LETTRES DE SAINT AUGUSTIN

 

La traduction des Lettres de saint Augustin est l'œuvre de M. POUJOULAT.

In Œuvres complètes de Saint Augustin traduites pour la première fois en français sous la direction de M. Poujoulat et de M. l’abbé Raulx, Bar-Le-Duc 1864, Tome I, p. 519-561 ; Tome II ; Tome III, p. 1-123

 

 

LETTRES DE SAINT AUGUSTIN *

In Œuvres complètes de Saint Augustin traduites pour la première fois en français sous la direction de M. Poujoulat et de M. l’abbé Raulx, Bar-Le-Duc 1864, Tome I, p. 519-561 ; Tome II ; Tome III, p. 1-123 *

LETTRE CXLVII. (Année 412.) *

LETTRE CXLVIII. (Année 413.) *

LETTRE CXLIX. (Année 414). *

LETTRE CL. (Année 414) *

LETTRE CLI. (Année 414.) *

LETTRE CLII. (Année 414.) *

LETTRE CLIII. (Année 414.) *

LETTRE CLV. (Année 414.) *

LETTRE CLVI. (Année 414.) *

LETTRE CLVII. (Année 414.) *

LETTRE CLVIII. (Année 414.) *

LETTRE CLIX. (Année 414.) *

LETTRE CLX (1). (Année 414.) *

LETTRE CLXI. (Année 414.) *

LETTRE CLXII. (Année 415.) *

LETTRE CLXIII. (Année 415.) *

 

LETTRE CXLVII. (Année 412.)

Cette lettre, adressée à une femme dont nous avons déjà prononcé le nom, et la lettre suivante adressée à Fortunatien, évêque de Sicca, ont pour but d'établir que Dieu ne peut être vu des yeux du corps, et que la vue de Dieu dans la vie future est réservée à ceux qui auront le cœur pur. Saint Augustin, dans le deuxième livre de la Revue de ses ouvrages, chap. XII, mentionne la lettre à Pauline qui a l'étendue d'un livre, et fait observer qu'il n'y a pas traité la question de savoir si, après la résurrection de la fin des temps, Dieu pourra être vu des yeux du corps spirituel. " Mais, ajoute l'évêque d'Hippone, je crois avoir suffisamment éclairci cette question si difficile dans le dernier livre, c'est-à-dire dans le vingt-deuxième livre de la Cité de Dieu. " Saint Augustin, dans la Revue, mentionne aussi sa lettre à Fortunatien qu'il appelle un mémoire, mais sans en faire le sujet d'aucune remarque. La lettre à Pauline, indépendamment de sa valeur théologique, est un long effort du génie pour franchir le monde des corps et s'élever dans le monde de l'âme; les principes de la métaphysique chrétienne sont là. Le témoignage du sens intime se trouve invoque dans cet écrit comme motif de certitude. Plus d'une fois saint Augustin se répète, évidemment pour se faire comprendre d'une femme, et, à plus de quatorze siècles de distance, nous avons une grande considération pour cette Pauline, que l'évêque d'Hippone jugea digne de recevoir communication de ses pensées sur un sujet aussi difficile c'est un grand exemple pour les femmes chrétiennes de notre temps.

AUGUSTIN A PAULINE, SALUT.

1. Je me souviens de ce que vous m'avez demandé et de ce que je vous ai promis, Pauline, pieuse servante de Dieu, et je ne dois pas négliger d'acquitter ma dette. Vous m'avez prié de vous écrire quelque chose d'étendu sur la question de savoir si le Dieu invisible peut être vu des yeux du corps; je n'aurais pu vous le refuser sans offenser votre zèle religieux; mais j'ai tardé à remplir ma promesse, soit à cause d'autres occupations, soit parce que le sujet de votre demande méritait qu'on y pensât longtemps. Dans l'examen de cette grande chose, il ne fallait pas seulement réfléchir sur ce qu'il y avait à croire et à dire, mais encore sur les moyens de persuader ceux qui ont des opinions différentes, et cette double obligation rendait la tâche plus difficile; enfin j'ai cru devoir mettre un terme à ce long retard, dans l'espoir que Dieu viendrait à mon aide bien plus en écrivant qu'en différant. Et d'abord il me paraît que dans cette recherche il y a plus à gagner dans une bonne vie que dans les meilleurs discours. Ceux qui ont appris de Notre-Seigneur Jésus-Christ à être doux et humbles de coeur (1), profitent plus par la méditation et la prière qu'en lisant et en écoutant. Toutefois il ne faut pas renoncer à l'usage du discours; mais lorsque celui qui plante et qui arrose a fait son couvre, il laisse le reste à Celui qui donne l'accroissement: ceux qui plantent et qui arrosent sont aussi son ouvrage.

2. Que ce soit donc en vous l'homme intérieur qui se recueille et qui écoute. Il se renouvelle de jour en jour tandis que l'homme extérieur se détruit (2), soit par la macération, soit par la maladie, soit par un accident, soit par le poids de l'âge qui abat à la fin les santés les plus solides et les plus longues vies. Elevez donc votre esprit qui se renouvelle dans la connaissance de Dieu selon l'image de Celui qui l'a créé (3); c'est là que, par la foi, le Christ habite en vous (4); c'est là qu'il n'y a plus ni juif, ni gentil, ni esclave, ni libre, ni homme, ni femme (5): c'est là que vous ne mourrez pas quand vous vous séparerez de votre corps, parce que là vous n'avez pas vieilli quoique vous soyez déjà chargée d'années. Que votre intérieur soit donc attentif, et comprenez ce que je vais dire. Je ne veux pas que vous suiviez ici mon autorité et que vous jugiez nécessaire de croire quelque chose parce que je l'aurai dit; soumettez-vous aux Ecritures canoniques sur les points dont vous ne reconnaîtrez pas encore par vous-même la vérité, ou croyez à la lumière qui vous éclaire intérieurement pour vous faire mieux comprendre.

3. Afin de mieux vous y préparer, je vous donnerai un exemple tiré du sujet même qui va nous occuper. Nous croyons qu'on peut voir Dieu, non avec les yeux du corps comme on voit le soleil, ni avec le regard de l'intelligence comme chacun voit intérieurement qu'il est vivant, qu'il veut, qu'il cherche, qu'il sait ou qu'il ne sait pas. Vous-même, en lisant

1. Matth. XXI, 29. — 2. II Cor. IV, 6. — 3. Coloss. III, 10. — 4. Ephés. III, 17. — 5. Gal. III, 28.

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cette lettre, vous vous souvenez d'avoir vu le soleil des yeux du corps; vous pouvez même

le voir tout de suite, s'il est à l'horizon et qu'il puisse vous apparaître de l'endroit où vous êtes. Mais pour voir ce qui se découvre à l'esprit, c'est-à-dire que vous vivez, que vous voulez voir Dieu, que vous cherchez à le voir, que vous savez que vous vivez, que vous voulez et que vous cherchez, et que vous ne savez pas comment on voit Dieu, vous ne vous servez pas des yeux du corps et vous n'avez pas besoin de choisir un point pour mieux regarder ces choses; vous voyez ainsi votre vie, votre volonté, vos recherches, votre science, et aussi votre ignorance, car il ne faut pas dédaigner de voir même qu'on ne sait pas. C'est donc en vous-même que vous voyez ces choses et que vous les avez sans aucune ligne de figure et sans aucune couleur; elles vous y apparaissent d'une façon d'autant plus nette et plus sûre que vous les contemplez d'un regard plus simple et plus intérieur. Puisque donc nous ne pouvons maintenant voir Dieu ni avec les yeux du corps, comme ce qui est au ciel et sur la terre, ni avec les yeux de l'esprit comme les choses dont je parlais tout à l'heure et que vous voyez en vous-même avec une entière certitude, pourquoi croyons-nous qu'on peut voir Dieu si ce n'est parce que nous ajoutons foi à ces paroles de l'Ecriture : " Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (1) ; " et parce que cette pensée est appuyée d'autres témoignages des livres saints auxquels nous regarderions comme un crime de ne pas croire et que sans aucun doute la piété nous oblige à admettre?

4. Notez bien cette distinction; par conséquent si dans ce discours, je rappelle des choses que vous voyez avec les yeux de la chair, que vous percevez ou que vous vous souvenez d'avoir perçues par quelque autre sens, comme on perçoit la couleur, le bruit, l'odeur, la saveur, la chaleur et tout ce que nous pouvons connaître par la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût , le toucher; ou bien si j'en rappelle que vous voyez du regard de l'esprit, comme vous voyez votre vie, votre volonté, votre pensée, votre mémoire, votre intelligence, votre science, votre foi et tout ce qui s'aperçoit par l'esprit, et qu'il ne vous soit pas possible d'en douter, non point parce que vous les croirez, mais parce que vous les verrez, reconnaissez alors

1. Matth. V, 10.

que je vous les ai montrées. Quant à ce que je ne montrerai pas comme on montre ce qui se voit par les yeux du corps ou par les yeux de l'esprit, et qui pourtant sera nécessairement vrai ou faux, sans que la vue du corps ou la vue de l'esprit puisse en juger, on pourra seulement le croire ou ne pas le croire. Il faudra le croire sans hésiter si l'autorité des divines Ecritures, que l'Eglise appelle canoniques, vient manifestement à l'appui. Mais quand il s'agira d'autres témoignages, qui cherchent à produire la persuasion, il vous sera permis d'y adhérer ou de ne pas y adhérer; vous vous déterminerez d'après la foi qu'ils méritent.

5. En effet, si nous ne croyons à rien de ce que nous n'avons pas vu, à rien de ce que nous n'avons pas perçu nous-mêmes par les yeux du corps ou de l'esprit, ou appris par les saintes Ecritures , comment saurons-nous qu'existent les villes où nous ne sommes jamais allés? Comment saurons-nous que Rome a été fondée par Romulus, et pour parler de temps plus voisins de nous, que Constantinople a été fondée par Constantin? Comment saurons-nous quels parents nous ont mis au monde et quels ont été nos ancêtres? Les choses de ce genre nous sont connues, non point par les yeux du corps comme nous connaissons le soleil, ou par l'œil de l'esprit comme nous connaissons notre volonté, ou par l'autorité des saints Livres comme nous savons qu'Adam a été le premier homme, que le Christ est né, qu'il est mort et qu'il est ressuscité ; mais elles nous sont connues par d'autres témoignages dont nous ne pensons pas pouvoir douter. Si nous nous trompons en pareil cas, en croyant ce qui n'est pas ou en ne croyant pas ce qui est, nous estimons que nous nous trompons sans danger, pourvu que la foi par laquelle la piété se forme ne reçoive aucune atteinte. Ces préliminaires ne touchent pas encore à la question que vous m'avez proposée, mais ils ont pour but de vous apprendre, à vous et à ceux entre les mains de qui tombera cet écrit, de quelle façon vous devez juger mes ouvrages et les ouvrages de qui que ce puisse être: il ne faut pas que vous pensiez savoir ce que vous ne savez point, et que vous croyiez légèrement ce qui ne vous paraît évident ni par les sens du corps ni par la vue de l'esprit, et, en dehors de ces deux moyens de certitude, ce qui ne serait pas imposé à votre (342) foi par l'autorité des Ecritures canoniques.

6. Arrivons-nous à la question ? N'y a-t-il plus rien dont il faille prévenir le lecteur ? Quelques-uns pensent que ce que nous appelons croire, lorsque ce que l'on croit est vrai, n'est autre chose que de voir avec l'esprit. S'il en était ainsi, nous nous serions trompés dans notre avant-propos où nous marquons la différence entre voir quelque chose par les yeux du corps, comme le soleil dans le ciel, une montagne, un arbre, un objet quelconque sur 11 terre, ou voir avec le regard de l'esprit une chose non moins évidente, comme notre volonté nous apparaît intérieurement à nous-mêmes quand nous voulons quelque chose, notre pensée quand nous pensons, notre mémoire quand nous nous souvenons et tout autre objet spirituel présent à l'esprit; nous nous serions trompés, dis-je, en marquant la différence entre voir selon ces deux manières et croire ce qui n'a jamais été présent aux yeux du corps ni de l'esprit, comme la création d'Adam sans père et sans mère, la naissance du Christ avec une vierge pour mère, sa mort et sa résurrection. Ces faits se sont passés dans le domaine des corps, et nous aurions pu les voir des yeux de la chair si nous avions été présents: maintenant ils ne sont plus là comme cette lumière du jour qui se voit avec les yeux, ou cette volonté qui se voit avec l'esprit. Mais parce que la distinction que j'ai faite n'est pas fausse, on n'aurait à reprocher à mon préambule que de n'avoir pas exposé assez clairement la différence entre croire et voir quelque chose de présent avec l'esprit pour empêcher de penser que ce soit tout un.

7. Quoi donc? pour marquer la différence qu'il y a entre voir et croire, n'est-ce pas assez de dire qu'on voit les choses présentes et qu'on croit les absentes? Ce sera assez si par les choses présentes nous entendons celles qui se trouvent près des sens de l'esprit ou du corps : de là même vient qu'on les nomme présentes. C'est ainsi que je vois la lumière du jour avec les sens du corps, et ma volonté avec les sens de l'esprit parce qu'elle m'est présente au dedans. Mais si quelqu'un me fait connaître sa volonté, sa bouche et le son de sa voix me sont seuls présents; la volonté qu'il m'exprime est elle-même cachée aux yeux de mon corps et à ceux de mon esprit; j'y crois, je ne la vois pas : si je pense que cet homme ment, je ne crois pas à sa parole, quand même par hasard il dirait la vérité. On croit donc les choses qui ne sont pas présentes à nos sens, si elles paraissent appuyées d'un suffisant témoignage; on voit celles qui sont près des sens du corps et de l'esprit, ou présentes. Quoique les sens du corps soient au nombre de cinq, la vue est principalement attribuée aux yeux, et c'est le mot dont nous nous. servons pour exprimer l'action des autres sens : l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher. Nous ne disons pas seulement : Voyez quelle lumière ! mais nous disons aussi : Voyez quel bruit, voyez quelle odeur, voyez quel goût, voyez quelle chaleur ! Parce que j'ai dit qu'on croit les choses qui ne sont pas présentes à nos sens, il ne faut pas ranger de ce nombre celles que nous avons vues quelquefois, et que nous sommes sûrs d'avoir vues, quoiqu'il ne nous en reste plus que le souvenir; car elles font partie de ce qui a été vu et non pas de ce qu'on doit croire; c'est pourquoi elles nous sont connues, non point d'après le témoignage d'autrui, mais d'après nos propres souvenirs, et nous savons avec certitude que nous les avons vues.

8. Notre science se compose donc de ce gui se voit et de ce qui se croit. Pour les choses que nous avons vues ou que nous voyons, nous avons notre propre témoignage; pour les choses que nous croyons, le témoignage d'autrui nous porte à la foi, lorsque, pour nous faire connaître ce que nous ne voyons ni ne nous souvenons d'avoir vu, on nous adresse des paroles, des écrits, des preuves quelconques dont la vue nous porte à croire ce que nous n'avons point vu. C'est avec raison que nous disons que nous savons non-seulement ce que nous avons vu ou nous voyons, mais encore ce que nous croyons d'après des témoignages dignes de foi. Or, si nous pouvons dire que nous savons ce que nous croyons de certain, nous pouvons dire aussi que nous voyons avec l'esprit ce que nous croyons avec raison, lors même que c'est en dehors de nos sens, car la science est attribuée à l'esprit, soit que l'on perçoive et que l'on connaisse par les sens du corps ou par l'esprit lui-même et la foi elle-même se voit par l'intelligence, quoiqu'on ne voie pas ce que l'on croit, comme l'expriment ces paroles de l'apôtre Pierre : " Vous croyez en Celui que vous ne voyez pas maintenant (1), et ces autres du Seigneur: Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu (2) ! "

1. I Pierre, I, 8. — 1. Jean, XX, 29.

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9. Donc, lorsqu'on dit à un homme : Croyez que le Christ est ressuscité d'entre les morts ; s'il croit, faites attention à ce qu'il voit, faites attention à ce qu'il croit , et distinguez les deux. Il voit l'homme dont il entend la voix, et la voix fait partie de ce qui frappe les sens, selon ce que nous avons dit plus haut. Il y a ici deux choses, le témoin et le témoignage ; l'un frappe les yeux, l'autre les oreilles. Mais peut-être ce témoin est appuyé de l'autorité d'autres témoignages, c'est-à-dire des divins Livres, ou de tout autre écrit qui le porte à la foi. Les Ecritures frappent ses yeux s'il les lit, elles frappent ses oreilles s'il les écoute. Mais il voit avec l'esprit le sens des mots qu'il lit ou qu'il entend ; il voit sa propre foi, par laquelle il répond qu'il croit sans hésiter ; il voit sa pensée, par laquelle il se représente le profit qu'il pourra tirer de ce qu'il croit; il voit sa volonté par laquelle il s'est décidé à embrasser la religion chrétienne; il voit aussi dans son intelligence une certaine imagé de la résurrection elle-même, sans laquelle on ne pourrait pas comprendre tout fait matériel qu'on vous raconte, qu'on le croie ou non.

Mais vous faites, je pense, la différence entre la manière dont il voit sa propre foi et la manière dont il voit dans son esprit une image de la résurrection qu'un autre peut voir aussi sans y croire.

10. Il voit donc toutes ces choses, en partie par le corps, en partie par l'esprit. Il ne voit pas la volonté de celui qui l'invite à croire ni la résurrection du Christ elle-même, mais il y croit; et cependant on dira qu'il voit la résurrection d'un certain regard de l'esprit, bien plus d'après l'autorité des témoignages que par la présence de ce qu'il croit. Car ce qu'il voit est présent à son esprit où à ses sens; ce qu'il croit ne l'est pas. Cependant la volonté de celui qui l'invite à croire est actuelle et demeure dans celui qui parle, celui-ci la voit en lui-même, mais celui qui écoute ne la voit pas, il y croit. Quant à la résurrection du Christ, elle appartient au passé; elle ne fut pas vue des hommes qui vécurent alors; car ceux qui revirent en pleine vie le Christ qu'ils avaient vu mort, n'assistèrent pas cependant à la résurrection au moment où elle s'accomplissait; ils y crurent avec certitude après avoir vu et touché vivant le Christ qu'ils avaient vu mort. Pour nous, nous croyons le tout, et qu'il est ressuscité, et que des hommes l'ont alors vu et touché, et qu'il vit maintenant dans les cieux, qu'il ne meurt plus, et que désormais la mort ne peut plus rien sur lui (1). Mais la chose elle-même n'est pas présente à nos sens, comme le ciel et la terre, et ne se découvre pas à l'œi1 de notre esprit, comme nous apparaît la foi même par laquelle nous croyons cela.

11. Je pense vous avoir assez fait comprendre, dans ces préliminaires, ce que c'est que de voir par l'esprit ou par le corps, et combien il est différent de croire. Croire est un acte de l'esprit et l'esprit le voit : notre foi est visible à notre intelligence. Néanmoins, ce qui se croit n'est pas présent aux yeux de notre chair, comme le corps dans lequel le Christ est ressuscité; ni aux yeux de l'esprit d'un autre; ainsi votre foi n'est pas visible à mon intelligence, et pourtant je ne la mets pas en doute; elle échappe aux yeux de mon corps comme aux yeux du vôtre; mais vous pouvez la voir avec votre esprit comme je vois la mienne sans que vous le puissiez. Car nul ne sait ce qui se passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui-même (2), jusqu'à ce que le Seigneur vienne et qu'il éclaire ce qui est caché dans les ténèbres, et qu'il mette en évidence les pensées du coeur (3), afin que non-seulement chacun voie ses propres pensées, mais encore celles d'autrui. Quand l'Apôtre a dit que nul ne sait ce qui se passe dans l'homme que l'esprit de l'homme qui est en lui-même, il a voulu faire entendre que nul ne le sait comme nous voyons ce qui est en nous; car s'il s'agit de ce que nous croyons sans le voir, nous connaissons la foi de plusieurs, et plusieurs connaissent la nôtre.

12. Si nous avons assez marqué cette distinction, venons à la question même. Nous savons qu'on peut voir Dieu, puisqu'il est écrit " Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (4) ! " Peut-être n'aurais-je pas dû dire : Nous savons, mais: nous croyons; car nous n'avons jamais vu Dieu avec les yeux du corps comme la lumière du jour, ni avec les yeux de notre esprit, comme la foi par laquelle nous le croyons; et si nous ne doutons pas qu'on puisse le voir, c'est uniquement parce que nous croyons aux Ecritures qui l'enseignent. Cependant, l'apôtre saint Jean a dit : " Nous savons que lorsqu'il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le

1. Rom. VI, 9. — 2. I Cor. II, 11. — 3. I Cor, IV 5. — 5. Matth. V, 8.

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verrons comme il est (1). " Par là saint Jean déclarait savoir ce qui n'était encore que dans l'avenir, et il le savait non pas pour l'avoir vu, mais pour l'avoir cru. C'est pourquoi nous avons eu raison de dire que nous savons qu'on peut voir Dieu, quoique nous ne l'ayons pas vu et que nous l'ayons cru par la divine autorité des Ecritures.

13. Que veut donc dire la même autorité dans ces paroles ; " Jamais personne n'a vu Dieu (2)? " Répondra-t-on qu'il s'agit ici de voir Dieu dans l'avenir et non d'avoir vu Dieu dans le passé? Car il a été dit : " Ils verront Dieu, " et non pas ils ont vu Dieu; et saint Jean n'a pas dit : nous l'avons vu, mais " nous le verrons comme il est. " Il n'y a donc pas contradiction avec ces paroles : " Jamais personne n'a vu Dieu. " Ceux qui, par la pureté du coeur, auront voulu être enfants de Dieu, verront Celui qu'ils n'ont jamais vu. Mais que signifient ces mots : " J'ai vu Dieu face à face, et mon âme a été sauvée (3)? " Ne sont-ils pas opposés à ce passage : " Jamais personne n'a vu Dieu (4) ? " Et ce qui est dit de Moïse " qu'il parlait à Dieu face à face, comme un ami parle à son ami (5), " et l'endroit où Isaïe dit qu'il " a vu le Seigneur des armées assis sur un trône (6), " et d'autres passages semblables qu'on pourrait tirer des saints Livres, tout cela n'est-il pas en contradiction avec les paroles de saint Jean : " Jamais personne n'a vu Dieu? " L'Evangile même ne semble-t-il pas se contredire? Si jamais personne n'a vu Dieu, comment le Sauveur a-t-il pu dire avec vérité : " Celui qui me voit, voit mon Père (7). Leurs anges voient toujours la face de mon Père (8) ?"

14. Par quel principe accorder ici ce qui semble se contredire et s'exclure? Car il est impossible que les Ecritures mentent sur un point, quel qu'il soit. Dirons-nous que ces mots : " Jamais personne n'a vu Dieu, " ne doivent s'entendre que des hommes, comme ces autres : " Personne ne sait ce qui se passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui-même (9) ; " car il est évident que ce passage ne peut s'appliquer à Dieu, puisqu'il est écrit que le Christ n'avait pas besoin que nul ne lui rendît témoignage de l'homme, parce qu'il savait lui-même ce qu'il y avait dans l'homme (10); et l'Apôtre a pleinement

1. Jean, III, 2. — 2. Jean I, 18; I Jean, IV, 12. — 3. Gen. XXXII, 30. — 4. Jean, I, 18. — 5. Exod. XXXII, 11. — 6. Isaïe, VI, 1. — 7. Jean, XIV, 9. — 8. Matth. XVIII, 10. — 9. I Cor. II, 11. — 10. Jean, II, 25.

expliqué cela lorsqu'il a dit : " Personne parmi les hommes rie l'a vu ni ne peut le voir (1)." Si donc il a été dit : " Jamais personne n'a vu Dieu, " comme si on avait dit : personne parmi les hommes n'a vu Dieu, il n'y aura plus de difficulté à l'égard de ce passage : " Leurs anges voient toujours la face de mon Père; " et nous pouvons croire que les anges voient Dieu, mais que nul homme ne l'a jamais vu. Toutefois, comment Dieu a-t-il été vu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, de Job, de Moïse, de Michée, d'Isaïe (2), et d'autres encore auxquels Dieu aurait pu apparaître d'après le véridique témoignage des Ecritures, si jamais personne parmi les hommes n'a vu ni ne peut voir Dieu ?

15. Quelques-uns, voulant prouver que les impies aussi verront Dieu, pensent que Dieu a été vu du démon même, d'après un endroit du livre de Job où il est dit que le démon était venu en présence de Dieu avec les anges (3). Mais on demandera ici pourquoi il a été écrit " Bienheureux ceux qui oint le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (4), " et pourquoi encore ce passage de l'épître aux Hébreux : " Cherchez la paix avec tout le monde et la sanctification sans laquelle personne ne pourra voir Dieu (5). " Je serais bien étonné si ceux qui pensent que les impies verront Dieu et que le diable l'a vu, allaient jusqu'à prétendre que le diable et les impies ont le coeur pur et qu'ils ont coutume de chercher avec tout le monde la paix et la sanctification.

16. Pour peu qu'on y réfléchisse, on reconnaîtra que ces paroles de Notre-Seigneur " Celui qui m'a vu a vu mon Père (6), " ne sont pas en contradiction avec l'endroit où il est dit que " jamais personne n'a vu Dieu (7)." Le Sauveur n'a pas dit : Parce que vous m'avez vu, vous avez vu mon Père; mais par ces mots : " Celui qui m'a vu a vu mon Père, " il a voulu montrer l'unité de substance du Père et du Fils, afin qu'on ne pensât pas qu'il y eût entre eux quelque dissemblance; par conséquent, comme il a dit en toute vérité : "Celui qui m'a vu a vu mon Père; " et comme jamais aucun homme n'a vu Dieu, il est certain que nul n'a jamais vu le Père, ni le Fils, en tant que le Fils est Dieu et ne fait qu'un seul Dieu avec le Père; car en tant qu'homme, il a

1. Tim. VI, 16. — 2. Gen. XVIII, 1 ; Ibid. XXVI, 2; Ibid. XXXII, 30; Job, XXVIII, 1; Exod. XXXIII, 11; III Rois, XXII, 19; Isaïe, VI, 1. — 3. Job, I, 6; II, 1. — 4. Matth. V, 8. — 5. Hébr. XII,14. — 6. Jean, XIV, 9. — 7. Jean, I, 18.

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été vu sur la terre et il a conversé avec les hommes (1).

17. Mais c'est une grande question que de concilier le souvenir de tant de personnages de l'Ancien Testament qui ont vu Dieu, avec cette vérité que jamais personne n'a vu Dieu, et que personne parmi les hommes ne l'a vu ni ne peut le voir. Considérez la difficulté de la question que vous m'avez proposée et sur laquelle vous me demandez quelque chose d'étendu à l'occasion d'une petite lettre de moi qui vous a paru devoir être soigneusement et longuement expliquée. Voulez-vous que je vous donne ici, quoique peut-être vous le connaissiez, ce qu'ont pensé sur la vue de Dieu d'illustres commentateurs des divines Ecritures? Il se pourrait que leurs sentiments parussent suffire à vos désirs. Daignez faire attention au court passage qui va suivre. Le bienheureux Ambroise, évêque de Milan, explique l'endroit de l'Evangile où l'ange apparut dans le temple au prêtre Zacharie, et vous allez voir comment il a parlé de la vue de Dieu.

18. " Ce n'est pas sans raison, dit-il, que l'ange est vu dans le temple ; l'avènement du véritable Prêtre était déjà annoncé, et le sacrifice céleste, où devaient servir les anges, se préparait. Le mot d'apparition est bien ici à sa place, puisque ce fut tout à coup que Zacharie vit l'ange ; qu'il s'agisse de Dieu ou des anges, c'est le terme accoutumé des divines Ecritures pour exprimer la vue d'une chose qui n'a pas pu se prévoir. Ainsi il est dit dans la Genèse (2) : Dieu apparut à Abraham auprès du chêne de Membré. On dit apparaître parce qu'il s'agit de l'aspect soudain de ce qu'on n'attendait pas. On ne voit pas de la même manière que les choses sensibles Celui qui est invisible de sa nature et à la volonté duquel il appartient d'être vu; car il n'est pas vu s'il ne le veut pas ; il est vu s'il le veut. Dieu apparut à Abraham parce qu'il le voulut; il n'apparut pas à d'autres parce qu'il ne le voulut pas. Pendant qu'Etienne était lapidé par le peuple, il vit le ciel s'ouvrir; il vit aussi Jésus debout à la droite de Dieu (3), et le peuple ne le vit pas. Isaïe vit le Dieu des armées (4), mais un autre ne put pas le voir, parce que Dieu apparaît à qui il lui plaît. Et pourquoi parler des hommes, lorsque les vertus et les puissances célestes sont

1. Baruch, III, 38 ; Jean, 1,14. — 2. Gen. XVIII, 1. — 3. Act. VII, 55. — 4. Isaïe, VI, 1.

" aussi comprises dans cette parole : " Personne n'a jamais vu Dieu , " et que les célestes puissances restent bien au-dessous de ce qu' a raconté lui-même le Fils unique qui est dans le sein du Père ? Si jamais personne n'a vu Dieu le Père, il faut donc convenir que c'est le Fils qui a été vu dans l'Ancien Testament ; dès lors que les hérétiques ne nous disent plus que le Fils n'a commencé d'être qu'en naissant d'une Vierge, puisqu'avant cette naissance il était vu. Assurément on ne pourra pas nier que le Père, le Fils ou le Saint-Esprit, si toutefois la vision du Saint-Esprit s'est rencontrée dans l'Ancien Testament, ne se soient montrés sous une forme, non pas tirée de leur nature, mais choisie par leur volonté. C'est ainsi que nous lisons dans l'Evangile que le Saint-Esprit est apparu sous la forme d'une colombe (1). Et si jamais personne n'a vu Dieu, c'est que personne n'a vu la plénitude de la divinité qui est en Dieu, et que nul ne peut la mesurer des yeux du corps ou des yeux de l'esprit; car le mot vu se rapporte à l'un et à l'autre. Enfin, lorsque l'Evangile ajoute : Le Fils unique a raconté lui-même, il s'agit de la vue de l'intelligence plus que de la vue du corps. Car la forme se voit, mais la puissance se raconte ; l'une frappe les yeux, l'autre l'esprit. Mais que dirai-je de la Trinité? Le séraphin apparut quand il le voulut, et Isaïe seul entendit sa voix. Maintenant un ange apparaît, il est présent mais non pas visible; il n'est pas en notre puissance de le voir, mais il est en sa puissance de se faire voir. Quoique nous n'ayons pas la puissance de le voir, nous avons la grâce de le mériter. Et celui qui a eu la grâce a mérité le pouvoir; nous ne méritons pas ce pouvoir parce que nous n'avons pas la grâce de voir Dieu. Et quoi d'étonnant que dans le siècle présent le Seigneur ne se montre que quand il le veut? Même dans la résurrection il ne sera aisé de voir Dieu qu'à ceux qui auront le coeur pur; et c'est pourquoi : Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu (2) ! Combien d'autres le Sauveur avait-il appelés heureux, sans pourtant leur promettre qu'ils verraient Dieu ! Si donc ceux qui ont le coeur pur verront Dieu, les autres ne le verront pas. En effet, les indignes ne verront pas Dieu; et celui qui n'aura pas voulu voir Dieu ne pourra pas le

1. Matth. III,16. — 2. Matth. V, 8.

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voir. Dieu ne se voit pas dans un lieu, mais dans un coeur pur; Dieu ne se cherche pas des yeux du corps; on ne le mesure pas du regard, on ne le touche pas, on ne l'entend pas, on ne le voit pas marcher. Lorsqu'on le croit absent, on le voit; et lorsqu'il est présent, on ne le voit pas. Enfin, tous les apôtres ne voyaient pas le Christ; et c'est pourquoi il dit : Il y a si longtemps que je suis avec "vous, et vous ne me connaissez pas encore (1) ! Celui qui a connu la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur et la charité du Christ qui surpasse toute science, celui-là a vu le Christ et il a vu le Père. Car nous, ce n'est pas selon la chair que nous avons connu le Christ (2), c'est selon l'Esprit. Le Christ Notre-Seigneur est lui-même l'Esprit qui marche devant nous (3); il daigne, par sa miséricorde, nous remplir selon toute la plénitude de Dieu (4), afin que nous puissions le voir (5). "

19. Si vous comprenez bien ces paroles, que vous reste-t-il à me demander? Ce qui paraissait difficile est résolu. On a marqué dans quel sens il a été dit que " jamais personne n'a vu Dieu " et dans quel sens les anciens justes ont vu Dieu. " Jamais personne n'a vu Dieu, " parce que Dieu est invisible de sa nature; et quand les saints personnages de l'Ancien Testament ont vu Dieu, ils l'ont vu parce qu'il l'a voulu, comme il l'a voulu, et sous la forme qu'il lui a plu de choisir, tandis que sa nature demeurait cachée. Si sa propre nature leur était apparue, et uniquement parce qu'il l'aurait voulu, où serait la vérité de ces paroles : " Jamais personne n'a vu Dieu ," puisque, par sa volonté, sa nature elle-même se serait tant de fois montrée à nos pères ? Si on dit que c'est le Fils qui a été vu des anciens justes, et que le mot de l'Ecriture ne s'applique qu'à Dieu le Père, saint Ambroise en prendra occasion de réfuter certains hérétiques, les photiniens ; ils prétendent que le Fils de Dieu a commencé d'être, en naissant d'une vierge, et ne veulent pas croire qu'il ait existé auparavant. Saint Ambroise avait l'oeil ouvert sur d'autres hérétiques, les ariens, plus habiles et plus dangereux, dont l'erreur prendrait de la consistance si on croyait que la nature du Père soit invisible et celle du Fils visible ; il affirme que l'une et l'autre nature sont invisibles

1. Jean, XIV, 9. — 2. II Cor. V, 16. — 3. Lament. IV, 20. — 4. Ephés. III, 18, 1.9. — 4. Saint Ambroise, Commentaires de saint Luc, livre I.

et aussi celle du Saint-Esprit. C'est ce qu'il déclare brièvement mais admirablement dans ces paroles : " On ne pourra pas nier que le Père, le Fils ou le Saint-Esprit, si toutefois la vue du Saint-Esprit s'est rencontrée dans l'Ancien Testament, aient été vus sous une figure, non pas formée de leur nature, mais choisie par leur volonté. " Il aurait pu dire : " non pas montrée dans sa nature, " mais il a mieux aimé dire : " formée de sa nature, " de peur qu'on ne pensât que Dieu formait de sa propre essence les figures sous lesquelles il lui plaisait de se montrer; car on en aurait conclu que sa substance est sujette au changement : que la miséricorde et la bonté de Dieu ne permettent jamais qu'une bouche fidèle prononce un tel blasphème!

20. Dieu est donc invisible sa nature, non-seulement le Père, mais encore la Trinité elle-même qui ne fait qu'un seul Dieu. Et parce qu'il est non-seulement invisible mais encore immuable, Dieu apparaît à qui il veut, sous la forme, qu'il lui plaît, sans que sa nature cesse d'être invisible et immuable. Quand les âmes sincèrement pieuses désirent ardemment voir Dieu, ce n'est pas, je pense, vers une figure de ce genre qu'elles aspirent, et sous laquelle il veut apparaître sans qu'elle soit lui-même; mais elles aspirent à voir cette substance par laquelle il est ce qu'il est. Moise, fidèle serviteur de Dieu, laissait voir la flamme de ses saints désirs lorsque, s'adressant à Dieu avec qui il parlait face à face comme un ami, il lui disait: " Si j'ai trouvé grâce devant vous, montrez-vous à moi (1). " Quoi donc? N'est-ce pas à Dieu même qu'il parlait? Si ce n'eût pas été à lui-même, il n'aurait pas dit : " Montrez-vous à moi, " mais: montrez-moi Dieu; et s'il avait vu sa nature et sa substance, encore moins il aurait dit : " Montrez-vous à moi. " Dieu avait donc pris une forme sous laquelle il avait voulu apparaître; mais il n'apparaissait pas dans sa propre nature, que Moïse désirait voir, et qui est promise aux saints pour l'autre vie. Aussi, ce qui fut répondu à Moïse est vrai, parce que personne ne peut voir la face de Dieu et vivre; c'est-à-dire que dans cette vie personne de vivant ne peut voir Dieu comme il est. Plusieurs l'ont vu, mais sous une figure choisie par sa volonté et non pas formée de sa nature. Comprenez donc ces paroles de saint Jean : " Mes bien-aimés, maintenant nous sommes

1. Exod. XXXIII, 13, selon les Septante.

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enfants de Dieu, mais ce que nous serons ne paraît pas encore. Nous savons que lorsqu'il paraîtra nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons comme il est (1) : " non pas comme les hommes l'ont vu, lorsqu'il l'a voulu et sous la forme qu'il a voulue, et non dans sa nature qui demeurait cachée lors même qu'il était vu; mais " comme il est. " C'est ce que Moïse demandait quand, lui parlant face à face, il lui disait : " Montrez-vous à moi."

Toutefois jamais personne, non pas seulement avec les yeux du corps, mais même avec l'intelligence, n'a vu et compris Dieu dans sa plénitude.

Car autre chose est voir, autre chose est tout comprendre en voyant. Voir c'est reconnaître la présence de quelque chose; tout comprendre en voyant, c'est voir de manière à ce que rien de ce qu'on regarnie ne vous échappe et qu'on en saisisse toute l'étendue; c'est ainsi que vous n'ignorez rien de votre volonté présente, et que vous pouvez voir votre anneau tout entier. J'ai choisi ces deux exemples, dont l'un appartient à la vue de l'esprit et l'autre aux yeux du corps; car la vue, comme dit saint Ambroise, se rapporte à l'un et à l'autre, aux yeux et à l'intelligence.

22. Or, si personne n'a jamais vu Dieu, parce que, selon le commentateur dont nous examinons les paroles, " personne n'a vu la plénitude de sa divinité, personne ne l'a mesurée des yeux ni de l'esprit; car voir se rapporte à l'un et à l'autre, " il reste à chercher comment les anges voient Dieu; " leurs anges, ai-je déjà rappelé d'après l'Evangile, voient toujours la face de mon Père (2). " Si les anges ne voient pas Dieu comme il est, mais si sa nature leur demeure cachée et qu'il ne leur apparaisse que dans la forme qu'il veut, il faut chercher de plus en plus comment nous le verrons tel qu'il est et comme Moïse désira le voir, lorsqu'en sa présence il lui demandait de se montrer à lui. La suprême récompense qui nous est promise après la résurrection, c'est que nous serons égaux aux anges de Dieu (3); mais si eux-mêmes ne voient pas Dieu tel qu'il est, comment le verrons-nous, quand, à la résurrection, nous deviendrons leurs égaux? Voyez ce qu'enseigne avec raison notre Ambroise: " Enfin, dit-il, lorsqu'on ajoute : le Fils unique l'a raconté lui-même, il s'agit de la vue des intelligences plus que de la vue

1. I Jean, III, 2. — 2. Matth. XVIII, 10. — 3. Luc, XX, 36.

des yeux. Car la forme se voit, mais la puissance se raconte; l'une est saisie par les yeux, l'autre par l'esprit. " Celui qui peu auparavant avait dit que la vue se rapportait à l'un et à l'autre, la donne maintenant, non point à l'esprit mais aux yeux; ce n'est pas, je crois, faute de peser ses paroles, mais c'est parce que, dans notre langage accoutumé, nous attribuons la vue aux yeux comme la forme aux corps: l'usage applique plus souvent ce langage aux choses qui occupent des espaces et s'offrent avec des couleurs. Si nulle forme n'était visible à l'esprit, le Psalmiste n'aurait pas dit au Sauveur: " Vous surpassez en beauté les enfants des hommes (1) ; " car cela n'a pas été dit selon la chair à l'exclusion de la beauté spirituelle. Il y a donc une beauté qui appartient à l'oeil de l'esprit; mais parce que cette expression s'emploie plus fréquemment pour les corps ou pour ce qui leur ressemble, saint Ambroise a dit : " La forme se voit, mais la puissance se raconte; l'une est saisie par les yeux, l'autre par l'esprit. " C'est pourquoi, grâce aux révélations ineffables du Fils unique qui est dans le sein du Père, la créature raisonnable, devenue pure et sainte, est remplie d'une ineffable vue de Dieu, à laquelle nous parviendrons quand nous serons égaux aux anges. Car personne n'a jamais vu Dieu, de la même manière que les choses visibles, que nous connaissons par nos sens; et s'il est arrivé qu'il ait été vu ainsi, ce n'a été que sous une forme choisie par sa volonté, tandis que sa nature demeurait immuable et voilée. Maintenant peut-être quelques anges le voient comme il est; mais nous-mêmes nous le verrons tel, lorsque nous serons devenus leurs égaux.

23. Saint Ambroise ajoute que les puissances des cieux , comme les séraphins, ne sont vues que quand elles le veulent et comme elles veulent, et par là il nous fait entendre combien la Trinité est invisible : " Cependant, dit-il, quoique nous n'ayons pas la puissance de la voir, nous avons la grâce de le mériter. Et celui qui a eu la grâce a mérité le pouvoir : nous ne méritons pas ce pouvoir, parce que nous n'avons pas la grâce de voir Dieu. " Ici saint Ambroise ne nous enseigne pas quelque chose qui vienne de lui, c'est l'Evangile même qu'il explique; il ne veut pas dire que parmi les croyants à qui il a été donné de

1. Ps. XLIV, 3.

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devenir enfants de Dieu, les uns le verront et que les autres ne le verront pas, car c'est à tous qu'appartient cette parole : " Nous le verrons comme il est; " mais le saint évêque en disant : " Nous ne méritons pas ce pouvoir, parce que nous n'avons pas la grâce de voir Dieu , " a entendu parler de ce monde où Dieu a daigné apparaître, non dans sa nature, mais sous la forme qu'il lui a plu de choisir, à Abraham , à Isaïe et à d'autres saints, tandis qu'il ne se montre nullement ainsi à une foule innombrable d'autres qui cependant font partie de son peuple et auxquels il promet l'héritage éternel. Dans le siècle futur, au contraire, ceux qui hériteront du royaume qui leur a été préparé dès le commencement, verront tous Dieu avec un cœur pur, et les coeurs purs habiteront seuls dans ce royaume.

24. Remarquez donc ce que dit saint Ambroise lorsqu'il commence à parler de ce siècle : "Et quoi d'étonnant si, dans le siècle présent, le Seigneur ne se montre que quand il le veut? Même dans la résurrection , il ne sera aisé de voir Dieu qu'à ceux qui ont le cœur pur; et c'est pourquoi il a été dit : " Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu! Combien d'autres le Sauveur avait-il appelés heureux , sans pourtant leur promettre qu'ils verraient Dieu ! Si donc ceux qui ont le cœur pur verront Dieu, les autres ne le verront pas. Car les indignes ne verront pas Dieu; et celui qui n'aura pas voulu voir Dieu ne pourra pas le voir. " Vous voyez avec quelle circonspection saint Ambroise parle maintenant de ceux qui, dans le siècle futur, verront Dieu ; tous ne le verront pas, mais seulement ceux qui en sont dignes. Car ceux qui sont indignes du royaume où l'on verra Dieu ressusciteront comme ceux qui en sont dignes, parce que " tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et se lèveront; " mais avec quelle grande différence ! " Ceux qui ont fait le bien ressusciteront pour la vie, ceux qui ont fait le mal pour le jugement (1). " Le mot de jugement signifie ici peine éternelle; il est dit ailleurs : " Celui qui ne croit pas est déjà jugé (2). "

25. Quant à ces mots de saint Ambroise " Celui qui n'aura pas voulu voir Dieu, ne pourra pas le voir, " que signifient-ils sinon qu'on ne veut pas voir Dieu lorsqu'on ne veut pas donner à la purification du cœur les soins

1. Jean, V, 28, 29. — 2. Jean, III, 18.

que demande une si grande chose? Aussi remarquez ce qu'il ajoute : " Ce n'est pas dans " un lieu que Dieu se voit, c'est dans un cœur " pur. " Que peut-on dire de plus clair et de plus net? Le diable et ses anges et avec eux tous les impies sont donc, sans l'ombre d'un doute, exclus de cette vue de Dieu, parce qu'ils n'ont pas le cœur pur; c'est pourquoi lorsqu'on lit dans le livre de Job que les anges vinrent en présence de Dieu et que le diable vint avec eux (1), on ne doit pas croire que le diable ait vu Dieu. Il est dit qu'ils vinrent en présence de Dieu et non pas Dieu en leur présence; or les choses qui viennent en notre présence sont celles que nous voyons et non pas celles qui nous voient. Les anges vinrent donc, comme on le lit dans beaucoup d'exemplaires, pour qu'ils parussent devant Dieu, et non point pour que Dieu parût devant eux. Ce n'est pas ici le lieu de nous arrêter pour montrer, selon nos forces, comment cela a pu se faire pour un temps, puisque toute chose se trouve toujours en présence de Dieu.

26. Il s'agit maintenant de chercher comment on voit Dieu, non pas sous la forme qu'il lui a plu de choisir en ce monde lorsqu'il a parlé à Abraham et à d'autres justes et même au fratricide Caïn (2), mais comment on le voit dans le royaume où ses enfants le verront tel qu'il est. Alors, en effet, ils seront rassasiés dans leurs désirs; c'est de ces saints désirs que brûlait Moïse, quand il ne lui suffisait pas de parler à Dieu face à face, et qu'il disait : " Montrez-vous à moi à découvert, afin que je vous voie (3); " c'est comme s'il eût dit ce que le Psalmiste chante avec le même désir: "Je serai rassasié quand votre gloire m'aura apparu (4). " Saint Philippe était consumé des mêmes ardeurs , et il souhaitait d'être ainsi rassasié, lorsqu'il disait : " Montrez-nous le Père et c'est assez pour nous (5). " Enflammé d'amour pour cette même vue de Dieu, Ambroise disait aussi : " On ne voit pas Dieu dans un lieu, " comme auprès du chêne de Mambré ou sur le mont Sinaï, " mais dans un cœur pur. " Et sachant ce qu'il désire, ce qu'il brûle d'obtenir, ce qu'il espère, il ajoute : " On ne cherche pas Dieu avec les yeux du corps " comme l'ont vu Abraham, Isaac, Jacob et d'autres dans ce monde; " on ne l'embrasse pas du regard, " car il est dit :

1. Job, 1, 6; II, 1. — 2. Gen. XVIII, 1 ; IV, 6-15. — 3. Exod. XXXIII, 13. — 4. Ps. XV, 15. — 5. Jean, XIV, 8.

349

Vous me verrez par derrière (1); " on ne le touche pas " comme dans la lutte de Jacob (2) ;

" on ne l'entend pas, " comme l'ont entendu tant de saints et le démon même, "et on ne le voit pas marcher, " comme parfois il marchait le soir dans le paradis terrestre (3).

27. Vous voyez comment le saint homme s'efforce d'arracher nos âmes aux impressions des sens, pour les rendre capables de voir Dieu. Et toutefois que peut-il faire en plantant et en arrosant ainsi au dehors, si Dieu, qui donne l'accroissement, n'agit à l'intérieur (4)? Qui donc, sans le secours de l'Esprit de Dieu , peut penser qu'il existe quelque chose de plus réel que tout ce qui frappe les sens , quelque chose qui ne se voit pas dans un lieu ne doit pas se chercher avec les yeux, ne s'entend pas, ne se touche pas; quelque chose dont on ne puisse apercevoir la marche, et qui se voit pourtant, mais seulement des coeurs purs ? Ambroise, en parlant ainsi, n'avait pas en vue la vie présente; car de ce monde, où Dieu ne s'est jamais montré tel qu'il est, mais sous la forme qu'il a voulu et à ceux auxquels il a voulu apparaître, le saint homme a suffisamment et clairement distingué la vie du siècle futur lorsqu'il a dit : " Et quoi d'étonnant , si dans le siècle présent , le Seigneur n'est vu que quand il le veut ? Même dans la résurrection, il ne sera aisé de voir Dieu qu'à ceux qui ont le cœur pur, et c'est pourquoi : " Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qu'ils verront Dieu ! " C'est ici qu'il a commencé à parler du siècle futur où Dieu sera vu, non pas de tous ceux qui ressusciteront, mais de ceux qui ressusciteront pour la vie éternelle; non des indignes dont il a été dit : " Que l'impie disparaisse, pour qu'il ne voie pas la gloire du Seigneur (5) , " mais de ceux qui sont dignes et dont le Seigneur a dit, lorsqu'il était présent au milieu des hommes et que les hommes ne le voyaient pas : " Celui qui m'aime garde mes commandements; celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai, et je me montrerai à lui (6); " non pas de ceux à qui il sera dit : " Allez dans le feu éternel, qui est préparé au diable et à ses anges, " mais de ceux à qui le Sauveur dira : " Venez les bénis de mon Père; prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès

1. Exod. XXXIII, 23. — 2. Gen. XXXII, 24-30. — 3. Gen. III, 8. — 4. II Cor. III, 7. — 5. Isaïe, XXVI, 10, version des Septante. — 6. Jean, XIV, 21-23.

le commencement du monde. " Car les indignes " iront dans les flammes éternelles, mais les justes dans l'éternelle vie (1). " Et qu'est-ce que la vie éternelle si ce n'est ce que nous en dit Celui qui est lui-même la vie : " La vie éternelle c'est de vous connaître, vous le seul Dieu véritable, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (2) ; " mais de vous connaître comme le Christ a promis de se montrer à ceux qui aiment en lui un seul Dieu avec son Père, et non pas de la même manière qu'il a été vu en ce monde dans un corps par les bons et les méchants ?

28. Au jugement futur, il apparaîtra comme on le vit montant au ciel, c'est-à-dire sous la forme du Fils de l'homme; ils le verront ainsi ceux à qui il dira: "J'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger (3), " car les juifs aussi verront celui qu'ils ont percé (4) , et ne le verront pas sous cette forme de Dieu, qu'il n'a pas cru usurper en se disant égal à Dieu (5). Il apparaîtra sous cette forme de Dieu aux élus qui le verront comme il est, non parce qu'ils auront été pauvres d'esprit en cette vie, parce qu'ils auront été doux, parce qu'ils auront pleuré , parce qu'ils auront eu faim et soif de la justice, parce qu'ils auront été miséricordieux, parce qu'ils auront été pacifiques, parce qu'ils auront souffert persécution pour la justice, quoiqu'ils soient aussi fout cela, mais parce qu'ils ont le cœur pur. Ce qui est dit dans les autres Béatitudes est accompli par ceux qui ont le cœur pur; mais la vue de Dieu n'est spécialement promise qu'à la pureté du coeur; c'est par cette pureté que sera vu Celui qui n'occupe aucun espace, qu'on ne cherche pas avec les yeux du corps, qu'on n'embrasse pas du regard, qu'on ne touche pas, qu'on n'entend pas et dont on n'aperçoit pas la marche. Car "jamais personne n'a vu Dieu " dans cette vie, tel qu'il est, ni même dans la vie des anges, comme les choses visibles qui frappent les yeux du corps; ce que nous savons de Dieu , nous le tenons du Fils unique qui est dans le sein du Père ; et les révélations ineffables du Fils unique n'appartiennent pas aux yeux du corps, mais à la vue des âmes.

