaraient! Que je vous aime fortement, et que j’embrasse votre main de toute mon âme, pour que vous me sauviez de toute tentation jusqu’à la fin.

Et n’êtes-vous pas, Seigneur, mon roi et mon Dieu? Que tout ce que mon enfance apprit d’utile, vous serve ; si je parle, si j’écris, si je lis, si je compte, que tout en moi vous serve; car, au temps où j’apprenais des choses vaines, vous me donniez la discipline, et vous m’avez enfin remis les péchés de ma complaisance dans les vanités. Ce n’est point que ces folies ne m’aient laissé le souvenir de plusieurs mots utiles; souvenir que l’on pourrait devoir à des lectures moins frivoles, et qui ne sèmeraient aucun piège sous les pas des enfants.

CHAPITRE XVI.

CONTRE LES FABLES IMPUDIQUES.

25. Mais, malheur à toi, torrent de la coutume! Qui te résistera? Ne seras-tu jamais à sec? Jusques à quand rouleras-tu les fils d’Eve dans cette profonde et terrible mer, que traversent à grand’peine les passagers de la croix? Ne m’as-tu pas montré Jupiter tout à la fois tonnant et adultère? Il ne pouvait être l’un et l’autre; mais on voulait autoriser l’imitation d’un véritable adultère par la fiction d’un ton. nerre menteur. Est-il un seul de ces maîtres fièrement drapés dont l’oreille soit assez à jeun pour entendre ce cri de vérité qui part d’un homme sorti de la poussière de leurs écoles : " Inventions d’Homère! Il humanise " les dieux! Il eût mieux fait de diviniser les " hommes ( Cicér. Tuscul. 1)! " Mais la vérité, c’est que le poète, dans ses fictions, assimilait aux dieux les hommes criminels, afin que le crime cessât de passer pour crime, et qu’en le commettant, on parût imiter non plus les hommes de perdition, mais les dieux du ciel.

26. Et néanmoins, ô torrent d’enfer! en toi se plongent les enfants des hommes; ils rétribuent de telles leçons; ils les honorent de la publicité du forum; elles sont professées à la face des lois qui, aux récompenses privées, ajoutent le salaire public; et tu roules tes cailloux avec fracas, en criant: Ici l’on apprend la langue; ici l’on acquiert l’éloquence nécessaire à développer et à persuader sa pensée. N’aurions-nous donc jamais su " pluie d’or, " sein de femme, déception, voûtes célestes " et semblables mots du même passage, si Térence n’eût amené sur la scène un jeune débauché se proposant Jupiter pour modèle d’impudicité, (370) charmé de voir en peinture, sur une muraille, " comment le dieu verse une pluie d’or dans le sein de Danaé et trompe cette femme." Voyez donc comme il s’anime à la débauche

sur ce divin exemple. " Eh! quel Dieu encore! s’écrie-t-il; Celui qui fait trembler de son tonnerre la voûte profonde des cieux. Pygmée que je suis, j’aurais honte de l’imiter! Non, non! je l’ai imité et de grand coeur (Térenc. Eunuc. Act. 3, scèn.5). "

Ces impuretés ne nous aident en rien à retenir telles paroles, mais ces paroles enhardissent l’impureté. Je n’accuse pas les paroles, vases précieux et choisis, mais le vin de l’erreur que nous y versaient des maîtres ivres. Si nous ne buvions, on nous frappait, et il ne nous était pas permis d’en appeler à un juge sobre. Et cependant, mon Dieu, devant qui mon âme évoque désormais ces souvenirs sans alarme, j’apprenais cela volontiers, je m’y plaisais, malheureux! aussi étais-je appelé un enfant de grande espérance !

CHAPITRE XVII.

VANITÉ DE SES ÉTUDES.

27. Permettez-moi, mon Dieu, de parler encore de mon intelligence, votre don; en quels délires elle s’abrutissait! Grande affaire, et qui me troublait l’âme par l’appât de la louange, par la crainte de la honte et des châtiments, quand il s’agissait d’exprimer les plaintes amères de Junon, " impuissante à détourner de "l’Italie le chef des Troyens! (Enéide, I, 36-75) " plaintes que je savais imaginaires; mais on nous forçait de nous égarer sur les traces de ces mensonges poétiques, et de dire en libre langage ce que le poète dit en vers. Et celui-là méritait le plus d’éloges qui, fidèle à la dignité du personnage mis en scène, produisait un sentiment plus naïf de colère et de douleur, ajustant à ses pensées un vêtement convenable d’expression.

Eh! à quoi bon, ô ma vraie vie, ô mon Dieu! à quoi bon cet avantage sur la plupart de mes condisciples et rivaux, de voir mes compositions plus applaudies? Vent et fumée que tout cela! N’était-il pas d’autre sujet pour exercer mon intelligence et ma langue? Vos louanges, Seigneur, vos louanges dictées par vos Ecritures mêmes, eussent soutenu le pampre pliant de mon coeur. Il n’eût pas été emporté dans le vague des bagatelles, triste proie des oiseaux sinistres; car il est plus d’une manière de sacrifier aux anges prévaricateurs.

CHAPITRE XVIII.

HOMMES PLUS FIDÈLES AUX LOIS DE LA GRAMMAIRE QU’AUX COMMANDEMENTS DE DIEU.

28. Eh! quelle merveille que je me dissipasse ainsi dans les vanités, et que, loin de vous, mon Dieu, je me répandisse au dehors, quand on me proposait pour modèles des hommes qui rappelant d’eux-mêmes quelque bonne action, rougissaient d’être repris d’un barbarisme ou d’un solécisme échappé; et qui, déployant, au récit de leurs débauches, toutes les richesses d’une élocution nombreuse, exacte et choisie, se glorifiaient des applaudissements?

Vous voyez cela, Seigneur, et vous vous taisez, " patient, miséricordieux et vrai (Ps. LXXXV, 15). " Vous tairez-vous donc toujours? Mais à cette heure même vous retirez de ce dévorant abîme l’âme qui vous cherche, altérée de vos délices; celui dont le coeur vous dit : " J’ai cherché votre visage; votre visage, Seigneur, je le chercherai toujours (Ps XXVI, 8). " On en est loin dans les ténèbres des passions. Ce n’est point le pied, ce n’est point l’espace qui nous éloigne de vous, qui nous ramène à vous. Et le plus jeune de vos fils a-t-il donc pris un cheval, un char, un vaisseau, s’est-il envolé sur des ailes visibles, s’est-il dérobé d’un pas agile, pour livrer en pays lointain aux prodigalités de sa vie ce qu’il avait reçu de vous au départ? Père tendre, qui lui aviez tout donné alors, plus tendre encore à la détresse de son retour (Luc XV, 12-32). Mais non, c’est l’entraînement de la passion qui nous jette dans les ténèbres, et loin de votre face.

29. Voyez, Seigneur mon Dieu, dans votre inaltérable patience, voyez avec quelle fidélité les enfants des hommes observent le pacte grammatical qu’ils ont reçu de leurs devanciers dans le langage, avec quelle négligence ils se dérobent au pacte éternel de leur salut qu’ils ont reçu de vous. Et si un homme qui possède ou enseigne cette antique législation des sons, oublie, contrairement aux règles, l’aspiration de la première syllabe, en disant " omme, " il blesse plus les autres que si, au mépris de vos commandements, il haïssait l’homme, son frère; comme si l’ennemi le plus funeste était plus funeste à l’homme que la haine même qui le soulève; comme si le persécuteur ravageait autrui plus qu’il ne ravage son propre coeur ouvert à la haine.

Et certes, cette science des lettres n’est pas (371) plus intérieure que la conscience écrite de ne pas faire au prochain ce qu’on n’en voudrait pas souffrir. Oh! que vous êtes secret, habitant des hauteurs dans le silence! ô Dieu, seul grand, dont l’infatigable loi sème les cécités vengeresses sur les passions illégitimes! Cet homme aspire à la renommée de l’éloquence; il est debout devant un homme qui juge, en présence d’une foule d’hommes; il s’acharne sur son ennemi avec la plus cruelle animosité, merveilleusement attentif à éviter toute erreur de langage, à ne pas dire: " Entre aux hommes; "et il ne se tient pas en garde contre la fureur de son âme qui l’entraîne à supprimer un homme " d’entre les hommes. "

CHAPITRE XIX.

FAUTES DES ENFANTS, VICES DES HOMMES.

30. J’étais exposé, malheureux enfant, sur le seuil de cette morale; c’était l’apprentissage des tristes combats que je devais combattre; jaloux, déjà, d’éviter un barbarisme, et non l’envie qu’une telle faute m’inspirait contre qui n’en faisait pas. Je reconnais et confesse devant vous, mon Dieu, ces faiblesses qui me faisaient louer de ces hommes. Leur plaire était alors pour moi le bien-vivre; car je ne voyais pas ce gouffre de honte où je plongeais loin de votre regard. Etait-il donc rien de plus impur que moi? Jusque-là, qu’abusant par mille mensonges, un précepteur, des maîtres, des parents, épris eux-mêmes de ces vanités, je les offensais par mon amour du jeu, ma passion des spectacles frivoles, mon ardeur inquiète à imiter ces bagatelles.

Je dérobais aussi au cellier, à la table de mes parents, soit pour obéir à l’impérieuse gourmandise, soit pour avoir à donner aux enfants qui me vendaient le plaisir que nous trouvions à jouer ensemble. Et au jeu même, vaincu par le désir d’une vaine supériorité, j’usurpais souvent de déloyales victoires. Mais quelle était mon impatience et la violence de mes reproches, si je découvrais qu’on me trompât, comme je trompais les autres! Pris sur le fait à mon tour, et accusé, loin de céder, j ‘entrais en fureur.

Est-ce donc là l’innocence du premier âge ? Il n’en est pas, Seigneur, il n’en est pas; pardonnez-moi, mon Dieu. Aujourd’hui précepteur, maître, noix, balle, oiseau; demain magistrats, rois, trésors, domaines, esclaves; c’est tout un, grossissant au flot successif des années, comme aux férules succèdent les supplices. C’est donc l’image de l’humilité, que vous avez aimée dans la faiblesse corporelle de l’enfance, ô notre roi, lorsque vous avez dit:

" Le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent (Matth. XIX, 14), "

CHAPITRE XX.

IL REND GRACES A DIEU DES DONS QU’IL A REÇUS DE LUI DANS SON ENFANCE.

31. Et cependant, Seigneur, à vous créateur et conservateur de l’univers, tout-puissant et tout bon, à vous notre Dieu, grâces soient rendues, ne m’eussiez-vous donné que d’être enfant! Car dès lors même, j’avais l’être, et havie, et le sentiment; et je veillais à préserver cet ensemble de tout moi-même, ce dessin de l’unité si cachée par qui j’étais ; je gardais par le sens intérieur l’intégrité de tous mes sens, et dans cette petitesse d’existence, dans cette petitesse de pensées, j’aimais la vérité. Je ne voulais pas être trompé; ma mémoire était forte; mon élocution polie; l’amitié me charmait; je fuyais la douleur, la honte, l’ignorance. Quelle admirable merveille qu’un tel animal !

Tout cela, don de mon Dieu! je ne me suis moi-même rien donné. Tout cela est bon et moi-même, qui suis tout cela. Donc celui qui m’a fait est bon, et lui-même est mon bien; et l’élan de mon coeur lui rend hommage de tous ces biens répandus sur mes premières années. Or je péchais; car ce n’était point en lui, mais dans ses créatures, les autres et moi, que je cherchais plaisirs, grandeurs et vérités, me précipitant ainsi dans la douleur, la confusion, l’erreur. Grâces à vous, mes délices, ma gloire, ma confiance, mon Dieu! Grâces à vous de tous vos dons! Mais conservez-les-moi; car ainsi vous me conserverez moi-même; et tout ce que vous m’avez donné aura croissance et perfection; et je serai avec vous, puisque c’est vous qui m’avez donné d’être. (372)

 

 

LIVRE DEUXIÈME

AUGUSTIN A SEIZE ANS

Désordres de sa première jeunesse. — Ses débauches à l’âge de seize ans. — Larcin dont il s’accuse sévèrement.

 

 

CHAPITRE PREMIER.

DÉSORDRES DE SA JEUNESSE.

1. Je veux rappeler mes impuretés passées, et les charnelles corruptions de mon âme, non que je les aime, mais afin de vous aimer, mon Dieu. C’est par amour de votre amour que je reviens sur mes voies infâmes dans l’amertume de mon souvenir, pour savourer votre douceur, ô Délices véritables, Béatitude et Sécurité de délices, qui recueillez en vous toutes les puissances de mon être dispersées en mille vanités loin de vous, mon centre unique

Car je brûlais, dès mon adolescence, de me rassasier de basses voluptés; et je n’eus pas honte de prodiguer la sève de ma vie à d’innombrables et ténébreuses amours, et ma beauté s’est flétrie, et je n’étais plus que pourriture à vos yeux, alors que je me plaisais à moi-même et désirais plaire aux yeux des hommes.

CHAPITRE II.

SES DÉBAUCHES A SEIZE ANS.

92. Ma plus vive jouissance n’était-elle pas d’aimer et d’être aimé? Mais je ne m’en tenais pas à ces liens d’âme à âme, sur la chaste lisière de l’amitié spirituelle. D’impures vapeurs s’exhalaient des fangeuses convoitises de ma chair, de l’effervescence de la puberté; elles couvraient et offusquaient mon coeur: la sérénité de l’amour était confondue avec les nuages de la débauche. L’une et l’autre fermentaient ensemble, et mon imbécile jeunesse était entraînée dans les précipices des passions et plongeait dans le gouffre du libertinage.

Votre colère s’était amassée contre moi, et je l’ignorais. Au bruit des chaînes de ma mortalité, j’étais devenu sourd, j’expiais la superbe de mon âme. Et je m’éloignais de vous, et vous me laissiez; et je m’élançais, et je débordais, et je me répandais, et je me fondais en adultères, et vous vous taisiez! O ma tardive joie, vous vous taisiez alors, et, toujours plus loin de vous, je m’avançais dans les aridités fécondes en douleurs, avili dans l’orgueil, agité dans la fatigue!

3. Qui eût alors modéré ma peine? Qui m’eût borné à l’usage légitime de la fugitive beauté des créatures éphémères et de leurs délices, pour que les flots de ma jeunesse ne débordassent pas du moins la plage conjugale, s’ils ne pouvaient s’apaiser dans le but de la procréation des enfants, selon la prescription de votre loi, Seigneur, qui réglez la génération de notre mortalité, et pouvez étendre une main adoucie pour émousser des épines inconnues au paradis? car votre toute-puissance est tout près de nous, lors même que nous sommes loin de vous. Que n’ai-je du moins écouté plus attentivement la voix de vos nuées: " Ils souffriront des tribulations dans leur chair. Et moi je vous les épargne. Il est bon à l’homme de ne point toucher de femme. Celui qui est sans femme pense aux choses de Dieu, à plaire à Dieu. Celui qui est lié par le mariage pense aux choses du monde, à plaire à sa femme (I Cor. VII, 28, I, 32,33,34). " Que n’ai-je ouvert l’oreille à cette voix! eunuque de volonté en vue du royaume des cieux (Matth. XIX, 12), dans l’attente plus heureuse de vos embrassements?

4. Mais je brûlais, malheureux, et livré au torrent qui m’entraînait loin de vous, je m’affranchis de tous vos commandements, sans échapper à votre verge. Qui le pourrait? Vous (373) étiez toujours présent dans la miséricorde de vos rigueurs, abreuvant des plus amers dégoûts toutes mes joies illégitimes, pour m’entraîner à chercher les joies exemptes de dégoûts. Et où les eussé-je trouvées hors de vous, " qui faites entrer la douleur dans le précepte ( Ps. XCIII, 20); qui frappez pour guérir; qui tuez pour nous empêcher de mourir à vous (Deut. XXXII, 39)? "

Où étais-je, et dans quel lointain exil des délices de votre maison, à cette seizième année de l’âge de ma chair, qui prit alors le sceptre sur moi; esclave volontaire, livré sans réserve à la frénésie de cette passion, que notre dégradation affranchit de tout frein, mais que votre loi condamne? On ne se mit point en peine d’offrir le mariage au-devant de ma chute; on n’avait à coeur que de me faire apprendre à bien dire, à persuader par ma parole.

CHAPITRE III.

VICES DE SON ÉDUCATION.

5. Et, cette même année, ramené de Madaure, ville voisine de notre séjour et mon premier pèlerinage littéraire et oratoire, j’avais interrompu mes études. On préparait la dépense d’un plus lointain exil à Carthage, mon père, humble citoyen du municipe de Thagaste, consultant moins sa fortune que son ambition. Eh! pour qui ce récit? Pas pour vous, mon Dieu; mais en m’adressant à vous, je parle à tous les hommes mes frères, si peu qu’ils soient ceux à qui ces pages tomberont entre les mains. Et pourquoi ? Pour que tout lecteur considère avec moi de quel profond abîme il nous faut crier vers vous. Et néanmoins se confesser de coeur, vivre de foi, quoi de plus près de votre oreille? Quelles louanges alors ne prodiguait-on pas à mon père pour fournir, au delà de ses ressources, au studieux et lointain voyage de son fils? Combien de citoyens beaucoup plus opulents que lui étaient loin d’avoir tel souci de leurs enfants? Et ce même père ne s’inquiétait pas si je croissais pour vous, si j’étais chaste, pourvu que je fusse disert, ou plutôt désert sans votre culture, ô Dieu, bon, vrai, seul maître du champ de mon coeur ?

6. Or, à cet âge de seize ans, des affaires domestiques ayant mis entre mes études un intervalle de vacances oisives, je vécus chez mes pare et mère, et c’est alors que les ronces des désirs impurs s’élevèrent au-dessus de ma tête, et nulle main n’était là pour les arracher. Loin de là; mon père s’aperçoit un jour, au bain, de ma pubescence qui, déjà, me couvrait d’un manteau de frémissantes inquiétudes, et, tressaillant comme à l’aspect de ses petits-fils, dans sa- joie, il en fait part à ma mère. Joie de l’ivresse où ce monde vous oublie, vous, son Créateur, pour aimer vos créatures au lieu de vous, enivré qu’il est du vin invisible d’une volonté pervertie et livrée aux vils penchants. Mais déjà dans le coeur de ma mère vous aviez commencé votre temple et jeté les assises de votre sainte habitation. Mon père n’était encore, lui, que simple catéchumène, et tout récemment. Elle frémit donc de pieuse épouvante, et trembla; quoique je ne fusse pas encore fidèle, elle craignit pour moi ces voies tortueuses où s’engagent ceux qui vous présentent le dos et non la face.

7. Hélas! osé-je encore dire que vous gardiez le silence, ô mon Dieu, quand je m’éloignais de vous? Etait-ce ainsi que vous vous taisiez pour moi? Et de qui étaient donc ces suaves paroles, que, par la bouche de ma mère, votre servante fidèle, vous me disiez à l’oreille? Et rien n’en descendait dans mon coeur pour l’incliner à l’obéissance. Elle me recommandait instamment, et m’avertit un jour en secret, avec quelle sollicitude! je m’en souviens, de me dérober à tout amour impudique et surtout adultère. Je prenais cela pour des avis de femme, que j’eusse rougi d’écouter. Et c’étaient les vôtres, et je l’ignorais; et je pensais que vous vous taisiez, et que seule elle parlait, elle par qui vous me parliez; et c’est vous que je méprisais en elle, moi son fils, fils de votre servante, et votre serviteur. Mais je ne savais pas, et je me précipitais avec tant d’aveuglement, qu’entre ceux de mon âge j’étais honteux de mon infériorité de honte; car je les entendais se vanter de leurs excès, et se glorifier d’autant plus qu’ils étaient plus infâmes ; et j’avais à coeur de pécher; soif de plaisir et soif de gloire. Qu’y a-t-il de blâmable que le vice? Moi, crainte du blâme, je devenais plus vicieux. Et à défaut de crime réel pour m’égaler aux plus corrompus, je feignais ce que je n’avais point fait; j’avais peur de paraître d’autant plus méprisable que j’étais plus innocent, d’autant plus vil que j’étais plus chaste.

8. Voilà avec quels compagnons je courais les places de Babylone, et me roulais dans sa fange (374) comme dans des eaux de senteur et de parfums de cinnamome. Et pour m’attacher plus victorieusement au principe du péché, l’ennemi invisible me foulait aux pieds, et me séduisait, si facile que j’étais à séduire! Sortie du coeur de la cité abominable, mais culminant, lente encore, dans les voies du retour, la mère de ma chair m’avertit bien de garder la pudeur, et pourtant cette confidence de son mari n’éveilla pas en elle la pensée de resserrer dans les limites de l’amour conjugal, sinon de couper au vif ces instincts passionnés dont les germes, déjà si funestes, offraient à ses alarmes le présage des plus grands dangers. Elle négligea le remède, dans la crainte que toute mon espérance ne fût entravée par la chaîne du mariage; non pas cette espérance de la vie future qu’elle plaçait en vous, ma pieuse mère, mais l’espérance d’un avenir littéraire dont ils étaient l’un et l’autre trop jaloux pour moi; lui, parce qu’il ne songeait guère à vous, et rêvait des vanités pour moi; elle, parce que loin de croire que ces études me fussent nuisibles, elle les regardait comme des échelons qui devaient m’élever jusqu’à votre possession.

Telles sont les conjectures que hasardent mes souvenirs sur les dispositions de mes parents. Et puis au lieu d’user d’une sage sévérité, on lâchait la bride en mes divertissements à la multitude de mes passions déréglées, et un épais brouillard interceptait sans cesse à ma vue, ô mon Dieu, la lumière de votre vérité ! " Et mon iniquité naissait comme de mon embonpoint (Ps. LXXII, 7). "

CHAPITRE IV.

LARCIN.

9. Le larcin est condamné par votre loi divine, Seigneur, et par cette loi écrite au coeur des hommes, que leur iniquité même n’efface pas. Quel voleur souffre volontiers d’être volé? Quel riche pardonne à l’indigent poussé par la détresse? Eh bien! moi, j’ai voulu voler, et j’ai volé sans nécessité, sans besoin, par dégoût de la justice, par plénitude d’iniquité; car j’ai dérobé ce que j’avais meilleur, et en abondance. Et ce n’est pas de l’objet convoité par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir. Dans le voisinage de nos vignes était un poirier chargé de fruits qui n’avaient aucun attrait de saveur ou de beauté. Nous allâmes, une troupe de jeunes vauriens, secouer et dépouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant prolongé nos jeux jusqu’à cette heure, selon notre détestable habitude, et nous en rapportâmes de grandes charges, non pour en faire régal, si toutefois nous y goûtâmes, mais ne fût-ce que pour les jeter aux pourceaux : simple plaisir de faire ce qui était défendu.

Voici ce coeur, ô Dieu! ce coeur que vous avez vu en pitié au fond de l’abîme. Le voici, ce coeur; qu’il vous dise ce qu’il allait chercher là, pour être gratuitement mauvais, sans autre sujet de malice que la malice même. Hideuse qu’elle était, je l’ai aimée ; j’ai aimé à périr; j’ai aimé ma difformité; non l’objet qui me rendait difforme , mais ma difformité même, je l’ai aimée ! Âme souillée, détachée de votre appui pour sa ruine, n’ayant dans la honte d’autre appétit que la honte!

CHAPITRE V.

ON NE FAIT POINT LE MAL SANS INTÉRÊT.

10. La beauté des corps, tels que l’or, l’argent..., a son attrait. L’attouchement est flatté par une convenance de rapport, et à chaque sens correspond une certaine modification des objets. L’honneur temporel, la puissance de commander et de vaincre ont leur beauté, d’où naît aussi la soif de la vengeance. Et, pour atteindre à ces jouissances, nous ne devons pas sortir de vous, Seigneur, ni dévier de votre loi. Cette vie même que nous vivons ici-bas a pour nous charmer sa mesure de beauté et sa juste proportion avec toutes les beautés inférieures. Le noeud si cher de l’amitié humaine trouve sa douceur dans l’unité de plusieurs âmes.

Cause de péché que tout cela, quand le déréglement de nos affections abandonne, pour ces biens infimes, les plus excellents, les plus sublimes, vous, Seigneur notre Dieu, et votre vérité et votre loi. Ces biens d’ici-bas ont leur charme, mais qu’est-il auprès de mon Dieu, créateur de l’univers, unique joie du juste, délices des coeurs droits?

1l. Recherche-t-on la cause d’un crime, on n’y croit d’ordinaire, que s’il apparaît un désir d’obtenir, une crainte de perdre quelqu’un de ces biens infimes dont nous parlons, car ils ont leur grâce et leur beauté ; mais qu’ils sont bas et rampants, si l’on songe aux trésors de la gloire et de la béatitude! Il a été (375) homicide. Pourquoi? Il convoitait la femme ou l’héritage de son frère, il a voulu le voler pour vivre, ou se mettre en garde contre ses larcins; il brûlait de venger une offense. Aurait-il tué pour le plaisir même du meurtre?

Est-ce croyable? Car s’il est dit de cet homme, monstre de démence et de cruauté, qu’il était gratuitement méchant et cruel, nous savons néanmoins pourquoi. " Il craignait, dit l’historien, que le repos n’énervât sa main ou son cœur (Sallust. Guerr. De Cat., C. IX). " Mais ici encore, pourquoi? Il voulait que cette pratique du crime le rendît maître de Rome, fît tomber dans ses mains honneurs, richesses, autorité; l’affranchît de la crainte des lois, et de cette détresse où le réduisaient la perte de sa fortune et la conscience de ses crimes. Ce Catilina n’aimait donc pas ses forfaits mêmes, mais la fin qui le portait à les commettre.

CHAPITRE VI.

IL SE TROUVE DANS LES PÉCHÉS UNE IMITATION FAUSSE DES PERFECTIONS DIVINES.

12. Qu’ai-je donc aimé en toi, malheureux larcin, crime nocturne de mes seize ans? Tu n’étais pas beau, étant un larcin; es-tu même quelque chose, pour que je parle à toi? Ces fruits volés par nous étaient beaux, parce qu’ils étaient votre oeuvre , beauté infinie, créateur de toutes choses, Dieu bon, Dieu souverain bien et mon bien véritable. Ces fruits étaient beaux; mais ce n’était pas eux que convoitait mon âme misérable; j’en avais de meilleurs en abondance; je ne les ai donc cueillis que pour voler. Car aussitôt je les jetai, ne savourant que l’iniquité , ma seule jouissance, ma seule joie. Si j’en approchai quelqu’un de ma bouche, je n’y goûtai que la saveur de mon crime.

Et maintenant, Seigneur mon Dieu, je cherche ce qui m’a plu dans ce larcin, et je n’y vois aucune ombre de beauté. Je ne parle point de cette beauté qui réside dans l’équité, dans la prudence; ou bien, dans l’esprit de l’homme, sa mémoire, ses sens, sa vie végétative; ni de la splendide harmonie des corps célestes, et de la terre et de la mer se peu. plant de créatures par une continuelle succession de naissances et de morts; ni même de cette beauté menteuse, voile des vices décevants.

13. Car l’orgueil contrefait l’élévation; et vomis seul, ô mon Dieu, êtes élevé au-dessus de tous les êtres. L’ambition, que cherche-t-elle, sinon les honneurs et la gloire? Et vous seul devez être honoré, seul glorifié dans tous les. siècles. La tyrannie veut se faire craindre; et qui est à craindre que vous seul, ô Dieu? Votre pouvoir se laisse-t-il jamais rien ravir, rien soustraire? Quand, où, par qui se pourrait-il? Et les profanes caresses veulent surprendre l’amour; mais quoi de plus caressant que votre amour? Quoi de plus heureusement aimable que la beauté resplendissante et souveraine de votre vérité? La curiosité se donne pour la passion de la science; et vous seul possédez la science universelle et suprême. L’ignorance même et la stupidité ne se couvrent-elles pas du nom de simplicité et d’innocence, parce que rien ne saurait être plus simple que vous? Rien de plus innocent que vous, car c’est dans leurs oeuvres que les méchants trouvent leur ennemi. La paresse prétend n’être que l’appétence du repos; et quel repos assuré que dans le Seigneur? Le luxe se dit magnificence; mais vous êtes la source vive et inépuisable des incorruptibles délices. La profusion se farde des traits de la libéralité ; - mais vous êtes l’opulent dispensateur de toutes largesses. L’avarice veut beaucoup posséder, et vous possédez tout. L’envie dispute la prééminence; quoi de plus éminent que vous? La colère cherche la vengeance; qui se venge plus justement que vous? La crainte frémit des soudaines rencontres, menaçantes pour ce qu’elle aime; elle veille à sa sécurité : mais pour vous est-il rien d’étrange, rien de soudain? Qui vous sépare de ce que vous aimez? Hors de vous, où est la constante sécurité? La tristesse se consume dans la perte des jouissances passionnées, parce qu’elle voudrait qu’il lui fût aussi impossible qu’à vous de rien perdre.

14. Ainsi l’âme devient adultère, lorsque, détournée de vous, elle cherche hors de vous ce qu’elle ne trouve, pur et sans mélange, qu’en revenant à vous. Ceux-là vous imitent avec perversité, qui s’éloignent de vous, qui s’élèvent contre vous. Et toutefois, en vous imitant ainsi, ils montrent que vous êtes le créateur de l’univers, et que vous ne laissez aucune place où l’on puisse se retirer entièrement de vous. Et moi, qu’ai-je donc aimé dans ce larcin? En quoi ai-je imité mon Dieu? faux et criminel imitateur ! Ai-je pris plaisir à (376) enfreindre la loi par la ruse, au défaut de la puissance; et, sous les liens de la servitude, affectant une liberté boiteuse, ai-je trouvé dans la faculté de violer impunément la justice une ténébreuse image de la Toute-Puissance ? C’est l’esclave qui fuit son maître et n’atteint qu’une ombre! O corruption! ô monstre de vie ! ô abîme de mort! Ce qui était illicite a-t-il pu me plaire, et par cela seul qu’il était illicite?

CHAPITRE VII.

ACTIONS DE GRACES.

15. Que rendrai-je au Seigneur qui délivre mon âme du trouble de ces souvenirs? Que je vous aime, Seigneur, que je vous rende grâces et confesse votre nom, ô vous qui m’avez remis tant de criminelles et abominables oeuvres! A votre grâce, à votre miséricorde je rapporte d’avoir fondu la glace de mes péchés. A votre grâce je rapporte tout ce que je n’ai pas fait de mal. Eh! de quoi n’étais-je point capable ayant aimé le crime sans intérêt? Et je confesse que tout m’est pardonné, et le mal que j’ai fait de gré, et celui que m’a épargné votre miséricorde.

Quel mortel, méditant sur son infirmité, oserait attribuer à ses propres forces sa chasteté et son innocence, et se croirait en droit de vous moins aimer, comme s’il eût eu moins besoin de ce miséricordieux pardon que vous accordez au repentir des pécheurs? Que l’homme qui, docile à l’appel de votre voix, a évité tous ces désordres dont je publie le souvenir et l’aveu, se garde de rire s’il me voit guéri par le même médecin à qui il doit de n’avoir pas été, ou plutôt d’avoir été moins malade; qu’il vous en aime autant, qu’il vous en aime davantage, reconnaissant que celui qui me délivre est le même qui l’a préservé des mortelles défaillances du péché.

CHAPITRE VIII.

CE QU’IL AVAIT AIMÉ DANS CE LARCIN.

16. Malheureux! quel avantage trouvais-je donc alors dans ces actions, dont aujourd’hui la pensée me fait rougir (Rom. VI, 21), et surtout dans ce vol où je n’aimai que lui; rien que lui, rien sans doute, car lui-même n’était rien… pour moi cependant un surcroît de misère! et pourtant seul je ne l’eusse pas fait. Ma mémoire me représente bien mon âme alors; non, seul, je ne l’eusse pas fait. C’est donc, en outre, la société de mes complices que j’ai aimée. J’ai donc aimé autre chose que le vol ? Mais quoi? rien; car cela même encore n’est rien.

Qu’y a-t-il donc là en réalité? Qui me l’enseignera, que Celui qui éclaire mon coeur et en dissipe les ténèbres? Quelle est enfin la cause de cet acte coupable? Mon esprit la recherche; il la poursuit; il veut la pénétrer. Si j’aimai ces fruits, si je les désirai, que ne les volai-je seul? Ne suffisait-il pas à ma convoitise de commettre l’iniquité sans envenimer par le frottement de la complicité les démangeaisons de mon désir? Mais ce plaisir que ces fruits ne me donnaient pas, je ne le trouvais dans le péché que par cette association de pécheurs.

CHAPITRE IX.

LIAISONS FUNESTES.

17. Quel était donc cet instinct de mon âme? Vil et honteux instinct! Ame misérable, tu t’es livrée à lui! Quel était enfin cet instinct maudit? " Oh ! qui peut sonder l’abîme des péchés (Ps. XVIII, 13)? " C’était un rire malin qui nous chatouillait le coeur à l’idée de tromper un homme et de l’irriter. Pourquoi donc avais-je du plaisir à n’être pas seul? Seul, est-il plus difficile de rire? Il est vrai; et cependant un homme est seul, et le rire s’empare de lui, si un objet trop ridicule frappe ses sens ou son esprit. Mais moi, je n’eusse rien fait seul; non, seul, je n’eusse rien fait.

Oui, mon Dieu, voici devant vous la vivante souvenance de mon âme! Seul, je n’eusse pas commis ce larcin, n’en aimant pas l’objet, n’aimant que lui-même. Seul, je n’eusse trouvé aucun plaisir à le faire , je ne l’eusse point fait. O amitié ennemie, subtile séduction de l’esprit, ardeur de nuire et de dérober, inspirée par l’entrain et le jeu, sans cupidité, sans passion vindicative, sur un seul mot Allons, dérobons! et l’on rougit de rougir encore! ( 377)

CHAPITRE X.

ÉLAN VERS DIEU.

18. Qui démêlera ces tortueux replis, ce noeud inextricable? Il recèle la honte; je n’y veux plus penser; je ne le veux plus voir. C’est vous que je veux, ô justice, ô innocence, si belle aux chastes regards, dont la jouissance nous laisse insatiables! En vous est la paix profonde et la vie inaltérable. Celui qui entre en vous, " entre dans la joie de son Seigneur (Matth. XXV, 21). " Libre de toute crainte, il demeure souverainement bien dans le Bien souverain. J’ai dérivé loin de vous, et je me suis égaré, mon Dieu; mon adolescence s’est écoulée hors de votre stabilité, et je suis devenu à moi-même une contrée d’indigence. (378)

 

 

LIVRE TROISIÈME

EGAREMENTS DE CŒUR ET D’ESPRIT

Amours impurs. — Il tombe à dix-neuf ans dans l’hérésie des Manichéens. — Prières et larmes de sa mère. Paroles prophétiques d’un évêque.

 

 

 

AMOURS IMPURS.

1. Je vins à Carthage, où bientôt j’entendis bouillir autour de moi la chaudière des sales amours. Je n’aimais pas encore, et j’aimais à aimer; et par une indigence secrète, je m’en voulais de n’être pas encore assez indigent. Je cherchais un objet à mon amour, aimant à aimer; et je haïssais ma sécurité, ma voie exempte de piéges. Mon coeur défaillait, vide de la nourriture intérieure, de vous-même, mon Dieu; et ce n’était pas de cette faim-là que je me sentais affamé ; je n’avais pas l’appétit des aliments incorruptibles: non que j’en fusse rassasié; je n’étais dégoûté que par inanition. Et mon âme était mal portante et couverte de plaies, et se jetant misérablement hors d’elle-même, elle mendiait ces vifs attouchements qui devaient envenimer son ulcère. C’est la vie que l’on aime dans les créatures aimer, être aimé m’était encore plus doux, quand la personne aimante se donnait toute à moi.

Je souillais donc la source de l’amitié des ordures de la concupiscence; je couvrais sa sérénité du nuage infernal de la débauche. Hideux et infâme, dans la plénitude de ma vanité, je prétendais encore à l’urbanité élégante. Et je tombai dans l’amour où je désirais être pris, O mon Dieu, ô ma miséricorde, de quelle amertume votre, bonté a assaisonné ce miel! Je fus aimé, j’en vins aux liens secrets de la jouissance, et, joyeux, je m’enlaçais dans un réseau d’angoisses, pour être bientôt livré aux verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons, des craintes, des colères et des querelles.

CHAPITRE II.

THÉÂTRES.

2. Je me laissais ravir au théâtre, plein d’images de mes misères, et d’aliments à ma flamme. Mais qu’est-ce donc? et comment l’homme veut-il s’apitoyer au spectacle des aventures lamentables et tragiques qu’il ne voudrait pas lui-même souffrir? Et cependant, spectateur, il veut en souffrir de la douleur, et cette douleur même est son plaisir. Qu’est-ce donc, sinon une pitoyable maladie d’esprit? Car notre émotion est d’autant plus vive, que nous sommes moins guéris de ces passions quoique patir s’appelle misère, et compatir, miséricorde. Mais quelle est cette compatissance pour des fictions scéniques? Appelle-t-on l’auditeur au secours? Non, il est convié seulement à se douloir; et il applaudit l’acteur, en raison de la douleur qu’il reçoit. Et si la représentation de ces infortunes, antiques ou imaginaires, le laisse sans impressions douloureuses, il se retire le dédain et la critique à la bouche. Est-il douloureusement ému, il demeure attentif, et pleure avec joie.

