LETTRES DE SAINT AUGUSTINS

 

La traduction des Lettres de saint Augustin est l'œuvre de M. POUJOULAT.

In Œuvres complètes de Saint Augustin traduites pour la première fois en français sous la direction de M. Poujoulat et de M. l’abbé Raulx, Bar-Le-Duc 1864, Tome I, p. 519-561 ; Tome II ; Tome III, p. 1-123.

 

LETTRES DE SAINT AUGUSTINS *

LETTRE XCVI. (Année 408.) *

LETTRE XCVII. (Octobre 408.) *

LETTRE XCVIII. (A la fin de l'année 389.) *

LETTRE XCIX. (Année 408 ou, commencement de l'année 409 ) *

LETTRE C. (Au commencement de l'année 402.) *

LETTRE CI. (Au commencement de l'année 409.) *

LETTRE CII (4). (Au commencement de l'année 409). *

LETTRE CIII. (Au mois de mars de l‘année 409.) *

LETTRE CIV. (Au mois de mars de l'année 409.) *

LETTRE CV. (Année 409.) *

LETTRE CVI (Année 409 ) *

LETTRE CVII. (Année 409.) *

MAXIME ET THÉODORE A LEUR BIENHEUREUX, VÉNÉRABLE ET TRÈS-DÉSIRABLE SEIGNEUR ET PÈRE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR. *

LETTRE CVIII. (Année 409.) *

LETTRE CIX. (Année 409.) *

SÉVÈRE AU VÉNÉRABLE ET BIEN CHER ET BIEN-AIMÉ ÉVÊQUE AUGUSTIN. *

LETTRE CX. (Année 409.) *

LETTRE CXI. (Octobre 409.) *

LETTRE CXII. (Au commencement de l'année 410.) *

LETTRE CXIII. (Année 410.) *

LETTRE CXIV. (Année 410.) *

LETTRE CXV. (Année 410.) *

LETTRE CXVI. (Année 410.) *

LETTRE CXVII. (Année 410.) *

LETTRE CXVIII. (Année 401.) *

LETTRE CXIX. (Année 410.) *

LETTRE CXX. (Année 410) *

LETTRE CXXI (Octobre 410.) *

LETTRE CXXII. (Année 410.) *

LETTRE CXXIII. (A la fin de l'année 410.) *

LETTRE XCVI. (Année 408.)

Olympe, à qui cette lettre est adressée, est le hardi personnage qui sut s'emparer de l'esprit de l'empereur Honorius et organiser le complot par suite duquel succombèrent Stilicon et ses amis. Il prit la place du ministre ambitieux et perfide dont la chute fut une joie pour les catholiques de l'Occident. Cette lettre doit être du mois de septembre 408, puisque Stilicon périt le 23 août et que la nouvelle de l'élévation d'Olympe à la dignité de maître des offices de l'Empire n'était répandue en Afrique que comme un bruit. Saint Augustin recommande à Olympe une affaire d'un de ses collègues dans l'épiscopat.

AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER SEIGNEUR ET FILS OLYMPE, SI DIGNE D'ÊTRE AIMÉ PARMI LES MEMBRES DU CHRIST.

1. Quelque rang que vous occupiez selon ce monde qui passe, nous n'écrivons pas moins avec confiance à notre cher Olympe, serviteur, comme nous, de Jésus-Christ; nous savons qu'à vos yeux ce titre surpasse toute gloire et qu'il est au-dessus de toute grandeur. Nous avons entendu dire que vous étiez monté en dignité; en ce moment où s'offre à nous une occasion de vous écrire, la nouvelle de votre élévation ne nous est pas encore confirmée. Mais nous n'ignorons pas que vous avez appris du Seigneur à ne pas mettre votre joie dans les grandeurs humaines, mais à condescendre à ce qui est humble, et c'est pourquoi, à quelque rang que vous soyez parvenu, nous présumons que vous continuerez à recevoir nos lettres avec votre bienveillance d'autrefois, très-cher seigneur et fils, digne d'être aimé parmi les membres du Christ. Nous ne doutons pas que vous n'usiez sagement des prospérités temporelles en vue des biens éternels, et qu'en obtenant plus de pouvoir dans un terrestre empire, vous ne donniez plus de soins à cette cité céleste qui vous a enfanté dans le Christ : ces services vous seront payés avec abondance dans la région des vivants, et dans la paix véritable des joies sans trouble et sans fin.

2. Je recommande de nouveau à votre charité la requête de mon saint frère et collègue Boniface : peut-être ce qui n'a pu être fait jusqu'ici pourra-t-il l'être maintenant. Mon saint collègue pourrait peut-être garder sans aucune difficulté ce que son prédécesseur avait acquis, quoique sous un nom étranger, et ce qu'il avait commencé à posséder comme bien de l'Église : mais, parce que ce prédécesseur était resté débiteur du fisc, nous ne voulons pas avoir ce scrupule sur la conscience. Une fraude, faite aux dépens du fisc, n'en est pas moins une fraude. Ce Paul (1) , après son élévation à l'épiscopat, devait renoncer à tous ses biens, a cause de l'immensité de ses dettes envers le fisc; du montant d'un engagement qu'il s'était fait payer et qui représentait une certaine somme d'argent, il acheta, comme pour l'Église, ces petites pièces de terre dont les revenus devaient le nourrir; il les acheta sous le nom d'une maison aloi s puissante, afin de n'en rien payer au fisc, suivant sa coutume, et de n'être en rien molesté. Mais Boniface, en succédant à Paul après sa mort, n'a pas osé se mettre en possession de ces champs; et, quoiqu'il eût pu tout simplement demander à l'empereur la remise de ce qui est dû au fisc pour ces petits quartiers de terre, il a mieux aimé avouer que Paul les avait achetés de son propre argent, dans une vente forcée, tandis qu'il était redevable au fisc; et il désire que l'Église, si c'est possible, possède ce bien par la libéralité manifeste d'un empereur chrétien et non point par la secrète injustice d'un évêque. Si cela ne ce peut, les serviteurs de Dieu préfèrent la souffrance de la pauvreté à la jouissance d'un bien illégitimement acquis.

3. C'est pour cela que nous vous prions de nous accorder votre concours; Boniface n'a pas voulu alléguer ce qu'il avait d'abord obtenu, de peur de fermer la porte au succès de ses supplications nouvelles; car ce n'était pas

1. Paul était le nom du prédécesseur de Boniface sur le siège de Cataigue.

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une suffisante satisfaction de ses désirs. Maintenant que nous trouvons en vous un plus grand crédit mêlé à la même bienveillance, nous espérons, avec l'aide de Dieu, que vous obtiendrez aisément ce qui est dans nos voeux. Si vous demandiez cela. pour vous-même avec l'intention d'en faire ensuite donation à l'Église de Cataigue, qui vous en blâmerait? ou plutôt qui ne louerait vos démarches, inspirées non point par une cupidité terrestre, mais par le désir de servir de pieux intérêts chrétiens? Seigneur, mon fils, que la miséricorde, de Dieu vous maintienne de plus en plus heureux dans le Christ !

 

LETTRE XCVII. (Octobre 408.)

C'est au même Olympe que la lettre suivante est adressée; saint Augustin lui demande instamment d'obtenir un acte public qui fasse connaître à toute l'Afrique que les lois pour briser les idoles et pour ramener les hérétiques ont été établies de la volonté expresse de l'empereur, L'évêque. d'Hippone s'afflige et s'inquiète des violences des donatistes. Plusieurs de ses collègues africains ont passé la mer pour aller sollicites la protection impériale.

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE ET EXCELLENT SEIGNEUR OLYMPE, SON TRÈS-HONORÉ FILS DANS LA CHARITÉ DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Au premier bruit de votre élévation méritée, sans en avoir encore la confirmation, nous n'avions rien pressenti de vos bonnes dispositions pour l'Église, dont nous nous réjouissons de vous voir vraiment le fils, qui ne se trouve exprimé dans votre lettre; pourtant, après avoir lu cette lettre où vous daignez demander à notre humilité, avec un empressement obligeant et comme s'il y 'avait de notre part lenteur et hésitation, de quelle manière le Seigneur, qui vous a fait ce que vous êtes, pourrait, au moyen de votre religieuse obéissance, aider aujourd'hui son Eglise, nous vous écrivons avec une plus grande confiance, illustre et excellent seigneur, et très-honoré fils dans la charité du Christ.

2. A la suite d'un grand trouble dans l'Église, plusieurs de mes saints frères et collègues sont partis, presque comme des fugitifs, pour se rendre à la très-glorieuse cour; vous les aurez déjà vus, ou bien vous aurez reçu d'eux, par quelque occasion favorable, des lettres de Rome. Bien que je n'aie pu arrêter avec eux aucune détermination, j'ai voulu profiter du départ d'un de mes frères et collègues dans le sacerdoce, qui, au milieu même de l'hiver, est obligé d'entreprendre ce voyage pour sauver la. vie d'un concitoyen; je salue doué la charité que vous avez dans Jésus-Christ Notre-Seigneur, et je l'invite à redoubler de soins, pour hâter votre bonne oeuvre, et pour apprendre aux ennemis de l'Église que les lois publiées en Afrique, du vivant de Stilicon, pour briser les idoles et ramener les hérétiques, ont été établies de la volonté du très-pieux et très-fidèle . empereur; ils répètent faussement, ou bien ils croient volontiers que cela s'est fait à l'insu de l'empereur ou malgré lui, et c'est ainsi qu'ils passionnent les Ignorants et qu'ils les déchaînent violemment et dangereusement contre nous.

3. Ce que je. demande ici à Votre Excellence vous serait demandé, je n'en doute pas, par tous mes collègue de l'Afrique ; je crois qu'à la première occasion on peut et on doit se hâter, pour rappeler, comme je l'ai dit, à ces hommes vains, dont nous cherchons le salut, quoiqu'ils soient nos ennemis, que les lois publiées pour l'Église du Christ l'ont été bien plus par les soins du fils de Théodose que par les soins de Stilicon. Aussi le prêtre, porteur de cette lettre, étant du pays de Milève, son évêque, mon vénérable frère Sévère, qui salue beaucoup avec moi votre très-sincère charité, lui a ordonné de passer par Hippone, où je suis; Sévère et moi, préoccupés des tribulations de l'Eglise, nous cherchions une occasion d'écrire à Votre Excellence, et nous n'en trouvions pas. Déjà, il est vrai, je vous ai. envoyé une lettre sur l'affaire de mon saint frère et collègue Boniface, évêque de Cataigue ; mais nous ne connaissions pas encore les maux plus considérables dont nous sommes maintenant si agités; les évêques qui ont passé la mer s'entendront plus facilement avec la grande bonté de votre cour, pour prendre les mesures les plus chrétiennes et les plus propres à réprimer ou à réparer ces désordres; car ils peuvent vous proposer un expédient sur lequel on a délibéré en commun avec la plus grande application, autant du moins qu'il a été possible en si peu de temps. Mais il importe que la province apprenne sans retard les sentiments du très-clément et très-religieux empereur envers l'Église, et que vous n'attendiez pas pour cela d'avoir vu les évêques qui sont partis; il est. nécessaire que cela se fasse aussitôt que le (167) pourra votre éminente vigilance pour les membres du Christ soumis à une très-rude épreuve; je vous le demande, je vous en prie, je vous en conjure. Ce n'est pas, dans nos maux, une petite consolation que le Seigneur nous ait offerte, en voulant que vous ayez en ce moment plus de crédit que vous n'en aviez, lorsque déjà nous nous réjouissions de tant de bonnes et grandes oeuvres parties de votre charité.

4. Nous avons à nous féliciter de la foi solide et durable de beaucoup d'hommes convertis à la religion chrétienne ou à la paix catholique, sous l'empire de ces lois; nous ne craignons pas de nous exposer aux périls de cette vie temporelle pour leur salut éternel; c'est pourquoi nous avons à supporter les haines agressives de ceux qui demeurent opiniâtrement mauvais; quelques-uns des convertis les supportent patiemment avec nous; mais nous redoutons leur faiblesse, jusqu'à ce qu'ils sachent et puissent mépriser courageusement le monde et tout ce qui ne dure qu'un jour, avec l'aide de la très-miséricordieuse grâce du Seigneur. J'ai envoyé un mémoire à mes frères les évêques; si, comme je le pense, ils ne sont pas encore auprès de vous, que Votre Excellence leur remette ce mémoire à leur arrivée. Telle est, en effet, notre confiance dans la sincérité de votre dévoûment, que, le Seigneur notre Dieu aidant, nous voulons non-seulement avoir votre appui, mais encore vos conseils.

 

 

LETTRE XCVIII. (A la fin de l'année 389.)

L'évêque Boniface, probablement le même dont il est parlé dans les deux précédentes lettres, avait adressé à saint Augustin d'importantes et curieuses questions sur le baptême des enfants; le grand évêque y répond. Il y a dans un passage de cette lettre des expressions sur l’Eucharistie dont les protestants ont abusé, et qu'il nous a paru utile d'expliquer. On lira la note.

AUGUSTIN A BONIFACE, SON COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous me demandez " si les parents nuisent à leurs enfants baptisés, quand ils cherchent à les guérir par les sacrifices des démons. Et s'ils ne leur nuisent pas, comment la foi des parents peut-elle profiter aux enfants dans le baptême, puisque leur infidélité ne leur fait aucun tort? " Je réponds que telle,est, dans la sainte union avec le corps du Christ, la vertu du sacrement de baptême, que, celui qui a été engendré par la chair, une fois régénéré par la volonté spirituelle, ne saurait être enchaîné à l'iniquité d'autrui, tant que sa propre volonté y demeure étrangère. " L'âme du père est à moi, dit le Seigneur, et l'âme du fils est à moi. Mais c'est l'âme qui aura péché qui mourra (1). " Or, elle ne pèche point lorsque, sans qu'elle le sache, ses parents ou tout autre lui appliquent les sacrifices du démon. Si elle a tiré d'Adam la faute que le baptême efface, c'est qu'alors elle n'avait pas une vie à part; elle n'était pas une âme distincte dont le Seigneur pût dire : " L'âme du père est à moi, et l'âme du fils est à moi. " Ainsi donc, lorsqu'un homme, par son existence propre, devient différent de celui qui l'a engendré , il n'est pas souillé par le péché d'autrui auquel il n'aura donné aucun consentement; et il a hérité du péché d'Adam parce qu'à l'époque de ce péché, il ne faisait qu'un avec celui et en celui qui l'a commis. Mais il ne contracte aucune souillure par la faute d'un autre, du moment qu'il a sa vie propre et qu'on peut dire : " C'est l'âme qui aura péché qui mourra. "

2. Or, la régénération par la volonté d'autrui, au profit de l'enfant qu'on présente, est uniquement l'oeuvre de l'Esprit qui est le principe de cette régénération. Car il n'a pas été écrit qu'il faut renaître par la volonté des parents ou par la foi de ceux gui présentent au baptême ou de ceux qui l'administrent, mais par l'eau et l'Esprit-Saint (2). C'est pourquoi l'homme, né du seul Adam, est régénéré dans le Christ seul par l'eau, qui forme le signe extérieur de la grâce, et par l'Esprit, qui la produit intérieurement en brisant les liens du péché, en réconciliant avec Dieu ce qu'il y a de bon dans notre nature. L'action divine de l'Esprit régénérateur est donc commune aux parents qui présentent et à l'enfant qui est présenté, et c'est cette société dans un seul et même Esprit qui rend profitable à l'enfant la volonté des parents. Mais quand ceux-ci pèchent à l'égard de leur enfant en l'offrant aux démons et en cherchant à l'assujettir à des liens sacrilèges, il n'y a pas là une âme commune, et dès lors la faute ne saurait l'être. Car une faute ne se communique point par la volonté d'un autre, comme la grâce se communique par l'unité de l'Esprit-Saint. Il peut demeurer

1. Ezéch. XVIII, 4. — 2. Jean, III, 5.

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à la fois dans deux hommes, sans que celui-ci sache que la même grâce a été accordée à celui-là. Au contraire, l'esprit de l'un n'est. pas l'esprit de l'autre, et la faute ne saurait être commune à celui qui pèche et à celui qui ne pèche pas. Un enfant engendré selon la chair peut donc être régénéré par l'Esprit de Dieu, qui l'absout de la faute originelle; mais, une fois régénéré par l'Esprit de Dieu, il ne peut être engendré de nouveau selon la chair, de façon à contracter de nouveau la souillure d'Adam. La grâce du Christ qu'il a reçue, il ne la perdra que par sa propre impiété, si avec l'âgé il se pervertit; alors aussi commenceront des fautes personnelles que la régénération baptismale n'effacera plus, et pour lesquelles il faudra d'autres remèdes.

3. Toutefois c'est avec raison qu'on appelle homicides selon l'esprit les parents qui s'efforcent d'engager au culte sacrilège du démon soit leurs fils, soit d'autels enfants baptisés; ils ne tuent pas, mais ils sont meurtriers autant qu'ils peuvent, et méritent qu'on leur dise, pour les détourner de ce crime : Ne tuez pas vos enfants. Car l'Apôtre, en disant : " N'éteignez pas le Saint Esprit (1), " n'entend pas qu'il soit possible de l'éteindre, mais il a raison d'adresser ce langage à des gens qui agissent comme s'ils voulaient y parvenir. C'est en ce sens qu'un peut comprendre le passage de saint Cyprien dans son épître sur ceux qui sont tombés (2), à l'endroit où il blâme les chrétiens assez faibles pour avoir sacrifié aux idoles au temps de la persécution : " Pour que le crime fût complet, dit-il, les parents ont, de leurs propres mains, posé leurs enfants sur les idoles ou bien les leur ont fait toucher, et les enfants ont perdu ce qu'ils avaient gagné aussitôt après leur naissance. " Ils ont perdu, dit saint Cyprien, autant que cela a pu dépendre de ceux qui ont travaillé à leur faire perdre. Ils ont perdu, dans la pensée et la volonté de ceux qui se sont aussi criminellement conduits envers eux. Car, s'ils avaient réellement perdu le bienfait de la régénération baptismale, ils seraient restés sous le coup de la sentence divine sans défense possible; et si tel était le sentiment de saint Cyprien, il ne se hâterait pas de prendre la défense de ces enfants en ces termes : " Quand viendra le jour du jugement. ne diront-ils pas: Nous n'avons rien fait, nous n'avons pas abandonné le pain et le calice

1. I Thes. V, 19. — 2. De lapsis.

du Seigneur pour nous précipiter volontairement vers ces profanations odieuses; c'est l'infidélité d'autrui qui nous a perdus, nous avons eu des parents homicides; ils ont renié pour nous l'Eglise notre mère, et le Seigneur notre père; petits et ne pouvant rien prévoir, ne comprenant rien à un tel crime, c'est par d'autres que nous y avons participé, et c'est par la tromperie d'autrui que nous y avons été poussés. " Puisque saint Cyprien a ajouté cette défense, c'est qu'il la croyait très-juste et profitable aux enfants dans le jugement de Dieu. Car s'il est dit avec vérité : Nous n'avons rien fait, " c'est l'âme qui aura péché qui mourra, " et ils ne périront pas sous le juste jugement de Dieu, ces enfants que leurs parents ont perdus par leur crime autant que cela dépendait d'eux.

4. Il est parlé, dans la même lettre de saint Cyprien, d'une petite fille abandonnée à une nourrice par des parents obligés de fuir; cette nourrice l'avait fait porter aux mystères abominables des démons; conduite ensuite à l’église, elle avait rejeté de la bouche, par des mouvements miraculeux, l'Eucharistie qu'on lui avait donnée; je vois dans cet exemple un avertissement divin pour prouver aux parents qu'en de telles iniquités ils pèchent envers leurs enfants; et ces mouvements de ceux qui ne peuvent pas encore parler, leur font comprendre d'une manière merveilleuse combien ils ont tort de se jeter sur les sacrements après un pareil crime, au lieu de s'en abstenir comme ils le devraient dans des sentiments de pénitence. Quand la Providence divine agit ainsi au moyen de ces enfants, il ne faut pas croire qu'il y ait de leur part connaissance et raison; de même qu'on ne doit pas admirer la sagesse des ânes, parce qu'il plut un jour à Dieu de réprimer la folie d'un prophète en faisant parler une ânesse (1). Or, si quelque chose de semblable à l'homme a été entendu dans un animal irraisonnable (ce qu'il faut attribuer à un miracle, et non pas à l'âne lui-même), le Tout-Puissant a pu, par l'âme d'un enfant, non dépourvue de raison, mais où la raison était encore endormie, montrer, au moyen de mouvements corporels, quels étaient les devoirs de ceux qui avaient péché envers eux-mêmes et envers leurs enfants. Mais, comme l'enfant ne rentre pas dans celui qui lui a donné le jour, pour ne faire qu'un seul et même homme avec

1. Nomb. XXII, 28.

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lui et en lui, et qu'il a une existence propre, sa chair et son âme, " c'est l'âme qui aura péché qui mourra. "

5. Il y a des gens qui présentent des enfants au baptême, non point pour leur procurer la régénération spirituelle, mai, parce qu'ils espèrent par là leur faire conserver ou recouvrer la santé; ne vous en inquiétez pas; ce n'est pas ce défaut d'intention religieuse de leur part qui peut empêcher la régénération; car on pratique avec leur concours les cérémonies nécessaires et on prononce les paroles sans lesquelles l'enfant ne serait pas baptisé; et le divin Esprit qui habite dans les saints, dont l'ardente charité produit cette unique colombe argentée (1) du Psalmiste, fait ce qu'il fait par le ministère des ignorants comme des plus indignes. Les enfants sont moins présentés au baptême par ceux qui les portent dans leurs bras, tout bons chrétiens qu'ils soient, que par la société universelle des saints et des fidèles, car ils sont véritablement présentés par tous ceux à qui plaît cette présentation, et dont l'invisible charité les aide à recevoir le Saint-Esprit. Cela est donc l'ouvrage de toute l'Eglise, notre mère, qui est l'assemblée des saints; toute l'Eglise nous enfante tous et chacun en particulier. Si le sacrement du baptême chrétien, qui est unique et indélébile, est valable et suffit, même chez les hérétiques, pour la consécration, quoiqu'il ne suffise pas pour parvenir à la vie éternelle (et toutefois, ainsi baptisé et coupable de porter le caractère du Seigneur en dehors du troupeau du divin Maître, l'hérétique peut être ramené à la vérité sans être consacré de nouveau) ; à plus forte raison, dans l'Eglise catholique, le froment, même porté par le ministère de la paille, sera purifié et réuni à la masse du bon grain sur l'aire.

6. Je ne veux pas que vous pensiez que le lien du péché originel ne saurait être brisé, à moins que les parents ne présentent les enfants pour recevoir la grâce du Christ, car vous dites que " la faute leur ayant été transmise " par les parents, c'est la foi des parents qui doit les justifier. " Car vous voyez que plusieurs ne sont pas présentés par les parents, mais par des étrangers quels qu'ils soient, comme quelquefois des fils d'esclaves sont présentés par les maîtres; quelquefois aussi des enfants sont baptisés après la mort des parents,

1. Ps. LXVII, 14. Cette colombe argentée dont parle le Psalmiste est une figure de l'Eglise.

et ce sont les premiers venus, de pieuse volonté, qui leur rendent miséricordieusement ces bons offices. Parfois encore de cruels parents abandonnent leurs enfants à qui voudra les nourrir; des vierges sacrées, qui n'ont pas été mères et ne songent pas à l'être, recueillent les petits délaissés et les présentent au baptême; vous voyez s'accomplir ici ce qui est écrit dans l'Evangile, lorsque le Seigneur demande lequel s'est montré le prochain de l'homme blessé parles voleurs et laissé à demi mort sur le chemin ; on lui répond : " C'est celui qui a exercé miséricorde envers lui (1). "

7. La question que vous avez réservée pour la fin, vous a paru d'une solution d'autant plus difficile que vous éprouvez un vif éloignement pour le mensonge. Vous me dites: " Si je vous amène un enfant et que je vous demande si en grandissant il sera chaste ou s'il ne sera pas voleur, sans doute vous me répondrez : je n'en sais rien. Vous me ferez la même réponse si je vous demande quelles sont les pensées bonnes ou mauvaises de cet enfant dans son premier âge. Donc si vous n'osez promettre rien de certain sur ses moeurs dans l'avenir ni sur ses pensées actuelles, pourquoi les parents, quand ils présentent des enfants au baptême, se portent-ils leurs garants et répondent-ils que ceux-ci font ce que leur âge ne peut comprendre, ou, s'il le petit, c'est d'une façon cachée? En effet, nous interrogeons ceux qui nous présentent un enfant, et nous disons : Croit-il en Dieu? Au nom d'un âge qui ne sait pas s'il y a un Dieu, ils répondent qu'il croit en Dieu, et ainsi de suite pour chacune des questions. Aussi j'admire ces parents qui affirment avec confiance qu'à l'heure où l'enfant est baptisé il fait les grandes choses sur lesquelles interroge celui qui confère le sacrement ; et si, à la même heure, j'ajoutais: Celui qu'on baptise sera-t-il chaste, ou bien ne sera-t-il pas voleur ? je ne sais si on oserait me répondre que l'enfant sera ou ne sera pas cela, comme on me répond sans hésitation qu'il croit en Dieu et qu'il se convertit à Dieu. " Puis, en terminant, vous ajoutez ces mots:

" Je demande que vous daigniez répondre brièvement à ces questions, et que vous y répondiez non par l'autorité de la coutume, mais par l'autorité de la raison. "

1. Luc, X, 37.

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8. Après avoir lu et relu votre lettre et l'ayant méditée autant que le permettait la brièveté du temps, je me suis souvenu de mon ami Nébride, ce chercheur soigneux et ardent de choses obscures, surtout de celles qui appartenaient à la religion; il détestait les courtes réponses sur les grandes questions. Il supportait mal quiconque en pareil cas demandait de rapides éclaircissements, et si la personne du questionneur n'imposait pas trop de réserve, Nébride laissait échapper de vives paroles et son visage s'enflammait; il ne le jugeait pas même digne d'adresser de telles questions, puisqu'il n'avait pas l'idée de ce qu'on pouvait et devait dire sur une aussi grande chose. Mais moi, je ne m'animerais pas contre vous comme faisait Nébride, car vous êtes évêque, occupé, comme moi, de beaucoup de soins; et vous n'avez pas plus le temps de lire quelque chose d'étendu que moi de l'écrire. Nébride qui refusait d'entendre les trop rapides réponses était un jeune homme; il s'enquérait de beaucoup de choses dans nos entretiens-; il était libre de son temps, et j'avais alors la même liberté que lui. Mais vous, en songeant à vous-même et à moi, vous me commandez d'être bref en répondant à une si grande chose. Je vais le faire dans la mesure de mes forces; que le Seigneur m'aide à faire ce que vous me demandez.

9. Souvent, aux approches de Pâques, nous disons : C'est demain ou après-demain la passion du Seigneur; et pourtant il y a bien des années que le Seigneur a été mis à mort, et sa passion n'a eu lieu qu'une fois. Le jour de Pâques nous disons : C'est aujourd'hui que le Seigneur est ressuscité, et cependant que d'années écoulées depuis sa résurrection ! Y aurait-il quelqu'un d'assez inepte pour nous accuser de mentir en parlant ainsi, et pour ne pas comprendre qu'il s'agit ici de la simple ressemblance des jours où ces événements se sont passés, qu'il n'est pas question du jour même, mais du retour d'un jour semblable et de la célébration d'un mystère accompli autrefois? Le Christ n'a été immolé qu'une fois; il s'immole pourtant dans le sacrement, non-seulement à toutes les solennités pascales, mais encore tous les jours, et celui-là ne mentira point qui, interrogé à cet égard, répondra que le Christ chaque jour s'immole; car si les sacrements ne ressemblaient pas d'une certaine manière aux choses dont ils sont les signes, ils ne seraient pas des sacrements. C'est par cette ressemblance qu'ils reçoivent souvent les noms des choses mêmes. De même donc que le sacrement du corps du Christ est le corps du Christ, en quelque manière, et le sacrement du sang du Christ le sang du Christ, de même le sacrement de la foi est la foi (1). Or, croire, ce n'est autre chose que d'avoir la foi. Et quand on répond qu'un enfant croit saris qu'il puisse avoir encore le sentiment et la foi, on répond qu'il a la foi à cause du sacrement de la foi, et qu'il se convertit à Dieu à cause du sacrement de la conversion, parce que cette réponse même appartient à la célébration du sacrement. Ainsi l'Apôtre, en parlant du baptême, dit " que nous avons été ensevelis avec le Christ par le baptême pour mourir au péché (2) ; " il ne dit pas : nous représentons la sépulture, mais: " nous avons été ensevelis." Il a donné au sacrement d'une si grande chose le nom de ta chose elle-même.

10. C'est pourquoi un enfant, sans qu'il puisse avoir encore la foi qui consiste dans la volonté, devient cependant fidèle par le sacrement même de la foi. On dit de lui qu'il est fidèle comme on répond qu'il croit, non point par une affirmation de l'intelligence, mais par la réception du sacrement. Quand, devenu homme, il commencera à savoir, il ne recevra pas le baptême une seconde fois, mais il le comprendra et s'y unira de sa propre volonté. Tant qu'il ne sera pas capable de cette volonté

1. Les protestants, en attaquant la présence réelle, ont fouillé dans les écrits de saint Augustin pour y exploiter des obscurités an profit de leur opinion. Le passage qu'on vient de lire est un de ceux dont ils se sont armés. Ils n'ont pas reconnu que l’évêque d'Hippone ne parle ici qu'en passant de l’Eucharistie et qu'il n'en parle, pour le besoin de son sujet, qu'avec l’intention d'y faire remarquer ce qui. est signe et sacrement; c'est la croyance de l’Eglise; elle enseigne que tous les sacrements représentent ou signifient la grâce qu'ils produisent. Les mots : en quelque manière (secundum quemdam modum), ne sauraient s'appliquer qu'à ce qui constitue le signe même du corps et du sang de Jésus-Christ. Le signe n'en est pas moins la présence réelle. Les protestants se sont emparés d'un passage du même genre tiré du livre de saint Augustin contre le manichéen Adimaute ; on y répond de la même manière. Quant au rameux endroit tiré de la doctrine chrétienne, chapitre XVI, où saint Augustin semble prendre au figuré la manducation du corps de Jésus-Christ, il suffit d'un peu d'attention pour reconnaître que l'évêque d'Hippone voulait exclure la pensée judaïque de la manducation comme l'entendaient les capharnaites et que saint Cyrille de Jérusalem condamnait sous le nom de Sarcophagie; saint Augustin, fidèle à sa règle pour l'interprétation des livres saints, songeait ainsi à rejeter le sens qui semblait impliquer une action honteuse et criminelle. Ce qui est évident et au-dessus de toute contestation sérieuse et de bonne foi, ce sont les nombreux passages du grand évêque, qui établissent sa foi à la présente réelle; nous citerons en première ligné le chapitre IX du livre contre l'Adversaire de la toi et des prophètes, puis les commentaires des psaumes XXXIX et XCVIII, le chapitre XX du premier livre des Mérites et de la rémission des péchés, le XIe sermon sur les Paroles du Seigneur. Nous pourrions multiplier les citations. Il faut voir dans la Perpétuité de la foi, ce bel ouvrage trop peu lu, d'habiles et solides réponses aux arguments de Claude et d'Aubertin,qui se sont efforcés d'enlever l’autorité de saint Augustin à la doctrine catholique de la présence réelle.

2. Rom. VI, 4.

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personnelle, le sacrement suffira pour le défendre contre les puissances ennemies; et telle en est la vertu que si un enfant baptisé meurt avant l'âge de raison, il sera délivré, par la grâce du Christ et la charité de l'Eglise, de la condamnation entrée dans le monde à cause de la faute d'un seul homme (1). Celui qui ne croit pas cela et qui juge que cela ne se peut, est infidèle, quoiqu'il ait le sacrement de la foi; l'enfant vaut mieux que lui, et s'il n'a pas encore la foi dans sa pensée, du moins il ne lui oppose pas l'obstacle d'une pensée contraire, ce qui suffit pour recevoir avec fruit le sacrement.

J'ai répondu, je pense, à ces questions; ce ne serait point assez pour de moins pénétrants et de plus contentieux que vous, c'est plus qu'il n'en faut peut-être pour ceux qui sont calmes et intelligents. Je ne vous ai pas répondu en m'appuyant sur la force de la coutume, mais je vous ai rendu raison, autant que je l'ai pu, d'une coutume très-salutaire.

1. Rom. V, 12

 

 

 

 

LETTRE XCIX. (Année 408 ou, commencement de l'année 409 )

Italica était une des pieuses dames romaines qui avaient, comme on sait, le bonheur de correspondre avec saint Augustin. La lettre suivante, qui lui est adressée, fut écrite sous le coup des sinistres bruits mêlés à la marche d'Alaric; le grand évêque avait entendu parler, des malheurs de Rome et ne savait rien encore que par les vagues rumeurs répandues en Attique.

AUGUSTIN A LA TRÈS-RELIGIEUSE SERVANTE DE DIEU ITALICA, TRÈS-DIGNE DE SAINTES LOUANGES ENTRE LES MEMBRES DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je vous écris cette lettre après en avoir reçu trois de votre bénignité : l'une qui me demandait une réponse, l'autre qui annonçait que cette réponse vous était parvenue, la troisième qui exprimait une bienveillante sollicitude pour nous, au sujet de la maison du jeune et illustre Julien, contiguë à nos propres murs. Au reçu de cette dernière lettre, je me hâte de vous écrire, parce que l'intendant de votre excellence m'a informé qu'il allait envoyer à Rome : nous regrettons beaucoup qu'il n'ait pas songé dans sa lettre à nous dire ce qui se passe à Rome ou autour de Rome, afin de savoir ce que nous devons croire des bruits apportés par la renommée. Les nouvelles que nous donnaient les précédentes lettres de nos frères, quelque inquiétantes qu'elles fussent, n'avaient pourtant rien de pareil à tout ce qui se dit en ce moment. Je m'étonne au delà de toute expression que nos saints frères les évêques ne nous aient pas écrit par une si bonne occasion que celle de vos gens, et que votre lettre elle-même ne nous fasse rien entendre de vos grandes tribulations; car ces douleurs nous sont communes dans les entrailles de la charité. Peut-être n'avez-vous pas cru devoir faire ce que vous pensiez ne pouvoir servir de rien, et peut-être aussi n'avez-vous pas voulu nous affliger. Je pense. cependant qu'il n'est pas inutile de connaître ces choses; d'abord parce qu'il n'est pas juste de vouloir se réjouir avec ceux qui se réjouissent et de ne pas vouloir pleurer avec ceux qui pleurent (1) ; ensuite " parce que la tribulation produit la patience, la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance, et que l'espérance ne trompe point, parce que la charité de Dieu est. répandue dans nos cactus par le Saint-Esprit qui nous a été donné (2). "

2. C'est pourquoi à Dieu ne plaise que nous refusions d'entendre ce qui est triste et amer pour nos amis ! Je ne sais comment il se fait que ce qu'un membre souffre devient plus supportable, lorsque les autres membres souffrent avec lui (3) ; cet adoucissement du mal n'arrive point par la communauté du malheur qu'on éprouve, mais par le soulagement de la charité : c'est grâce à cette charité que ceux qui souffrent et ceux qui compatissent se trouvent réunis dans une tribulation commune, comme ils sont réunis clans la même épreuve, la même espérance, le même amour et le même esprit. Mais le Seigneur nous console tous; il nous a annoncé ces maux du temps et nous a promis ensuite les biens de l'éternité; celui qui veut être couronné après la bataille ne doit pas se laisser abattre pendant qu'il combat; Dieu lui donnera des forces, Dieu qui réserve aux vainqueurs d'ineffables dons.

3. Que notre réponse ne vous ôte pas la pensée de nous écrire, d'autant plus que vous avez diminué nos craintes par des raisons qui ne sont pas improbables. Nous rendons le salut à vos petits enfants, et nous souhaitons qu'ils grandissent pour vous dans le Christ; à ce premier âge, ils voient déjà ce qu'il y a de périlleux et die funeste dans l'attachement à ce .

1. Rom. XII, 15. — 2. Rom. V, 3-5. — 3. II Cor. XII, 26,

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monde; et plût à Dieu qu'au milieu de ces grands et terribles ébranlements, ce qui est jeune et flexible pût au moins se corriger ! Que vous dirai-je de cette maison, sinon que je rends grâces à vos soins obligeants? Ils ne veulent pas de celle que nous pouvons donner; nous ne pouvons pas donner celle qu'ils veulent. C'est à tort qu'on leur a dit que cette maison a été un legs fait à l'Église par mon prédécesseur; car elle fait partie de ses anciens fonds, et tient à une ancienne église, comme celle dont il s'agit tient à une autre (1).

1. Cette affaire de maison, qui touchait aux intérêts de la communauté de saint Augustin. est un détail particulier qu'il nous est impossible d'éclaircir pleinement; c'est, du reste, de mince importance pour nous. La lettre nous semble se terminer brusquement, et peut-être n'en avons-nous pas la fin.

 

 

 

LETTRE C. (Au commencement de l'année 402.)

Nous recommandons à l'attention sérieuse de nos lecteurs cette lettre de saint Augustin adressée au proconsul d'Afrique; elle nous donne la vraie pensée de l'évéque d'Hippone sur la conduite à tenir envers les dissidents et complète ce qu'il a dit dans la fameuse lettre à Vincent, ci-dessus, page 439.

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈSHONORABLE FILS DONAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je ne voudrais pas voir l'Église d'Afrique tristement obligée de recourir aux puissances temporelles; mais comme toute puissance vient de Dieu, selon la parole de l'Apôtre (2), quand l'Église catholique notre mère est protégée par des enfants aussi dévoués que vous, alors, sans aucun doute, notre secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre (3). Qui ne sent en effet quelle consolation Dieu nous envoie dans ces grandes calamités, lorsqu'un homme tel que vous et très-attaché au nom du Christ, est élevé aux honneurs proconsulaires, et que la puissance aide en lui la bonne volonté, pour arrêter les audacieuses et sacrilèges entreprises des ennemis de l'Église, illustre seigneur et très-honorable fils? Nous craignons une seule chose dans votre justice, c'est qu'en considérant combien les violences commises par l'impiété et l'ingratitude contre la société chrétienne l'emportent en gravité et en atrocité sur les violences qui se commettent envers les autres hommes, vous ne vous préoccupiez peut-être, dans la répression, que de l'énormité des

2. Rom. XIII, 1. — 3. Ps. CXX, 2.

crimes et non pas de la mansuétude de notre religion : nous vous conjurons, au nom de Jésus-Christ , de n'en rien faire. Car nous ne cherchons pas à nous venger de nos ennemis sur cette terre, et, quelles que soient nos souffrances, elles ne doivent pas nous resserrer le coeur jusqu'à nous faire oublier les prescriptions de celui pour la vérité et le nom duquel nous souffrons : nous ai trions nos ennemis et nous prions pour eux. Ce n'est pas leur mort, c'est leur religieux retour que nous désirons par ces juges et ces lois terribles., de peur qu'ils n'encourent les peines du jugement éternel; nous voulons qu'on les corrige et non qu'on les livre aux supplices qu'ils ont mérités. Réprimez donc leurs fautes, mais ne leur ôtez pas avec la vie le pouvoir de s'en repentir.

2. Donc, nous vous le demandons : quand vous prenez en main la cause d'une Église quelconque, quelle que soit la gravité des injustices dont elle a eu à souffrir, oubliez que vous avez le pouvoir de faire mourir, mais n'oubliez pas notre prière (1). Honorable et bien-aimé fils, ne regardez pas comme quelque chose de petit et de méprisable cette prière que nous vous adressons pour que vous ne mettiez pas à mort ceux dont nous demandons à Dieu la conversion. Sans compter que nos efforts doivent toujours tendre à vaincre le mal par le bien, votre sagesse remarquera qu'il appartient aux ecclésiastiques seuls de vous saisir de causes ecclésiastiques. Si donc en ces matières vous croyez devoir prononcer des condamnations à mort, vous nous empêcheriez de soumettre à votre justice des affaires de ce genre; les donatistes, dès qu'ils viendraient à s'en apercevoir, s'acharneraient contre nous avec plus d'audace, et nous feraient payer cher notre résolution de nous laisser tuer par eux, plutôt que de livrer leur vie à la sévérité de vos jugements. Je vous en prie, n'accueillez point par le dédain ce conseil, cette demande, cette supplication. Car vous n'oubliez pas, sans doute, que quand même je ne serais pas évêque et que vous seriez élevé plus haut, je pourrais m'adresser encore à vous avec grande confiance. Pour le moment, qu'une déclaration de Votre Excellence fasse connaître aux hérétiques donatistes que les lois portées contre eux demeurent dans

1. Ces lignes suffiraient pour répondre à toutes les accusations de violence dont saint Augustin a été l’objet.

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leur force; ils prétendent que ces lois n'ont plus de valeur, et c'est pour eux une raison de ne pas nous épargner. Mais vous nous aiderez beaucoup dans nos travaux et nos dangers, et vous les empêcherez d'être stériles, si vous n'appliquez pas à la répression de cette vaine et orgueilleuse secte les lois impériales, de façon à lui laisser croire qu'elle souffre pour la vérité et la justice. Il faudrait plutôt, lorsqu'on vous le demande, permettre que ceux qui sont traduits devant Votre Excellence ou devant des juges inférieurs, pussent s'instruire et se convaincre par la lecture des pièces où la vérité se trouve en pleine évidence, afin que ceux qui sont détenus d'après vos ordres changeassent, s'il est possible, leur opiniâtreté en bonne volonté et fissent à d'autres ces salutaires communications. Quoi qu'il s'agisse de quitter un grand mal pour aller à un grand bien, ce serait une entreprise plus laborieuse que profitable de tant contraindre les hommes et de ne pas les instruire.

 

 

 

LETTRE CI. (Au commencement de l'année 409.)

Mémorius était un évêque d'Italie; quel siège occupait-il ? Nous n'en savons rien. Mémorius avait été marié avant de recevoir les saints ordres; il fut le père de Julien, ce chef de l'hérésie pélagienne, contre lequel saint Augustin lutta si vaillamment et si victorieusement jusqu'à la dernière heure. L'évêque d'Hippone, à qui il avait demandé son ouvrage sur la musique, lui répond en des termes qui témoignent une grande considération. Ce qu'il dit des anciens, à propos des études libérales, ne doit pas être, regardé comme un mépris de leur génie; il ne condamne que leur amas d'erreurs. Bossuet, dans son beau traité de la Concupiscence, n'a pas tenu un autre langage (1). On remarquera le charmant et curieux passage de cette lettre de saint Augustin sur les six livres de la musique, et sa manière de comprendre l'harmonie.

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX, CHER, VÉNÉRABLE ET TRÈS-DÉSIRÉ SEIGNEUR MÉMORIUS , SON FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je ne devrais pas vous écrire sans vous envoyer les livres que vous m'avez demandés par le droit violent d'un saint amour : mon obéissance serait ainsi du moins une réponse à vos lettres où vous me comblez de vos bontés jusqu'à m'en accabler : je succombe sous leur poids, mais comme je suis aimé, je me relève. Ce n'est pas un homme ordinaire qui m'aime, me relève et me distingue, c'est un

1. Voir ce que nous avons dit à ce sujet dans nos Lettres sur Bossuet, lettre XIe.

prêtre du Seigneur que je sais être agréable à Dieu; et quand vous élevez vers le Seigneur votre âme si bonne, vous m'y élevez en même temps, puisque vous me portez en vous-même. Je devais donc vous envoyer maintenant les livres que j'avais promis de corriger; si je ne les envoie point, c'est que cette correction n'est pas faite : ne croyez point que je n'aie pas voulu, je n'ai pas pu; des soins multipliés et plus graves m'en ont empêché. Je vous écris aujourd'hui parce qu'il y aurait eu de ma part trop d'ingratitude et de dureté à souffrir que notre saint frère et collègue. Possidius, en qui vous retrouverez un autre nous-même, manquât l'occasion de vous connaître, vous qui nous aimez tant, ou fît votre connaissance sans une lettre de nous; c'est par nous qu'il a été nourri, autant que l'ont permis nos pressantes affaires, non pas de ces sciences que les esclaves des passions humaines appellent libérales, mais du pain du Seigneur.

2. Qu'y a-t-il en effet à dire aux injustes et aux impies qui se croient libéralement instruits, si ce n'est ce que nous lisons dans les saintes lettres vraiment libérales : " Si le Fils vous a délivrés, alors véritablement vous serez libres? " Car c'est lui qui nous fait connaître ce que peuvent avoir de libéral les études mêmes qui sont ainsi nommées par les hommes non appelés à cette liberté évangélique. Ces études n'ont de rapport avec la liberté que ce qu'elles ont de rapport avec la vérité; voilà pourquoi le Fils a dit: " Et la vérité vous délivrera (1). " Ainsi donc ces innombrables fables impies, dont les poésies sont pleines, n'ont rien de commun avec notre liberté; nous en dirons autant des mensonges emphatiques et ornés des orateurs, des sophismes verbeux des philosophes soit de ceux qui ont mal connu Dieu, soit de ceux qui l'avant connu ne l'ont pas glorifié comme Dieu ou ne lui ont pas rendu grâces, mais se sont évanouis dans leurs propres pensées; et leur cœur s'est endurci; et, se disant sages, ils sont devenus insensés: ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible en une image de l'homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des serpents; soit enfin de ceux d'entre eux qui n'étant pas adonnés au culte des idoles ou qui l'étant peu, ont adoré cependant et ont servi la créature plutôt que le Créateur (2). A Dieu ne plaise que nous appelions sciences libérales les vanités et les folies menteuses, les

1. Jean, VIII, 32, 36. — 2. Rom. I, 21-25.

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inventions vaines et l'erreur superbe de ces malheureux qui n'ont pas connu, même dans ce qu'ils ont dit de vrai, la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, la grâce à laquelle seule nous devons d'être délivrés du corps de cette mort (1). Quant à l'histoire dont les auteurs font une haute profession de sincérité dans leurs récits, peut-être renferme-t-elle quelque chose qui mérite d'être connu des âmes libres, quand , bonnes ou mauvaises, les actions qu'elle rapporte sont vraies. Cependant, je ne vois pas trop comment, ne recevant point le secours de l'Esprit-Saint et obligés dans leur condition de faiblesse à recueillir les rumeurs répandues, ils ne se seraient pas trompés en bien des points: il y a toutefois en eux quelque chose qui approche de la liberté s'ils n'ont pas eu la volonté de mentir, et s'ils ne trompent les hommes que parce qu'ils auront été eux-mêmes trompés par la faiblesse humaine.

3. Les sons aident le plus à comprendre la valeur des nombres dans tous les mouvements des choses; on monte ainsi, comme par degrés, jusqu'aux plus hauts secrets de la vérité, à ces hauteurs où la divine sagesse se découvre agréablement dans l'ordre entier de sa providence à ceux qui l'aiment (2) : c'est ce que nous avons essayé de traiter, aux premiers loisirs que nous laissaient des soins plus importants et plus urgents, dans ces écrits que vous désirez recevoir de nous; j'ai composé alors six livres seulement sur le rythme, et, je l'avoue, je songeais à en composer six autres sur la modulation, quand j'espérais du loisir. Mais depuis que j'ai été chargé du poids des affaires ecclésiastiques, toutes ces douces choses me sont échappées des mains, de sorte qu'à peine trouvé je maintenant ce que j'ai écrit, ne pouvant me refuser à votre désir qui est pour moi un ordre. Si je puis vous envoyer ce petit ouvrage, je ne me repentirai pas de vous avoir obéi, mais vous pourriez bien vous repentir de me l'avoir demandé si ardemment. Car il est très-difficile d'entendre les cinq premiers livres sans quelqu'un qui, non-seulement distingue les personnes des interlocuteurs, mais qui, par 1a prononciation, fasse sentir la durée des syllabes, de façon à frapper l'oreille de la diversité des nombres : d'autant plus qu'il s'y mêle des intervalles de silences mesurés qui ne sauraient être compris sans le secours d'une habile prononciation.

1. Rom, VII, 24, 25. — 2. Sages. VI, 17.

4. Ayant trouvé corrigé le sixième livre où est ramassé tout le fruit des autres, je l'envoie sans retard à votre charité; peut-être ne déplaira-t-il pas trop à votre gravité. Pour ce qui est des cinq premiers, c'est à peine si Julien (1), notre fils et collègue dans le diaconat, car il est déjà enrôlé dans nôtre sainte milice, les jugera dignes d'être lus et compris. Je n'ose pas dire que je l'aime plus que vous, pal ce que je veux rester vrai, mais cependant j'ose dire que je désire le voir plus que je ne désire vous voir vous-même. Il peut vous sembler étrange que vous aimant autant l'un que l'autre, il y en ait un qui soit l'objet particulier de mes désirs; .mais ce qui produit ce sentiment c'est une plus grande espérance de voir Julien, car, je le crois, si vous lui commandez ou lui permettez de venir vers nous, il fera ce qu'on fait à son âge, surtout quand on n'est pas encore retenu par des soins plus importants; et par lui je vous aurai vous-même sans plus de retard. Je n'ai pas indiqué les mesures des vers de David, parce que je les ignore. Je ne sais pas l'hébreu, et le traducteur n'a pu faire passer les mesures dans sa version, de peur de nuire à l'exactitude du sens. Au reste les vers hébreux ont des mesures certaines, si j'en crois ceux qui entendent bien cette langue; car le saint prophète aimait la pieuse musique, et c'est luit, plus que tout autre, qui m'a inspiré un goût si vif pour ces sortes d'études. Demeurez à jamais sous la protection du Très-Haut (2), vous tous qui habitez dans la même maison (3), père, mère, frères et fils, et, tous enfants d'un même père! souvenez-vous de nous !

1. Ce jeune Julien, dont saint Augustin prononce affectueusement le nom, devait plus tard prendre rang parmi les plue ardente ennemis de l'Eglise catholique et de l'évêque d'Hippone.

2. Ps. XC, 1. — 3. Ps. LXVII, 7.

 

 

LETTRE CII (4). (Au commencement de l'année 409).

Dans l'histoire des premiers âges du christianisme, il n'est rien de plus curieux que les objections sur lesquelles les païens fondaient leur résistance à notre religion ; les difficultés qui les arrêtaient ressemblent aux difficultés dont beaucoup de gens ont coutume de s'armer dans nos âges nouveaux : les hommes du IVe et du Ve siècles qui n'étaient pas encore chrétiens et ceux de notre temps qui ne le sont plus se rapprochent en bien des points. La plupart des objections et même les plaisanteries du dix-huitième siècle contre la foi chrétienne, sont renouvelées des païens. Il est donc intéressant de savoir comment saint

4. Voyez rétract. liv. 11, chap. XXXI, tom. I, pag. 351.

Augustin y répondait. L'évêque d'Hippone avait en vue un de ses amis de Carthage dont il désirait éclairer l'esprit et vaincre les hésitations ; sa réponse aux six questions posées ne fut pas inutile aux païens de son temps et ne saurait l'être aux chrétiens du nôtre.