29. Mais, de peur que notre désir n'aille d'un sens à un autre, des yeux aux oreilles, saint Ambroise, après nous avoir dit " qu'on

1. Matth. XXV, 41, 34, 46. — 2. Jean, XVII, 3. — 3. Matth. XXV, 42. — 4. Zach. XII, 10. —5. Philip. II, 6.

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ne cherche pas Dieu avec les yeux du corps, qu'on ne l'embrasse pas du regard, qu'on ne le touche pas, " ajoute " qu'on ne l'entend pas;" par là il veut nous faire entendre, si nous pouvons, que le Fils unique, qui est dans le sein du Père, raconte les ineffables grandeurs de Dieu, en tant qu'il est le Verbe; ce n'est pas un son qui retentisse à l'oreille, c'est l'image de Dieu se faisant connaître aux intelligences, afin que, par une lumière intérieure et ineffable, éclate cette parole : " Celui qui m'a vu à vu le Père (1) ; " c'est ce que le Christ disait à Philippe lorsque celui-ci le voyait et ne le voyait pas. Ambroise, ardemment désireux d'une vision semblable, poursuivait ainsi: "Et lorsqu'on le croit absent, on le voit ; et lorsqu'il est présent, on ne le voit pas. " Il n'a pas dit : Lorsqu'il est absent, mais " lorsqu'on le croit absent. " Car il n'est jamais absent, lui qui remplit le ciel et la terre; il n'est ni enfermé par de petits espaces ni répandu dans de plus grands, mais il est partout tout entier et nul endroit ne le contient. Celui qui, par l'élévation de son esprit, comprend cela, voit Dieu, même lorsqu'il le croit absent. Mais que celui qui ne peut pas le comprendre, prie et tâche de mériter d'y atteindre ;qu'il ne frappe pas à la porte d'un commentateur afin de lire ce qu'il n'aura pas lu, mais qu'il s'adresse au Dieu Sauveur, afin qu'il puisse ce qu'il ne peut pas. Ces mots : " Et lorsqu'il est présent, on ne le voit pas, " Ambroise les explique de la façon suivante : " Enfin, tous les apôtres ne voyaient pas le Christ : et c'est pourquoi il dit : Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne reconnaissez pas encore! " Voilà comment Dieu était présent sans être vu.

30. Mais pourquoi n'a-t-il pas osé dire : Enfin les apôtres ne voyaient pas le Christ, et pourquoi a-t-il dit : " Tous les apôtres, " comme si quelques-uns d'entre eux l'eussent vu dans sa nature divine, selon laquelle lui et son Père ne font qu'un ? Peut-être songeait-il à ces paroles de Pierre : " Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant, " et à cette réponse du Sauveur : " Tu es heureux, Simon fils de Jean, parce que ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé ce que tu viens de dire, mais mon Père qui est dans les cieux. " J'ignore si cette révélation se fit dans l'esprit de Pierre par la foi qui croyait une si grande vérité ou

1. Jean XIV, 18.

par l'intuition qui la voyait, car il se montra encore si petit à son Maître qu'il craignit de perdre par la mort celui qu'il avait, peu auparavant, reconnu pour le Fils du Dieu vivant, c'est-à-dire pour la source de la vie (1).

31. On peut demander comment là substance même de Dieu a pu être vue de quelques hommes encore vivants, puisqu'il a été dit à Moïse : " Personne ne peut voir ma face et vivre (2). " Mais, par la volonté de Dieu, l'âme humaine peut être transportée de cette vie à la vie angélique, avant que la mort l'ait séparée de là chair. Ainsi fut ravi celui qui entendit d'ineffables paroles qu'il n'est pas permis à l'homme de répéter; il se trouva si fortement enlevé aux impressions de cette vie qu'il ne sut pas dire si son âme était restée dans son corps ou si elle l'avait quitté, si, comme il arrive dans une complète extase, son âme avait passé dans une autre vie, tout en restant unie au corps, ou si là séparation avait été entière comme elle s'accomplit par la mort (3). Il s'ensuit donc que personne ne peut voir la face de Dieu et vivre, car il faut que l'âme soit tirée de cette vie pour qu'il lui soit donné d'avoir de telles visions; et qu'il n'est pas incroyable que d'aussi hautes faveurs divines aient été accordées à des saints qui demeuraient comme morts, mais pas de façon à laisser des cadavres qu'il fallût ensevelir. Telle a été, à mon avis, la pensée du docteur qui n'a pas voulu dire : Les apôtres ne voyaient pas le Christ, mais qui a dit: " Tous les apôtres ne voyaient pas le Christ : " il a cru que quelques-uns d'entre eux avaient pu, même alors, être favorisés de cette vue de Dieu dont il parlait; il songeait certainement au bienheureux Paul, qui était apôtre aussi, quoique le dernier, et qui n'a pas gardé le silence sur son ineffable révélation.

32. Il serait toutefois étonnant que Moïse, l'ancien et fidèle serviteur de Dieu, lorsqu'il devait porter encore le poids des fatigues de la terre et conduire le peuple juif, n'eût pas obtenu de voir la gloire du Seigneur, comme il le demandait. " Si j'ai trouvé grâce devant a vous, lui avait-il dit, montrez-vous à moi à découvert. " Car il lui fut fait alors la réponse qui convenait, savoir qu'il ne pouvait pas voir la face de Dieu que nul de vivant ne verrait : cette réponse signifiait que la vue de

1. Matth. XVI, 16 , 17, 21, 22. — 2. Exod. XXXIII, 20. — 3. II Cor. XII, 2-4.

351

Dieu était réservée pour une vie meilleure. De plus, ces paroles de Dieu représentaient le mystère de la future Eglise du Christ. Car Moïse a été la figure de la portion des juifs qui devaient croire en Jésus-Christ crucifié ; voilà pourquoi il lui a été dit : quand je serai passé, " vous me verrez par derrière. " D'autres témoignages en cet endroit de l'Ecriture an, poncent, d'une manière aussi admirable que mystérieuse; l'Eglise qui devait venir après, mais il serait trop long de nous y arrêter. Ce que j'avais entrepris de dire sur l'accomplissement du désir de Moïse se trouve marqué au livre des Nombres; c'est dans le passage où le Seigneur reproche à la soeur de. Moïse son opiniâtreté; il dit qu'il apparaît à d'autres prophètes dans des visions ou en songe, mais qu'il se montre à Moïse sans voiles; l'Ecriture ajoute : " Et il vit la gloire du Seigneur (1). " Pourquoi cette exception en faveur de Moïse, sinon parce que Dieu jugea digne d'une telle contemplation le conducteur de son peuple,le fidèle ministre de sa maison, celui qui avait désiré le voir tel qu'il est et goûter des félicités réservées aux élus à la fin des temps?

33. Le saint homme dont nous examinons les paroles, s'est souvenu, je crois, de ces divers exemples lorsqu'il a dit : " Tous les apôtres ne voyaient pas le Christ; " il laissait entendre que quelques-uns d'entre eux avaient pu le voir, même en ce temps-là, dans sa nature divine, et afin de prouver que tous les apôtres n'avaient pas vu ainsi le Sauveur, il ajoute aussitôt : " Et c'est pourquoi il dit: Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas encore ! " Voulant ensuite indiquer qui sont ceux qui peuvent voir Dieu comme il est, il continue en ces termes : " Celui qui a connu la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur, et la charité du Christ, qui surpasse toute science, celui-là a vu le Christ et il a vu le Père. "

34. Voici comment j'ai coutume d'entendre ces paroles de l'Apôtre : je vois dans la largeur les bonnes oeuvres de la charité ; dans la longueur, la persévérance jusqu'à la fin ; dans la hauteur, l'espérance des récompenses célestes ; dans la profondeur, les insondables jugements de Dieu, qui nous cachent comment la grâce arrive aux hommes ; et j'applique ainsi cette explication à ce qu'il y a de mystérieux dans la forme même de la croix : la largeur, c'est le

1. Nombres, XII, 6-8.

bois posé en travers et où les mains sont ouvertes et clouées : elles signifient les bonnes oeuvres ; la longueur, c'est l'espace compris entre le haut de la croix et la partie où le bois s'enfonce dans la terre ; le corps de la victime y est suspendu et comme debout; cette attitude représente la persistance, la persévérance : la hauteur, c'est le point où la tête s'appuie et qui s'élève depuis la partie transversale jusqu'au sommet; il marque l'attente des biens supérieurs. Il ne faut pas en effet que ce soit en vue des biens temporels que nous pratiquions les bonnes oeuvres et que nous y persévérions, mais en vue des félicités éternelles que la foi espère, la foi qui opère par l'amour. Enfin la profondeur, c'est la partie de la croix cachée dans la !erre; de là part et se lève tout ce qui se voit; ainsi, par la secrète volonté de Dieu, l'homme est appelé à la participation d'une si grande grâce, l'un d'une manière, l'autre d'une autre, et la charité du Christ, qui surpasse toute science, je la trouve là où est la paix, qui est au-dessus de tout entendement (1). Que dans l'interprétation des paroles de l'Apôtre, ce commentateur de l'Evangile soit de mon sentiment ou qu'il en ait un qui convienne mieux, vous voyez au moins, si je ne me trompe, que mon explication ne s'écarte pas des règles de la foi.

35. Quand saint Ambroise disait : " Celui qui a connu la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur et la charité du Christ, qui surpasse toute science, celui-là a vu le Christ et a vu le Père;" c'est de la vue spirituelle, dont nous nous occupons en ce moment , qu'il parlait ainsi ; mais , de peur d'être mal compris des esprits grossiers qui auraient pu croire qu'il s'agissait d'une vue corporelle, il a ajouté : " Pour nous, nous n'avons pas connu le Christ selon la chair, mais selon l'esprit; car le Christ Notre-Seigneur est l'esprit qui nous précède. " Ces mots : " Nous avons connu " s'entendent dans le sens de la foi qui appartient à la vie présente, et non point dans le sens de la contemplation, qui appartient à la vie future ; car nous connaissons tout ce que nous a appris une foi sincère et inébranlable, sans avoir été illuminés par la claire vision. Après avoir dit qu'il n'a pas connu le Christ selon la chair, d'après les paroles de l'Apôtre, et après avoir ajouté avec le prophète que le Christ Notre-Seigneur est

1. Voir ci-dessus, lett. 140, n. 62-64.

352

l'esprit qui nous précède, saint Ambroise continue ainsi : "Qu'il daigne, par sa miséricorde, nous remplir de toute la plénitude de Dieu, afin que nous puissions le voir ! " Il est évident que la connaissance dont il parle ici est une oeuvre de la foi, de cette foi qui est la vie du juste (1), et non pas une connaissance acquise par la contemplation, qui nous fera voir Dieu comme il est; car cette heureuse contemplation, il se la souhaite ensuite à lui-même et nous la souhaite pour la vie future : " Que le Seigneur daigne, par sa miséricorde, nous remplir de toute la plénitude de Dieu, afin que nous puissions le voir. "

36. Quelques-uns, d'après les paroles de l’Apôtre, ont compris cette plénitude de Dieu, de manière à croire que nous serions dans l'avenir tout ce qu'est Dieu. Vous reconnaissez ces paroles comme étant celles de saint Paul dans l'Epître aux Ephésiens (2), quand il les invite " à connaître la charité du Christ qui surpasse toute science, afin qu'ils soient remplis de toute la plénitude de Dieu (3). " Les partisans de cette opinion demandent comment nous serions " remplis de toute la plénitude de Dieu," si nous devions avoir quelque chose de moins que Dieu, si nous devions être, en quoi que ce soit, moins que lui. Dans leur sentiment, cette plénitude nous rendra égaux à Dieu. Je sais que vous repoussez et que vous détestez cette erreur de l'esprit humain, et vous faites bien. Mais, si Dieu veut, nous montrerons tout à l'heure, dans la mesure de nos forces, comment il faut entendre cette plénitude dont il est dit que nous serons remplis selon toute la plénitude de Dieu.

37. Voyez maintenant si tout ce qui précède ne résout pas la question que vous m'avez proposée et qui paraissait difficile.

Si vous demandez : Peut-on voir Dieu? je réponds : On le peut. Si vous demandez d'où je le sais? je réponds qu'il est écrit dans l'Ecriture, qui ne peut pas mentir: " Heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu ! " Je pourrais citer d'autres témoignages de ce genre. Si vous demandez comment on dit que Dieu est invisible, puisqu'on peut le voir? je réponds qu'il est invisible par sa nature, mais qu'on peut le voir quand il veut et comme il veut, car il a été vu de plusieurs, non tel qu'il est, mais sous la formé qu'il lui a plu de choisir. Si vous demandez comment un

1. Hebr. X, 38. — 2. Ephés. III, 19. — 3. Ibid.

homme comme Caïn vit Dieu lorsque Dieu l'interrogea sur son crime et le condamna (1), ou comment le diable vit Dieu lorsqu'il se présenta devant lui avec les anges, puisque la pureté de cœur est la condition pour voir Dieu, je réponds que Dieu peut se faire entendre par des voix, sans se montrer pour cela ; ils ne le voyaient pas ceux qui l'entendaient dire : " Je l'ai glorifié, et je le glorifierai encore (2). " Toutefois il ne serait pas étonnant que même des hommes n'ayant pas le coeur pur vissent Dieu sous la forme qu'il lui plairait de choisir, tandis que sa nature demeurerait invisible et immuable. Si vous demandez : " Peut-on le voir quelquefois tel qu'il est? " je réponds que cela a été promis à ses enfants, dont il a été dit : " Nous savons que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est. " Si vous demandez par où nous le verrons , je réponds : par où le voient les anges auxquels alors nous serons égaux. Personne n'a jamais vu et ne pourra jamais voir Dieu, comme les choses visibles qui nous environnent; car Dieu habite une lumière inaccessible, et, de sa nature, il est invisible comme il est incorruptible; l'Apôtre lui donne de suite ces deux attributs quand il l'appelle " le Roi invisible et incorruptible des siècles (3); " incorruptible maintenant, il ne peut pas cesser de l'être ; de même il est et sera toujours invisible. Ce n'est pas dans un lieu qu'on le voit, mais dans un cœur pur; on ne le cherche pas des yeux du corps, on ne l'embrasse pas du regard, on ne le touche pas, on ne l'entend pas, on ne l'aperçoit pas marcher. Mais le Fils unique qui est dans le sein du Père, raconte, sans qu'on l'entende comme un son dans l'espace, la nature et la substance de la divinité, et c'est ainsi qu'il les montre invisiblement aux yeux qui sont dignes et capables d'une si grande contemplation. Les yeux-là sont les yeux éclairés du cœur dont parle l'Apôtre (4), et dont le Psalmiste a dit

" Eclairez mes yeux, de peur que je ne m'en" dorme dans la mort (5). " Car le Seigneur est esprit (6), et celui qui s'attache au Seigneur ne fait avec lui qu'un même esprit (7). Ainsi donc celui qui peut invisiblement voir Dieu, peut spirituellement s'unir à Dieu.

38. Vous n'avez, je pense, plus rien à chercher pour la question que vous m'avez proposée.

1. Gen. IV, 6. — 2. Jean, XII, 28. — 3. I Tim. I, 17; VI, 16. — 4. Eph. I, 18. — 5. Ps. XII, 4. — 6. II Cor. III, 17. — 7. I Cor. VI, 17.

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Mais, dans tout notre discours, faites attention à ce que vous voyez, à ce que vous croyez, et à ce que vous ne savez pas encore, soit parce que je ne l'aurai pas dit, soit parce que vous ne l'aurez pas compris, soit parce que vous ne l'aurez pas jugé admissible. Pour les choses dont vous avez vu la vérité, demandez-vous encore à vous-même comment vous les avez vues ; vous souvenez-vous que ce soit avec les yeux du corps comme les choses de la terre ou du ciel? Ou bien n'avez-vous jamais pu y atteindre par les sens, ruais est-ce uniquement avec votre intelligence que vous en avez reconnu la vérité, la certitude, comme vous reconnaissez votre volonté sur laquelle je puis croire ce que vous me dites, sans que je puisse la voir moi-même comme vous la voyez? En faisant ces différences, remarquez par où vous les faites. Quoique les unes se voient avec les yeux du corps, les autres avec l'esprit, cette distinction cependant est vue de l'esprit et non point du corps; et les choses que démêle l'intelligence n'ont pas besoin du secours des sens pour que nous en reconnaissions la vérité. Celles qui se voient au contraire des yeux du corps ne peuvent faire partie de notre savoir, si l'esprit n'est pas là pour les recevoir au moment où elles s'annoncent; et ce qu'il est censé recevoir ainsi, il le laisse en dehors; mais il en confie à la mémoire les images, c'est-à-dire les représentations incorporelles du corps; lorsqu'il le veut et le peut, il les en tire comme d'un dépôt, les traduit devant sa pensée et les juge. Ce qu'il a laissé au dehors sous une forme corporelle, il le distingue, lorsqu'il le peut, de l'image intérieure qu'il en conserve; il se rend compte de l'absence de l'un et de la présence de l'autre. C'est ainsi qu'en mon absence vous vous retracez mon visage ; cette image vous est présente, mais mon visage ne l'est pas; ce qui est absent est un corps, ce qui est présent en est une ressemblance incorporelle.

39. Donc après avoir attentivement et fermement compris et distingué ces choses que vous voyez, considérez cet es que vous croyez dans ce même diseurs que je, vous adresse depuis que cette lettre est commencée ; pour celles que vous croyez sans les voir, pesez et examinez les témoignages qui déterminent voire foi. Car vous ne vous en rapportez pas à moi comme à Ambroise, dont les livres m'ont fourni de si grands témoignages. Ou si vous pensez qu'il faille nous écouter également tous les deux, nous comparerez-vous à l'Evangile, et mettrez-vous sur la même ligne nos ouvrages et les Ecritures canoniques? Si vous jugez bien, vous reconnaîtrez, certainement, qu'il y a loin de nous à une semblable autorité. J'en suis plus loin que lui, mais quelque confiance que votas puissiez avoir en l'un et -en l'autre de nous, vous ne nous comparez pas aux Livres divins. Aussi ces paroles.: " Personne n'a jamais vu Dieu ; Dieu habite une lumière inaccessible; nul homme ne l'a jamais vu et ne pourra le voir; heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu ! " ces paroles, dis-je, et d'autres que j'ai citées de l'Ecriture, vous les croyez plus fermement que celles-ci d'Ambroise : " Dieu ne se voit pas dans un lieu, ne se cherche pas des yeux du corps, ne s'embrasse pas du regard, ne se touche pas; on ne l'entend pas, on ne l'aperçoit pas marcher. " Il a compris ou a cru que tel est le Dieu qui se voit avec un cœur pur : je déclare que ce sentiment est aussi le mien.

40. Votre foi n'accueille pas de la même manière ces paroles d'Ambroise et ces paroles divines. Peut-être gardant sur nous quelque scrupule, craignez-vous que nous n'ayons mal compris certaines choses des Livres saints, et que nous n'ayons substitué nos conjectures à la vérité. Il est possible que vous vous disiez en vous-même: si on voit Dieu avec un coeur pur, pourquoi ne le verrait-on pas dans un lieu? Pourquoi ceux qui ont le coeur pur ne verront-ils pas Dieu des yeux du corps, quand ce corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité et que nous serons égaux aux anges de Dieu? Vous ne savez peut-être pas jusqu'à quel point vous devez nous croire ou non, et vous prenez garde de vous tromper en croyant trop ou trop peu : quant aux divines Ecritures, vous n'hésitez pas à croire, mime sans comprendre encore. Toutefois vous considérez et vous voyez exactement en vous-même vos motifs de croire ou de ne pas croire, la difficulté de savoir les choses, les troubles de l'incertitude, la soumission pieuse qui est due aux divines parole s; vous ne doutez pas que tous ces mouvements ne soient clans votre âme, comme je vous l'ai dit ou plutôt comme vous le savez vous-même. C'est pourquoi vous soyez votre foi, vous voyez votre incertitude, vous voyez votre désir et votre volonté d'apprendre; et (354) tandis que l'autorité divine vous porte à croire ce que vous ne voyez pas, vous voyez que vous le croyez pourtant sans balancer : vous séparez et vous distinguez toutes ces choses.

41. Voudrez-vous donc comparer en quelque manière les yeux du corps à ces yeux de votre coeur par lesquels vous reconnaissez que toutes elles sont vraies et certaines, et vous sont présentes invisiblement? Mais c'est avec le regard intérieur, et non pas autrement, que vous jugez de ce qui rayonne aux yeux du corps et que vous jugez même de leur degré de pénétration, que vous comprenez la distance du visible à l'invisible; non pas jusqu'à ces hautes vérités que vous devez croire sans les entendre, mais de ces choses que j'ai marquées ci-dessus, qui ne sont pas des objets de pure foi, et qui deviennent présentes à 1'œil de votre âme. Puisque donc les yeux intérieurs sont les juges des yeux du dehors qui ne sont que leurs messagers et leurs ministres, puisque les yeux intérieurs voient beaucoup de choses que ne voient pas les yeux du dehors et que ceux-ci ne voient rien sans le contrôle supérieur de ceux-là, qui donc ne mettrait pas l'œil de l'âme bien au-dessus des yeux de la chair?

42. Cela étant, dites-moi, je vous prie : lorsqu'il se fait en vous une œuvre si grande, lorsque vous distinguez les choses intérieures des extérieures et que vous préférez infiniment celles-là à celles-ci; lorsque, laissant les unes au dehors, vous restez en vous-même avec les autres et que sans espace ni lieu vous leur marquez à chacune sa place, croyez-vous être dans la nuit ou dans quelque lumière? car moi je pense qu'il est impossible que vous voyiez sans lumière tant et de si grandes choses, si vraies, si évidentes, si certaines. Regardez donc la lumière même dans laquelle toutes ces choses vous apparaissent, et voyez s'il est un seul des yeux du corps qui puisse y atteindre : assurément non. Examinez encore; y a-t-il dans cette lumière des espaces ou des intervalles de lieux? Répondez. Vous n'y trouvez rien de tel, je le crois, si vous avez soin d'écarter de la vue intérieure toute trace d'images corporelles que les sens y apportent. Mais ceci est peut-être difficile. Les images grossières, entretenues par les habitudes de la vie matérielle, se précipitent en troupe jusque sur l'oeil de notre âme; faisant effort pour résistera cette invasion, armé de l’autorité divine, je me suis écrié en gémissant dans ma courte lettre. " Que la chair enivrée de pensées charnelles écoute ceci : Dieu est esprit (1). " Par là j'ai entendu m'avertir moi-même plus que tout autre et me mettre en garde contre de complaisantes illusions. En effet nous inclinons très-aisément vers ce qui fait le fond de nos habitudes; une des marques de la faiblesse de l'homme, c'est de se plaire intérieurement dans les images dont les corps lui laissent l'impression; dans ces occupations grossières l'âme ne trouve ni force ni vie, mais elle y devient malade et s'y couche en quelque sorte et y languit.

43. Ainsi donc, si vous ne pouvez pas écarter de votre âme les images corporelles comme des nuages qui l'obscurcissent, observez-les soigneusement en vous-même: regardez par la pensée le ciel et la terre comme vous avez coutume de les regarder des yeux du corps; ces images du ciel et de la terra retracées aux yeux de votre esprit, remarquez que ce sont des représentations et non pas des corps. Jugez donc ainsi contre vous-même pour vous-même, si vous ne pouvez de toute façon chasser de votre âme les formes imaginaires des corps; et laissez-vous. convaincre par où vous êtes vaincue. Personne assurément n'est livré à de pareilles images au point de croire que le soleil, la lune, les étoiles, les fleuves, les mers, les montagnes, les collines, les villes, les murs de sa maison ou de sa chambre et tout ce qu'il voit des yeux de la chair, soit dans sa mémoire ou devant sa pensée en toute réalité, et qu'il s'y trouve des espaces pour contenir tous ces corps dans leur repos ou leur mouvement. Or, si dans notre esprit, les représentations des corps et des lieux n'ont pas d'espaces qui les renferment, et ne sont pas placées, dans notre mémoire, à divers intervalles, à plus forte raison les choses qui n'ont aucune ressemblance avec les corps, la charité, la joie, la longanimité, la paix, la bienveillance, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence n'occupent-elles aucun espace, ne sont-elles pas séparées par des distances, et l'œil de l'âme n'a pas à y chercher des points vers lesquels il doive se diriger. Tout n'y est-il pas réuni sans difficulté, et tout n'y est-il pas connu par ses termes sans qu'il faille aller d'un pays à un autre? Dites-moi en quel lieu vous voyez la charité; elle vous est cependant connue, autant que vous pouvez la

1. Lettre XCII, n. 5.

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considérer du regard de l'âme; vous n'en connaissez pas la grandeur pour en avoir fait le tour comme d'une grande masse; lorsqu'elle vous parle au dedans pour vous inviter à vivre selon ses inspirations, aucun son ne frappe votre oreille; pour la voir, vous n'ouvrez pas les yeux du corps; pour la retenir fortement, vous ne serrez pas vos bras de chair; quand elle se présente à votre pensée, vous ne l'entendez pas marcher.

44. Ainsi la charité, quelque petite qu'elle soit, réside dans notre volonté et se montre clairement à nous; on ne la voit pas dans un lieu, on ne la cherche pas des yeux du corps, on ne l'embrasse pas du regard, on ne la touche pas, on ne l'entend pas parler, on ne l'aperçois pas marcher : à plus forte raison Dieu lui-même qui amis en nous la charité comme un gage ! Car si notre homme intérieur, faible image de Dieu, non engendré de lui, mais créé par lui, quoique se renouvelant de jour en jour, habite déjà pourtant dans une lumière inaccessible aux yeux du corps; si nul espace de lieu ne sépare les choses que nous voyons dans cette lumière avec l'œil de l'âme et que nous distinguons les unes des autres : à plus forte raison les sens du corps ne peuvent atteindre à Dieu qui habite une lumière inaccessible et ne se montre qu'à des coeurs purs ! Lors donc que, non-seulement par raison mais encore par amour, nous préférerons cette lumière à toute lumière corporelle, nous vaudrons mieux en raison de l'énergie de cette préférence, jusqu'à ce que les langueurs de notre âme soient guéries par Celui qui nous pardonne toutes nos iniquités. Devenus spirituels dans cette vie vivante par , excellence, nous pourrons tout juger, et personne ne nous jugera (1). Mais l'homme animal ne comprend pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu ; pour lui c'est folie ; il ne comprend pas les choses parce que c'est par la lumière spirituelle qu'on doit en juger (2).

45. Si nous ne pouvons pas encore préférer la lumière qui juge à celle dont elle juge, la vie de l'intelligence à la vie des sens, une nature comme celle de notre esprit , gardant son unité dans tout ce qu'elle contient et ne se montrant pas diversement selon les lieux, à une nature qui se compose de parties et dont une moitié est moindre que le tout, comme sont les corps , il est inutile de parler de si

1. I Cor. II, 15. — 2. I Cor. II, 14.

grandes choses. Mais si nous le pouvons, croyons que Dieu est quelque chose de meilleur que notre intelligence, afin que sa paix qui surpasse tout entendement conserve nos coeurs et nos esprits en Jésus-Christ (1). Cette paix qui surpasse tout entendement n'est pas assurément moindre que notre entendement, de façon qu'on la croie visible aux yeux du corps tandis que notre esprit reste invisible. La paix de Dieu est-elle quelque chose de différent de la splendeur de Dieu ? cette splendeur étant le Fils unique lui-même, de qui vient aussi cette charité qui surpasse toute science et dont la connaissance nous remplira de toute la plénitude de Dieu, ne saurait être inférieure à la lumière de notre esprit, laquelle nous est accordée par ce divin rayonnement. Or si la lumière de notre âme est inaccessible aux yeux du corps, combien l'est plus encore celle qui la surpasse incomparablement ! Par conséquent, puisqu'il y a quelque chose de nous qui est visible comme notre corps , quelque chose d'invisible comme l'homme intérieur, et que le meilleur de nous-mêmes, c'est-à-dire l'âme, est invisible aux yeux de la chair, comment ce qui est meilleur que le meilleur de nous-mêmes serait-il visible à ce qu'il y a de moindre en nous?

46. Après tout ceci, vous conviendrez, je pense, qu'on a eu raison de dire que Dieu ne se voit pas dans un lieu, mais dans un coeur pur; qu'on ne le cherche pas des yeux du corps, qu'on ne le mesure pas du regard, qu'on ne le touche pas, qu'on ne l'entend pas, qu'on ne l'aperçoit pas marcher. S'il est quelque chose ici que nous ne comprenions pas tout à fait ou que nous comprenions autrement qu'il ne faut, Dieu nous l'apprendra pourvu que nous conformions notre conduite à ce que nous savons déjà (2). Nous sommes parvenus à croire que Dieu n'est pas un corps mais un esprit (3), que jamais personne n'a vu Dieu (4), que Dieu est lumière et qu'en lui il n'y a pas de ténèbres (5), qu'en Dieu il n'y a ni changement ni ombre (6), qu'il habite une lumière inaccessible, que nul homme ne l'a vu ni ne peut le voir (7), que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne font qu'un seul et même Dieu dans une indivisible identité de nature (8), que les coeurs purs verront Dieu (9), que nous serons

1. Philip. IV, 7. — 2. Philip. III, 13-16. — 3. Jean, IV, 24. — 4. Jean, I, 18. — 5. I Jean, I, 5. — 6. Jacques, I, 17. — 7. I Tim. VI, 16. — 8. I Jean, V, 7. — 9. Matth. V, 8.

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semblables à lui quand nous le verrons comme il est (1); que Dieu est charité et que celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui (2), que nous devons chercher la paix et la sanctification sans lesquelles personne ne pourra voir Dieu (3), que notre corps corruptible et mortel sera changé au jour de la résurrection et sera revêtu de l'incorruptibilité, et de l'immutabilité, qu'un corps grossier est confié à la terre et qu'un corps spirituel ressuscitera (4), parce que le Seigneur transfigurera notre corps misérable pour le rendre semblable à son corps glorieux (5); enfin nous croyons que Dieu a fait l'homme à son nuage et ressemblance (6), et que nous nous renouvelons dans l'esprit de notre âme à la connaissance de Dieu pour nous mieux retracer l'image de celui qui nous a créés (7). Ceux qui marchent par la foi à la lueur de ces témoignages et d'autres de ce genre des saintes Ecritures, qui ont fait des progrès spirituels par une intelligence venue de Dieu même ou par une grâce particulière d'en-haut, et qui ont pu comparer entre elles les choses spirituelles, reconnaissent qu'il est meilleur de voir par l'âme que par le corps, et que les choses vues de l'âme ne sont pas renfermées dans des espaces, ni séparées par des intervalles de lieux, ni moindres dans la partie que dans le tout.

47. Voilà pourquoi saint Ambroise dit avec assurance que " Dieu ne se voit pas dans un a lieu, mais dans un coeur pur, qu'on ne le cherche pas des yeux du corps qu'on ne le mesure pas du regard, qu'on ne le touche pas, qu'on ne l'entend pas, qu'on ne l'aperçoit pas marcher. " Et parce que, dans les saintes Ecritures, il est marqué que la substance de Dieu est invisible et qu'on y raconte aussi que Dieu a été vu de plusieurs, soit d'une façon corporelle et dans des lieux déterminés, soit en esprit et dans des images incorporelles qui représentent les corps, comme dans le sommeil,ou l'extase, le saint homme a distingué la nature de Dieu de ces sortes de visions, et a dit que la volonté de Dieu les avait choisies et non pas formées de sa nature. Car Dieu apparaît ainsi comme il veut, à qui il veut, quand il veut, sans que sa nature cesse d'être immuable et cachée. Si notre volonté, demeurant cachée en elle-même et sans aucun

1. I Jean, III, 2. — 2. I Jean, IV, 16. — 3. Hébr. XII, 14. — 4. I Cor. XV, 53, 54. — 5. Philip. III, 21. — 6. Gen. I, 27. — 7. Ephés. IV, 23; Coloss. III, 10.

changement, a des sons de voix pour se faire connaître; combien plus aisément le Dieu tout-puissant, tout en restant immuable et caché dans sa nature, peut apparaître à qui il veut, dans la forme qu'il veut, lui qui a tout créé de rien et qui, du fond de son immutabilité, renouvelle toute chose !

48. En ce qui touche la vision par laquelle nous verrons Dieu tel qu'il est, saint Ambroise nous avertit qu'il faut pour, cela purifier nos coeurs. Dans les habitudes du langage on appelle les corps ce qui est visible; c'est pour cela qu'il est dit que Dieu est invisible, de peur qu'on ne croie qu'il est un corps; mais il ne privera pas les coeurs purs de la contemplation de sa substance: cette grande et souveraine récompense a été promise à ceux qui servent et aiment Dieu; elle l'a été par le Seigneur lui-même au temps de son visible passage sur la terre; il a promis aux coeurs purs la vue de son invisible divinité : " Celui qui m'aime, disait-il, sera aimé de mon Père; et moi je l'aimerai et je me montrerai à lui (1). " Il s'agit ici de cette nature divine par laquelle le Fils est égal au Père, invisible et incorruptible comme lui; ce sont les deux attributs de la divinité que l'Apôtre ne séparait pas l'un de l'autre, ainsi que nous l'avons dit plus haut, lorsqu'il annonçait aux hommes la gloire de Dieu avec autant de force qu'il pouvait (2). La substance divine sera-t-elle visible aux yeux du cops devenu spirituel après la résurrection? Nous laissons cela à résoudre à ceux qui sont capables de le prouver. Pour moi je m'attache davantage à la parole de Celui qui, même dans la résurrection, ne réserve pas aux yeux du corps mais aux coeurs purs la faveur de voir Dieu.

49. Pour ce qui est de la qualité du corps spirituel, promise après la résurrection, je ne refuse ni d'apprendre quelque chose ni de chercher moi-même, si toutefois, dans cet examen, nous pouvons échapper aux fautes qui naissent trop souvent des études et des disputes des hommes, lorsque, contrairement à ce qui r est écrit, ils s'enflent d'orgueil l'un contre l'autre pour autrui (3). Il ne faudrait pas qu'en cherchant entre nous comment on peut voir Dieu, nous perdissions cette paix et cette sanctification sans lesquelles personne ne pourra le voir : qu'il daigne en préserver nos lueurs et qu il leur rende et leur conserve la pureté par

1. Jean, XXV, 21. — 2. I Tim. I, 17. — 3. I Cor. IV, 6.

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laquelle ils deviendront capables de contempler sa gloire! Un punit qui ne fait pas doute pour moi et dont je ne m'occupe plus, c'est l'invisibilité de la nature de Dieu dans un lieu quel qu'il soit. Est-il possible de voir avec les yeux du corps quelque chose qui ne puisse être vu dans un lieu ? Il en est qui le pensent et qui ont la prétention de le prouver; je suis prêt à les entendre avec paix et amour et à leur soumettre à cet égard mes objections. Car il y a des gens qui s'imaginent que Dieu lui-même est un corps, et qui croient que tout ce qui n'est pas corps n'a pas de substance; ceux-là, j'estime qu'on doit les repousser de toute manière. D'autres n'hésitent pas à croire que Dieu n'est pas un corps; mais ils pensent que les élus qui ressusciteront pour la vie éternelle verront Dieu des yeux du corps ; ils espèrent que la qualité du corps ressuscité sera telle que ce qui était chair auparavant deviendra esprit. Il est aisé de reconnaître la différence qui sépare ces deux derniers sentiments, et de comprendre que le dernier, lors même qu'il ne serait pas irai, serait plus supportable, d'abord parce qu'il est bien plus grave de se tromper en quelque chose sur le Créateur que sur la créature ; ensuite parce qu'on souffre plus facilement un effort de l'esprit de l'homme pour convertir le corps en esprit que Dieu en corps ; et aussi parce que ce sentiment n'aurait rien de contraire à ce que j'ai dit dans ma lettre (1) sur l'impuissance absolue des yeux du corps à voir Dieu : car je n'ai voulu parler que de ces yeux-là; or, les yeux des élus ressuscités ne seront plus corporels si leur corps est esprit; il s'ensuivrait donc toujours que les yeux du corps ne verraient jamais Dieu, puisque, après la résurrection, ce ne serait plus le corps mais l'esprit qui le verrait.

50. Toute la question se réduit donc au corps spirituel ; il s'agit de savoir jusqu'à quel point ce corps corruptible et mortel sera revêtu d'incorruptibilité et d'immortalité, et jusqu'à quel point il passera de l'état animal à l'état spirituel. Cela est digne d'un examen attentif, surtout à cause du corps du Seigneur lui-même qui, pouvant s'assujettir toutes choses, transforme notre corps misérable et le rend conforme à son corps glorieux (2). Comme Dieu le Père voit le Fils et que le Fils voit le Père, il n'y a pas à écouter ceux qui n'attribuent la vue qu'aux yeux du corps. Car il ne saurait être permis de

1. Ci-dessus lettre XCII, n. 3. — 2. Philip. III, 21.

dire que le Père ne voit pas le Fils ou qu'il prend un corps pour le voir, s'il est vrai que la vue n'appartienne qu'aux yeux du corps. Mais, au commencement du monde, avant que le Fils eût pris une forme de serviteur, Dieu n'a-t-il pas vu que la lumière était bonne, n'a-t-il pas vu le firmament, la mer, la terre, et toute herbe et tout bois, et le soleil, la lune, les étoiles, les animaux de la terre et les oiseaux du ciel, et tout ce qui a vie? N'a-t-il pas vu tout ce qu'il a fait et ne l'a-t-i1 pas trouvé bon (1) ? L'Ecriture ayant dit de chaque créature que Dieu l'avait vue et l'avait trouvée bonne, je m'étonne qu'il ait pu naître une opinion pour ne reconnaître que les yeux du corps. Quelles que soient les habitudes de langage qui aient donné lieu à cette opinion, telle n'est point cependant la coutume des saintes Ecritures ; si elles n'attribuaient pas la vue, non-seulement au corps mais aussi à l'esprit, et plus à l'esprit qu'au corps, elles n'appelleraient pas voyants les prophètes (2) qui ont vu non pas avec le corps, mais avec l'esprit les choses même de l'avenir.

51. Il faut prendre garde de franchir les bornes, en soutenant que non-seulement le corps cessera d'être mortel et corruptible par la gloire de la résurrection, mais que même il cessera d'être corps et deviendra esprit. Il y aurait alors deux esprits au lieu d'un, et s'il n'y avait qu'un esprit et que cette transformation ne fit pas une âme nouvelle ou n'y ajoutât rien, il serait à craindre que tout ceci n'aboutît qu'à l'idée que les corps ainsi transformés ne demeureraient pas immortels, n'existeraient plus et périraient entièrement. C'est pourquoi, en attendant qu'une recherche attentive fasse découvrir ce qu'on peut penser avec le plus de probabilité, à l'aide de Dieu et d'après les Ecritures, sur le corps spirituel après la résurrection , qu'il nous suffise de savoir que le Fils unique, Jésus-Christ homme, médiateur entre Dieu et les hommes (3) , voit te Père comme le Père le voit. Pour nous, ne nous efforçons pas de transporter de ce monde la concupiscence des yeux jusqu'à cette vue de Dieu qui nous est promise après la résurrection , mais attachons-nous pieusement à la poursuite de ce but en purifiant de plus en plus nos coeurs ; ne nous représentons pas Dieu avec une face corporelle, lorsque l'Apôtre nous dit que " nous voyons maintenant à travers

1. Gen. I, 4-31. — 2. I Rois, IX, 9. — 3.I Tim. II, 3.

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un miroir, en énigme, et que nous verrons alors face à face, " et surtout lorsqu'il ajoute . " Maintenant je le connais en partie, mais alors je le connaîtrai comme il me connaît (1). " Si nous devons alors voir Dieu des yeux du corps, ce serait donc avec des yeux corporels qu'il nous voit aujourd'hui; " car, dit l'Apôtre, je le connaîtrai alors comme il me connaît. " Qui donc ne comprend que, dans ce passage, l'Apôtre a voulu aussi désigner notre face dont il dit ailleurs : " Mais nous, contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par son divin Esprit (2) , " c'est-à-dire en passant de la gloire de la foi à la gloire de la contemplation éternelle ? C'est l'effet de cette transformation par laquelle l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour; l'homme intérieur (3), dont l'apôtre Pierre nous recommande de soigner l'invisible parure : "N'embellissez pas, dit-il, votre extérieur par la frisure des cheveux, par l'or, ou les perles, ou les riches vêtements, mais occupez-vous d'orner l'homme caché dans l'âme et qui, par ses vertus, est riche devant Dieu (4). " Car la face sur laquelle les Juifs, qui ne passent pas au Christ, ont un voile qui tombe dès qu'ils marchent vers lui, est découverte en nous lorsque nous sommes transformés en son image. Or l'Apôtre dit clairement : " Un voile a été mis sur leurs cœurs (5); " là est donc la face qui , dévoilée, nous permet de voir maintenant par la foi, quoique dans un miroir et en énigme, et nous permettra alors de contempler face à face (6).

52. Si vous approuvez tout ceci , suivez avec moi la doctrine du saint homme Ambroise; elle ne se recommande pas seulement par l'autorité de ce grand homme, mais elle est appuyée de la vérité elle-même. Je ne m'y attache point de préférence, parce qu'elle vient de celui par la bouche de qui, surtout, le Seigneur m'a délivré de l'erreur, et par le ministère duquel il m'a accordé la grâce du baptême de salut; ce n'est pas de ma part un acte de prédilection envers Celui qui m'a planté et arrosé; c'est que son langage sur ce point est conforme à ce que dit à un esprit pieux et droit, quand il y réfléchit, le Dieu qui donne l'accroissement (7).

1. I Cor, XIII, 12. — 2. II Cor. III, 18. — 3. II Cor. IV, 16. — 4. I Pierre, III, 3. — 5. II Cor. III, 15-18. — 6. I Cor. XIII, 12. — 7. I Cor. III, 7.

" Même dans la résurrection, dit-il, il ne a sera aisé de voir Dieu qu'à ceux qui auront le coeur pur; et c'est pourquoi : heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu! Combien d'autres le Sauveur avait-il appelés heureux, sans pourtant leur promettre qu'ils verraient Dieu! Si donc ceux qui ont le coeur pur verront Dieu, les autres ne le verront pas. Les indignes ne verront pas Dieu; celui qui n'aura pas voulu voir Dieu ne pourra pas le voir. Dieu ne se voit pas dans un lieu, mais dans un coeur pur; Dieu ne se cherche pas des yeux du corps, on ne le mesure pas du regard, on ne le touche pas, on ne l'entend pas, on ne le voit pas marcher. Lorsqu'on le croit absent, on le voit; et lorsqu'il est présent, on ne le voit pas. Enfin tous les Apôtres eux-mêmes ne voyaient pas le Christ; et c'est pourquoi il dit : Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas encore! Celui qui a connu la largeur, la longueur, la hauteur, et la profondeur de la charité du Christ qui surpasse toute science, celui-là a vu le Christ et il a vu le Père. Car nous, ce n'est pas selon la chair que nous avons connu le Christ, c'est selon l'esprit. Car le Christ Notre-Seigneur est lui-même l'Esprit qui marche devant nous. Qu'il daigne, par sa miséricorde, nous remplir selon toute la plénitude de Dieu, afin que nous puissions le voir !

53. Plus vous comprendrez ces paroles du saint homme , qui n'appartiennent pas à la chair mais à l'esprit, et vous les reconnaîtrez vraies, non point parce que saint Ambroise a dit cela, mais parce que la vérité le crie sans bruit, mieux vous comprendrez par où vous êtes unie au Seigneur, et vous vous préparerez au dedans comme une incorruptible demeure pour écouter le silence de ses divines harmonies et voir son invisible nature. Car " Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu ! " Il ne leur apparaîtra pas, comme un corps, sur un point quelconque de l'espace, mais quand il viendra à eux et fera en eux sa demeure, ils seront remplis ainsi de toute la plénitude de Dieu, non pas en devenant eux-mêmes Dieu dans sa plénitude, mais en étant parfaitement pleins de Dieu. Si nous ne pouvons nous représenter que des corps et que nous ne soyons pas capables pour le moins de connaître dignement par où nous (359) pouvons nous les retracer, ne cherchons pas à nous combattre, mais purifions nos coeurs de ces grossières habitudes par la prière et par les progrès spirituels. Ce n'est plus seulement le bienheureux Ambroise dont je recueillerai les paroles, mais je dirai avec saint Jérôme : "Ce ne sont pas les yeux de la chair, mais les yeux de l'esprit qui peuvent voir, non-seulement la divinité du Père, mais encore la divinité du Fils et celle du Saint-Esprit, parce qu'il n'y a qu'une nature dans la Trinité ; le Sauveur lui-même a dit de ces yeux de l'esprit : Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu (1) ! " Le même Jérôme l'a dit ailleurs avec autant de brièveté que de vérité: " Une chose incorporelle ne se voit pas des yeux du corps. "

54. En citant ici les sentiments de si grands hommes sur une si grande chose, je ne veux pas que vous croyez qu'il faille suivre, la parole d'un homme, quel qu'il soit, comme on suit les Ecritures canoniques; mais c'est afin que ceux qui pensent autrement s'efforcent d'atteindre par l'esprit à la vérité et de chercher Dieu dans la simplicité du coeur, de peur qu'ils ne condamnent témérairement de si doctes interprètes des livres divins. Ne vous arrêtez pas à ce que disent inconsidérément certaines gens : " Que verront alors les yeux du corps, s'ils ne doivent pas voir Dieu? Seront-ils comme des yeux d'aveugles, ou bien ne serviront-ils de rien? " Ceux qui parlent ainsi ne font pas attention que s'il n'y a plus de corps dans la vie future les yeux du corps n'existeront pas assurément , mais que si les corps subsistent encore , les yeux du corps auront de quoi voir.

En voilà assez là-dessus. En lisant et relisant avec soin ce que j'ai dit depuis le commencement de ce petit ouvrage, vous n'hésiterez peut-être pas à reconnaître que vous devez vous préparer un coeur pur pour voir Dieu avec son secours. Quant au corps spirituel, si le Seigneur vient à mon aide, j'essayerai dans un autre (2) ouvrage de traiter cette question selon la mesure de mes forces.

1. III Isaïe, VI, 8.

2. saint Augustin a exécuté ce dessein dans le XXIIe livre de la Cité de Dieu, chap. 29.

 

 

 

 

 

 

LETTRE CXLVIII. (Année 413.)

Fortunatien fut un des sept évêques catholiques choisis pour soutenir la dispute contre les donatistes dans la conférence de Carthage. Saint Augustin le prie en des termes à la fois humbles, doux et charmants, de lui obtenir son pardon d'un collègue qui avait été blessé de quelques passages de la lettre à Pauline , où l'anthropomorphisme est vivement et sévèrement condamné. L'évêque d'Hippone traite de nouveau de la nature de Dieu, de son invisibilité, de l'état futur des corps après la résurrection, et rappelle que, selon la parole du Christ, la vue de Dieu est réservée À ceux qui ont le coeur pur.

MÉMOIRE AU SAINT FRÈRE FORTUNATIEN.

1. Je vous ai prié de vive voix et je vous demande encore de vouloir bien visiter le collègue dont nous avons parlé et obtenir de lui qu'il me pardonne s'il a trouvé quelque chose de dur et d'âpre dans la lettre que je ne me repens pas d'avoir écrite quant au fond, et où j'ai dit que les yeux de ce corps mortel ne voient pas et ne verront jamais Dieu. J'ai dit le motif qui m'a fait ainsi parler, c'est pour ne pas laisser croire que Dieu lui-même soit corporel et qu'il soit visible dans l'étendue et à des distances, car l'œil de notre corps ne peut rien voir autrement; je ne voulais pas non plus que les mots face à face (1) fussent compris de façon à se représenter Dieu avec des membres. Je ne me repens donc point d'avoir dit cela : il ne fallait pas que, par un sentiment impie, au lieu de croire que Dieu est tout entier partout, on s'imaginât qu'il est divisible à travers l'étendue car les yeux de notre corps n'atteignent que ce qui appartient à l'espace.

2. Au reste si quelqu'un, ne concevant pas Dieu sous ces formes grossières, mais croyant qu'il est un esprit immuable et incorporel et tout entier partout, pense qu'après la résurrection notre corps animal sera transformé et deviendra spirituel au point que par lui nous pourrons voir la substance incorporelle, non divisible dans l'étendue, non circonscrite par des membres, mais demeurant tout entière partout, je désire qu'il me l'enseigne, si son opinion est conforme à la vérité; si c'est une erreur, il est bien plus supportable d'attribuer au corps quelque chose de trop que de retrancher quelque chose à Dieu. Mais ce sentiment, fût-il la vérité même, n'aurait rien de contraire à ce que j'ai avancé dans ma lettre. J'ai

1. I Cor. XIII, 12.

360

dit que les yeux de ce corps ne verront pas Dieu, par la raison qu'ils ne peuvent voir que des corps placés à quelque distance, c'ir, sans distance, nos yeux ne voient pas même les corps (1).

3. Si nos corps, après la résurrection, doivent être tellement changés qu'ils aient des yeux avec lesquels on verra cette substance qui n'est pas répandue dans l'espace ni bornée par l'étendue, qui n'est pas différente selon les lieux, plus petite dans un moindre espace, plus grande dans un plus grand, mais qui est incorporellement tout entière partout, ces corps seront tout autres de ce qu'ils sont à présent; ils n'auront pas seulement perdu la mortalité, la corruption et la pesanteur, mais ils s'élèveront jusqu'à la puissance de l'esprit, puisqu'ils pourront atteindre ce que l'esprit lui-même n'a pas aujourd'hui et aura seulement alors le privilège de voir. Si nous disons d'un homme , dont les moeurs ont changé, qu'il n'est plus ce qu'il a été, et si nous en disons autant du corps sur lequel ont passé les ans, à plus forte raison le corps ne sera plus le même après une transformation qui non-seulement lui donnera une immortelle v ie, mais encore lui fera voir l'invisible! C'est pourquoi si les yeux voient alors Dieu ils ne seront pas les yeux du corps tel qu'il est, et le corps ne sera plus le même quand il sera élevé à cette force et à cette puissance : ce sentiment n'a donc rien de contraire aux paroles de ma lettre. Mais si le corps change seulement en ce sens que, de mortel qu'il est aujourd'hui, il deviendra immortel, et qu'au lieu d'appesantir l'âme comme aujourd'hui, il deviendra prompt à tout mouvement; s'il n'est autre que ce qu'il est pour voir ce qui appartient aux lieux et aux distances , il ne verra d'aucune façon la substance incorporelle qui demeure tout entière partout. N'importe où la vérité se trouve ici, il est certain que d'après l'un et l'autre de ces deux sentiments , les yeux de ce corps mortel ne verront pas Dieu. S'ils demeurent tels quels, ils ne le verront pas; s'ils le voient, ce ne seront plus les mêmes yeux : le corps sera tout autre à la suite d'une si grande transformation.

4. Mais si notre collègue sait quelque chose de mieux là-dessus, je suis tout prêt à l'apprendre soit de lui , soit de celui qui l'a instruit lui-même. Si je disais cela par dérision,

1. En traduisant ces lignes de saint Augustin. nous nous rappelons cette pensée de M. de Maistre : " L'oeil ne voit pas ce qui le touche. " M. de Maistre étend à l'observation morale la vérité matérielle que note en passant l'évêque d'Hippone.

je me montrerais disposé aussi à me laisser prouver que Dieu est corporel, qu'il a des membres et qu'il est divisible dans l'étendue; c'est ce que je ne fais pas, parce que je ne parle point par dérision, et que je suis bien certain qu'un Dieu pareil n'existe pas; c'est pour qu'on ne le crût point, que j'ai écrit cette lettre. Je n'y ai prononcé aucun nom, tout en signalant des erreurs; mais je me suis laissé aller dans mon langage à trop de vivacité, et je n'ai pas eu pour la personne d'un frère et d'un collègue dans l'épiscopat tous les égards qu'elle méritait; je ne justifie pas cela, je le condamne; je ne l'excuse pas, je m'en accuse. Que mon collègue me pardonne, je le lui demande; qu'il se souvienne de notre ancienne amitié et qu'il oublie une offense récente. Qu'il fasse ce qu'il est fâché que je n'aie pas fait; qu'il m'accorde mon pardon avec la douceur que je n'ai pas eue dans ma lettre. Je l'en prie par votre charité, n'ayant pu l'en prier de vive voix comme je l'aurais voulu. J'y ai fait effort par l'entre. mise d'un homme vénérable, plus élevé que nous tous en dignité et qui a écrit à ce frère offensé; mais celui-ci a refusé de venir: il soupçonnait, je crois, au fond de cette démarche quelque ruse comme il y en a dans la plupart des affaires humaines; persuadez-lui qu'une semblable idée est bien loin de mon esprit; vous le pourrez aisément en le voyant. Qu'il sache avec quelle grande et vraie douleur je vous ai parlé du déplaisir que je lui cause; qu'il sache que je ne le méprise pas, combien j'honore Dieu en lui, et combien je vois dans sa personne le Chef divin dans le corps de qui nous sommes frères. Je n'ai pas cru devoir me rendre au lieu qu'il habite, de peur de donner à nos ennemis un spectacle qui eût excité leur moquerie, d'être pour nos catholiques un sujet d'affliction et pour nous-mêmes un sujet de honte. Tout peut s'arranger par votre sainteté et votre charité ; dans cette oeuvre réparatrice vous serez l'instrument de Celui qui habite en votre coeur par la foi : je ne crois pas que notre collègue le méprise en vous, puisqu'il le reconnaît en lui.