3. Mais tout homme veut se réjouir; d’où vient donc cet amour des larmes et de la douleur? Le plaisir, que la misère exclut, se trouve-t-il dans la commisération? Et ce sentiment fait-il aimer la douleur dont il ne saurait se passer? L’amour est la source de ces sympathies. Où va cependant, où s’écoule ce flot? Au torrent de poix bouillante, au gouffre ardent des noires voluptés, où il change et se confond lui-même, égaré si loin et déchu de la limpidité céleste. Faut-il donc répudier la compassion ? Nullement. La douleur est donc parfois aimable; mais garde-toi de l’impureté, ô mon (379) âme, sous la tutelle de mon Dieu, Dieu de nos pères, qui doit être loué et exalté dans tous les siècles (Dan. III, 32); garde-toi de l’impureté, car je ne suis pas aujourd’hui fermé à la commisération. Mais alors, au théâtre, j’entrais dans la joie de ces amants qui se possédaient dans le crime, et pourtant ce n’était que feinte et jeux imaginaires. Alors qu’ils étaient perdus l’un pour l’autre, je me sentais comme une compatissante tristesse; et pourtant je jouissais de ce double sentiment.

Aujourd’hui, j’ai plus en pitié la joie dans le vice, que les prétendues souffrances nées de la ruine d’une pernicieuse volupté, et de la perte d’une félicité malheureuse. Assurément, c’est là une compassion vraie; mais la douleur n’y est plus un plaisir. Car si la charité approuve celui qui plaint douloureusement un affligé, néanmoins, une pitié vraiment fraternelle préférerait qu’il n’y eût point une douleur à plaindre. Et, en effet, la bonne volonté ne saurait pas plus vouloir le mal, que le vrai miséricordieux désirer qu’il y ait des misérables pour exercer sa miséricorde.

Il est donc certaine douleur permise, il n’en est point que l’on doive aimer. Ainsi, Seigneur, mon Dieu, vous qui aimez les âmes d’un amour infiniment plus pur que nous, votre compassion pour elles est d’autant plus incorruptible, que vous ne sentez l’atteinte d’aucune douleur. Mais l’homme en est-il capable?

4. Malheureux que j’étais, j’aimais à me douloir, et je cherchais des sujets de douleurs. Dans ces infortunes étrangères et fausses, ces infortunes rie saltimbanques, jamais le jeu d’un histrion ne me plaisait, ne m’attachait par un charme plus fort que celui des larmes qui jaillissaient de mes yeux. Faut-il s’en étonner? Pauvre brebis égarée de votre troupeau, et impatiente de votre houlette, j’étais couvert d’une lèpre honteuse.

Et voilà d’où venait mon amour pour ces douleurs, non toutefois jusqu’au désir d’en être pénétré plus avant. Car je n’eusse pas aimé souffrir ce qui me plaisait à voir; mais ces récits, ces fictions m’effleuraient vivement la chair, et, comme l’ongle envenimé, elles soulevaient bientôt une brûlante tumeur, distillant le pus et la sanie. Telle était ma vie; était-ce une vie? ô mon Dieu!

CHAPITRE III.

INSOLENCE DE LA JEUNESSE DE CARTHAGE.

5. Et votre miséricorde fidèle planait de loin, les ailes étendues sur moi. En quelles dissolu. tians ne me suis-j e pas consumé? Loin de vous, j’ai suivi une curiosité sacrilége, qui m’amena au plus profond de l’infidélité, au culte trompeur des démons, à qui j’offrais comme un sacrifice de mes actes criminels, et dans tous je sentais votre fouet. N’ai-je pas osé, même pendant la célébration d’une solennité sainte, dans votre sanctuaire, convoiter l’impudicité et marchander des fruits de mort? Votre main alors s’est appesantie davantage sur moi, mais non en raison de ma faute, ô mon Dieu, mon immense miséricorde, mon refuge contre ces épouvantables pécheurs, avec qui je m’égarais présomptueux, la tête haute, toujours plus loin de vous, aimant mes voies et non les vôtres, aimant ma liberté d’esclave fugitif.

6. Ces études, prétendues honnêtes, avaient leur aboutissant au forum de la chicane; et j’aspirais à me distinguer là où les succès se mesurent aux mensonges. Tel est l’aveugle. ment des hommes, et, cet aveuglement même, ils s’en glorifient! Et déjà je l’emportais à l’école du rhéteur; et ma joie était superbe, et j’étais gonflé de vent. Mais pourtant, plus retenu que les autres, Seigneur, vous le savez, j’étais bien éloigné de " démolir " avec les " démolisseurs. " (Ce nom de furies et de démons reçoit une acception d’urbanité.) Et je vivais avec eux, impudent dans ma pudeur, puisque je n’étais pas comme eux ; et je trouvais parfois du plaisir dans leur familiarité, malgré l’horreur que m’inspiraient leurs actes, ces " démolitions " effrontées dont ils assaillaient la modestie de l’étranger, faisant de son trouble l’objet de leurs jeux iniques et la pâture de leurs malignes joies. Quoi de plus semblable aux actes des démons? Et pouvaient. ils s’appeler mieux que démolisseurs? Mais, démolisseurs démolis, livrés aux secrètes risées et aux séductions des esprits de mensonge, au moment même où ils se plaisaient à railler et à tromper autrui. (380)

CHAPITRE IV.

IL SE PASSIONNE POUR LA SAGESSE A LA LECTURE DE L’HORTENSIUS DE CICÉRON.

7. C’est en telle compagnie que, dans un âge encore tendre, j’étudiais l’éloquence où je désirais exceller, à malheureuses et damnables fins, les joies de la vanité humaine. Et l’ordre suivi dans cette étude m’avait mis sous les yeux un certain livre de Cicéron, dont on admire plus généralement la langue que le coeur. Ce livre contient une exhortation à la philosophie, c’est l’Hortensius. Sa lecture changea mes sentiments; elle changea les prières que je vous adressais à vous-même, Seigneur; elle rendit tout autres mes voeux et mes désirs. Je ne vis soudain que bassesse dans l’espérance du siècle, et je convoitai l’immortelle sagesse avec un incroyable élan de coeur, et déjà je commençais à sue lever pour revenir à vous. Car je ne songeais plus à raffiner mon langage, unique fruit que payaient pour un fils de dix-neuf ans les épargnes de ma mère, veuve depuis plus de deux années; non, je ne rapportais plus à la vanité du langage la lecture de ce livre; il m’avait persuadé ce qu’il disait et non pas son bien dire.

8. Oh! comme je brûlais, mon Dieu I comme je brûlais de revoler de la terre à vous! et je ne savais pas ce que vous faisiez en moi. Car la sagesse est en vous, et ce n’est que l’amour de la sagesse, nommé par les Grecs philosophie, que cette lecture allumait en moi. Il est des hommes qui se servent de la philosophie pour tromper, et, de ce nom si grand, si séduisant, si vénérable, ils colorent et fardent leurs erreurs. Et tous les prétendus sages de son temps ou des siècles antérieurs, l’auteur de l’Hortensius les note et les montre du doigt, rendant sans le vouloir témoignage à l’avertissement salutaire que votre Esprit a publié par votre saint et fidèle serviteur: " Prenez garde que personne ne vous surprenne par la philosophie, par de vaines subtilités, selon les traditions des hommes, selon les principes d’une fausse science naturelle, et non selon le Christ; car en lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité ( Coloss. II, 8,9). "

Et en ce temps, vous le savez, lumière de mon coeur, j’ignorais encore ces paroles de l’Apôtre, et ce qui me plaisait uniquement en cette exhortation, c’est que ne proposant à mon

choix aucune secte, mais la sagesse elle-même quelle qu’elle fût, elle m’excitait à l’aimer, à la rechercher, à la poursuivre, à l’atteindre et à l’embrasser fortement; et je brûlais, et je débordais d’enthousiasme. Une chose seule ralentissait un peu mes transports; le nom du Christ n’était pas là. Ce nom, suivant le dessein de votre miséricorde, Seigneur, ce nom de mon Sauveur votre Fils, avait été amoureusement bu par mon tendre coeur avec le lait même de ma mère, et il était demeuré au fond; et, sans ce nom, nul livre, si rempli qu’il fût de beautés, d’élégance et de vérité, ne pouvait me ravir tout entier.

CHAPITRE V.

SON MÉPRIS POUR L’ÉCRITURE.

9. Je pris donc la résolution d’appliquer mon esprit à la sainte Ecriture, et de connaître ce qu’elle était. Je le sais aujourd’hui : une chose qui ne se dévoile ni à la pénétration des superbes, ni à la simplicité des enfants; entrée basse, voûtes immenses, partout un voile de mystères! Et je n’étais pas capable d’y entrer, ni de plier ma tête à son allure. Car alors je n’en pensais pas comme j’en parle aujourd’hui: elle me semblait indigne d’être mise en parallèle avec la majesté cicéronienne. Mon orgueil répudiait sa simplicité, et mon regard ne pénétrait pas ses profondeurs. Et c’était pourtant cette Ecriture qui veut croître avec les petits: mais je dédaignais d’être petit; et enflé de vaine gloire, je me croyais grand.

CHAPITRE VI.

IL TOMBE DANS L’ERREUR DES MANICHÉENS.

10. Aussi, je rencontrai des hommes, au superbe délire, charnels et parleurs; leur bouche recélait un piége diabolique, une glu composée du mélange des syllabes de votre nom, et des noms de Notre-Seigneur Jésus-Christ et du Paraclet notre consolateur, l’Esprit-Saint. Ces noms résidaient toujours sur leurs lèvres, mais ce n’était qu’un son vainement articulé; leur coeur était vide du vrai. Et ils disaient: Vérité, vérité; ils me la nommaient sans cesse, et jamais elle n’était en eux. Ils débitaient l’erreur, non-seulement sur vous, qui êtes vraiment la vérité, mais sur ce monde élémentaire, votre ouvrage, où, par delà les vérités mêmes connues des philosophes j’ai dû m’élancer, grâce (381) à votre amour, ô mon Père, ô bonté souveraine, beauté de toutes les beautés!

Vérité, vérité, combien alors même, et du plus profond de mon âme, je soupirais pour vous, quand, si souvent, et de mille manières, et de vive voix, ces hommes faisaient autour de moi bruire votre nom dans leurs nombreux et longs ouvrages! Et les mets qu’ils servaient à mon appétit de vérité, c’étaient, au lieu de vous, " la lune, le soleil," chefs-d’oeuvre de vos mains, mais votre oeuvre, et non pas vous, ni même votre oeuvre suprême; car vos créatures spirituelles sont encore plus excellentes que ces corps éclatants de lumière et roulant dans les cieux.

Et ce n’était pas de ces créatures excellentes, c’était de vous seule, ô vérité sans changement et sans ombre (Jacq. I,17), que j’avais faim et soif; et l’on ne présentait à ma table que de splendides fantômes. Et mieux eût valu attacher mon amour à ce soleil, vrai du moins pour les yeux, qu’à ces mensonges, qui, par les yeux, trompent l’esprit. Et toutefois je les prenais pour vous, et je m’en nourrissais, mais sans avidité, car mon palais ne me rendait pas la saveur de votre réalité; et vous n’étiez rien de toutes ces vaines fictions, où je trouvais moins aliment qu’épuisement. La nourriture imaginaire de nos songes est semblable à la nourriture de nos veilles; et elle laisse notre sommeil à jeun. Mais ces vanités ne vous ressemblaient en rien, comme depuis votre parole me l’a fait connaître; ce n’étaient que rêves insensés, corps fantastiques, bien éloignés de la certitude de ces corps réels, soit célestes, soit terrestres, que nous voyons de l’oeil charnel, de l’oeil des brutes et des oiseaux; corps plus vrais néanmoins dans leur réalité que dans notre imagination; mais combien notre imagination est plus vraie que cette induction chimérique qui se plaît à en soupçonner d’immenses, d’infinis, pur néant, dont alors je me repaissais à vide!

Mais vous, mon amour, en qui je me meurs pour être fort, vous n’êtes ni ces corps que nous voyons dans les cieux, ni ceux que nous ne pouvons voir de si bas; car ils ne sont que vos créatures, et même ne résident pas au faîte de votre création. Combien donc êtes-vous loin de ces folles conceptions, de ces chimères de corps qui n’ont aucun être, qui ont moins de certitude que les images mêmes des corps réels, entités plus certaines que ces images, et qui ne sont pas vous: vous n’êtes pas même l’âme qui est leur vie, cette vie des corps meilleure et plus certaine que les corps; mais vous êtes la vie des âmes, la vie des vies, indépendante et immuable vie, ô vie de mon âme!

11. Où étiez-vous alors, à quelle distance de moi? Et je voyageais loin de vous, sevré même du gland dont je paissais les pourceaux (Luc, XV, 16) . Combien les fables des grammairiens et des poètes sont préférables à ces mensonges! Ces vers, cette poésie, cette Médée qui s’envole, sont encore plus utiles que les cinq éléments, bizarrement travestis pour correspondre aux cinq cavernes de ténèbres, néant qui tue l’âme crédule. La poésie, l’art des vers sont encore des aliments de vérité. Et je déclamais le vol de Médée, sans l’affirmer; je l’entendais déclamer, sans y croire; mais ces autres folies, je les ai crues.

Malheur! malheur! Par quels degrés ai-je roulé au fond de l’abîme? O mon Dieu, je vous confesse mon erreur, à vous qui avez eu pitié de moi, quand je ne vous la confessais pas encore; je vous cherchais, dans une laborieuse et haletante pénurie de vérité; je vous cherchais non par l’intelligence raisonnable qui m’élève au-dessus des animaux, mais par le sens charnel; et vous étiez intérieur à l’intimité, supérieur aux sommités de mon âme. Je rencontrai l’énigme de Salomon, cette femme hardie, pauvre en sagesse, assise devant sa porte, où elle crie: " Mangez avec plaisir le pain caché ; buvez avec délices les eaux dérobées (prov. IX, 17)" Cette femme me séduisit, parce qu’elle me trouva tout au dehors habitant l’oeil de ma chair, et ruminant en moi tout ce qu’il m’avait donné à dévorer.

CHAPITRE VII.

FOLIES DES MANICHÉENS.

12. Car je ne soupçonnais pas cette autre nature qui seule est en vérité, et je me démenais en subtilités pour complaire à ces ridicules imposteurs, quand ils me demandaient d’où vient le mal; si Dieu est borné aux limites d’une forme corporelle; s’il a des cheveux et des ongles; et s’il faut tenir pour justes ceux qui avaient plusieurs femmes, tuaient des hommes et sacrifiaient des animaux? Ces questions (382) troublaient mon ignorance; je me retirais de la vérité, et me figurais aller vers elle, parce que je ne savais pas que le mal n’est que la privation du bien, privation dont le dernier terme est le néant. Et pouvais-je le voir, moi dont la vue s’arrêtait au corps, et l’esprit au fantôme?

Et je ne savais pas que " Dieu est un esprit " qui n’a point de membres mesurables en longueur et largeur, dont l’être n’est point masse, car la masse est moindre en sa partie, qu’en son tout. Et fût-elle infinie, elle est moindre dans un espace défini, que dans son étendue infinie; et elle n’est pas toute en tous lieux, comme l’esprit, comme Dieu, et j’ignorais entièrement ce qui est en nous, par quoi nous sommes semblables à Dieu, et en quel sens 1’Ecriture a raison de dire que " nous sommes faits à son image Gen. I, 27). "

13. Et je ne connaissais pas cette vraie justice intérieure, qui ne juge pas sur la coutume, mais sur la loi de rectitude du Dieu tout-puissant qui ordonne les moeurs des pays et des jours, selon les pays elles jours, toujours et partout la même, pas autre en d’autres lieux, pas autre en d’autres temps devant qui sont justes Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David et tous ces hommes loués de la bouche de Dieu, jugés injustes par les ignorants qui jugent au jour de l’homme, et soumettent la conduite universelle du genre humain au point de vue de leur siècle et de leur foyer. Novice aux armes, tu ignores à quel membre s’ajuste ce casque, ce cuissart; tu prends le casque pour chaussure, le cuissart pour te couvrir la tête; et tu prétends en murmurant que l’armure n’est pas à ta taille! Un jour, après l’heure du midi, toute vente est prohibée: ce marchand va-t-il se révolter contre cette défense, parce qu’elle n’existait pas ce matin? Trouveras-tu étrange, dans une maison, que tel serviteur touche des objets interdits à celui qui verse à boire, que l’on fasse à l’écurie ce qui n’est pas permis à table? Et faut-il s’étonner que sous le même toit, dans la même troupe d’esclaves, même permission ne soit donnée ni partout, ni à tous?

Telle est l’erreur de ceux qui ne peuvent souffrir qu’il ait été permis aux justes des anciens jours ce qui n’est pas permis aux justes d’aujourd’hui; et que Dieu ait fait tel commandement à ceux-ci, tel à ceux-là, pour des raisons temporelles, tous néanmoins demeurant esclaves de l’éternelle justice; et cependant, dans un même homme, dans un même jour, sous un même toit, ce qui sied à un membre répugne à l’autre, ce qui est loisible maintenant cessera de l’être dans une heure; ce qui est permis ou ordonné là, est ici justement défendu ,et puni. Est-ce à dire que la justice est différente et muable? Non; mais les temps qu’elle gouverne changent dans leur fuite, car ils sont temps. Et les hommes trop courts de jours et de vue pour embrasser dans leur ensemble les principes régulateurs des siècles passés et des différentes sociétés humaines en les rattachant aux éléments contemporains, mais apercevant sans peine ce qui, dans un seul corps, un seul jour, une seule maison convient à tel membre, à tel moment, à tel lieu, à telle personne, se soumettent à l’ordre particulier, et se révoltent contre l’ordre général.

14. J’ignorais alors ces vérités, et je n’y songeais pas; elles frappaient mes yeux de toutes parts, et je ne voyais pas. Et quand je chantais des vers, je savais bien qu’il ne m’était pas permis de jeter au hasard un pied quelconque, qu’il fallait le placer différemment suivant la variété des mesures, et que, dans un même vers, le même pied ne pouvait se répéter partout; quoique l’art lui-même, qui présidait à mes chants , soit invariable dans sa législation, constant et universel. Et je ne considérais pas que la justice, souveraine des bonnes et saintes âmes, contient, d’une manière infiniment plus excellente et plus sublime, toutes les règles qu’elle a données, partout invariable et appropriant néanmoins à la variété des temps, non pas l’universalité, mais la convenance particulière de ses préceptes. Aveugle que j’étais, je blâmais ces saints patriarches qui ont usé du présent suivant l’inspiration et le commandement de Dieu, et annoncé l’avenir qu’il dévoilait à leurs yeux!

CHAPITRE VIII.

CE QUE DIEU COMMANDE DEVIENT PERMIS.

15. Où, quand, est-il injuste d’aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de tout son esprit, et son prochain comme soi-même? Au rebours, les crimes contre nature, tels que ceux de Sodome, appellent partout et toujours l’horreur et le châtiment. Que si tous les (383) peuples imitaient Sodome, ils seraient tenus de la même culpabilité devant la loi divine, qui n’a pas fait les hommes pour user ainsi d’eux-mêmes. Car c’est violer l’alliance qui doit être entre nous et Dieu, que de profaner par de vils appétits de débauche la nature dont il est l’auteur.

Pour les délits contraires aux coutumes locales, ils se doivent éviter selon la diversité des moeurs: le pacte social établi dans une ville, chez un peuple, par l’usage ou la loi, ne saurait être enfreint suivant le caprice d’un citoyen ou d’un étranger. Il y a difformité dans toute partie en désaccord avec son tout,

Mais quand Dieu ordonne contre la coutume, contre la loi, où que ce soit, c’est chose à faire, n’eût-elle jamais été faite; à renouveler, si elle est oubliée; n’est-elle pas établie? il faut l’établir. S’il est permis à un roi, dans la ville où il règne, d’ordonner ce que nul avant lui et ce que lui-même n’avait point encore voulu; lui obéir, ce n’est pas violer l’ordre de la ville, c’est le violer plutôt, que de ne pas lui obéir; car le pacte fondamental de la société humaine est l’obéissance aux rois. Combien donc est-il plus raisonnable de voler à l’exécution des volontés du grand Roi de l’univers? Dans la hiérarchie des pouvoirs humains, la préséance de l’autorité supérieure sur la moindre est reconnue par le sujet; à Dieu la préséance absolue.

16. Même réprobation de tout crime où se trouve le désir de nuire par propos outrageants, par acte de violence, soit inimitié vindicative, soit convoitise d’un bien étranger qui précipite le brigand sur le voyageur, soit précautions de la peur fatales à qui l’inspire, soit envie du misérable qui jalouse un heureux, de l’heureux qui craint ou souffre de trouver un égal ; soit simple goût du mal d’autrui, qui séduit les spectateurs des combats de l’arène, et les rieurs et les railleurs. Voilà les grands chefs d’iniquité qui ont leurs racines dans la triple concupiscence de dominer, de voir, de sentir, tantôt séparées, tantôt réunies. Et la vie est mauvaise, qui s’élève contre les nombres trois et sept, contre l’harmonieuse harpe à dix cordes, votre décalogue, ô Dieu, toute puissance et toute suavité!

Mais quels crimes peuvent vous atteindre, vous que rien ne corrompt? Quels forfaits vous intéressent, vous à qui rien ne peut nuire? Et néanmoins vous vous portez vengeur de tout ce que les hommes attentent contre eux-mêmes, parce qu’en vous offensant ils traitent leurs âmes avec impiété, car l’iniquité est infidèle contre elle-même; parce qu’ils dépravent ou ruinent leur nature que vous avez faite et ordonnée, soit par l’abus des choses permises, soit par l’impur désir et l’usage contre nature des choses défendues; parce qu’ils entreprennent contre vous dans les révoltes de leur coeur et les blasphèmes de leur parole, et regimbent contre l’aiguillon; parce que, brisant toutes les barrières de la société humaine, ils s’applaudissent avec audace des factions et des cabales qu’élève leur intérêt ou leur ressentiment.

Et ces désordres arrivent, lorsqu’on vous abandonne, source de la vie, seul et véritable créateur et modérateur du monde; lorsqu’un orgueil privé poursuit d’un amour étroit un objet d’erreur. Aussi n’est-ce que par l’humble piété qu’on a retour vers vous; vous nous délivrez alors de l’habitude du mal. Propice à l’aveu du pécheur, vous exaucez les gémissements de l’esclavage; vous brisez les fers que nous nous sommes forgés à nous-mêmes, pourvu que nous ne dressions plus contre vous cette corne infernale d’une fausse liberté, jaloux d’avoir davantage, au risque de tout perdre, préférant notre bien particulier à vous, seul Bien de tous les êtres.

CHAPITRE IX.

DIEU JUGE AUTREMENT QUE LES HOMMES.

17. Mais en outre de cette multitude de souillures et d’iniquités, il est des péchés commis dans les voies de retour, qui, justement blâmés suivant la lettre de la loi de perfection, trouvent faveur comme espérance du fruit à venir, comme l’herbe présage de la moisson. Et il est’ des actes qui, coupables en apparence, sont néanmoins innocents parce qu’ils ne portent atteinte ni à vous, Seigneur mon Dieu, ni à la société civile; ainsi certaines satisfactions dominées à l’entretien de la vie, selon les habitudes d’une époque, sans qu’on ait sujet d’accuser une convoitise déréglée; ainsi l’exercice rigoureux d’une autorité légitime, imputable au désir de réprimer plutôt qu’au besoin de nuire. Combien d’actions répréhensibles aux yeux des hommes, autorisées par votre témoignage; combien louées par eux, que votre justice condamne? si différentes sont souvent (384) l’apparence de l’action, l’intention du coeur, et la donnée secrète des circonstances!

Mais quand soudain vous commandez um chose extraordinaire, jusqu’alors défendue pas vous, tinssiez-vous cachées pour un temps les raisons de votre commandement, fût-il contraire aux conventions sociales de quelques hommes; qui doute qu’il ne faille obéir, puisqu’il n’est de société légitime que celle qui vous obéit? Mais heureux ceux qui savent que c’est de vous que le commandement est venu. Toutes les actions de vos serviteurs sont l’expression des nécessités du présent ou la figure de l’avenir.

CHAPITRE X.

EXTRAVAGANCE DES MANICHÉENS.

18. Dans mon ignorance, je me raillais de ces hommes divins, vos serviteurs et vos prophètes. Et que faisais-je en riant des saints que vous apprêter à rire de moi? J’en étais venu peu à peu à la niaiserie de croire que la figue que l’on cueille et l’arbre maternel pleurent des larmes de lait; et que si un saint selon Manès eût mangé cette figue, innocent toutefois du crime de l’avoir cueillie, c’étaient des anges mêlés à son haleine, c’étaient même des parcelles de Dieu, que, dans les soupirs de l’oraison, la digestion de ce fruit rapportait à ses lèvres; parcelles du Dieu souverain et véritable à jamais comprimées dans cette substance végétale, si elles n’eussent été dégagées par la dent et l’estomac de l’élu. Malheureux! je croyais qu’il valait mieux avoir pitié des productions de la terre que des hommes pour qui elle produit. Car si tout autre qu’un Manichéen m’eût demandé quelque chose pour apaiser sa faim, le fruit donné à cet homme m’eût paru comme dévoué au dernier supplice.

CHAPITRE XI.

PRIÈRES ET LARMES DE SA MÈRE.

19. Et vous avez étendu votre main d’en-haut, et de ces profondes ténèbres vous avez retiré mon âme (Ps. CXLIII, 7). Car, devant vous, votre fidèle servante, ma mère, me pleurait avec plus de larmes que d’autres mères n’en répandent sur un cercueil. Elle voyait ma mort à cette foi, à cet esprit qu’elle tenait de vous, et vous l’avez exaucée, Seigneur. Vous l’avez exaucée, et n’avez pas dédaigné ces larmes dont le torrent arrosait la terre sous ses yeux partout où elle versait sa prière, et vous l’avez exaucée. Car d’où pouvait venir ce songe, qui lui donna tant de consolation qu’elle m’accorda de partager sa demeure et sa table, dont naguère elle m’avait éloigné, dans l’aversion et l’horreur que lui inspiraient mes hérétiques blasphèmes?

Elle se voyait debout sur une règle de bois, quand vient à elle un jeune homme rayonnant de lumière, serein, et qui souriait à sa douleur morne et profonde. Il lui demande la cause de sa tristesse et de ses larmes journalières, de ce ton qui ne s’informe pas, mais qui veut instruire; et sur sa réponse qu’elle pleurait ma perte, il lui commande de ne se plus mettre en peine, et de faire attention qu’où elle était, là j’étais aussi, moi. Elle regarda, et me vit à côté d’elle, sur la même règle, debout. Oh! assurément vous aviez l’oreille à son coeur, Bonté toute-puissante, qui prenez soin de chacun de nous comme s’il était seul, de tous comme de chacun.

20. Et, nouveau témoignage de votre grâce, lorsqu’au récit de sa vision, je cherchais à l’entraîner vers l’espérance d’être un jour elle-même ce que j’étais, elle me répondit sur l’heure sans hésiter : — Non, il ne m’a pas été dit, où il est, tu seras, mais, il sera où tu es.

— Je vous confesse, Seigneur, mon souvenir, autant que ma mémoire me le représente, souvenir plus d’une fois rappelé ; je fus frappé de cette parole lancée par ma mère, qui, vigilante à la garde de votre oracle, sans se laisser troubler par le mensonge d’une spécieuse interprétation, vit aussitôt ce qu’il fallait voir, ce que certainement je n’avais pas vu avant sa réponse, Oui, je fus plus frappé de cette parole que de la vision même, présage de ses joies futures, si tardives, et consolation de sa tristesse présente.

Car neuf années s’écoulèrent encore, où, me débattant dans les fanges de l’abîme et les ténèbres du mensonge, après de fréquents efforts pour me relever, et de cruelles rechutes, je gravitais toujours plus. au fond. Et cependant cette veuve, chaste, pieuse et sobre, telle que vous les aimez, plus vive à l’espérance, mais non moins assidue à pleurer et gémir, ne cessait aux heures de ses prières d’élever pour moi en votre présence la voix de ses soupirs. (385) Et ses prières pénétraient jusques à vous, et vous me laissiez toujours rouler et plonger dans la nuit!

CHAPITRE XII.

PAROLE PROPHÉTIQUE D’UN ÉVÊQUE.

21. Mais vous avez rendu un autre oracle, dont je me souviens. Il est beaucoup de choses que je passe sous silence, pour courir à celles qui me pressent de vous rendre témoignage; il en est beaucoup que j’ai oubliées. Cet oracle, vous l’avez rendu par la bouche d’un évêque, votre serviteur, nourri dans votre Eglise, exercé au maniement de vos Ecritures. Elle le priait un jour de vouloir bien entrer en conférence avec moi, pour réfuter mes erreurs, me faire désapprendre le mal et m’enseigner le bien (elle sollicitait ainsi toute personne qu’elle trouvait capable) ; mais il s’en excusa avec une prudence que j’ai reconnue depuis, et lui répondit: que j’étais encore indocile, étant tout plein des nouveautés de cette hérésie, et des succès de disputes où j’avais, lui disait-elle, embarrassé quelques ignorants. — Laissez-le, ajouta-t-il. Seulement, priez le Seigneur pour lui. Lui-même reconnaîtra par ses lectures toute l’erreur et toute l’impiété de sa créance.

Ensuite il raconta que lui aussi, tout enfant, avait été livré aux Manichéens par sa mère

qu’ils avaient séduite; qu’il avait non-seulement lu, mais transcrit de sa main presque tous leurs ouvrages, et que sans dispute, sans lutte d’arguments, il avait vu tout à coup combien cette secte était à fuir; il l’avait fuie. Comme ma mère, loin de se rendre à ses paroles, le pressait d’instances et de larmes nouvelles, pour qu’il me vît et discutât contre moi : — " Allez, lui dit-il avec une certaine impatience, laissez-moi, et vivez toujours ainsi. Il est impossible que l’enfant de telles larmes périsse." — Ma mère, dans nos entretiens, rappelait souvent qu’elle avait reçu cette réponse comme une voix sortie du ciel. (386)

LIVRE QUATRIÈME.

LE GÉNIE ET LE CŒUR D’AUGUSTIN

Neuf années d’erreur. — Sa passion pour l’astrologie. — Mort d’un ami; violence de sa douleur. — Ses livres de la Beauté et de la Convenance. — Force e t vivacité de son intelligence.

 

 

CHAPITRE PREMIER.

NEUF ANNÉES D’ERREUR.

1. Pendant ces neuf années de mon âge, de dix-neuf à vingt-huit, je demeurai dans cet esclavage, séduit et séducteur, au gré de mes instincts déréglés; je trompais en public par les sciences dites libérales; en secret, par le mensonge d’une fausse religion : ici, jouet de l’orgueil, là, de la superstition, partout de la vanité. Épris du vide de la gloire populaire, j’en étais venu à jalouser les applaudissements du théâtre, les luttes de poésie, la poursuite des couronnes de foin, les bagatelles des spectacles, toutes les intempérances du libertinage. Et demandant d’autre part d’être purifié de ces souillures, j’apportais des aliments à ces saints, à ces élus de Manès, pour que l’alambic de leur estomac en exprimât à mon intention des anges et des dieux libérateurs. Telle était l’extravagance des opinions et des pratiques que je professais avec mes amis, par moi et comme moi séduits.

Qu’ils me raillent, ces superbes, qui n’ont pas encore le bonheur d’être humiliés et écrasés par vous, mon Dieu: moi je confesse mes ignominies pour votre gloire; permettez-moi, je vous en conjure, donnez-moi de promener aujourd’hui mes souvenirs par tous les détours de mes erreurs passées, et " de vous immoler " une victime de joie (Ps XVI, 6)." Car, sans vous, que suis-je à moi-même, qu’un guide malheureux penché sur les précipices? Et que suis-je, dans la santé de l’âme, qu’un nourrisson allaité de votre lait, et qui se repaît de vous, incorruptible nourriture? Et qu’est-ce que l’homme, quelque homme que ce soit, puisqu’il est homme? Qu’ils nous raillent donc, les forts et les puissants ; mais confessons toujours à vous nos infirmités et notre indigence.

CHAPITRE II.

IL ENSEIGNE LA RHÉTORIQUE. — SON COMMERCE ILLÉGITIME AVEC UNE FEMME. — IL REJETTE LES OFFRES D’UN DEVIN.

2. J’enseignais alors la rhétorique, l’escrime de la faconde, maître vénal blessé par l’intérêt; je préférais pourtant, vous le savez, Seigneur, avoir ce qu’on appelle de bons disciples, et en toute simplicité, je leur apprenais l’artifice, non pour s’élever jamais contre la vie de l’innocent, mais pour sauver parfois une tête coupable. Et vous, mon Dieu, vous m’avez vu de loin chanceler sur la voie glissante, vous avez distingué, dans une épaisse fumée, les étincelles de cette probité qui me dévouait à l’instruction de ces amateurs de vanité, de ces chercheurs de mensonge dont j’étais le compagnon.

En ces mêmes années, j’avais une femme qui ne m’était pas unie par la sainteté du mariage, mais que l’imprudence d’un vague désir m’avait fait trouver. Seule femme toutefois que je connusse; je lui gardais la foi; mais je ne laissais pas de mesurer par ma propre expérience tout l’intervalle qui sépare les convenances d’une légitime union, dont la fin est de transmettre la vie, et cette liaison de voluptueuses amours, dont les fruits naissent contre nos voeux, quoique leur naissance force notre tendresse.

3. Je me souviens encore qu’ayant voulu disputer au concours le prix d’un chant scénique, un devin me fit demander ce que je lui donnerais pour remporter la victoire; mais, plein d’horreur de ces abominables sacriléges, je (387) répondis que, s’agît-il d’une couronne d’or impérissable, je ne souffrirais pas que ma victoire coûtât la vie à une mouche. Je savais qu’il immolerait un odieux sacrifice d’animaux, pour me gagner par cette offrande les suffrages des démons. Mais ce ne fut pas au regard de votre chaste amour que je répudiai ce crime, ô Dieu de mon coeur! je ne savais pas vous aimer, ne pouvant concevoir que des splendeurs corporelles. Et l’âme qui soupire après de telles chimères ne vous est-elle pas infidèle, courtisane du mensonge, pâture des vents?Et je ne voulais pas que pour moi l’on sacrifiât aux démons, à qui ma superstitieuse créance me sacrifiait chaque jour. Mais n’est-ce pas repaître les vents (Osée, XII, 1) que d’alimenter ces esprits qui font de nos erreurs leurs malignes délices?

CHAPITRE III.

SA PASSION POUR L’ASTROLOGIE.

4. Je ne cessais donc de consulter ces imposteurs, que l’on nomine astrologues, parce qu’ils semblaient n’offrir aucun sacrifice, ni adresser aucune prière aux esprits, pour la divination de l’avenir. Mais la véritable piété chrétienne repousse et condamne aussi leur science. C’est à vous, Seigneur, qu’il faut confesser et dire : " Ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous (Ps. XI, 5). " Et loin d’abuser de votre indulgence jusques au libertinage du péché, il faut avoir souvenir de cette parole du Seigneur " Voilà que tu es guéri, garde-toi de pécher désormais, de peur qu’il ne t’arrive pis (Jena, V, 14). C’est cette ordonnance salutaire qu’ils s’efforcent d’effacer, ceux qui disent : Le ciel vous forme une fatale nécessité de pécher. C’est à Vénus, c’est à Mars, c’est à Saturne qu’il faut s’en prendre. On veut ainsi que l’homme soit pur; l’homme! chair et sang, orgueilleuse pourriture! on veut accuser Celui qui a créé les cieux et ordonne leurs mouvements. Et quel est-il, sinon vous-même, ô Dieu de douceur, source de justice, " qui rendez à chacun selon ses œuvres (Matth. XVI, 27) et ne méprisez pas un coeur contrit et humilié( PS. L, 19) ? "

5. Je connaissais alors un homme d’un grand esprit, très-habile et très-célèbre dans la médecine; j’avais reçu de sa main la couronne poétique; mais c’était le proconsul, et non le médecin, qui avait couronné ma tête malade. Vous vous réservez la cure de ces maladies, ô vous, " qui résistez aux superbes et faites grâce aux humbles ( I Pier. V,5) ! " Et cependant, n’est-ce pas vous qui n’avez cessé de m’assister par ce vieillard, qui n’avez cessé par sa main de soigner mon âme? J’étais entré dans son intimité, et ses entretiens, sans fard d’expression, mais sérieux et agréables par la vivacité des pensées, trouvaient en moi un auditeur attentif et assidu, Aussitôt qu’il apprit, dans nos entretiens, ma passion pour les livres d’astrologie, il me conseilla avec une bienveillance paternelle de les jeter là, pour ne pas accorder à ces futilités le soin que réclament les choses nécessaires. Il ajouta qu’il s’était livré sérieusement à cette étude dans ses premières années, et avait pensé d’en faire profession pour vivre; que s’étant élevé à l’intelligence d’Hippocrate, il ne serait pas demeuré au-dessous de cette nouvelle étude, et ne l’avait finalement abandonnée pour la médecine, que parce qu’en reconnaissant toutes les erreurs, sa probité lui avait défendu de tromper les hommes pour gagner sa vie. — Mais vous, me dit-il, qui pour vivre honorablement avez la rhétorique, vous qu’une libre curiosité, et non le besoin de l’existence, attache à ces mensonges, vous pouvez m’en croire, puisque je n’ai approfondi ces malheureuses connaissances que pour en faire mon gagne-pain.

