LETTRES DE SAINT AUGUSTINS

 

La traduction des Lettres de saint Augustin est l'œuvre de M. POUJOULAT.

In Œuvres complètes de Saint Augustin traduites pour la première fois en français sous la direction de M. Poujoulat et de M. l’abbé Raulx, Bar-Le-Duc 1864, Tome I, p. 519-561 ; Tome II ; Tome III, p. 1-123.

LETTRES DE SAINT AUGUSTINS *

PREMIÈRE SÉRIE. LETTRES ÉCRITES PAR SAINT AUGUSTIN AVANT SA PROMOTION A L’ÉPISCOPAT *

LETTRE PREMIÈRE. (Fin de l'année 386.) *

LETTRE II. (Fin de l'année 386.) *

AUGUSTIN A ZÉNOBE. *

LETTRE III. (Année 387.) *

LETTRE IV. (Année 387.) *

LETTRE V. (Fin de l'année 388.) *

LETTRE VI. (Au commencement de l'année 389.) *

NÉBRIDE A AUGUSTIN. *

LETTRE VII. (Année 389.) *

LETTRE VIII. (Année 389.) *

LETTRE IX. (Année 389.) . *

LETTRE X. (Année 389.) *

LETTRE XI. (389.) *

LETTRE XII. (389.) *

LETTRE XIII. (A la fin de l'année 389.) *

LETTRE XIV. (A la fin de l'année 359.) *

AUGUSTIN A NÉBRIDE. *

LETTRE XV. (Année 390.) *

LETTRE XVI. (390). *

LETTRE XVII. (390). *

LETTRE XVIII. (390) *

LETTRE XIX. (390.) *

LETTRE XX. (390.) *

LETTRE XXI. (Année 391.) *

LETTRE XXII. (Année 390.) *

LETTRE XXIII. (Année 392.) *

LETTRE XXIV. (A la fin de l'année 394.) *

LETTRE XXV. (Année 394.) *

LETTRE XXVI. (Année 395.) *

LETTRE XXVII. (Au commencement de l'année 395.) *

LETTRE XXVIII. (394 ou 395.) *

LETTRE XXIX(1). (Année 395.) *

LETTRE XXX. (Année 395.) *

PREMIÈRE SÉRIE. LETTRES ÉCRITES PAR SAINT AUGUSTIN AVANT SA PROMOTION A L’ÉPISCOPAT

 

LETTRE PREMIÈRE. (Fin de l'année 386.)

Hermogénien était un ami des jeunes années de saint Augustin ; notre Saint, dans ses premières et déjà si belles études philosophiques, aimait à recueillir les jugements de cet ami. — Nous ayons dit, dans l'Histoire de saint Augustin, ce qu'étaient les philosophes désignés sous le nom d'Académiciens, et nous avons analysé, l'ouvrage que notre docteur leur a consacré, ci-dessus, page 16-20. — Dans cette lettre, il assure qu'il a plutôt voulu les imiter que les combattre. — Si les fondateurs de cette école ont voilé la vérité, c'était. pour la soustraire aux . profanations des hommes grossiers c'est aussi dans l'intérêt de la vérité qu'Augustin démontre, à ses contemporains indolents, la possibilité de la connaître avec certitude.

AUGUSTIN A HERMOGÉNIEN.

1. Je n'oserais jamais, même sous forme de badinage, attaquer les académiciens; l'autorité de si grands hommes me toucherait déjà beaucoup, si de plus je ne savais que leur pensée n'a pas été celle que le vulgaire leur a prêtée. Autant que je l'ai pu, je les ai imités plutôt que combattus, ce qui passerait mes forces.

Il me paraît qu'il était alors convenable que si quelque chose de pur coulait de la source platonicienne, on le mît à la portée d'un petit nombre d'hommes seulement, en le faisant passer dans un lit étroit tout voilé d'ombres et sous des buissons épineux, au lieu de le conduire à découvert et de l'exposer à être troublé et souillé sous les pieds des bêtes qui s'y seraient précipitées. Quoi de plus bestial en effet que l'opinion de ceux qui croient que l'âme .que un corps? Contre des hommes de cette sorte, il était raisonnable et utile de recourir à l'art et à la méthode du vrai Dieu (1). Mais dans ce siècle où nous ne voyons plus de philosophes, si ce n'est peut-être ceux qui en portent la robe, et que je ne trouve pas dignes d'un nom si vénérable, il me semble bon de ramener à l'espérance de découvrir la vérité ceux que les académiciens, par le génie de leur langage, détourneraient de la connaissance des choses. Il ne faudrait pas que des précautions prises dans un temps pour le déracinement de profondes erreurs, servissent à empêcher qu'on ne répandît la science.

2. En ce temps-là, les différentes sectes s'agitaient dans l'étude avec une ardeur si vive qu'on devait uniquement redouter que le faux ne fût autorisé. Chacun, chassé à coups d’arguments du point où il se croyait le plus expugnable, se mettait à chercher autre chose, avec d'autant plus de force et de prudence que l’application à la science des mœurs était plus grande et que la vérité et ses profondeurs obscures paraissaient se cacher dans la nature des choses et dans la nature même de l’esprit. Aujourd’hui, qu’on aime si peu le travail et les nobles études, si on entend dire que des philosophes

1. Qui voile la vérité aux indignes,comme on le remarque dans les paraboles évangéliques. (Matt. XIII, 10-16)

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très-subtils aient jugé impossible de rien connaître, les intelligences se laissent aller et se ferment éternellement. On n'osera pas se croire plus pénétrant que ces philosophes, ni se vanter d'avoir trouvé ce qui a échappé à la grande étude, au. génie, aux loisirs, au savoir vaste et varié de Carnéade pendant une longue vie. Si ces esprits paresseux se décident, par un effort, à lire les ouvrages qui semblent refuser à la nature humaine la faculté de connaître la vérité, ils retombent aussitôt dans un assoupissement si profond que la trompette céleste ne peut les éveiller.

3. Votre jugement au sujet de mes petits livres (1), m'est très-agréable, et telle est mon opinion sur vous, que je ne crois pas votre sagesse capable de se tromper ni votre amitié capable de feindre; c'est pourquoi je vous demande de voir soigneusement et de m'écrire si vous approuvez ce que j'ai dit, à la fin du troisième livre, plutôt par conjecture qu'avec certitude, mais pourtant, je pense, avec plus d'utilité que de motifs de n'y pas croire. Quoi qu'il en soit de ce que j'ai écrit, ce qui me plaît surtout, ce n'est pas d'avoir vaincu les académiciens, ainsi que l'amitié, plus peut-être que la vérité, vous le fait dire, c'est d'avoir brisé le lien qui m'empêchait de m'approcher des mamelles de la philosophie, et d'avoir triomphé du désespoir de trouver le vrai, cette pâture de l'esprit (2).

1. Contre les Académiciens.

2. Les quatre premières lettres ont été écrites de Cassiacum

 

LETTRE II. (Fin de l'année 386.)

Saint Augustin adresse à son ami Zénobe quelques mots de philosophie et d'amitié. — Il avait commencé avec lui une discussion philosophique qu'il avait fallu interrompre ; il lai exprime le désir de reprendre d'aussi utiles entretiens.

AUGUSTIN A ZÉNOBE.

Il est, je crois, bien entendu entre nous que te que les sens peuvent atteindre ne saurait rester un seul moment dans le même état, mais que tout cela passe et s'écoule sans durée permanente, et pour parler comme les Latins, n'a, point d'être. Aussi la véritable et divine philosophie nous enseigne à modérer et à assoupir le très-funeste amour de ces biens visibles si remplis de peines, afin que l'esprit, pendant même qu'il gouverne ce corps, ne se porte tout entier et avec ardeur que vers les choses immuables et qui ne plaisent point par une beauté passagère. Néanmoins, quoique notre âme vous voie en elle-même, et vous voie tel que vous êtes, tel qu'on peut vous aimer sans crainte de vous perdre, nous avouons que nous cherchons et que nous désirons, autant qu'il est permis, votre conversation et votre présence quand vous vous éloignez par le corps, et que les lieux vous séparent de nous. C'est là un défaut que vous aimez en nous, si je vous connais bien, et vous ne voudriez pas que nous en fussions corrigés, vous qui souhaitez toutes les prospérités à ceux qui vous sont chers. Si vous en êtes venu à ce point de force d'esprit que ceci vous paraisse comme un piège tendu à notre faiblesse et que vous vous moquiez de ceux qui s'y trouvent pris, en vérité vous êtes grand et tout autre que nous. Pour moi, quand je regrette un ami absent, je veux bien aussi qu'il me regrette. Cependant je prends garde, autant que je puis, et je m'efforce de ne rien aimer de ce qui peut me quitter malgré moi. Aussi sans rechercher l'état présent de votre esprit, je demande que nous achevions la discussion commencée, si nous avons à coeur nos propres intérêts : je ne la terminerais pas avec Alype, lors même qu'il le voudrait; mais il ne le veut pas, car il n'est pas homme à insister auprès de moi pour que je cherche à vous enchaîner à nos études, tandis que je ne sais quelle nécessité vous éloigne.

 

LETTRE III. (Année 387.)

Nébride, ce doux ami dont le nom se mêle au souvenir de saint Augustin, écrivait souvent à celui qu'il écoutait comme un maître; " vous êtes heureux " lui avait-il dit dans une de ses lettres; ce mot frappe Augustin qui demande comment et pourquoi il est appelé heureux. — Il assure qu'il n'est pas heureux puisqu'il ignore beaucoup de choses, spécialement pourquoi le monde est tel qu'il est (1). Et s'il paraît heureux c'est sans doute pour avoir découvert une manière de prouver que l'âme est immortelle et ne doit pas s'attacher aux choses sensibles (2).

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Je ne sais si c'est une réalité ou un pur effet de votre doux langage; l'impression a été soudaine, et je n'ai pas assez examiné jusqu'à quel point je devais me fier à vos paroles. Vous demandez ce que ceci veut dire. Que croyez-vous ? Vous avez été près de me persuader, non pas que je fusse heureux, ce qui n'appartient

1. N.1,2,3.— 2. N.4.

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qu'au sage, mais que je fusse comme heureux, de la même manière que nous nous disons hommes, quoique nous le soyons peu en comparaison de l'homme même que Platon avait rêvé; ou de même que nous appelons certaines choses rondes ou carrées quoiqu'elles ne le soient pas avec cette rigoureuse exactitude, appréciable seulement par un petit nombre d'esprits. J'ai lu votre lettre à la lampe après avoir déjà soupé: j'étais près de me coucher, mais non pas de m'endormir. Et longtemps après m'être mis au lit, je pensais, et je m'entretenais avec moi-même, Augustin avec Augustin : Suis-je heureux, me disais-je, comme il plait à Nébride de me l'écrire? Non sans doute, car lui-même n'oserait pas nier combien je suis encore éloigné de la sagesse: Peut-être la vie heureuse est-elle aussi le partage de ceux qui sont peu avancés ? C'est difficile à croire, car n'avoir pas la sagesse n'est-ce pas une grande misère, et y a-t-il une autre misère ici-bas? D'où lui est donc venue cette idée ? A-t-il osé me croire sage après avoir lu mes petits livres ? Le plaisir d'une lecture ne l'aurait pas rendu aussi téméraire, et je sais é trop la prudence accoutumée d'un homme de . te poids- Voici donc pourquoi; c'est qu'il m'a écrit ce qu'il a cru le plus doux . il a trouvé de la douceur dans mes livres et me l'a dit avec satisfaction et n'a pas pris garde a ce qu'il confiait à la joie de sa plume. Que serait-ce s'il avait lu les Soliloques ? il eût été enivré, et cependant il n'aurait trouvé rien de plus à me dire que quand il m'a appelé heureux. Il m'a donné tout d'abord le nom le plus élevé et ne s'est rien réservé pour me témoigner un plus grand contentement : voyez ce que fait la joie !

2. Mais où est cette heureuse vie ? où donc est-elle? Oh ! si elle existait, elle rejetterait les atomes d'Épicure. Oh ! si elle existait, elle saurait qu'il n'y a rien au-dessous du monde. Oh ! si elle existait, elle saurait que l'extrémité d'une sphère tourne plus lentement que son milieu, et autres choses semblables qui me sont pareillement connues. Mais comment et, à quel degré suis-je heureux, moi qui ignore pourquoi le monde est grand comme il est, avec des figures qui ne l'empêcheraient pas d'être infiniment plus grand ? Comment ne me dirait-on pas, ou plutôt comment ne serions-nous pas forcés d'avouer que les corps sont divisibles à l'infini, de manière que d'un corps, quel qu'il puisse être, il sortira toujours, pour former une grandeur déterminée, un nombre certain de petits corps? Ainsi donc, comme il n'y a pas de corps dont on doive dire qu'il est le plus petit possible, pourquoi dirions-nous que le monde est, si grand qu'un plus grand ne peut pas être? à moins par hasard qu'il n'y ait une importante vérité dans ce que je dis un jour secrètement à Alype, savoir que le nombre intelligible croît jusqu'à l'infini sans pouvoir subir cependant une diminution infinie, car on ne trouve rien au-dessous de l'unité, et qu'au contraire le nombre sensible (et quel nombre sensible y a-t-il que la quantité des corps?) peut diminuer et non pas croître jusqu'à l'infini. Et c'est pour-. quoi peut-être les philosophes font consister les richesses dans les choses intelligibles et la pauvreté dans' les choses sensibles. Quoi de plus malheureux en effet que de pouvoir toujours aller en diminuant? Et quelle heureuse richesse au contraire que de croître tant qu'on veut, d'aller où l'on veut, de revenir quand on veut, jusqu'où l'on veut, et de beaucoup aimer ce qui ne peut jamais diminuer ! Car quiconque comprend ces nombres n'aime rien tant que l'unité; ce qui n'est pas étonnant, puisque c'est par elle qu'on aime le reste. Mais, encore une fois, pourquoi le monde est-il grand comme il est? il pouvait l'être un peu plus ou un peu moins. Je l'ignore. Il est ainsi. Et pourquoi occupe-t-il tel point de l'espace plutôt que tel autre ? On ne doit faire sur cela aucune question, car une nouvelle question resterait toujours à faire. Ce qui me préoccupait beaucoup, c'est que les corps se divisent jusqu'à l'infini; peut-être y a-t-il été répondu, en parlant de la force contraire du nombre intelligible.

3. Mais attendez. Voyons, disais-je encore, ce je ne sais quoi qui se présente à mon esprit. Ce monde sensible est assurément l'image de je ne sais quel autre monde intelligible. Or, il y a quelque chose de merveilleux dans la façon dont les miroirs nous retracent les images ; quelques grands qu’ils soient, ils n'agrandissent pas les images, celles même des plus petits corps; les petits miroirs au contraire, comme, les prunelles des yeux, diminuent les plus grandes images (1). On diminue donc les images du corps en diminuant les miroirs, et, si vous n’augmentez, vous n'augmentez pas les images. Il y a là certainement.

1. Ce qui est vrai des miroirs qui ne sont pas en verre. .

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quelque chose de caché. Mais maintenant il faut dormir. D'ailleurs j'ai paru heureux à Nébride, non point pour avoir cherché, mais pour avoir trouvé quelque chose ; et cela .qu'est-ce? Serait-ce le raisonnement suivant, que j'ai coutume de caresser comme si c'était mon raisonnement unique et où je me délecte trop ?

4. De quoi sommes-nous composés ? d'une âme et d'un corps. Quel est le meilleur des deux ? c'est l'âme assurément. Que loue-t-on dans le corps ? je ne vois rien autre que la beauté. Qu'est-ce que c'est que la beauté du corps ? l'harmonie des parties avec une certaine suavité de couleur. Et cette beauté ne vaut-elle pas mieux où elle est vraie que là où elle est fausse ? Qui doute qu'elle vaudra mieux là où elle sera vraie ? Où sera-t-elle vraie ? dans l'âme sans doute. L'âme doit donc être plus aimée que le corps. Et dans quelle partie de l'âme réside-t-elle, cette vérité ? dans l'esprit et l'intelligence. Qu'y a-t-il de contraire à l'esprit ? ce sont les sens. Il faut donc résister aux sens de toutes les forces de l'âme ? C'est évident. Que faire si les choses sensibles nous plaisent trop ? il faut faire qu'elles ne nous plaisent plus. Et comment donc? par l'habitude de s'en priver et de rechercher ce qui est meilleur. Et si l'âme meurt, la vérité mourra donc aussi, ou bien la vérité n'est pas dans l'intelligence, ou l'intelligence n'est pas dans l'âme, ou ce qui renferme quelque chose d'immortel peut mourir? Mes Soliloques disent et prouvent assez que rien de pareil ne saurait arriver; mais je ne sais quelle habitude de nos maux nous épouvante encore et nous fait chanceler. Enfin, quand même l'âme mourrait, ce qui ne me paraît possible d'aucune manière, les studieux loisirs de ma solitude m'ont assez démontré que la vie heureuse ne se trouverait point dans la joie des choses sensibles. Voilà peut-être ce qui me fait paraître aux yeux de mon cher Nébride sinon heureux, au moins comme heureux : que je le paraisse à moi-même; qu'ai je à perdre ? et pourquoi ne croirai je pas à la bonne opinion. qu'il a de moi ? je me dis ces choses, puis je fis ma prière accoutumée, et je m'endormis.

5. Il m'a été doux de vous écrire ceci. Vous me faites plaisir lorsque vous me remerciez de ne vous rien cacher de ce qui me vient à la bouche. Je me réjouis de vous charmer de la sorte. A qui adresserai-je plus volontiers mes folies qu'à celui à qui je ne puis déplaire ? S'il est au pouvoir de la fortune qu'un homme en aime un autre, voyez combien je suis heureux, moi qui ai reçu du hasard une part si douce et si belle, et je désire, je l'avoue, que de tels biens se multiplient pour mes jours. Mais les vrais sages, qui seuls doivent être appelés heureux, ont voulu que les biens de la fortune ne fussent ni redoutés ni désirés (cupi).

Doit-on dire cupi ou cupiri ? et cela arrive bien; car je veux que vous me fassiez connaître cette désinence; je deviens plus incertain dès que je rapproche des verbes semblables. Cupio, fugio, sapio, jacio, capio, ont les mêmes terminaisons : mais doit-on, dire à l'infinitif fugiri ou fugi, sapiri ou sapi ? je l'ignore. Je pourrais remarquer que l'on écrit jaci et capi, si je ne craignais que l'on me prît et jetât (caperet, jaceret) à plaisir comme un jouet, en me faisant sentir qu'autre chose est d'être jeté et pris (captum, jactum), et autre chose, d'avoir fui, d'être désiré et goûté (fugitum, cupitum, sapitum). Et encore, dans ces trois derniers mots, j'ignore également si la pénultième est longue et sourde, ou bien grave et brève.

Vous voilà provoqué à m'écrire une lettre plus étendue; je demande de pouvoir vous-lire un peu plus longuement; car je ne puis vous exprimer tout le ravissement que j'y trouve.

 

LETTRE IV. (Année 387.)

Saint Augustin parle à Nébride de ses progrès de solitaire dans la contemplation des choses éternelles.

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Jugez de mon étonnement, lorsque, contre toute espérance, cherchant à quelles lettres de vous j'avais encore à répondre, j'ai reconnu qu'il n'en restait plus qu'une seule: c'est celle où vous me demandez quels progrès nous avons faits, au sein de ce grand loisir que vous vous représentez en vous-même ou que vous aimeriez à partager avec nous, dans la compréhension de ce qui sépare la nature sensible de la nature intelligible. Vous n'ignorez pas que si, on s'enfonce de plus en plus dans les fausses opinions à mesure qu'on se les rend plus familières et qu'on s'y roule davantage, il en arrive autant et plus aisément à l'esprit en ce qui concerne la vérité. Toutefois ce progrès est insensible comme celui de l'âge; la (523) différente est grande entre un enfant et un jeune homme, mais vous auriez beau interroger continuellement l'enfance, elle ne vous répondrait jamais que tel jour elle est devenue la jeunesse.

2. N'allez pas croire d'après ceci, que par une plus grande vigueur d'esprit et une intelligence plus ferme de la vérité, nous soyons arrivés à une sorte de jeunesse de l'âme. Nous ne sommes que des enfants, mais, comme on dit, de beaux enfants peut-être. Car ce petit raisonnement, qui vous est bien connu, vient souvent rafraîchir et élever nos yeux troublés et remplis des nuisibles soucis. L'intelligence, disons-nous, est supérieure aux yeux et à toutes ces impressions vulgaires: ce qui ne serait pas, si les choses qui se comprennent n'avaient plus d'être que celles qui se voient. Examinez avec moi s'il y a quelque chose de solide à opposer à ce raisonnement. Parfois, avec cet appui fortifiant, et après avoir imploré l'assistance de Dieu, quand je suis emporté vers lui et vers ce qu'il y a de plus véritablement vrai, cette jouissance anticipée des choses éternelles me possède à tel point que j'ai besoin du même raisonnement pour croire à la réalité des objets qui nous sont aussi présents que chacun de nous est présent à lui-même.

Repassez vos lettres, et voyez si, à mon insu, je ne vous dois point d'autre réponse : vous saurez cela mieux que moi. J'ai bien de la peine à croire que je sois sitôt dégagé du poids de tant d'obligations dont un jour je m'étais rendu compte: je ne doute pas cependant que vous n'ayez reçu des lettres de moi, auxquelles vous n'avez pas encore répondu.

 

LETTRE V. (Fin de l'année 388.)

Nébride déplore que les affaires des gens de la ville (1) détournent trop souvent Augustin de la contemplation.

NÉBRIDE A AUGUSTIN.

Est-ce vrai, mon cher Augustin? vous prêtez-vous aux affaires de vos compatriotes avec tant de constance et de patience, que ce loisir, tant recherché, vous échappe? Dites-moi, je vous prie,

1. Saint Augustin était retiré aux environs de Thagaste. Nous ne pensons pas, comme on l'a dit, qu'il ait exercé alors quelque charge municipale, un peu dans le genre des fonctions de curial que son père avait remplies ; le jeune Augustin n'habitait pas la ville, mais vivait dans une solitude qu'il n'avait pas le courage de fermer aux importuns; l'hypothèse d'une charge municipale s'accorde peu avec le renoncement au monde qui était déjà pour Augustin une résolution définitive. Dans l'Histoire de saint Augustin et dans notre Voyage en Algérie (Etudes africaines), nous avons dit que Souk-Arras occupe l'emplacement de Thagaste ; cette opinion, quoique vraie, manquait de preuves; depuis ce temps une inscription trouvée sur un dé de piédestal a tranché les doutes , et c'est en toute certitude que Souk-Arras nous représente la position de la ville natale de saint Augustin. Voyez un intéressant travail de M. Léon Rénier dans la Revue archéologique, XIVe année.

quels sont ceux qui osent ainsi abuser de votre bonté? Ils ne savent donc ni ce que vous aimez ni ce à quoi vous aspirez! il n'y a donc pas auprès de vous un seul ami qui le leur dise! où est Romanien? où est Lucinien? Qu'ils m'entendent: moi je crierai, moi j'attesterai que c'est Dieu que vous aimez et que vous désirez servir, que c'est à Dieu que vous songez à vous attacher. Je voudrais vous emmener dans ma maison des champs et vous y mettre en repos; je ne craindrais pas de passer pour un ravisseur auprès de tous ces gens que vous aimez trop et qui vous aiment tant.

 

LETTRE VI. (Au commencement de l'année 389.)

Admiration de Nébride pour les lettres de saint Augustin. — Il pose des questions sur la mémoire et l'imagination. — Il lui semble qu'il ne peut y avoir de mémoire sans imagination, et que ce n'est pas des sens, mais plutôt d'elle-même que l’imagination tire les images des choses.

NÉBRIDE A AUGUSTIN.

1. Je conserve vos lettres comme mes yeux; elles sont grandes, non par l'étendue, mais par les choses, et renferment de grandes preuves de ce qu'il y a de plus grand. Elles parleront à mon oreille comme le Christ, comme Platon, comme , Plotin. Elles seront, par leur éloquence, douces à entendre; par leur brièveté, faciles à lire; par leur sagesse, profitables à suivre. Ayez donc soin de m'apprendre tout ce qui paraîtra bon et sain à votre esprit.

Vous répondrez à ma lettre quand vous serez arrivé à des conclusions dont vous soyez satisfait sur l'imagination et la mémoire. Il me parait à moi que quoique l'imagination n'agisse pas toujours avec la mémoire, la mémoire ne peut jamais agir sans l'imagination. Mais alors, qu'arrive-t-il, me direz-vous, lorsque nous nous souvenons d'avoir compris ou pensé? — A cela je réponds qu'il se mêle toujours à nos perceptions et à nos pensées quelque chose de corporel et de changeant qui appartient à l'imagination elle-même; car, ou , bien nous exprimons nos pensées avec des paroles, et ces paroles n'existent pas sans le temps, et dès lors elles sont du domaine des sens et de l'imagination; ou bien notre esprit reçoit une impression telle quelle dont l'imagination et la mémoire parent en même temps. Je vous dis cela sans réflexion et sans ordre, selon ma coutume; vous l'examinerez et vous me donnerez dans vos lettres tout le vrai que vous aurez séparé du faux.

2. Ecoutez encore autre chose: pourquoi, je vous prie, ne, disons-nous pas que l'imagination tire d'elle-même et non pas des sens toutes ses

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images? de même que pour voir les choses intelligibles, l'esprit est averti par les sens mais n'en reçoit rien, ainsi l'imagination, dans la contemplation de ses images, peut n'emprunter rien aux sens, mais être plutôt avertie par eux : de là vient peut-être qu'il lui est donné de voir ce que les sens ne voient pas; et ce serait la preuve que l'imagination a en elle-même et par elle-même toutes ses images. Vous me direz ce que vous en pensez.

LETTRE VII. (Année 389.)

Saint Augustin examine les deux questions agitées par Nébride. — Le texte présente des obscurités qui tiennent aux difficultés de la matière, et que Nébride ne comprit pas lui-même à la première lecture, comme le lui dit saint Augustin (1) - Tout le monde n'étant point initié à cette métaphysique, le lecteur instruit nous permettra, en faveur de ceux qui le sont moins, d'exposer ici, sous forme d'analyse , les raisonnements qui soutiennent la double thèse développée dans cette lettre.

Première question. Il n'est pas vrai, comme le dit Nébride, que la mémoire n'agisse jamais sans l'imagination. — En effet, la mémoire a pour objet, non-seulement ce qui est passé , mais encore ce qui demeure (2). — Or, parmi les choses qui demeurent, il en est, comme l'éternité, que nous nous rappelons sans nous les figurer par l'imagination. — Donc, la mémoire agit, au moins quelquefois, sans le concours de l'imagination (3).