5. Quant à moi, dans tout ceci, je n'ai rien trouvé de meilleur à faire que de demander pardon au collègue qui a été blessé et s'est plaint de l'âpreté de ma lettre. II fera aussi, j'espère, ce que commande Celui qui, parlant. par la bouche de l'Apôtre, a dit : " Remettez-vous mutuellement les sujets de plainte que (361) vous pouvez avoir les uns contre les autres, et pardonnez-vous comme le Seigneur vous a pardonné (1). Soyez donc les imitateurs de Dieu comme étant ses enfants bien-aimés, et marchez dans la charité, comme le Christ nous a aimés (2). " Sans nous écarter de cette voie de la charité, cherchons pacifiquement ce qu'on peut, avec plus d'application, apprendre sur le corps spirituel que nous aurons après la résurrection ; si nous nous trompons Dieu nous éclairera, pourvu que nous demeurions en lui (3). Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui; car Dieu est charité (4), soit parce que nous en trouvons en lui la source ineffable, soit parce qu'il nous la départit par son Saint-Esprit. Si donc on peut prouver qu'un jour la charité sera vue des yeux du corps, peut-être Dieu pourra-t-il être vu de la même manière; mais si la charité elle-même ne peut jamais être vue de la sorte, encore moins le sera-t-il Celui qui en est la source : et quel mot exprimerait assez dignement une si grande chose !

6. De grands hommes, très-savants dans les saintes Ecritures, et dont les travaux ont été un secours pour l'Eglise et pour les études religieuses des fidèles, ayant eu occasion de s'expliquer sur cette question , ont dit que le Dieu invisible se voit invisiblement, c'est-à-dire par cette nature qui demeure aussi invisible en nous par un esprit et un coeur pur. Le bienheureux Ambroise, parlant du Christ comme étant le Verbe, a dit que " Jésus se voit, non point des yeux du corps, mais des yeux de l'esprit. " " Les juifs ne l'ont pas vu, " a-t-il ajouté, " car leur coeur insensé était dans l'aveuglement (5) : " saint Ambroise marquait ainsi par où on voit le Christ. De même, en parlant du Saint-Esprit, le saint évêque cite ces paroles du Seigneur : " Je prierai mon Père, et il vous donnera un autre Consolateur, qui sera toujours avec vous , l'Esprit de vérité que ce monde ne peut recevoir parce qu'il ne le voit pas et ne le connaît pas ". Il fallait donc, dit saint " Ambroise, que le Christ parût avec un corps, puisqu'il est invisible dans la substance de a sa divinité. Nous avons vu l'Esprit, mais sous à une forme corporelle ; voyons aussi le Père ; mais parce que nous ne pouvons pas le voir, écoutons-le. " Et ensuite : " Ecoutons donc le

1. Coloss III, 13. — 2. Ephés. V, 1, 2. — 3. Philip. III, 15, 16. — 4. I Jean, IV, 16. — 5. Livre I sur s. Luc. I. — 6. Jean, XIV, 16, 17.

Père, car il est invisible; son Fils est aussi invisible selon sa divinité, car jamais personne n'a vu Dieu (1) : le Fils étant Dieu, il est donc invisible dans ce qui fait qu'il est Dieu (2). "

7. Voici maintenant les paroles de saint Jérôme : " L'oeil de l'homme ne peut voir Dieu tel qu'il est dans sa nature ; non-seulement l'homme ne le peut pas, mais encore les anges, les trônes, les puissances, les dominations et tout ce qui a un nom, car la créature ne peut pas voir son Créateur. " Le très-savant homme montre assez par ces mots quel est son sentiment sur ces questions, même en ce qui touche le siècle futur. Quelque heureux changement qui doive s'opérer dans les yeux de notre corps, on ne peut pas espérer rien de mieux qu'en les supposant alors égaux aux yeux des anges : or, saint Jérôme dit que la nature du Créateur demeure invisible aux anges mêmes et à toute créature céleste. Demandera-t-on si nous ne deviendrons pas supérieurs aux anges, et voudra-t-on garder des doutes à cet égard? Mais le Seigneur lui-même s'est clairement exprimé, lorsque en parlant des élus qui ressusciteront pour entrer dans son royaume, il dit qu'ils " seront égaux aux anges de Dieu (3). " C'est pourquoi saint Jérôme, dans un autre ouvrage, s'exprime ainsi: " L'homme ne peut donc pas voir la face de Dieu; mais les anges, ceux même qui sont les gardiens des petits dans l'Eglise, voient toujours la face de Dieu (4). Maintenant nous voyons dans un miroir, dans une énigme; mais alors nous verrons face à face (5), alors que nous ne serons plus des hommes, mais des anges, et que nous pourrons dire avec l'Apôtre : Contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous serons transformés comme par l'Esprit du Seigneur, de gloire en gloire, jusqu'à devenir semblables à lui (6) : Et toutefois aucune créature ne voit la face de Dieu selon la qualité propre de sa nature, et on ne le voit avec l'esprit qu'en le croyant invisible (7). "

8. Il y a beaucoup de choses à considérer dans ces paroles d'un homme de Dieu; et d'abord, conformément à ce que le Seigneur a clairement annoncé, saint Jérôme pense que nous verrons Dieu face à face quand nous

1. I Jean, IV, 2. — 2. Livre II sur s. Luc, III, 22. — 3. Luc, XX, 36. — 4. Matth. XVIII, 10. — 5. I Cor. XIII; 12. — 6. II Cor. III, 18. — 7. Livre 1 sur Isaïe, I.

362

serons élevés à la condition des anges, c'est-à-dire quand nous serons égaux aux anges, ce qui arrivera sûrement après la résurrection; ensuite il a montré clairement, par le témoignage de l'Apôtre, que la vue de Dieu face à face s'entend de l'homme intérieur et non pas de l'homme extérieur; l'Apôtre en effet parlait de la face de l'âme lorsqu'il disait dans cet endroit rapporté par saint Jérôme : " Mais nous, en contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en son image. " Si quelqu'un en doute, qu'il examine le passage et fasse attention au sens des paroles de l'Apôtre : il s'agit du voile que laisse devant les yeux la lecture de l'Ancien Testament, jusqu'à ce qu'on passe au Christ, et que le voile tombe. Car l'Apôtre dit ici : " Mais nous, en contemplant à face découverte la gloire du Seigneur; " cette face n'était pas découverte pour les juifs dont saint Paul dit qu'un " voile est posé sur leur coeur ; " par là il montre que c'est la face du coeur qui se découvre en nous quand le voile tombe. Enfin, craignant que, faute d'intelligence ou de discernement, on ne se laissât aller à croire que, soit à présent, soit dans la vie future, les anges ou les hommes, lorsqu'ils seront égaux aux anges, puissent voir Dieu, saint Jérôme déclare expressément que " nulle créature ne voit Dieu selon la qualité propre de sa nature , et qu'on ne le voit avec l'esprit qu'en le croyant invisible. " Il résulte suffisamment de ces paroles que Dieu, quand, sous une forme corporelle, il a été vu des hommes par les yeux du corps, ne l'a pas été selon la qualité propre de sa nature, puisqu'on ne le voit avec l'esprit qu'en le croyant invisible. A qui est-il invisible si ce n'est aux yeux corporels des créatures célestes elles-mêmes, comme saint Jérôme l'a dit plus haut des anges, des puissances et des dominations? A plus forte raison est-il invisible à des yeux terrestres ?

9. Ailleurs saint Jérôme dit plus clairement encore : " Que non-seulement les yeux de la chair, mais même les yeux de l'esprit ne peuvent voir la divinité du Père ni la divinité du Fils et du Saint-Esprit, qui ne sont qu'une seule et même nature dans la Trinité; le Sauveur a dit des yeux de l'esprit : Heureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils verront Dieu (1)! " Quoi de plus évident que cette

1. Matth. V, 8.

déclaration? Si le saint docteur s'était borné à dire que les yeux du corps ne peuvent voir la divinité du Père ni la divinité du Fils, ni celle du Saint-Esprit, et qu'il n'eût point parlé des yeux de l'esprit, on pourrait répondre que la chair perdra son nom lorsque le corps sera devenu spirituel; mais saint Jérôme désigne en termes exprès les yeux de l'esprit, et dès lors il exclut de la vue de Dieu toute espèce de corps. Et de peur qu'on ne crût qu'il ne parlait que pour ce monde, il invoque aussi le témoignage du Seigneur pour montrer ce qu'il entend par les yeux de l'esprit; or, ce n'est pas à la vie présente, c'est-à-dire future que j'applique la promesse contenue dans ce divin témoignage : " Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (1) ! "

10. Egalement, le bienheureux Athanase, évêque d'Alexandrie, lorsqu'il combattait contre les Ariens qui soutiennent que Dieu seul est invisible, mais que le Fils et le Saint-Esprit sont visibles, établit l'égale invisibilité de la Trinité par les témoignages des saintes Ecritures et la puissance de ses propres raisonnements : il prouva fortement que Dieu n'a été vu que sous la forme d'une créature, mais que, selon la qualité propre de sa divinité, Dieu, c'est-à-dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, est tout à fait invisible et ne peut être connu que de l'intelligence et de l'esprit. Saint Grégoire, évêque d'Orient, dit aussi et très-nettement que Dieu est invisible de sa nature, et que quand il a apparu aux saints et anciens personnages comme à. Moïse, par exemple, avec lequel il parlait face à face, il avait pris quelque forme sensible saris que sa nature divine sortît de l'invisibilité (2). C'est également le sentiment de notre Ambroise; il admet que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont été vus sous des formes choisies par leur volonté et non pas tirées de leur nature (3). Sa pensée se trouve ainsi conforme à la vérité de cette parole, qui est de Jésus-Christ Notre-Seigneur lui-même

" Jamais personne n'a vu Dieu (4), " et à la vérité de cette parole de l'Apôtre, ou plutôt du Christ parlant par l'Apôtre : " Nul homme n'a vu ni ne peut voir Dieu (5); " elle n'est pas non plus contraire aux passages des Ecritures

1. Matth. V, 8. — 2. Cette citation est tirée de la XLIXe oraison qui a pris place parmi les oraisons de saint Grégoire de Nazianze; mais, d'après l'opinion qui a prévalu chez les savants, cette XLIXe oraison n'est pas de saint Grégoire de Nazianze ni d'aucun père grec, mais elle appartient à un écrivain inconnu. — 3. voy. ci-dessus, lett. CXLVII, n. 18 et suiv. — 4. Jean, I, 18. —5. I Tim. VI, 16.

363

qui racontent que Dieu a été vu : invisible selon la nature propre de sa divinité, Dieu peut être vu lorsqu'il le veut et sous la forme créée qu'il lui plaît de prendre.

11. Or, s'il est de la nature de Dieu d'être invisible comme incorruptible, cette nature ne changera pas dans le siècle futur au point que d'invisible il devienne visible, pas plus que d'incorruptible, il ne pourra devenir corruptible, car il est en même temps immuable. C'est pourquoi l'Apôtre a relevé l'incomparable excellence de la nature de Dieu dans ce passage où il met ensemble l'invisibilité et l'incorruptibilité : " Au roi des siècles invisible, incorruptible, à Dieu seul, honneur et gloire a dans les siècles des siècles (1) ! " Je n'ose pas faire ici une différence, je n'ose pas dire que Dieu est incorruptible dans les siècles des siècles, mais qu'il n'est pas invisible dans les siècles des siècles, et qu'il l'est seulement en ce monde. De plus les passages suivants des Ecritures ne peuvent pas être faux : " Heureux ceux qui ont le cœur pur parce qu'ils verront Dieu (2) ! Nous savons que, quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons comme il est (3); " donc nous ne pouvons nier que les enfants de Dieu verront Dieu; mais ils le verront comme on voit les choses invisibles, comme il promettait qu'on le verrait lorsque, se montrant visible aux hommes dans la chair il disait devant eux "Et je l'aimerai et je me montrerai à lui (4). " Mais par où se voient les choses invisibles si ce n'est par les yeux de l'âme? J'ai dit ci-dessus ce que Jérôme a pensé de ces yeux du coeur qui doivent contempler Dieu.

12. Voilà aussi pourquoi l'évêque de Milan, que j'ai déjà cité, dit qu'après la résurrection il ne sera facile de voir Dieu qu'à ceux qui ont le cœur pur; il s'appuyait sur cette parole : " Heureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils verront Dieu ! " — " Que d'heureux le Sauveur avait déjà comptés, " dit-il sans leur promettre qu'ils verraient Dieu ! Il continue en ces termes : " Si donc ceux qui ont le cœur pur verront Dieu, les autres ne le verront pas. " Et de peur que nous n'entendions par les autres ceux dont il a dit : " Heureux les pauvres, heureux ceux qui sont doux ! " l'évêque de Milan ajoute aussitôt que " les indignes ne verront pas Dieu. " Il veut qu'on entende par les indignes ceux qui, malgré

1. I Tim. I, 17. — 2. I Jean, III, 2. — 3. Jean, XIV, 21. — 4. Galat. V, 6.

leur résurrection, ne pourront pas voir Dieu, car ils ressusciteront pour la damnation, parce qu'ils n'auront pas voulu purifier leur cœur par cette foi qui opère par l'amour (1). C'est pourquoi il continue ainsi : " Celui qui n'aura pas voulu voir Dieu ne pourra pas le voir. " Et parce qu'il était tout simple de lui objecter que tous les impies veulent voir Dieu, il ne tarde pas à expliquer que l'impie ne veut pas voir Dieu, puisqu'il ne veut pas purifier son coeur : " Dieu, dit-il, ne se voit pas dans un .lieu, mais dans un cœur pur; Dieu ne se cherche pas des yeux du corps; on ne le mesure pas du regard, on ne le touche pas, on ne l'entend pas, on ne le voit pas marcher (2). " Ainsi le bienheureux Ambroise songe à nous apprendre ce que doivent préparer les hommes qui veulent voir Dieu : ils doivent purifier leur cœur par la foi qui opère par l'amour, avec la grâce de l'Esprit-Saint : nous tenons de lui comme gage ce désir même de voir Dieu (3).

13. L'Ecriture parle souvent de Dieu comme s'il avait des membres, et pour qu'on ne s'imagine pas que ce soit notre corps qui fasse notre ressemblance avec lui, la même Ecriture dit que Dieu a des ailes (4) : or, nous n'en avons pas. De même donc que par les ailes nous entendons la protection divine, ainsi par les mains nous devons comprendre son action, par les pieds sa présence, par les yeux la connaissance qu'il a de nous, par la face la lumière au moyen de laquelle il se révèle à notre coeur; si nous rencontrons dans les Livres saints d'autres expressions de ce genre, je pense qu'il faut les entendre dans le sens spirituel. Je ne suis ni le seul ni le premier à penser ainsi ; c'est le sentiment de tous ceux qui, accoutumés, n'importe à quel degré, à la contemplation des choses spirituelles, combattent les contradicteurs appelés, à cause de cela, anthropomorphites. Pour ne pas allonger cette lettre de témoignages trop nombreux, je me borne à un passage de saint Jérôme ; notre collègue verra que s'il garde sur ce point une opinion contraire à la mienne, ce n'est pas avec moi uniquement, c'est aussi avec les anciens qu'il aura affaire.

14. Cet homme si savant dans les Ecritures commentait un psaume où il est dit : " Comprenez donc, vous qui, dans le peuple, êtes des hommes sans jugement; insensés, soyez

1. Galat. V, 6. — 2. Ci-dessus, lett. CXLVII, n. 18 et suiv. — 3. II Cor. V, 4-8. — 4. Ps. XVI, 8.

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enfin sages. Celui qui a planté l'oreille n'entendra-t-il pas ? celui qui a formé l'oeil ne verra-t-il point?" "Cet endroit, dit-il, porte contre ceux qui sont anthropomorphites, et qui prétendent que Dieu a des membres comme nous en avons. Ainsi, par exemple, il est dit que Dieu a des yeux, car les yeux du Seigneur voient toutes choses (1); la main du Seigneur fait tout (2) ; et Adam entendit le bruit des pieds du Seigneur qui se promenait dans le paradis (3) : les anthropomorphites comprennent ces choses avec une grossière simplicité, et attribuent à la grandeur de Dieu ce qui n'est qu'une marque de la faiblesse de l'homme. Mais moi je dis que Dieu est tout oeil, tout main, tout pied ; tout oeil parce qu'il voit tout, tout main parce qu'il fait tout, tout pied parce qu'il est partout. Voyez donc ce que dit le Psalmiste : Celui et qui a planté l'oreille n'entendra-t-il pas? Celui qui a formé les yeux ne verra-t-il pas ? Il ne dit point : Celui qui a planté l'oreille n'en a-t-il pas lui-même ? N'a-t-il pas des yeux? Que dit-il? Celui qui a planté l'oreille n'entendra-t-il pas ? Celui quia formé les yeux ne verra-t-il pas ? Le Psalmiste n'a pas donné à Dieu des organes, mais la plénitude de leur effet (4). "

15. J'ai cru devoir rappeler ces témoignages des auteurs grecs et latins de l'Eglise catholique qui nous ont précédés dans l'explication des divines Ecritures, afin que notre collègue, s'il est d'un avis différent, sache qu'il faut chercher, s'instruire ou enseigner dans une attentive et paisible étude, en rejetant tout sentiment d'amertume, en gardant ou en rétablissant entièrement la suavité de la charité fraternelle. Car le respect absolu que nous devons à l'autorité des Ecritures canoniques, nous ne le devons aux écrits de personne, pas même des catholiques les plus justement honorés; il doit nous être permis, tout en gardant le respect qui est dû à de tels hommes, de désapprouver et de rejeter ce que nous pourrions rencontrer dans leurs livres de contraire à la vérité, avec l'aide de Dieu, soit par nous-mêmes, soit par les lumières d'autrui. Je suis ainsi, quant à moi, pour les ouvrages des autres, et je veux qu'on agisse de même à l'égard des miens. D'a:près tout ce que je viens de citer des livres de ces doctes et saints

1. II Paralip. XVI, 9; Ecelési. XXIII, 27, 28. — 3. Ruth, I, 13, etc. — 4. Gen. III, 8. — 5. Jér. com. du Ps. XCIII, 8, 9.

personnages Ambroise, Jérôme, Athanase, Grégoire, et d'après d'autres témoignages qu'il eût été trop long de reproduire, je crois fermement, Dieu aidant, et, autant qu'il m'en fait la grâce, je comprends que Dieu n'est pas un corps, qu'il n'a pas des membres de forme humaine, qu'il n'est pas divisible dans l'étendue, qu'il est de sa nature immuablement invisible, et que, toutes les fois qu'au rapport des saintes Ecritures il a été vu des yeux du corps, il n'a pas été vu selon sa nature et sa substance, mais sous des formes qu'il lui a plu de choisir.

16. En ce qui concerne le corps spirituel que nous aurons après la résurrection, et l'heureuse transformation qu'il recevra, je n'ai rien lu encore nulle part, je l'avoue, qui m'ait paru suffisant pour dissiper mes doutes ou pour me mettre en mesure d'instruire les autres; j'ignore si le corps passera à la simplicité de la nature spirituelle, de façon que l'homme tout entier soit esprit, ou si, ce que je croirais davantage, sans cependant l'affirmer avec une pleine confiance, le corps sera spirituel à cause de je ne sais quelle ineffable souplesse, tout en gardant la substance corporelle qui ne pourrait ni vivre ni sentir par elle-même, mais au moyen de l'esprit dont elle serait l'instrument; et d'ailleurs, de ce qu'en ce monde le corps est appelé animal (1), la nature de l'âme n'est pas . pour cela la même que celle du corps; si le corps, une fois immortel et incorruptible, garde alors sa nature, aidera-t-il l'esprit pour voir les choses visibles elles-mêmes, c'est-à-dire les choses corporelles, que nous ne pouvons voir aujourd'hui que des yeux du corps ? Ou bien notre esprit sera-t-il capable alors de connaître les choses corporelles sans les yeux de la chair, comme Dieu les connaît ? Pour toutes ces choses et beaucoup d'autres qui peuvent se remuer dans cette question, je n'ai, je l'avoue, rien lu nulle part jusqu'ici qui me satisfasse, soit pour ma propre instruction, soit pour l'instruction des autres.

17. C'est pourquoi, si cette réserve, quelle qu'elle soit, ne déplaît pas à mon collègue, comme il est écrit que nous verrons Dieu tel qu'il est (2), préparons-nous à cette vue, Dieu aidant, et autant que nous pouvons, par la pureté du coeur. Quant à la question du corps

1. Le corps est appelé animal par saint Paul, parce que la vie lui vient de l’âme qui l'habite.

2. I Jean, III, 2.

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spirituel, cherchons dans un esprit de paix et avec toute la force de notre attention : peut-être Dieu daignera-t-il, d'après ses Ecritures, nous montrer quelque chose de certain et de clair, s'il sait que cette connaissance nous est utile. En supposant qu'on trouve que la transformation du corps le rendra capable de voir les choses invisibles, je ne pense pas qu'une telle puissance du corps ôte la vue à l'âme, de façon que l'homme extérieur puisse voir Dieu et que l'homme intérieur ne le puisse pas comme si Dieu n'était pour l'homme qu'au dehors et qu'il ne fût pas au dedans de l'homme, lorsqu'il est positivement écrit que " Dieu sera tout en tous (1) ; " ou comme si Dieu, qui est tout entier partout sans occuper aucun point de l'étendue, était au dedans de nous de manière à n'être vu que par l'homme extérieur, et à ne pouvoir l'être par l'homme intérieur. Il y aurait de l'absurdité à penser cela, car les saints seront pleins de Dieu ; ils n'en seront pas environnés extérieurement en restant vides au dedans; dans cette plénitude divine, ils ne se trouveront pas frappés d'une cécité intérieure par suite de laquelle ils verraient seulement des yeux du dehors ce Dieu dont ils seraient entourés. Il demeure donc certain que les élus dans la vie future verront Dieu par l'homme intérieur. Mais si, par un changement admirable, les yeux du corps peuvent aussi voir Dieu, nous gagnerons d'un côté sans rien perdre de l'autre.

18. Mieux vaut donc affirmer ce qui reste hors de doute, savoir que l'homme intérieur verra Dieu, car seul il peut voir la charité dont il a été dit pour sa gloire : " Dieu est charité (2); " seul il peut voir la paix et la sanctification sans lesquelles personne ne peut voir Dieu (3). Maintenant nul oeil de chair ne voit la charité, la paix, la sanctification et autres choses semblables; mais l'oeil de l'âme les voit et d'autant plus clairement qu'il est plus pur. Ainsi croyons sans hésitation que nous verrons Dieu, soit que nous trouvions ou que nous ne trouvions pas ce que nous cherchons sur la qualité du corps dans la vie future; nous sommes sûrs cependant que le corps ressuscitera immortel et incorruptible, parce que nous en avons pour garants les témoignages les plus évidents et les plus solides des saintes Ecritures. Mais si mou collègue pense connaître avec certitude, star le corps spirituel, ce qui fait encore

1. I Cor. XV, 28. — 2. I Jean, IV, 8. — 3. Hébr. XII, 14.

le sujet de mes recherches, et si je n'écoute pas ses enseignements avec la même douceur qu'il mettrait à écouter mes questions, c'est alors qu'il aura le droit de se fâcher contre moi. En attendant je vous conjure par le Christ d'obtenir de ce frère justement offensé qu'il me pardonne l'âpreté de ma lettre : puissiez-vous, avec l'aide de Dieu, m'adresser une réponse qui me réjouisse !

 

 

 

LETTRE CXLIX. (Année 414).

Cette réponse, au saint évêque de Nole, entièrement consacrée à l'explication de plusieurs passages de l'Ecriture, intéresse les ecclésiastiques beaucoup plus que les gens du monde; toutefois elle renferme de temps en temps des pensées qui vous font pénétrer dans les entrailles mêmes du christianisme; l’espoir de rencontrer de tels rayons de lumière mérite qu'on brave l’aridité de certains commentaires.

AUGUSTIN A PAULIN, SON BIENHEUREUX, DÉSIRABLE, VÉNÉRABLE, SAINT ET TRÈS-CHER FRÈRE ET COLLÈGUE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Le Seigneur m'a rendu joyeux lorsque, par la lettre de votre sainteté, j'ai appris l'heureuse arrivée de notre frère et prêtre Quintus et de ceux qui ont traversé la mer avec lui (1); j'en rends grâce à Celui qui soulage les affligés et console les humbles, et maintenant je m'acquitte de la réponse que je dois à votre affectueuse sincérité, en profitant de la très-prochaine occasion de notre fils et collègue dans le diaconat, Ruffin, qui part du rivage d'Hippone. J'approuve le dessein de miséricorde que le Seigneur vous a inspiré et que vous avez bien voulu me communiquer; que Dieu favorise et fasse réussir ce dessein ! Je me sens allégé d'un grand poids depuis que j'ai appris l'arrivée au milieu de vous d'un homme qui m'est bien cher, depuis que j'ai su que vous l'aviez recommandé à la fois par vos bons offices et par vos saintes prières (2).

2. J'ai reçu la lettre où votre Révérence cherche et demande l'explication de beaucoup de choses, et où, par vos recherches mêmes, vous instruisez. Mais je vois, par votre dernière, que la réponse que j'ai faite; aussitôt à ces questions ne vous est point parvenue: je vous l'avais adressée par les gens de ces mêmes saints qui sont notre consolation. Jusqu'à quel point ai-je répondu à ce que vous demandiez? je l'ignore,

1. Voir la lettre CXXI. — 2. Il s’agit ici de quelque affaire particulière sur laquelle nous n'avons aucun détail.

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n'avant pas trouvé de copie de cette lettre. Cependant je suis tout à fait sûr d'avoir répondu à quelques-unes de vos questions; pas à toutes, parce que le porteur était pressé et qu'il m'avait fallu finir vite. Je vous avais envoyé, en même temps, selon votre désir, une copie de la lettre que je vous écrivis de Carthage sur la résurrection des corps, ce qui avait donné lien à la question de savoir de quel usage nous seraient nos membres dans l'autre vie. Je joins donc ici une copie de cette lettre et une copie d'une autre, que je soupçonne n'être pas arrivée entre vos mains, à cause de certaines questions que vous m'adressez et auxquelles je vois que j'ai déjà répondu. Je ne sais plus par qui je vous avais adressé cette dernière lettre. Elle répondait à une lettre de vous qui m'avait été envoyée d'Hippone, pendant que je me trouvais chez mon saint frère et collègue Boniface ; je ne vis pas celui qui l'avait apportée et me contentai de répondre sur-le-champ.

3. Ainsi que je vous l'ai écrit, je n'avais pu alors recourir aux manuscrits grecs pour certains passages du psaume XVIe, mais depuis j'ai consulté ceux de ces manuscrits que j'ai trouvés. L'un portait comme notre texte latin : " Seigneur, chassez-les de la terre et dispersez- les; " l'autre disait, comme vous avez cité vous-même : " Séparez-les du petit nombre. " Ceci offre un seras clair : " Chassez-les " de la terre que vous leur avez donnée, " dispersez-les" parmi les nations; c'est ce qui est arrivé aux juifs, vaincus et ruinés par une terrible guerre. Quant à l'autre texte, je ne sais comment on doit l'entendre; peut-être s'agit-il ici du peu de juifs qui ont été sauvés en comparaison de la grande multitude qui à été perdue; l'Ecriture prédirait que Dieu séparera cette multitude du petit nombre qu'il s'est réservé et qu'il la dispersera. Là terre d'où elle doit être chassée ce serait l'Eglise, héritage des fidèles et des saints ; elle est appelée aussi la " terre des vivants, " et l'on peut également lui appliquer cette parole de l'Évangile: " Heureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre en héritage (1). " Après ces mots : " Séparez-les de la terre, " le Psalmiste ajoute : " Dans leur vie, " pour nous faire entendre manifestement que cette séparation devait se faire dès cette vie. Car plusieurs sont séparés de l'Église; mais quand ils meurent, ils paraissent, de leur vivant, unis à l'Église par la communion

1. Matth. V, 4.

des sacrements et de l'unité catholique. Ceux-là ont donc été séparés du petit nombre qui a eu la foi parmi eux; ils ont été chassés de la terre que Dieu notre Père cultive comme son champ ; et leur séparation a commencé dès cette vie, comme nous le voyons. On lit ensuite : " Et leurs entrailles ont été remplies de vos secrets : " c'est-à-dire qu'en outre de leur séparation manifesté, leurs entrailles ont été remplies des jugements secrets qui atteignent la conscience des méchants : les entrailles désignent ici ce qu'il y a de plus caché.

4. J'ai déjà dit ce qui me semblait de ces paroles: " Ils ont été rassasiés de pourceau. " Mais on lit autrement et avec plus de vérité dans d'autres manuscrits d'une plus parfaite correction; l'ambiguïté d'un mot grec disparaît à l'aide d'un accent. Le texte ainsi rectifié devient plus obscur, mais il se prête à un sens plus beau. Le Psalmiste avait dit : " Et leurs entrailles ont été remplies de vos secrets, " ce qui signifie les secrets jugements de Dieu; car ils sont secrètement misérables, ceux que Dieu livre aux désirs impurs de leur coeur (1) et qui jouissent de leurs œuvres mauvaises. Comme si on avait demandé par où peuvent se reconnaître ceux sur qui demeure invisiblement la colère de Dieu, et comme s'il eût été répondu avec l'Evangile qu'on les " reconnaîtrait par leurs fruits (2), " le prophète a ajouté aussitôt : " Ils ont été rassasiés de leurs enfants, " c'est-à-dire de leurs fruits, ou, ce qui est plus clair, de leurs oeuvres. C'est pourquoi on lit ailleurs : " Voilà qu'il a engendré l'injustice; il a conçu la douleur et enfanté l'iniquité (3); " et dans un autre endroit: " La concupiscence ayant conçu, enfanta le péché (4). " Les mauvais enfants sont donc les mauvaises œuvres ; c'est par elles que l'on connaît ceux qui, au fond de leurs pensées comme au fond des 'entrailles, ont été remplis des secrets jugements de Dieu. Les enfants qui aiment, le bien désignent les bonnes oeuvres; de là ces paroles adressées à l'épouse ou l'Église : " Vos dents sont comme des brebis tondues qui montent du lavoir, et qui, toutes ont deux jumeaux: parmi elles il n'en est pas de stérile (5). " Il faut reconnaître dans ce double fruit l'amour de Dieu et l'amour du prochain, deux préceptes qui renferment toute la loi et les prophètes (6).

1. Rom. I, 24. — 2. Matth, VII, 16. — 3. Ps. VII, 15. — 4. Jacq. I, 15. — 5. Cantiq. IV, 2. — 6. Matth. XXII, 40.

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5. En vous écrivant précédemment, je n'avais pas eu présente à l'esprit cette manière d'entendre les mots : "Ils ont été rassasiés de leurs enfants; " mais en relisant une courte explication du même psaume que j'avais dictée il y a longtemps, j'y ai trouvé cette pensée brièvement exprimée. J'ai consulté aussi les manuscrits grecs pour voir si le mot : " Enfants, " était au datif ou au génitif, qui tient lieu d'ablatif dans la langue grecque, et j'ai trouvé le génitif; si on avait traduit mot pour mot, on aurait mis : Saturati sunt, filiorum; mais le traducteur, à la fois fidèle à la pensée du texte et à l'usage de la langue latine, a écrit : Saturati sunt filiis. Quant aux paroles qui suivent : " Et ils ont laissé le reste à leurs petits enfants, " je crois qu'il faut entendre ici les enfants de la chair. En expliquant ainsi dans le texte le mot qui signifie enfants au lieu du mot qui signifie pourceau, on retrouve le sens de cette parole des juifs : " Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants (1); " car c'est ainsi qu'ils ont laissé à leurs petits-enfants le reste de leurs oeuvres.

6. Pour ce qui est de ce passage du psaume XV, : " Il a rendu, " ou bien " qu'il rende toutes ses volontés admirables au milieu d'eux, " rien n'empêche, et il est même plus convenable de lire en eux qu'au milieu d'eux. C'est le sens que portent les manuscrits grecs; nos traducteurs disent souvent quand la pensée semble le demander : " Au milieu d'eux, " là ! où le texte grec dit : " En eux. " Lisons donc : " A l'égard des saints qui sont sur sa terre, il a rendu admirables en. eux toutes ses volontés. " C'est ce que portent la plupart des manuscrits; et par ces " volontés " de Dieu comprenons les dons de sa grâce qui est accordée gratuitement , c'est-à-dire qu'il l'a donnée parce qu'il l'a voulu, et non point parce qu'elle était due. De là ces paroles : " Vous nous avez couverts du bouclier de votre bonne volonté (2), vous m'avez conduit selon votre volonté (3); il nous a volontairement engendrés par la parole de vérité (4); vous réservez, ô mon Dieu, à votre héritage une pluie volontaire (5); il distribue ses dons à a chacun comme il lui plaît (6) ; " et une infinité d'autres passages. En qui donc a-t-il rendu admirables ses volontés si ce n'est dans les saints qui sont sur sa terre? Si, comme nous

1. Matth. XXVII, 25. — 2. Ps. V, 13. — 3. Ps. LXXII, 24. — 4. Jacq. I, 18. — 5. Ps. LXVII, 10. — 6. I Cor. XII, 11.

l'avons montré plus haut, on peut entendre le mot terre, même tout seul, dans un sens élevé, à plus forte raison cela se peut lorsqu'il y a sa terre. Le Seigneur a donc rendu admirables dans ses saints toutes ses volontés; il les a rendues entièrement admirables parce qu'il a admirablement délivré ses saints du désespoir.

7. Saisi de cette admiration l'Apôtre s'écrie " O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! " Il venait de dire : " Dieu a voulu que tous fussent enveloppés dans l'incrédulité pour exercer sa miséricorde envers tous (1). " C'est la pensée qui suit dans le psaume : " Leurs infirmités se sont multipliées, et puis ils ont couru (2). " Le Prophète désigne les péchés par le mot infirmités, comme l'Apôtre dans cette parole adressée aux Romains : " Le Christ, quand nous étions encore infirmes, est mort pour les impies au temps marqué (3). " Les infirmes sont pris ici pour les impies. Revenant ensuite sur la même pensée, " Dieu, dit-il, fait éclater en nous sa charité, parce que, lorsque nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous (4); " ceux qu'il venait d'appeler infirmes, il les appelle pécheurs. Et plus bas : " Si, quand nous étions ennemis de Dieu, il nous a réconciliés avec lui par la mort de son Fils (5). " Les infirmités qui se sont multipliées désignent donc les péchés qui se sont multipliés. Car la loi a paru pour que le péché abondât; mais parce qu'il y a eu surabondance de grâce là où le péché avait abondé (6), " ils ont ensuite couru. " En effet ce ne sont pas les justes mais les pécheurs que le Seigneur est venu appeler; il n'est pas besoin de médecin pour ceux qui se portent bien, mais pour les malades (7) dont les infirmités se sont multipliées, afin que le remède d'une si grande grâce devînt nécessaire à leur guérison, et afin que celui à qui beaucoup de péchés sont pardonnés répondît à tant de miséricorde par beaucoup d'amour.

8. C'est ce que signifiaient mais ne produisaient pas la cendre de la génisse et l'aspersion du sang, l'immolation de tant de victimes. Voilà pourquoi le prophète dit qu'il " ne se mêlera pas à leurs assemblées de sang, " c'est-à-dire qu'il n'assistera pas aux sacrifices qui figuraient le sang du Christ. " Le souvenir

1. Rom. VI, 32, 31. — 2. Ps. XV, 3. — 3. Rom. V, 6. — 4. Ibid. 8. — 5. Ibid. 10. — 6. Ibid. 20. — 7. Matth. XI, 13, 12.

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de leurs noms ne se rencontrera pas sur mes lèvres. " Ils trouvaient leurs noms dans la multiplication même de leurs infirmités; ils étaient fornicateurs, idolâtres. adultères, voluptueux, infâmes , voleurs, avares, ravisseurs, adonnés au vin, médisants et coupables de tous les autres crimes qui empêchent d'entrer dans le royaume de Dieu. Mais il y a eu surabondance de grâce là où le péché avait abondé, et "ensuite ils ont couru. " Ils ont été tout cela, mais ils ont été purifiés, mais ils ont été sanctifiés, mais ils ont été justifiés au nom du Seigneur Jésus-Christ et par l'Esprit de notre Dieu (1) : et c'est pourquoi le Seigneur ne se souviendra plus de ces noms. Des manuscrits plus corrects et de plus d'autorité ne portent pas " ses volontés, " mais " mes volontés ; " ceci vaut autant parce que c'est dit de la personne du Fils. Il parle en effet lui-même , comme il résulte évidemment de ces paroles dont les apôtres se sont aussi servis : " Vous ne laisserez pas mon âme dans l'enfer, et vous ne permettrez pas que votre saint voie la corruption (2). " Les mêmes dons de la grâce découlent du Père, du Fils et du Saint-Esprit, le " Fils peut bien dire, de ces dons qu'ils sont ses volontés. "

9. Le passage du psaume LVIIIe : " Ne les tuez pas, de peur que votre loi ne soit oubliée, " s'entend des juifs et me paraît avoir prédit clairement que la nation juive, vaincue et ruinée, ne tomberait pas dari s les superstitions du peuple vainqueur, mais qu'elle demeurerait dans l'ancienne loi, pour servir de témoignage aux Ecritures à travers le monde entier d'où l'Eglise devait être appelée. C'est la plus évidente et la plus salutaire preuve que la grande autorité du Christ et l'invocation de son nom dans l'espérance du salut éternel n'ont pas éclaté comme quelque chose d'imprévu et de soudain, à la façon des pensées humaines, mais que des prophéties écrites aient depuis longtemps annoncé cet événement. A qui donc, sinon aux chrétiens, n'eût-on pas attribué ces prophéties, si les livres de nos ennemis n'en eussent pas fait foi? C'est pourquoi : " Ne les tuez pas; " n'éteignez pas le nom de la nation juive, " de peur que votre " loi ne soit oubliée; " c'est ce qui serait arrivé si les juifs, forcés d'embrasser le culte des païens, n'avaient plus rien gardé de leur propre religion. La marque imprimée sur le front de Caïn

1. I Cor. IX, 11. — 2. Act. II, 31 ; XIII, 35.

pour empêcher qu'on ne le tuât (1), était une figure des juifs coupables et dispersés. Enfin après avoir dit : " ne les tuez pas, de peur que votre loi ne soit oubliée , " comme si on lui eût demandé de quelle manière leur durée pouvait servir de témoignage à la vérité, le Prophète se hâte d'ajouter : " dispersez-les dans votre puissance. " S'ils n'étaient que sur un point du monde, leur témoignage ne servirait pas la prédication de l'Evangile qui fructifie par toute la terre. C'est pourquoi : " dispersez-les dans votre puissance, " afin que Celui qu'ils ont renié, persécuté, tué, les trouve partout pour témoins à l'aide de cette même loi qu'ils n'ont pas oubliée et dans laquelle est prophétisé le Christ qu'ils ne suivent pas. Il ne leur sert de rien de n'avoir pas oublie la loi, car autre chose est d'avoir cette loi dans la mémoire, autre chose est de la comprendre et de l'accomplir.

10. Vous demandez ce que signifie cet endroit du psaume LXXII : "Mais cependant Dieu écrasera la tête de ses ennemis qui foulent dans leurs péchés le sommet de leurs cheveux ; " je n'y vois pas d'autre sens si ce n'est que Dieu brisera la tête de ses ennemis superbes et qui s'enorgueillissent trop dans leurs péchés. Le Prophète, voulant représenter par une hyperbole l'allure superbe et la marche de l'orgueilleux, dit qu'il s'avance comme s'il foulait le sommet des cheveux. Il est écrit dans le même psaume : " La langue de vos chiens pris, parmi vos ennemis, par lui-même; " l'expression de chien ne doit pas toujours être reçue en mauvaise part. Autrement le Prophète ne blâmerait pas les chiens muets qui ne savent pas aboyer et qui aiment à dormir (2) ; les chiens mériteraient donc des louanges s'ils savaient aboyer et s'ils aimaient à veiller. Les trois cents qui, dans la désignation hébraïque de leur nombre, représentent la forme de la croix, et qui, buvant de l'eau, lapèrent comme des chiens (3), n'auraient pas été choisis pour vaincre, s'ils ne signifiaient pas quelque chose de grand. Car les bons chiens veillent et aboient pour la maison et pour le maître, pour le troupeau et pour le pasteur. Enfin, dans ce même passage où le Psalmiste prophétise la gloire de l’Eglise, il est question de la langue des chiens et non pas de leurs dents. " Vos chiens pris parmi vos ennemis, " c'est-à-dire afin que ceux qui étaient vos ennemis devinssent

1. Gen. IV, 13. — 2. Is. LV, 10. — 3. Jug. VII, 7.

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vos chiens et que ceux qui se ruaient contre vous aboyassent pour vous. Le Psalmiste ajoute

" Par lui-même, " ce qui ne permet pas aux chiens ainsi transformés de croire que ce changement soit leur oeuvre ; il est l'oeuvre de Dieu, c'est-à-dire de sa miséricorde et de sa grâce.

14. Quant au passage où l'Apôtre dit: " Dieu a établi les uns apôtres dans son Eglise , les autres prophètes (1) ; " je le comprends comme vous l'avez compris vous-même; il s'agit ici de prophètes comme l'était Agabus (2) , et non pas des prophètes qui ont annoncé l'avènement du Seigneur. Nous avons des évangélistes, tels que saint Luc et saint Marc qui n'ont pas été apôtres. Vous voulez surtout, je vous marque la différence entre les pasteurs et les docteurs; mais je crois comme,vous qu'il n'y a entre eux aucune différence et que l'Apôtre a ajouté docteurs après avoir dit pasteurs, pour faire entendre aux pasteurs qu'il est de leur devoir d'enseigner. Aussi ne dit-il pas: les uns pasteurs, les autres docteurs, comme il avait dit

" Les uns apôtres, les autres prophètes, d'autres évangélistes; " mais il désigne par deux noms la même chose : " Dieu a établi les uns pasteurs et docteurs. "

12. Ce qui est difficile à marquer, c'est la différence du sens de ces mots adressés à Timothée : " C'est pourquoi je vous conjure d'abord de faire des supplications, des prières, des demandes, des actions de grâces pour tous les hommes (3). " Le sens particulier de chaque parole doit se chercher dans le texte grec; car à peine trouve-t-on des interprètes latins qui aient pris soin de traduire exactement. Ces paroles telles que vous les rapportez vous-même : "Je vous conjure de faire des supplications " ne sont pas conformes au texte grec de l'Apôtre ; là où saint Paul écrit : parakalo le traducteur latin met : obsecro, et là où l'Apôtre écrit: deeseis, le latin dit : obsecrationes. D'autres manuscrits, et les nôtres mêmes, ne disent pas : obsecrationes, mais deprecationes. Les trois autres mots : orationes , interpellationes, gratiarum actiones se trouvent ainsi dans la plupart des manuscrits latins.

13. Si nous voulons établir la différence de ces mots d'après la langue latine, nous aurons notre sens ou un serfs quelconque; mais je serais très-étonné que nous eussions le vrai sens du grec ou celui que l'usage donne à ces

1. Eph. IV, 11. — 2. Act. XI, 27, 328. — 3. I Tim. II,1.

expressions. On confond souvent parmi nous precationem et deprecationem, et l'usage journalier a prévalu à cet égard. Mais les gens qui ont mieux parlé le latin se servaient du mot precatio pour désigner les biens souhaités, et du mot deprecatio pour détourner le mal; precari, pour eux, c'était désirer des biens, imprecari désirer des maux, ce qu'on appelle vulgairement maudire; deprecari c'était prier pour écarter des maux. Mais suivons l'usage, et ne pensons pas qu'il y ait à reprocher aux latins de traduire deeseis par precationes ou deprecationes. Il est toutefois difficile de préciser en quoi le mot orationes (en grec proseukhas) diffère de precibus ou deprecationibus. Quelques exemplaires ne portent pas orationes, mais adorationes, parce que le grec ne dit pas eukhas , mais proseukhas; ce mot ne me semble pas d'un sens exact, car on sait bien que les Grecs disent, proseukhas là où nous disons orationes. Autre chose est orare, autre chose adorare. Aussi n'est-ce pas le mot proseukhein, mais un autre mot qu'on trouve dans le texte grec à ce passage : " Vous adorerez le Seigneur votre Dieu (1), " et à cet endroit : " Je vous adorerai dans votre saint temple (2) ; " et en d'autres semblables.

14. Vous lisez dans vos exemplaires : postulationes, là où nous lisons dans les nôtres interpellationes. On a voulu, par ces deux mots, rendre le mot grec enteuxeis. Vous comprenez et vous savez qu'autre chose est interpeller, autre chose demander. Nous n'avons pas coutume de dire : On demande pour interpeller, mais : On interpelle pour demander; cependant l'emploi d'un mot qui s'explique par le mot voisin ne doit pas être réputé une faute. Il a été dit du Seigneur Jésus-Christ lui-même qu'il interpelle pour nous (3); interpelle-t-il sans demander aussi? Au contraire, c'est parce qu'il interpelle. Ailleurs il est dit clairement de lui : " Et si quelqu'un a péché, nous avons Jésus-Christ le juste pour avocat auprès du Père, et il est lui-même la prière pour nos péchés (4). " Peut-être à cet endroit vos exemplaires ne portent-ils pas que le Seigneur Jésus-Christ interpelle pour nous, mais qu'il demande pour nous, car le mot grec que nos exemplaires traduisent par interpellations, et vous par demandes est rendu ici par: interpelle pour nous, le même que celui que vos exemplaires traduisent par demandes.

1. Matth. IV, 10. — 2. Ps. V, 8. — 3. Rom. VIII, 34. — 4. Jean, II, 1, 2.

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15. Comme les mots precari et orare ont au fond le même sens, et que celui qui interpelle Dieu l'interpelle pour le prier, qu'a donc voulu l'Apôtre dans la diversité de ces expressions dont il ne faut pas négliger de se rendre compte? L'usage a donné une même signification aux mots precatio, oratio, interpellatio, postulatio, mais il y a dans chacun de ces termes quelque chose de particulier qu'il importe de chercher; toutefois cela n'est pas aisé, quoiqu'on puisse présenter bien des raisons assez soutenables.

16. Je choisis de préférence comme interprétation la pratique même de toute ou de presque toute l'Église; precationes, ce seront les prières que nous ferons dans la célébration des mystères avant que l'on commence à bénir ce qui est sur la table du Seigneur; orationes, ce que l'on dit quand on bénit, on sanctifié, on divise les offrandes pour les distribuer; presque toute l'Église termine cet ensemble de supplications par l'oraison dominicale. L'origine même du mot grec nous aide dans cette façon de comprendre. Car rarement dans l'Écriture eukhe veut dire oratio; le plus souvent il est employé dans le sens de votum, mais proseukhe signifie toujours oratio. Plusieurs, ne prenant point garde à l'origine du terme grec, n'ont pas traduit proseukhen par oratio, mais par adoratio, dont l'équivalent grec est plutôt proskunesis ; parce que oratio se prend quelquefois pour eukhe, on a dit adoratio pour proseukhe. Or, si, comme je l'ai dit, eukhe dans les Écritures signifie plus ordinairement votum, tout en gardant son sens général de prière, il désigne particulièrement la prière que nous faisons ad votum, c'est-à-dire pros eukhen. Toutes les choses offertes à Dieu sont vouées, surtout l'oblation du saint autel; ce mystère annonce le grand voeu par lequel nous avons promis de demeurer dans le Christ, par conséquent dans l'unité de son corps. Le signe de cette union mystérieuse c'est que " nous ne sommes plus qu'un seul pain, un seul corps (1) . " Je crois donc que proseukhai, ce que nous appelons orationes et ce qu'on a eu tort de traduire par adorationes, ce sont les prières que l'Apôtre nous prescrit et qui préparent la sanctification des offrandes; elles sont ad votum , ce qui est le plus habituellement désigné dans les Ecritures par eukhe. Mais les interpellations , ou , comme disent vos exemplaires, les, demandes se font quand on bénit le peuple, car alors les

1. I Cor. X, 17.

évêques , qui en sont comme les avocats, l'offrent à la miséricordieuse puissance de Dieu en étendant les mains sur lui (1). Cela fini, et après qu'on a participé à un aussi grand sacrement, vient l'action de grâces, qui est la dernière recommandation de l'Apôtre.

17. Mais dans cette rapide énumération d'oraisons diverses, le principal but de l’Apôtre est d'exhorter à prier " pour tous les hommes, pour les rois, pour ceux qui sont élevés en dignité, afin que nous passions une paisible et tranquille vie en toute piété et charité. " Il parlé ainsi de peur que quelqu'un, défiant à la faiblesse d'humaines pensées, ne croie qu’il ne faille pas prier pour ceux de qui l'Eglise souffre persécution, tandis qu'il y a des membres du Christ à ramasser du milieu de toutes sortes d'hommes. C'est pourquoi il ajoute: " Ceci est bon et agréable à notre Dieu Sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité. " Et afin que personne ne puisse penser qu'une vie honnête et l'adoration d'un seul Dieu tout-puissant suffisent pour le salut sans la participation du corps et du sang du Christ, " il n'y a qu'un Dieu, dit l'Apôtre, et qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme; " il fait ainsi entendre que le salut de tous ne doit s'accomplir que par le médiateur, non pas en tant qu'il est Dieu, car le Verbe l'a toujours été, mais par Jésus-Christ homme, qui s'est fait chair et qui a habité parmi nous (2).

18. Ne vous tourmentez donc pas de ce que l'Apôtre dit des juifs : " Quant à l'Évangile, ils sont ennemis à cause de vous; mais quant à l'élection, ils sont aimés à cause de leurs pères (3). " Il est vrai que la profondeur des trésors da la sagesse et de la science de Dieu, et ses jugements insondables, et ses voies incompréhensibles, sont pour les coeurs fidèles un grand étonnement. En adorant la sagesse de Dieu, qui atteint avec force d'une extrémité à l'autre et dispose tout avec douceur (4) ; ils se demandent pourquoi il permet que naissent, croissent et se multiplient ceux qu'il ris pas faits mauvais lui-même, mais qu'il sait devoir l'être dans l'avenir. Mais c'est trop ignorer son conseil; il se sert des méchants mêmes pour l’avantage des bons, et en cela

1. Le lecteur a compris que dans tout ce qui précède saint Augustin marque bien clairement le saint sacrifice de la messe.— 2. Jean I, 14. — 3. Rom. XI, 28. — 4. Sag. VIII, 1.

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même éclate la toute-puissance de sa bonté. Comme le crime des méchants est de mal user des bonnes oeuvres de Dieu, ainsi sa sagesse est de bien user de leurs mauvaises oeuvres.