Je lui demandai d’où venait que plusieurs prédictions se trouvassent véritables, et il me répondit, comme il put, qu’il fallait l’attribuer à la puissance du sort, universellement répandue dans la nature. Vous consultez un poète au hasard, disait-il, vous feuilletez ses chants, dans une intention bien éloignée de celle qui les inspire, et vous trouvez souvent une conformité merveilleuse à votre pensée; il ne faut donc pas s’étonner qu’une âme humaine, émue d’un instinct supérieur, sans savoir ce qui se passe en elle, par hasard et non par science, rende parfois un son qui s’accorde à l’état et à la conduite d’une autre âme.

6. Voilà ce que j ‘appris de lui, ou de vous par lui; et ce que plus tard je devais rechercher par moi-même, vous l’avez esquissé d’un premier trait dans ma mémoire. Car alors, ni lui, ni mon cher Nébridius, sage et excellent jeune homme, plein de mépris railleurs pour cet art (388) divinatoire, ne purent me persuader de le rejeter; je cédais à l’autorité de ceux qui en ont écrit, et je n’avais point encore trouvé de raison certaine., telle que j’en cherchais, qui me prouvât à l’évidence que le hasard, et non le calcul des mouvements célestes, décidait de la vérité de ces prédictions.

CHAPITRE IV.

MORT D’UN AMI.

7. En ces premières années de mon enseignement dans ma ville natale, je m’étais fait un ami, que la parité d’études et d’âge m’avait rendu bien cher; il fleurissait comme moi sa fleur d’adolescence. Enfants, nous avions grandi ensemble; nous avions été à l’école, nous avions joué ensemble. Mais il ne m’était pas alors aussi cher que depuis, quoique notre amitié n’ait jamais été vraie; car l’amitié n’est pas vraie si vous ne la liez vous-même entre ceux qui s’attachent à vous " par la charité, que e répand dans nos coeurs l’Esprit-Saint qui nous " est donné (Rom. V,5) " Et pourtant, elle m’était bien douce cette liaison entretenue au foyer des mêmes sentiments. Je l’avais détourné de la vraie foi, dont son enfance n’avait pas été profondément imbue, pour l’amener à ces fables de superstition et de mort qui coûtaient tant de larmes à ma mère. Il s’égarait d’esprit avec moi, cet homme dont mon âme ne pouvait plus se passer. Mais vous voilà ! ... toujours penché sur la trace de vos fugitifs, Dieu des vengeances et source des miséricordes, qui nous ramenez à vous par des voies admirables... vous voilà! et vous retirez cet homme de la vie; à peine avions-nous fourni une année d’amitié, amitié qui m’était douce au delà de tout ce que mes jours d’alors ont connu de douceur !

8. Quel homme pourrait énumérer, seul, les trésors de clémence dont, à lui seul, il a fait l’épreuve? Que fites-vous alors, ô Dieu, et combien impénétrable est l’abîme de vos jugements? Dévoré de fièvre, il gisait sans connaissance dans une sueur mortelle. On désespéra de lui, et il fut baptisé à son insu, sans que je m’en misse en peine, persuadé qu’un peu d’eau répandue sur son corps insensible ne saurait effacer de son âme les sentiments que je lui avais inspirés. Il en fut autrement; il se trouva mieux, et en voie de salut. Et aussitôt que je pus lui parler (ce qui me fut possible aussitôt qu’il put parler lui-même, car je ne le quittais pas, tant nos deux existences étaient confondues), je voulus rire, pensant qu’il rirait avec moi de ce baptême qu’il avait reçu en absence d’esprit et de sentiment : il savait alors l’avoir reçu. Et il eut horreur de moi, comme d’un ennemi, et soudain, avec une admirable liberté, il me commanda, si je voulais demeurer son ami, de cesser ce langage. Surpris et troublé, je contins tous les mouvements de mon âme, attendant que sa convalescence me permît de l’entreprendre à mon gré. Mais il fut soustrait à ma folie, pour être réservé dans votre sein à ma consolation. Peu de jours après, en mon absence, la fièvre le reprend et il meurt.

9. La douleur de sa perte voila mon coeur de ténèbres. Tout ce que je voyais n’était plus que mort. Et la patrie m’était un supplice, et la maison paternelle une désolation singulière. Tous les témoignages de mon commerce avec lui, sans lui, étaient pour moi un cruel martyre. Mes yeux le demandaient partout, et il m’était refusé. Et tout m’était odieux, parce que tout était vide de lui, et que rien ne pouvait plus me dire : Il vient, le voici ! comme pendant sa vie, quand il était absent. J’étais devenu un problème à moi-même, et j’interrogeais mon âme, " pourquoi elle était triste et me troublait ainsi, " et elle n’imaginait rien à me répondre. Et si je lui disais : " Espère en Dieu ( Ps. XLI, 6), " elle me désobéissait avec justice, parce qu’il était meilleur et plus vrai, cet homme, deuil de mon coeur, que ce fantôme en qui je voulais espérer. Le seul pleurer m’était doux, seul charme à qui mon âme avait donné la survivance de mon ami.

CHAPITRE V.

POURQUOI LES LARMES SONT-ELLES DOUCES AUX AFFLIGÉS?

10. Et maintenant, Seigneur, tout cela est passé; et le temps a soulagé ma blessure. Puis-je approcher de votre bouche l’oreille de mon coeur? . O vous, qui êtes la vérité, me direz-vous : Pourquoi les larmes sont douces aux malheureux? — Mais peut-être, quoique présent partout, avez-vous rejeté loin de vous notre misère? Et vous demeurez en vous-même, tandis que nous roulons dans l’instabilité. Et pourtant, si votre oreille ne s’inclinait (389) à nos pleurs, que resterait-il de notre espérance? D’où vient donc que l’on cueille à l’arbre amer de la vie ces fruits si doux de gémissements, de pleurs, de soupirs et de plaintes? Qui leur donne cette saveur? Est-ce l’espérance que vous nous entendez? Cela est vrai de la prière, mue du désir d’arriver jusqu’à vous. Mais quoi de semblable dans une telle affliction, dans cette funèbre douleur où j’étais enseveli? Je n’espérais pas le voir revivre, mes pleurs ne demandaient pas ce retour; je gémissais pour gémir, je pleurais pour pleurer. Car j’étais malheureux, j’avais perdu la joie de mon âme. Serait-ce donc qu’affadi de regrets, dans l’horreur où le plonge une perte chère, le coeur se réveille au goût amer des larmes?

CHAPITRE VI.

VIOLENCE DE SA DOULEUR.

11. Eh! pourquoi toutes ces paroles? Ce n’est pas le temps de vous interroger, mais de se confesser à vous. J’étais malheureux, et malheureux le coeur enchaîné de l’amour des choses mortelles! Leur perte le déchire, et il sent alors cette réalité de misère qui l’opprimait avant même qu’il les eût perdues.

Voilà comme j’étais alors, et je pleurais amèrement, et je me reposais dans l’amertume. Ainsi j’étais malheureux, et cette malheureuse vie m’était encore plus chère que mon ami. Je l’eusse voulu changer, mais non la perdre plutôt que de l’avoir perdu, lui. Et je ne sais si j’eusse voulu me donner pour lui, comme on le dit, pure fiction peut-être, d’Oreste et de Pylade, jaloux de mourir l’un pour l’autre ou ensemble, parce que survivre était pour eux pire que la mort. Mais je ne sais quel sentiment bien différent s’élevait en moi; profond dégoût de vivre et crainte de mourir. Je crois que, plus je l’aimais, plus la mort qui me l’avait enlevé, m’apparaissait comme une ennemie cruelle, odieuse, terrible; prête à dévorer tous les hommes, puisqu’elle venait de l’engloutir. Ainsi j’étais alors; oui, je m’en souviens.

O mon Dieu! voici mon coeur; le voici ! voyez dedans tous mes souvenirs; ô vous! mon espérance, qui me purifiez des souillures de telles affections, élevant mes yeux jusqu’à vous, et débarrassant mes pieds de ces entraves (Ps. XXIV, 15). Je m’étonnais de voir vivre les autres mortels, parce qu’il était mort, celui que j’avais aimé comme s’il n’eût jamais dû mourir; et je m’étonnais encore davantage, lui mort, de vivre, moi, qui étais un autre lui-même. II parle bien de son ami le poète qui i’appelle: Moitié de mon âme (Horac. Od. liv. II, ch. VI). Oui, j’ai senti que son âme et la mienne n’avaient été qu’une âme en deux corps; c’est pourquoi la vie m’était en horreur, je ne voulais plus vivre, réduit à la moitié de moi-même. Et peut-être ne craignais-je ainsi de mourir, que de peur d’ensevelir tout entier celui que j’avais tant aimé (Rétr. Liv. II, ch. VI).

CHAPITRE VII.

IL QUITTE THAGASTE.

12. O démence! qui ne sait pas aimer les hommes selon l’homme. Homme insensé que j’étais alors, si impatient des afflictions humaines! Oppressé, troublé, je soupirais, je pleurais, incapable de repos et de conseil; je portais mon âme déchirée et sanglante, et qui ne voulait plus se laisser porter par moi, et je ne savais où la poser. Le charme des bois, les jeux et les chants , l’air embaumé , les banquets splendides, les voluptés du lit et de la table, la lecture, la poésie, rien ne pouvait la distraire. Tout m’était en horreur; la lumière elle-même; et tout ce qui n’était pas lui m’était odieux et nuisible, hormis les gémissements et les larmes, qui seuls donnaient quelque repos à ma douleur.

Et dès qu’une distraction en éloignait mon âme, je pliais sous le fardeau de ma misère, que vous seul, Seigneur, pouviez soulever et guérir. Je le savais, mais je manquais de volonté et de force, d’autant plus que vous n’étiez à ma pensée rien de solide ni de certain. Ce n’était pas vous, mais un vain fantôme, mais mon erreur, qui était mon Dieu. Vainement je voulais y appuyer mon âme; elle manquait dans ce vide et retombait sur moi, Et je me restais à moi-même mon unique lieu, lieu de malheur, où je ne pouvais rester, et dont je ne pouvais sortir. Où mon coeur se fût-il enfui de mon coeur? où me serais-je précipité hors de moi-même? où me serais-je dérobé à ma poursuite? Et cependant j ‘abandonnai ma patrie; carmes yeux le cherchaient moins où ils n’étaient pas accoutumés à le voir, et de Thagaste je vins à Carthage. (390)

CHAPITRE VIII.

SA DOULEUR DIMINUE AVEC LE TEMPS.

13. Le temps n’est pas oisif; et nos sentiments portent la trace de son cours; il fait dans notre âme de merveilleuses oeuvres. Et il venait, il passait jour à jour, et son flot m’apportait d’autres images, d’autres souvenirs, et me rendait peu à peu le goût de mes premières joies ; ma douleur se repliait devant elles : et c’étaient, sinon de nouvelles douleurs, du moins des germes d’afflictions futures que je semais en moi. Car la douleur eût-elle si facilement pénétré dans l’intimité de mon être, si je n’avais répandu mon âme sur le sable, en aimant un mortel comme s’il ne devait pas mourir? Or, je trouvais distraction et soulagement dans les consolations de mes amis qui aimaient avec moi ce que j’aimais au lieu de vous. Longue fiction, long mensonge, voluptés adultères de l’esprit, stimulées par le commerce de la parole. Mais si l’un de mes amis venait à mourir, ce mensonge ne laissait pas de vivre.

Ces liaisons s’emparaient de mon âme par des charmes encore plus puissants; échanges de doux propos, d’enjouement, de bienveillants témoignages; agréables lectures, badinages honnêtes, affectueuses civilités; rares dissentiments, sans aigreur, comme on en a avec soi-même; léger assaisonnement de contradiction, sel qui relève l’unanimité trop constante; instruction réciproque; impatients regrets des amis absents, joyeux accueil à leur bienvenue.

Tous ces doux témoignages que les coeurs amis expriment de l’air, de la langue, des yeux, par mille mouvements pleins de caresses, sont comme autant de foyers où les esprits se fondent et se réduisent à l’unité.

CHAPITRE IX.

L’AMITIÉ N’EST VRAIE QU’EN DIEU.

14. Voilà ce que l’on aime dans les amis, ce qu’on aime de tel amour, que la conscience humaine se trouve coupable de ne pas rendre affection pour affection; elle ne veut de la personne aimée que le témoignage d’une affection partagée. De là le deuil des morts chéris, les ténèbres de la douleur, les douces jouissances changées en amertume dans le cœur plein de larmes, et la perte de la vie en ceux qui meurent devenant la mort des vivants.

Heureux qui vous aime, et son ami en vous, et son ennemi pour vous! Celui-là seul ne perd aucun être cher, à qui tous sont chers en celui qui ne se perd jamais. Et quel est-il, sinon notre Dieu, Dieu qui a fait le ciel et la terre, qui les remplit, et en les remplissant les a faits? Et personne ne vous perd que celui qui vous quitte. Et celui qui vous quitte, où va-t-il, où se réfugie-t-il, sinon de vous en vous, de votre amour dans votre colère? Où pourra-t-il ne pas trouver votre loi dans sa peine? car votre loi est la vérité, et la vérité, c’est vous.

CHAPITRE X.

L’AME NE PEUT TROUVER SON REPOS DANS LES CRÉATURES.

15. " Dieu des vertus, convertissez-nous, montrez-nous votre face, et nous serons sauvés (Ps. LXXIX, 4)."Hors de vous, où peut se tourner l’âme de l’homme, sans poser sur une douleur, quelle que soit la beauté des créatures, où, loin d’elle et de vous, elle cherche son repos? Mais elles ne seraient rien, si elles n’étaient par vous, ces beautés qui se lèvent et se couchent. En se levant, elles commencent d’être, elles croissent pour atteindre leur perfection; arrivées là, elles vieillissent et meurent; car tout vieillit et tout meurt. Ainsi, aussitôt nées, elles tendent à être, et plus elles s’empressent de croître afin d’être, plus elles se hâtent de n’être plus. Telle est la condition de leur existence. Voilà la part que vous leur avez faite; elles sont d’un ensemble de choses qui ne coexistent jamais toutes à la fois, mais qui par leur fuite et leur succession produisent ce tout dont elles sont partie. Et n’est-ce pas ainsi que notre discours s’accomplit par les signes et les sons? Jamais il n’existera en totalité, si chaque parole ne passe, après avoir prononcé son rôle, pour qu’une autre lui succède.

Que mon âme vous loue de telles oeuvres, Dieu leur créateur, mais qu’elle n’y demeure point attachée par l’appât de cet amour qui captive les sens; car elles vont toujours où elles allaient, pour ne plus être, et déchirent de désirs pernicieux l’âme avide d’être et de se reposer dans ce qu’elle aime. Mais l’âme peut-elle trouver son repos dans leur instabilité? (391) Elles fuient, et l’instant même de leur présence se dérobe au sens charnel. Lent est le sens de la chair, parce qu’il est le sens de la chair. et la manière d’être de la chair. Il suffit à sa fin, mais il est impuissant pour saisir ce qui court d’un point désigné à un autre. Car votre Verbe créateur dit à l’être créé : Tu iras d’ici là.

CHAPITRE XI.

LES CRÉATURES CHANGENT; DIEU SEUL EST IMMUABLE.

16. Ne sois pas vaine, ô mon âme! prends garde de perdre l’ouïe du coeur dans le tumulte de tes vanités. Ecoute donc aussi : Le Verbe lui-même te crie de revenir; là est le lieu du repos inaltérable, où l’amour n’est pas renoncé s’il ne renonce lui-même. Vois; ces objets passent, d’autres leur succèdent, et de ces éléments particuliers se forme l’universalité de l’ordre inférieur. Et moi, est-ce que je passe? dit le Verbe de Dieu. Fixe ici ta demeure place ici tout ce que tu as reçu d’ici, ô mon âme!, car tu dois être lasse de mensonges. Remets à la vérité tout ce que tu tiens de la vérité, et tu ne perdras rien; tes plaies seront fermées, tes langueurs guéries, tout ton être éphémère rétabli, renouvelé, lié à toi-même; il ne te portera plus au lieu où il descend; mais il subsistera avec toi, appuyé à la stabilité permanente de Dieu.

17. Pourquoi t’égarer à suivre ta chair? Elle-même, que ne revient-elle à te suivre? Que connais - tu par elle? Quelques parties d’un tout que tu ignores, et tu te complais en si peu! Mais si le sens charnel était capable de comprendre ce tout, et s’il n’eût reçu pour ton châtiment de justes bornes, tes désirs hâteraient le passage de tout ce qui existe dans le présent, afin de jouir de l’ensemble. C’est par ce sens charnel que tu entends la parole, et tu ne demandes pas l’immobilité des syllabes, mais leur rapide écoulement, et l’arrivée des dernières pour entendre le tout. Et toutes choses forment un certain ensemble, non par coexistence, mais par Succession, et le tout a plus de charmes que la partie, quand il se laisse voir aux sens. Mais combien est plus excellent Celui qui a fait cet ensemble de toutes choses? Et celui-là, c’est notre Dieu. Et il ne passe pas, parce que rien ne lui succède.

CHAPITRE XII.

LES AMES TROUVENT EN DIEU LE REPOS ET L’IMMUTABILITÉ.

18. Si les corps te plaisent, prends-en sujet de louer Dieu; réfléchis ton amour vers leur Auteur, de peur qu’en t’arrêtant à ce qui te plaît, tu ne lui déplaises.

Si les âmes te plaisent, aime-les en Dieu. Muables en elles-mêmes, elles sont fixes et immuables en lui; sans lui elles s’évanouiraient dans le néant. Qu’elles soient donc aimées en lui. Entraîne avec toi vers lui toutes celles que tu peux, et dis-leur : Aimons-le, aimons-

le. Il a tout fait, et il n’est pas loin de ses créatures. Il ne s’est pas retiré après les avoir faites, mais c’est en lui comme de lui qu’elles ont leur être. Voici où il est; où réside le goût de la vérité, dans l’intimité du coeur; mais le coeur s’est détourné de lui, " Revenez à votre coeur, hommes de péchés (Isaïe, XLVI, 8) " et rattachez-vous à Celui qui vous a faits. Demeurez avec lui, et vous serez debout. Reposez-vous en lui, et vous serez tranquilles.

Où allez-vous? au milieu des précipices? où allez-vous? Le bien que vous aimez vient de lui. Bien véritable et doux tant que vous l’aimerez pour Dieu, il deviendra justement amer, si vous avez l’injustice de l’aimer sans son Auteur. Pourquoi marcher, marcher encore dans ces sentiers rudes et laborieux? Le repos n’est pas où vous le cherchez. Cherchez votre recherche ; mais il n’est pas où vous cherchez. Vous cherchez la vie bienheureuse dans la région de la mort; elle n’est pas là. Comment la vie bienheureuse serait-elle où la vie même n’est pas?

19. Et notre véritable Vie est descendue ici-bas, et elle s’est chargée de notre mort, et elle a tué notre mort par l’abondance de sa vie. Et sa voix a retenti comme un tonnerre, afin que nous revinssions â lui dans le secret d’où il s’est élancé vers nous, quand, descendu dans le sein virginal, où il a épousé la créature humaine, la chair mortelle pour la soustraire àla mort, " il est sorti comme l’époux de sa " couche, et comme un géant qui dévore sa carrière (Ps. XVIII, 6). " Il ne s’est point arrêté, mais il a couru, criant par ses paroles, ses actions, sa mort, sa vie, sa descente souterraine et son ascension, que nous retournions à lui. Et il a (392) disparu de nos yeux, afin que, rentrant dans notre coeur, nous l’y trouvions. Il s’est retiré, et le voilà, il est ici. Il n’a pas voulu être longtemps avec nous, et il ne nous a pas quittés. il est retourné d’où il n’était jamais sorti; car " le monde a été fait par lui; et il était dans ce monde (Jean, I, 10), et dans ce monde il est venu sauver les pécheurs (I Tim. ,15) "

C’est de lui que mon âme implore sa guérison, " parce qu’elle a péché contre lui (Ps XL, 5). Fils des hommes, jusques à quand porterez-vous un coeur appesanti (Ps. IV, 3)? " La vie est descendue vers vous, et vous ne voulez pas monter vers elle et vivre? Mais où monterez-vous, puisque vous êtes en haut, le front dans les cieux (Ps LXXII, 9)? Descendez pour monter, pour monter jusqu’à Dieu : car vous êtes tombés en montant contre lui. Dis-leur cela, ô mon âme! afin qu’ils pleurent dans cette vallée de larmes, dis, et emporte-les avec toi vers Dieu; car tu parles par son Esprit, si ta parole est brûlante de charité.

CHAPITRE XIII.

D’OU PROCÈDE L’AMOUR, — LIVRES QU’IL AVAIT ÉCRITS SUR LA BEAUTÉ ET LA CONVENANCE.

20. C’est ce que j’ignorais alors; j’aimais les beautés inférieures; etje descendais à l’abîme, et je disais à mes amis : Qu’aimons-nous qui ne soit beau? Qu’est-ce donc que le beau? et qu’est-ce que la beauté? Quel est cet attrait qui nous attache aux objets de notre affection? S’ils étaient sans charme et sans beauté, ils ne feraient aucune impression sur nous. Et je considérais que, dans les corps eux-mêmes, il faut distinguer ce qui en est comme le tout, et partant la beauté; et ce qui plaît par un simple rapport de convenance, comme la proportion d’un membre au corps, d’une chaussure au pied, etc. Cette source de pensées jaillit dans mon esprit du plus profond de mon coeur, et j’écrivis sur le beau et le convenable deux ou trois livres, je crois; vous le savez, mon Dieu, car cela m’est échappé. Je n’ai plus ces livres, ils se sont égarés, je ne sais comment.

CHAPITRE XIV.

IL AVAIT DÉDIÉ CES LIVRES A L’ORATEUR HIÉRIUS. — ESTIME POUR LES ABSENTS : D’OU VIENT-ELLE?

21. Eh! qui put me porter alors, Seigneur mon Dieu, à les dédier à Hiérius, orateur de Rome? je ne le connaissais pas même de vue; je l’aimais sur sa brillante réputation de savoir, et l’on m’avait rapporté de lui certaines paroles qui m’avaient plu. Mais en réalité, l’estime des autres et l’enthousiasme que leur inspirait un Syrien, initié d’abord aux lettres grecques, pour devenir plus tard un modèle d’éloquence latine et d’érudition philosophique, voilà ce qui décidait mon admiration. Eh quoi! on entend louer un homme, et on l’aime aussitôt, quoique absent? Est-ce que l’amour passe de la bouche du panégyriste dans le coeur de l’auditeur? non; mais l’amour de l’un allume l’amour de l’autre. On aime l’objet de la louange lorsqu’on est assuré qu’elle part du coeur, et que l’affection la donne.

22. C’est ainsi que j’aimais alors les hommes, d’après le jugement des hommes, et non d’après le vôtre qui ne trompe jamais, ô mon Dieu! Et toutefois mes éloges n’avaient rien de commun avec ceux que l’on accorde à un habile conducteur, à un chasseur de l’amphithéâtre honoré des suffrages populaires; mon estime était d’un autre ordre, elle était grave, elle louait comme j’eusse désiré d’être loué moi-même. Or, je n’étais nullement jaloux d’être aimé et loué comme les histrions, quoique je fusse le premier à les louer et à les aimer; je préférais l’obscurité à telle renommée, la haine même à telles faveurs. Mais comment peut se maintenir dans une même âme l’équilibre de ces affections différentes et contraires? Comment puis-je aimer en cet homme ce que je hais en moi, ce que je repousse si loin de moi, homme comme lui? Tu ne voudrais pas être, cela te fût-il possible, ce bon cheval que tu aimes; mais en-peux-tu dire autant de l’histrion, ton semblable ? J’aime donc dans un homme ce que je haïrais d’être moi-même, tout homme que je suis? Immense abîme que l’homme, dont les cheveux mêmes vous sont comptés, Seigneur, sans qu’un seul s’égare; et il est encore plus aisé pourtant de les nombrer que les affections et les mouvements de son coeur!

23. Quant à ce rhéteur, le sentiment que j’avais pour lui était de nature à me faire envier (393) d’être ce qu’il était; et mes vaniteuses présomptions m’égaraient; et je flottais à tout vent, et je ne laissais pas d’être secrètement gouverné par vous. Et d’où ai-je appris, et comment puis-je vous confesser avec certitude que j’empruntais plutôt mon amour pour cet homme à l’amour de ses partisans qu’aux raisons mêmes de leurs éloges? Si, en effet, au lieu de le louer on l’eût blâmé, et que ces sujets de louanges eussent été des sujets de censure et de mépris, j’eusse été loin de m’enflammer à son égard. Et cependant l’homme et les choses restaient les mêmes; l’opinion seule était différente. Voilà où tombe l’âme infirme, qui ne se tient pas encore à la base solide de la vérité. Au souffle capricieux de l’opinion, elle va, elle plie, elle tourne et revient; et la lumière se voile pour elle; elle ne distingue plus la vérité, la vérité qui est devant elle!

Et c’était un triomphe pour moi, que mon discours et mes études vinssent à la connaissance de cet homme. S’il m’approuvait, je redoublais d’ardeur; sinon, j’étais blessé dans mon coeur plein de vanité et vide de cette constance qui n’est qu’en vous. Et cependant je me plaisais toujours à méditer sur le beau et le convenable, sujet du livre que je lui avais adressé, et mon admiration louait, sans écho, ce monument de ma pensée.

CHAPITRE XV.

SON ESPRIT OBSCURCI PAR LES IMAGES SENSIBLES NE POUVAIT CONCEVOIR LES SUBSTANCES SPIRITUELLES.

24. Mais je ne saisissais pas, dans les merveilles de votre art, le pivot de cette grande vérité, ô Tout-Puissant, " seul auteur de tant de merveilles (Ps LXXI, 18) " et mon esprit se promenait parmi les formes corporelles, distinguait le beau et le convenable, définissait l’un, ce qui est par soi-même; l’autre, ce qui a un rapport de proportion avec un objet ; principes que j’établissais sur des exemples sensibles. Et je portais mes pensées sur la nature de l’esprit, et la fausse idée que j’avais des êtres spirituels ne me permettait pas de voir la vérité; et son éclat même pénétrait mes yeux, et je détournais mon âme éblouie de la réalité incorporelle pour l’attacher aux linéaments, aux couleurs, aux grandeurs palpables.

Et comme je ne pouvais rien voir de tel dans mon esprit, je croyais impossible de le saisir lui-même. Mais apercevant dans la vertu une paix aimable, dans le vice une discorde odieuse; là, je remarquais l’unité ; ici, la division. Et dans cette unité, je plaçais l’âme raisonnable, l’essence de la vérité et du souverain bien ; dans cette division, je ne sais quelle substance de vie irraisonnable, je ne sais quelle essence de souverain mal, dont je faisais non-seulement une réalité, mais une véritable vie, un être indépendant de vous, mon Dieu, de vous, de qui toutes choses procèdent. Misérable rêveur, j’appelais l’une Monas, spiritualité sans sexe; l’autre Dyas, principe des colères homicides, des emportements, de la débauche; et je ne savais ce que je disais. J’ignorais et n’avais pas encore appris que nulle substance n’est le mal, et que notre principe intérieur n’est pas le bien souverain et immuable.

25. Il y a violence criminelle, quand l’esprit livre son activité à un mouvement pervers, quand il soulève les flots turbulents de sa fureur; libertinage, quand l’âme ne gouverne plus l’inclination qui l’entraîne aux voluptés charnelles. Et de même cette rouille du préjugé et de l’erreur qui flétrit la vie, vient d’un dérèglement de la raison. Tel était alors l’état de la mienne. Car j’ignorais qu’elle dût être éclairée d’une autre lumière pour participer de la vérité, n’étant pas elle-même l’essence de la vérité. " C’est vous qui allumerez ma lampe, Seigneur mon Dieu; c’est vous qui éclairerez mes ténèbres ( Ps. XVII, 29) et tous, nous avons reçu de votre plénitude, parce que vous êtes la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ( Jean I, 16,9), lumière sans vicissitudes et sans ombre (Jacq. I, 17). "

26. Mais je faisais effort vers vous, et vous me repoussiez loin de vous, afin que je goûtasse la mort ; car vous résistez aux superbes. Et quoi de plus superbe que cette démence inouïe qui prétend être naturellement ce que vous êtes? Sujet au changement, et le sentant bien à mon désir d’être sage pour devenir meilleur, j’aimais mieux vous supposer muable que de n’être pas moi-même ce que vous êtes. Vous me repoussiez donc, et vous résistiez à l’extravagance de mes pensées, et j’imaginais à loisir des formes corporelles; chair, j’accusais la chair; esprit égaré et ne revenant pas encore à vous (Ps. LXXVII, 39), j’allais, je me promenais dans un monde (394) imaginaire, d’êtres qui ne sont ni en vous, ni en moi, ni dans les corps; et ce n’étaient point les créations de votre Vérité, mais les fictions de ma vanité que je formais sur les corps. Et je disais à vos simples enfants, aux fidèles, mes concitoyens, dont alors j’étais séparé par un exil que j’ignorais, je leur disais avec ma sotte loquacité : Comment mon âme, créature de Dieu, est-elle dans l’erreur? Et je ne pouvais souffrir que l’on me répondît : Comment Dieu est-il dans l’erreur? Et je soutenais que votre immuable nature était entraînée dans l’erreur plutôt que de reconnaître que la mienne, muable, et volontairement égarée, subissait l’erreur comme la peine de son crime.

27. J’avais vingt-six à vingt-sept ans, lorsque j’écrivis ces livres; et je roulais dans ma fantaisie ces inanités d’images, bourdonnantes à l’oreille de mon coeur. Et je voulais pourtant, ô douce vérité, la rendre attentive à l’ouïe intérieure de vos mélodies, quand je méditais sur la beauté et la convenance, jaloux de me tenir devant vous, de vous entendre pour frémir d’allégresse comme à la voix de l’époux(Jean, III, 29) et je ne le pouvais, car la voix de l’erreur m’entraînait hors de moi, et le poids de mon orgueil me précipitait dans l’abîme. Vous ne donniez pas alors la joie et l’allégresse à mon entendement, et mes os ne tressaillaient pas, n’étant point encore humiliés (Ps. L, 10).

CHAPITRE XVI.

GÉNIE DE SAINT AUGUSTIN.

28. Et de quoi me servait alors qu’à l’âgé de vingt ans environ, ayant eu entre les mains ce livre d’Aristote, qu’on appelle les dix catégories, je le compris seul à la simple lecture? Et cependant à ce nom de catégories, les joues du rhéteur de Carthage, mon maître, se gonflaient d’emphase, et plusieurs autres réputés habiles avaient également éveillé en moi comme une attente inquiète de quelque chose d’extraordinaire et de divin. J’en conférai depuis avec d’autres qui disaient n’avoir compris cet ouvrage qu’à grand’peine, à l’aide d’excellents maîtres, non-seulement par enseignement de vive voix, mais par des figures tracées sur le sable, et ils ne m’en purent rien apprendre que ma lecture solitaire ne m’eût fait connaître.

Et ces catégories me semblaient parler assez clairement des substances, l’homme par exemple; et de ce qui est en elles, comme la figure de l’homme; quel il est, quelle est sa taille, sa hauteur; de qui il est frère ou parent; où il est établi; quand il est né ; s’il est debout, assis; chaussé ou armé; actif ou passif; tout ce qui est enfin compris, soit dans ces neuf genres, dont j’ai touché quelques exemples, soit dans le genre lui-même de la substance, où les exemples sont innombrables.

29. Quel bien me faisait ou plutôt quel mal ne me faisait pas cette connaissance? Je voulais que tout ce qui est fût compris dans ces dix prédicaments; et vous-même, comment vous concevais-je, ô mon Dieu, simplicité, immutabilité parfaite? Ma pensée matérielle se figurait votre grandeur et votre beauté réunies en vous comme l’accident dans le sujet; comme si vous n’étiez pas vous-même votre grandeur et votre beauté, tandis que le corps ne tient pas de son essence corporelle sa grandeur et sa beauté; car, fût-il moins grand et moins beau, en serait-il moins corps? Chimère que tout ce que je pensais de vous, et non vérité; inventions de ma misère, et non réalités de votre béatitude! Et votre ordre s’accomplissait en moi : la terre me produisait des chardons et des ronces; je ne pouvais arriver qu’au prix de mes sueurs à gagner mon pain (Gen. III, 18, 19).

30. Et que me servait encore d’avoir lu et compris seul tout ce que j’avais pu lire de livres sur les arts qu’on appelle libéraux, infâme esclave de mes passions ! Je me complaisais dans ces lectures, sans reconnaître d’où venait tout ce qu’il y avait de vrai et de certain. Je tournais le dos à la lumière, la face aux objets éclairés, et mes yeux qui les voyaient lumineux, ne recevaient pas eux-mêmes le rayon. Tout ce que j’ai compris, sans peine et sans maître, de l’art de parler et de raisonner, de la géométrie, de la musique et des nombres, vous le savez, Seigneur mon Dieu; la promptitude de l’intelligence et la vivacité du raisonnement sont des dons de votre libéralité; mais au lieu de vous en faire un sacrifice, je ne m’en suis servi que pour ma perte. J’ai revendiqué la meilleure part de mon héritage, je n’ai pas conservé ma force pour vous (Ps. LVIII, 10) et " loin de vous dans une terre étrangère " je l’ai prodiguée aux caprices des passions, ces folles courtisanes ( Luc, XV, 12, 13, 30). Pour si mauvais usage (395), que me servait un tel bien? Car je ne m’apercevais des difficultés que ces sciences offraient aux esprits les plus vifs et les plus studieux, qu’en cherchant à leur en donner les solutions; et le plus intelligent, c’était le moins lent à me suivre dans mes explications.

Et que m’en revenait-il encore, puisque je vous considérais, Seigneur mon Dieu, vérité suprême, comme un corps lumineux et immense, et moi comme un fragment de ce corps? O excès de perversité! voilà donc où j’en étais! Et je ne rougis pas, mon Dieu, de confesser vos miséricordes sur moi, et de vous invoquer, moi qui ne rougissais pas alors de professer publiquement mes blasphèmes et d’aboyer contre vous. Et que me servait ce génie qui dévorait la science? que me servait d’avoir, sans nulle assistance de maîtres, dénoué les plus inextricables ouvrages, quand une honteuse et sacrilége ignorance m’entraînait si loin des doctrines de la piété? Et quel obstacle était-ce pour vos petits que la lenteur de leur esprit, si, demeurant toujours près de vous, ils attendaient en sûreté au nid de votre Eglise la venue de leurs plumes, ces ailes de la charité que fait croître l’aliment d’une foi sainte?

O Seigneur, ô mon Dieu! " espérons en l’abri de vos ailes (Ps. LXII, 8) " protégez-nous, portez-nous. Vous nous porterez tout petits, " et vous nous porterez jusqu’aux cheveux blancs (Is. XLVI, 4) " car notre force n’est force qu’avec vous; elle n’est que faiblesse quand nous ne sommes qu’avec nous-mêmes. Tout notre bien vit en vous, et-notre rupture avec vous a fait notre corruption. Retournons à vous, Seigneur, pour n’être plus mortellement détournés. C’est en vous que vit notre bien, bien parfait, qui est vous-même. Craindrons-nous de ne plus retrouver au retour la demeure dont nous nous sommes précipités? S’est-elle écroulée en notre absence cette demeure, qui est votre éternité? (396)

 

LIVRE CINQUIÈME

AUGUSTIN A VINGT-NEUF ANS

Il se dégoûte des doctrines manichéennes à l’âge de vingt-neuf ans. — Il va à Rome, puis à Milan pour enseigner la rhétorique. — Ayant entendu saint Ambroise, il rompt avec les manichéens et demeure catéchumène dans l’Eglise.

 

 

CHAPITRE PREMIER.

QUE MON ÂME VOUS LOUE, SEIGNEUR, POUR VOUS AIMER.

1. Recevez le sacrifice de mes confessions, cette offrande de ma langue, formée, excitée par vous à confesser votre nom. Guérissez toutes les puissances de mon âme; qu’elles s’écrient : " Seigneur, qui est semblable à vous (Ps XXXIV, 10) ? " Celui qui se confesse à vous, ne vous apprend rien de ce qui se passe en lui; car votre regard ne reste pas à la porte d’un coeur fermé, et votre main n’est pas repoussée par la dureté des hommes; votre miséricorde ou votre justice la rompt, quand il vous plaît; " et personne ne se peut dérober à votre chaleur (Ps XVIII, 7)."