Seconde question. — Il n'est pas vrai non plus, comme le dit également Nébride, que l'âme se représente les objets corporels, sans le secours des sens, et cela, pour deux raisons. Voici la première : Si l'âme pouvait par elle-même et avant de faire usage des sens , se figurer les objets corporels , il s'en suivrait que les fantômes formés pendant le sommeil ou dans l'esprit des aliénés, sont plus fidèles que les images apportées par les sens dans l'âme des hommes qui veillent et qui jouissent de leur intelligence : ce qui est manifestement faux. — Donc il est faux aussi que, sans avoir fait usage des sens, l'âme puisse se représenter les objets corporels (4). — Autre raison : Nous pouvons diviser les images en trois espèces : les images imprimées par les sens, les images supposées, et les images approuvées (5). Or, il est certain que les premières, comme leur nom l'indique, viennent par les sens et non par l'imagination. — Quant aux secondes, celles que forme l'imagination, et aux troisièmes, celles que forme la raison, elles sont entièrement fausses. — Donc ce n'est pas l'âme, ce sont les sens qui peuvent seuls nous représenter exactement les objets sensibles (6).

Objections. Ne vous étonnez pas que nous nous figurons souvent ce que jamais nous n'avons vu. — C'est que l'esprit a le pouvoir d'amplifier les images perçues parles sens, non de les concevoir sans eux (7). — Ne vous étonnez pas non plus que l'âme ne se représente fidèlement que ce qu'elle a vu. Car nous-mêmes, avant d'exprimer nos sentiments, avons besoin d'être frappés par l'objet qui les produit.

Conclusions. Puisque notre âme agit souvent sans ces images corporelles, et que ces images ne sont produites que par les sens, ne croyez pas que le corps lui vienne de ce qu'elle les a formées, comme l'enseignent faussement les :Manichéens. De plus, ne vous attachez pas à leurs fantômes trompeurs : comment résister à la tyrannie des sens en les flattant dans leurs désordres (8) ?

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Je ne ferai pas d'exorde, et je commencerai

1. Let. IX, n. 5. — 2. N. 1. — 3. N 2. — 4. N. 3. — 5. N. 4.— 6. N. 5. — 7. N.7. — 8. N.7.

tout de suite ma réponse à ce que vous attendez de moi depuis longtemps, d'autant plus que je ne finirai pas de sitôt. Il vous semble qu'il ne peut pas y avoir de mémoire sans les images ou les vues imaginaires que vous appelez du nom de fantômes : moi je pense autrement. Observez d'abord que ce n'est pas seulement des choses passagères que nous nous souvenons, mais des choses qui demeurent. La mémoire s'attache à garder le temps passé, mais elle s'attache tantôt à ce qui nous quitte, tantôt à ce que nous quittons. Quand je me souviens de mon père, je me souviens de ce qui m'a quitté et de ce qui n'est plus; mais quand je me souviens de Carthage, c'est de ce qui est encore et de ce que j'ai quitté moi-même. Dans les deux cas, c'est le passé que ma mémoire rappelle; le souvenir de cet homme et de cette ville part de ce que j'ai vu et non point de ce que je vois.

2. Qu'est-ce que cela prouve ? me direz-vous peut-être; ces deux objets ne pourraient pas venir à la mémoire si l'imagination ne vous les retraçait pas. — Il me suffit de vous prouver pour le moment que la mémoire retient aussi les choses qui n'ont point encore passé; et soyez bien attentif pour comprendre l'avantage que j'en tire. Il y a des gens qui reprochent à Socrate cette très-belle vue de son génie, par laquelle il soutient que les choses que nous apprenons n'entrent pas comme des nouveautés dans notre esprit, mais s'éveillent en nous comme des souvenirs: et ceux-là disent que les choses passées sont seules du domaine de la mémoire, que, selon Platon lui-même, ce que nous apprenons demeure toujours et ne doit pas être confondu avec ce qui passe. Mais ils ne s'aperçoivent pas qu'elle est du passé, cette première vue qui s'est une fois présentée à notre intelligence, que nous avons cessé de suivre pour aller à d'autres objets, et que nous retrouvons par le souvenir. L'éternité, pour ne pas citer d'autres exemples, demeure toujours et n'a pas besoin que des figures imaginaires la représentent dans notre esprit; elle ne peut pas nous venir pourtant sans que nous nous en souvenions : il y a donc des choses pour lesquelles la mémoire n'a pas besoin de l'imagination.

3. Je vais maintenant vous convaincre de la fausseté de votre opinion sur la prétendue faculté de l'âme d'imaginer quelque chose de corporel sans avoir fait usage des sens. Si (525) l’âme, avant de se servir du corps pour sentir ce qui est corporel, peut cependant s'en faire une image, et si, comme personne de sensé ne le nie, elle était mieux disposée avant d'être engagée dans les sens sujets à l'erreur, ceux qui dorment seraient dans une situation meilleure que ceux qui veillent, et les frénétiques devraient faire envie; car ils sont affectés par des images qui ont précédé chez eux l'usage menteur des sens; il faudra dire que le soleil qu'ils voient ainsi est plus véritablement le soleil que celui qui brille aux yeux des hommes sains et éveillés, et que toutes les extravagances du sommeil et de la frénésie vaudraient mieux que toutes les vérités. Ces conclusions d'une incontestable absurdité vous prouvent, mon cher Nébride, que l'imagination n'est autre chose qu'une plaie faite par les sens : ils ne sont pas, comme vous le dites, une sorte de rappel, par suite duquel se forment ces images dans l'âme, mais ils portent avec eux et impriment cette fausseté. Vous cherchez à savoir comment des visages et des formes que nous n'avons jamais vus se retracent dans notre pensée ; vos questions inquiètes sont une preuve de pénétration. Ceci va donner à ma lettre une longueur inaccoutumée ; mais ce n'est pas vous qui la trouverez longue, vous qui aimez toujours mieux la page où je parle le plus longtemps.

4. On peut très-bien et avec vérité diviser en trois sortes toutes ces images que vous appelez, comme beaucoup de gens, des fantômes: les unes, nées des sens, les autres de (imagination, d'autres, enfin, de la pensée. Les images de la première sorte me retracent votre visage, ou bien la ville de Carthage, ou bien notre ami Vérécondus (1) que nous avons perdu; elles sont comprises dans tout ce que j'ai vu et senti des choses qui demeurent ou de celles qui ne sont plus. Je place dans la deuxième sorte ce que nous croyons être ou avoir été de telle manière, ces fictions de l'esprit qui donnent de la grâce au discours sans nuire à la vérité, cette représentation que nous nous faisons à nous-mêmes en lisant des histoires, en écoutant ou en composant des fables, ou bien encore en formant des conjectures. C'est ainsi

1. C'est à Vérécondus qu'appartenait la maison de campagne de Cassiacum où saint Augustin, sa mère et de jeunes amis passèrent des jours d'étude et de contemplation dont on peut voir la peinture dans notre Histoire de saint Augustin, chap. III. Nous écrivons Cassiacum au lieu de Cassiciacum, d'après les recherches intéressantes et certaines que nous a transmises le docte abbé Luigi Biraghi, de Milan.

que, selon mon gré et selon l'impression de mon esprit, je me représente le visage d'Enée, celui de Médée avec ses dragons ailés attachés au joug, celui de Chrémès ou de Parménon (1). Il faut ranger aussi dans la deuxième sorte d'images ces allégories sous le voile desquelles les sages ont caché quelque vérité, ou ces inventions insensées qui ont établi chez les hommes les différentes superstitions, comme le phlégéton du Tartare, les cinq cavernes de la nation des ténèbres, l'aiguille du Nord qui soutient le ciel, et mille autres chimères des . poètes et des hérétiques. On dit encore dans les discussions : supposez qu'il y ait trois mondes superposés, comme il n'y en a qu'un seul, ou que la terre soit carrée, et autres choses semblables. Tout cela est feint ou imaginé, selon les mouvements de la pensée.

Ce sont surtout les nombres et les dimensions qui appartiennent à la troisième sorte d'images; elles tiennent à la nature des choses lorsque par exemple, la réflexion découvre et la pensée se retrace la vraie figure du monde; ou bien elles touchent à nos études dans les figures géométriques et dans le rythme de la musique et dans l'infinie variété des nombres quelque vraies qu'elles soient à mon sens, elles enfantent cependant de fausses idées que la raison elle-même n'écarte pas sans peine; et il n'est pas facile à l'étude et au discours de s'affranchir de ce mal; nous imaginons comme des jetons pour nous reconnaître dans les divisions et les conclusions.

5. Dans toute cette forêt d'images, je ne pense pas que la première sorte vous paraisse appartenir à l'âme avant qu'elle soit engagée dans les sens; il n'y a pas à disputer longtemps là-dessus. On pourrait chercher, pour les deux autres qui restent, s'il n'était pas évident. que l'âme se trouvait moins sujette aux erreurs avant d'être sous le coup des sens : qui doutera que ces deux sortes d'images soient beaucoup plus fécondes en erreurs que celles qui naissent des objets sensibles? Le faux enveloppe de toutes parts nos suppositions et nos fictions

il y a bien plus de vérité dans ce que nous voyons et nous sentons. Et dans la troisième sorte d'images, quelle que soit l'étendue corporelle que me représentent les raisonnements certains, de là science, je démontrerai, par les mêmes raisonnements, que cette image est fausse. C'est pourquoi je ne croirai nullement

1. Personnages de Térence.

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que l'âme était couchée dans une aussi grande humiliation d'erreur, avant de sentir par le corps, avant d'être frappée, par le moyen des sens, de l'impression de ce qui passe et de ce qui est mortel.

6. D'où vient donc que nous nous représentons ce que nous n'avons pas vu? Q'en croyez-vous, si ce n'est que cette faculté de notre âme résulte d'une certaine force qui lui est donnée et qu'elle porte nécessairement partout avec elle, de diminuer ou d'augmenter les images? et cette force peut surtout se remarquer dans les nombres. C'est ainsi que l'image d'un corbeau, placée sous les yeux de notre esprit, telle que nous la connaissons, peut nous conduire, par des changements, à l'image de quelque chose que nous n'aurons jamais vu. Ces figures, par la longue habitude de les rouler en soi-même, finissent par se mêler comme naturellement aux pensées. L'âme, avec les sensations, qu'elle éprouve, peut donc, en les diminuant ou en les augmentant, produire des images que les sens ne lui ont pas toutes données, mais dont une partie cependant lui arrive de la diversité de ses impressions. Nous qui sommes nés et qui avons passé notre enfance au milieu des terres, nous nous sommes fait une idée de la mer à la seule vue d'un peu d'eau dans une petite coupe; mais nous ne pouvions nous représenter le goût des fraises et des cornouilles avant d'en avoir mangé en Italie. Les aveugles-nés, quand on les interroge sur la lumière et les couleurs, ne savent quoi répondre; ils n'imagineront jamais rien de coloré, puisqu'ils n'ont jamais senti rien de pareil.

7. Il ne faut pas s'étonner qu'une âme ne puisse se figurer et se représenter même confusément les divers objets de la nature au milieu desquels elle vit, sans les avoir perçus par les sens. Nous aussi, avant que l'indignation, la joie et tant d'autres mouvements de l'âme portent sur notre visage et dans tous nos membres leurs visibles et nombreuses expressions, nous avons besoin que notre pensée soit frappée de la cause qui peut les produire. Elles se forment ensuite par des modes merveilleux que je vous invite à méditer, lorsque les ressorts secrets et harmonieux de notre âme agissent librement et sans dissimulation.

Je veux que vous compreniez ici qu'au milieu de tant de mouvements intérieurs et séparés de toutes ces images sur lesquelles vous m'interrogez, il est évident qu'un corps n'est pas échu à l'âme par la pensée des formes sensibles; car je ne crois pas qu'il lui soit possible de les sentir avant de s'être servi de son corps et de .ses sens. C'est pourquoi, trés-cher et très-aimable ami, au nom de notre affection mutuelle et de cette fidélité que Dieu nous commande, je vous exhorte sérieusement à ne contracter aucune amitié avec ces ombres de la région des abîmes (1), et à rompre sans hésiter les liens de ce genre que vous auriez. On ne peut résister aux sens, comme notre loi sacrée nous le prescrit, quand on flatte les plaies et les blessures qu'ils ont faites à notre âme.

 

 

LETTRE VIII. (Année 389.)

Nébride demande à Augustin comment les puissances célestes peuvent nous envoyer pendant le sommeil des visions et des songes.

NÉBRIDE A AUGUSTIN.

J'ai trop de hâte d'arriver au fait pour m'arrêter à une préface ou à un exorde. Quel est donc, mon cher Augustin, le moyen employé par les puissances supérieures, et je veux entendre ici les puissances célestes, pour nous envoyer des songes pendant que nous dormons? Comment s'y prennent-elles? à quels artifices, à quels secrets, à quelles machines ou quelles drogues ont-elles recours? Notre esprit est-il ébranlé par leurs propres pensées, de sorte que nous formions nous-mêmes ces songes? Ou bien se contentent-elles de nous les montrer après les avoir formés soit dans leur corps soit dans leur imagination? Ce que nous font voir ces puissances supérieures, est-ce quelque chose qui soit précédemment formé dans leur corps ou leur imagination? Si c'est dans leur corps, nous avons donc aussi des yeux corporels pour voir au dedans de nous durant notre sommeil? Si c'est dans leur imagination et que la nôtre en soit saisie au moyen de ces songes, pourquoi, je vous prie, ne puis-je pas, par mon imagination, forcer la vôtre à enfanter des songes qui m'auront déjà traversé? Certes j'ai bien aussi une imagination; elle peut retracer ce que je veux, et pourtant je ne vous envoie aucun songe; mais je vois que c'est notre corps qui produit les songes en nous; il les produit par son union avec notre âme; l'imagination est chargée de les représenter par des moyens merveilleux. Souvent dans le sommeil, quand nous avons soif, nous croyons boire, et quand nous avons faim, nous croyons manger; il en est ainsi d'autres choses qui, par une sorte de secret commerce, vont fantastiquement du corps à l'âme. Ne soyez point étonné si l'élégance et la subtilité t'ont manqué dans l'exposition de ces matières; ayez égard à leur obscurité et à mon ignorance il vous appartient de remplir, selon votre pouvoir, la tâche que je vous soumets.

1. Les fantômes des Manichéens.

 

LETTRE IX. (Année 389.) .

Saint Augustin répond à Nébride sur les questions précédentes. S'il est vrai, dit-il, que les mouvements de l'âme laissent toujours dans le corps une empreinte, et que cette empreinte, à son tour, puisse réagir sur l'âme; pourquoi les démons qui la voient sans aucun doute, ne s'en serviraient-ils pas pour nous inspirer des pensées et des songes?

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Quoique vous me connaissiez, pourtant vous ignorez peut-être combien je voudrais jouir de votre présence : Dieu m'accordera quelque jour cette grande joie. J'ai lu cette lettre d'un sens si vrai où vous vous plaignez de votre solitude , d'une sorte d'abandon de vos amis, de ces amis avec qui la vie a tant de douceur. Que puis-je vous dire ici que vous ne l'ayez sans doute fait vous-même? Rentrez en votre âme, et tenez-la élevée vers Dieu autant que vous le pourrez. C'est là que vous nous trouverez bien plus sûrement, non par le moyen des images corporelles auxquelles notre souvenir est maintenant réduit; mais à l'aide de cette pensée qui vous fait comprendre que le même heu ne nous réunit point.

2. En considérant vos lettres et les grandes questions auxquelles j'ai sûrement répondu, il y en a une dont j'ai été fortement épouvanté, c'est celle où vous me demandez comment les visions et les songes peuvent être mis au fond de nous-mêmes par les puissances supérieures ou les démons. C'est là une grande chose, et vous comprenez qu'il ne suffirait pas d'une lettre pour la traiter, mais qu'il faudrait un long entretien ou bien un livre. Cependant, connaissant votre pénétrant esprit, j'essayerai de jeter quelque lumière sur la question, afin que vous acheviez le reste avec vous-même, ou au moins que vous ne perdiez pas l'espoir d'arriver à de probables solutions.

3. Je crois que tout mouvement de l'âme fait quelque chose dans le corps; et quand il est plus prononcé, il se révèle malgré la faiblesse et la pesanteur de nos sens : la colère, la tristesse et la joie ont de visibles expressions. De là cette conjecture permise : lorsque nous avons des pensées dont rien ne nous apparaît dans notre corps, ces pensées peuvent ne pas échapper aux démons dont les sens sont très-pénétrants, et en comparaison desquels les nôtres ne sont rien. Les empreintes corporelles des mouvements de l'âme peuvent demeurer et devenir comme une forme habituelle; secrètement agitées et remuées, elles inspirent, avec une merveilleuse facilité, des . pensées et des songes selon la volonté de celui qui les touche. Si les musiciens, les danseurs de corde et tous les donneurs de spectacles de ce genre, parviennent manifestement à des choses incroyables par le seul exercice de nos organes terrestres et grossiers; il n'est pas absurde de penser que des esprits unis à un corps aérien ou éthéré et capables de pénétrer les autres corps, puissent exciter en nous des impressions à leur guise, sans que nous nous en doutions, mais tout en éprouvant néanmoins quelque chose. Nous ne sentons pas comment l'abondance de la bile nous pousse à des redoublements de colère; elle nous y pousse cependant, puisque, comme je l'ai dit, c'est elle qui les produit.

4. Si vous ne voulez pas accepter cette comparaison que je fais en passant, pensez-y autant que vous le pourrez. Un esprit qui trouve toujours quelque obstacle pour agir, pour accomplir ses desseins ou ses voeux, s'irrite toujours. Qu'est-ce, en effet, que la colère? sinon, comme je crois, un violent désir de faire disparaître ce qui empêche la liberté de nos actions. C'est pourquoi ce n'est pas seulement contre les hommes que nous nous emportons le plus souvent, c'est contre une plume pendant que nous écrivons, et nous la froissons, nous la brisons; les joueurs font de même avec les des, les peintres avec le pinceau, et chacun traite ainsi l'instrument dont il pense avoir a se plaindre. Les médecins prétendent que la bile croit avec cette croissante colère, et qu'on en vient à s'emporter pour peu de chose et à la fin sans motif : ce que l'âme a produit dans le corps de son propre mouvement suffit pour des excitations nouvelles.

5. On pourrait donner à ces observations plus d'étendue, et les preuves ne manqueraient pas pour établir une plus complète certitude. Mais joignez à cette lettre celle que je vous ai récemment adressée sur les images et la mémoire, et mettez tout votre soin à l'étudier; car il m'a semblé, par votre réponse, que vous ne l'aviez pas parfaitement entendue. Rapprochez ce que vous lisez maintenant de ce que je vous ai dit, dans cette autre lettre, d'une faculté naturelle de l'âme qui diminue et augmente ce qu'elle veut (1), et peut-être alors

1. Ci-dessus, lettre VIIe, n. 6.

528

comprendrez-vous que les pensées et les songes puissent nous retracer ce que nous n'avons jamais vu.

 

LETTRE X. (Année 389.)

Nébride rêvait une vie loin du monde avec son ami Augustin; la séparation lui pesait; vivre avec ce cher maître, c'était son désir, son besoin; il lui semblait qu'Augustin négligeait les moyens de réaliser ce doux rêve. Augustin, dans la lettre suivante, répond aux plaintes affectueuses de son ami; et lui rappelle combien la retraite est nécessaire à la paix chrétienne, on va voir avec quel intérêt et quel charme.

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Jamais dans vos questions multipliées vous ne m'avez agité (esprit comme dans ces dernières lettres où vous nous reprochez de négliger la recherche des moyens de passer notre vie ensemble : grand crime et plein de périls si vos accusations étaient fondées ! Persuadé qu'il n'y a pour nous rien de plus raisonnable que de vivre ici plutôt qu'à Carthage ou même à la campagne, je ne sais pas véritablement, mon cher Nébride, ce que je dois faire avec vous. Vous enverrai je une très-commode voiture? Notre ami Lucinien croit que vous pourriez venir en litière sans aucun mal. Mais je pense à votre mère qui ne tolérait pas l'absence de son fils bien portant, et se résignerait encore moins à son départ maintenant qu'il est malade. Irai je moi-même vers vous? Mais il y a ici des amis qui ne pourraient pas venir avec moi et qu'il ne m'est pas permis d'abandonner. Vous pouvez, quant à vous, habiter doucement avec votre âme : ceux-ci ne le peuvent pas encore et travaillent pour cela. Irai-je vers vous et reviendrai-je sans cesse, de manière à partager ma vie entre eux et vous? Mais cela n'est ni vivre ensemble, ni vivre conformément à nos desseins. Le chemin est assez long, et ce serait une affaire que de le recommencer souvent nous n'atteindrions point ainsi à ce calme de la retraite tant souhaité. Ajoutez à ceci ma faiblesse que vous connaissez, et qui m'empêche de faire ce que je veux et me condamne à me borner à ce que je puis.

2. Songer ainsi pendant toute sa vie à répéter des voyages qu'on ne saurait faire sans trouble et sans difficulté, ce ne serait pas digne d'un homme occupé de ce dernier voyage qui s'appelle la mort, et qui seul mérite de remplir notre pensée. Quelques hommes, par une grâce de Dieu qui les a préposés au gouvernement de ses églises, attendent fortement la mort et même la désirent vivement, et poursuivent sans agitation leurs laborieuses courses de pasteur; quant à ceux que le goût des honneurs temporels a conduits à ces sortes de charges ou qui désirent échanger la vie privée contre la vie des affaires, je doute qu'au milieu de ces bruits, de ces réunions inquiètes et de ces allées et venues, il leur soit accordé ce grand bien de se familiariser avec la mort comme nous le cherchons nous-mêmes, car c'est dans la retraite que chacun pouvait se déifier. Si cela est faux, je suis, je ne dirai pas le plus insensé, mais le plus faible des hommes, de ne pouvoir goûter et aimer le vrai bien, tant que je ne me sens pas à l'abri du tumulte des choses humaines. Il est besoin, croyez-moi, d'être entièrement séparé du bruit de tout ce qui se passe pour arriver à ne rien craindre, sans qu'il y ait dans l'homme ni dureté, ni audace, ni vain désir de la gloire, ni superstitieuse crédulité. Voilà ce qui fait la solide joie, qui n'a absolument rien de comparable avec tous les plaisirs.

3. Si une telle vie ne saurait être le partage de l'humaine nature, pourquoi éprouve-t-on quelquefois cette tranquille confiance? pourquoi l'éprouve-t-on d'autant plus souvent qu'on adore plus ardemment Dieu dans les profondeurs sacrées de l'âme? d'où vient que cette paix nous accompagne dans l'accomplissement même d'un acte humain, si on va de ce sanctuaire à l'action? pourquoi, parfois, dans nos discours, nous ne redoutons pas la mort, et, dans le silence, nous allons jusqu'à la désirer? Je vous le dis à vous, car je n'adresserais pas cette question à tout autre; je vous le dis à vous, dont j'ai bien connu les élans vers les choses d'en. haut; est-ce que, après avoir si souvent éprouvé combien il est doux de vivre avec un coeur mort à tout amour corporel, vous ne reconnaîtrez pas que l'homme puisse s'affranchir assez du sentiment de la crainte pour bien mériter le nom de sage? Et cette ferme et calme impression sur laquelle la raison s'appuie, quand vous l'avez sentie, oserez-vous soutenir que ce n'était pas aux moments où vous vous enfonciez dans les solitudes de votre âme? Cela étant ainsi, vous voyez qu'il,reste une seule chose, c'est que vous avisiez vous-même aux moyens de réaliser notre désir de vivre ensemble. Vous savez mieux que moi ce qui est à faire avec votre mère, que (529) certainement votre frère Victor n'abandonnera pas. Je n'ai voulu vous écrire rien de plus pour ne pas vous détourner de cette pensée.

 

LETTRE XI. (389.)

Pourquoi le Fils de Dieu s'est-il seul fait homme, tandis que les trois personnes divines sont inséparables? Après avoir rappelé que ces trois personnes sont inséparables en Dieu, comme l'être, la forme et le désir de la conservation sont inséparables dans toute nature (1), saint Augustin répond à Nébride que l'Incarnation devant présenter aux hommes une règle vivante, il convenait que la personne incarnée fût la seconde, puisque son caractère propre est d'être la règle même, et l'intelligence qui éclaire : et de même qu'en demandant quelle est la nature d'une chose, on demande implicitement, et si elle est et quelle en est la valeur; ainsi, en connaissant le Fils, on est conduit à connaître le Père, principe unique de tout être, et à connaître l'Esprit-Saint, dont l'ineffable onction nous porte à mépriser ce qui est mortel pour nous attacher à ce qui est éternel (2).

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Vivement agité par les questions et les affectueux reproches que vous m'avez depuis longtemps adressés sur nos projets de réunion, j'étais décidé à ne vous écrire et à ne solliciter vos réponses que pour cela, et à suspendre ce qui appartient à nos études jusqu'à ce que nous eussions-pris un parti, lorsqu'une bonne et courte parole de votre dernière lettre m'a rendu le repos : — nous n'avons pas, dites-vous, à nous creuser la tête sur ce point quand je pourrai aller .vers vous ou quand vous pourrez venir vers moi, nous le ferons l'un et l'autre bien certainement. — Ainsi tranquillisé, je me suis mis à parcourir toutes vos lettres pour savoir quelles réponses je vous devais; j'y ai trouvé tant de questions que, fussent-elles d'une solution aisée, il n'est personne dont elles n'écraseraient, par leur accumulation, l'esprit et le loisir. Mais elles sont difficiles, et une seule suffirait pour m'accabler. Le but de cet exorde est d'obtenir de vous que vous restiez un peu de temps sans m'adresser des questions nouvelles; attendez que j'aie payé toutes mes dettes et que vous puissiez me donner votre avis sur mes réponses. J'ose vous dire cela, quoique je sache bien tout ce que me coûte le moindre retard dans la communication de vos divines pensées.

2. Ecoutez donc ce qui est mon sentiment sur l'incarnation mystérieuse accomplie pour

1. N.3. — 2- N.4.

notre salut, ainsi que notre religion nous recommande de le croire et de le connaître. Je n'ai point choisi cette question comme pouvant m'offrir une plus facile réponse; mais les questions relatives au monde ne me semblent pas appartenir assez à l'heureuse vie à laquelle tendent nos efforts; et si leur recherche n'est pas sans quelque plaisir, on doit craindre cependant qu'elle ne prenne un temps destiné à de meilleures études.