AUGUSTIN A DEOGRATIAS, SON CHER FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous avez mieux aimé me renvoyer les questions qui vous ont été adressées ; ce n'est point, je pense, paresse de votre part, mais comme vous m'aimez extrêmement, vous préférerez m'entendre dire ce que vous savez vous-même. J'aurais voulu pourtant que vous les eussiez traitées , parce que l'ami qui les a posées n'ayant pas répondu à des lettres que je lui ai écrites, comme s'il ne lui convenait pas de me suivre, il aura eu ses raisons; je soupçonne, et ce n'est ni par désobligeance ni sans aucun motif, car vous savez combien je l'aime et combien je m'afflige qu'il ne soit pas encore chrétien ; je soupçonne, dis-je, et je crois avec quelque vraisemblance, assurément, que celui qui refuse de me répondre ne veut pas que je lui écrive. C'est pourquoi , de même que je vous ai obéi, et que, malgré le poids de mes occupations, j'ai satisfait à votre demande pour ne pas résister à votre sainte et chère volonté, je vous supplie d'écouter une, prière répondez brièvement vous-même à toutes les questions de notre ami, ainsi qu'il vous l'a demandé, et comme vous pouviez le faire avant ma réponse. Car, lorsque vous lirez ceci, vous reconnaîtrez qu'il ne s'y trouve presque rien que vous ne sachiez ou que vous n'eussiez pu trouver lors même que je n'aurais rien dit. Mais, je vous en prie, réservez mon travail seulement pour ceux à qui vous penserez qu'il puisse être utile; donnez le vôtre à celui à qui il conviendra bien mieux, et à d'autres encore qui aiment beaucoup votre manière de traiter les questions, et je suis de ce nombre. Vivez toujours dans le Christ en vous souvenant de nous.

PREMIÈRE QUESTION. Sur la Résurrection.

2. Quelques-uns s'émeuvent et se préoccupent de savoir quelle est celle des deux résurrections qui nous est promise : celle du Christ ou celle de Lazare. " Si c'est celle du Christ, disent-ils, comment la résurrection de celui qui n'est pas né de l'homme peut-elle ressembler à la résurrection des créatures nées selon la loi ordinaire? Si c'est celle de Lazare, elle ne nous convient pas davantage, car c'est son propre corps non tombé en poussière, mais conservé, que Lazare a repris; et nous, quand nous ressusciterons, notre corps sera, après bien des siècles, tiré du mélange universel. Ensuite si l'état qui suit la résurrection est un état heureux, où l'on ne puisse connaître ni les souffrances du corps ni les besoins de la faim, pourquoi le Christ ressuscité a-t-il pris de la nourriture et montré ses plaies? S'il l'a fait pour convaincre l'incrédule, ce n'a été qu'un semblant : s'il a montré quelque chose de réel, on portera donc après la résurrection les plaies reçues pendant la vie? "

3. On répond à ceci que ce n'est pas la résurrection de Lazare, mais celle du Christ qui représente la résurrection promise, parce que Lazare est ressuscité pour mourir une seconde fois; " mais le Christ, selon ce qui est écrit, se levant du milieu des morts, ne meurt plus, et la mort n'aura plus d'empire sur lui (1). " C'est la promesse faite à ceux qui ressusciteront à la fin des temps, et qui régneront éternellement avec lui. La différence entre la naissance du Christ et la nôtre n'établit aucune différence pour sa résurrection, comme elle n'en a établi aucune pour sa mort. Pour être né autrement que les hommes, sa mort n'en a pas été moins véritable; de même la création du premier homme, formé de la terre et n'ayant pas eu de parents comme nous, ne l'a pas fait mourir autrement que nous-mêmes. Or la différence de naissance n'en est pas une pour la résurrection, pas plus que pour la mort.

4. Mais si des hommes non encore chrétiens étaient tentés de ne pas croire ce qu'on rapporte du premier homme, qu'ils tâchent de faire attention et de prendre garde à cette foule d'animaux formés de la terre sans parents; toutefois leur union produit des animaux semblables à eux, et la différence de naissance ne change en rien leur nature; formés de la terre ou formés selon la loi ordinaire, ils sont pareils : ils vivent et meurent de la même manière. Il n'est donc pas absurde de supposer que des corps, n'ayant pas la même origine, aient la même résurrection. Mais les hommes auxquels nous

1. Rom. VI, 9.

176

répondons ici sont incapables de voir ce qui fait la différence et où la différence doit s'arrêter; ils veulent conclure de la diversité des origines à toutes sortes de diversités, et croiraient sans doute que l'huile de suif ne doit pas nager sur l'eau comme l'huile d'olive, à cause de la différence de l'origine, la première provenant des animaux, la seconde d'un fruit.

5. En ce qui touche cette autre différence entre le corps du Christ, ressuscité le troisième jour sans corruption ni pourriture, et nos corps qui seront tirés, après un long espace de temps, du mélange universel, ces deux sortes de résurrection demeurent également au-dessus de la puissance humaine, mais sont également très-faciles à la puissance divine. De même que le rayon de notre oeil arrive aussi promptement à ce qui est proche qu'à ce qui est éloigné et atteint les diverses distances avec la même vitesse ; ainsi lorsque dans un clin d'oeil, selon la parole de l'Apôtre (1), aura lieu la résurrection des morts, il sera aussi aisé à la toute-puissance de Dieu et à sa volonté ineffable, de ressusciter des corps intacts que des corps détruits par le temps. Ces choses paraissent incroyables à certaines gens parce que rien de pareil ne s'est vu; l'univers est si rempli de miracles qu'ils ne nous étonnent point, non pas par la facilité de s'en rendre compte, mais par l'habitude de les voir; et à cause de cela ils ne nous paraissent dignes ni d'attention ni d'étude. Quant à moi, et avec moi quiconque s'efforce de comprendre les invisibles merveilles de Dieu par les merveilles visibles (2), nous admirons autant, peut-être plus, le petit grain de semence où est caché tout ce qu'il y a de beau dans un arbre entier, que le vaste sein de ce monde qui doit restituer intégralement à la résurrection future tout ce qu'il prend des corps humains dans leur dissolution.

6. Quelle contradiction peut-il y avoir entre la nourriture que prit le Christ après sa résurrection et la promesse de notre résurrection dans un état où nous n'aurons plus besoin de nourrir nos corps? Ne voyons-nous pas dans les livres saints les anges manger de la même manière, non sous une vaine et trompeuse apparence, mais en toute réalité? Ce n'était point par nécessité, mais par puissance. La terre, dans sa soif, boit autrement que le rayon du soleil, dans son ardeur; pour la terre c'est

1. II Cor. VI, 52. — 2, Rom. I, 20.

un besoin, pour le soleil une force. Le corps ressuscité sera donc imparfaitement heureux s'il ne peut pas prendre de la nourriture; et quelque chose manquera aussi à sa félicité s'il en a besoin. Je pourrais examiner longuement ici ce qu'il y a de changeant dans les qualités des corps et le prédominant des corps supérieurs sur les inférieurs; mais on m'a demandé de répondre brièvement, et j'écris ceci pour des esprits pénétrants qu'il suffit d'avertir.

7. Que celui de qui partent ces questions sache bien que le Christ, après sa résurrection, a montré des cicatrices et non pas des blessures; il les a montrées à des disciples qui doutaient, et c'est pour eux aussi qu'il a voulu manger et boire, non pas une fois, mais souvent, de peur qu'ils ne crussent pas que son corps était quelque chose de spirituel et son apparition une pure image. Ces cicatrices eussent été fausses si des blessures ne les eussent précédées, et cependant elles-mêmes ne seraient pas restées si le Christ ne l'avait pas voulu. Sa grâce providentielle eut pour but de prouver à ceux qu'il édifiait dans une foi réelle que ce corps ressuscité était bien le même qu'ils avaient vu crucifié. Pourquoi dire alors : " S'il l'a fait à cause d'un incrédule, il a donc fait semblant? " Mais si un valeureux combattant avait reçu de nombreuses blessures au service de sa patrie et qu'il priât un habile médecin, capable d'en effacer jusqu'aux derniers vestiges, de s'arranger plutôt pour laisser subsister des cicatrices comme autant de titres de gloire, dirait-on que le médecin aurait fait à l'héroïque blessé de fausses cicatrices, parce que, pouvant empêcher par son art qu'il ne restât des traces de plaies, il se serait au contraire appliqué à les maintenir à dessein? Ainsi que je l'ai fait observer plus haut, les cicatrices ne peuvent être fausses que s'il n'y a pas eu de blessures.

SECONDE QUESTION. De l'époque de l'avènement du christianisme.

8. Nos contradicteurs ont proposé d'autres difficultés, qu'ils prétendent tirées de Porphyre et. qu'ils jugent plus fortes contre les chrétiens: " Si le Christ s'est dit la voie du salut, la grâce et la vérifié, s'il a déclaré qu il ne pouvait y avoir de retour à la vérité que par la fui en lui (1) , qu’ont fait les hommes de tant de

1. Jean, XIV, 6.

siècles avant le Christ? Je laisse les temps qui ont précédé le royaume du Latium, et je

prends le Latium même pour le commencement de la société humaine. On adora les dieux dans le Latium avant la fondation d'Albe; il y eut à Albe des religions et des cérémonies dans les temples. Rome est restée de longs siècles sans connaître la loi chrétienne. Que sont devenues tant d'âmes innombrables, qui n'ont aucun tort, puisque Celui à qui on aurait pu croire ne s'était pas encore montré aux hommes ? L'univers s'enflamma pour le culte des dieux comme Rome elle-même. Pourquoi celui qui a été appelé le a Sauveur s'est-il dérobé à tant de siècles? Dira-t-on que le genre humain a eu l'ancienne loi des Juifs pour se conduire? Mais ce n'est qu'après un long espace de temps que la loi juive a paru et a été en vigueur dans un coin de la Syrie, d'où elle est venue ensuite en et Italie; et ce fut après César Caïus, ou tout au plus sous cet empereur. Que sont donc devenues les âmes des Romains et des Latins qui, jusqu'au temps des Césars, ont été privées de la grâce du Christ non encore venu sur la terre? "

9. En répondant à cette question, nous demanderons d'abord à nos contradicteurs si le culte de leurs dieux, dont nous connaissons les dates certaines, a été profitable aux hommes. S'ils disent que ce culte a été inutile au salut des âmes, ils le détruisent avec nous et en reconnaissent la 'vanité; il est vrai, nous montrons que ce culte a été pernicieux, mais c'est déjà quelque chose que les païens avouent qu'il ne sert à rien. Si au contraire ils défendent le polythéisme et en proclament la sagesse et l'utilité, je demande ce que sont devenus ceux qui sont morts avant les institutions païennes, car ils ont été privés de cet important moyen de salut; mais s'ils ont pu se purifier d'une autre manière, pourquoi leur postérité n'aurait-elle pas fait comme eux? Quel besoin y avait-il d'instituer de nouvelles consécrations, inconnues aux anciens?

10. Sion nous dit que les dieux ont toujours été, qu'ils ont eu toujours et partout la puissance de délivrer leurs adorateurs, mais que, sachant ce qui convenait aux temps et aux lieux à cause de la diversité des âges et des choses humaines, ils n'ont pas voulu être servis de la même façon en tous pays et à toutes les époques, pourquoi appliquent-ils à la religion chrétienne une difficulté à laquelle ils ne peuvent répondre pour leurs dieux sans répondre aussi pour nous-mêmes : que la différence des cérémonies selon les temps et les lieux importe peu, si ce qu'on adore est saint; de même que peu importe la diversité des sons au milieu de gens de diverses langues si ce qu'on dit est vrai ? Ils doivent néanmoins reconnaître ici une différence, c'est que les hommes peuvent, par un certain accord de société, former des mots pour se communiquer leurs sentiments (1), et que les sages, en matière de religion, se sont toujours conformés à la volonté de Dieu. Cette divine volonté n'a jamais manqué à la justice et à la piété des mortels pour leur salut, et si chez divers peuples il y a diversité de culte dans une même religion, il faut voir jusqu'où vont ces différences et concilier ce qui est dû à la faiblesse de l'homme et ce qui est dû à l'autorité de Dieu.

11. Nous disons que le Christ est la parole de Dieu par laquelle tout a été fait; il est le Fils de Dieu parce qu'il est sa parole, non pas une parole qui se dit et qui passe , mais immuable et permanente en Dieu qui ne passe pas, une parole gouvernant toute créature spirituelle et corporelle selon les temps et les lieux, étant elle-même la sagesse et la science pour régir chaque chose dans les conditions qui lui sont propres : le Christ est toujours le Fils de Dieu, coéternel au Père, immuable sagesse par laquelle toute chose a été créée et qui est le principe de bonheur de toute âme raisonnable; il est toujours le même, soit avant qu'il multiplie la nation des Hébreux dont la loi a été la figure prophétique de son avènement, soit pendant la durée du royaume d'Israël, soit lorsque, prenant un corps dans le sein d'une Vierge, il se montre comme un mortel au milieu des hommes; il demeure le même depuis ces époques lointaines et diverses jusqu'à présent où il accomplit toutes les prophéties, et jusqu'à la fin des temps où il séparera les saints des impies et rendra à chacun selon ses oeuvres.

12. C'est pourquoi, depuis le commencement du genre humain, tous ceux qui ont cru

1. On se tromperait si on voulait s'armer de ce passage de saint Augustin pour prouver que le langage est d'invention humaine. Le texte porte : lingua sonos, quibus inter se sua sensa communicent etiam homines, pacto guodam societatis sibi instituere possunt. Jamais ces mots linquae sonos instituere ne voudront dire : inventer une langue. La formation des mots ou des langues ne saurait être ni la création de la langue primitive ni l'invention du langage. La première langue est celle du premier homme parce que Dieu lui a parlé, et, quant à la parole, elle est éternelle.

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en lui, qui l'ont connu, n’importe comment, et ont vécu selon ses préceptes avec piété et justice, ont été, sans aucun doute, sauvés par lui, à quelque époque et en quelque région qu'ils se soient trouvés. De même que nous croyons en lui, que nous croyons qu'il demeure dans le Père et qu'il est venu revêtu de chair ; ainsi les anciens croyaient en lui , croyaient qu'il demeure dans le Père et qu'il viendrait avec un corps semblable au nôtre. Maintenant, à cause de la diversité des temps, on annonce l'accomplissement de ce qu'on annonçait alors comme une chose future,mais la foi et le salut n'ont pas changé. La différence des formes religieuses sous lesquelles une chose est annoncée ou prophétisée ne fait pas une différence dans la chose même ni une différence de salut; et quelle que soit l'époque où se produit ce qui doit servir à la délivrance des fidèles et des saints, c'est à Dieu de la marquer dans ses desseins, et c'est à nous d'obéir. Ainsi la vraie religion s'est montrée et a été pratiquée jadis sous des noms, et, des signes qui ne sont pas les mêmes que ceux d'à présent ; elle était alors plus cachée, elle est maintenant plus manifestée; autrefois connue à peine d'un petit nombre, elle 1'a été beaucoup plus dans la suite, mais elle n'a jamais fait qu'une seule et même religion.

13. Nous n'objectons pas que Numa Pompilius apprit aux Romains à honorer des dieux autrement qu'eux mêmes et les Italiens les honoraient auparavant; noves ne rappelons pas qu'au temps de Pythagore, on vanta une philosophie auparavant inconnue, ou connue seulement d'un petit nombre de gens ne vivant pas dans les mêmes coutumes : ce qui nous occupe, c'est la question de savoir si es dieux sont de vrais dieux, dignes d'adoration, et si cette philosophie peut servir en quelque chose au salut des âmes; voilà ce que nous débattons avec nos contradicteurs et ce que nous réfutons. Qu'ils cessent donc de nous objecter ce qu'on peut objecter contre toute secte et tout ce qui porte le nom de religion. Puisqu'ils avouent que ce n'est pas le hasard, mais la Providence divine qui préside à la marche des temps, il faut qu'ils reconnaissent que ce qui est propre et favorable à chaque époque surpasse les pensées humaines et vient de cette même Providence qui gouverne toute chose.

14. Car s'ils disent que la doctrine de Pythagore n'a pas été toujours ni partout parce que Pythagore n’était qu’un homme, et qu’il n’a pu avoir cette puissance, diront-ils aussi qu'au temps où il vécut et dans les lieux où sa doctrine fut enseignée, tous ceux qui ont pu l'entendre, ont voulu croire en lui et le suivre? C’est pourquoi, si ce philosophe avait eu la puissance de prêcher ses dogmes où et quand il aurait voulu, et,qu'il eût eu en même temps une prescience générale des choses, il ne se serait certainement, montré que dans les temps et dans les lieux où il aurait su d'avance que des hommes croiraient en lui. On n'objecte point contre le Christ que sa doctrine ne soit pas suivie de tout le monde; on sent bien que la même objection pourrait s'adresser aux philosophes et aux dieux; mais que répondront nos païens si, sans préjudice des raisons cachées peut-être dans les profondeurs de la sagesse et de la science divine, et d'autres causes que les sages peuvent rechercher, nous disons, pour abréger cette discussion, que le Christ a voulu se montrer au milieu ; des hommes et leur prêcher sa doctrine dans le temps et dans les lieux où il savait que devaient être ceux qui croiraient en lui (1)? Car il prévoyait que dans les temps et les lieux où son Evangile n'a pas été prêché, les hommes auraient reçu cette prédication comme l'ont fait beaucoup de ceux qui, l'ayant vu lui-même pendant qu'il était sur la terre, n'ont pas voulu croire en sa mission, même après des morts :ressuscités par lui comme Je fout aussi .de notre temps beaucoup d'hommes qui., malgré l'évident accomplissement des prophéties, persistent dans leur incrédulité , et aiment mieux résister par des finesses humaines que de céder à l'autorité divine après des témoignages si clairs, si manifestes,si sublimes. Tant que l'esprit de l'homme est petit et faible, il doit s'incliner devant la divine vérité. Si donc le Christ n'a vu qu'une grande infidélité dans les premiers temps de l’univers, quoi d'étonnant,qu'il n'ait voulu ni se montrer ni parler à des :hommes qu'il savait devoir ne croire ni à ses discours ni à ses miracles? Il est permis de penser qu'à ces premières époques tous les hommes eussent été tels., à en juger par le nombre étonnant d'incrédules

1. Dans les lignes qu'on vient de lire, saint Augustin ne parle de la prescience de Jésus-Christ qu'en passant et tout juste pour répondre à une objection des païens; il laisse, évidemment subsister en son entier la question de la grâce. Les semi-pélagiens n'étaient donc pas fondés à s’autoriser de ce passage. L'évêque d'Hippone s'est expliqué sur ce, point dans le chapitre IX du livre de la Prédestination des saints. Saint Hilaire avait averti saint Augustin de cette prétention des demi-pélagiens, comme on le verra dans la lettre CCXXVI.

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crédules que la vérité a rencontrés depuis l'avènement du Christ jusqu'à nos jours.

15. Cependant, depuis le commencement du genre humain, il n'a jamais manqué d'être annoncé par les prophètes, avec plus ou moins de lumière selon les temps, et avant son incarnation il ya toujours eu des hommes qui ont cru en lui, depuis Adam jusqu'à Moïse, non-seulement parmi le peuple d'Israël qui, par un mystère particulier, a été une nation prophétique, mais encore parmi les autres nations. En effet, dans les saints livres des Hébreux, on en cite quelques-uns à qui Dieu fit part de ce mystère; ce fut dès le temps d'Abraham, et ces privilégiés n'appartenaient ni à sa race, ni au peuple d'Israël, et ne tenaient en rien au peuple élu pourquoi donc ne croirions-nous pas qu'il y eut d'autres privilégiés chez d'autres peuples et en d'autres pays, quoique l'autorité de ces livres ne nous en ait pas transmis le souvenir? C'est pourquoi le salut de cette religion, seule véritable et seule capable de promettre le vrai salut, n'a jamais manqué à quiconque en a été digne et n'a manqué qu'à celui qui ne le méritait pas (1) ; et depuis le commencement de la race humaine jusqu'à la fin des temps, elle a été et sera prêchée aux uns pour leur récompense, aux autres pour leur condamnation. Il en est à qui Dieu n'en a rien révélé, mais il prévoyait que ceux-là ne croiraient pas, et ceux à qui la religion a été annoncée quoiqu'ils ne dussent pas croire, ont servi d'exemple aux autres : mais quant aux hommes à qui elle est annoncée et qui doivent croire, leur place est marquée dans le royaume des cieux et dans la société des saints anges.

TROISIÈME QUESTION. Sur la différence des sacrifices.

Voyons maintenant la question suivante :

16. " Les chrétiens, dit notre païen, condamnent les cérémonies des sacrifices, les victimes, l'encens et tout ce qui se pratique dans les temples; tandis que le même culte a commencé, dès les temps anciens, par eux ou par le Dieu qu'ils adorent, et que ce Dieu a eu besoin des prémices de la terre. "

17. Voici notre réponse :

1. Nous trouvons une explication de ce passage dans le livre de la prédestination, chapitre X : " Si en demande, dit saint Augustin, comment on peut se rendre digne, il ne manque pas de gens qui répondent que c'est par la volonté humaine; nous disons, nous, que c'est par la grâce ou la prédestination divine. "

Ce qui a donné lieu à cette question, c'est le passage de nos Ecritures où il est dit que Caïn offrit à Dieu des fruits de la terre et Abel les prémices de son troupeau (1) ; ce qu'il faut comprendre ici, c'est la haute antiquité du sacrifice qui, d'après les saintes et infaillibles Ecritures, ne doit être offert qu'au seul Dieu véritable; non pas que Dieu en ait besoin, car il est écrit très-clairement dans les mêmes livres : " J'ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez aucun besoin de mes biens; " mais quand il les accepte, les rejette ou les tolère, il n'a en vue que l'intérêt des hommes. Car c'est à nous, et non à Dieu que profite le culte que nous lui .rendons. Ainsi lorsqu'il nous inspire et qu'il nous apprend à l'adorer, il ne le fait pas parce qu'il a besoin de nos hommages, il le fait pour notre plus grand bien. Or, tous ces sacrifices sont figuratifs et ils doivent nous inviter à rechercher, à connaître ou à nous rappeler les choses dont ils retracent les images. Il nous faut être court, et l'espace .nous manquerait ici pour traiter ce sujet avec une convenable étendue ; mais nous avons beaucoup parlé sur ce point dans d'autres ouvrages (2), et ceux qui nous ont précédé dans l'interprétation des saintes Ecritures ont abondamment parlé des sacrifices de l'Ancien Testament comme étant les ombres et les figures de l'avenir.

18. Ici néanmoins, quelque intention que nous ayons d'être court, nous devons faire remarquer que jamais les faux dieux, c'est-à-dire les démons ou les anges prévaricateurs, n'auraient demandé des temples, des prêtres, des sacrifices et ce qui s'y rapporte, s'ils n'avaient su que ces choses appartiennent au seul Dieu véritable. Quand ce culte est rendu à Dieu selon ses inspirations et sa doctrine, c'est la vraie religion; quand il est rendu aux démons qui l'exigent dans leur orgueil impie., c'est une coupable superstition. C'est pourquoi ceux qui connaissent les livres chrétiens de l'Ancien et du Nouveau Testament ne reprochent aux païens ni la construction des temples, ni l'institution du sacerdoce, ni la célébration des sacrifices; mais ils leur reprochent de consacrer tout cela aux idoles et aux démons. Et qui doute que tout sentiment manque aux idoles? Cependant, lorsque ces idoles occupent les

1. Gen. IV, 3, 4. — 2. Ps. XV, 1.

2. Au livre 22 contre Fauste, et dans la Cité de Dieu, chapitres XIX et XX.

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places d'honneur qui leur sont réservées et qu'elles sont là debout devant ceux qui les prient ou qui leur offrent des sacrifices, elles ont comme l'aspect et l'animation de personnes vivantes et font illusion aux esprits faibles qui les contemplent; ce qui contribue surtout à cette illusion, c’est la piété de la foule empressée autour des autels.

19. La divine Ecriture veut remédier à ces impressions malsaines et pernicieuses, quand, pour mieux graver dans la pensée quelque chose de connu, elle dit, en parlant de ces idoles : " Elles ont des yeux et ne voient point, elles ont des oreilles et n'entendent point (1), " et le reste. Plus ces paroles sont claires et d'une vérité que chacun peut comprendre, plus elles inspirent une honte salutaire à ceux qui rendent en tremblant un culte divin à de telles images, qui les regardent comme vivantes, leur adressent des prières comme s'ils en étaient compris, leur immolent des victimes, s'acquittent des veaux et sont touchés de telle sorte qu'ils n'osent pas les croire inanimées. Pour que les païens ne prétendent pas que nos saints livres condamnent seulement cette impression faite sur le coeur humain par les idoles, il y est clairement écrit que " tous les dieux des nations sont des démons (2). " Aussi l'enseignement apostolique ne se borne pas à ces paroles de saint Jean : " Frères, gardez-vous des idoles (3), " mais nous lisons dans saint Paul : " Quoi donc? est-ce que je dis que quelque chose d'immolé aux idoles soit quelque chose, ou que l'idole soit quelque chose? Mais les gentils qui immolent, immolent aux démons et non pas à Dieu : or, je ne veux pas que vous entriez en société avec les démons (4). " D'où l'on peut suffisamment comprendre que, dans les superstitions des gentils, ce n'est pas l'immolation en elle-même qui est blâmée par la vraie religion (car les anciens saints ont immolé au vrai Dieu), mais l'immolation faite aux faux dieux et aux démons. De même que la vérité excite les hommes à devenir les compagnons des saints anges, ainsi l'impiété les pousse à la société des démons, pour lesquels est préparé le feu éternel comme l'éternel royaume est préparé pour les saints.

20. Les païens semblent vouloir se faire pardonner leurs sacrilèges par la beauté de leurs interprétations. Mais ces interprétations ne les excusent point, car elles ne se

1. Ps. CXIII, 5. — 2. Ps. XCV, 5. — 3. I Jean, V, 21. — 4. I Cor. X, 19, 20.

rapportent qu'à la créature et non pas au Créateur, à qui seul est dû le culte que les Grecs désignent sous le nom de latrie. Nous ne disons pas que la terre, les mers, le ciel, le soleil, la lune, les étoiles et certaines puissances célestes non placées à notre portée soient des démons: mais comme toute créature est partie corporelle, en partie incorporelle, ou, comme nous l'appelons encore, spirituelle, il est clair que ce que nous faisons avec piété et religion part de la volonté de l'âme, qui est une créature spirituelle, préférable à tout ce qui est corporel; d'où il résulte qu'on ne doit pas sacrifier à la créature corporelle. Reste la spirituelle, qui est pieuse ou impie : pieuse dans les hommes et les anges fidèles, servant Dieu comme il faut le servir; impie dans les hommes injustes et les mauvais anges que nous appelons aussi démons; c'est à cause de cela qu'on ne doit pas sacrifier non plus à une créature spirituelle, quoiqu'elle soit juste. Car plus elle est pieuse et soumise à Dieu, plus elle repousse un tel honneur qu'elle sait n'être dû qu'à Dieu; combien donc il est plus détestable encore de sacrifier aux démons, c'est-à-dire à une créature spirituelle tombée dans l'iniquité, reléguée dans cette basse et ténébreuse région du ciel comme dans une prison aérienne, et prédestinée à un supplice éternel ! Aussi lorsque les païens nous disent qu'ils sacrifient à des puissances supérieures qui ne sont pas des démons, qu'il n'y a entre l'objet de leur culte et le nôtre qu'une différence de noms, et que nous appelons des anges ce qu'ils appellent des dieux, ils sont à leur insu le jouet des ruses si variées des démons qui jouissent et se repaissent en quelque sorte des erreurs humaines; les saints anges n'approuvent d'autre sacrifice que celui que la vraie doctrine et la vraie religion apprennent à offrir à ce Dieu unique qu'ils servent saintement. Et de même que l'orgueil impie soit des hommes, soit des démons, exige ou souhaite les honneurs divins, ainsi la pieuse humilité, soit des hommes, soit des anges, a toujours rejeté de tels hommages et montré à qui ils étaient dus. On en voit d'éclatants exemples dans nos saintes Ecritures.

21. Mais il y a eu diversité de sacrifices. selon les temps; les uns ont été pratiqués avant la manifestation du Nouveau Testament, lequel est consacré par la vraie victime d'un prêtre unique, c'est-à-dire par l'effusion du sang du (181) Christ; et maintenant il est un autre sacrifice conforme à cette manifestation, qui est offert par nous tous, qui portons le nom de chrétien, et marqué non-seulement dans l'Evangile , mais encore dans les livres des prophètes. Car ce changement qui ne regarde ni Dieu ni la religion elle-même, mais qui ne porte que sur les sacrifices et les cérémonies, semblerait aujourd'hui bien hardi à prêcher, s'il n'avait été annoncé à l'avance. De même en effet qu'un homme qui le matin offrirait à Dieu tel sacrifice et en offrirait tel autre le soir, selon la convenance du moment, ne changerait ni de Dieu ni de religion, pas plus qu'un homme qui le matin saluerait d'une manière et d'une autre le soir; ainsi dans le cours universel des siècles, quoique les saints d'autrefois aient offert un sacrifice différent des sacrifices d'à présent, non point par une pensée humaine, mais par l'autorité divine, j'y vois des mystères célébrés selon la convenance des temps, et non un changement de Dieu ni de religion.

QUATRIÈME QUESTION. Sur cette parole de l'Ecriture : " Vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez mesuré (1). "

22. Il nous faut examiner ensuite la question posée sur la proportion du péché et du supplice, lorsque, calomniant l'Evangile, notre païen s'exprime ainsi : " Le Christ menace de supplices éternels ceux qui ne croiront pas en lui (2); " et d'ailleurs il dit : " Vous serez mesurés à la même mesure, dont vous aurez mesuré. Il y a ici, poursuit le païen, ridicule et contradiction; car si la peine à infliger doit avoir une mesure, toute mesure étant bornée à un espace de temps, que signifient les menaces d'un supplice sans fin? "

23. Il est difficile de croire qu'un philosophe, quel qu'il soit, ait pu faire cette objection; on dit ici que toute mesure est bornée à un espace de temps, comme s'il ne pouvait être question que d'heures, de jours et d'années, ou comme s'il s'agissait de syllabes longues ou brèves. Car je crois que les muids et les boisseaux, les urnes et les amphores ne sont pas des mesures de temps. Comment donc toute mesure sera-t-elle bornée à un espace de temps? Ces païens ne disent-ils pas que le soleil est éternel? Ils

1. Matth. VII, 2. — 2. Jacq. II,13.

osent pourtant mesurer sa grandeur par les règles de la géométrie et la comparer à la grandeur de la terre. Qu'ils puissent ou ne puissent pas la connaître, il est certain que le globe du soleil a sa propre mesure; s'ils comprennent combien il est étendu, ils comprennent sa mesure; sinon, ils ne la comprennent pas. Mais elle n'en existe pas moins si les hommes ne peuvent parvenir à la connaître. Quelque chose peut donc être éternel et avoir une mesure certaine de son propre mode. J'ai parlé, selon leur opinion, de l'éternité du soleil, pour les convaincre avec leur propre sentiment, et afin qu'ils m'accordent que quelque chose peut être éternel et avoir cependant une mesure. Et dès lors ils ne doivent plus refuser de croire au supplice éternel dont le Christ menace le péché, en s'autorisant de ce que le même Christ a dit : Vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez mesuré.

24. Si le Christ avait dit : Ce que vous avez mesuré, on vous le mesurera, il ne serait pas nécessaire d'entendre cette parole d'une chose qui fût la même sous tout rapport. Nous pouvons bien dire: Vous recueillerez ce que vous aurez planté, quoique personne ne plante le fruit, mais l'arbre, et que l'on cueille le fruit, et non pas le bois : mais nous disons cela pour désigner l'espèce d'arbre, et pour faire entendre qu'après avoir planté un figuier ce ne sont pas des noix qu'on recueille. C'est ainsi qu'on pourrait dire : Vous souffrirez ce que vous aurez fait souffrir; cela ne signifie pas que celui qui a déshonoré doit être déshonoré à son tour; mais ce qu'il a fait contre la loi par ce péché, la loi doit le lui rendre; le coupable a rejeté de sa vie la loi qui défend de tels crimes que la loi à son tour le rejette de cette vie humaine qu'elle est destinée à régir. Si donc le Christ avait dit : On vous mesurera autant que vous aurez mesuré, il n'en résulterait pas que les peines dussent être de tout point égales aux péchés. Ainsi, par exemple, le froment et l'orge ne sont pas des choses égales, et on pourrait dire : On vous mesurera autant que vous aurez mesuré, c'est-à-dire autant de froment que d'orge. S'il s'agissait de douleurs, et si on disait : On vous en rendra autant que vous en avez fait souffrir, il pourrait se faire que la douleur infligée fût pareille, quoiqu'elle se prolongeât plus longtemps : elle serait plus grande pour la durée, mais égale par la violence. Si nous disons de deux lampes : celle-ci (182) était aussi ardente que l'autre, nous dirons vrai, quoique l'une de ces lampes se soit éteinte avant l'autre. Si donc quelque chose offre une grandeur égale d'une certaine manière, ce côté d'égalité n'en subsiste pas moins en toute vérité, quoiqu'il y ait des différences sur d'autres points.

25. Mais comme le Christ a dit: " Vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez mesuré, " et qu'évidemment autre chose est la mesure, autre chose est ce qui est mesuré, il pourrait se faire qu'on donnât mille boisseaux de froment à qui n'en aurait donné qu'un seul, de façon que la différence ne serait pas dans la mesure, mais dans la quantité. Je ne dirai rien de la différence des choses mêmes,car non-seulement il est possible qu'on mesure du froment là où un autre aura mesuré de l'orge, mais encore qu'on mesure de l'or là où un autre aurait mesuré du froment; et il est même possible qu'il y ait un seul boisseau de froment et plusieurs boisseaux d'or. Quoique, sans comparer les choses elles mêmes, l'espèce et la quantité diffèrent entre elles, on peut dire avec vérité : on a mesuré pour lui à la même mesure dont il a mesuré.

Or, le sens des paroles du Christ éclate suffisamment par ce qui précède : " Ne jugez point pour que vous ne soyez point jugés : car vous serez jugés comme vous aurez jugé les autres. " Faut-il conclure de là que s'ils jugent iniquement, ils seront iniquement jugés? Point du tout. Il n'y a en Dieu aucune injustice. Mais c'est comme s'il était dit : la volonté qui vous aura servi à faire le bien servira à votre délivrance; la volonté qui vous aura servi à faire le mal servira à votre châtiment. Si quelqu'un, par exemple, était condamné à perdre les yeux qui auraient été l'instrument de mauvais désirs, c'est en toute justice qu'il s'entendrait dire : soyez puni dans ces yeux par où vous avez péché. Car chacun se sert de son propre jugement, bon ou mauvais, pour le bien ou pour le péché. Il est donc juste qu'il soit jugé dans ce qui juge en lui, afin qu'il porte là peine dans son propre jugement, en souffrant les maux qui accompagnent le dérèglement de l'esprit.

26. Car s'il est des supplices visibles qui sont pour l'avenir réservés au mal et mérités également par la volonté mauvaise; au fond de l'âme elle-même, là où le mouvement de la volonté règle toutes les actions humaines la punition suit promptement la faute; et cette punition s'accroît souvent par l'excès même de l'aveuglement et de l'insensibilité. C'est pourquoi le Christ, après avoir dit : " Vous serez jugés comme vous aurez jugé, " ajoute " Et vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez mesuré. " C'est dans sa propre volonté que l'homme de bien trouve là mesure du bien qu'il fait, et il y trouve aussi la mesure de sa félicité; il en est de même du méchant : il porte dans sa volonté la mesure de ses oeuvres mauvaises et de la misère qui les suit. C'est la volonté, cette mesure de toutes les actions et de tous les mérites, qui fait les bons et les méchants; c'est par elle qu'on est heureux ou malheureux. Les genres de volontés, et non pas les espaces de temps, produisent les oeuvres bonnes ou mauvaises. Autrement on tiendrait pour un plus grand péché d'abattre un arbre que de tuer un homme; car il faut du temps et des coups répétés pour abattre un arbre, et d'un seul coup où en un moment on tue un homme. Et si, à cause d'un aussi grand crime commis en aussi peu de temps, on punissait un homme de l'exil à perpétuité, la peine serait trouvée trop, douce;. quoique la longue durée de l'exil ne pût se comparer à la promptitude du crime. En quoi donc répugnerait-il qu'il y eût des supplices également longs ou même également éternels, mais inégalement rigoureux; que dans la même durée il n'y eût pas même douleur, comme la mesure des péchés n'est pas non plus dans la durée du temps, mais dans la volonté qui les a commis?

27. Car c'est la volonté et›-même qui est punie, soit par le supplice de l'âme, soit par le supplice du corps; elle se délecte dans les péchés, il faut qu'elle souffre dans les peines; et que celui qui juge sans miséricorde soit jugé sans miséricorde (1). La signification de cette même mesure, c'est qu'il ne sera pas fait pour l'homme ce qu'il n'aura pas fait pour les autres. Le jugement de Dieu sur l’homme sera éternel, quoique le jugement exercé par l'homme pécheur n'ait pu être que passager. La mesure demeure la même, quoiqu'il y ait des supplices sans fin pour des crimes qui n'ont pas été éternels : l'homme pécheur aurait voulu jouir éternellement de son péché, il trouvera dans la peine une sévérité, éternelle.

1. Jacq. V, 13.

183

La brièveté imposée à mes réponses ne me permet pas de ramasser tout ce qu'il y a, ou au moins beaucoup des choses qui sont dans les saintes Ecritures sur les péchés et les peines, ni d'établir avec certitude mon sentiment à cet égard; et toutefois, si j'en avais le loisir, peut

être mes forces n'y suffiraient pas. Mais je crois en avoir assez dit pour montrer qu'il n'y a rien de contraire à l'éternité des peines dans la doctrine annonçant aux hommes qu'ils seront mesurés à la mesure de leurs péchés.

CINQUIÈME QUESTION. Du fils de Dieu selon Salomon.

28. Après ces questions tirées de Porphyre, notre païen a ajouté ceci : " Daignez aussi m'apprendre s'il est vrai que Salomon ait dit que Dieu n'a point de Fils. "

29. La réponse ne se fera pas attendre. Non-seulement Salomon n'a pas dit cela, mais au contraire il a dit que Dieu a un Fils. Car la Sagesse, parlant dans un de ses livres, a dit : " Il m'a engendré avant toutes le collines (1). " Et qu'est-ce que le Christ, sinon la Sagesse de Dieu.? Dans un autre endroit des Proverbes " C'est Dieu, dit Salomon, qui m'a enseigné la sagesse, et j'ai connu la science des saints. Quel est Celui qui est monté au ciel et qui en est descendu? Qui a ramassé le vent dans son sein ? Qui a lié les eaux comme dans un vêtement? Qui a rempli la terre? Quel est son nom et quel est le nom de son Fils, si vous le savez (2)? " Une de ces dernières paroles se rapporte au. Père : " Quel est son nom, " le nom de Celui " qui m'a enseigné la sagesse, " comme il vient de le dire. L'autre parole désigne évidemment le Fils : " Quel est le nom de son Fils, " du Fils de qui principalement s'entend ce qui suit : " Qui est Celui qui est monté au ciel et qui en est descendu ? " Saint Paul dit à ce sujet : " Celui qui est descendu c'est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux (3). " — " Qui a ramassé les vents dans son sein? " c'est-à-dire les esprits de ceux qui croient dans le secret et le silence. A ceux-là il est dit: " Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ (4). " — " Qui a lié, les eaux comme dans

1. Prov. VIII, 25. — 2. Prov. XXX, 4. Bossuet est admirable dans son commentaire de ces paroles de Salomon. Elévation sur les mystères : 1re élévation de la deuxième semaine. Voir nos Lettres sur Bossuet, lettre VI. — 3. Ephés. IV, 10. — 4. Coloss. III. 3.

un vêtement? " Pour qu'on pût dire : "Vous tous qui- avez été baptisés dans le Christ, vous avez été revêtus du Christ (1). " — " Qui a rempli la terre? " C'est Celui-là même qui a dit à ses disciples : " Vous me rendrez témoignage à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre (2). "

SIXIÈME QUESTION. Sur le prophète Jonas.

30. La dernière question- concerne Jouas; elle n'est pas tirée de Porphyre, mais des plaisanteries accoutumées des païens. On nous dit " Que devons-nous penser à Jonas qu'on prétend avoir passé trois jours dans le ventre d'une baleine? Il est extraordinaire (3) et incroyable qu’un homme soit resté englouti avec ses vêtements dans le corps d’un poisson. Si c'est là une figure, vous daignerez nous l’expliquer. Ensuite, qu'est-ce que c'est que cette citrouille qui poussa , au-dessus de Jonas après que la baleine l’eut vomi (4) ? Quelle raison y a-t-il eu pour la faire naître? " Je me suis aperçu que ce genre de questions amuse beaucoup les païens.

31. On répond à ceci qu’il ne fait croire aucun des miracles de Dieu, ou bien qu’il n'y a aucune raison pour ne pas croire celui-ci ! Nous ne croirions pas que le Christ lui-même est ressuscité le troisième jour, si la foi des chrétiens redoutait les railleries des païens. Notre ami ne nous a pas demandé si on devait croire à la résurrection de Lazare le quatrième jour, ou à celle dû Christ le troisième ; je m'étonne donc qu'il ait choisi l'histoire de Jonas comme quelque chose d'incroyable : pense-t-il par hasard qu'il soit plais aisé de ressusciter un mort que de conserver dans l’énorme ventre d'une baleine un homme vivant? Je passe sous silence ce que rapportent de la grandeur de ces monstres marins ceux qui en ont vu ; mais en voyant les côtes de baleine exposées à la curiosité publique à Carthage, qui ne juge combien d'hommes auraient pu tenir dans le ventre de ce monstre, et quelle devait être la large ouverture de la gueule, qui était comme la porte de cette caverne ? Notre païen croit

1. Gal. III, 27. — 2. Actes des Apôtres, I, 8.

3. Apithanon

4. Jo. II, I ; IV, 6.

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que les vêtements de Jonas l'ont empêché d'être englouti sans meurtrissure, comme si le prophète s'était fait petit pour franchir un passage étroit; au lieu que, précipité du haut d'un navire., il a été reçu par la baleine de façon à pénétrer dans le ventre du monstre avant de pouvoir être déchiré par ses dents. L'Ecriture ne dit pas, d'ailleurs, s'il était nu ou habillé quand il fut jeté dans cette caverne, afin qu'on pût admettre qu'il était nu, s'il fallait qu'on lui ôtât ses vêtements, comme à un neuf sa coque, pour qu'il devînt plus aisé à engloutir. On se préoccupe des vêtements de Jonas comme si les livres saints eussent dit qu'il avait passé par une petite fenêtre ou qu'il était entré dans un bain : et encore pourrait-on entrer dans un bain tout habillé; ce ne serait pas commode, mais il n'y aurait là rien de merveilleux.

32. Mais ils ont une raison pour ne pas croire à ce miracle de Dieu, c'est la vapeur du ventre par laquelle s'humecte la nourriture, et qui aurait dû se tempérer pour conserver la vie d'un homme, combien n'est-il pas plus incroyable que les trois hommes jetés dans une fournaise par un roi impie se soient promenés sains et saufs au milieu du feu ! Du reste, si ceux à qui nous répondons se refusent à croire à tout miracle, c'est par d'autres raisonnements que nous aurions à les réfuter? Car ils ne doivent pas objecter comme incroyable un fait particulier ni le révoquer en doute, mais tous les faits qui sont tels et même plus étonnants. Toutefois, si ce qui est écrit sur Jonas l'était sur Apulée de Madaure ou sur Apollonius de Tyane, dont on nous raconte tant de prodiges sans témoignage d'aucun auteur sérieux , quoique les démons fassent aussi des choses comme en font les saints anges, non en réalité, mais en apparence, non avec sagesse, mais par le mensonge; si, dis-je, on nous rapportait quelque chose d'aussi surprenant de ceux que les païens honorent sous les noms de mages ou de philosophes, les bouches de nos adversaires ne retentiraient pas d'éclats de rire, mais de paroles triomphantes. Qu'ils se moquent de nos Ecritures ; qu'ils s'en moquent à leur gré, pourvu que les rieurs deviennent de jour en jour plus rares, soit parce qu'ils meurent, soit parce qu'ils croient, et tandis que s'accomplit tout ce qu'ont prédit les prophètes, ces prophètes qui se sont ri, si longtemps avant eux, de leurs inutiles combats contre la vérité, de leurs vains aboiements, de leurs défections successives, et qui non-seulement nous ont laissé à lire, à nous qui sommes leur postérité, ce qu'ils ont écrit sur eux, mais nous ont promis que nous en verrions l'accomplissement.

33. On peut raisonnablement et avec profit demander ce que signifie le miracle de Jonas, afin de ne pas se borner à croire qu'il s'est accompli, mais de comprendre qu'il a été écrit parce qu'il renferme quelque signification mystérieuse. Il faut donc commencer par reconnaître que le prophète Jonas a passé trois jours dans le vaste sein d'un monstre marin, quand on veut rechercher pourquoi cela s'est fait; car ce n'a pas été en vain et c'est cependant certain. Si de simples paroles figurées et sans actes nous excitent à la foi, combien notre foi doit s'exciter plus encore non-seulement par ce qui a été dit, mais même par ce qui a été fait en figure? Les hommes ont coutume de s'exprimer par des paroles, mais c'est aussi par des faits que parle la puissance de Dieu. Et de même que des mots nouveaux ou peu usités, quand ils sont. choisis avec goût et sobriété, ajoutent à l'éclat des discours humains; ainsi les faits merveilleux et figuratifs ajoutent en quelque façon à la splendeur de l'éloquence divine.

34. D'ailleurs, pourquoi nous demander la signification de l'histoire de Jonas, puisque le Christ lui-même l'a donnée? " Cette génération mauvaise et adultère, dit-il, demande un prodige, et on ne lui en donnera point d'autre que celui du prophète Jonas. De même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine, ainsi le Fils de Dieu sera trois jours et trois nuits dans le cœur de la terre (1). " Quant à rendre raison des trois jours depuis la mort de Notre-Seigneur jusqu'à sa résurrection, en entendant, pour le premier et le dernier jour, le tout par la partie,de façon à compter dans cet espace trois jours avec leurs nuits, ce serait l'objet d'un long discours, et cette matière a été souvent traitée ailleurs. Donc, comme Jonas a été précipité du haut d'un navire dans le ventre de la baleine, ainsi le Christ a été précipité du haut de la croix dans le sépulcre,ou dans la profondeur de la mort, le prophète fut précipité pour le salut de ceux que menaçait la tempête, le Christ pour le salut de ceux qui flottent sur la mer de ce monde; et comme Jonas avait reçu l'ordre de prêcher aux Ninivites, mais ne parut au milieu

1. Matth. XII, 39 et 40.

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d'eux qu'après que la baleine l'eût vomi, ainsi la divine parole adressée aux nations ne leur

est parvenue qu'après la résurrection du Christ.

35. Le prophète se dressa une tente et s'assit en face de Ninive en attendant les desseins de Dieu sur la ville: par là il figurait autre chose, le peuple charnel d'Israël. Ce peuple, en effet, s'attristait aussi sur le salut des Ninivites, c'est-à-dire sur la rédemption et la délivrance des nations, du milieu desquelles le Christ est venu appeler non les justes, mais les pécheurs à la pénitence (1). L'ombrage de la citrouille sur la tête de Jonas représentait les promesses on même les bienfaits de l'Ancien Testament, qui étaient, comme dit l'Apôtre, une ombre des choses futures (2), et servaient de défense, dans la terre de promission, contre les ardeurs des maux du temps. Ce ver du matin qui rongea et fit sécher la citrouille, c'est encore le Christ lui-même dont la bouche, ayant répandu au loin l'Evangile, a fait sécher et disparaître toutes ces figures et ces ombres du peuple d'Israël. Maintenant ce peuple, après avoir perdu son royaume de Jérusalem, son sacerdoce, son sacrifice, toutes ces ombres de l'avenir, est dispersé à travers la terre et se consume dans le feu de la tribulation, comme Jonas sous les feux du soleil (3), et sa douleur est grande : et cependant Dieu s'occupe plus du salut des nations et de ceux qui font pénitence que de la douleur du prophète et de l'ombre qu'il aimait.