Que mon âme vous loue pour vous aimer; qu’elle confesse vos miséricordes pour vous louer! Votre création est un hymne permanent en votre honneur; les esprits, par leur propre bouche; les êtres animés et les êtres corporels, par la bouche de ceux qui les contemplent, publient vos louanges; et notre âme se réveille de ses langueurs, elle se soulève vers vous en s’appuyant sur vos oeuvres, pour arriver jusqu’à vous, Artisan de tant de merveilles; là, est sa vraie nourriture; là, sa véritable force.

CHAPITRE II.

OU FUIT L’IMPIE, EN FUYANT DIEU?

2. Où vont, où fuient loin de vous ces hommes sans repos et sans équité? Vous les voyez; votre regard perce leurs ténèbres; laideur obscure qui fait ressortir la beauté de l’ensemble. Quel mal ont-ils pu vous faire? Quelle atteinte porter à votre empire qui demeure dans sa justice et son inviolabilité du plus haut des cieux au plus profond des abîmes? Où ont-ils fui, en fuyant votre face? Où pouvaient-ils vous échapper? Ils ont fui, pour ne pas voir Celui qui les voit; pour ne vous rencontrer qu’étant aveugles. Mais " vous n’abandonnez rien de ce que vous avez fait ( Sag. XI, 25) "Les injustes vous ont rencontré, pour leur juste supplice; ils se sont dérobés à votre douceur, pour trouver votre rectitude et tomber dans votre âpreté. Ils ignorent que vous êtes partout, vous, que le lieu ne comprend pas, et que seul vous êtes présent même à ceux qui vous fuient.

Qu’ils se retournent donc et qu’ils vous cherchent; car pour être abandonné de ses créatures, le Créateur ne les abandonne pas. Qu’ils se retournent, et qu’ils vous cherchent! Mais vous êtes dans leur coeur; dans le coeur de ceux qui vous confessent, qui ‘se jettent dans vos bras, qui pleurent dans votre sein au retour de leurs pénibles voies. Père tendre, vous essuyez leurs larmes, et ils pleurent encore, et ils trouvent leur joie dans ces pleurs; car, ce n’est pas un homme de chair et de sang, mais vous-même, Seigneur, qui les consolez, vous, leur Créateur, qui les créez une seconde fois! Et où étais-je, quand je vous cherchais? Et vous étiez devant moi; mais absent de moi-même, et ne me trouvant pas, que j’étais loin de vous trouver!

CHAPITRE III.

FAUSTUS. — AVEUGLEMENT DES PHILOSOPHES.

3. Je vais parler, en présence de mon Dieu, de la vingt-neuvième année de mon âge. Il y avait alors à Carthage un évêque manichéen, (396) nommé Faustus, grand lacet du diable, qui avait fait tomber plusieurs à l’appât de son éloquence. Tout en l’admirant, je savais néanmoins la distinguer des vérités que j’étais avide d’apprendre: et je regardais moins au vase du discours, qu’au mets de science que ce célèbre Faustus servait à mon esprit. Car sa réputation me l’avait annoncé comme riche en savoir et profond dans les sciences libérales.

Et comme j’avais lu un grand nombre de philosophes, et retenu leurs doctrines, j’en comparais quelques-unes avec ces longues rêveries des Manichéens, et je trouvais plus de probabilité aux sentiments, de ceux qui " ont pu pénétrer dans l’économie du monde, quoiqu’ils n’en aient jamais trouvé le Maître (Sag. XIII, 1). Car vous êtes grand, Seigneur, vous approchez votre regard des abaissements et vous l’éloignez des hauteurs (Ps CXXXVII, 6); " vous ne vous découvrez qu’aux coeurs contrits, et vous êtes impénétrable aux superbes; leur curieuse industrie sût-elle d’ailleurs le compte des étoiles et des grains de sable, la mesure de l’étendue céleste, eût-elle exploré la route des astres!

4. C’est par leur esprit, c’est par le génie que vous leur avez donné, qu’ils cherchent ces secrets; ils en découvrent beaucoup; ils annoncent plusieurs années d’avance les éclipses de soleil et de lune, et le jour, et l’heure, et le degré; et leur calcul ne les trompe pas, et il arrive selon leurs prédictions, et ils ont écrit les lois de leurs découvertes qu’on lit encore aujourd’hui, et qui servent a prédire quelle année, quel mois de l’année, quel jour du mois, quelle heure du jour, en quel point de son disque la lune ou le soleil doit subir une éclipse, et il arrivera comme il est prédit.

Et les hommes admirent, les ignorants sont dans la stupeur, et les savants se glorifient et s’élèvent. Et, dans leur superbe impie, ils se retirent de votre lumière; infaillibles prophètes des éclipses du soleil, ils ne se doutent pas. de celle qu’ils souffrent eux-mêmes à cette heure. Ils ne recherchent pas avec une pieuse reconnaissance de qui ils tiennent ce génie de recherche. Et. s’ils vous découvrent comme leur auteur, ils ne se donnent pas à vous, pour que vous conserviez votre ouvrage; et ils ne vous immolent pas l’homme qu’ils ont fait en eux, ils, ils ne vous offrent en sacrifice ni ces oiseaux de leurs téméraires pensées, ni ces monstres de leur curiosité qui leur font une voie secrète aux profondeurs de l’abîme, ni ces boucs de leurs impudicités, afin que votre feu, Seigneur, dévore toute cette mort palpitante, et les engendre à l’immortalité.

5. Mais ils ne savent pas la voie, votre Verbe, par qui vous avez fait tous les objets qu’ils nombrent, et eux-mêmes qui les nombrent, et le sens qui leur découvre ce qu’ils nombrent, et l’esprit qui leur donne la capacité de nombrer; " votre sagesse seule exclut le nombre (Ps. CXLVI, 5)." Et votre Fils unique s’est fait notre sagesse, notre justice et notre sanctification ( I Cor. I, 30) : il a été nombré parmi nous, il a payé le tribut à César (Matth. XXII, 21). Oh! ils ne savent pas cette voie qui fait descendre de soi-même vers lui, pour monter par lui jusqu’à lui! Ils ne savent pas cette voie, et ils se croient élevés et rayonnants comme les astres, et les voilà froissés contre terre; " et les ténèbres ont envahi la folie de leur cœur (Rom. I, 21)! " Ils disent sur la créature beaucoup de vérités, et ils ne cherchent pas avec piété la Vérité créatrice; c’est pourquoi ils ne la trouvent pas; ou s’ils la trouvent, " ils la reconnaissent pour Dieu, sans l’honorer comme Dieu, sans lui rendre grâces; mais ils se dissipent dans la vanité de leurs pensées, et ils se disent sages en s’appropriant ce qui est à vous, et, en retour, leur aveugle perversité vous attribue ce qui leur appartient; ils vous chargent de leurs mensonges, vous qui êtes la vérité; " ils transforment la gloire du Dieu incorruptible en la ressemblance et l’image de l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des serpents; ils changent votre vérité en mensonge; ils adorent et servent la créature de préférence au Créateur (Rom. I, 21-25)."

6. Ces hommes, néanmoins, m’avaient révélé beaucoup de vérités naturelles, et j’en saisissais la raison par l’ordre et le calcul des temps, par les visibles témoignages des astres; et je comparais ces observations aux discours de Manès qui a écrit sur ce sujet de longues extravagances où je ne trouvais la raison ni des solstices, ni des équinoxes, ni des éclipses, ni d’aucun phénomène dont la philosophie du siècle avait su m’informer. Et j’étais tenu de croire à des rêveries en désaccord parfait avec les règles mathématiques et l’observation de mes yeux. (398)

CHAPITRE IV.

MALHEUR A LA SCIENCE QUI IGNORE DIEU!

7. Seigneur, Dieu de vérité, vous plaît-il celui qui sait tout cela? Malheureux qui le sait et vous ignore! Heureux qui l’ignore et vous connaît! Et celui qui a cette double science n’est heureux que par vous seul, si, vous connaissant, il vous glorifie comme Dieu, s’il vous rend hommage, s’il ne se dissipe pas dans la vanité de ses pensées.

Mieux vaut celui qui sait posséder un arbre et vous rendre grâces de ses fruits, sans savoir la hauteur de sa tige et l’étendue de ses branches, que celui qui sait la mesure des rameaux et le compte des feuilles, sans en jouir, sans en connaître, sans en aimer le Créateur; ainsi, le fidèle a ce monde pour trésor; tout ce qu’il renonce, il le retrouve en vous, ô Souverain de l’univers! et quoiqu’il ignore la marche de l’étoile polaire, n’est-ce pas folie de mettre en doute la supériorité de cet humble croyant sur cet arpenteur du ciel, ce calculateur des étoiles, ce peseur des éléments, qui vous néglige, vous l’Ordonnateur de toutes choses " selon la mesure, le nombre et le "poids (sag. XI, 21)? "

CHAPITRE V.

FOLIE DE MANÈS.

8. Eh! qui demandait à un Manès d’écrire sur des sujets entièrement étrangers à la science de la piété? Vous avez dit à l’homme : " Voici la science, c’est la piété (Job, XXVIII, 28 selon les Sept.) " science qu’il eût pu ignorer en possédant la science humaine; et celle-là même lui manquait, et il avait l’impudence d’enseigner ce qu’il ignorait; pouvait-il donc être initié à la science des saints? C’est vanité que de professer les connaissances que l’on possède dans l’ordre naturel, c’est piété que de confesser votre nom. Aussi a-t-il été permis à cet homme de multiplier ses divagations scientifiques, afin que son ignorance, évidente aux yeux des vrais savants, fit apprécier la valeur de ses opinions sur les choses cachées. Il ne voulait pas qu’on fit médiocre état de lui, cherchant même à faire croire que le Consolateur, l’Esprit-Saint, qui prodigue à vos fidèles sa céleste opulence, résidait personnellement en lui, dans toute la plénitude de son autorité. Aussi, toutes fois qu’on le surprend en flagrante erreur au sujet du ciel, des étoiles, des mouvements du soleil et de la lune, quoique la doctrine de la religion n’y soit nullement intéressée, son outrecuidance n’en paraît pas moins sacrilége; car il ne débite pas seulement l’ignorance, mais le mensonge, avec un tel délire d’orgueil, qu’il voudrait autoriser ces discours par la prétendue divinité de sa personne.

9. Qu’un de mes frères en Jésus-Christ soit, à l’égard de ces connaissances, dans l’ignorance ou l’erreur, je prends ses opinions en patience. Rien n’y fait obstacle à son avancement; son ignorance de la situation et de l’état d’une créature corporelle ne lui donne aucun sentiment indigne de vous, Seigneur, créateur de toutes choses. Mais elle lui devient funeste, s’il l’identifie avec les doctrines essentielles de la piété, et s’il s’obstine à affirmer ce qu’il ignore. Cette faible enfance au berceau de la foi, trouve dans la charité une mère qui la soutient, jusqu’à ce que le nouvel homme s’élève à cette perfection virile, qui cesse de flotter à tout vent de doctrine ( Eph. IV, 13, 14). Et ce docteur, ce guide, ce maître, ce souverain, assez hardi pour persuader à ses disciples que ce n’était pas un homme, mais votre Esprit-Saint qu’ils suivaient en lui, qui ne le tiendrait pour un insensé, dont la folie, convaincue d’imposture, ne mérite que haine et mépris?

Cependant je n’étais pas encore assuré que l’on ne pût expliquer selon sa doctrine les vicissitudes de la durée des jours et des nuits, l’alternative elle-même de la nuit et du jour, les défaillances des astres, et les autres phénomènes que mes lectures m’avaient présentés, en sorte que, dans les points, douteux et de complète incertitude, ma foi en sa sainteté inclinait ma créance à son autorité.

CHAPITRE VI.

ÉLOQUENCE DE FAUSTUS ET SON IGNORANCE.

10. Et pendant ces neuf années où mon esprit s’égarait à les suivre, j’attendais avec impatience la venue de ce Faustus; car ceux de la secte que j ‘avais rencontrés jusqu’alors, et qui tous manquaient de réponses à mes objections, me l’annonçaient comme. devant, dès l’abord et au premier entretien, me donner facile solution de ces difficultés, et . de plus graves encore, qui pourraient inquiéter ma pensée. (399)

Il vint, et je vis un homme doux, de parole agréable, et gazouillant les mêmes contes avec beaucoup plus de charme qu’aucun d’eux. Mais que faisait à ma soif toute la bonne grâce d’un échanson qui ne m’offrait que de précieux vases ? Mon oreille était déjà rassasiée de ces discours; ils ne me semblaient pas plus solides pour être éloquents, ni plus vrais pour être plus polis. Et je ne jugeais pas de la sagesse de son âme à la convenance de sa physionomie et aux grâces de son élocution. Ceux qui me l’avaient vanté étaient de mauvais juges, qui ne l’estimaient docte et sage que parce qu’ils cédaient au charme de sa parole.

J’ai connu une autre espèce d’hommes à qui la vérité même est suspecte, et qui refusent de s’y rendre quand elle est proposée en beaux termes. Mais déjà, mon Dieu, vous m’aviez enseigné par des voies admirables et secrètes; et je crois que je tiens de vous cet enseignement, parce qu’il est vrai, et que nul autre que vous n’enseigne la vérité, où et d’où qu’elle vienne. J’avais donc appris de vous que ce n’est point raison qu’une chose semble vraie pour être dite avec éloquence, ni fausse parce que. les sons, s’élancent des lèvres sans harmonie ; ni au rebours, qu’une chose soit vraie par là même qu’elle est énoncée sans politesse, ni fausse parce qu elle est vêtue de brillantes paroles; mais qui! il en est de ta sagesse et de la folie comme d’aliments bons ou mauvais, et des expressions comme de vases d’or et d’argile ou ces aliments peuvent être indifféremment servis.

11. Le vif désir que j’avais eu si longtemps devoir cet homme trouvait quelque satisfaction dans le mouvement et la vivacité de ses discours, dans la propriété de son langage, qui se pliait comme un vêtement à sa pensée. J’admirais cette éloquence avec plusieurs, et je la publiais plus haut que nul autre; mais je souffrais avec peine que son nombreux auditoire ne me permît pas de lui proposer mes doutes, de lui communiquer les perplexités de ma pensée en conférence familière, dans un libre entretien. Je pris toutefois l’occasion en temps et lieu convenables, en compagnie de mes intimes amis, et je lui dérobai une audience.

Je lui proposai plusieurs questions qui m’embarrassaient; et je m’assurai bientôt qu’étranger à toutes les sciences, il n’avait même de ]a grammaire qu’une connaissance assez vulgaire. Il avait lu quelques discours de Cicéron, certains passages de Sénèque, quelques tirades de poésie, et ce qu’il avait trouvé dans les écrivains de sa secte de plus élégant et de plus pur. L’exercice journalier de la parole lui avait donné cette facilité d’élocution, qu’une certaine mesure dans l’esprit, accompagnée de , grâce naturelle, rendait plus agréable et plus propre à séduire. N’est-ce pas la vérité, Seigneur mon Dieu, arbitre de ma conscience? Vous voyez à nu mon coeur et ma mémoire, ô vous qui déjà me conduisiez par les plus secrètes voies de votre Providence, et présentiez à ma face la laideur de mes égarements, pour que leur vue m’en donnât la haine.

CHAPITRE VII.

IL SE DÉGOUTE DES DOCTRINES MANICHÉENNES.

12. Aussitôt que son incapacité dans les sciences où j’avais cru qu’il excellait, me parut évidente, je désespérais de lui pour éclaircir et résoudre mes doutes sur des questions dont l’ignorance l’eût laissé dans la vérité de la piété, s’il n’eût pas été manichéen. Les livres de cette secte. sont remplis de contes interminables sur le ciel, les astres, le soleil, la lune; et, les ayant comparés aux calculs astronomiques que j’avais lus ailleurs, pour juger si les raisons manichéennes valaient mieux ou autant que les autres, je n’attendais plus de Faustus aucune explication satisfaisante.

Je soumis toutefois mes difficultés à son examen; mais il se refusa avec autant de prudence que de modestie à soulever ce fardeau. Il connaissait son insuffisance et ne rougit pas de l’avouer. Il n’était point de ces parleurs que j’avais souvent essuyés, qui, en voulant m’instruire, ne me disaient rien; le coeur ne manquait point à cet homme, et s’il n’était dans la rectitude devant vous, il ne laissait pas d’être en garde sur lui-même. N’ignorant point entièrement son ignorance, il ne voulut pas s’engager par une discussion téméraire, dans un défilé sans issue, sans possibilité de retour. Cette franchise me le rendit encore plus aimable. La modeste confession de l’esprit est plus belle que la science même que je poursuivais; et, en toute question difficile ou subtile, il n’en fit jamais autrement.

13. Ainsi, mon zèle pour les doctrines manichéennes se ralentit. Désespérant de plus en plus de leurs autres docteurs, à l’insuffisance du plus renommé d’entre eux, je bornai mes (400) rapports avec lui à des entretiens sur l’art oratoire dont il était épris, et que j’enseignais aux jeunes gens de Carthage; à des lectures dont il était curieux par ouï-dire, ou que je jugeais conformes à la tournure de son esprit. Tout effort d’ailleurs pour avancer dans cette secte cessa de ma part, sitôt que je connus cet homme. Je n’en vins pas toutefois à rompre avec eux, mais je me résignai provisoirement, faute de mieux, à rester là où je m’étais jeté en aveugle, attendant qu’une lumière nouvelle déterminât un meilleur choix.

Ainsi, ce Faustus, qui avait été pour plusieurs un lacet mortel, relâchait déjà, à son insu et sans le vouloir, les noeuds où j’étais pris. Vos mains, ô mon Dieu, actives dans le secret de votre Providence, n’abandonnaient pas mon âme; et les larmes de ma mère, ce sang de son coeur qui coulait .nuit et jour, montaient vers vous en sacrifice pour moi. Telle a été votre conduite à mon égard, admirable et cachée. Oui , votre conduite, ô mon Dieu! Car " c’est le Seigneur, qui dirige les pas de l’homme, et l’homme désirera sa voie (Ps. XXXVI, 23)." Et qui peut procurer le salut, que la main toute-puissante qui refait ce qu’elle a fait?

CHAPITRE VIII.

IL VA A ROME MALGRÉ SA MÈRE.

14. C’est donc par un ordre inconnu de votre Providence, qu’il me fut persuadé d’aller a Rome, pour y enseigner la rhétorique plutôt, qu’à Carthage. Et d’où me vint cette persuasion, je ne manquerai pas de vous le confesser, parce qu’ici les abîmes de vos secrets, et la présence permanente de votre miséricorde sur nous, se découvrent à ma pensée et sollicitent mes louanges. Je ne me laissai pas conduire à Rome par l’espoir que m’y promettaient mes amis, de considération et d’avantages plus grands, quoique de telles raisons fussent alors toutes-puissantes sur mon esprit; mais la plus forte, la seule même qui me décida, c’est que j’avais ouï dire que la jeunesse y était plus studieuse, plus patiente de l’ordre et de la répression; qu’un maître n’y voyait jamais sa classe insolemment envahie par des disciples étrangers à ses leçons, et qu’on ne pouvait même y être admis que sur sa permission.

Or, rien n’est comparable à la honteuse et brutale licence des écoliers de Carthage. Ils

forcent l’entrée des cours avec fureur et leur démence effrontée bouleverse l’ordre que chaque maître y établit dans l’intérêt de ses disciples. Ils commettent, avec une impudente stupidité, mille insolences que la loi devrait punir, si elles ne comptaient sur le patronage de la coutume. Malheureux, qui font, comme licite, ce qui sera toujours illicite devant votre loi éternelle; qui croient à l’impunité, déjà punis par leur cécité morale, et souffrant incomparablement plus qu’ils ne font souffrir. Ces brutales habitudes dont, écolier, j’avais su me préserver, maître; j’étais contraint de les endurer. Voilà ce qui m’attirait où un témoignage unanime m’assurait qu’il ne se passait rien de semblable.

Mais vous, " mon espérance et mon héritage dans la terre des vivants (Ps CXLI, 6) ", vous m’inspiriez ce désir de migration pour le salut de mon âme, vous prêtiez des épines à Carthage pour m’en arracher, des charmes à Rome pour m’y attirer, et cela par l’entremise de ces hommes, amateurs de cette mort vivante; les uns m’étalant leurs insolences, les autres leurs vaines promesses, et, afin de redresser mes pas, vous vous serviez en secret de leur malice et de la mienne. Ces perturbateurs de mon repos étaient possédés d’une aveugle frénésie; ces tauteurs de mes espérances n’avaient de goût que pour la terre, et moi, qui détestais à Carthage une réalité de misère, je poursuivais a Rome un mensonge de félicité.

15. Mais pourquoi sortir d’ici et aller là? vous le saviez, mon Dieu, sans m’en instruire, sans en instruire ma mère, a qui mon départ déchira l’âme, et qui me suivit jusqu’à la mer. Elle s attachait à moi avec force, pour me retenir ou pour me suivre; et je la trompai, ne témoignant d’autre dessein que celui d’accompagner un ami prêt à faire voile au premier vent favorable. Et je mentis à ma mère, et à quelle mère! et je pris la fuite. Vous m’avez pardonné dans votre miséricorde; vil, et souillé, vous m’avez préservé des eaux de la mer, pour m’amener à l’eau de votre grâce, qui, en me purifiant, devait sécher ces torrents de larmes dont ma mère marquait chaque jour la place des prières qu’elle versait pour moi. Et comme elle refusait de s’en retourner sans moi, je lui persuadai, non sans peine, de passer la nuit dans un monument dédié à saint Cyprien, non loin du vaisseau. Cette même nuit, je partis à (401)

la dérobée, et elle demeura à prier et à pleurer, Et que vous demandait-elle, mon Dieu, avec tant de larmes? de ne pas permettre mon voyage. Mais vous, dans la hauteur de vos conseils, touchant au ressort le plus vif de ses désirs, vous n’avez tenu compte de sa prière d’un jour, pour faire de moi selon sa prière de chaque jour.

Le vent souffla; il emplit nos voiles, et déroba le rivage à nos regards. Elle vint le matin au bord de la mer, folle de douleur, rem plissant de ses plaintes et de ses cris votre oreille inexorable à ce désespoir; et vous m’entraîniez par la main de mes passions, où je devais en finir avec elles; et votre justice meurtrissait du fouet de la douleur sa charnelle tendresse. Elle aimait ma présence auprès d’elle, comme une mère, et plus que beaucoup de mères; et elle ne savait pas tout ce que vous lui apprêtiez de joies par cette absence. Elle ne le savait pas. Et de là, ces pleurs, ces sanglots, ces angoisses qui accusaient un reste de l’hérédité coupable d’Eve; elle cherchait en pleurant ce qu’elle avait enfanté dans les pleurs. Mais après s’être répandue en plaintes sur ma fraude et ma cruauté, elle se remit à vous prier pour moi, rentra dans son intérieur, tandis que je voguais vers Rome.

CHAPITRE IX.

IL TOMBE MALADE. — PRIÈRES DE SA MÈRE.

16. Et une maladie, terrible châtiment du corps, m’y attendait; et déjà je m’acheminais vers l’enfer, chargé de tout ce que j’avais commis de crimes contre vous, contre moi, contre les autres, fa,rdeau sinistre qui aggravait encore ce lien d’iniquité originelle qui nous fait tous mourir en Adam. Vous ne m’en aviez encore remis aucun en Jésus-Christ, et sa croix n’avait pas encore rompu ce contrat d’inimitié que mes péchés avaient formé entre vous et moi. Et l’eût-il rompu avec ce fantôme de croix que je rêvais? Aussi fausse que me semblait la mort de sa chair, aussi véritable était celle de mon âme; et aussi vraie qu’était la mort de sa chair, aussi fausse était la vie de mon âme qui se refusait à cette créance. Et la fièvre redoublait, et je m’en allais, et je périssais. Où pouvais-je aller, en m’en allant ainsi, sinon au supplice du feu, à des tourments dignes de mes oeuvres, selon l’ordre de votre vérité? Et elle ne le savait pas, et elle priait pour moi, loin de moi. Mais vous, partout présent, où elle était, vous l’écoutiez, et où j’étais, vous aviez pitié de moi, et vous me rendiez la santé du corps quand ce coeur sacrilège était encore malade. Car, dans ce péril extrême, je ne songeais pas au baptême; enfant, j’étais bien meilleur, alors que je le demandai à la piété de ma mère, ainsi que mon souvenir vous l’a confessé. Mais j’avais grandi pour ma honte, et je riais, dans ma folie, des conseils du Médecin céleste qui ne m’a pas permis de mourir ainsi d’une double mort. Cette blessure au coeur de ma mère eût été incurable. Non, je ne puis dire tout ce qu’elle avait d’âme pour moi, et combien plus de souffrances lui coûtait le fils de son esprit que l’enfant de sa chair.

17. Oh! non, je ne sais pas comment elle eût guéri, si ma mort, et une telle mort, eût traversé les entrailles de son amour. Et où pouvaient aller tant de prières, vives, fréquentes, continuelles, nulle part qu’à vous? Et vous, Dieu des miséricordes, eussiez-vous méprisé le coeur contrit et humilié d’une veuve chaste, sobre, exacte à l’aumône, rendant tout hommage et tout devoir à vos saints, ne laissant passer aucun jour sans participer à l’offrande de votre autel; soir et matin, assidue à votre Eglise, non pour engager de vaines causeries avec les vieilles, mais pour vous entendre dans vos paroles, pour être entendue de vous dans ses prières?

Et ces larmes, qui ne vous demandaient ni or, ni argent, aucun bien passager ou périssable, mais le salut de l’âme de son fils, auriez-vous pu les mépriser ? Auriez - vous donc rebuté celle que votre grâce faisait votre suppliante? Oh! non, Seigneur; vous lui étiez présent, vous l’entendiez, vous agissiez dans l’ordre de votre prédestination immuable. Loin, loin de moi ce doute impie que vous pussiez la tromper par ces visions, par ces réponses, dont j’ai rappelé les unes, omis les autres qu’elle gardait toutes dans la foi de son coeur, et que sa prière vous représentait sans cesse comme des billets souscrits de votre sang. Miséricorde infinie! vous remettez leurs dettes à vos, débiteurs, et vous voulez bien pourtant’ les reconnaître pour créanciers de vos promesses! (402)

CHAPITRE X.

IL S’ÉLOIGNE DU MANICHÉISME, DONT IL RETIENT ENCORE PLUS D’UNE ERREUR.

18. Vous m’avez donc rétabli de cette maladie et vous avez sauvé le fils de votre servante dans ce corps d’un jour, pour avoir à lui rendre une santé plus précieuse et plus sûre. Et je conservais, à Rome, des liaisons avec ces Saints trompés et trompeurs, et non-seulement avec les Auditeurs dont faisait partie l’hôte de ma maladie et de ma convalescence, mais aussi avec les Elus.

Je croyais encore que ce n’est pas nous qui péchons, mais je ne sais quelle nature étrangère qui pèche en nous; et il plaisait à mon orgueil d’être en dehors du péché, et en faisant le mal, de ne pas m’en reconnaître coupable devant vous pour :obtenir de votre miséricorde la guérison de mon âme; et j’aimais à l’excuser en accusant je ne sais quel autre qui était en moi, sans être moi. Et pourtant le tout était moi, et mon impiété seule m’avait divisé contre moi-même, et c’était. là le péché, le plus incurable, de ne me croire point pécheur; et mon exécrable iniquité préférait, ô Dieu tout-puissant, votre défaite en moi, pour ma ruine, à votre victoire sur moi pour mon salut. Vous n’aviez donc pas encore placé la sentinelle, à l’entrée de ma bouche, et la porte de circonspection autour de mes lèvres, afin que mon coeur ne se laissât pas glisser aux paroles de malice pour excuser ses crimes, à l’exemple des artisans d’iniquité (Ps. CXL, 3,4).

19. C’est pourquoi je vivais encore avec leurs élus ,et toutefois sans espoir de rien acquérir désormais dans cette doctrine, et attendant mieux, je m’y tenais toujours, mais avec plus de tiédeur et d’indifférence. Il me vint même à l’esprit que les philosophes, dits Académiciens, avaient été plus sages que les autres en soutenant qu’il faut douter de tout, et que l’homme n’est capable d’aucune vérité. Je pensais, selon l’opinion commune, que telle était leur doctrine, dont alors je ne pénétrais pas le vrai sens. Je ne me fis donc pas scrupule d’ébranler la trop grande confiance de mon hôte dans les fables qui remplissent les livres manichéens. Je ne laissais pas toutefois d’entretenir avec ces hérétiques des relations plus familières qu’avec les autres hommes, et quoique moins ardente à la défense de leurs opinions, mon intimité avec eux (car Rome en recèle un grand nombre), ralentissait l’ardeur de mes recherches, alors surtout que je désespérais, ô Dieu du ciel et de la terre, créateur du visible et de l’invisible, de trouver dans votre Eglise la vérité dont ils m’avaient détourné. Il me semblait si honteux de vous supposer notre figure charnelle, et nos membres avec les limites de leurs contours! Et comme, en voulant me représenter mon Dieu, ma pensée s’attachait toujours à une masse corporelle (rien à mes yeux ne pouvait être sans être ainsi), la principale, ou plutôt la seule et invincible cause de mes erreurs était là.

20. Et de là, cette croyance insensée que le Mal avait une substance corporelle, masse terreuse, difformité pesante, qu’ils appelaient terre, et une autre subtile et déliée, comme le corps de l’air, esprit de malice infiltré, suivant eux, dans ce monde élémentaire. Et un reste de piété quelconque me défendant de croire qu’un Dieu bon eût créé aucune nature mauvaise, j’établissais deux natures contraires et antagonistes, infinies toutes deux; mais celle du bien plus infinie que celle du mal.

Et de ce principe de corruption découlaient tous mes blasphèmes. Mon esprit faisait-il effort pour recourir à la foi catholique, j’étais repoussé, car la foi catholique n’était pas ce que je la supposais; et je me trouvais plus religieux, ô Dieu t à qui vos miséricordes sur moi rendent témoignage, de vous croire infini de toutes parts, sauf le point où le principe mauvais en lutte contre vous me forçait à vous reconnaître une limite, que de vous tenir pour borné, aux formes du corps humain.

Et mieux valait, selon moi, croire que vous n’avez point créé le mal (le mal dont mon ignorance faisait non-seulement une substance, mais une substance corporelle, ne pouvant se figurer l’esprit autrement que comme un corps subtil répandu dans l’espace), que de vous prendre pour l’auteur de ce qui me paraissait la nature du mal. Notre Sauveur lui-même, votre Fils unique, je le regardais comme une extension émanée de votre étendue lumineuse pour notre salut, en sorte que je ne croyais de lui que le néant que j’imaginais. Aussi, lui attribuant cette substance, je m’assurais qu’elle ne pouvait naître de la vierge Marie qu’en se mêlant à la chair et je ne pouvais admettre ce mélange sans souillure d’un être de ma fantaisie. Je craignais donc, en le croyant né dans la chair, d’être conduit à le croire souillé par la chair. (403) Que vos enfants en esprit se rient de moi avec douceur et amour, s’ils viennent à lire ces confessions mais enfin, tel j’étais alors.

CHAPITRE XI.

RIDICULES RÉPONSES DES MANICHÉENS.

21. Je ne pensais pas d’ailleurs qu’il fût possible de défendre ce qu’ils attaquaient dans vos Ecritures ; mais néanmoins je désirais parfois en conférer en détail avec quelque docteur profondément versé dans l’intelligence des saints Livres, et voir ce qu’il en penserait. Déjà même, à Carthage, j’avais été touché des discours d’un certain Helpidius, qui, dans des conférences publiques contre les Manichéens, les pressait par certains passages de l’Ecriture, dont ils paraissaient fort embarrassés; car ils craignaient d’avancer en public leur réponse, qu’ils nous communiquaient en secret, à savoir, que les livres du Nouveau Testament avaient été falsifiés par je ne sais quels Juifs, qui voulaient enter la loi juive sur la foi chrétienne; mais ils ne représentaient eux-mêmes aucun exemplaire authentique. Pour moi, envahi, étouffé par ces pensers matériels, qui affaissaient sous leur poids mon esprit haletant, je ne pouvais plus respirer l’air pur et vif de votre vérité.

CHAPITRE XII.

DÉLOYAUTÉ DE LA JEUNESSE ROMAINE.

22. Déjà je remplissais avec zèle l’intention de mon voyage à Rome ; j’enseignais la rhétorique à quelques jeunes gens réunis chez moi, dont j’étais connu, et qui me faisaient connaître. O voici que j’apprends qu’il se pratique à Rome certaines choses, inouïes en Afrique. On n’y voit, il est vrai, aucune de ces violences ordinaires à l’impudente jeunesse de Carthage; mais il s’y fait, me dit-on, entre jeunes gens, de soudains complots pour frauder leur maître de sa récompense, et ils passent chez un autre, transfuges avares de la bonne foi et-de l’équité! Et je me sentais plein de haine pour ces âmes viles; mais cette haine n’était pas légitime, car c’était peut-être le préjudice que j’en devais souffrir, plutôt que l’iniquité même de leur action, qui la soulevait.

Et néanmoins elles sont bien hideuses ces âmes infidèles; prostituées à l’amour des frivoles jouets du temps, et de ce trésor de boue dont la prise souille la main, dans les embrassements de ce monde éphémère, elles méprisent votre clémence éternelle, qui nous rappelle, qui pardonne à l’épouse adultère aussitôt qu’elle revient à vous. Et je hais encore aujourd’hui ces hommes de honte et de difformité, quoique je les aime en vue de leur correction, afin qu’ils préfèrent à l’argent la science qu’on leur enseigne, et qu’ils vous préfèrent à la science, ô Dieu, vérité, félicité inaltérable, paix des âmes pures! Mais alors mon intérêt me donnait plus de haine contre leur perversité, que le vôtre ne m’inspirait de désir pour leur amendement.

CHAPITRE XIII.

IL SE REND A MILAN POUR Y ENSEIGNER LA RHÉTORIQUE. — SAINT AMBROISE.

23. On demanda de Milan au préfet de Rome un maître de rhétorique pour cette ville, qui s’engageait même à faire les frais du voyage, et je sollicitai cet emploi par des amis infatués de toutes les erreurs manichéennes, dont, à leur insu comme au mien, mon départ allait me délivrer. Un sujet proposé fit goûter mon éloquence au préfet Symmaque, qui m’envoya.

A Milan, j’allai trouver l’évêque Ambroise, connu partout comme l’une des plus grandes âmes du monde, et votre pieux serviteur. Son zèle éloquent distribuait alors à votre peuple la pure substance de votre froment, la joie de vos huiles, la sobre intempérance de votre vin. Aveugle, votre main me menait à lui, pour qu’il me menât à vous, les yeux ouverts. Cet homme de Dieu m’accueillit comme un père, et se réjouit de ma venue avec la charité d’un évêque.

Et je me pris à l’aimer, et ce n’était pas d’abord le docteur de la vérité (j’avais perdu tout espoir de la trouver dans votre Eglise), mais l’homme bienveillant pour moi que j’aimais en lui. J’étais assidu à ses instructions publiques, non avec l’intention requise, mais pour m’assurer si le fleuve de son éloquence répondait à sa réputation, si la renommée en exagérait ou resserrait le cours, et je demeurais suspendu aux formes de sa parole, insouciant et dédaigneux du fond; et j’étais flatté de la douceur de ces discours, plus savants, avec moins de charme et de séduction que ceux de Faustus; je parle selon l’art des rhéteurs; pour le sens, nulle comparaison. L’un s’égarait dans les mensonges de Manès, l’autre enseignait la plus saine doctrine du salut, Mais le salut est (404) loin des pécheurs, tel que j’étais alors, et cependant j’en approchais peu à peu, sans le savoir.

CHAPITRE XIV.

IL ROMPT AVEC LES MANICHÉENS, ET DEMEURECATÉCHUMÈNE DANS L’ÉGLISE.

24. Indifférent à la vérité, je n’étais attentif qu’à l’art de ses discours. Et, en moi, ce vain souci avait survécu, l’espoir que la voie qui mène à vous fût ouverte à l’homme. Toutefois, les paroles que j’aimais amenaient à mon esprit les choses elles-mêmes dont j’étais insouciant. Elles étaient inséparables, et mon coeur ne pouvait s’ouvrir à l’éloquence, sans que la vérité y entrât de compagnie, par degrés néanmoins. Je vis d’abord que tout ce qu’il avançait pouvait se défendre, et la foi catholique s’affirmer sans témérité contre les attaques des Manichéens, que j’avais crus jusqu’alors irrésistibles. Je fus surtout ébranlé, à l’entendre résoudre suivant l’esprit plusieurs passages obscurs de l’Ancien Testament, dont l’interprétation littérale me donnait la mort.

Eclairé par l’exposition du sens spirituel, je réprouvais déjà ce découragement qui m’avait fait croire impossible toute résistance aux ennemis, aux moqueurs de la Loi et des Prophètes. Toutefois, je ne me croyais pas tenu d’entrer dans la voie du catholicisme, parce qu’il pouvait avoir aussi de doctes et éloquents défenseurs, ni de condamner le parti que j’avais embrassé, parce que la défense lui présentait des armes égales. Ainsi la foi catholique cessant de me paraître. vaincue, ne se levait pas encore victorieuse devant moi.