Vous êtes ému et inquiet que ce soit le Fils qui ait revêtu la nature humaine et non point le Père ni le Saint-Esprit. Car comme l'enseigne la foi catholique et comme le comprennent un petit nombre d'âmes saintes et bienheureuses, cette Trinité est tellement inséparable , que tout ce qu'elle fait est fait en même temps par le Père, le Fils et le Saint-Esprit , de manière que le Père ne fait rien que ne fassent et le Fils et le Saint-Esprit, et le Saint-Esprit ne fait rien que ne fassent et le Père et le Fils , et le Fils ne fait rien que ne fassent et le Père et le Saint-Esprit. Il semble qu'il faille en conclure que toute la Trinité ait pris la nature humaine; car si le Fils s'est uni à notre nature et non point le Père et le Saint-Esprit, les trois personnes divines peuvent donc faire quelque chose séparément. Et pourquoi alors, dans nos mystères et nos saintes cérémonies, l'Incarnation est-elle attribuée au Fils? Voilà bien toute votre objection, et elle porte sur une si grande chose que les explications suffisantes et les preuves assez fortes manqueront toujours. J'ose toutefois , comme c'est à vous que j'écris, vous communiquer. ce qui me vient à l'esprit, moins pour vous le développer que pour vous l'indiquer : votre génie, votre amitié qui me comprend si bien, devineront le reste.

3. Il n'existe aucune nature, mon cher Nébride, aucune substance qui n'ait en soi et ne fasse paraître ces trois choses : d'abord être, puis être ceci ou cela, troisièmement rester ce qu'elle est autant qu'elle le peut. La première de ces choses nous montre la cause même de la nature, de laquelle tout est sorti; la seconde, l'espèce et la forme des êtres; la troisième, leur manière de demeurer ce qu'ils sont. S'il peut se faire que ce qui est ne soit pas ceci ou cela, et ne demeure pas dans sa nature, ou bien soit ceci ou cela sans être et sans demeurer dans sa nature autant qu'il le (530) peut, eu bien qu'il reste dans sa nature selon la mesure de ses forces, sans avoir l'être et sans être ceci ou cela : il est possible aussi qu'une personne de la Trinité fasse quelque chose séparément. Mais si vous reconnaissez que nécessairement ce qui est a une forme et demeure dans sa nature autant qu'il le peut,. il s'ensuivra que ces trois personnes ne font rien séparément. Je m'aperçois que je n'ai touché encore qu'à ce qui fiait la difficulté même de votre question; mais j'ai voulu vous montrer brièvement, si toutefois j’y suis parvenu, tout ce qu'il y a de profond et, de vrai dans le dogme catholique de l'inséparabilité de la Trinité divine.

4. Voici maintenant comment on peut mettre son esprit en paix. Le caractère particulier attribué au Fils est d'être comme une règle, comme un art (s'il est permis d'employer ce mot en de telles matières), et une intelligence qui forme l'esprit et la pensée à une science. Et comme l'union à la nature humaine s'est faite pour nous offrir dans la lumineuse majesté du discours, une forme de vie et des préceptes en exemple, ce n'est pas sans raison que tout cela est attribué au Fils. En effet, dans une multitude de choses, que je confie à votre pensée et à votre sagesse, il y a toujours un point qui est plus en relief et qui, pour ce motif , attire particulièrement l'attention ainsi pour les trois sortes de questions dont nous venons de parler, quand on cherche si une chose est, on cherche en même temps ce qu'elle est , car elle ne peut être sans être quelque chose, et en même temps si elle est digne d'approbation ou de blâme, car tout ce qui existe mérite un jugement, quel qu'il soit. De même quand on demande ce qu'est une chose , il est également nécessaire et qu'elle soit, et qu'elle soit appréciée. De même encore quand on cherche quelle elle est, elle est indubitablement quelque chose, puisque tous ces caractères sont inséparables. Cependant tous ne donnent pas leur nom à la question, mais l'intention de celui qui l'adresse.

Concluons. Une règle est donc nécessaire aux hommes, et il faut que cette règle les pénètre et les forme. Mais ce qui est accordé aux hommes par cette règle divine, nous ne pouvons pas dire ou qu'il n'est pas, ou qu'il n'est pas désirable; mais auparavant nous cherchons à le connaître pour, de là, conjecturer quelque chose et nous y attacher. Il fallait donc montrer d'abord au monde un certain modèle, une règle de discipline : c'est ce qui a été fait par l'incarnation proprement attribuée au Fils, d'où se sont répandues, comme une conséquence, et la connaissance du Père, principe unique de toute chose; et dans cette connaissance , la douceur intérieure et ineffable que nous trouvons à demeurer en Dieu, comme à mépriser ce qui est mortel, don précieux, faveur sacrée attribués particulièrement au Saint-Esprit. Aussi, quoique tout s'accomplisse en commun et dans une souveraine inséparabilité, il fallait nous le montrer d'une façon distincte à cause de notre faible nature tombée de l'unité dans la multiplicité. On n'élève personne au point où l'on se trouve soi-même sans descendre un peu vers celui qu'on veut élever.

Voilà une lettre qui certes ne mettra pas un terme à tous vos soucis sur cette grande question, mais qui offrira au premier travail de vos pensées comme une base certaine. Votre pénétration, qui m'est si connue, poursuivra ce que j'ai commencé, et votre piété, dans laquelle surtout il importe de se soutenir, l'obtiendra.

 

LETTRE XII. (389.)

Saint Augustin, après un préambule familier, revient à la question précédemment traitée, mais la suite et la fin de cette lettre ne nous sont point parvenues.

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

D'après ce que vous m'écrivez, vous m'avez envoyé plus de lettres que je n'en ai reçues; mais je ne puis me dispenser de vous croire, ni vous d'ajouter foi à ma parole. Quoique je ne puisse en répondant aller aussi vite que vous, je mets autant de soin à conserver vos lettres que vous à les multiplier. Je suis d'accord avec vous que je ne vous ai adressé que deux grandes lettres et non pas trois. En repassant ce que j'ai reçu de vous, je vois que j'ai à peu près répondu à cinq de vos questions; il en est une, je l'avoue, à laquelle je n'ai touché qu'en passant; j'ai pu laisser faire votre clairvoyant esprit; je doute pourtant que votre avidité ait été satisfaite; il faut la réfréner un peu et vous résigner parfois à de courtes réponses; mais qu'il soit bien (531) entendu que si, dans mon épargne de paroles, je fais défaut à votre intelligence, vous ne m'épargnerez pas; par ce droit de l'amitié qui ne . serait pas pour moi le plus grand de tous, si quelque chose de plus doux pouvait se rencontrer, vous me redemanderiez alors sans relâche le paiement de tout ce qui vous est dû. Vous compterez cette lettre parmi nies petites, mais elle diminuera le monceau de réponses que je vous dois, et qui s'accroît de vos moindres lettres. Vous demandez pourquoi on enseigne que c'est le Fils de Dieu et non point le Père qui s'est fait homme, puisqu'ils sont inséparables ; vous démêlerez aisément cette difficulté si vous voulez bien vous souvenir de nos entretiens sur ce qu'est le Fils de Dieu, entretiens où je vous ai montré la vérité autant que je l'ai pu, car c'est un mystère ineffable. J'y reviendrai ici en peu de mots, et je vous dirai que le Fils est cette règle même, cette forme ale Dieu par laquelle a été fait tout ce qui a été fait ; chaque chose accomplie par l'Homme-Dieu l'a été pour nous instruire et nous former (1) ...

1. Il manque ici 67 lignes dans le manuscrit du Vatican, d'où cette lettre a été tirée. (Voir la lettre précédente, n. 4.)

LETTRE XIII. (A la fin de l'année 389.)

Sur la question de savoir si l'âme n'aurait pas avec elle quelque chose comme un corps et dont elle ne serait jamais séparée. La curiosité de Nébride s'était portée jusque sur ce point, et saint Augustin, dans ses conversations avec son ami, s'y était arrêté. Il consent à en dire ici quelques mots, tout en déclarant que de telles questions ne doivent pas nous occuper.

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Je n'aime pas à vous écrire des choses ordinaires, et je ne puis vous en écrire de nouvelles; vous n'avez aucun goût pour les unes et je n'ai pas assez de temps pour les autres. Depuis que je vous ai quitté, je n'ai eu nulle facilité, nul loisir pour considérer et méditer ce qui fait l'objet accoutumé de nos recherches. Les nuits d'hiver sont bien longues; ce n'est pas que je les passe tout entières à dormir; mais les pensées qui s'offrent à moi, à mes heures de loisir, ne profitent qu'à mon loisir même. Que ferai-je donc? resterai-je muet avec vous? garderai-je le silence? ce n'est pas ce que nous voulons, ni vous ni moi. Voyons donc ce qu'a pu tirer de moi le dernier moment pendant lequel j'ai écrit cette lettre.

2. Il est nécessaire que vous vous rappeliez la question si souvent traitée dans nos discours et sur laquelle nous demeurions en suspens, cette question qui nous remuait et nous tenait hors d'haleine, au sujet de ce je ne sais quoi de corporel qui appartiendrait inséparablement à l'âme et que quelques-uns appellent son véhicule. Il est clair que si ce corps, je ne sais lequel, se meut en quelque lieu, il n'est pas intelligible ; or, ce qui n'est pas intelligible ne saurait se comprendre. Mais si ce qui échappe à l'esprit n'échappe pas du moins aux sens, il y a toujours une manière de le connaître. Quant aux choses qu'on ne peut ni comprendre, ni sentir, il est à- la fois téméraire et frivole de vouloir les examiner. La question que nous débattions est de ce nombre, si tant est que ce que nous supposions soit quelque chose. Donnons trêve à notre esprit pour ce qui en vaut si peu la peine, et, appuyés sur Dieu même, élevons-nous vers la suprême sérénité de sa nature souverainement vivante.

3. " Quoique les corps, me direz-vous peut-être, ne puissent pas être perçus par l'intelligence, nous comprenons cependant beaucoup de choses qui appartiennent au corps : ainsi nous comprenons qu'il existe des corps. Qui le nierait? qui dirait que cela est plus vraisemblable que certain? Quoique la connaissance générale des corps fasse partie des vraisemblances, ils ont pourtant dans la nature une existence qu'on appelle certaine. Un corps sensible peut donc être un corps intelligible, car il ne peut pas être connu autrement. Je ne sais pas ce que c'est que ce corps dont il s'agit ici, qui aiderait, comme on le croit, l'âme à passer d'un lieu à un autre; quoique nos sens soient impuissants à le connaître, pourquoi ne se révélerait-il pas à des sens plus actifs et plus pénétrants que les nôtres? "

4. Si vous parlez ainsi, n'oubliez pas que ce que nous appelons comprendre se fait en nous de deux manières : la première a lieu intérieurement par l'âme et la raison, comme quand nous comprenons que l'intelligence elle-même existe; la seconde manière a lieu par un avertissement des sens, comme quand nous comprenons qu'il existe des corps. Dans ces deux manières de connaître, c'est Dieu même que (532) nous écoutons; la première nous fait chercher ce que Dieu a mis en nous; la seconde nous transmet par les sens ce que Dieu nous répond. Ceci admis, personne ne peut savoir si le corps dont il s'agit existe, avant que les sens lui en aient révélé quelque chose. Il peut se faire qu'il se rencontre des êtres vivants avec des sens assez subtils pour de telles perceptions, mais, l'insuffisance des nôtres étant évidente, je crois avoir raison en vous répétant ce que j’avais commencé à vous dire plus haut, c’est que la solution d'une question semblable n'est pas de notre ressort. Veuillez y penser encore, et ne manquez pas de me communiquer le fruit de vos méditations.

 

LETTRE XIV. (A la fin de l'année 359.)

Réponse à d'autres questions de Nébride. Pourquoi le soleil ne fait-il pas la même chose que les autres astres? — Si la vérité suprême renferme la raison de chaque homme. — Belles pensées de saint Augustin sur le Christ et sur la création.

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. J'aime mieux répondre à vos dernières lettres. Ce n'est pas que je dédaigne vos questions précédentes ou qu'elles me plaisent moins; mais je me prépare à y répondre par quelque chose de plus grand que vous ne pensez. Vous me demandez une lettre plus longue que les plus longues que je vous aie adressées; je n'ai pas autant de loisir que vous croyez et que j'en ai toujours souhaité, comme vous savez, et que j'en souhaite encore. Ne demandez pas pourquoi il en est ainsi : il me serait plus aisé de vous dire tout ce qui m'empêche que de vous dire pourquoi je suis empêché.

2. " Tandis que vous et moi nous faisons beaucoup de choses qui se ressemblent, pourquoi le soleil ne fait-il pas ce que font les autres astres?" voilà ce que vous m'écrivez. Mais si nous agissons de même, il en est souvent ainsi du soleil à l'égard des autres astres; je marche et vous marchez, le soleil et les astres se meuvent. Je veille et vous veillez, le soleil et les astres luisent; je discute et vous discutez; le soleil tourne et les astres aussi : je ne veux pas pour cela mettre sur la même ligne les opérations de l'âme et rien de ce qui frappe les yeux. En comparant l'esprit à l'esprit, et s'il y a dans les corps célestes quelque principe d'intelligence, vous trouverez que, sous ce rapport, les astres sont bien autrement semblables entre eux que ne le sont les hommes. Au reste, si vous voulez porter votre attention accoutumée sur les mouvements des corps, vous verrez qu'il n'y a pas deux hommes dont les mouvements se ressemblent. Quand nous nous promenons ensemble, pensez-vous que nous marchions tous les deux de même? votre sagesse ne le croit point. Celui de nous qui chemine le plus près du nord, dépassera l'autre avec une marche égale ou bien il devra s'avancer plus lentement : on peut ne pas sentir la différence. Mais, si je ne me trompe, vous regardez à ce que nous comprenons et non pas à ce que nous sentons. Supposez que nous allions du septentrion au midi, côte, à côte autant que possible, posant le pied sur un marbre uni ou sur de l'ivoire: il y aura toujours une différence dans votre mouvement et dans le mien, comme dans le battement de notre pouls, dans notre personne, dans notre visage. Mettez à notre place les enfants de Glaucus , et vous ne serez pas plus avancé ils ont beau être jumeaux et parfaitement semblables, il faut qu'ils se meuvent séparément comme leur naissance fut distincte.

3. " Mais, me direz-vous, ceci n'est aperçu que par la raison, et la différence entre le soleil et les autres astres est d'une claire évidente pour les sens. " Si c'est la grandeur du soleil que vous voulez que je considère, vous savez bien ce qu'on dit de la distance qui le sépare des autres astres, et combien il est incertain que le soleil soit plus grand. Quand même je vous accorderais, comme je le crois, que l'apparence est ici conforme à la réalité (1), Naevius (2) ne s'élève-t-il pas d'un pied au-dessus des six pieds qui sont la plus haute taille des hommes? Vous avez beaucoup cherché quelqu'un d'aussi grand, et, n'en ayant point trouvé, vous m'avez demandé une lettre de la taille de Nœvius. Si quelque chose de pareil se rencontre sur la terre, nous n'aurons pas tant à nous étonner de ce qui se trouve dans le ciel.

S'il vous semble extraordinaire que le soleil soit le seul astre qui éclaire le jour, quel homme, dites-moi, s'est jamais montré au monde avec autant de grandeur que cet homme à qui Dieu s'est uni bien autrement qu'il ne l'avait fait à

1. Nous n'avons pas besoin de faire remarquer que l'astronomie était peu avancée au temps de saint Augustin.

2. Quel est ce Nœvius? nous l'ignorons.

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d'autres saints et à d'autres sages? Si vous le comparez aux plus sublimes d'entre les hommes, vous trouverez entre eux et lui plus de différence encore qu'entre le soleil et les autres astres. Réfléchissez avec votre rare esprit à cette comparaison que j'indique en passant, et peut-être y trouverez-vous réponse à une question que vous m'aviez posée sur l'humanité du Christ.

4. Vous désirez aussi savoir si cette vérité suprême, cette suprême sagesse, cette forme première des choses, par laquelle tout a été fait, que notre religion déclare être le Fils unique de Dieu, renferme la raison générale de l'homme et la raison même de chacun de nous. Grande question ! Il me parait que, pour faire l'homme, il y a en lui la raison de l'homme seulement, non la mienne ni la vôtre; mais que, pour former le cercle des temps, les diverses raisons des hommes vivent dans cette Intelligence toujours pure. Ceci est fort obscur, et j'ignore par quelle comparaison on pourrait l'éclaircir, à moins qu'on ne recourût aux sciences dont l'idée est au fond de notre esprit. Dans la géométrie l'angle a sa raison, le carré a la sienne. Toutes les fois que je veux marquer un angle, c'est seulement l'idée de l'angle qui se présente à moi; mais je ne pourrai jamais tracer un carré sans avoir en même temps l'idée de quatre angles : ainsi chaque homme est fait d'après la raison unique par laquelle il est un homme; mais, pour qu'il y ait un peuple, quoique la raison soit une, ce n'est plus la raison de l'homme qu'il faut, c'est la raison des hommes. Nébride fait partie de l'universalité, et l'universalité se compose de parties; le Dieu qui est le créateur de ce tout a dû avoir la raison des parties. C'est pourquoi ce qui est en lui la raison de plusieurs hommes n'appartient pas à l'homme même, quoique, par des moyens merveilleux, tout soit de nouveau ramené à l'unité. Mais vous y repenserez à votre aise; contentez-vous de cette lettre qui déjà dépasse la taille de Naevius.

LETTRE XV. (Année 390.)

Saint Augustin manque de tablettes ou de parchemins pour écrire. Il annonce à Romanien son livre sur la Vraie Religion, et l'exhorte à élever son âme au-dessus des biens temporels.

AUGUSTIN A ROMANIEN.

1. Cette lettre en vous prouvant que je manque de papier, ne doit pas vous donner à penser que'1è, sois plus riche en parchemin. J'ai écrit à votre oncle sur les tablettes d'ivoire que j'avais, et, quant à vous, vous pardonnerez facilement à cette petite peau; ce que je devais dire à votre oncle ne pouvait pas se différer, et il eût été fort mal de ne pas vous écrire aussi mais s'il reste chez vous des tablettes qui m'appartiennent, envoyez-les moi pour des besoins de ce genre. J'ai composé quelque chose sur la religion catholique (1), autant que le Seigneur a daigné me le permettre; je veux vous l'envoyer avant d'aller vers vous, si toutefois le papier ne me manque point. Vous vous contenterez d'une écriture quelconque, sortie de l'officine de ceux qui sont avec moi. Des ouvrages dont vous me parlez, je ne me rappelle que les livres de l'orateur; mais je n'ai pu vous répondre rien de plus, que de vous engager à prendre vous-même ce qui vous conviendrait : c'est toujours mon sentiment; absent je ne trouve pas à faire davantage.

2. J'ai été charmé que, dans votre dernière lettre, vous ayez bien voulu me faire part de votre joie domestique; mais m'ordonnez-vous d'ignorer ce qu'il en est de la face d'une " mer tranquille et des flots en repos(1) ? " Et je sais que vous ne me l'ordonnez pas et que vous ne l'ignorez pas. Si quelque loisir vous est donné pour penser plus sérieusement que vous ne l'avez fait jusqu'à ce jour, profitez d'une faveur aussi divine. Quand ces choses nous arrivent, ce n'est pas nous-mêmes qu'il faut féliciter, mais ceux-là par qui elles nous viennent; l'administration juste et charitable des biens temporels, accompagnée de calme et de paix, peut nous valoir la récompense des biens éternels, si nous possédons ces richesses sans qu'elles nous possèdent, si leur accroissement n'embarrasse pas notre vie, si lorsque

1. Le livre de la Vraie Religion. Voyez l'Histoire de saint Augustin, chap. VIII, ci-dessus, p. 49-51.

1 Virgile, Enéide, V.

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nous croyons les maîtriser, elles ne nous enveloppent pas. Car il a été dit par la bouche même de la Vérité : " Si vous n'avez pas été fidèle dans ce qui n'est point à vous, qui vous donnera ce qui vous appartient (1) ? " Dégageons-nous donc du souci des choses changeantes pour chercher des biens solides et certains : prenons notre vol plus haut que nos terrestres richesses. C'est surtout pour échapper à l'abondance de son miel que l'abeille a des ailes; il tue celle qui s'y enfonce.

1. Luc, XVI, 12.

 

LETTRE XVI. (390).

Le païen Maxime de Madaure (2) soutient que les polythéistes adorent un seul Dieu sous différents noms; il s'indigne qu'on préfère des hommes morts aux dieux des Gentils, et se moque de certains noms puniques; il reproche durement aux chrétiens leur vénération pour les tombeaux des martyrs et désapprouve ce qu'il y avait de caché dans la célébration de leurs mystères. Cette lettre d'un païen du quatrième siècle est très-curieuse.

MAXIME DE MADAURE A AUGUSTIN.

l. Comme j'aimerais à recevoir fréquemment de vos lettres et que j'ai récemment senti tout le sel de vos paroles sans que l'amitié pourtant en fût blessée, je persiste à vouloir vous rendre la pareille, de peur que vous ne preniez mon silence pour un dépit. Mais si mon langage vous semblait trahir trop visiblement ma vieillesse , je vous demanderais de me prêter une oreille indulgente.

Quand la Grèce nous conte que le mont Olympe est la demeure des dieux, on n'est pas obligé de l'en croire. Mais nous voyons et nous croyons que la place publique de notre ville est habitée par des divinités bienfaisantes. Qui serait assez insensé, assez dépourvu d'esprit pour nier l'existence d'un Dieu unique, d'un Dieu sans commencement et sans lignée,père puissant et magnifique de tous? Nous adorons sous des noms différents ses perfections répandues dans le monde qui est son ouvrage, car son nom véritable nous est inconnu, à tous tant que nous sommes; car Dieu est un nom commun à toutes les religions; et tandis que la diversité de nos prières s'adresse en quelque sorte à chacun de ses membres en particulier, il semble que notre adoration le comprend tout entier.

2. Mais je ne vous cacherai pas qu’il est de grandes erreurs que je ne saurais supporter. Comment

2. L'emplacement de Madaure est aussi exactement connu que celui de Thagaste. Les ruines de Mdaourouche, à 28 kilomètres au sud de Souk-Arras, nous représentent la position de la ville où saint Augustin commença à étudier les belles-lettres. Madaure avait le titre de colonie; ses vestiges sont assez considérables. Au-dessus de la porte d'un château de construction byzantine, on lit une inscription grecque et latine qui nous apprend que ce château date de Justinien et de Théodora, et qu'il a été bâti par les ordres de Patrice Salomon, successeur de Bélisaire.

tolérer qu'on préfère un Mygdon à Jupiter qui lance le tonnerre, une Sanaë à Junon, à Minerve, à Vénus, à Vesta, et l'Archimartyr Namphamon (1) (ô crime !) à tous les dieux immortels Parmi ces nouveaux et étranges personnages, Lucitas n'est pas en petit bonheur. Que d'autres dont on ne pourrait pas dire le nombre, et qui, portant des noms en horreur aux dieux et aux hommes, chargés de crimes et voulant en ajouter encore sur leurs têtes, ont trouvé une mort digne de leur vie avec les apparences d'une mort glorieuse! Des fous, si tant est qu'on daigne le rappeler, visitent leurs tombeaux, en délaissant les temples, en négligeant les mânes de leurs ancêtres : ainsi s'accomplit le vers prophétique du poète indigné :

Rome, invoquant Dieu dans ses temples, a juré par des ombres (2).

Et quant à moi, il me semble retrouver cette bataille d'Actium où les monstres d'Égypte osaient lancer contre les dieux des Romains des traits peu redoutables.

3. Mais je vous demande, b vous, homme si sage, de mettre de côté cette vigoureuse éloquence qui vous place au-dessus de tous, ces. raisonnements dont vous vous armez à la manière de Chrysippe et cette dialectique dont les nerveux efforts ne laissent à personne rien de certain, pour me dire quel est ce Dieu que vous autres, chrétiens, vous déclarez être le vôtre, et que vous dites voir présent dans des lieux cachés : C'est en plein jour que nous autres nous adorons nos dieux ; lorsque nous leur adressons nos prières, les oreilles de tous-les mortels peuvent les entendre; nous nous les rendons propices par de doux sacrifices, et nous voulons que cela soit vu et approuvé de tous.

4. Faible vieillard, je ne dois pas pousser plus loin cette lutte, et je me range volontiers à cette pensée du rhéteur de Mantoue :

Chacun suit son plaisir (3).

D'après cela, je ne doute point, homme rare qui vous êtes séparé de ma religion, que cette lettre, si elle vient à être dérobée, ne périsse dans les flammes ou de toute autre manière. Si cela arrive, le papier seul sera perdu et non point notre parole, car j'en garderai toujours l'original dans l'âme de tout homme vraiment religieux. Que les dieux vous conservent, ces dieux par lesquels, nous tous qui sommes sur la terre, nous honorons et nous adorons de mille manières différentes, mais dans un même accord, le père commun des dieux et de tous les mortels.

1. Il faut lire ici dans le texte Namphamonem au lieu de Namphanionem. Saint Namphamon, le premier martyr de l'Afrique, fut mis à mort à Madaure.

2. Lucain.

3. Virgile, Eglogue III.

LETTRE XVII. (390).

Saint Augustin, dans sa réponse à Maxime de Madame, mêle à de fines railleries d'utiles leçons.

AUGUSTIN A MAXIME DE MADAURE.

1. Faisons-nous quelque chose de sérieux ou bien voulons-nous nous amuser ? Votre lettre, soit par la faiblesse même de la cause qu'elle soutient, soit par les habitudes,d'un esprit enclin au badinage, me fait douter si vous avez voulu rire ou chercher sincèrement la vérité. Vous avez commencé par comparer le mot Olympe à votre place publique, je ne sais pourquoi, à moins que ce ne soit pour me rappeler que Jupiter établit jadis son camp sur cette montagne, quand il était en guerre avec son père, comme l'enseigne cette histoire que les vôtres même appellent une histoire sacrée; et pour me rappeler aussi qu'il y a sur votre place publique deux statues, l'une de Mars, tout nu, l'autre de Mars armé, dont le génie, ennemi des citoyens, est conjuré par une statue d'homme qui avance trois doigts vers les deux funestes images. Croirai-je jamais que vous m'ayez fait ressouvenir de cette place et de pareilles divinités autrement que pour vous moquer ? Quant à ce que vous dites de ces divinités qui seraient comme les membres d'un seul grand dieu. Je vous avertis, puisque vous le permettez, qu'il faut se garder de ces plaisanteries sacrilèges. Ce Dieu unique sur lequel les savants et les ignorants s'accordent, comme l'ont dit les anciens, aura-t-il pour membres des divinités dont l'image d'un homme mort arrête la férocité, ou, si vous aimez mieux, la puissance ? Je pourrais dire ici bien des choses; vous voyez vous-même combien cet endroit de votre lettre prête au blâme; mais je me retiens, de peur d'avoir l'air de donner plus à la rhétorique qu'à la vérité.