49. Voici comment l'Apôtre signale la profondeur de ce mystère : " Pour que vous ne croyiez pas à votre sagesse, je ne veux pas, mes frères, vous laisser ignorer un mystère, c'est qu'une partie d'Israël est tombée dans l'aveuglement jusqu'à ce que la plénitude des nations entre dans l'Eglise, et qu'ainsi tout Israël soit sauvé (1). " " Une partie" a dit l'Apôtre, parce que tous les juifs n'ont pas été aveuglés; il yen a eu parmi eux qui ont connu le Christ. Et la plénitude des nations se mêle à ceux d'entre eux qui ont été appelés selon le décret divin; c'est ainsi que tout Israël sera sauvé, parce que les juifs et les gentils, appelés selon le même décret divin, forment ce véritable Israël, " l'Israël de Dieu (2), " selon les mots de l'Apôtre qui veut le distinguer de " l'Israël selon la chair (3). " Ensuite il cite le témoignage du prophète : " Il viendra de Sion un Sauveur qui arrachera et détournera l'iniquité de Jacob; et je ferai avec eux cette alliance, quand j'aurai effacé leurs péchés (4) : " non pas les péchés de tous les juifs, mais de ceux qui sont aimés.

20. Puis viennent ces paroles dont vous me demandez l'explication : " Quant à l'Evangile, ils sont ennemis à cause de vous. " En effet; le sang du Christ est le prix de notre rédemption, et le Christ n'a pu être mis à mort que par des ennemis. C'est ici la manière divine de se servir des méchants pour l'avantage des bons. " Quant à l'élection, ajoute l'Apôtre , ils sont aimés à cause de leurs pères; " par là il montre que ce ne sont pas les ennemis qui sont aimés, mais les élus. Les livres saints ont coutume de parler de la partie comme du tout; c'est ainsi que saint Paul, au commencement de sa première épître aux Corinthiens, les loue comme s'ils étaient tous dignes de louanges, tandis que quelques-uns seulement le méritaient; et en divers endroits de la même épître, il les blâme comme s'ils étaient tous coupables , tandis que quelques-uns seulement l'étaient. Quiconque fait attention à cette manière des écrivains sacrés, qui se retrouve très-souvent dans tous les écrits de

1. Rom. XI, 25, 26. — 2. Gal. VI, 16. — 3. I Cor. X, 18. — 4. Ps. LIX, 20.

l'Apôtre, se rend compte de beaucoup de choses qui paraissent contradictoires. Ils sont ainsi distincts les uns des autres ceux que saint Paul appelle ennemis et bien-aimés; mais comme ils ne formaient qu'un seul peuple, il semble en parler comme si c'étaient les mêmes. D'ailleurs parmi les ennemis qui crucifièrent le Seigneur, plusieurs se convertirent et parurent élus; élus alors par leur conversion, quant à un commencement de salut; mais, quant à la prescience de Dieu, leur élection ne datait pas de ce moment; elle était antérieure à la création du monde, comme nous l'apprend l'Apôtre lorsqu'il dit que " Dieu nous a élus avant que le monde fût créé (1). " C'est pourquoi les ennemis sont les bien-aimés de deux manières, soit parce qu'ils ne formaient qu'un même peuple, soit parce que quelques-uns des ennemis qui ont répandu le sang du Christ sont devenus bien-aimés selon l'élection cachée dans la prescience de Dieu. L'Apôtre ajoute : " A cause de leurs pères; " il fallait en effet que les promesses anciennes fussent accomplies, comme il le dit à la fin de l'épître aux Romains : " Car je dis que Jésus-Christ a été le ministre de la circoncision à cause de la vérité de Dieu pour confirmer les promesses des pères; et que les gentils doivent glorifier Dieu de sa miséricorde (2). " C'est en vue de cette miséricorde qu'il dit : " Ennemis à cause de vous; " il avait dit précédemment que " leur péché avait fait le salut des nations. "

21. Après ces mots : " quant à l'élection , ils sont aimés à cause de leurs pères, " l'Apôtre ajoute " que les dons et la vocation de Dieu ne sont pas suivis du repentir (3). " Vous voyez certainement qu'il s'agit ici des prédestinés, dont il dit ailleurs : " Nous savons que tout tourne à bien pour ceux qui aiment Dieu, pour ceux qui sont appelés selon son décret (4). " Car il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus (5). Les élus sont ceux qui ont été appelés selon le décret de Dieu; sa prescience assurément ne peut se tromper à leur égard. " Il les a connus dans sa prescience et les a prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, pour qu'il soit lui-même le premier-né entre plusieurs frères ; et ceux qu'il a prédestinés, il les a appelés. " Cette vocation est selon le décret de Dieu : elle n'est

1. Eph. I, 4. — 2. Rom. XV, 8, 9. — 3. Rom. XI, 29. — 4. Ibid. VII, 28. — 5. Matth. XXII, 14.

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pas sujette au repentir. " Mais ceux qu'il a appelés, il les a justifiés; ceux qu'il a justifiés, il les a glorifiés. Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (1) ? "

22. Ceux-là n'appartiennent pas à cette vocation, qui, après avoir marché quelque temps dans la foi qui opère par l'amour (2), ne persévèrent pas jusqu'à la fin. Assurément, s'ils avaient été compris dans cette vocation et cette prédestination qu'établit le décret divin et que ne suit pas le repentir, ils auraient pu être enlevés, de peur que le mal ne vînt à changer leur cœur (3). Quelque présomptueux, s'établissant juge de la conscience d'autrui, dira peut-être qu'ils n'ont pas été enlevés de cette vie avant leur abandon de la foi, parce qu'ils ne marchaient pas fidèlement dans cette même vie, et que le Seigneur l'avait vu quoique les hommes l'eussent ignoré; mais que dira-t-il d'un si grand nombre de petits enfants qui auraient eu certainement part à la vie éternelle et au royaume des cieux, s'ils avaient quitté ce monde aussitôt après avoir reçu le baptême, et que Dieu laisse croître, dont quelques-uns même deviennent des apostats? D'où vient cela, si ce n'est qu'ils n'appartiennent pas à cette prédestination et vocation selon le décret et sans le repentir? Pourquoi les uns et pas les autres? La cause en est cachée, elle ne saurait être injuste. Y a-t-il en Dieu de l'injustice ? Que Dieu nous garde de le croire (4). C'est un secret qui appartient à la profondeur de ces jugements devant lesquels l'Apôtre est resté comme épouvanté. Ces secrets de Dieu, il les appelle des jugements, pour que personne ne les attribue à l'injustice ou à la témérité, ou qu'il ne mêle le hasard à quelques-unes des dispositions éternelles par lesquelles Dieu a réglé avec tant de sagesse le cours des siècles.

23. Vous trouvez de l'obscurité , et j'en trouve moi-même dans ce passage de l'épître aux Colossiens : " Que personne ne vous séduise avec des airs d'humilité (3), " et dans ce qui suit. Plût à Dieu que vous eussiez pu me questionner là-dessus de vive voix ! Pour marquer le sens que je trouve à ce passage, il faudrait prendre une figure et un accent qu'une lettre ne saurait exprimer ; la difficulté de ces paroles vient, je crois, de ce qu'on les prononce mal. Ce qui est écrit : " Ne mangez pas, ne goûtez pas, ne touchez pas, " se prend pour une

1. Rom. VIII, 28-31. — 2. Galat. V, 6. — 3. Sag. IV, 11. — 4. Rom. IX 14. — 5. Coloss. II, 18.

défense de l'Apôtre de manger , de goûter, de toucher je ne sais quoi; c'est tout le contraire, si toutefois je ne me trompe au milieu d'une telle obscurité. Car saint Paul a rappelé en dérision le langage de ces hommes par lesquels il ne voulait pas que les fidèles fussent trompés et séduits, et qui, faisant une différence dans les viandes, d'après un faux culte rendu aux anges et d'après des pensées de ce monde, disent : " Ne mangez pas, ne goûtez pas, ne touchez pas. " Or tout est pur pour ceux qui sont purs (1), et toute créature de Dieu est bonne (2) : l'Apôtre le déclare nettement lui. même ailleurs.

24. Voyons ce qui précède et ce qui suit ces paroles ; peut-être en pénétrerons-nous mieux le sens si nous découvrons le dessein même de l'Apôtre. Il craignait que ceux à qui il s'adressait ne fussent séduits par les ombres des choses, par le doux nom de la science, et ne fussent détournés de la lumière de la vérité qui est dans Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il sentait qu'il fallait écarter aussi , des superstitions païennes, ces vaines et inutiles pratiques déco. rées du nom de sagesse et de science; qu'il fallait prendre garde, surtout, à ceux qu'on appelait des philosophes, et au judaïsme, où étaient les ombres des choses futures, ombres à écarter depuis l'avènement du Christ qui en est la lumière. Après avoir donc rappelé aux Colossiens le grand combat qu'il soutenait pour eux, et pour ceux de Laodicée, et pour tous ceux qui n'avaient pas vu sa face, afin que leurs cours trouvassent des consolations dans les liens de la charité et dans toutes les richesses de la plénitude de l'intelligence, afin qu'ils arrivassent à connaître le mystère de Dieu, qui est le Christ, dans lequel sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science, saint Paul ajoute : " Je vous dis ceci, pour que personne ne vous abuse avec de faux semblants de vérité; " parce que l'amour de la vérité les conduisait, il craignait qu'ils ne fussent trompés par ce qui n'en était que l'apparence. Voilà pourquoi il leur recommandait le doux trésor qu'ils avaient dans le Christ, trésor de sagesse et de science, dont le nom et la promesse pouvaient les induire en erreur.

25. " Quoique absent de corps, disait-il, je suis avec vous par l'esprit; je me réjouis en voyant l'ordre qui règne parmi vous, et je vois aussi ce qui manque à votre foi dans le

1. Tit, I, 15. — 2. I Tim, IV, 4.

Christ (1). " Il craignait pour eux parce qu'il voyait ce qui leur manquait encore. Comme

"donc vous avez reçu le Seigneur Jésus-Christ, poursuit-il, marchez en lui; en racinés en lui, édifiés sur lui, vous affermissant dans la foi, comme vous l'avez appris, et multipliant en elle les actions de grâces (2). " Il veut qu'ils se nourrissent de la foi pour qu'ils deviennent capables de participer aux trésors de sagesse et de science qui sont cachés dans le Christ, de peur qu'avant d'arriver à cette pieuse aptitude, ils ne soient séduits par des discours spécieux et détournés du chemin de la vérité. Montrant ensuite de plus en plus le sujet de ses inquiétudes : " Prenez garde, leur dit-il, que personne ne vous séduise par la philosophie et les vains raisonnements selon la tradition des hommes, selon les principes du monde et non selon le Christ, en qui habite corporellement toute la plénitude de la divinité (3). " L'Apôtre dit corporellement, parce que les adversaires qu'il avait en vue séduisaient comme. avec des ombres; il use d'une métaphore, car même le mot ombre n'est point ici le mot propre, et saint Paul ne l'emploie que par une certaine raison de similitude. " Vous êtes, leur dit-il, vous êtes remplis en Celui qui est le chef de toute principauté et de tout pouvoir. " C'est par les principautés et les puissances que la superstition païenne et les philosophes séduisaient; ils enseignaient une certaine théologie fondée sur les choses de ce monde (4). Or, en appelant le Christ chef de toutes choses, saint Paul veut faire entendre qu'il est le principe de toutes choses, ainsi que le Christ lui-même l'a déclaré; " qui êtes-vous? lui dit-on; je, suis, répondit-il, le principe qui vous parle (5). " Tout a été fait par lui, et rien n'a été fait sans lui (6). L'Apôtre veut que les fidèles méprisent de fausses merveilles, en leur montrant qu'ils sont devenus le corps de ce divin Chef, et il leur dit : " Vous êtes remplis en Celui qui est le Chef de toute principauté et de tout pouf voir. "

26. Pour éviter que les ombres du judaïsme ne les trompent, il ajoute : " Vous avez été circoncis en lui d'une circoncision qui n'est pas faite de main d'homme dans le dépouillement de la chair du corps; " ou comme

1. Coloss. II, 5. — 2. Ibid. II, 6, 7. — 3. Ibid. II, 8. — 4. Il s'agit ici des erreurs de la philosophie grecque au temps de saint Paul, erreurs partagées par les juifs rebelles à la foi chrétienne. — 5. Jean, VIII, 25. — 6. Ibid. I, 3.

portent quelques exemplaires, " dans le dépouillement du corps des péchés de la chair, mais dans la circoncision du Christ; vous avez été ensevelis avec lui par le baptême, et vous y êtes ressuscités avec lui par la foi en l'oeuvre de Dieu qui l'a ressuscité d'entre les morts (1). " Voyez comment, ici encore, l'Apôtre montre qu'ils sont le corps du Christ, afin qu'ils méprisent les fausses doctrines en s'unissant à un si grand chef, Jésus-Christ médiateur entre Dieu et les hommes, et en ne cherchant aucun médiateur faux ou impuissant pour arriver à Dieu. " Et vous, dit-il, quand vous étiez morts dans les péchés et le prépuce de votre chair; " le prépuce signifie ici les péchés charnels dont nous devons nous dépouiller; " Jésus-Christ vous a vivifiés avec lui, vous pardonnant tous vos péchés, effaçant la cédule qui, dans ses décrets, nous était contraire; " en effet, la loi nous faisait coupables; elle était venue pour que le péché abondât. " Il a enlevé cette cédule, poursuit l'Apôtre, et l'a attachée à la croix; se dépouillant de la chair, il a livré aux regards du monde les principautés et les puissances qu'il avait subjuguées en lui-même avec pleine confiance. " Ce sont les mauvaises principautés et les mauvaises puissances, c'est-à-dire, les diables et les démons, dont il a exposé la défaite; par là il a appris que de même qu'il s'est dépouillé de sa chair, ainsi les siens devaient se dépouiller des vices charnels par lesquels les démons exercent sur eux leur empire.

27. Remarquez maintenant comment il conclut, et c'est pour cette conclusion que nous avons rappelé toutes ces choses : " Que personne donc, dit-il, ne vous condamne sur votre nourriture : " comme si tout son discours ne tendait qu'à prémunir ceux qu'on s'efforçait de retenir dans des pratiques de ce genre et de détourner de la vérité qui les rendait libres, d'après ces paroles de l'Evangile : " Et la vérité vous délivrera (2), " c'est-à-dire vous sera libres. " Que personne donc, dit saint Paul, ne vous condamne sur le manger et le boire, ni sur les fêtes, les nouvelles lunes ou le sabbat : ces choses ne sont que l'ombre de celles qui devaient arriver. " Ceci regardait le judaïsme. Ce qui suit regarde les superstitions païennes : " Vous êtes le corps du Christ, dit l'Apôtre, que personne ne vous séduise : "

1. Coloss. II, 12. — 2. Jean, VIII, 32.

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il est honteux, dit-il, et trop indigne du rang où vous a mis votre liberté de vous laisser tromper par des ombres lorsque vous êtes le corps du Christ, et de vous laisser reprocher comme un péché la négligence de ces pratiques. " Vous êtes donc le corps du Christ: que " personne ne vous condamne en voulant pa" raître humble. " Si on se servait ici du mot grec, il serait plus expressif, même dans le langage populaire des Latins. C'est ainsi qu'on appelle vulgairement thelodives un homme qui affecte de paraître riche, thelosapiens, celui qui affecte de paraître sage. On pourrait donc appeler ici thelohumilis ou, d'une manière plus parfaite, thelon humilis, l'homme qui veut paraître humble, qui affecte de l'être. Il y avait en effet dans ces sortes de pratiques quelque chose qui allait comme à l'humiliation religieuse du cœur de l'homme. L'Apôtre ajoute

" Le culte des anges, " ou comme portent vos exemplaires : " La religion des anges," appelée en grec Threskeia. Il veut faire entendre par ces anges les principautés auxquelles on croyait devoir rendre un culte comme ayant la garde des éléments de ce monde.

28. Que personne donc, dit-il, quand vous êtes le corps du Christ, ne vous condamne, en voulant paraître humble de cœur dans le culte des anges, " s'ingérant dans ce qu'il n'a pas vu, " ou d'après quelques exemplaires, " s'ingérant dans ce qu'il a vu. " La première version voudrait dire que les hommes pratiquent ces choses par conjectures et opinions vaines, et sans avoir vu par eux-mêmes s'ils devaient s'y soumettre ; la seconde version voudrait dire qu'on attache une grande importance à ce qu'on a vu observer en quelques lieux sans que la confiance soit en rien justifiée, et qu'on se croit grand parce qu'on aura vu par hasard je ne sais quelles pratiques secrètes. Mais le meilleur sens est celui-ci : " S'ingérant dans ce qu'il n'a pas vu, inutilement enflé par des pensées charnelles." C'est une chose admirable que ce dernier reproche qui suit l'affectation de l'humilité, car il arrive merveilleusement au cœur de l'homme de s'enfler davantage par une fausse humilité que par la plus audacieuse franchise de l'orgueil. " Et ne tenant pas au Chef (c'est le Christ que veut dire l'Apôtre) par lequel tout le corps uni et lié, assisté et entretenu, reçoit l'accroissement de Dieu. Si donc vous êtes morts avec le Christ aux choses de ce monde, pourquoi agissez-vous avec ce monde comme si vous étiez encore vivants (1)? "

29. Cela dit, l'Apôtre cite les paroles de celui qui, enflés par un faux sentiment d'humilité, jugent de ce monde par ces pratiques qu'ils croient raisonnables : " Ne mangez pas, ne goûtez pas, ne touchez pas. " Pour comprendre ceci, souvenons-nous de ce qui a été dit plus haut. Saint Paul ne veut pas que les fidèles soient jugés sur ces observances. Il dit en effet : " Ne mangez pas, ne goûtez pas, ne touchez pas; toutes ces choses mènent à la corruption par le mauvais usage. " Toutes ces choses, d'après l'Apôtre, servent plutôt corrompre, lorsqu'on s'en abstient par superstition, lorsqu'on en abuse, c'est-à-dire lorsqu'on n'en use qu'eu suivant " les maximes et les doctrines humaines. " Ceci est clair, mais ce qui suit vous embarrasse : " Elles ont (ces maximes et ces doctrines), elles ont une façon de sagesse dans ces prescriptions, dans l'humilité du cœur et le châtiment du corps, " ou bien, comme d'autres traduisent: " dans l'habitude de ne pas épargner le corps et de ne pas traiter la chair avec honneur en la rassasiant. " Vous demandez pourquoi l'Apôtre blâme ces choses qu'il dit avoir une façon de sagesse.

30. Je vous dirai, et vous pouvez vous-même le remarquer, que souvent les Ecritures placent la sagesse même dans ce monde et qu'elle est plus particulièrement appelée la sagesse de ce monde. Ne vous inquiétez pas de trouver le mot de sagesse tout seul dans ce passage de l'Apôtre. Car ailleurs lorsqu'il dit : " Où est le sage? où est le savant (2)? " il n'ajoute pas qu'il s'agit des sages et des savants de ce monde; et cependant cela se comprend. Il en est de même de cette " façon de sagesse. " Car dans les pratiques superstitieuses qu'il combat, il n'y en a aucune à laquelle on ne puisse trouver une façon de sagesse en s'appuyant sur les doctrines de ce monde et sur la nature des choses. Quand l'Apôtre avertit les fidèles de prendre garde " qu'on ne les séduise par la philosophie, " il n'ajoute pas: "de ce monde " Et qu'est-ce que c'est que la philosophie, si ce n'est l'amour de la sagesse? Ces maximes humaines ont donc " une façon de sagesse, " ce qui signifie qu'on peut en rendre raison d'a. près les principes de ce monde et la doctrine du faux culte rendu aux principautés et aux

1. Coloss. II, 4-20. — 2. I Cor. I, 20.

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puissances. " L'observance et l'humilité du coeur : " car ces pratiques tendent à humilier

le cour par le vice de la superstition. " Pour ne pas épargner le corps " en le privant des aliments dont il est forcé de s'abstenir. " Et de ne pas traiter la chair avec honneur en la rassasiant : " elle n'est pas plus ou moins honorée lorsqu'on la rassasie par telle ou telle nourriture; il lui suffit de manger ce qui est propre à la santé et dans la mesure qui peut réparer et soutenir.

31. Vous m'adressez sur l'Evangile une question qui a été faite par plusieurs; vous demandez comment, parmi les diverses personnes de l'un et l'autre sexe qui s'étaient attachées aux pas du Sauveur durant sa vie, les unes le reconnurent, les autres ne le reconnurent point après sa résurrection, où il avait pourtant repris le même corps qu'auparavant. Ce qu'on cherche d'abord , c'est de savoir s'il y eut dans le corps du Seigneur ou dans les yeux de ses disciples quelque chose qui dût empêcher de reconnaître le divin ressuscité. Quand on lit : " Leurs yeux étaient retenus afin qu'ils ne pussent le reconnaître (1) ; " on incline à reconnaître un certain empêchement qui tenait aux yeux. Mais lorsque saint Marc dit que le Seigneur " leur a apparut sous une autre forme (2), " il nous apprend qu'il y avait certainement, dans le corps même du Sauveur quelque chose qui ne permit pas aux disciples de le reconnaître tout de suite. Un visage se reconnaît à deux choses : les traits et la couleur. Puisque la face du Christ est devenue brillante comme le soleil lorsqu'avant sa résurrection il s'est transfiguré sur une montagne (3) , j'admire que nul ne s'étonne qu'il ait pu transformer la couleur de son corps en un si haut degré de splendeur et de lumière ; et on est surpris qu'après sa résurrection il ait changé quelque peu ses traits, de manière à n'être pas reconnu, et que de même qu'après sa transfiguration il eut la puissance de reprendre sa couleur naturelle, il ait repris après sa résurrection ses anciens traits ! Car les trois disciples devant qui il se transfigura sur une montagne ne l'auraient pas reconnu s'il était venu à eux d'un autre endroit avec ce vêtement de lumière; mais comme ils étaient avec lui, ils ne pouvaient pas douter que ce ne fût le Christ lui-même qui se transfigurât de la sorte. On dira que le

1. Luc, XXIV, 16. — 2. Marc, VI, 12. — 3. Matth. XVII, 2.

Sauveur ressuscité avait le même corps qu'auparavant; qu'importe? Le Sauveur avait gardé aussi le même corps dans sa transfiguration sur la montagne ; jeune, il avait le corps dans lequel il était né; et cependant quelqu'un qui ne l'aurait vu qu'enfant et qui l'eût tout à coup retrouvé en pleine jeunesse, ne l'aurait certainement pas reconnu. Dieu ne peut-il changer promptement les traits comme l'âge les change avec le cours des années.

32. Ces mots adressés à Marie : " Ne me touchez pas, je ne suis pas encore monté vers mon Père (1), " je ne les entends pas autrement que vous. Le Christ a voulu nous marquer par là le toucher spirituel et nous demander cette foi par laquelle nous devons croire qu'il est aussi élevé que son Père. Et quant à la fraction du pain qui le fit reconnaître aux deux disciples (2), nul ne doit douter que ce ne soit le sacrement qui nous unit dans la connaissance de Jésus-Christ.

33. J'ai dit dans une autre lettre dont je vous envoie une copie mon sentiment sur ces paroles de Siméon adressées à la Vierge mère du Seigneur: " Le glaive transpercera votre âme; " vous avez. là-dessus jugé aussi comme moi. Les paroles qui suivent : " Pour que les pensées de plusieurs soient dévoilées (3), " ont trait aux fourberies des juifs et à la faiblesse des disciples du Sauveur durant sa passion. Il est à croire que l'épée représente les douloureuses blessures faites au cœur maternel. Cette épée était dans la bouche des persécuteurs dont le Psalmiste a dit : " Une épée est dans leur bouche (4). " C'étaient les enfants des hommes " dont les dents sont des armes et des flèches, "et la langue un glaive tranchant (5). " Le fer qui " transperça l'âme de Joseph (6) " me parait signifier une dure tribulation, car il est dit clairement : " Le fer transperça son âme "jusqu'à ce que sa parole fût accomplie; " c'est-à-dire que ses tourments durèrent jusqu'à l'accomplissement de ce qu'il avait prédit. De là lui vint sa délivrance et avec elle une grande situation. Mais de peur qu'on ne vît dans la prophétie accomplie un effet de la sagesse humaine, l'Ecriture sainte en rend gloire à Dieu selon sa coutume et ajoute aussitôt en parlant de Joseph : "La parole de Dieu l'embrasa (7). "

34. J'ai répondu, comme je l'ai pu, à vos questions, avec le secours de vos prières et de

1. Jean, XX, 17. — 2. Luc, XXIV, 30, 31. — 3. Luc, II, 35. — 4. Ps. LVIII . — 5. Ps. LVI, 5. — 6. Ps. CIV, 18. — 7. Ibid. 19.

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vos pensées; car vous discutez en interrogeant, vous cherchez avec chaleur et vous instruisez avec humilité. Il est utile qu'il se trouve des sentiments divers sur les passages obscurs des divines Ecritures, dont Dieu a voulu faire pour nous un sujet d'exercice, lorsque cette différence d'opinion n'empêche pas un parfait accord dans la foi et la doctrine. Vous pardonnerez à mon style à cause du peu de temps que j'ai eu pour écrire cette lettre; quand je l'ai commencée, celui qui doit la porter était déjà embarqué. Je rends, surtout dans cette lettre, ses salutations à notre fils Paulin (1) qui nous est si cher dans la charité du Christ. Je l'exhorte à la hâte à remercier, autant qu'il lui est possible, la miséricorde du Seigneur, qui sait donner le secours au milieu des tribulations; ce Dieu l'a envoyé, par une violente tempête, dans ce port où vous êtes arrivé avec une mer plus tranquille, votes qui ne vous êtes pas fié au calme des flots; il vous a donné Paulin pour accueillir et diriger ses commencements ; que tous ses os disent donc avec le Psalmiste : " Seigneur, qui est semblable à vous (2) ? " Le seul spectacle de votre vie est aussi profitable pour lui que pourraient l'être la lecture de mes ouvrages, tous mes discours et mes exhortations les plus enflammées. Les serviteurs de notre divin Maître qui sont avec moi saluent votre sainte et chère bénignité. Pérépin, notre collègue dans le diaconat, depuis qu'il est parti d'auprès de moi avec notre saint frère Urbain qui allait subir le fardeau de l'épiscopat (3), n'est pas encore revenu à Nippone; toutefois nous savons par leurs lettres et par ce que nous entendons dire, qu'ils sont en bonne santé au nom du Christ. Nous saluons avec un véritable amour fraternel, Paulin (4), notre collègue dans le sacerdoce, et tous ceux qui jouissent de votre présence dans le Seigneur.

1. Ce Paulin était retiré auprès du saint évêque de Nole. — 2. Ps. XXXIV, 10. — 3. Urbain fut un des dix évêques sortis de la communauté ecclésiastique fondée à Hippone par saint Augustin; il occupa le siège de Sicea, aujourd'hui Keff. Voir notre Histoire de saint Augustin, chap. X. — 4. Nous n'avons pas besoin de faire remarquer que ce prêtre pantin ne doit pas être confondu avec l'illustre et saint personnage à qui cette lettre est adressée.

 

 

LETTRE CL. (Année 414)

Dans le XVIe chapitre de l'Histoire de saint Augustin, nous avons eu occasion de parler de Démétrias, cette jeune romain d'un sang illustre, qui fit voeu de virginité à Carthage; ce fût comme un grand événement dont l'Italie , l'Afrique et l'Orient retentirent. Juliana et Proba l'annoncèrent à l'évêque d’Hippone qui n'avait pas été étranger à la pieuse résolution à la jeune romaine. Voici la réponse; que leur adressa saint Augustin.

AUGUSTIN A SES TRÈS-HONORABLES, TRÈS - ILLUSTRES ET TRÈS-DIGNES FILLES LES DAMES PROBA ET JULIANA, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Vous avez rempli de joie notre coeur :joie d'autant plus douce que vous nous êtes plus chères, et d'autant plus grande qu'elle a été plus prompte. La renommée annonce la sainteté virginale de votre race partout où vous êtes connues, c'est-à-dire partout; mais vous avez devancé son vol rapide par votre lettre, qui a été une information plus fidèle et plus certaine, et vous nous avez fait tressaillir d'allégresse pour ce grand bien qui vient de s'accomplir, avant même que nous eussions pu douter du bruit parvenu autour de nous. Com. ment dire assez dignement qu'il est incomparablement plus glorieux et plus profitable pour votre sang de donner des vierges au Christ que des consuls au monde? S'il est grand et beau de marquer de son nom le cours des temps, combien il est plus grand et plus magnifique de s'élever par la pureté du coeur et le saint éclat de la virginité ! Qu’une jeune fille, noble d'origine, plus noble parce qu'elle est sainte, se réjouisse bien plus d'obtenir par une union divine l'une des premières places dans les cieux, que si, par une union humaine, elle donnait le jour à des enfants appelés aux plus hautes dignités ! La descendante d'Anicius, voulant rendre heureuse son illustre famille, a plus noblement agi en restant dans l'ignorance du mariage qu'en multipliant sa race; elle a mieux fait d'imiter dans sa chair la vie des anges que d'accroître le nombre des mortels, La fécondité qui fait grandir l'esprit est plus avantageuse et plus heureuse que l'autre; le lait du sein maternel ne vaut pas la blancheur de l'âme; il est plus beau d'enfanter le ciel par ses prières que la terre par ses entrailles. Vous, mes filles, qui êtes si honorées comme dames, jouissez en elle de ce qui vous a manqué; (377) qu'elle persévère jusqu'à la fin, demeurant attachée à l'Epoux qui ne doit pas finir. Maîtresse, qu'elle soit imitée par un grand nombre de personnes de son service; noble, par celles qui ne le sont pas; humble au faîte de l'élévation, par celles qui sont exposées aux périls des grandeurs; que les vierges qui souhaitent pour elles la gloire des Anicius choisissent la sainteté. Quelque violente ambition qu'on puisse en avoir, comment arriver à cette gloire? mais si on désire pleinement la sainteté on l'aura bientôt. Que la droite du Très-Haut vous protège et vous rende heureuses, très-honorables dames et très-éminentes filles. Nous saluons dans l'amour du Seigneur et avec les égards dus à vos mérites, les enfants de votre sainteté, celle surtout qui les surpasse tous par la piété. Nous avons reçu avec beaucoup de reconnaissance le don (1) qui est un souvenir de la prise de voile.

1. Apophoretum. On désignait sous le nom de apophoreta chez les Romains les présente que les conviés emportaient à la suite des festins des Saturnales et ceux qu'on envoyait aux amis quand on avait donné des jeux publics. Le monde romain devenu chrétien garda cet usage dans les cérémonies de prise de voile et de profession, terminées par un pieux festin : les conviés emportaient des présents, et la famille en envoyait même au loin à des amis.

 

 

 

 

 

LETTRE CLI. (Année 414.)

La mort de Marcellin et de son frère Apringius, qui avait été proconsul d'Afrique , fut un grand crime ; nous en avons raconté les détails dans l'Histoire de saint Augustin, chap. XV. Marin, vainqueur du rebelle Héraclien pour le compte d'Honorius, arrivé à Carthage avec toute l'autorité que lui donnaient sa mission et ses succès, traita l'illustre et pieux Marcellin comme un ennemi de l'empereur et se montra aussi rusé qu'impitoyable. L'histoire accuse Cécilien, ancien Préfet d'Italie, d'avoir été le complice du comte Marin ; il gardait des rancunes contre Marcellin et son frère. La rumeur contemporaine a pleinement autorisé ce soupçon. La lettre qu'on va lire a toute la valeur d'une pièce historique, relativement au meurtre odieux de l'ancien président de la conférence de Carthage. Cécilien, à qui saint Augustin avait cessé d'écrire , s'était plaint à l'évêque d'Hippone de son silence ; le grand et saint homme, dans sa réponse, dit qu'il n'est pas du nombre de ceux qui croient à la culpabilité de Cécilien, mais sa façon de lui rappeler des souvenirs et de lui poser des questions laisse autour de Cécilien bien des ombres. Un passage de la fin de cette lettre nous apprend que Cécilien n'était encore que catéchumène.

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR, A SON FILS CÉCILIEN, QU'IL DOIT HONORER PARTICULIÈREMENT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. La plainte renfermée dans votre lettre m'est d'autant plus douce qu'elle marque plus d'affection. Si je tâchais de m'excuser d'avoir gardé le silence, que ferais-je sinon de montrer que vous n'avez eu aucun motif de m'adresser vos reproches? Mais comme j'aime mieux que vous ayez remarqué avec chagrin que je me suis tu, malgré les grands soins de votre charge qui, je le croyais, ne devaient pas vous permettre de vous en apercevoir, je déserterais ma cause si je m'efforçais de me justifier. Si vous n'aviez pas eu raison de vous fâcher de ce que je ne vous ai point écrit, c'est que vous ne feriez pas grand cas de moi et que ma parole ou mon silence vous seraient indifférents. M'en vouloir de ne pas vous écrire c'est ne pas m'en vouloir. Ce que j'éprouve donc en ce moment c'est moins le regret de ne pas vous avoir écrit que la joie de vous voir désirer que je vous,écrive. Je ne m'afflige pas; je m'honore du souvenir que garde de moi un ancien ami, et, ce que vous ne devez pas dire, mais ce que je ne puis taire, un si grand personnage qui habile des pays éloignés et qui porte le fardeau des affaires publiques. Pardonnez donc à celui qui vous rend grâce de ne pas l'avoir jugé indigne que vous vous plaigniez de son silence. Je croirai désormais qu'au milieu de tant d'affaires qui ne sont pas les vôtres, mais celles du public, c'est-à-dire de tout le monde, bien loin de vous être à charge, mes lettres pourront être agréables à votre bienveillance, qui l'emporte en vous sur la grandeur.

2. Celle du saint pape Innocent (1), si vénérable par ses mérites, que des frères m'avaient transmise, avait, j'en suis certain, passé par vos mains; et cependant rien de vous ne l'accompagnait; j'en avais conclu que, chargé de soins si importants, vous ne teniez plus à continuer notre correspondance. Il semblait convenable qu'une lettre de vous se trouvât jointe à celle du saint homme que vous vouliez bien m'envoyer. J'étais donc décidé à ne plus vous importuner de mes lettres, à moins d'une occasion où il m'eût été impossible de refuser une lettre de recommandation pour vous, car nous avons coutume de donner des lettres de recommandation à tous ceux qui nous en demandent; c'est comme une profession qui ne laisse pas d'être importune, mais qui cependant n'est pas condamnable. Ainsi ai-je fait en faveur d'un ami; dans une lettre que j'ai déjà reçue, il me remercie de l'avoir recommandé à vos bontés,

1. Innocent Ier, originaire d'Albano , successeur de saint Anastase, élu pape en 402, mort en 417. Le plus douloureux événement de son pontificat fut la prise et le saccagement de Rome par Alaric.

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et moi je vous remercie de l'avoir bien accueilli.

3. Si j'avais quelque mauvaise pensée sur vous au sujet de l'affaire (1), dont votre lettre ne dit rien, et que pourtant elle semble me rappeler, à Dieu ne plaise que je vous demandasse un service ni pour moi ni pour d'autres ! Ou je me tairais, en attendant une occasion de m'entretenir de vive voix avec vous; ou si je vous écrivais, je le ferais de manière que vous pourriez à peine en témoigner du déplaisir. Vous et moi nous avions fait les plus vives instances pour que cet homme épargnât à notre coeur un grand déchirement et à sa conscience un grand crime; mais après son impie et cruelle perfidie, je quittai aussitôt Carthage; je cachai mon départ de peur que les larmes et les gémissements de tant de fidèles et de personnes importantes qui s'étaient réfugiées dans l'église pour échapper à son glaive, et qui auraient pu croire ma présence de quelque utilité pour eux, ne me contraignissent d'intercéder en leur faveur : il m'eût fallu demander pour eux la vie sauve à celui que je n'aurais pas pu reprendre avec assez de dignité pour le salut de son âme. Toutefois les murs de l'église les défendaient suffisamment. Quant à moi, j'étais placé entre la crainte que cet homme ne supportât point le seul langage que je dusse lui adresser et la crainte d'être obligé de faire ce qui ne convenait pas. Je plaignais vivement aussi la situation du vénérable évêque d'une aussi grande Eglise que celle de Carthage : on voulait lui faire un devoir de paraître dans une humble attitude en présence de celui qui venait de nous tromper si criminellement, et le but de cet abaissement eût été d'obtenir que les autres fussent épargnés ; je ne me sentais pas la force, je l'avoue, de supporter un si grand mal, et c'est pourquoi je partis.

4. Le même motif qui me fit quitter Carthage me forcerait à garder le silence avec vous, si je croyais que vous eussiez poussé cet homme à un tel crime pour vous venger de cruelles. injures. Ceux-là le croient qui ignorent de quelle manière, combien de fois vous nous avez parlé et ce que vous nous avez dit, lorsque nous demandions avec tant d'anxiété qu'il ménageât d'autant plus votre réputation qu'il vous était plus étroitement uni, et que vos visites et vos entretiens particuliers avec lui

1. Le meurtre de Marcellin.

étaient plus fréquents : la fin réservée à ceux qu'on disait être vos ennemis aurait pu faire croire qu'il n'avait pas été question d'autre chose entre vous deux. Pour moi je ne le crois pas; ceux de mes frères qui vous ont entendu dans nos entretiens et qui ont vu votre bon coeur percer dans votre manière de nous écouter et dans tout votre extérieur, ne le croient pas non plus. Mais, je vous en conjure, pardonnez à ceux qui pensent autrement; car ce sont des hommes, et il y a dans le coeur des hommes tant de plis et de replis que les gens soupçonneux, pendant qu'on les blâme avec raison, croient devoir s'applaudir de leur pénétrante finesse. Des motifs de soupçons subsistaient; nous savions que vous aviez reçu une grave injure de la part de l'un des deux (1) que cet homme avait fait tout à coup arrêter. Son frère, dans la personne duquel cet homme a persécuté l'Église, passait pour vous avoir fait je ne sais quelle dure réponse. On croyait que tous les deux vous étaient suspects. Lorsqu'ils se retirèrent après avoir comparu devant lui (le comte Marin (2)), vous restâtes là, et ce fut après un entretien secret entre vous deux, que l'ordre fut aussitôt donné d'arrêter les deux frères. On parlait de l'amitié qui vous unissait l'un à l'autre, amitié qui datait de longtemps. Une si grande intimité et la fréquence de vos entretiens seul à seul autorisaient les mauvais bruits. La puissance de cet homme était grande alors. La calomnie avait beau jeu. Ce n'était pas une grande affaire que de trouver quelqu'un pour dire, sous la promesse de l'impunité, ce qu'il lui commanderait. En ce moment-là tout concourait à ce que, même sur la déposition d'un seul témoin, on pût sans risque faire disparaître de ce monde n'importe qui, comme coupable d'un crime odieux et très-aisé à croire.

5. Cependant le bruit courait que le pouvoir de l'Église pourrait les délivrer, et nous étions joués par de fausses promesses; on nous disait que le comte Marin, non-seulement trouvait bon, mais même demandait qu'un évêque fût envoyé à la cour en leur faveur; on nous faisait entendre qu'il ne serait rien statué à leur égard avant que la cour se fût prononcée. Enfin, la veille du jour où ils furent mis à mort, votre excellence vint vers moi; vous me fîtes espérer

1. Apringius. — 2. Le comte Marin, dont saint Augustin ne prononce pas une seule fois le nom dans cette lettre.

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plus vivement que vous ne l'aviez fait jusque là qu'il pourrait vous accorder leur mise en liberté au moment de votre départ; vous lui aviez sérieusement et sagement remontré que vos fréquents et secrets entretiens vous compromettaient plus qu'ils ne vous faisaient honneur, et que, si les deux frères périssaient, personne ne douterait que leur mort n'eût été le résultat de vos délibérations. Pendant que vous me déclariez que vous lui aviez dit ces choses, vous vous interrompîtes, et, vous tournant vers les lieux où l'on célèbre les sacrements des fidèles, vous affirmâtes par serment, à ma grande surprise, la vérité de vos paroles; à cet instant-là, je me serais amèrement reproché un soupçon contre vous, et aujourd'hui encore, après une catastrophe si horrible et si imprévue, quand je me rappelle avec quel air et quelles démonstrations vous me parliez alors, je ne pourrais sans honte laisser entrer dans mon coeur une pensée accusatrice. Vous me disiez que cet homme avait été si touché de vos paroles qu'il allait vous accorder le salut des deux prisonniers comme le viatique de l'amitié.

6. Aussi je l'assure à votre charité, le lendemain qui fut le jour où se révéla le criminel dessein longtemps médité, quand tout à coup on m'annonça que les deux frères venaient de sortir du cachot pour être conduits devant le juge, l'involontaire émotion que j'éprouvai fit place à d'autres sentiments; repassant dans mon esprit ce que vous m'aviez dit la veille, et songeant à la fête du bienheureux Cyprien qui devait se célébrer le jour suivant, je crus que le comte Marin avait choisi ce jour pour accorder ce que vous lui aviez demandé, et qu'il avait voulu monter à l'endroit (1) où périt un si grand martyr, afin de réjouir l'Eglise universelle du Christ en se montrant plus grand par la puissance de laisser vivre que par la puissance de faire mourir; mais voilà que vers moi se précipite un messager par lequel j'apprends que les deux frères ont été livrés au bourreau avant même que j'aie eu le temps de demander des nouvelles de leur comparution devant le juge. Le lieu du meurtre était proche et n'était pas destiné aux supplices, mais plutôt il servait d'ornement à la ville; il y avait eu là auparavant quelques exécutions, de peur que le choix de cette place pour l'effusion d'un tel

1. Mappalia. Ce mot punique a été la désignation de plusieurs lieux en Afrique.

sang ne parût une nouveauté trop odieuse; c'est ce qu'on a cru avec raison. La promptitude des ordres donnés et l'extrême voisinage du lieu de l'exécution ont prouvé l'intention de soustraire les deux victimes à la sollicitude de l'Eglise. En craignant l'intervention de cette mère, le comte Marin a assez fait voir qu'il ne craignait pas de lui causer une telle affliction

je savais que; par son baptême, il était devenu enfant de la sainte Eglise. Après un dénoûment si lamentable, quand on avait pris tant de soin de me donner la veille, et par vous-même, quoique à votre insu, une sécurité presque entière, quel homme, jugeant comme la foule des hommes a coutume de juger, pourrait douter que vous nous ayez vous-même donné des paroles et que vous leur ayez enlevé la vie? Aussi, comme je l'ai dit, je ne crois point que vous ayez eu part à ce crime, mais vous êtes bon et vous pardonnerez à ceux qui le croient.

7. Que jamais il n'entre dans mon coeur ni dans ma conduite d'intercéder auprès de vous ou de vous demander un service en faveur de quelqu'un, si je vous croyais coupable d'un crime si grand et d'une cruauté si noire ! Mais, je l'avoue, si, après cette atrocité, vous êtes resté comme auparavant l'ami de cet homme-là, pardonnez à ma douleur de vous le dire en toute liberté : vous me forcez de croire ce que je n'ai pas voulu croire jusqu'ici. Repoussant l'idée de votre complicité, je dois repousser celle de la continuation de vos rapports avec lui. Votre ami, par l'usage inattendu d'une puissance dont il avait été tout à coup investi, n'a pas plus atteint la vie des deux frères qu'il n'a atteint votre réputation. En parlant ainsi, je ne cherche point, par un oubli de mon caractère et de mon état, à exciter contre lui votre haine, mais je vous invite à une meilleure manière de D'aimer. Celui qui agit avec les méchants de manière à les faire repentir de leur iniquité, les sert par son indignation ; car de même que les flatteries des méchants sont nuisibles, ainsi il y a profit dans la sévérité des gens de bien. Avec le même fer dont il a si audacieusement tué les autres, il a frappé son âme plus gravement et plus profondément : il le trouvera et le sentira inévitablement après cette vie, à moins que le repentir ne le ramène et qu'il n'use bien de la patience de Dieu. Dieu permet souvent que la vie présente soit arrachée aux gens de bien par le crime des méchants, afin (380) qu'on ne croie pas que ce soit un mal de la perdre. Mourir dans la chair, qu'est-ce que cela peut faire à ceux qui doivent mourir? Ceux qui prennent des précautions pour ne pas mourir, que font-ils si ce n'est d'un peu retarder leur mort? Tout ce qui nuit à ceux qui meurent leur vient de leur vie et non pas de leur mort; si, en sortant de ce monde, ils ont une âme en état d'être secourue de la grâce chrétienne, leur mort n'est pas la fin d'une bonne et douce vie, mais le passage à une vie meilleure.

8. Les moeurs de l'aîné (1), semblaient plus attachées au siècle qu'au Christ; toutefois depuis son mariage on avait remarqué un grand amendement dans sa vie de jeune homme et d'homme du monde. Peut-être est-ce un effet de la miséricorde de Dieu qu'il ait été le compagnon de son frère (2) dans la mort. Quant à celui-ci, il a vécu religieusement, et son coeur et ses jours ont été profondément chrétiens. Il avait cette réputation lorsqu'il vint présider dans la cause de l'Église; il la garda au milieu de nous. Combien il avait d'intégrité dans les moeurs, de fidélité dans l'amitié, de goût pour la science religieuse, de sincérité dans la foi, de chasteté dans le mariage, de modération dans le jugement, de patience envers ses ennemis, d'affabilité envers ses amis, d'humilité envers les saints, de charité envers tous, de facilité à rendre service, de réserve dans ses demandes, d'amour pour le bien, de douleur quand il avait péché ! Quelle belle honnêteté, quelle splendeur de grâce, quel soin pour l'accomplissement des devoirs pieux, quelle bonté secourable, quelle douce disposition à pardonner, quelle confiance dans la prière ! Avec quelle modestie il parlait de ce qu'il savait utile au salut; avec quelle attention il s'appliquait au reste ! Quel mépris des choses présentes ! Quelle espérance et quel désir des biens éternels ! Le lien du mariage l'empêcha seul de tout quitter pour s'enrôler dans la milice chrétienne ; il y était déjà engagé lorsqu'il commença à souhaiter un état meilleur, et il ne lui était point permis de s'affranchir de cette situation quoique inférieure à ce qu'il eût voulu.

9. Un jour son frère, détenu dans la même prison, lui dit : " Si je souffre de la sorte parce que je l'ai mérité par mes péchés, vous,

1. Apringius.

2. saint Marcellin.

dont nous connaissons la vie si sérieusement et si ardemment chrétienne, comment avez-vous mérité le même malheur? " Marcellin lui répondit : " Croyez-vous que je regarde comme peu de chose, si toutefois ce témoignage que vous rendez de ma vie est vrai, croyez-vous, dis-je, que je regarde comme peu de chose la grâce que Dieu m'accorde de souffrir ce que je souffre, même jusqu'à l'effusion du sang, afin que mes péchés soient punis ici-bas et que le compte ne m'en soit pas demandé au jugement futur? " Ces paroles pouvaient peut-être donner à penser que Marcellin se sentait coupable de quelques secrets péchés d'impureté. Je dirai donc ce que le Seigneur Dieu a voulu que j'entende de sa bouche, pour ma grande consolation. J'étais inquiet de cette pensée, et comme de telles fautes tiennent à la faiblesse de l'homme, seul avec le prisonnier, je lui demandai s'il n'avait rien à se reprocher qu'il dût expier par une plus grande et plus sévère pénitence. Il était d'une pudeur rare, et mon soupçon, quoique faux, le fit rougir; mais il m'écouta avec reconnaissance; souriant avec une gravité modeste et prenant ma main droite dans ses deux mains, " je prends à témoin, dit-il, les sacrements qui me sont apportés (1) par cette main, que je n'ai jamais connu d'autre femme que la mienne, suit avant, soit depuis mon mariage. "

10. Quel mal lui est-il donc arrivé par la mort, ou plutôt que de bien il a trouvé lorsqu'enrichi de ces dons il est allé de cette vie à Jésus-Christ, sans lequel on les possède inutilement? Je ne vous raconterais pas ces choses si je croyais que les louanges de Marcellin pussent vous offenser. Comme je ne crois pas cela, je ne crois pas assurément que vous ayez, je ne dis pas sollicité, mais même voulu ou souhaité sa mort. C'est pourquoi vous pensez avec nous, avec d'autant plus de sincérité que vous êtes plus innocent, que cet homme a été plus cruel envers son âme qu'il ne l'a été envers le corps de Marcellin, lorsqu'au mépris de nous-même, au mépris de ses promesses et au mépris de vos demandes et remontrances tant de fois répétées, au mépris enfin de l'Église du Christ et du Christ lui-même, il est venu à bout de ses machinations par cette mort. Qui ne préférerait aux honneurs de l'un le cachot même de

1. Les textes portent aferuntur ou offeruntur : la première version nous a paru offrir un sens plus probable.

381

l'autre, en voyant tant de joie sur le front du prisonnier et tant de rage à l'homme revêtu de la puissance? Toutes les prisons, l'enfer lui-même n'a pas de ténèbres aussi horribles et aussi vengeresses que la conscience d'un méchant homme. Quel mal vous a-t-il fait à vous-même? Il a pu porter une grave atteinte à votre réputation, mais non pas à votre innocence. Votre réputation elle-même est restée sauve auprès de ceux qui vous connaissent mieux que nous, auprès de moi-même, témoin de tous vos efforts pour empêcher un crime si odieux; ils étaient accompagnés d'un si grand sentiment que j'ai vu en quelque sorte avec mes yeux ce qu'il y avait de plus invisible dans votre coeur. Le mal qu'il a fait n'est donc retombé que sur lui-même; il a transpercé son âme, sa vie, sa conscience; il a, par son aveugle cruauté, ravagé sa propre réputation dont les coeurs les plus pervers ont coutume de désirer ardemment la conservation. Autant il a pris soin de plaire aux impies et s'est réjoui de leur avoir plu, autant il est devenu odieux à tous les gens de bien.

11. Où a-t-on mieux vu qu'il n'a pas eu à céder à cette nécessité par laquelle il voulait voiler son crime, que dans la réprobation de celui-là même (1) dont il a osé alléguer les ordres? Apprenez-le du saint diacre N. (2) qui fut adjoint à l'évêque que nous avions envoyé en faveur des deux prisonniers : ce n'est pas un pardon qu'on crut devoir leur donner, on aurait pu les croire coupables de quelque crime; on se borna à un ordre pur et simple de mise en liberté. C'est donc par une cruauté gratuite qu'il a horriblement affligé l'Eglise ; il n'y avait aucune nécessité; mais d'autres motifs dont je me doute (3), et qu'il n'est pas besoin de confier à une lettre, l'ont peut-être poussé à ce crime. Son frère, craignant de périr, s'était réfugié dans le sein de cette Eglise; il y trouva la vie pour conseiller dans la suite un si grand crime; et lui-même (le comte Marin), ayant offensé son patron, avait aussi demandé à l'Eglise un asile qui ne put pas lui être refusé. Si vous l'aimez, détestez-le; si vous ne voulez pas qu'il soit puni dans l'éternité, ayez pour lui de l'horreur. Voilà ce que demandent et votre honneur et sa vie; car aimer en lui ce que

1. L'empereur Honorius.

2.Au lieu du latin : per N. Manius, peut-être faut-il lire Peregrinus; c'est le nom du diacre dont il est question dans la lettre CXLIX et qui s'était rendu en Italie avec l'évêque Urbain.

3. les instigations des donatistes.

Dieu hait c'est non-seulement le haïr, mais encore c'est se haïr soi-même.

12. Cela étant, je ne vous crois ni l'auteur ni le complice d'un pareil forfait, et je ne crois pas que vos démonstrations aient eu pour but de me tromper; à Dieu ne plaise qu'une telle indignité souille votre vie ! Je ne veux pas qu'entre vous et lui il y ait une amitié qui, pour son malheur, le porterait à s'applaudir de ce qu'il a fait et qui justifierait les soupçons des hommes; mais aimez-le de façon à le disposer à la pénitence et à une pénitence proportionnée à une aussi horrible action ; plus vous serez l'ennemi de son crime, plus vous vous montrerez son ami. Je désirerais savoir de votre excellence où vous étiez le jour de ce double meurtre, comment vous avez reçu cette nouvelle, ce que vous avez fait ensuite, ce que vous lui avez dit quand vous l'avez vu, ce qu'il vous a dit; car moi, depuis mon départ le lendemain, je n'ai rien pu apprendre de vous sur cette affaire.