25. J’employai tous les ressorts de mon esprit à la découverte de quelque raison décisive pour convaincre de fausseté les opinions manichéennes. Si mon esprit eût pu se représenter une substance spirituelle, il eût brisé tous ces jouets d’erreur et les eût balayés de mon imagination; mais je ne pouvais. Néanmoins, quant à ce monde extérieur, domaine de nos sens charnels, je trouvais beaucoup plus de probabilité dans les sentiments de la plupart des philosophes; et de sérieuses réflexions, des comparaisons réitérées, appuyaient ce jugement.

Ainsi doutant de tout, suivant les maximes présumées de l’Académie, et flottant à toute incertitude, je résolus de quitter les Manichéens, ne croyant pas devoir, dans cette crise d’irrésolution, rester attaché à une secte qui déjà cédait dans mon estime à telle école philosophique. Mais à ces philosophes, vides du nom rédempteur de Jésus, je refusais de remettre la cure des langueurs de mon âme. Je me décidai donc à demeurer catéchumène dans l’Eglise catholique, l’Eglise de mon père et de ma mère, en attendant un phare de certitude pour diriger ma course. (405)

 

LIVRE SIXIÈME.

AUGUSTIN A TRENTE ANS

Sainte Monique retrouve son fils à Milan. — Assiduité d’Augustin aux prédications de saint Ambroise. — Son ami Alypius. — Projet de vie en commun avec ses amis. — Sa crainte de la mort et du jugement.

 

CHAPITRE PREMIER.

SAINTE MONIQUE SUIT SON FILS A MILAN.

1. O mon espérance dès ma jeunesse, où donc vous cachiez-vous à moi? où vous étiez-voui retiré? N’est-ce pas vous qui m’aviez fait si différent des brutes de la terre et des oiseaux du ciel? Vous m’aviez donné la lumière qui leur manque, et je marchais dans la voie ténébreuse et glissante; je vous cherchais hors de moi et je ne trouvais pas le Dieu de mon coeur. J’avais roulé dans la mer profonde, et j’étais dans la défiance et le désespoir de trouver jamais la vérité.

Et déjà j’avais auprès de moi ma mère. Elle était accourue, forte de sa piété, me suivant par mer et par terre, sûre de vous dans tous les dangers. Au milieu des hasards de la mer, elle encourageait les matelots mêmes qui encouragent d’ordinaire les novices affronteurs de l’abîme, et leur promettait l’heureux terme de la traversée, parce que, dans une vision, vous lui en aviez fait la promesse. Elle me trouva dans le plus grand des périls, le désespoir de rencontrer la vérité. Et cependant, quand je lui annonçai que je n’étais plus manichéen, sans être encore chrétien catholique, elle ne tressaillit pas de joie, comme à une nouvelle imprévue: son âme ne portait plus le deuil d’un fils perdu sans espoir; mais ses pleurs coulaient toujours pour vous demander sa résurrection; sa pensée était le cercueil où elle me présentait à Celui qui peut dire : " Jeune homme, je te l’ordonne, lève- toi! " afin que le fils de la veuve, reprenant la vie et la parole, fût rendu par vous à sa mère (Luc VII, 14, 15).

Son coeur ne fut donc point troublé par la joie en apprenant qu’une si grande quantité de larmes n’avait pas en vain coulé. Sans être encore acquis à la vérité, j’étais du moins soustrait à l’erreur. Mais certaine que vous n’en resteriez pas à la moitié du don que vous aviez promis tout entier, elle me dit avec un grand calme, et d’un coeur plein de confiance, qu’elle était persuadée en Jésus-Christ, qu’avant de sortir de cette vie, elle me verrait catholique fidèle.

Ainsi elle me parla : mais en votre présence, ô source des miséricordes, elle redoublait de prières et de larmes afin qu’il vous plût d’accélérer votre secours et d’illuminer mes ténèbres; plus fervente que jamais à l’église, et suspendue aux lèvres d’Ambroise, à la source " d’eau vive qui court jusqu’à la vie éternelle (Jean IV, 14); " elle l’aimait comme un ange de Dieu, elle savait que c’était lui qui, me réduisant aux perplexités du doute, avait décidé cette crise, dangereux, mais infaillible passage de la maladie à la santé.

CHAPITRE II.

ELLE SE REND A LA DÉFENSE DE SAINT AMBROISE.

2. Ma mère ayant apporté aux tombeaux des martyrs, selon l’usage de l’Afrique, du pain, du vin et des gâteaux de riz, le portier de l’église lui opposa la défense de l’évêque; elle reçut cet ordre avec une pieuse soumission, et je l’admirai si prompte à condamner sa coutume plutôt qu’à discuter la défense (Saint Augustin, de venu évêque, imita saint Ambroise et attaqua cette coutume dont abusait l’intempérance. (Voir lett. 22 à Aurélien de Carthage, et lett. 29 à Alypius.). L’intempérance ne livrait aucun assaut à son esprit, et l’amour du vin ne l’excitait pas à la haine de la vérité, comme tant de personnes, hommes (406) et femmes, pour qui les chansons de sobriété sont le verre d’eau qui donne des nausées à l’ivrogne. Lorsqu’elle apportait sa corbeille remplie des offrandes funèbres, elle en goûtait et distribuait le reste, ne se réservant que quelques gouttes de vin, autant que l’honneur des saintes mémoires en pouvait demander à son extrême sobriété. Si le même jour célébrait plus d’un pieux anniversaire, elle portait sur tous les monuments un seul petit flacon de vin trempé et tiède, qu’elle partageait avec les siens en petites libations; car elle satisfaisait à sa piété et non à son plaisir.

Sitôt qu’elle eut appris que le saint évêque, le grand prédicateur de votre parole, avait défendu cette pratique même aux plus sobres observateurs, pour refuser aux. ivrognes toute occasion de se gorger d’intempérance dans ces nouveaux banquets funèbres trop semblables à la superstition païenne, elle y renonça de grand coeur, et au lieu d’une corbeille garnie de terrestres offrandes, elle sut apporter aux tombeaux des martyrs une âme pleine des voeux les plus épurés; se réservant de donner aux pauvres selon son pouvoir, il lui suffit de participer, dans ces saints lieux, à la communion du corps du Seigneur, dont les membres, imitateurs .de sa croix, ont reçu la couronne du martyre.

Il me semble toutefois, Seigneur mon Dieu, et tel est le sentiment de mon coeur en votre présence, qu’il n’eût pas été facile d’obtenir de ma mère le retranchement de cette pratique, si la défense en eût été portée par un autre moins aimé d’elle qu’Ambroise, qu’elle chérissait comme l’instrument de mon salut; et lui l’aimait pour sa vie exemplaire, son assiduité à l’église, sa ferveur spirituelle dans l’exercice des bonnes oeuvres; il ne pouvait se taire de ses louanges en me voyant, et me félicitait d’avoir une telle mère. Il ne savait pas quel fils elle avait en moi, qui doutais de toutes ces grandes vérités, et ne croyais pas qu’on pût trouver le chemin de la vie.

CHAPITRE III.

OCCUPATIONS DE SAINT AMBROISE.

3. Mes gémissements et mes prières ne vous appelaient pas encore à mon secours; mon esprit inquiet cherchait et discutait sans repos. Et j’estimais Ambroise lui-même un homme heureux suivant le siècle, à le voir honoré des plus hautes puissances de la terre : son célibat seul me semblait pénible. Mais tout ce qu’il nourrissait d’espérance, tout ce qu’il avait de luttes à soutenir contre les séductions de sa propre grandeur, tout ce qu’il trouvait de consolations dans l’adversité, de charmes dans la voix secrète qui lui parlait au fond du coeur, tout ce qu’il goûtait de savoureuses joies en ruminant le pain de vie, je n’en avais nul pressentiment, nulle expérience, et lui ne se doutait pas de mes angoisses et de la fosse profonde où j’allais tomber. Il m’était impossible de l’entretenir de ce que je voulais, comme je le voulais; une armée de gens nécessiteux me dérobait cette audience et cet entretien il était le serviteur de leurs infirmités. S’ils lui laissaient quelques instants, il réconfortait son corps par les aliments nécessaires et son esprit par la lecture.

Quand il lisait, ses yeux couraient les pages dont son esprit perçait le sens; sa voix et sa langue se reposaient. Souvent en franchissant le seuil de sa porte, dont l’accès n’était jamais défendu, où l’on entrait sans être annoncé, je le trouvais lisant tout bas et jamais autrement. Je m’asseyais, et après être demeuré dans un long silence (qui eût osé troubler une attention si profonde ?) je me retirais, présumant qu’il lui serait importun d’être interrompu dans ces rapides instants, permis au délassement de son esprit fatigué du tumulte de tant d’affaires. Peut-être évitait-il une lecture à haute voix, de peur d’être surpris par un auditeur attentif em quelque passage obscur ou difficile, qui le contraignit à dépenser en éclaircissement ou en dispute, le temps destiné aux ouvrages dont il s’était proposé l’examen; et puis, la nécessité de ménager sa voix qui se brisait aisément, pouvait être encore une juste raison de lecture muette. Enfin, quelle que fût l’intention de cette habitude, elle ne pouvait être que bonne en un tel homme.

4. Il m’était donc impossible d’interroger à mon désir votre saint oracle qui résidait dans son coeur, sauf quelques demandes où il ne fallait qu’un mot de réponse. Cependant mes vives sollicitudes épiaient un jour de loisir où elles pussent s’épancher en lui, elles ne le trouvaient jamais. Sans doute, je ne laissais jamais passer le jour du Seigneur sans l’entendre expliquer au peuple avec certitude la parole de vérité ( II Tim. II, 15), et je m’assurais de plus en (407) plus que l’on pouvait démêler tous ces noeuds de subtiles calomnies que ces imposteurs ourdissaient contre les divines Ecritures.

Mais quand j’eus appris, qu’en croyant l’homme fait à votre image, vos fils spirituels, à qui votre grâce a donné une seconde naissance au sein de l’unité catholique, ne vous croyaient point pour cela limité aux formes du corps humain, quoique je ne pusse alors concevoir le plus léger, le plus vague soupçon d’une substance spirituelle; néanmoins j’eus honte, dans ma joie, d’avoir, tant d’années durant, aboyé, non pas contre la foi catholique, mais contre les seules chimères de mes pensées charnelles d’autant plus téméraire et impie, que je censurais en maître ce que je devais étudier en disciple. O très-haut et très-prochain, très-caché et très-présent, Et re sans parties plus ou moins grandes, tout entier partout, et tout entier nulle part, vous n’êtes point cette forme corporelle, et pourtant vous avez fait l’homme à votre image, l’homme qui de la tête aux pieds tient dans un espace.

CHAPITRE IV.

ASSIDUITÉ D’AUGUSTIN AUX SERMONS DE SAINT AMBROISE.

5. Ne sachant donc de quelle manière votre image pouvait résider dans l’homme, ne devais-je pas frapper à la porte et demander comment il fallait croire, loin de m’écrier dans l’insolence de mon erreur : Voilà ce que vous croyez? J’étais d’autant plus vivement rongé du désir intérieur de tenir la certitude, que, jouet et dupe de vaines promesses, j’avais plus longtemps, à ma honte, débité comme certains tant de peut-être, avec toute la puérilité de l’erreur et de la passion : j’en ai vu clairement depuis la fausseté. Certain aussi de les avoir tenus pour certains, j’étais déjà certain de leur incertitude, lors même que j’élevais contre votre Eglise mes aveugles accusations; et sans être sûr qu’elle enseignât la vérité, je savais bien qu’elle n’enseignait pas ce que ma témérité lui reprochait. Ainsi je me sentais confondre et changer, et je me réjouissais, ô mon Dieu, que votre Eglise unique, corps de votre Fils unique, où, tout enfant, on mit sur mes lèvres le nom du Christ, ne se nourrît pas de bagatelles puériles, et que nul article de sa pure doctrine ne vous fît cette violence, ô Créateur de toutes choses, de vous resserrer, sous forme humaine, dans un espace limité, si large et si vaste qu’il pût être!

6. Je me réjouissais encore que l’ancienne Loi et les Prophètes ne me fussent plus proposés à lire du même oeil qui m’y faisait remarquer tant d’absurdités, quand je reprochais à vos saints les sentiments que je leur prêtais. Et j’aimais à entendre Ambroise recommander souvent, au peuple, dans ses sermons, cette règle suprême " La lettre tue et l’esprit vivifie (II Cor. III, 6). " Et, lorsqu’en soulevant le voile mystique, il découvrait l’esprit là où la lettre semblait enseigner une erreur, il ne disait rien qui me déplût, quoique je ne susse pas encore s’il disait la vérité. Je retenais mon coeur sur le penchant de l’adhésion, de peur du précipice; et cette suspension même m’étouffait. Je voulais être aussi sûr de ce qui échappait à ma vue que de sept et trois sont dix. Je n’étais pas, il est vrai, assez insensé pour croire que je pusse ici me tromper; mais je voulais avoir la même compréhension de toute vérité, soit corporelle et éloignée de mes sens, soit spirituelle, quoique ma pensée ne sût rien se représenter sans corps. Or, je devais croire pour guérir, pour que les yeux de mon esprit, dégagés de leur voile, pussent s’arrêter en quelque sorte sur votre vérité éternelle, sans révolution et sans éclipse.

Mais trop souvent celui qui a passé par le mauvais médecin n’ose plus se fier même au bon. Ainsi mon âme souffrante, que la foi seule pouvait guérir, de peur d’être trompée par. la foi, se refusait à sa guérison. Elle résistait à ce puissant remède préparé par vos mains, et que vous prodiguez à l’univers avec souveraine efficace.

CHAPITRE V.

NÉCESSITÉ DE CROIRE CE QUE L’ON NE COMPREND PAS ENCORE.

7. Toutefois, je préférais dès lors la doctrine catholique, jugeant qu’elle commande avec plus de modestie et entière sincérité, de croire ce qui n’est point démontré (soit qu’on ait affaire à qui ne peut porter la démonstration, soit qu’il n’y ait point de démonstration possible), tandis que leurs téméraires promesses de science, appât dérisoire à la crédulité, ne sont qu’un ramas de fables et d’absurdités (408) qu’ils ne peuvent soutenir, et dont ensuite ils imposent la créance.

Et votre main miséricordieuse et douce, ô Seigneur! prenant et façonnant mon coeur peu à peu, je remarquais quelle infinité de faits je croyais, dont je n’avais été ni témoin, ni contemporain; tant d’événements dans l’histoire des nations, tant de récits de lieux, de villes, d’actions, contés par des amis, des médecins, par tous les hommes, qu’il faut admettre sous peine de rompre toutes les relations de la vie. Une foi inébranlable ne m’assurait-elle pas des auteurs de ma naissance? et que pouvais-je en savoir, si je ne croyais au témoignage?

Ainsi vous m’avez persuadé que, loin de blâmer ceux qui ajoutent foi à vos Ecritures, dont vous avez si puissamment établi l’autorité chez presque tous les peuples du monde, les incrédules seuls sont répréhensibles, et ne doivent point être écoutés quand ils nous disent D’où savez-vous si ces livres ont été communiqués au genre humain par l’Esprit du vrai Dieu, qui est la vérité même? Et c’est précisément là ce qu’il me fallait croire, puisque, dans ces luttes sophistiques de questions captieuses, dans ces conflits de philosophes dont j’avais lu les livres, rien n’avait pu déraciner en moi la croyance que vous êtes, tout en ignorant ce que vous êtes, ni me faire douter que la conduite des choses humaines appartînt à votre Providence.

8. Ma foi, à cet égard, était, il est vrai, tantôt plus forte, tantôt plus faible; mais toujours ai-je cru que vous êtes, et que vous prenez souci de nous, quoique je ne susse que penser de votre substance, ou de la voie qui conduit, qui ramène à vous. Ainsi donc, impuissante à trouver la vérité par raison pure, notre faiblesse a besoin de l’appui des saints Livres, et je commençai dès lors à croire que vous n’auriez point investi cette Ecriture d’une autorité si haute et si universelle, s’il ne vous avait plu d’être cru, d’être cherché par elle. Quant aux absurdités où je me choquais d’ordinaire, quelques explications plausibles données devant moi m’en faisaient déjà rapporter l’inconnu étrange à la profondeur des mystères. Et son autorité m’apparaissait d’autant plus vénérable et plus digne de foi, que, s’offrant à la main de tout lecteur, elle n’en conservait pas moins dans la profondeur du sens la majesté de ses secrets; accessible par la nudité de l’expression, par l’abaissement du langage, et toutefois exerçant les coeurs les plus méditatifs; recevant tous les hommes en son vaste sein, n’en faisant passer qu’un petit nombre jusqu’à vous à travers le fin tissu de son voile, mais beaucoup plus néanmoins que si, au faite d’autorité où elle est élevée, elle ne rassemblait le genre humain dans le giron de son humilité sainte. Ainsi je méditais, et vous veniez à moi. Je soupirais, et vous prêtiez l’oreille. Je flottais, et vous me gouverniez. J’allais par la voie large du siècle, et vous ne m’abandonniez pas.

CHAPITRE VI.

MISÈRE DE L’AMBITION.

9. J’aspirais aux honneurs, aux richesses, au mariage, et j’étais votre risée. Et je trouvais dans ces désirs mille épines douloureuses; et vous m’étiez d’autant plus propice que vous me rendiez plus amer ce qui n’était pas vous. Voyez mon coeur, ô Seigneur! qui m’avez inspiré ces souvenirs et cette confession. Que désormais s’attache à vous mon âme que vous avez dégagée des gluants appâts de la mort! Quelle était sa misère! Et vous ne cessiez de piquer sa plaie vive, afin qu’au mépris de tout elle se convertît à vous, qui êtes au-dessus de tout, sans qui rien ne serait; qu’elle se convertît et guérît.

Quelle était la grandeur de mon mal, et quelle fut, pour me le faire sentir, l’habileté de votre traitement, alors que je me disposais à prononcer un panégyrique de l’empereur, où je devais débiter force mensonges qui eussent été accueillis par des applaudissements complices! et mon coeur était haletant de soucis, j’étais possédé de la fièvre des pensers dévorants, quand, passant par une rue de Milan, j’aperçus un pauvre, aviné, je crois, et en joyeuse humeur. Je soupirai, et, m’adressant à quelques amis qui se trouvaient avec moi, je déplorai nos laborieuses folies. Tous nos efforts, si pénibles, et tels que ceux dont j’étais alors consumé, traînant sous l’aiguillon des passions cette charge de misère, de plus en plus lourde à mesure qu’on la traîne, avaient-ils d’autre but que cette sécurité joyeuse, où ce mendiant nous avait précédés, où peut-être nous n’arriverions jamais ? Quelques pièces d’argent mendiées lui avaient suffi pour acquérir ce que je poursuivais dans ces âpres défilés, par mille sentiers d’angoisse, la joie d’une félicité temporelle. (409)

Il n’avait pas, sans doute, une joie véritable; mais l’objet de mon ambitieuse ardeur était bien plus faux encore. Il était du moins sûr de sa joie, et j’étais soucieux. Il était libre; moi, rongé d’inquiétudes. Que si l’on m’eût demandé mon choix entre la joie ou la crainte, il n’eût pas été douteux; et si de nouveau l’on eût offert à mon choix d’être tel que cet homme, ou tel que j’étais alors, j’eusse préféré d’être moi avec mon fardeau de sollicitudes et de craintes, mais par aveuglement, et non par rectitude. Devais-je donc me préférer à lui, pour être plus savant, si ma science ne me donnait pas plus de joie, et si je n’en usais que pour plaire aux hommes, non pas afin de les instruire, mais uniquement de leur plaire? C’est pourquoi vous brisiez mes os avec la verge de votre discipline.

10. Loin donc de mon âme ceux qui lui disent: Il y a joie et joie. Ce mendiant trouvait la sienne dans l’ivresse, et tu cherchais la tienne dans la gloire. Et quelle gloire, Seigneur, celle qui n’est pas en vous? Mensonge de joie mensonge de gloire: seulement, cette gloire était plus captieuse à mon esprit. La nuit allait cuver son ivresse, et moi j’avais dormi, je m’étais levé, j’allais dormir et me lever avec la mienne, combien de jours encore? Oui, il y a joie et joie. Celle des saintes espérances est infiniment distante de la vaine allégresse de ce malheureux. Mais alors même, grande était la distance de lui à moi. Plus heureux que moi, il ne se sentait point d’aise, quand les soucis me déchiraient les entrailles; et il avait acheté son vin en souhaitant mille prospérités aux coeurs charitables, tandis que c’était au prix du mensonge que je marchandais la vanité.

Je tins alors à mes amis plus d’un discours semblable , et mes réflexions sur mon état étaient fréquentes, et je le trouvais alarmant; et j’en souffrais, et cette affliction redoublait le malaise. Et si quelque prospérité semblait me sourire, j’avais peine à avancer la main; voulais-je la saisir, elle était envolée.

CHAPITRE VII.

SON AMI ALYPIUS.

11. Tel était le sujet ordinaire de nos plaintes entre amis, et principalement de mes entretiens intimes avec Alypius et Nebridius. Alypius, né dans la même cité, d’une des premières familles municipales, était plus jeune que moi. Il avait suivi mes leçons à mon début dans notre ville natale et puis à Carthage; et il m’aimait beaucoup, parce que je lui paraissais savant et bon. Et moi je l’aimais à cause du grand caractère de vertu qu’il développait déjà dans un âge encore tendre. Cependant le gouffre de l’immoralité et des spectacles frivoles, béant à Carthage, l’avait englouti dans le délire des jeux du cirque. Il y était misérablement Plongé, lorsque je professais en public l’art oratoire, mais il n’assistait pas encore à mes cours, à cause de certaine mésintelligence élevée entre son père et moi. J’appris avec douleur cette pernicieuse passion ; j’allais perdre, peut-être avais-je déjà perdu ma plus haute espérance. Et je n’avais, pour l’avertir ou le réprimer , ni le droit d’une bienveillance amicale, ni l’autorité d’un maître. Je croyais qu’il partageait à mon égard les sentiments de son père; mais il n’en était rien. Car, loin de s’en inquiéter, il me saluait et venait même à mon auditoire m’écouter quelques instants et se retirait.

12. Et néanmoins, il m’était sorti de l’esprit de l’entretenir, pour le conjurer de ne pas sacrifier une aussi belle intelligence à l’aveugle entraînement de ces misérables jeux. Mais vous, Seigneur, qui ne lâchez jamais les rênes dont vous gouvernez vos créatures, vous n’aviez pas oublié qu’il devait être, entre vos enfants, l’un des premiers ministres de vos mystères. Et pour que l’honneur de son redressement vous revînt tout entier, vous m’en fîtes l’instrument, mais l’instrument involontaire. Un jour que je tenais ma séance ordinaire, il vint, me salua, prit place entre mes disciples, et se mit à m’écouter avec attention. Et par hasard, la leçon que j’avais entre les mains me parut demander, pour son explication, une comparaison empruntée aux jeux du cirque, qui dût jeter sur mes paroles plus d’agrément et de lumières, avec un assaisonnement de raillerie piquante contre les esclaves d’une telle manie.

Vous savez, mon Dieu, que je ne songeais nullement alors à en guérir Alypius. Mais il saisit le trait pour lui, ne le croyant adressé qu’à lui seul un autre m’en eût voulu, lui s’en voulut à lui-même ; excellent jeune homme, et qui m’en aima encore de plus vive amitié! N’aviez-vous pas déjà dit depuis longtemps, dans vos Ecritures : " Reprends le sage et il t’aimera (Prov. IX, 8)? " Et néanmoins ce ne fut (410) pas moi qui le, repris; mais vous, à qui, soit de gré, soit à notre insu, nous servons tous d’instruments selon l’ordre de votre sagesse et de votre justice. Ce fut vous qui fîtes de mon coeur et de ma langue des charbons ardents pour brûler et guérir le mal dont se mourait cette âme de précieuse espérance.

Que celui-là taise vos louanges qui ne considère pas vos miséricordes; elles parlent en votre honneur du fond de mes moelles. J’avais dit, et aussitôt Alypius s’élança hors de l’abîme où un aveugle plaisir l’avait précipité; sa magnanime résolution secoua son âme et en fit tomber toutes les ordures du cirque, où il ne revint jamais depuis. Bientôt après, triomphant de la résistance de son père, il emporta la permission de me prendre pour maître. Redevenu mon disciple, il s’engagea avec moi dans les superstitions des Manichéens, aimant en eux cet extérieur de continence qu’il croyait naturel et vrai. Mais cette continence était loin de leur coeur; ce n’était qu’un piége tendu aux âmes généreuses ( Prov. VI, 26) qui n’atteignant pas encore aux profondeurs de la vertu, se laissent prendre à la superficie où glissent son ombre et sa trompeuse image.

CHAPITRE VIII.

ALYPIUS ENTRAÎNÉ AUX SANGLANTS SPECTACLES DU CIRQUE.

13. Nourri par ses parents dans l’enchantement des voies du siècle, loin de les délaisser, il m’avait précédé à Rome pour y apprendre le droit; et là, il fut pris d’une étrange passion pour les combats de gladiateurs, et de la façon la plus étrange. Il avait pour ces spectacles autant d’aversion que d’horreur, quand un jour, quelques condisciples de ses amis, au sortir de table, le rencontrent, et malgré l’obstination de ses refus et de sa résistance, l’entraînent à l’amphithéâtre avec une violence amicale, au moment de ces cruels et funestes jeux. En vain il s’écriait: " Vous pouvez entraîner mon corps et le placer près de vous, mais pourrez-vous ouvrir à ces spectacles mon âme et mes yeux? J’y serai absent, et je triompherai et d’eux et de vous." Il eut beau dire, ils l’emmenèrent avec eux, curieux peut-être d’éprouver s’il pourrait tenir sa promesse.

Ils arrivent, prennent place où ils peuvent; tout respirait l’ardeur et la volupté du sang. Mais lui, fermant la porte de ses yeux, défend à son âme de descendre dans cette arène barbare; heureux s’il eût encore condamné ses oreilles! car, à un incident du combat, un grand cri s’étant élevé de toutes parts, il est violemment ému, cède à la curiosité, et se croyant peut-être assez en garde pour braver, et vaincre même après avoir vu, il ouvre les yeux. Alors son âme est plus grièvement blessée que le malheureux même qu’il a cherché d’un ardent regard, il tombe plus misérable que celui dont la chute a soulevé cette clameur: entré par son oreille, ce cri a ouvert ses yeux pour livrer passage au coup qui frappe et renverse un coeur plus téméraire que fort, d’autant plus faible qu’il plaçait sa confiance en lui-même au lieu de vous. A peine a-t-il vu ce sang, il y boit du regard la cruauté. Dès lors il ne détourne plus l’oeil; il l’arrête avec complaisance; il se désaltère à la coupe des furies, et sans le savoir, il fait ses délices de ces luttes féroces; il s’enivre des parfums du carnage. Ce n’était plus ce même homme qui venait d’arriver, c’était l’un des habitués de cette foule barbare; c’était le véritable compagnon de ses condisciples. Que dirai-je encore? il devint spectateur, applaudisseur, furieux enthousiaste, il remporta de ce lieu une effrayante impatience d’y revenir. Ardent, autant et plus. que ceux qui l’avaient entraîné, il entraînait les autres. Et c’est pourtant de si bas que votre main puissante et miséricordieuse l’a retiré, et vous lui avez appris .à ne point s’assurer en lui, mais en vous, bien longtemps après néanmoins.

CHAPITRE IX.

ALYPIUS SOUPÇONNÉ D’UN LARCIN.

14. Ce souvenir restait dans sa mémoire comme un préservatif à l’avenir. Semblable avertissement lui avait été déjà donné, lorsqu’il était mon disciple à Carthage. C’était vers le milieu du jour; il se promenait au Forum, pensant à une déclamation qu’il devait prononcer selon la coutume dans les exercices de l’école, quand surviennent les gardes du palais qui l’arrêtent comme voleur. Vous l’aviez permis, mon Dieu, sans doute afin qu’il apprît, devant être un jour si grand, combien il importe que l’homme, juge de l’homme, ne prononce pas sur le sort de son semblable avec une crédulité téméraire. (411)

Il se promenait donc seul, devant le tribunal, avec ses tablettes et son stylet, lorsqu’un jeune écolier, franc voleur, secrètement muni d’une hache, sans être aperçu de lui, s’approche des barreaux de plomb en saillie sur les devantures de la voie des Orfèvres, et se met à les couper. Au bruit de la hache, on s’écrie à l’intérieur et on envoie des gens pour saisir le coupable. Entendant leurs voix, celui-ci prend la fuite et jette son instrument, de peur d’être surpris armé. Alypius qui ne l’avait pas vu entrer, le voit sortir et fuir rapidement. Il s’approche pour s’informer; étonné de trouver une hache, il s’arrête à la considérer. On l’aperçoit, seul, tenant l’outil dont le bruit avait donné l’alarme. On l’arrête, on l’entraîne, on appelle tous les habitants du voisinage, on le montre en triomphe comme un voleur pris en flagrant délit qu’on va livrer au juge.

15. Mais la leçon devait se borner là. Vous vîntes aussitôt, Seigneur, au secours de son innocence, dont vous étiez le seul témoin. Comme on le menait à la prison ou au supplice, il se trouva à la rencontre un architecte, spécialement chargé de la conservation des bâtiments publics. Les gens qui le tiennent sont charmés qu’à leur passage vienne précisément s’offrir celui qui d’ordinaire les soupçonnait des larcins commis au Forum ; il en allait enfin connaître les auteurs. Or, cet homme avait plus d’une fois vu Alypius chez un sénateur qu’il allait souvent saluer. Il le reconnaît, lui prend la main et, le tirant à part, lui demande la cause de ce désordre, et apprend ce qui s’est passé. La foule s’émeut et murmure avec menace; l’architecte commande qu’on le suive. On passe devant la maison du jeune homme coupable. A la porte se trouvait un enfant, trop petit pour être retenu dans sa révélation par la crainte de compromettre son maître, qu’il avait accompagné au Forum. Alypius le voit et le désigne à l’architecte, qui, montrant la hache à l’enfant, lui demande à qui elle est: à nous, répond à l’instant celui-ci. On l’interroge de nouveau; tout se découvre. Ainsi, le crime retomba sur cette maison, à la confusion de la multitude, qui déjà triomphait d’Alypius. Dispensateur futur de votre parole, et juge de tant d’affaires en votre Eglise, il sortit de ce danger avec plus d’instruction et d’expérience.

CHAPITRE X.

INTÉGRITÉ D’ALYPIUS. — ARDEUR DE NEBRIDIUS A LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.

16. Je l’avais rencontré à Rom e, où il s’unit à moi d’amitié si étroite qu’il me suivit à Milan pour ne point se séparer de moi, et aussi pour utiliser sa science du droit, suivant le désir de ses parents plutôt que le sien. Eprouvé déjà par trois emplois, où son désintéressement n’avait pas moins étonné les autres qu’il n’était surpris lui-même de la préférence qu’on pouvait accorder à l’or sur la probité, une dernière tentative contre sa fermeté avait mis en oeuvre tous les ressorts de la séduction et de la terreur. Il remplissait à Rome les fonctions d’assesseur, auprès du comte des revenus d’Italie, quand un sénateur, puissant par ses bienfaits et son crédit, accoutumé à ne pas trouver d’obstacles, voulut se permettre je ne sais quoi de contraire à la loi. Alypius s’y oppose. On lui promet une récompense, qu’il dédaigne; on essaie de menaces, qu’il foule aux pieds ; tous admirant cette constance qui ne pliait pas devant un homme, bien connu pour avoir mille moyens d’être utile ou de nuire; cette fermeté d’âme également indifférente au désir de son amitié et à la crainte de sa haine. Le magistrat lui-même, dont Alypius était le conseiller, quoique opposé à cette injuste prétention, n’osait cependant refuser hautement; mais s’excusant sur l’homme juste, il alléguait sa résistance; et s’il fléchissait, Alypius était en effet décidé à résigner ses fonctions.

Son amour pour les lettres, seul, faillit le séduire; il eût pu, avec le gain du prétoire, se

procurer des manuscrits; mais il consulta la justice et prit une résolution meilleure, préférant le véto de l’équité au permis de l’occasion. Cela n’est rien sans doute, mais " qui est fidèle dans les petites choses l’est dans les grandes; " et rien ne saurait anéantir cet oracle sorti de la bouche de votre vérité: " Si vous n’avez pas été fidèle dispensateur d’un faux trésor, qui vous confiera le véritable? Si vous n’avez pas été fidèle dépositaire du bien d’autrui, qui vous rendra celui qui est à vous (Luc, XVI, 10-12)? " Tel était l’homme si étroitement lié avec moi, et comme moi chancelant, irrésolu sur le genre de vie à suivre.

17. Et Nebridius aussi qui avait abandonné (412) son pays, voisin de Carthage, et Carthage même, son séjour ordinaire, et le vaste domaine de son père, et sa mère qui ne songeait pas à le suivre — il avait tout quitté pour venir à Milan vivre avec moi dans la poursuite passionnée de la vérité et de la sagesse. Il soupirait comme moi, il flottait comme moi, ardent à la recherche de la vie bienheureuse, profond dans l’examen des plus difficiles problèmes. Voilà donc trois bouches affamées, exhalant entre elles leur mutuelle indigence, et attendant de vous leur nourriture au temps marqué. Et, dans l’amertume dont votre miséricorde abreuvait notre vie séculière, considérant le but de nos souffrances, nous ne trouvions plus que ténèbres. Nous nous détournions en gémissant, et nous disions : Jusques à quand? Et tout en le répétant, nous poursuivions toujours, parce qu’il ne nous apparaissait rien de certain que nous pussions saisir en lâchant le reste.

CHAPITRE XI.

VIVES PERPLEXITÉS D’AUGUSTIN.

18. Et je ne pouvais, sans un profond étonnement, repasser dans ma mémoire tout ce long temps écoulé depuis la dix-neuvième année de mon âge, où je m’étais si vivement épris de la sagesse, résolu d’abandonner à sa rencontre les vaines espérances et les trompeuses chimères de mes passions. Et déjà j’accomplissais mes trente ans, embourbé dans la même fange, avide de jouir des objets présents, périssables, et qui divisaient mon âme. Je trouverai demain, disais-je; demain la vérité paraîtra, et je la saisirai. Et puis, Faustus va venir, il m’expliquera tout. O grands maîtres de l’Académie ! on ne peut rien tenir de certain pour régler la vie. Mais non, cherchons mieux; ne désespérons pas. Voici déjà que les absurdités de l’Ecriture ne sont plus des absurdités; une interprétation différente satisfait la raison. Arrêtons-nous sur les degrés où, entant, mes parents m’avaient déposé, jusqu’à ce que se présente la vérité pure.

Mais où, mais quand la chercher? Ambroise n’a pas une heure à me donner, je n’en ai pas une pour lire. Et puis, où trouver des livres? quand et comment s’en procurer? à qui en emprunter? Réglons le temps; ménageons-nous des heures pour le salut de notre âme. Une grande espérance se lève. La foi catholique n’enseigne pas ce dont l’accusait la vanité de mon erreur. Ceux qui la connaissent condamnent comme un blasphème la croyance que Dieu soit borné aux limites d’un corps humain; et j’hésite à frapper pour qu’on achève de m’ouvrir? La matinée est donnée à mes disciples : que fais-je le reste du jour? pourquoi cette négligence? Mais trouverai-je un moment pour rendre visite à des amis puissants, dont le crédit m’est nécessaire? pour préparer ces leçons que je vends? pour donner quelque relâche à mon esprit fatigué de tant de soins?

19. Périssent toutes ces vanités, périsse tout ce néant; employons-nous à la seule recherche de la vérité. Cette vie est misérable et l’heure de la mort incertaine; si elle nous surprend, en quel état sortirons-nous d’ici? Où apprendrons-nous ce que nous y aurons négligé d’apprendre? ou plutôt ne nous faudra-t-il pas expier cette négligence? Et si la mort allait trancher tout souci avec ce noeud de chair? Si tout finissait ainsi? Encore s’en faut-il enquérir. Mais non; blasphème qu’un tel doute! Ce n’est pas un rien, ce. n’est pas un néant qui élève la foi chrétienne à cette hauteur d’autorité par tout l’univers. Le doigt de Dieu n’aurait pas opéré pour nous tant de merveilles, si la mort du corps absorbait la vie de l’âme. Que tardons-nous, que ne laissons-nous là l’espoir du siècle, pour nous appliquer tout entier à chercher Dieu et la vie bienheureuse? .

Mais attends encore; n’est-il plus de charme dans ce monde? a-t-il perdu ses puissantes séductions? n’en détache pas ton coeur à la légère. Il serait honteux de revenir à lui après l’avoir quitté. Vois, à quoi tient-il que tu n’arrives à une charge honorable? Que pourrais-tu souhaiter après? N’ai-je pas en effet des amis puissants? Quel que soit mon empressement à limiter mes espérances, je puis toujours aspirer à une présidence de tribunal; et je prendrai une femme dont la fortune sera suffisante à mon état, et là se borneront mes désirs. Combien d’hommes illustres et dignes de servir d’exemples, ont vécu mariés, et fidèles à la sagesse!