2. Et ces gracieuses railleries adressées à notre religion, à l'occasion de certains noms puniques portés par des hommes qui maintenant sont morts, dois-je les relever ou les passer sous silence ? Si ces choses paraissent à votre gravité aussi légères qu'elles le sont, je n'ai pas assez de loisir pour en rire avec vous. Si, au .contraire, elles vous semblent sérieuses, je m'étonne que, occupé comme vous l'êtes de la bizarrerie des noms, vous n'ayez pas songé que vous avez des Eucaddires parmi vos prêtres, et des Abbadires parmi vos divinités. Vous y songiez certainement quand vous m'avez écrit, et vous avez voulu me le remettre en mémoire avec l'aimable enjouement de votre esprit, afin de donner quelque relâche à 1a. pensée en l'égayant aux dépens de tout ce qu'il y a de risible dans votre superstition. Vous avez pur vous oublier vous-même jusqu'à attaquer les noms uniques, vous, homme d'Afrique écrivant à des Africains, et lorsque l'un et l'autre nous sommes en Afrique. Si on recherche le sens de ces noms, on trouvera que Namphamon signifie un homme qui vient d'un bon pied, c'est-à-dire dont la venue apporte quelque chose d'heureux : c'est ainsi que nous avons coutume de dire en latin qu'un homme est entré d'un pied favorable lorsque son entrée a été suivie de quelque bonheur. Si vous condamnez le punique, il faut nier ce qui est dit par de très-savants hommes, que les livres puniques renferment beaucoup de bonnes choses dont on se souvient; il faut regretter d'être né ici au berceau de cette langue. S'il n'est pas raisonnable que le son du mot nous déplaise et si vous reconnaissez que j'en ai bien marqué le sens, fâchez-vous contre votre Virgile qui invite en ces termes votre Hercule au sacrifice offert par Evandre :

Sois-nous propice, viens avec nous et vers tes autels d'un pied favorable (1).

Il souhaite qu'Hercule vienne d'un pied favorable, comme Namphamon, au sujet duquel vous croyez devoir nous insulter. Pourtant, si vous aimez à rire, vous avez chez vous ample matière de facétie: le dieu Sterculius, la déesse Cloacine,laVénus chauve, la déesse de la peur, la déesse de la pâleur, la déesse de la fièvre et une foule d'autres de cette sorte que les anciens Romains ont honorés par des temples et des sacrifices; si vous ne les tenez pas tous en estime, vous manquez aux dieux de Rome; vous passerez pour n'être pas initié aux mystères des Romains, et cependant vous méprisez et vous dédaignez les noms puniques, comme si vous étiez dévoué aux autels des divinités romaines.

3. Mais peut-être au fond trouvez-vous tous ces dieux plus ridicules que nous ne les trouvons nous-mêmes, et y prenez-vous je ne sais quel plaisir pour passer cette vie; car vous

1. Virgile, Enéide, VII.

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n’avez pas craint de recourir à Virgile et de vous appuyer sur le vers où il dit :

Chacun suit son plaisir (1).

Si l'autorité de Virgile vous plaît, comme vous nous le dites, ceci vous plaira certainement encore

Saturne , le premier, vint de l'Olympe éthéré ,
fuyant les armes de Jupiter,
et proscrit de ses royaumes
qu'on lui avait enlevés (2).

Je pourrais vous citer d'autres passages où le poète veut faire entendre que vos dieux n'ont été que des hommes. Il avait lu une grande histoire revêtue d'une ancienne autorité, une histoire connue aussi de Cicéron qui, dans ses dialogues, dit plus de choses que nous n'aurions osé lui en demander, et s'efforce d'amener la vérité à la connaissance dès hommes, autant que le lui permettaient les temps.

4. Vous donnez à votre religion la préférence sur la nôtre, parce que vous honorez publiquement vos dieux et que nous avons, nous, des assemblées secrètes; mais pourquoi, je vous prie, oubliez-vous ce Liber (3) que vous ne laissez voir qu'à un petit nombre d'initiés? En nous remettant en mémoire la célébration en plein jour de vos cérémonies, vous avez voulu évidemment que nos yeux retrouvassent le spectacle des décurions et des chefs de la cité s'en allant comme des furieux à travers vos places publiques et hurlant comme des bacchantes: dans une semblable fête, si un Dieu habite en vous, voyez quel est ce Dieu qui vous fait perdre la raison. Si ces frénésies sont simulées, qu'est-ce que c'est que ces cérémonies publiques qui autorisent de tels mensonges? Et si vous êtes devins, pourquoi n'annoncez-vous pas les choses futures? et si vous êtes sains d'esprit, pourquoi volez-vous les gens qui se trouvent sur votre chemin?

5. Tandis que votre lettre m'a fait souvenir de ces choses et d'autres que je passe maintenant sous silence, pourquoi ne nous moquerions-nous pas de vos dieux, dont on verra bien que vous vous êtes habilement moqué vous-même, pour peu qu'on connaisse votre esprit et qu'on ait lu de vos lettres? C'est pourquoi,

1. Virgile, Eglogue III.

2. Virgile, Enéide, VIII.

3. Bacchus était adoré à Madaure, sous le nom de Liber ou Lenaeus Pater, par un certain nombre d'adeptes. Nous trouvons ce nom dans une inscription rapportée de Mdaourouche, consacrée à la mémoire de Titus Clodius Lovella, édile, duumvir, questeur, flamine perpétuel, prêtre de Liber Pater. M. Léon Rénier a reproduit cette description dans le travail que nous avons déjà cité.

si vous voulez que nous traitions ces questions comme il convient à votre âge et à votre sagesse, et comme le peuvent désirer nos amis les plus chers, cherchez quelque chose qui soit digne de discussion : parlez en faveur de vos dieux un langage quine vous donne pas l'air d'un prévaricateur de leur cause, et qui ne soit pas un avertissement de ce qu'on peut dire contre eux au lieu de servir à leur défense. Cependant, pour que vous ne l'ignoriez pas et que vous ne retombiez point imprudemment dans des reproches sacrilèges, sachez que les chrétiens catholiques, dont une église est établie dans votre ville, n'adorent point les morts ni rien de ce qui a été fait et créé par Dieu, mais qu'ils adorent ce Dieu unique, auteur et créateur de toutes choses. Nous traiterons ceci plus amplement, avec l'aide de ce même vrai et unique Dieu, lorsque je saurai que vous voulez le faire gravement

 

LETTRE XVIII. (390)

Trois genres de natures.

AUGUSTIN A CÉLESTIN (1).

1. Que ne puis-je vous répéter toujours une chose, c'est qu'il faut renoncer à ce qui est vain pour ne nous charger que des soins utiles ! car je ne sais si on peut espérer en ce monde quelque sécurité. J'ai écrit et n'ai reçu aucune réponse. Je vous ai envoyé ceux de mes livres contre les manichéens qui étaient tout prêts et revus, et vous ne m'avez rien fait connaître ni de votre opinion, ni de notre dessein. Maintenant je dois vous les redemander et vous devez me les rendre. Ne différez donc pas de me les renvoyer avec votre réponse, par laquelle je désire savoir ce que vous avez fait de ces livres, ou de quelles armes vous avez encore besoin pour combattre l'erreur des manichéens.

2. Voici, pour vous que je connais, quelque chose de grand dans sa brièveté. Il y a une nature changeante à travers les lieux et les temps, c'est le corps. Il y a une nature changeante, non pas à travers les lieux, mais seulement à travers les temps, c'est l'âme. Et il est une nature que: ni les lieux ni les temps ne peuvent changer, . c'est Dieu. Ce qui est changeant de

1. Quel est ce Célestin? est-ce le même qui fut pape trente-deux ans plue tard et qui est connu dans l'histoire sous le nom de saint Célestin? Nous l'ignorons.

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quelque manière s'appelle créature; ce qui est immuable s'appelle Créateur. Or, comme nous ne disons qu'une chose existe qu'en tant qu'elle demeure et qu'elle est une, et que toute forme de beauté procède de l'unité; dans cette division des natures vous voyez véritablement ce qui existe d'une manière souveraine, ce qui n'a qu'une basse existence et ne laisse pourtant . pas d'exister; enfin ce qui tient comme le milieu plus grand que le plus bas, plus petit que le plus grand. L'Etre souverain, c'est la béatitude même; le plus bas est celui qui ne peut être ni heureux ni malheureux; le moyen devient misérable si sa vie incline vers ce qui est bas, il devient heureux s'il se tourne vers l'Etre souverain. Celui qui croit au Christ n'aime point ce qui est bas, ne se glorifie pas dans les choses moyennes et devient capable de s'attacher à l’Etre souverain. — Là se trouve compris tout entier ce qu'on nous ordonne de faire, ce qu'on nous enseigne, ce qui enflamme notre coeur.

 

LETTRE XIX. (390.)

Saint Augustin avait eu avec un personnage nommé Gains, et qui n'était pas encore chrétien, des entretiens sur la religion; il lui trouvait de la pénétration, un goût sincère pour la vérité : il lui avait inspiré de bons desseins. Saint Augustin lui envoie ses ouvrages pour achever de le convaincre et finit par exprimer l'espoir de le voir enfant de l'Eglise. On y trouvera des lignes admirables sur l'expression de la vérité dans les oeuvres de l'homme.

AUGUSTIN A GAIUS.

Je ne sais vous dire de quelle douceur votre souvenir me pénètre depuis que je vous ai quitté; le charme de ce souvenir me revient souvent. Je me rappelle cette modestie dans la discussion qui ne se laissait point altérer par l'admirable ardeur de la recherche. Il ne serait pas facile de trouver quelqu'un qui posât plus vivement les questions et qui écoutât plus tranquillement. C'est pourquoi je voudrais beaucoup discuter avec vous; et du reste parler avec vous le plus possible, ce ne serait jamais beaucoup parler. Mais tomme c'est difficile, qu'est-il besoin d'en chercher les motifs? C'est tout à fait mat baisé ; peut-être un jour cela ne le sera plus ; que Dieu le veuille ainsi ! Maintenant nous n'en sommes pas là.

J'ai chargé le frère, par lequel je vous ai envoyé ma lettre, de remettre tous mes ouvrages (537) à votre très-habile charité. Rien de ce qui vient de moi ne sera mal venu de vous, car je sais toute la bienveillance que votre coeur me garde. Cependant, si vous m'approuvez après m'avoir lu et si ce que j'ai dit de vrai -vous parait tel, ne croyez pas que ces choses bonnes et vraies soient de mon propre fond ; elles m'ont été données. Tournez-vous vous-même vers Celui à qui vous devez de comprendre et d'approuver ce qui est vrai. Ce n'est pas dans le livre ni dans celui qui l'a écrit qu'un lecteur voit la vérité; il la voit bien plutôt en lui-même si son esprit a reçu quelque impression éclatante .de cette lumière bien éloignée des grossiers nuages du corps. Dans le cas où vous trouveriez dans mes livres des choses fausses et qu'il faudrait désapprouver, vous devriez y reconnaître l'épaisse nuit de l‘intelligence humaine, et ce seraient là véritablement les choses qui viendraient de moi.

Je vous exhorterais à chercher encore, si je ne voyais pas en quelque sorte la bouche de votre coeur toute ouverte; je vous exhorterais aussi à vous attacher avec fermeté à ce que vous aurez reconnu être vrai, si vous ne portiez pas en vous tant de force d'esprit et de raison. Pendant le peu de temps que j'ai passé avec vous, cette force intérieure m'est apparue comme si, écartant le voile corporel, j'étais allé au fond de vous-même. La providence miséricordieuse de Notre-Seigneur ne permettra pas qu'un homme aussi bon et aussi richement doué que vous, demeure étranger au troupeau catholique du Christ.

 

LETTRE XX. (390.)

Antonin était un fervent catholique dont toute la famille n'était pas restée fidèle à l'unité; il parait que sa femme s'était laissée aller aux erreurs du donatisme. Saint Augustin, dans cette lettre, souhaite que toute la famille d'Antonin se réunisse dans la même foi; au sujet des louanges qu'Antonin lui avait données, saint Augustin exprime de belles idées sur l'estime affectueuse qu'on témoigne à ceux qu'on croit gens de bien.

AUGUSTIN A ANTONIN.

1. Deux d'entre nous vous devaient des réponses; et voilà que l'un de nous va vous payer avec usure, car c'est lui-même que vous allez voir; ce que vous entendrez de sa bouche sera comme entendu de la Mienne, et je ne vous aurais point écrit si cet ami ne me l'avait

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ordonné : lui partant, cette lettre était inutile. Je m'entretiens avec vous plus abondamment peut-être que si j'étais en votre présence, quand vous lisez ma lettre et quand vous entendez Celui dans le coeur de qui vous savez bien que j'habite. J'ai reçu et médité avec grande joie celle de votre Sainteté; j'y ai trouvé un esprit chrétien sans le fard de nos temps mauvais et un coeur qui m'est attaché.

2. Je rends grâces à Dieu et à Notre-Seigneur de votre espérance, de votre foi et de votre charité qui vous portent à avoir si bonne opinion de moi que vous me croyez un fidèle serviteur de Dieu; je me réjouis que vous aimiez dans la pureté de votre coeur la piété que vous me supposez : je vous dois plus de félicitations que de remercîments ; car il vous est profitable d'aimer le bien, ce bien qu'on aime lorsqu'on aime quelqu'un que l'on croit bon, à tort ou à raison. Il faut seulement prendre garde de juger, non pas d'un homme, mais de ce qui constitue le bien même de l'homme, autrement que la vérité ne le demande. Pour vous, frère très-cher, qui rie vous trompez pas en croyant que c'est un grand bien de servir Dieu de bon,coeur et chastement, quand vous aimez un homme par la seule raison qu'il vous semble avoir part à ce bien, le fruit de cette affection vous reste, lors même que celui qui en est l'objet ne serait pas ce que vous pensez. Voilà pourquoi c'est vous qu'il faut féliciter de ce goût pour le vrai bien; et quant à celui que vous aimez, il n'a droit aux hommages que s'il est tel que vous l'aimez. Il appartient à Dieu seul de voir comme je suis et en quoi j'ai avancé ; il ne peut se tromper ni sur ce qui fait le bien de l'homme ni sur l'homme même. Pour obtenir l'heureuse récompense promise, c'est assez que vous m'aimiez de tout votre coeur, uniquement parce que vous me croyez tel que doit être un serviteur de Dieu. Je vous rends d'abondantes actions de grâces de ce que vos louanges, comme si j'étais tel, sont une admirable exhortation pour que je le devienne; je vous en rendrai plus encore si vous n'oubliez pas de prier pour moi comme vous me recommandez de prier pour vous. La prière pour un frère est plus agréable à Dieu quand il s'y mêle un sacrifice de charité.

3. Je salue beaucoup votre petit enfant, et je souhaite qu'il grandisse dans les commandements salutaires du Seigneur. Je désire aussi et je demande pour votre maison une seule foi et une vraie piété, qui ne peuvent être que la foi et la piété catholiques. Et si vous croyez nécessaire le concours de mes soins pour une telle œuvre, ne craignez pas de vous servir de moi : notre Maître commun et la charité elle-même vous en donnent le droit. Ce que je recommanderai beaucoup à votre sagesse, c'est d'inspirer ou d'entretenir au coeur de votre femme la vraie crainte de Dieu par la lecture des livres divins et par de graves entretiens. Il n'est personne qui, inquiet sur son âme, résolu à chercher sans entêtement la volonté de Dieu, ne reconnaisse avec un bon guide la différence qu'il y a entre tout schisme, quel qu'il puisse être, et l'Eglise catholique.

 

LETTRE XXI. (Année 391.)

Voici une admirable lettre bien digne de rester toujours présente à la pensée de ceux qui se destinent au sacerdoce; saint Augustin, ordonné prêtre malgré ses résistances, supplie le vieil évêque d'Hippone de lui accorder un certain temps pour se préparer au saint ministère et ne parle qu'avec effroi de la charge imposée à sa faiblesse.

LE PRÊTRE AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET VÉNÉRABLE SEIGNEUR, A SON PÈRE BIEN-AIMÉ ET TRÈS-CHER EN DIEU, L'ÉVÊQUE VALÈRE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Avant tout, je demande à votre pieuse sagesse de penser que dans cette vie et surtout en ce temps, rien n'est plus facile, plus agréable et plus recherché que les fonctions d'évêque, de prêtre ou de diacre, si on veut les remplir avec négligence ou en vil complaisant ; mais devant Dieu rien n'est plus malheureux, plus triste, plus condamnable; et aussi, il n'y a rien dans cette vie et surtout en ce temps, de plus difficile, de plus pénible, de plus dangereux que ces fonctions d'évêque, de prêtre ou de diacre, et rien de plus heureux devant Dieu, si on fait son service comme notre chef l'ordonne. Je n'ai point appris dès mon enfance ni dès ma jeunesse quelle est cette meilleure manière de servir; et au temps même où je commençais à l'apprendre, on m'a fait violence (sans doute pour mes péchés, car je n'en vois pas d'autre cause), pour me donner la seconde place du gouvernail, à moi qui ne savais pas même tenir un aviron.

2. Je pense que le Seigneur a voulu par là (539) me punir d'avoir osé reprendre beaucoup de nautonniers, me croyant plus docte et meilleur qu'eux, avant que j'eusse connu par expérience la difficulté de l'oeuvre. C'est après avoir été mis en avant que j'ai commencé à sentir la témérité de mes censures, quoique le saint ministère m'ait toujours paru plein de dangers. Voilà pourquoi, au temps de mon ordination, quelques-uns de mes frères me virent, dans la ville, verser des larmes; ne sachant pas la cause de ma douleur, ils me consolaient, comme ils pouvaient et dans de bonnes intentions, par des discours qui n'allaient pas à mon mal. Mais l'expérience a dépassé toute idée que je m'étais faite de ce gouvernement des âmes; ce n'est pas que j'aie vu des flots ou des tempêtes que je ne connusse pas, dont je n'eusse pas entendu parler et que les livres ou la réflexion ne m'eussent retracés; mais je m'étais mal rendu compte de ce que je pouvais avoir de force et d'habileté pour éviter ou soutenir ces orages, et je me croyais capable de marcher et de lutter; le Seigneur s'est ri de moi et m'a montré dans l'action le peu que je vaux.

3. Si Dieu l'a fait plutôt par miséricorde que pour ma condamnation, ce que j'espère avec confiance aujourd'hui que je connais ma faiblesse, je dois rechercher tous les remèdes qui sont dans ses Ecritures, je dois prier et lire afin que mon âme devienne propre à d'aussi périlleuses affaires : le temps m'a manqué pour cela jusqu'à ce jour. J'ai été ordonné alors même que je songeais à me donner du loisir pour étudier les divines Ecritures; je prenais mes dispositions pour me ménager du repos à cette intention. Et ce qui est vrai, c'est que je ne savais pas encore ce qui me manquait pour des fonctions comme celles qui me tourmentent et m'écrasent aujourd'hui. Si après avoir appris ce qu'il faut à un homme chargé de dispenser au peuple les sacrements et la parole de Dieu, il ne m'est pas permis d'acquérir ce que je reconnais ne pas avoir encore, vous voulez donc que je périsse, ô mon père Valère ! où est votre charité? m'aimez-vous ? aimez-vous l'Eglise dont vous m'avez confié l'administration? Je suis sûr que vous m'aimez et que vous l'aimez. Mais vous me croyez capable; et moi, je me connais mieux, et je ne me connaîtrais pas aussi bien si l'expérience n'avait pas été pour moi une grande lumière.

4. Mais votre Sainteté dira peut-être : " Je voudrais savoir ce qui manque à votre instruction. " Ce qui me manque est si considérable que j'aurais bien plutôt fait de vous énumérer le peu que j'ai que tout ce que je désire avoir. J'oserais dire que je sais et que je crois tout ce qui appartient à notre salut. Mais sais-je comment il faut l'exposer pour le salut des autres, cherchant non pas ce qui m'est utile, mais ce qui doit l'être à plusieurs afin qu'ils soient sauvés? Il y a peut-être ou plutôt il y a sans doute, dans les livres saints, des conseils qui peuvent aider l'homme de Dieu à bien remplir les saintes fonctions ecclésiastiques, à vivre en bonne conscience avec les méchants, ou bien à mourir de manière à ne pas perdre cette précieuse vie après laquelle seule soupirent les coeurs chrétiens, humbles et doux. Comment en venir là sinon, ainsi que le dit le Seigneur, en demandant, en cherchant, en frappant à la porte. c'est-à-dire en priant, en lisant, en gémissant ? C'est pour cela que j'ai fait demander par des frères à votre sincère et vénérable charité, le peu de temps qui nous sépare encore de Pâque, et c'est encore le but des prières que je vous adresse en ce moment.

5. Que répondrai-je au Seigneur mon juge? Lui dirai-je que sous le poids des affaires ecclésiastiques, il ne m'a pas été possible de chercher ce qui me manquait? Mais si le Seigneur me répond: " Mauvais serviteur, si un domaine de l'Eglise dont on recueille les fruits avec tant de soin avait à souffrir quelque atteinte, est-ce que, par le consentement de tous ou les ordres de quelques-uns, vous ne laisseriez pas là le champ que j'ai arrosé de mon sang pour aller demander justice aux juges de la terre? et si on jugeait contre vous, ne passeriez-vous pas les mers? Nul ne vous reprocherait un an d'absence et même plus pour empêcher qu'un autre ne possédât ce domaine nécessaire non point à l'âme, mais au corps des pauvres : et leur faim pourtant serait bien plus facilement apaisée et d'une manière plus agréable pour moi par les fruits de mes arbres vivants si on les cultivait avec soin. Pourquoi donc vouloir vous justifier de ne pas avoir appris à cultiver mon champ en " prenant pour prétexte le manque de loisir?"

Dites-moi, je vous prie, ce que j'aurai à répondre. Voulez-vous que je dise à Dieu: " Le vieillard Valère, me croyant versé dans toutes ces choses, m'a d'autant moins (540) permis de m'en instruire qu'il m'aimait davantage? "

6. Réfléchissez à tout cela, vénérable Valère, je vous en supplie au nom de la bonté et de la sévérité du Christ, au nom de sa miséricorde et de sa justice, au nom de Celui qui vous a inspiré une si grande charité à mon égard que je n'ose vous accuser en rien, pas même quand il s'agit de sauver mon âme. Vous prenez à témoin Dieu et le Christ de la pureté de vos pensées, de votre charité, de la sincère affection que vous avez pour moi, comme si moi-même je ne pouvais pas au besoin assurer par serment que ces sentiments-là sont vraiment dans votre coeur. C'est cette même charité, c'est cette affection que j'implore pour que vous ayez pitié de moi et que vous m'accordiez le temps que je vous ai demandé; aidez-moi de vos prières afin que mon désir d'obtenir ce qui me manque ne soit pas inutile, et que les jours de ma retraite ne soient pas sans fruits pour l'Eglise du Christ, pour mes frères et pour tous ceux qui servent Dieu avec moi. Je sais que le Seigneur ne dédaignera pas une charité comme la vôtre, intercédant pour moi en pareille occasion; il la recevra comme un sacrifice de suavité, et peut-être alors m'instruira-t-il des plus salutaires conseils de ses Ecritures en moins de temps que je n'en ai demandé.

 

LETTRE XXII. (Année 390.)

Cette lettre où l'âme, le caractère et l'humilité de saint Augustin se peignent si bien, est également curieuse pour l'histoire des chrétiens d'Afrique à cette époque; notre saint déplore des usages grossiers et coupables, sous apparence de religion, dans les cimetières et sur les tombeaux des martyrs, et supplie l'évêque de Carthage de remédier à ces détestables abus. Il se plaint de trouver jusque dans le clergé l'esprit contentieux et le goût des louanges humaines, et parle de l'amour des louanges avec l'élévation du sentiment chrétien et la profondeur du moraliste.

AUGUSTIN, PRÊTRE, A AURÈLE, ÉVÊQUE DE CARTHAGE.

1. Après avoir longtemps et inutilement cherché à bien répondre à la lettre de votre sainteté (car mon affection pour vous, grandement excitée par cette lettre, s'est trouvée au-dessus de toutes choses), je me suis recommandé à Dieu pour que, selon la mesure de mes forces, je pusse vous écrire ce qui conviendrait le mieux, à notre zèle pour les intérêts de Dieu et de l'Eglise, à votre dignité et à mon obéissance.

Et d'abord cette confiance que vous avez dans mes oraisons, non-seulement je ne la repousse pas, mais encore je l'aime; si ce n'est pas dans mes prières, ce sera certainement dans les vôtres que le Seigneur m'exaucera. Je vous remercie, plus que mes paroles ne sauraient vous le dire, d'avoir bien voulu que notre frère Alype demeurât au milieu de nous pour servir d'exemple à ceux de nos frères qui désirent échapper aux soins inquiets de ce monde : puisse le Seigneur vous rendre le prix de ce service en bienfaits pour votre âme! Notre naissante communauté tout entière vous est reconnaissante et vous aime de vouloir bien veiller sur nous malgré les distances qui nous séparent, comme étant très-présent ici par la pensée. Aussi nous prions tant que nous pouvons pour que le Seigneur daigne soutenir avec vous le troupeau confié à votre garde, pour qu'il ne vous abandonne en quelque lieu que ce soit, mais qu'il demeure votre aide dans le besoin, accordant miséricorde à son Eglise par votre sacerdoce, ainsi que le lui demandent les larmes et les gémissements des hommes religieux.

2. Sachez, seigneur bienheureux et si vénérable par l'abondance de la charité, que nous ne désespérons pas, mais que nous espérons beaucoup de voir le Seigneur notre Dieu, par l'autorité de la charge que vous remplissez, autorité non pas extérieure mais spirituelle, délivrer l'Eglise d'Afrique, grâce à de sérieux conseils,,des souillures et des maladies dont elle souffre dans beaucoup de ses membres et qui n'en font gémir qu'un petit nombre. Parmi les trois genres de vices que l'Apôtre apprend brièvement et au même endroit, à détester et à fuir, et d'où s'élève comme une triste moisson de vices innombrables, celui qui se trouve cité en second lieu est le plus sévèrement poursuivi dans l'Eglise ; les deux autres, c'est-à-dire le premier et le dernier, paraissent tolérables aux yeux des hommes, et peu s'en faut qu'on ne les regarde plus comme des vices. Le Vase d'Election a dit : " Ne marchons pas dans les débauches ni les ivrogneries, dans les impudicités ni les dissolutions, ni dans les querelles ni dans les jalousies; mais revêtez-vous de (541) Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à contenter votre sensualité en satisfaisant à ses désirs (1). "

3. De ces trois vices les impudicités et les dissolutions sont réputées un si grand crime, que personne de coupable de ce péché n'est jugé digne non-seulement du ministère ecclésiastique, mais même de la communion des sacrements. Et c'est tout à fait avec raison. Mais pourquoi cette sévérité contre un seul vice ? Les débauches et les ivrogneries deviennent ainsi comme permises , au point d'avoir lieu en l'honneur même des bienheureux martyrs, non-seulement aux fêtes solennelles (ce qui est déjà déplorable pour quiconque ne regarde pas ces choses avec les yeux de la chair), mais encore chaque jour. Cette souillure, si elle n'était que honteuse et non pas sacrilège, pourrait n'être considérée que comme une épreuve pour notre patience ; quoique, à l'endroit où l'Apôtre cite l'ivrognerie parmi les vices nombreux qu'il énumère, il termine en disant de ne pas même manger avec des gens qui seraient coupables de ces dérèglements (2). Supportons, si l'on veut, ces choses dans le désordre de la vie de famille, dans les festins qui se font à l'intérieur de la maison, et recevons le corps du Christ en compagnie de ceux avec qui on nous défend de manger le pain; mais au moins qu'une si grande infamie soit écartée des sépulcres où reposent les corps des saints, des lieux où l'on dispense les sacrements, des maisons de la prière. Qui oserait interdire dans les demeures particulières ce qu'on appelle honorer les martyrs, quand on le fait dans les lieux saints?