36. Que les païens rient encore, et, en voyant le Christ figuré par un ver, que leur superbe faconde tourne en dérision cette interprétation d'un mystère prophétique, pourvu toutefois que ce ver mystérieux les consume insensiblement pour en faire des hommes nouveaux. Car c'est d'eux qu'Isaïe a prophétisé, lorsque le Seigneur a dit par sa bouche : Ecoutez-moi, a mon peuple, vous qui connaissez la justice, " et qui portez ma loi dans vos coeurs : ne craignez pas les reproches des hommes, ne vous laissez pas abattre par leurs calomnies, et ne tenez pas grand compte de leurs mépris. Ils seront consumés par le temps comme un vêtement, et seront mangés par la teigne comme la laine; mais ma justice demeure éternellement (4). " Quant à nous, reconnaissons le Christ dans le ver du matin, parce que dans le psaume intitulé : Pour le secours du matin (5), il a daigné lui-même s'appeler de ce

1. Luc, V, 32. — 2. Col. II, 17. — 3. Jon. IV, 8. — 4. Isaïe LI, 7, 8. — 5. Ps. XXI.

nom : " Je suis un ver, dit-il, et non pas un homme ; je suis l'opprobre des hommes et le mépris du peuple. " Cet opprobre est de ceux qu'Isaïe nous recommande de ne pas craindre

" Ne craignez pas les opprobres des hommes. " Ils sont mangés par ce ver comme par la teigne, ceux qui sous sa dent évangélique s'étonnent que leur nombre diminue de jour en jour. Reconnaissons ce ver, et, pour le salut que Dieu nous a promis, supportons les opprobres de ce monde. Le Christ est un ver par son abaissement sous un vêtement de chair; peut-être aussi parce qu'il est né d'une vierge; car le ver, quoiqu'il soit le produit de la chair ou de n'importe quelle chose terrestre, ne doit sa naissance à aucune sorte d'union. Le Christ est le ver du matin parce qu'il est ressuscité au point du jour. Cette citrouille dont l'ombre couvrit le front du prophète pouvait sécher sans qu'aucun ver la touchât. Et si Dieu avait besoin d'un ver pour cela, pourquoi dire un ver du matin, si ce n'est pour faire reconnaître sous cette figure celui qui chante Pour le secours du matin : " Mais moi je suis un ver et non pas un homme ? "

37. Quoi de plus clair et de plus accompli que cette prophétie ? Si l'on s'est moqué de ce ver pendant qu'il était pendu à une croix, comme il est écrit dans le même psaume : " Ils m'ont outragé dans leurs paroles, et ils ont hoché la tête. Il a espéré en Dieu, qu'il le délivre; que Dieu le sauve s'il veut de lui; " si on s'en est moqué pendant que s'accomplissaient ces paroles du même psaume : " Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os. Ils m'ont regardé et considéré; ils se sont partagé mes vêtements et ont jeté ma robe au sort; " et ici la prédiction de l'Ancien Testament est aussi claire que le récit même de l'Evangile; si, dis-je, on a raillé ce ver en cet état d'humiliation, le raillera-t-on encore quand nous assistons à l'accomplissement de la suite de ce même psaume : " Tous les pays de la terre se souviendront du Seigneur et se convertiront à lui; et toutes les nations l'adoreront; parce que la souveraineté est au Seigneur et qu'il dominera sur tous les peuples (1). " C'est ainsi que les Ninivites se souvinrent du Seigneur et se convertirent à lui. Israël s'affligeait de ce salut des nations par la pénitence, représenté dans Jonas, comme maintenant il s'afflige privé

1. Ci-dessus, lett. XC et XCI, pag.

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d'ombre et dévoré par l'a chaleur. Le resté de cette histoire mystérieuse de Jonas peut recevoir l'explication que l'on voudra, pourvu qu'on l'expose selon la règle de la foi. Mais pour ce qui est des trois jours passés dans le ventre de la baleine, il n'est. pas permis de l'entendre autrement que nous l'a révélé le Maître céleste lui-même dans l'Evangile.

38. Nous avons répondu aux questions comme nous rayons pu; mais que celui qui les a posées se fasse chrétien, de peur qu'en voulant auparavant finir les questions sur tes livres. saints, il ne finisse sa vie avant de passer de la mort à la vie. On comprend qu'avant de recevoir les sacrements chrétiens il ait voulu s'instruire sur la résurrection des morts; on peut lui concéder aussi d'avoir cherché à s'expliquer là tardive apparition du Christ sur la terre et à résoudre le petit nombre des autres grandes questions auxquelles le reste se rapporte. Mais se poser des questions comme celle-ci : "Vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez mesuré, " ou comme celle sur Jonas ou tout autre de ce genre, avant de se décider à se faire. chrétien, c'est penser peu à la condition humaine et ne pas penser à l'âge. Car il y a d'innombrables questions qu’il ne faut pas finir avant de croire; de peur que la vie ne finisse sans la foi; mais, quand on est chrétien, on s'applique studieusement à ces difficultés pour le plaisir pieux des âmes fidèles, et on communique sans orgueilleuse confiance ce qu'on a appris; et quant. à ce qui reste inconnu, on s'y résigne sans dommage pour le salut.

s

 

 

 

 

LETTRE CIII. (Au mois de mars de l‘année 409.)

NECTARIUS A SON TRÈS CHER ET TRÈS-HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Nos lecteurs connaissent le vieux Nectarius de Calame, ci-dessus, Lett.XC et XCI, pag. 133-134 ; voici une nouvelle lettre de lui, à l'occasion des faits violents dont nous avons parlé ailleurs. Le langage de Nectarius est à la fois un curieux monument des sentiments des païens de cette époque et un précieux témoignage de leur admiration pour saint Augustin. Du reste, Nectarius n'est pas exact dans sa réponse à l'évêque d'Hippone et ne plaide pas adroitement la cause de ses concitoyens.

1. En lisant cette lettre où Votre Excellence ruine le culte des idoles et toutes les cérémonies des temples, il m'a semblé entendre un philosophe, non pas celui qu’on montre à l’Académie et qui, retiré en un coin obscur, enfoncé dans la profondeur de sa pensée et la tête entre ses genoux, n'ayant rien à défendre qui lui soit propre, attaque les brillantes découvertes d'autrui et cherche à se consoler de sa pauvreté d'esprit par des accusations calomnieuses; mais, frappé de votre parole, j'ai cru voir devant moi le consul Cicéron qui, après avoir sauvé: d'innombrables têtes de citoyens paraissait avec ses lauriers au milieu des écoles de la Grèce étonnées, et leur apportait les témoignages victorieux des causes gagnées au Forum; hors d'haleine , il retournait cette trompette d'éloquence que sa juste indignation avait fait retentir contre les grands coupables et les parricides de la. république, et raccourcissait les vastes plis de sa toge pour n'en faire qu'un manteau grec.

2. Je vous ai donc écouté volontiers quand vous nous avez poussés au culte et à la religion du Dieu qui est au-dessus de tous ; quand vous nous avez engagés à lever les yeux vers la céleste patrie, j'ai recueilli vos paroles avec reconnaissance ; car la patrie dont vous sembliez parler n'est pas cette cité entourée de murs ni celle que les philosophes nous présentent; dans le monde, comme étant commune à tous; mais c'est celle que le grand Dieu habite et avec lui les âmes qui ont. bien mérité de lui, c'est celle à laquelle toutes les lois aspirent par des voies et des sentiers divers, que nous ne saurions représenter par le langage, mais que la pensée peut-être peut découvrir: Quoiqu'il faille surtout aimer cette patrie et y aspirer de tous nos voeux , je ne crois pas pourtant que nous devions abandonner celle où nous sommes nés, où pour la première fois nos yeux se sont ouverts à la lumière celle qui nous, a nourris et formés; et, pour toucher ici à mon sujet particulier,. de doctes hommes déclarent que ceux qui ont bien mérité de cette patrie , trouvent après leur mort une place dans le ciel ; ils enseignent que les services rendus à nos cités natales sont des titres pour être admis à la cité d'en-haut et qu'on demeure d'autant plus avec Dieu qu'on a contribué à sauver son pays par ses conseils ou ses oeuvres Vous nous dites en plaisantant que ce n'est point par l'éclat des armes que brille notre ville, mais par les flammes des incendies et qu'elle produit plus d'épines que de fleurs ; ce reproche n'est pas: très-grand, parce que nous savons que, le plus souvent les fleurs naissent des épines. Car personne n'ignore que ce sont les épines qui produisent les roses et que les grains mêmes des épis sont hérissés de barbes, du façon que le doux et le rude se mêlent plus d'une fois.

3. Vous dites à la fin de votre lettre qu'on ne demande, pour venger l'Eglise, ni la tête ni le sang de personne , mais qu'on doit enlever aux coupables les biens qu'ils craignent tant de perdre. Pour moi, si je ne, me trompe; je trouve la spoliation plus: rigoureuse que la mort. Vous le savez, on lit souvent dans les livres que la mort ôte le sentiment de tous les maux, et qu'une vie d'indigence rend malheureux pour toujours : il est plus (187) triste, en effet, de vivre misérablement que de trouver par la mort le terme de: toutes. les misères. Vous-même nous l'apprenez aussi par la nature de vos oeuvres, lorsque vous secourez l'es pauvres, vous soignez les malades, vous appliquez des remèdes aux maladies du corps, et que par tous les moyens, vous travaillez à diminuer autour de vous les souffrances. Quant à la gravité des fautes, elle importe peu à celui à qui on demande pardon. Si le repentir obtient le pardon et purifie le coupable, (et même celui-là se repent qui supplie, qui embrasse les pieds) ; et si, selon l'opinion de quelques philosophes, toutes les fautes sont, égales, on doit leur accorder un pardon commun. Un homme s'emporte en parlant, il a péché; il a dit des injures ou commis des crimes, il à péché de la même manière ; quelqu'un a dérobé le bien d'autrui, cela compte parmi les fautes ; il a violé des lieux sacrés ou profanes, ce n'est pas une, raison pour lui refuser le pardon. Enfin , il n'y aurait pas lieu à pardonner si auparavant il n'y avait pas péché.

4. Maintenant, après vous avoir répondu, nom pas comme j'aurais du, mais comme j'ai pu, peut-être en disant trop de choses et peut-être pas assez, je vous demande et je vous supplie (et que n'êtes-vous là! et que ne voyez-vous mes larmes!), je vous conjure de réfléchir à ce que vous êtes, à votre état, à vos oeuvres accoutumées ; songea à l'aspect que présente une ville d'où. on arrache des citoyens pour les mener au supplice ; songez aux gémissements des mères, des épouses, des enfants, des, parents; à la honte qui accompagne ceux qui, reviennent après; avoir subi la torture, aux douleurs renouvelées par la vue des blessures et des cicatrices. Tout ceci considéré, pensez ensuite à Dieu, à ce que diront les hommes; cédez à des sentiments de bonté et d'union; cherchez la louange dans le pardon plutôt que dans la vengeance. Que ceci soit dit pour ceux qui ont avoué leurs crimes. Vous leur avez fait grâce par la seule inspiration de votre loi religieuse, et je ne. cesse de l'admirer. A présent, c'est à peine si on peut exprimer ce qu'il y aurait de cruauté à poursuivre des innocents et à citer en justice criminelle ceux qu'il est impossible de confondre avec les coupables. S'il leur arrivait de se faire absoudre, voyez, je vous prie, quels sentiments animeraient les accusateurs obligés de lâcher des innocents après avoir de plein gré laissé aller ceux qui ne l'étaient pas. Que le Dieu souverain vous garde, qu'il vous conserve comme l'appui de la loi et. comme notre ornement.

 

 

 

LETTRE CIV. (Au mois de mars de l'année 409.)

Dans l’histoire des premiers temps de l'Eglise, il y a toujours profit à voir un chrétien converser on correspondre avec un païen, et quand ce chrétien est un génie comme saint Augustin, le profit est incomparable. La supériorité de la lettre suivante tient beaucoup assurément à la supériorité de l'évêque d'Hippone, mais elle tient beaucoup aussi à l'excellence du sentiment chrétien: Combien saint Augustin domine Nectarius! Par la seule force de la doctrine évangélique, il est, plus que lui, homme, moraliste et philosophe. De temps en temps sa droiture s'indigne et sa, mansuétude s'étonne de ce qu'on lui prête. Le désir passionné de gagner les lunes à la vérité éclate ici comme partout soue ta plumé de ce grand homme.

AUGUSTIN A SON ILLUSTRE, HONORABLE ET CHER SEIGNEUR ET FRÈRE NECTARIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J'ai lu la réponse que votre bienveillance m'a adressée bien longtemps après la lettre que, je vous ai envoyée; car je vous avais écrit quand mon saint frère et collègue Possidius: était encore au milieu de nous et avant qu'il s'embarquât; et la lettre que vous avez bien voulu lui remettre pour moi; je l'ai reçue le sixième jour des calendes d'avril (1), près de huit mois après la mienne. J'ignore absolument, comment ma lettre ou la vôtre ont éprouvé un si long retard. Peut-être votre sagesse a-t-elle dédaigné de me répondre d'abord et ne l'a-t-elle fait que depuis peu. Si c'est là la cause, je. m'en étonne. Avez-vous entendu dire quelque chose que nous ne sachions pas encore? Mon frère Possidius qui, permettez-moi de le dire, aime vos concitoyens d’un amour beaucoup plus salutaire que vous-même, a-t-il obtenu contre eux des, décisions terribles? Vous semblez le craindre. lorsque, dans votre lettre, vous me demandez de me représenter " l'état d'une ville d'où l'on arrache des citoyens pour les conduire au supplice, les gémissements des mères, des épouses, des enfants., des parents ; la honte qui accompagne ceux qui reviennent après avoir, subi la torture, le renouvellement des douleurs par la vue des blessures et des cicatrices. " A Dieu, ne plaise que nous fassions ou que nous sollicitions jamais rien de, pareil,contre aucun de nos ennemis ! Mais, je vous le répète, si la renommée vous a apporté, quelque chose de semblable, dites-le-nous plus clairement, pour que nous puissions aviser à l'empêcher, ou que nous sachions quoi répondre aux gens qui le croiraient.

1. Le 26 mars,

188

2. Voyez plutôt ma lettre à laquelle vous avez été si lent à répondre; j'y ai suffisamment exprimé mes sentiments; mais vous l'avez, je crois, oubliée, et vous me dites des choses qui n'y ont aucun rapport. Vous avez cru vous rappeler mes paroles, et vous m'avez prêté ce que je n'ai pas dit. Vous prétendez trouver à la fin de ma lettre qu'on ne demande ni tête ni sang pour venger l'Eglise, mais qu'il faut ôter aux coupables les biens qu'ils craignent tant de perdre. Voulant montrer ensuite combien cela est mal, vous ajoutez que la spoliation vous paraît plus rigoureuse que la mort. Et pour achever de faire connaître de quels biens il s'agit ici, vous continuez et me dites que j'ai dû voir souvent dans les livres " que la mort ôte le sentiment de tous les maux et qu'une vie d'indigence rend malheureux pour toujours. " Puis vous concluez " qu'il est plus triste de vivre misérablement que de trouver par la mort le terme de toutes les misères. "

3. Et moi je ne me souviens pas d'avoir jamais lu qu'une vie d'indigence rend malheureux pour toujours; je ne l'ai lu ni dans nos livres saints, à l'étude desquels j'avoue avec regret m'être appliqué trop tard, ni dans vos livres que j'ai eus entre les mains dès mon enfance. La pénible pauvreté n'a jamais été un péché; elle est pour les pécheurs une espèce de contrainte et de punition. Et parce que quelqu'un a été pauvre, il n'y a pas pour cela à craindre après cette vie un malheur éternel pour son âme; et quant à ce monde, il ne saurait y avoir aucun malheur éternel, puisque la vie d'ici-bas n'est pas éternelle, et n'est pas même de longue durée, à quelque âge, à quelque vieillesse qu'on parvienne. Ce que j'ai lu plutôt dans les livres dont vous me parlez, c'est qu'elle est courte cette vie dont nous jouissons et où vous supposez qu'on puisse trouver un malheur éternel. Dans quelques-uns de vos ouvrages, on dit, il est vrai, que la mort est la fin de tous les maux; mais tous vos auteurs ne pensent pas ainsi. Épicure est de ce sentiment, et aussi ceux qui croient que l'âme est mortelle. Mais d'autres philosophes, que Cicéron appelle consulaires pour montrer en quelle grande estime il tient leur autorité, ne croient pas qu'à la mort l'âme s'éteigne ; ils croient qu'elle passe d'un monde à un autre, et que, selon le bien ou le mal qu'elle a fait, elle trouve éternellement la félicité ou la misère. Cela s'accorde avec les saints livres dans lesquels je voudrais être savamment versé. Oui, la mort est la fin des maux, mais pour ceux dont la vie a été chaste, pieuse, fidèle, innocente, non pour ceux qui, passionnément épris des frivolités et des vanités du temps, prouvent qu'ils sont misérables par la corruption même de leur volonté pendant qu'ils se croient heureux au milieu des joies du monde, et qui, après la mort, sont forcés non-seulement de reconnaître de plus grandes misères, mais même de les sentir.

4. Et comme ces vérités se retrouvent fréquemment dans quelques-uns des grands hommes que vous honorez le plus et dans tous nos livres, craignez, ô vous qui aimez votre patrie de la terre, craignez pour vos concitoyens, non pas une vie d'indigence, mais une vie de plaisir : ou si vous redoutez pour eux la pauvreté, engagez-les plutôt d'éviter cette pauvreté qui ne cesse de convoiter, quelque magnifiques que soient les biens dont on jouisse sans pouvoir se rassasier, cette pauvreté qui, selon l'expression de vos auteurs, reste toujours la même dans l'abondance comme dans le besoin. Toutefois, dans la lettre à laquelle vous avez répondu, je n'ai pas dit qu'il faille punir vos concitoyens, ennemis de l'Eglise, en les condamnant à cette indigence, qui est la privation du nécessaire, et que la pitié ne délaisse pas, cette pitié dont vous avez cru devoir m'écrire qu'elle se révèle dans la nature de nos oeuvres, quand nous soutenons les pauvres, quand nous cherchons à soulager les malades et que nous appliquons des remèdes pour les souffrances du corps; et d'ailleurs un tel état d'indigence est plus profitable qu'une abondance de toutes choses pour assouvir les mauvais désirs. Mais à Dieu ne plaise que je croie qu'il faille réprimer de la sorte les gens de Calame dont il s'agit ici !

5. Repassez ma lettre si cependant elle vous a paru mériter non d'être relue quand vous avez dû me répondre, mais d'être conservée pour qu'on la reinette sous vos yeux quand vous la redemanderez ; repassez donc ma lettre et voyez ce que j'y ai dit; vous y trouverez ceci à quoi vous avouerez sans doute que vous n'avez pas répondu : " Nous ne songeons pas à satisfaire à des sentiments de colère en vengeant le passé, mais nous cherchons miséricordieusement à pourvoir aux intérêts de l'avenir. Les méchants peuvent être punis par les chrétiens non-seulement avec douceur, mais d'une façon qui leur est utile (189) et salutaire; car les méchants ont de quoi soutenir la santé de leur corps, ont de quoi vivre, ont de quoi mal vivre. Que la vie et la santé demeurent sauves, afin que le repentir soit possible; voilà ce que nous souhaitons, ce que nous demandons avec instance, autant qu'il est en nous, et même par de laborieux efforts. Mais quant aux ressources pour mal vivre, si Dieu veut les retrancher comme nuisibles , il punira très-miséricordieusement. " Si vous aviez eu ces paroles présentes à l'esprit quand vous avez bien voulu me répondre, vous auriez jugé qu'il était plus odieux qu'obligeant de me demander de ne pas livrer à la mort ou à la torture les gens pour lesquels vous intercédez; car j'ai dit qu'il ne fallait pas toucher à leur corps. Vous n'auriez pas craint non plus que je voulusse les réduire a l'indigence et à la charité d'autrui, puisque j'ai dit qu'il fallait leur laisser de quoi vivre. Mais ils ont de quoi mal vivre, c'est-à-dire, pour ne pas parler d'autre chose, ils ont les moyens de fabriquer des statues de faux dieux en argent; c'est afin de conserver ces faux dieux, de les adorer, de continuer à leur égard un culte sacrilège, qu'ils mettent le feu à l'Eglise de Dieu, qu'ils livrent à la cupidité de la multitude la subsistance des pauvres, amis de Dieu, et qu'ils répandent le sang; et vous qui prenez souci de cette ville, pourquoi craignez-vous de retrancher ce qui serf d'instrument à ces mauvais desseins, et pourquoi voulez-vous entretenir et accroître par une fâcheuse impunité l'audace de nos ennemis? Apprenez-nous, dites-nous clairement quel mal il y aurait à punir les coupables de cette façon et dans cette mesure. Faites bien attention à ce que nous disons, de peur que, sous le semblant d'une prière, vous ne dénaturiez nos paroles pour les changer contre nous en insinuations accusatrices.

6. Que vos concitoyens se recommandent au respect par la pureté de leurs moeurs et non point par le superflu de leurs biens : nous ne voulons pas que la punition les amène à la charrue de Quintius ni au foyer de Fabricius. La pauvreté ne rendit pas méprisables ces chefs de la république romaine, mais elle ne les rendit que plus chers à leurs concitoyens, et plus dignes de gouverner la république. Nous ne souhaitons même pas, nous ne prétendons pas qu'il ne reste aux riches de votre cité que dix livres d'argent comme à ce Ruffin deux fois consul; et le censeur d'alors, dans sa louable sévérité, jugea qu'il y avait là encore quelque chose à retrancher. Les moeurs d'un siècle corrompu nous obligent à traiter si doucement aujourd'hui les âmes amollies, que la mansuétude chrétienne regarderait comme excessif ce qui parut juste aux censeurs de l'ancienne Rome. Et voyez la différence : à Rome il s'agissait de punir la possession de dix livres d'argent comme une faute ; il s'agirait ici, à cause des torts les plus graves, de réduire les coupables à la possession de dix livres d'argent ce qui fut considéré alors comme un crime, nous le voulons aujourd'hui comme le châtiment d'un crime. Mais on peut et on doit adopter un terme moyen qui, d'un côté,. n'aille pas à cette sévérité, et, de l'autre, empêche l'impunité de se montrer trop triomphante et trop audacieuse, et empêche surtout de coupables et malheureuses imitations pour lesquelles seraient réservées des peines terribles cachées. Accordez-nous au moins que ceux-là craignent pour leur superflu qui incendient et dévastent notre nécessaire. Qu'il nous soit permis de rendre service à nos ennemis et de faire en sorte qu'ils n'accomplissent pas ce qui leur est nuisible, en leur donnant des craintes pour des biens dont la perte ne l'est pas. Il n'y a ici que l'utilité d'un bon conseil et nullement la pensée de venger des crimes : par là on ne condamne pas à des supplices, on en préserve.

7. Lorsque, même au prix de quelque douleur, on ne laisse pas un homme inconsidéré s'accoutumer à des méfaits qu'il faudra expier par des peines terribles, on est semblable à celui qui saisirait violemment un enfant aux cheveux pour l'empêcher de jouer avec des serpents; cette manière de l'aimer pourrait sembler rude, mais aucun de ses membres ne serait atteint, et le péril auquel on l'aurait arraché en l'effrayant était un péril de mort. Nous ne sommes pas bienfaisants parce que nous faisons ce qu'on nous demande, mais parce que nous faisons quelque chose de profitable à celui qui le sollicite. Souvent ce n'est pas en donnant, mais en refusant que nous rendons service. De là ce proverbe : " Ne donnez pas une épée à un enfant, " " pas même à votre fils unique, " dit Cicéron, car plus nous aimons quelqu'un, moins nous devons lui confier ce qui peut le mettre en grand péril: et si je ne me trompe, lorsque Cicéron disait ceci, il traitait des richesses. On peut donc utilement ôter les choses (190) dont le mauvais usage est un danger. Quand des médecins jugent,qu'il faut brûler ou couper ce qui est pourri, ils sont miséricordieux en -ne tenant aucun compte des larmes qu'ils voient couler. Si, petits enfants, ou même déjà un peu grands, nous avions toujours obtenu grâce de nos parents ou de .nos maîtres, qui de nous ne serait devenu insupportable? qui de nous eût appris quelque chose de bon? ces peines s'infligent non point par cruauté, mais par prévoyance. Je vous en prie, ne cherchez pas uniquement en tout ceci à satisfaire aux désirs de vos concitoyens; pesez soigneusement toute chose. Si vous ne pensez point au passé, et le,mal passé ne peut plus ne pas être, songez un peu à l'avenir ; réfléchissez, non pas à ce que demandent et souhaitent vos concitoyens, mais à ce qui leur est bon. Nous ne prouverons pas certainement que nous les aimons beaucoup, si nous ne nous préoccupons que de la crainte d'être moins aimés d'eux, en ne pas faisant ce qu'ils désirent. Et n'est-ce pas dans vos propres livres qu'on rend hommage au chef de la patrie plus attentif à servir le peuple qu'à faire sa volonté ?

8. " La qualité de la faute, dites-vous, importe peu lorsqu'on demande pardon. " Vous auriez raison de dire cela quand il s'agit, non pas de punir, mais de corriger ses hommes. A Dieu ne plaise, qu'un coeur chrétien se laisse aller à condamner quelqu'un pour le plaisir de la vengeance ! A Dieu ne plaise que pour pardonner il attende ou fasse attendre une prière ! Le devoir du chrétien est ici de se défendre de toute haine, de ne pas rendre le mal pour le mal, d'éteindre dans son âme -tout désir de nuire, de ne chercher aucune satisfaction dans le châtiment .ordonné par la loi; son devoir n'est pas de ne pourvoir à rien, de fermer les yeux et de laisser faire les méchants. Car il peut arriver qu'un homme, enflammé de haine contre un autre, ne fasse rien pour le corriger, et que rempli d'amour pour quelqu'un il l'afflige en voulant le rendre meilleur.

9. " Le repentir, comme vous l'écrivez, obtient le pardon et purifie le coupable; " mais c'est le repentir inspiré par la vraie religion et qui se préoccupe du futur jugement .de Dieu ; et non pas celui qui se produit ou dont on fait semblant sur l'heure, moins en vue d'effacer une faute pour l'éternité, que pour épargner un tourment à cette périssable vie. Ainsi, les chrétiens qui ont .participé aux désordres de Calame, soit en ne portant pas secours à l'église livrée au feu, soit en prenant leur part de rapines impies, et qui ont avoué leurs fautes et demandé pardon, se sont montrés avec un douloureux repentir à l'efficacité duquel nous croyons ; ce qui suffit à leur correction, c'est cette foi de leurs âmes qui leur apprend tout ce qu'ils doivent redouter du jugement de Dieu. Mais quel repentir pourrait guérir ceux qui non-seulement négligent de reconnaître la source divine au pardon, mais :même ne cessent de s'en moquer et de la blasphémer? et pourtant nous ne gardons dans notre coeur aucune animosité contre eux, Dieu le sait et le voit, lui dont nous craignons. le jugement et dont nous espérons le secours .dans la vie présente et dans la vie future. Nous pensons même ne leur être pas inutile, si ces hommes qui ne craignent :pas Dieu craignent quelque chose, qui ne soit pas une atteinte à leurs besoins mais un coup porté à leur superflu. Il ne faut pas qu'une déplorable sécurité devienne pour eux une raison d'offenser plus audacieusement ce Dieu qu'ils méprisent, et inspire à d'autres le désir de les imiter et même de faire pis. Enfin nous prions Dieu pour ceux en faveur de qui vous nous priez, mais c'est pour qu'il les ramène vers lui, pour qu'il purifie leurs âmes par le foi, et qu'il leur apprenne à faire une véritable et salutaire pénitence.

10. Vous nous permettrez donc de vous le dire : nous aimons plus que vous, nous aimons d'une affection d'autant plus réglée et plus utile ceux contre qui vous nous croyez courroucés, que nous demandons pour eux qu'ils évitent de plus grands maux et qu'ils obtiennent de plus grands biens. Si vous les aimiez à votre tour comme Dieu veut qu'on aime et non pas comme les hommes ont coutume d'aimer; si vous étiez sincère dans ce que vous me dites de votre plaisir à m'entendre vous exhorter au culte et à la religion du Dieu qui est au-dessus de tous, non-seulement vous souhaiteriez à vos concitoyens ces biens religieux, mais vous les devanceriez vous-même à la poursuite de ce bien divin. C'est ainsi que toute cette affaire entre vous et moi se terminerait avec une grande et pieuse joie. C'est ainsi que vous mériteriez cette céleste patrie vers laquelle je vous invitais à lever les yeux et dont vous avez aimé, dites-vous, à m'entendre :parler ; vous la mériteriez en témoignant un (191) véritable et pieux amour à ,cette patrie qui vous a engendré selon la chair, en cherchant à obtenir pour vos concitoyens la grâce de la félicité éternelle au lieu de ces vaines joies du temps et de ces funestes impunités.

11. Vous avez ici les pensées et les voeux de mon coeur dans celte affaire. Quant à ce qui est caché dans le conseil de Dieu, je l'ignore, je l'avoue, car je suis homme : mais quel que soit son dessein, il est juste, sage, immuable, et incomparablement meilleur que tous les desseins des hommes; car c'est:avec vérité qu'il est écrit dans nos livres : " Il y a diverses pensées dans le coeur de l'homme mais le conseil du Seigneur demeure éternellement (1). " Quant,à ce .que le temps apporte aux facilités ou aux difficultés qui peuvent naître, à la résolution nouvelle qui peut tout à coup sortir de la correction des coupables ou de l'espoir de leur amendement; soit que Dieu, dans son indignation, les punisse plus terriblement en leur accordant la complète impunité qu'ils demandent; soit qu'il lui plaise de les châtier miséricordieusement comme nous le jugeons convenable, ou de les frapper d'une punition plus dure, mais plus salutaire, pour leur inspirer de recourir sincèrement à sa clémence plutôt qu'à celle des hommes cet changer en joies les rigueurs qui se préparaient, ce sont là des choses qu'il sait, mais que nous ignorons. Pourquoi donc entre votre Excellence. et moi tous ces inutiles efforts avant le temps? laissons un peu là les soins dont l'heure n'est pas venue, et si vous le voulez bien, occupons-nous de ce qui presse toujours. Il n'y a pas de moment où il ne convienne et ne faille faire quelque chose pour plaire à Dieu. La perfection élevée jusqu'à l'absence de tout péché dans l’homme est impossible dans cette vie, ou du moins très-difficile ; voilà pourquoi on doit d'abord recourir à la grâce de celui à qui on peut dire en toute vérité ce qu'un poète flatteur a dit à je ne sais quel illustre personnage, et le poète avoue pourtant l'avoir reçu de Cumes comme d'une inspiration prophétique :

" Sous un chef tel que vous, s’il reste encore quelques traces de notre crime, elles s'effaceront, et la terre sera délivrée des craintes qui l'agitaient toujours (2). "

Avec un tel chef en effet, tous les péchés étant pardonnés, on parvient à la céleste patrie

1. Prov. XIX, 21. — 2. Virg., églogue 4.

que je me suis efforcé de recommander à votre amour, et dont vous avez aimé que je vous parle.

12. Mais vous avez dit que toutes les lois aspirent à cette céleste patrie par des voies et des sentiers différents, et je crains que, pensant y arriver par la voie où vous êtes, vous ne vous pressiez pas assez d'entrer dans la seule voie qui peut y conduire. Mais en réfléchissant de nouveau à l’expression dont vous vous êtes servi, il une semble que j'ai quelque raison d'expliquer ainsi le sens que vous y attachez : vous n'avez pas dit que toutes les lois, par des voies et des sentiers divers, y conduisent, la font voir, la trouvent, y aboutissent ou l'obtiennent, ou quelque chose dans ce genre; en disant que toutes les lois y aspirent, vous avez employé un mot qui, tout pesé et examiné, ne signifie pas la possession mais le désir de posséder. Par là vous n'avez :pas exclu la religion véritable et vous n'avez pas admis les religions fausses; assurément celle-là aspire qui sait conduire, mais toute loi qui aspire au bien n'y conduit pas, et quiconque y parvient est sûrement heureux. Or nous voulons tous être heureux, c'est-à-dire nous aspirons au bonheur, mais nous tous qui le voulons nous ne le pouvons pas, c'est-à-dire nous ne pouvons pas tous atteindre à ce que nous désirons. Pour obtenir il faut donc suivre non-seulement la voie où l’on aspire, mais la voie où l'on arrive, laissant les autres pèlerins du monde sur les chemins du désir et sans espoir d'atteindre au but. On ne ferait pas fausse route si on n'aspirait à rien eu si on arrivait à la possession de la vérité désirée. Mais si vous parlez de voies différentes et non contraires; si vous entendez par voies différentes ce que nous entendons par ces préceptes divers qui tous contribuent à une sainte vie, les uns de charité ou de patience, les autres do fidélité ou de miséricorde, ou d'autres encore, non seulement on aspire à la céleste patrie par ces voies et ces sentiers divers, mais même on la trouve. Dans nos saintes Ecritures il est parlé des voies et de la voie; des voies comme dans ce passage : " J'enseignerai vos voies aux méchants, et les impies se convertiront à vous (1) ; " de la voie comme dans ce verset : " Conduisez-moi dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité (2). " Ces voies et cette voie ne sont pas différentes; elles n'en forment

1. Ps. L, 15. — 2. Ps. LXXXV, 11.

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toutes qu'une seule et c'est d'elles que la même Ecriture dit ailleurs : " Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité. " Pour les considérer attentivement, il faudrait un discours étendu, et l'esprit y trouverait bien des douceurs : je pourrais le faire une autre fois, s'il en était besoin.

13. Je crois en avoir assez dit aujourd'hui pour répondre à votre Excellence; et puisque le Christ a dit : " Je suis la voie (1), " c'est en lui qu'il faut chercher miséricorde et vérité, de peur que nous n'errions en cherchant ailleurs, et que nous ne suivions la voie qui désire au lieu de la voie qui mène. Mais si nous suivions la voie où l'on tient tous les péchés pour égaux, comme nous serions rejetés bien loin de la patrie de la vérité et du bonheur ! Quoi de plus absurde et de plus insensé que de prétendre que celui qui a ri avec quelque excès et celui qui, d'une main sauvage, a livré sa patrie aux flammes, aient péché de la même manière? Cette opinion de certains philosophes n'est pas une de ces voies différentes par où l'on arrive aux célestes demeures, mais c'est une voie détestable qui mène à la plus pernicieuse erreur; vous ne l'avez pas alléguée comme étant conforme à votre propre sentiment, mais elle a été pour vous comme un argument en faveur de vos concitoyens : vous auriez ainsi voulu que nous eussions pardonné à ceux qui ont incendié l'église de Calame, comme nous l'aurions fait à des gens qui se seraient laissés aller à quelques paroles contre nous.

14. Mais voyez comment vous arrangez tout cela. " Et si, dites-vous, selon l'opinion de quelques philosophes, toutes les fautes sont égales, on doit leur accorder un pardon commun. " Cherchant ensuite à prouver l'égalité de tous les péchés, vous ajoutez et vous dites: " Un homme s'emporte en parlant, il a péché; il aura dit des injures ou commis des crimes, il a péché de la même manière. " Ce n'est pas là prouver une opinion, c'est exposer tout simplement un sentiment détestable. Vous dites: " Il a péché de la même manière;" mais aussitôt on vous répondra qu'il a péché autrement. Vous exigez peut-être que je le prouve, mais avez-vous prouvé qu'il y avait eu égalité dans les péchés? Faut-il écouter encore ce que vous ajoutez: " Quelqu'un a dérobé le bien d'autrui, cela compte parmi les fautes? "

1. Jean, XIV, 6.

Et ici vous avez senti vous-même quelque honte: vous n'avez pas osé dire qu'on a péché de la même manière, mais, dites-vous, " cela compte parmi les fautes. " Il n'est pas question ici de savoir si c'est une faute ajoutée aux autres, mais s'il y a eu égalité. Et si les deux sont égales parce que toutes les deux sont des fautes, les rats et les éléphants sont égaux parce que les uns et les autres sont des animaux; les mouches et les aigles aussi parce que les uns et les autres volent.

15. Vous continuez et vous dites: " Il a violé des lieux sacrés et des lieux profanes, ce n'est pas une raison pour lui refuser le pardon. " Cette profanation des lieux sacrés vous conduit au crime de vos concitoyens; mais vous-même ne la mettez pas sur la même ligne qu'une parole de colère; vous demandez seulement pour eux le pardon qu'on a raison de demander à des chrétiens, à cause de l'abondance de leur compassion, et non pas à cause de la gravité des péchés. Je vous ai cité, plus haut, ces paroles de nos saints livres " Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (2). " C'est pourquoi ils obtiendront miséricorde, s'ils ne haïssent pas la vérité. On n'assimilera pas leurs fautes à un simple emportement de discours; mais ce pardon est dû, de droit chrétien, à tout homme qui se repent, quelles que soient l'énormité et l'impiété de ses crimes. Pour vous, homme digne de louanges, n'allez pas, je vous prie, enseigner ces paradoxes des stoïciens à votre Fils Paradoxe, que nous désirons voir grandir pour vous dans la vraie piété et le vrai bonheur. Quoi de plus détestable pour ce jeune homme et de plus dangereux pour vous-même, que s'il mettait sur la même ligne une injure faite à un étranger, et, je ne dis pas un parricide, mais une simple injure adressée à un père !

16. Vous faites donc bien, dans l'intérêt de vos concitoyens, de nous rappeler la miséricorde des chrétiens et non pas la dureté des stoïciens, laquelle, au lieu de servir votre cause, lui nuirait beaucoup. Car cette miséricorde sans laquelle ni vos regrets ni vos prières ne sauraient nous fléchir, les stoïciens la tiennent pour un défaut, ils la chassent tout à fait du coeur d'un sage, et veulent qu'il soit de fer et inflexible. Mieux vaudrait pour vous vous souvenir de votre Cicéron qui, adressant des louanges à César, lui disait : " La plus admirable

1. Ps. XXIV, 10.

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et la plus charmante de vos vertus est la miséricorde (1). " Combien elle doit plus éclater parmi la société chrétienne, dont le chef a dit: " Je suis la voie (2), " et qui connaît ces paroles: " Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (3). " Ne craignez donc pas que nous cherchions à faire périr des innocents, nous qui ne voulons pas même livrer les coupables au supplice qu'ils ont mérité : la miséricorde chrétienne nous le défend, cette miséricorde que nous aimons dans le Christ avec la vérité. Mais celui qui, pour ne pas attrister la volonté des pécheurs, favorise et nourrit les vices en les épargnant, celui-là, dis-je, n'est pas plus miséricordieux que l'homme qui ne veut pas arracher un couteau à un enfant de peur de l'entendre pleurer, et ne songe pas qu'il peut le voir blessé ou mort. Réservez donc pour un autre temps ce que vous avez à faire auprès de nous en faveur de ces hommes que vous n'aimez pas plus que nous, mais que vous aimez moins, pardonnez-moi de vous le dire; répondez-nous plutôt ce que vous pensez de la voie religieuse que nous suivons, et dans laquelle nous vous pressons d'entrer pour que vous parveniez avec nous à cette patrie d'en-haut, dont vous aimez à vous entretenir, nous le savons et nous nous en réjouissons.

17. Vous dites que si, parmi les citoyens de notre patrie terrestre, tous ne sont pas innocents, quelques-uns le sont; mais vous ne le prouvez point, comme vous pouvez le remarquer en relisant ma lettre. En répondant à l'endroit où vous exprimez le désir de laisser votre patrie florissante, je vous disais qu'elle n'avait eu pour nous que des épines et non des fleurs, et vous croyez que j'ai voulu jouer avec des mots ! Quoi ! il y aurait place pour des jeux d'esprit en présence de pareils malheurs! Hélas ! ce que j'ai dit n'est que trop vrai. Les ruines de l'église incendiée fument encore, et nous y trouverions à badiner ! Quoique à mes yeux il n'y ait d'innocents, à Calame, que les absents ou les victimes, ou ceux qui n'ont pu empêcher ces désordres, faute de moyens et d'autorité, cependant j'ai distingué dans ma lettre les grands coupables de ceux qui le sont moins, j'ai fait une part différente à ceux qui ont craint de braver de puissants ennemis de l'Église et à ceux qui ont voulu le mal, à ceux qui l'ont

1. Pro Ligario.

2. Jean, XIV, 16. — 3. Ps., XXIV, 10.

fait, à ceux qui l'ont inspiré: nous n'avons rien demandé contre les inspirateurs de ces déplorables violences, parce que la recherche de la vérité aurait exigé des tortures dont nous repoussons la pensée avec horreur. Selon la doctrine de vos stoïciens, ils seraient tous coupables de la même manière, puisque toutes les fautes sont égales; et la dureté de ce système proscrivant en même temps la miséricorde comme une faiblesse, ne vous réserverait point ici un pardon général, mais une générale et égale punition. Laissez donc le plus loin possible ces philosophes que vous avez invoqués à l'appui de votre cause; souhaitez plutôt que nous agissions comme des chrétiens, et que, selon nos voeux, nous gagnions au Christ les coupables à qui nous pardonnons, de peur que le pardon ne devienne leur malheur. Que le Dieu miséricordieux et véritable vous accorde la vraie fidélité !

 

 

 

LETTRE CV. (Année 409.)

Les évêques et les prêtres donatistes s'attachaient à empêcher que la vérité né parvint à leurs peuples égarés; eux-mêmes évitaient toute occasion de s'expliquer avec les catholiques et de répondre à leurs questions. Ils imposaient des violences aux invitations de la charité. Saint Augustin faisait tout ce qu'il pouvait pour répandre la lumière au milieu des populations trompées. L'écrit qu'on va lire résume les faits, pose nettement les questions, démontre, invinciblement les torts religieux du donatisme. Il présente pour nous des répétitions de ce qui a déjà passé sous nos yeux, mais saint Augustin pouvait-il faire autrement que de répéter ce qu'on s'obstinait à méconnaître ? D'ailleurs le grand évêque trouve toujours des inspirations nouvelles, et l'on est toujours ému de ce profond amour de la vérité que rien ne rebute et ne lasse.

AUGUSTIN, ÉVÊQUE CATHOLIQUE, AUX DONATISTES.

1. La charité du Christ, à qui nous voudrions gagner tout homme, ne nous permet pas de nous taire. Si vous nous haïssez parce que nous vous prêchons la paix catholique, nous n'en sommes pas moins les serviteurs du Seigneur qui a dit: " Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (1) ! " Et il est écrit dans un psaume : " J'étais pacifique avec ceux qui haïssaient la paix; lorsque je leur parlais, ils m'attaquaient sans raison (2). " C'est pourquoi certains prêtres de votre parti nous ont dit: " Eloignez-vous de nos peuples si vous ne voulez pas que nous vous tuions. " Et nous leur disons, nous, avec plus de justice: Ne vous éloignez pas,

2. Matth. V, 9. — 2. Ps. CXIX, 7.

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mais approchez-vous, dans un esprit de paix, des peuples qui ne sont point à nous, mais à celui à qui nous appartenons tous; si vous ne le voulez pas et si vous continuez à vous montrer ennemis de la paix, retirez-vous plutôt du milieu des peuples pour lesquels le Christ a répandu son sang: vous voulez les rendre vôtres de peur qu'ils ne soient au Christ, quoique ce soit sous son nom que vous vous efforciez de les posséder; vous êtes semblables à un 'serviteur qui, ayant volé des brebis à son maître, imprimerait sur tout ce qui naîtrait d'elles la marque du maître, pour empêcher qu'on ne reconnût son larcin. Ainsi ont fait vos pères; après avoir séparé de l'Eglise du Christ des peuples marqués du baptême du Christ, ils ont imprimé le même sceau à tout ce qui est venu s'ajouter à leur nombre. Mais le Seigneur punit les voleurs s'ils ne se corrigent pas, et en ramenant à son troupeau les brebis égarées, il n'efface point sur elles une marque qui est la sienne.

2. Vous nous appelez traditeurs; c'est une accusation que vos pères n'ont jamais pu prouver contre les nôtres, et que vous-mêmes ne pourrez aucunement prouver contre nous. Que voulez-vous que nous fassions? Quand nous vous invitons à voir avec calme ce qui nous sépare, vous ne savez que faire éclater votre arrogance et votre fureur. Il nous serait aisé de vous montrer que les traditeurs furent plutôt ceux qui condamnèrent Cécilien et ses compagnons comme coupables de ce crime. Et vous dites : Retirez-vous du milieu de nos peuples. Vous les enseignez à croire en vous et non pas en Jésus-Christ. Car vous leur dites qu'à cause de ces traditeurs, contre lesquels vous ne prouvez rien, l'Eglise du Christ n'existe plus qu'en Afrique et dans le parti de Donat ; or, vous affirmez cela, non point d'après la loi ou les prophètes, ou les psaumes, ou les apôtres ou l'Evangile, mais d'après votre propre cœur et les calomnies de vos ancêtres. Le Christ dit " que la pénitence et la rémission des péchés seront prêchées en son nom au milieu de toutes les nations, en commençant par Jérusalem (1). " Vous n'êtes pas en communion avec cette Eglise manifestée par les paroles mêmes du Christ, et pendant que vous entraînez les autres dans votre perdition, vous ne voulez pas être sauvés.

3. Si nous vous déplaisons parce que des lois

1. Luc, XXIV, 47.

impériales vous forcent à l'unité, prenez-vous en à vous-mêmes; vous en êtes cause, car vos violences et la terreur de vos menaces ne nous ont jamais permis de prêcher en paix la vérité, et n'ont jamais permis de l'entendre avec sécurité ni de la choisir librement. Cessez de murmurer et de vous troubler; considérez patiemment, si c'est possible, ce que nous disons; rappelez-vous ce qu'ont fait vos circoncellions et les clercs qui marchèrent toujours à leur tête, et vous verrez ce qui vous a mérité les décrets impériaux; vous reconnaîtrez l'injustice de vos plaintes, car vous y avez forcé la puissance temporelle. En effet, pour ne pas interroger des faits passés et nombreux, arrêtez au moins votre pensée sur ce qu'il y a de plus récent. Marc, prêtre de Casphalia, s'est fait catholique de son plein gré, sans que personne l'ait contraint: pourquoi donc ceux de votre parti l'ont-ils poursuivi, et pourquoi l'auraient-ils mis à mort si la main de Dieu n'avait arrêté leurs violences par l'intervention d'hommes justement indignés? Restitut, de Victoria, a passé de son plein mouvement à l'Eglise catholique; pourquoi a-t-il été enlevé de sa demeure, battu, roulé dans l'eau, habillé de natte pour devenir un objet de risée, et pourquoi a-t-il été retenu prisonnier je ne sais combien de jours? Il n'eût point été peut-être rendu à la liberté si Proculéien ne s'était vu sur le point d'être cité pour ce fait. Martien, d'Urges, a choisi de sa propre volonté l'unité catholique; pourquoi, pendant qu'il fuyait lui-même, vos clercs ont-ils lapidé son sous-diacre jusqu'à le laisser pour mort? C'est en punition de ce crime qu'on a jeté à bas leurs demeures.

4. Que dirai-je de plus? Vous avez récemment envoyé un crieur à Sinit, qui a fait entendre ces mots : Celui qui sera en communion avec Maximin, aura sa maison brûlée. Mais avant que Maximin rentrât dans l'unité et qu'il revînt de son voyage d'outre-mer, avions-nous envoyé un prêtre à Sinit avec d'autres desseins que d'y visiter nos catholiques sans faire du tort à personne, de s'y tenir dans sa demeure et de prêcher la paix catholique aux hommes de bonne volonté? Vous l'avez pourtant chassé de là en l'outrageant indignement. Quand l'un de nous, Possidius, évêque de Calame, s'en allait à Figuli, que voulions-nous sinon visiter nos catholiques, quoiqu'ils fussent là en petit nombre, et faire entendre la parole de Dieu pour aider au libre retour vers (195) l'unité du Christ? Vos gens lui ont dressé en chemin des embûches à la manière des voleurs, et comme il n'y était point tombé, ils se sont déclarés ouvertement, ils ont mis le feu à la maison où il avait cherché un refuge au domaine de Lives ; et il aurait été brûlé vif, si les paysans de cette terre, se voyant eux-mêmes en danger, n'avaient éteint trois fois les flammes. Et cependant lorsque Crispin a été, à cause de ce fait, cité devant le proconsul et condamné comme hérétique au paiement de dix livres d'or, l'intervention de ce même évêque Possidius l'a affranchi de cette amende. Sans tenir compte d'une telle bienveillance, d'une telle mansuétude, Crispin a osé en appeler aux empereurs catholiques; c'est ce qui vous a attiré, avec une sévérité nouvelle, cette colère de Dieu contre laquelle vous murmurez.

5. Vous voyez que vous vous insurgez violemment contre la paix du Christ, et que vous ne souffrez pas pour lui-même, mais pour vos propres iniquités. Quelle est cette démence de mal vivre, de commettre des brigandages, et de prétendre à la gloire des martyrs lorsque la loi vous frappe ! Si par un excès d'audace personnelle vous contraignez violemment les hommes à embrasser l'erreur ou à y rester; ne devons-nous pas plutôt, appuyés sur les puissances les plus légitimes que Dieu a soumises au Christ selon sa prophétie, résister à vos fureurs pour délivrer de votre domination des âmes malheureuses, les arracher à une vieille erreur et les accoutumer à la lumière de la vérité? Vous dites que nous forçons des gens qui ne veulent pas revenir, mais il en est beaucoup qui demandent qu'on les force; c'est ce qu'ils nous avouent avant et après leur retour religieux, nous déclarant qu'au moins ils échappent ainsi à votre tyrannie.

6. Et toutefois, qu'y a-t-il de mieux, de produire de vrais ordres des empereurs pour l'unité ou de faux témoignages de condescendance au profit de la perversité? C'est ce que vous avez fait, et vous avez rempli l'Afrique entière de vos mensonges. En cela vous n'avez montré rien autre sinon que recourant toujours au mensonge, le parti de Donat est faible et livré à tous les vents : " Celui qui met sa confiance dans les faussetés, dit l'Ecriture, se repaît de vents (1). " Ces immunités impériales en votre faveur sont aussi vraies que les crimes de Cécilien et de Félix d'Aptonge son

1. Prov, X, 4.

ordinateur, aussi vraies que tout ce que vous avez coutume de répéter contre les catholiques pour éloigner les malheureux et vous éloigner misérablement vous-mêmes de la paix de l'Eglise du Christ. Pour nous, nous ne plaçons notre force dans aucune puissance humaine, quoiqu'il vaille mieux se confier aux empereurs qu'aux circoncellions, et s'appuyer sur les lois que sur les désordres populaires. Cependant nous nous souvenons de ces paroles de l'Ecriture

" Maudit soit celui qui met son espérance dans l'homme (1). " Si donc vous voulez savoir en qui nous nous confions, pensez à Celui dont le prophète a dit : " Tous les rois de la terre l'adoreront, et toutes les nations lui seront soumises (2). " Telle est la puissance dont nous nous servons, dans l'intérêt de l'Eglise ; nous nous en servons, parce que le Seigneur la lui a promise et donnée.

7. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, les empereurs étaient dans l'erreur, ils publieraient des lois contre la vérité, des lois qui deviendraient pour les justes une occasion d'épreuve et de récompense, parce qu'ils refuseraient de faire ce que Dieu lui-même a défendu. Ainsi Nabuchodonosor aurait voulu faire adorer sa statue d'or; ceux qui s'y refusèrent furent agréables à Dieu qui le défendait. Mais quand les empereurs sont dans la vérité, ils donnent des ordres pour elle et contre l'erreur, et quiconque les méprise se fait condamner; il est puni au milieu des hommes et ne trouvera pas grâce devant Dieu, celui qui aura refusé d'observer ce que la vérité elle-même ordonne par le coeur du roi. Ainsi encore, Nabuchodonosor, ému et changé à la vue de la miraculeuse conservation des trois jeunes gens, publia, en faveur de la vérité, une loi qui condamnait à mort les blasphémateurs du Dieu de Sidrach, de Misach et d'Abdénago, et leur maison à la ruine ; et vous ne voulez pas que les empereurs chrétiens ordonnent contre vous quelque chose de semblable, lorsqu'ils savent que vous soufflez sur le Christ chaque fois que vous rebaptisez ! S'il n'appartient pas aux rois de rien prescrire pour l'intérêt de la religion et pour empêcher les sacrilèges, pourquoi vous-mêmes faites-vous le signe de la croix à la lecture de l'édit de ce roi prescrivant des choses semblables? Ignorez-vous que ces paroles sont celles de Nabuchodonosor : " Il m'a plu de publier les prodiges et les merveilles que le Seigneur Dieu

1. Jérém. XVII, 5. — 2. Ps. LXXI, 11.

196

très-haut a faits autour de moi, d'annoncer " combien son règne est grand et puissant; " c'est un règne éternel et une puissance qui s'étend dans tous les siècles (1) ". Après ces mots, n'avez-vous pas coutume de répondre à haute voix : amen, et de faire le signe de la croix dans une solennité sainte (2)? Si vous vous efforcez maintenant de rendre odieuses les prescriptions des empereurs, c'est que vous êtes sans crédit auprès d'eux; si vous pouviez quelque chose, que ne feriez-vous pas, puisque, ne trouvant rien, vous ne cessez vos violences !