20. Ainsi disais-je; et les vents contraires de mes perplexités jetaient mon coeur çà et là; et le temps passait; et je tardais à me convertir à vous, Seigneur mon Dieu; je différais de jour en jour de vivre en vous, et je ne différais pas un seul jour de mourir en moi-même. Aimant la vie bienheureuse, je la redoutais dans son (413) séjour, et en la fuyant je la cherchais. Je croyais que je serais trop malheureux d’être à jamais privé des embrassements d’une femme; et le remède de votre miséricorde, efficace contre cette infirmité, ne venait pas à ma pensée, faute d’en avoir fait l’épreuve; car j’attribuais la continence aux propres forces de l’homme, et cependant je sentais ma faiblesse. J’ignorais, insensé, qu’il est écrit : " Nul n’est chaste, si vous ne lui en donnez la force ( Sagesse, VIII, 21). " Et vous me l’eussiez donnée, si le gémissement intérieur de mon âme eût frappé à votre oreille; si ma foi vive eût jeté dans votre sein tous mes soucis.

CHAPITRE XII.

SES ENTRETIENS AVEC ALYPLUS SUR LE MARIAGE ET LE CÉLIBAT.

21. Alypius me détournait du mariage, et me représentait sans cesse que ces liens ne nous permettraient plus de vivre assurés de nos loisirs, dans l’amour de la sagesse, comme nous le désirions depuis longtemps. Il était d’une chasteté d’autant plus admirable, qu’il avait eu commerce avec les femmes dans sa première jeunesse; mais il s’en était détaché, avec remords et mépris, pour vivre dans une parfaite continence.

Et moi je lui opposais l’exemple d’hommes mariés qui étaient demeurés dans la pratique de la sagesse, le service de Dieu, la fidélité aux devoirs de l’amitié. Mais que j’étais loin d’une telle force d’âme ! Esclave de cette fièvre charnelle dont j’étais dévoré, je traînais ma chaîne, dans une mortelle ivresse, et je tremblais qu’on ne vînt la rompre, et ma plaie vive, frémissante sous l’anneau secoué, repoussait la parole d’un bon conseiller, la main d’un libérateur. Que dis-je? le serpent, par ma bouche, parlait à Alypius; ma langue formait les noeuds et semait dans sa voie les doux piéges où son pied innocent et libre allait s’embarrasser.

22. Ce lui était un prodige de me voir, moi qu’il estimait, pris à l’appât de la volupté, jusqu’à lui avouer même, dans nos conversations, qu’il me serait impossible de garder le célibat; et pour me défendre contre son étonnement, je lui disais que ce plaisir qu’il avait ravi au passage, et dont un vague souvenir lui rendait le mépris si facile, n’avait rien de comparable aux délices de cette liaison dans laquelle je vivais. Que si la sanction du mariage venait à légitimer de telles jouissances, quel sujet aurait-il donc d’être surpris de mon impuissance à mépriser une telle vie? Il finissait par la désirer lui-même, cédant moins aux sollicitations du plaisir qu’à celles de la curiosité. li voulait savoir, disait-il, quel était enfin ce bonheur sans lequel ma vie, qui lui plaisait, ne me paraissait plus une vie, mais un supplice.

Libre de mes fers, son esprit s’étonnait de mon esclavage, et de l’étonnement il se lais. sait aller au désir d’en faire l’essai, pour tomber peut-être de cette expérience daims la servitude même qui l’étonnait, parce qu’il voulait se fiancer à la mort, et que l’homme qui aime le péril y tombe (Eccli. III, 27). Car nous n’étions, l’un et l’autre, que faiblement touchés des devoirs qui donnent seuls quelque dignité au mariage, la continence et l’éducation des enfants. Pour moi, je n’en aimais guère que l’enivrante habitude d’assouvir cette insatiable concupiscence dont j’étais la proie; et lui allait trouver la captivité dans son étonnement de ma servitude. Voilà où nous en étions, jusqu’à ce que votre grandeur, fidèle à notre boue, prit en pitié notre misère, et vint à notre secours par de merveilleuses et secrètes voies.

CHAPITRE XIII.

SA MÈRE N’OBTIENT DE DIEU AUCUNE RÉVÉLATION SUR LE MARIAGE DE SON FILS.

23. Et l’on pressait activement l’affaire de mon mariage. J’avais fait une demande; j’étais accueilli; ma mère s’y employait avec zèle, d’autant que le mariage devait me conduire à l’eau salutaire du baptême; elle sentait avec joie que je m’en approchais chaque jour davantage; et ma profession de foi allait accomplir ses voeux et vos promesses. Mais lorsque, à ma prière et selon l’instinct de son désir, elle vous suppliait, de l’accent le plus passionné du coeur, de lui révéler en songe quelque chose de cette future alliance, vous n’avez jamais voulu l’entendre. Elle voyait de vaines et fantastiques images rassemblées par la vive préoccupation de l’esprit; elle me les racontait avec mépris; ce n’était plus cette confiance qui lui attestait l’impression de votre doigt. Certain goût ineffable lui donnait, disait-elle, le discernement (414) de vos révélations et des songes de son âme. On pressait néanmoins mon mariage; la jeune fille était demandée, mais il s’en fallait de deux années qu’elle fût nubile; et comme elle me plaisait, on prit le parti d’attendre.

CHAPITRE XIV.

PROJET DE VIE EN COMMUN AVEC SES AMIS.

24. Nous étions plusieurs amis ensemble, qui, dégoûtés des turbulentes inquiétudes de la vie humaine, objet habituel de nos réflexions et de nos entretiens, avions presque résolu de nous retirer de la foule pour vivre en paix. Notre plan était de mettre en commun ce que nous pourrions avoir, de faire une seule famille, un seul héritage, notre sincère amitié faisant disparaître le tien et le mien, le bien de chacun serait à tous, le bien de tous à chacun; nous pouvions être dix dans cette communauté, et plusieurs. d’entre nous étaient fort riches; Romanianus, en particulier, citoyen de notre municipe, qu’une tourmente d’affaires avait jeté à la cour de l’empereur, et mon intime ami dès l’enfance. Il était le plus ardent à presser ce dessein, et il nous le persuadait avec d’autant plus d’autorité, qu’il avait la prépondérance de la fortune.

Nous avions décidé que deux d’entre nous seraient chargés, comme magistrats annuels, de l’administration des affaires, les autres vivant en repos. Mais quand on vint à demander sites femmes y consentiraient, plusieurs étant déjà mariés, et nous aspirant à l’être, l’argile si bien façonné de cette illusion nouvelle éclata entre nos mains, et nous en rejetâmes les débris.

Et nous voilà retombés dans nos soupirs, dans nos gémissements, dans les voies du siècle larges et battues, et notre coeur roulait le flot de ses pensées devant l’éternelle stabilité de votre conseil ( Ps. XXXII, 2). Du haut de ce conseil, riant de nos résolutions, vous prépariez les vôtres, attendant le temps propre pour nous donner la nourriture, et pour ouvrir la main qu’il allait combler nos âmes de bénédiction ( Ps CXLIV, 15, 16.).

CHAPITRE XV.

LA FEMME QU’IL ENTRETENAIT ÉTANT RETOURNÉE EN AFRIQUE, IL EN PREND UNE AUTRE.

25. Cependant mes péchés se multipliaient; et quand on vint arracher de mes côtés, comme un obstacle à mon mariage, la femme qui vivait avec moi, il fallut déchirer le coeur où elle avait racine, et la blessure saigna longtemps. Mais elle, à son retour en Afrique, vous fit voeu de renoncer au commerce de l’homme. Elle me laissait le fils naturel qu’elle m’avait donné. Et moi malheureux, incapable d’imiter une femme, impatient de cette attente de deux années pour obtenir la main qui m’était promise, n’étant point amoureux du mariage, mais esclave de la volupté, je trouvai une autre femme, comme pour soutenir et irriter la maladie de mon âme, en lui continuant cette honteuse escorte de plaisirs jusqu’à l’avènement de l’épouse. Ainsi la blessure dont la première séparation m’avait navré, ne guérissait pas: mais après de cuisantes douleurs, elle tournait en sanie: et le mal, plus languissant, n’en était que plus désespéré.

CHAPITRE XVI.

SA CRAINTE DE LA MORT ET DU JUGEMENT.

26. Louange à vous! gloire à vous! ô source des miséricordes. Je devenais de jour en jour plus déplorable, et vous plus prochain. Vous avanciez déjà la main qui allait me retirer et me laver de cette boue, et je ne m’en doutais pas. Et rien ne me rappelait du fond de l’abîme des voluptés charnelles que la crainte de la mort et de votre jugement futur, si profonde en mon coeur que tant de doctrines contraires n’avaient jamais pu l’en bannir.

Et je discutais avec Alypius et Nebridius les raisons finales des biens et des maux, leur avouant que, dans mon esprit, Epicure eût obtenu la palme, si j’avais pu cesser de croire à la survivance de l’âme après la mort, et à la rémunération des oeuvres qu’Epicure n’admit jamais. Si nous étions immortels, leur disais-je, vivant dans une perpétuelle volupté des sens, sans aucune crainte de la perdre, pourquoi ne serions-nous pas heureux? Et que nous faudrait-il encore? Et je ne voyais pas que cette pensée même témoignait de ma misère et de la profondeur de mon naufrage; aveugle, je n’apercevais pas la lumière de cette beauté chaste et (415) pure qu’il faut embrasser sans passion, invisible au regard de la chair, visible seulement à l’oeil intérieur.

Et, malheureux, je ne concevais pas de quelle source coulait en moi ce plaisir que la présence de hies amis me faisait trouver au récit de ces honteuses misères. Car, au sein même des joies charnelles, je n’eusse pu vivre heureux, même selon l’homme sensuel d’alors, sans ces amis que j’aimais et, dont je .me sentais aimé sans intérêt.

O voies tortueuses! malheur à l’âme téméraire qui, en se retirant de vous, espère trouver mieux que vous! Elle se tourne, elle se retourne en vain, sur le dos, sur les flancs, sur le ventre; tout lui est dur. Et vous seul êtes son repos. Et vous voici! et vous nous délivrez de nos lamentables erreurs! et vous nous mettez dans votre voie, et vous nous consolez et dites : " Courez, je vous soutiendrai; je vous conduirai au but, et là, je vous soutiendrai encore. (416)

 

LIVRE SEPTIÈME

AUGUSTIN A TRENTE ET UN AN

Peines de son esprit dans la recherche du mal. — Par quels degrés il s’élève à la connaissance de Dieu. — Erreur de ses sentiments sur la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

 

CHAPITRE PREMIER.

IL NE POUVAIT CONCEVOIR DIEU QUE COMME UNE SUBSTANCE INFINIMENT ÉTENDUE.

1. Et déjà était morte mon adolescence honteuse et criminelle; et j’entrais dans la jeunesse, et plus j’avançais en âge, plus je m’égarais en de ridicules chimères, ne pouvant concevoir d’autre substance que celle qui se voit par les yeux. Je ne vous prêtais plus, il est vrai, mon Dieu, les formes humaines, depuis que j’avais commencé d’ouvrir l’esprit à la sagesse ; je m’étais toujours préservé de cette erreur; et je la voyais, avec joie, condamnée par la foi de votre Eglise catholique, notre mère spirituelle. Mais de quelle autre manière vous concevoir ? je l’ignorais, et je m’évertuais à vous comprendre, homme que j’étais, et quel homme ! vous le souverain, le seul et vrai Dieu. Et je croyais de toutes les forces de mon être que vous êtes incorruptible, inviolable, immuable; car, malgré mon ignorance du comment et du pourquoi, je voyais cependant avec certitude que ce qui est sujet à la corruption est au-dessous de l’incorruptible; et je préférais sans hésiter l’inviolable à ce qui souffre violence, et l’immuable au muable.

Mon coeur protestait violemment contre ces vanités de ma fantaisie, et je cherchais à dissiper d’un seul coup l’essaim bourdonnant d’impuretés qui offusquaient le regard de ma pensée; à peine éloigné, il revenait soudain fondre plus pressé sur mes yeux aveuglés; et tout en renonçant à cette vaine imagination de forme humaine, je ne pouvais néanmoins me débarrasser de l’idée d’une substance corporelle pénétrant le monde dans toute son étendue, et répandue, hors du monde, dans l’infini; et, toutefois, je lui maintenais, en tant qu’incorruptible, inviolable et immuable, la prééminence sur ce qui est sujet à corruption, déchéance et changement. Tout être, à qui je refusais l’étendue, ne me semblait plus qu’un rien; mais rien absolu, et non ce vide que ferait dans l’étendue la disparition de tout corps. Càr l’étendue serait toujours, malgré cette vacuité de tout corps élémentaire ou céleste, vide étendu, spacieux néant.

2. Et dans cette pléthore de coeur, m’obscurcissant moi-même à mes propres yeux, je pensais que tout ce qui ne m’apparaissait point à l’état d’extension ou de diffusion, de concentration ou de renflement, n’était que pur néant. Car les formes sur lesquelles se promènent mes yeux, étaient les seules images que parcourût ma pensée, et je ne m’apercevais pas que cette action intérieure qui me figurait. ces images, ne leur était en rien semblable, et qu’elle ne pouvait les imaginer sans être elle-même quelque chose de grand.

Et vous, ô vie de ma vie, c’est ainsi que je vous croyais grand; répandu, suivant moi, dans tout le corps de l’univers, et le débordant partout à l’infini, le ciel et la terre et toute créature vous possédaient, terminés en vous; vous, nulle part. Mais comme le corps de l’air étendu sur la terre ne résiste point à la lumière du soleil qui le traverse, qui le pénètre sans le déchirer ou le diviser et le remplit tout entier, j’imaginais que vous passiez ainsi par le corps du ciel et de l’air, de la mer et même par celui de la terre, également pénétrable en ses parties les plus grandes et les moindres à l’immanation de votre présence, qui imprimait, comme une respiration subti1e, le mouvement intérieur et extérieur à toutes vos créatures.

Telles étaient mes conjectures; ma pensée ne pouvait aller au delà, et c’était encore une (417) erreur. Car il fallait admettre qu’une plus grande partie de la terre en contenait une plus grande de vous, et une plus petite, une moindre, votre présence se distribuant de manière qu’il en tenait plus dans le corps de l’éléphant que dans celui du passereau; beaucoup plus grand, il prenait beaucoup plus de place; et ainsi les divisions de votre essence se proportionnaient aux inégalités des corps. Et toutes fois il n’en est pas ainsi; mais vous n’aviez point encore éclairé mes ténèbres.

CHAPITRE II.

OBJECTION DE NEBRIDIUS CONTRE LES MANICHÉENS.

3. Il me suffisait, Seigneur, pour confondre ces imposteurs dupes, et ces bavards muets, car leur bouche est toujours muette pour votre Verbe; il me suffisait de cette objection que Nebridius, à Carthage même, leur présentait d’ordinaire, et qui avait fortement remué tous ceux qui, comme moi, l’avaient entendue. Qu’aurait pu faire contre vous, leur demandait-il, cette nation de ténèbres qu’ils vous opposent comme une armée ennemie, si vous n’eussiez pas voulu combattre contre elle? Si l’on répond qu’elle pouvait nuire, vous n’êtes plus ni inviolable, ni incorruptible. Si l’on convient de son impuissance, on ne peut plus apporter aucune raison à cette lutte; lutte si opiniâtre, qu’une partie de vous-même, un de vos membres, une production de votre propre substance engagée parmi ces puissances ennemies et les natures indépendantes de votre création, s’y trouve infectée d’une telle corruption, que, précipitée de la béatitude dans la misère, elle a besoin d’un libérateur et d’un purificateur: or, à les en croire, cette partie de vous-même est l’âme de l’homme, que votre Verbe vient, libre, délivrer de ses chaînes; pur, de ses souillures; intact, de sa corruption, et toutefois corruptible lui-même, puisqu’il n’est qu’une seule et même substance avec elle.

Donc, s’ils reconnaissent que tout ce que vous êtes, c’est-à-dire la substance dont vous êtes, est incorruptible, toutes leurs hypothèses sont fausses. et odieuses. S’ils vous tiennent pour corruptible, cela seul est un blasphème, abominable à proférer. C’était assez pour se presser la poitrine avec dégoût et vomir ces pernicieux docteurs, qui, renfermés dans un cercle dont ils ne pouvaient sortir sans un horrible sacrilége de coeur et de langue, étaient condamnés à penser et à parler ainsi de vous.

CHAPITRE III.

PEINE QU’IL ÉPROUVE A CONCEVOIR L’ORIGINE DU MAL.

4. Mais tout en vous reconnaissant incapable de souillure, d’altération et de changement, si ferme que je fusse dans la croyance que vous êtes notre Seigneur, vrai Dieu, créateur de nos âmes et de nos corps, et non-seulement des âmes et des corps, mais de tout être et de toute chose, je ne saisissais pas encore toutefois le noeud de l’origine du mal. Et néanmoins, quelle qu’elle fût, je sentais que je devais conduire mes réflexions avec assez de prudence pour ne pas être réduit à trouver le Dieu immuable sujet au changement, et à ne point me laisser surprendre par l’objet de ma poursuite. Et j’y songeais avec sécurité, certain qu’il n’y avait qu’erreur dans les discours de ces hommes que je fuyais de toute mon âme. parce qu’il était évident pour moi qu’ils recherchaient la cause du mal en esprit de malice, aimant mieux croire votre substance susceptible de le souffrir, que la leur capable de le faire.

5. Et je m’appliquais à saisir cette vérité souvent affirmée devant moi, que le libre arbitre de la volonté est la cause du mal de nos actions, et l’équité de vos jugements, du mal de nos souffrances. Mais ici ma faible vue s’obscurcissait. En vain je travaillais à retirer les yeux de mon âme de cet abîme de ténèbres, j’y plongeais de nouveau; et je réitérais mes efforts, et je plongeais toujours.

Une chose me soulevait un peu vers votre lumière, c’est que je n’étais pas plus certain de vivre que d’avoir une volonté. Ainsi, quand je voulais ou ne voulais pas, j’avais toute certitude que ce n’était pas autre que moi qui voulait ou ne voulait pas; et je soupçonnais déjà que là résidait la cause de mon péché. Quant aux actes où je me portais malgré moi, je me sentais plutôt souffrir qu’agir, et je présumais que c’était moins une faute qu’un châtiment, dont je me reconnaissais justement frappé, en songeant à votre justice.

Mais je me demandais ensuite : Qui m’a fait? n’est-ce pas mon Dieu qui est bon, qui est la bonté même? D’où m’est venu de vouloir le mal, de ne pas vouloir le bien, mon crime, (418) mon supplice? Qui a donc semé et planté en moi ce grain d’amertume, moi dont tout l’être est venu de mon Dieu, souverainement doux. Si le diable en est l’auteur, d’où lui-même est-il le diable? Que si, par la malice de sa volonté, d’ange il est devenu démon, d’où lui est venue cette volonté mauvaise qui l’a fait diable, lui que son créateur, souverainement bon, avait fait ange de bonté? Et ces pensées étaient un poids mortel qui me coulait à fond, mais toutefois je ne descendais pas jusqu’au gouffre d’horreur, où l’on ne vous confesse plus, où l’on vous soumet au mal pour ne pas reconnaître le crime de l’homme.

CHAPITRE IV.

DIEU ÉTANT LE SOUVERAIN BIEN EST NÉCESSAIREMENT INCORRUPTIBLE.

6. Je faisais donc tous mes efforts pour découvrir le reste, comme j’avais déjà découvert que l’incorruptible est meilleur que le corruptible, vous reconnaissant ainsi, qui que vous fussiez, pour incorruptible. Car jamais esprit n’a pu et ne pourra concevoir rien de meilleur que vous, suprême et souverain Bien. Or, comme il est d’évidente certitude que l’incorruptible est préférable au corruptible, préférence qui alors même ne me semblait pas douteuse, j’aurais pu saisir par la pensée quelque chose de meilleur que mon Dieu, si- lui n’eût été l’incorruptible.

Ainsi persuadé de la prééminence de l’incorruptible sur le corruptible, c’est dans cette excellence que je devais vous chercher; c’est par là que je devais concevoir d’où procède le mal, c’est-à-dire la corruption même, qui ne peut nullement atteindre votre substance, car la corruption n’a aucune prise sur notre Dieu, ni par sa volonté, ni par la nécessité, ni par survenance fortuite, parce qu’il est Dieu, qu’il ne veut que le bien, et qu’il est lui-même le bien essentiel, et que se corrompre n’est plus de l’essence du bien. Et rien ne vous contraint d’agir malgré vous, parce que votre volonté n’est pas plus grande que votre puissance; et pour qu’elle le fût, il faudrait que vous fussiez plus grand que vous-même, car la volonté, car la puissance de Dieu, c’est Dieu même. Et qui peut vous surprendre, vous qui connaissez tout; rien ne pouvant exister que par votre connaissance? Et faut-il tant s’arrêter à chercher pourquoi cette substance, qui est Dieu, est incorruptible, puisque si elle ne l’était pas, elle ne serait pas Dieu?

CHAPITRE V.

SES DOUTES SUR L’ORIGINE DU MAL.

7. Et je cherchais la source du mal, et je la cherchais mal, et je n’apercevais pas le mal de ma recherche même, et je faisais comparaître aux regards de mon esprit la création universelle, et tout ce qui est visible dans son étendue, la terre, la mer, l’air, les astres, les plantes et les animaux mortels; et tout ce qui est invisible, comme le firmament, les anges et les substances spirituelles; et mon imagination les distribuait en divers lieux comme des êtres corporels. Et je faisais de votre création une grande masse que je classais par espèces de corps, ou réels, ou que mon erreur substituait aux esprits. Et cette masse, je me la représentais immense, non pas selon son immensité réelle qu’il m’était impossible d’atteindre, mais selon les seules limites que lui assignait mon imagination. Et je me la représentais, Seigneur, de toutes parts environnée et pénétrée de votre essence; et je me figurais une mer sans fond et sans rivage, solitaire dans l’infini, qui contiendrait une éponge d’une immensité finie, et toute pleine de l’immense mer.

Ainsi je croyais vos créatures finies, pleines de votre infini, et je me disais : Voici Dieu, voilà ses créatures, Dieu bon, infiniment meilleur qu’elles, mais dont la bonté n’a pu les faire que bonnes, et c’est ainsi qu’il les environne et les remplit. Où est donc le mal, d’où vient-il, et par où s’est-il glissé? quelle est sa racine? quel est son germe? Mais peut-être, n’est-il pas. Pourquoi donc redoutons-nous, pourquoi fuyons-nous ce qui n’est pas? Et si notre crainte est vaine, cette crainte même est un mal; c’est un mal que ce néant qui so1licite et tourmente notre coeur, mal d’autant plus pénible, qu’avec moins de sujet de craindre il nous livre à la crainte. Ainsi donc, ou nous avons la crainte du mal, ou nous avons le mal de la crainte.

Et d’où vient cela? Car Dieu tout bon n’a rien fait que de bon Bien souverain, ses créatures, il est vrai, ne sont que des participations diminuées de sa bonté ;mais, toutefois, Créateur et créatures, tout est bon. D’où procède enfin le mal? Est-ce de la matière, qu’il a mise en oeuvre? Elle recélait peut-être (419) lorsqu’il lui donna la forme et l’ordre, un élément mauvais, qu’il y laissa sans. le convertir en bien. Et pourquoi? Etait-il impuissant à convertir, à changer l’essence de cette matière, pour qu’il n’y restât aucun vestige de mal, lui qui est Tout-Puissant? Pourquoi a-t-il voulu tirer quelque chose d’une pareille matière, et pourquoi, avec cette toute-puissance, ne l’a-t-il pas plutôt réduite au néant? Pouvait-elle donc exister contre sa volonté? Que si elle était éternelle, pourquoi l’a-t-il laissée ainsi tout une éternité et s’est-il décidé si tard à en faire quelque chose? Et s’il lui est venu soudaine volonté de faire, que n’a-t-il fait plutôt qu’elle cessât d’être, et que lui seul fût, coin me le Bien véritable, souverain, infini? Ou enfin, s’il n’était pas bien que la main de celui qui est tout bon demeurât stérile d’oeuvre bonne, ne devait-il pas dissiper et rendre au néant cette matière mauvaise pour en instituer une bonne, dont il eût créé toutes choses? car il ne serait pas tout-puissant s’il ne pouvait rien faire de bon qu’à l’aide de cette matière que lui-même n’aurait pas faite.

Et voilà tout ce que roulait de pensers mon pauvre coeur, gros de tous les mordants soucis dont le pénétraient la crainte de la mort et la tristesse de n’avoir point trouvé la vérité. Je portais néanmoins, enracinée dans mon âme, la foi de l’Eglise catholique en votre Christ notre Sauveur et Maître; et bien qu’elle fût encore en moi avec des défauts et des fluctuations illégitimes, elle tenait pourtant dans mon .esprit, et y prenait chaque jour davantage.

CHAPITRE VI.

VAINES PRÉDICTIONS DES ASTROLOGUES.

8. J’avais déjà rejeté loin les trompeuses prédictions des astrologues et l’impiété de leurs délires. Oh! que vos miséricordes, mon Dieu, en publient aussi vos louanges du fond des entrailles de mon âme! C’est vous qui m’avez détrompé, et vous seul; car qui nous ressuscite de la mort de toute erreur, que la vie qui ne saurait mourir; que la sagesse, dont la lumière se suffisant à elle-même, éclaire les ténèbres des âmes, qui gouverne le monde et connaît jusqu’à la feuille qu’emporte le vent? Vous avez pris en pitié mon obstination à combattre le sage vieillard Vindicianus, et Nebridius, ce jeune homme d’un esprit incomparable, lorsqu’ils soutenaient, l’un avec force, l’autre avec moins d’assurance, mais fréquemment, qu’il n’est point de science de l’avenir; que si le sort dispose souvent selon les conjectures des hommes, ce n’est pas à la science des devins, mais à la multitude de leurs prophéties qu’il faut l’attribuer; on peut prédire vrai à force de prédire. Vous m’avez donc amené un ami, assez peu savant en astrologie, mais zélé consulteur d’astrologues, quoiqu’il eût appris de son père un fait qui, à son insu, ruinait la vanité de cette science.

Cet homme, nommé Firminus, instruit dans les lettres et l’éloquence, me consultant un jour comme l’un de ses plus chers amis, sur, quelques grandes espérances qu’il bâtissait dans le siècle, pour savoir ce que j’en augurais d’après son horoscope, je ne refusai pas de lui donner mes conjectures et tout ce que ma pensée trouvait à tâtons, mais, inclinant déjà vers l’opinion de Nebridius, j’ajoutai que je commençais à tenir tout cela. pour vain et ridicule. Alors il me conta que son père, fort curieux de cette science, avait un ami voué à la même étude, et que, mettant en commun leur laborieuse passion pour ces puérilités, ils observaient chez eux le moment de la naissance des animaux domestiques, et précisaient en même temps la situation du ciel, pour fonder sur ces marques l’expérience de leur art.

Il disait donc avoir appris de son père, que lorsque sa mère était enceinte de lui Firminus, le sein d’une servante de cet ami grossit en même temps, ce qui ne put longtemps échapper au regard d’un maître si exact observateur de la naissance de ses chiens. Il arriva donc qu’ayant calculé les jour, heure et minute de la délivrance, l’un de sa femme, l’autre de sa servante, elles accouchèrent ensemble, en sorte qu’ils figurèrent nécessairement le même ascendant, l’un à son fils, l’autre à son esclave. Car, au moment où les deux femmes avaient ressenti les premières douleurs, ils s’informèrent mutuellement de ce qui se passait chez eux, et tinrent des serviteurs prêts à partir, au moment précis de la naissance. Maîtres absolus comme ils l’étaient, ils furent ponctuellement obéis. Et la rencontre des envoyés, disait-il, s’était opérée à une distance de l’une et de l’autre maison si précisément égale, qu’il fut de part et d’autre impossible de signaler la moindre différence dans l’aspect des astres, et dans le calcul des (420) moments. Et cependant Firminus, né dans un rang élevé parmi les siens, se promenait par les plus riantes voies du siècle, comblé de richesses et d’honneurs, tandis que l’esclave vivait toujours courbé sous le même fardeau de servitude, au témoignage même de celui qui le connaissait bien.

9. Ayant entendu ce récif, que le caractère du narrateur me rendait digne de foi, toutes les résistances de mes doutes tombèrent. Et aussitôt je cherchais à guérir Firminus de cette curiosité, lui montrant que j’aurais dû, pour lui dire vrai, remarquer, à l’aspect des astres de sa nativité, le rang que ses parents tenaient dans leur ville, son héritage considérable, sa naissance ingénue, son éducation honnête, son instruction libérale. Qui si cet esclave, né sous de communes influences, m’eût consulté, il eût fallu, pour lui annoncer aussi la vérité, que j’eusse reconnu, dans ces mêmes signes, la misère et la servilité de sa condition; circonstances bien différentes et bien éloignées des premières. Or, comment l’observation des mêmes signes m’eût-elle fourni des réponses qui devaient être différentes pour être vraies, une réponse semblable étant une erreur? D’où je conclus avec certitude que ce qui se dit de vrai après l’examen des constellations, se dit, non par science, mais par hasard, et que le faux doit être imputé, non à l’imperfection de l’art, mais au mensonge de tout calcul fondé sur le sort.

10. Ce récit ayant ouvert la voie à mes pensées, je ruminais en moi-même comment, en attaquant ceux qui trafiquent de telles rêveries, insensés que je désirais ardemment réfuter et couvrir de ridicule, je leur enlèverais jusqu’au moyen d’alléguer pour défense que Firminus m’avait abusé par un conte, ou que lui-même s’était laissé tromper par son père. Et je dirigeai mes réflexions sur ceux qui. naissent jumeaux, dont souvent la naissance se suit de si près, que le moment d’intervalle, quelle que soit l’influence qu’ils lui prêtent dans l’ordre des événements, se joue des calculs de l’observation humaine et des figures que l’astrologue doit consulter pour la vérité de ses prédictions. Mais cette vérité même est un rêve. L’examen des mêmes signes lui eût fait tirer le même horoscope d’Esaü et de Jacob, dont la vie fut si différente. Sa prédiction eût donc été fausse. Car, pour dire la vérité, il aurait dû, de l’inspection des mêmes étoiles, augurer des fortunes différentes. Ce n’est donc pas la science, mais le hasard qui lui eût présenté la vérité.

C’est vous, Seigneur, juste modérateur de l’univers, c’est vous qui, par une action secrète, à l’insu de tous, consulteurs et consultés, faites sortir de l’abîme de vos justices une réponse conforme aux mérites cachés des âmes. Et que l’homme ne s’élève pas jusqu’à dire : Qu’est-ce donc? pourquoi? Qu’il se taise! qu’il se taise; car il est homme.

CHAPITRE VII.

TOURMENTS DE SON ESPRIT DANS LA RECHERCHE DE L’ORIGINE DU MAL.

11. Et déjà, ô mon libérateur, vous m’aviez affranchi de ces liens; et j’étais encore engagé dans la recherche de l’origine du mal, et je ne trouvais pas d’issue. Mais vous ne permettiez pas aux tourmentes de ma pensée de m’enlever à la ferme croyance que vous êtes, et que votre substance est immuable, que vous êtes la providence et la justice des hommes, et que vous leur avez ouvert en Jésus-Christ, votre Fils, Notre-Seigneur, et dans les saintes Ecritures fondées sur l’autorité de l’Eglise catholique, la voie de salut vers cette vie qui doit commencer à la mort.

Ces vérités sauves, et inébranlablement fortifiées dans mon esprit, je cherchais, avec angoisse, d’où vient le mal. Oh! quelles étaient alors les tranchées de mon âme en travail! quels étaient ses gémissements, mon Dieu! Et vous-étiez là, écoutant, à mon insu. Et lorsque, dans le silence, je poursuivais ma recherche avec effort, c’étaient d’éclatants appels à votre miséricorde que ces muettes contritions de ma pensée.

Vous saviez ce que je souffrais, et nul ne le savait. Qu’était-ce, en effet, ce que ma parole en faisait passer dans l’oreille de mes plus chers amis? La parole, le temps eût-il suffi pour leur faire entendre le bruit des flots de mon âme.? Mais ils entraient tous dans votre oreille, vous ne perdiez rien des rugissantes lamentations de ce coeur. Et mon désir était devant vous, et la lumière de mes yeux n’était plus avec moi (Ps. XXXVII, 9-11). Car elle était en moi, et j’étais hors de moi-même, Il n’est pas de lieu pour elle; et je ne portais mon esprit que sur les objets qui occupent un lieu, et je n’y trouvais (421) pas où reposer, et je n’y pouvais demeurer, et dire : Cela suffit, je suis bien; et il ne m’était plus permis de revenir où j’eusse été mieux. Supérieur à ces objets, inférieur à vous, je vous suis soumis, ô ma véritable joie, et vous m’avez soumis tout ce que vous avez fait au-dessous de moi.

Et tel est le tempérament de rectitude, la moyenne région où est le salut: demeurant l’image de mon Dieu, ma fidélité à vous servir m’eût assuré la domination sur mon corps. Mais mon orgueil s’est dressé contre vous, j e me suis élancé contre mon Seigneur sous le bouclier d’un coeur endurci ( Job, XV, 26), et tout ce que je foulais aux pieds s’est élevé au-dessus de ma tête, pour m’opprimer, sans trève, sans relâche. Tous ces corps, je les rencontrais en foule, en masse serrée, sur le passage de mes yeux; je voulais rentrer dans ma pensée, et leurs images m’interceptaient le retour, et je croyais entendre: Où vas-tu, indigne et infâme?

Et telles étaient les excroissances de ma plaie, parce que vous m’aviez humilié comme un blessé superbe (Ps. LXXXVIII, 11.); le gonflement de mon âme me séparait de vous, et l’enflure de ma face me fermait les yeux.

CHAPITRE VIII.

DIEU ENTRETENAIT SON INQUIÉTUDE JUSQU’À CE QU’IL CONNUT LA VÉRITÉ.

12. Et vous, Seigneur, vous demeurez éternellement, mais votre colère contre nous n’est pas éternelle, puisque vous avez eu pitié de ma boue et de ma cendre, et que votre regard a daigné réformer toutes mes difformités.

Votre main piquait d’un secret aiguillon mon coeur agité pour entretenir son impatience, jusqu’à ce que l’évidence intérieure lui eût dévoilé votre certitude, et, mon enflure diminuait à votre contact puissant et caché, et l’oeil de mon âme, trouble et ténébreux, guérissait de jour en jour par le cuisant collyre des douleurs salutaires.

CHAPITRE IX.

IL AVAIT TROUVÉ LA DIVINITÉ DU VERRE DANS LES LIVRES DES PLATONICIENS, MAIS NON PAS L’HUMILITÉ DE SON INCARNATION.

13. Et voulant d’abord me faire connaître comment vous résistez aux superbes et donnez

votre grâce aux humbles ( I Pierre, V, 5) et quelles prodigalités de miséricorde a répandues sur la terre l’humilité de votre Verbe fait chair et habitant parmi nous, vous m’avez remis, par les mains d’un homme, monstre de vaine gloire, plusieurs livres platoniciens, traduits de grec en latin, où j’ai lu, non en propres termes, mais dans une frappante identité de sens, appuyé

de nombreuses raisons, " qu’au commencement était le Verbe; que le Verbe était en Dieu, et que le Verbe était Dieu; qu’il était au commencement en Dieu, que tout a été fait par lui et rien sans lui: que ce qui a été fait a vie en lui; que la vie est la lumière, des hommes, que cette lumière luit dans les ténèbres, et que les ténèbres ne l’ont point comprise. " Et que l’âme de l’homme, " tout en rendant témoignage de la lumière, n’est pas elle-même la lumière, mais que le Verbe de Dieu, Dieu lui-même, est la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde; " et " qu’il était dans le monde, et que le monde a été fait par lui, et que le monde ne l’a point connu. Mais qu’il soit venu chez lui, que les siens ne l’aient pas reçu, et qu’à ceux qui l’ont reçu il ait donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, à ceux-là qui croient en son nom; " c’est ce que je n’ai pas lu dans ces livres.

14. J’y ai lu encore : " Que le Verbe-Dieu est né non de la chair, ni du sang, ni de la volonté de l’homme, ni de la volonté de la chair; qu’il est né de Dieu. " Mais "que le Verbe se soit fait chair, et qu’il ait habité parmi nous (Jean, I, 1-14), " c’est ce que je n’y ai pas lu.

J’ai découvert encore plus d’un passage témoignant par diverses expressions, " que le Fils consubstantiel au Père, n’a pas cru faire un larcin d’être égal à Dieu, " parce que naturellement il n’est pas autre que lui. Mais qu’il " se soit anéanti, abaissé à la forme d’un esclave, à la ressemblance de l’homme, qu’il ait été trouvé homme dans tout ce qui a paru de lui, qu’il se soit humilié, qu’il se soit fait obéissant jusqu’à la mort, à la mort de la (422) croix ! — pourquoi Dieu l’a ressuscité des " morts et lui a donné un nom au-dessus de tout autre nom, afin qu’à ce nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre dans les enfers, et que toute langue confesse que Jésus Notre-Seigneur est dans la gloire de Dieu son Père ( Philip. II, 6-11);" c’est ce que ces livres ne disent pas.