4. Si l'Afrique tentait la première à mettre partout un terme à ces honteux usages, elle serait digne qu'on l'imitât. Et lorsque, dans la plus grande partie de l'Italie et dans presque toutes les autres Eglises d'outre-mer, ces dérèglements , ou n'ont jamais existé, ou ont disparu, soit qu'ils fussent nouveaux, soit qu'ils fussent anciens, par les soins attentifs de saints évêques vraiment préoccupés des intérêts de la vie future, douterons-nous, après de tels exemples, qu'il nous soit possible d'effacer cette grande souillure de nos moeurs? Nous avons pour évêque un homme de ces contrées (3), et nous en rendons grâce à Dieu;

1. Rom. XIII,13, 14.

2. I Cor. V, 11.

3. Les Gaules ou l'Italie.

du reste fût-il Africain, sa douceur, sa sagesse, sa sollicitude pastorale suffiraient pour qu'il cherchât dans les Ecritures le moyen de guérir la blessure qu'a faite cette coutume licencieuse et d'une mauvaise liberté. La pestilence de ce mal est telle qu'il ne me paraît pas qu'on puisse le guérir autrement que par l'autorité d'un concile. Mais s'il faut que le remède parte d'une Eglise; autant il y aurait d'audace à vouloir supprimer ce que maintient l'Eglise de Carthage, autant il y aurait d'impudence à conserver ce qu'elle aurait réformé. Et quel évêque serait plus propre à frapper un aussi détestable abus que celui qui déjà l'exécrait, n'étant encore que diacre?

5. Ce qu'il fallait alors déplorer, il le faut aujourd'hui faire disparaître; on ne doit pas s'y prendre brutalement, mais, comme il est écrit, dans " un esprit de douceur et de mansuétude (1). " Les marques de fraternelle charité qui abondent dans votre lettre, me donnent confiance, et j'ose parler avec vous comme avec moi-même. Ces choses-là, je pense, ne se suppriment ni rudement, ni durement, ni impérieusement ; mais par des instructions plus que par des prescriptions, par des avis plus que par des menaces. C'est ainsi qu'on doit agir avec la multitude : il faut réserver la sévérité pour des fautes commises par un petit nombre. Lorsque les menaces sont nécessaires, employons-les avec douceur; que ce soit en montrant dans l'Ecriture les châtiments de la vie future, afin qu'on ne craigne pas en nous notre puissance, mais qu'on craigne Dieu dans notre discours. Nous commencerons à toucher par là les personnes spirituelles ou voisines de l'état spirituel, et leurs exhortations douces mais pressantes entraîneront le reste de la multitude.

6. Et comme aux yeux du peuple charnel et grossier, ces ivrogneries et ces somptueux et honteux festins dans les cimetières, non-seulement honorent les martyrs, mais encore soulagent les morts, il me paraît qu'il serait plus facile d'en détourner les Chrétiens, si on leur en faisait voir la défense dans l'Ecriture; si, de plus, les offrandes, vraiment utiles et salutaires, que l'on dépose sur les tombeaux pour le soulagement des morts n'étaient point somptueuses et qu'elles fussent données sans orgueil et de bonne grâce à tous ceux qui les demandent. Pourquoi les vendre ? si

1. Gal. VI, 1.

542

quelqu'un, dans une pensée religieuse, veut offrir de l'argent, il y a des pauvres pour le recevoir. C'est ainsi que le peuple n'aura pas l'air d'abandonner les morts qui lui sont chers, ce qui ne serait pas une petite douleur de coeur, et l'Eglise ne verra plus rien qui ne soit pieux et honnête.

En voilà assez pour les festins et les ivrogneries.

7. Est-ce bien à moi qu'il appartient de parler de contestations et de fourberies, quand ces vices se rencontrent bien plus considérables dans nos rangs que parmi le peuple? L'orgueil et le désir des louanges humaines enfantent ces maladies et, enfantent aussi l'hypocrisie. — On n'y résiste qu'en imprimant dans son âme la crainte et l'amour de Dieu par la méditation assidue des livres divins; pourvu cependant que celui qui les combat soit lui-même un exemple de patience et d'humilité et prenne pour lui moins qu'on ne lui donne; il ne doit pas repousser toutes les marques d'honneur ni les recevoir toutes; ce qu'il aura accepté de louanges ne sera pas pour lui-même, car il sera tout en Dieu et méprisera toutes les choses humaines, mais ce sera pour ceux sur lesquels il est chargé de veiller et qu'il ne pourrait utilement conduire s'il s'avilissait dans un trop profond abaissement. Il a été dit : " Que personne ne vous méprise à cause de votre jeunesse (1), " et il a été dit aussi : " Si je voulais plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ (2). "

8. C'est une grande chose de ne pas se réjouir des hommages et des louanges des hommes, mais de retrancher toute pompe vaine, et de rapporter à l'utilité et au salut de ceux qui nous honorent ce qu'on croit devoir conserver d'éclat autour de soi. Ce n'est pas en vain qu'il a été dit : " Dieu brisera les os de ceux qui veulent plaire aux hommes (3). " Qu'y a-t-il de plus languissant, de plus dénué de cette fermeté et de cette force, représentées par les os, qu'un homme qui chancelle sous le coup de mauvais propos dont il sait lui-même la fausseté? Une douleur de ce genre ne serait pas capable de déchirer les entrailles de l'âme, si l'amour de la louange ne nous avait pas brisé les os. Je connais d'avance la vigueur de votre esprit; ce que je vous dis, je me le dis à moi-même; daignez considérer combien ces choses sont graves , combien

1. I Tim. IV, 12. — 2. Gal. I, 10. — 3. Psaume LII, 7.

elles sont difficiles. Les forces de cet ennemi ne sont connues que de Celui qui lui a déclaré la guerre : on se console aisément de manquer de louanges quand on nous en refuse, mais il est difficile de ne pas se délecter à celles qu'on nous donne. Telle doit être cependant notre union accoutumée avec Dieu, que, si on nous loue sans raison, il faut reprendre ceux qui nous louent, de peur de leur laisser croire qu'il se trouve en nous ce qui n'y est pas, que ce qui vient de Dieu est notre fonds propre, ou de peur qu'on ne loue en nous des choses qui s'y rencontreraient en réalité, même abondamment, mais qui ne seraient pas dignes de louanges, comme par exemple tous ces biens que nous possédons en commun avec les bêtes ou avec les hommes sans religion. Si on nous loue à bon droit pour Dieu, félicitons-en ceux qui plaît le vrai bien, et ne nous glorifions pas nous-mêmes de plaire aux hommes, mais seulement si nous sommes devant Dieu tels qu'on nous croit; ce n'est pas à nous que doit être attribué le bien, mais à Dieu: toutes les choses véritablement dignes de louanges sont des dons partis de sa plain. Voilà ce que je me redis chaque jour ou plutôt ce que me dit celui dont les enseignements sont salutaires , soit que nous les trouvions dans les divins livres, soit qu'ils nous soient inspirés intérieurement. Et cependant, malgré la vivacité de ma lutte contre l'ennemi, j'en reçois souvent des blessures quand je ne puis fermer mon coeur au plaisir d'une louange qui m'est adressée.

9. J'ai écrit ces choses afin que, si elles ne sont pas nécessaires à votre Sainteté, soit parce que la méditation vous en aura fourni de meilleures et en plus grand nombre, soit parce que votre Sainteté n'a pas besoin de ce remède, vous connaissiez mes maux et vous sachiez ce qu'il faut demander à Dieu pour ma faiblesse: accordez-moi, je vous en conjure, cette grâce au nom de la bonté de Celui qui nous a ordonné de porter les fardeaux les uns des autres. Que d'autres choses de ma vie et de ma conduite je déplorerais dans un entretien avec vous et que je ne voudrais pas vous dire par lettres ! je vous les confierais si, entre mon coeur et le vôtre, il n'y avait que ma bouche et vos oreilles. Mais si notre vénérable et très cher Saturnin, dont j'ai pu voir le zèle et l'affection pour vous, daignait venir vers moi quand il jugera le moment favorable, je pourrais converser affectueusement avec sa (543) Sainteté, à peu de chose près comme si c'était avec vous-même. Les paroles me manquent pour vous supplier de m'obtenir cela du saint vieillard. Les gens d'Hippone ne supporteraient pas que je misse entre eux et moi une longue distance; ils ne veulent pas se fier assez à moi pour me permettre de voir le champ que votre prévoyante libéralité a donné à nos frères, comme je l'ai appris, avant la réception de votre lettre, par notre saint frère et collègue Parthénius; il m'a apporté aussi beaucoup d'autres nouvelles que je désirais savoir. Le Seigneur permettra que ce qui nous reste à désirer s'accomplisse.

 

 

 

LETTRE XXIII. (Année 392.)

Saint Augustin s'adresse à Maximin, évêque donatiste, qu'on accusait d'avoir rebaptisé un diacre catholique; il lui demande des explications à cet égard et l'invite à des conférences de vive voix ou par lettres. Son langage respire le désir de la paix, l’ardent amour de l'unité et de la vérité, et parfois s'élève jusqu'à l'éloquence.

AUGUSTIN, PRÊTRE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE, A SON TRÈS-CHER SEIGNEUR ET VÉNÉRABLE FRÈRE MAXIMIN, SALUT EN NOTRE SEIGNEUR.

1. Avant d'en venir à l'objet de ma lettre, je vous rendrai brièvement compte de son titre, afin que ni vous ni personne n'en soyez troublés. J'ai dit d'abord à mon seigneur parce qu'il est écrit : " Vous êtes appelés, mes frères, à un état de liberté : ayez soin seulement que cette liberté ne vous serve pas d'occasion pour vivre selon la chair; mais assujettissez-vous les uns aux autres par une charité spirituelle (1). " Comme c'est un charitable désir de vous rendre service qui m'inspire cette lettre, ce n'est pas hors de propos que je vous appelle seigneur pour notre unique et vrai Seigneur qui nous a donné ces préceptes. J'ai écrit : au très-cher, et Dieu sait que non-seulement je vous aime, mais que je vous aime comme moi-même, car j'ai la conscience de vous souhaiter tous les biens que je me souhaite. Lorsque j'ai ajouté le mot : honorable, je ne l'ai pas fait par respect pour votre caractère d'évêque; vous n'êtes pas un évêque pour moi; ne prenez pas ceci pour un outrage, c'est ma pensée sur mes lèvres, c'est le oui ou le non recommandé (2). Vous n'ignorez point, et

1. Gal. V, 13. — 2. Matth. V, 37.

tous ceux qui nous connaissent n'ignorent point que vous n'êtes pas plus mon évêque que je ne suis votre prêtre. Je vous ai de bon coeur appelé honorable, parce que vous êtes homme, parce que l'homme est créé à l'image de Dieu et à sa ressemblance, et qu'il occupe dans l'univers un rang d'honneur, si toutefois il le garde en comprenant ce qu'il faut comprendre. Car il est écrit: " L'homme, tandis qu'il était en honneur, ne l'a point compris; il a été comparé aux bêtes qui n'ont aucune raison, et il leur est devenu semblable (1). " Pourquoi donc ne vous appellerais-je pas honorable en tant que vous êtes homme, surtout quand je n'ose désespérer de votre salut et de votre conversion, pendant que vous êtes encore dans cette vie ? Quant à ce nom de frère que je vous donne, vous savez bien que Dieu nous ordonne d'appeler nos frères ceux-là même qui refusent de l'être. Et ceci va droit à l'objet de cette lettre que j'adresse à votre Fraternité ; je vous ai rendu compte des mots par où elle commence, écoutez tranquillement ce qui va suivre.

2. Comme je m'exprimais un jour aussi sévèrement que possible sur la triste et déplorable coutume des gens de ce pays qui se disent chrétiens, de rebaptiser des chrétiens, vous ne manquâtes pas d'amis qui dirent à votre louange que vous ne faisiez rien de pareil. J'avoue que je commençai d'abord par ne pas le croire. Considérant ensuite que la crainte de Dieu pouvait saisir une âme humaine occupée de la vie future, et la détourner de ce qui est si évidemment un crime, je le crus, et vous félicitai d'avoir voulu par là ne pas trop vous éloigner de l'Eglise catholique. Je cherchais une occasion de parler avec vous, afin d'effacer, si c'était possible, le petit désaccord qui restait entre nous, lorsque, il y a peu de jours, on m'annonça que vous aviez rebaptisé notre diacre de Mutugenne (2). Je fus violemment affligé et de la malheureuse chute de ce diacre et de votre crime si imprévu, ô mon frère Je sais ce que c'est que l'Eglise catholique : les nations sont l'héritage du Christ, et son royaume n'a pour limites que les limites de la terre. Vous le savez, vous aussi, et, si vous l'ignorez, apprenez-le ; cela est facile

1. Psaume XLVIII, 21. — 2. L'emplacement précis de Mutugenne ne nous est pas connu, mais c'était évidemment dans le voisinage d'Hippone. On sait que les restes d'Hippone se trouvent à un quart de lieue de la villa de Bône. Voyez notre Voyage en Algérie (Etudes africaines), chap. XI.

544

lorsqu'on le veut. Rebaptiser un hérétique déjà marqué de ce sceau de sainteté qui est une tradition de la discipline chrétienne, c'est tout à fait un péché; mais rebaptiser un catholique, c'est un crime énorme. Cependant je refusais encore d'y croire parce que j'avais bonne. opinion de vous, et j'allai moi-même à Mutugenne ; je ne pus voir le malheureux, mais j'appris;de ses parents que vous en aviez fait un diacre de votre secte. Et en ce moment encore, je suis si prévenu en votre faveur, que je ne puis croire que vous l'ayez rebaptisé.

3. C'est pourquoi, très-cher frère, je vous conjure, au nom de la divinité et de l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de m'écrire ce qu'il en est, et de m'écrire en pensant que votre lettre sera lue dans l'Eglise à nos frères. Je vous le dis à l'avance pour que votre charité ne soit pas offensée de ce que je compte faire à cet égard, et pour que vous ne vous en plaigniez point auprès de nos amis communs. Je ne vois pas ce qui pourrait vous empêcher de m'écrire; si vous rebaptisez, vous n'avez rien à craindre des hommes de votre parti, puisque vous m'écrirez que vous faites ce qu'ils vous ordonneraient, si vous ne le vouliez pas; et vos efforts pour plaider leur cause n'exciteront pas leur colère, mais vous mériteront leurs éloges. Si vous ne rebaptisez pas, armez-vous de la liberté chrétienne, frère Maximin, armez-vous-en, je vous en prie; l'oeil fixé sur le Christ, ne craignez ni le blâme, ni le pouvoir d'aucun homme. La gloire de ce siècle passe, tout ce qui nous séduit ici-bas n'a qu'un jour. Au jour du jugement du Christ, les évêques ne seront défendus ni par leurs siéges élevés, ni par les tentures de leurs chaires, ni par les troupes de vierges sacrées qui vont au-devant d'eux en chantant des cantiques ; tous ces honneurs ne leur serviront de rien quand la conscience accusera et que l'arbitre des consciences jugera: les honneurs du temps seront alors dès fardeaux, et ce qui aujourd'hui relève, écrasera. La bonne conscience justifiera peut-être ces hommages publics qu'on nous rend pour le bien de l'Eglise : mais ils seront impuissants à justifier la mauvaise conscience.

4. Si vous remplissez pieusement votre devoir en ne pas réitérant le baptême de l'Eglise catholique, mais plutôt en l'approuvant comme celui de l'unique véritable mère qui donne son sein à toutes les nations pour les régénérer et les abreuver de son lait une fois régénérées; si vous approuvez ce baptême comme étant celui de l'unique héritage du Christ qui s'étend aux deux bouts de la terre, pourquoi votre voix n'éclate-t-elle point avec une heureuse et triomphante liberté? Pourquoi cachez-vous sous le boisseau l'utile éclat de votre lumière? Pourquoi, vous dépouillant des vieux haillons d'une servitude timide pour vous revêtir de confiance chrétienne, ne sortez-vous pas et ne dites-vous pas : - Je ne connais qu'un baptême consacré et marqué par le nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit; il est nécessaire que j'approuve cette forme partout où je la trouve; je ne détruis pas ce que je reconnais venir du Seigneur; je ne souffle pas sur l'étendard de mon roi ? — Ceux même qui se partagèrent la robe du Christ ne la déchirèrent point (1) , A pourtant ils le voyaient mourir sans croire

sa résurrection; si les bourreaux du Christ ne déchirèrent pas sa robe lorsqu'il était pendu à une croix, pourquoi des chrétiens détruiraient-ils son sacrement lorsqu'il est assis au plus haut des cieux? Si j'avais été un juif de l'ancienne loi, alors qu'il n'y avait rien de meilleur, j'aurais reçu la circoncision; ce sceau. de la justice de la foi avait une si grande autorité avant l'avènement du Seigneur, qu'un ange aurait étouffé le fils aîné de Moïse, si sa mère, saisissant une petite pierre aiguë, n'eût circoncis l'enfant (2) et ainsi conjuré le péril. Ce fut par la vertu de ce sacrement de la circoncision que les flots du Jourdain s'arrêtèrent pour remonter vers leur source. Le Seigneur lui-même le reçut en naissant, quoiqu'il dût l'abolir par sa croix. Ces signes n'ont pas été condamnés, mais ont fait place à d'autres. Car, de même que la circoncision a cessé par le premier avènement du Seigneur, de même le baptême cessera par son second avènement. Et comme aujourd'hui, sous le règne de la liberté de la foi, et après la disparition du joug de la servitude, aucun chrétien n'est circoncis; ainsi, quand les justes partageront la gloire du Seigneur, et que les impies seront damnés, il n'y aura plus de baptême, mais il ne demeurera éternellement que les deux choses figurées par ces deux sacrements : la circoncision du coeur et la pureté de la conscience. Si donc, au temps de l'ancienne loi, j'avais été juif, et qu'un Samaritain fût venu vers moi, et que, renonçant à une erreur condamnée par ces

1. Jean, XIX, 24. — 2. Exode, IV, 25.

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paroles du Seigneur : " Vous adorez ce que vous ne connaissez point; mais nous, nous adorons ce que nous savons, parce que le salut vient des Juifs (1) " si, dis-je, renonçant à une erreur condamnée, ce Samaritain, déjà circoncis par des Samaritains, eût voulu devenir juif, assurément je n'eusse osé le circoncire une seconde fois, et j'aurais été contraint, non pas de recommencer, mais d'approuver ce qui était fait même chez des hérétiques, parce que c'était fait conformément à la loi du Seigneur. Je n'aurais pas trouvé dans un homme déjà circoncis de la place pour répéter la circoncision, parce que cette place est unique ; encore moins trouverait-on dans un même coeur de la place pour y répéter le baptême du "Christ, et pour le donner deux fois, cherchez ,fin homme qui ait deux coeurs.

5. Si donc vous ne rebaptisez pas, criez que vous faites bien; écrivez-le-moi, non-seulement sans crainte, mais même avec joie. Ne vous laissez pas effrayer, frère, par vos amis, quand ils tiennent conseil. Si cela ne leur convient pas, ils ne sont pas dignes de vous avoir; si, au contraire, cela est de leur goût, nous espérons de la miséricorde de Dieu , qui n'abandonne jamais ceux qui craignent de lui déplaire et s'efforcent de lui plaire, que la paix se fera bientôt entre nous. Il ne faut pas que, pour garder ces honneurs pesants dont il nous sera demandé un compte formidable, des peuples chrétiens qui n'ont dans leurs demeures qu'une même nourriture, ne puissent pas se retrouver à la table du Christ. N'est-il pas déplorable que l'homme et la femme, qui ont juré par le Christ de se garder fidélité l'un à l'autre, déchirent le corps de ce même Christ par une communion différente? Si par votre modération et,votre prudence, par cet amour que nous devons à Celui dont le sang a coulé pour nous, vous avez enlevé du milieu de ce pays un si grand scandale, un si grand triomphe du démon, une si grande cause de ruine pour les âmes, qui dira la palme que le Seigneur vous prépare en récompense :de ce salutaire exemple que vous aurez donné pour guérir les autres membres malades qui, de toutes parts, en Afrique, sèchent misérablement couchés dans la poussière? Vous ne pouvez voir mon coeur, et combien je crains de paraître vous parler plus avec dérision qu'avec amour ! Mais que puis-je faire de plus que de vous montrer

1. Jean, IV, 22.

mon discours comme je montre à Dieu le fond de mon âme?

6. Ecartons ces accusations vaines que les partis, dans leur ignorance, se jettent à la tête; faites-moi grâce des temps Macariens (1), et je ne vous parlerai pas de la cruauté des Circoncellions (2). Si l'un ne vous regarde pas, l'autre ne me regarde pas davantage. L'aire du Seigneur n'a pas encore été vannée; elle ne peut pas être sans paille. Pour nous, nous prions et faisons tout ce que nous pouvons pour devenir le froment. Je ne puis me taire au sujet de notre diacre rebaptisé, car je sais tout ce qu'il y aurait de mauvais pour moi dans un tel silence. Je ne songe pas à passer inutilement mon temps dans les honneurs ecclésiastiques, mais je songe à rendre compte au Prince de tous les pasteurs des brebis qui m'ont été confiées. Si par hasard vous ne vouliez point que je vous écrivisse ces choses, il faudrait, frère, pardonner à mes craintes : j'appréhenderais beaucoup que d'autres catholiques fussent rebaptisés par vos amis, si je me renfermais dans le silence ou la dissimulation. J'ai donc résolu, autant que le Seigneur me donnera de pouvoir et de force, de conduire cette affaire de manière à ne laisser ignorer à aucun de ceux qui sont en communication avec nous dans nos conférences pacifiques combien grande est la différence entre l'Eglise catholique et les hérésies ou les schismes, et combien il faut éviter ces zizanies, ces sarments retranchés de la vigne du Seigneur. Acceptez de bon coeur une conférence avec moi, consentez à la lecture publique de nos lettres, et j'en aurai une joie ineffable. Dans le cas où vous n'accepteriez pas cela, frère, que dois-je faire, sinon lire, même malgré vous, nos lettres au peuple catholique, au profit de son instruction? Si vous ne daignez, pas me répondre, je reste décidé à lire ma lettre, afin que les catholiques, connaissant au moins jusqu'à quel point vous vous défiez de votre cause, aient honte désormais de se faire rebaptiser.

1. Les donatistes, dont les erreurs seront fortement réfutées dans beaucoup de lettres de saint Augustin , se plaignaient à tout propos d'une persécution qu'ils auraient eu à souffrir sous l'empereur Constant, vers le milieu du quatrième siècle, et qui, selon eux, avait été causée par la mission en Afrique, de Macaire et de Paul, deux personnages de la cour impériale. Les donatistes avaient appelé du nom de l'un de ces personnages l'époque de cette prétendue persécution. Mais leurs reproches à cet égard n'avaient rien de fondé. La mission de Macaire et de Paul fut toute pacifique; les violences partirent des, rangs des sectaires, et s'il y eut ensuite des donatistes atteints, c'est que les catholiques avaient dû pourvoir à leur défense.

2. Les Circoncellions représentaient, dans le parti de Donat, la violence furieuse et le brigandage.

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7. Je ne ferai rien, tant que des soldats seront là, pour que nul d'entre vous ne me croie plus désireux. de trouble que de paix; j'attendrai le départ de la troupe : il faut que tous ceux qui nous entendront comprennent qu'il ne s'agit pas de forcer personne à prendre tel ou tel parti, riais de laisser la vérité se montrer paisiblement à ceux qui la cherchent. On n'aura pas à craindre de notre côté les puissances temporelles ; faites que de votre côté on n'ait pas à redouter les Circoncellions. Occupons-nous de la chose elle-même; agissons avec raison ; agissons avec les autorités des divines Ecritures; demandons aussi doucement et aussi paisiblement que possible; cherchons, frappons à la porte, afin de recevoir et de trouver : on nous ouvrira. Puissent, avec l'aide de Dieu, nos communs efforts et nos prières effacer de notre pays cette honte et cette impiété des régions africaines ! Si vous ne voulez pas croire que j'attende le départ des soldats pour commencer, ne me répondez pas auparavant; si je venais à lire ma lettre au peuple pendant que des soldats sont encore au milieu de nous, vous n'auriez qu'à la produire pour me convaincre de mauvaise foi. Que la miséricorde du Seigneur m'épargne une pareille infraction des saintes lois, dont il a daigné m'inspirer l'amour en me soumettant à son joug !

8. Si mon évêque avait été ici, il vous aurait écrit peut-être, ou bien je l'aurais fait par ses ordres ou avec sa permission. Mais il était absent quand j'ai entendu parler de ce diacre rebaptisé, et je n'ai pas voulu laisser refroidir cette action par un retard : la véritable mort de l'un de mes frères m'avait trop ému de douleur ! Cette douleur, grâce à la miséricorde et à la providence du Seigneur, trouvera peut-être dans la paix un adoucissement. Que Dieu daigne vous inspirer un esprit pacifique, ô mon très cher seigneur et frère !

 

LETTRE XXIV. (A la fin de l'année 394.)

Nos lecteurs savent combien le nom de saint Paulin se mêle au souvenir de saint Augustin; la lettre qu'on va lire, adressée à Alype, alors évêque, est un charmant et curieux monument des vieux temps chrétiens; ces saints personnages, qui ne se connaissent que par l'âme et une foi commune, qui se demandent comment ils sont arrivés au christianisme et où ils sont Vis, saisissent profondément notre imagination et notre coeur. Alype avait envoyé à Paulin un ouvrage de saint Augustin, et Paulin envoie à Alype une copie de la chronique d'Eusèbe de Césarée.