13. Je lis dans votre lettre que vous avez été forcé de croire que je ne vais plus à Carthage pour ne pas vous voir; mais c'est vous plutôt qui, par ces paroles, me forcez de vous dire les causes de mon éloignement. L'une de ces causes, c'est que je ne puis plus suffire au travail dont il me faut porter le poids quand je suis à Carthage, et que je ne saurais vous faire connaître sans vous écrire aussi longuement; cette diminution de mes forces tient à mes infirmités, connues de tous ceux qui me voient de près, et aussi à la vieillesse (1), qui est l'infirmité commune du genre humain. L'autre cause, c'est que j'ai résolu, si c'est la volonté du Seigneur, de consacrer à l'étude des sciences ecclésiastiques tous les loisirs que pourront me laisser les besoins de l'Eglise, au service de laquelle je me dois particulièrement ; s'il plaît à la miséricorde de Dieu, mes études seront peut-être de quelque profit, même pour la postérité.

14. Si vous voulez entendre toute la vérité, souffrez que je vous dise qu'il est une chose en vous qui me fait une très-grande peine, c'est qu'à votre âge et avec l'honnêteté de votre vie , vous soyez encore catéchumène, comme si les chrétiens , en devenant plus fidèles et meilleurs, n'en étaient pas plus capables de mieux gouverner l'Etat. Mais quel est le but de tous vos soins et de toutes vos

1. Saint Augustin avait alors environ 60 ans.

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peines si ce n'est de faire du bien aux hommes? Si tel n'était pas votre but, mieux vaudrait dormir nuit et jour que de vous consumer en des veilles laborieuses sans avantage pour les hommes. Je ne doute pas que votre excellence...... (1)

1. La fin de cette lettre nous manque, mais nous croyons que ce qui manque est peu considérable.

 

 

 

 

 

LETTRE CLII. (Année 414.)

Macédonius, vicaire d'Afrique, à qui saint Augustin s'était plus d'une fois adressé en faveur des gens coupables , lui demande de vouloir bien lui donner les raisons chrétiennes de l'intercession épiscopale auprès des hommes revêtus du pouvoir.

MACÉDONIUS A SON SEIGNEUR ET PÈRE AUGUSTIN, SI DIGNE DE RESPECT ET D'AFFECTION.

1. J'ai reçu par Boniface, pontife d'une religion vénérable, une lettre de votre sainteté vivement désirée; cet évêque a été d'autant mieux accueilli qu'il m'a apporté ce que je souhaitais le plus, une lettre de vous et de bonnes nouvelles de votre santé, vénérable seigneur et Père, si digne de respect et d'affection. C'est pourquoi il a sans retard obtenu ce qu'il demandait, et comme il se présente une occasion, je ne veux pas rester sans récompense pour le peu que j'ai accordé à votre prière. Je désire en effet recevoir une récompense qui me serve , sans dommage pour celui qui la donne, ou plutôt pour sa gloire.

2. Vous dites qu'il est du devoir de votre sacerdoce d'intervenir pour les coupables; vous vous blessez d'un refus, comme si l'obtention de la grâce demandée était attachée à votre ministère. Moi je doute beaucoup que cela soit dans l'esprit de la religion. Car si le Seigneur défend les péchés au point qu'après la première pénitence on n'y soit pas admis une seconde fois, comment pouvons-nous prétendre au nom de la religion qu'un crime, quel qu'il soit, doive être pardonné? C'est l'approuver que de ne pas vouloir qu'on le punisse. Et s'il est certain qu'il y ait autant de mal à approuver un péché qu'à le commettre, il est certain que nous nous associons à une faute toutes les fois que nous désirons que le coupable demeure impuni. Outre cela, quelque chose de plus grave arrive. Car tout péché paraît plus pardonnable si le coupable promet de se corriger; mais maintenant telles sont nos moeurs , qu'on désire à la fois la remise de la peine du crime et la possession de la chose pour laquelle le crime a été commis. Votre sacerdoce croit devoir aussi intervenir pour ceux dont on espère d'autant moins dans l'avenir, que dans le présent ils persévèrent dans la pensée de leur crime. Car celui qui retient si opiniâtrement ce qui lui a fait commettre le crime prouve bien qu'il recommencera ses mauvaises actions dès qu'il le pourra.

3. C'est pourquoi j'interroge sur ce point votre sagesse, et je désire sortir de mes doutes : je ne vous consulte que pour être fixé à cet égard. Au reste, j'ai l'intention de remercier même les intercesseurs, surtout ceux de votre mérite. J'aime à concéder à de bons intercesseurs beaucoup de choses que je ne veux pas avoir l'air de faire de moi-même , de peur que d'autres ne s'arment de cette douceur pour commettre des crimes; par là mes grâces, paraissant accordées au mérite d'un autre, n'ôtent rien à la sévérité du jugement. Vous , m'aviez promis quelques écrits de votre sainteté, et je n'en ai pas reçu; je vous prie de m'en envoyer maintenant, et de vouloir bien répondre à ma lettre, afin que, privé en ce moment de voir votre sainteté, je me nourrisse au moins de vos discours. Que l'éternelle divinité vous garde en bonne santé pendant une très-longue vie, vénérable seigneur et Père, si digne de respect et d'affection !

 

 

 

 

LETTRE CLIII. (Année 414.)

Saint Augustin, répondant à Macédonius, expose toute la pensée de notre religion sur la punition des crimes; cette lettre mérite d'être lue et relue par tous ceux qui sont chargés de la justice humaine en ce monde. Elle fait aussi beaucoup penser à la question de la peine de mort dans les sociétés chrétiennes. Cette lettre qui va au fond de tant de choses est un monument du génie miséricordieux de l'Évangile.

AUGUSTIN ÉVÊQUE, SERVITEUR DU CHRIST ET DE SA FAMILLE, A SON CHER FILS MACÉDONIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Nous ne devons ni laisser sans réponse ni retenir par un exorde un homme aussi occupé que vous dans l'État, aussi appliqué que vous l'êtes non point à vos intérêts mais aux intérêts d'autrui, un homme que nous félicitons d'être ce qu'il est, tant pour lui que pour les affaires humaines. Recevez donc ce que vous m'avez demandé, soit pour l'apprendre de moi, soit pour vous assurer si je le savais. Si le sujet vous avait semblé petit ou superflu, vous n'auriez pas jugé à propos d'y donner votre attention au milieu des grandes et nécessaires occupations de votre charge.

Vous me demandez pourquoi nous disons " qu'il est du devoir de notre sacerdoce d'intervenir pour les coupables " et pourquoi " nous nous blessons d'un refus comme si l'obtention de la grâce était attachée à notre ministère. " Vous dites que " vous doutez beaucoup que cela soit dans l'esprit de la religion. " Vous donnez ensuite les raisons qui vous font douter à cet égard. " Si le Seigneur défend les péchés, dites-vous, au point (383) qu'après la première pénitence on n'y soit pas admis une seconde fois, comment pouvez-vous prétendre au nom de la religion qu'un crime, quel qu'il soit, doive être pardonné? " Pressant davantage, vous ajoutez " c'est l'approuver que de ne pas vouloir qu'on le punisse. Et s'il est certain qu'il y ait autant de mal à approuver un péché qu'à le commettre, il est certain que nous nous associons à une faute, toutes les fois que nous désirons que le coupable demeure impuni. "

2. Voilà des paroles qui épouvanteraient quiconque ne connaîtrait pas votre douceur et votre humanité. Mais nous qui vous connaissons et qui ne doutons pas que vous n'ayez écrit ceci comme on pose une question et non point comme on rend une décision, nous répondrons à ces paroles par d'autres paroles de vous. Comme si vous n'aviez pas voulu que nous eussions hésité dans cette question, vous avez prévu ce que nous dirions; vous nous avez averti de ce que nous devions dire , et vous avez continué en ces termes : " Outre cela quelque chose de plus grave arrive. Car tout péché paraît plus pardonnable si le coupable promet de se corriger. " Avant de discuter ce que vous entendez par ce quelque chose de plus grave, dans la suite de votre lettre, je recevrai ce que vous m'avez donné et je m'en servirai pour écarter la difficulté qui semble s'opposer à nos intercessions. Autant que nous le pouvons, nous intercédons pour tous les péchés, parce que tous les péchés paraissent pardonnables, lorsque le coupable promet de se corriger. Voilà votre sentiment, c'est aussi le nôtre.

3. Nous n'approuvons donc en aucune manière les fautes dont nous voulons qu'on se corrige; ce n'est point parce que le mal nous plaît que nous en voulons l'impunité : mais nous avons pitié de l'homme en détestant le crime; plus le vice nous déplaît, moins nous voulons que le vicieux périsse avant de s'être amendé. Il est aisé et tout simple de haïr les méchants parce qu'ils sont méchants; mais il est rare et pieux de les aimer parce qu'ils sont hommes, de façon à blâmer la faute et à relever la nature dans une même personne; ainsi vous haïrez le mal avec d'autant plus de justice qu'il aura souillé cette nature que vous aimez. Poursuivre le crime et vouloir délivrer l'homme, ce n'est pas s'engager dans le lien de l'iniquité, mais c'est marcher dans le lien de l'humanité. Il n'y a pas d'autre endroit que ce monde où l'on puisse se corriger; car après cette vie, chacun n'aura que ce qu'il y aura amassé. C'est donc l'amour des hommes qui nous force à intervenir pour les coupables, de peur que leur vie ne se termine par un supplice qui aboutirait à un supplice sans fin.

4. Ne doutez donc point que ce bon office de la part des évêques ne soit dans le véritable esprit de la religion, puisque Dieu, en qui il n'y a pas d'iniquité, dont la puissance est souveraine, qui voit l'état intérieur de chacun et même ce que chacun sera un jour, qui seul ne peut pas faillir dans ses jugements parce qu'il ne peut pas se tromper, fait cependant, comme parle l'Evangile, " lever son soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir sur les justes et sur les injustes. " Le Christ Notre-Seigneur, pour que nous imitions son admirable bonté, nous a dit : " Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir sur les justes et les injustes (1). " Qui ne sait que plusieurs abusent pour leur perte de cette indulgence et de cette douceur divines ? C'est à ceux-là que l'Apôtre adresse ces reproches sévères . " O homme, qui que tu sois, qui condamnes ceux qui commettent ces actions et en commets de pareilles, penses-tu échapper à la justice de Dieu? méprises-tu les trésors de sa bonté, de sa patience, de sa longanimité ? ignores-tu que la bonté de Dieu te convie à la pénitence? Mais par ta dureté et ton coeur impénitent, tu amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres (2). " Parce que ceux-là persévèrent dans leur iniquité, Dieu ne persévérera-t-il pas dans sa"patience? Il punit peu en ce monde, assez, seulement, pour qu'on ne doute pas de sa divine providence, et réserve beaucoup de choses pour le dernier examen afin de donner plus de grandeur au jugement futur.

5. Je ne pense pas que ce Maître céleste nous prescrive d'aimer l'impiété lorsqu'il nous commande d'aimer nos ennemis, de faire du bien à ceux qui nous haïssent, de prier pour ceux qui nous persécutent; si néanmoins nous sert

1. Matth. V, 44, 45. — 2. Rom. II, 3-6.

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Dieu pieusement, nous ne pouvons avoir que des impies pour ennemis, pour persécuteurs acharnés. Faut-il donc aimer les impies, leur faire du bien, prier pour eux? Oui certainement, c'est Dieu qui l'ordonne. A cause de cela cependant il ne nous fait pas contracter alliance avec les impies, pas plus que lui-même ne fait alliance avec eux en les épargnant, en leur conservant la vie et la santé. L'Apôtre expose son dessein autant qu'il est donné à un homme pieux de le connaître : " Ignores-tu que la patience de Dieu te convie à la pénitente ? " C'est à cette pénitence que nous voulons conduire ceux pour qui nous intercédons; nous n'épargnons ni ne favorisons leurs mauvaises actions.

6. En effet, lorsqu'il nous arrive de dérober des coupables à votre sévérité, nous leur interdisons les approches de l'autel, afin qu'en faisant pénitence et en se punissant eux-mêmes, ils puissent apaiser celui qu'ils avaient méprisé par leurs péchés. Le but de toute sincère pénitence est de ne pas laisser impuni ce qu'on a fait de mal; c'est de cette manière que celui qui ne s'épargne pas est épargné par ce Dieu dont nul contempteur n'évite le profond et juste jugement. Si parmi les méchants et les scélérats qu'il épargne et dont il conserve la vie et la santé, il en est plusieurs qu'il sait ne pas devoir faire pénitence et auxquels pourtant il ne refuse pas sa patience, à plus forte raison faut-il que nous soyons nous-mêmes miséricordieux envers ceux qui promettent de se corriger et dont les promesses nous laissent des doutes, et que nous essayions de fléchir votre rigueur en intercédant pour ces mêmes hommes dont le Seigneur connaît toute la conduite future, et pour lesquels cependant nous prions sans l'offenser, car c'est lui-même qui nous l'a commandé.

7. Parfois il arrive que , dans une croissante iniquité, des hommes, après avoir fait pénitente et s'être réconciliés avec l'autel, commettent les mêmes fautes et de plus graves encore; et pourtant Dieu fait encore lever sur eux son soleil et leur accorde avec la même libéralité qu'auparavant les biens de la vie et de la santé. Et quoique dans l'Eglise il n'y ait plus pour eux place pour les humiliations de la pénitence, Dieu cependant n'oublie pas sa patience envers eux. Si quelqu'un d'entre eux nous disait : " Ou admettez-moi encore une fois à la pénitence, ou permettez à mon désespoir de faire tout ce qui me plaira dans la mesure de mes richesses et de la liberté que laissent les lois humaines; que je me plonge dans la débauche et dans toute espèce de désordres condamnés par le Seigneur, mais applaudis de la plupart des hommes. M'empêcherez-vous de tomber dans cette perversité? Mais en quoi pourra-t-il me servir, pour la vie future, de mépriser en ce monde les douceurs de la volupté, de brider mes passions, de me refuser même beaucoup de choses permises pour châtier mon corps, de me condamner à une plus rigoureuse pénitence qu'auparavant, de gémir avec plus de douleur, de répandre plus de larmes, de mener une vie meilleure, de faire aux pauvres une plus large part, de brûler plus ardemment du feu de la charité qui couvre la multitude des péchés (1)? " Qui d'entre nous répondrait à cet homme : " Rien de tout cela ne vous servira dans l'avenir; allez, jouissez du moins de la douceur de cette vie ? " Que Dieu nous préserve d'une folie si cruelle et si sacrilège ! Quoique, par une sage et salutaire disposition, on ne soit admis dans l'Eglise qu'une seule fois aux humiliations de la pénitence, de peur que la fréquence du remède ne lui fasse perdre de son efficacité, (car il est d'autant plus salutaire qu'il est moins méprisé) , qui oserait dire à Dieu: Pourquoi pardonner encore une fois à cet homme qui, après une première pénitence, s'est de nouveau engagé dans les liens de l'iniquité ? Qui oserait dire que ces paroles de l’Apôtre ne leur sont pas applicables: " Ignores-tu que la patience de Dieu te convie à la pénitence ? " ou qu'ils sont exclus du bénéfice de celle-ci : " Heureux tous ceux qui se confient en lui (2)? " ou que cet autre passage ne les regarde pas : " Agissez courageusement, et que votre coeur se réconforte, vous tous qui espérez dans le Seigneur (3)? "

8. Telle est la patience de Dieu, telle est sa miséricorde envers les pécheurs, que leur repentir en cette vie les sauve dans l'éternité; cependant il n'attend la miséricorde de personne, parce que nul n'est plus heureux, plus puissant, plus juste que lui. Et nous, hommes, que devons-nous être envers les hommes, nous qui, de quelque louange que nous comblions notre vie , ne disons jamais que nous sommes sans péché ? " Si nous disons cela, nous nous trompons nous-mêmes, comme il est écrit, et la vérité n'est pas en nous (4). " Aussi quoi

1. I Pierre, VIII, 4. — 2. Ps. II, 13. — 3. Ps. XXX, 25. — 4. I Jean, I, 8,

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que l'accusateur, le défenseur, l'intercesseur, le juge soient autant de personnages différents dont il serait trop long et inutile de marquer ici les devoirs particuliers; toutefois la terreur du jugement de Dieu doit demeurer présente à la pensée de ceux même qui punissent les crimes, non pour suivre les mouvements de leur colère, mais pour obéir aux lois; non pour venger leurs propres injures, mais les injures d'autrui après mûr examen, comme il convient à des juges; il faut qu'ils songent qu'ils ont besoin de la miséricorde de Dieu pour leurs péchés, et que, de leur part, ce n'est pas une faute que la pitié envers ceux sur lesquels ils ont une puissance légitime de vie et de mort.

9. Quand les Juifs conduisirent auprès du . Seigneur Jésus-Christ la femme surprise en adultère et que, pour le tenter, après lui avoir dit que, d'après la loi, elle devait être lapidée, ils lui demandèrent ce qu'il voulait qu'on en rit, il leur répondit : " Que celui qui d'entre vous est sans péché lui jette la première pierre (1). " Ainsi le Seigneur n'improuva point la loi qui punissait de mort ces sortes de crimes, et par la terreur il rappela à la miséricorde ceux qui auraient pu faire mourir la femme coupable. Après une telle; parole du Sauveur, je crois que si le mari qui demandait la punition de la foi conjugale outragée était présent, il dût lui-même, saisi d'effroi, passer du désir de la vengeance à la volonté du pardon. Comment l'accusateur n'aurait-il pas renoncé à poursuivre le crime qui l'offensait, lorsque les juges eux-mêmes renoncèrent ainsi à la vengeance, eux qui, dans la punition d'une femme adultère, n'étaient pas poussés par un ressentiment personnel, mais exécutaient simplement la loi? Quand Joseph, le fiancé de la Vierge, mère du Seigneur, s'aperçut d'une grossesse à laquelle il était étranger et crut à un adultère, il ne voulut pas punir Marie; il ne se montra pas non plus l'approbateur du crime. Et cette volonté lui est imputée à justice, car il a été dit de lui : " Comme c'était un homme juste et qu'il ne voulait pas la déshonorer, il résolut de la renvoyer secrètement. Pendant qu'il avait cette pensée, un ange lui apparut (2) " pour lui apprendre que ce qu'il croyait un crime était une œuvre de Dieu.

10. Si donc la seule idée de la faiblesse commune à tous brise le ressentiment de celui qui accuse et la rigueur de celui qui

1. Jean, 8, 7. — 2. Matth. I, 18-20.

juge, que pensez-vous que doivent faire pour les coupables le défenseur et l'intercesseur ? Vous tous hommes de bien qui maintenant êtes juges, et qui autrefois vous êtes chargés de causes au barreau, vous savez que vous aimiez mieux défendre que d'accuser. Et cependant il y a loin d'un défenseur à un intercesseur; car l'un s'attache principalement à justifier et à cacher la faute; et l'autre, en présence d'un crime prouvé, cherche à écarter ou à diminuer la peine. C'est ainsi que les justes intercèdent auprès de Dieu pour les pécheurs, et l'on exhorte les pécheurs eux-mêmes à faire cela entre eux, car il est écrit : " Confessez vos péchés les uns aux autres, et priez les uns pour les autres (1). " Tout homme, quand il le peut, remplit envers l'homme ces devoirs d'humanité. Ce qu'on punirait chez soi, on veut le laisser impuni dans la maison d'autrui. Soit que l'on s'emploie auprès d'un ami, soit que devant nous un homme s'emporte contre quelqu'un qu'il a la puissance de frapper, ou soit que l'on arrive à l'improviste au milieu d'une scène de colère soudaine, on sera regardé, non pas comme très juste, mais comme très-inhumain si l'on n'intervient point. Je sais que vous-même, avec quelques amis, vous avez intercédé dans l'Eglise de Carthage pour un clerc dont l'évêque avait raison d'être mécontent; il n'y avait pas à craindre que le sang coulât sous une discipline qui ne le répand jamais, et quand vous vouliez qu'on ne punit point une faute qui vous déplaisait aussi, nous n'avons pas pensé que vous fussiez des approbateurs du délit, mais nous vous avons écoutés comme des intercesseurs pleins d'humanité. Si donc il vous est permis .d'adoucir par l'intercession la réprimande ecclésiastique, pourquoi ne le serait-il pas à l'évêque d'intercéder pour détourner votre glaive? La discipline ecclésiastique frappe pour qu'on vive bien , votre glaive frappe pour qu'on cesse de vivre.

11. Enfin le Seigneur lui-même a intercédé auprès des hommes pour qu'une femme adultère ne fût point lapidée, et par là il nous a recommandé le devoir de l'intercession : ce qu'il a fait par une sainte terreur, nous devons le faire par nos demandes. Car il est le Seigneur, nous sommes ses serviteurs; et il a effrayé pour nous inspirer à tous de la crainte.

1. Jacques, V, 16.

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Car qui de nous est sans péché? Quand le Seigneur eut adressé cette parole aux hommes qui lui avaient amené la pécheresse à punir; quand il eut dit que celui qui se croirait sans péché lui jetât la première pierre, la fureur tomba par le tremblement de la conscience; ceux qui demandaient le châtiment se retirèrent et laissèrent seule à la miséricorde du Sauveur cette femme digne de compassion. Que la piété des chrétiens s'incline devant cet exemple qui fit fléchir l'impiété des juifs; que l'humanité des coeurs soumis cède à ce qui a brisé l'orgueil des persécuteurs; que ceux qui confessent fidèlement Jésus-Christ cèdent à ce qui a vaincu la ruse hypocrite des tentateurs. Homme de bien, pardonnez aux méchants; soyez d'autant plus doux que vous êtes meilleur, et d'autant plus humble par la piété que vous êtes plus élevé par la puissance.

12. Et moi, considérant vos moeurs, je vous ai appelé homme de bien; mais vous, considérant les paroles du Christ, dites-vous à vous-même : " Il n'y a de bon que Dieu seul (1). " Cela étant vrai, car c'est la Vérité qui l'a dit, on ne doit pas m'accuser de vous avoir flatté ni de m'être mis en contradiction avec ces paroles de l'Evangile pour vous avoir appelé homme de bien. Le Seigneur lui-même ne s'est pas contredit lorsqu'il a parlé ainsi

" L'homme de bien tire de bonnes choses du bon trésor de son cœur (2). " Dieu est singulièrement bon et ne peut pas ne pas l'être; sa bonté ne tient point à une participation à aucun bien, car le bien par lequel il est bon, c'est lui-même : mais c'est par Dieu même que l'homme est bon lorsqu'il est bon; il ne peut pas l'être de lui-même. Ceux qui deviennent bons le deviennent par l'esprit de Dieu; notre nature a été créée capable de recevoir ce divin esprit au moyen de notre volonté propre. Pour que nous soyons bons, il nous faut donc recevoir et posséder les dons de celui qui est bon de lui-même; quiconque les néglige devient mauvais de son propre fond. C'est pourquoi l'homme est bon en tant qu'il agit bien, c'est-à-dire qu'il fait le bien avec connaissance, amour et piété; il est mauvais en tant qu'il pèche, c'est-à-dire qu'il s'éloigne de la vérité, de la charité et de la piété. Qui dans cette vie est sans quelque péché? Mais nous appelons bon celui dont les bonnes actions l'emportent sur les mauvaises, et nous

1. Marc, X, 18. — 2. Luc, VI, 45.

appelons très-bon celui qui pèche le moins.

13. C'est pourquoi ceux que le Seigneur lui-même appelle bons à cause de leur participation à la grâce divine, il les appelle mauvais à cause des vices de la faiblesse humaine; cet état doit durer jusqu'à ce que, guéris de tout penchant au mal, nous passions à l'autre vie où l'on ne pèche plus. C'est aux bons et non pas aux mauvais qu'il enseignait à prier lorsqu'il leur prescrivait de dire : " Notre Père qui êtes aux cieux. " Car s'ils sont bons, c'est parce qu'ils sont enfants de Dieu, non pas engendrés tels de sa nature, mais devenus tels par sa grâce, comme ceux qui le reçoivent et à qui il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (1). Cette génération spirituelle est nommée adoption dans l'Ecriture pour la distinguer de cette génération d'un Dieu naissant d'un Dieu, d'un Eternel engendré par l'Eternel et dont l'Ecriture a dit : " Qui racontera sa génération (2) ? " Jésus-Christ a donc déclaré bons ceux qu'il a autorisés à dire véritablement à Dieu : " Notre Père qui êtes aux cieux. " Il a voulu cependant qu'ils disent dans la même oraison : " Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à ceux qui nous doivent. " Quoiqu'il soit évident que ces dettes sont les péchés, le Seigneur l'a dit plus clairement par ces paroles : " Car si vous remettez aux hommes les péchés qu'ils ont commis contre vous, votre Père vous remettra vos propres péchés (3). " Les baptisés répètent cette prière ; cependant il n'y a pas de péchés passés qui ne soient remis dans la sainte Eglise aux baptisés. Si ensuite dans la mortelle fragilité de cette vie, ils ne contractaient pas des souillures pour lesquelles il faille le pardon, ils ne diraient pas avec vérité : " Remettez-nous nos dettes. n Ils sont donc bons en tant qu'ils sont enfants de Dieu; mais ils sont mauvais en tant qu'ils pèchent, et c'est ce qu'ils attestent par un aveu qui n'est pas menteur.

14. Dira-t-on que les péchés des bons et les péchés des mauvais sont différents? Cela a toujours été probable. Cependant le Seigneur Jésus, sans aucune ambiguïté, a appelé mauvais ceux-là même dont il disait que Dieu était le Père. Dans un autre endroit du même discours où il nous a appris à prier, il nous exhorte à l'oraison en ces termes: " Demandez, et vous recevrez; cherchez et vous trouverez; frappez, et l'on vous ouvrira. Car tout homme

1. Jean, I, 12. — 2. Is. LIII, 8. — 3. Matth. VI, 9, 12, 14.

387

qui demande reçoit, et qui cherche trouve; " et l'on ouvre à qui frappe ; " et un peu après

" Si donc vous qui êtes mauvais, vous savez donner à vos enfants ce qui est bon, à combien plus forte raison votre Père qui est aux cieux donnera ce qui est bon à ceux qui le lui demandent (1) ! " Dieu est-il donc le Père des méchants ? Non, sans doute. Pourquoi donc le Seigneur parle-t-il de leur Père céleste à ceux qui sont mauvais, sinon parce que la Vérité nous fait voir en même temps ce que nous sommes par la bonté de Dieu, et ce que nous sommes par le vice de notre nature, nous recommandant de recourir à l'un, pendant qu'il nous aide à nous relever de l'autre? Sénèque qui a vécu au temps des apôtres et dont on lit quelques lettres (1) adressées à l'Apôtre Paul, a dit avec raison : " Celui qui hait les méchants hait tous les hommes. " Et cependant on doit les aimer pour qu'ils ne soient plus méchants, de même qu'on aime les malades, non pas pour qu'ils demeurent malades, mais pour qu'ils soient guéris.

15. Tous les péchés que nous commettons en cette vie après la rémission qui s'obtient dans le baptême, quoi qu'ils ne soient pas d'une gravité à nous faire écarter des divins autels, doivent s'expier, non point par une douleur stérile, mais par des sacrifices de miséricorde. Ce que nous vous demandons dans nos intercessions auprès de vous, sachez donc que nous l'offrons à Dieu pour vous; car vous avez besoin de la miséricorde que vous exercez, et croyez celui qui a dit : " Remettez, et il vous sera remis, donnez et l'on vous donnera (3). " Quand même nous vivrions de façon à ne pas avoir à dire : " Remettez-nous nos dettes, " plus notre coeur serait pur, plus la clémence devrait y trouver place; et si nous ne sommes pas émus de la parole où le Seigneur invite " celui " qui est sans péché à jeter la première pierre, " nous devons suivre au moins l'exemple du Seigneur qui, étant sans péché, dit à la femme qu'on lui avait laissée avec terreur : " Ni moi je ne vous condamnerai point, allez et ne péchez plus (4). " La femme coupable aurait pu craindre qu'après l'éloignement de ceux que la pensée de leurs péchés avait amenés à

1. Matth. VII, 7, 8, 11.

2. A l'époque de saint Augustin , on croyait, comme on le voit ici, à l'authenticité des quatorze lettres de Sénèque à saint Paul que la critique moderne a déclarées apocryphes ; mais cela ne prouverait point que des rapports n'aient pas existé entre le précepteur de Néron et l'Apôtre des Gentils.

3. Luc, VI, 37, 38. — 4. Jean, VIII, 11.

lui pardonner sa faute, elle n'eût été condamnée par celui qui était sans péché. Mais lui, tranquille dans sa conscience et la clémence au coeur, après que la femme eût répondu que personne ne l'avait condamnée, "Ni moi, dit le Sauveur, je ne vous condamnerai pas. " C'est comme s'il eût dit : La malice a pu vous épargner, pourquoi craignez-vous l'innocence? Et de peur qu'on ne crût pas qu'il pardonnait mais qu'il approuvait, " Allez, dit-il, et ne péchez plus. " Par là il montrait qu'il pardonnait à la faiblesse humaine, mais que la faute lui déplaisait. Vous reconnaissez maintenant que les intercessions sont dans le véritable esprit de la religion, que nous ne faisons pas cause commune avec les criminels, quand nous intercédons souvent pour des scélérats sans être des scélérats, mais que ce sont des pécheurs intercédant pour des pécheurs, et j'oserai dire, auprès de pécheurs, sans que nulle intention injurieuse se mêle à mes paroles.

16. Sans doute ce n'est pas en vain qu'ont été institués la puissance du roi, le droit du glaive de la justice, l'office du bourreau, les armes du soldat, les règles de l'autorité, la sévérité . même d'un bon père. Toutes ces choses ont leurs mesures, leurs causes, leurs raisons, leurs avantages; elles impriment une terreur qui contient les méchants et assure le repos des bons. On ne doit pas appeler bons ceux que la crainte seule des supplices empêcherait de mal faire, car nul n'est bon par la peur du châtiment, mais par l'amour de la justice; toutefois il n'est pas inutile que la terreur des lois retienne l'audace humaine, afin que l'innocence demeure en sûreté au milieu des pervers et que dans les méchants eux-mêmes la contrainte imposée par la peur des supplices détermine la volonté à recourir à Dieu et à devenir meilleure. Mais les intercessions des évêques ne sont pas contraires à cet ordre établi dans le monde ; bien plus il n'y aurait aucune raison d'intercéder si ces choses n'existaient pas. Les bienfaits de l'intercession et du pardon ont d'autant, plus de prix que le châtiment était plus mérité. Autant que je puis en juger, les sévérités racontées dans l'Ancien Testament n'avaient d'autre but que de montrer la justice des peines établies contre les méchants; et l'indulgence de la nouvelle alliance nous invite à leur pardonner, afin que la clémence devienne, ou un moyen de salut même pour nous qui (388) avons péché, ou une recommandation de mansuétude, afin qu'au moyen de ceux qui pardonnent, la vérité n'inspire pas seulement de la crainte, mais encore de l'amour.

17. Mais il importe beaucoup de considérer dans quel esprit chacun pardonne. De même qu'on punit quelquefois avec miséricorde, on peut pardonner avec cruauté. Pour me faire mieux comprendre par un exemple, qui ne regarderait comme un homme cruel celui qui pardonnerait à un enfant voulant obstinément jouer avec des serpents ? Qui ne rendrait hommage à la miséricorde de celui qui, dans ce cas, aurait recours même aux verges pour se faire écouter ? Et toutefois la correction ne devrait pas aller jusqu'à faire mourir l'enfant, pour qu'elle pût lui être profitable. Et lors même qu'un homme est tué par un autre homme, il y a une grande différence entre la mort donnée dans le but de nuire ou d'arracher injustement quelque chose, comme le fait un ennemi ou un voleur ; et la mort donnée pour punir ou pour exécuter les arrêts de la justice, comme le fait le juge, comme le fait le bourreau; et la mort donnée pour se sauver ou pour se défendre, comme le fait un voyageur à l'égard d'un brigand qui l'attaque et un soldat envers l'ennemi. Et parfois celui qui a été cause de la mort est plutôt en faute que celui qui tue, comme si quelqu'un trompe sa caution et que celui-ci subisse la peine légitime à sa place. Cependant on n'est pas coupable toutes les fois qu'on est cause de la mort d'autrui; c'est ce qui arriverait si un homme, mal reçu par une femme dans une sollicitation criminelle, se tuait de désespoir; si un fils, craignant les verges dont son père se serait affectueusement armé, se jetait dans un précipice, ou si quelqu'un se donnait la mort parce que tel homme aurait été mis en liberté ou dans la crainte qu'il ne fût mis en liberté. En vue d'éviter à autrui ces causes de mort, faudrait-il consentir au crime, empêcher les châtiments qui se proposent, non le mal, moins la correction du coupable, empêcher même les punitions paternelles, et arrêter les oeuvres de miséricorde ? Quand ces choses arrivent, il faut les déplorer comme on déplore d'autres malheurs humains, mais nous n'avons rien à changer à nos volontés honnêtes dans le but de les prévenir.

18. Nos intercessions en faveur d'un criminel ont quelquefois aussi des suites que nous ne voudrions pas. Il peut arriver qu'entraîné par la passion et insensible à l'indulgence, celui que nous avons sauvé redouble d'audace cruelle en raison de son impunité et que plusieurs périssent de la main de celui que nous avons arraché à la mort; il peut arriver encore que l'exemple d'un coupable gracié et revenu à une vie meilleure éveille des espérances d'impunité et en fasse périr d'autres qui se laisseront aller à de semblables ou à de plus mauvaises actions. Je ne crois pas que nos intercessions soient responsables de ces maux; on doit nous attribuer plutôt le bien que nous avons en vue et que nous cherchons, je veux dire la mansuétude qui fasse aimer la parole de la vérité, et le désir que ceux qui sont sauvés d'une mort temporelle vivent de façon à ne pas tomber dans l'éternelle mort, pour laquelle il n'y a plus de libérateur.

19. Votre sévérité est donc utile : elle aide au repos public et au nôtre; notre intercession est utile aussi : elle tempère votre sévérité. Que les requêtes des bons ne vous déplaisent pas; car les bons ne sont pas fâchés que les méchants vous craignent. Ce n'est pas seule. ment de là pensée du jugement futur que l'apôtre Paul effraye les hommes pervers; il les effraye aussi de la hache que vous faites porter devant vous et la considère comme appartenant au gouvernement de la divine providence " Que toute personne, dit-il, soit soumise aux puissances supérieures, car il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu; toutes celles qui sont établies l'ont été par lui. C'est pourquoi celui qui résiste à la puissance résiste à l'ordre de Dieu, et ceux qui y résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation : les princes ne sont point à craindre lors" qu'on ne fait que de bonnes actions, mais " lorsqu'on en fait de mauvaises. Veux-tu donc ne pas craindre la puissance ? Fais le bien, et tu obtiendras d'elle des louanges elle est envers toi le ministre de Dieu pour le bien. Mais si tu fais le mal, crains, car ce n'est pas en vain qu'elle porte le glaive; elle est le ministre de Dieu, chargée de sa vengeance contre celui qui agit mal. Il est donc nécessaire de vous y soumettre, non-seulement par crainte de sa colère, mais encore par conscience. C'est pour cela aussi que vous payez aux princes des tributs, car ils sont les ministres de Dieu, persévérant dans l'accomplissement de ces devoirs. Rendez à tous (389) ce qui leur est dû: à l'un le tribut, à l'autre l'impôt, à celui-ci la crainte, à celui-là l'honneur. Ne devez rien à personne, si ce n'est l'amour qui doit vous un les uns aux autres (1). " Ces paroles de l'Apôtre montrent combien votre sévérité est utile. C'est pourquoi, de même que ceux qui ont la crainte de l'autorité lui doivent aussi de l'amour, de même l'autorité doit avoir de l'amour pour ceux que contient la terreur de ses menaces. Que rien ne se fasse par le désir de nuire, mais qu'un sentiment de charité préside à tout; jamais rien de cruel, jamais rien d'inhumain. On craindra le juge, mais le devoir de l'intercession ne sera pas méprisé, parce que, dans le châtiment comme dans le pardon, il n'y a de bon que la pensée de rendre meilleure la vie des hommes. Si telles sont la perversité et l'impiété des coupables que ni la punition ni la grâce ne leur servent de rien, les bons n'en ont pas moins rempli leur devoir d'amour par leur sévérité et leur mansuétude ; car ils ont eu l'intention de remplir ce devoir et l'ont fait avec une conscience que Dieu voit.

20. Vous ajoutez dans votre lettre : " Mais maintenant telles sont nos moeurs que les hommes désirent à la fois la remise de la peine du crime et la possession de la chose pour laquelle le crime a été commis. " Vous parlez ici de la pire espèce d'hommes, celle pour laquelle la pénitence n'est qu'un remède inutile. Si on ne restitue pas, lorsqu'on le peut, le bien d'autrui, on ne fait qu'un semblant de pénitence; si elle est sincère, il n'y a pas de rémission sans restitution; mais, ainsi que je l'ai dit, il faut que la restitution soit possible. Car bien souvent celui qui dérobe perd, soit qu'il tombe entre les mains d'autres méchants, soit qu'il mène lui-même mauvaise vie; et il ne lui reste plus rien pour restituer. Nous ne pouvons dire à cet homme : rendez ce que vous avez pris, que quand nous croyons qu'il l'a et qu'il refuse. Il n'y a pas injustice à presser par la rigueur celui qui ne rend pas et qu'on croit en mesure de restituer, parce que, n'eût-il pas de quoi rembourser l'argent dérobé, il expie ainsi par des souffrances corporelles le tort d'avoir volé. Mais il n'est pas sans humanité d'intercéder même en de tels cas, comme on le fait pour des criminels; l'intercession n'aurait point ici pour but d'empêcher qu'on ne restituât à autrui, mais d'empêcher

1. Rom. XIII, 1-8.

qu'un homme ne sévît contre un autre homme je parle surtout de celui qui, ayant remis la faute, cherche l'argent et qui, renonçant à se venger, craint seulement qu'on ne le trompe. Si alors nous pouvons persuader que ceux pour lesquels nous intervenons n'ont pas ce qui leur est demandé, les tourments cessent aussitôt. Mais parfois des gens miséricordieux veulent épargner à un homme des supplices certains quand la possibilité de restituer leur paraît incertaine. C'est à vous-mêmes à nous pousser et à nous convier à ces actes de compassion; car mieux vaut perdre son argent, si le voleur l'a encore, que de le torturer ou même de le tuer s'il ne l'a plus. Cependant il convient alors d'intercéder bien plus auprès des réclamants qu'auprès des juges; de peur que ceux-ci, ayant la puissance de faire rendre et n'y forçant pas, n'aient l'air de dérober; et du reste, dans l'emploi de la force pour obtenir les restitutions, ils doivent rester toujours humains.

21. Mais je dis en toute assurance que celui qui intervient auprès d'un homme pour qu'il ne restitue pas ce qu'il a volé, et qui, si le coupable se réfugie auprès de lui, ne le pousse pas le mieux qu'il peut à la restitution, devient le complice de sa fraude et de son crime. Avec de tels hommes il y aurait plus de miséricorde à refuser qu'à prêter secours ; ce n'est pas secourir que d'aider au mal, mais plutôt c'est perdre et accabler. S'ensuit-il que nous puissions ou que nous devions jamais punir ou livrer .pour punir? Nous agissons dans la mesure du pouvoir épiscopal, en menaçant quelquefois du jugement des hommes, mais surtout et toujours du jugement de Dieu. Lorsque nous sommes en présence de coupables que nous savons avoir dérobé et avoir de quoi rendre, nous accusons, nous reprenons , nous détestons, tantôt en particulier, tantôt en public, selon l'utilité qui peut en résulter pour les personnes, et nous prenons garde de pousser à de plus grandes folies qui deviendraient pour d'autres un malheur. Parfois même, si de plus importantes considérations ne nous retiennent, nous privons les coupables de la sainte communion de l'autel.

22. Il arrive souvent qu'ils nous trompent, soit en niant qu'ils aient dérobé, soit en affirmant qu'ils n'ont pas de quoi rendre; souvent vous êtes trompés vous-mêmes, en croyant que nous ne faisons rien pour qu'ils restituent ou (390) en croyant qu'ils ont de quoi restituer; tous tant que nous sommes, ou presque tous, nous aimons à croire ou à faire croire que nos soupçons sont des connaissances, lorsque nous pensons reconnaître une apparente vérité, ' oubliant que des choses croyables peuvent être fausses, et que quelques-unes d'incroyables peuvent être vraies. C'est pourquoi, parlant de certains coupables " qui désirent à la fois la remise de la peine du crime et la possession de la chose pour laquelle le crime a été commis, " vous avez ajouté : " Pour ceux-là aussi votre sacerdoce croit devoir intervenir. " Il peut se faire en effet que vous sachiez ce que je ne sais pas, et que je croie devoir intervenir, pour quelqu'un qui peut me tromper, sans pouvoir vous tromper vous-même, en me faisant croire qu'il n'a pas ce que vous savez qu'il a. Nous ne penserons pas de même sur le coupable, mais ni l'un ni l'autre nous n'aimerons que la restitution ne se fasse pas. Hommes, nous différons d'opinion sur un homme , mais nous n'avons qu'un même sentiment sur la justice. De la même manière, il peut se faire que je sache que quelqu'un n'a pas, et que vous n'en soyez pas sûr vous-même et que vous le soupçonniez seulement; à cause de cela je vous paraîtrais intervenir " pour celui qui désirerait à la fois la remise de la peine de son crime et la possession de la chose pour laquelle le crime a été commis. " En résumé donc je n'oserais jamais dire, penser, décider qu'il fallût intervenir pour demander que quelqu'un restât maître, par l'impunité, de ce qu'il aurait dérobé par un crime; je ne l'oserais jamais auprès de vous, ni auprès d'hommes tels que vous, s'il en est qui aient le bonheur de vous ressembler, ni auprès de ceux qui convoitent ardemment les biens d'autrui, bien inutiles à leur bonheur, toujours même dangereux et funestes; je ne l'oserais jamais dans mon coeur où j'ai Dieu pour témoin. Ce que je puis demander, c'est qu'on pardonne l'injure, mais que le coupable restitue ce qu'il a ravi, si toutefois il a ce qu'il a volé ou de quoi rendre autrement.

23. Tout ce qui est pris à quelqu'un malgré lui ne l'est pas injustement. Beaucoup de gens ne veulent payer ni les honoraires du médecin, ni le salaire de l'ouvrier; pourtant le médecin et l'ouvrier reçoivent en toute justice ce qu'on leur donne par force, et c'est à ne pas leur donner qu'il y aurait injustice. Mais de ce que l'avocat vend sa défense et le jurisconsulte son conseil, le juge ne doit pas vendre un équitable jugement ni le témoin une déposition véritable; car le juge et le témoin ont à considérer l'intérêt des deux parties, et les autres l'intérêt d'une seule. On ne doit pas vendre les jugements justes ni les témoignages vrais; mais quand le juge vend l'injustice et le témoin la fausseté, c'est un bien plus grand crime, car ceux qui en paient le prix, quoique de leur pleine volonté, le font avec scélératesse. Toutefois celui qui achète un jugement faste a coutume de se regarder comme volé et de réclamer, parce que la justice qu'il obtient n'aurait pas dû être vénale; et celui qui a payé pour un jugement inique redemanderait volontiers son argent , si son marché n'était pas nu sujet de crainte ou de honte.

24. Il est des personnes de bas lieu qui reçoivent des deux parties, comme les employés dans les offices subalternes et ceux qui les commandent; on leur redemande ce qu'ils ont extorqué par une coupable cupidité; on leur laisse ce qu'on leur a donné par une coutume qu'on tolère; nous blâmerions plus ceux qui réclameraient dans ce dernier casque ceux qui se seraient fait payer selon l'usage; parce que c'est en vue de ces profits que ces gens-là entrent ou restent dans ces emplois inférieurs dont les affaires humaines ont besoin. Et lorsque ces gens viennent à mener un autre genre de vie ou à s'élever à un haut degré de sainteté, ils donnent aux pauvres comme leur propre bien ce qu'ils ont acquis de cette façon, et ne le restituent pas à ceux de qui ils l'ont reçu comme on ferait du bien d'autrui. Quant à celui qui a pris par vol, rapine, calomnie, oppression, violence, celui-là, nous voulons qu'il restitue et non pas qu'il donne. C'est l'exemple évangélique que donne le publicain Zachée ayant tout à coup changé sa vie en une sainte vie après avoir reçu le Seigneur dans sa mai. son, lui dit : " de donne aux pauvres la moitié de mes biens, et si j'ai dérobé quelque chose à quelqu'un, je lui rends le quadruple (1). "

25. Cependant si on regarde de plus près à ce que commande la justice, on aura bien plus raison de dire à l'avocat : rendez ce que vous avez reçu pour vous être élevé contre la vérité, pour être venu en aide à l'iniquité, pour avoir trompé le juge, opprimé une cause juste et triomphé par la fausseté (et que

1. Luc, XIX, 8.

391

d'hommes éloquents, qui passent pour très-honnêtes, foulent ainsi les droits de la vérité, non-seulement sans tomber sous les coups de la loi, mais même en se faisant honneur de ces iniques victoires !). On aura, dis-je, bien plus raison de tenir à l’avocat ce langage que de dire à n'importe quel agent du pouvoir judiciaire : rendez ce que vous avez reçu pour avoir arrêté, par ordre du juge, un homme qu'on avait besoin d'entendre quelle que fût sa cause, pour l'avoir garotté de peur qu'il ne résistât, pour l'avoir enfermé de peur qu'il ne s'échappât, pour l'avoir fait comparaître durant le procès ou l'avoir renvoyé après le jugement. Mais chacun sait pourquoi on ne dit pas de pareilles choses à l'avocat; un homme ne veut pas redemander à son défenseur ce qu'il lui a donné pour lui faire avoir injustement gain de cause; de même qu'il ne voudrait pas rendre ce qu'il aurait reçu de la partie adverse après sa victoire de mauvais aloi. Trouverait-on aisément un avocat ou quelqu'un assez homme de bien pour dire de la part de l'avocat à son client : Reprenez ce que vous m'avez donné après que j'ai eu parlé pour vous au mépris de la justice, et restituez à votre adversaire ce que vous lui avez injustement enlevé sous le coup des efforts de ma parole? C'est néanmoins ce que doit faire celui que le repentir ramène à une vie plus droite. Si donc l'homme qui a plaidé injustement refuse , après avoir été averti, la réparation qu'il doit, l'avocat ne peut consentir à garder le prix de cette iniquité. On restitue ce qu'on a secrètement volé, et l'on ne restituerait pas ce qu'on aurait acquis, en trompant les lois et le juge, devant les tribunaux même où les crimes sont punis ! Que dirai-je de l'usure pour laquelle et les lois et les juges ordonnent restitution? Y a-t-il plus de cruauté à soustraire ou à prendre de force quelque chose à un riche que de ruiner le pauvre par l'usure? Voilà différents genres d'injustices dont je voudrais la réparation; mais à quel juge aurait-on recours pour cela ?

26. Si nous comprenons sagement l'endroit du livre des Proverbes où on lit que " le monde avec toutes ses richesses appartient à l'homme fidèle et que pas une obole n'est due à l'infidèle (1), " ne prouverons-nous pas que tous ceux qui mènent joyeuse vie avec des biens légitimement acquis et qui ne savent pas en faire usage, possèdent le bien d'autrui? Car ce

1. Livre des Proverbes, XVII, version des Septante.

qu'on a le droit de posséder n'appartient pas certainement à autrui; or on possède par le droit ce qu'on possède avec justice, et avec justice ce qu'on possède bien. Donc tout ce qu'on possède mal est à autrui, et celui-là possède mal qui use mal. Vous voyez ainsi que de gens devraient rendre le bien d'autrui, puisqu'il en est peu à qui on puisse faire restitution; mais n'importe ou ceux-ci se rencontrent, ils méprisent d'autant plus ces richesses qu'ils pourraient les posséder avec plus de justice. Car personne ne possède mal la justice, et celui qui ne l'aime pas ne l'a pas. Quant à l'argent, les méchants ont une mauvaise manière de le, posséder; les bons le possèdent d'autant mieux qu'ils l'aiment moins. Mais on tolère l'iniquité de mauvais possesseurs des biens humains, et parmi eux on a établi des droits qu'on appelle civils; ils ne font pas à cause de cela un meilleur usage de ce qu'ils ont, mais ce mauvais usage devient moins dédommageable pour autrui. Les choses vont ainsi jusqu'à ce que les fidèles et les pieux auxquels tout appartient de droit, et dont les uns se sont sanctifiés dans les rangs des mauvais riches, et les autres, en vivant quelque temps au milieu d'eux, ont été éprouvés mais non souillés par leurs injustices, arrivent à cette cité où les attend l'héritage de l'éternité : c'est là qu'il n'y a de place que pour le juste, de rang élevé que pour le sage; c'est là qu'on ne possédera que ce qui est véritablement à soi. Cependant, même ici, nous n'intercédons pas pour que les biens d'autrui ne soient point restitués d'après les moeurs et les lois de la terre; lorsque nous demandons que vous vous adoucissiez envers les méchants, ce n'est pas pour qu'on les aime et pour qu'ils demeurent ce qu'ils sont, c'est parce que tous ceux qui sont bons le deviennent en cessant d'être méchants et qu'on apaise Dieu par un sacrifice de miséricorde : si Dieu n'était pas indulgent à ceux qui sont mauvais, il n'y aurait personne de bon.

Voilà une trop longue lettre qui vous fait perdre votre temps, quand peu de mots auraient suffi à un homme aussi pénétrant et aussi instruit que vous. Il y a. longtemps que j'aurais fini si j'avais cru que vous seul dussiez lire ma réponse. Vivez heureux dans le Christ, mon très-cher fils.

 

 

 

 

LETTRE CLIV. (Année 414.)

Le vicaire d'Afrique exprime à saint Augustin ses sentiments de respectueuse admiration ; il avait reçu et tu les trois premiers livres de la Cité de Dieu.

MACÉDONIUS A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET CHER PÈRE AUGUSTIN, ÉVÊQUE.

1. Je suis merveilleusement frappé de votre sagesse , soit que je lise vos ouvrages, soit que je lise ce que vous avez bien voulu m'envoyer sur les intercessions en faveur des criminels. Je trouve dans vos ouvrages tant de pénétration, de science, de sainteté qu'il n'y a rien au delà; et tant de réserve dans votre lettre que si je ne faisais pas ce que vous demandez , je croirais presque que le seul coupable de l'affaire c'est moi, ô vénérable seigneur et cher Père. Car vous n'insistez point comme la plupart des gens de ce lieu , et vous n'arrachez pas de force ce que vous désirez; mais lorsque vous croyez devoir vous adresser à un juge accablé de tant de soins, vous exhortez avec une réserve qui vient en aide à vos paroles, et qui, auprès des gens de bien, est la plus puissante manière de vaincre les difficultés. C'est pourquoi je me suis hâté d'avoir égard à votre demande : je l'avais déjà fait espérer.