8. Sachez que vos pères ont les premiers porté la cause de Cécilien devant l'empereur Constantin, exigez que nous vous le prouvions et nous vous le prouverons; si nous ne le pouvons pas, faites de nous ce que vous vaudrez. Mais Constantin n'ayant pas osé se prononcer dans un débat de ce genre, il en déféra le jugement à des évêques. Cela s'est fait à Rome sous la présidence de Melchiade , évêque de cette Église , dans une nombreuse réunion épiscopale. Cette assemblée ayant -proclamé l'innocence de Cécilien et frappé d'une condamnation Donat qui avait fait le schisme à Carthage, ceux de votre parti, vaincus par le jugement des évêques, en appelèrent encore, dans leur mécontentement, au jugement de l'empereur; car un mauvais plaideur fait-il jamais l'éloge des juges qui le condamnent? Pourtant l'empereur, dans sa grande bienveillance, leur donna encore d'autres évêques pour juges, à Arles, ville de la Gaule; ce qui ne les empêcha pas d'en appeler de -ces mêmes évêques à l'empereur, jusqu'à ce qu'il se prononçât lui-même sur l'affaire et qu'il déclarât Cécilien innocent et ses ennemis des calomniateurs. Battus tant de fois, ils ne restèrent pas tranquilles; chaque jour ils fatiguèrent l'empereur de plaintes sur Félix d'Aptonge, l'ordinateur de Cécilien, voulant le faire passer pour traditeur, et prouver que Cécilien ne pouvait pas être évêque puisque un traditeur l'avait ordonné; ces plaintes accusatrices se prolongèrent jusqu'au moment où, par l’ordre de l'empereur, l'affaire de Félix ayant été jugée devant le proconsul Alien, son innocence en sortit victorieuse.

9. Alors Constantin publia le premier une loi très-sévère contre le parti de Donat. Ses

1. Dan. III, 99, 100.

2. Vraisemblablement le jour du samedi saint.

fils en firent autant. Le successeur de ces derniers, Julien, déserteur et ennemi du Christ, à la prière de vas évêques Rogatien et Ponce, accorda au parti de Donat une liberté de perdition; il rendit les basiliques aux hérétiques en même temps que les temples au démon, pensant que le nom chrétien pouvait périr par une atteinte portée à l'unité de l'Église d'où il était tombé, et par la liberté donnée aux discussions sacrilèges. Telle était la justice admirable que ne craignirent pas de louer Rogatien et Ponce, lorsqu'ils dirent à l'Apostat qu'auprès de lui la justice seule trouvait place. Julien eut pour successeur Jovien qui mourut bientôt et ne prescrivit rien sur ce sujet. Vint ensuite Valentinien ; lisez ses lois contre vous. Puis lisez, quand vous le voudrez, ce que Gratien et Théodose ont ordonné en ce qui vous touche. Pourquoi vous étonner des lois des fils de Théodose ? devaient-ils en cela suivre autre chose que le jugement même de Constantin gardé avec fermeté par tant d'empereurs chrétiens ?

10. Ce fut donc devant Constantin, comme nous vous l'avons dit, comme nous vous le montrerons si vous l'ignorez, que vos pères portèrent d'eux-mêmes la cause de Cécilien. Constantin est mort, mais son jugement subsiste contre vous, c'est le jugement de celui à qui ceux de votre parti déférèrent la cause, auprès de qui ils se,plaignirent dela.sentence des évêques, à qui ils en appelèrent de la décision épiscopale ; c'est le jugement de celui qu'ils importunèrent de leurs requêtes accusatrices contre Félix d'Aptonge, et par lequel ils furent condamnés et confondus tant de fois, mais sans renoncer aux excès de leur haine et de leur fureur, qu'ils vous ont laissés pour héritage. Emportés par cette haine, vous vous élevez avec tant d'impudence contre les lois des empereurs chrétiens que si vous le pouviez, vous n'invoqueriez pas contre nous Constantin, qui fut chrétien .et ami de la vérité, mais vous tireriez des enfers l'apostat Julien. Du reste, si vous y parveniez, le plus grand mal n'en serait-il pas pour vous? car y a-t-il pour l'âme une mort pire que la liberté de l'erreur?

11. Mais qu'il ne soit plus question de tout cela; aimons la paix, que tout homme docte ou ignorant, juge préférable à la discorde, aimons et gardons l'unité. Ce que les empereurs ordonnent ici, le Christ l'ordonne; quand c'est le bien qu'ils commandent, nul autre que le Christ ne (197) commande par eux. C'est lui aussi qui nous conjure par l'Apôtre de n'avoir entre nous qu'un même langage, d'écarter du milieu de nous les divisions; il ne veut pas que nous disions: Moi je suis à Paul, moi je suis à Apollon, moi je suis à Céphas, moi je suis au Christ; il veut que nous n'appartenions tous qu'au Christ, parce que le Christ ne se divise point, et que ce n'est pas Paul qui a été crucifié pour nous, encore moins Donat ! et nous n'avons pas été baptisés au nom de Paul (1) ; encore moins au nom de Donat; voilà ce que disent également les empereurs parce qu'ils sont catholiques et non pas serviteurs des idoles comme votre Julien, ni hérétiques comme quelques autres qui ont persécuté l'église catholique, alors que de vrais chrétiens ont souffert, non pas des châtiments mérités, comme ceux que vous endurez pour l'erreur, mais une passion glorieuse pour la vérité catholique.

12. Ecoutez comment Dieu a parlé par le coeur du roi qui est en sa main, de quel éclat brille la vérité dans cette même loi que vous dites portée contre vous, et qui est réellement pour vous, si vous la comprenez bien. Ecoutez ces paroles du prince: " Si le baptême d'abord conféré est jugé inefficace par la raison que ceux qui l'ont administré sont des pécheurs, il deviendra nécessaire de réitérer ce sacrement toutes les fois que celui qui l'aura conféré sera trouvé indigne; et dès lors notre foi ne dépendra point de notre propre volonté ni de la grâce de Dieu, mais des mérites des prêtres et de la qualité des clercs (2). " Que vos évêques tiennent mille conciles, qu'ils répondent à ces seules paroles, et nous consentons à faire tout ce que vous voudrez. Voyez combien il est détestable et impie de dire, comme vous avez coutume de le répéter, que si l'homme est bon, il sanctifie celui qu'il baptise, et que s'il est mauvais et que celui qui est baptisé l'ignore, c'est Dieu alors qui sanctifie. S'il en est ainsi, les hommes doivent plutôt désirer être baptisés par des méchants qu'ils ne connaîtront pas pour tels , plutôt que par des hommes réputés bons, afin de pouvoir être mieux sanctifiés par Dieu que par l'homme; mais à Dieu ne plaise que nous tombions dans une pareille folie 1 Nous disons que cela n'est pas la vérité et nous faisons bien, parce que

1. I Cor. I, 10-13.

2. Cod. Théod. liv. 16. se sanctum baptisma iteretur (contre la réitération du saint baptême).

cette grâce du baptême est toujours de Dieu, parce que le sacrement est de Dieu, et que l'homme n'y apparaît que comme instrument: s'il est bon, il s'unit à Dieu et opère avec Dieu; s'il est mauvais, Dieu se sert de lui pour la forme visible du sacrement, pendant qu'il donne lui-même la grâce invisible. Sachons tout cela et que parmi nous il n'y ait plus de division.

13. Accordez-vous avec nous, frères; nous vous aimons, nous voulons pour vous ce que nous voulons pour nous. Si vous redoublez de haine contre nous, parce que nous ne vous laissons pas errer et périr, dites-le à Dieu dont nous redoutons les menaces contre les mauvais pasteurs : " Vous n'avez pas rappelé ce qui errait, vous n'avez pas cherché ce qui était perdu (1). " Voilà ce que Dieu lui-même fait en votre faveur par notre ministère, soit en vous conjurant, soit en vous menaçant ou en vous reprenant, soit en vous infligeant des dommages ou de rudes épreuves, soit en vous adressant des avertissements secrets ou en vous visitant, soit en suspendant sur vos têtes les lois des puissances temporelles. Comprenez ce qu'on vous demande; Dieu ne veut pas que vous périssiez dans une sacrilège séparation, loin de l'église catholique qui est votre mère. Jamais vous n'avez rien pu prouver contre, nous; vos évêques, convoqués par nous, n'ont jamais voulu accepter de pacifiques conférences : ils avaient horreur de s'entretenir avec des pécheurs. Qui souffrirait un tel orgueil ? Est-ce que l'apôtre Paul n'a pas conféré avec des pécheurs et des sacrilèges? lisez les Actes des apôtres et voyez. Est-ce que le Seigneur ne s'est pas entretenu sur la loi avec les Juifs, qui l'ont crucifié? est-ce qu'il ne leur a pas répondu? Enfin, le démon est le premier de tous les pécheurs; il ne pourra jamais être converti à la justice, et cependant le Seigneur n'a pas dédaigné de lui répondre sur la loi ! Comprenez donc que si vos évêques refusent de conférer avec nous, c'est qu'ils savent que leur cause est perdue.

14. Nous n'ignorons pas ce qu'ils répètent contre eux-mêmes, ces hommes qui mettent leurs joies dans des divisions fondées sur des calomnies. C'est dans les Ecritures que nous: apprenons à connaître le Christ : c'est dans les Ecritures que nous apprenons à connaître l'église. Ces Ecritures nous sont communes;

1. Ezéch. XXXIV, 4.

198

pourquoi n'y reconnaissons-nous pas de la même manière le Christ et l'Église? C'est là que nous avons reconnu celui dont l’Apôtre a dit: " Les promesses ont été faites à Abraham et à sa race; l'Écriture ne dit pas : à ceux de sa race, comme si elle en eût voulu marquer plusieurs, mais à sa race, c'est-à-dire à l'un de sa race qui est le Christ (1). " C'est là aussi que nous avons reconnu l'Église dans ces paroles de Dieu à Abraham : " Toutes les nations seront bénies dans votre race (2). " Là nous avons reconnu le Christ prophétisant sur lui-même dans un psaume : " Le Seigneur m'a " dit : Vous êtes mon fils; je vous ai engendré " aujourd'hui; " et nous avons reconnu l'Église dans ce qui suit : " Demandez-moi et je vous donnerai les nations en héritage, et j'étendrai votre empire jusqu'aux limites de la terre (3). " Nous avons reconnu le Christ dans ce passage : " Le Seigneur qui est le Dieu des dieux a parlé; " et l'Église dans ces paroles : " Il a appelé la terre du coucher du soleil à son lever (4). " Nous avons reconnu le Christ quand il est dit : " Et semblable à l'époux sortant du lit nuptial, il s'est levé comme un géant pour faire sa course; " nous avons reconnu l'Église dans ce qui est écrit un peu plus haut : " Leur bruit a retenti dans toute la terre, et leurs paroles jusqu'au bout de l’univers. Il a établi son tabernacle dans le soleil (5). " C'est l'Église elle-même qui est établie dans le soleil, pour être visible d'un bout de la terre à l'autre. Nous avons reconnu le Christ dans ce qui est écrit : " Ils ont percé mes pieds et mes mains et ont compté tous mes os; ils m'ont considéré et regardé dans cette humiliation; ils se sont partagé mes vêtements, et ont tiré ma robe au sort. " Nous avons reconnu l'Église dans ce qui est dit un peu après au même psaume : " Tous les pays de la terre se souviendront du Seigneur et se convertiront à lui, et toutes les nations l'adoreront parce que la souveraineté est au Seigneur et qu'il dominera au milieu des peuples (6). " Nous avons reconnu le Christ dans ce qui est écrit : " Dieu, élevez-vous au-dessus des cieux, " et l'Église dans ce qui suit : " Et que votre gloire éclate dans toute la terre (7). " Nous reconnaissons le Christ dans ces paroles: " Dieu, donnez au roi votre jugement et au fils du roi votre

1. Gal. III, 16. — 2. Gen. XII, 3. — 3. Ps. II, 7, 8. — 4. Ps. XLIX, I. — 5 . Ibid. XVIII , 5, 6. — 6. Ibid. XXI, 17, 18, 19 , 28, 29. — 7. Ibid. LVI, 6.

justice, " et l'Église dans celles-ci : " Il régnera autour d'une mer à l'autre, et depuis le fleuve jusqu'aux extrémités de la terre. Des Ethiopiens se prosterneront devant lui, et ses ennemis baiseront la terre. Les rois de Tharsis et les îles lui offriront des présents ;les rois de l'Arabie et de Saba lui apporteront des dons; et tous les rois de la terre l'adoreront , toutes les nations lui seront soumises (1). "

15. C'est là que nous avons reconnu le Christ dans ce qui est écrit sur la pierre détachée de la montagne sans main d'homme, et qui a brisé tous les royaumes de la terre, c'est-à-dire les royaumes qui s'appuyaient sur le culte des démons; nous avons aussi reconnu l'Église dans cette même pierre devenue une grande montagne et remplissant la terre (2). Nous avons reconnu le Christ, lorsqu'il est écrit " que le Seigneur l'emportera sur ses ennemis et qu'il abattra tous les dieux des nations de la terre, " et nous avons reconnu l'Église lorsqu'il est dit que " chacun dans son pays et que toutes les îles des nations l'adoreront (3). " Nous avons reconnu le Christ lorsqu'il est dit " que Dieu viendra du côté du midi et le saint " de la montagne ombragée, et que sa puissance couvrira les cieux; " nous avons reconnu l'Église dans ce qui suit: " Et la terre est remplie de ses louanges (4). " Car Jérusalem est située au midi, comme on le lit dans le livre de Josué (5); c'est de là que s'est répandu le nom du Christ; là est une montagne ombragée, le mont des Olives, d'où le Christ remonta vers son Père pour que sa puissance ouvrît les cieux , et que l'Église fut remplie de ses louanges au milieu de toute la terre. Nous avons reconnu le Christ dans ce qui est écrit " Il a été conduit comme une brebis pour être immolé, et il n'a pas ouvert la bouche, comme l'agneau se tait devant celui qui le tond, " et le reste de ce passage qui se rapporte à sa passion; nous avons reconnu l'Église dans ce qui est dit au même endroit : " Réjouissez-vous, stérile, vous qui n'enfantiez pas; poussez des cris d'allégresse, vous qui n'étiez pas mère, parce qu'il est accordé plus de fils à celle qui était délaissée qu'à celle qui avait un mari. Car le Seigneur a dit : " Agrandissez l'emplacement de vos tentes, étendez vos peaux hardiment. Allongez les

1. Ps. LXXI , 2 , 8-11. — 2. Dan. II , 34 , 35. — 3. Sophon. II, 11. — 4. Habac. III, 3. — 5. Jos. XV, 8.

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cordages et affermissez les pieux; étendez-vous de plus en plus à droite et à gauche. Votre race aura les nations pour héritage, et vous habiterez les villes qui étaient désertes. Ne craignez rien, vous l'emporterez; ne rougissez pas d'avoir été détestée; vous oublierez à jamais votre confusion, vous ne vous souviendrez plus de votre veuvage; c'est moi qui suis le Seigneur, et c'est moi qui vous ai créée; le Seigneur est mon nom; celui qui vous délivrera, c'est le Dieu d'Israël, qui sera appelé le Dieu de toute la terre (1). "

16. Nous ne vous comprenons pas quand vous nous parlez de ces traditeurs que vous n'avez jamais pu ni convaincre ni montrer. Je ne dis point que ce soient plutôt vos pères qui aient été reconnus et convaincus d'un tel crime; qu'avons-nous à nous occuper des fardeaux d'autrui? Nous n'y pensons que pour ramener au bien, tant que nous pouvons, par les moyens qu'inspirent l'esprit de douceur et les empressements de la charité; quant à ceux que nous ne pouvons corriger, nous participons aux mêmes sacrements, lorsque le salut des autres l'exige, sans participer à leurs péchés, ce qui ne peut se faire que par le consentement et l'appui qu'on leur donne. Dans ce monde, où l'Eglise catholique est répandue parmi toutes les nations, et que le Seigneur appelle son champ, nous les supportons comme l'ivraie mêlée au froment, comme la paille au bon grain sur l'aire de l'unité catholique, ou comme les mauvais poissons enfermés avec les bons dans les filets de la parole et du sacrement (2), jusqu'au temps où le vanneur fera son oeuvre (3), où les filets seront tirés sur le rivage (4); nous les supportons de peur d'arracher avec eux le froment, de peur qu'en séparant les bons grains avant l'heure nous ne les livrions aux oiseaux du ciel, au lieu de les serrer dans le grenier, après les avoir bien nettoyés; nous les supportons de peur que le schisme ne déchire les filets, et qu'en prenant garde aux mauvais poissons nous ne tombions dans l'abîme d'une funeste liberté. Le Seigneur, par toutes ces comparaisons, et d'autres encore, a enseigné à

1. Isaïe, LIII, 7 ; LIV,1-5. — 2. Matth. XIII, 24-43. — 3. Ibid. III,12. — 4. Ibid. XIII, 47-50.

ses serviteurs une patiente résignation, de peur que les bons, se croyant souillés en se mêlant aux méchants, ne perdent les petits, ou que petits eux-mêmes ils périssent par ces séparations humaines et téméraires. Le Maître céleste nous a mis en garde contre ces dangers, au point de rassurer le peuple, même à l'égard des mauvais pasteurs : il ne fallait pas qu'à cause d'eux on abandonnât cette chaire de la vérité où les mauvais pasteurs sont contraints d'enseigner le bien. Car ce qu'ils disent n'est pas d'eux, mais de Dieu, qui a établi la doctrine de la vérité dans la chaire de l'unité. C'est pourquoi ce Maître véridique, qui est la vérité elle-même, s'est ainsi exprimé au sujet des pasteurs faisant le mal qui vient d'eux et disant le bien qui vient de Dieu : " Faites ce qu'ils disent, ne faites pas ce qu'ils font; car ils disent et ne font pas (1). " Il ne dirait pas : " Ne faites pas ce qu'ils font, " si leurs oeuvres n'étaient pas ouvertement mauvaises.

17. Donc ne nous perdons pas dans le mal de la division, à cause de ceux qui sont mauvais, quoique, si vous le voulez, nous puissions vous prouver que vos pères n'ont pas exécré les mauvais, mais qu'ils ont accusé les innocents. Pourtant, quels qu'ils aient été, que tous portent leurs fardeaux. Voilà les Ecritures qui nous sont communes, voilà où nous avons connu le Christ, voilà où nous avons connu l'Eglise. Si vous avez le même Christ, pourquoi n'avez-vous pas la même Eglise? Si vous croyez en Jésus-Christ que vous n'avez pas vu, mais qui vous apparaît dans la vérité des Ecritures, pourquoi ne croyez-vous pas à l'Eglise que vous voyez et qui vous apparaît dans ces livres saints? En vous disant ces choses, en vous excitant à ce bien de la paix, de l'unité et de la charité, nous sommes devenus vos ennemis; vous nous faites savoir que vous nous tuerez, nous qui vous disons la vérité, et qui, autant qu'il sera en notre pouvoir, ne vous laisserons pas périr dans l'erreur. Que Dieu nous venge de vous en faisant mourir en vous votre erreur et en vous associant aux joies que nous fait goûter la vérité ! Ainsi soit-il.

1. Matth. XXIII, 3.

 

 

LETTRE CVI (Année 409 )

Voici une courte lettre, vive, expressive, concluante, comme il fallait en écrire pour prévenir une détestable action. Il était impossible d'être plus complet et plus irrésistible en moins de mots. Il s'agissait d'empêcher Macrobe, évêque donatiste, de rebaptiser un sous-diacre catholique. Mais que peuvent les meilleurs efforts contre la mauvaise foi ?

AUGUSTIN A SON FRÈRE BIEN-AIMÉ LE SEIGNEUR MACROBE.

J'ai ouï dire que vous vous disposiez à rebaptiser un de nos sous-diacres : n'en faites rien c'est ainsi que vous vivrez avec Dieu, c'est ainsi que vous lui plairez, c'est ainsi que vous n'aurez pas en vain les sacrements du Christ, c'est ainsi que vous ne serez pas éternellement séparé du corps du Christ. Ne le faites pas, je vous en prie, mon frère; c'est surtout pour vous que je vous le demande. Ecoutez un peu ceci. Félicien de Musti a condamné Primien, évêque de Carthage, qui, à son tour, l'a condamné. Longtemps Félicien a suivi le schisme sacrilège de Maximien et a baptisé beaucoup de gens dans les églises de son parti; maintenant, il est un de vos évêques ainsi que Primien, mais il ne baptise personne après lui. De quel droit pensez-vous donc qu'il faille rebaptiser après nous ? Répondez à cette question, et baptisez-moi; si vous ne le pouvez pas, épargnez l'âme d'autrui, épargnez la vôtre. Si vous pensez que je né vous dise pas la vérité sur le compte de Félicien, exigez que je vous le prouve; et si je n'y parviens pas, faites ce que vous voudrez. J'ajoute que si je ne parviens pas à vous le prouver, je cesse d'être évêque de ma communion; mais, si je le prouve, ne soyez pas ennemi de votre salut. Je souhaite, seigneur mon frère, que vous soyez avec nous dans la paix !

 

 

 

 

LETTRE CVII. (Année 409.)

Les deux personnes qui avaient été chargées de porter la lettre à l'évêque Macrobe écrivent à saint Augustin pour lui rendre compte de leur mission.

MAXIME ET THÉODORE A LEUR BIENHEUREUX, VÉNÉRABLE ET TRÈS-DÉSIRABLE SEIGNEUR ET PÈRE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Par l'ordre de votre sainteté, nous nous sommes rendus auprès de l'évêque Macrobe ; quand nous lui avons présenté la lettre de votre béatitude, il, a d'abord refusé d'en entendre la lecture. Touché de nos instances, il a fini par y consentir. Après la lecture, il nous a dit: "Il faut bien que je reçoive ceux qui viennent à moi et que je leur. donne la foi qu'ils me demandent. " Nous l'avons pressé de s'expliquer sur le fait de Primien; il nous a répondu que, nouvellement ordonné, il ne pouvait se constituer le juge de son père, maïs qu'il demeurait dans ce qu'il avait reçu de ses prédécesseurs. Nous avons cru qu'il était nécessaire de le faire savoir par cette lettre à votre sainteté. Que le Seigneur nous conserve votre béatitude seigneur notre père!

 

 

LETTRE CVIII. (Année 409.)

On a vu la réponse de l'évêque Macrobe à ceux qui lui avaient lu la lettre de saint Augustin; c'était comme une porte tant soit peu ouverte à un échange d'idées; puisque Macrobe avait consenti à entendre une petite lettre, il pouvait consentir à en entendre une longue; le zèle de l'évêque d'Hippone n'avait besoin de rien de plus pour saisir une occasion de traiter à fond une question qu'il a remuée en cent manières et qu'il creusé toujours avec une nouvelle richesse de raisonnements et d'aperçus. Cette lettre de saint Augustin est une démonstration de la vérité catholique contre l'erreur des donatistes, et si Macrobe ne fut point ramené par tant d'évidence et d'amour, c'est qu'il manquait de sincérité. Nous verrons plus tard le même évêque Macrobe jouer un rôle détestable et déshonorer son nom par des actes violents.

AUGUSTIN A SON FRÈRE BIEN-AIMÉ LE SEIGNEUR MACROBE.

1. Des fils qui me sont très-chers et qui sont des hommes honorables, vous ayant porté la lettre où je vous disais et vous priais de ne pas rebaptiser : notre sous-diacre, m'ont écrit que vous leur aviez répondu ceci : " Il faut bien que je reçoive ceux qui viennent à moi et que je leur donne la foi qu'ils me demandent. " Cependant s'il se présente à vous un homme baptisé dans votre communion, longtemps séparé de vos rangs et demandant par (201) ignorance une seconde fois le baptême, vous vous assurez du lieu où il a d'abord reçu ce sacrement, et puis vous l'admettez au milieu de vous; vous ne lui donnez pas la foi qu'il vous demande, mais vous lui apprenez qu'il a ce qu'il désire; vous ne vous arrêtez point à ses paroles quand il se trompe, mais vous vous appliquez à lui faire comprendre son erreur. On agit donc mal en donnant ce qui ne doit plus être donné, en violant le sacrement déjà conféré, et l'on n'est pas excusé par l'erreur de celui qui le demande. Dites-moi donc, je vous en supplie, comment celui qui s'adresse à vous n'a pas ce qu'il a déjà reçu de moi. Si c'est à cause de l'eau étrangère, de la fontaine étrangère, comme ont coutume de dire ceux qui ne comprennent pas ce passage de l'Ecriture : " Abstenez-vous de l'eau étrangère, et ne buvez pas à une fontaine étrangère (1) ; " lorsque Félicien s'est séparé de vous pour passer dans le parti de Maximien, il était donc, selon les expressions de votre concile (2), un violateur adultère de la vérité, traîné à la chaîne du sacrilège. S'il avait emporté avec lui votre fontaine, quelle était donc celle où, après sa séparation, vous baptisiez encore ceux de votre parti? Car Félicien est aujourd'hui au rang de vos évêques avec Primien; tous les deux condamnés l'un par l'autre.

2. Ceux qui vous ont vu de ma part m'ont écrit a que, pressé sur cette question de Primien, vous avez répondu gaie. a nouvellement " ordonné, vous ne pouvez pas vous constituer le juge de votre père et que vous demeurez dans ce que vous avez reçu de vos prédécesseurs. " C'est ici que je gémis sur l'état de contrainte où vous vous êtes placé, d'autant plus que, d'après ce que j'entends; vous êtes un jeune homme d'un bon naturel. Il n'y a qu'une mauvaise cause qui puisse forcer à une réponse semblable. Mais si vous y réfléchissez, mon cher frère, si vous jugez sainement, si vous craignez Dieu, il n'y a pas de nécessité qui puisse vous obliger à persévérer dans une cause mauvaise. Cette réponse de votre part ne résout pas la question que je vous ai posée, mais elle absout nôtre cause de tous vos prétextes de calomnie. Vans dites que, nouvellement ordonné, vous ne pouvez pas vous constituer le juge de votre père, mais que vous

1. Prov. IX, 18. Edition des Septante: Ce verset ne se trouve pas dans la Vulgate. Il était un des arguments des donatistes.

2. Le concile donatiste de Bagaïe.

3. Ci-dessus, lett. CVII.

demeurez dans ce que vous avez reçu de vos prédécesseurs. Pourquoi ne demeurerions-nous pas plutôt dans l'Eglise que le témoignage de l'Ecriture nous montre commençant à Jérusalem, portant des fruits et se développant au milieu de toutes les nations (1), et que nous avons reçue du Christ Notre-Seigneur par les apôtres? Pourquoi serions-nous jugés pour les faits de je ne sais quels pères, et dont la date remonterait à environ cent ans? Si vous n'osez pas juger votre père qui vit encore, que vous pouvez interroger, pourquoi veut-on que je juge celui qui est mort longtemps avant que je fusse né? Et pourquoi veut-on que les nations chrétiennes jugent les Africains traditeurs, morts il y a tant d'années, et que, même pendant leur vie, tant de chrétiens contemporains n'ont pu ni entendre ni connaître à la longue distance où ils se trouvaient? Vous n'osez pas juger Primien qui est encore là et qui vous est connu; pourquoi m'obligez-vous de juger Cécilien qui est du temps passé et que je ne connais pas? Si vous ne jugez pas vos pères sur leurs propres oeuvres, pourquoi jugez-vous vos frères sur des faits qui leur sont étrangers?

3. Mais peut-être ne nous regardez-vous pas comme vos frères? Nous aimons mieux écouter l'Esprit-Saint parlant par la bouche du Prophète : " Ecoutez, vous qui craignez la parole du Seigneur; dites : Vous êtes nos frères, à ceux-là même qui vous haïssent et vous détestent, afin que le nom du Seigneur soit honoré, qu'il leur apparaisse dans sa douceur,

et afin qu'eux-mêmes soient confondus (2). " En effet, si le nom du Seigneur était plus doux aux hommes que les noms des hommes, le Christ qui crie à la terre : " Je vous donne ma paix (3)," serait-il jamais divisé dans ses Membres par ceux qui disent : " Moi je suis à Paul, moi je suis à Apollon, moi je suis à Céphas (4), " et qui trouvent dans les noms des hommes des motifs de division ? Le Christ serait-il jamais effacé dans son baptême, lui de qui il a été dit: "C'est celui-ci qui baptise (5); " lui de qui il a été écrit: " Le Christ a aimé son Eglise et s'est livré lui-même pour elle afin de la sanctifier, en la purifiant dans le baptême de l'eau par la parole de vie (6)? " Serait-il effacé dans son eau régénératrice, si le nom chu Seigneur, à qui appartient le baptême, était plus doux que le nom des hommes, dont vous osez dire : Le

1. Act. I, 8. — 2. Isaïe, LXVI, 5, selon les Septante. — 3. Jean, XIV, 27. — 4. I Cor. III, 4. — 5. Jean, I, 33. — 6. Ephés. V, 25, 26.

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baptême est saint venant de celui-ci, non de celui-là?

4. Toutefois vos collègues ont maintenu les droits de la vérité là où ils ont voulu; à cause de ce qui est dû au Seigneur, ils ont jugé saint non-seulement le baptême de Primien dans votre communion, mais encore le baptême de Félicien dans le schisme sacrilège de Maximien ; et après le retour de Félicien ils n'ont osé toucher ni au caractère qu'il avait reçu parmi vous, ni même à celui que le déserteur avait imprimé aux autres en sortant de vos rangs, parce qu'ils y ont reconnu le caractère royal. Vous ne voulez pas les juger sur une aussi bonne action où il serait louable pour vous de les imiter, et vous les suivez quand ils méritent qu'on déteste leurs exemples. Vous craignez de juger Primien de peur d'être forcé de le désapprouver; mais jugez-le, et vous y trouverez beaucoup à louer. Nous ne voulons pas vous rappeler ce que Primien a fait de mal, mais ce qu'il a fait de très-bien; en recevant les chrétiens baptisés dans un détestable schisme par celui qui l'avait condamné lui-même, il a rectifié l'erreur des hommes et n'a pas détruit les sacrements de Dieu. Il a reconnu le bien du Christ jusques dans des hommes pervers; et il a corrigé le mal des hommes sans porter atteinte au bien du Christ. Si ce fait vous déplait, réfléchissez du moins à ceci avec toute l'attention de votre bon esprit: c'est que vous ne jugez pas Primien sur les faits de Primien lui-même, et que vous jugez le monde chrétien sur les faits de Cécilien. Vous craindriez d'être souillé par la connaissance de ce que vous n'oseriez punir; pourquoi donc ne pas absoudre les nations qui n'ont pas pu savoir ce dont vous les accusez?

5. Et ceci n'est pas le fait de Primien tout seul; vous savez, je pense, que près de cent de vos évêques, dans un coupable accord avec Maximien, ont osé condamner Primien. Le concile de Bagaïe, composé de trois cent dix évêques, " lança la foudre de ses décrets, " ce sont ses termes, sur Maximien, le déclarant ennemi de la foi, violateur adultère de la vérité, ennemi de l'Eglise sa mère, ministre de Dathan, Coré et Abiron, et le retrancha du sein de la paix. " Douze autres évêques qui avaient assisté à son ordination lorsqu'on l'éleva contre Primien, furent aussi sans délai frappés de condamnation; quant aux autres, et afin de ne pas trop en retrancher, on leur marqua un jour pour revenir, et ce retour devait leur valoir la conservation de leurs dignités. Ainsi les trois cent dix ne craignirent pas de leur ouvrir leurs rangs, quoiqu'ils eussent participé au sacrilège de Maximien, se ressouvenant peut-être de ces paroles : " La charité couvre la multitude des péchés (1). " Or ces évêques, à qui on avait assigné un délai, baptisèrent hors de votre communion tous ceux qu'ils purent baptiser; s'ils n'avaient pas été hors de votre communion, ils n'auraient pas été invités à y revenir à un temps marqué. De plus, avant et après l'expiration de ce délai, les douze autres évêques condamnés avec Maximien furent cités devant trois proconsuls ou davantage; on voulait les chasser de leurs sièges par jugement: parmi eux figuraient Félicien, évêque de Musti, dont je ne parle pas, et Prétextat, évêque d'Assuri, mort récemment, et à la place duquel, après sa condamnation, un autre avait été déjà ordonné. Ces deux évêques, après leur condamnation immédiate, après l'expiration du délai assigné aux autres, après avoir été cités avec si grand bruit devant tant de pro. consuls, ont été remis dans l'intégrité de leurs honneurs, et aucun de ceux qu'ils avaient baptisés ne l'a été une seconde fois ; ils ont été reçus non-seulement par Primien, mais par beaucoup de vos évêques réunis pour célébrer l'anniversaire de l'ordination épiscopale d'Optat, de Thainugade. Si on doute de ce que j'avance ou si on prétend en nier quelque chose, qu'on m'oblige de prouver ce que je dis, et de le prouver au risque de perdre mon évêché.

6. La cause est jugée, mon frère Macrobe c'est Dieu qui l'a fait, c'est Dieu qui l'a voulu; il a été dans le dessein secret de sa providence de mettre sous vos yeux l'affaire de Maximien comme un miroir où vous puissiez apprendre à vous corriger, afin qu'il y eût un terme à ces longues calomnies répandues contre nous, ou plutôt contre l'Eglise du Christ qui s'étend sur toute la terre, je ne dis point par vous, car je ne veux pas vous offenser, mais assurément par les gens de votre parti. Car il n'est rien resté des témoignages de l'Ecriture qu'ont coutume de produire contre nous des hommes qui ne les comprennent pas. Ils ont toujours à la bouche ces paroles : " Abstenez-vous de l'eau étrangère (2). " Mais on leur répond Ce n'est pas une eau étrangère quoiqu'elle soit

1. I Pierre, IV, 8. — 2. Prov. IX, 18,

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parmi des étrangers ; vous-mêmes n'avez pas jugé ainsi l'eau de Maximien, puisque vous ne

vous en êtes pas abstenus. On nous dit encore : " Ils sont devenus pour moi comme une eau menteuse, n'ayant pas la foi (1). " Mais on répond : Cela a été dit des hommes faux qui n'appartiennent pas aux sacrements de Dieu, lesquels sacrements ne peuvent être des mensonges, même parmi les menteurs. En effet ceux-là ont menti certainement qui, selon ce que vous dites vous-mêmes, ont condamné Primien sur de fausses accusations; toutefois l'eau dans laquelle ils baptisèrent tous ceux qu'ils purent hors de votre communion, ne fut point menteuse pour cela; car en la recevant dans la personne de ceux que Félicien et Prétextat avaient baptisés hors de vos rangs, vous jugiez qu'elle avait gardé sa vérité, même parmi les menteurs. On nous dit: " Celui qui est lavé par un mort, quel profit en tire-t-il (2) ? " Nous répondons : Si cela a été écrit en parlant du baptême conféré par ceux que l'Eglise rejette comme des morts, le livre saint ne dit pas que ce baptême n'en soit pas un, mais qu'il ne sert de rien ; c'est ce que nous disons aussi. Cependant quand on rentre dans l'Eglise avec ce baptême, il cesse d'être nuisible et devient profitable; et cela ne s'accomplit point par la réitération du baptême, mais par la conversion du baptisé. Ainsi le concile de Bagaïe regarde comme des morts Maximien et ses compagnons que vous aviez retranchés de votre communion " Les corps de plusieurs ont été, dit-il, jetés dans un naufrage sur d'âpres rochers par les flots de la vérité; les rivages sont couverts de leurs cadavres comme autrefois s'amoncelaient les cadavres des Egyptiens ; leur supplice est d'autant plus grand qu'après avoir

perdu la vie par des eaux vengeresses, ils ne trouvent pas même de sépulture. " Or vous avez reçu dans leurs dignités Félicien et Prétextat comme renaissant du milieu de cette troupe de morts; et vous n'avez pas rebaptisé ceux qu'ils avaient baptisés dans cette mort; vous avez reconnu que le baptême donné hors de l'Eglise par des morts ne sert pas aux morts, mais qu'il sert à ceux qui revivent en rentrant dans la communion. On nous dit: " Que l'huile du pécheur n'engraisse point ma tête (3). " Nous répondons qu'il s'agit ici des douces et trompeuses complaisances des flatteurs, de ces complaisances qui enflent la tête des pécheurs

1. Jérém. XV, 18. — 2. Eccl. XXXIV, 30. — 3. Ps. CXL, 5.

lorsqu'on les loue dans les désirs de leur âme et qu'on les bénit du mal qu'ils font. Cela résulte suffisamment du précédent verset; voici le passage en entier: " Le juste me reprendra dans sa charité et me corrigera; mais l'huile du pécheur n'engraissera pas ma tête. " Le Psalmiste dit qu'il aime mieux être abaissé par la sincère sévérité d'un homme charitable, que d'être exalté par de trompeuses louanges. Mais de quelque manière que vous compreniez ce passage, ou bien vous aurez reçu l'huile des pécheurs avec ceux que Félicien et Prétextat ont baptisés dans le schisme sacrilège de Maximien, ou bien vous avez reconnu que, même sous la main des pécheurs, elle demeure encore l'huile du Christ. Car ils étaient pécheurs quand on disait d'eux dans le concile de Bagaïe : " Sachez qu'ils sont condamnés, ces coupables, d'un crime infâme qui, dans une oeuvre funeste de perdition, ont ramassé tout ce qu'il y avait de fange pour faire un vase ignominieux. "

7. Ce que nous venons de dire sur le baptême suffira. Quant à votre séparation, voici les passages mal compris dont on a coutume de la colorer. Il est écrit : " Ne participez point aux péchés d'autrui (1)." Nous répondons que celui-là participe aux péchés d'autrui, qui consent à des actions mauvaises, et non pas celui qui, étant lui-même le froment, mêlé néanmoins à la paille pendant tout le temps que l'aire est foulée, participe aux divins sacrements. Il est écrit : " Sortez de là et ne touchez pas à ce qui est impur; qui touche ce qui est souillé se souille (2). " Mais l'Ecriture entend ici le consentement de la volonté, par lequel tomba le premier homme, et non point le commerce extérieur, par lequel Judas a donné un baiser au Christ. Car les poissons dont parle le Seigneur dans l'Evangile, enfermés bons et mauvais dans les mêmes filets et réunis jusqu'à la fin des temps, figurée par le rivage des mers (3), nagent ensemble à travers le même espace, mais leurs moeurs les séparent. Il est écrit

" Un peu de levain corrompt toute la masse (4)." Cela s'entend de ceux qui consentent aux mauvaises actions , non de ceux qui, selon le prophète Ezéchiel, gémissent et s'attristent à cause des iniquités du peuple de Dieu, qui se commettent au milieu d'eux (5).

8. Daniel gémit de se voir ainsi mêlé à des

1. I Tim. V, 22. — 2. Isaïe, LII, 11. — 3. Matth. XIII, 48, 49. — 4. I Cor. V. 6. — 5. Ezéch. IX, 14.

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méchants (1); les trois jeunes gens en gémissent aussi (2); le premier le témoigne dans sa prière, les autres dans la fournaise : ils ne se séparèrent pas extérieurement pour cela de l'unité du peuple dont ils déploraient les péchés. Et les prophètes, que n'ont-ils pas reproché au peuple au milieu de qui ils vivaient? Néanmoins, ils ne s'en sont pas séparés extérieurement. et n'en ont pas cherché un autre. Les apôtres eux-mêmes ont supporté Judas devenu comme un démon au milieu d'eux : ils l'ont supporté, et sans souillure, jusqu'au moment où il s'est pendu; et c'est à cause de Judas ainsi mêlé aux apôtres que le Seigneur leur disait: " Vous êtes purs, mais vous ne l'êtes pas tous (3). " L'impureté de Judas n'a donc pas été pour eux comme le levain qui corrompt la masse. On ne peut pas dire non plus avec vérité que sa méchanceté ne leur était pas connue ; peut-être ignoraient-ils qu'il dût livrer le Seigneur; mais ils savaient et ils ont écrit que Judas était un larron, et qu'il dérobait tout ce qu'on déposait dans les cassettes du Sauveur (4). A-t-on jamais songé à leur appliquer cette parole du Psalmiste : " Vous voyiez le voleur et vous vous entendiez avec lui (5) ? " On s'associe aux actions des méchants en consentant à ce qu'ils font, et non point en participant aux mêmes sacrements. Combien l'apôtre Paul s'est plaint des faux frères (6) ! Mêlé extérieurement avec eux, il en demeurait séparé parla pureté du coeur. Car il se réjouissait que le Christ fût prêché , même par des hommes dont il connaissait les sentiments d'envie (7), et l'envie est le vice du diable.

9. Enfin l'évêque Cyprien, plus voisin de nos temps, et quand déjà l'Eglise était au loin répandue , Cyprien , sur lequel vous vous appuyez pour accréditer la réitération du baptême, combien n'a-t-il pas aimé l'unité! La preuve en est dans ce concile (8) ou dans ces écrits, si toutefois ils sont véritablement de lui, et ne lui ont pas été faussement attribués, ainsi que plusieurs le croient. On y voit comment, dans un discours publie, il recommandait de supporter ceux dont il combattait l'opinion, et comment il ne négligeait rien pour le maintien de la paix : il remarquait principalement que si dans les dissentiments, dans les erreurs mêmes auxquelles la faiblesse humaine peut

1. Dan. IX, 5-16. — 2. Ibid. III, 38-31. — 3. Jean, XIII,10. — 4. Jean, XII, 6. — 5. Ps. XLIX, 18. — 6. II Cor. XI, 26. — 7. Philip. I, 15-18.— 8. Le concile de Carthage tenu en 256.

se laisser aller, on ne brise pas les liens de l'union fraternelle, " la charité couvre la multitude des péchés (1). " Cyprien a été si fidèle à la charité, il l'a tant année, que s'il a eu sur le sacrement du baptême une opinion qui n'ait pas été conforme à la vérité, Dieu lui aura révélé cette vérité elle-même, selon cette promesse faite par l'Apôtre aux frères qui marchent dans la charité: " Nous qui voulons donc être parfaits, soyons dans ce sentiment; et si vous en avez quelque autre, Dieu vous éclairera aussi sur celui-là. Cependant, pour les choses que nous savons, tenons-nous-y (2). " Ajoutez que Cyprien a été une branche féconde, et que s'il y a eu dans cette branche quelque chose à retrancher, le fer glorieux du martyre y a passé non point parce qu'il est mort pour le nom du. Christ, mais parce qu'il est mort pour le nom du Christ dans le sein de l'unité. Car il a écrit lui-même et il affirme résolument que ceux qui meurent hors de l'unité, tors même qu'ils périssent pour le nom du Christ, ne sauraient être couronnés (3) : tant l'amour ou la violation de l'unité sont puissants pour effacer nos fautes ou nous retenir sous leur poids !

10. Aussi lorsque ce même Cyprien déplora la chute de beaucoup de chrétiens au milieu de la persécution impie des gentils et des malheurs de l'Eglise, attribuant :ces défaillances à leurs mauvaises moeurs , il se plaignit aussi des moeurs de ses collègues et ne s'en plaignit point en silence; ruais il dit tout haut que telle était la cupidité de ces indignes pasteurs, qu'ils voulaient avoir de l'argent en abondance, acquérir des terres par des moyens frauduleux, accroître leurs revenus par l'usure, et cela pendant que leurs frères avaient faim au sein même de l'Eglise (4) ! Cyprien, je pense, ne fut pas souillé par la cupidité, les fraudes et l'usure de ces pasteurs; il n'eut pas besoin de se séparer d'eux extérieurement, il ne s'en sépara que par la différence de sa vie. Avec eux il toucha l'autel, mais il ne toucha point leur vie impure en les frappant ainsi de son blâme. Car on ne se rapproche de ces désordres que s'ils plaisent; du moment qu'ils déplaisent, on en demeure éloigné. C'est ainsi que cet excellent évêque n'a manqué ni au soin religieux de reprendre les fautes, ni au soin prudent de conserver le liera de l'unité. Dans une lettre adressée au prêtre Maxime, il établit clairement et manifestement,

1. I Pierre, IV, 8. — 2. Philip. III, 15, 16. 3. Sur l'unité de l'Eglise. — 4. Sermo de Lapsis.

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sur le même sujet, cette prescription conforme à la règle des prophètes, qu'on ne doit, en aucune manière, abandonner l'unité de l'Église, à cause des mauvais qui se trouvent mêlés aux bons. " Car, dit-il , quoiqu'ils paraissent être dans l'Eglise comme l'ivraie, notre foi ou notre charité ne doit pas s'en embarrasser; et parce que nous voyons de l'ivraie dans l'Église, il ne faut pas pour cela nous éloigner de 1'Eglise. Travaillons seulement pour que nous puissions être le froment (1). "

11. Cette loi de charité est sortie de la bouche même du Christ Notre-Seigneur; elles sont de lui les comparaisons tirées de l'ivraie qui reste dans le même champ que le bon grain jusqu'au temps de la moisson (2), et des mauvais poissons qu'on doit laisser dans les filets avec les bons jusqu'à la séparation sur le rivage (3); si vos pères avaient observé cette loi de charité, s'ils y avaient pensé avec la crainte de Dieu; jamais, à cause de Cécilien et de je ne sais quels Africains, coupables selon vous, calomniés selon ce qu'on doit le plus croire, ils ne se seraient séparés criminellement de cette Eglise que Cyprien nous représente comme éclairant de ses rayons toutes les nations, comme étendant la richesse de ses rameaux sur toute la terre, ni de tant de peuples chrétiens qui n'ont jamais su ni leurs griefs, ni les accusateurs ni les accusés. De telles scissions s'accomplissent pour des intérêts particuliers bien plus que pour l'utilité commune; elles s'accomplissent aussi par le vice que Cyprien lui-même rappelle ensuite et signale à notre vigilance. Car après avoir prescrit de ne pas se retirer de l':Eglise parce qu'on y voit de l'ivraie, l'illustre martyr poursuit en ces termes : " Travaillons seulement pour que nous puissions être le froment, afin que quand le bon grain sera serré dans les greniers du Seigneur,.nous soyons récompensés de nos œuvres et de nos peines. L'Apôtre dit dans son épître : Dans une grande,maison, il y a non-seulement des vases d'or et d'argent, mais des vases de bois et de terre, les uns, vases d'honneur, les autres, vases d'ignominie (4). Cherchons et travaillons, autant que nous le pourrons, à devenir des vases d'or ou d'argent. Du reste, il n'appartient qu'au Seigneur de briser les vases de terre, lui à qui la verge de fer a été donnée. Le serviteur ne peut pas être plus grand que son maître ;

1. Lett. LI. — 2. Matth, XIII, 24-43. — 3. Ibid. 47-50. — 4. II Tim. II, 20.

nul ne doit s'attribuer ce que le Père n'a accordé qu'à son Fils, et ne doit croire qu'il puisse porter la pelle et le van pour nettoyer et vanner sur l'aire, ni séparer par un jugement humain toute l'ivraie du froment. C'est là une présomption orgueilleuse, une opiniâtreté sacrilège, une oeuvre de dépravation furieuse; tandis que ces hommes dépassent ce que commande une douce justice, ils s'égarent loin de l'Église de Dieu, et, au milieu de leurs efforts arrogants pour s'élever, aveuglés par leur propre orgueil, ils perdent la lumière de la vérité. "

12. Quoi de plus clair que ce témoignage de Cyprien ! Quoi de plus vrai ! Vous voyez de quelle lumière évangélique et apostolique il resplendit ; vous voyez que les plus coupables sont évidemment ceux qui, croyant leur justice offensée par l'iniquité des autres, délaissent l'unité de l'Église. Vous voyez qu'en dehors de cette unité ils sont eux-mêmes l'ivraie, ceux qui n'ont pas voulu supporter l'ivraie dans le champ du Seigneur. Vous voyez que séparés de nous ils sont la paille, ceux qui n'ont pas voulu supporter la paille dans l'unité de la grande maison. Vous voyez combien sont vraies ces paroles de l'Écriture : " Le fils méchant se donne pour juste, mais il ne se lave pas de sa sortie (1): " c'est-à-dire qu'il ne justifie pas, n'excuse pas, ne défend pas sa sortie de l'Église, et qu'il ne montre point qu'elle soit pure et sans crime. Il ne se lave pas: car s'il ne s'était pas donné pour juste, mais s'il l'était bien véritablement, il ne quitterait pas avec tant d'impiété les bons à cause des méchants; il supporterait patiemment les méchants à cause des bons, jusqu'à ce que le Seigneur, par lui ou par les anges, fasse à la fin des temps la séparation du froment et de l'ivraie, du bon grain et de la paille, des vases de miséricorde et des vases de colère, des boucs et des brebis, des bons poissons et des mauvais.