PAULIN ET THÉRASIE, PÉCHEURS, A LEUR HONORABLE SEIGNEUR ET TRÈS-SAINT PÈRE ALYPE.

1. C'est une charité bien vraie, une bien parfaite affection que celle dont vous nous envoyez le témoignage, ô seigneur vraiment saint et très-digne de tous nos voeux ! Nous avons reçu par notre serviteur Julien, à son retour de Carthage, une lettre où votre Sainteté se montre à nous avec une telle lumière, qu'il nous a semblé, non pas vous voir pour la première fois, mais vous retrouver.

Votre charité découle de Celui qui nous a prédestinés pour lui des l'origine du monde, de celui en qui nous étions faits avant de naître, parce que c'est lui qui nous a faits et non pas nous, et il a fait tout ce qui doit être. Formés par sa prescience et son oeuvre pour l'accord des volontés et pour l'unité de la foi ou la foi de l'unité, nous sommes unis ensemble à l'aide d'une charité qui a devancé la connaissance que nous avons eue les uns des autres, et qui nous rapprochait mutuellement, grâce aux révélations de l'Esprit divin, avant que nos visages se fussent rencontrés. C'est pourquoi nous nous en réjouissons et nous nous en glorifions dans le Seigneur, qui, seul et toujours le même, opère partout dans les siens sa charité par son Esprit saint qu'il a répandu sur toute chair, versant avec les flots rapides de son fleuve une pure allégresse dans la cité qui lui appartient: il vous a fait le chef de cette ville qu'il aime, et vous en a donné le siège apostolique. Et nous, qu'il a relevés de nos ruines et tirés de la poussière de la pauvreté, il a bien voulu nous donner une part de vos dignités (1). Mais nous rendons surtout grâces à Dieu de nous avoir donné une place dans votre coeur; il a daigné nous mettre si avant dans vos entrailles, que nous avons le droit de croire à votre particulière affection; tels ont été vos bons offices et vos dons, que nous ne pouvons pas vous aimer peu, ni vous aimer sans une entière confiance.

2. Nous avons reçu, en effet, une grande marque de votre affection et de votre sollicitude: l'ouvrage en cinq livres (2) d'un homme saint et parfait dans le Seigneur Christ, notre frère Augustin : notre admiration pour cet ouvrage est si vive, qu'il nous semble que c'est Dieu qui l'a dicté. Aussi, encouragés par notre douce union avec vous, avons-nous osé écrire à Augustin lui-même, espérant que vous voudrez bien excuser auprès de lui notre ignorance et nous recommander à sa charité : nous recommander également à tous les saints dont vous avez daigné nous transmettre les témoignages bienveillants: daigne aussi votre sainteté offrir, avec une affection pareille, nos respectueuses salutations soit à ceux qui dans le clergé sont associés à vos religieux travaux, soit à ceux qui, dans les monastères, sont les imitateurs de votre foi et de votre vertu. Bien que, placé au milieu des peuples avec la garde d'un peuple, vous gouverniez,

1. Saint Paulin était alors prêtre et ne fut évêque de Nole que dans l'année 409.

2 Il s'agit ici des traités de saint Augustin contre les Manichéens.

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pasteur vigilant, sentinelle inquiète, les brebis du pâturage du Seigneur; cependant, ayant rompu avec le siècle, avec la chair et le sang, vous vous êtes fait à vous-même un désert où la foule ne vous suit pas, où vous ne conversez qu'avec quelques âmes.

3. Quoique je sois au-dessous de vous en toute chose, pourtant selon vos ordres et en faible échange- des présents que j'ai reçus de vous, je me suis procuré pour vous l'Histoire du vénérable Eusèbe, évêque de Césarée (1), qui traite de tous les temps. Je vous ai fait attendre, parce que je n'avais pas cet ouvrage ; je l'ai trouvé à Rome, d'après vos instructions, chez notre très-saint père Domnion, qui a mis d'autant plus de promptitude à remplir mon désir, que je lui avais dit que c'était pour vous. Comme vous avez daigné m'indiquer les lieux où vous pouvez être, nous avons écrit, selon vos conseils, à notre père Aurèle, votre vénérable compagnon de dignité, afin que, si vous vous trouvez maintenant à Hippone, il veuille bien 'vous envoyer notre lettre et la copie de l'ouvrage, qui aura été faite à Carthage. Nous avons prié aussi les saints hommes Comit et Evode, dont nous .vous devons la connaissance, avec des témoignages de leur charité, d'écrire de leur côté, pour que notre père Domnion ne demeure pas trop longtemps sans le livre qui lui appartient, et que votre copie vous reste sans qu'on ait à vous la redemander.

4. Puisque, sans l'avoir attendu ni mérité, vous me comblez d'un si grand amour, je vous demande particulièrement une chose en échange de cette Histoire que je vous envoie, c'est que vous me racontiez toute l'histoire de votre sainteté, où vous êtes né, quelle est votre famille, vous que le Seigneur a appelé à une dignité si élevée? Comment, renonçant à la chair et au sang, vous avez passé de la mère qui vous donna le jour .à cette mère des enfants de Dieu qui met sa joie à voir croître sa famille, et comment vous êtes monté à la sainte royauté du sacerdoce. En me disant que c'est à Milan que vous avez connu notre humble nom, à l'époque où vous vous prépariez au baptême, vous avez éveillé, je l'avoue, ma curiosité, et vous m'avez donné envie de. savoir toute votre vie : j'aurai surtout à me féliciter si c'est le vénérable Ambroise qui vous a attiré an christianisme ou qui vous a ordonné prêtre, et si nous avons ainsi un même père dans la foi. Quant à aloi, quoique baptisé à Bordeaux par Dauphin et ordonné prêtre par Lampius à Barcelone, en Espagne, sous le coup de l'ardente et soudaine violence du peuple, c'est l'affection d'Ambroise qui m'a nourri dans la foi et qui maintenant me réchauffe dans l'ordre du sacerdoce; il a voulu que je fisse partie de son clergé, et, quels que soient les lieux où je me trouve, le suis censé prêtre de son Eglise.

5. Mais, pour ne vous laisser rien ignorer de ce

1. Le texte latin porte ici : Eusebii venerabilis episcopi Constantinopolitani. Il est évident que ce dernier mot est une erreur de copiste et qu'il faut lire : Caesariensis (de Césarée). La chronique d’Eusèbe commence à l'origine du monde et va jusqu'à la vingtième année du règne de Constantin.

qui me touche, sachez que, ancien pécheur, il n'y a pas longtemps que j'ai été tiré des ténèbres et de l'ombre de la mort pour respirer l'esprit de vie; qu'il n'y a pas longtemps que j'ai mis la main à la charrue et que je porte la croix du Seigneur : puissent vos prières m'aider à porter cette croix jusqu'à la fin! Ce sera une récompense ajoutée à toutes celles que vous aurez méritées, si vous venez à notre secours pour soulever notre fardeau. Le saint qui assiste celui qui souffre (je n'ose pas dire son frère) sera, élevé en gloire comme une grande cité. Et n'êtes-vous pas comme la ville bâtie sur la montagne? ou bien, lampe allumée sur le chandelier, ne brillez-vous pas de la lumière aux sept dons? Nous, au contraire, nous sommes cachés sous le boisseau de nos péchés; visitez-nous par vos lettres, et rendez sur nous quelques-uns de ces rayons que vous jetez du haut du chandelier d'or. Vos paroles éclaireront notre chemin; l'huile de votre lampe servira d'onction à notre tête. Notre foi s'allumera quand nous aurons reçu du souffle de votre bouche la nourriture de l'esprit et la lumière de l'âme.

6. Que la paix et la grâce de Dieu soient avec vous, et que la couronne de justice vous demeure en ce jour, ô seigneur père, justement cher, très-vénérable et très-désiré! Nous vous prions de saluer avec beaucoup d'affection et de respect les bénis compagnons et imitateurs de votre sainteté, vos frères dans le Seigneur et les nôtres, s'ils daignent nous permettre de les appeler de ce nom, tant dans les églises que dans les monastères, Carthage, à Thagaste, à Hippone, et ceux qui servent catholiquement le Seigneur dans toutes vos paroisses (1) et tous les lieux qui vous sont connus en Afrique. Si vous recevez le manuscrit même du saint père Domnion, vous daignerez nous le renvoyer après en avoir fait prendre copie. Dites-moi, je vous prie, laquelle de mes hymnes vous connaissez. Nous envoyons à votre Sainteté un seul pain en vue de l'unité; mais, dans ce pain, toute la Trinité est aussi contenue : en daignant l'agréer, vous en ferez une eulogie (2).

1. Parochiis tuis. Voilà le mot de paroisse bien ancien dans la langue catholique.

2. Eulogie veut dire ici bénédiction. On donnait ce nom au pain bénit dans les premiers siècles de l'Eglise. Saint Paul et quelques Pères ont ainsi appelé le sacrement de l'Eucharistie ; mais les vieux temps chrétiens ont généralement attribué à ce mot le sens que lui donne saint Paulin dans cette lettre.

 

LETTRE XXV. (Année 394.)

Voici encore une lettre de saint Paulin; elle est adressée à saint Augustin lui-même. Paulin exprime son admiration pour l'ouvrage qu'il avait reçu d'Alype, et ses paroles nous donnent la mesure des sentiments qu'inspirait le prêtre Augustin. On remarquera avec quelle humilité profonde saint Paulin parle de lui-même.

PAULIN ET THÉRASIE, PÉCHEURS, A LEUR VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET FRÈRE AUGUSTIN.

1. Si nous sentons assez de confiance pour oser (548) vous écrire, nous le devons à la charité du Christ qui nous presse et qui lie dans l'unité de la foi ceux-là même qu'une longue distance sépare. Cette charité vous a mis dans mes entrailles au moyen de vos ouvrages si riches des trésors de l'éloquence, doux comme un miel céleste, et qui sont à la fois pour mon âme un remède et une nourriture : je les tiens en cinq livres que nous avons reçus en présent de notre béni et vénérable évêque Alype, non-seulement pour notre instruction, mais pour, l'avantage de plusieurs cités de l'Eglise. Je lis donc à présent ces livres; je m'y délecte. J'y prends ma nourriture, non point une nourriture périssable, mais celle d'où découle la vie éternelle par notre foi qui nous incorpore en Jésus-Christ, Notre-Seigneur. Notre foi, qui néglige les choses visibles et n'aspire qu'aux invisibles, attachée aux vérités révélées par le Dieu tout-puissant, se fortifie par les écrits et les exemples des fidèles. O véritable sel de la terre, qui préservez nos coeurs et les empêchez de s'affadir dans les illusions du siècle! O lampe dignement placée sur le chandelier de l'Eglise, dont la lumière, nourrie de l'huile d'allégresse de la mystérieuse lampe aux sept dons, se répand au loin sur les villes catholiques, et chasse les épaisses ténèbres de l'hérésie, et par les vives clartés d'un discours lumineux, sépare la splendeur de la vérité des nuages de l'erreur.

2. Vous voyez, mon frère, vous si admirable et si digne d'être recherché en Jésus-Christ, combien il m'est doux de vous connaître, avec quelle extase je vous admire, avec quel grand amour je vous embrasse, moi qui jouis chaque jour de l'entretien de vos écrits, et qui respire le souffle de votre bouche! Car j'appellerai avec raison votre bouche un canal d'eau vive et une veine de la source du ciel, parce que Jésus-Christ est devenu en vous une source qui jaillit dans la vie éternelle (1); c'est en vous que mon âme en a soif, et ma terre a désiré s'enivrer des eaux fécondes de votre fleuve. Me voilà armé contre les manichéens par votre Pentateuque; si vous avez préparé quelques armes contre d'autres ennemis de la foi catholique (car notre ennemi est fertile en moyens de nuire, et il faut lui opposer autant de traits qu'il dresse d'embûches), je vous prie de les tirer pour moi de votre arsenal, et de ne pas refuser de me donner ces armes de justice. Je suis encore un pécheur qui gémit sous un grand fardeau. Je date de loin dans les rangs des pécheurs, mais il n'est pas de soldat plut nouveau que moi dans la milice du roi éternel. Misérable que je suis, j'ai admiré jusqu'ici la sagesse du monde, et pendant que je m'attachais à cette sagesse réprouvée et que je passais mes jours en d'inutiles études, je n'étais aux yeux de Dieu qu'un insensé et un muet. Après avoir vieilli au milieu de mes ennemis et m'être égaré dans mes pensées, j'ai levé les yeux vers les montagnes du côté des préceptes de la loi et des dons de la grâce : c'est de là que m'est venu le secours du Seigneur qui, ne me traitant pas selon mes iniquités,

1. Jean, IV, 14.

a dissipé mon aveuglement, brisé mes chaînes et humilié mes fausses grandeurs pour relever ma pieuse humilité.

3. C'est pourquoi je suis d'un pas encore inégal les grandes traces des justes, et je voudrais, par vos prières, atteindre au but que Dieu m'a marqué lorsque sa miséricorde m'a pris par la main. Dirigez donc cet enfant qui se traîne sur la terre,. et enseignez-lui à marcher sur vos traces. Je ne veux pas que vous regardiez en moi l'âge de la naissance corporelle, mais seulement la date de mon lever spirituel; mon âge selon la chair est celui de l'homme (1) que les apôtres, par la puissance du Verbe, guérirent à la porte du temple appelée la Belle Porte (2); pour ce qui est de ma naissance dans la vie spirituelle, je suis au temps de cette enfance (3) qui, frappée par des coups dirigés contre le Christ, précéda, avec des flots d'un sang pur l'immolation de l'Agneau, et fut comme le présage de la passion du Seigneur. Nourrissez donc de vos discours l'enfant qui, dans son âge spirituel, en est encore au lait de la parole, de Dieu et soupire après les mamelles de la foi, de la sagesse et de la charité. A considérer les devoirs communs, vous êtes mon frère; si on considère la maturité de votre esprit et de votre jugement, vous êtes mon père, quoique peut-être vous soyez plus jeune d'âge que moi; mais une sagesse blanchie vous a élevé jeune encore à la maturité du mérite et à l'honneur qu'on rend aux vieillards. Réchauffez-moi et fortifiez-moi dans les saintes lettres et les études spirituelles; j'y suis nouveau, comme je vous l'ai dit; après de longs périls et beaucoup de naufrages, et encore sans expérience, je, sors à peine des flots du siècle; recevez-moi dans votre sein comme dans un sûr asile, vous qui êtes sur la terre ferme, et faites que nous naviguions ensemble, si vous m'en croyez digne, vers le port du salut. Pendant que je m'efforce de me tirer des périls de cette vie et du profond abîme de mes péchés, soutenez-moi par vos prières comme avec une planche sur les vagues, afin que j'échappe nu à ce monde comme on échappe à un naufrage.

4. Aussi ai-je eu soin de me débarrasser de mes bagages et de me dépouiller des vêtements qui me chargeaient, pour que je pusse, par les ordres et le secours du Christ, dégagé de tous les liens de la chair et de tout souci du lendemain, m'échapper à la nage à travers la mer de la vie présente dont les flots orageux nous séparent de Dieu, et où l'on entend les péchés aboyer entre les deux rivages (4). Je ne me vante pas d'avoir achevé ceci; et quand même je pourrais m'en glorifier, ce serait dans le Seigneur, à qui il appartient d'achever ce qu'il nous inspire : mais jusques ici mon âme a souhaité ardemment que les jugements du Seigneur devinssent l'objet de ses voeux; voyez si on est arrivé à suivre la volonté de Dieu lorsqu'on en est encore à souhaiter de le désirer. Cependant, je sens que j'aime la beauté de la maison sainte; et

1. Il avait un peu plus de quarante ans.

2. Act. III, 7 ; IV, 22.

3. Les Innocents massacrés par Hérode.

4. Allusion au souvenir mythologique des chiens de Scylla.

549

si j'avais pu y choisir ma place, j'aurais voulu ne prendre que la dernière. Mais celui à qui il a plu de me mettre à part dès le sein de ma mère et de m'arracher aux amitiés de la chair et du sang pour m'attirer à sa grâce, a voulu, quoique je fusse dépourvu de tout mérite; me tirer de la terre et d'un gouffre de misère, et m'élever du fond de la lie pour me placer avec les princes de son peuple et m'associer à votre rang, afin que je fusse votre égal comme prêtre, tout en restant bien inférieur à vous par les mérites.

5. Si, tout indigne que je sois d'un tel honneur, je ne crains pas de vous appeler mon frère, ce n'est point présomption de ma part, mais c'est que Dieu l'a ainsi ordonné et que cela lui a plu. Et je n'ignore pas d'ailleurs que, dans l'état de sainteté où vous êtes, vous n'avez aucun goût pour ce qui est éclatant, et que vous recherchez ce qui est pauvre et petit. Voilà pourquoi j'espère que vous recevrez volontiers, et du fond du coeur, notre affection, qui, j'en ai la confiance. a dû déjà vous être offerte par le saint évêque Alype, notre père (car il daigne nous permettre de lui donner ce nom ). Il vous aura donné l'exemple de nous aimer avant que nous nous fussions rencontrés, et bien au delà de notre mérite, lui qui, par cet esprit de véritable affection dont la force pénétrante se répand en tout lieu, en nous aimant a pu nous voir, et, en s'entretenant avec nous, a pu nous atteindre, quoique nous lui fussions inconnus et malgré de longs espaces de terre et de mer. Le présent qu'il nous a fait de vos livres a été la première preuve de son affection, et nous y avons vu aussi un gage de votre charité. Et de même qu'il s'est grandement appliqué à nous faire beaucoup aimer votre Sainteté, non-seulement par des paroles, mais encore par des oeuvres remplies de votre éloquence et de votre foi; ainsi croyons-nous qu'il aura pris soin de vous inspirer pour nous un attachement qui sera une imitation du sien. Nous souhaitons que la grâce de Dieu demeure éternellement avec vous, comme elle y est, ô vénérable et si désirable frère dans le Seigneur Christ ? Nous saluons d'une vive affection fraternelle votre maison tout entière, tous ceux qui sont associés à votre saint ministère et qui sont les imitateurs de votre sainteté dans le Seigneur. Nous vous prions de bénir, en le recevant, le pain que nous envoyons à votre charité en signe d'union spirituelle.

 

LETTRE XXVI. (Année 395.)

On se souvient de Licentius, qui avait été un des disciples de saint Augustin dans la retraite de Cassiacum, aux environs de Milan (1); ce noble et docte jeune homme ne marchait pas comme son maître l'aurait souhaité; saint Augustin l'exhorte au mépris du monde et lui remet sous les yeux une pièce de vers qu'il avait précédemment reçue de ce jeune ami qui s'égarait. Saint Augustin est éloquent et touchant dans ses conseils et ses tendres inquiétudes.

1. Voyez les chapitres III et IV de notre Histoire de saint Augustin.

AUGUSTIN A LICENTIUS.

1. J'ai trouvé à grand'peine une occasion pour vous écrire; qui le croirait? mais il faut que Licentius me croie cependant. Je ne veux pas en chercher ici les causes et les raisons; et lors même que je pourrais vous les rapporter, je ne devrais pas le faim, parce que votre foi en moi n'en a pas besoin. Je niai pas reçu vos lettres par ceux à qui j'aurais pu vous adresser mes réponses. Ce que vous avez désiré que jé demande, je l'ai sollicité par une lettre autant que cela m'a paru bon; vous verrez le résultat. Si rien n'est encore fait, j'agirai avec des, instances nouvelles dès que je le saurai par` moi-même, ou bien dès que vous m'aurez de nouveau averti. Jusqu'ici je ne vous ai parlé que des choses qui sont comme le bruit des chaînes de cette vie; écoutez maintenant, en peu de mots, les inquiétudes de mon coeur sur votre espérance éternelle, et voyons quel chemin peut s'ouvrir pour vous vers Dieu.

2. Mon cher Licentius, pendant que vous repoussez et que vous redoutez les chaînes de la sagesse, je crains bien que vous ne soyez fortement et déplorablement enchaîné par les choses mortelles. Car ceux que la sagesse a mis d'abord dans ses liens et domptés par certains travaux qui sont une utile préparation, voient ensuite tomber leurs fers, et la sagesse se livre à eux avec toutes ses jouissances; et ceux qu'elle a d'abord formés par des noeuds de courte durée, elle les enlace après dans des embrassements éternels : on ne saurait rien imaginer de plus doux ni de plus fort que de pareilles chaînes. J'avoue que les premières sont un peu dures, mais les dernières ne le sont pas, car rien n'égale leur douceur; elles ne sont pas légères, car rien n'égale leur force. Qu'est-ce que c'est donc, si ce n'est ce qui surpasse toute parole, mais ce qu'on peut croire, espérer et aimer ? Les chaînes de ce mande ont une dureté véritable, une fausse douceur; des douleurs certaines, des plaisirs incertains; un pénible travail, un repos troublé : elles sont une chose pleine de misère, une espérance vide de bonheur. N'y mettez-vous pas le cou, les mains et les pieds, quand vous aspirez à vous courber sous le poids des honneurs du. mande et que vos efforts pour y parvenir vous paraissent seuls profitables, et que vous courez où vous ne devriez pas aller, non-seulement par une invitation, mais encore par la (550) vioente? Peut-être me répondrez-vous ici avec l'esclave de Térence :

" Oh ! çà! vous répandez ici des paroles de sagesse! (1) "

Saisissez-vous donc de ces paroles , pour qu'elles ne tombent pas par terre. Et s'il arrive que, pendant que je chante, vous dansiez sur un autre air, je n'en aurai pas pour cela du regret; car on se plaît à l'air qu'on chante, lors même qu'on verrait immobile l'ami pour qui on le fait entendre avec grande affection. Certains mots dans vos lettres m'ont ému, mais je n'ai pas cri convenable de m'y arrêter, quand vos actions et votre vie tout entière sont devenues pour moi un souci cuisant (2).

4. Si votre vers péchait par le désordre, ou manquait aux règles, ou offensait les oreilles de l'auditeur par des mesures inégales, vous en auriez honte certainement, et vous ne vous donneriez aucun repos avant d'avoir arrangé, corrigé, réparé, avant d'avoir rendu au vers sa mesure, n'épargnant ni étude ni travail pour bien faire selon les règles de l'art : et quand c'est vous-même que le désordre pervertit , quand vous méconnaissez les lois de votre Dieu et que vous n'êtes plus d'accord ni avec les veaux honnêtes de vos amis , ni avec vos propres lumières , vous croyez que cela n'en vaut pas la peine , qu'il ne faut pas vous en inquiéter ! Vous vous estimez moins que le son de vos paroles; il

1. Adelphes.

2. Nous trouvons ici une pièce de vers, en forme d'épître, écrite de Rome par Licentius à son maître Augustin. Malgré l'intérêt qui se mêle pour nous au souvenir de ce jeune ami du fils de Monique, nous ne traduirons pas en entier ce petit poème, pour épargner à nos lecteurs d'inutiles et sonores amplifications chargées de mythologie. Nous nous bornerons à reproduire le sens de la pièce de vers et les parties qui peignent Licentius et touchent à son maître.

Le jeune homme commence par se plaindre de ne pouvoir suivre Varron dans ses secrètes profondeurs et de ne pouvoir lire depuis qu'Augustin ne lui tend plus la main. n a des peines, cherche pour son âme de douces consolations, et les réponses de Varron lui demeurent cachées. Il demande que son maître vienne à son aide et n'abandonne pas ses faiblesses. Le temps passe, la vieillesse arrivera. Il loue le génie d'Augustin qui avait à peine vingt ans quand il laissait déjà voir tous les trésors de la raison et pénétrait toute chose. Il lui dit de continuer sa route, trouvant toujours de nouveaux sommets, et de se souvenir de lui. Il regrette les jours passés avec lui en Italie, ces jours si studieux et si pleins. Il voudrait le suivre partout.

" O mon docte ami, dit-il à Augustin, croyez à mes maux et à a ma véritable douleur; sans vous il n'est aucun port que la voile puisse me promettre, et j'erre au loin sur les flots orageux de la vie... En repassant dans mon esprit vos beaux discours, ô mon maître, je reste persuadé qu'il vaut mieux vous croire lorsque vous dites qu'il y a de l'imposture dans les choses humaines, qu’elles trompent, qu'elles tendent des filets à nos âmes !... Hélas ! où irai-je? d'où pourrai je vous ouvrir mon coeur? "

Licentius n'oubliera jamais les bienfaits d'Augustin : " L'amitié nous lie, lui dit-il, c'est le goût de l'honnête qui en a fait le nœud. C'est ici que l'amitié règne dans sa beauté après la fuite de l'ennemi. Nos âmes ne se sont point rencontrées pour amasser des richesses qui ont la fragilité du verre, pour gagner de l'or si rebelle à la poursuite de l'homme; nous ne sommes pas de ceux que la bonne fortune rapproche, que la mauvaise sépare. "

L'union de Licentius et d'Augustin est née de plus nobles et de plus hautes inspirations. Le disciple, retenu loin du maître, essaye d'énumérer les exemples de séparation qui ont été l'oeuvre du destin et de la nature, et ajoute ensuite en terminant son poème : " Je ne dis rien de nous deux, sortis de la même ville, de la même maison, du même sang, unis par une même foi chrétienne, et qu'une immense distance sépare et que retient sur la rive l'étendue de la mer : l'amitié se joue de nous. Mais, dédaignant les a joies des yeux, on peut toujours jouir d'un ami absent; on le sent a au plus profond de son cour; il nourrit la fibre de l'âme. Pendant ce temps, me viendront de vous de nouveaux écrits fertiles a en salutaires pensées; ils égaleront en suavité vos précédents ouvrages médités dans votre coeur et changés en miel plus doux que le nectar, après avoir été conçus dans la lumière; ils vous rendront présent pour moi. Si vous avez égard à ma fantaisie, vous m’enverrez les livres où la musique se penche mollement sur vous, car je suis tout feu pour les lire. Consentez-y, et qu'ainsi la vérité se découvre à moi par la raison, qu'elle coule plus que l'Eridan, et que e le souffle impur du monde n'arrive pas jusqu'à mon champêtre asile. " .

vous paraît que c'est une chose plus légère d'offenser les oreilles de Dieu par des moeurs déréglées, que d'armer contre sous l'autorité des grammairiens pour des syllabes mal arrangées ! Vous m'écrivez : " Oh ! s'ils pouvaient revenir, ces jours heureux de liberté et de pieuse occupation où nous étions ensemble en Italie, au milieu des monts (1) ! Ni les rigueurs et la neige de l'hiver, ni les orages, ni les sifflements de l'aquilon, ne m'empêcheraient de vous suivre. Vous n'avez qu'à ordonner."