2. J'ai lu vos livres (1), car ce ne sont pas de ces oeuvres languissantes et froides qui souffrent qu'on les quitte ; ils se sont emparés de moi, m'ont enlevé à tout autre soin et m'ont si bien attaché à eux (puisse Dieu m'être ainsi favorable!), que je ne sais ce que je dois le plus y admirer, ou la perfection du sacerdoce, ou les dogmes de la philosophie, ou la pleine connaissance de l'histoire, ou l'agrément de l'éloquence; votre langage séduit si fortement les ignorants eux-mêmes qu'ils n'interrompent pas la lecture de vos livres avant de l'avoir achevée, et qu'après avoir fini ils recommencent encore. Vous avez prouvé à nos adversaires, impudemment opiniâtres, que dans ce qu'ils appellent les siècles heureux, il est arrivé de plus grands maux dont la cause est cachée dans l'obscurité des secrets de la nature, et que les fausses félicités de ces temps ont conduit, non point à la béatitude, mais aux abîmes ; vous avez montré que notre religion et les mystères du Dieu véritable, sans compter la vie éternelle promise aux hommes vertueux , adoucissent les inévitables amertumes de la vie présente. Vous vous êtes servi du puissant exemple d'un malheur récent (2); toutefois, malgré les fortes preuves que vous en tirez au profit de notre cause , j’aurais voulu, si t'eût été possible , qu'il ne vous eût pas servi (3). Mais cette calamité ayant donné lieu à tant de plaintes folles de la part de ceux qu'il fallait convaincre, il était devenu

1. Les trois premiers livres de la Cité de Dieu.

2. La chute de Rome.

3. On voit ici combien les âmes chrétiennes les meilleures avaient été émues et troublées de la prise de Rome par les Barbares.

nécessaire de tirer de cette catastrophe même des preuves de la vérité.

3. Voilà ce que j'ai pu vous répondre sous le, poids de tant d'occupations; elles sont vaines si on considère à quoi aboutissent les choses humaines, mais elles ont pourtant leur nécessité dans les jours mortels qui nous sont faits ici-bas. Sil m'est accordé du loisir et de la vie, je vous écrirai aussi d'Italie pour vous marquer tout ce que m'inspire un ouvrage d'une si grande science, Sans qui je puisse cependant payer jamais toute ma dette. Que le Dieu tout-puissant garde votre sainteté en santé et en joie durant une très-longue vie, ô désirable seigneur et cher Père

 

 

 

LETTRE CLV. (Année 414.)

Toutes les beautés de la philosophie chrétienne se trouvent dans cette lettre où saint Augustin entretient Macédonius des conditions de la vie heureuse et des devoirs de ceux qui sont à la tête des peuples. Cette lettre est pleine de choses admirables; elle établit les fondements de la politique chrétienne.

AUGUSTIN, ÉVÊQUE, SERVITEUR DU CHRIST ET DE SA FAMILLE , A SON CHER FILS MACÉDONIUS , SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Quoique je ne reconnaisse pas en moi la sagesse que vous m'attribuez, j'ai pourtant de nombreuses actions de grâces à rendre à l'affection si vive et si sincère que vous rue témoignez. J'ai du plaisir à penser que les fruits de mes études plaisent à un homme tel que vous; j'en éprouve bien davantage à voir votre coeur s'attacher à l'amour de l'éternité, de la vérité et de la charité même, à l'amour de ce céleste et divin empire dont le Christ est le souverain, et où seulement on vivra toujours heureux, si on a bien et pieusement vécu en ce monde; je vois que vous vous en approchez, et je vous aime à cause de votre ardent désir d'y parvenir. De là découle aussi la véritable amitié, amour tout gratuit qui ne tire pas son prix des avantages temporels. Car personne ne peut être véritablement l'ami d'un homme s'il ne l'a été premièrement de la vérité, et si ce dernier amour n est gratuit, il ne peut exister d'aucune manière.

2. Les philosophes aussi ont beaucoup parlé là-dessus; mais on ne trouve pas en eux la vraie piété, c'est-à-dire le vrai culte du vrai Dieu d'où il faut tirer tous les devoirs de bien vivre; je pense que leur erreur ne vient pas d'autre chose sinon qu'ils ont voulu se fabriquer en quelque sorte de leur propre fond une vie heureuse et qu'ils ont cru devoir la faire plutôt que de la demander, tandis que Dieu seul la donne. Nul ne peut faire l'homme heureux, si ce n'est Celui qui a fait l'homme. Celui qui accorde de si grands biens aux bons et aux méchants pour qu'ils existent, pour qu'ils soient des hommes, pour qu'ils aient à leur service leurs sens, leurs forces et les richesses de la terre, se donnera lui-même aux bons pour qu'ils soient heureux, et leur bonté même est déjà un présent divin. Mais les hommes qui, dans cette misérable vie, dans les membres mourants, sous le poids d'une chair corruptible , ont voulu être les auteurs et comme les créateurs de leur vie heureuse, n'ont pas pu comprendre comment Dieu résistait à leur orgueil; ils aspiraient à la vie heureuse par leurs propres vertus et croyaient déjà la tenir, au lieu de la demander à celui qui est la source même des vertus et de l'espérer de sa miséricorde. C'est pourquoi ils sont tombés dans une très-absurde erreur, d'un côté, soutenant que le sage était heureux jusque dans le taureau de Phalaris, et forcés, de l'autre, d'avouer que parfois il fallait fuir une vie heureuse. Car ils cèdent aux maux du corps trop accumulés, et, au milieu de l'excès de leurs souffrances, ils sont d'avis de quitter cette vie. Je ne veux pas dire ici quel crime ce serait qu'un homme innocent se tuât; il ne le doit pas du tout, lors même qu'il serait coupable; nous avons exposé cela en détail dans le premier des trois livres que vous avez lus avec tant de bienveillance et d'attention. Que l'on voie, sans l'emportement de l'orgueil, mais avec le calme de la modération, si on peut appeler heureuse une vie que le sage ne garde pas pour en jouir et qu'il est amené à s'arracher de ses propres mains.

3. Il y a, comme vous savez, dans Cicéron, à la fin du cinquième livre des Tusculanes, un endroit qui est à considérer ici. En parlant de la cécité du corps, et en affirmant que le sage, même devenu aveugle, peut être heureux, Cicéron énumère beaucoup de choses que ce sage aurait du bonheur à entendre; de même s'il devenait sourd, il y aurait pour ses yeux des spectacles qui le raviraient et lui donneraient de la félicité. Mais Cicéron n'a pas osé dire que le sage serait encore heureux s'il devenait aveugle et sourd; seulement si les plus cruelles douleurs du corps s'ajoutent à la privation de l'ouïe et de la vue, et que le (393) malade n'en reçoive pas la mort, Cicéron lui laisse la ressource de se la donner lui-même pour accomplir sa délivrance, par cet acte de vertu, et arriver au port de l'insensibilité. Le sage est donc vaincu par les souffrances extrêmes, et, sous l'étreinte de maux cruels, il commet sur lui-même un homicide. Mais celui qui ne s'épargne pas lui-même pour échapper à de tels maux,, qui épargnera-t-il? Certainement le sage est toujours heureux, certainement nulle calamité ne peut lui ravir la vie heureuse placée en sa propre puissance. Et voilà que dans la cécité et la surdité et les plus cruels tourments du corps, ou bien ce sage perd la vie heureuse, ou bien, s'il la conserve encore dans ces afflictions, il y aura parfois, d'après les raisonnements de ces savants hommes, une vie heureuse, que le sage ne peut pas supporter; ou, ce qui est plus absurde, qu'il ne doit pas supporter, qu'il doit fuir, briser, rejeter, et dont il doit s'affranchir par le fer ou le poison ou tout autre genre de mort volontaire : c'est ainsi que, selon les épicuriens et quelques autres extravagants, il arrivera au port de l'insensibilité de façon à ne plus être du tout, ou bien trouvera un bonheur qui consistera à être délivré, comme d'une peste, de cette vie heureuse qu'il prétendait mener en ce monde. O trop superbe forfanterie ! Si, malgré les souffrances du corps, la vie du sage est encore heureuse, pourquoi n'y demeure-t-il pas pour en jouir? Si, au contraire, elle est misérable, n'est-ce pas, je vous le demande, l'orgueil qui l'empêche de l'avouer, de prier Dieu et d'adresser ses supplications à la justice et à la miséricorde de Celui qui a la puissance, soit de détourner ou d'adoucir les maux de cette vie ou de nous armer de force pour les supporter ou de nous en délivrer tout à fait, et de nous donner ensuite la vie véritablement heureuse, séparée de tout mal et inséparable du souverain bien?

4. C'est la récompense des âmes pieuses; dans l'espoir de l'obtenir nous supportons sans l'aimer cette vie temporelle et mortelle; nous supportons courageusement ses maux par l'inspiration et le don divins, quand, la joie dans le coeur, nous attendons fidèlement l'accomplissement de la promesse que Dieu nous a faite des biens éternels. L'apôtre Paul nous y exhorte lorsqu'il nous parle de ceux qui " se réjouissent dans l'espérance et qui sont (394) patients dans la tribulation (1) ; n il nous montre pourquoi on est patient dans la tribulation en nous disant d'abord qu'on se réjouit dans l'espérance. J'exhorte à cette espérance par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Dieu lui-même notre maître a enseigné cela lorsqu'il a voilé sa majesté sous les apparences d'une chair infirme; non-seulement il l'a enseigné par l'oracle de sa parole, mais encore il l'a confirmé par l'exemple de sa passion et de sa résurrection. Il a montré par l'une ce que nous devons supporter, par l'autre ce que nous devons espérer. Les philosophes dont . nous avons rappelé plus haut les erreurs auraient mérité sa grâce si, pleins d'orgueil, ils n'avaient inutilement cherché à se faire, de leur propre fond, cette vie heureuse, dont Dieu seul a promis la possession, après la mort, à ceux qui auront été ses véritables adorateurs. Cicéron a été mieux inspiré quand il a dit : " Cette vie est une mort et je pourrais, si je voulais, faire voir combien elle est déplorable (2). " Si elle est déplorable, comment peut-on la trouver heureuse? Et puisqu'on en déplore avec raison la misère, pourquoi ne pas convenir qu'elle est misérable? Je vous en prie donc, homme de bien, accoutumez-vous à être heureux en espérance, pour que vous le soyez aussi en réalité, lorsque la félicité éternelle sera accordée comme récompense à votre persévérante piété.

5. Si la longueur de ma lettre vous fatigue, la faute en est sûrement à vous qui m'avez appelé un sage. Voilà pourquoi j'ose vous parler ainsi, non pas pour faire parade de ma propre sagesse, mais pour montrer en quoi la sagesse doit consister. Elle est dans ce monde le vrai culte du vrai Dieu, afin que Dieu soit son gain assuré et entier dans la vie future. Ici la constance dans la piété, là-haut l'éternité dans le bonheur. Si j'ai en moi quelque chose de cette sagesse qui seule est la véritable, je ne l'ai pas tiré de moi-même, je l'ai tiré de Dieu, et j'espère fidèlement qu'il achèvera en moi ce que je me réjouis humblement qu'il ait commencé; je ne suis ni incrédule pour ce qu'il ne m'a pas donné encore, ni ingrat pour ce qu'il m'a déjà donné. Si je mérite quelque louange, c'est par sa grâce, ce n'est ni par mon esprit ni par mon mérite; car les génies les plus pénétrants et les plus élevés sont tombés dans des erreurs d'autant plus grandes

1. Rom. XII, 12. — 2. In Tusc. quaest.

qu'ils ont cru avec plus de confiance dans leurs propres forces et n'ont pas demandé humblement et sincèrement à Dieu de leur montrer la voie. Et que sont les mérites des hommes, quels qu'ils soient, puisque celui qui est venu sur la terre, non point avec une récompense due, mais avec une grâce gratuite, a trouvé tous les hommes pécheurs, lui seul étant libre et libérateur du joug du péché?

6. Si donc la vraie vertu nous plaît, disons-lui, comme dans ses saintes Ecritures : " Je vous aimerai, Seigneur, qui êtes ma vertu (1); " et si véritablement nous voulons être heureux (ce que nous ne pouvons pas ne pas vouloir), que notre coeur soit fidèle à ces paroles des mêmes Ecritures : " Heureux l'homme dont le nom du Seigneur est l'espérance, et qui n'a point abaissé ses regards sur les vanités et les folies menteuses (2) !" Or, par quelle vanité, par quelle folie, par quel mensonge un homme mortel, menant une vie misérable avec un esprit et un corps sujets au changement, chargé de tant de péchés, exposé à tant de tentations, rempli de tant de corruption, destiné à des peines si méritées, met-il en lui-même sa confiance pour être heureux, lorsque, sans le secours de Dieu, lumière des intelligences, il ne peut pas même préserver de l'erreur ce qu'il a de plus noble dans sa nature, c'est-à-dire l'esprit et la raison ! Rejetons donc les vanités et les folies menteuses des faux philosophes; car il n'y aura pas de vertu en nous si Dieu ne vient lui-même à notre aide; pas de bonheur, s'il ne nous fait pas jouir de lui et si, par le don de l'immortalité et de l'incorruptibilité, il n'absorbe tout ce qu'il y a en nous de changeant et de corruptible, et qui n'est qu'un amas de faiblesses et de misères.

7. Nous savons que vous aimez le bien de l’Etat ; voyez donc comme il est clair, d'après les livres saints, que ce qui fait le bonheur de l'homme fait aussi le bonheur des Etats. I,e prophète rempli de l'Esprit-Saint, parle ainsi dans sa prière : " Délivrez-moi de la main des enfants étrangers, dont la bouche a proféré des paroles de vanité, et dont la main droite est une main d'iniquité. Leurs fils sont comme de nouvelles plantes dans leur jeunesse ; leurs filles sont ajustées et ornées comme un temple; leurs colliers sont si pleins qu'ils regorgent; leurs troupeaux

1. Ps. XVII, 2. — 2. Ibid. XXXIX, 5.

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s'accroissent de la fécondité de leurs brebis; a leurs vaches sont grasses; leurs murailles ne

sont ni ruinées ni ouvertes, et il n'y a pas de cris dans leurs places publiques. Ils ont proclamé heureux le peuple à qui ces choses appartiennent : heureux le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu (1) ! "

8. Vous le voyez : il n'y a que les enfants étrangers, c'est-à-dire n'appartenant pas à la régénération par laquelle nous sommes faits enfants de Dieu, qui trouvent un peuple heureux à cause de l'accumulation des biens terrestres; le prophète demande à Dieu de le délivrer de la main de ces étrangers, de peur de se laisser entraîner par eux dans une aussi fausse idée du bonheur de l'homme et dans des péchés impies. Car dans la vanité de leurs discours, " ils ont proclamé heureux le peuple à qui appartiennent ces choses " que David a citées plus haut, et dans lesquelles consiste la seule félicité que recherchent les amis de ce monde; et c'est pourquoi " leur main droite est une main d'iniquité, " parce qu'ils ont mis avant ce qu'il aurait fallu mettre après, comme le côté droit passe avant le côté gauche. Si on possède ces sortes de biens, on ne doit pas y placer la vie heureuse; les choses de ce monde doivent nous être soumises et ne pas être maîtresses; elles doivent suivre et ne pas mener. Et comme si nous disions au Prophète quand il priait ainsi et demandait d'être délivré et séparé des enfants étrangers qui ont proclamé heureux le peuple à qui appartiennent ces choses; vous-même, qu'en pensez-vous? quel est le peuple que vous proclamez heureux? il ne répond pas: Heureux le peuple qui place sa vertu dans sa force propre ! S'il avait répondu cela, il aurait mis encore une différence entre un tel peuple et celui qui fait consister la vie heureuse dans une visible et corporelle félicité; mais il ne serait pas allé au delà des vanités et des folies menteuses. " Maudit soit quiconque met son espérance dans l'homme," disent ailleurs les saintes lettres (2); personne ne doit donc mettre en soi son espérance, parce qu'il est homme lui-même. C'est pourquoi afin de s'élancer par delà les limites de toutes les vanités et des folies menteuses, et afin de placer la vie heureuse où elle est véritablement, "Heureux, dit le Psalmiste, heureux le peuple " dont le Seigneur est le Dieu! "

9. Vous voyez donc où il faut demander ce

1. Ps. CXLIII, 11-15. — 2. Jérémie, XVIII, 11-15.

que tous désirent, savants et ignorants; il en est beaucoup qui, par erreur ou par orgueil, ne savent ni qui le donne ni comment on le reçoit. Dans ce psaume divin sont repris en meure temps les uns et les autres, ceux qui se confient dans leur vertu et ceux qui se glorifient dans l'abondance de leurs richesses (1), c'est-à-dire les philosophes de ce monde et les gens très-éloignés de cette philosophie, aux yeux desquels les trésors de la terre suffisent au bonheur d'un peuple. C'est pourquoi demandons au Seigneur notre Dieu qui nous a faits, demandons-lui et la vertu pour triompher des maux de cette vie, et après la mort, la jouissance de la vie heureuse dans son éternité, afin que pour la vertu et pour la récompense de la vertu, " celui qui se glorifie se glorifie " dans le Seigneur, " comme parle l'Apôtre (2). C'est ce que nous devons vouloir pour nous et pour l'Etat dont nous sommes citoyens, car le bonheur d'un Etat ne part pas d'un autre principe que le bonheur de l'homme, puisque l'Etat n'est autre chose qu'une multitude d'hommes unis entre eux.

10. Si donc toute cette prudence par laquelle vous veillez aux intérêts humains, toute cette force par laquelle vous tenez tête à l'iniquité, toute cette tempérance par laquelle vous vous maintenez pur au milieu de la corruption générale, toute cette justice par laquelle vous rendez à chacun ce qui lui appartient, si ces qualités et ces nobles efforts ont pour but la santé, la sécurité et le repos de ceux à qui vous voulez faire du bien; si votre ambition c'est qu'ils aient des fils comme des plantes bien soutenues, des filles ornées comme des temples, des celliers qui regorgent, des brebis fécondes, des vaches grasses, que les murs de leurs enclos ne présentent aucune ruine, et qu'on n'entende point dans leurs rues les cris de la dispute, vos vertus ne seront point des vertus véritables comme le bonheur de ce peuple-là né sera pas un vrai bonheur. Cette réserve de mon langage que vous avez bien voulu louer dans votre lettre ne doit pas m'empêcher de dire ici la vérité. Si, je le répète, votre administration avec les qualités qui l'accompagnent et que je viens de rappeler ne se proposait d'autre fin que de préserver les hommes de toute peine selon la chair, et que vous regardassiez comme une oeuvre étrangère à vos devoirs de connaître à quoi ils rapportent

1. Ps. XLVIII, 7. — 2. II Cor. X, 17.

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portent ce repos que vous vous efforcez de leur procurer, c'est-à-dire (pour parler clairement) ; si vous ne vous occupiez pas de savoir quel culte ils rendent au Dieu véritable, où est tout le fruit d'une vie tranquille, ce grand travail ne vous servirait de rien pour la vie véritablement heureuse.

11. J'ai l'air de parler avec assez de hardiesse, et j'oublie en quelque sorte le langage accoutumé de mes intercessions. Mais si la réserve n'est autre chose qu'une certaine crainte de déplaire, moi, en craignant ici, je ne montre aucune réserve; car je craindrais d'abord et à bon droit de déplaire à Dieu, ensuite à notre amitié, si je prenais moins de liberté quand il s'agit de vous adresser des exhortations que je crois salutaires. Oui, que je sois réservé lorsque j'intercède auprès de vous pour les autres; mais lorsque c'est pour vous, il faut que je sois d'autant plus libre que je vous suis plus attaché, car l'amitié se mesure à la fidélité parler de la sorte, c'est encore agir avec réserve. Si, comme vous l'avez écrit vous-même, " la réserve est auprès des gens de bien la " plus puissante manière de vaincre les difficultés, " qu'elle me vienne en aide pour vous auprès de vous, afin que je jouisse de vous en celui qui m'a ouvert la porte vers vous et inspiré cette confiance : surtout parce que les sentiments que je vous suggère sont déjà, je le crois aisément, au fond de votre coeur soutenu et formé de tant de dons divins.

12. Si, comprenant quel est celui de qui vous tenez ces vertus et lui en rendant grâces, vous les rapportez à son culte, même dans l'exercice de vos fonctions; si, par les saints exemples de votre vie, par votre zèle, vos encouragements ou vos menaces, vous dirigez et vous amenez vers Dieu les hommes soumis à votre puissance; si vous ne travaillez au maintien de leur sécurité que pour les mettre en état de mériter Celui en qui ils trouveront une heureuse vie, alors vos vertus seront de vraies vertus; grâce à celui de qui vous les avez reçues, elles croîtront et s'achèveront de façon à vous conduire sans aucun doute à la vie véritablement heureuse qui n'est autre que la vie éternelle. Là, on n'aura plus à discerner prudemment le bien et le mal, car le mal n'y sera pas; ni à supporter courageusement l'adversité, car il n'y aura rien là que nous n'aimions, rien qui puisse exercer notre patience; ni à réfréner par la tempérance les mauvais désirs, car notre âme en sera à jamais préservée; ni à secourir avec justice les indigents, car là nous n'aurons plus ni pauvres ni nécessiteux. Il n'y aura plus là qu'une même vertu, et ce qui fera à la fois la vertu et la récompense, c'est ce que chante dans les divines Ecritures un homme embrasé de ce saint désir : " Mon bien est de m'unir à Dieu (1). " Là sera la sagesse pleine et sans fin, la vie véritablement heureuse; car on sera parvenu à l'éternel et souverain bien, dont la possession éternelle est le complément de notre bien. Que cette vertu s'appelle prudence, parce qu'il est prudent de s'attacher à un bien qu'on ne peut pas perdre; qu'on l'appelle force, parce que nous serons fortement unis à un bien dont rien ne nous séparera; qu'on l'appelle tempérance, parce que notre union sera chaste, là où jamais il n'y aura corruption; qu'on l'appelle justice, parce que c'est avec raison qu'on s'attachera au bien auquel on doit demeurer toujours soumis.

13. En cette vie même la vertu n'est autre chose que d'aimer ce qu'on doit aimer; le choisir, c'est de la prudence; ne s'en laisser détourner par aucune peine, c'est de la force; par aucune séduction, c'est de la tempérance; par aucun orgueil, c'est de la justice. Mais que devons-nous choisir pour notre principal amour si ce n'est ce que nous trouvons de meilleur que toutes choses? Cet objet de notre amour, c'est Dieu : lui préférer ou lui comparer quelque chose, c'est ne pas savoir nous aimer nous-mêmes. Car nous faisons d'autant plus notre bien que nous allons davantage vers lui que rien n'égale ; nous y allons non pas en marchant, mais en aimant; et il nous sera d'autant plus présent que notre amour pour lui sera plus pur, car il ne s'étend ni ne s'enferme dans aucun espace. Ce ne sont donc point nos pas, mais nos moeurs qui nous mènent à lui qui est présent partout et tout entier partout. Nos moeurs ne se jugent pas d'après ce qui fait l'objet de nos connaissances, mais l'objet de notre amour : ce sont les bons ou les mauvais amours qui font les bonnes ou les mauvaises moeurs. Ainsi, par notre dépravation, nous restons loin de Dieu qui est la rectitude éternelle; et nous nous corrigeons en aimant ce qui est droit, afin qu'ainsi redressés, nous puissions nous unir à Lui.

14. Si donc nous savons nous aimer nous-mêmes en aimant Dieu, ne négligeons aucun

1. Ps. LXXII, 28.

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effort pour porter vers lui ceux que nous aimons comme nous-mêmes. Car le Christ, c'est-à-dire la Vérité, nous enseigne que toute la loi et les prophètes sont enfermés dans ces deux préceptes : aimer Dieu de toute âme, de tout coeur, de tout esprit, et aimer notre prochain comme nous-mêmes (1). Le prochain ici, ce n'est pas celui qui est notre proche par les liens du sang, mais par la communauté de la raison qui unit entre eux tous les hommes. Si la raison d'argent fait des associés, combien plus encore la raison de nature, qui ne nous unit point par une loi de commerce, mais par la loi de naissance ! Aussi le poète comique (car l'éclat de la vérité n'a pas manqué aux beaux génies), dans une scène où deux vieillards s'entretiennent, fait dire à l'un : " Vos propres affaires vous laissent-elles tant de loisirs que vous puissiez vous occuper de celles d'autrui qui ne vous regardent pas? " et l'autre vieillard répond : "Je suis homme, et rien d'humain ne m'est étranger (2). " On dit que le théâtre tout entier, quoique les fous et les ignorants n'y manquassent pas, couvrit d'applaudissements ce trait du poète. Ce qui fait l'union des âmes humaines touche tellement au sentiment de tous, qu'il ne se rencontra pas dans cette assemblée un seul homme qui ne se sentit le prochain d'un homme quel qu'il fût.

15. L'homme donc doit aimer Dieu et lui-même et le prochain de cet amour que la loi divine lui commande; mais trois préceptes n'ont pas été donnés pour cela; il n'a pas été dit : dans ces trois, mais " dans ces deux préceptes sont enfermés toute la loi et les prophètes : " c'est d'aimer Dieu de tout coeur, de toute âme, de tout esprit, et d'aimer son prochain comme soi-même. Par là nous devons entendre que l'amour de nous-mêmes n'est pas différent de l'amour de Dieu. Car s'aimer autrement c'est plutôt se haïr ; l'homme alors devient injuste; il est privé de la lumière de la justice, lorsque se détournant du meilleur bien pour se tourner vers lui-même, il tombe à ce qui est inférieur et misérable. Alors s'accomplit en lui ce qui est écrit: " Celui qui aime l'iniquité hait son âme (3). " C'est pourquoi, nul ne s'aimant lui-même s'il n'aime Dieu, après le précepte

1. Matth. XII, 37-40.

2. Térence, Heautontimorumenos (l'homme qui se punit lui-même), acte I, scène I.

3. Ps. X, 6.

de l'amour de Dieu il n'était pas besoin d'ordonner encore à l'homme de s'aimer, puisqu'il s'aime en aimant Dieu. Il doit donc aimer le prochain comme lui-même afin d'amener, lorsqu'il le peut, l'homme au culte de Dieu, soit par des bienfaits qui consolent, soit par des instructions salutaires, soit par d'utiles reproches : il sait que dans ces deux préceptes sont enfermés toute la loi et les prophètes.

16. Celui qui, par un bon discernement, fait de ce devoir son partage, est prudent; ne s'en laisser détourner par aucun tourment, c'est être fort; par aucun autre plaisir, c'est être tempérant; par aucun orgueil, c'est être juste. Quand on a obtenu de Dieu ces vertus par la grâce du Médiateur qui est Dieu avec le Père, et homme avec nous; de Jésus-Christ, qui, après que le péché nous a faits ennemis de Dieu, nous réconcilie avec lui dans l'Esprit de charité; quand on a, dis-je, obtenu de Dieu ces vertus, on mène en ce monde une bonne vie, et, comme récompense, on reçoit ensuite la vie heureuse qui ne peut pas ne pas être éternelle. Les mêmes vertus qui sont ici des actes ont là-haut leur effet; ici c'est l'œuvre, là-haut la récompense; ici le devoir; là-haut la fin. C'est pourquoi tous les bons et les saints, même au milieu des tourments où le secours divin ne leur manque pas, sont appelés heureux par l'espérance de cette fin qui sera leur bonheur : s'ils demeuraient toujours dans les mêmes supplices et les mêmes douleurs, ii faudrait les appeler malheureux, malgré toutes leurs vertus.

17. La piété, c'est-à-dire le vrai culte du vrai Dieu, sert donc à tout; elle détourne ou adoucit les misères de cette vie, elle conduit à cette vie et à ce salut où nous n'aurons plus de mal à souffrir, où nous jouirons de l'éternel et souverain bien. Je vous exhorte, comme je m'exhorte moi-même, à vous montrer de plus en plus parfait dans cette voie de piété et à y persévérer. Si vous n'y marchiez pas, si vous n'étiez pas d'avis de faire servir à la piété les honneurs dont vous êtes revêtus, vous n'auriez pas dit, dans votre ordonnance destinée à ramener à l'unité et à la paix du Christ les donatistes hérétiques : " C'est pour vous que cela se fait; c'est pour vous que travaillent et les prêtres d'une foi incorruptible et l'empereur, et nous-mêmes qui sommes ses juges; "vous n'auriez pas dit beaucoup d'autres choses qui se trouvent dans cette ordonnance et par où (398) vous avez fait voir que votre magistrature de la terre ne vous empêche pas de beaucoup penser à l'empire du ciel. Si donc j'ai voulu parler longtemps avec vous des vertus véritables et de la vie véritablement heureuse, j'aimerais à espérer que je n'ai pas été trop à charge à un homme aussi occupé que vous; j'en ai même la confiance, lorsque je songe à ce grand et admirable esprit qui fait que, sans négliger les pénibles devoirs de votre dignité, vous vous appliquez plus volontiers à ces intérêts plus élevés.

 

 

LETTRE CLVI. (Année 414.)

Un pieux et docte laïque de Syracuse , nommé Hilaire , le même peut-être dont nous retrouverons une lettre sous là date de 429, adresse à saint Augustin d'importantes questions.

HILAIRE AU SAINT, TRÈS-VÉNÉRABLE ET EN TOUTES CHOSES RESPECTABLE SEIGNEUR AUGUSTIN ÉVÊQUE.

La grâce de votre sainteté, connue de tous, encourage mon indignité à écrire à votre admirable révérence en profitant de l'occasion de ceux de votre pays qui retournent de Syracuse à Hippone ; je prie la souveraine Trinité que ma lettre vous trouve plein de santé et de vigueur et que vous puissiez y répondre, ô saint, vénérable et en toutes choses respectable seigneur! Je vous conjure de vous souvenir de moi dans vos pieuses oraisons et d'éclairer mon ignorance au. sujet de ce que certains chrétiens répètent à Syracuse; ils disent que l'homme peut être sans péché, et, s'il le veut, observer aisément les commandements de Dieu; qu'il ne serait pas juste que l'enfant mort sans baptême périt, puisqu'il riait sans péché. Ils disent que le riche ne peut pas entrer dans le royaume de Dieu, à moins qu'il n'ait vendu tout ce qu'il possède, et que môme les bonnes oeuvres qu'il accomplirait à l'aide de ses richesses ne lui serviraient de rien, et qu'on ne doit jurer en aucune manière. Je désire aussi savoir si l'Eglise " sans ride et sans tache " dont parle l'Apôtre (1), est celle où nous sommes présentement réunis ou bien celle que nous espérons : certains chrétiens croient que cette Eglise est celle où maintenant se pressent les peuples et qu'elle peut être sans péché. Je supplie instamment votre sainteté de nous instruire clairement sur toutes ces choses, afin que nous sachions ce que nous devons penser. Que la miséricorde de notre Dieu conserve votre sainteté saine et sauve et lui donne de très-longues années, ô saint et à bon droit vénérable Seigneur, et en tout si digne de respect!

1. Ephés. V, 27.

 

 

 

LETTRE CLVII. (Année 414.)

La réponse à Hilaire est célèbre; saint Jérôme l'appelle ai livre. Orose lut cette lettre dans l'assemblée de Jérusalem ai se trouvait Pélage, à la fin de juin 440 ; elle fut lue aussi dans la réunion de Diospolis ou Lydda , au mois de décembre de la même année (voir l’Histoire de saint Augustin, chap. XVIII). L'évêque d'Hippone établit la doctrine de la gràce contre lea naissantes erreurs des Pélagiens qu'il désigne sans les nommer; il établit aussi la vérité de l'enseignement chrétien relativement aux riches.

AUGUSTIN ÉVÊQUE , SERVITEUR DU CHRIST ET DE SON ÉGLISE, A SON BIEN-AIMÉ FILS HILAIRE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Votre lettre m'apprend non-seulement que vous êtes en bonne santé, mais encore que vous êtes animé d'un zèle religieux en ce qui touche la parole de Dieu, et d'un soin pieux pour votre salut qui est dans Notre-Seigneur Jésus-Christ : j'en rends grâces à Dieu et vous réponds sans retard.

2. Vous demandez si quelqu'un en ce monde est assez avancé dans la perfection de la justice pour vivre tout à fait sans péché; écoutez ces paroles de l'apôtre Jean, le disciple que le Seigneur aimait le plus : " Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous (1). " Si donc ceux dont vous parlez disent qu'ils sont sans péché, vous voyez qu'ils se trompent eux-mêmes et que la vérité n'est pas en eux. Mais s'ils avouent qu'ils sont pécheurs, pour mériter la miséricorde de Dieu, qu'ils cessent de tromper les autres et de chercher à leur inspirer un tel orgueil. L'oraison dominicale est nécessaire à tous; elle a été aussi donnée aux béliers du troupeau, c'est-à-dire aux apôtres eux-mêmes, afin que chacun dise à Dieu : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (2). " Celui qui n'a pas besoin de ces paroles dans la prière, celui-là sera déclaré vivre sans péché. Si le Seigneur avait prévu qu'il pût y avoir des hommes semblables, meilleurs que ses apôtres, il aurait enseigné à ceux-là une autre prière par laquelle ils n'auraient pas demandé le pardon de leurs péchés, le baptême ayant tout effacé. Si saint Daniel, non pas devant les hommes par une trompeuse humilité, mais devant Dieu même, c'est-à-dire

1. Jean, I, 8. — 2. Matth. VI, 12.

399

dans la prière par laquelle il implorait Dieu, confessait à la fois et les péchés de son peuple et ses propres péchés, comme nous l'atteste sa bouche véridique (1), il ne me paraît pas qu'on puisse dire aux gens dont vous me parlez autre chose que ce que le Seigneur dit à un orgueilleux parle prophète Ezéchiel : " Etes-vous plus sage que Daniel (2) ? "

3. Mais celui qui, aidé de la miséricorde et de la grâce de Dieu, se sera abstenu de ces péchés qu'on appelle aussi des crimes, et qui aura eu soin d'effacer par des oeuvres de miséricorde et de pieuses oraisons les péchés inséparables de cette vie, méritera d'en sortir sans péché, quoique, sa vie durant, il n'ait pas été exempt de fautes : celles-ci n'ayant pas manqué, les moyens de se purifier n'ont pas manqué aussi. Mais quiconque, entendant dire que par le libre arbitre nul n'est ici sans péché, en prendrait prétexte pour se livrer à ses passions, pour commettre des actions coupables, et persévérer jusqu'à son dernier jour dans ces infamies et ces crimes, celui-là, malgré les aumônes qu'il pourrait faire , vivrait misérablement et mourrait plus misérablement encore.

4. On peut jusqu'à un certain point tolérer qu'on dise qu'il y a ou qu'il y a eu sur la terre, sans compter le Saint des saints, quelqu'un d'exempt de tout péché. Mais prétendre que le libre arbitre suffit à l'homme pour observer les commandements du Seigneur, sans qu'il ait besoin de la grâce de Dieu et du don de l'Esprit-Saint pour l'accomplissement des bonnes oeuvres, c'est ce qu'il faut charger de tous les anathèmes et détester par toutes sortes d'exécrations. Ceux qui soutiennent cela sont entièrement éloignés de la grâce de Dieu, parce que, selon les mots de l'Apôtre sur les Juifs, " ignorant la justice de Dieu et voulant établir a la leur propre, ils n'ont pas été soumis à la justice de Dieu (3). " Car il n'y a que la charité qui soit la plénitude de la loi (4) ; et la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs, non par nous-mêmes ni avec les forces de notre propre volonté, mais par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (5).

5. Le libre arbitre peut quelque chose pour les bonnes oeuvres, si Dieu lui vient en aide ; on obtient ce secours en priant humblement et en agissant. Otez au libre arbitre l'appui

1. Dan. IX, 20. — 2. Ezéch. XXVIII, 3. — 3. Rom. X, 3. — 4. Ibid. XIII, 10. — 5. Ibid. V, 5.

divin, quelque connaissance qu'on ait de la loi, on n'aura en aucune manière une justice solide, mais seulement une enflure impie dans le coeur et un mortel orgueil. C'est ce que nous apprend l'oraison dominicale. C'est en vain que nous demandons à Dieu " de ne pas nous induire en tentation (1), " s'il est en notre pouvoir de ne point succomber. Car le sens de cette parole est celui-ci : ne nous laissez pas succomber. " Dieu est fidèle, dit l'Apôtre (2), il ne permettra pas que vous soyez tentés au delà de votre pouvoir, mais il fera tourner " la tentation à votre profit, afin que vous " puissiez persévérer ; " l'Apôtre aurait-il dit que Dieu fait cela, si cela était en notre seule puissance, sans son secours?

6. La loi elle-même a été donnée pour ce secours à ceux qui en font un bon usage, afin que, par elle, ils sachent ce qu'ils ont reçu de justice pour en rendre grâces à Dieu, ou ce qui leur manque encore pour le demander avec instance. Mais ceux qui comprennent ce précepte de la loi : " Tu ne convoiteras pas (3), " de façon à croire qu'il leur suffit de le connaître et qu'ils n'ont pas besoin de demander, pour l'accomplir, le secours de la grâce de Dieu, deviennent semblables aux juifs dont il a été dit " La loi est survenue pour que le péché abondât (4). " C'est peu pour eux de ne pas accomplir ce commandement: "Vous ne convoiterez pas; " outre cela, ils s'enorgueillissent; ignorant la justice de Dieu, c'est-à-dire celle que Dieu donne pour guérir l'impiété humaine, et voulant établir leur justice comme l'œuvre de leurs propres forces, ils n'ont pas été soumis à la justice de Dieu. " Car le Christ est la fin de la loi pour la justification de tout croyant ; " il est venu pour que la grâce surabondât où avait surabondé le péché (5). Si les juifs ont été les ennemis de cette grâce, ignorant la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, pourquoi des chrétiens en sont-ils aussi les ennemis, eux qui croient en celui que les juifs ont mis à mort? Est-ce pour que la récompense soit décernée aux juifs qui, après avoir tué le Christ, ont accusé leur impiété et se sont soumis à sa grâce une fois connue, et pour que la condamnation tombe sur des chrétiens qui veulent croire en Jésus-Christ de façon à s'efforcer de tuer la grâce ?

7. Car ceux qui croient bien croient en lui, afin

1. Matth. VI, 13. — 2. I Cor. X, 13. — 3. Exod. XX, 17; Rom, VII, 6. — 4. Rom. V, 20. — 5. Rom. X, 4; V, 20.

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d'avoir faim et soif de la justice et d'être rassasiés par sa grâce. Il est écrit que " tout homme qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (1) ; " il ne s'agit point ici de la santé du corps dont jouissent beaucoup de gens qui n'invoquent pas le nom du Seigneur, mais de cette santé dont lui-même a dit : " Il n'est pas besoin de médecin pour ceux qui se portent bien, mais pour ceux qui sont malades; " et qu'il achève d'expliquer par ces mots qui suivent : " Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (2). " Les justes sont ainsi ceux qui se portent bien , les pécheurs sont les malades. Que le malade ne présume donc pas de ses forces; il n'y trouvera pas son salut. S'il a cette présomption, qu'il prenne garde que ces forces-là, au lieu d'être des marques de santé, ne soient des marques de frénésie. Les frénétiques, dans leur folie, se croient pleins de santé; ils ne demandent pas le médecin, mais se jettent sur lui comme sur un importun. C'est ainsi que, dans le délire de leur orgueil, les mauvais chrétiens dont nous parlons maltraitent en quelque sorte le Christ, soutenant que le bon secours de sa grâce n'est pas nécessaire pour accomplir les œuvres de justice commandées par la loi. Qu'ils reviennent donc de leur extravagance , et qu'ils apprennent de leur mieux que le libre arbitre leur a été donné, non pas pour rejeter d'une volonté superbe le secours divin, mais pour invoquer le Seigneur avec une pieuse volonté.

8. Car cette volonté libre le sera d'autant plus qu'elle sera plus saine; elle deviendra d'autant plus saine qu'elle se montrera plus soumise à la divine miséricorde et à la grâce. Elle prie fidèlement lorsqu'elle dit : " Dirigez ma route selon votre parole, et que l'iniquité

ne me domine point (3). " Comment sera-t-elle libre la volonté où l'iniquité dominera ? Et pour qu'elle ne soit pas ainsi dominée, voyez qui elle invoque. Elle ne dit pas : Dirigez ma route selon le libre arbitre, car l'iniquité ne sera pas ma maîtresse; mais elle dit : " Dirigez ma route selon votre parole, et que l'iniquité ne me domine point. " Elle prie, elle ne promet pas; elle confesse, elle n'assure pas; elle souhaite une pleine liberté, elle ne vante pas sa propre puissance. Le salut en effet n'a pas été promis à tout homme qui se confie dans ses forces, mais à tout homme qui invoque le. nom du Seigneur. " Comment l'invoqueront-ils,

1. Joël, II, 32. — 2. Matth. IX, 12, 13. — 3. Ps. CVIII, 133.

dit l'Apôtre, s'ils ne croient pas en lui (1)? " La fin de la vraie foi est donc d'invoquer celui en qui l'on croit pour en obtenir la force d'accomplir ses préceptes : la foi obtient ce que la loi commande.

9. Pour ne pas parler de beaucoup de préceptes et s'en tenir à celui qu'a choisi l'Apôtre comme exemple : " Vous ne convoiterez pas, " la loi semble-t-elle ici commander autre chose que la répression des mauvais désirs? Partout où l'âme se porte, c'est l'amour qui l'y porte, comme un poids. C'est pourquoi il nous est ordonné d'enlever au poids de la cupidité pour accroître le poids de la charité jusqu'à l'anéantissement de l'une et à la perfection de l'autre;, car la charité est la plénitude de la loi. Et cependant voyez ce qui a été écrit touchant la continence elle-même : " Et sachant que nul ne peut être continent si Dieu ne lui en fait la grâce et qu'il y avait même de la sagesse, à reconnaître de qui on obtient ce don, je m'adressai au Seigneur et lui fis ma prière (2). " Le sage dit-il : Et sachant que nul ne peut être continent si ce n'est pas son propre libre arbitre et qu'il y avait de la sagesse à reconnaître que ce bien vient de moi-même? Tel n'a pas été son langage, qui est celui de certains orgueilleux; mais il a dit, comme il devait, dans la vérité de la sainte Ecriture : " Sachant que nul ne peut être continent si Dieu ne lui en fait la grâce. " Dieu prescrit donc la continence, et c'est lui qui la donne; il la prescrit par la foi, il la donne par la grâce; il la prescrit par la lettre, il la donne par l'Esprit; car la loi sans la grâce fait abonder le péché, et la lettre sans l'Esprit tue (3). Il prescrit, pour que, nous efforçant d'accomplir ce qui est ordonné, et fatigués du poids de notre faiblesse, nous sachions demander le secours de la grâce, et que , si nous avons pu faire quelque chose de bon, nous ne soyons point ingrats envers celui qui nous assiste. Voilà ce qu'a fait le sage; car la sagesse lui a appris à reconnaître de qui on obtient ce don.

10. La volonté ne cesse pas d'être libre parce qu'elle est secourue; mais au contraire le libre arbitre est secouru parce qu'il subsiste toujours. Celui qui dit à Dieu : " Soyez mon aide (4) , " confesse qu'il veut faire ce que . Dieu ordonne, mais qu'il implore son assistance afin de pouvoir l'accomplir. C'est ainsi

1. Rom. X, 14. — 2. Sagesse, VIII, 21. — 3. II Cor. III, 6. — 4. Ps. XXVI, 9.

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que le sage, lorsqu'il est venu à savoir que nul n'est continent si Dieu ne lui en fait la grâce, s'est adressé au Seigneur et l'a prié. Sans aucun doute, c'est par sa volonté qu'il s'est adressé au Seigneur et qu'il l'a prié - il n'aurait pas demandé s'il n'y avait eu en lui volonté. Mais s'il n'avait pas demandé, que pourrait cette volonté ? Lors même qu'elle pourrait avant de demander, qu'est-ce que cela lui servirait si elle ne rendait grâces de ce qu'elle peut demander à Celui à qui elle doit demander ce qu'elle ne peut pas encore? Aussi celui-là même qui est continent ne l'est pas s'il ne le veut; mais s'il n'avait pas reçu ce don de la continence, de quoi lui servirait la volonté ? " Qu'as-tu que tu n'aies reçu? et si tu l'as reçu, " pourquoi te glorifer comme si tu ne l'avais pas reçu (1) ?" C'est comme si l'Apôtre disait : Pourquoi te glorifier comme si tu avais de toi-même ce que tu ne pourrais avoir si tu ne l'avais pas reçu? Cela a été dit pour que celui qui se glorifie, se glorifie non pas en lui-même, mais dans le Seigneur (2) ; et pour que celui qui n'a pas encore de quoi se glorifier, ne l'espère pas de lui-même, mais qu'il prie le Seigneur. Mieux vaut avoir moins , pour demander à Dieu, que d'avoir plus, pour se l'attribuer à soi-même, car il vaut mieux monter de bas que de tomber de haut ; et il est écrit que " Dieu résiste aux superbes et donne la grâce aux humbles (3). " C'est donc pour l'abondance des péchés que la loi nous apprend ce que nous devons vouloir, si la grâce ne nous aide à pouvoir ce que nous voulons et à accomplir ce que nous pouvons. Elle nous aidera si nous nous défendons de la présomption et de l'orgueil, si nous nous plaisons à ce qui est humble (4), si nous rendons grâces à Dieu de ce que nous pouvons et si notre volonté l'implore avec ardeur pour ce que nous ne pouvons pas encore, appuyant notre prière d'abondantes œuvres de miséricorde , donnant pour qu'il nous soit donné, pardonnant pour qu'il nous soit pardonné.

11. Ils soutiennent que l'enfant mort sans baptême ne peut pas périr parce qu'il est né sans péché; l'Apôtre ne dit pas cela, et je pense qu'il vaut mieux croire l'Apôtre qu'eux. Voici ce que dit ce docteur des nations, en qui le Christ parlait : " Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par

1. I Cor. IV, 7. — 2. II Cor. X, 17. — 3. Jacq. IV, 6. — 4. Rom. XII, 16.

le péché, et ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché; " et peu après : " Car le jugement de condamnation vient d'un seul péché, mais la grâce de la justification délivre de beaucoup de péchés (1). " Si donc ils trouvent par hasard un enfant dans la naissance duquel n'entre pour rien la concupiscence du premier homme, qu'ils le déclarent non sujet à cette condamnation et n'ayant pas besoin d'en être délivré par la grâce du Christ. Quel est, en effet, ce seul péché pour lequel nous sommes condamnés, si ce n'est le péché d'Adam? Et pourquoi est-il dit que " nous sommes délivrés de beaucoup de péchés, " si ce n'est parce que la grâce du Christ non-seulement efface ce seul péché par lequel se trouvent souillés les enfants qui descendent de ce premier homme, mais encore beaucoup de péchés que les hommes, en grandissant, ajoutent à celui-là par leur mauvaise vie ? Cependant l'Apôtre dit que ce péché qui s'attache à la descendance charnelle du premier homme suffit pour la condamnation. C'est pourquoi le baptême des enfants n'est pas superflu ; en les régénérant, il les délivre de la condamnation qu'ils ont encourue par leur naissance. De même qu'en dehors de la race d'Adam il ne se trouve pas d'homme qui ait été engendré selon la chair, de même il ne se trouve pas d'homme qui ait été régénéré spirituellement en dehors du Christ. Mais la génération charnelle ne nous soumet à la condamnation que pour un seul péché; la régénération spirituelle, au contraire, efface non-seulement le seul péché pour lequel on baptise les enfants, mais encore beaucoup d'autres que les hommes, en vivant mal, ajoutant au péché originel. Aussi, l'Apôtre ajoute : "Si, à cause du péché d'un seul, la mort a régné par un seul homme, à plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et de la justice, régneront dans la vie par un seul, Jésus-Christ. Comme donc c'est par le péché d'un seul que tous les hommes sont condamnés, ainsi par la justice d'un seul tous les hommes reçoivent la justification de la vie. Et de même que par la désobéissance d'un seul homme plusieurs sont devenus pécheurs, ainsi plusieurs sont justifiés par l'obéissance d'un seul (2). "

42. Que diront-ils à cela? que leur reste-t-il sinon de prétendre que l'Apôtre s'est trompé?

1. Luc, VI, 37, 38. — 2. Rom. V, 12-19.

402

Celui qui est le vase d'élection, le docteur des nations, la trompette du Christ crie : " Le jugement de condamnation vient d'un seul; " et eux réclament, soutenant que les petits enfants qu'ils avouent tirer leur origine de ce seul homme dont parle l'Apôtre, ne tombent pas dans la condamnation, quoiqu'ils n'aient pas été baptisés dans le Christ. " Le jugement de condamnation vient d'un seul; " que veut dire " un seul, " si ce n'est un seul péché? car on lit ensuite : " Mais la grâce de la justification délivre de. beaucoup de péchés. " Voilà donc d'un côté le jugement de Dieu qui nous condamne pour un seul péché, et de l’autre, la grâce qui nous justifie après beaucoup de péchés. C'est pourquoi s'ils n'osent résister à l'Apôtre, qu'ils nous expliquent comment le jugement de Dieu nous condamne pour un seul péché, tandis que les hommes, après beaucoup de péchés, arrivent condamnables devant le jugement de Dieu. Mais s'ils croient que cela a été dit parce que le péché, imité par les autres pécheurs, a commencé par Adam, en sorte que de ce premier péché, tant de fois répété par eux, ils ont été entraînés dans le jugement et la condamnation, pourquoi cela n'a-t-il pas été dit aussi de la grâce et de la justification ? Pourquoi l'Apôtre n'a-t-il pas dit de la même manière : et la grâce nous a justifiés pour un seul péché ? De même qu'il se trouve chez les hommes beaucoup de péchés entre ce seul péché qu'ils ont imité et le jugement par lequel ils seront punis, car d'une seule et première faute ils sont venus à plusieurs autres qui les ont conduits au jugement et à la condamnation; ainsi ces mêmes péchés se présentent en grand nombre dans l'intervalle du premier dont ils ont été une imitation et de la grâce par laquelle ils ont été pardonnés, parce que du péché originel les hommes sont tombés en d'autres fautes pour arriver à la grâce qui justifie. Comme donc dans l'un et l'autre, c’est-à-dire dans le jugement et la grâce, le rapport est le même entre un et plusieurs péchés, qu'ils nous disent pourquoi, d'après l'Apôtre, le jugement nous condamne pour un seul péché, et pourquoi la grâce nous délivre de plusieurs péchés; ou plutôt qu'ils consentent à reconnaître que l'Apôtre a ainsi parlé parce qu'il y a ici deux hommes : Adam, d'où part la génération selon la chair, et le Christ, d'où part la régénération selon l'esprit. Mais Adam n'est qu'un homme, le Christ est Dieu et homme; on conçoit donc que la régénération n'efface pas seulement le péché contracté par la génération. La génération ne nous fait contractes qu'un seul péché pour nous condamner, cas les autres fautes que l'homme ajoute par se propres oeuvres, n'appartiennent pas à cette génération, mais à la vie humaine. Mais la ré génération spirituelle ne se borne pas à efface ce péché qui se tire d'Adam, elle efface aussi tout ce que l'homme par la suite â fait de mal C'est pourquoi " le jugement de condamnation vient d'un seul, tandis que la grâce de la justification délivre d'un grand nombre de péchés. "

13. " Si à cause du péché d'un seul la more a régné par un seul homme, " et les enfant; sont purifiés de ce péché par le baptême, " à plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et de la justice régneront dans la vie par le seul Jésus-Christ; " oui, à plus forte raison ils régneront dans la vie, parce que le règne de la vie sera éternel, au lieu que la mort ne fait que passer en eux et ne régnera pas éternellement. " C'est pourquoi de même que par le péché d'un seul tous les hommes tombent dans la condamnation". dont le sacrement du baptême délivre les petits enfants, ainsi par la justice d'un seul tous les hommes parviennent à la justification de la vie. " Ici et là l'Apôtre a dit : " tous; " ce n'est pas que tous les hommes arrivent à la grâce de la justification du Christ, lorsqu'il y en a tant qui en sont éloignés et meurent de la mort éternelle; mais c'est que tous ceux qui renaissent à la justification ne renaissent que par le Christ, comme tous ceux qui naissent dans la condamnation ne naissent que par Adam. Car personne n'est dans cette génération en dehors d'Adam, et personne n'est dans cette régénération en dehors du Christ. Voilà pourquoi l'Apôtre dit " tous" et " tous; " et ces mêmes qu'il désigne sous le nom de " tous," il les désigne ensuite sous le nom de plusieurs : " de même que par la désobéissance d'un seul homme plusieurs sont devenus pécheurs, ainsi par l'obéissance " d'un seul homme plusieurs deviennent justes. " Quels sont ces " plusieurs, " si ce n'est ceux que l'Apôtre, peu auparavant, avait appelés "tous?"