13. Si vous avez entrepris d'entendre, contrairement à leur sens divin, ces témoignages des Écritures que vos pères n'ont compris ou cités que pour diviser le peuple de Dieu, n'allez pas plus avant; si vous êtes sages, reconnaissez comme dans un miroir la conduite qui vous est tracée parla miséricordieuse providence de Dieu. Je veux parler de l'affaire de Félicien, ce déserteur de la foi, ce violateur adultère de la vérité, cet ennemi de l'Eglise, ce ministre de

1. Prov. XXIV, d'après les Septante.

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Dathan, de Coré et d'Abiron, comme l'a appelé le concile de Bagaïe, et duquel on a dit encore que si la terre rie s'est pas entr'ouverte pour l'engloutir, c'est qu'il était réservé à un plus grand supplice. " Car, ajoutent les Pères de votre concile, il aurait gagné à subir ainsi sa peine; mais maintenant, demeuré comme mort au milieu des vivants, il voit chaque jour s'accroître le poids de la terrible dette qu'il lui faudra payer. " Or, dites-moi, je vous prie, s'ils n'ont pas touché ce mort impur lorsqu'ils se sont associés à lui pour condamner l'innocence de Primien ; car s'ils l'ont touché, ils se sont assurément souillés à ce contact. Pourquoi, ainsi rangés dans sa communion et séparés de la vôtre, ont-ils, comme s'ils eussent été innocents, obtenu pour leur retour un délai qui les faisait rentrer dans leurs dignités et dans l'intégrité de la foi ? Pourquoi, comme s'ils n'eussent pas assisté à l'ordination de Maximien, ont-ils mérité que vous disiez d'eux que le plant de l'arbrisseau sacrilège ne les a pas souillés ? N'étaient-ils pas dans le même parti, dans les liens du même schisme, séparés de vous, unis aux autres, établis ensemble en Afrique, très-connus d'eux, leurs amis et leurs complices ? S'ils n'étaient pas présents à l'ordination de Maximien, c'est pourtant à cause de lui qu'ils ont condamné Primien quoique absent ! Et l'on ose dire que la prétendue greffe empoisonnée de Cécilien a souillé, sur toute la terre, des peuples chrétiens très-nombreux, très-éloignés, très-inconnus, dont plusieurs n'ont pu savoir, je ne dis pas l'affaire, mais le nom même de Cécilien? Ils ne participent point aux fautes d'autrui ceux qui, non-seulement ont connu la faute de Maximien, mais qui l'ont élevé contre Primien ; et ceux-là auront participé aux fautes d'autrui, qui ne savaient pas, dans les pays lointains, que Cécilien fût évêque, ou en avaient à peine entendu parler dans les pays plus rapprochés, ou qui, en Afrique même l'avaient su simplement, paisiblement et, à Carthage, n'avaient élevé cet évêque contre personne ! Ils ne s'entendaient pas avec le voleur, ceux qui communiquaient avec l'homme dont l'avocat Nummasius, plaidant pour votre évêque Restitut, a dit que, par un larcin secret et sacrilège, il avait usurpé la dignité épiscopale ! Ils n'avaient aucune part à l'adultère, ceux qui communiquaient avec le violateur adultère de la vérité ! Leur masse n'était pas corrompue par ce petit levain, quand ils l'applaudissaient, quand, retranchés de votre communion, ils demeuraient bien sciemment dans son parti, quand ils travaillaient à le séparer de plus en plus du vôtre et à le grandir à vos dépens ! Vous aussi qui, en les invitant à se réunir à vous, avez déclaré exempts de la souillure sacrilège les associés de Maximien, avez admis dans vos rangs avec tous leurs honneurs, Prétextat et Félicien, et les traitez comme amis, car, devenus vos amis aujourd'hui, Félicien siège parmi vos évêques ; vous n'êtes souillés en rien par le contact des fautes d'autrui, votre pureté se conserve au milieu de l'impureté, le levain d'aucune malignité ne vous atteint ! Et sur ces témoignages un crime étranger est reproché au monde chrétien ! un schisme funeste soutient qu'il a eu raison de rompre l'unité ! un rameau retranché traite de rameau impur celui qui demeure attaché au tronc qui l'a produit !

14. Que dirai-je de ces persécutions dont vous vous glorifiez ? Si ce n'est pas la cause, mais le supplice qui fait les martyrs, il était inutile qu'après avoir dit : " Heureux ceux qui souffrent persécution ! " le Seigneur ajoutât: " pour la justice (1). " Mais à ce titre les maximianistes ne vous surpassent-ils pas infiniment en gloire, eux qui non-seulement ont souffert persécution avec vous, mais auparavant avaient été persécutés par vous? J'ai rappelé plus haut les paroles de l'avocat plaidant contre Maximien en présence de votre collègue Restitut, qui, avant même l'expiration du temps marqué pour son propre retour, avait été ordonné à la place de Salvius de Membres, condamné sans délai avec les autres onze évêques: Titien aussi, après l'expiration de ce délai , adressa de sanglants reproches à Félicien et Prétextat au sujet de leur conspiration contre Primien ; et plus d'une fois on a invoqué contre eux le concile de Bagaïe devant les proconsuls et devant les juges des villes; on s'est armé contre eux de jugements et d'ordres sévères, on a obtenu l'emploi de la force en cas de résistance et le concours municipal pour l'exécution des jugements. Pourquoi donc vous plaindre d'être persécutés, par nous, qui sommes loin de vous égaler en cela? Comme la persécution n'est pas toujours la souffrance, vos clercs et vos circoncellions ont si bien composé avec nous, que votre partage serait la persécution,

1. Matth, V, 10.

207

et le nôtre la souffrance. Mais, comme je l'ai déjà dit, disputez cette gloire aux maximianistes, qui lisent en face de vous les actes publics des persécutions que vous leur avez fait souffrir par des sentences arrachées aux tribunaux. Peut-être cependant, après cette correction infligée à quelques-uns d'entre eux, vous êtes-vous mis ensuite d'accord; ce qui nous permet de ne pas désespérer de notre propre réunion, si Dieu daigne nous aider et vous inspirer un esprit de paix. Il est une parole du Psalmiste que les gens de votre parti nous appliquent avec plus de calomnie que de vérité; c'est celle-ci : " Leurs pieds sont légers pour courir à l'effusion du sang (1) ; " c'est plutôt nous qui avons éprouvé la vérité de ce passage de l'Ecriture, avec vos circoncellions et vos clercs, qui ont exercé tant d'atrocités sur des corps humains et répandu en tant de lieux le sang de nos catholiques. Leurs chefs vous escortaient avec leurs troupes, à votre entrée dans ce pays, chantant des cantiques à la louange de Dieu; et ils se font de ces chants sacrés comme une trompette de bataille dans tous leurs brigandages. Un autre jour néanmoins leur conduite vous inspira plus d'indignation que leurs hommages de plaisirs; vous leur fîtes entendre, en langue punique, à l'aide d'un interprète, et avec une noble et généreuse liberté , des paroles justement sévères qui les piquèrent au vif; ils sortirent comme des furieux du milieu de l'assemblée, ainsi que nous l'avons ouï dire à des témoins , et, après que leurs pieds se furent élancés pour répandre le sang, vous ne rites pas purifier avec de l'eau salée le pavé qu'ils avaient foulé: comme nos clercs ont cru devoir le faire à la sortie de nos catholiques.

15. Mais, ainsi que je commençais à le dire, ce passage de l'Ecriture, leurs pieds sont légers pour courir à l’effusion du sang; que vous jetez contre nous plutôt comme une injure que comme un reproche mérité, le concile de Bagaïe l'a vivement et pompeusement appliqué à Félicien et à Prétextat eux-mêmes. Car les Pères de ce concile, après avoir traité Maximien comme ils l'avaient jugé à propos, disaient : " Le juste arrêt de mort qui le frappe à cause de son crime ne le frappe pas tout seul; il entraîne dans son iniquité, comme par une chaîne de sacrilège , plusieurs dont il a été écrit : Le venin des aspics est sur les lèvres de ceux dont la bouche

1. Ps. XIII, 3.

est pleine de malédiction et d'amertume; leurs pieds sont légers pour courir à l'effusion du sang. " Cela dit, et pour montrer ensuite quels étaient ceux que la chaîne du sacrilège entraînait dans la complicité du crime de Maximien, et que le concile condamnait aussi sévèrement que lui, on déclarait coupables d'un crime infâme Victorien, évêque de Carcarie et les onze autres évêques, parmi lesquels Félicien de Musti et Prétextat d'Assuri. Après les avoir jugés de la sorte, on s'est si bien entendu avec eux qu'ils n'ont rien perdu de leurs dignités, et que parmi ceux qu'avaient baptisés ces évêques prompts à répandre le sang, nul n'a été condamné à être baptisé de nouveau. Pourquoi donc désespérer de notre réunion? Que Dieu écarte la haine du démon, " et que la paix du Christ triomphe dans nos coeurs (1), " selon la parole de l'Apôtre; pardonnons-nous aussi mutuellement, ainsi que dit le même Apôtre, si nous croyons avoir à nous plaindre les uns des autres, comme Dieu nous a pardonné dans le Christ (2), afin que (je l'ai déjà dit et il faut le dire souvent), la charité couvre la multitude des péchés (3).

16. Quant à vous, mon frère, avec qui je discute en ce moment, vous de qui je désire me réjouir dans le Christ, comme le Christ le sait, si vous voulez appliquer votre esprit et votre éloquence à la défense du parti de Donat, dans cette affaire de Maximien, et ne point obscurcir à cet égard la vérité , car le souvenir en est récent, les témoins sont encore là, et nous avons les actes proconsulaires et municipaux, dont l'Eglise catholique a toujours pris ses renseignements contre vous ; vous avouerez qu'on ne peut plus entendre, comme on l'a fait jusqu'à présent dans votre parti, les passages de l'Ecriture sur l'eau étrangère, sur l'eau du mensonge, sur le baptême du mort, et autres passages de ce genre ; vous conviendrez que le baptême du Christ donné à l'Eglise pour le salut éternel, ne peut pas s'appeler étranger, même conféré hors de l'Eglise, et par des étrangers, mais qu'il garde sa valeur mystérieuse pour la perte des étrangers et pour le salut des vrais enfants de l'Eglise; vous reconnaîtrez que quand les errants reviennent à la paix catholique, on les redresse sans détruire le sacrement, et que ce qui était nuisible dans la séparation devient profitable dans l'unité; pour que vous ne vous

1. Coloss. III, 15. — 2. Ibid. 13. — 3. I Pier. IV, 8.

208

embarrassiez pas dans l'affaire de Maximien au point de ne pouvoir vous en tirer, vous renoncerez aux idées de votre parti sur la participation aux fautes d'autrui, sur la séparation d'avec les méchants, sur ce qu'il faut prendre garde à ne pas toucher celui qui est impur et souillé, sur la corruption de la masse avec un peu de levain, et autres choses que vous avez également coutume d'interpréter à votre manière; mais vous affirmerez, vous observerez ce que la saine doctrine recommande, ce que la vraie règle établit par les exemples des prophètes et des apôtres, savoir ; que mieux vaut supporter les méchants, de peur que les bons ne soient abandonnés, que d'abandonner les bons., de peur que les méchants ne soient séparés; et qu'il suffit de nous séparer des méchants par la différence de la vie et des moeurs, en, ne pas les imitant, en ne pas consentant à ce qu'ils font; croissant ensemble, mêlés aux mêmes épreuves, réunis à eux jusqu'au temps de la moisson et du vanneur, jusqu'à ce que les filets soient tirés sur le rivage. Quant à là persécution, comment justifierez-vous tout ce que votre parti a fait par voie judiciaire pour chasser les maximianistes de leurs sièges, sinon en disant que, vos sages l'ont, fait dans,la pensée de les ramener par des peines modérées et non pas dans la ;pensée de leur nuire? Ne direz-vous pas que s'il y a eu des excès, comme dans les violences .commises à l'égard de Salvius de Membres, et attestées par la ville entière, ces excès ne doivent pas être imputés à .tous, que la paille et les bons grains se trouvent dans la communion des mêmes sacrements, mais que la différence de la vie les sépare?

17. Cela étant ainsi, j'embrasse ,cette défense devenue la vôtre ; car c'est celle que vous ferez si vous vous appuyez sur la vérité, sinon la vérité vous confondra. J'embrasse, dis-je, cette défense; mais volis voyez qu'elle est aussi la mienne. Pourquoi ne travaillons-nous pas à être ensemble le froment dans l'unité de l'aire du Seigneur, et pourquoi ne supportons-nous pas ensemble la paille? Pourquoi pas, dites-le moi, je vous en prie, dans quel but, à quoi bon, dans quelle utilité?

On fuit l'unité, pour que les peuples rachetés par le sang de l'Agneau unique, s'enflamment les uns contre les autres de sentiments contraires; pour que les brebis soient partagées, comme si elles étaient à nous et non pas au père de famille qui a dit à son serviteur : " Paissez mes brebis (1), " et non pas: Paissez vos brebis; qui a dit encore : " Afin qu'il n'y ait plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur (2); " qui crie dans l'Evangile : " Tous sauront que vous êtes mes disciples par le véritable amour que vous aurez les uns pour

les autres (2); " et encore: " Laissez croître l'un et l'autre jusqu'à la moisson, de peur que par hasard en voulant arracher l'ivraie, vous n'arrachiez aussi le froment (3). "

On fuit l'unité, pour que le mari aille d'un côté et la femme de l'autre; pour que celui-là dise: Gardez l'unité avec moi, car je suis votre mari., et que la femme réponde: Je mourrai là où est mon père. Nous aurions horreur qu'ils n'eussent pas le même lit ! et ils n'ont pas le même Christ ! On fuit l'unité, pour que les parents, les concitoyens, les amis, les hôtes, tous ceux que rapprochent les besoins humains, attachés au même christianisme, soient d'accord dans les festins, les mariages, les relations de commerce, les conventions mutuelles, les politesses, les entretiens, et pour qu'ils se séparent à l'autel de Dieu ! C'est là pourtant que devrait finir toute querelle, quelle qu'en soit d'ailleurs l'origine; car, selon le précepte du Seigneur, il faut d'abord se réconcilier avec ses frères avant d'offrir ses dons à l'autel (5); mais d'accord partout ailleurs, ici ils se divisent!

18. On fuit l'unité, pour que nous soyons obligés à nous défendre par les lois publiques contre les iniquités de ceux de votre parti, je ne veux pas dire contre vos iniquités, et pour que les circoncellions s'arment contre ces mêmes lois, qu'ils méprisent avec la même fureur qui vous les a attirées en punition de leurs brigandages. On fuit l'unité, pour que les paysans s'insurgent audacieusement contre leurs maîtres; pour que les esclaves fugitifs, contrairement au précepte des apôtres, non-seulement désertent, mais menacent leurs maîtres, les attaquent, les pillent; ils ont pour chefs dans ces entreprises violentes vos confesseurs, ceux-là même qui vous font cortège en chantant les louanges de Dieu et qui mêlent les divins cantiques à l'effusion du sang des catholiques. Craignant d'encourir l'animadversion des hommes, vous avez fait rechercher parmi les vôtres ce qui avait été dérobé, et vous avez promis de restituer les dépouilles.

1. Jean, XXI, 17. — 2. Ibid. X, 16. — 3. Ibid. XIII, 35. — 4. Matth. XIII, 30. — 5. Ibid. V, 24.

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Et toutefois vous ne voudriez pas pouvoir exécuter ce que vous avez promis, car ce serait une offense faite à des gens dont l'audace est regardée par vos prêtres comme un secours trop nécessaire; ces gens en effet rappellent tout haut les services qu'ils vous ont rendus, ils montrent, ils comptent les lieux et les basiliques qu'ils ont remis entre les mains de vos prêtres après en avoir expulsé les catholiques: c'était avant cette loi (1), qui, à votre grande joie, vous avait rendu votre liberté; et si vous vouliez vous montrer sévères à leur égard, vous passeriez pour des ingrats.

19. On fuit l'unité, afin que tous ceux qui secouent parmi nous le joug de la discipline catholique s'enfuient vers ces scélérats pour chercher un asile et vous soient ensuite offerts pour être rebaptisés. Il en a été ainsi du sous-diacre Rusticien, de ce pays, au sujet duquel j'ai été obligé de vous écrire avec beaucoup de douleur et de crainte; ses moeurs détestables l'ont fait excommunier par son prêtre; il est couvert de dettes dans ce pays; afin d'échapper aux lois ecclésiastiques et à ses créanciers, il n'a rien trouvé de mieux que de vous prier de porter de nouvelles plaies à son âme (2) et de se faire aimer des gens de votre parti comme le plus pur des hommes. Déjà votre prédécesseur (3) avait rebaptisé un de nos diacres de la même espèce, excommunié par son prêtre, et l'avait fait diacre dans vos rangs; peu de jours après, réuni à ces bandits qu'il avait désiré avoir pour compagnons, il fut tué dans une entreprise nocturne où il avait mêlé l'incendie à la violence, par une multitude accourue pour le repousser. Tels sont les fruits de ce mal de la division que vous ne voulez pas guérir, puisque vous fuyez l'unité comme on doit fuir la division elle-même; elle serait déjà par elle-même horrible et abominable à Dieu, lors même qu'il n'en sortirait pas tant de crimes et de calamités.

20. Reconnaissons donc, mon frère, la paix du Christ, et gardons-la également ; appliquons-nous à être bons ensemble, autant que Dieu nous en fera la grâce; ensemble

1. La loi de Julien l'Apostat.

2. Par la réitération du baptême. 3. Proculéien.

ramenons les méchants en les soumettant à la règle autant que nous le pourrons et sans briser l'unité; et dans l'intérêt de cette même unité supportons-les avec toute la patience possible; de peur que, selon les paroles du Christ (1), nous n'arrachions le froment en voulant arracher l'ivraie avant le temps, l'ivraie que le bienheureux Cyprien assure n'être pas hors de l'Eglise, mais dans l'Eglise. Car vous n'avez pas certainement des privilèges particuliers de sainteté; il n'est pas vrai que ceux qui parmi nous sont mauvais nous souillent, et que le mal qui est chez vous ne vous souille pas; que nous soyons souillés par je ne sais quelle . ancienne lâcheté des traditeurs que nous ignorons, et que vous ne le soyez point par la criminelle audace des misérables qui sont sous vos yeux. Reconnaissons cette arche qui a été une figure de l'Eglise ; soyons-y tous ensemble comme des animaux purs, mais ne refusons point d'y rester avec les animaux impurs, jusqu'à la fin du déluge. Ils furent ensemble dans l'arche; mais ce n'est point avec les animaux immondes que Noé offrit un sacrifice au Seigneur (2), et pourtant les purs ne quittèrent pas l'arche avant le temps, quoique réunis à des impurs: le corbeau seul l'abandonna, et se sépara de cette communauté avant le temps; mais il appartenait aux deux paires d'animaux immondes et non point aux sept paires d'animaux purs : détestons l'impureté de cette séparation. Ce seul fait de la séparation rend condamnables ceux que leurs moeurs auraient pu recommander auparavant; le fils méchant se donne pour juste, mais ne se lave point pour cela de sa sortie; il a beau laisser éclater son insolent orgueil et oser dire dans son aveuglement ces paroles réprouvées par le Prophète: " Ne me touchez pas, parce que je suis pur (3). " Ainsi quiconque veut, avant le temps et à cause de la souillure de quelques-uns, abandonner l'unité comme l'arche du déluge qui portait les purs et les impurs, prouve qu'il est lui-même atteint de ce qu'il prétend fuir. Dieu a voulu que dans cette ville votre peuple, par la bouche de..... (Il manque ici vingt-sept lignes dans le manuscrit du Vatican d'où a été tirée la lettre CVIII .)

1. Matt. XIII, 29 et 30. — 2. Gen. VII, VIII. — 3. Isaïe, LXV, 5.

 

 

 

 

LETTRE CIX. (Année 409.)

Sévère, évêque de Milève, cet ami si tendre de saint Augustin, lui écrit d'un lieu solitaire où il avait pu goûter tout à son aise le bonheur de lire ses ouvrages; il lui exprime sa vive affection en des termes touchants et élevés. On y sent une âme qui s'était rapprochée de celle de saint Augustin et qui s'était nourrie de ses enseignements. On voit aussi à quelle hauteur plaçait l’évêque d'Hippone ceux qui étaient ses amis et qui le connaissaient le mieux.

SÉVÈRE AU VÉNÉRABLE ET BIEN CHER ET BIEN-AIMÉ ÉVÊQUE AUGUSTIN.

1. Mon frère Augustin, rendons grâces à Dieu de qui nous tenons toutes les douces joies qui nous arrivent. Je l'avoue, il m'est bon d'être avec vous; je vous lis beaucoup; il est surprenant, mais il est vrai de dire qu'autant je suis éloigné de votre présence, autant je jouis de votre absence; car alors nulle bruyante affaire du temps ne se place entre vous et moi. Je travaille avec vous autant que je le puis, quoique je ne le puisse jamais autant que je veux : pourquoi dis-je autant que je veux? Vous savez parfaitement combien je suis avide de vous; cependant, je ne me plains pas de rester au-dessous de ce que je voudrais, parce que je fais tout ce que je puis. Dieu soit donc loué, mon doux frère ! il m'est bon d'être avec vous, je me réjouis de vous être si étroitement uni; et, pour parler ainsi, attaché très-uniquement à vous, j'amasse des forces en m'abreuvant, pour ainsi dire, à l'abondance de vos mamelles; je voudrais être habile à en faire couler les trésors, à en recevoir plus que n'en prend le nourrisson, afin que ces mamelles daignassent répandre à mon profit tout ce qu'elles renferment d'excellent. Que ne versent-elles en moi leur céleste nourriture et leur douceur toute spirituelle! elles ne sont si pures, si vraies, que parce qu'elles sont retenues par le double lien de la double charité; pénétrées de lumière, elles réfléchissent la vérité dans tout son éclat. C'est d'elles que j'attends les rayons qui doivent éclairer ma nuit, pour que nous puissions marcher ensemble aux mômes clartés. O abeille de Dieu, véritablement habile à faire un miel plein du nectar divin et d'où s'écoulent la miséricorde et la vérité! Mon âme y trouve ses délices, et s'efforce de réparer et de soutenir, à l'aide de cette nourriture, tout ce qu'elle rencontre en elle de misère et de faiblesse.

2. Le Seigneur est béni par votre bouche et par votre fidèle ministère. Vous vous faites si bien l'écho de ce que le Seigneur vous chante, et vous y répondez si bien, que tout ce qui part de sa plénitude pour venir jusqu'à nous reçoit plus d'agrément en passant par votre beau langage, votre netteté rapide, votre fidèle, chaste et simple ministère; vous le faites tellement resplendir par la finesse de vos pensées et par vos soins, que nos yeux en sont éblouis, et que vous nous entraîneriez vers vous, si vous-même ne nous montriez du doigt le Seigneur et ne nous appreniez à lui rapporter tout ce qui brille en vous, et à reconnaître que vous n'êtes aussi bon que parce que Dieu a mis en vous quelque chose de sa bonté; que vous n'êtes pur, simple et beau, que par un reflet de sa pureté, de sa simplicité, de sa beauté. Nous lui rendons grâces du bien qui est votre partage. Qu'il daigne nous joindre à vous ou nous rapprocher de vous de quelque manière, afin que nous soyons pleinement soumis à Celui qui vous a conduit et gouverné jusqu'à vous faire, à notre grande joie, tel que vous êtes, et afin que nous puissions mériter d'être pour vous un motif de contentement. Je ne désespère pas d'y parvenir si vous m'aidez par vos prières; c'est grâce à vos exemples que j'ai déjà profité tant soit peu et jusqu'à être animé du désir que j'exprime. Voyez ce que vous faites; vous êtes si bon que vous nous entraînez à l'amour du prochain, qui est le premier et le dernier degré pour nous conduire à l'amour de Dieu ; c'est comme le point où l'un et l'autre amour se lient. Quand nous sommes à cette limite, nous sentons la chaleur des deux amours, nous brillons du feu de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain. Et plus nous serons embrasés et purifiés par cette flamme de l'amour du prochain, plus nous nous élèverons au pur amour de Dieu: c'est là qu'on aime sans mesure, parce que la mesure d'un tel amour est de n'en connaître aucune. Nous ne devons donc pas craindre de trop aimer notre Maître, mais de ne pas l'aimer assez.

3. Cette lettre me montre à vous avec mes tristesses effacées, avec le bonheur de pouvoir jouir librement de votre coeur et de votre génie dans le champêtre asile où je me trouve; je l'ai écrite avant qu'un vénérable évêque ait daigné me visiter; la fin de cette lettre a été la fin de mes joies, et, ce que j'admire réellement, c'est qu'il est arrivé le jour même où je l'ai écrite. Qu'est-ce cela, dites-moi, ô mon âme, si ce n'est que ce qui nous charme, tout honnête qu'il soit, n'est pas d'une utilité suffisante, parce qu'il n'est qu'un bien particulier? Travaillons donc à adapter ce bien particulier, c'est-à-dire nous-mêmes, au bien général autant que nous le permettra, à cause de nos péchés, la matière à laquelle nous sommes unis, c'est-à-dire autant que nous le permettrons nous-mêmes, et à nous rendre plus purs et plus unissables, si vous souffrez cette expression.

Voilà une lettre bien grande, non pas pour un homme aussi grand que vous, mais pour un homme aussi petit que moi; c'est de ma part une provocation pour obtenir de vous une lettre, non point selon ma petitesse, mais selon votre grandeur. Quelque étendue qu'elle pourrait avoir, elle ne me paraîtrait pas longue, car le temps que je mets à vous lire me semble toujours bien court. Dites-moi quand et où je dois aller vous voir au sujet de l'affaire pour laquelle vous désirez que je me rende auprès de vous. J'irai vous trouver si les choses sont dans le même état et si elles ne présentent rien de plus satisfaisant; s'il en était autrement, ne me détournez pas de ce petit voyage, (211) je vous en prie, car rien ne saurait m'être plus doux. Je désire beaucoup revoir et je salue tous nos frères qui servent le Seigneur auprès de vous.

 

 

 

LETTRE CX. (Année 409.)

Saint Augustin, dans cette réponse, à laquelle un goût sévère pourrait reprocher une grande insistance sur les idées de dette et de débiteur, parle de l'amitié et des louanges entre amis avec beaucoup de coeur et de finesse; l'affectueuse reconnaissance, l'humilité, la leçon chrétienne faite à un ami qui s'est trop laissé aller au mouvement de son âme,tout se mêle ici avec charme et gravité. Des louanges adressées à l'évêque d'Hippone, c'est un dérangement qu'on lui cause; il faut répondre, et le saint évêque n'en a pas le loisir. Il supplie ses amis d'épargner son temps et de faire, sous ce rapport, bonne garde autour de sa vie.

AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU BIENHEUREUX ET DOUX SEIGNEUR , AU VÉNÉRABLE ET TRÈS-CHER FRÈRE SÉVÈRE, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, ET AUX FRÈRES QUI VIVENT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. La lettre que vous a remise de ma part notre très-cher fils, le diacre Timothée, était déjà prête pour être emportée, quand nos fils Quodvultdeus et Gaudens sont arrivés avec une lettre de vous. C'est pour cela que Timothée, sur le point de son départ, ne vous a pas porté ma réponse; il est encore un peu resté auprès de nous après l'arrivée de votre lettre, mais il semblait toujours qu'il allait partir ; quand même je lui aurais confié ma réponse, je serais resté votre débiteur. Car maintenant que je parais vous répondre, je vous suis encore redevable; je ne parle pas ici de la dette de la charité, qui demeure toujours à notre charge à mesure que nous la payons davantage, puisque nous sommes à l'égard de la charité des débiteurs perpétuels, selon ces paroles de l'Apôtre ; " Ne devez rien à personne sinon de vous ai" mer mutuellement (1) ; " mais c'est à votre lettre elle-même que je ne saurais pleinement satisfaire : comment suffire à reconnaître tout ce qu'elle renferme de doux , et cette affectueuse avidité qu'elle exprime pour tout ce qui vient de moi? Elle ne m'apporte rien que je ne connaisse déjà; mais quoiqu'elle ne m'apprenne pas une chose nouvelle, elle exige cependant une nouvelle réponse.

2. Vous vous étonnez peut-être que je me dise ici débiteur insolvable, vous qui pensez

1. Rom. XIII, 8.

tant de bien de moi et qui croyez me connaître comme je me connais moi-même : mais c'est là précisément ce qui rend si difficile ma réponse à votre lettre, car je ne dirai pas tout ce que je pense de vous pour épargner votre modestie, et, en le faisant, je ne paierai pas tout ce que je vous dois pour les grandes louanges que vous m'avez données. Je ne m'en inquiéterais pas, si je savais que ce que vous m'avez dit, au lieu d'être inspiré par la charité la plus sincère, l'a été par la flatterie ennemie de l'amitié. Dans ce cas, je ne deviendrais pas votre débiteur, parce que je ne devrais vous rendre rien de pareil; mais plus je connais la sincérité de votre langage, plus je sens combien je vous suis redevable.

3. Mais voyez ce qui m'arrive : je viens de me louer en quelque sorte moi-même en avouant que c'est avec sincérité que vous m'avez loué. Pourquoi dirais-je autre chose de vous que ce que j'en ai dit à celui que vous savez? Voilà que je me suis fait à moi-même une nouvelle question que vous n'avez pas posée, et peut-être en attendez-vous de moi la solution; ainsi ma dette eût été trop peu de chose si je n'y avais moi-même largement ajouté; néanmoins il est facile de montrer, et si je ne le montrais pas, vous verriez aisément qu'on peut dire vrai en manquant de sincérité, et qu'on peut dire avec sincérité ce qui n'est pas vrai. Celui qui parle comme il pense, parle sincèrement, quand même ce qu'il dit n'est pas la vérité; mais celui qui parle autrement qu'il ne croit, n'est pas sincère, lors même qu'il dit la vérité. Je suis sûr que vous pensez ce que vous avez écrit; mais je ne reconnais point en moi ce que vous y louez, et vous avez pu sincèrement dire de moi ce qui n'est pas la vérité.

4. Mais je ne veux pas que vous vous laissiez tromper même, par votre amitié ; je suis le débiteur de cette amitié, parce que, je le répète, si je n'épargnais pas votre modestie, je pourrais dire sincèrement et affectueusement de vous ce qui ne serait que vrai. Pour moi, quand je suis loué par un frère et un ami de mon âme, il me semble que je me loue moi-même vous voyez combien cela pèse, lors même qu'on ne dirait que la vérité ; et comme vous êtes un autre moi-même et que nous ne formons qu'une seule et même âme, ne vous trompez-vous pas beaucoup plus en croyant voir en moi ce qui n'y est point, comme lin homme lui-même se (212) trompe en ce qui le touche? Je ne le veux pas, d'abord pour ne pas laisser dans l'erreur quelqu'un que j'aime; ensuite, de peur que vous ne demandiez à Dieu avec moins de ferveur qu'il daigne me conduire au point où vous croyez que je suis déjà. Je ne suis pas votre débiteur au point d'être obligé de penser et de dire de vous par amitié tout le bien que vous reconnaîtriez vous manquer encore, mais la dette de mon amitié doit se borner à dire tout le bien que je suis certain de voir en vous et qui est un don de Dieu. Si je ne le fais pas, ce n'est point par crainte de me tromper, c'est parce que, loué par moi, vous sembleriez vous louer vous-même: et à cause de cette règle de justice, que je ne veux point qu'on le fasse pour moi. D'ailleurs, si on doit le faire, j'aime mieux, quant à moi, rester votre débiteur tant que le sentiment contraire me paraîtra bon; et si on ne doit pas le faire, je ne suis pas non plus votre débiteur.

5. Mais je vois ce que vous pouvez me répondre : Vous parlez ainsi, me direz-vous, comme si j'avais désiré une longue lettre de louanges. A Dieu ne plaise que rien de pareil soit entré dans mon esprit ! Mais votre lettre, toute remplie de mes louanges, vraies ou fausses, n'importe, a demandé que je vous reprenne, même malgré vous; car si vous vouliez que je vous écrivisse autre chose, vous comptiez sur des largesses et non point sur le paiement d'une dette; or il est dans l'ordre de la justice qu'on paie d'abord ce qu'on doit; puis après, si on veut, viennent les libéralités. Si nous songeons plus attentivement aux préceptes du Seigneur, en vous écrivant ce que vous désirez, je paie plutôt que de donner, puisque, selon l'Apôtre, il ne faut devoir rien à personne, sinon de nous aimer mutuellement. Car les devoirs de fraternelle charité commandent que nous aidions, en ce que nous pouvons, celui qui a droit de vouloir qu'on vienne à son aide. Mais, mon cher frère, je crois que vous savez combien de choses sont dans mes mains, et de quel poids d'affaires ma vie d'évêque est accablée ; ils sont courts et rares mes moments de loisir, et si je les donnais à des soins étrangers, je croirais manquer à mon devoir.

6. Vous voulez que je vous écrive une longue lettre, et j'avoue que je le devrais; oui, je le devrais à votre volonté si douce, si sincère et si pure. Mais vous êtes un parfait ami de la justice, et avec la pensée de cette justice que vous avez, vous accueillerez mes paroles. Ce que je dois à vous et aux autres passe avant ce que je ne dois qu'à vous seul; et le temps ne me suffit pas pour tout, lorsque je n'en ai point assez pour ce qui devrait passer avant. C'est pourquoi tous mes amis, et je vous place au premier rang au nom du Christ, feront quelque chose qui sera pour eux un devoir, si non-seulement ils ne m'obligent pas d'écrire en dehors de ce qui m'occupe, mais encore si, autant qu'ils le peuvent, par leur autorité et leur sainte douceur, ils empêchent les autres de s'adresser ainsi à moi ; je ne voudrais point paraître dur . en ne faisant pas ce que chacun en particulier me demande, lorsque de préférence je m'attache à faire ce que je dois à tous. Quand vous viendrez ici selon mes désirs et selon votre promesse, vous verrez de combien d'ouvrages je suis occupé; vous ferez mieux alors ce que je vous demande et vous détournerez plus soigneusement ceux qui auraient envie de me charger d'écrire autre chose. Que le Seigneur notre Dieu remplisse votre coeur qu'il a fait lui-même si vaste et si saint, très-heureux seigneur!

 

 

 

 

LETTRE CXI. (Octobre 409.)

L'Occident était en proie aux barbares; les Goths dévastaient l'Italie, les Alains et les Suèves dévastaient les Gaules, les Vandales l'Espagne. Marie, le moins barbare des ravageurs de l'empire romain, avait déjà deux fois ouvert à ses troupes le chemin de Rome et forcé la capitale du monde de se racheter à prix d'or. De tous côtés arrivaient à saint Augustin de douloureuses nouvelles; le prêtre Victorien lui écrivit pour lui raconter les maux dont il était le témoin; l'évêque d'Hippone lui répondit par la lettre suivante qui fait déjà pressentir la cité de Dieu.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ ET TRÈS-DÉSIRÉ SEIGNEUR ET FRÈRE VICTORIEN, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Votre lettre a rempli mon âme d'une grande douleur; vous demandez que j'y réponde par quelque écrit étendu, mais à de tels maux il faut de longs gémissements plutôt que de longs ouvrages. Le monde entier est sous le coup de grands désastres; il n'y a presque pas sur la terre une contrée où l'on n'ait à souffrir et à déplorer des malheurs comme ceux que vous me racontez. Car, il y a peu de temps, nous avons eu des frères tués par les Barbares dans ces solitudes de l'Egypte où les cénobites se croyaient en sûreté au milieu de monastères (213) séparés de tout bruit. Vous n'ignorez point, je pense, les horreurs accumulées dans les régions de l'Italie et des Gaules; on commence à en dire autant de ces pays d'Espagne qui jusqu'ici avaient été préservés. Mais pourquoi chercher si loin ? Voilà que dans notre contrée d'Hippone, non encore envahie par les Barbares, les clercs donatistes et les circoncellions dévastent nos églises avec tant de cruauté, qu'à côté de ces brigandages les coups des Barbares nous paraîtraient peut-être bien doux. En effet, quel Barbare aurait, comme eux, l'idée de jeter de la chaux et du vinaigre dans les yeux de nos clercs et de faire à leurs membres d'horribles plaies et blessures ? Ils pillent et brûlent des maisons, enlèvent les récoltes, répandent les vins et les huiles, et forcent beaucoup de nos catholiques à se faire rebaptiser en les menaçant tous de ces violences. Hier j'ai appris qu'en un seul endroit quarante-huit catholiques ont été ainsi contraints de recevoir de nouveau le baptême.

2. Il ne faut pas s'étonner de ces désastres, mais les déplorer; il faut crier vers Dieu pour qu'il nous délivre de si grands maux non point en nous traitant selon nos mérites, mais selon sa miséricorde. Du reste, que devons-nous espérer pour le genre humain, lorsque depuis si longtemps les prophètes et l'Evangile ont prédit toutes ces choses? Il ne nous convient pas de nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, de croire aux prophéties que nous lisons et de nous plaindre de leur accomplissement; mais plutôt, ce sont ceux qui jusqu'ici ont été incrédules à l'égard des saints livres qui doivent ajouter foi à leur vérité, maintenant qu'ils voient les paroles sacrées s'accomplir; et dans ce pressoir du Seigneur ou nous sommes foulés par de si grandes tribulations, comme on voit couler le marc des murmures et des blasphèmes des infidèles, on doit voir également s'exprimer et couler sans interruption l'huile de la prière et du repentir des âmes fidèles. Car à ceux qui ne cessent d'adresser à la foi chrétienne des reproches impies, et de dire qu'avant l'apparition de la doctrine du Christ le genre humain n'avait jamais souffert des calamités pareilles, on peut aisément répondre, l'Evangile à la main : " Le serviteur, dit le Seigneur, qui aura mal fait sans connaître la volonté de son maître sera peu châtié ; mais le serviteur qui aura connu la volonté de son maître et fait des choses dignes de châtiment, sera beaucoup puni (1). " Pourquoi donc s'étonner si le monde, arrivé à des temps chrétiens, semblable au serviteur qui connaît la volonté de son maître et fait mal, est beaucoup châtié? On remarque avec quelle promptitude l'Evangile s'étend sur la terre et l'on ne remarque pas avec quelle perversité on le méprise. Mais les serviteurs de Dieu, humbles et saints, qui souffrent doublement et par les impies et avec eux, ont des consolations et l'espérance du siècle futur; ce qui a fait dire à l'Apôtre: " Les souffrances de ce temps ne sont pas proportionnées à la gloire future qui éclatera en nous (2). "

3. Mon cher frère, vous ne pouvez, dites-vous, supporter les paroles de ceux qui répètent : Si nous, pécheurs, nous avons mérité ces maux, pourquoi des serviteurs de Dieu ont-ils péri sous le fer des Barbares, pourquoi des servantes de Dieu ont-elles été conduites en captivité? Répondez-leur avec humilité, vérité et piété : Quelque justes que nous soyons, quelque obéissance que nous témoignions au Seigneur, pouvons-nous valoir mieux que les trois jeunes hommes jetés dans la fournaise ardente pour le maintien de la loi de Dieu? Lisez cependant ce que disait Azarias, l'un des trois jeunes hommes, lorsque, ouvrant la bouche au milieu du feu, il chantait : " Seigneur, Dieu, de nos pères, vous êtes béni et digne de louanges, et votre nom est glorifié dans tous les siècles; parce que vous êtes juste dans tout ce que vous avez fait pour nous, que toutes vos oeuvres sont vraies, vos voies droites, vos jugements justes; vos jugements ont, été équitables dans tout ce que vous avez amassé sur nous et sur Jérusalem, la sainte cité de nos pères. Tout ce que vous avez fait contre nous, vous l'avez fait avec vérité et justice , à cause de nos péchés. Car nous avons péché et n'avons pas obéi à votre loi et nous n'avons pas gardé ce que vous nous aviez commandé pour notre bien; et tout ce que vous avez fait tomber sur nous vous l'avez fait tomber avec justice. Vous nous avez livrés aux mains de nos ennemis, qui sont prévaricateurs, vous nous avez livrés au plus mauvais roi de la terre. Et maintenant nous ne pouvons pas ouvrir la bouche; vraiment, nous " sommes devenus un sujet de confusion et d'opprobre pour vos serviteurs et pour

1. Luc, XII, 47, 48. — 2. Rom. VI II, 1

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ceux qui vous adorent. Ne nous abandonnez pas à jamais, Seigneur, nous vous le demandons à cause de votre nom; ne rejetez pas votre alliance, ne nous retirez pas votre miséricorde, à cause d'Abraham que vous avez aimé, à cause d'Isaac votre serviteur, et d'Israël votre saint, à qui vous avez promis que vous multiplieriez leur race comme les étoiles du ciel et le sable de la mer; car Seigneur, nous sommes devenus bien petits en comparaison de toutes les nations, et nous comptons aujourd'hui pour peu sur la terre à cause de nos péchés (1). " Vous voyez mon frère, quels étaient ces hommes, combien ils étaient saints et forts au milieu de la tribulation qui pourtant les épargnait et des flammes qui craignaient de les toucher; et toutefois ils confessaient leurs fautes, et reconnaissaient tout haut que c'est avec justice que la main de Dieu les humiliait.

Pouvons-nous aussi mieux valoir que Daniel lui-même? c'est de lui que Dieu a dit au prince de Tyr par la bouche d'Ezéchiel : " Es-tu plus sage que Daniel (2)? " Il est un des trois justes que Dieu déclare vouloir seuls délivrer, montrant en eux trois formes de justes (3) auxquels la délivrance est promise, sans qu'ils puissent la communiquer à leurs enfants. Ces justes sont Noé, Daniel et Job. Lisez cependant la prière de Daniel, voyez comment, durant sa captivité, il confesse non-seulement ses péchés, mais encore les péchés de son peuple, et comment il déclare que lui et son peuple ont mérité de la justice divine la peine et la honte de cette captivité. Voici ce qui est écrit : " Et je tournai ma face vers le Seigneur Dieu pour chercher à le prier et le conjurer dans le sac et les jeûnes, et je suppliai le Seigneur Dieu, et je confessai mes fautes, car je dis : Seigneur Dieu, grand et admirable, qui gardez votre alliance et votre miséricorde à ceux qui vous aiment et qui observent vos commandements, nous avons péché, nous avons agi contre la loi, nous avons commis des actions impies, et nous nous sommes éloignés et retirés de vos préceptes et de vos jugements, et nous n'avons point écouté vos serviteurs les prophètes qui

1. Dan. III, 26-37. — 2. Ezéch. XXVIII, 3. — 3. On pourra voir le développement de cette pensée dans le discours ou traité de saint Augustin sur la ruine de Rome. Noé, dit le saint docteur, représente les supérieurs qui gouvernent fidèlement l'Eglise. Daniel, les hommes qui vivent saintement dans la continence; et Job ceux qui honorent le mariage par la justice de leurs œuvres. (De la ruine de Rome, chap I.)

parlaient en votre nom à nos rois et à tous les peuples de la terre. A vous, Seigneur, la justice, à nous la confusion du visage, comme elle est aujourd'hui sur l'homme de Juda, sur les habitants de Jérusalem , sur tout Israël, sur ceux qui sont proche, sur ceux qui sont au loin dans toutes les contrées où vous les avez dispersés à cause de leur opiniâtreté, parce qu'ils se sont tournés contre vous, Seigneur. A nous la confusion du visage, à nos rois, à nos chefs, à nos pères, à nous tous qui avons péché. A vous, Seigneur notre Dieu, appartiennent la miséricorde et le pardon, car nous nous sommes retirés de vous, et nous n'avons pas écouté la voix du Seigneur notre Dieu pour rester dans les préceptes de cette loi qu'il a donnée sous nos yeux par ses serviteurs les prophètes. Et tout Israël a péché contre votre loi et s'est détourné pour ne pas entendre votre voix; et la malédiction et l'imprécation marquées dans le livre de Moïse, serviteur de Dieu, sont tombées sur nous, parce que nous avons péché; et le Seigneur a accompli ses oracles prononcés contre nous et nos juges pour nous accabler de maux auxquels rien sous le ciel ne peut être comparé, selon ce qui est arrivé dans Jérusalem. Tous ces maux sont venus vers nous, comme il est écrit dans le livre de Moïse, et nous n'avons pas prié le Seigneur notre Dieu de détourner de nous nos iniquités et de nous faire comprendre sa vérité tout entière. Et l'oeil du Seigneur Dieu s'est ouvert sur tous ses saints, et nos maux sont partis de sa justice; car le Seigneur notre Dieu est équitable dans tout ce monde qui est son ouvrage et nous n'avons pas écouté sa voix. Et maintenant, Seigneur notre Dieu, vous qui, d'une main puissante, avez tiré votre peuple de la terre d'Egypte, et avez fait éclater votre nom comme il éclate aujourd'hui, nous reconnaissons que nous avons violé votre loi. Seigneur, éloignez de nous, dans votre miséricorde, votre impétuosité vengeresse, éloignez votre colère de votre ville de Jérusalem et de votre sainte montagne. C'est à cause de nos péchés et des iniquités de nos pères que Jérusalem et votre peuple sont en opprobre à tous les peuples qui nous environnent. Et maintenant, ô notre Dieu, exaucez les voeux et la prière de votre serviteur, et montrez-nous votre face pour rétablir votre sanctuaire (215) abandonné. Seigneur, mon Dieu, inclinez à cause de vous-même votre oreille et écoutez moi; ouvrez vos yeux, voyez notre désolation et la ruine de votre cité de Jérusalem, qui a eu la gloire de porter votre nom; ce n'est point par confiance en notre justice que nous répandons nos prières en votre présence , mais par confiance dans la grandeur de votre miséricorde. Ecoutez-nous, Seigneur, pardonnez-nous, tournez-vous vers nous; ne tardez pas à cause de vous, mon Dieu, parce que votre nom a été invoqué dans cette ville, parce que cette ville et ce peuple ont eu la gloire de le porter. — Et comme je parlais encore, et que je priais, et que j'énumérais a mes péchés et les péchés de mon peuple, etc. (1) " Voyez comme Daniel confesse d'abord ses péchés et ensuite les péchés de son peuple. Il loue la justice de Dieu et lui rend cet hommage que ce n'est pas injustement, mais à cause de leurs péchés que Dieu châtie ses saints eux-mêmes. Si tel a été le langage de ceux qui, par une sainteté rare, ont mérité que les flammes et les lions les respectassent, que nous faut-il donc dire dans notre humilité, nous qui sommes si loin de semblables modèles, quelques airs de justice que nous ayons?

5. Mais si quelqu'un pensait que les serviteurs de Dieu, tués, ainsi que vous le dites, par les Barbares, auraient dû échapper à cette mort comme les trois jeunes hommes échappèrent aux flammes et Daniel aux lions; qu'il sache que ces prodiges s'accomplirent afin de prouver aux rois que ces saints, condamnés par leurs ordres, adoraient le vrai Dieu. Cela était dans le jugement secret et dans la miséricorde de Dieu pour opérer ainsi le salut de ces rois. Il ne traita point de la même manière Antiochus, qui fit mourir cruellement les Machabées, mais leur glorieux martyre fut, pour ce prince au coeur dur, un plus sévère châtiment. Toutefois, lisez ce que dit l'un d'eux, celui qui périt le sixième : " Après celui-ci, ils mirent la main sur le sixième. Près de mourir au milieu des tourments, il dit: Ne te trompes pas à cause de nous; nous souffrons ces choses, parce que nous avons péché contre Dieu, et nous subissons ce que nous avons mérité. Quant à toi, ne crois pas à ton impunité future, après avoir voulu, par tes décrets, combattre contre Dieu et sa loi (2) " Vous voyez avec quelle humilité et quelle vraie sagesse ces

1. Dan. IX, 20. — 2. II Machab. VII, 18, 19.

saints intrépides reconnaissaient que c'était à cause de leurs péchés que le Seigneur les châtiait, le Seigneur dont il est écrit : " Dieu châtie celui qu'il aime (1) ; il frappe ceux qu'il reçoit comme ses enfants (2) "; ce qui fait dire à l'Apôtre : " Si nous nous jugions nous-mêmes, le Seigneur certainement ne nous jugerait pas. Lorsque c'est Dieu qui nous juge, il nous châtie, pour que nous ne soyons pas condamnés avec ce monde (3). "

6. Lisez fidèlement, prêchez fidèlement ces choses, et, autant que vous le pouvez, prenez garde vous-même et empêchez de murmurer contre Dieu dans ces épreuves et ces tribulations. Vous dites que de bons, de fidèles et pieux serviteurs de Dieu ont péri sous le glaive des Barbares. Mais qu'importe que leur âme soit sortie de leur corps par le fer ou par la fièvre ? Le Seigneur ne considère point par quel genre de mort, mais en quel état ses serviteurs quittent ce monde pour aller à lui; seulement, une longue maladie fait plus souffrir qu'une prompte mort. Nous lisons cependant une longue et terrible maladie soufferte par ce même Job, à la justice duquel Dieu, qui ne peut passe tromper, rend un si glorieux témoignage.

7. Il est assurément malheureux et lamentable que des femmes chastes et saintes soient captives; mais leur Dieu n'est point captif et il n'abandonne pas dans la captivité celles qu'il reconnaît lui appartenir. Car ces saints, dont j'ai rappelé les souffrances et les humbles aveux, ont dit ce que Dieu a fait écrire et ce que nous devons lire, pour nous apprendre qu'il ne délaisse pas ses serviteurs quoiqu'ils soient captifs. Et qui sait si Dieu, dans sa toute-puissance et sa miséricorde, ne veut pas se servir de ces femmes, même sur une terre barbare, pour faire éclater ses merveilles? Seulement ne cessez jamais de gémir pour elles devant Dieu; informez-vous de ce qu'elles sont devenues, autant que vous le pourrez, autant que Dieu lui-même le permettra, selon les moments et les occasions, et cherchez à savoir quels soulagements elles pourraient recevoir de vous. Il y a peu d'années, les Barbares emmenèrent une religieuse du pays de Sétif, nièce de l'évêque Sévère; et, par l'admirable miséricorde de Dieu, ils la rendirent à ses parents avec un grand honneur. La maison où elle était entrée captive avait été tout à coup visitée par la maladie; et tous ces maîtres barbares, trois frères,

1. Prov. III, 12. — 2. Hébr. XII, 6. — 3. I Cor. XI, 31, 32.

216

si je ne me trompe, s'étaient trouvés subitement en danger de mort. Leur mère, qui avait remarqué que la jeune fille était consacrée à Dieu, espéra que ses prières pourraient sauver ses fils de la mort qui les menaçait; elle lui demanda de prier pour eux, lui promettant qu'elle serait rendue à ses parents, si elle obtenait la guérison des trois malades. La jeune fille jeûna, pria, et fut aussitôt exaucée; car c'était le but de cet événement, autant du moins que le résultat permet d'en juger. Les Barbares, ayant ainsi recouvré la santé par une faveur soudaine de Dieu, admirèrent la jeune captive, lui donnèrent des marques de respect et remplirent la promesse de leur mère.