Malheur à moi si je n'ordonne pas, si je ne force pas et ne commande pas, si je ne prie et ne supplie pas ! Mais si vos oreilles sont fermées à mes paroles, qu'elles s'ouvrent aux vôtres, qu'elles s'ouvrent à vos vers ; écoutez-vous vous-même, ô le plus dur, le plus cruel, le plus sourd des hommes ! Qu'ai-je besoin de votre langue d'or si vous avez un coeur de fer? Ce ne sont point des chants, mais des gémissements que m'inspirent ces vers où je vois quelle âme, quel esprit il ne m'est pas permis de gagner pour en faire un sacrifice à notre Dieu ! Vous attendez que je vous commande d'être bon, d'être en repos, d'être heureux, comme s'il pouvait m'arriver quelque chose de plus doux dans ma vie que de jouir de votre esprit dans le Seigneur, ou comme si vous ne saviez pas combien j'ai faim et soif de vous, ou comme si votre poésie elle-même ne

1. Montesque per altos. Licentius désigne par ces mots le site même de Cassiacum, aujourd'hui Cassago di Brianza, à sept ou huit lieues de Milan, à un quart de lieue au nord de Monza. Les collines que la poésie appelle de hautes montagnes et au milieu desquelles est situé Cassiacum, ce sont les monts Gregorio, Baciolago, San Salvatore, Monticello, les monts di Barzano et di Sirtori. La maison de Vérécundus occupait le sommet de la colline de Cassiacum, où s'élève aujourd'hui l'ancien palais des ducs Visconti di Modrone. Tous les détails de la solitude de Cassiacum, indiqués par saint Augustin dans le livre de l'Ordre ont été reconnus et retrouvés par l'abbé Luigi Biraghi (de Milan), dont nous avons eu déjà occasion de signaler les habiles et exactes recherches.

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le disait pas? Souvenez-vous de ce que vous éprouviez en m'écrivant ces choses, et dites-moi encore : " Vous n'avez qu'à ordonner. " Voici mes ordres : donnez-vous à moi, si c'est là tout ce que vous demandez, donnez-vous à mon Maître, qui est le maître de nous tous, et qui vous a donné ce génie. Et moi, que suis-je, si ce n'est votre serviteur par lui et son serviteur comme vous ?

5. Ne l'ordonne-t-il pas lui-même? Ecoutez l'Evangile : " Jésus, dit l'Evangile, était debout et criait : Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour vos âmes. Car mon joug est doux, et mon fardeau est léger . (1) " Si ces choses-là ne sont pas entendues, ou si elles s'arrêtent aux oreilles, attendez-vous, Licentius, qu'Augustin commande à un serviteur comme lui, et qu'il ne gémisse pas plutôt de ce que son Maître donne des ordres inutiles ! Et ce ne sont pas même des ordres que donne le Seigneur : il invite, il prie en quelque sorte pour que ceux qui souffrent soient soulagés par lui. Peut-être qu'un cou aussi fort et aussi fier que le vôtre trouve le joug du monde plus doux que le joug du Christ; mais si le Christ nous imposait de force son joug, voyez donc quel est celui qui forcerait, et pour quelle récompense ! Allez en Campanie, apprenez de Paulin, cet illustre et saint serviteur de Dieu, de quel grand faste du siècle il a dépouillé sa tête, aussi humble qu'illustre, pour la soumettre au joug du Christ; il est maintenant dans la paix et met sa joie à se laisser conduire par son divin guide. Allez., apprenez de quelle richesse d'esprit il fait à Dieu des sacrifices de louange, lui rapportant ce qu'il en a reçu de bon, de peur de tout perdre s'il ne le rend pas à celui de qui il le tient.

6. Pourquoi tant d'agitation et tant d'incertitudes? Pourquoi prêtez-vous l'oreille aux accents des voluptés qui sont mortelles, et la détournez-vous de mes discours? Elles mentent, elles meurent et entraînent à la mort. Elles mentent, Licentius. " Que le vrai, comme vous le souhaitez dans vos vers, se découvre ainsi à nous par la raison; qu'il coule ainsi, plus que l'Eridan. " Le vrai n'est dit que par la Vérité; le Christ est la vérité; allons à lui de

1. Saint Jean, VII, 37; Saint Matthieu, XI, 28, 30.

peur que la fatigue ne nous accable. Prenons son joug sur nous pour qu'il nous soulage, et apprenons de lui qu'il est doux et humble de coeur, et nous trouverons le repos pour nos âmes. Car son joug est doux et son fardeau est léger. Le démon cherche à faire de vous sa parure. Si vous trouviez un calice d'or, vous le donneriez à l'Eglise de Dieu. Vous avez reçu de Dieu un génie d'or, et vous le faites servir aux passions, et c'est en lui que vous vous donnez vous-même à Satan. Ne le veuillez pas, je vous en supplie; puissiez-vous sentir avec quel coeur malheureux et digne de pitié je voies écris ceci ! Et si vous n'êtes plus rien à vos propres yeux, ayez au moins compassion de moi !

 

LETTRE XXVII. (Au commencement de l'année 395.)

Saint Augustin met tout le parfum de son âme et de son génie dans cette réponse à saint Paulin. Il lui parle de trois de ses meilleurs amis : Romanien, Alype et Licentius. Saint Augustin est toujours charmant et touchant, quand l'amitié l'inspire.

AUGUSTIN A SON SEIGNEUR VÉRITABLEMENT SAINT ET VÉNÉRABLE ET TRÈS-DIGNE DES PLUS HAUTES LOUANGES, A SON FRÈRE PAULIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. O homme bon et bon frère, vous étiez inconnu à mon âme, je lui dis de supporter que vous soyez encore inconnu à mes yeux, et c'est à peine si elle m'obéit, ou plutôt elle ne m'obéit pas. S'y résigne-t-elle, puisque je suis tourmenté par le désir de vous voir? Si j'éprouvais des souffrances corporelles sans en être intérieurement ému, je pourrais dire à bon droit que je les supporte; mais je ne subis pas avec un esprit tranquille la douleur de ne point vous voir; il ne m'est pas permis de parler ici de ma patience. Mais ne serait-ce point intolérable qu'on se résignât à vivre loin d'un homme comme vous? Il est donc bien que je le supporte mal : sans cela je ne serais pas supportable. Ce qui m'arrive est étrange et cependant bien vrai : je souffre de ne pas vous voir, et ma douleur elle-même me console. Je n'aime pas le courage qui fait supporter aisément l'absence de ceux qui sont lions comme vous. Nous désirons la Jérusalem future, et nous la désirons avec d'autant plus d'impatience que nous endurons plus patiemment (552) tout pour elle. Qui pourrait n'être pas dans la joie en vous voyant, ni dans la douleur, en ne vous voyant pas? Je ne puis donc ni l'un ni l'autre; et comme je me trouverais dur de le pouvoir, j'aime à ne le pouvoir pas, et ceci est pour moi un soulagement. Ce n'est pas en souffrant moins, c'est en considérant ma douleur que je me console. Ne me blâmez pas, je vous prie, avec cette sainte gravité qui vous élève au-dessus des autres, et ne dites pas que je m'afflige à tort de ne pas vous connaître encore, puisque vous m'avez laissé voir votre esprit qui est l'intérieur de vous-même. Mais si je me trouvais dans un endroit où vous seriez, dans votre terrestre cité ou partout ailleurs, vous que je saurais mon frère et mon ami, vous si grand dans le Seigneur et d'un si haut mérite, pensez-vous que je ne sentirais aucune douleur de ne pas découvrir votre demeure? Comment ne m'affligerais-je donc pas de ne point avoir vu encore votre visage, la demeure même de votre âme que je connais comme la mienne?

2. Car j'ai lu votre lettre où coulent le lait et le miel, où se révèle cette simplicité de coeur avec laquelle vous cherchez le Seigneur dont vous sentez la bonté, et où tout concourt à rendre à Dieu honneur et gloire. Nos frères l'ont lue aussi, et se réjouissent des dons si abondants et si excellents que Dieu a répandus sur vous. Tous ceux qui l'ont lue me l'enlèvent, parce qu'elle les enlève chaque fois qu'ils la lisent. On ne saurait dire la suave odeur du Christ qui s'en échappe; plus elle vous révèle à nous, plus elle nous excite à vous chercher, "car elle vous rend bien digne qu'on vous regarde et qu'on vous désire. Et comme cette lettre nous fait sentir votre présence, votre absence n'en devient que plus malaisée à supporter. Tous vous aiment dans cet écrit, et veulent être aimés de vous. On y loue et on y bénit Dieu qui vous a fait tel que vous êtes;. on y réveille le Christ pour qu'il daigne calmer les vents et tes mers et vous permettre d'arriver à son repos. On y voit une femme (1) qui ne mène pas son époux à la mollesse, mais qui revient à la force en revenant aux os de son mari. Elle s'est fondue en vous et vous est unie par des liens spirituels d'autant plus forts qu'ils sont plus chastes, et nous la saluons en vous encor: aune fois pour remplir tous nos devoirs envers votre sainteté. Là les cèdres du

1. Thérasie.

Liban, couchés par terre et devenus une arche par le travail de la charité, fendent les flots de ce monde sans craindre la corruption. Là on méprise la gloire pour l'acquérir, et on délaisse le monde pour en être l'héritier (1). Là sont écrasés contre la pierre (2) les petits enfants de Babylone et même ceux qui sont un peu grands, c'est-à-dire les vices de la confusion et de l'orgueil du siècle.

3. Voilà les sacrés et doux spectacles que votre lettre nous donne, cette lettre d'une foi véritable, d'une bonne espérance, d'une pure charité. Comme elle nous fait respirer votre soif, votre désir des tabernacles du Seigneur et les saintes langueurs de votre âme ! Comme on y sent le souffle du saint amour et les brûlants trésors d'un coeur sincère! Quelles grâces elle rend à Dieu et quelles grâces elle en obtient ! On ne sait si elle est plus suave qu'ardente, plus lumineuse que féconde; car elle caresse notre âme autant qu'elle l'embrase, elle verse autant de rosée qu'elle a de purs rayons. Comment vous la payer, je vous prie, sinon en me donnant tout entier à vous en Celui à qui vous vous êtes tout entier donné ? Si c'est peu, je n'ai rien de plus. Vous avez si bien fait que cela ne saurait me paraître peu de chose, à moi que vous avez daigné combler de louanges dans votre lettre; et quand. je me donne à vous, si j'estimais que c'est peu, je serais forcé d'avouer que je ne vous crois pas. J'ai honte de croire tout le bien que vous dites de moi, mais j'aurais encore plus de honte de ne pas vous croire. Voici ce que je ferai : je ne me jugerai pas tel que vous me jugez, parce que je ne me reconnais pas dans vos louanges; et je penserai que vous m'aimez, parce que. je le sens et je le vois; par là je ne serai ni téméraire envers moi, ni ingrat envers vous. Et quand je m'offre à vous tout entier, ce n'est pas peu : car j'offre celui que vous aimez vivement; et j'offre à vous, sinon celui qui est tel que vous le pensez, au moins celui qui vous demande de prier Dieu de le rendre tel. Je vous conjure de le faire, de peur que vos souhaits pour ce qui me manque ne soient moins vifs, pensant que je suis déjà ce que je ne suis pas.

4. Celui qui remettra cette lettre à votre excellence et à votre éminente charité est un de mes amis les plus chers depuis mon jeune âge. Son nom (3) est dans ce livre de la Religion

1. Rom. IV, 13. — 2. Psaume CXXXVI, 12.

3. Romanien, père de Licentius. C'est à lui qu'est adressé le livre Sur la vraie religion. — Voyez l'Histoire de saint Augustin , chap. IX.

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que votre sainteté a lu avec plaisir, comme vous me le marquez dans votre lettre ; le mérite de ce livre s'est accru de la recommandation de celui qui vous l'a envoyé. Gardez-vous de croire tout le bien que mon ami vous dira peut-être de moi. J'ai reconnu souvent que, sans vouloir mentir, mais par entraînement de coeur, il se trompait dans son jugement et qu'il me croyait en possession de certains dons qui me manquent, et pour lesquels mes prières et mes soupirs montent vers Dieu. Et s'il a pu dire cela devant moi, que ne se permettra-t-il pas lorsque, en mon absence, sa joie répandra plus de louanges que de vérités? Dans son zèle admirable, il vous donnera tous mes ouvrages; je ne sais pas s'il y a un seul de mes livres qu'il ne possède, soit contre ceux qui sont hors de l'Eglise de Dieu, soit à l'adresse de nos frères. Mais vous, mon cher saint Paulin, quand vous me lisez, que les choses que la Vérité fait entendre par ma faiblesse ne vous ravissent pas au point de prendre moins garde à ce que je dis moi-même, de peur que, pendant que vous jouissez de ce qu'elle a donné de bon et de juste à son ministre, vous n'imploriez pas la miséricorde de Dieu pour les péchés et les erreurs que je commets. Si vous y portez une attention sérieuse, c'est dans ce qui vous déplaira que je me reconnaîtrai; mais pour ce qui vous plaira, à l'aide du don de l'Esprit-Saint que vous avez reçu, il faudra aimer et louer Celui-là seul qui est la source de vie et dans la lumière de qui nous verrons la lumière sans énigme, mais face à face, car maintenant nous voyons en énigme (1). Lorsque relisant mes ouvrages, je reconnais ce que j'ai tiré du vieux levain, je me juge avec douleur; et lorsque je rencontre ce que j'ai dit par le don de Dieu, après l'avoir puisé dans l'azyme de la sincérité et de la vérité, je me réjouis avec crainte. Qu'avons-nous que nous n'ayons reçu (2) ? On dit que celui-là est meilleur qui a reçu un plus grand don de Dieu. Qui le nie? Mais aussi mieux vaut rendre grâces à Dieu d'un petit don, que de s'enorgueillir d'un plus grand. Priez pour moi, frère, afin que ce sentiment soit toujours le mien, et que mon coeur ne soit pas en désaccord avec ma langue. Priez, je vous le demande, pour que, repoussant toute

1. Ps. XXXV,10 ; I Cor. XIII, 12.

2. I Cor. IV, 7.

louange, j'invoque le Seigneur en ne louant que lui seul : c'est alors que je serai sauvé de mes ennemis.

5. Il y a encore un motif qui doit vous faire aimer ce frère, c'est sa parenté avec le vénérable et vraiment saint Alype que vous aimez de tout coeur, et à bon droit, car en louant cet homme on ne fait que louer Dieu de sa grande miséricorde et de ses admirables faveurs.

En apprenant que vous désiriez connaître l'histoire de sa vie, il aurait voulu céder à vos vieux par affection pour vous, et ne l'aurait pas voulu par modestie; en le voyant flotter entre l'amitié et la honte, j'ai pris son fardeau sur mes épaules : il me l'avait demandé dans une lettre. Avec l'aide de Dieu, je mettrai donc bientôt Alype dans vos entrailles; et d'ailleurs j'aurais craint qu'il n'eût pas osé vous découvrir tout ce que le Seigneur a fait pour lui; pour des esprits de peu de pénétration (car d'autres que vous auraient lu sa lettre), il eût semblé, non pas rendre hommage aux grâces divines accordées aux hommes, mais se vanter lui-même; au milieu de ces convenables ménagements pour d'autres, vous, qui savez lire, vous auriez été privé de ce qui pouvait compléter une connaissance fraternelle. Je l'aurais déjà fait et vous l'auriez déjà lu (1), si ce frère n'avait pas voulu partir subitement. Je le recommande à votre coeur et à la confiante liberté de votre langage; montrez-vous aussi bon pour lui que si vous le connaissiez, non pas d'à présent, mais d'ancienne date comme moi. S'il ose s'ouvrir à vous, vous le guérirez en tout ou en partie par vos discours. Je veux qu'il soit vaincu par le plus grand nombre possible de ceux qui n'aiment. pas un ami à la façon du siècle.

6. Quand même Romanien ne serait pas allé vers vous, son fils, que j'aime comme s'il était le mien, et dont vous trouverez aussi le nom dans quelques-uns de mes livres, vous aurait porté des nouvelles de moi; j'avais résolu de vous l'adresser pour qu'il reçût des consolations, des avis et des leçons, moins par le son de votre voix que par la force de votre exemple. Je souhaite ardemment que, tandis qu'il est encore dans la verte saison, son ivraie se change en froment, et qu'il croie à l'expérience de

1. Nous n'avons pas la lettre où saint Augustin donnait à saint Paulin les détails qu'il lui avait promis sur saint Alype et qu'il dut lui transmettre plus tard. Ils auraient été curieux et l'histoire les aurait précieusement recueillis.

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ceux qui ont passé par les périls vers lesquels il désire s'élancer. Votre affectueuse et douce sagesse comprend, d'après le poème de ce jeune ami, accompagné de ma lettre, la peine, les craintes et les voeux dont il est l'objet dans mon coeur. J'espère que le Seigneur vous choisira pour me délivrer de mes vives inquiétudes. Comme vous devez lire plusieurs de mes écrits, votre amitié me sera douce, si juste et miséricordieux, vous me corrigez dans ce qui vous aura déplu et si vous me reprenez. Car vous, n'êtes pas. ce pécheur dont je dois craindre, que l'huile ne parfume et n'engraisse ma tête (1).

Nos frères, non-seulement ceux qui habitent avec nous et ceux qui servent Dieu en d'autres lieux, mais presque tous ceux qui nous connaissent dans le Christ, saluent, vénèrent, désirent votre fraternité, votre sainteté, votre bonté. Je n'ose pas vous le demander; mais si les fonctions ecclésiastiques vous laissaient du loisir, vous voyez de quoi l'Afrique a soif avec moi.

1. Psaume CXL, 6.

 

LETTRE XXVIII. (394 ou 395.)

Après quelques lignes d'un grand charme sur son ami Alype, saint Augustin, dans cette première lettre à saint Jérôme, regrette que l'illustre solitaire de Bethléem ait entrepris une nouvelle version des saintes Ecritures après la Septante; ses appréhensions à cet égard n'étaient pas justifiées. — On sait que les traductions de saint Jérôme sont connues et consacrées dans l'Eglise sous le nom de Vulgate, et que c'est le concile de Trente qui leur a donné ce nom. Nous avons raconté dans l'Histoire de saint Augustin la célèbre dispute du docteur d'Hippone avec le solitaire de la Palestine, au sujet d'un passage de l'Epître aux Galates; on trouvera ici le sentiment de saint Augustin sur cette question; la discussion se déroulera dans la suite des Lettres.

AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FRÈRE ET SEIGNEUR JÉRÔME, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, TRÈS-DIGNE D'ÉTRE RESPECTÉ ET AIMÉ PAR LE PLUS SINCÈRE CULTE DE CHARITÉ.

1. Jamais visage ne s'est mieux retracé aux yeux d'un ami que je ne voie le paisible, le doux et noble travail de vos études dans le Seigneur. Au milieu de mon vif désir de vous connaître tout entier, il ne me manque pourtant que la moindre partie de vous-même ; la présence de votre corps. Et même, après que notre frère Alype, alors déjà digne de l'épiscopat et aujourd'hui très-saint évêque, vit votre personne, ce qu'il m'en dit, à son retour, m'en imprima l'image dans l'esprit : pendant qu'il vous voyait, je vous voyais aussi, mais avec ses yeux. Quiconque nous connaît l'un et l'autre trouve que nous ne sommes deux que de corps, tant il y a entre lui et moi un même esprit, une union et une amitié parfaites ! Nous sommes un en toutes choses, excepté en mérite, car il en a beaucoup plus que moi. Comme vous m'aimez d'abord par la communion spirituelle qui nous unit, ensuite par tout ce qu'Alype vous a dit de moi, ce ne sera pas mal agir, ni agir en inconnu, si je recommande à votre fraternité notre frère Profuturus qui, je l'espère, par mes efforts et votre secours, réussira, selon l'heureux présage de son nom. Tel est d'ailleurs son mérite, qu'il est plus capable de me recommander à vous que je ne le suis moi-même de vous le recommander. Je devrais peut-être m'arrêter ici, si je voulais m'en tenir aux habitudes des lettres de cérémonie ; mais mon esprit a grande envie de se laisser aller en conversation avec vous sur nos études communes en Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui a daigné nous donner, parle ministère de votre charité, tant d'utiles trésors et comme un viatique pour suivre le chemin qu'il nous a montré.

2. Nous vous demandons, et toute la studieuse société des Eglises d'Afrique demande avec nous, que vous ne craigniez pas de donner vos soins à traduire les ouvrages de ceux qui ont le mieux écrit en grec sur nos livres sacrés. Vous pouvez faire que nous possédions, nous aussi, ces grands hommes, celui surtout dont vous faites le plus volontiers retentir le nom dans vos lettres. Mais je ne voudrais pas vous voir appliqué à traduire en langue latine les saintes lettres canoniques, à moins de faire comme vous avez fait sur Job, en marquant par des signes chaque différence entre votre version et celle des Septante, qui garde jusqu'ici le plus d'autorité. Je ne puis assez m'étonner, s'il reste encore quelque chose à faire dans le texte hébreu, que cela ait échappé à tant d'habiles interprètes. Je ne dis rien des Septante, qui se sont montrés plus d'accord entre eux de sentiment et d'esprit qu'un seul homme- ne saurait l'être avec lui-même; je n'ose, sur ce point, prononcer un jugement, si ce n'est qu'on doit reconnaître sans discussion que l'autorité des Septante l'emporte sur toute autre. Ce que je ne m'explique pas, c'est le (555) travail des derniers commentateurs, si forts sur la langue et les locutions hébraïques, et qui non-seulement ne s'accordent pas dans leurs interprétations, mais encore ont laissé beaucoup de choses à découvrir et à mettre en lumière. Ou ces choses étaient obscures, ou bien elles ne l'étaient pas : dans le premier cas, vous aussi vous pourriez vous tromper ; dans le second, on ne croira pas qu'ils aient pu se tromper eux-mêmes. Je supplie votre charité de m'éclairer là-dessus.

3. J'ai lu des écrits, qu'on dit être de vous, sur les Epîtres de l'apôtre Paul; il m'est tombé sous la main le passage de votre commentaire de l'Epître aux Galates, ou l'apôtre Pierre est repris d'une pernicieuse dissimulation. Je ne suis pas peu fâché, je l'avoue, de voir un homme comme vous, ou tout autre qui serait l'auteur de cet écrit, prendre fait et cause pour le mensonge, et cette peine durera jusqu'à ce que mes doutes sur la question soient éclaircis, si toutefois ils peuvent l'être. Rien ne me paraît plus dangereux que de croire qu'il puisse exister un mensonge dans les livres saints; c'est-à-dire que les hommes dont Dieu s'est servi pour nous donner les Ecritures aient menti en quoi que ce soit. Autre chose est de savoir si, en certaines circonstances, un homme de bien peut user de mensonge; autre chose est de savoir s'il a fallu que l'écrivain des saints livres mentît : bien plus, ce n'est pas une tout autre question, mais il n'y a pas de question sur ce point. Lorsqu'il s'agit d'une telle autorité, il suffira d'admettre une seule fois quelque mensonge officieux pour qu'il ne reste rien des saintes Ecritures; toutes les fois qu'il se présente un précepte de pratique difficile ou un dogme peu croyable, on voudra y échapper en s'armant de la pernicieuse règle du mensonge officieux.

4. Si l'apôtre Paul mentait lorsque, blâmant l'apôtre Pierre, il disait: " Si vous qui êtes juif, vous vivez à la façon des Gentils et non à la façon des Juifs, comment forcez-vous les Gentils à judaïser(1) ; " si la conduite de Pierre lui paraissait bonne dans ce que ses paroles et ses écrits condamnaient, ne parlant ainsi que pour calmer les esprits, que répondrons-nous quand des hommes pervers, prédits par l'apôtre Paul lui-même (2), attaqueront le mariage, diront que les efforts de l'Apôtre pour en établir

1. Gal. II,14.

2. I Tim. IV, 3.

le droit sacré (1) n'ont été qu'un mensonge à l'adresse des hommes attachés à leurs femmes et qui auraient pu se révolter, et que l'Apôtre n'a pas parlé comme il pensait, mais uniquement pour apaiser une opposition ? Il n'est pas besoin de multiplier les exemples. Les louanges de Dieu peuvent elles-mêmes passer pour des mensonges officieux, destinés à allumer le divin amour dans les coeurs froids et languissants : c'est ainsi que la vérité n'aura plus d'autorité certaine dans les livres saints. Avec quelle sollicitude le même apôtre ne nous recommande-t-il pas la vérité; lorsqu'il dit: " Si le Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est vaine, et votre foi aussi; nous ne sommes plus que de faux témoins de Dieu, parce que nous aurons rendu ce témoignage contre Dieu même, en disant qu'il a ressuscité le Christ qu'il n'a pas ressuscité (2). " Si quelqu'un avait dit à Paul : Pourquoi ce mensonge vous inspire-t-il tant d'horreur, puisque, si ce que vous avez dit est faux, Dieu n'en reçoit pas moins une grande gloire? — L'Apôtre n'aurait-il pas détesté la folie d'un tel langage? n'aurait-il pas cherché, par toute parole possible, à mettre en lumière les plus profonds replis de son coeur, criant que ce n'est pas un moindre crime, mais un plus grand peut-être de louer Dieu par le mensonge que d'accuser la vérité? Il faut donc que tout homme qui aspire à connaître les divines Ecritures les juge si saintes et si vraies, qu'il ne se plaise jamais à y rencontrer des mensonges officieux, mais qu'il passe l'endroit comme ne le comprenant point, plutôt que de préférer son propre coeur à la vérité elle-même. Assurément, celui qui parle ainsi de ces mensonges officieux veut qu'on le croie,et il agit de façon à nous ôter toute croyance aux autorités des divines Ecritures.

5. Et quant à moi, dans la mesure des forces que le Seigneur m'a données, je montrerais que tous ces témoignages pour établir l'utilité du mensonge doivent être compris d'une autre manière : leur ferme vérité serait prouvée. Ces témoignages ne doivent pas plus être menteurs que favorables au mensonge. Mais je laisse cela à votre intelligence. Une lecture plus attentive vous le fera voir peut-être mieux que je ne le vois moi-même. Votre piété remarquera que l'autorité des divines Ecritures deviendrait incertaine, qu'on y croirait ce qu'on voudrait,

1. I Cor. VII, 10.16,

2. Ibid. XV, 15.

556

qu'on n'y croirait pas ce qu'on ne voudrait pas, s'il était reçu une seule fois que les hommes de la main de qui nous tenons les livres saints aient pu mentir officieusement: à moins que par hasard vous nous donniez certaines règles qui nous apprennent où il faut mentir, où il ne le faut pas. Si cela se peut, dites-le-nous, je vous prie, par des raisons où le faux et le douteux n'entrent pour rien. Ne m'accusez ni d'importunité ni d'audace, je vous le demande au nom de la vérité faite homme dans Notre-Seigneur; car une erreur de ma part qui profiterait à la vérité ne serait pas une grande faute, si on pouvait trouver bien que chez vous la vérité favorisât le mensonge.