14. Voyez comment il nous parle de ce seul homme et de ce seul homme, d'Adam et du Christ; de l'un pour la condamnation, de l'autre pour la justification, quoique celui-ci (403) soit venu comme homme longtemps après Adam. C'est pour nous apprendre que ce qu'il

y a eu d'anciens justes n'a pu être délivré que par cette même foi qui nous délivre nous-mêmes: la foi de l'incarnation du Christ; on la leur prophétisait, cette incarnation, comme on nous l'annonce aujourd'hui qu'elle, est accomplie. Aussi saint Paul appelle ici le Christ un homme, quoiqu'il soit Dieu en même temps : c'est pour empêcher de croire qu'on puisse être délivré seulement par Jésus-Christ Dieu, c'est-à-dire par le Verbe qui était au commencement, et non point aussi par la foi de son incarnation, c'est-à-dire par Jésus-Christ homme. Car cette pensée du même Apôtre doit demeurer dans sa vérité : " La mort est venue par un seul homme, et par un seul homme viendra la résurrection des morts. Car de même que tous meurent en Adam, ainsi tous seront vivifiés en Jésus-Christ (1). " Il entend ici la résurrection des justes pour l'éternelle vie, et non pas la résurrection des méchants pour l'éternelle mort; aussi dit-il que les bons seront vivifiés, tandis que les autres seront condamnés. De là vient aussi que dans les cérémonies de l'ancienne loi, la circoncision des petits enfants est prescrite pour le huitième jour (2); parce que le Christ, en qui se fait le dépouillement du péché de la chair représenté par la circoncision, est ressuscité le dimanche, ou le huitième jour, celui qui suit le sabbat. L'incarnation a donc été aussi la foi des anciens justes. De là ces paroles de l'Apôtre : " Ayant le même esprit de foi, selon qu'il est écrit j'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé, nous croyons nous aussi, et c'est pourquoi nous parlons (3). " II n'aurait pas dit : " le même esprit de foi, " s'il n'avait pas voulu nous faire entendre que les anciens justes avaient l'esprit même de la foi, c'est-à-dire de l'incarnation du Christ. Mais parce qu'on leur prophétisait ce mystère dont l'accomplissement nous est annoncé, et que ce qui était voilé au temps de l'ancienne alliance est révélé sous l'alliance nouvelle, les sacrements ne sont pas les mêmes pour ces deux époques; cependant la foi n'est pas différente, elle est la même : " comme tous meurent en Adam, ainsi tous seront vivifiés dans le Christ. "

15. A ces paroles que nous expliquons, l'Apôtre ajoute celles-ci . " La loi est survenue pour que le péché abondât; " mais elles ne

1. I Cor, XV, 21. — 2. Lévitiq. XII, 3. — 3. II Cor. IV, 13.

touchent pas au péché que nous tirons d'Adam, et duquel saint Paul disait plus haut : " La mort a régné par un seul ; " ces paroles s'appliquent soit à la loi naturelle qui apparaît à l'âge où l'on peut user de la raison, soit à la loi écrite, donnée par Moïse, qui elle-même ne peut pas vivifier ni délivrer de la loi de péché et de mort dérivée d'Adam, mais qui multiplie les prévarications : " car où la loi n'est pas, dit le même Apôtre, il n'y a pas prévarication (1). " Par conséquent, comme il y a dans l'homme en état d'user de son libre arbitre, une loi, naturellement écrite au coeur, qui défend de faire à autrui ce qu'on ne voudrait point souffrir soi-même, tous sont prévaricateurs selon cette loi, même ceux qui n'ont pas reçu la loi de Moïse, dont le Psalmiste a dit : " Tous les pécheurs de la terre ont été reconnus prévaricateurs (2). " Il est vrai, car tous les pécheurs de la terre n'ont pas transgressé la loi donnée par Moïse ; pourtant s'ils n'avaient transgressé quelque loi, ils ne seraient pas appelés prévaricateurs ; " car où la loi n'est pas, il n'y a pas prévarication. " Ainsi donc, après la violation de la loi donnée dans le paradis, la postérité d'Adam s'est trouvée sous le coup de la loi de péché et de mort, dont il a été dit : "Je vois dans mes membres une loi opposée à la loi de mon esprit, et qui me captive sous la loi de péché qui est dans mes membres (3). " Toutefois si elle n'était point fortifiée par la mauvaise habitude, on la vaincrait plus aisément, non cependant sans la grâce de Dieu. Mais par la violation de l'autre loi, écrite dans le coeur de tout homme en âge de raison, tous les pécheurs de la terre deviennent prévaricateurs. Par la transgression de la loi donnée par Moïse, le péché abonde encore bien davantage. " Car si une loi avait été donnée qui pût vivifier, c'est vraiment de la loi que viendrait la justice. Mais l'Ecriture a tout enfermé sous le péché, afin que la promesse fût accomplie en faveur des croyants par la foi en Jésus-Christ. " Ces paroles sont de l'Apôtre, vous devez les reconnaître. Il dit encore de cette loi : " La loi a été établie à cause de la prévarication jusqu'à l'avènement de Celui pour qui Dieu a fait la promesse; et remise par les anges aux mains d'un Médiateur (4). " C'est du Christ que parle ici saint Paul ; tous sont sauvés par sa grâce; il sauve les petits de

1. Rom. IV, 15. — 2. Ps. CXVIII, 119. — 3. Rom. VII, 23. — 4. Gal. III, 19-21.

404

la loi de péché et de mort avec laquelle nous naissons; les grands qui, dans le libre usage de leur volonté, ont transgressé la loi naturelle de la raison elle-même; et ceux qui, ayant reçu la loi de Moïse et l'ayant violée, ont été tués par la lettre. Lorsqu'un homme manque aux préceptes mêmes de l'Evangile, il devient comme un mort de quatre jours; il ne faut pas cependant en désespérer, à cause de la grâce de Celui qui n'a pas dit à voix basse, mais " qui a crié d'une grande voix : Lazare, sors dehors (1). "

16. " La loi est donc survenue pour que le péché abondât, " soit quand les hommes négligent ce que Dieu ordonne, soit quand, présumant de leurs forces, ils n'implorent pas le secours de la grâce et ajoutent l'orgueil à la faiblesse. Mais si, par l'inspiration divine, ils comprennent pourquoi il faut gémir, et s'ils invoquent Celui en qui ils croient, et disent

" Ayez pitié de moi, Seigneur, selon votre grande miséricorde (2) ; j'ai dit : Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j'ai péché (3). Vivifiez-moi dans votre justice (4); détournez de moi la voie de " l'iniquité, et ayez pitié de moi selon votre loi (5). Que je ne marche pas d'un pied superbe, et que la main des pécheurs ne m'ébranle point (6). Dirigez mes pas selon votre parole, de peur que l'iniquité ne me domine (7), car les pas de l'homme sont dirigés par le Seigneur, et l'homme voudra marcher dans la voie de (8) Dieu ; " si, dis-je, les hommes adressent à Dieu ces prières et beaucoup d'autres qui nous avertissent que, pour accomplir les préceptes divins, il nous faut implorer l'assistance de Celui-là même qui ordonne; alors, après ces oraisons et ces gémissements, se vérifieront ces paroles : " Où le péché a abondé, la grâce a surabondé (9), " et ces autres . " Beaucoup de péchés lui sont pardonnés, parce qu'elle a beaucoup aimé (10); " alors l'amour de Dieu, pour accomplir la loi dans sa plénitude, se répand dans le tueur, non point par les forces de la volonté qui est en nous, mais par l'Esprit-Saint qui nous a été donné. Il connaissait bien la loi, celui qui disait : " Je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur; " cependant il ajoutait . " Mais je vois dans mes membres une

1. Jean, XI, 43. — 2. Ps. L, 1. — 3. Ibid. XL, 5. — 4. Ibid. XXX, 2. — 5. Ibid. CXVIII, 29. — 6. Ibid. XXX, 12. — 7. Ibid. CXVIII , 133. — 8. Ibid, XXXVI, 23. — 9. Rom. V, 20. — 10. Luc, VII, 47.

autre loi opposée à la loi de mon esprit, et qui me captive sous la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ (1). " Pourquoi n'a-t-il pas dit plutôt : par mon libre arbitre, si ce n'est parce que la liberté sans la grâce n'est pas liberté, mais désobéissance.

17. Après donc que l'Apôtre dit : " La loi est survenue pour que le péché abondât; mais où le péché a abondé, la grâce a surabondé," il ajoute : " Afin que, comme le péché a régné dans la mort, ainsi la grâce règne par la justice dans la. vie éternelle par Jésus-Christ Notre-Seigneur. " Lorsqu'il a dit : " comme le péché a régné dans la mort, " il ne dit pas : Par un seul homme ou par le premier homme, ou par Adam. En effet, il avait déjà dit que " la loi était survenue pour que le péché abondât; " or cette abondance du péché n'appartient pas à la descendance du premier homme, mais à la prévarication de la vie humaine qui, à mesure que l'âge arrive, s'ajoute à la souillure unique et originelle contractée par les enfants. Mais parce que la grâce. du Sauveur efface tout cela, et même ce qui n'appartient pas à la faute originelle, l'Apôtre, après avoir dit : " Ainsi la grâce règne par la justice dans la vie éternelle, " ajoute, " par Jésus-Christ Notre-Seigneur. "

18. Que nul raisonnement contre ces paroles de l'Apôtre n'empêche les enfants d'arriver au salut qui est dans Jésus-Christ Notre-Seigneur, car nous devons d'autant plus parler pour eux qu'ils ne le peuvent eux-mêmes. " Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché; et ainsi elle a passé dans tous les hommes, par celui en qui tous ont péché. " De même que les enfants ne peuvent s'affranchir de la descendance du premier homme, ainsi ils ne peuvent s'affranchir de son péché, et seul le baptême du Christ l'efface. " Le péché a été dans le monde jusqu'à la loi; " cela ne veut pas dire que, par la suite, le péché n'a plus été dans personne, mais cela veut dire que la lettre de la loi était impuissante à effacer ce qui ne pouvait l'être que par le seul Esprit de la grâce. De peur donc que qui ce soit, confiant dans les forces, je ne dis pas de sa volonté, mais plutôt de sa vanité, ne crût que la loi pouvait suffire au

1. Rom. VII, 22, 23, 24.

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libre arbitre et ne se moquât de la grâce du Christ, l'Apôtre dit que : " Le péché a été dans

" le monde jusqu'à la loi, mais il n'était point " réputé péché quand la loi n'existait pas. " Il ne dit point qu'il n'y avait pas péché, mais que le péché n'était pas réputé tel, parce qu'il n'y avait pas de loi pour le faire reconnaître : chez l'enfant pas de loi de raison, chez les peuples pas de loi écrite.

19. " Mais, dit l'Apôtre, la mort a régné depuis Adam jusqu'à Moïse, " parce que la loi donnée par Moïse n'a pas pu détruire le règne de la mort : la grâce du Christ seule l'a pu. Et voyez en qui elle a régné; " en ceux même qui n'ont pas péché par la ressemblance de la prévarication d'Adam. " La mort a donc régné dans ceux même qui n'ont pas péché. Mais saint Paul nous montre pourquoi elle a régné lorsqu'il dit : " Par la ressemblance de la prévarication d'Adam, " Telle est en effet la meilleure manière de comprendre ce passage. Ainsi après avoir dit : " La mort a régné en ceux qui n'ont pas péché, " il ajoute

"Par la ressemblance de la prévarication d'Adam; " et semble nous expliquer de cette façon pourquoi la mort a régné dans ceux qui n'ont pas péché; c'est que leurs membres portaient la ressemblance de la prévarication d'Adam. Ce passage peut aussi se lire de la sorte "La mort a régné depuis Adam. jusqu'à Moïse dans ceux même qui ont péché, non par la ressemblance de la prévarication d'Adam. " En effet, les enfants ne pouvant faire usage encore de la raison, comme Adam lorsqu'il pécha, n'ayant non plus reçu aucun commandement qu'ils aient pu transgresser comme lui, et n'ayant été enveloppés que dans le péché originel, c'est par ce péché originel que le règne de la mort les pousse à la condamnation. Ce règne de la mort ne cesse que dans ceux qui, régénérés par la grâce du Christ, appartiennent à son royaume; car si la mort temporelle, quoique dérivée du péché originel, tue en eux le corps, elle n'entraîne pas l'âme dans la punition représentée par le règne de la mort; ainsi l'âme, renouvelée parla grâce, n'est pas condamnée à la mort éternelle, c’est-à-dire qu'elle n'est pas séparée de la vie de Dieu, tandis que la mort temporelle, ne reste pas moins le partage de ceux-là même qui sont rachetés par la mort du Christ; Dieu la leur laisse pour l'exercice de la foi et pour les combats de ce monde, ces combats où les martyrs ( 405) ont été si grands; mais cette mort même disparaîtra par le renouvellement du corps que la résurrection nous promet. Car la mort sera là entièrement absorbée dans sa victoire (1) ; la grâce du Christ ne lui permet pas maintenant de régner, de peur qu'elle n'entraîne dans les peines de l'enfer les âmes de ses fidèles. Quelques exemplaires ne disent pas : " En ceux qui n'ont point péché, " mais " en ceux qui ont péché par la ressemblance de la prévarication d'Adam : " ce qui ne changerait pas le sens du passage. Car, d'après cette version, ils ont péché " par la ressemblance de la prévarication d'Adam, en qui tous ont péché, " comme il est marqué précédemment. Mais, toutefois, les manuscrits grecs, qui ont servi à la version latine de l'Ecriture, présentent pour la plupart un texte conforme à ce que nous avons dit.

20. Il y a diverses manières d'entendre ce que l'Apôtre ajoute sur Adam, " qui est la forme de celui qui doit venir. " Ou la forme d'Adam est celle du Christ par opposition, en ce sens que tous sont vivifiés dans le Christ comme tous meurent en Adam, et que plusieurs sont établis justes par l'obéissance du Christ comme plusieurs sont établis pécheurs par la rébellion du premier homme; ou bien Adam est une forme de ce qui doit être, à cause de la forme de mort qu'il a imprimée à sa postérité. Cependant il est mieux d'entendre que la forme d'Adam est la forme du Christ par opposition, car c'est sur cette opposition qu'insiste l'Apôtre. Cependant, pour qu'on ne s'imagine point qu'il y a égalité entre ces deux formes par opposition, il ajoute : " Mais il n'en est pas du don comme du péché; car si à cause du péché d'un seul plusieurs sont morts, combien plus encore la grâce de Dieu et le don par la grâce d'un seul homme, qui est Jésus-Christ, abonderont sur plusieurs ! " Ceci ne signifie point que la grâce du Christ se répandra sur un plus grand nombre, puisque les damnés seront plus nombreux, mais la grâce abondera davantage, parce que, dans ceux qui sont rachetés par le Christ, la forme de mort prise d'Adam n'a qu'un temps, tandis que la. forme de vie prise du Christ subsistera éternellement. Quoique donc, selon l’Apôtre, Adam soit par opposition la forme de Celui qui doit venir, pourtant la régénération par le Christ produit plus de bien que ne fait de mal la génération par Adam. " Et il n'en est pas du

1. I Cor. XV, 54.

406

don comme du péché venu par un seul, car le jugement de condamnation vient d'un seul péché, mais la grâce de la justification nous délivre de plusieurs. " La différence entre les deux ne vient pas seulement de ce qu'Adam ne nuit que pour un temps à ceux que le Christ rachète pour l'éternité; mais encore de ce que les descendants d'Adam, souillés uniquement de la faute originelle, sont livrés à la condamnation si le Christ ne les rachète, tandis que la rédemption du Christ efface beaucoup de fautes ajoutées à cette faute première par l'abondance de l'iniquité prévaricatrice. Nous avons déjà vu cela plus haut.

21. N'écoutez pas ceux qui vous diraient quelque chose de contraire à ces paroles de l'Apôtre, et qui les comprendraient autrement, si vous voulez vivre par le Christ et dans le Christ. D'après ceux dont vous me parlez, le sens de l'Apôtre, c'est que les pécheurs appartiennent au premier homme, non point à cause du péché que nous tenons de lui par notre naissance, mais parce qu'en péchant nous l'imitons. Si telle avait été la pensée de saint Paul, il aurait choisi plutôt l'exemple du démon, car le démon est le premier qui ait péché, et le genre humain ne tire en rien de lui son origine: il le suit par la seule imitation. De là vient que le démon est appelé le père des impies, comme Abraham est appelé notre père, parce que nous sommes les imitateurs de sa foi, et non point à cause d'une descendance charnelle (1). C'est pourquoi il a été dit du démon lui-même : " ceux qui sont de son parti l'imitent (2). " Ensuite, si l'Apôtre n'a parlé du premier homme que parce qu'il a été le premier pécheur parmi les hommes, et s'il a voulu dire que tous les hommes pécheurs lui appartiennent en l'imitant, pourquoi n'a-t-il pas cité Abel, le premier juste parmi les hommes, et n'a-t-il pas dit que tous les justes lui appartiennent par l'imitation de sa justice? Mais il a cité Adam et ne lui a opposé que le Christ ; de même en effet que cet homme .par son péché, a corrompu sa postérité, ainsi ce Dieu-homme, par sa justice, a sauvé son héritage : l'un en communiquant l'impureté de sa chair, ce que n'avait pu l'impie démon; l'autre en répandant la grâce de son Esprit, ce que n'avait pu le juste Abel.

22. Nous avons dit beaucoup de choses sur ces questions dans d'autres ouvrages et dans

1. Jean, VIII, 38. — 2. Sag. II, 25.

des discours adressés aux fidèles; car des gens se sont rencontrés même au milieu de nous pour semer partout où ils ont pu ces nouveaux germes d'erreur. La miséricorde de Dieu, par notre ministère et le ministère de nos frères, a guéri de cette peste quelques-uns d'entre eux; toutefois, je crois qu'il en reste encore ici, et surtout à Carthage ; mais ils parlent peu et se cachent, craignant l'inébranlable foi de l'Église. L'un d'eux, nommé Célestius (1), avait fait effort pour se glisser dans la prêtrise à Carthage; mais nos frères, par un fidèle usage de leur liberté, le citèrent devant les évêques à cause de ses discours contre la grâce du Christ. Il fut contraint d'avouer que le baptême est donné aux enfants parce que la rédemption leur est également nécessaire. Quoiqu'il ait refusé de s'expliquer davantage sur le péché originel, ce seul mot de rédemption ne dérange pas peu son système. De quoi les enfants seraient-ils rachetés si ce n'est de la puissance du démon, en laquelle ils ne pourraient pas être sans le péché originel? A quel prix sont-ils rachetés, si ce n'est. au prix du sang du Christ, répandu pour la rémission des péchés, ainsi qu'il est clairement écrit dans l'Évangile (2)? Comme Célestius est parti plus convaincu d'erreur et plus détesté de l'Église que corrigé et apaisé, j'appréhende que ce ne soit peut-être lui qui essaye de troubler votre foi; c'est pourquoi j'ai cru devoir vous prononcer son nom. Mais que ce soient lui ou des complices de son erreur, car ils sont malheureusement en grand nombre, et là où on ne les réfute pas ils font des prosélytes, et leur foule s'accroît au point que j'ignore où tout cela aboutira; nous aimons mieux les guérir dans le sein de l'Église que de les retrancher de son corps comme des membres incurables, si cependant une autre conduite à leur égard ne devient pas nécessaire. En épargnant ce qui est pourri, il est bien à craindre que la pourriture ne s'étende. Mais la miséricorde de Notre-Seigneur est assez puissante; qu'elle délivre plutôt de cette peste ceux qui en sont atteints; elle le fera sans doute s'ils considèrent fidèlement et mettent en pratique cette parole de l'Écriture : " Celui qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (3). "

23. Voici maintenant en peu de mots une

1. Voir ce que nous avons dit de Célestius dans l'Histoire de saint Augustin, chap. 24.

2. Matth. XXVI, 28. — 2. Joël, II, 32.

407

réponse à votre question sur les riches. Ceux dont vous me parlez soutiennent " que le riche ne peut pas entrer dans le royaume de Dieu, à moins qu'il n'ait vendu tout ce qu'il possède et que même les bonnes oeuvres qu'il accomplirait à l'aide de ses richesses ne lui serviraient de rien. " Nos pères, Abraham, Isaac et Jacob, qui depuis longtemps ont quitté cette vie , se sont dérobés aux raisonnements de ces gens-là; tous ces saints personnages n'avaient pas peu de richesses, comme l'Écriture l'atteste. Pourtant Celui qui s'est fait pauvre pour nous, quoiqu'il fût véritablement riche, a prédit par une promesse certaine que plusieurs viendraient de l'Orient et de l'Occident et auraient place dans le royaume des cieux, non pas au-dessus d'eux, ni sans eux, mais avec eux (1). Le riche superbe, vêtu de pourpre et de lin, et qui vivait en des festins splendides, fut condamné après sa mort aux supplices de l'enfer; mais , tout riche qu'il était, s'il avait eu pitié du pauvre couvert d'ulcères qui était couché et dédaigné devant sa porte, il aurait mérité, lui aussi, miséricorde. Et si ce pauvre n'avait été qu'indigent sans être juste, les anges ne l'auraient point emporté dans le sein d'Abraham , qui avait été riche sur la terre. Pour nous faire comprendre que dans l'un ce ne fut pas la pauvreté en elle-même qui reçut une récompense divine et que dans l'autre ce ne furent pas les richesses en elles-mêmes qui encoururent la condamnation, mais la piété du pauvre et l'impiété du riche ; l'Evangile nous montre en même temps le riche impie livré au,supplice du feu et le pauvre pieux porté dans le sein du riche (2). Pendant que ce riche vivait, il possédait ses richesses avec de telles dispositions de coeur et les considérait pour si peu de chose à côté des commandements de Dieu, qu'il ne refusa pas, comme témoignage de soumission aux ordres divins, l'immolation même d'un fils unique, à qui il espérait et souhaitait laisser ses richesses en héritage.

24. On dira ici que nos pères des temps anciens n'ont pas vendu tout ce qu'ils possédaient pour le donner aux pauvres, parce que le Seigneur ne le leur avait pas ordonné. La nouvelle alliance n'ayant point encore été révélée et ne devant l'être que dans la plénitude des temps , la vertu des patriarches n'avait pas eu à se révéler elle-même. Dieu voyait dans leurs coeurs

1. Matth. VII, 11. — 2. LUC, XVI, 19-22.

que cette vertu les rendait aisément capables de ce sacrifice; lui qui est le Dieu de tous les saints, il avait rendu à ces patriarches un témoignage insigne en daignant parler d'eux comme de ses principaux amis : " Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob : c'est là mon nom pour l'éternité (1). " Mais, après que le grand mystère de la piété s'est manifesté dans la chair (2) , et que pour appeler toutes les nations à la vérité a brillé l'avènement du Christ, objet de la foi même des patriarches qui gardaient comme dans sa racine l'arbre dont parle l'Apôtre (3), l'olivier de cette foi qui devait se déployer en son temps; alors il a été dit au riche: " Va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux; et viens, suis-moi (4). "

25. Il y a un semblant de raison dans ces allégations. Mais qu'on entende tout, qu'on fasse attention à tout ; qu'on n'ouvre pas les oreilles d'un côté pour les fermer de l'autre. A qui le Seigneur a-t-il commandé cela? Assurément au riche qui demandait un conseil pour obtenir la vie éternelle. " Que ferai-je pour obtenir la vie éternelle? " avait-il dit au Seigneur. Le Seigneur ne lui répondit pas : Si tu veux venir à la vie, va, vends tout ce que tu as; mais : " Si tu veux venir à la vie, observe les commandements. " Le jeune homme ayant répliqué qu'il gardait les préceptes de la loi que le Seigneur avait rappelés, et lui ayant demandé ce qu'il lui manquait encore, reçut cette réponse : " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres. " Et, de peur qu'il ne crût perdre ainsi ce qu'il aimait tant, le Seigneur lui dit encore : "Et tu auras un trésor dans les cieux. " Puis il ajouta : " Et viens, suis-moi, " pour écarter l'idée que tous ces sacrifices pussent servir à quelque chose s'il ne suivait pas le Christ. Mais le jeune homme se retira triste en voyant comment il avait gardé les commandements de la loi : je crois que c'est avec plus d'orgueil que de vérité qu'il s'était donné pour un observateur fidèle de ces commandements. Cependant le bon Maître a distingué les préceptes de la loi d'une plus excellente perfection; car là il dit : " Si tu veux venir à la vie, garde les commandements ; " et ici : " Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, etc. "

1. Exode, III, 15. — 2. I Tim, III, 16. — 3. Rom. X, 17. — 4. Matth. XIX, 21.

408

Pourquoi donc les riches, même sans cette perfection, n'arriveraient-ils pas à la vie s'ils gardent les commandements, s'ils donnent pour qu'il leur soit donné, s'ils pardonnent pour qu'il leur soit pardonné (1) ?

26. Car nous croyons que l'apôtre Paul a été le ministre de la nouvelle alliance lorsqu'il a écrit à Timothée : " Ordonne aux riches de ce monde de ne pas s'élever à des pensées d'orgueil, de ne pas mettre leur espérance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous fournit tout en abondance pour que nous en jouissions. Qu'ils fassent le bien, qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent aisément, qu'ils partagent, qu'ils se préparent un trésor qui soit pour l'avenir un solide fondement, afin qu'ils gagnent la vie éternelle (2). " C'est de cette vie que le Sauveur parlait au jeune homme lorsqu'il lui disait : " Si tu veux venir à la vie. " Je pense qu'en prescrivant ces choses, l'Apôtre instruisait les riches et ne les trompait pas. Il ne dit point : Ordonne aux riches de ce monde de vendre tout ce qu'ils ont, de le donner aux pauvres et de suivre le Seigneur ; mais il leur commande " de ne pas se laisser aller à des pensées d'orgueil et de ne pas mettre leur espérance dans des richesses incertaines. " Ce ne sont pas les richesses elles-mêmes qui ont conduit le riche aux tourments de l'enfer, c'est cet orgueil par lequel il dédaignait le pauvre, ami de Dieu, couché devant sa porte, c'est cette espérance dans les richesses incertaines par laquelle il se croyait heureux sous la pourpre et le lin et au milieu des festins splendides.

27. Peut-être se croirait-on fondé à fermer la porte du royaume des cieux au riche qui même se montrerait fidèle à ces prescriptions de l’Apôtre, à cause de ces paroles du Seigneur

" En vérité, je vous le dis, le riche entrera difficilement dans le royaume des cieux; et encore une fois, je vous le dis, un chameau passera plus aisément par le trou d'une aiguille qu'un riche n'entrera dans le royaume des cieux. " Que conclure de là? L'Apôtre parle-t-il contre le Seigneur, ou bien ces gens-là ne savent-ils pas ce qu'ils disent? Qui faut-il croire ? Que le chrétien choisisse. Je pense qu'il vaut mieux croire que ces gens-là ne savent pas ce qu'ils disent que de croire que Paul parle contre le Seigneur. Ensuite pour

1. Luc, VI, 37, 38. — 2. I Tim. VI, 17-19.

quoi n'entendent-ils pas jusqu'au bout le Seigneur lui-même qui dit à ses disciples attristés de la misère des riches . " Ce qui est impossible aux hommes est facile à Dieu ? "

28. Mais, disent-ils, le Seigneur a parlé ainsi parce qu'il devait se rencontrer des riches qui, après avoir entendu l'Evangile, vendraient leurs biens, en donneraient le prix aux pauvres pour suivre le Seigneur et entreraient dans le royaume des cieux, et qu'ainsi s'accomplirait ce qui paraissait difficile : il ne leur suffirait pas, pour obtenir la véritable vie, de demeurer dans leurs richesses en gardant le précepte de l'Apôtre, c'est-à-dire en ne pas se laissant aller à des pensées d'orgueil, en ne pas mettant leur espérance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant, en faisant du bien, en donnant aisément, en fournissant aux besoins des pauvres; ils devraient aussi vendre tous leurs biens pour accomplir ces préceptes apostoliques.

29. S'ils soutiennent cela, et je sais que c'est leur langage, ils ne font pas attention à la manière dont le Seigneur établit ici sa grâce contre leur doctrine. Il ne dit pas : Ce qui paraît impossible aux hommes leur devient facile s'ils le veulent; mais : " Ce qui est impossible aux hommes est facile à Dieu : " montrant par là que ces choses, lorsqu'elles se font bien, se font non point par la puissance de l'homme mais par la grâce de Dieu. Qu'ils considèrent donc ceci, et s'ils blâment ceux qui se glorifient dans leurs richesses, qu'ils prennent garde de mettre leur confiance dans leur propre vertu ; car le Psalmiste reprend en même temps " ceux qui se confient dans leur propre vertu et ceux qui se glorifient dans l'abondance de leurs richesses (1). " Que les riches l'entendent donc : " ce qui est impossible aux hommes est facile à Dieu; " et soit qu'ils demeurent dans leurs richesses et qu'ils s'en servent pour de bonnes oeuvres, soit qu'après les avoir vendues et en avoir distribué le prix aux pauvres, ils entrent dans le royaume des cieux, qu'ils attribuent ce bienfait à la grâce de Dieu et non point à leurs propres forces. Ce qui est impossible aux hommes est facile, non pas aux hommes, mais à Dieu. Que ces gens-là l'entendent aussi; et s'ils ont déjà tout vendu et donné aux pauvres, ou s'ils y pensent et s'y disposent pour se préparer à entrer dans le royaume des cieux,

1. Ps. XLVIII, 7.

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qu'ils ne l'attribuent point à leur vertu, mais à la même grâce divine. Ce qui est impossible aux hommes ne leur est pas facile puisqu'ils sont hommes, mais est facile à Dieu. Voici ce que leur dit l'Apôtre : " Opérez votre salut avec crainte et tremblement , car c'est Dieu qui produit en vous et le vouloir et le faire, selon qu'il lui plaît (1). " Ils disent que ce sont ces paroles du Seigneur : " et venez, suivez-moi," qui leur ont fait prendre la résolution de vendre leurs biens pour devenir parfaits; mais pourquoi , dans leurs bonnes œuvres, présument-ils uniquement de leur volonté propre, et n'entendent-ils pas le sévère témoignage de ce même Seigneur qu'ils prétendent suivre : " Sans moi vous ne pouvez rien faire (2) ? "

30. Si ces mots de l'Apôtre : " Ordonne aux riches de ce monde de ne pas se laisser aller à des pensées d'orgueil et de ne pas mettre leur espérance dans des richesses incertaines ; " si ces mots signifient qu'ils doivent vendre tout ce qu'ils possèdent, et en distribuer le prix aux pauvres, pour se conformer ainsi aux autres prescriptions : donner aisément, partager, se préparer un trésor qui soit pour l'avenir un fondement solide, et si saint Paul ne croit pas qu'ils puissent entrer autrement dans le royaume des cieux , il trompe donc ceux dont il règle avec tant de soin les maisons par des conseils salutaires, lorsqu'il marque comment les femmes doivent se conduire envers leurs maris, les maris envers leurs femmes, les enfants envers les parents, les parents envers les enfants , les serviteurs envers les maîtres, les maîtres envers les serviteurs ! Comment ces choses seraient-elles possibles sans maison et sans quelque bien domestique ?

31. Seraient-ils embarrassés de ces paroles du Seigneur : " Quiconque aura quitté pour moi tous ses biens, recevra en ce siècle le centuple et possédera dans l'avenir la vie éternelle (3) ? " Autre chose est de quitter, autre chose est de vendre ; car l'épouse elle-même est au nombre des biens qu'il faut quitter pour s'attacher à Dieu, et aucune loi humaine ne permet de la vendre, et les lois du Christ ne permettent pas de la quitter, sauf le cas de fornication (4). Que signifient donc ces préceptes qui ne sauraient se contredire, si ce n'est que

1. Philip. II, 12, 13. — 2. Jean, XV, 5. — 3. Matth. XIX, 29. — 4. Ibid. V, 32.

parfois se présente l'alternative de quitter ou une épouse ou le Christ; le cas, par exemple, où un mari chrétien déplairait à sa femme, et où celle-ci l'obligerait à choisir entre elle et le Christ? Que doit-il choisir, sinon le Christ, et ne sera-t-il pas digne de louanges de laisser sa femme pour le Christ ? Le Seigneur a en vue deux époux chrétiens, lorsqu'il défend à un mari de quitter sa femme, sauf le cas de fornication. Mais quand l'un des deux est infidèle, on doit s'inspirer de ce conseil de l'Apôtre . Si la femme infidèle consent à demeurer avec le mari fidèle, qu'il ne la quitte pas; que la femme fidèle fasse de même envers le mari infidèle, s'il consent à demeurer avec elle. Que si l'infidèle veut s'en aller, qu'il " s'en aille, car, en pareille rencontre, notre frère ou notre soeur ne sont pas asservis (1) : " c'est-à-dire si l'époux infidèle ne veut pas demeurer avec celui qui est fidèle, que celui-ci reconnaisse sa liberté ; qu'il ne se regarde pas comme tellement asservi qu'il doive abandonner même sa foi pour ne pas perdre l'époux qui a manqué à la sienne.

32. Il doit en être ainsi des enfants et des parents, des frères et des soeurs, si l'occasion se présente de choisir entre eux et le Christ. Il faut donc en cet endroit, comprendre de la même manière ce qui est dit de la maison et des champs, et de ces choses qu'on possède à prix d'argent. Le Seigneur, en effet , ne dit pas, non plus, à propos de ces biens Quiconque aura vendu pour moi tout ce qu'il est permis de vendre; mais il dit : " Quiconque aura quitté, etc. " Car il peut se faire qu'une puissance dise à un chrétien : Tu ne seras plus chrétien, ou si tu veux persister à l'être tu n'auras plus ni maisons, ni propriétés. C'est alors aussi que ces riches qui auraient résolu de garder leurs richesses, afin de s'en servir pour des oeuvres qui les auraient rendus agréables à Dieu, devraient plutôt les quitter à cause du Christ que de quitter le Christ à cause d'elles ; ils recevraient ainsi en ce siècle le centuple ( la perfection de ce nombre signifie toute chose, car les richesses du monde entier appartiennent à l'homme fidèle, et il en devient de la sorte comme n'ayant rien et possédant tout ) ; et, dans le siècle futur, ils posséderaient la vie éternelle , au lieu que l'abandon du Christ pour ces faux biens les précipiterait dans l'éternelle mort,

1. I Cor. VII, 12, 15,

410

33. Ce ne sont pas là seulement les devoirs des chrétiens, qui, s'élevant à des pensées de perfection, ont vendu leur bien pour le donner aux pauvres et ont déchargé leurs épaules du poids des intérêts humains pour mieux porter le joug du Christ; mais l'homme le plus faible, le moins propre à cette perfection glorieuse , qui cependant se souvient qu'il est vraiment chrétien, si on lui dit qu'il faut quitter toutes ces choses ou le Christ, se . réfugiera plutôt dans " la forte tour en face de l'ennemi (1). " Car lorsqu'il bâtissait cette tour dans sa foi, il a supputé la dépense qu'il avait à faire pour l'achever (2) ; c'est-à-dire que la disposition avec laquelle il est arrivé à la foi n'a pas été le renoncement à ce siècle uniquement en paroles; et s'il achetait quelque chose, il était comme ne le possédant pas; il usait de ce monde comme n'en usant point (3), ne mettant pas son espérance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant.

34. Tout homme renonçant à ce siècle, renonce sans doute à tout ce qu'il a pour qu'il puisse être disciple du Christ; car le Christ lui-même, après les comparaisons tirées des dépenses nécessaires à la construction de la tour et des préparatifs de la guerre contre un roi ennemi, ajoute : " Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il a, ne peut pas être mon disciple (4) : " c'est pourquoi il renonce à ses richesses, s'il en a, en sorte que, ne les aimant pas du tout, il les distribue aux pauvres et se débarrasse de fardeaux inutiles, ou que, aimant mieux le Christ, il met en lui son espérance qu'il cesse de mettre dans ces richesses, et en use de manière à amasser des trésors dans le ciel par des aumônes et des dons multipliés, prêt à s'en séparer s'il ne peut les garder sans quitter le Christ, comme il se séparerait de ses père et mère, de ses enfants, de ses frères et de sa femme. Si ce n'est pas ainsi qu'il renonce à ce siècle en embrassant la foi, il devient semblable à ceux sur lesquels gémit le bienheureux Cyprien :

" Ils renoncent au siècle seulement en paroles et non point par leurs actions. " Car lorsque vient la tentation et qu'il craint plus de perdre les biens de ce monde que de renier le Christ, c'est à lui qu'on peut appliquer cette parole évangélique : " Voilà un homme qui a commencé à bâtir et n'a pas pu achever (5). " C'est

1. Ps. LX, 4. — 2. Luc , XIV, 28. — 3. I Cor. VII, 30, 31. — 4. Luc, XVI, 33. — 5. Ibid. XIV, 30.

lui aussi qui, son ennemi se trouvant encore bien loin, a envoyé des ambassadeurs chercher la paix, c'est-à-dire que les approches et les menaces de la tentation ont suffi pour lui faire abandonner et renier le Christ, afin de ne pas manquer de ces biens qu'il préfère au Christ. Et il y en a beaucoup qui lui ressemblent et croient que la religion chrétienne doit les aider à accroître leurs richesses et à multiplier leurs plaisirs sur la terre.

35. Tels ne sont pas les riches vraiment chrétiens : ils possèdent les richesses sans en être possédés et ne les préfèrent pas au Christ; c'est d'un coeur sincère qu'ils ont renoncé au siècle; ils ne mettent nulle espérance en des biens pareils. Ils instruisent, comme il convient, de la religion chrétienne, leurs enfants, toute leur maison. Hospitaliers dans leur demeure, ils reçoivent le juste en sa qualité de juste pour recevoir la récompense du juste (1). Ils partagent leur pain avec celui qui a faim, donnent des vêtements à celui qui est nu, rachètent le captif et se préparent un trésor qui soit dans l'avenir un solide fondement pour gagner la véritable vie (2). Si par hasard ils ont à supporter des pertes d'argent pour la foi du Christ, ils haïssent leurs richesses; si pour le Christ ce monde les menace de les priver ou de les séparer de ceux qui leur sont chers, ils haïssent père et mère, frère, enfants, épouse; enfin s'il leur faut ou abandonner le Christ ou abandonner leur vie à un ennemi, ils haïssent leur vie. Ils ont appris qu'avec une autre conduite ils ne pourraient pas être les disciples du Christ (3).

36. Quoiqu'il leur ait été ordonné de haïr pour le Christ jusqu'à leur vie, ils ne veulent ni la vendre ni se l'arracher de leurs propres mains; mais ils sont prêts à la donner en mourant pour le nom du Christ, de peur de vivre avec une âme morte en reniant le Sauveur. S'ils n'ont pas vendu leurs biens selon l'avis du Christ, ils doivent être disposés à les quitter pour lui, de peur de périr avec ces biens en perdant le Christ. Nous avons de riches et illustres chrétiens de l'un et de l'autre sexe qui pour ce motif se sont élevés bien haut par la gloire du martyre. Plusieurs aussi qui auparavant n'avaient pas eu le courage d'embrasser la perfection évangélique en, vendant leurs biens, sont tout à coup devenus parfaits en

1. Matth. X, 41. — 2. Is. LVIII, 7; Matth. XXV, 35, 36; I Tim. XI, 19. — 3. Luc, XIV, 26, 27.

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imitant la passion du Christ; et après avoir entretenu, avec leurs richesses, quelque fai blesse de la chair et du sang, ils ont soudain combattu jusqu'à l'effusion du sang, pour leur foi contre le péché. Quant aux riches, à qui n'est point échue la couronne du martyre, et qui n'ont pas suivi le grand et beau conseil de vendre leur bien pour le donner aux pauvres, mais qui cependant exempts de crimes damnables, ont nourri, vêtu et logé le Christ, ils ne seront point assis avec Jésus-Christ pour juger dans la gloire au dernier jour , mais ils paraîtront à sa droite pour être jugés miséricordieusement (1). " Heureux les miséricordieux, car Dieu aura pitié d'eux (2) ; et un jugement sans miséricorde est réservé à celui qui n'aura pas fait miséricorde : la miséricorde s'élève au-dessus de la rigueur du jugement (3). "

37. Que ces gens-là cessent donc de parler contre les Ecritures; que dans leurs discours ils excitent aux grandes choses sans condamner les moindres. Ne peuvent-ils pas exhorter à la sainte virginité sans condamner les liens du mariage, quand l'Apôtre nous enseigne que chacun reçoit de Dieu un don particulier, l'un d'une manière, l'autre d'une autre (4)? Qu'ils marchent dans la voie de la perfection après avoir vendu tous leurs biens et en avoir distribué miséricordieusement le prix; mais s'ils sont véritablement pauvres du Christ, et que ce ne soit pas pour eux mais pour le Christ qu'ils amassent, pourquoi punissent-ils ceux de ses membres qui sont faibles, avant d'avoir reçu leurs sièges de juges? S'ils sont de ceux à qui le Seigneur a dit : " Vous serez assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus d'Israël (5) ; " de ceux dont l'Apôtre dit : " Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges (6)? " qu'ils se préparent plutôt a recevoir dans les tabernacles éternels, non pas les riches coupables, mais les riches religieux dont ils seront devenus les amis, grâce à un bon emploi des richesses injustes (7). Car je crois que quelques-uns de ces discoureurs audacieux et inconsidérés sont soutenus dans leurs besoins par des riches chrétiens et pieux. L'Eglise a en quelque sorte ses soldats et en quelque sorte ses intendants (8). " Qui a jamais fait la guerre à ses dépens? " dit l'Apôtre. Elle

1. Matth, XXV, 34-40. — 2. Ibid. V, 7. — 3. Ep. de s. Jacques, II, 13. — 4. I Cor. VII, 7. — 5. Matth. XIX, 28. — 6. I Cor. VI, 3. — 7. Luc, XVI, 9. — 8. Provinciales.

a sa vigne et ses vignerons, elle a son troupeau et ses pasteurs. " Qui plante la vigne et " ne mange pas de son fruit? " dit le même Apôtre ? " qui paît un troupeau et ne boit pas de son lait (1) ? " Et toutefois raisonner et enseigner comme raisonnent et enseignent ces hommes-là, ce n'est pas combattre, c'est se révolter; ce n'est pas planter la vigne, c'est l'arracher; ce n'est pas rassembler le troupeau et le mener paître, c'est séparer les brebis du troupeau et les perdre.

38. Nourris et vêtus par les bontés pieuses des riches (car dans leurs besoins ils ne reçoivent pas uniquement de ceux qui ont vendu tous leurs biens), ils ne sont pas néanmoins condamnés par des membres plus excellents du Christ qui vivent du travail de leurs mains pour pratiquer une plus haute vertu fortement recommandée par l'Apôtre (2) ; ils ne doivent pas non plus condamner des chrétiens d'un mérite inférieur dont les libéralités religieuses les font subsister ; mais il faut que la sainteté de leur vie et la vérité de leurs discours leur donnent le droit de dire à ces riches : " Si nous avons semé en vous des biens spirituels, est-ce une grande chose que nous recueillions de vos biens temporels (3)? " Les serviteurs de Dieu qui vivent du produit des oeuvres honnêtes de leurs mains seraient bien moins blâmables de condamner ceux dont ils ne reçoivent rien que ne le sont des chrétiens qui, par infirmité de corps, ne pouvant travailler de leurs mains, condamnent ces mêmes riches aux dépens desquels ils subsistent.

39. Moi qui écris ceci, j'ai beaucoup aimé et j'ai suivi, non point par mes forces, mais par la grâce de Dieu, le conseil de perfection que le Seigneur donne en ces termes au jeune riche : " Va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, tu auras un trésor dans le ciel; et viens, suis-moi (4). " Cela ne me sera pas compté pour peu parce que je n'étais pas riche; les apôtres n'étaient pas riches non plus, eux qui les premiers nous ont donné cet exemple. Mais celui qui renonce à ce qu'il a et à ce qu'il pourrait souhaiter renonce au monde entier. Ce que j'ai fait de progrès dans cette voie, je le sais mieux que personne, mais Dieu le sait mieux que moi. J'exhorte les autres, autant que je le puis, à prendre cette résolution, et j'ai des compagnons à qui ce dessein a été inspiré

1. I Cor. IX , 7. — 2. Act. XX, 34. — 3. I Cor. IV, 11. — 4. Matth . XIX, 21.

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par mon ministère. Mais en conseillant cet état parfait, nous n'avons garde de nous écarter de la saine doctrine, ni de condamner avec une vaine arrogance ceux qui n'en font pas autant; nous ne leur disons point qu'il lie leur sert de rien de se conduire chastement dans le mariage, de gouverner chrétiennement leurs maisons et leurs familles, de se préparer un trésor dans l'avenir par des oeuvres de miséricorde : en parlant ainsi, nous ne serions pas les commentateurs, mais les accusateurs des saintes Ecritures. Je me suis cité moi-même parce que ces gens-là, quand ils sont combattus par des chrétiens qui n'ont pas suivi ce conseil du Seigneur, répondent que la principale raison de leurs adversaires c'est attachement à leurs propres vices et éloignement pour les préceptes évangéliques. Sans parler des riches qui, trop faibles pour aller jusqu'au renoncement, font pourtant de leurs biens un pieux usage, je dirai que les cupides et les avares eux-mêmes qui usent mal de leurs richesses, qui attachent un coeur de boue à un terrestre trésor et que l'Eglise doit porter avec elle jusqu'à la fin comme les filets enferment les mauvais poissons jusqu'à ce qu'ils soient tirés sur le rivage (1) , sont plus supportables que ces chrétiens étranges qui, en semant de pareilles doctrines, veulent paraître grands pour avoir vendu leurs richesses on quelque petit patrimoine, suivant le précepte du Seigneur, et qui s'efforcent, par leur doctrine perverse, de porter le trouble et la ruine dans son héritage qui s'étend jusqu'aux extrémités de la terre.

40. Je viens de vous dire brièvement et par occasion (c'était une de vos questions) mon sentiment sur l'Eglise du Christ en ce monde; je vous ai dit qu'il est nécessaire qu'elle porte avec elle les bons et les méchants jusqu'à la fin des siècles; je vais donc terminer cette lettre déjà longue. Evitez de jurer autant que vous le pourrez. Il vaut mieux ne pas jurer, même en ce qui est vrai, que de prendre cette habitude, car on tombe souvent dans le parjure et on en est toujours près. Ces gens-là, autant que j'ai pu en juger par quelques-uns d'entre eux , ignorent entièrement ce que c'est que de jurer; car quand ils disent: " Dieu sait (2); Dieu m'est témoin (3) ; je prends Dieu à témoin sur mon âme (4); " ils ne croient pas jurer parce, qu'ils ne disent point " par Dieu , " et parce

1. Matth. XIII, 47, 48. — 2. II Cor, XII, 2 . — 3. Rom. I, 9; Philip. I, 8. — 4. II Cor. I, 23.

qu'on trouve ces sortes de locutions dans l'apôtre Paul. Mais il y a contre eux un passage où ils avouent que saint Paul a juré ; c'est celui-ci : " Je meurs chaque jour, je vous l'assure, mes frères, par la gloire que je reçois de vous en Jésus-Christ Notre-Seigneur (1). " Dans les exemplaires grecs, c'est tout à fait une façon de jurer; et il n'est pas possible d'entendre ici " par votre gloire, " comme il est dit ailleurs : " par mon retour vers vous; " et comme on dit souvent : par quelque chose, sans que l'on jure pour cela. Mais parce que l'Apôtre, cet homme si ferme dans la vérité, a juré dans ses Epîtres , pu jurement ne doit pas être pour nous un jets. Je l'ai dit, il est beaucoup plus sûr pour nous de ne jamais jurer et de n'avoir dans notre bouche que le oui ou le non, selon le conseil du Seigneur (2). Ce n'est pas que ce soit un péché de jurer d'une chose vraie, mais parce que c'est un très-grave péché de jurer d'une chose fausse et qu'on y tombe plus aisément par l'habitude de jurer.

41. Vous venez de voir mon sentiment sur les questions proposées; je laisse à de meilleurs esprits le soin d'y mieux répondre. Je ne parle point ici de ceux dont je connais les détestables erreurs , mais de ceux qui peuvent traiter ces questions avec vérité. Pour moi, je suis plus disposé à apprendre qu'à enseigner; et vous me rendrez un grand service si vous ne me laissez pas ignorer ce que nos saints frères du pays où vous êtes répondent aux vains discours de ces gens-là. Vivez bien et fidèlement dans le Seigneur, fils bien-aimé.

1. I Cor. XV, 31. — 2. Matth. V, 37.

 

 

 

 

 

LETTRE CLVIII. (Année 414.)

Evode, évêque d'Uzale, un des plus anciens et des meilleurs amis de saint Augustin, était un esprit curieux qui ne manquait ni de vigueur ni de pénétration ; les recherches métaphysiques avaient pour lui un attrait particulier. Après avoir raconté la mort touchante d'un pieux adolescent, Evode interroge saint Augustin sur les apparitions des morts dans les songes et sur l'état de l'âme après qu'elle est séparée du corps. Il ne lui semble pas que l'âme, par-delà cette vie, puisse subsister sans être unie à un corps quelconque.

ÉVODE ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU VÉNÉRABLE ET BIEN-AIMÉ SEIGNEUR AUGUSTIN ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je sollicité ardemment une réponse à la lettre que je vous ai adressée; après ces premières questions (413) pour la solution desquelles ,j'ai eu recours à vos lumières, en voici d'autres. Daignez écouter

une chose que je roule avec impatience dans mon esprit et dont je voudrais bien me hâter d'être instruit, si faire se peut, dans cette vie. J'ai eu pour secrétaire un jeune garçon, fils d'Arménus, prêtre de Mélone. Dieu s'était servi d'un aussi pauvre instrument que moi pour le tirer des flots orageux du siècle où il se jetait, lorsqu'il occupait un emploi auprès de l'avocat du proconsul. Prompt d'abord et un peu agité comme le sont les enfants, il avait changé en avançant en âge, car il est mort à vingt-deux ans; telles étaient la gravité de ses moeurs et la pureté de sa vie que je trouve de la douceur à son souvenir. Il écrivait avec grande vitesse par abréviation (1), et se montrait soigneux de bien faire ; il avait commencé à prendre goût à la lecture et m'excitait moi-même à lire. aux heures de la nuit : c'est ce qu'il faisait quelquefois alors, quand tout se taisait. Il ne voulait rien laisser passer sales le comprendre, relisait trois ou quatre fois et ne quittait pas l'endroit avant d'en avoir saisi le sens. Déjà je le traitais, non plus comme un jeune homme à mon service, mais en quelque sorte comme un doux ami dont je ne pouvais me passer. Sa conversation me charmait.

2. Il souhaitait, et cette grâce lui a été accordée, de mourir et d'être avec le Christ (2). Il resta malade seize jours chez ses parents, et presque durant tout ce temps il ne faisait que réciter des passages des Ecritures que sa mémoire avait retenus. Se trouvant près de sa fin , il chantait à haute voix ces paroles du Psalmiste : " Mon âme désire arriver bien vite dans la maison du Seigneur (3) ; " il chantait encore : " Vous avez engraissé d'huile ma tête; et qu'il est beau votre calice enivrant (4) ! " Telle était l'occupation, telles étaient les consolations de ce pieux jeune homme. Au moment d'expirer, il porta la main au front pour y faire le signe de la croix (5); et il abaissait sa main pour faire aussi sur sa bouche le signe sacré, lorsque son âme, bien renouvelée de jour en jour, quitta sa maison de boue. La sainte mort de cet adolescent m'a causé tant d'allégresse qu'il me semble que son âme, en abandonnant son corps, a passé dans la mienne et qu'elle m'éclaire des rayons de sa présence; je ne puis dire combien je me réjouis de sa délivrance et de son heureuse sécurité. Ma sollicitude était vive à son égard : je craignais pour lui les dangers de la jeunesse. Je voulus savoir de lui s'il ne s'était souillé avec aucune femme; il me protesta qu'il était exempt de ce péché et mit ainsi le comble à ma joie. Il mourut donc. Nous lui finies des obsèques honorables et dignes d'une si belle âme ; pendant trois jours nous célébrâmes sur son tombeau les louanges du Seigneur, et le troisième jour nous offrîmes le sacrement de la rédemption (6).