8. Priez donc Dieu pour les saintes femmes captives, priez pour qu'il leur enseigne à porter, comme Azarias, dont j'ai rappelé plus haut le pieux et édifiant souvenir, parlait en répandant sa prière et ses aveux devant Dieu. Car elles sont dans le pays de leur captivité comme les trois jeunes hommes sur cette terre où, pas plus que ces femmes, ils ne pouvaient offrir leurs sacrifices accoutumés, ni porter leurs dons à l'autel de Dieu, ni trouver un prêtre pour les présenter au Seigneur. Que Dieu leur fasse donc la grâce de dire, ainsi qu'Azarias dans la suite de sa prière : " Nous n'avons plus ni prince, ni prophète, ni chef,. ni holocaustes, ni offrandes, ni prières, ni lieu pour vous offrir des sacrifices et trouver votre miséricorde; mais recevez-nous, Seigneur, dans un coeur contrit et, un esprit d'humilité. Que notre sacrifice se consomme aujourd'hui devant vous, et qu'il vous rende agréables vos serviteurs, comme si nous vous offrions des holocaustes de béliers et de taureaux, et une multitude d'agneaux gras; parce que ceux qui mettent leur confiance en vous, ne tomberont point dans la confusion. Et maintenant nous vous suivons de tout notre coeur, nous vous craignons et nous cherchons votre face, Seigneur; ne nous confondez pas, mais, traitez-nous selon votre douceur et selon la multitude de vos miséricordes; délivrez-nous par des, merveilles, et donnez la gloire à votre nom, Seigneur; que tous ceux qui préparent des maux à vos serviteurs vous craignent; qu'ils soient confondus par votre toute-puissance, que leur force soit brisée, et qu'ils sachent que seul vous êtes le Seigneur Dieu, le Dieu de gloire sur toute la terre (1). "

1. Dan. III, 38-45.

9. Dieu assistera celles qui parleront et qui gémiront ainsi devant lui, car il n'oublie jamais les siens, et il ne permettra pas qu'aucune injure soit faite à ces chastes femmes; ou bien, s'il le permet, il ne leur imputera point. Quand l'âme ne se souille point par un consentement impur, elle sauve le corps de toute atteinte criminelle; et si la passion de celui qui souffre violence n'a rien fait ni rien permis, l'attentat n'est imputable qu'à celui qui en est l'auteur; il doit être considéré, non comme une corruption honteuse, mais comme une blessure douloureuse. La chasteté du coeur est d'un si grand prix que, si elle demeure entière, le corps gardé une pureté parfaite malgré le coupable triomphe de la brutalité. Que votre charité se contente, de cette lettre, bien courte en comparaison de ce que vous auriez désiré; longue, pourtant,, si je songe à mon peu de loisir, et trop rapidement écrite, parce que le porteur était pressé. Le Seigneur vous consolera bien autrement si vous lisez attentivement ses Ecritures.

 

 

 

 

LETTRE CXII. (Au commencement de l'année 410.)

L'évêque d'Hippone invite aux pensées et aux perfections chrétiennes an ancien proconsul d'Afrique, appelé Donat, qui paraît avoir eu une renommée d'homme de bien. (Voir ci-des. lett. C.)

AUGUSTIN A SON CHER, EXCELLENT ET HONORABLE FRÈRE LE SEIGNEUR DONAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je n'ai pu, malgré mon vif désir, vous voir, même â votre passage à Tibilis,quand vous remplissiez encore les devoirs de votre charge; cela est arrivé, je crois, pour que je, jouisse de votre esprit lorsqu'il serait débarrassé des affaires publiques : j'en jouirai bien plus maintenant que dans une visite où, assez libre de mon temps, je vous aurais trouvé très-occupé, sans que nous pussions être satisfaits ni l'un ni l'autre. En me rappelant quelle était, dès votre premier âge, la noblesse de votre caractère, je n'hésite pas à croire votre coeur très-propre à recevoir une abondante effusion de l'esprit de Jésus-Christ, et à lui donner des fruits qui vous mériteront plutôt l'éternelle gloire du ciel que les éphémères louanges de la terre.

2. Beaucoup de gens, ou plutôt tous ceux (217) que j'ai pu interroger, ou qui, d'eux-mêmes, ont parlé de vous, ont, d'une commune voix, constamment et sans le moindre désaccord, loué, exalté la pureté et la fermeté de votre administration; leur hommage était pour moi d'autant plus sincère, qu'ils ignoraient notre amitié et ne savaient même pas que je vous connusse : ils ne parlaient donc pas ainsi pour charmer mes oreilles, mais pour publier la vérité; car la louange est sincère là où le blâme serait sans péril. Cependant, ô mon cher et illustre frère, je ne veux pas vous apprendre ici, mais je dois peut-être vous rappeler qu'on ne doit pas se réjouir de cette bonne et glorieuse renommée quand elle est dans la bouche du peuple : il faut qu'elle. soit dans les choses elles-mêmes. Lors même, qu'elles déplairaient au vulgaire , les bonnes choses n'en garderaient pas moins leur éclat et leur prix : elles ne tirent pas leur valeur de l'estime des ignorants. On doit plaindre bien plus celui qui les blâme que celui qui serait blâmé à cause d'elles. S'il arrive que le bien plaît aux hommes et reçoit les louanges qui lui sont dues, il ne devient ni plus grand, ni meilleur parle, jugement d'autrui: il repose sur le fond même de la vérité, et tire sa force de la force même de la conscience. Aussi une saine et droite appréciation profite bien plus à l'homme qui en est l'auteur qu'à celui qui en est l'objet.

3. Tout ceci vous étant connu, homme excellent, tournez-vous, comme vous avez déjà commencé à, le faire, tournez-vous, de toute la force de votre coeur vers Notre-Seigneur Jésus-Christ; vous dépouillant entièrement de tout le faste de la vanité humaine, élevez-vous vers Celui qui réserve des grandeurs solides aux âmes qui le cherchent ; elles marchent d'un pas certain, et montent dans les chemins. de la foi, et, il les place au faîte éternel d'une gloire céleste et angélique. Je vous, conjure en son nom, de me répondre, et d'exhorter doucement et bénignement tous vos hommes des pays de Sinit et d'Hippone à rentrer dans la communion de l'Église catholique. J'ai su que vous aviez ramené dans son sein votre honorable et illustre père, et c'est ainsi que vous l'avez engendré spirituellement; je vous demande de le. saluer, de ma part avec tout le respect qui lui est dû; daignez aussi venir nous visiter. Comme il s'agit également, de rendre meilleur auprès de Dieu ce que vous avez ici, ma demande n'est pas inexcusable. Que la miséricorde de Dieu s'étende sur vous et vous préserve de toute faute.

 

 

 

LETTRE CXIII. (Année 410.)

Il s'agit ici de l'ancien droit d'asile dans l'Église et de la législation relative aux prisonniers pour dettes. Quel est ce Cresconius à qui la lettre est adressée? Nous l'ignorons. On a pensé que c'était un tribun chargé de la garde des côtes, parce que, dans la CXVe lettre, il est question d'un tribun préposé au même emploi. Mais il nous semble que des fonctions de ce genre ne sont pas assez élevées pour que. saint Augustin donne le titre d'Excellence (Eximietas tua) à celui qui en est chargé.

AUGUSTIN A SON CHER, HONORABLE ET AIMABLE SEIGNEUR ET FRÈRE CRESCONIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Si je me taisais sur l'affaire pour laquelle j'écris aujourd'hui une seconde fois à votre religion, non-seulement Votre Excellence me le reprocherait, mais je recevrais aussi les justes reproches de celui , quel qu'il soit, au profit de qui on a enlevé Faventius; car il aurait le droit de penser que je le laisserais dans le besoin et dans la peine, dans le cas où me aurait- en vain demandé à l'Église un asile protecteur. Et, sans tenir compte du jugement des hommes, que dirai-je au Seigneur notre Dieu, qu'aurai-je à lui répondre, si je ne fais pas tout ce que je puis pour le salut d'un homme qui a imploré le secours de l'Église que je sers, ô bien-aimé seigneur et honorable fils? Il est difficile et peu croyable que vous ne connaissiez pas déjà ou que vous ne puissiez connaître l'affaire pour laquelle Faventius est détenu ; je prie donc votre bienveillance d'appuyer ma demande auprès de l'appariteur qui le garde, pour qu'il se conforme, à son égard, à la prescription de la loi impériale. Qu'il lui fasse demander devant l'autorité municipale s'il veut qu'on lui accorde un délai de trente jours, pendant lesquels, sous une surveillance qui n'a rien de rigoureux, il pourra s'occuper de ses intérêts dans la ville où il est prisonnier et pourvoir au règlement de ses comptes. Durant cet espace de temps, si, aidé de votre. bienveillance, nous pouvons finir cette affaire à l’amiable, nous nous en féliciterons; mais si nous ne le pouvons pas, les choses, tourneront comme il plaira à Dieu, selon le mérite de la cause elle-même ou selon la volonté du Seigneur tout-puissant.

 

 

 

LETTRE CXIV. (Année 410.)

Nouveau témoignage de la sollicitude de l'évêque d'Hippone pour le malheureux dont il est parlé dans la lettre précédente. Ce Florentin, auquel il s'adresse ici, est le même dont il est question dans la CXVe lettre.

AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR ET FILS FLORENTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

C'est à vous à savoir par quels ordres vous avez enlevé Faventius; quant à moi je sais une chose, c'est que toute autorité constituée dans l'empire doit obéir aux lois de l'empereur. Je vous ai fait remettre par Célestin, mon frère et collègue dans le sacerdoce, un texte de loi que vous auriez dû connaître avant que je vous l'eusse envoyé; la loi permet à tous ceux qui sont dans le cas d'être jugés, de déclarer devant l'autorité municipale s'ils veulent un délai de trente jours dans la ville où ils sont détenus pour mettre ordre à leurs affaires et rassembler leurs ressources, et cela sous une surveillance qui n'ait rien de rigoureux. Cette loi a été lue à votre religion, ainsi que me l'a rapporté le prêtre dont j'ai plus haut prononcé le nom; toutefois je vous la transmets encore avec ma lettre. Je ne vous adresse pas une menace, mais une prière; c'est une démarche d'humanité en faveur d'un homme, c'est l'accomplissement d'un devoir épiscopal de miséricorde. Autant donc que me le permettent l'humanité et la piété, je vous supplie, seigneur, mon fils, d'avoir égard à ce que commande votre réputation et à mes instances; que mon intervention et mes supplications vous déterminent aussi à faire ce qu'ordonne la loi de l'empereur au service duquel vous appartenez.

 

 

 

LETTRE CXV. (Année 410.)

Il s'agit encore une fois ici de la même affaire; saint Augustin, s'adressant à son vénérable collègue de Cirta ou Constantine, donne quelques détails sur l'homme dont la position le préoccupe, et cherche à s'assurer l'équité de juges qu'il ne suppose pas incorruptibles.

AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX, VÉNÉRABLE ET CHER SEIGNEUR FORTUNAT, SON FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT ET A TOUS LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Votre sainteté connaît bien Faventius, qui a été fermier de Bois Parati (1). Il redoutait je ne sais quoi de la part du maître de ce domaine, et a cherché un refuge dans l'Eglise d'Hippone ; il était là comme ceux qui ont recours au droit d'asile, attendant l'arrangement de son affaire par notre intercession. Comme il arrive souvent, Faventius prit moins de précautions de jour en jour et croyait n'avoir rien à craindre de la partie adverse; tout à coup, sortant de souper chez un ami, il fut enlevé par un certain Florentin, officier du comte, assisté d'hommes armés en nombre suffisant pour ce coup de main. Lorsque j'eus appris cela et qu'on ignorait encore de quel côté était parti le coup, mon soupçon tomba pourtant sur celui que Faventius avait cru devoir fuir en se confiant à la protection de l'Eglise; j'envoyai aussitôt vers le tribun, préposé à la garde des côtes. Il mit des soldats en campagne; on ne put trouver personne. Mais le lendemain matin nous sûmes dans quelle maison avait été conduit Faventius, et nous sûmes aussi que celui qui le tenait était parti avec lui après le chant du coq. J'envoyai encore là où l'on disait qu'il avait été emmené; on y trouva l'officier qui avait mis la main sur lui; le prêtre qui se présentait de ma part ne put jamais obtenir de cet officier la permission de voir au moins le prisonnier. Le jour suivant, j'écrivis à Florentin, lui demandant d'accorder à Faventius le bénéfice de la loi impériale; c'est la facilité donnée à ceux qui sont cités en justice de rester trente jours dans une ville sous une surveillance qui n'a rien de rigoureux, pour mettre ordre à leurs affaires et se mettre en mesure; je pensais que, pendant cet espace de temps, nous pourrions peut-être arranger à l'amiable l'affaire de Faventius. Maintenant, l'officier Florentin l'a fait partir avec lui; je crains que s'il l'a conduit devant le commandant consulaire, il n'arrive malheur au prisonnier. On vante l'intégrité du juge, mais Faventius a affaire à un homme riche, et pour empêcher que l'argent ne l'emporte, je prie votre sainteté, cher seigneur et vénérable frère, de remettre la lettre ci-jointe à notre cher et honorable commandant consulaire et de lui lire celle-ci, car je n'ai pas cru nécessaire de raconter deux fois les mêmes faits. Je désire que le jugement de Faventius soit retardé, parce que je ne sais pas encore s'il

1. Saltus parataniensis. Ce lieu était la limite du diocèse d'Hippone au nord-ouest.

est innocent ou coupable; qu'on n'oublie pas non plus que les lois n'ont pas été suivies à son égard quand on l'a ainsi enlevé, que contrairement à la prescription impériale, on ne l'a pas conduit devant l'autorité municipale pour y déclarer s'il voulait profiter du délai déterminé; nous pourrons ainsi terminer l'affaire avec la partie adverse.

 

 

 

LETTRE CXVI. (Année 410.)

Voici la petite lettre annoncée dans la précédente et qui recommande l'affaire de Faventius à l'équité du commandant consulaire de la Numidie.

AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS, L'ÉMINENT ET ILLUSTRE SEIGNEUR GÉNÉROSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

Pénétré de l'affection que je dois à vos mérites et à votre bienveillance, j'ai toujours éprouvé un vif plaisir à entendre louer votre administration et à recueillir les bruits glorieux de votre renommée; je n'ai pourtant jamais demandé aucun bienfait, ni fatigué votre Excellence de mes prières, bien-aimé seigneur et honorable fils. Mais, par la lettre que j'adresse à mon vénérable frère et collègue Fortunat, votre Grandeur verra ce qui s'est passé dans l'Eglise que je sers, votre bienveillance comprendra que j'ai été obligé d'ajouter ma requête au poids de vos occupations; et vous ferez assurément ce qui convient à un juge non-seulement intègre, mais encore véritablement chrétien, animé envers nous des sentiments que nous devions supposer au nom de Jésus-Christ.

 

 

LETTRE CXVII. (Année 410.)

Un homme comme saint Augustin, et qui avait la réputation d'être si bon, devait recevoir parfois des lettres étranges. En . voici une d'un jeune Grec qui, au moment de partir d'Afrique pour s'en aller en Orient, demande très-sérieusement et sans beaucoup de façon à l'évêque d'Hippone de lui expliquer certains passages difficiles de Cicéron. Mais nous ne nous plaignons pas de la confiante témérité du jeune Dioscore, car elle nous a valu une des plus belles et des plus intéressantes lettres de saint Augustin.

Tout préambule avec vous est non-seulement inutile, mais encore importun ; vous ne voulez pas des paroles, mais la chose même. Ecoutez donc ceci tout simplement. J'avais prié le vénérable Alype et il m'avait souvent promis de répondre avec vous à de petites questions tirées des dialogues de Cicéron ; on me dit qu'il est encore aujourd'hui dans la Mauritanie. Je vous demande donc et vous supplie de toutes mes forces d'y répondre tout seul, ce que vous auriez fait sans doute quand même votre frère eût été là. Je ne vous demande ni argent ni or ; vous en donneriez certainement pour qui que ce fût si vous en aviez; ce que je cherche ne vous coûtera aucun effort. Je pourrais vous prier davantage et me faire appuyer auprès de vous par plusieurs de vos amis; mais je connais votre coeur, vous n'aimez pas qu'on vous prie, vous donnez à tous, pourvu qu'on ne vous demande rien qui ne convienne; et ici rien absolument d'inconvenant; mais quoi qu'il en soit, accordez-moi ce que je désire, car je suis sur le point de m'embarquer. Vous savez qu'il me serait extrêmement pénible d'être à charge, non-seulement à votre sincérité, mais à qui que ce soit. Dieu seul sait par quelle pressante nécessité j'ai été poussé à cette démarche. Car je vais partir en vous souhaitant la santé et en implorant la protection de Dieu. Vous connaissez les hommes, ils sont portés au blâme; si on est interrogé et qu'on réponde mal, on passe pour ignorant et borné. Je vous en conjure donc, répondez à tout sans retard; ne me laissez pas partir avec de tristes regrets. Ainsi puisse-je revoir mes parents! j'ai envoyé Cerdon uniquement pour cela et je n'attends plus que son retour. Mon frère Zénobe a été fait maître de mémoire (1); il nous a envoyé l'autorisation de prendre passage et des vivres. Si je ne suis pas digne que vous vous hâtiez de répondre à mes petites questions, craignez au moins qu'un retard ne compromette les provisions. Que le Dieu souverain vous conserve pour nous la santé pendant de longs jours ! Papas, salue avec respect Votre Révérence.

1. La charge de Maître de mémoire avait de l'importance à la cour impériale. Elle représentait, mais avec dès attributions plus étendues, ce que nous appellerions aujourd'hui l'emploi de secrétaire des commandements.

 

 

 

LETTRE CXVIII. (Année 401.)

Cette réponse si curieuse et si forte, si savante et si profonde, est un monument du génie de saint Augustin. C'est un monument pour l'histoire des lettres et l'histoire de la philosophie. Saint Augustin, malade, était allé chercher un peu de repos dans le voisinage d'Hippone; il écrivit, entre deux accès de fièvre, cette lettre où il creuse tout, où il répond à tout, et où abondent les plus intéressants détails. Dioscore avait mis à l'épreuve la patiente charité de saint Augustin; cette charité se révèle ici avec une inspiration attachante et supérieure.

RÉPONSE A DIOSCORE.

1. Vous avez jugé à propos de m'assiéger ou plutôt de m’accabler d'une multitude innombrable (220) de questions; leur poids serait encore écrasant quand même vous me croiriez sans affaires et libre de tous soins : mais supposez-moi tous les loisirs imaginables, comment pourrais-je résoudre tant de difficultés avec le peu de temps que vous me donnez pour vous répondre, puisque vous m'écrivez que vous êtes au moment de votre départ? J'en serais empêché par le grand nombre des questions, lors même que leur solution serait facile. Mais les noeuds en sont si compliqués et si serrés, que, même réduites à un petit nombre et tombant sur moi au milieu d'un complet loisir, elles fatigueraient longtemps mon esprit et useraient mes ongles. Quant à moi, je voudrais vous arracher à ces douces recherches qui vous plaisent, et vous faire pénétrer au milieu de tous mes soins; vous apprendriez à ne pas être curieux de choses vaines, ou bien vous n'oseriez pas imposer le soin de repaître votre curiosité à ceux dont le principal devoir est de réprimer et de contenir les curieux. Car s'il faut que j'emploie un certain temps à vous écrire, combien il serait meilleur et plus profitable de remployer à réfréner ces vains et trompeurs désirs, d'autant plus dangereux qu'ils peuvent plus aisément séduire en se voilant de je ne sais quelle ombre d'honnêteté et d'études libérales ! cela vaudrait mieux que de me faire servir de ministre, et, si je puis parler ainsi, de satellite à vos désirs, pour les exciter plus vivement et établir leur tyrannie sur votre bon naturel.

2. Que vous sert, dites-moi, d'avoir lu tant de dialogues s'ils ne vous ont aidé en rien pour vous faire voir et choisir la fin de toutes vos actions ? Votre lettre nous montre assez quel est le but de toute cette ardente étude, si stérile pour vous, si importune pour nous. En me demandant la solution des questions que vous m'avez envoyées, vous me dites: " Je pourrais vous prier davantage et me faire appuyer auprès de vous par plusieurs de vos amis; mais je connais votre coeur, vous n'aimez pas qu'on vous prie; vous donnez à tous, pourvu qu'on ne vous demande rien qui ne convienne; et ici rien absolument d'inconvenant ; mais quoi qu'il en soit, accordez-moi ce que je désire, car je suis sur le point, de m'embarquer. " Dans ces paroles de votre lettre, vous avez assez bonne opinion de moi pour croire que je désire, donner à tous, pourvu qu'on ne me demande rien qui ne me convienne; mais il ne me paraît pas que votre demande soit parfaitement convenable. Je ne trouverais pas digne d'un évêque occupé, accablé de soins ecclésiastiques, qui le réclament sans cesse, de fermer tout à coup l'oreille à tant de graves obligations pour expliquer à un écolier de misérables difficultés dans les dialogues de Cicéron. Quoique l'ardeur qui vous emporte vous empêche d'y prendre garde, vous sentez pourtant vous-même ce qu'il y aurait ici de choquant. N'est-ce pas évidemment ce que signifie le passage de votre lettre où après avoir dit qu'il n'y a rien là qui ne convienne, vous vous hâtez d'ajouter : " Quoi qu'il en soit pourtant, accordez moi ce que je désire, car je suis sur le point de m'embarquer? " Cela veut dire que votre demande ne vous paraît pas blesser les convenances, mais que s'il en était autrement, vous me demanderiez de faire ce que vous désirez parce que vous êtes sur le point de vous embarquer. Mais dites-moi, qu'est-ce que ces mots que vous ajoutez : " Je suis sur le point de m'embarquer ? " Est-ce que si vous n'étiez pas à la veille de vous embarquer, je ne devrais pas faire pour vous quelque chose qui ne convient point? Vous croyez sans doute que l'eau de la mer lave la honte. Mais la mienne, si cela était, resterait non effacée, car certainement je ne m'embarquerai pas.

3. Vous écrivez aussi que je sais combien il vous est pénible d'être à charge, et vous dites que Dieu seul connaît la pressante nécessité à laquelle vous avez obéi en vous adressant à moi. Ici j'ai redoublé d'attention à la lecture de votre lettre pour apprendre quelle était cette nécessité, et voici ce que j'ai lu : " Vous connaissez les hommes; ils sont portés au blâme; si on est interrogé et qu'on réponde mal, on passe pour ignorant et imbécile. " A cet endroit vraiment j'ai pris feu pour vous répondre ; cette maladie de votre âme a touché la mienne, et vous vous êtes violemment substitué à. tout ce qui m'occupe, et je n'ai plus songé qu'à vous porter secours autant que Dieu me le permettra. Je ne m'inquiète pas de résoudre vos questions, mais de vous empêcher de faire dépendre votre félicité des discours des hommes, pour que vous établissiez votre bonheur sur un fondement solide et inébranlable. Ne voyez-vous pas, ô cher Dioscore, que votre Perse vous insulte par ce vers qu'il vous jette à la face, et que, par un soufflet mérité, il frappe et corrige une tête tout à fait (221) d'enfant, si tant est qu'il s'y trouve du sens :

" Savoir n'est rien pour vous si un autre ne sait pas que vous savez (1). "

Vous avez lu bien des dialogues, comme je l'ai dit plus haut, et appliqué votre esprit à des entretiens de bien des philosophes ; dites-moi, lequel d'entre eux s'est-il proposé comme fin de ses actions l'opinion du vulgaire ou même les discours des hommes bons et sages ? Mais vous, et ce qui est plus honteux, au moment de partir, vous pensez avoir grandement profité en Afrique lorsque vous assurez que le seul motif pour lequel vous vous permettez d'être à charge à des évêques tant occupés et de soins si différents en venant leur demander de vous expliquer Cicéron, c'est que vous craignez les hommes portés au blâme, et que vous ne voulez pas passer pour ignorant et borné, s'il arrive qu'on vous interroge et que vous ne répondiez pas ! O que cela est digne des veilles laborieuses des évêques !

4. Vous me paraissez ne chercher qu'une chose dans les travaux de vos jours et de vos nuits, c'est la louange des hommes pour vos études et votre savoir. Une telle disposition m'a toujours semblé un danger quand on doit aspirer aux biens réels et conformes à la raison, mais ce danger me frappe surtout par votre propre exemple. C'est le pernicieux désir d'obtenir les louanges ou d'éviter le blâme des hommes, c'est ce motif seul que vous mettez en avant pour me déterminer à faire ce que vous me demandez ; voilà le mauvais sentiment qui vous pousse à vous instruire, et vous osez croire que de pareilles raisons peuvent avoir prise sur moi ! Plût à Dieu que je pusse faire en sorte que vous ne fussiez plus touché de ce bien stérile et trompeur de la louange humaine, en vous montrant que vos paroles m'excitent, non à vous accorder ce que vous demandez, d'après votre lettre, mais à vous corriger ! " Les hommes, dites-vous, sont enclins à blâmer. " Quoi ensuite? " Si on vient à être interrogé et qu'on ne réponde pas, on passera pour ignorant et borné. " Eh bien ! je vous interroge, non pas pour vous demander sur Cicéron quelque chose dont le sens peut être difficile à comprendre, mais pour vous demander quelque chose sur votre propre lettre et sur le sens de vos paroles. Pourquoi n'avez-vous

1. Satire I.

pas dit: Celui qui ne répond pas sera reconnu ignorant et imbécile, au lieu de dire : Passera pour ignorant et borné? Vous comprenez donc qu'en ne répondant pas à ces choses-là, on peut passer pour un ignorant et un imbécile sans l'être véritablement. Et moi je vous avertis que celui qui craint de tomber sous la langue d'autrui comme sous le fer pour des motifs pareils est un bois aride, et qu'il ne passe pas seulement pour un ignorant et un imbécile, mais qu'il est bien réellement convaincu d'ignorance et d'imbécillité.

5. Vous direz peut-être : N'étant pas un imbécile et m'appliquant surtout à ne pas l'être, je ne veux pas passer pour tel. Fort bien. Mais pourquoi ne le voulez-vous pas? Je vous le demande. Vous n'avez pas craint de m'être importun dans les questions que vous m'avez prié de vous résoudre et de vous expliquer; le grave motif qui vous a déterminé, ce motif si impérieux que vous l'appelez une extrême nécessité, c'est que vous ne vouliez pas vous exposer à passer pour ignorant et borné auprès des hommes enclins au blâme. Est-ce là, dites-moi, toute la raison qui a inspiré votre démarche auprès de moi, ou bien est-ce à cause de quelque autre chose que vous ne voulez pas passer pour ignorant et borné ? Si c'est là toute la raison, vous voyez, je pense, que c'est là aussi toute la fin de ce violent désir par lequel vous m'êtes à charge, comme vous l'avouez vous-même. Mais quoi de pesant peut me venir de Dioscore, si ce n'est ce qui pèse sur Dioscore lui-même sans qu'il s'en doute? Ce poids, il ne le sentira que quand il voudra se lever ; et plût à Dieu que ce fardeau ne fût pas si fortement attaché que Dioscore ne pût plus le rejeter de ses épaules ! Je ne dis pas cela parce qu'on cherche à résoudre des difficultés comme celles qui me sont proposées, mais parce qu'on le cherche dans ce misérable. but. Vous sentez bien que ce but est frivole et vain; il produit une sorte d'enflure et d'abcès autour de l'oeil de l'esprit, qui ne peut plus voir la vérité dans toute sa magnificence. Croyez-moi, il en est ainsi, mon cher Dioscore ; et je jouirai de vous, dans la volonté elle-même et la splendeur de cette vérité dont vous vous éloignez en ne suivant que son ombre. Je ne trouve rien autre à vous dire pour que vous m'en croyiez sur ce point. Car vous ne voyez pas, vous ne pouvez voir cette vérité, tant que vous mettez vos courtes joies dans les discours des hommes.

222

6. Si telle n'est pas la fin de ces actions et de ces désirs, et si c'est pour quelque autre chose que vous ne voulez pas qu'on vous croie ignorant et borné, dites-le moi, je vous en prie. Est-ce pour qu'il vous devienne plus aisé d'acquérir des richesses, de vous marier, de monter aux honneurs, d'obtenir toutes les choses qui s'écoulent si vite et entraînent dans le gouffre ceux qui se sont jetés dans leurs flots? Loin de favoriser ces desseins, mon devoir est de en vous détourner. Quand je vous exhorte à ne pas vous proposer pour fin dernière l'incertitude des opinions humaines, ce n'est pas pour que vous passiez du Mincius à l'Eridan, où peut-être le Mincius même vous jetterait malgré vous. Les louanges humaines n'offrant qu'une nourriture vaine et creuse, l'avidité de l'esprit n'en est pas rassasiée; elle l'oblige de se retourner vers autre chose qui semble plus abondant et plus fructueux; mais, si ce dernier objet est encore de ces choses que le temps emporte, on ne fait que passer d'un fleuve à l'autre, et l'on ne cesse pas d'être misérable tant qu'on ne prend pour fin de ses oeuvres que l'instabilité. Je veux donc que vous bâtissiez votre demeure sur un bien solide et immuable, et que ce soit là que vous établissiez avec une inébranlable confiance et une sécurité complète, la fin de toute bonne et honnête action. Songeriez-vous, si vous étiez poussé par un vent propice, ou que vous-même ouvriez votre voile au souffle d'une bonne renommée, à acquérir d'abord cette terrestre félicité dont j'ai fait mention, pour la rapporter ensuite au bien certain, véritable et complet? Mais je le crois, et la vérité même l'enseigne, il n'est pas besoin de si grands détours pour arriver jusqu'à elle, puisqu'elle est si près de nous, ni de tant de frais pour l'obtenir, puisqu'elle se donne si gratuitement.

7. Pensez-vous qu'il faille se servir des louanges humaines comme un moyen de parvenir au coeur des hommes et de leur faire accepter ce qui est vrai et salutaire? En passant pour ignorant et borné, craindriez-vous d'être jugé indigne qu'on vous écoutât avec assez d'attention ou de patience, soit dans vos exhortations à bien faire, soit dans vos justes et sévères réprimandes? Si tel a été votre but de justice et de bienfaisance en m'adressant ces questions, vous n'aurez pas été content de moi; mais il aurait fallu me marquer ce but dans votre lettre; j'aurais alors fait ce que vous me demandiez; ou si je ne l'eusse pas fait, c'est que je ne l'aurais pu; mais au moins je n'aurais pas été retenu par la honte de complaire à de vains désirs, et même de ne pas les combattre. Mais, croyez-moi, il serait bien meilleur et plus utile, plus certain et plus court de commencer par recevoir les règles même de la vérité, ces règles par lesquelles vous pourriez vous-même rejeter tout ce qui est faux; elles vous empêcheront de vous croire savant et habile (ce qui serait faux et honteux) parce que vous vous serez appliqué avec plus d'orgueil que de sagesse à l'étude de tant de faussetés vieillies et décrépites : et je vois que déjà vous n'en êtes plus là. Car ce n'est pas en vain que depuis le commencement de cette lettre je fais entendre à Dioscore tant de vérités !

8. Ainsi, vous ne vous croyez pas ignorant et borné par cela seul que vous n'avez pas su ces choses anciennes, mais parce que vous n'avez pas su la vérité elle-même; car en la possédant vous connaissez avec certitude ce qu'il y a de vrai dans ce que ces auteurs ont écrit ou pourront écrire, et vous ignorez sans danger ce qu'il y a de faux; en outre la crainte de rester ignorant et borné ne vous jette plus dans des tourments inutiles pour vous instruire de la diversité des opinions d'autrui. Cela étant, voyons aussi je vous prie, si l'idée de passer à tort pour ignorant et borné dans l'opinion des hommes enclins au blâme, doit vous occuper assez pour oser convenablement demander à des évêques l'explication de ces sortes d'obscurités : nous croyons maintenant en effet que vous n'êtes inspiré que par le désir de persuader la vérité et de rendre meilleurs ces hommes qui vous jugeraient indigne de leur faire entendre d'utiles et salutaires enseignements, s'ils vous croient ignorant et borné au sujet des livres de Cicéron. Croyez-moi, il n'en est pas ainsi.

9. D'abord je ne vois pas du tout qui pourra vous adresser ces sortes de questions dans les contrées où vous craignez de passer pour peu instruit et peu pénétrant; vous avez jugé par vous-même qu'on ne s'occupe pas de ces choses ici où vous êtes venu les apprendre, ni à Rome; elles ne sont ni enseignées ni étudiées parmi nous; vous ne rencontrez en Afrique personne qui vous interroge à cet égard, et vous ne rencontrez personne que vous puissiez interroger si bien que vous êtes réduit à vous adresser à des évêques. Il est vrai que, dans leur jeunesse, (223) ces évêques ont été emportés par la même ardeur ou plutôt par la même erreur que vous et se sont appliqués à ces sortes d'études comme à quelque chose de grand; mais des goûts pareils ne se sont pas prolongés sous des cheveux blanchis par les travaux du saint ministère et ne les ont pas suivis dans les chaires de l'Eglise; s'ils voulaient s'en occuper encore, de plus grands soins, des soins plus graves fermeraient à ces souvenirs l'entrée de leur esprit; si une longue habitude en a laissé quelque chose dans leur intelligence , ils aimeraient mieux tout ensevelir dans les profondeurs de l'oubli que de répondre à de misérables questions pour lesquelles vous n'avez obtenu que le silence des écoles et des rhéteurs, puisque c'est de Carthage que vous avez cru devoir demander à Hippone la solution de vos difficultés. Elles arrivent ici comme quelque chose de si extraordinaire et de si étranger que, dans la supposition où voulant vous répondre, j'aurais besoin de voir ce qui précède et ce qui suit vos passages, il me serait impossible de trouver à Hippone un exemplaire de l'ouvrage de Cicéron (1). Je ne blâme pas les rhéteurs de Carthage pour n'avoir pas répondu à votre appel; bien plus je les en loue, si par hasard ils se sont souvenus que de tels exercices ne sont pas dignes de Rome, et ne sont bons que pour les gymnases grecs. Mais vous, après avoir tourné votre pensée vers le gymnase et y avoir inutilement cherché la réponse à ce qui tourmentait votre esprit, vous avez songé à l'Eglise d'Hippone, parce qu'elle a maintenant pour évêque un homme qui jadis a vendu ces choses à des enfants. Mais je ne veux pas que vous soyez encore un enfant; et il ne me convient pas de vendre ni même de donner des choses d'enfant. Ainsi donc, puisque deux grandes cités, maîtresses dans les lettres latines, puisque Rome et Carthage ne vous ont pas fatigué de leurs questions et ne vous ont pas soulagé du poids de vos inquiétudes en dissipant vos doutes, je m'étonne au delà de toute expression qu'un jeune homme tel que vous s'effraye de ce qu'il peut rencontrer dans les villes de la Grèce et de l'Orient; car il serait plus facile de trouver des corneilles en Afrique que des gens en Orient qui parlassent de Cicéron.

10. Mais si je me trompe et s'il se présente dans ces peuples quelqu'un d'assez ridiculement

1. Tout ceci est curieux pour l'histoire des lettres latines dans la première moitié du cinquième siècle.

curieux et d'assez insupportable pour vous questionner à ce sujet, ne craignez-vous pas plutôt qu'il ne s'en présente plus aisément d'autres qui, vous voyant en Grèce et sachant que la langue grecque a été la langue de votre berceau, vous interrogeront sur les livres mêmes des philosophes dont Cicéron n'a rien mis dans les siens ? et si cela arrive, que répondrez-vous? Direz-vous que vous avez mieux aimé d'abord lire cela dans les auteurs latins que dans les auteurs grecs? vous feriez ainsi injure à la Grèce, et vous savez combien les Grecs sont chatouilleux à cet égard. Mécontents et blessés, ils penseront bien vite, comme vous le craignez trop, que vous êtes bien borné d'avoir préféré étudier, par extraits et par morceaux, les doctrines des philosophes grecs dans les dialogues latins, plutôt que d'en avoir cherché et pris l'ensemble dans les livres mêmes de leurs auteurs; ils vous traiteront aussi d'ignorant, parce que, ne sachant pas tant de choses dans votre langue, vous les étudiez et les cherchez dans des fragments reproduits par des étrangers. Répondrez-vous que vous ne dédaignez pas les ouvrages des Grecs en pareille matière, mais que vous avez voulu d'abord connaître les Latins, et que maintenant, instruit de ce côté, vous allez vous mettre aux livres grecs? Mais si un Grec comme vous n'a pas honte d'avoir commencé enfant parles ouvrages latins et de vouloir maintenant apprendre les ouvrages grecs comme un barbare, pourrez-vous avoir honte d'ignorer, dans les auteurs latins eux-mêmes, des choses que tant de Latins instruits ignorent avec vous? car vous êtes à Carthage au milieu d'une foule d'hommes versés dans les lettres latines, et pourtant vous vous êtes cru grandement obligé de venir m'importuner à Hippone par vos questions.

11. Admettons enfin que vous eussiez pu répondre à tout ce que vous nous avez demandé : vous voilà réputé très-savant et très-habile, vous voilà élevé jusqu'au ciel par le souffle des louanges grecques; mais n'oubliez pas pour quelle fin sérieuse vous avez voulu mériter ce concert d'éloges ; n'oubliez pas que c'est afin de pouvoir enseigner quelque chose d'important et de salutaire à ceux dont la frivolité s'attache avec admiration à des choses frivoles, et qui déjà se suspendent à vos lèvres avec la plus bienveillante avidité. Je voudrais savoir si vous êtes en possession de cette doctrine importante et salutaire, et si vous seriez (224) capable de la bien enseigner; car après avoir appris ce qui est inutile pour préparer les hommes à entendre de votre bouche les choses nécessaires, il serait ridicule de les ignorer; il ne faudrait pas que, tout occupé à apprendre à vous faire écouter, vous ne voulussiez pas apprendre ce qu'il y aura à dire lorsqu'on vous écoutera. Si vous me répondez que vous ne l'ignorez pas et que cette grande chose c'est la doctrine chrétienne, objet de toutes vos préférences, je le sais, et fondement unique de vos espérances éternelles, elle n'a pas besoin qu'on lui gagne des auditeurs par la connaissance des dialogues de Cicéron et par un assemblage de pensées étrangères, mendiées de tous côtés et se contredisant les unes les autres. Que ce soient vos moeurs qui vous fassent écouter de ceux à qui vous enseignez ces vérités augustes. Je ne veux pas que, pour l'enseignement de la vérité, vous appreniez d'abord ce qu'il faudra désapprendre ensuite.

12. Si la connaissance de ces opinions, qui s'entrechoquent et se contredisent, est bonne à quelque chose dans l'enseignement de la vérité chrétienne, c'est pour faire justice des erreurs des adversaires, pour les empêcher de cacher soigneusement la pauvreté de leurs doctrines et de s'attacher uniquement à combattre notre propre religion ; car la connaissance de la vérité suffit seule au jugement et à la ruine de toutes les faussetés, lors même qu'elles se produiraient devant vous pour la première fois. Si donc pour frapper celles qui se montrent et découvrir celles qui se cachent, il est besoin d'étudier les erreurs des autres, levez les yeux, ouvrez les oreilles, je vous prie; voyez si quelqu'un s'arme contre vous des sentiments d'Anaximènes (1) et d'Anaxagore (2); que reste-t-il même des stoïciens et des épicuriens, de ces philosophes plus récents et beaucoup plus bruyants? leurs cendres sont déjà refroidies, et l'on n'y trouve plus une étincelle qui s'élève contre la foi chrétienne. Mais ce qui aujourd'hui fait du bruit, ce sont les assemblées ou conventicules, tantôt cachées et tantôt audacieuses, des donatistes, des maximiens, des

1. On sait peu de chose sur la vie d'Anaximènes, philosophe de la secte ionique ; on place vers la 56e olympiade le temps où son enseignement jeta le plus d'éclat. On a sous son nom deux lettres à Pythagore.

2. Anaxagore, disciple d'Anaximènes, naquit à Clazomène 500 ans avant Jésus-Christ. Il voyagea en Orient et surtout en Egypte, connut Périclès à Athènes et s'y établit. Il fut lié avec le poète Euripide. Poursuivi pour crime d'impiété, il quitta Athènes et s'en alla à Lampsaque où il mourut à l'âge de 72 ans.

manichéens; et, dans les pays où vous allez et où vous les rencontrerez; en foule et par troupeaux, des ariens, des eunomiens (1), des macédoniens (2), les cataphryges (3) et d'autres pestes sans nombre. Si nous ne prenons pas la peine de nous instruire des erreurs de tous ces hérétiques, à quoi peut nous servir, pour la défense de la religion chrétienne, de chercher ce qu'a pensé Anaximènes, et d'éveiller curieusement de vaines disputes depuis si longtemps endormies, puisqu'il n'est déjà plus question des marcionites, des sabelliens (4) et de beaucoup d'autres qui se paraient du nom chrétien? Mais enfin, je le répète, s'il est besoin de connaître d'avance quelques-unes des doctrines qui combattent la vérité et en quoi consistent les divergences, nous avons dû plutôt nous occuper des hérétiques qui s'appellent des chrétiens, que de nous occuper d'Anaxagore et de Démocrite.

13. Apprenez à celui qui vous interrogerait sur ce que vous m'avez demandé, apprenez-lui que vous avez trop de science et de sagesse pour vous enquérir de pareilles choses. Thémistocle, dans un festin, ne craignit pas de refuser de chanter sur la lyre, en avouant qu'il ne savait pas chanter; et comme on lui demandait : " Que savez-vous donc ? " il répondit : " Je sais faire d'une petite république une grande; " hésiteriez-vous à dire que vous ignorez de telles choses, lorsque, si on venait à chercher ce que vous savez, vous pourriez répondre que vous savez comment l'homme petit être heureux sans elles? Si vous n'en étiez pas encore là, vous agiriez aussi mal dans vos recherches auprès de moi que si, atteint d'une maladie dangereuse, vous cherchiez des plaisirs et des parures au lieu de remèdes et de médecins. Cette grande et principale étude ne doit être différée en aucune manière, et nulle autre ne doit passer avant, surtout à votre âge. Mais voyez combien vous pourriez apprendre

1. On appela de ce nom les disciples d'Eunome, sophiste audacieux et ignorant, fils d'un pauvre laboureur de la Cappadoce, qui fut évêque de Cysique et eut l'honneur d'être combattu par saint Basile et par les deux Grégoire de Nazianze et de Nysse. Eunome; qui avait commencé par être arien, finit par tomber dans toutes sortes d'erreurs.

2. Les macédoniens sont une secte du quatrième siècle dont il ne reste plus de traces après le cinquième ; ils eurent pour chef Macédonius Ier, patriarche de Constantinople, intronisé par les évêques ariens malgré le peuple, sous l'empereur Constance. De sanglantes violences se mêlent au souvenir de ce patriarche qui fut enfin déposé. Les Macédoniens, appelés aussi pneumatomaques, ennemis du Saint-Esprit, furent condamnés au concile général de Constantinople, en 981.

3. On sait que la doctrine de Montan se maintint dans la Phrygie ; les cataphryges et les montanistes ne formaient qu'une seule secte.

4. Les sabelliens, ainsi nommés du patriarche Sabellius, ne reconnaissaient pas les trois personnes divines.

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cela aisément, si vous le vouliez. En effet, celui qui cherche comment on parvient à la vie heureuse, ne cherche rien autre que de savoir où est la fin du bien, c'est-à-dire où est placé le souverain bien de l'homme, non pas d'après une opinion fausse et téméraire, mais d'après la vérité certaine et inébranlable. Or nul ne peut le placer que dans le corps ou dans l'âme, ou en Dieu, ou en deux de ceux-là, ou assurément en tous. Si vous reconnaissez que le souverain bien, ni même une partie du souverain bien ne peut être dans le corps, il nous restera à le chercher dans l'âme ou en Dieu, ou dans tous les deux. Si vous allez plus loin et que vous arriviez à comprendre que le souverain bien de l'homme n'existe pas plus dans l'âme que dans le corps, que se présente-t-il à nos recherches, si ce n'est Dieu ? Ce n'est pas que les autres biens ne soient des biens, mais nous appelons souverain le bien auquel tous les autres se rapportent. Car chacun est heureux quand il jouit du bien pour lequel il veut avoir tous les autres et qu'il n'aime pas pour un objet différent, mais pour lui-même ; et ce bien suprême s'appelle la fin de l'homme, parce qu'on ne trouve plus rien au delà: c'est là que les désirs cessent, c'est là qu'il y a sécurité dans la jouissance, c'est là que la joie la plus tranquille demeure inséparable de la volonté la meilleure.

14. Donnez-moi quelqu'un qui voie tout de suite que le corps n'est pas le bien de l'âme, mais plutôt que l'âme est le bien du corps; il ne sera plus question de chercher si c'est dans le corps que réside le souverain bien ou même une part de ce bien; car il y aurait folie à nier que l'âme fût meilleure que le corps, et que ce qui donne la vie heureuse ou une part de vie heureuse fût meilleur que ce qui la reçoit. L'âme ne reçoit donc du corps ni le souverain bien ni une part quelconque du souverain bien. Ceux qui ne voient pas cela sont aveuglés par la douceur des voluptés charnelles, et ne s'aperçoivent pas que cette douceur vient de la pauvreté même de notre vie, la parfaite santé du corps sera la suprême immortalité de l'homme tout entier; car Dieu a fait notre âme avec une si puissante nature que la pleine béatitude promise aux saints à la fin des temps rejaillira sur notre portion inférieure qui est le corps ; il n'éprouvera pas les félicités réservées à l'intelligence, mais il aura la plénitude de la santé, c'est-à-dire la vigueur de l'incorruptibilité. Ceux qui ne voient pas cela, je le répète, se combattent chacun à sa façon, plaçant dans le corps le souverain bien de l'homme, et déchaînant les appétits charnels : dans cette catégorie figurent au premier rang les épicuriens qui ont obtenu un grand crédit auprès de la multitude ignorante.

15. Donnez-moi aussi quelqu'un qui voie tout de suite que l'âme elle-même, quand elle est heureuse, ne tire pas son bien de son propre fond, car autrement elle ne serait jamais misérable : il ne sera plus question de chercher si ce souverain bien, ce bien qui béatifie en tout ou en partie, a son principe dans l'âme. Car, .lorsque l'âme se réjouit d'elle-même comme d'un bien qui lui est propre, elle s'enorgueillit; mais quand elle se reconnaît soumise au changement, ne fût-ce qu'en passant de la folie à la sagesse; et qu'elle voit l'immutabilité de la sagesse, elle comprend qu'il y a là quelque chose de plus haut qu'elle-même, et qu'en y participant et s'éclairant de cette splendeur supérieure, elle a des joies plus abondantes et plus certaines qu'en retombant sur son propre fond. C'est alors que revenue de tout sentiment d'orgueil et en quelque sorte désenflée, l'âme s'efforce de s'attacher à Dieu, de se rétablir et de se réformer par la communication avec cette essence immuable; elle comprend que non-seulement les formes de toutes choses, visibles et invisibles, viennent de Dieu, mais encore que toute possibilité de formation en vient aussi, comme ce qui n'a pas de forme peut en recevoir une. L'âme sent donc qu'elle est d'autant moins solide qu'elle s'attache moins à Dieu qui existe souverainement; que Dieu existe ainsi souverainement parce qu'il ne peut rien gagner ni perdre par aucun changement; qu'il est bon pour nous de changer si c'est pour devenir meilleurs; mais que le changement en mal est une corruption; que toute diminution de bien mène à l'anéantissement; quoiqu'on ne découvre point si quelque chose y arrive, il est évident pour tous que l'anéantissement conduit à n'être plus ce qu'on était. L'âme en conclut que si les choses décroissent ou peuvent décroître, c'est qu'elles ont été tirées du néant; que, si elles sont et restent ce qu'elles sont, si leurs défaillances mêmes tiennent à l'ordre de l'univers, c'est par 'un effet de la bonté et de la toute-puissance de Celui qui est à la fois l'Etre souverain et le Créateur, assez puissant pour tirer du néant non-seulement (226) quelque chose, mais encore quelque chose de grand. Elle conclut aussi que le premier péché, c'est-à-dire la première défaillance volontaire est la joie de la créature dans sa puissance propre; car elle se complaît alors dans quelque chose de moindre que la puissance de Dieu. Ceux qui n'ont pas vu cela et qui considérant les puissances de l'âme humaine, la grande beauté de ses oeuvres et de ses discours, n'ont pas osé placer le souverain bien dans le corps, mais l'ont placé en elle, ne l'ont pas moins mis plus bas que ne le demandait une droite et exquise raison. Parmi les philosophes grecs qui ont professé ce sentiment, on a remarqué les stoïciens, si nombreux et raisonneurs si subtils; toutefois ils n'ont vu rien que de corporel dans la nature, et ils ont pu détourner l'âme de la chair plus que du corps.

16. Parmi les philosophes qui ont enseigné que notre unique et souverain bien consiste à jouir de Dieu, notre créateur et le créateur de toutes choses, les platoniciens occupent le premier rang; ils ont cru avec raison qu'il leur appartenait de combattre les stoïciens, surtout les épicuriens, et presque exclusivement ceux-ci. Car il n'y a pas de différence entre les académiciens et les platoniciens; cela se voit par la succession des écoles. Si vous cherchez le prédécesseur d'Arcésilas qui, le premier, cachant sa propre doctrine, s'attacha à combattre les épicuriens, vous trouverez Polémon ; le prédécesseur de Polémon, Xénocrate; or Platon laissa l'Académie, son école, à Xénocrate son disciple. Dans cette question du souverain bien de l'homme, mettez donc de côté ce qui touche aux hommes et aux écoles et posez ce qui fait le fond du débat, vous trouverez deux erreurs aux prises, l'une plaçant le souverain bien dans le corps, l'autre dans l'âme; mais toutes deux contraires à la raison vraie par laquelle on comprend que Dieu est notre souverain bien, et qu'avant d'enseigner le vrai il fait oublier ce qui est faux. Etablissez de nouveau la même question en considérant ce qui touche aux personnes, vous trouverez les épicuriens et les stoïciens acharnés entre eux; et les platoniciens s'efforcent de juger le différend, mais ils ne s'expliquent pas sur la vérité et se contentent de reprendre et de blâmer la vaine confiance des autres dans leurs fausses opinions.

17. Mais les platoniciens ne purent pas remplir le rôle de la vérité comme les autres le rôle de l'erreur. Il leur a manqué à tous l'exemple d'une humilité divine, qui a éclaté au temps le plus favorable dans la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ; devant cet exemple unique tout orgueil, si violent qu'il soit, plie, se brise et s'évanouit. L'autorité manquait donc aux platoniciens pour conduire à la foi des choses invisibles les multitudes aveuglées par l'attachement aux choses de la terre. De plus ils les voyaient excitées surtout par les disputes des épicuriens, non-seulement à rechercher le plaisir charnel, où elles se portaient d'elles-mêmes, mais encore à soutenir qu'il est le souverain bien de l'homme. D'un autre côté ils voyaient que ceux qui repoussaient cette doctrine du plaisir par des louanges données à la vertu contemplaient avec moins de difficulté cette vertu dans l'âme humaine d'où partaient les bonnes actions dont ils jugeaient comme ils pouvaient; mais ils considéraient en même temps qu'en cherchant à insinuer quelque chose de divin et d'immuable, inaccessible aux sens, compréhensible pour l'esprit seul, quoique placé au-dessus de notre esprit; qu'en montrant Dieu comme devant être la jouissance de l'âme humaine, purifiée de toute souillure de mauvais désirs, comme devant être le but unique de toutes nos aspirations et l'unique fin où sont réunis tous nos biens, ils ne seraient pas compris; que la palme resterait beaucoup plus aisément aux épicuriens ou aux stoïciens contradicteurs, et qu'ainsi, pour le bonheur du genre humain, la véritable et salutaire doctrine, livrée à la moquerie des peuples ignorants, eût été avilie. Voilà pour la morale.