Qu’il est avant les temps , au delà des temps, dans une immuable pérennité, comme votre Fils, coéternel à vous; que, pour être heureuses, les âmes reçoivent de sa plénitude(Jean I, 16), et que pour être sages, elles sont renouvelées par la communion de la sagesse résidant en lui; cela est bien ici. " Mais qu’il soit mort dans le temps pour les impies (Rom. V, 6); que vous n’ayez point épargné votre Fils unique, et que pour nous tous vous l’ayez livré (Ibid. VIII, 32)," c’est ce qui n’est pas ici. Vous avez caché ces choses aux sages, et les avez révélées aux petits, afin de faire venir à lui les souffrants et les surchargés, pour qu’il les soulage. Car il est doux et humble de cœur (Matth. XI, 25, 28, 29), il conduit les hommes de douceur et de mansuétude dans la justice, il leur enseigne ses voies, et à la vue de notre humilité et de nos souffrances, il nous remet tous nos péchés ((Ps. XXIV, 9,18). Mais élevés sur le cothurne d’une doctrine soi-disant plus sublime, les hommes d’orgueil ne l’entendent point nous dire : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes (Matth. XI, 29) " s’ils connaissent Dieu, ils ne l’honorent pas, ils ne le glorifient pas comme Dieu; ils se dissipent dans la vanité de leurs pensées, et leur coeur insensé se remplit de ténèbres; se proclamant sages, ils deviennent fous.

15. Ainsi cette lecture même me montrait la profanation de votre incorruptible gloire transportée à des idoles, aux statues formées à la ressemblance de l’homme corruptible, à l’image des oiseaux, des bêtes et des serpents (Rom. I, 21, 23); " fatal mets d’Egypte qui fait perdre à Esaü son droit d’aînesse (Genès. XXV, 33, 34.), et frappe de déchéance votre peuple premier-né, dont le coeur tourné vers ta terre de Pharaon, adorant une brute au lieu de vous, incline votre image, son âme, devant l’image d’un veau qui rumine son foin (Exod. XXXII,

1-6; Ps. CV, 19, 20.)!

Voilà ce que je trouvai dans ces écrits, mais je ne goûtai pas de cette profane nourriture; car il vous a plu, Seigneur, de lever l’opprobre de Jacob, et de soumettre l’aîné au plus jeune (Rom. IX, 13); et vous avez appelé les nations à votre héritage. Et je venais à vous, sorti des rangs étrangers, et mes désirs se tournaient vers l’or que votre peuple emporta de la maison de servitude par votre commandement (Exod. III, 22 ; XI, 2), parce qu’il était à vous, où qu’il fût. N’avez-vous pas dit aux Athéniens par votre Apôtre: " C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être (Act. XVII, 28), " comme plusieurs d’entre eux l’avaient déjà dit? Et je ne m’arrêtai pas devant ces idoles égyptiennes servies dans l’or de vos vases par ces insensés " qui transforment la vérité divine en mensonge, et rendent à la créature le culte et l’hommage dus au Créateur (Rom. I, 25). "

CHAPITRE X.

IL DÉCOUVRE QUE DIEU EST LA LUMIÈRE IMMUABLE.

16. Ainsi averti de revenir à moi, j’entrai dans le plus secret de mon âme, aidé de votre secours. J’entrai, et j’aperçus de l’oeil intérieur, si faible qu’il fût, au-dessus de cet oeil intérieur, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable; non cette lumière évidente au regard charnel, non pas une autre, de même nature, dardant d’un plus vaste foyer de plus vifs rayons et remplissant l’espace de sa grandeur. Cette lumière était d’un ordre tout différent. Et elle n’était point au-dessus de mon esprit, ainsi que l’huile est au-dessus de l’eau, et le ciel au-dessus de la terre; elle m’était supérieure, comme auteur de mon être; je lui étais inférieur comme son ouvrage. Qui connaît la vérité voit cette lumière, et qui voit cette lumière connaît l’éternité. L’amour est l’oeil qui la voit,

O éternelle vérité! ô vraie charité !ô chère éternité! vous êtes mon Dieu; après vous je soupire, jour et nuit; et dès que je pus vous découvrir, vous m’avez soulevé, pour me faire voir qu’il me restait infiniment à voir, et que je n’avais pas encore les yeux pour voir. Et vous éblouissiez ma faible vue de votre vive et pénétrante clarté, et je frissonnais d’amour et d’horreur. Et je me trouvais bien loin de vous, aux régions souterraines où j’entendais à peine votre voix descendue d’en-haut: " Je suis la nourriture des forts; crois, et tu me mangeras. Et je ne passerai pas dans ta substance, (423) comme les aliments de ta chair; c’est toi qui passeras dans la mienne. "

Et j’appris alors que vous éprouviez l’homme à cause de son iniquité, et qu’ainsi " vous aviez " fait sécher mon âme comme l’araignée ( Ps. XXXVIII, 12). " Et je disais : N’est-ce donc rien que la vérité, parce qu’elle ne s’étend, à mes yeux, ni dans l’espace fini, ni dans l’infini? Et vous m’avez crié de loin : Erreur, je suis celui qui est ( Exod. III, 14)! Et j’ai entendu, comme on entend dans le coeur, Et je n’avais plus aucun sujet de douter. Et j ‘eusse douté plutôt de ma vie que de l’existence de la vérité, " où atteint le regard de l’intelligence à travers les créatures visibles (Rom. I, 20). "

CHAPITRE XI.

LES CRÉATURES SONT ET NE SONT PAS.

17. Et arrêtant ma vue sur tous les objets au-dessous de vous, je les reconnus, ni pour être

absolument, ni pour n’être absolument pas. Ils sont, puisqu’ils sont par vous; ils ne sont pas, puisqu’ils ne sont pas ce que vous êtes. II n’est en vérité que ce qui demeure immuablement. Donc, " il m’est bon de m’attacher à Dieu( (Ps. LXXII, 20), " car, si je ne demeure en lui, je ne saurais demeurer en moi-même. " Et c’est lui qui, dans son immuable permanence, renouvelle toutes choses (Sag. VII, 27). Et vous êtes mon Seigneur, parce que vous n’avez pas besoin de mes biens (Ps. XV, 2). "

CHAPITRE XII.

TOUTE SUBSTANCE EST BONNE D’ORIGINE.

18. Et il me parut évident que ce n’est qu’en tant que bonnes, que les choses se corrompent. Que si elles étaient de souveraine ou de nulle bonté, elles ne pourraient se corrompre. Souverainement bonnes, elles seraient incorruptibles; nullement bonnes, que laisseraient-elles à corrompre? Car la corruption nuit, et ne saurait nuire sans diminuer le bien. Donc, ou la corruption n’est point nuisible, ce qui ne se peut, ou, ce qui est indubitable, tout ce qui se corrompt est privé d’un bien. Etre privé de tout bien, c’est le néant. Etre, et ne plus pouvoir se corrompre, serait un état meilleur : la permanence dans l’incorruptibilité. Or, quoi de plus extravagant que de prétendre que la perte de tout bien améliore? Donc la privation de tout bien anéantit. Donc, ce qui est, tant qu’il est, est bon. Donc, tout ce qui est, est bon. Et ce mal, dont je cherchais partout l’origine, n’est pas une substance; s’il était substance, il serait un bien. Car, ou il serait incorruptible, et sa bonté serait grande, ou il serait corruptible, ce qui ne se peut sans bonté.

Ainsi je le vis clairement : vous n’avez rien fait que de bon, et il n’est absolument aucune substance que vous n’ayez faite; et vous n’avez pas doué toutes choses d’une égale bonté, c’est pourquoi elles sont toutes; chacune en effet est bonne, et toutes ensemble sont très-bonnes, car notre Dieu a fait tout très-bon (Gen. I ; Eccl. XXXIX, 21).

CHAPITRE XIII.

TOUTES LES CRÉATURES LOUENT DIEU.

19. Et pour vous le mal n’est pas; il n’est pas non plus pour l’universalité de votre oeuvre; car il n’est rien en dehors pour y pouvoir pénétrer par violence et altérer l’ordre que vous avez imposé. Mais dans le détail seulement, le mal, c’est quelque. disconvenance, convenance plus loin et devenant bien, de substances bonnes en soi. Et tous ces êtres sans convenances entre eux, conviennent à l’ordre inférieur que nous appelons la terre, qui a son atmosphère convenable de nuages et de vents.

Et loin de moi de désirer que ces choses ne soient pas, bien qu’à les voir séparément je les puisse désirer meilleures ! Mais fussent-elles seules, je devrais encore vous en louer, car, du fond de la terre, " les dragons et les abîmes témoignent que vous êtes digue de louanges; et le feu, la grêlé, la neige, la glace et la trombe orageuse qui obéissent à votre parole; les montagnes et les collines, les arbres fruitiers et les cèdres, les bêtes et les troupeaux, les oiseaux et les reptiles, les rois de la terre et les peuples, les princes et les juges de la terre, les jeunes gens et les vierges, les vieillards et les enfants, glorifient votre nom.

Et à la pensée que vous êtes également loué au ciel, " que dans les hauteurs infinies, ô mon Dieu! vos anges et vos puissances chantent vos louanges; que le soleil, la lune, les étoiles et la lumière, les cieux des cieux, et les eaux qui planent sur les cieux , publient votre (424) nom ( Ps. CXLVIII, 1-12), " je ne souhaitais plus rien de meilleur: car embrassant l’ensemble, je trouvais bien les êtres supérieurs plus excellents que les inférieurs, mais l’ensemble, après mûr examen, plus excellent que les supérieurs isolés.

CHAPITRE XIV.

IL S’ÉVEILLE ENFIN A LA VRAIE CONNAISSANCE DE DIEU.

20. Il n’est pas en santé d’esprit celui qui trouve à reprendre dans votre création; et mon jugement n’était pas sain, quand je m’élevais contre plusieurs de vos ouvrages. Et comme mon âme n’était pas assez hardie pour trouver à reprendre mon Dieu, elle refusait de reconnaître pour votre oeuvre tout ce qui lui déplaisait. Et elle était tombée dans la vaine opinion des deux substances, et elle ne pouvait s’y reposer, et elle parlait un langage d’emprunt.

Et, au sortir de cette erreur, elle s’était fait un Dieu répandu dans un espace infini, et ce Dieu elle le prenait pour vous, et elle l’avait placé dans son coeur, et elle s’était faite de nouveau le temple de son idole, abominable à vos yeux. Mais lorsque vous eûtes, à mon insu, attiré sur vous ma tête appesantie, " et clos mes yeux pour qu’ils ne vissent plus la vanité, " je me reposais un peu de moi-même, et ma démence s’assoupit. Et je me réveillai en vous, et je vous vis infini, mais d’un autre infini, et cette vue ne devait rien à l’oeil charnel.

CHAPITRE XV.

VÉRITÉ ET FAUSSETÉ DANS LES CRÉATURES.

21. Et je jetai les yeux sur le reste, et je vis que tout vous est redevable d’être, et que tout est fini en vous autrement qu’en un lieu, mais parce que vous tenez tout dans votre main toute vérité; et tout est vrai, en tant qu’être, et la fausseté n’est que la créance à l’être de ce qui n’est pas. Et je reconnus que tout a sa convenance particulière, non-seulement de lieu, mais de temps; et que vous, seul Etre éternel, ne vous êtes pas mis à l’ouvrage après des séries incalculables de temps, parce que les espaces des temps, passés ou à venir, ne sauraient ni passer, ni venir, sans l’action de votre permanence.

CHAPITRE XVI.

CE QUE C’EST QUE LE PÉCHÉ.

22. Et je sentis par expérience qu’il ne faut pas s’étonner que le pain, agréable à l’organe sain, afflige le palais blessé, et qu’aux yeux malades soit odieuse la lumière si aimable à l’oeil pur. Et votre justice déplaît aux hommes d’iniquité : comment donc pourraient leur plaire et la vipère et le vermisseau, créés par vous toutefois dans une bonté convenable à l’ordre inférieur avec lequel les impies ont d’autant plus d’affinité, qu’ils vous sont moins semblables, comme les bons tendent d’autant plus à l’ordre supérieur qu’ils sont plus semblables à vous?

Et je cherchai ce que c’était que l’iniquité, et je trouvai qu’il n’y avait point là substance, mais hideuse prévarication de la volonté détournée de vous, ô mon Dieu, substance souveraine; mais prostitution de toutes les puissances intérieures (Eccli. X, 10) et enflure au dehors.

CHAPITRE XVII.

PAR QUELS DEGRÉS IL S’ÉLÈVE A LA CONNAISSANCE DE DIEU.

23. Et je m’étonnais de vous aimer, et non plus un fantôme au lieu de vous. Et je ne m’en tenais pas à jouir de mon Dieu, mais j’étais ravi vers vous par votre beauté, et bientôt un poids malheureux me détachait de vous, et je retombais sur ce sol en gémissant; et ce poids, c’étaient les habitudes de la chair.

Mais votre souvenir était toujours avec moi, et je ne doutais nullement que vous ne fussiez le seul être à qui je dusse m’attacher, quoique je fusse encore loin de pouvoir m’attacher à vous; parce que " la chair corruptible appesantit l’âme, et que cette maison de boue fait retomber l’esprit et abat l’essor de ses pensées (Sag. IX, 15). "

J’étaie encore certain " que depuis la création de l’univers, vos vertus invisibles, votre

" puissance éternelle et votre divinité, se révèlent à l’homme par l’intelligence de vos œuvres (Rom. I, 20). " Je cherchai donc d’où me venait cette admiration éclairée de la beauté des corps célestes ou terrestres, et quelle règle m’offrait son appui lorsque jugeant, selon la vérité, des objets muables, je disais : Cela doit être, cela ne doit pas être ainsi; et je découvris, (425) au-dessus de mon intelligence muable, l’éternité immuable de la vérité.

Et je montai par degrés, du corps à l’âme qui sent par le corps, et de là à cette faculté intérieure à qui le sens corporel annonce la présence des objets externes, limite où s’arrête l’instinct des animaux; j’atteignis enfin cette puissance raisonnable, juge de tous les rapports des sens.

Et voilà que se reconnaissant en moi sujette au changement, cette puissance s’élève à la pure intelligence, emmène sa pensée loin de l’habitude et des troublantes distractions de la fantaisie, pour découvrir quelle est la lumière qui l’inonde quand elle déclare hautement l’immuable préférable au muable. Et cet immuable, d’où le connaît-elle? Car si elle n’en avait quelque connaissance, elle ne le préférerait point au muable. Enfin, elle jette sur l’Etre même un tremblant coup d’oeil.

Alors, " vos perfections invisibles se dévoilèrent à moi par l’intelligence de vos oeuvres," mais je n’y pus fixer mon regard émoussé. Rendu à ma faiblesse ordinaire, je n’avais plus avec moi qu’un amoureux souvenir et le regret de ne pouvoir goûter au mets dont le parfum m’avait séduit.

CHAPITRE XVIII.

JÉSUS-CHRIST SEUL EST LA VOIE DU SALUT.

24. Et je cherchais la voie où l’on trouve la force pour jouir de vous, et je ne la trouvais pas que je n’eusse embrassé " le Médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme (I Tim. II, 5); Dieu souverain, béni dans tous les siècles (Rom. IX, 5) ; " qui nous appelle par ces paroles " Je suis la voie, la vérité, la vie (Jean, XIV, 6); " et qui unit à notre chair une nourriture dont ma faiblesse était incapable. Car le Verbe s’est fait chair (Ibid. I, 14), afin que votre sagesse, par qui vous avez tout créé, devînt le lait de notre enfance.

Et je n’étais pas humble, pour connaître mon humble maître Jésus-Christ, et les profonds enseignements de son infirmité. Car votre Verbe, l’éternelle vérité, planant infiniment au-dessus des dernières cimes de votre création, élève à soi les infériorités soumises. C’est dans les basses régions qu’il s’est bâti avec notre boue une humble masure, pour faire tomber du haut d’eux-mêmes ceux qu’il voulait réduire, afin de les amener à lui, guérissant l’orgueil au profit de l’amour. Il a voulu que leur foi en eux cessât de les égarer, qu’ils s’humiliassent dans leur infirmité, en voyant à leurs pieds, infirme sous les haillons de notre tunique charnelle, la Divinité même, et que las, se couchant sur elle, elle les enlevât avec elle en se relevant.

CHAPITRE XIX.

IL PRENAIT JÉSUS-CHRIST POUR UN HOMME D’ÉMINENTE SAGESSE.

25. Mais je pensais autrement, et mes sentiments sur Notre-Seigneur Jésus-Christ étaient ceux que l’on peut avoir d’un homme éminent en sagesse, d’un homme incomparable; sa miraculeuse naissance d’une vierge, son dévouement tout divin pour nous, avaient, suivant moi, investi son enseignement de cette autorité souveraine qui inspirait, à son exemple, le mépris des biens temporels en vue du gain de l’immortalité.

Mais tout ce qu’il y avait de mystère saint dans le Verbe fait chair, c’est ce que je ne pouvais pas même soupçonner. Seulement, la tradition écrite, m’apprenant qu’il a mangé, bu, dormi, marché; qu’il a connu la joie et la tristesse, qu’il a conversé avec nous, me faisait comprendre que cette chair n’avait pu s’unir à votre Verbe que par l’intermédiaire de l’âme et de l’esprit de l’homme. Qui l’ignore, entre ceux qui connaissent l’immutabilité de votre Verbe? Et alors même, toute la connaissance qu’il m’était possible d’en avoir ne me laissait sur ce point aucun doute. Car mouvoir les membres du corps au gré de la volonté, et ne les mouvoir plus ; être affecté de quelque passion, puis devenir indifférent; exprimer par des signes de sages pensées, puis demeurer dans le silence, sont les traits distinctifs de la mobilité d’âme et d’esprit. Que si ces témoignages étaient faussement rendus de lui, tout le reste serait suspect de mensonge, et l’Ecriture ne présenterait à la foi du genre humain aucune espérance de salut.

Or, ce qui est écrit étant vrai, je reconnaissais tout l’homme en Jésus-Christ, et non pas le corps seul de l’homme ou le corps et l’âme sans l’esprit; je reconnaissais l’homme même. Mais ce n’était pas la Vérité en personne, c’était, selon moi, une sublime exaltation de la (426) nature humaine, admise en lui à une participation privilégiée de la sagesse, qui lui assurait la prééminence sur les autres hommes.

Alypius pensait que, dans leur croyance d’un Dieu vêtu de chair, les catholiques ne trouvaient en Jésus-Christ que le Dieu et la chair, et il ne croyait point qu’ils affirmassent en lui l’esprit et l’âme de l’homme. Et comme il était fermement persuadé que tout ce que la tradition conserve de lui dans la mémoire humaine n’avait pu s’accomplir en l’absence du principe vital et raisonnable, il ne venait qu’à pas lents à la foi catholique. Mais bientôt découvrant dans cette erreur l’hérésie des Apollinaristes, il embrassa avec joie la foi de l’Eglise.

Pour moi, je n’appris, je l’avoue, que quelque temps après , quelle dissidence sur le mystère du Verbe incarné s’élève entre la vérité catholique et le mensonge de Photin. Les contradictions de l’hérésie mettent en saillie les sentiments de votre Eglise, et produisent au jour la saine doctrine. " Il fallait qu’il y e eût des hérésies, pour que les coeurs à l’épreuve fussent signalés entre les faibles ( I Cor. XI, 19).

CHAPITRE XX.

LES LIVRES DES PLATONICIENS L’AVAIENT RENDU PLUS SAVANT, MAIS PLUS VAIN.

26. Les livres des Platoniciens que je lisais alors, m’ayant convié à la recherche de la vérité incorporelle, j’aperçus, par l’intelligence de vos ouvrages, vos perfections invisibles. Et là, contraint de m’arrêter, je sentis que les ténèbres de mon âme offusquaient ma contemplation; j’étais certain que vous êtes, et que vous êtes infini, sans cependant vous répandre par les espaces finis ou infinis; mais toujours vous-même, dans l’intégrité de votre substance, et la constance de vos mouvements; j’étais certain que tout être procède de vous, par cette seule raison fondamentale qu’il est; certain de tout cela, j’étais néanmoins trop faible pour jouir de vous.

Et je parlais comme ayant la science, et si je n’eusse cherché la voie dans le Christ Sauveur, cette science n’allait qu’à ma perte. Je voulais déjà passer pour sage, tout plein encore de mon supplice, et je ne pleurais pas, et je m’enflais de ma sagesse.

Car où était cette charité qui bâtit sur les fondations de l’humilité, sur Jésus-Christ lui-même? Et ces livres pouvaient-ils me l’enseigner? Et, sans doute, vous me les avez fait tomber entre les mains avant que j’eusse médité vos Ecritures, pour qu’il me souvînt en quels sentiments ils m’avaient laissé; et que dans la suite, pénétré de la douceur de vos saints livres, pansé de mes blessures par votre main, je susse quel discernement il faut faire de la présomption et de l’aveu; de qui voit où il faut aller, sans voir par où, et de qui sait le chemin conduisant non-seulement à la vue, mais à la possession de la patrie bienheureuse. Peut-être, formé d’abord par vos saintes Lettres, dont l’habitude familière m’eût fait goûter votre douce saveur, pour tomber ensuite dans la lecture de ces livres, j’eusse été détaché du solide fondement de la piété, ou bien même demeurant le coeur imbibé de sentiments salutaires, j’aurais pu croire que la lecture de ces philosophies suffit pour en produire de semblables.

CHAPITRE XXI.

IL TROUVE DANS L’ÉCRITURE L’HUMILITÉ ET LA VRAIE VOIE DU SALUT.

27. Je dévorai donc avidement ces vénérables dictées de votre Esprit, et surtout l’apôtre Paul; et, -en un moment, s’évanouirent ces difficultés où il m’avait paru quelquefois en contradiction avec lui-même, et son texte en désaccord avec les témoignages de la Loi et des Prophètes. Et je saisis l’unité de physionomie de ces chastes éloquences, et je connus cette joie où l’on tremble.

Et j’appris aussitôt que tout ce que j’avais lu de vrai dans ces autres livres s’enseignait ici avec l’idée toujours présente de votre grâce, afin que celui qui voit ne se glorifie pas, comme s’il n’eût pas reçu, non-seulement ce qu’il voit, mais aussi de voir. (Qu’a-t-il, en effet, qu’il n’ait reçu ( I Cor. IV, 7)?) afin que votre parole lui donne non-seulement les yeux pour voir, mais aussi la force pour embrasser votre immutabilité; afin que le voyageur encore trop éloigné pour vous découvrir, prenne la bonne route, vienne à vous, vous voie et vous embrasse.

Que si l’homme se plaît dans la loi de Dieu, selon l’homme intérieur, que fera-t-il de cette autre loi , incarnée dans ses membres, qui (427) combat contre la loi de son esprit, et le traîne captif sous cette loi de péché qui lui est incorporée (Rom. VII, 22, 23. )? Car " vous êtes juste, Seigneur; ce sont nos péchés, nos iniquités, nos offenses, qui ont appesanti sur nous votre main ( Dan. III, 27-32)." Et votre justice nous a livrés à l’antique pécheur, au prince de la mort, qui a persuadé à notre volonté l’imitation de sa volonté déchue de votre vérité (Jean VIII, 44).

Que fera cet homme de misère? " Qui le délivrera du corps de cette mort, sinon votre grâce par Jésus-Christ Notre-Seigneur (Rom. VII, 25), "que vous avez engendré coéternel à vous-même, et créé au commencement de vos voies (Prov. VIII, 22), en qui le prince du monde n’a rien trouvé digne de mort (Jean, XIV, 30); Victime innocente, dont le sang a effacé l’arrêt de notre condamnation (Coloss. II, 14).

Voilà où ces livres sont muets. Ces pages profanes nous offrent-elles cet air de piété,

ces larmes de pénitence, ce sacrifice que vous aimez des tribulations spirituelles d’un coeur contrit et humilié (Ps. L. 19) : et le salut de votre peuple, et la cité votre épouse ( Apoc. XXI, 2), et ce gage de l’Esprit-Saint ( II Cor. V, 5), ce calice de notre rançon?

On n’y entend point ces cantiques : " Mon âme ne sera-t-elle point soumise à Dieu? à Dieu dont elle attend son salut? Car il est mon Dieu, mon Sauveur, mon Tuteur, et je ne serai plus ébranlé (Ps. LXI, 2). " Personne n’y entend cet appel : " Venez à moi, vous tous qui êtes affligés. " Ils dédaignent, ces superbes, d’apprendre de lui qu’il est doux et humble de coeur. C’est là ce que vous avez caché aux sages, aux savants, et révélé aux humbles ( Matth. XI, 28, 29, 35).

Oui, autre chose est d’apercevoir du haut d’un roc sauvage la patrie de la paix, sans trouver le chemin qui y mène, et de s’épuiser en vains efforts, par des sentiers perdus, pour échapper aux embûches de ces fugitifs, déserteurs de Dieu , guerroyant contre l’homme sous la conduite de leur prince tout ensemble lion et dragon; autre chose, de suivre la véritable route, protégée par l’armée du souverain empereur, où n’osent marauder les transfuges de la milice céleste : car cette voie ils l’évitent comme un supplice. Et ma substance s’assimilait merveilleusement ces vérités : à la lecture du moindre de vos apôtres (I Cor. XV, 9), je considérais vos oeuvres, et j’admirais (Habac. III, 2). (428)

 

LIVRE HUITIÈME.

LA CONVERSION D’AUGUSTIN

Arrivé à la trente-deuxième année, il va trouver le vieillard Simplicianus. — Il apprend la conversion de Victorinus, rhéteur célèbre. — Potitianus lui fait le récit de la vie de saint Antoine. — Agitation de son âme pendant ce récit. — Lutte entre la chair et l’esprit. — Derniers combats. — Il se rend à cette voix du ciel : Prends, lis! Prends, lis!

 

 

CHAPITRE PREMIER.

AUGUSTIN VA TROUVER LE VIEILLARD SIMPLICIANUS.

1. Mon Dieu, que mes souvenirs soient des actions de grâces, et que je publie vos miséricordes sur moi! Que toutes mes puissances intérieures se pénètrent de votre amour, qu’elles s’écrient: " Seigneur, qui est semblable à vous (Ps. XXXIV, 10)?" Vous avez brisé mes liens; que mon coeur vous sacrifie un sacrifice de louange (Ps. CXV, 17). Je raconterai comment vous les avez brisés, et tous ceux qui vous adorent diront à ce récit: Béni soit le Seigneur au ciel et sur la terre ! Grand et admirable est son nom.

Vos paroles s’étaient gravées au fond de mari âme, et votre présence l’assiégeait de toutes parts. J’étais certain de votre éternelle vie, quoiqu’elle ne m’apparût qu’en énigme et comme en un miroir ( I Cor. XIII, 12). Il ne me restait plus aucun doute que votre incorruptible substance ne fût le principe de toute substance, et ce n’était pas plus de certitude de vous, mais plus de stabilité en vous que je désirais. Car dans ma vie temporelle tout chancelait, et mon cœur était à purifier du vieux levain; et la voie, le Sauveur lui-même me plaisait, mais je redoutais les épines de son étroit sentier.

Et votre secrète inspiration me fit trouver bon d’aller vers Simplicianus, qui me semblait un de vos fidèles serviteurs; en lui résidaient les lumières de votre grâce. J’avais appris que dès sa jeunesse il avait vécu dans la piété la plus fervente. Il était vieux alors, et ces long jours, passés dans l’étude de vos voies, me garantissaient sa savante expérience; et je ne fus pas trompé. Je voulais, en le consultant sur les perplexités de mon âme, savoir de lui le traitement propre à la guérir, à la remettre dans votre chemin.

2. Car je voyais bien votre Eglise remplie, mais chacun y suivait un sentier différent. Je souffrais de vivre dans le siècle, et je m’étais à charge à moi-même; l’ardeur de mes passions déjà ralentie ne trouvait plus dans l’espoir des honneurs et de la fortune un aliment à la patience d’un joug si lourd. Ces espérances perdaient leurs délices, au prix de votre douceur et de la beauté de votre maison que j’aimais ( Ps. XXV, 8). Mais le lien le plus fort qui me retînt, c’était la femme. Et l’Apôtre ne me défendait pas le mariage, quoiqu’il nous convie à un état plus parfait, lui qui veut que tous les hommes soient comme il était lui-même ( I Cor. VII, 7).

Trop faible encore, je me cherchais une place plus douce; aussi je me traînais dans tout le reste, plein de langueur, rongé de soucis et pressentant certains ennuis, dont je déclinais le fardeau, dans cette vie conjugale qui enchaînait tous mes voeux. J’avais appris de la bouche de la Vérité même, qu’il est des eunuques volontaires pour le royaume des cieux : mais, " entende, qui peut entendre, " ajoute l’Homme-Dieu (Matth. XIX, 12).

"Vanité que l’homme qui n’a pas la science de Dieu, à qui la vue du bien n’a pas dévoilé celui qui est (Sag. XIII, 1)." J’étais déjà sorti de ce néant. Je m’élevais plus haut; guidé parle témoignage universel de votre création, je vous avais trouvé, ô mon Créateur, et en vous votre Verbe, Dieu un avec vous et le Saint-Esprit, par qui vous avez tout créé.

Il est encore une autre sorte d’impies qui connaissent Dieu, mais sans le glorifier comme Dieu (Rom. I, 21), sans lui rendre hommage. Voilà le (429) précipice où j’étais tombé, et votre droite m’en retira (Ps. XVII, 36) et me mit en voie de convalescence. Car, vous avez dit à l’homme: " La piété est la vraie science (Job. XXVIII, 28). Ne désire point passer pour sage (Prov. III, 7), " parce que ceux qui se proclamaient sages sont devenus fous (Ro. I, 21,22). " Et j’avais déjà trouvé la perle précieuse qu’il fallait acheter au prix de tous mes biens (Matth. 13, 46), et j’hésitais encore.

CHAPITRE II.

SIMPLICIANUS LUI RACONTE LA CONVERSION DE VICTORINUS-LE-RHÉTEUR.

3. J’allai donc vers Simplicianus, père selon la grâce de l’évêque Ambroise, qui l’aimait véritablement comme un père. Je le fis entrer dans le dédale de mes erreurs. Et lorsque je lui racontai que j’avais lu quelques ouvrages platoniciens, traduits en latin par Victorinus, rhéteur à Rome, qui, m’avait-on dit, était mort chrétien, il me félicita de n’être point tombé sur ces autres philosophes pleins de mensonges et de déceptions, professeurs de science charnelle (Coloss. II, 8), tandis que la doctrine platonicienne nous suggère de toutes les manières Dieu et son Verbe. Puis, pour m’exhorter à l’humilité du Christ , cachée aux sages et révélée aux petits (Matth. XI, 25), il réunit tous ses souvenirs sur ce même Victorinus, qu’il avait intimement connu pendant son séjour à Rome. Ce qu’il ma dit de lui, je ne le tairai pas. Adorable chef-d’oeuvre de puissance et de grâce ! Ce vieillard, si docte en toute science libérale, qui avait lu, discuté, éclairci tant de livres écrits par les philosophes; maître de tant de sénateurs illustres, à qui la gloire de son enseignement avait mérité l’honneur le plus rare aux yeux de la cité du monde une statue sur le Forum; jusqu’au déclin de son âge, adorateur des idoles, initié aux mystères sacriléges, si chers alors à presque toute cette noblesse, à ce peuple de Rome, honteusement épris de tant de monstres divinisés, et d’Isis, et de l’aboyeur Anubis, qui, un jour, avaient levé les armes contre Neptune, Vénus et Minerve ( Enéid. Liv. VIII, 678-700); vaincus à qui Rome victorieuse sacrifiait, abominables dieux que ce Victorinus avait défendus tant d’années de sa bouche prostituée à la terre; merveille ineffable ! ce vieillard n’a point eu honte de se faire l’esclave de votre Christ, d’être lavé comme celui qui vient de naître, à la source pure; il a plié sa tête au joug de l’humilité, et l’orgueil de son front à

l’opprobre de la croix !

4. Seigneur, Seigneur, ô vous qui avez abaissé les cieux et en êtes descendu, qui avez touché les montagnes et les avez embrasées ( Ps. CXLIII, 5), par quels charmes vous êtes-vous insinué dans cette âme? Il lisait, me dit Simplicianus, la sainte Ecriture, il faisait une étude assidue et profonde de tous les livres chrétiens, et disait à Simplicianus, loin du monde, en secret et dans l’intimité " Sais-tu que me voilà chrétien? Je ne le croirai pas, répondait son ami, je ne te compterai pas au nombre des chrétiens, que je ne t’aie vu dans l’église du Christ. " Et lui reprenait avec ironie : " Sont-ce donc les murailles qui font le chrétien? " Il répétait souvent qu’il était décidément chrétien; même réponse de Simplicianus, même ironie des murailles. Il appréhendait de blesser ses amis, superbes démonolâtres, et il s’attendait que de ces sommets de Babylone, de ces cèdres du Liban que Dieu n’avait pas encore brisés ( Ps. XXVIII, 5), il roulerait sur lui d’accablantes inimitiés.

Mais en plongeant plus profondément dans ces lectures, il y puisa de la fermeté, il craignit " d’être désavoué du Christ devant ses saints anges, s’il craignait de le confesser devant les hommes (Matth. X, 33); " et reconnaissant qu’il serait coupable d’un grand crime s’il rougissait des sacrés mystères de l’humilité de votre Verbe, lui qui n’avait pas rougi des sacriléges mystères de ces démons superbes dont il s’était rendu le superbe imitateur, il dépouilla toute honte de vanité, et revêtit la pudeur de la vérité, et tout à coup, il surprit Simplicianus par ces mots: " Allons à l’église; je veux être chrétien! " Et lui, ne se sentant pas de joie, l’y conduisit à l’instant. Aussitôt qu’il eut reçu les premières instructions sur les mystères, il donna son nom pour être régénéré dans le baptême, à l’étonnement de Rome, à la joie de l’Eglise. Les superbes, à cette vue, frémissaient, ils grinçaient des dents, ils séchaient de rage ( Ps. XCI, 10) mais votre serviteur, ô Dieu, avait son espérance au Seigneur, et il ne voyait plus les vanités et les folies du mensonge (Ps. XXXIX,5).

5. Puis, quand l’heure fut venue de faire la profession de foi, qui consiste en certaines paroles retenues de mémoire, et que récitent ordinairement d’un lieu plus élevé, en présence des (430) fidèles de Rome, ceux qui demandent l’accès de votre grâce; les prêtres, ajouta Simplicianus, offrirent à Victorinus de réciter en particulier, comme c’était l’usage de le proposer aux personnes qu’une solennité publique pouvait intimider; mais lui aima mieux professer son salut en présence de la multitude sainte. Car ce n’était pas le salut qu’il enseignait dans ses leçons d’éloquence, et pourtant il avait professé publiquement. Et combien peu devait-il craindre de prononcer votre parole devant l’humble troupeau, lui qui ne craignait pas tant d’insensés auditeurs de la sienne?

Il monta; son nom, répandu tout bas par ceux qui le connaissaient, éleva dans l’assemblée un murmure de joie. Et de qui, dans cette enceinte, n’était-il pas connu? Et la voix contenue de l’allégresse générale frémissait : Victorinus! Victorinus! Un transport soudain, à sa vue, avait rompu le silence, le désir de l’entendre le rétablit aussitôt. Il prononça le symbole de vérité avec une admirable foi, et tous eussent voulu l’enlever dans leur coeur; et tous l’y portaient dans les bras de leur joie et de leur amour.

CHAPITRE III.

D’OU VIENT QUE - L’ON RESSENT TANT DE JOIE DE LA CONVERSION DES PÉCHEURS.

6. Dieu de bonté, que se passe-t-il dans l’homme pour qu’il ressente plus de joie du saint d’une âme désespérée et de sa délivrance d’un plus grand péril, que s’il eût toujours bien espéré d’elle, ou que le péril eût été moins grand? Et vous aussi, Père des miséricordes, vous vous réjouissez plus d’un seul pénitent que de quatre-vingt-dix-neuf justes qui a’ont pas besoin de pénitence. Et nous, c’est avec une consolante émotion que nous apprenons que le bon pasteur rapporte sur ses épaules, à la joie des anges, la brebis égarée; et que la drachme est rendue à votre trésor par la femme qui l’a retrouvée, et dont les voisines partagent le contentement. Et les solennelles réjouissances de votre maison font rouler des larmes dans les yeux qui ont lu que " votre Fils était mort, et qu’il est ressuscité, qu’il était perdu, et qu’il est retrouvé (Luc, XV.) " Vous vous réjouissez en nous et en vos anges, sanctifiés par votre charité sainte. Car vous, toujours le même, vous avez toujours la même connaissance de ce qui n’est, ni toujours, ni le même.