1. Erat autem strenuus in notis. C'est la sténographie , si admirablement perfectionnée aujourd'hui, et dont on retrouve les premiers éléments chez les Romains.

2. Philip. I, 23. — 3. Ps. LXXXIII, 3. — 4. Ps. XXII, 5.

5. On remarquera ici l'antiquité de l'usage chrétien de faire le signe de la croix.

6. Ce passage marque avec une extrême évidence l'antiquité de la messe pour les morts.

3. Mais voici le songe que fit, deux jours après, une servante de Dieu , une vertueuse femme de Figes, qui se disait veuve depuis douze ans. Un diacre mort depuis quatre ans lui apparut; il préparait un palais avec des serviteurs et des servantes de Dieu vierges ou veuves. Les ornements rendaient ce palais comme resplendissant de lumière, et l'on eût cru que tout y était d'argent. La veuve ayant demandé pour qui tous ces apprêts, le diacre répondit : " Pour l'adolescent mort hier et fils d'un prêtre. " Elle vit dans le même palais un vieillard vêtu de blanc qui ordonnait à deux autres personnages vêtus de blanc d'emporter au ciel un corps tiré du sépulcre. La pieuse veuve ajoutait qu'après que le corps avait été enlevé vers le ciel, il était sorti de la tombe des branches de roses vierges, ainsi appelées parce qu'elles ne s'ouvrent pas.

4. Je vous ai raconté ce qui s'est passé. Maintenant écoutez mes questions, et apprenez-moi ce que je cherche; car le départ de cette âme m'a forcé de m'enquérir de. ces choses-là. Pendant que nous sommes dans ce corps, il y a en nous un sens intérieur plus ou moins fin selon l'activité de notre application; il est ouvert et vif en raison de nos studieuses habitudes, et probablement le corps est un obstacle à son essor. Qui pourrait dire tout ce que l'esprit souffre du corps ? Au milieu de ces troubles, de ces inquiétudes qui proviennent des suggestions, des tentations, des besoins et des malheurs divers, l'esprit garde sa force : il résiste, il triomphe; parfois il est vaincu. Cependant comme il se souvient de lui, il tire de tous ces travaux une croissante énergie, brise les liens du mal et passe au bien. Votre sainteté daigne comprendre ce que je dis. Tandis que nous sommes en cette vie, nous sommes embarrassés dans de pareilles nécessités, et. pourtant, comme dit l'Apôtre, " nous triomphons par Celui qui nous a aimés (1). " Une fois sortis de cette vie , quand nous échappons à tout fardeau , à tout lion. du péché , que sommes-nous?

5. Et d'abord je demande s'il n'y a pas quelque corps qui demeure avec la substance spirituelle de l'âme elle-même, lorsqu'elle quitte ce corps terrestre, et si ce ne serait pas quelque chose de composé de l'un des quatre éléments, l'air ou l'éther. Car l'âme étant incorporelle, s'il n'y a pas de corps auquel elle soit unie, elle deviendra la même pour tous. Et où sera le riche couvert de pourpre, et Lazare couvert de plaies? et comment la part sera-t-elle faite à chacun d'eux, à l'un la punition, à l'autre la joie , si toutes les âmes incorporelles n'en forment plus qu'une seule ? et toutefois peut-être ces choses n'ont-elles été dites que dans un sens figuré. Mais il est certain que ce qui est dans un lieu doit être corporel , et nous comprenons ainsi que le riche est dans les flammes et le pauvre dans le sein, d'Abraham (2). S'il y a des lieux, il y a des corps, et les âmes sont dans des corps; elles sont incorporelles si les châtiments ou les récompenses sont dans les consciences. Comment une seule et même âme , composée de beaucoup

1. Rom. VIII, 37. — 2. Luc, XVI, 19, 22.

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d'âmes rassemblées et unies entre elles, pourrait, elle en même temps sentir la peine et la joie? Si cela se passait ainsi , il arriverait alors pour cette seule et même âme ce qui arrive pour notre esprit dans l'unité de sa substance incorporelle : il est un, et en lui pourtant se trouvent la mémoire, la volonté, l'entendement, toutes choses incorporelles, remplissant des fonctions séparées, sans se faire obstacle l'une à l'autre. Voilà, je crois , ce qu'on pourrait répondre, pour soutenir que, parmi ces âmes ne formant plus qu'une seule et même substance, les unes sont punies, les autres récompensées.

6. S'il n'en est pas ainsi, qui empêche que l'âme de chacun, une fois sortie de ce corps massif, s'unisse à un autre corps, de façon à en avoir toujours un? où passe-t-elle si elle doit aller quelque part? On ne saurait dire des anges eux-mêmes qu'ils sont plusieurs s'ils n'ont pas un corps qui les distingue et qui permette de les compter; car la Vérité même a dit dans l'Evangile : Je pourrais " prier mon Père de m'envoyer douze légions d'anges (1). " De plus, l'âme de Samuel apparut dans un corps lorsque Saül l'évoqua (2); Moïse, qui avait été enseveli après sa mort, vint aussi avec un corps auprès du Seigneur sur la montagne (3) où ils s'arrêtèrent. Il est dit dans des écrits apocryphes et dans les Secrets de Moïse, livre sans autorité, que, sur la montagne où mourut ce saint législateur, en même temps qu'il quittait un corps pour être confié à la terre, il en prenait un autre afin de suivre l'ange qui l'accompagnait. Mais ce n'est pas dans des livres apocryphes que je veux chercher la solution des questions que j'ai posées; c'est par l'autorité ou la raison qu'il faudrait les résoudre. La résurrection future prouve , dit-on, que l'âme, depuis sa sortie de ce monde, n'aura été unie à aucun corps ; et rien n'empêche de le croire, puisque les anges, qui sont aussi invisibles, ont voulu apparaître et être vus avec des corps; quels qu'aient été ces corps, ils étaient dignes de ces esprits, et c'est ainsi que les anges ont apparu à Abraham et à Tobie (4). De la même manière, la résurrection de notre chair actuelle, à laquelle nous faisons bien de croire, pourrait ne pas empêcher que l'âme fût toujours restée unie à quelque corps. En effet, parmi les quatre éléments dont notre corps se compose, il parait n'en perdre qu'un seul par la mort : la chaleur. Il garde ce qui est terrestre , et ni le liquide ni le froid ne s'en vont ; la chaleur seule disparaît; l'âme peut-être l'emporte avec elle, si elle passe d'un lieu à un autre. Voilà ce que j'avais à dire sur le corps.

7. Il me semble aussi qu'un esprit placé dans un corps sain lorsqu'il travaille avec ardeur, devient libre et pénétrant , vif et fort , ingénieux et appliqué en raison de ses propres efforts; il devient meilleur et plus capable de goûter la vertu, même sous le poids du corps qu'il traîne. Lorsque la mort le débarrasse de cette enveloppe, il est dégagé de tout nuage, trouve une entière sécurité, et tranquille désormais, n'étant plus exposé aux

1. Matth. XXVI, 53. — 2. I Rois, XXVIII, 14. — 3. Matth. XVII, 3. — 4. Gen. XVIII, 2 ; Tob. XII, 15.

tentations, il voit ce qu'il a désiré, il jouit de ce qu'il a aimé; il se souvient de ses amis et reconnaît ceux qui l'ont devancé ou suivi; peut-être en est-il ainsi; je l'ignore et je désirerais le savoir. Une pensée me trouble; je crains que l'esprit, séparé de notre corps, ne tombe dans un sommeil semblable à son sommeil ici-bas, aux heures où il dort comme enseveli et vivant seulement en espérance : n'ayant rien d'ailleurs, ne sachant rien, surtout s'il dort sans rêver. Cette pensée m'effraye beaucoup : notre esprit serait comme éteint.

8. Je demande encore si quelque sens nous resterait dans le cas où l'âme retrouverait un corps après cette vie. Si elle n'a plus besoin de l'odorat, du goût ni du toucher, elle pourrait garder la vue et l'ouïe. Car ne dit-on pas que les démons entendent, non pas seulement dans tous ceux qu'ils tourmentent, et ce serait ici une question, mais même quand ils apparaissent dans leur propre corps? Et comment avec un corps pourraient-ils passer d'un lieu à un autre sans être guidés par des yeux? Ne croyez-vous pas qu'il en soit ainsi des âmes humaines à la sortie des corps, et qu'elles en aient un avec lequel elles ne soient pas tout à fait privées des sens? Et comment se fait-il que des morts reparaissent dans leurs maisons comme ils y étaient auparavant, et qu'ils soient vus, de jour ou de nuit, par des gens éveillés, des gens qui passent? C'est plus d'une fois que je l'ai ouï dire; on raconte aussi que souvent, à de certaines heures de la nuit, on entend des bruits et des prières dans des lieux où des corps sont enterrés, et surtout dans les églises. Je tiens ces récits de la bouche de plusieurs personnes; un saint prêtre a vu une multitude d'âmes sortir du baptistère avec des corps lumineux, et puis il a entendu des prières au milieu de l'église. Toutes ces choses favorisent mon sentiment, et je m'étonnerais que ce fussent des contes. Cependant je voudrais savoir quelque chose sur ce point : comment les morts viennent et nous visitent, et comment on les voit autrement que dans des songes.

9. Et les songes me donnent lieu à une autre question. Je ne m'occupe pas ici des images qui peuvent traverser l'ignorance de l'esprit; je parle des apparitions véritables. Je demande comment l'ange apparut à Joseph en songe (1); comment d'autres personnages ont été ainsi visités. Parfois ceux qui nous ont devancés viennent aussi; nous les voyons en songe, et ils nous parlent. Moi-même je me souviens que de saints hommes, Profuturus, Privat, Servitius, qui appartenaient à notre monastère et m'ont précédé sur le chemin de la mort, m'ont parlé en songe, et que ce qu'ils ont dit s'est accompli. Est-ce un esprit meilleur qui prend leur figure et visite notre intelligence? Celui-là seul le sait pour lequel il n'y a rien de caché. Si donc sur toutes ces choses le Seigneur daigne parler à votre sainteté par la raison, je vous prie de vouloir bien me faire part de ce que vous aurez su. Mais je ne crois pas devoir oublier ceci qui appartient à l'objet de mes recherches.

10. L'adolescent dont il s'agit s'en est allé en

1. Matth. I, 20.

415

quelque sorte comme quelqu'un qu'or. serait venu chercher. Un de ses amis qui avait été son condisciple, avec lequel il avait vécu dans ma maison, et qui était mort depuis huit mois, apparut en songe; celui à qui il se montra lui ayant demandé pourquoi il était venu. " C'est pour prendre mon ami, " répondit-il : et c'est ce qui arriva. Cardans la même maison un homme portant dans la main une branche de laurier, apparut à un vieillard presque éveillé, ce qui fut écrit. Après la mort du jeune homme, le prêtre son père s'était retiré dans le monastère avec le vieillard Théasius (1) pour y chercher des consolations; mais trois jours après son trépas, le fils d'Arménus apparut à l'un des frères de la communauté; celui-ci qui, dans un songe, l'avait vu entrer dans le monastère, lui demanda s'il savait qu'il était mort; le jeune homme répondit qu'il le savait. Le frère ayant voulu savoir si Dieu l'avait reçu, le jeune homme répondit que oui avec de grandes actions de grâces. Comme on lui demandait pourquoi il était venu : " J'ai été envoyé, répondit-il, pour chercher mon père. " Le frère s'éveille et raconte ce qu'il a vu. Cela va aux oreilles de l'évêque Théasius. II s'en émeut et se fâche contre celui qui le dit; il appréhendait que le prêtre ne vint à l'apprendre et n'en frit bouleversé. Enfin, pour abréger, celui-ci parlait quatre jours après la vision, car il n'avait qu'une très-petite fièvre, sans danger aucun, et l'absence de médecin prouvait bien qu'on n'avait aucune inquiétude; mais dès que ce même prêtre se fut mis au lit, il mourut. le ne veux pas omettre que le jour même où avait expiré le jeune homme, il avait demandé sols père pour l'embrasser et l'avait embrassé trois fois, et à chaque baiser lui avait dit : " Mon père, rendons grâces à Dieu; " il engageait son père à dire comme lui, le conviant en quelque sorte à sortir avec lui de cette vie. Entre la mort de l'un et la mort de l'autre, il s'écoula sept jours. Que penser de si grandes choses? quel maître pourra nous en révéler le secret? Quand des difficultés m'inquiètent, c'est dans votre coeur que je répands le mien. Il y a évidemment dans la mort de ce jeune homme et de son père quelque chose qui tient à un dessein de Dieu , puisque deux passereaux ne tombent pas sur la terre sans la volonté du Père (2).

11. A mon avis, ce qui prouve que l’âme ne saurait subsister sans être unie- à un corps quelconque, c'est que Dieu seul n'a jamais de corps. Mais débarrassée après la mort de cette masse pesante de chair, elle apparaît dans sa propre nature qui sera, je crois, beaucoup plus active; dégagée de tels liens, elle me semble devoir être plus capable d'agir et de connaître; son repos spirituel ne sera ni de l'amollissement, ni de l'indolence, ni de la langueur, ni de l'embarras, mais l'état d'une âme libre de toute inquiétude et de toute erreur : il lui suffira de jouir de cette liberté qu'elle aura acquise en échappant au monde et au corps. Vous

1. Il y eut un évêque du nom de Théasius à la célèbre conférence de Carthage.

2. Matth. X, 29.

avez dit sagement qu'elle se nourrit de cette liberté, qu'elle pose sa bouche spirituelle à la source de vie : elle s'y trouve heureuse et bienheureuse par l'usage de son intelligence. Car autrefois, pendant que j'étais encore au monastère, j'ai vu en songe mon frère Servilius après sa mort, et il me dit que nous travaillions, noue, par la raison, à arriver à l'intelligence, mais que lui et ses pareils demeurent dans les délices mêmes de la contemplation.

12. Je vous prie aussi de me faire voir de combien de manières s'emploie le mot de sagesse, ce qu'il- faut comprendre quand on dit que la sagesse c'est Dieu, que la sagesse est un esprit sage, quand on en fait le synonyme de lumière comme en parlant de la sagesse de Bézéléel qui construisit le tabernacle et composa les parfums, ou en parlant de la sagesse de Salomon; apprenez-moi quelle différence il y a entre ces diverses sagesses, et si ce sont là des degrés de la Sagesse éternelle qui est dans le Père, comme il y a des dons divers de l'Esprit-Saint qui les distribue à chacun selon sa volonté. Bien différentes de la sagesse éternelle qui seule n'a pas été faite, celles-ci l'out-elles été, et possèdent-elles une substance qui leur soit propre? ces diverses sagesses sont-elles ainsi nommées parce qu'elles sont l'oeuvre même de Dieu? Je vous demande bien des choses; puissiez-vous, avec la grâce de Dieu, trouver les réponses, les dicter et me les transmettre promptement ! Je vous ai écrit sans art et grossièrement; mais vous voudrez bien démêler ce que je cherche, et je vous prie, au nom du Christ Notre-Seigneur, de me redresser dans mes erreurs et de m'apprendre ce que vous voyez que je désire savoir.

 

 

 

 

 

LETTRE CLIX. (Année 414.)

Saint Augustin répond avec réserve aux questions d'Evode il cite lui-même une vision curieuse et instructive d'un célèbre médecin de son temps, appelé Gennadius. Il renvoie Evode au XIIe livre de son ouvrage sur la Genèse.

AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE ET CHER FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, ÉVODE, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI , SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Le porteur de cette lettre est un de nos frères , nommé Barbarus : c'est un serviteur de Dieu établi depuis longtemps à Hippone et très-pieusement appliqué à l'étude de la divine parole ; il a désiré être notre messager auprès de votre sainteté; nous vous le recommandons dans le Seigneur par cette lettre , et nous le chargeons de vous rendre nos devoirs. Il n'est pas aisé de répondre aux grandes questions que vous nous avez proposées ; ce serait difficile, (416) même à des hommes moins occupés que je ne le suis, et plus habiles et plus pénétrants que moi. Sur ces deux lettres où vous demandez beaucoup de choses et de grandes choses , il en est une qui a été égarée , je ne sais comment; elle n'a pu être retrouvée, malgré de longues recherches ; l'autre, qui est sous nos yeux, renferme la très-douce histoire d'un serviteur de Dieu, bon et chaste adolescent; elle dit comment ce jeune homme est sorti de cette vie, et rapporte les visions par lesquelles des frères ont pu vous rendre témoignage de son mérite. Vous en prenez occasion de poser une question très-obscure sur l'âme ; vous voulez savoir si elle part du corps avec quelque corps, au moyen duquel elle puisse être transportée en des lieux ou renfermée dans des espaces. Ce point, si toutefois des hommes comme nous sont en état de l'éclaircir, exigerait beaucoup de soin et de travail, et pour cela il faudrait ne pas avoir d'aussi grandes occupations. Mais si en deux mots vous voulez savoir ce qu'il m'en semble, je vous dirai que je ne crois pas que l'âme sorte du corps avec un corps.

2. Que celui-là s'efforce d'expliquer les visions et les songes prophétiques, qui a su se rendre compte de tout ce qui se passe dans l'esprit quand il pense. Car nous voyons et nous distinguons clairement que dans l'esprit se retracent d'innombrables images de choses qui tombent sous la vue et sous les autres sens du corps. Il importe peu qu'elles soient représentées avec ordre ou en désordre : elles le sont; nous en faisons chaque jour et continuellement l'expérience, et c'est celui qui pourra nous expliquer comment ces images se retracent dans notre esprit qui osera présumer et décider quelque chose au sujet de ces rares visions. Quant à moi, je l'ose d'autant moins que je me sens plus incapable de rendre raison de ce qui se passe en nous durant notre vie, soit que nous soyons éveillés, soit que nous soyons endormis. Pendant que je dicte pour vous cette lettre, je vous vois dans mon esprit, sans que vous soyez là et sans que vous vous en doutiez, et je me figure l'effet que produiront sur vous ces paroles d'après la connaissance que j'ai de vous; je ne puis ni concevoir, ni découvrir comment cela se fait en moi; je suis certain cependant que cela ne se fait pas par des mouvements corporels, ni par des qualités corporelles, quoiqu'il y ait là quelque chose qui ressemble beaucoup au corps; prenez ceci en attendant, je vous le donne à la hâte et sous le poids accablant des affaires. Cette question est traitée longuement dans le douzième livre de mon ouvrage sur la Genèse; vous y rencontrerez des faits nombreux que j'ai constatés par moi-même, et d'autres que j'ai appris de gens dignes de foi. A la lecture, vous jugerez de ce que nous avons dit sur cette matière, si toutefois le Seigneur daigne me faire la grâce de pouvoir corriger ces livres et les mettre en état de voir le jour et de ne pas faire attendre plus longtemps beaucoup de nos frères.

3. Mais je vous raconterai brièvement quelque chose qui vous sera un sujet de réflexion. Notre frère Cennadius , médecin connu de presque tout le monde, et qui nous est si cher, habite maintenant Carthage; il a exercé son art à Rome avec grand succès; vous savez combien il est religieux, avec quelle compassion vigilante et quelle bonté d'âme il s'occupe des pauvres. Autrefois, dans sa jeunesse, comme il nous l'a dit lui-même, et malgré sa ferveur pour ces actes de charité, il avait eu des doutes sur une vie à venir. Dieu ne voulant pas abandonner une âme comme la sienne et lui tenant compte de ses oeuvres de miséricorde , un jeune homme d'une frappante apparence lui apparut en songe et lui dit : " Suivez-moi. " Gennadius le suivit; il arriva dans une ville où il commença à entendre, du côté droit, un chant d'une suavité inaccoutumée et inconnue; Gennadius cherchant ce que c'était, le jeune homme répondit que c'étaient les hymnes des bienheureux et des saints. Je ne me rappelle pas assez ce qu'il disait avoir vu du côté gauche. Il s'éveilla , le songe s'enfuit, et Gennadius ne s'en occupa que comme on s'occupe d'un songe.

4. La nuit suivante, voilà que le même jeune homme lui apparaît de nouveau et lui demande s'il le connaît; Gennadius lui répond qu'il le connaît bien et tout, à fait. Alors le jeune homme lui demanda où il l'avait. connu; Gennadius qui avait présents les souvenirs de la précédente nuit, lui parla de son rêve et des hymnes des saints qu'il avait entendus lorsqu'il l'avait eu poux guide. Interrogé sur la question de savoir s'il avait vu tout cela en songe ou éveillé, il répondit : " En songe. " — " Vous vous en souvenez bien , lui dit le jeune homme ; c'est vrai. Vous avez vu ces choses en songe. Mais sachez que maintenant encore (417) vous voyez en songe. " Gennadius, entendant cela, répondit qu'il le croyait ainsi. " Où est en ce moment votre corps? " lui dit celui qui l'instruisait; " dans mon lit, " répondit-il. "Savez-vous, dit encore le jeune homme, savez-vous que les yeux de votre corps sont en ce moment liés, fermés, inoccupés, et qu'avec ces yeux-là vous ne voyez rien ? " — " Je le sais, " répondit Gennadius. " Quels sont donc, reprit le jeune homme, quels sont ces " yeux avec lesquels vous me voyez? " Gennadius, ne trouvant pas à répondre à cette question, se tut. Tandis qu'il hésitait et cherchait, la vérité lui fut révélée par la bouche de son jeune maître : " De même, lui dit celui-ci, que les yeux de votre chair, pendant que vous dormez et que vous êtes couché dans votre lit, se reposent et ne font rien , et que pourtant il y a en vous des yeux avec lesquels vous me voyez et que vous vous servez de cette vue; de même, après votre mort, sans aucune action de vos yeux corporels, vous vivrez et vous sentirez encore. Gardez-vous désormais de douter qu'il y ait une vie après le trépas. " C'est ainsi que cet homme fidèle cessa de douter; d'où lui vint cet enseignement si ce n'est de la providence et de la miséricorde de Dieu ?

5. Quelqu'un dira que par ce récit nous n'avons pas résolu , mais embarrassé la question. Cependant si l'on est libre d'y croire ou de ne pas y croire, chacun trouve en soi matière aux difficultés les plus profondes. L'homme veille, l'homme dort chaque jour, l'homme pense; qu'on pense, si on le peut comment se font en nous ces choses qui, sans être matérielles, sont semblables aux figures, aux qualités, aux mouvements des corps. Si on ne le peut pas, pourquoi hâter des décisions sur des faits qui se produisent rarement et qu'on n'a pas éprouvés soi-même, lorsqu'on n'est pas capable de se rendre compte de ce qui arrive chaque jour et continuellement? Pour moi, quoique ma parole soit impuissante à expliquer comment des choses en quelque sorte corporelles se font sans corps, cependant, sachant que le corps n'y est pour rien , plût à Dieu que je susse de la sorte comment on distingue ce qu'on voit par l'esprit et que l'on croit voir par le corps, comment on reconnaît les visions de l'erreur ou de l'impiété, lorsque la plupart d'entre elles ont des airs de ressemblance avec les visions des pieux et des saints ! Si je voulais citer de tels exemples, le temps me manquerait plutôt que la matière. Fortifiez-vous dans la miséricorde du Seigneur, bienheureux seigneur, vénérable et cher frère.

 

 

 

LETTRE CLX (1). (Année 414.)

Questions d'Evode sur la raison et sur Dieu.

ÉVODE A L'ÉVÊQUE AUGUSTIN, SALUT.

1. La raison parfaite est celle qui donne la science de toutes choses et surtout des choses éternelles qui se comprennent par l'intelligence. La raison enseigne, elle fait voir que cette science est éternelle, qu'elle a dû être éternelle, que l'éternel est ce qui n'a pas commencé, ce qui ne change pas, ce qui ne varie pas et que la raison elle-même doit être éternelle, non-seulement parce qu'elle apprend et démontre les choses éternelles, mais plus encore parce que l'éternité elle-même ne peut être sans la raison : je crois que l'éternité ne serait pas si la raison elle-même n'était pas éternelle. Ensuite la raison démontre que Dieu est, qu'il doit être, qu'il faut,nécessairement qu'il soit. Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas des intelligences qui le sachent, puisque Dieu est éternel, on ne doit pas douter que la raison ne soit éternelle, elle qui a reconnu qu'il faut que Dieu soit, et qui a ainsi prouvé qu'elle lui est coéternelle.

2. Mais il y a des choses qui sont forcées d'être par la raison; la raison vient d'abord, l'effet la suit; c'est la chose que la raison montre comme devant être. Ainsi, par exemple, quand le monde a été fait, la raison a voulu que le monde fût créé. La raison a donc précédé le monde. Ce que la raison a su devoir être est arrivé; ainsi la raison est la première, et l'oeuvre du monde vient après, Et maintenant, comme la raison fait voir que Dieu est, qu'il est nécessaire que Dieu soit, lequel des deux ferons-nous passer le premier? Ferons-nous passer la raison avant Dieu comme nous l'avons fait avant le monde, ou Dieu avant la raison, sans laquelle on ne peut pas prouver que Dieu soit? Car si Dieu est éternel et que ce soit la raison qui veuille qu'il soit éternel, qu'est-ce que c'est que la raison? Ou bien elle est Dieu ou elle est de Dieu, comme l'enseigne la raison elle-même ; si elle est Dieu, la raison montre que Dieu, est la raison, et-les deux peuvent être contemporains et coéternels. Mais si cette raison est une ressemblance de Dieu, elle montre également que la raison est de Dieu, et cela lui sera contemporain et coéternel. La raison elle-même nous montre également que Dieu existe et qu'il ne pourrait se former s'il n'existait pas; supprimez la raison, ce qui est criminel à

(1) Le commencement et, nous le croyons aussi , la fin de cette lettre nous manquent. c'est du reste un morceau de métaphysique qui n'a ni le tour ni la forme épistolaires.

418

dire, et Dieu ne sera pas, la raison ne montrant pas que Dieu est nécessairement. Donc alors, Dieu est, puisque la raison veut qu'il soit. Et puisque Dieu est, la raison qui nous l'apprend existe sans aucun doute.

3. Qu'y a-t-il donc de premier en Dieu, si on peut parler ainsi ? est-ce la raison ou Dieu ? Mais Dieu ne sera pas sans la raison qui enseigne que Dieu doit être. La raison ne sera pas non plus si Dieu n'est pas. Il n'y a donc ici ni premier ni dernier; et la nature divine renferme en quelque manière Dieu et la raison. Mais l'un engendre l'autre : la raison engendre Dieu ou Dieu la raison. Il faut que, de la raison ou de Dieu, il y en ait un qui soit sujet et que l'un des deux soit le principe de l'autre. Mais on dit avec vérité que Dieu engendre la raison, puisque la raison démontre que Dieu est. Dieu est connu de la raison comme le Fils l'est du Père, et la raison est connue de Dieu comme le Père l'est du Fils. Car la raison elle-même est Dieu avec, Dieu. Et Dieu n'a jamais été sans la raison ni la raison sans Dieu. Dès lors Dieu existe si la raison existe, et le Fils existe si le Père existe; et si on ôte la raison, ce qui, encore une fois, serait criminel à dire, Dieu lui-même n'est plus; car c'est par sa raison que Dieu est Dieu. Répétons : sans la raison Dieu ne serait pas, et sans Dieu il n'y aurait pas de raison. La raison et Dieu sont donc une chose éternelle; et Dieu et la raison sont éternels de la même manière. Cette liaison et cette union de la raison avec Dieu et de Dieu avec la raison, du Père avec le Fils et du Fils avec le Père, constituent en quelque sorte leurs principes et les causes même de leur existence, parce que l'un ne peut pas être sans l'autre. Les paroles manquent, et tout ce qu'on dit là-dessus, on ne le dit que pour ne pas s'en taire. Dirons-nous que Dieu soit le germe de la raison ou la raison le germe de Dieu, parce qu'il ne peut y avoir de fruit sans racine ni de racine sans fruit? Continuons la comparaison afin que l'intelligence comprenne quelque chose de Dieu ; il y a dans le grain de froment un principe de fécondité par lequel il ne lui est pas permis de demeurer stérile : mais s'il n'y avait pas de grain de froment, il n'y aurait pas de principe pour produire.

4. Comme donc la raison, qui est Dieu, fait voir que Dieu est la raison ou que la raison est Dieu, et montre en quelque manière que l'un est l'autre, le Père ne se révèle que par le Fils et le Fils que par le Père; le Fils se tient comme en silence quand c'est le Père qui mène au Fils, et c'est en quelque sorte pendant que l'un se cache que l'autre se révèle; voir l'un c'est voir l'autre; l'un ne peut pas être connu sans que l'autre le soit aussi. Le Fils a dit . " Qui m'a vu a vu mon Père; " et encore : " Personne ne vient au Père si ce n'est par moi (1) ; " et encore : " Personne ne vient à moi si le Père ne l'attire (2). " Nous avons entrepris une oeuvre bien ardue, bien difficile, en essayant de comprendre quelque chose sur Dieu dans l'ignorance où nous sommes. Cependant, de

1. Jean, XIV, 9, 6. — 2. Ibid. VI, 53,

même que toutes les choses qui existent ne se comprennent pas sans quelque forme, et ne peuvent pas sans cela être reconnues, ainsi, bien plus encore, Dieu est inconnu sans le Fils, c'est-à-dire sans la raison. Mais quoi,? Le Père a-t-il jamais été sans la raison, sans le Verbe? Qui oserait dire cela? C'est donc par la raison que nous savons qu'un Dieu unique est formé d'un Dieu, qui est un dans un seul Dieu et qu'il de. meure dans son unité; car il est nécessaire qu'il y ait dans ce Dieu unique cet amour qui doit toujours y être, d'après ce que nous apprend la raison, cet amour que Dieu lui-même nous prescrit.

 

 

 

LETTRE CLXI. (Année 414.)

Evode soumet à saint Augustin deux difficultés tirées, l'une de la lettre CXXXVII à Volusien, l'autre de la lettre XCII à Italica : la première de ces difficultés est relative à l'incarnation de Jésus-Christ; la seconde à la question de savoir si on peul voir Dieu, même avec les yeux d'un corps glorifié.

ÉPODE ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI , AU VÉNÉRABLE SEIGNEUR, AU SAINT ET BIEN-AIMÉ FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE- SACERDOCE , AUGUSTIN, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Il y a longtemps que je vous ai proposé des questions sur la raison et sur Dieu dans une lettre confiée à Jobin, qui avait été envoyé au domaine de Martien; je n'ai point encore mérité une réponse. Mais j'ai lu deux lettres de votre sainteté, l'une. adressée à un homme illustre, Volusien, l'autre à une illustre chrétienne, Italica; dans la première de ces deux lettres, au sujet de l'incarnation du- Seigneur Jésus-Christ notre Dieu dans sein d'une vierge et de sa nativité, j'ai remarqué ce passage : " Si on en demande la raison, ce ne sera plus merveilleux; si on en veut un exemple, ce ne sera plus unique. " Il semble qu'on pourrait en dire autant de toute naissance d'homme ou d'animal et de toute semence. Car si on en demande la raison, on ne la trouvera pas, et la chose restera merveilleuse; et si on en veut un exemple, comme il n'y en a pas, ce sera unique. Qui pourra rendre raison de ce qui est formé par l'union de l'homme et de la femme ? Qui pourra expliquer la secrète génération de quoi que ce soit? Qui dira comment les semences nées de la terre pourrissent d'abord et puis fructifient? Et si l'on cherche un exemple unique, n'est-ce pas encore une chose admirable que la formation virginale et parfaite d'un ver dans un fruit? Aussi c'est, je crois, comme exemple qu'il a, été dit : " Je suis un ver et non pas un homme (1). " Je ne sais donc pas quelle raison on peut donner des conceptions, soit qu'elles s'accomplissent par l'union, soit qu'elles partent d'une oeuvre unique; et ce n'est pas seulement la conception d'une vierge qui est

1. Ps. XXI, 7.

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inexplicable, c'est, à mon avis, toute espèce de conception.

2. Veut-on des exemples? En voici : les cavales, dit-on, sont fécondées par le vent, les poules par les cendres, les canes par l'eau ; et il en est ainsi de quelques autres animaux. Si, en enfantant, ils perdent leur intégrité, ils peuvent la garder en concevant. Pourquoi dire alors que " si on veut a un exemple, ce ne sera plus unique, " puisque tant d'exemples se présentent? Personne n'ignore que certains animaux naissent dans le corps des hommes comme dans le corps des femmes : y a-t-il pour cela une semence? Voilà des exemples, voilà des prodiges dont on ne rend pas compte. On dira qu'il n'arrive jamais qu'un homme naisse d'une vierge ; mais , dans des choses d'une autre nature il y a des conceptions auxquelles toute semence est restée étrangère et dont il est impossible de rendre raison. Dans la génération même il se rencontre des enfantements qui laissent à la nature toute son intégrité. J'entends dire que l'araignée n'a pas besoin d'un autre concours que le sien pour produire admirablement à sa manière et sans altération d'organe tous ces fils auxquels elle a coutume de se suspendre : cela n'est accordé qu'à elle seule. Si on veut en chercher l'explication, c'est non-seulement admirable, mais de tels exemples sont impossibles à trouver. Ces exemples n'ont-ils pas précédé pour convaincre ceux qui auraient refusé de croire qu'une vierge pût enfanter? ne prouvent-ils pas que cet événement n'est pas unique quoiqu'il soit admirable? car toutes les oeuvres de Dieu sont admirables parce qu'elles sont l'oeuvre de la sagesse. Si donc on vient à nous faire ces objections, que répondrons-nous?

3. Une autre chose m'embarrasse fort : on dira par les mêmes raisons que Notre-Seigneur peut voir la substance de Dieu des yeux de son corps glorifié, et dans la lettre à Italica vous avez dit et en toute vérité que cela ne se peut. Quand nous répondrons que cela ne se peut pas, on nous objectera que tout est merveilleux et unique dans la conception et la naissance du Seigneur, et que de même que nulle explication n'est possible quant à la conception dans un sein virginal, de même on ne saurait rendre raison du privilège qu'aurait Jésus-Christ de voir la substance de Dieu avec les yeux du corps : ce serait unique et sans exemple. Si nous répliquons que l'on comprend bien qu'on ne puisse pas voir avec une chose corporelle quelque chose d'incorporel, je crains qu'on ne nous dise que la conception dans un sein virginal peut se prouver par des raisons et des exemples. Ou bien l'impossibilité de voir des yeux du corps la substance de Dieu ne pourra pas s'établir, et alors on continuera à soutenir que le Fils de Dieu peut voir son Père par les yeux du corps; ou bien si cette impossibilité est prouvée, on nous dira que de plus habiles seraient capables de rendre raison de la conception et de la naissance de Jésus-Christ. Quoi répondre ici? je vous le demande. Je ne cherche pas à faire naître des disputes, mais je vous interroge pour tenir tête à ceux qui tenteraient de nous surprendre. Pour moi, je crois que la Vierge a conçu et enfanté, comme je l'ai toujours cru; et la raison elle-même me persuade que Dieu ne peut pas être vu, même des yeux d'un corps glorifié. Je pense cependant qu'il faut aller au-devant des difficultés que la rébellion de l'esprit a coutume de susciter, et aussi donner satisfaction aux légitimes désirs d'instruction et d'étude. Priez pour nous. Que la paix et la charité du Christ fassent souvenir de nous votre sainteté, ô notre saint seigneur, vénérable et bienheureux frère!

 

 

 

 

LETTRE CLXII. (Année 415.)

Saint Augustin se plaint d'être interrompu dans ses travaux par les questions nouvelles qui lui sont continuellement adressées; il lui faudrait du temps pour résoudre convenablement tant de difficultés , car ses lettres tombent en beaucoup de mains. En réponse à des questions d'Evode, il lui rappelle ceux de ces ouvrages qui pourraient l'aider. L'évêque d'Hippone parle des songes et de l'état de l'âme dans le sommeil; il distingue les choses qui n'ont pas de raison d'être de celles dont la raison nous est cachée, et s'attache à prouver que Dieu ne peut pas être vu des yeux du corps.

AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE, SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT , ÉVODE, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LÙI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous demandez bien des choses à un homme très-occupé; et, ce qui est plus sérieux, vous croyez qu'il n'y a qu'à dicter en toute hâte ; mais les matières dont il s'agit sont si ardues que, même après avoir été traitées avec grand soin, c'est à peine si elles peuvent être entendues par des hommes tels que vous. Or, je ne dois pas l'oublier, ce n'est pas vous seulement ni d'autres tels que vous, qui lisez ce que. nous écrivons ; nos lettres sont recherchées aussi par des gens d'un esprit moins pénétrant et moins exercé que le vôtre, avec des dispositions tantôt favorables, tantôt ennemies, et il n'y a pas moyen de les soustraire à leur curiosité. Ceci considéré, vous voyez quel soin on doit mettre dans ce qu'on écrit, surtout dans ces importantes questions qui donnent à travailler aux grandes intelligences elles-mêmes. Mais si, quand j'ai une oeuvre sous la main, il faut que je m'interrompe pour répondre de préférence à ce qu'on vient me demander, qu'arrivera-t-il au cas où, pendant que je réponds à ces questions qui me sont adressées, j'en recevrai d'autres? (420) Vous plaît-il que je laisse celles-là pour celles-ci, que je donne toujours la préférence aux dernières, et que je n'achève que les choses au milieu desquelles je n'aurai pas été interrompu ? Il est difficile qu'il en soit ainsi, mais je ne pense pas que ce soit cela que vous veuilliez. Je n'ai donc pas dû suspendre ce que j'avais commencé lorsque vos questions me sont parvenues, de même que je ne me serais pas séparé de vos questions, si d'autres avaient fondu sur moi. Cependant je ne puis garder cette règle de justice; car j'ai quitté ce que je faisais pour vous écrire ceci, et afin que mon esprit s'appliquât à cette lettre, il m'a fallu le détourner violemment d'une autre grande occupation.

2. Il m'a été aisé de vous donner cette excuse que je ne crois pas mauvaise d'ailleurs; il est moins aisé de répondre à vos questions. Dans les ouvrages auxquels maintenant je m'applique de toutes mes forces, il se rencontrera, je pense, plus d'un endroit où je toucherai, si Dieu le veut, à l'objet de vos recherches. Déjà plusieurs de ces difficultés se trouvent résolues dans des livres que je n'ai pas encore mis au jour, soit sur la Trinité, soit sur la Genèse. D'ailleurs, si vous voulez bien relire ce qui depuis longtemps vous est connu, ou du moins ce qui vous a été connu, (car vous avez oublié peut-être mes écrits sur la Grandeur de l'âme et sur le Libre arbitre qui ne sont que le produit de nos entretiens d'autrefois), vous pourrez éclaircir vos doutes sans avoir besoin de moi : il vous suffira de quelque travail de pensée pour tirer les conséquences de ce qui s'y trouve de clair et de certain. Vous avez aussi le livre Sur la vraie religion; si vous repassiez ce livre avec attention, vous ne diriez jamais que Dieu est forcé d'être par la raison, et qu'en raisonnant on établit que Dieu doit exister. En effet dans la raison des nombres que nous avons d'une façon certaine à notre usage quotidien, si nous disions : il faut que sept et trois fassent dix, nous ne parlerions pas avec sagesse; mais nous devons dire que sept et trois font dix. Je crois avoir assez montré, dans les livres précédemment cités, quelles sont les choses dont on puisse dire avec vérité qu'elles doivent être, qu'elles soient déjà ou ne soient pas. Ainsi l'homme doit être sage; s'il l'est, pour continuer à l'être; s'il ne l'est pas encore, pour le devenir. Mais Dieu ne doit pas être sage, il l'est.

3. Repassez soigneusement aussi ce que je vous ai récemment écrit sur les apparitions, et dont vous vantez la subtilité, tout en disant que vous y avez rencontré l'embarras de questions plus hautes; songez-y attentivement, non pas en passant, mais avec une réflexion prolongée; vous devinerez alors ce que c'est que la présence ou l'absence de l'âme. Car elle est présente dans ses apparitions au milieu du sommeil, et absente des yeux du corps auquel elle donne le regard quand elle veille; et si, par quelque chose de plus fort que le sommeil, elle demeure totalement absente des yeux qui sont comme les luminaires des corps, c'est là mort. De même donc que l'âme en passant du sens de la vue aux apparitions du sommeil, n'a pas avec elle un corps quel qu'il soit; à moins de croire qu'il y ait des réalités corporelles dans nos songes, et que nous-mêmes alors passons avec un corps d'un lieu dans un autre, ce que vous ne pensez pas assurément; de même, si l'âme s'éloigne tout à fait et que son absence soit complète, ce qui arrive à la mort, il ne faut pas imaginer qu'elle emporte avec elle je ne sais quelle parcelle de corps. Car si cela était, même quand nous dormons, et qu'elle se retire passagèrement du sens de là vue, elle emporterait des yeux, qui, tout subtils qu'ils fussent, seraient pourtant corporels, et il n'en est pas ainsi. Cependant elle emporte avec elle certains yeux fort semblables à ceux du corps, sans être corporels, au moyen desquels elle voit durant le sommeil des images pareilles à des corps, mais qui n'en sont pas.

4. Si quelqu'un soutient que ce qu'on voit en songe de semblable à des corps ne peut être que corporel , et s'il lui semble dire ainsi quelque chose, il fera preuve d'une pesanteur d'esprit peu facile à convaincre; c'est l'erreur de bien des gens qui ne sont même pas sans pénétration, mais qui réfléchissent trop peu à la nature de ces images des corps qui se forment dans l'esprit sans être pour cela des corps. Lorsqu'avec plus d'attention ils sont forcés de reconnaître que ces images ne sont pas corporelles, mais fort semblables à des corps, ils ne peuvent pas tout de suite se rendre compte des causes par lesquelles ces images se forment dans l'esprit, ni expliquer si elles subsistent par leur propre nature ou dans un sujet; si elles se produisent comme des caractères tracés avec de l'encre sur un parchemin, où il y (421) a deux substances, le parchemin et l'encre; ou comme un cachet ou toute autre figure sur

la cire qui en est le sujet; ou si ces images se forment dans l'esprit de ces deux manières, tantôt comme ceci, tantôt comme cela.

5. Car on se préoccupe non-seulement des choses qui ne sont pas présentes à nos sens et se retrouvent dans notre mémoire, ou que, selon notre gré, nous formons, disposons, augmentons, diminuons et varions d'innombrables façons par le lieu, la disposition et le mouvement (telles sont peut-être les images du sommeil qui nous trompent, quand les songes ne sont pas des avertissements de Dieu, avec cette différence que nous voulons les premières et que nous subissons celles-ci) ; non-seulement, dis-je, on se préoccupe des choses qui se passent dans l'esprit et qu’il est permis de croire l'ouvrage de l'esprit (quoique ce soit par des causes secrètes que l'une se présente à l'intelligence plutôt que l'autre), mais encore on se demande ce qu'a voulu dire le Prophète par ces mots : " Et l'ange qui parlait en moi me dit (1). " Il ne faut pas croire que des voix du dehors soient venues aux oreilles corporelles du Prophète, lorsqu'il dit : " Celui qui parlait en moi, " et non pas celui qui me parlait. Etaient-ce des voix tirées de l'esprit et semblables à des sons, et cependant produites par l'ange lui-même; des voix comme nous en entendons quand nous repassons silencieusement en nous beaucoup de choses, ou que des chants nous reviennent à la mémoire? Et quel sens donner à ce passage de l'Evangile : " Voilà que l'ange de Dieu lui apparut dans son sommeil, disant (2)? " Comment le corps de l'ange apparut-il à des yeux fermés (car Abraham était éveillé quand des anges lui apparurent, de telle façon qu'il leur lava les pieds et put les toucher (3))? Est-ce un esprit qui, sous quelque forme semblable à un corps, se montra à l'esprit d'un homme endormi, comme il nous arrive à nous-mêmes, en songe, de nous voir en mouvement et dans des attitudes bien différentes de celle où nous sommes avec nos membres étendus ?

6. Ces choses sont merveilleuses, parce que leur raison est trop cachée pour qu'un homme puisse en rendre compte à un homme. Car notre surprise est excitée, soit quand la cause d'une chose nous échappe, soit quand la chose est extraordinaire, ce qui arrive par sa singularité

1. Zach. I, 9. — 2. Matth. I, 20. — 3. Gen. XVII, 4.

ou sa rareté. Quant à ce qui touche à la raison cachée, j'ai dit dans ma lettre à Volusien, que vous avez lue, j'ai dit en répondant à ceux qui nient que le Christ soit né d'une vierge : " Si on veut en savoir la raison, ce ne sera plus un prodige (1). " Non pas que la chose manque de raison, mais la raison en demeure cachée à ceux pour lesquels Dieu a voulu que le fait soit merveilleux. Pour ce qui est de l'autre cause de surprise, par exemple lorsqu'il arrive quelque chose d'extraordinaire, nous avons l'étonnement de Notre-Seigneur en présence de la foi du centurion. Nulle raison des choses ne saurait se dérober à sa connaissance, mais la surprise du Seigneur fut une manière de louer celui dont il n'avait pas rencontré le pareil chez le peuple hébreu; cette surprise est suffisamment exprimée dans ces paroles du Seigneur ; " En vérité, je vous le dis, je n'ai pas trouvé une aussi grande foi en Israël (2). "

7. J'ai ajouté dans la lettre à Volusien : " Si on demande un exemple, ce ne sera plus unique. " C'est en vain que vous avez cru trouver des exemples, en citant le ver qui naît dans un, fruit, et l'araignée qui tire en quelque sorte de la virginité de son corps le fil avec lequel elle compose sa toile. La subtilité met en avant quelques comparaisons qui s'éloignent ou se rapprochent plus ou moins; mais il n'y a que le Christ qui soit né d'une vierge; par là vous comprenez pourquoi j'ai dit que c'est sans exemple. Tout ce que Dieu fait d'ordinaire ou d'extraordinaire a ses causes et ses raisons justes et irréprochables. Lorsque ces causes nous sont cachées, les oeuvres de Dieu nous étonnent; lorsque nous en pénétrons le secret, nous disons qu'elles arrivent en toute conséquence et convenance, et qu'il n'y a pas à s'en étonner puisque ce qui est arrivé était commandé par la raison elle-même. Si notre surprise ne tient point à quelque chose à quoi on ne s'attend pas, mais à quelque chose de grand et de digne d'éloges, nous aurons le genre d'étonnement par lequel Notre-Seigneur loue le centurion. Je n'ai donc pas eu tort de dire : " Si on veut en savoir la raison, ce ne sera plus un prodige; " car il y a un autre genre de surprise, lors même que la raison de ce qui nous frappe vient à se découvrir à nous; de même qu'on n'a pas eu tort de dire que " Dieu ne tente personne (3), " car il y a un autre

1. Ci-dessus, lettre 137. — 2. Luc,VII, 6. — 3. Jacques, I, 13.

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genre de tentation qui a fait dira en toute vérité : " Le Seigneur votre Dieu vous tente (1). "

8. Que personne ne croie qu'on ait le droit de dire que le Fils voit le Père des yeux du corps et non pas comme le Père voit le Fils, et cela parce que les partisans de cette opinion à bout de raison, pourraient dire eux-mêmes : " Si on veut en savoir la raison, ce ne sera plus un prodige; " ce qui m'a fait parler ainsi ce n'est pas qu'il n'y ait aucune raison de la chose, c'est qu'elle est cachée. Quiconque entreprend de réfuter un tel sentiment, doit démontrer qu'il n'y a aucune raison, non pas de ce miracle, mais de cette erreur, De même qu'il n'y a aucune raison par laquelle Dieu puisse mourir ou se corrompre ou pécher (et quand nous disons que cela ne saurait être, nous ne diminuons pas la puissance de Dieu, mais nous rendons hommage à son éternité et à sa vérité) ; de même en disant que Dieu ne peut pas être vu des yeux du corps, la raison en devient claire à tout esprit droit : car il est évident que Dieu n'est pas un corps, que rien ne peut être vu des yeux du corps si ce n'est à quelque distance; que tout ce qui occupe un espace est nécessairement un corps, une substance moindre dans une partie que dans le tout : croire cela de Dieu ne doit pas être permis, pas même à ceux qui ne peuvent pas encore le comprendre.

9. La raison des divers changements qui se font dans l'univers nous est cachée; et c'est pourquoi tout est miracle sous nos yeux. Mais à cause de cela ignorons-nous qu'il y ait des corps, que nous-mêmes nous ayons un corps, qu'il n'existe pas de corpuscule qui n'occupe un espace à sa manière et ne soit tout entier là où il est, mais pourtant moindre dans une partie que dans le tout? Ces choses nous étant connues, il faut en tirer les conséquences qu'il serait trop long de déduire ici; il faut montrer qu'il n'y a pas de raison pour croire ou pour comprendre que Dieu, qui est tout entier partout et ne s'étend pas à travers les espaces comme une masse corporelle, composée nécessairement de parties plus grandes et moindres les unes que les autres, puisse être vu des yeux du corps. J'en dirais plus long là-dessus si je m'étais proposé cette question dans cette lettre, devenue déjà bien longue, sans que je m'en sois douté, et pour laquelle j'ai presque oublié mes travaux; peut-être,

1. Deutéronome, XIII, 3.

sans le vouloir, ai-je fait tout ce que vous souhaitiez : peu d'indications suffisent pour que votre esprit achève ce qu'il faut penser. Mais ces choses auraient, besoin de plus de soin et d'étendue pour devenir profitables à ceux entre les mains de qui peut tomber ma lettre. Les hommes ont bien de la peine à s'instruire; ils ne peuvent pas comprendre ce qu'on leur dit en trop peu de mots, et n'aiment pas à lire ce qui est long. On a aussi bien de la peine à enseigner : la brièveté ne réussit pas avec les esprits lents, ni les développements étendus avec les paresseux. Envoyez-nous une copie de la lettre qui s'est égarée ici et n'a pu se retrouver.

 

 

 

 

LETTRE CLXIII. (Année 415.)

Evode propose quelques doutes à Augustin.

ÉVODE, ÉVÊQUE, A AUGUSTIN, ÉVÊQUE.

J'ai envoyé, il y a longtemps, des questions à votre sainteté : l'une sur la raison et sur Dieu, et je vous l'ai transmise, je crois, par Jobin, qui s'occupe avec dévouement des intérêts des servantes de Dieu; l'autre, sur le corps du Sauveur qui, selon le sentiment de quelques-uns, voit la substance divine. Je vous adresse maintenant une troisième question. L'âme raisonnable que le Sauveur a prise avec le corps appartient-elle à l'une des opinions énoncées sur l'origine de l’âme, si toutefois il en est une qui puisse se soutenir avec quelque vérité; ou bien, malgré sa nature raisonnable , est-elle d'un genre à part au lieu d'être comprise dans les espèces générales des âmes de tout ce qui vit? Voici une quatrième question : Quels sont ces esprits dont parle saint Pierre dans sa lettre lorsqu'il nous montre le Seigneur " mort en sa chair, vivifié par l'Esprit dans lequel il alla prêcher aux esprits qui étaient dans la prison (1), " et le reste, où il fait ainsi entendre que ces esprits furent dans les enfers, que le Christ y descendit pour les évangéliser tous, qu'il les délivra tous des ténèbres et des peines par la grâce, afin qu'à partir de la résurrection du Seigneur il n'y eût plus qu'à attendre le jugement, sur la ruine des enfers? Je désire savoir le sentiment de votre sainteté à cet égard.

1. I Ep. de saint Pierre, III, 18, 19.