18. Quant aux questions sur l'origine de l'univers, s'ils avaient dit que la Sagesse incorporelle a été la créatrice de toutes choses, tandis que les autres philosophes, toujours attachés à la matière, leur auraient assigné pour causes premières, soit les atomes, soit les quatre éléments, et, par dessus tout, le feu; qui ne voit de quel côté se serait précipitée la foule des insensés, adonnée au corps et incapable de reconnaître jamais une force créatrice dans une puissance spirituelle?

19. Restait la partie qui touche au raisonnement; car vous savez que l'étude par laquelle on acquiert la sagesse comprend les moeurs, la nature et le raisonnement. Les épicuriens soutiennent que les sens ne se trompent jamais; les stoïciens accordaient que les sens se (227) trompent quelquefois; mais les uns et les autres plaçaient dans les sens la règle qui mène à la compréhension de la vérité : qui donc eût écouté les platoniciens en opposition avec ces deux écoles? Qui les aurait mis, non pas au rang des sages, mais même au rang des hommes, s'ils avaient osé dire non-seulement qu'il existe quelque chose qui ne peut se percevoir ni par le toucher; ni par l'odorat, ni par 1e goût, ni par les oreilles, ni par les yeux, et dont nous ne saurions nous retracer des images; mais encore que cet invisible est le seul être véritable, le seul qui se puisse concevoir, parce qu'il est immuable et éternel, et qu'il se perçoit uniquement par l'intelligence, qui seule atteint la vérité, autant qu'elle puisse l'être?

20. Les platoniciens se trouvaient ainsi attachés à un ordre d'idées qu'ils ne pouvaient ni enseigner à des hommes livrés à la chair ni imposer à la foi des peuples faute d'autorité; en attendant que l'esprit fût disposé à le comprendre, ils aimèrent mieux cacher leurs propres sentiments et attaquer ceux qui se vantaient de la découverte de la vérité après l'avoir soumise aux sens. Et pourquoi chercher quelle fut leur pensée ? Elle ne fut certes ni divine ni appuyée d'aucune divine autorité. Considérez seulement que, d'après des témoignages très-nombreux et très-évidents de Cicéron, Platon a établi la fin du bien, les causes des choses et la certitude du raisonnement, non point dans la sagesse humaine, mais dans la sagesse divine d'où l'homme reçoit sa lumière, dans cette sagesse qui certainement est immuable, et dans cette vérité qui est possède toujours la même; que les platoniciens ont combattu sous les noms d'épicuriens et de stoïciens ceux qui plaçaient dans la nature du corps ou même de l'esprit la fin du bien, les causes des choses et la certitude du raisonnement; qu'enfin, avec le cours des temps, lorsque commença l'âge chrétien et que soutenu par des miracles visibles, on prêcha avec fruit la foi des choses invisibles et éternelles à des hommes qui ne pouvaient rien voir ni rien comprendre en dehors des corps, le bienheureux apôtre Paul, annonçant cette foi aux gentils, rencontra pour contradicteurs, d'après les Actes des apôtres, ces mêmes épicuriens et stoïciens.

21. C'est pourquoi il me paraît assez démontré que malgré leur grand nombre et leur diversité, les erreurs des gentils sur les moeurs, la nature des choses ou les moyens d'arriver à la vérité, se résumaient toutes dans les opinions des épicuriens et des stoïciens; elles furent habilement et savamment attaquées par les platoniciens, mais elles durèrent cependant jusqu'à l'époque du christianisme. Au temps où nous sommes, elles sont si muettes que c'est à peine si dans les écoles des rhéteurs on rappelle en quoi elles consistaient ; les combats de paroles ont cessé jusque dans les bruyants gymnases des Grecs, et aujourd'hui toute secte qui s'élève contre la vérité, c'est-à-dire contre l'Eglise du Christ, n'ose entrer en lutte qu'en se couvrant du nom chrétien. D'où il faut conclure que les philosophes mêmes de la famille platonicienne doivent, après avoir changé le peu que le christianisme réprouve dans leurs doctrines, baisser pieusement la tête devant le Christ, ce seul roi qui ne puisse être vaincu ; ils doivent reconnaître que celui-là a été le Verbe de Dieu fait homme, qui a commandé et fait croire ce qu'ils n'osaient pas eux-mêmes exprimer tout haut.

22. C'est à lui, mon cher Dioscore, que je voudrais que vous fussiez entièrement et pieusement soumis; je ne voudrais pas que, pour aller à la vérité, vous cherchassiez d'autres voies que les voies ouvertes par Celui qui, étant Dieu, a vu la faiblesse de nos pas. La première de ces voies c'est l'humilité (1); la seconde, l'humilité; la troisième, l'humilité; toutes les fois que vous m'interrogerez, je vous répondrai la même chose. Ce n'est pas qu'il n'y ait d'autres préceptes; mais si l'humilité ne précède, n'accompagne et ne suit tout ce que nous faisons de bien; si elle n'est pas comme un but vers lequel se portent nos regards, si elle n'est pas près de nous pour que nous nous attachions à elle, et au-dessus de nous pour nous réprimer dans la satisfaction de quelque bonne action, l'orgueil nous arrache tout de la main. Les autres vices naissent des péchés; l'orgueil est redoutable dans le bien même: ce qu'on a fait de louable est perdu par le désir de la louange. De même donc qu'un illustre orateur' à qui on demandait quel était le premier précepte à observer dans l'éloquence, répondit que c'était la prononciation; interrogé sur le second précepte, il répondit encore : la prononciation; et comme on lui demandait quel était le troisième, il dit qu'il n'y en avait

1. Démosthène.

228

pas d'autre que la prononciation; ainsi chaque fois que vous m'interrogerez sur les préceptes de la religion chrétienne, je voudrais répondre qu'il n'y en a pas d'autre que l'humilité, fusse je obligé de vous parler d'autres devoirs.

23. Il y a surtout quelque chose de contraire à cette humilité salutaire que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a enseignée par sa propre humiliation: c'est cette science ignorante qui fait que nous mettons notre joie à savoir ce qu'ont pensé Anaximènes, Anaxagore, Pythagore, Démocrite, et d'autres choses semblables; nous voulons passer pour instruits et savants à l'aide de ce qui est si éloigné de la vraie doctrine et de la vraie science. Car celui qui sait que Dieu n'est ni étendu ni répandu à travers des espaces finis ou infinis, de manière à être plus grand dans un lieu et moins grand dans un autre, mais qu'il est partout présent tout entier comme la vérité elle-même dont personne, à moins de folie, ne peut dire qu'il y en a une partie ici et une partie là, et la vérité c'est Dieu même; celui-là s'inquiète peu de ce qu'a pensé de l'air infini (1) le philosophe (2) quel qu'il soit qui l'a regardé comme étant Dieu même. Que lui importe d'ignorer ce que disaient ceux-ci sur la forme du corps ? car ils disent qu'elle est finie de toutes parts. Que lui importe de savoir si c'est pour réfuter Anaximènes, comme académicien, que Cicéron lui objecte que Dieu doit avoir la forme et la beauté, et s'il avait alors en vue une beauté corporelle, parce que Anaximènes avait dit que Dieu est corporel, car l'air est un corps (3); ou bien s'il croyait lui-même à la forme et à la beauté incorporelle de la vérité qui fait la beauté de l'âme et nous sert de règle pour reconnaître les belles actions du sage . de sorte qu'il ne se serait pas borné à réfuter une erreur, mais il aurait véritablement dit qu'il convient que Dieu soit d'une beauté parfaite, parce que rien n'est plus beau que l'intelligible et immuable vérité? Et lorsque Anaximènes dit que l'air est engendré, l'air que pourtant il croit être Dieu, il n'émeut en aucune manière l'homme qui comprend que la génération de l'air, de ce corps produit par une cause et par conséquent ne pouvant pas être Dieu, n'est point comparable à la génération du Verbe divin, Dieu en Dieu, mystère inaccessible à tout esprit, excepté à celui à qui Dieu même l'a révélé. Qui ne voit qu'Anaximènes se trompe,

1. Saint Augustin ne tardera pas à expliquer dans quel sens il prend ici le terme d'infini. — 2. Anaximènes. — 3. De natura deorum, lib. I.

même dans ce qui est purement corporel? Il dit que l'air est engendré et veut que l'air soit Dieu, et il n'appelle pas Dieu celui par lequel l'air est engendré; il faut pourtant qu'il le soit par quelqu'un? En disant que l'air est toujours en mouvement, il ne nous fera pas croire pour cela qu'il soit Dieu; car nous savons que tout mouvement du corps est inférieur au mouvement de l'esprit, et combien ce mouvement de l'esprit est lent si on le compare au mouvement de la souveraine et immuable sagesse !

24. Et si Anaxagore ou tout autre me dit que la vérité même et que la sagesse n'est autre chose que l'intelligence, qu'ai-je besoin de disputer avec lui sur un mot? Car il est manifeste que l'ordre et le mode de toutes choses ont été établis par elle, que ce n'est pas à tort qu'elle est appelée infinie, non en raison des espaces qu'elle occupe, mais en raison de sa puissance qui surpasse la pensée humaine; il est manifeste aussi qu'elle n'est pas quelque chose d'informe, car il est dans la nature des corps d'être informes s'ils sont infinis. Or Cicéron, pour réfuter, je pense, ses adversaires qui ne concevaient rien que de corporel, nie qu'on puisse ajouter quelque chose à l'infini : il est nécessaire, en effet, que les corps soient finis du côté où on y ajoute. Il dit donc qu'Anaxagore n'a pas vu que le mouvement joint et tenant, c'est-à-dire perpétuellement uni au sentiment, est impossible dans l'infini, dans une chose infinie, comme s'il s'agissait des corps auxquels on ne peut rien joindre, si ce n'est par où ils sont finis. Il ajoute que le sentiment même y est entièrement impossible, parce qu'il n'y aurait aucune portion de la nature qui ne l'éprouvât en même temps, comme s'il disait que cette Intelligence qui ordonne et gouverne toutes choses a du sentiment de la même manière que l'âme en a par le corps. Car il est évident que toute l'âme sent, quand elle sent quelque chose par le corps; et que toute l'âme connaît cette sensation, quelle qu'elle puisse être. Si donc il a dit que toute la nature sent, c'était pour réfuter le philosophe qui l'appelle une intelligence infinie. Comment sentira-t-elle tout entière, si elle est infinie? Car la sensation corporelle commence par quelque endroit et ne parcourt pas le tout si elle ne va jusqu'au bout; ce qui ne se peut dire de l'infini. Mais Anaxagore n'avait rien dit non plus de cette sensation corporelle. On parle autrement d'un tout qui est incorporel, parce qu'on le comprend sans bornes, (229) pour qu'on puisse l'appeler tout et infini: tout, à cause de son intégrité; infini, parce qu'il ne connaît pas de limites.

25. Ensuite, dit Cicéron, si Anaxagore veut que l’intelligence elle-même soit quelque animal, il faut qu'il y ait quelque chose d'intérieur qui puisse lui faire donner ce nom. Cette intelligence sera comme un corps ayant au dedans une âme d'où elle puisse tirer ce nom d'animal. Vous voyez comment Cicéron parle selon la coutume des impressions corporelles et selon la façon ordinaire de considérer les animaux; c'est, je crois, à cause du sentiment grossier de ceux qu'il combat. Et cependant il dit une chose qui les frapperait suffisamment s'ils pouvaient se réveiller, savoir que tout ce qui s'offre à l'esprit sous la forme d'un corps vivant doit se représenter à nous bien plus comme ayant une âme et comme étant un animal que comme étant une âme. Car voici ce qu'il dit: Il faut qu'il y ait quelque chose d'intérieur qui puisse lui faire donner ce nom. Mais il ajoute : Qu'y a-t-il de plus intérieur que l'intelligence? L'intelligence ne peut donc pas avoir une âme intérieure pour devenir un animal, puisqu'elle est intérieure elle-même; et si vous voulez en faire un animal, il faut qu'elle ait extérieurement un corps dont elle soit l'âme. C'est ce que dit Cicéron : Elle est donc revêtue d'un corps extérieur; comme si Anaxagore avait pensé qu'il ne peut y avoir d'intelligence sans qu'elle soit l’intelligence de quelque animal, et que Cicéron eût pensé que l'intelligente elle-même était l'a suprême sagesse qui n'est propre à aucun animal, parce que la vérité est commune à tous les esprits capables d'en jouir. Aussi voyez comment il conclut habilement : Puisqu'il n'est pas de cet avis, c'est-à-dire puisqu'Anaxagore n'est pas d'avis que l'intelligence qu'il appelle Dieu soit revêtue d'un corps extérieur et devienne ainsi animal, il semble que l'idée d'une pure et simple intelligence qui n'est unie à rien, c'est-à-dire à aucun corps par lequel elle puisse sentir, surpasse la force et l'étendue de notre intelligence(1).

26. Il est bien vrai que cela surpasse la force et l'étendue de l'intelligence des stoïciens et des épicuriens qui ne peuvent imaginer que des choses corporelles. Quand Cicéron a dit Notre intelligence, il a voulu entendre l’intelligence humaine; et c'est avec raison qu'il ne dit point : surpasse, mais : semble surpasser;

1. De natura deorum, lib. I.

car il leur semble que personne ne puisse le comprendre, aussi ,croient-ils que rien de tel n'existe. Mais, quelques esprits comprennent, alitant qu'il est donné à l'homme, qu'il existe une sagesse et une vérité pure et simple, qui n'est propre à aucun animal; mais qui est la source commune d'où descendent dans toute âme humaine capable de les recevoir, la sagesse et la vérité. Si Anaxagore a reconnu l'existence de ce principe souverain, s'il a vu qu'il est Dieu et s'il l'a appelé Intelligence; ce nom d'Anaxagore dont tous les pédants, qu'on nous passe ce mot, font tant de bruit pour qu'on les croie versés dans l'antiquité, ne nous rend ni savants ni sages; il n'y a pas davantage profit pour nous de savoir comment il est parvenu à cette vérité. La vérité ne doit pas m'être chère parce que Anaxagore ne l'a point ignorée, mais parce qu'elle est la vérité lors même qu'aucun philosophe ne l'aurait connue.

27. Si donc la connaissance d'un homme quai a peut-être vu la vérité ne doit pas nous enfler de façon à nous faire croire que nous soyons des savants, et si même nous n'avons pas à nous vanter d'une solide notion du vrai qui puisse réellement nous rendre savants, de quel moindre secours doivent être pour notre doctrine les noms et les enseignements des hommes qui sont tombés dans le faux, et comment pourraient-ils nous révéler les choses cachées? Hommes, il nous conviendrait bien plus de déplorer les erreurs de tant d'hommes illustres lorsqu'on en parle devant nous, que d'en faire l'objet de nos studieuses recherches, pour faire parade de ces inutilités au milieu de ceux qui les ignorent. Combien ne vaudrait-il pas mieux que je n'eusse jamais entendu prononcer le nom de Démocrite, que d'avoir la douleur de penser que ce philosophe, dont ses contemporains firent je ne sais quel grand homme, professait sur l'origine des dieux de si étranges opinions ! Il croyait que les dieux étaient des images provenant de corps solides sans être solides elles-mêmes, et que ces images, en tournant çà et là de leur propre mouvement et en s'insinuant dans les esprits des hommes, leur donnaient l'idée de la force divine : il est pourtant évident que ce corps d'où coulerait l'image l'emporterait sur elle, en raison même de sa solidité. Aussi le sentiment de Démocrite, d'après ce qu'on dit, a été flottant et incertain; parfois il appelait Dieu une certaine nature d'où coulaient les images; (230) mais ce Dieu ne pouvait se concevoir qu'à l'aide de ces images qu'il répand et laisse échapper; elles sortent, pareilles à une continuelle émanation de vapeur, de cette nature que le philosophe se représente comme je ne sais quoi de corporel, d'éternel et de divin à cause de cela; elles vont et viennent et entrent dans nos esprits pour que la pensée de Dieu ou des dieux puisse se retracer en nous. Les gens de cette école n'assignent pas à nos pensées, quelles qu'elles soient, d'autre origine que le mouvement continuel de ces pénétrantes images; comme si, pour des esprits accoutumés à des spéculations plus hautes, il n'y. avait pas beaucoup de pensées, d'innombrables pensées qui n'ont rien de commun avec les corps et appartiennent à la pure intelligence, comme la sagesse elle-même et la vérité. Si ces philosophes-là n'ont pas l'idée de la sagesse et de la vérité, je m'étonne qu'ils en fassent le sujet de leurs disputes; s'ils en ont quelque idée, je voudrais qu'ils me dissent de quel corps s'échappe ou ce que c'est que l'image de la vérité qui vient dans leur esprit.

28. Dans les questions naturelles Démocrite, dit-on, diffère d'Epicure; il croit que le concours des atomes est doué d'une certaine force vitale et animée; il accorde cette force aux images douées de divinité, non pas à toutes les images des choses, mais seulement aux images des dieux, qu'il regarde comme les principes de l'intelligence, comme les images animées qui ont coutume de nous servir ou de nous nuire. Epicure au contraire. ne reconnaît dans les principes des choses rien autre que les atomes, c'est-à-dire des corpuscules si petits ,que leur division n'est plus possible et qu'ils échappent à l'oeil et au toucher; selon lui, c'est par le concours fortuit de ces corpuscules qu'ont été faits et les mondes innombrables, et les animaux et les âmes elles-mêmes, et les dieux qu'il établit sous une forme humaine, non dans un monde, mais hors des mondes, et dans les espaces qui les séparent. Il ne veut concevoir rien autre que des corps; mais pour les concevoir, il fait découler .des images de ces choses qu'il croit formées par les atomes; elles entrent dans l'esprit, et le philosophe les déclare plus subtiles que celles qui viennent aux yeux. Selon lui, la vision se fait par certaines grandes images qui embrassent extérieurement le monde entier. Vous connaissez maintenant, je pense, ce système des images.

29. Je m'étonne que Démocrite n'ait pas, d'un mot, fait remarquer la fausseté de cette opinion. Si, d'après Epicure, notre esprit est corporel, comment se peut-il faire qu'enfermé dans un petit corps, il puisse atteindre et embrasser tant de grandes images? car un petit corps ne peut atteindre sur tous les points à la fois un corps plus grand. Comment peut-on concevoir, en même temps, toutes ces images, si on ne les conçoit qu'à mesure qu'elles atteignent l'esprit en y venant et en y entrant? elles ne sauraient, toutes à la fois, entrer dans un aussi petit corps, et toutes à la fois ne pourraient toucher un aussi petit esprit. N'oubliez pas que je parle ici d'après le système de ces philosophes, car l'esprit n'est pas pour moi ce qu'ils imaginent. Si Démocrite croit l'esprit incorporel, Epicure seul reste sous le coup de mon raisonnement; mais pourquoi Démocrite n'a-t-il pas vu non plus que, pour qu'un esprit incorporel pense, il n'est pas besoin de la présence et du contact d'images corporelles, et et que cela, d'ailleurs, est impossible? Ce que j'ai dit sur la vision les réfute 'assurément et également tous les deux; car d'aussi petits yeux ne sauraient atteindre, dans toute leur étendue, d'aussi grandes images corporelles.

30. Quand on leur demande pourquoi on ne voit qu'une seule image de chaque corps d'où s'échappent , selon leur système, d'innombrables images ; ils répondent que, par cela même que ces images coulent et passent souvent, elles se ramassent et se condensent au point de n'en plus former à l'œil qu'une seule. Cicéron réfute cette erreur; il nie que le Dieu de ces philosophes puisse se concevoir éternel ; s'il faut le concevoir sous une succession d'innombrables images qui coulent et passent. Et, parce que c'est l'innombrable abondance des atomes qui fait les formes éternelles des dieux, au dire de ces philosophes, de façon que les corpuscules, s'éloignant d'un corps divin , sont remplacés par d'autres , et que ce mouvement continuel et réparateur entretient la nature divine, Cicéron conclut que toute chose alors serait éternelle, car cette innombrable quantité d'atomes ne fait défaut à aucun être pour réparer de perpétuelles ruines; ensuite, comment ce dieu ne craindrait-il pas de périr, " ainsi battu sans cesse, ainsi éternellement agité par la rencontre des atomes ? " Il dit que ce corps est battu à cause de l'irruption (231) des atomes; agité, parce que ces mêmes atomes le pénètrent. Enfin, " puisque de ce dieu s'échappent toujours ces images " dont nous avons assez parlé, comment peut-il compter sur son immortalité ?

31. Ce qu'il y a de plus affligeant dans ces opinions extravagantes, c'est qu'il ne suffit pas de les énoncer pour ôter à qui que ce soit l'envie de s'en occuper; mais des hommes d'un esprit habile ont gravement entrepris de réfuter en détail ces , systèmes. dont les plus grossières intelligences devraient, de prime abord, faire justice. Car si vous accordez qu'il y ait des atomes, si vous accordez même que, par une rencontre fortuite, ils se chassent et s'agitent eux-mêmes ; est-il aussi permis d'admettre que le mouvement de ces atomes produise quelque chose, jusqu'à modifier des formes, déterminer des figures, polir, colorer, faire vivre ? On sent que tout cela ne saurait être que l'ouvrage de la divine Providence, lors!. qu'on aime mieux voir avec l'esprit qu'avec les yeux, et qu'on implore l'assistance de celui qui nous a créés. Car on ne doit pas accorder l'existence même des atomes; sans compter ce que les savants nous disent de la divisibilité des corps, voyez combien il est aisé de montrer que les atomes n'existent pas d'après même les idées de ces philosophes. Ils disent qu'il n'y a dans la nature que des corps, du vide et ce qui s'y rattache : ils entendent par là, je crois, le mouvement, l'impulsion, les formes qui s'en suivent. Qu'ils nous disent donc dans quel genre ils placent les images qui, selon eux, s'échappent de corps solides sans être solides elles-mêmes, de façon à ne pouvoir être saisies que par les yeux, quand nous voyons, et par l'esprit, quand nous pensons, si elles-mêmes sont des corps. Car ils prétendent qu'elles sont des corps, afin d'expliquer comment elles peuvent sortir du corps et venir aux yeux ou à l'esprit qu'ils supposent néanmoins corporel. Je demande si ces images s'échappent aussi des atomes; si elles s'en échappent, qu'est-ce que c'est que des atomes d'où se séparent. d'autres corps? Si elles n'en viennent pas, on peut donc concevoir quelque chose sans images, ce que ne veulent pas ces philosophes; ou bien nous demanderons à ces philosophes d'où ils connaissent des atomes qu'ils n'ont pu concevoir. Mais j'ai honte de réfuter ces folies, quoiqu'ils n'aient pas eu honte de les penser; et puisqu'ils ont osé les soutenir, je n'ai plus honte pour eux, mais pour le genre humain dont les oreilles ont pu supporter de telles extravagances.

32. Tel a été l'aveuglement des intelligences sous le poids des péchés et par l'attachement à la chair, que d'aussi monstrueuses opinions ont pu épuiser les loisirs des savants ; d'après cela, mon cher Dioscore , mettrez-vous en doute, vous ou tout esprit attentif, qu'il y eût pour le genre humain une meilleure manière d'aller à la vérité, que l'autorité d'un homme uni à la vérité elle-même d'une manière ineffable et miraculeuse, remplissant sur la terre le personnage de la vérité , enseignant des choses bonnes et justes, en accomplissant de divines, et amenant les hommes à croire utilement ce qu'ils ne pouvaient pas encore comprendre savamment? Nous sommes au service de sa gloire, et nous vous exhortons à croire en lui fermement et toujours; par lui il est arrivé que non pas un petit nombre d'hommes, mais des peuples même, encore incapables de discerner ces choses par la raison, y croient par la foi, en attendant que la force puisée dans la pratique des préceptes salutaires les fasse passer de ces nuages aux pures et sereines hauteurs de la vérité. Il faut d'autant plus se soumettre à son autorité que nous ne voyons plus une seule erreur se produire pour gagner les ignorants sans chercher à se couvrir du nom chrétien, et que, de ces anciens, les seuls qui durent et se réunissent encore, en dehors du nom chrétien, portent dans leurs mains les Ecritures qui ont annoncé le Seigneur Jésus-Christ, mais ils feignent de ne pas le voir, de ne pas le comprendre. Quant à ceux qui, n'étant pas dans l'unité et la communion catholiques, se glorifient cependant du nom chrétien, ils sont forcés d'attaquer ceux qui croient et osent conduire les ignorants comme par la raison, lorsque c'est la foi que le Seigneur est venu prescrire aux peuples comme un remède. Ils sont forcés d'agir ainsi, comme je l'ai dit, parce qu'ils -comprennent combien ils tomberaient bas si leur autorité venait à être mise en comparaison avec l'autorité catholique. Ils s'efforcent de vaincre la forte autorité de l'Eglise inébranlable en parlant de raison et en promettant de ne marcher qu'à sa lumière. Cette témérité est la règle de tous les hérétiques. Mais le doux chef de notre foi a fait à l'Eglise un rempart d'autorité avec les solennelles assemblées des peuples et des (232) nations, avec les sièges même des apôtres, et, à l'aide d'un petit nombre d'hommes pieusement instruits et véritablement spirituels, il l'a armée de tout l'appareil d'une raison invincible ; la meilleure manière à suivre , c'est d'abriter les faibles dans la: citadelle de la foi, et, après les avoir mis en sûreté, de combattre pour eux avec toutes les forces de la raison.

33. Au milieu de tout le bruit que faisaient les faux philosophes avec leurs erreurs, les platoniciens, n'ayant pas une personne divine pour commander la foi, avaient mieux aimé cacher leur sentiment pour le faire chercher, que de le compromettre. Lorsque le nom du Christ eut retenti au sein des royaumes ravis et troublés, ils commencèrent à se montrer pour découvrir et enseigner ce qu'avait pensé Platon. Alors fleurit à Rome l'école de Plotin qui eut pour disciples beaucoup d'hommes ingénieux et pénétrants. Mais quelques-uns d'entre eux se laissèrent corrompre par une étude curieuse, de la magie; d'autres, reconnaissant que le Seigneur Jésus-Christ était lui-même cette Vérité, cette Sagesse immuable qu'ils s'efforçaient d'atteindre, passèrent sous ses drapeaux. C'est ainsi que, pour la régénération et la réforme du genre humain, le plus haut point d'autorité et la plus haute lumière de la raison se trouvèrent établis dans ce seul nom du Christ et dans sa seule Eglise.

34. Vous auriez aimé peut-être autre chose, mais je ne me repens point de vous avenir longuement parlé de tout ceci dans ma lettre , car vous le trouverez bon, à mesure que vous ferez des progrès dans la vérité, et vous m'approuverez alors d'avoir tenu peu compte aujourd'hui de ce que vous jugiez utile à vos études. J'ai cependant répondu dans cette. lettre à quelques-unes de vos questions, et, quant à presque toutes les autres, j'y ai répondu brièvement, comme j'ai pu, par des annotations sur les parchemins mêmes où vous me les aviez écrites. Si vous pensez que ce soit trop peu ou autre chose que ce que vous vouliez, vous savez mal, mon cher Dioscore , à qui vous vous êtes adressé. J'ai passé outre sur toutes les questions de l'Orateur et des livres de l'Orateur. Si je m'y étais arrêté, j'aurais eu l'air de je ne sais quel diseur de badinage. Je pourrais décemment être interrogé sur les autres questions, si on m'en proposait la solution, en considérant ces choses en elles-mêmes, et non point comme tirées des livres de Cicéron. Mais, dans ces livres, les choses elles-mêmes ne conviennent guère maintenant à mon état. Du reste, je n'aurais rien fait de ce que vous venez de lire si, après la maladie où m'a trouvé votre homme, je ne m'étais pas un peu éloigné d'Hippone; puis, j'ai été de nouveau malade et repris par la fièvre. Voilà pourquoi ceci vous est tardivement envoyé; je vous demande de me dire comment vous l'aurez reçu.

 

 

 

 

LETTRE CXIX. (Année 410.)

Consentius, dont on va lire une lettre, était un laïque éclairé, plein d'admiration pour saint Augustin, et qui s'était exercé sur les matières religieuses. Il habitait une des Iles de la Méditerranée, peut-être une des îles Baléares ; quand il écrivit cette lettre au grand évêque, il se trouvait en Afrique, probablement assez près d'Hippone; il lui soumet sa foi et lui demande de l'instruire sur le mystère du Dieu en trois personnes, C'est à Consentius que saint Augustin a adressé le livre contre le mensonge.

CONSENTIUS AU VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN.

1. Je m'étais déjà recommandé en peu de mots à votre saint frère l'évêque Alype, dont les vertus m'inspirent tant de respect : j'espérais qu'il daignerait appuyer auprès de vous mes prières. Mais privé de votre présence par l'obligation d'aller à la campagne, j'aime mieux m'adresser à vous par lettre que d'attendre avec incertitude; d'autant plus que, si ma prière vous parait devoir être accueillie, la solitude du lieu où maintenant vous êtes pourra, je crois, plus aider votre esprit à pénétrer dans les profonds mystères. Quant à moi, le sentiment qui me sert de règle, c'est qu'il faut atteindre les vérités divines par la foi plus que par la raison; car si c'était le raisonnement, et non point une piété soumise, qui conduisit à la foi de la sainte Eglise, les philosophes et les orateurs seraient seuls admis à posséder la béatitude. Mais,. parce qu'il a plu à Dieu de choisir ce qu'il y a de plus faible en ce monde pour confondre ce qu'il y a de plus fort, et de sauver les croyants par la folie de la prédication, nous devons plutôt suivre l'autorité des saints que de demander raison des choses divines. Les ariens, qui regardent comme moindre le Fils que nous reconnaissons avoir été engendré, ne persisteraient pas dans cette impiété, et les macédoniens ne chasseraient pas, autant qu'il est en eux, du sanctuaire de la divinité l'Esprit-Saint que nous ne croyons ni engendré ni non engendré , s'ils aimaient mieux conformer leur foi aux saintes Ecritures qu'à leurs raisonnements.

2. Cependant, homme admirable, si notre Père, qui seul connaît les secrets, qui a la clef de David (1), vous a accordé le privilège de pénétrer dans les cieux par la pureté du coeur et de contempler la

1. Apoc. III, 7.

233

gloire du Seigneur sans voiles (1), dites-nous, autant que vous a donné le pouvoir de l'exprimer, Celui qui vous a éclairé de ses vives lumières, dites-nous quelque chose de la substance ineffable, et, avec l'aide de Dieu , efforcez-vous de nous représenter avec des paroles l'image de sa ressemblance; sans vous, qui êtes chef et maître dans ces grandes choses , notre pensée craint de s'y arrêter, et nos yeux malades ne peuvent supporter le reflet de ces splendeurs. Entrez donc dans cette nuée obscure des mystères de Dieu, impénétrable à nos regards; je sens que je me suis trompé dans les questions que je voulais résoudre : corrigez ces erreurs, en moi d'abord, puis dans mes livres : je veux suivre par l'a foi l'autorité de votre sainteté plutôt que de m'égarer dans les fausses images de ma raison.

3. J'ai entendu enseigner et je crois avec la simplicité la plus circonspecte, que le Seigneur Jésus-Christ est lumière de lumière, comme il est écrit " Annoncez bien le jour né d'un autre jour, son Sauveur (2); " et dans le livre de la Sagesse : " Il est la splendeur de ta lumière éternelle (3); " et je croyais, sans toutefois pouvoir m'en faire dignement une idée, que Dieu est une grandeur,infinie d'ineffable lumière, dont la pensée humaine, à quelque hauteur qu'elle monte, ne peut ni apprécier la nature , ni mesurer l'étendue, ni imaginer la forme ; mais que cependant, quelle que puisse être cette grandeur, sa forme est incomparable, sa beauté au-dessus de tout, et que le Christ au moins peut la voir des yeux même du corps. A la fin du premier livre, comme vous voulez bien vous en souvenir, sans doute, je désirais prouver que le Seigneur Jésus-Christ, c'est-à-dire l'homme uni à Dieu, tout en possédant la divine puissance, garde la forme humaine de son incarnation, et qu'avec sa mort rien n'a péri que l'infirmité qu'il tenait de la terre ; mais on m'a fait une objection. " Si , dit-on, cet homme à qui le Christ s'est uni, a été changé en Dieu, il n'a pas dû être subordonné à des limites d'espaces : pourquoi donc, après sa résurrection , a-t-il dit : Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père (4) ? "

4. Voulant donc prouver que le Christ est partout par sa puissance et non par. ses oeuvres, par sa divinité et non par son corps , je me suis exprimé ainsi sur l'unité de Dieu et la trinité des personnes : " Il n'y a qu'un seul Dieu, et il y a trois personnes. Dieu n'est pas distinct, les personnes sont distinctes. Dieu est en toutes choses et au delà de toutes choses ; il enferme les dernières limites, remplit le milieu et dépasse les hauteurs; il est répandu partout et au delà de tout; les personnes, égales entre elles, ont des propriétés distinctes et ne se confondent pas. Dieu donc est un, et il est partout, car il n'y en a pas d'autre et il n'y a pas de lieu vide où puisse être un autre Dieu. Tout est plein de Dieu, et il n'y a rien au delà de Dieu. Le même Dieu est dans le Père, le même dans le Fils, le même dans le Saint-Esprit; et à cause de cela le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas plusieurs dieux, mais n'en forment qu'un seul; le

1. II Cor. III, 18. — 2. Ps. XCV, 2. — 3. Sag. VII, 26 — 4. Jean, XX, 17,

Père n'est pas le Fils, le Fils n'est pas le Saint-Esprit. Le Père est dans le Fils, le Fils est dans le Père, le Saint-Esprit dans tous les deux, parce que Dieu habite un et indivisible dans les trois personnes qui sont distinguées entre elles par le nombre, non par le rang et la puissance. Tout ce qui appartient au Père appartient au Fils; tout ce qui appartient au Fils appartient au Père ; tout ce qui appartient à tous deux appartient au Saint-Esprit : ils ne possèdent pas seulement une égale substance de la divinité, mais la même, c'est-à-dire l'unique, l'indivisible substance divine. Aussi, l'un n'a pas le rang sur l'autre par la majesté ou l'âge; ce qui est plein ne peut pas se diviser; il n'y a pas dans la plénitude quelque chose qui puisse séparer la plénitude et faire une part plus grande à l'un, plus petite à l'autre. Mais il n'en est pas ainsi dans les personnes, parce que la personne du Père n'est pas celle du Fils, ni la personne du Fils celle du Saint-Esprit. Trois puissances ne possèdent qu'une seule et même puissance; trois personnes subsistent dans la même substance: le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont donc partout par la majesté, parce qu'ils ne font qu'un; chacun d'eux n'est qu'en soi que par les personnes, parce qu'il y en a trois. " Et, continuant de la sorte, je suis arrivé à établir que les trois personnes sont présentes partout, mais par cette majesté qui est une et qui est la même au-dessus des cieux, au delà des mers et au delà des enfers. D'où je concluais que l'homme uni au Christ n'a pas, en se changeant en Dieu, perdu sa nature , mais que cependant on ne doit pas le prendre pour une quatrième personne.

5. Mais vous êtes un homme à qui il a été donné , je crois, de pénétrer dans le ciel par la force de la pensée, car il ne trompe pas Celui qui a dit : " Heureux ceux qui ont le coeur pur parce qu'ils verront Dieu (1) ! " Vous vous élevez au-dessus des astres par la pureté du cœur, vous montez aux plus hautes contemplations, et vous dites qu'il ne faut pas se représenter Dieu comme quelque chose de corporel. Quand même on pourrait concevoir une lumière mille fois plus pure et plus éclatante que celle du soleil, on ne parviendrait pas à se retracer quelque chose de semblable à Dieu, parce que tout ce qui peut se voir est corporel ; et comme nous ne pouvons pas nous figurer sous des traits visibles la justice et la piété, à moins que, par hasard, à la manière païenne, nous ne les représentions sous les formes d'une femme; ainsi il nous faut concevoir Dieu, autant que possible, sans que l'imagination nous représente aucune image. Dans la tiédeur de mon âme, je puis à peine entendre les raisonnements subtils, et il ne me paraissait pas que la justice pût être quelque chose de vivant comme substance; c'est pourquoi je ne saurais me représenter Dieu, nature vivante, comme semblable à la justice; car la justice ne vit pas en elle-même, mais en nous; ou plutôt nous vivons selon la justice; mais elle ne vit point par elle-même : à moins qu'on n'affirme que la justice n'est pas notre équité humaine,

1. Matth. V, 8.

234

et qu'il n'y en a qu'une seule, celle qui est Dieu.

6. Ce n'est pas seulement de vive voix que je voudrais être éclairé sur toutes ces choses., mais par une lettre complète. Car il ne faut pas que nos pieds seuls soient ramenés par vous de cette voie de l'erreur ou nous sommes entrés en si grand nombre. Lorsque dans les îles que nous habitons, bien des gens , en cherchant le droit chemin, s'égarent au milieu de tortueux sentiers, y aura-t-il là un Augustin dont ils puissent reconnaître l'autorité et croire la doctrine, un Augustin qui triomphe d'eux par son génie ? Peut-être , dans votre paternelle affection, aimeriez-vous mieux m'avertir secrètement que de me reprendre avec éclat comme un homme qui fait fausse route , comme un mauvais guide ? Mais c'est pour l'avantage de mon âme, et non point pour obtenir les louanges des hommes, que je désire continuer ma course votre correction , m'étant utile, ne me sera pas amère : d'autant plus que moi et les autres nous y trouverons et la vie et la gloire. Je ne crois point en effet que personne puisse être injuste au point d'aimer mieux m'accuser de folie pour être resté quelque temps dans l'erreur, que de reconnaître que j'ai bien fait en choisissant le parti de la vérité. Etaient-ce des fous ceux que saint Paul exhortait à ne pas courir en vain en leur disant: " Courez de façon à remporter le prix (1) ? " C'est pourquoi cette voie d'erreur où nous courons, il faut non-seulement que nous l'abandonnions, mais il faut la fermer et la couper, de peur qu'un semblant d'affection ne prive de la vérité ceux qui marchent avec nous. Je ne vous ai pas choisi entre tous pour lire simplement mes livres, mais je les soumets à l'épreuve de votre jugement; car dans la lettre placée comme une préface en tête de mes humbles ouvrages, j'ai dit ceci: " Nous avons voulu appuyer la flottante nacelle de notre foi sur le sentiment du bienheureux évêque Augustin. " Pourquoi donc, vous qui êtes au sommet de cette doctrine qui est dans le Christ, hésiteriez-vous à reprendre ouvertement un fils qu'il faut corriger? Si l'ancre de votre jugement ne s'enfonce pas profondément, pourra-t-elle nous retenir avec une assez forte certitude ? Car ce n'est pas ici une question peu grave où l'erreur consiste à ne pas avancer ; mais, vous l'avez dit fortement vous-même, notre esprit aveugle court risque de tomber dans le crime d'idolâtrie. Je voudrais que vous traitassiez cela avec votre habileté et votre sagesse, afin que la belle clarté de votre doctrine et de votre génie dissipât les ombres de notre esprit, et que, grâce à votre lumineuse parole , nous pussions voir des yeux du coeur ce que nous ne pouvons pas nous retracer maintenant. Eternellement sauf et bienheureux, possédez, en vous souvenant de moi, les célestes royaumes, ô mon saint seigneur et bienheureux pape!

1. I Cor. IX, 24.

 

LETTRE CXX. (Année 410)

Saint Augustin répond à Consentius. Cette lettre est une des plus belles que nous ayons de ce grand homme. L'évêque d'Hippone y parle admirablement de la raison humaine. Il pénètre ensuite dans les profondeurs de la sainte Trinité, signale diverses erreurs qui s'étaient produites dans l'Eglise au sujet de ce mystère, et par une suite de vérités fortement établies sous les yeux de Consentius, il le met en mesure de se rectifier.

AUGUSTIN A CONSENTIUS, SON BIEN-AIMÉ ET HONORABLE FRÈRE EN JÉSUS-CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je vous avais prié de venir nous voir parce que j'avais été charmé de votre esprit dans vos livres. J'aurais voulu que vous eussiez lu auprès de nous et en quelque sorte sous nos yeux ceux de nos ouvrages qui nous semblent vous être nécessaires : vous nous auriez questionné à votre aise sur ce que vous auriez peut-être moins bien entendu et, par nos entretiens, autant que le Seigneur nous aurait donné, à nous d'expliquer, à vous de comprendre, vous auriez reconnu et corrigé vous-même ce qui doit être rectifié dans vos livres. Car vous êtes doué de la faculté de bien exprimer ce que vous pensez; par votre droiture et votre humilité, vous méritez de connaître le vrai. Et maintenant je reste dans le même sentiment qui ne doit pas vous déplaire; je vous ai récemment engagé, lorsque vous lisez chez vous mes écrits, à marquer les endroits qui vous arrêtent, et à me les apporter pour me demander des explications sur chacun des passages. Je vous invite à faire ce que vous n'avez pas encore fait. Votre réserve et votre crainte à cet égard ne se justifieraient que si vous m'aviez trouvé mal disposé, ne fût-ce qu'une fois. En vous entendant vous plaindre d'exemplaires fautifs de mes ouvrages, je vous avais dit aussi que vous pourriez trouver chez moi des exemplaires plus corrects.

2. Vous me demandez de traiter avec habileté et sagesse la question de la Trinité, c'est-à-dire de l'unité de la divinité et de la distinction des personnes. " Vous voulez, dites-vous, que les clartés de ma doctrine et de mon génie dissipent les ombres de votre esprit, afin, que, grâce à mes lumineuses paroles, vous puissiez voir des yeux de l'intelligence ce que maintenant vous ne pouvez vous retracer. " Voyez d'abord si ce désir s'accorde avec le (235) passage précédent, où vous dites que selon vous il faut connaître la vérité par la foi plus que par la raison. Voici vos paroles: " Si c'était le raisonnement et non point une piété soumise qui conduisît à la foi de la sainte Eglise, les philosophes et les orateurs seraient seuls admis à posséder la béatitude. Mais parce qu'il a plu à Dieu de choisir ce qu'il y a de plus faible en ce monde pour confondre ce qu'il y a de plus fort, et de sauver les croyants par la folie de la prédication, nous devons plutôt suivre l'autorité des saints que de demander raison des choses divines. " Voyez, d'après cela, si sur cette question qui fait surtout notre foi, vous ne devez pas suivre uniquement l'autorité des saints au lieu de m'en demander la raison et l'intelligence. Car en m'efforçant de vous introduire de quelque manière dans l'intelligence d'un si grand mystère (et je ne le pourrai que si Dieu m'aide intérieurement), que ferai-je sinon de vous en rendre raison dans la mesure de mon pouvoir? Mais si vous avez droit de demander, à moi ou à quelque docteur que ce soit, de comprendre ce que vous croyez, exprimez-vous autrement, non pas pour refuser de croire, mais pour chercher à voir avec la lumière de la raison ce que vous tenez déjà avec la fermeté de la foi.

3. Loin de nous la, pensée que Dieu haïsse dans l'homme ce en quoi il l'a créé supérieur aux autres animaux ! A Dieu ne plaise que la foi nous empêche de recevoir ou de demander la raison de ce que nous croyons, puisque nous ne pourrions pas croire si nous n'avions pas des âmes raisonnables ! Et si dans les choses qui appartiennent à la doctrine du salut et que nous ne pouvons pas comprendre encore, mais que nous comprendrons un jour, il convient que la foi précède la raison, la foi qui purifie le coeur et le rend capable de recevoir et de soutenir la lumière de la grande raison, c'est la raison même qui l'exige. Voilà pourquoi il a été dit raisonnablement par le Prophète : " Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas (1). " Ici le Prophète a clairement distingué ces deux choses et nous a conseillé de commencer par croire, afin d'arriver à comprendre ce que nous croyons. Ainsi donc il a paru raisonnable que la foi précédât la raison. Car si ce précepte n'est pas raisonnable, il est donc irraisonnable ! Dieu nous garde de le penser! S'il est raisonnable que la foi précède la raison

1. Isaïe, VII, 9, d'après les septante.

pour monter à certaines grandes choses que nous ne pouvons pas encore comprendre, sans doute, quelque petite que soit la raison qui nous le persuade, elle précède elle-même la foi.

4. Aussi l'apôtre Pierre nous avertit de nous tenir prêts à répondre à quiconque nous demande raison de notre foi et de notre espérance (1). Si donc un infidèle me demande raison de ma foi et de mon espérance, et si je vois qu'il ne puisse pas comprendre avant de croire, je lui rendrai raison en lui montrant, s'il est possible; combien il est contraire à l'ordre de vouloir demander, avant de croire, la raison des choses qu'on ne peut pas comprendre. Mais si c'est un fidèle qui demande à comprendre ce qu'il croit, il faut considérer la mesuré de son intelligence et lui rendre raison dans cette limite; il faut proportionner à sa portée l'explication de ce i qu'il croit; l'explication sera plus grande s'il comprend plus; elle sera moindre s'il comprend moins. Toutefois, en attendant le complément, la plénitude de la connaissance, il doit rester dans le chemin de la foi. L'Apôtre l'a dit en ces termes: " Si vous pensez quelque chose autrement qu'il ne faut, Dieu vous éclairera; cependant tenons-nous au point de vérité où nous sommes parvenus (2). " Si donc nous sommes déjà fidèles, nous marchons par la voie de la foi, et si nous ne nous en écartons point, nous parviendrons, sans aucun doute, non-seulement à l'intelligence des choses incorporelles et immuables, à un degré où tous ici-bas ne peuvent atteindre, mais encore au sommet de la contemplation, que l'Apôtre désigne par la vue face à face (3). De bien petits, mais qui n'ont jamais cessé de marcher dans la voie de la foi, parviennent à cette très-heureuse contemplation; d'autres sachant déjà, jusqu'à un certain point, ce que c'est que la nature invisible, immuable, incorporelle, mais refusant d'entrer dans la voie qui mène au séjour d'une si grande béatitude parce qu'elle leur paraît insensée (et cette voie, c'est Jésus crucifié), ne peuvent atteindre au sanctuaire de cette paix divine dont la lumière éblouit leur esprit comme par un rayonnement lointain.

5. Or, il est des choses auxquelles nous n'ajoutons pas foi quand on nous les dit, et si on vient à nous en rendre raison, nous reconnaissons pour vrai ce que nous ne pouvons

1. I Pierre, III, 15. — 2. Philip. III, 15, 16. — 3. I Cor, I, 21-29.

236

croire. Les infidèles ne croient pas aux miracles de Dieu, parce qu'ils n'en voient pas la raison. Et en effet, il y a des choses dont on ne peut pas rendre raison, mais qui cependant ont leur raison; car, dans la nature des choses, qu'y a-t-il que Dieu ait fait irraisonnablement ? Il est bon du reste que la raison de quelques-unes de ses oeuvres merveilleuses reste un peu de temps cachée, pour qu'elles ne perdent pas tout leur prix aux yeux des hommes qui, après avoir pénétré dans leurs secrets, ne seraient plus remués devant ces spectacles. Que de gens, et en grand nombre, qui sont plus occupés de l'admiration des choses que de la connaissance des causes où les prodiges cessent d'être des prodiges 1 Il faut les exciter à la foi des choses invisibles par des miracles visibles , afin qu'ils parviennent là où ils cesseront d'admirer en se familiarisant avec la vérité. Au théâtre, les hommes sont émerveillés d'un danseur de corde et se délectent à entendre les musiciens; dans l'un la difficulté étonne, dans ceux-ci le plaisir attache, et l'âme s'en repaît.

6. J'ai dit ceci pour exhorter votre foi à l'amour de l'intelligence ; la vraie raison y conduit, et la foi y prépare le coeur. Il y a une raison qui a soutenu que, dans cette Trinité qui est Dieu, le Fils n'est pas coéternel au Père, ou qu'il est d'une autre substance, que le Saint-Esprit est dissemblable par quelque côté et par conséquent inférieur; il y a aussi une raison qui a soutenu que le Père et le Fils sont d'une seule et même substance mais que le Saint-Esprit est d'une autre nature. Ce n'est point parce que la raison a inspiré ces sentiments qu'il faut les fuir et les détester; c'est parce que la raison est ici une fausse raison; si elle était la vraie, elle ne se tromperait pas. De même donc qu'il ne faut pas tourner le dos à tout discours parce qu'il y a de faux discours, ainsi vous ne devez pas vous séparer de la raison parce qu'il y a une fausse raison. J'en dirai autant de la sagesse. Il ne faut pas abandonner la sagesse parce qu'il y a une fausse sagesse, qui tient pour folie le Christ crucifié, le Christ vertu de Dieu et sagesse de Dieu : et c'est pourquoi il a plu à Dieu de sauver les croyants par cette folie de la prédication, car ce qui parait folie de la part de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes. Cela n'a pu être persuadé à quelques-uns des philosophes et des orateurs, qui suivaient non pas la voie de la vérité, mais le semblant de la vérité, et qui s'y trompaient eux-mêmes et trompaient les autres : quelques-uns pourtant l'ont compris. Pour ceux-ci, le Christ crucifié n'est ni un scandale ni une folie : ils font partie de ces Juifs et de ces Grecs, appelés à la foi, et pour lesquels le Christ est la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu. Philosophes ou orateurs, ceux qui parla grâce de Dieu, ont compris la droiture du Christ en suivant sa voie, c'est-à-dire en marchant dans sa foi, ont humblement et pieusement avoué que les pécheurs, leurs premiers devanciers dans le chemin, se sont montrés au-dessus d'eux, non-seulement par la fermeté inébranlable de la foi, mais encore par la sûre intelligence de la vérité. Après avoir appris que ce qui était folie et faiblesse selon le monde était choisi pour confondre la force et la sagesse du siècle, après avoir reconnu la fausseté de leur savoir et la faiblesse de leur force, ils ont été couverts d'une salutaire confusion et sont devenus insensés et faibles c'est ainsi qu'appuyés sur une folie et une faiblesse divines, bien supérieures à la sagesse et à la force des hommes, ils ont voulu prendre rang parmi ces élus faibles et insensés et devenir véritablement sages et puissamment forts (1).