7. Que se passe-t-il donc dans l’âme qui lui fait trouver plus de joie à la recouvrance qu’en la possession continuelle de ce qu’elle aime ? Tout l’atteste, tout est plein de témoignages qui nous crient : Il est ainsi. Un empereur victorieux triomphe, et il n’eût vaincu s’il n’eût combattu. Et plus a-été grand le péril au combat, plus vive est l’allégresse dans le triomphe. Un vaisseau est battu de la tempête, le naufrage est imminent; les matelots pâlissent aux portes de la mort: le ciel et la mer s’apaisent; l’excès de la joie naît de l’excès de la crainte. Une personne aimée est malade, son pouls est de mauvais augure; tous ceux qui désirent sa guérison sont malades de coeur: elle est sauvée, mais elle n’a pas encore recouvré ses forces pour marcher, et déjà c’est un bonheur tel qu’il n’en fut jamais lorsqu’elle jouissait de toute la vigueur de la santé.

Et les plaisirs mêmes de cette vie, ce n’est point seulement par les contrariétés qui surprennent notre volonté, mais encore au prix de certaines peines étudiées et volontaires, que nous les achetons. La volupté du boire et du manger n’existe qu’en tant que précédée de l’angoisse de la faim et de la soif. Et les ivrognes cherchent dans des aliments salés une irritation dont la boisson, qui l’apaise, fait un plaisir. Et la coutume veut que l’on diffère de livrer une fiancée, de peur que l’époux ne dédaigne la main que ses soupirs n’auraient pas longtemps attendue.

8. Ainsi, et dans l’abomination des voluptés humaines, et dans les plaisirs licites et permis, et dans la sincérité d’une amitié pure, et dans ce retour de l’enfant " qui était mort et qui est " ressuscité, qui était perdu et qui est retrouvé (Luc XV, 24, 32), toujours une grande joie est précédée d’un aiguillon douloureux. Quoi donc! Seigneur mon Dieu, vous êtes à vous-même votre éternelle joie; quelques êtres, autour, de vous, se réjouissent éternellement de vous, et cette partie du monde souffre une continuelle alternative de défaillance et d’accroissement, de guerre et de paix? Est-ce la condition de son être? est-ce ainsi que vous l’avez fait, quand, depuis les hauteurs des cieux jusqu’aux profondeurs de la terre, depuis le commencement jusqu’à la fin des siècles, depuis l’ange jusqu’au vermisseau, depuis le premier des mouvements jusqu’au dernier, vous avez placé toute sorte de biens, chacun en son lieu, et (431) réglé vos oeuvres parfaites chacune en son temps? Grand Dieu! que vous êtes sublime dans les hauteurs et profond dans les abîmes! Vous n’êtes jamais loin, et pourtant quelle peine pour retourner à vous!

CHAPITRE IV.

POURQUOI LES CONVERSIONS CÉLÈBRES DOIVENT INSPIRER UNE JOIE PLUS VIVE.

9. Agissez, Seigneur, faites; réveillez-nous, rappelez-nous; embrasez et ravissez; soyez flamme et douceur; aimons, courons. Combien reviennent à vous d’un enfer d’aveuglement plus profond que Victorinus, et s’approchent, et reçoivent le rayon de votre lumière? Et ils ne le reçoivent qu’avec le pouvoir de devenir enfants de Dieu ( 1 Jean, I, 9,12). Mais, moins connus du monde, la joie de leur retour est moins vive, même en ceux qui les connaissent. La joie générale est individuellement plus féconde; le feu gagne au contact, et la flamme s’élance. Et puis, les hommes connus de plusieurs autorisent et devancent de plus nombreuses. conversions. C’est pourquoi leurs prédécesseurs mêmes se livrent à cette joie de prosélytisme qui en prévoit de nouvelles.

Car, loin de ma pensée que, sous votre tente, le riche ait la préséance sur le pauvre, et le puissant sur le faible, puisque vous avez fait choix des plus faibles pour confondre les forts; et des objets du monde les plus vils et les plus méprisables, et de ce qui est comme n’étant pas, pour anéantir ce qui est ( I Cor. I, 27, 28). Et cependant, le moindre de vos apôtres ( Ibid. XV, 9), dont la voix a fait entendre cet oracle de votre sagesse, vainqueur de l’orgueil du proconsul Paul, qu’il fit passer sous le joug de douceur de votre Christ et enrôla sous les drapeaux du plus grand des rois, cet apôtre de Saul voulut s’appeler Paul (Act. XIII, 7, 12), en souvenir, de cet éclatant triomphe. Car l’ennemi est plus glorieusement vaincu dans celui qu’il possède avec plus d’empire, et par qui il en possède plusieurs. Il tient les grands par l’orgueil de leur renommée, et le vulgaire par l’autorité de leurs exemples.

Or, plus on aimait à se figurer le coeur de Victorinus comme une citadelle inexpugnable où Satan s’était renfermé, et sa langue comme un dard fort et acéré, dont il avait tué tant d’âmes, plus l’enthousiasme de vos enfants dut éclater, en voyant le fort enchaîné par notre Roi (Matth. XII, 29) ; ses vases conquis purifiés, consacrés à votre culte, et devenus les instruments du Seigneur pour toute bonne oeuvre (II Tim. II, 21).

CHAPITRE V.

TYRANNIE DE L’HABITUDE.

10. L’homme de Dieu m’avait fait ce récit de Victorinus, et je brûlais déjà de l’imiter. Telle avait été l’intention de Simplicianus. Et quand il ajouta qu’au temps de l’empereur Julien où un édit défendit aux chrétiens d’enseigner les lettres et l’art oratoire, Victorinus s’était empressé d’obéir à cette loi, désertant l’école de faconde plutôt que votre Verbe, qui donne l’éloquence à la langue de l’enfant (Sag. X, 21), il ne me parut pas moins heureux que fort d’avoir trouvé tant de loisir pour vous.

C’est après un tel loisir que je soupirais, non plus dans les liens étrangers, mais dans les fers de ma volonté. Le démon tenait dans sa main mon vouloir, et il m’en avait fait une chaîne, et il m’en avait lié. Car la volonté pervertie fait la passion; l’asservissement à la passion fait la coutume; le défaut de résistance à la coutume fait la nécessité. Et ces noeuds d’iniquité étaient comme les anneaux de cette chaîne dont m’enlaçait le plus dur esclavage. Cette volonté nouvelle qui se levait en moi de vous servir sans intérêt, de jouir de vous, mon Dieu, seule joie véritable, cette volonté était trop faible pour vaincre la force invétérée de l’autre. Ainsi deux volontés en moi, une vieille, une nouvelle, l’une charnelle, l’autre spirituelle, étaient aux prises, et cette lutte brisait mon âme.

11. Ainsi ma propre expérience me donnait l’intelligence de ces paroles: " La chair convoite " contre l’esprit et l’esprit contre la chair (Galat. V, 17) . " De part et d’autre, c’était toujours moi; mais il avait plus de moi dans ce que j’aimais que dans ce que je haïssais en moi. Là, en effet, il n’y avait déjà presque plus de moi, car je le souffrais plutôt contre mon gré que je ne le faisais volontairement. Et cependant la coutume s’était par moi aguerrie contre moi, puisque ma volonté m’avait amené où je ne voulais pas Et de quel droit eussé-je protesté contre le juste châtiment inséparable de mon péché?

Et je n’avais plus alors l’excuse qui me faisait attribuer mon impuissance à mépriser le (432)

siècle pour vous servir, aux indécisions de me doutes. Car j’étais certain de la vérité; mais engagé à la terre, je refusais d’entrer à votre solde, et je craignais autant la délivrance de-obstacles qu’il en faut craindre l’esclavage.

12. Ainsi, le fardeau du siècle pesait sur moi comme le doux accablement du sommeil; et les méditations que j’élevais vers vous ressemblaient aux efforts d’un homme qui veut s’éveiller, et vaincu par la profondeur de sou assoupissement, y replonge. Et il n’est personne qui veuille dormir toujours, et la raison, d’un commun accord, préfère la veille; mais souvent on hésite à secouer le joug qui engourdit les membres, et l’ennui du sommeil cède au charme plus doux que l’on y trouve, quoique l’heure du lever soit venue; ainsi je ne doutais pas qu’il ne voulût mieux me livrer à votre amour que de m’abandonner à ma passion. Le premier parti- me plaisait, il était vainqueur; je goûtais l’autre, et j’étais vaincu. Et je ne savais que répondre à votre parole: " Lève-toi, toi qui dort Lève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera ( Ephés. V, 14)! " Et vous m’entouriez d’évidents témoignages; et convaincu de la vérité, je n’avais à vous opposer que ces paroles de lenteur .et de somnolence.: Tout à l’heure! encore un instant ! laissez-moi un peu! Mais ce tout à l’heure devenait jamais; ce laissez-moi un peu durait toujours.

Vainement je me plaisais en votre loi, selon l’homme intérieur, puisqu’une autre loi luttait dans ma chair contre la roi de mon esprit, et m’entraînait captif de la loi du péché, incarnée dans mes membres. Car la loi du péché, c’est la violence de la coutume qui entraîne l’esprit et le retient contre son gré, mais non contre la justice, puisqu’il s’est volontairement asservi. Malheureux homme ! qui me délivrera du corps de cette mort, sinon votre grâce par Jésus-Christ Notre Seigneur (Rom. VII, 22-25) ?

CHAPITRE VI.

RÉCIT DE POTITIANUS.

13. Comment vous m’avez délivré de cette chaîne étroite de sensualité et de l’esclavage du siècle, je vais le raconter, à la gloire de votre nom, Seigneur, mon rédempteur et mon secours. Je vivais dans une anxiété toujours croissante, et sans cesse soupirant après vous. Je fréquentais votre Eglise, autant que me le permettait ce fardeau d’affaires qui me faisait gémir.

Avec moi était Alypius, sorti pour la troisième fois de sa charge d’assesseur, attendant en liberté des acheteurs de conseils, comme j’avais des chalands d’éloquence, si toutefois l’éloquence est une marchandise que l’enseignement puisse livrer. Nous avions obtenu de l’amitié de Nebridius de suppléer comme grammairien notre cher Verecundus, citoyen de Milan, qui en avait témoigné le vif désir, nous demandant, au nom de l’amitié, quelqu’un de nous pour lui prêter fidèle assistance, dont il avait grand besoin.

Ce ne fut donc pas l’intérêt qui décida Nebridius; les lettres, s’il eût voulu, lui offraient un plus bel avenir; mais sa bienveillance lui fit un devoir de se rendre à notre prière; doux et excellent ami! Sa conduite fut un modèle de prudence; il évita soigneusement d’être connu des personnes éminentes dans le siècle, épargnant ainsi toute inquiétude à son esprit, qu’il voulait conserver libre et assuré d’autant d’heures de loisir qu’il pourrait s’en réserver, pour rechercher la sagesse par méditation, lecture ou entretien.

14. Un jour qu’il était absent, je ne sais pourquoi, nous eûmes la visite, Alypius et moi, d’un de nos concitoyens d’Afrique, Potitianus, l’un des premiers officiers militaires du palais. J’ai oublié ce qu’il voulait de nous. Nous nous assîmes pour nous entretenir. II aperçut par hasard, sur une table de jeu qui était devant nous, un volume. Il le prit, l’ouvrit, c’était l’apôtre Paul. Il ne s’y attendait certainement pas, croyant trouver quelque ouvrage nécessaire à cette profession qui dévorait ma vie. Il sourit, et me félicita du regard, étonné d’avoir surpris auprès de moi ce livre, et ce livre seul. Car il était chrétien zélé, souvent prosterné, dans votre église, en de fréquentes et longues oraisons. Je lui avouai que cette lecture était ma principale étude. Alors, il fut amené par la conversation a nous parler d’Antoine, solitaire d’Egypte, dont le nom si glorieux parmi vos serviteurs nous était jusqu’alors inconnu. Il s’en aperçut et s’arrêta sur ce sujet; il révéla ce grand homme à notre ignorance, dont il ne pouvait assez s’étonner.

Nous étions dans la stupeur de l’admiration au récit de ces irréfragables merveilles de si récente mémoire, presque contemporaines, opérées dans la vraie foi, dans l’Eglise catholique. Et nous étions tous surpris, nous d’apprendre, lui de nous apprendre ces faits extraordinaires. (433)

15. Et ses paroles roulèrent de là sur ces saints troupeaux de monastères, et les parfums de vertu divine qui s’en exhalent, sur ces fécondes aridités du désert, dont nous ne savions rien. Et à Milan même, hors des murs, était un cloître rempli de bons frères, élevé sous l’aile d’Ambroise, et nous l’ignorions. Il continuait de parler, et nous écoutions en silence; et il en vint à nous conter, qu’un jour, à Trèves, l’empereur passant l’après-midi aux spectacles du cirque, trois de ses compagnons et lui allèrent se promener dans les jardins attenant aux murs de la ville; et comme ils marchaient deux à deux, l’un avec lui, les deux autres ensemble, ils se séparèrent. Ceux-ci, chemin faisant, entrèrent dans une cabane où vivaient quelques-uns de ces pauvres volontaires, vos serviteurs, à qui le royaume des cieux appartient ( Matth. V, III) , et ils trouvèrent un manuscrit de la vie d’Antoine.

L’un d’eux se met à lire; il admire, son coeur brûle, et tout en lisant, il songe à embrasser une telle vie, à quitter la milice du siècle pour vous servir : ils étaient l’un et l’autre agents des affaires de l’empereur. Rempli soudain d’un divin amour et d’une sainte honte, il s’irrite contre lui-même, et jetant les yeux sur son ami: "Dis-moi, je te prie, où donc tendent tous nos travaux? Que cherchons-nous? pour qui portons-nous les armes? Quel peut être notre plus grand espoir au palais que d’être amis de l’empereur? Et dans cette fortune, quelle fragilité! que de périls! Et combien de périls pour arriver au plus grand péril? Et puis, quand cela sera-t-il? Mais, ami de Dieu, si je veux l’être, je le suis, et sur l’heure. "

Il parlait ainsi, dans la crise de l’enfantement de sa nouvelle vie; et puis, ses yeux reprenant leur course dans ces saintes pages, il lisait, et il changeait au dedans, là où votre oeil voyait, et son esprit se dépouillait du monde, comme on vit bientôt après. Et il lisait, et les flots de son âme roulaient frémissants; il vit et prit le meilleur parti, et il était à vous déjà, lorsqu’il dit à son ami : " C’en est fait, je romps avec tout notre espoir; je veux servir Dieu, et à cette heure, en ce lieu, je me mets à l’oeuvre. Si tu n’es pas pour me suivre, ne me détourne pas. " L’autre répond qu’il veut aussi conquérir sa part de gloire et de butin. Et tous deux, déjà vos serviteurs, bâtissent la tour qui s’élève avec ce que l’on perd pour vous suivre (Luc XIV, 26, 35). Potitianus et son compagnon, après s’être promenés dans une autre partie du jardin, arrivèrent, en les cherchant, à cette retraite, et les avertirent qu’il était temps de rentrer, parce que le jour baissait. Mais eux, déclarant leur dessein , comment cette volonté leur était venue et s’était affermie en eux, prièrent leurs amis de ne pas contrarier leur résolution, s’ils refusaient de la partager. Ceux-ci, ne se sentant pas changés, pleurèrent néanmoins sur eux-mêmes, disait Potitianus. Ils félicitèrent pieusement leurs camarades, se recommandant à leurs prières. Ils retournèrent au palais, le coeur traînant toujours à terre, et les autres, le coeur attaché au ciel, restèrent dans la cabane. Tous deux avaient des fiancées qui, à cette nouvelle, vous consacrèrent leur virginité.

CHAPITRE VII.

AGITATION DE SON ÂME PENDANT LE RÉCIT DE POTITIANUS.

16. Tel fut le récit de Potitianus. Mais vous, Seigneur, pendant qu’il parlait vous me retourniez vers moi-même; vous effaciez ce dos que je me présentais pour ne pas me voir, et vous me placiez devant ma face pour que je visse enfin toute ma laideur et ma difformité, et mes taches, et mes souillures, et mes ulcères. Et je voyais, et j’avais horreur, et impossible de fuir de moi! Et si je m’efforçais de détourner mes yeux de moi, cet homme venait avec son récit; et vous m’opposiez de nouveau à moi, et vous me creviez les yeux de moi-même, pour que mon iniquité me fût évidente et odieuse. Je la connaissais bien, mais par dissimulation, par connivence, je l’oubliais.

17. Alors aussi, plus je me sentais d’ardent amour pour ces confiances salutaires livrées sans réserve à votre cure, plus j’avais, au retour sur moi, de haine et d’imprécations contre moi-même. Tant d’années, tant d’existence taries! Douze ans et plus, depuis cette dix-neuvième année de mon âge, où la lecture de l’Hortensius de Cicéron avait éveillé en moi l’amour de la sagesse; et je différais encore de sacrifier ce vain bonheur terrestre à la poursuite de cette félicité dont la recherche seule, même sans possession, serait encore préférable à la découverte du plus riche trésor, à la royauté des nations, à l’empressement de ces nombreuses esclaves, les voluptés corporelles. (434)

Mais, malheureux que j’étais, malheureux au seuil même de l’adolescence, je vous avais demandé la chasteté, et je vous avais dit : Donnez-moi la chasteté et la continence, mais pas encore. Je craignais d’être trop tôt exaucé, trop tôt guéri de ce mal de concupiscence que j’aimais mieux assouvir qu’éteindre. Et je m’étais égaré dans les voies d’une superstition sacrilége; et je n’y trouvais point de certitude, et je la préférais pourtant aux doctrines dont je n’étais pas le pieux disciple, mais l’ardent ennemi.

18. Et depuis, je n’avais remis de jour en jour, comme je croyais, à rejeter les espérances du siècle et m’attacher à vous seul, que faute d’apercevoir ce fanal directeur de ma course. Mais le jour était arrivé où je me trouvais tout nu devant moi, et ma conscience me criait : Où es-tu, langue, qui disais que l’incertitude du vrai t’empêchait seule de jeter là ton bagage de vanité? Eh bien! tout est certain maintenant; la vérité te presse; à de plus libres épaules sont venues des ailes qui emportent des âmes, à qui il n’a fallu ni le pesant labeur de tant de recherches, ni d’années de méditation.

Ainsi je me rongeais intérieurement, j’étais pénétré de confusion et de honte, quand Potitianus parlait. Son discours, et le motif de sa visite cessant, il se retira. Et alors, que ne me dis-je pas à moi-même? De quels coups le fouet de mes pensées meurtrit mon âme, l’excitant à me suivre dans mes efforts pour vous joindre? Et-elle était rétive. Elle refusait et ne s’excusait pas. Toutes les raisons étaient épuisées. Il ne lui restait qu’une peur muette: elle appréhendait comme la mort, de se sentir tirer la bride à l’abreuvoir de la coutume, où elle buvait une consomption mortelle.

CHAPITRE VIII.

LUTTE INTÉRIEURE.

19. Alors, pendant cette violente rixe au logis intérieur, où je poursuivais mon âme dans le plus secret réduit de mon coeur, le visage troublé comme l’esprit, j’interpelle Alypius, je m’écrie : Eh quoi ! que faisons-nous là?, N’as-tu pas entendu? Les ignorants se lèvent; ils forcent le ciel, et nous, avec notre science, sans coeur, nous voilà vautrés dans la chair et dans le sang! Est-ce honte de les suivre? N’avons-nous pas honte de ne pas même les suivre? Telles furent mes paroles. Et mon agitation m’emporta brusquement loin de lui. Il se taisait, surpris, et me regardait. Car mon accent était étrange. Et mon front; mes joues, mes yeux, le teint de mon visage, le ton de ma voix, racontaient bien plus mon esprit que les paroles qui m’échappaient.

Notre demeure avait un petit jardin dont nous avions la jouissance, comme du reste de la maison; car le propriétaire, notre hôte n’y habitait pas. C’est là que m’avait jeté la tempête de mon coeur; là, personne ne pouvait interrompre ce sanglant débat que j’avais engagé contre moi-même ,dont vous saviez l’issue, et moi, non. Mais cette fureur m’enfantait à la raison, cette mort à la vie; sachant ce que j’étais de mal, j’ignorais ce qu’en un moment j’allais être de bien.

Je me retirai au jardin ; Alypius me suivait pas à pas. Car j’étais seul, même en sa présence. Et pouvait-il me quitter dans une telle crise? Nous nous assîmes, le plus loin possible de la maison. Et mon esprit frémissait, et les vagues de mon indignation se soulevaient contre moi, de ce que je ne passais pas encore à votre volonté, à votre alliance, ô mon Dieu, où toutes les puissances de mon âme me poussaient en me criant: Courage I Et leurs louanges me soulevaient vers le Ciel: Et pour cela il ne fallait ni navire, ni char; il ne fallait pas même faire ce pas qui nous séparait de la maison. Car non-seulement aller, mais arriver à vous, n’était autre chose que vouloir, mais d’une volonté forte et pleine, et non d’une volonté languissante et boiteuse, se dressant à demi et se débattant contre l’autre moitié d’elle-même qui retombe.

20. Et dans cette angoisse de mes indécisions, je faisais plusieurs de ces mouvements de corps que souvent des hommes veulent et ne peuvent faire, soit absence des membres, ou qu’ils soient emprisonnés dans des liens, paralysés de langueur, retenus par quelque entrave. Si je m’arrache les cheveux, si je me frappe le front, si j’embrasse mes genoux de mes doigts entrelacés, je le fais parce que je l’ai voulu. Et je pouvais le vouloir sans le faire, si la mobilité de mes membres ne m’eût obéi. Combien donc ai-je fait de choses, où vouloir et pouvoir n’était pas tout un. Et alors je ne faisais pas ce que je désirais d’un désir incomparablement plus puissant, et il ne s’agissait que de vouloir pour pouvoir, c’est- à-dire de vouloir pour vouloir. Car ici la puissance n’était autre que la volonté; vouloir, c’était faire; et pourtant rien (435) ne se faisait; et mon corps obéissait plutôt à la volonté la plus imperceptible de l’âme qui d’un signe lui commandait un mouvement, que l’âme ne s’obéissait à elle-même pour accomplir dans la volonté seule sa plus forte volonté.

CHAPITRE IX.

L’ESPRIT COMMANDE AU CORPS ; IL EST OBÉI: L’ESPRIT SE COMMANDE, ET IL SE RÉSISTE

2l. D’où vient ce prodige ? quelle en est la cause? Faites luire votre miséricorde ! que j’interroge ces mystères de vengeance, et qu’ils me répondent! que je pénètre cette nuit de tribulation qui couvre les fils d’Adam! D’où vient, pourquoi ce prodige ? L’esprit commande au corps; il est obéi; l’esprit se commande, et il se résiste. L’esprit commande à la main de se mouvoir, et l’agile docilité de l’organe nous laisse à peine distinguer le mal tre de l’esclave; et l’esprit est esprit, la main est corps. L’esprit commande de vouloir à l’esprit, à lui-même, et il n’obéit pas. D’où vient ce prodige? la cause? Celui-là, dis-je, se commande de vouloir, qui ne commanderait s’il ne voulait; et ce qu’il commande ne se fait pas !

Mais il ne veut qu’à demi; donc, il ne commande qu’à demi. Car, tant il veut, tant il commande; et tant il est désobéi, tant il ne veut pas. Si la volonté dit : Sois la volonté! autrement: que je sois! Elle n’est pas entière dans son commandement, et partant elle n’est pas obéie; car si elle était entière, elle ne se commanderait pas d’être, elle serait déjà. Ce n’est donc pas un prodige que cette volonté partagée, qui est et n’est pas; c’est la faiblesse de l’esprit malade, qui, soulevé par la main de la vérité, rie se relève qu’à demi, et retombe de tout le poids de l’habitude. Et il n’existe ainsi deux volontés que parce qu’il en est toujours une incomplète, et que ce qui manque à l’une s’ajoute à l’autre.

CHAPITRE X.

DEUX VOLONTÉS; UN SEUL ESPRIT.

22. Périssent de votre présence, mon Dieu, comme parleurs de vanités, comme séducteurs d’âmes ceux qui, apercevant deux volontés délibérantes, affirment deux esprits de deux natures, l’une bonne, l’autre mauvaise. Mauvais eux-mêmes, par ce sentiment mauvais, ils peuvent être bons, s’ils donnent un tel assentiment aux doctrines et aux hommes de vérité, que votre Apôtre puisse leur dire: " Vous avez été ténèbres autrefois, et vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (Ephés. V, 8). " Ceux-ci voulant être lumière en eux-mêmes, et non dans le Seigneur, par cette pensée téméraire que l’âme est une même nature que Dieu, sont devenus d’épaisses ténèbres, parce que leur sacrilége arrogance les a retirés de vous, " Lumière de tout homme venant au monde (Jean, I, 9.) " Songez donc à ce que vous dites et rougissez; " approchez de lui, recevez sa lumière et votre visage ne rougira plus ( Ps. XXXIII, 6). "

Quand je délibérais pour entrer au service du Seigneur mon Dieu, ce que j’avais résolu depuis longtemps, qui voulait? moi. Qui ne voulait pas? moi. L’un et l’autre était moi, demi voulant, à demi ne voulant pas. Et je me querellais moi-même, et je me divisais contre moi. Et ce schisme, élevé malgré moi, n’attestait pas la présence d’un esprit étranger, mais le châtiment de mon âme. Et je n’en étais pas l’artisan, mais le péché qui habitait en moi. J’expiais la coupable liberté d’Adam, mon père (Rom. VIII, 14).

23. Car s’il est autant de natures contraires que de volontés ennemies, ce n’est plus deux natures, c’est plusieurs qu’il faut affirmer. Qu’un homme délibère d’aller à leur assemblée ou au théâtre, ces hérétiques s’écrient: Voilà les deux natures; l’une bonne qui le conduit ici, l’autre mauvaise qui l’en éloigne. Autrement d’où peut venir cette contrariété de deux volontés en lutte? Et moi je les dis mauvaises toutes deux, et celle qui conduit à eux, et celle qui attire au théâtre. Ils pensent, eux, que la première ne peut être que bonne. Mais si quelqu’un de nous, flottant à la merci de deux volontés engagées, délibère d’aller au théâtre ou à notre église, ne balanceront-ils pas à répondre? Car ou ils avoueront, ce qu’ils refusent, que c’est la volonté bonne qui fait entrer dans notre église, comme elle y a introduit ceux que la communion des mystères y retient; ou ils seront tenus d’admettre le conflit de deux mauvaises natures, de deux mauvais esprits en un seul homme, et ils démentiront leur assertion ordinaire d’un bon et d’un mauvais; ou, rendus à la vérité, ils cesseront de nier que, lorsqu’on délibère, ce soit une même âme livrée aux flux et reflux de ses volontés.

24. Qu’ils n’osent donc plus dire, en voyant dans un seul homme deux volontés aux prises, que ce sont deux esprits contraires, émanés de deux substances contraires, et deux principes contraires; deux antagonistes, l’un bon, l’autre mauvais. Car vous, Dieu de vérité, vous les improuvez, vous les réfutez, vous les confondez. Et de même, dans deux volontés mauvaises, quand un homme délibère s’il ôtera la, vie à son semblable par le fer ou le poison; s’il usurpera tel héritage ou tel autre, ne pouvant les usurper tous deux; s’il écoutera la luxure qui achète la volupté, ou l’avarice qui sarde l’argent; s’il ira au cirque ou au théâtre, ouverts le même jour; ou bien, nouvelle indécision, s’il entrera dans cette maison taire un larcin auquel l’occasion le convie; ou bien, autre incertitude, y commettre un adultère dont il trouve la facilité; et si toutes ces circonstances concourent dans le même instant, si toutes ces volontés se pressent dans le même désir, ne pouvant s’accomplir à la fois, l’esprit n’est-il pas déchiré par cette querelle intestine de quatre volontés, plus encore, que sollicitent tant d’objets de convoitise? Et pourtant ils ne calculent pas une telle quantité de substances différentes.

Et de même des volontés bonnes. Car je leur demande s’il est bon de se plaire à la lecture de l’Apôtre, au chant d’un saint cantique, s’il est bon d’expliquer l’Evangile? A chaque demande, même réponse : oui. Mais si tous ces pieux exercices nous plaisent également, au même instant, le coeur de l’homme n’est-il pas distendu par cette diversité de volonté qui délibèrent sur l’objet à saisir de préférence? Et ces volontés sont bonnes, et elles se combattent jusqu’à ce que soit déterminé le point où se porte une et entière cette volonté qui se divisait en plusieurs.

Ainsi, lorsque l’éternité nous élève à ses sublimes délices, et que le plaisir d’un bien temporel nous rattache ici-bas, c’est une même âme qui veut l’un ou l’autre, mais d’une demi-volonté; et de là ces épines qui la déchirent quand la vérité détermine une préférence qui ne peut vaincre l’habitude.

CHAPITRE XI.

DERNIERS COMBATS.

25. Ainsi je souffrais et je me torturais, m’accusant moi-même avec une amertume inconnue, me retournant et me roulant dans mes liens, jusqu’à ce j’eusse rompu tout entière cette chaîne qui ne me retenait plus que par un faible anneau, mais qui me retenait pourtant. Et vous me pressiez, Seigneur, au plus secret de mon âme, et votre sévère miséricorde me flagellait à coups redoublés et de crainte et de honte, pour prévenir une langueur nouvelle qui, retardant la rupture de ce faible et dernier chaînon, lui rendrait une nouvelle force d’étreinte.

Car je me disais au dedans de moi : Allons! allons! point de retard! Et mon coeur suivait déjà ma parole; et j’allais agir, et je n’agissais pas. Et je ne retombais pas dans l’abîme de ma vie passée, mais j’étais debout sur le bord, et je respirais. Et puis je faisais effort, et pour arriver, atteindre, tenir, de quoi s’en fallait-il? Et je n’arrivais pas, et je n’atteignais pas, et je ne tenais rien; hésitant à mourir à la mort, à vivre à la vie, je me laissais dominer plutôt par le mal, ce compagnon d’enfance, que par ce mieux étranger. Et plus l’insaisissable instant où mon être allait changer devenait proche, plus il me frappait d’épouvante; ni ramené, ni détourné, pourtant, mon pas était suspendu.

26. Et ces bagatelles de bagatelles, ces vanités de vanités, mes anciennes maîtresses, me tiraient par ma robe de chair, et me disaient tout bas : Est-ce que tu nous renvoies? Quoi! dès ce moment, nous ne serons plus avec toi, pour jamais? Et, dès ce moment, ceci, cela, ne te sera plus permis, et pour jamais? Et tout ce qu’elles me suggéraient dans ce que j’appelle ceci, cela, ce qu’elles me suggéraient, ô mon Dieu! que votre miséricorde l’efface de l’âme de votre serviteur! Quelles souillures! quelles infamies! Et elles ne m’abordaient plus de front, querelleuses et hardies, mais par de timides chuchotements murmurés à mon épaule, par de furtives attaques; elles sollicitaient un regard de mon dédain. Elles me retardaient toutefois dans mon hésitation à les repousser, à me débarrasser d’elles pour me rendre où j’étais appelé. Car la violence de l’habitude me disait : Pourras-tu vivre sans elles?

27. Et déjà elle-même ne me parlait plus (437) que d’une voix languissante. Car, du côté où je tournais mon front, et où je redoutais de passer, se dévoilait la chaste et sereine majesté de la continence, m’invitant, non plus avec le sourire de la courtisane, mais par d’honnêtes caresses, à m’approcher d’elle sans crainte; et elle étendait, pour me recevoir et m’embrasser, ses pieuses mains, toutes pleines de bons exemples; enfants, jeunes filles, jeunesse nombreuse, tous les âges, veuves vénérables, femmes vieillies dans la virginité, et dans ces saintes âmes, la continence n’était pas stérile; elle enfantait ces générations de joies célestes qu’elle doit, Seigneur, à votre conjugal amour!

Et elle semblait me dire, d’une douce et encourageante ironie: Quoi! ne pourras-tu ce qui est possible à ces enfants, à ces femmes? Est-ce donc en eux-mêmes, et non dans le Seigneur leur Dieu, que cela leur est possible? C’est le Seigneur leur Dieu qui me donne à eux. Tu t’appuies sur toi-même, et tu chancelles? Et cela t’étonne? Jette-toi hardiment sur lui, n’aie pas peur; il ne se dérobera pas pour te laisser tomber. Jette-toi hardiment, il te recevra, il te guérira! Et je rougissais, parce que j’entendais encore le murmure des vanités: et je restais hésitant, suspendu. Et elle me parlait encore, et je croyais entendre : Sois sourd à la voix de ces membres de terre, afin de les mortifier. Les délices qu’ils te racontent sont-elles comparables aux suavités de la loi du Seigneur ton Dieu (Ps. CXVIII, 85)? Cette lutte intestine n’était qu’un duel de moi avec moi. Et Alypius, attaché à mes côtés, attendait en silence l’issue de cette étrange révolution.

CHAPITRE XII.

" PRENDS, LIS! PRENDS, LIS! "

28. Quand, du fond le plus intérieur, ma pensée eut retiré et amassé toute ma misère devant les yeux de mon coeur, il s’y éleva un affreux orage, chargé d’une pluie de larmes.

Et pour les répandre avec tous mes soupirs, je me levai, je m’éloignai d’Alypius. La solitude allait me donner la liberté de mes pleurs. Et je me retirai assez loin pour n’être pas importuné, même d’une si chère présence.

Tel était mon état, et il s’en aperçut, car je ne sais quelle parole m’était échappée où vibrait un son de voix gros de larmes. Et je m’étais levé. Il demeura à la place où nous nous étions assis, dans une profonde stupeur. Et moi j’allai m’étendre, je ne sais comment, sous un figuier, et je lâchai les rênes à mes larmes, et les sources de mes yeux ruisselèrent, comme le sang d’un sacrifice agréable. Et je vous parlai, non pas en ces termes, mais en ce sens: " Eh! jusques à quand, Seigneur ( Ps. VI, 4)? jusques à quand, Seigneur, serez-vous irrité? Ne gardez pas souvenir de mes iniquités passées (Ps. LXXXIII, 5, 8). " Car je sentais qu’elles me retenaient encore. Et je m’écriais en sanglots : Jusques à quand? jusques à quand? Demain ?… demain?... Pourquoi pas à l’instant; pourquoi pas sur l’heure en finir avec ma honte?

29. Je disais et je pleurais dans toute l’amertume d’un coeur brisé. Et tout à coup j’entends sortir d’une maison voisine comme une voix d’enfant ou de jeune fille qui chantait et répétait souvent: " PRENDS, LIS! PRENDS, LIS! " Et aussitôt, changeant de visage, je cherchai sérieusement à me rappeler si c’était un refrain en usage dans quelque jeu d’enfant; et rien de tel ne me revint à la mémoire. Je réprimai l’essor de mes larmes, et je me levai, et ne vis plus là qu’un ordre divin d’ouvrir le livre de l’Apôtre, et de lire le premier chapitre venu. Je savais qu’Antoine, survenant, un jour, à la lecture de l’Evangile, avait saisi, comme adressées à lui-même, ces paroles: " Va, vends -ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; viens, suis-moi ( Matth. XIX, 21); "et qu’un tel oracle l’avait aussitôt converti à vous.

Je revins vite à la place où Alypius était assis; car, en me levant, j’y avais laissé le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où se jetèrent mes

yeux: " Ne vivez pas dans les festins, dans les débauches, ni dans les voluptés impudiques, ni en conteste, ni en jalousie; mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à flatter votre chair dans ses désirs. " Je ne voulus pas, je n’eus pas besoin d’en lire davantage. Ces ligues à peine achevées; il se répandit dans mon coeur comme une lumière de sécurité qui dissipa les ténèbres de mon incertitude.

30. Alors, ayant laissé dans le livre la trace de mon doigt ou je ne sais quelle autre marque, je le fermai, et, d’un visage tranquille, je déclarai tout à Alypius. Et lui me révèle à son tour ce (438) qui à mon insu se passait en lui. Il demande à voir ce que j’avais lu; je le lui montre, et lisant plus loin que moi, il recueille les paroles suivantes que je n’avais pas remarquées: " Assistez le faible dans la foi (Rom. XIV, 1). " Il prend cela pour lui, et me l’avoue. Fortifié par cet avertissement dans une résolution bonne et sainte, et en harmonie avec cette pureté de moeurs dont j’étais loin depuis longtemps, il se joint à moi sans hésitation et sans trouble.

A l’instant, nous allons trouver ma mère, nous lui contons ce qui arrive, elle se réjouit; comment cela est arrivé, elle tressaille de joie, elle triomphe. Et elle vous bénissait, " ô vous qui êtes puissant à exaucer au delà de nos demandes, au delà de nos pensées Ephés. III, 20), " car vous lui aviez bien plus accordé en moi que ne vous avaient demandé ses plaintes et ses larmes touchantes. J’étais tellement converti à vous que je ne cherchais plus de femme, que j’abdiquais toute espérance dans le siècle, élevé désormais sur cette règle de foi, où votre révélation m’avait jadis montré debout à ma mère. Et son deuil était changé (Ps. XXIV, 12) en une joie bien plus abondante qu’elle n’avait espéré, bien plus douce et plus chaste que celle qu’elle attendait des enfants de ma chair. (439)