6. Il y a beaucoup d'autres choses dont mon coeur aimerait à entretenir le vôtre; il me serait doux de conférer avec vous sur les études chrétiennes; mais il n'y a pas de lettre qui suffise à mon désir. Ces entretiens que je souhaite, je les obtiendrai avec des fruits plus abondants par l'intermédiaire du frère que je me réjouis de vous envoyer, et qui se nourrira de vos doux et utiles discours. Et cependant, s'il me permet de le dire, il n'en prendra peut-être pas autant que j'en voudrais, quoique je ne me mette en rien au-dessus de lui. Je m'avoue plus capable de contenir ce qui me viendrait de vous, mais, lui, je le vois de jour en jour avec la plénitude des meilleurs dons, et par là il me surpasse sans aucun doute. A son retour qui, Dieu aidant, je l'espère, sera heureux, lorsque je participerai aux trésors que votre coeur aura répandus dans le sien, il ne remplira pas pour cela tout le vide qui restera encore en moi, et ne rassasiera point mon esprit avide de vos pensées. Et je demeurerai ainsi plus pauvre et lui plus riche. Le même frère emporte quelques-uns de mes écrits; si vous daignez les lire, je vous prie de me traiter avec une sincère et fraternelle sévérité. Il est écrit: " Le juste me corrigera dans sa miséricorde, et me reprendra; mais que l'huile du pécheur ne touche point ma tête (1); " tout le sens de ces paroles (je ne les comprends pas autrement), c'est que celui qui reprend pour guérir nous aime mieux que celui qui parfume notre tête avec l'huile de la flatterie. Pour moi, il m'est difficile de bien juger ce que j'ai écrit; je le fais avec trop de défiance ou trop d'amour. Je vois quelquefois mes fautes, mais je préfère que de meilleurs que moi me les fassent apercevoir,

1. Psaume CXL, 5.

voir, de peur que peut-être, après m'être repris avec raison moi-même, je ne vienne à me flatter encore, et que je ne sois tenté de croire que j'ai mis dans mon jugement plus de timidité que de justice.

 

LETTRE XXIX(1). (Année 395.)

Des festins désordonnés avaient lieu dans les églises d'Afrique aux jours solennels des fêtes des saints. Saint Augustin, encore simple prêtre, chargé par Valère de la prédication de la parole divine, voulait faire cesser une coutume aussi opposée à l'esprit chrétien. Il l'entreprit et y parvint par son éloquence. On verra dans cette lettre l'intéressant et dramatique tableau du prêtre armé des saintes Ecritures, en face d'un peuple fortement attaché à un usage où les appétits grossiers étaient en jeu. La vérité et les passions sont en présence, l'émotion va croissant, les larmes de l'auditoire précèdent les larmes de l'orateur, et l'éloquence remporte une de ses plus belles victoires. Mais avec quelle sainteté Augustin nous raconte cette journée!

LETTRE DU PRÊTRE D'HIPPONE A ALYPE, ÉVÊQUE DE THAGASTE, SUR LE JOUR DE LA FÊTE DE LÉONCE (2), JADIS ÉVÊQUE D'HIPPONE.

1. En l'absence de notre frère Macaire, dont le retour, dit-on, sera prochain, je n'ai pu vous écrire rien de certain sur cette affaire que je ne saurais négliger, et que nous mènerons à bonne fin, Dieu aidant. Les citoyens nos frères qui étaient là vous informeront assurément de notre sollicitude pour eux; pourtant la grâce que le Seigneur nous a accordée est digne aussi d'occuper une place dans ce commerce de lettres par lequel nous nous consolons l'un et l'autre; nous croyons que votre sollicitude nous a beaucoup aidés pour l'obtenir, et qu'elle n'a pu se dispenser de prier pour nous.

2. C'est pourquoi ne voulant rien laisser ignorer à votre charité de ce qui s'est passé, et pour que vous rendiez grâces à Dieu avec nous d'un tel bienfait, je vous dirai qu'après votre départ, ayant appris qu'il y avait du tumulte et que le peuple déclarait ne pouvoir souffrir l'interdiction de la solennité à laquelle il donne le nom de réjouissance au lieu de son vrai nom d'ivrognerie qu'il s'efforce de cacher, une secrète disposition du Dieu tout-puissant nous présenta comme sujet de discours, à la quatrième férie, ce passage de l'Evangile

1. Cette lettre de saint Augustin, tirée d'un manuscrit des religieux de Cîteaux du monastère de Sainte-Croix-en-Jérusalem,, à Rome, a été publiée pour la première fois par les Bénédictins.

2. Saint Léonce appartient à la seconde moitié du troisième siècle; il fit bâtir à Hippone une église qui porta son nom, et dans laquelle saint Augustin avait prêché.

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" Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux (1). " Je parlai donc des chiens et des pourceaux, de manière à faire rougir ceux dont les aboiements opiniâtres attaquaient les préceptes de Dieu, et ceux qui étaient livrés aux ordures des plaisirs charnels. Je conclus en leur montrant combien il serait criminel de commettre, sous le nom de religion, dans l'intérieur même d'une église, des excès qui obligeraient de les exclure des choses saintes et des perles des sacrements, s'ils y persistaient dans leurs maisons.

3. Quoique mes paroles eussent été bien accueillies, tout n'était pas fini, parce que le nombre de mes auditeurs n'était pas grand. Mon discours, redit au dehors par ceux, qui l'avaient entendu, selon les dispositions et le goût de chacun, rencontra de nombreux contradicteurs. Le quarantième jour après Pâques (2), une foule considérable se réunit à l'église, à l'heure du sermon; on lut dans l'Evangile le passage où le Seigneur ayant chassé du temple les vendeurs d'animaux et renversé les tables des changeurs, dit que la maison de son Père était une maison de prière, et qu'ils en avaient fait une caverne de voleurs (3). Comme j'avais excité leur attention par la question de l'ivrognerie, je repris cet endroit de l'Evangile et leur montrai que Notre-Seigneur aurait banni du temple, avec plus d'indignation et de violence, ces festins d'ivrognes, honteux partout, qu'un commerce de choses nécessaires à des sacrifices alors permis : je leur demandai à eux-mêmes si un lieu où l'on boit avec excès n'est pas plus semblable à une caverne de voleurs qu'un lieu où l'on vend les choses nécessaires.

4. Et comme on me tenait des passages de l'Ecriture tout préparés et marqués, j'ajoutai que le peuple juif, tout charnel qu'il était, ne s'avisa jamais de faire, non pas seulement des festins d'ivrognes, mais même des festins sobres dans ce temple où le corps et le sang de Jésus-Christ n'étaient pas encore offerts; et que dans l'histoire des Juifs on ne rencontre pas un seul exemple d'ivrognerie publique sous le nom de religion, si ce n'est pour la fête de l'idole fabriquée de leurs mains (4). En disant ces mots, je pris le livre, et je lus tout haut le

1. Matth. VII, 6.

2. Veille de la fête de saint Léonce.

3. Matth. XXI, 12. — 4. Exod. XXXII, 6.

passage en entier. J'ajoutai avec autant de douleur que je pus, puisque, d'après l'Apôtre, et comme marque de différence entre le peuple chrétien et le peuple juif, sa lettre est écrite non pas sur des tables de pierre, mais sur les tables vivantes du cœur (1), j'ajoutai, dis-je, que Moïse, serviteur de Dieu, brisa les deux tables de pierre, et je déplorai mon impuissance à briser les coeurs des hommes du Nouveau Testament, qui comptaient faire pour chaque fête solennelle de leurs saints ce que le peuple de l'Ancien Testament ne. fit qu'une. fois, et pour une idole.

5. Ayant rendu le livre de l'Exode, je peignis avec de fortes couleurs et, selon que le temps me le permettait, le crime de l'ivrognerie; puis je pris le livre de l'apôtre Paul et je montrai, par la lecture de ce passage, au milieu de quels péchés l'ivrognerie se trouve placée :

" Si celui qui se nomme votre frère est fornicateur ou avare, ou idolâtre, ou médisant, ou ivrogne, ou ravisseur du bien d'autrui, ne mangez même pas avec lui (2). " Je gémis alors sur le grand danger qu'il y a à manger avec ceux qui s'enivrent, même seulement dans leurs maisons. Ensuite je continuai à lire ce qui suit à peu de distance du précédent passage: " Ne vous y trompez pas : ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les impudiques, ni les abominables, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les ravisseurs du bien d'autrui ne posséderont le royaume de Dieu. C'est ce que vous avez été, du moins quelques-uns d'entre vous; mais vous avez été purifiés, mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l'Esprit de notre Dieu (3). " Ceci lu, je demandai comment ces mots : " Mais vous êtes purifiés, " pouvaient être entendus par des fidèles qui souffraient encore dans leur coeur, c'est-à-dire dans le temple de Dieu, les ordures d'une telle concupiscence, auxquelles le royaume des cieux est fermé. De là, j'arrivai à cet autre passage : " Lors donc que vous vous assemblez comme vous faites, ce n'est plus manger la cène du Seigneur, car chacun mange ce qu'il a apporté pour lui : et ainsi l'un a faim, l'autre est ivre. N'avez-vous donc pas des maisons pour y

1. II Cor. III, 8.

2. I Cor. V,11.

3. Ib., VI, 9, 10 et 11.

558

boire et y manger? Ou bien méprisez-vous l'Église de Dieu (1) ? " J'eus soin de faire remarquer que même des festins honnêtes et sobres ne devaient pas avoir lieu dans une église, car l'Apôtre n'a pas dit : N'avez-vous pas vos maisons pour vous y enivrer? comme pour marquer que l'ivrognerie n'est interdite que dans une église; mais il a dit : N'avez-vous pas vos maisons pour y manger et y boire, ce que peuvent faire honnêtement, mais hors d'une église, ceux qui ont des maisons, afin de se restaurer par une nourriture nécessaire. Et cependant la corruption des temps et la chute des moeurs nous ont amenés au point de ne pas souhaiter encore la sobriété dans les maisons, mais de souhaiter que l’ivrognerie ne soit que là.

6. Je citai aussi le passage de l'Évangile sur lequel j'avais parlé la veille, où il est dit des faux prophètes : " Vous les reconnaîtrez par leurs fruits (2). " Je rappelai à mes auditeurs que les fruits dont il est ici question, ce sont les oeuvres; et alors je cherchai parmi quels fruits l'ivrognerie était nommée, et je lus ce passage de l'Épître aux Galates : " Il est aisé de connaître les oeuvres de la chair, qui sont la fornication, l'impureté, l'impudicité, la luxure, l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les dissensions, les jalousies, les colères, les divisions, les hérésies, les envies, les meurtres, les ivrogneries, les débauches et autres choses semblables : je vous annonce, comme je l'ai déjà fait, que ceux qui commettent ces crimes n'obtiendront pas le royaume de Dieu (3). " Et je demandai, puisque le Seigneur a ordonné que les chrétiens se fissent reconnaître à leurs fruits, comment on reconnaîtrait des chrétiens au fruit de l'ivrognerie. Reprenant le livre, je lus encore ce qui suit : " Les fruits de l'esprit sont la charité, la joie, la paix, la patience, l'humanité, la bonté, la douceur, la foi, la continence (4). " Je fis voir à mes auditeurs combien il était honteux et déplorable, no seulement qu'ils vécussent de ces fruits de la chair dans leurs actes particuliers, mais même qu’ils voulussent les tourner à honneur pour l’Eglise, et remplir, s'ils pouvaient, l'étendue entière de cette grande basilique d'une foule de gens mangeant et buvant; et quant à ces

1. I Cor. XI, 20, 21 et 22.

2. Matth. VII, 16.

3. Gal. V, 19, 20, 21.

5. Ibid. 22

fruits spirituels que les divines Écritures leur demandent et auxquels nos gémissements les convient, ils ne veulent pas les apporter à Dieu comme des présents avec lesquels, surtout, on doit célébrer les fêtes des saints.

7. Ceci achevé, je rendis le livre et je commandai la prière; ensuite, autant que je pus, autant que la circonstance l'exigeait et que le Seigneur daignait m'en donner la force, je mis devant les yeux le commun péril de ceux qui nous étaient confiés, et de nous-mêmes qui aurons à rendre compte de leurs âmes au prince des pasteurs ; je les conjurai, au nom de son humiliation, de ses insignes outrages, de ses soufflets, de ses crachats sur la face, de sa couronne d'épines, de sa croix et de son. sangs, d'avoir pitié de moi s'ils ne s'épargnaient pas eux-mêmes; de songer à l'ineffable charité du vieux et vénérable Valère pour moi qu'il n'a pâs craint de charger du dangereux emploi de leur prêcher les paroles de la vérité : il leur . a dit souvent qu'il regardait mon arrivée au milieu d'eux comme une preuve que Dieu avait écouté ses prières; ce n'est pas pour notre perte commune qu'il s'est réjoui de me voir arriver auprès de lui, ni pour me faire assister au spectacle de leur mort, mais c'est afin de marcher tous ensemble vers la vie éternelle. Je leur dis que je mettais ma certitude et ma confiance dans Celui qui ne sait pas mentir; qui, par la bouche de son prophète, a annoncé Notre-Seigneur Jésus-Christ et nous a fait entendre ces paroles : " Si ses enfants abandonnent ma loi et ne marchent point selon mes préceptes, s'ils violent la justice de mes ordonnances et ne gardent point mes commandements, je visiterai leurs crimes avec la verge, et leurs iniquités avec les fléaux, mais je ne retirerai pas ma miséricorde (1). " Je leur dis donc que je croyais en Celui qui avait ainsi parlé, et que, s'ils méprisaient ce qui venait de leur être lu et dit, il les visiterait avec la verge et les fléaux, plutôt que de permettre qu'ils fussent damnés avec ce monde. Cette fin de mon discours devint aussi forte et aussi pressante qu'il plut à Celui qui nous protège et nous gouverne, de me l'inspirer, selon la grandeur des intérêts et des périls dont il s'agissait. Je n'excitai point leurs larmes par les miennes; mais, je l'avoue, tandis que je leur disais ces choses, les ayant vus pleurer, je ne pus retenir mes pleurs. Et comme nous pleurions en

1. Psaume LXXXIII, 30, 31, 32, 33.

559

semble, j'espérai pleinement qu'ils s'amenderaient, et je cessai de parler.

8. Le lendemain, au lever du jour où ils avaient coutume de se préparer à boire et à manger, on m'annonça que quelques-uns d'entre eux, de ceux-là même qui avaient assisté à mon discours, murmuraient encore, et que, sous l'empire d'une très-mauvaise coutume, ils disaient : " Pourquoi maintenant ? Ceux qui jusqu'ici n'ont pas défendu ces choses n'étaient donc pas chrétiens ? " Je ne savais pas à quels plus grands moyens je pouvais recourir pour les toucher; cependant je songeais, en cas de persistance, à leur lire le passage du prophète Ezéchiel (1) , où il est dit que la sentinelle est absoute si elle a dénoncé le péril, quand même ceux à qui elle le dénonce refuseraient d'y prendre garde; et puis après j'aurais secoué sur eux mes vêtements et je me serais retiré, mais alors le Seigneur montra qu'il ne nous abandonne point et par combien de moyens il nous exhorte à nous confier à lui; car avant l'heure où je devais monter en chaire, ceux-là même qui, d'après ce qu'on m'avait dit, s'étaient plaints qu'on eût attaqué une ancienne coutume, vinrent me trouver; je leur fis un doux accueil; quelques mots suffirent pour les amener à de saines idées; et, quand le temps de parler fut venu, je mis de côté le passage que je m'étais proposé de lire et qui ne me paraissait plus nécessaire; je me bornai à peu de choses sur la question; à ceux qui disent: " Pourquoi maintenant? " nous n'avons rien de plus court ni de plus vrai à répondre que ceci : " Au moins maintenant. "

9. Toutefois, pour mettre à l'abri de tout reproche nos devanciers, qui avaient permis ou n'avaient pas osé défendre ces désordres manifestes d'une multitude ignorante, j'exposai comment il me paraissait que ces désordres avaient commencé dans l'Eglise : après les nombreuses et violentes persécutions, lorsque, la paix faite, les païens accourant en foule au christianisme n'étaient plus retenus que par le regret de perdre les festins joyeux des jours de fêtes consacrés à leurs idoles, et semblaient ne pouvoir s'arracher à ces anciens et pernicieux plaisirs, nos ancêtres trouvèrent bon de compatir à cette faiblesse et permirent qu'on célébrât, non point par un pareil sacrilège, mais par les mêmes profusions, les solennités en l'honneur des saints martyrs; mais d'anciens

1. Ezéchiel, XXXIII, 9.

serviteurs du Christ, soumis au joug d'une autorité si haute, doivent être rappelés aux préceptes salutaires de la sobriété, et ne sauraient y manquer par respect et crainte de celui qui ordonne. Il est temps que ceux qui n'osent pas ne pas se dire chrétiens commencent à vivre selon la volonté du Christ, et qu'ils repoussent, étant chrétiens, ce qu'on avait cru pouvoir permettre pour qu'ils le devinssent.

10. Ensuite, j'engageai à imiter les Eglises d'outre-mer qui, les unes, n'ont connu jamais rien de pareil, et les autres y ont renoncé par, les soins de bons conducteurs (1). Et comme on cite les exemples des festins qui ont lieu chaque jour dans la basilique du bienheureux apôtre Pierre, je dis d'abord qu'ils avaient été souvent défendus, que la place de ces festins est éloignée de l'endroit où se tient l'évêque, que la multitude des gens charnels est grande dans une ville comme Rome, surtout à cause des étrangers qui s'attachent à cette coutume en raison même de leur ignorance, et que tout cela réuni n'avait pu encore permettre de réprimer et d'éteindre cette effroyable peste. Du reste, si nous honorions l'apôtre Pierre, nous devrions suivre ses préceptes et plus dévotement prendre garde à l'épître où sa volonté nous apparaît, qu'à la basilique où elle ne nous apparaît pas. Et aussitôt, prenant le livre, je lus tout haut l'endroit où il dit : Le Christ " ayant souffert pour nous la mort en sa chair, armez-vous de cette pensée que celui qui est mort comme lui dans sa chair a cessé de pécher; en sorte que, durant tout le temps qui lui reste de cette vie mortelle, il ne vive plus selon les passions des hommes, mais selon la volonté de Dieu. Car il vous doit bien suffire que dans le temps de votre première vie, vous vous soyez abandonnés aux mêmes passions que les païens, vivant dans les impudicités, dans les mauvais désirs, dans les ivrogneries, dans les banquets de dissolution et de débauche, dans les excès de vin et dans le culte sacrilège des idoles (2). " Après cela, comme je m'apercevais que la mauvaise coutume était méprisée et que tous se réunissaient dans une bonne volonté, je les exhortai à se trouver à midi aux saintes lectures et aux psaumes, de manière à célébrer ce jour plus purement et plus saintement qu'autrefois, et je leur dis que le nombre de ceux qui seraient présents

1. Voir ci-dessus : Confes. liv. VI, ch. 2.

2. I Pierre, IV, 1, 2, 3.

560

ferait aisément connaître les chrétiens selon l'esprit et les esclaves du ventre. Toutes ces choses étant lues, le discours finit.

11. Après midi la multitude se pressa plus considérable qu'avant, et jusqu'à l'heure où nous arrivâmes avec l'évêque, on avait lu et psalmodié tour à tour ; deux psaumes furent lus après que nous eûmes pris place. Puis, lorsque je hâtais de mes voeux la fin de cette périlleuse journée, le saint vieillard m'obligea et m'ordonna de parler encore. Mon discours fut court; il n'y avait plus que des grâces à rendre à Dieu. Et comme nous entendions dans la basilique des hérétiques le bruit des festins accoutumés, et qu'ils les prolongeaient en buvant pendant que nous étions là, je dis que, de même que le jour était plus beau par la comparaison avec la nuit, et le blanc plus agréable par le voisinage du noir, de même notre assemblée pour une fête spirituelle eût été peut-être moins douce s'il n'y avait pas eu d'un autre côté une réunion charnelle pour manger et boire; je les engageai à souhaiter ardemment de tels festins s'ils avaient goûté combien le Seigneur est doux ; j'ajoutai que ceux-là doivent trembler qui cherchent d'abord ce qui est destiné à périr un jour, que chacun demeure associé à l'objet de son culte, et que les reproches de l'Apôtre sont tombés sur ceux qui ont fait de leur ventre leur Dieu (1) ; le même apôtre a dit dans un autre endroit: " Les viandes sont pour le ventre, et le ventre est pour les viandes; mais Dieu détruira l'un et l'autre (2) " Il faut donc nous attachera ce qui ne périra pas, à ce qui est bien éloigné de l'affection de la chair et n'est possédé que par un esprit pur. Lorsque j'eus développé cette pensée, selon le besoin du moment et les inspirations qu'il plut au Seigneur de m'accorder, on dit l'office du soir comme tous les jours, et, après que nous nous fûmes retirés avec l'évêque, nos frères dirent encore une hymne avant de sortir : une assez grande multitude resta dans l'église, psalmodiant jusqu'à la Nuit.

12. Je viens de vous raconter, aussi brièvement que j'ai pu, ce que sans aucun doute vous désiriez savoir. Priez Dieu qu'il daigne détourner de nos entreprises tous les scandales et tous les dégoûts Nous nous sentons reposés avec vous et nôtre ferveur est consolée quand nous apprenons les fréquentes faveurs répandues

1. Philip. III, 19.

2. I Cor. VI, 13.

sur l'église de Thagaste. Le navire n'est point encore de retour avec nos frères. A Hasna, où l'on a pour prêtre notre frère Argentins, les Circoncellions ont fait invasion dans notre basilique et brisé l'autel. L'affaire s'instruit. Nous vous demandons beaucoup de prier pour qu'elle se poursuive paisiblement et comme il convient à l'église catholique, afin d'imposer silence à l'hérésie, qui ne veut . pas demeurer en paix. J'ai envoyé la lettre à l'asiarque (1). Bienheureux frères, persévérez dans le Seigneur, et souvenez-vous de nous. Ainsi soit-il.

1. On sait que l'asiarque, chez les anciens, était à la fois prêtre et magistrat, chargé de présider aux jeux sacrés et aux spectacles.

 

LETTRE XXX. (Année 395.)

Les lettres de saint Paulin se distinguent par le sentiment et par l'élévation spirituelle; son âme touchait en quelque sorte celle de saint Augustin; c'est un des côtés par où saint Paulin nous plaît le plus; ce tendre spiritualisme se retrouve tout entier dans la lettre qui suit.

PAULIN ET THÉRASIE, PÉCHEURS, A LEUR SAINT ET CHER FRÈRE AUGUSTIN.

1. Mon cher frère en Notre-Seigneur Jésus-Christ, il y a longtemps que, sans que vous le sachiez, je vous connais par vos saints et pieux travaux, et que, vous ayant vu malgré votre absence, je vous ai embrassé de tout coeur; je me suis même hâté de vous entretenir par lettres dans un commerce familier et fraternel; et j'espère que, par la grâce de Dieu, ce que je vous ai écrit vous sera parvenu. Mais le messager que nous vous avons envoyé avant l'hiver pour vous saluer, vous et d'autres p amis de Dieu, n'étant point encore de retour, nous, n'avons pu tarder davantage à vous offrir nos devoirs, ni modérer notre violent désir de recevoir de vos lettres. Si notre précédente a mérité d'arriver jusqu'à vous, celle-ci sera la seconde : elle sera la première si l'autre n'a pas eu le bonheur de parvenir dans vos mains.

2. Mais vous, frère spirituel, vous qui jugez de tout, ne jugez pas de notre affection par le seul accomplissement d'un devoir et, par la date de notre lettre. Car le Seigneur nous est témoin, lui qui seul et partout répand sa charité dans les siens, que, depuis le jour où, grâce aux vénérables évêques Aurèle et Alype, nous vous connûmes par vos ouvrages contre les Manichéens, nous éprouvâmes pour vous une amitié si vive, qu'elle ne nous parut point quelque chose de nouveau, mais comme le réveil d'un sentiment ancien. Si notre langage est inhabile, notre coeur ne l'est point; nous vous reconnaissons en quelque sorte après vous avoir. déjà vu par les lumières de l'esprit et (561) le secours de. l'homme intérieur. Quoi d'étonnant si, absents, nous sommes présents les uns aux autres, et si, sans nous connaître, nous nous connaissons! Nous sommes membres d'un même corps, nous avons un même chef, la même grâce se répand sur nous, nous vivons du même pain nous marchons dans la même voie, nous habitons la même maison. Enfin, en tout ce que nous soin mes, nous ne sommes qu'un, tant dans l'esprit que dans le corps du Seigneur, par cette espérance et cette foi qui sont notre appui dans le présent et notre force pour nous avancer vers l'avenir : nous ne serions plus rien si nous perdions cette unité.

3. Le regret que nous inspire notre absence corporelle est donc peu de chose; nous ne sommes privés que de ce bien dont se repaissent les yeux qui regardent passer les choses du temps. Et pourtant cette faveur de se voir corporellement ne doit pas s'appeler temporelle quand il s'agit de ceux qui vivent spirituellement, puisque la résurrection leur accordera l'éternité de leurs corps, comme nous osons, quoique indignes, l'espérer de la vertu du Christ et de la bonté de Dieu le Père. Plût à Dieu donc qu'il nous fût donné par Notre-Seigneur Jésus-Christ de voir votre face en chair! Non-seulement une grande joie serait accordée à nos désirs, mais une lumière nouvelle éclairerait nos âmes, et votre abondance enrichirait notre pauvreté. Ceci, vous pouvez nous l'accorder, quoique nous restions éloignés de vous, en profitant du retour de nos chers fils dans le Seigneur, Romain et Agile, que nous vous recommandons comme d'autres nous-mêmes. Ils nous reviendront après avoir accompli leur oeuvre de charité, pour laquelle nous vous demandons le concours particulier de votre affection. Vous savez tout ce que le Très-Haut promet au frère qui vient en aide à son frère. Si vous voulez bien nous récompenser par la communication de quelques-uns des trésors de la grâce qui vous a été donnée, vous le pouvez par nos fils, en toute sûreté; croyez qu'ils ne font qu'un coeur et qu'une âme avec nous dans le Seigneur. Que la grâce de Dieu qui est avec vous y demeure éternellement, Très-cher, très-vénérable et très-désirable frère en Notre-Seigneur Jésus Christ! Saluez de notre part tous les saints en Jésus-Christ qui, sans aucun doute, vous sont unis; recommandez-nous à eux tous, pour qu'ils daignent mêler leurs prières aux vôtres pour nous.

FIN DE LA PREMIÈRE SÉRIE DES LETTRES ET DU TOME PREMIER.