7. Devant quoi la piété fidèle rougit-elle, si ce n'est devant la vraie raison, lorsqu'elle nous porte à renverser une certaine idolâtrie que la faiblesse de la pensée humaine s'efforce d'établir dans notre coeur, par l'impression accoutumée des choses visibles, et à ne plus regarder la Trinité, que nous adorons invisible, incorporelle et immuable, comme trois masses vivantes ? Malgré la grandeur et la beauté qu'on leur prête, elles n'occupent que des espaces qui leur sont propres et restent voisines sans se confondre, soit que l'une d'elles, placée au milieu, ait les deux autres à ses côtés; soit que l'imagination les établisse en triangle, et-, sous cette forme, les rapproche toutes les trois. Ces grandes masses des trois personnes, circonscrites de tous côtés, ne sont pas divines de leur propre fond; il est en dehors des trois personnes une sorte de quatrième divinité qui leur est commune à toutes et qui est comme leur esprit divin; elle est tout entière dans toutes les trois et chacune d'elles en particulier; et c'est ainsi qu'on parvient à faire d'une même Trinité un seul Dieu. Les trois personnes ne sont que dans les cieux,

1. I Cor. I, 21-29.

237

mais cette divinité est partout; et de la sorte on peut dire dans ce système que Dieu est au

ciel et sur la terre, à cause de cette divinité commune aux trois personnes et partout répandue; toutefois on ne saurait dire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont sur la terre, puisque le siège de cette Trinité ne se trouve que dans le ciel. Aux premiers efforts de la vraie raison pour secouer cette ouvre d'une pensée charnelle et ces vaines fictions, assistés et éclairés par Celui qui ne veut pas habiter en nous avec de telles images, nous nous hâtons de les briser et de dégager notre foi d'une pareille idolâtrie, sans souffrir qu'il reste dans nos âmes la moindre poussière de ces fantasques inventions.

8. Si la foi qui nous revêt de piété n'avait pas précédé dans notre coeur ce travail de la raison, avertissement extérieur mêlé à la lumière intérieure de la vérité, et par lequel nous découvrons la fausseté de ces opinions, n'est-ce pas inutilement que le vrai se ferait entendre à nous ? Mais parce que la foi a fait ce qui lui appartenait, il a été donné à la raison de découvrir quelques-unes des choses qu'elle cherchait ; et on doit sans aucun doute préférer à la fausse raison non-seulement la vraie raison par laquelle nous comprenons ce que nous croyons, mais encore la foi même de ce qui ne se comprend pas encore. Mieux vaut croire ce qui est vrai, sans l'avoir vu, que de prétendre voir ce qui est faux. Car la foi a des yeux par lesquels elle voit d'une certaine manière ce qu'elle ne voit pas encore, et par lesquels elle voit avec certitude qu'elle ne voit pas encore ce qu'elle croit. Mais l'homme qui, aidé de la vraie raison, comprend ce qu'il croyait seulement, est certainement plus avancé gaie celui qui en est à désirer comprendre ce qu'il croit; si celui-ci ne le désire point et s'il pense qu'il faille se borner à la foi au lieu d'aspirer à l'intelligence, il ne sait pas à quoi sert la foi; car la foi pieuse ne veut pas être sans l'espérance et sans la charité. C'est pourquoi l'homme fidèle doit croire ce qu'il ne voit pas encore, de façon à espérer et à aimer le voir.

9. Les choses visibles qui se sont montrées pour un temps et qui ont passé ne peuvent se saisir que par la foi, car on n'espère plus les voir; on y croit comme à des choses faites et accomplies: ainsi nous croyons que le Christ est mort une fois pour nos péchés et qu'il est ressuscité, qu'il ne mourra plus et que désormais la mort n'aura sur lui aucun empire (1). Mais il est des choses qui ne sont pas encore et qui doivent être comme la résurrection de nos corps spirituels: nous croyons à ces faits avec l'espérance de les voir, mais il n'est pas possible de les montrer. Parmi les choses qui ne passent point, qui ne sont point à venir, mais qui demeurent éternelles, il en est d'invisibles comme la justice, comme la sagesse; il en est de visibles comme le corps immortel du Christ. Les invisibles se laissent voir dès qu'on les comprend et se laissent voir de la manière qui leur est propre; et du moment qu'on les découvre, elles deviennent beaucoup plus certaines que celles qui frappent nos sens : on les appelle invisibles parce que des yeux mortels ne peuvent absolument les atteindre. Les choses visibles qui demeurent peuvent être vues des yeux du corps: c'est ainsi que le Seigneur, après sa résurrection, s'est montré à ses disciples comme, après son ascension, il s'est montré à l'apôtre Paul et au diacre Etienne (2).

10. Quoique ces choses visibles et permanentes ne soient pas démontrées , nous y croyons de façon à espérer que nous les verrons un jour; nous ne faisons aucun effort de raison ou d'intelligence pour les comprendre; nous songeons seulement à les distinguer des invisibles; et quand par la pensée nous cherchons à nous les retracer telles qu'elles sont, nous reconnaissons assez qu'elles ne nous sont pas connues. Ainsi je pense à Antioche que je ne connais pas, mais je n'y pense pas comme à Carthage que je connais; pour Antioche, ma pensée se représente une image de fantaisie, mais Carthage est pour moi un souvenir; je suis aussi sûr de l'une, par l'affirmation de plusieurs témoins, que je suis sûr de l'autre, par le témoignage de mes yeux. Quant à la justice, à la sagesse et à quoi que ce soit de ce genre, il n'y a pas pour nous de différence entre imaginer et voir; mais ces choses invisibles, comprises par l'application simple de l'esprit et de la raison, nous les apercevons sans figures ni masses corporelles, sans linéaments ni formes de membres, sans espaces d'aucune sorte, finis ou infinis. Cette lumière elle-même, par où nous discernons toutes ces choses, et où nous distinguons ce que nous croyons sans le connaître et ce que nous possédons avec pleine connaissance; les formes

1. Rom. VI, 9, 10. — 2. Matth. XXVIII ; Marc, XVI ; Luc, XXIV; Jean, XX, XXI; Act. IX, 3,4 ; VII, 55.

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corporelles que nous nous rappelons et celles qu'imagine notre esprit; ce que les sens peuvent atteindre et ce que l'âme se représente de semblable au corps; ce que l'intelligence contemple de certain, quoique sans aucun rapport avec toute nature corporelle : cette lumière où nous voyons tout cela n'est pas comme un rayon de ce soleil, elle ne ressemble à aucune des clartés qui frappent nos yeux; elle n'est pas de toutes parts répandue à travers les espaces et n'éclaire pas notre esprit avec de visibles rayons , mais invisiblement et ineffablement : elle brille pourtant d'une manière intelligible et nous est aussi certaine que tout ce que nous voyons à sa lueur.

11. II y a donc trois sortes de choses qui se voient: premièrement les choses corporelles, comme le ciel, la terre et tout ce, qu'on y peut voir et toucher avec les sens ; secondement les choses semblables aux corps, comme celles que l'esprit imagine en se représentant des corps dont il se souvient ou en cherchant à se retracer ce qu'il a oublié, et tels sont aussi les songes et les extases qui se mêlent à des images de lieux : troisièmement les choses qui n'ont ni corps ni aucune ressemblance avec le corps, comme la sagesse qu'on voit par la compréhension de l'intelligence, et dont la lumière sert de règle au jugement. Dans laquelle de ces trois sortes de choses faut-il placer ce que nous voulons connaître, la Trinité ? C'est assurément dans l'une d'elles ou bien dans aucune. Si c'est dans l'une d'elles, c'est certainement dans celle qui l'emporte sur les deux autres, comme la sagesse. Si cette sagesse est en nous un don de la Trinité, et un don moindre que cette suprême et immuable sagesse appelée la sagesse de Dieu, nous ne devons pas supposer que l'Auteur de ce don soit inférieur au dan lui-même : et si ce que nous appelons notre sagesse est une splendeur qui se reflète en nous de la même Trinité et que nous recevons, autant que nous en sommes capables, par le miroir et en énigme, il faut que nous distinguions les trois Personnes et de tous les corps et de tout ce qui ressemble à des corps, comme nous en distinguons notre propre sagesse.

12. Mais si la Trinité ne doit être placée dans aucune de ces trois sortes de choses et qu'elle soit invisible même à l'esprit, il nous faut d'autant moins croire qu'elle soit semblable aux natures corporelles ou à leurs images. Car elle n'est pas au-dessus des corps par la beauté ou la grandeur de la masse, mais par la différence de la nature; et si elle est supérieure aux biens de notre âme, tels que la sagesse, la charité, la chasteté et les autres biens de ce genre que nous n'estimons pas d'après l'étendue et auxquels notre imagination ne prête pas des formes sensibles, mais que nous dégageons de toute matière lorsque nous voulons nous en former une juste idée; combien plus n'est-il pas permis de la comparer à rien de ce qui touche à l'étendue et aux qualités des corps ! Toutefois, d'après le témoignage de l'Apôtre, elle n'est pas entièrement inaccessible à notre entendement: " Depuis la création du monde, dit l'Apôtre, les ouvrages de Dieu ont fait comprendre et ont rendu visibles ses invisibles grandeurs: on a pu y voir aussi sa puissance éternelle et sa divinité (1). " La Trinité ayant donc fait et le corps et l'âme, elle est sans aucun doute supérieure à l'un et à l'autre; et si l'âme, surtout l'âme humaine, raisonnable, intellectuelle, faite à l'image de la Trinité, n'est pas au-dessus de nos pensées et de notre pénétration; mais si nous pouvons comprendre par l'esprit et l'intelligence ce qu'il y a de principal en elle, c'est-à-dire l'esprit lui-même et l'intelligence, peut-être n'y aura-t-il rien d'absurde à essayer, avec l'aide de Dieu, de nous élever jusqu'à concevoir notre Créateur. L'âme, dans cet effort, restera-t-elle court sur elle-même, et perdra-t-elle courage? Elle se contentera alors de croire dans ce pèlerinage loin du Seigneur; elle demeurera avec la foi jusqu'à ce que s'accomplisse la promesse faite à l'homme, et qu'elle s'accomplisse par Celui " qui peut faire plus que nous ne demandons et ne pensons (2). "

13. Cela étant, je voudrais que vous lussiez d'abord les écrits déjà nombreux que j'ai composés sur cette question; j'en ai d'autres consacrés à la même étude, mais la grande difficulté de la question ne m'a pas encore permis de les achever (3). Pour le moment croyez avec une foi inébranlable que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont la Trinité et qu'ils ne sont qu'un seul Dieu; qu'il n'y a pas de quatrième divinité qui leur soit commune, mais, que par un mystère ineffable, la Trinité est inséparable; que le Père seul a engendré le Fils, que

1. Rom. I, 20. — 2. Eph. III, 20.

3. Saint Augustin fait évidemment allusion ici à son Traité de da Trinité, commencé dès l'année 400, et qui ne fut terminé qu'en 418.

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le Fils seul a été engendré du Père, mais que l'Esprit-Saint est l'Esprit du Père et du Fils. Et quelle que soit l'image corporelle qui puisse se mêler à vos pensées quand vous méditez sur ce mystère, chassez-la, désavouez-la, méprisez-la, rejetez-la, fuyez-la. Quand il s'agit de la connaissance de Dieu, ce n'est pas peu de chose, avant qu'on puisse savoir ce qu'il est, que de commencer par savoir ce qu'il n'est pas. Aimez beaucoup à comprendre; car les Ecritures elles-mêmes qui conseillent la foi avant l'intelligence des grandes choses, ne pourraient vous servir de rien si vous les entendiez mal. Tous les hérétiques en reconnaissent l'autorité; ils croient les suivre et ne suivent que leurs propres erreurs; ils ne sont pas hérétiques parce qu'ils les méprisent, mais parce qu'ils ne les comprennent pas.

14. Pour vous, mon très-cher fils, priez Dieu fortement et pieusement afin qu'il vous accorde la grâce de comprendre, et que les enseignements qui vous seront donnés du dehors vous deviennent profitables : " Ni celui qui plante, ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu est tout, Dieu qui donne l'accroissement (1). " Nous lui disons: " Notre Père qui êtes aux cieux (2), " non point parce qu'il est là et n'est pas ici, lui qui est partout et tout entier par sa présence incorporelle ; mais nous voulons dire qu'il habite en ceux dont il soutient la piété, et ceux-là surtout sont dans les cieux: c'est là aussi qu'est notre conversation, si notre bouche est véridique quand elle répond que nous tenons haut notre coeur. Lors même que nous prendrions dans leur sens matériel ces paroles d'Isaïe : " Le ciel est mon trône, la terre est mon marche-pied (3), " nous devrions croire que Dieu est là et ici: cependant il ne serait point là tout entier, puisqu'ici seraient ses pieds; ni tout entier ici, puisqu'il aurait là les parties supérieures de son corps. Cet autre passage doit faire disparaître toute pensée grossière: " Qui a mesuré le ciel avec sa main et la terre avec son poing (4)? " Car qui peut s'asseoir sur sa main étendue ou poser ses pieds sur ce qu'il saisirait avec son poing? Pour tomber dans ces absurdités, ce serait peu d'attribuer des membres humains à la substance de Dieu; il faudrait encore lui prêter des membres monstrueux, de façon que sa main fût plus large que ses reins et son

1. I Cor. III, 7. — 2. Matth. VI, 9. — 3. Isaïe, LXVI, 1. — 4. Isaïe, XI, 12. .

poing plus étendu que ses deux mains rapprochées. Le désaccord que présenterait le sens charnel de ces endroits de l'Ecriture, nous avertit qu'il ne faut y chercher qu'un sens spirituel inexprimable.

15. Aussi quoique nous nous représentions avec des membres et sous une forme humaine le corps du Seigneur, sorti vivant du sépulcre et élevé dans le ciel, nous ne devons pas pourtant croire que le Christ est assis à la droite du Père, de manière que le Père paraisse assis à sa gauche. Dans cette béatitude qui surpasse tout entendement humain, la droite seule existe; et une même droite est le nom d'une même béatitude. On donnerait également une interprétation absurde à ces paroles du Seigneur à Marie après la résurrection : " Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père (1), " si on pensait que le Seigneur après son ascension, eût voulu être touché par des femmes, comme avant son ascension il le fut par des hommes. Mais, quand le Seigneur a dit cela à Marie, qui figurait l'Eglise, il a voulu faire comprendre qu'il ne serait monté vers son Père que lorsqu'elle l'aurait reconnu comme égal au Père: c'est dans un tel sentiment de foi qu'elle l'a touché avec profit pour le salut; elle l'aurait mal touché si elle n'avait vu en lui que ce qui paraissait dans sa chair. L'hérétique Photin l'a ainsi touché; il a cru qu'il n'y avait qu'un homme dans Jésus-Christ.

16. Et si on peut donner à ces paroles du Seigneur une interprétation plus convenable et meilleure, toujours faut-il repousser sans hésitation le sentiment qui admet que la substance du Père est dans le ciel en tant que le Père est une des personnes de la Trinité, tandis que la divinité est non-seulement dans le ciel, mais partout; comme si autre chose était le Père, autre chose sa divinité qui lui est commune avec le Fils et avec le Saint-Esprit; comme si la Trinité habitait des espaces à la manière des corps et fût quelque chose de corporel, tandis que la divinité des trois personnes serait seule présente partout et partout tout entière comme étant seule incorporelle. Car si la divinité était une qualité des personnes (et Dieu nous garde de croire que dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit la qualité et la substance soient différentes !) si, dis-je, la divinité était une qualité des personnes, elle ne pourrait pas

1. Jean, XX, 17.

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être ailleurs que dans sa propre substance; mais si elle est une substance, et qu'elle diffère des personnes, c'est une autre substance : ce qui n'est rien moins qu'une très-grave erreur.

17. Comprenez-vous difficilement la différence qu'il y a entre substance et qualité ? Vous comprendrez plus aisément que la divinité de la Trinité qu'on croit différente de la Trinité elle-même, mais commune aux trois personnes pour faire, non pas trois dieux, mais un seul Dieu, est une substance ou n'est pas une substance. Si elle est une substance, et qu'elle soit différente du Père, ou du Fils, ou du Saint-Esprit, ou de l'ensemble de la Trinité elle-même, elle est, sans aucun doute, une autre substance : c'est ce que la vérité rejette et condamne. Mais, si cette divinité n'est pas une substance et qu'elle soit elle-même Dieu, puisqu'elle est tout entière partout, et non pas la Trinité; Dieu n'est donc pas une substance : quel catholique dirait cela ? De même, si cette divinité n'est pas une substance (et c'est parce qu'elle est commune aux trois personnes que la Trinité ne forme qu'un seul Dieu), on ne peut pas dire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont une même substance, mais qu'ils ont une même divinité qui n'est pas une substance. Mais vous reconnaissez qu'il est vrai, qu'il est établi dans la religion catholique, que si le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu'un seul Dieu en trois personnes, c'est qu'ils sont inséparablement d'une seule et même substance, ou, si on aime mieux, d'une seule et même essence. Car plusieurs d'entre nous, et surtout les Grecs, disent que la Trinité, qui est Dieu, est plutôt une seule essence qu'une seule substance ; ils croient reconnaître quelque différence entre ces deux noms; mais nous n'avons pas à examiner cela en ce moment; qu'on appelle substance ou essence cette divinité qu'on croit autre chose que la Trinité elle-même, il s'en suivra toujours la même erreur; car si elle est différente de la Trinité elle-même, elle sera une autre essence : à Dieu ne plaise qu'un catholique pense rien de pareil ! Il nous reste donc à croire que la Trinité est d'une même substance, de façon que l'essence elle-même ne soit autre chose que la Trinité. Quelque progrès que nous fassions dans cette vie pour la découvrir, nous n'en verrons jamais rien que dans un miroir et en énigme. Mais lorsque, selon les promesses de la résurrection , nous aurons commencé à prendre un corps spirituel, soit que nous la voyons avec l'intelligence, ou avec les yeux du corps, d'une façon miraculeuse et par la grâce ineffable d'un corps spirituel; chacun de nous, en la voyant selon sa capacité, ne la verra jamais dans des espaces, ni plus grande d'un côté que de l'autre; parce qu'elle n'est pas un corps et qu'elle est tout entière partout.

18. Vous dites encore dans votre lettre qu'il vous semble, ou plutôt qu'il vous semblait " que la justice n'est pas quelque chose de vivant comme substance et que vous ne sauriez vous représenter Dieu, nature vivante, comme semblable à la justice. La justice, dites-vous, ne vit pas en elle, mais en nous ou plutôt c'est nous qui vivons selon la justice, mais elle ne vit point par elle-même. " Vous allez vous-même vous répondre : voyez si on peut dire avec vérité que la vie elle-même n'est pas vivante, elle qui fait vivre tout ce qui vit. Je pense qu'il vous paraîtrait absurde de dire qu'on vive par la vie et que la vie ne vive pas. Mais si, au contraire, rien n'est plus vivant que ce qui fait vivre tout ce qui vit, songez, je vous prie, quelles âmes l'Ecriture divine appelle des âmes mortes; vous trouverez que ce sont les âmes injustes, impies, infidèles. C'est par elles que vivent les corps des impies dont il a été dit : " Que les morts ensevelissent leurs morts (1); " ce qui donne à entendre que les âmes injustes ne sont jamais sans quelque vie; car les corps ne peuvent vivre que par une vie quelconque dont les âmes ne sauraient entièrement manquer, d'où on les appelle avec raison immortelles; cependant on les dit mortes quand elles perdent la justice, parce que, malgré l'immortalité d'une vie quelconque des âmes, la justice est la plus grande, la plus véritable vie, et comme la vie des vies de ces âmes qui, étant dans les corps, donnent la vie à ces corps qui ne peuvent, par eux-mêmes, se soutenir. C'est pourquoi, s'il faut que les âmes aient en elles-mêmes une sorte de vie pour la communiquer aux corps qui meurent quand elles les quittent; à plus forte raison on doit reconnaître que la véritable justice vit en elle-même : c'est d'elle que vivent les âmes, et, en la perdant, elles sont déclarées mortes, quoiqu'elles ne cessent pas de vivre, à quelque faible degré que ce soit.

19. Or cette justice, qui vit en elle-même,

1. Matt., VIII, 22. .

241

c'est Dieu, sans aucun doute, et il vit d'une immuable vie. Et de même que cette vie, qui existe par elle-même, devient la nôtre lorsque nous y participons de quelque manière que ce puisse être; ainsi, cette justice souveraine devient aussi notre justice quand nous nous unissons à elle par la droiture de notre conduite; et nous sommes plus ou moins justes, selon que nous lui demeurons plus ou moins unis. Voilà pourquoi- il est dit du Fils unique de Dieu, qui est la sagesse et la justice du Père, toujours subsistante en elle-même : " qu'il nous a été donné de Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, afin que, selon qu'il est écrit, celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (1). " C'est ce que vous avez vu vous-même en aboutant et en disant : " A moins qu'un n'affirme que la justice n'est pas notre équité humaine , et qu'il n'y en a qu'une seule, celle qui est Dieu. " C'est certainement ce Dieu souverain qui est la vraie justice; c'est ce vrai Dieu qui est la justice souveraine; en avoir faim et soif, telle est notre justice dans ce pèlerinage; en être rassasié, ce sera notre pleine justice dans l'éternité. Ainsi ne nous représentons pas Dieu comme semblable à notre justice, mais pensons plutôt que nous deviendrons d'autant plus semblables à Dieu que nous serons plus justes par une plus grande participation à sa grâce.

20. S'il faut prendre garde à ne pas croire Dieu semblable à notre justice, parce que la lumière qui éclaire est incomparablement plus excellente que ce qui est éclairé; à plus forte raison nous ne devons pas croire qu'il y ait en lui quelque chose de moindre et en quelque sorte de plus décoloré que notre justice. Mais la justice, quand elle est en nous, ou toute autre vertu, par laquelle on vit avec rectitude et sagesse, qu'est-ce autre chose que la beauté de l'homme intérieur? et certainement c'est par cette beauté de l'âme bien plus que par celle du corps que nous avons été faits semblables à Dieu; de là ces paroles de l'Apôtre : " Ne vous conformez pas à ce siècle, mais réformez-vous dans le renouvellement de votre esprit, afin que vous reconnaissiez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon et agréable à ses yeux, ce qui est parfait (2)." Si donc quand nous parlons de la beauté de l'âme, ou que nous la reconnaissons, ou que nous la

1. Cor. I, 30, 31. — 2. Rom. XII, 2.

cherchons, nous ne la faisons point consister dans la masse ni l'étendue, comme la beauté des corps que nous voyons ou imaginons, mais dans une vertu intelligible telle que la justice; et si c'est par cette beauté morale que nous sommes refaits à l'image de Dieu, assurément nous n'aurons pas l'idée de chercher dans des formes corporelles la beauté de Dieu lui-même qui nous a faits et nous refait à son image : nous devons croire qu'il est incomparablement plus beau que les âmes des justes, puisque sa justice n'est comparable à celle d'aucun autre.

Voilà une réponse plus longue peut-être que ne l'attendait votre charité, si l'on considère la masure ordinaire des lettres, mais courte si l'on songe à la grandeur de la question; toutefois, elle vous suffira. Je ne dis pas que ce soit assez pour vous instruire; mais maintenant, à l'aide de ce que vous pourrez lire encore ou entendre de divers côtés, vous serez plus aisément en mesure de vous corriger vous-même : et ceci est toujours d'autant meilleur qu'on le fait avec plus d'humilité et de foi.

 

 

 

 

 

LETTRE CXXI (Octobre 410.)

Saint Paulin soumet à saint Augustin des difficultés tirées de psaumes, des épîtres de saint Paul et de l'Evangile. Cette lettre de l'évêque de Nole a des endroits remarquables, l'endroit surtout où il commente les dernières paroles du Sauveur expirant.

1. Des difficultés me sont venues à l'esprit lorsque déjà le porteur de cette lettre était au moment de s'embarquer et qu'il m'obligeait de me hâter; je ne pourrai donc que vous en soumettre quelques-unes; l'éclaircissement de ces difficultés sera comme la couronne de la réponse que j'espère recevoir de vous. Si ces passages sont clairs en eux-mêmes et obscurs pour moi seul, qu'aucun de vos sages fils qui pourront assister à la lecture de ma lettre ne rie de mon ignorance ; mais qu'il cherche à m'instruire dans un mouvement de fraternelle charité, afin que je sois du nombre des voyants, du nombre de ceux qui, illuminés par vos leçons, comprennent les merveilles de la loi du Seigneur.

2. Expliquez-moi donc, béni docteur d'Israël, ce passage du quinzième psaume: " Il a rendu toutes ses volontés admirables parmi ses saints qui sont sur la terre. Leurs infirmités se sont multipliées; ensuite ils ont couru. " Qui appelle-t-il des saints et des saints sur la terre? Sont-ce ces Juifs qui, enfants d'Abraham selon la (242) chair, mais n'étant pas enfants de la promesse, but sépares de la race qui est appelée en Isaac (1) ? Le Psalmiste dit-il qu'ils sont saints sur la terre parce qu'ils le sont par leur origine, mais qu'ils appartiennent à la terre par leur vie et leurs sentiments, goûtant les choses d'ici-bas et vieillissant dans la lettre par l'observation charnelle de la loi, ne renaissant pas pour être de nouvelles créatures parce qu'ils n'ont pas reçu Celui par qui tout ce qui est ancien a passé et est devenu nouveau ? Peut-être sont-ils appelés saints dans ce psaume comme ils sont appelés justes dans ce passage de l'Evangile où le Seigneur dit : " Je ne suis pas venu appeler les justes; mais les pécheurs (2) " Il s'agit ici de ces justes qui se glorifient dans. la sainteté de leur origine et dans la lettre de la loi et à, qui il est dit: " Ne vous glorifiez pas dans Abraham, votre père, parce que Dieu est assez puissant pour faire naître, des pierres mêmes, des enfants à Abraham (3). " Une image de ces justes nous, est retracée dans le pharisien qui publiait dans le temple ses justices comme pour les rappeler au Seigneur qui n'en aurait rien su ; il ne priait pas pour être exaucé, mais pour exiger le prix de ses oeuvres, bonnes en elles-mêmes, mais désagréables à Dieu, parce que l'orgueil avait détruit ce que la justice avait édifié ; il ne priait pas en silence, mais élevait la voix et, voulant être entendu des hommes, il montrait que ce n'était pas pour Dieu qu'il parlait; et comme il se plaisait à lui-même, il ne plut pas à Dieu. " Le Seigneur, dit le Psalmiste, a brisé les os des hommes qui se plaisent à eux-mêmes. Ils ont été couverts de confusion parce que Dieu les a méprisés (4). " Dieu qui ne méprise point un coeur humble et contrit.

3. Enfin dans cette même parabole de l'Evangile où le pharisien et le publicain sont mis en scène, le Seigneur montre manifestement ce qu'il aime, ce qu'il repousse en l'homme (5). " Dieu, comme il est écrit, résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (6). " Aussi nous déclare-t-il que le publicain sortit du temple bien plus justifié par la confession de ses péchés que le pharisien par l'énumération de ses justices. C'est bien avec raison que ce louangeur de lui-même s'en alla rejeté de la face de Dieu ; il faisait profession de savoir la loi, mais il avait oublié cette parole du Seigneur dans le prophète Isaïe : " Sur qui habiterai-je, si ce n'est sur celui qui est humble et paisible, et qui tremble à mes discours (7)? " Mais cet accusateur de lui-même dans un coeur contrit est reçu de Dieu et obtient le pardon de ses péchés par la grâce de l'humilité, tandis que le pharisien, avec sa sainteté judaïque, sort du temple chargé du poids de ses péchés parce qu'il s'est vanté d'être saint. Il est représenté par ces juifs dont parle l'Apôtre, qui, désirant établir leur propre justice qui vient de la loi, ne se sont point

1. Rom. IX, 6, 7. — 2. Matth. IX, 13. — 3. Ibid. III, 9. — 4. Ps. LII, 6. — 5. Luc, XVIII, 10-14. — 6. Jacq. IV, 6. — 7. Isaïe, LXVI, 2.

soumis à la justice de Dieu (1) qui vient de la fat et quia été imputée à justice à notre père Abraham, non comme récompense de ses oeuvres (2), mais parce qu'il a cru à la toute-puissance de Dieu : auprès de ce Dieu celui-là est véritablement juste qui vit de la foi, et le saint n'est pas sur la terre, mais dans le ciel, car il marche selon l'esprit et non selon la chair; sa conversation est dans les cieux ; il n'attend pas sa gloire de la circoncision de la chair, mais de la circoncision du coeur, qui s'accomplit invisiblement, non par la lettre, mais par l'esprit: aussi la louange ne lui vient point des hommes, mais de Dieu.

4. " Il a rendu ses volontés admirables parmi eux, " lisons-nous dans le même verset; je crois que par ces mots le Seigneur veut dire qu'il a d'abord allumé au milieu d'eux le flambeau de la loi, et que ce sont les premiers à qui il ait donné des préceptes pour bien vivre. " Car, dit-il, il a fait connaître ses voies à Moise et ses volontés aux enfants d'Israël (3). " Ensuite il a accompli parmi eux le mystère de sa miséricorde, il est né d'une vierge de leur nation et s'est fait homme avec leur chair de la race de David; il a opéré des guérisons miraculeuses, sur eux et devant eux. Ces prodiges n'ont pas suffi pour qu'ils crussent en lui ; bien plus, ils l'ont blasphémé en disant: " Si cet homme était de Dieu, il ne guérirait pas les jours de sabbat (4) ; " et encore : " Il ne chasse les démons qu'au nom de Beelzébut, prince des démons (5). " Leur esprit étant ainsi aveuglé par une impiété endurcie, leurs infirmités et leurs ténèbres se sont multipliées.

5. Mais que veulent dirent ces mots: " Ensuite ils ont marché rapidement? " Est-ce dans la pénitence, comme on voit dans les Actes des apôtres ceux qui touchés de la prédication du bienheureux Pierre, crurent en celui qu'ils avaient crucifié, et, se hâtant d'expier un si grand crime, coururent vers le don de la grâce (6) ? Ou bien, comme les forces de l'âme s'appuient sur la foi et, la charité de Dieu, cela veut-il dire que les infirmités se sont multipliées pour ces impies sans foi et sans charité et dont l'impiété avait frappé les âmes de maladies mortelles? Car le Christ est la lumière et la vie des croyants, et la santé est sous

ses ailes; aussi ne faut-il pas nous. étonner de l'accroissement mortel des ténèbres et des infirmités de ceux qui n'ont pas reçu la lumière et la vie et qui n'ont pas voulu demeurer sous les ailes du Seigneur. Il l'a dit lui-même avec des larmes dans son Evangile : souvent il a voulu les réunir sous ses ailes comme la poule rassemble ses petits, et ils ne l'ont pas voulu (7) ! Leurs infirmités s'étant multipliées, où donc ont-ils couru? C'est peut-être pour aller demander le crucifiement du Seigneur et arracher sa condamnation à Pilate avec des cris impies, comblant ainsi la mesure de leurs pères, tuant le Seigneur de ces mêmes prophètes que leurs pères avaient fait mourir et par lesquels avait été annoncée la venue de ce Sauveur

1. Rom. X, 3. — 2. Ibid.IV, 2, 3. — 3. Ps. CI, 7. — 4. Jean, IX, 16. — 5. Matth. XII, 24. — 6. Act. II, 37-41. — 7. Matth. XXIII, 37.

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du monde. " Ensuite ils ont couru, car leurs pieds sont légers pour répandre le sang. Le brisement et le malheur sont dans leurs voies, et ils n'ont point connu la voie de la paix (1), " c'est-à-dire le Christ qui dit: " Je suis la voie (2). "

6. Dans le psaume suivant je trouve ce passage dont je désire l'explication : " Leur ventre a été rempli de vos biens cachés, Ils ont été rassasiés de la chair de porc. " Ou bien comme on me dit qu'il est écrit dans quelques psautiers : " Ils ont été rassasiés par le nombre de leurs enfants, car ils ont laissé ce qui leur est resté à leurs petits-enfants (3). "

7. Un endroit du psaume LVIII m'étonne: le Fils à ce que je comprends, parle à son Père des Juifs ennemis. Après avoir dit plus haut: " Voilà qu'ils parleront eux-mêmes dans leur bouche, et un glaive est sur leurs lèvres; " il dit un peu plus bas : " Ne les faites pas mourir, de peur qu'on n'oublie votre loi. Dispersez-les dans votre puissance , et détruisez-les , Seigneur (4). " Nous voyons ceci s'accomplir jusqu'à ce jour, car leur ancienne gloire est détruite, et, dispersés au milieu des nations, ils vivent sans temple, sans sacrifices, sans prophètes. Mais pourquoi nous étonnerions-nous que le Seigneur est déjà prié par son prophète pour qu'on ne le fit pas mourir, lui qui priait encore pour eux au moment de sa passion et quand ils le conduisaient au supplice : " Mon Père, disait-il, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (5) " Mais ces mots : " De peur qu'on n'oublie votre loi " semblent faire entendre la nécessité de l'existence des juifs, même sans la foi de l'Evangile, et j'avoue que ceci me paraît obscur. Que peuvent, en effet, leur servir le souvenir et la méditation fie la loi pour le salut qu'on obtient par la foi seule ? Serait-ce par hasard que, pour honorer la loi elle-même et la race d'Abraham, la lettre de l'ancienne loi doive subsister dans la portion terrestre de cette race charnelle, qui a été comparée au sable de la mer, parce que la lecture de la loi peut être, au profit de quelques-uns, une lumière qui conduirait à la foi du Christ, la fin de la loi et des prophètes, le Sauveur figuré et prophétisé dans tous les livres juifs? Espérerait-on que de ces impies sortirait toute une génération d'élus, pris dans chaque tribu, et représentés par les douze mille à qui la révélation du bienheureux Jean rend ce témoignage, par la voix de l'ange, que restés sans tache et préservés de toute souillure humaine, ils se rapprocheront plus familièrement du Roi éternel? Il est dit d'eux particulièrement: " Ils suivront l'Agneau partout où il ira, parce qu'ils ne se sont pas souillés avec les femmes, car ils sont vierges (6)."

8. Dans le LXVIIIe psaume, entre autres passages obscurs, je vous marque celui-ci : " Cependant Dieu brisera les têtes de ses ennemis, de ceux qui promènent dans leurs péchés le sommet de

1. Ps. XIII, 3. — 2. Jean, XIV, 6. — 3. Ps. XVI, 14.

4. Et desirue eos, Domine. Dans la Vulgate nous lisons : Et depone eos, protector meus, Domine.

5. Luc. XXIII, 34. — 6. Apoc. XIV, 4.

leurs cheveux (1). " Qu'est-ce que promener dans les péchés le sommet de ses cheveux? Le Psalmiste n'a pas dit le sommet de la tête mais le sommet des cheveux; or les cheveux n'ont pas de sentiment. Veut-il montrer un homme plein de péchés? il est écrit : " Tout coeur est dans la douleur, des pieds à la tête (2). " Un peu au-dessous le prophète dit : " Afin que la langue de vos chiens se trempe dans celui de vos ennemis (3). " Que signifie celui? et ces chiens sont-ils les gentils que le Seigneur appelle de ce nom dans l'Evangile (4) ? ou bien donnerait-il ce nom de chien aux chrétiens qui vivent comme des gentils, et dont la part sera celle qui est réservée aux infidèles, parce qu'ils renient dans leurs actions le Dieu qu'ils adorent en paroles ?

9. Voilà pour le moment sur les psaumes; maintenant je vous proposerai quelque chose sur l'apôtre saint Paul. Il dit aux Ephésiens ce que, dans une autre épître (5), il avait déjà dit sur les degrés et les ordres établis de Dieu, selon les grâces diverses opérées par l'Esprit-Saint. Le Seigneur " a donné quelques-uns pour apôtres, quelques-uns pour prophètes, d'autres pour évangélistes, d'autres encore pour pasteurs et docteurs, afin qu'ils travaillent à la perfection des saints (6) " et le reste. Je désire que vous me marquiez la différence entre ces noms et la qualité propre de ces offices et de ces grâces, ce qui regarde les apôtres, les prophètes, les évangélistes, les pasteurs, les docteurs. Je vois dans la diversité de ces noms quelque chose qui les rapproche et les unit tous, c'est le devoir d'enseigner. Ces prophètes placés ici après les apôtres ne sont pas ceux, je pense, qui les ont précédés dans l'ordre des temps, mais ceux à qui, même sous les apôtres, il a été donné d'expliquer les Ecritures, de voir dans les âmes ou de prédire l'avenir; c'est ainsi qu'Agabus annonça une famine prochaine (7) et lit connaître par ses paroles et par la ceinture de Paul ce que ce bienheureux apôtre devait souffrir à Jérusalem (8); je demande à savoir quelle différence il y a particulièrement entre pasteurs et docteurs, parce qu'on a coutume de donner l'un et l'autre nom à ceux qui ont autorité dans l'Eglise.

10. Que veut dire aussi l'Apôtre dans ces paroles adressées à Timothée . " Je recommande donc, avant toutes choses, qu'on fasse des supplications, des prières, des demandes, des actions de grâce pour tous les hommes (9) ? " Montrez-moi, je vous prie, le sens particulier de chacun de ces mots qui tous semblent n'exprimer que le devoir de la prière.

11 . Et ceci qu'il dit aux Romains, expliquez-le, moi, je vous en supplie, car j'avoue que je ne vois pas clair du tout dans ce passage; il s'agit des juifs : " Quant à l'Evangile, ils sont ennemis à cause de vous mais quant à l'élection, ils sont aimés d cause de leurs pères (10). " Comment les mêmes sont-ils ennemis à cause de nous qui avons cru d'entre les gentils, comme si

1. Ps. LXVII , 22. — 2. Isaïe, I, 6. — 3. Ps. LXVII, 24. — 4. Matth. XV, 26. — 5. I Cor. XII, 28. — 6. Eph. IV, 11, 12. — 7. Act. XI, 28. — 8. Ibid, XXI,10, 11. — 9. I Tim. II, 1. — 10. Rom. XI, 28.

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les gentils n'avaient pas pu croire sans l'incrédulité des juifs, ou comme si Dieu, créateur de tous les hommes et qui veut les sauver tous et les conduire à la vérité (1), n'avait pas pu gagner les gentils et les juifs sans que ce fût aux dépens les uns des autres; et aimés à cause de leurs pères? S'ils ont été aimés, comment ne croient-ils pas et ne cessent-ils pas d'être ennemis de Dieu? " N'ai-je pas haï, dit-il, ceux qui vous baissaient, ô Dieu! et vos ennemis ne m'ont-ils pas fait sécher de douleur: ne les ai-je pas haï d'une haine parfaite (2)? " Je crois que c'est la voix du Père qui parle au Fils dans ce passage du Prophète, qui plus haut avait dit de ceux qui croient : " Vos amis, ô Dieu! ont été en honneur devant moi, et leur puissance s'est merveilleusement affermie (3)." Que leur sert pour leur salut, qui ne s'obtient que par la foi et la grâce du Christ, d'être aimés de Dieu à cause de la foi de leurs pères? Comment aimer utilement ceux qu'il est nécessaire de condamner pour s'être infidèlement séparés des prophètes et des patriarches de leur race et s'être faits les ennemis de l'Evangile du Christ? S'ils sont chers à Dieu, comment périront-ils? et s'ils ne croient point, comment ne périront-ils pas? Si c'est à cause de leurs pères qu'ils sont aimés et non point par leur propre mérite, comment ne seront-ils pas sauvés à cause de leurs pères? Mais lors même que Noé, Daniel et Job seraient au milieu d'eux, ils ne sauveraient pas des fils impies, seuls ils seraient sauvés (4).

12. Il est une autre chose qui me parait encore plus obscure, et que je vous prie de mettre en lumière. Je ne comprends pas du tout ce que dit l'Apôtre dans l'épître aux Colossiens : " Que nul ne vous séduise, en voulant marcher dans l'humilité et la religion des anges, en se mêlant de parler de ce qu'il ne sait point, enflé par les vaines imaginations d'un esprit charnel, et ne tenant pas au chef (5). " De quels anges parle-t-il? S'il est question des anges ennemis et mauvais, quelle est leur religion, quelle est leur humilité? Et quel est le maître de cette séduction qui, sous je ne sais quel prétexte d'une religion angélique, enseigne comme choses vues et découvertes ce qu'il n'à pas vu ? Sans doute, ce sont les hérétiques qui suivent et professent les doctrines des démons, et qui, dans leurs conceptions inspirées par l'esprit du mal, donnent leurs fantaisies pour des réalités et les sèment dans des coeurs prompts à s'ouvrir au mal (6) : voilà ceux qui ne tiennent pas au chef, c'est-à-dire au Christ, source de la vérité, dont la doctrine ne saurait rencontrer que des agressions insensées. Voilà les aveugles, conducteurs d'aveugles (7), dont je crois qu'il a été dit : " Ils m'ont abandonné, moi la source d'eau vive, et ils se sont creusé des citernes ruinées qui ne retiennent pas l'eau (8). "

13. L'Apôtre ajoute plus bas: " Ne mangez pas, ne goûtez pas, ne touchez pas ces choses, qui toutes donnent la mort par l'usage même qu'on en fait,

1. I Tim. II, 4. — 2. Ps. CXXXVIII, 21, 22. — 3. Ps. CXXXVIII, 17. — 4. Ezéch. XIV, 14 , 18. — 5. Coloss. II, 18, 19. — 6. I Tim. IV, 1, 2. — 7. Matth. XV, 14. — 8. Jérém. II, 13.

selon les prescriptions et les enseignements des hommes; elles ont une façon de sagesse dans leur superstition, et l'humilité : elles n'épargnent pas le corps et ne tiennent pas à honneur le rassasiement de la chair (1). " Quelles sont ces prescriptions auxquelles le docteur de la vérité reconnaît de la sagesse tout en déclarant que la vérité religieuse n'est pas là? Ne parle-t-il pas ici, peut-être, d'hommes semblables à ceux dont il dit dans l'épître à Timothée : " Ils ont l'apparence de la piété, mais ils en renient la vertu (2)? " Je vous demande donc spécialement de m'expliquer mot à plot ces deux endroits de l'épître aux Colossiens, parce que le bien et le mal me paraissent y avoir été confondus. Quoi d'aussi louable que la raison de la sagesse, et quoi d'aussi exécrable que la superstition de l'erreur? L'humilité qui plait tant à Dieu et qui est si digne de louanges dans la vraie religion est aussi attribuée, avec la raison de la sagesse, à ces hommes dont les doctrines et les actes sont assimilés à une nourriture de mort (3), parce qu'ils ne viennent pas de Dieu, et que tout ce qui ne vient pas de la foi est péché (4). Mais Dieu a dissipé les conseils des sages (5) qui sont des insensés devant lui, car leur prudence est celle de la chair qui ne peut être soumise à la loi de Dieu (6) ; il sait les pensées des hommes, il sait qu'elles sont vaines (7). Je demande quelle humilité, quelle raison de sagesse peuvent sortir selon l'Apôtre, d'une superstition venant de la doctrine des hommes. Je comprends peu ce qu'il dit par ces mots : Ne pas épargner le corps, ne pas tenir à honneur le rassasiement de la chair; parce qu'il y a, selon moi, une grande distinction à faire dans ce passage : car je crois que par ces paroles : Ne pas épargner le corps, il entend les abstinences feintes ou inutiles, comme les hérétiques ont coutume d'en pratiquer; les mots qu'il ajoute : non avec honneur, expriment l'état de ceux qui, accomplissant des oeuvres saintes en apparence, mais sans véritable foi, ne recueillent ni fruit ni honneur; ils agissent sous le coup d'un blâme mérité pour leurs détestables erreurs, et se transforment en ministres de justice. Lorsqu'il parle de rassasiement de la chair, il me parait contredire ses conseils qui tendent à ne pas épargner le corps. Celui-là, en effet, n'épargne pas le corps, qui dompte la chair par les jeunes, selon ces paroles du même apôtre : " Je châtie mon corps et le réduis en servitude (8)." Il y a loin de là au rassasiement de la chair. Peut-être cependant que, pour lui, rassasier sa chair, chose indigne surtout de ceux qui font profession de piété, c'est ne pas épargner le corps, dans le sens honorable où l'Apôtre recommande ailleurs à chacun de posséder honnêtement le vase de son corps (9) et de l'offrir à Dieu comme une hostie vivante qui lui soit agréable (10) : ceci ne serait pas le rassasiement de la chair, car l'âme perd la tempérance, et la chasteté est bien difficile avec un corps trop bien nourri.

14. Il me reste à proposer à votre béatitude quel

1. Col. II. 21, 22, 23. — 2. II Tim. III, 5. — 3. Coloss. II, 21, 22. — 4. Rom. XIV, 23. — 5. Ps. XXXII, 10. — 6. Rom. VIII, 7. — 7. Ps. XCIII, 11. — 8. I Cor. IX, 27. — 9. I Thess. IV, 4. — 10. Rom. XII, 1.

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quelques difficultés tirées des Evangiles; je ne vous dirai pas toutes celles qui se présentent à l'esprit durant les loisirs d'une lecture attentive (maintenant je n'aurais pas le temps de chercher dans les livres ou de chercher dans nies souvenirs), mais je me bornerai au peu qui s'offre à ma pensée pendant que je dicte cette lettre. Durant votre hiver à Carthage, vous m'avez écrit, en réponse à ma seconde demande, une lettre courte, mais pleine des enseignements de la foi sur la résurrection (1) ; je vous prie de me l'envoyer si vous l'avez conservée sur vos tablettes, ou au moins d'en reprendre pour moi le sens; vous le pouvez aisément. Quand même cette lettre ne se trouverait plus entre vos mains et que vous auriez dédaigné de lui faire place parmi vos ouvrages à cause de sa brièveté et de sa rédaction trop rapide, je vous demanderais d'en tirer la substance du trésor de votre coeur et de me l'adresser avec d'autres réponses que j'attends de vous; car, je l'espère, le Christ prolongera vos jours et les miens, afin que je profite du fruit de votre travail pour ces endroits de l'Écriture sur lesquels je vous ai consulté, vous qui voyez comme par l'oeil de Dieu lui-même et par qui ou en qui j'entendrai ainsi ce que Dieu me dira.

15. Expliquez-moi, je vous prie, comment et pourquoi le Seigneur, après sa résurrection, n'a pas été reconnu et l'a été, d'abord par les femmes qui, les premières, sont venues au sépulcre, puis par les deux disciples sur le chemin d'Emmaüs, et après par ses autres disciples à Jérusalem (2). Car il a ressuscité avec le même corps dans lequel il a souffert. Et pourquoi donc la forme de son corps n'était-elle pas la même? et si elle était la même, pourquoi ceux qui l'avaient vue auparavant ne la reconnurent-ils pas? Il y a, je crois, quelque signification mystérieuse à n'avoir pas été reconnu par ceux qui marchaient dans le chemin et à s'être révélé dans la fraction du pain. Cependant c'est votre sentiment, et non le mien, que je veux suivre.

16. Le Seigneur dit à Marie : " Ne me touchez pas, car je ne suis point encore monté vers mon Père (3). " S'il ne lui était pas permis de le toucher lorsqu'il était debout devant elle, comment l'aurait-elle touché après son ascension, à moins que ce ne soit par le progrès dans la foi et l'élévation de l'âme qui rapproche ou éloigne Dieu de l'homme, et que Marie n'ait douté du Christ, qu'elle avait pris pour un jardinier? C'est pour cela peut-être qu'elle mérita qu'il lui fût dit : " Ne me touchez pas. " Elle n'était pas jugée digne de toucher de la main le Christ qu'elle n'embrassait pas encore par la foi, qu'elle ne reconnaissait pas pour Dieu, puisqu'elle le prenait pour un jardinier; et pourtant, un peu auparavant, les anges lui avaient dit " Pourquoi cherchez-vous au milieu des morts celui qui est vivant (4)? " " Ne me touchez donc pas, car, pour vous, je ne suis point encore monté vers mon Père. " Ce qui voulait dire : Je ne vous parais encore qu'un homme : vous me toucherez plus tard, quand la foi vous aura élevée

1. Ci-dessus, lett. 95, pag. 161. — 2. Luc. XXIV, 16. — 3. Jean, XX, 17. — 4. Luc. XXIV, 6.

jusqu'au point de reconnaître qui je suis.

17. Dites-moi aussi comment vous comprenez les paroles du bienheureux Siméon, pour que je m'attache à votre sentiment. Étant venu au temple, par un mouvement de l'Esprit divin, afin devoir le Christ en face, d'après l'oracle de Dieu, et l'ayant reçu dans ses bras, il bénit le Seigneur enfant et dit à Marie : " Voici celui qui est établi pour la ruine et la résurrection de plusieurs en Israël, et il sera un signe de contradiction ; un glaive percera votre âme pour que les pensées de plusieurs coeurs soient manifestées (1). " Faut-il croire que Siméon ait prophétisé ici quelque passion de Marie qui n'a été écrite nulle part? Annonçait-il à Marie les angoisses qui l'attendaient au pied de la croix où serait attaché Celui qu'elle avait enfanté, alors que, comme une épée à deux tranchants, la croix atteindrait en même temps son Fils selon la chair, en son âme maternelle? Car je vois dans les Psaumes qu'il a été dit sur Joseph : " Ils l'humilièrent par des chaînes mises à ses pieds; le fer transperça son âme (2). " comme Siméon dit dans l'Évangile : " Et un glaive transpercera votre âme. " Il ne dit pas votre chair, mais votre âme, parce que là est le sentiment, et que la pointe de la douleur la déchire comme un glaive, soit quand on est outragé dans son corps, comme Joseph qui ne souffrit pas la mort, mais les injures, qui l'ut vendu ainsi qu'un esclave, enchaîné, emprisonné; soit quand on est torturé dans son coeur comme Marie, lorsque le sentiment maternel la conduisit au pied de la croix du Seigneur, en qui elle ne voyait que son Fils, pour pleurer sa mort avec toute la faiblesse humaine, et s'occuper de sa sépulture; elle ne pensait pas qu'il dût ressusciter, parce qu'une douleur profonde, en face de la Passion, cachait à ses yeux la foi de la merveille qui devait suivre. Voyant sa mère debout au pied de la croix, le Seigneur la consola non point avec les tremblantes faiblesses d'un mourant, mais avec la fermeté de celui qui meurt parce qu'il le veut; de celui qui tient la mort en sa puissance, qui vit en pleine vie et qui est certain de sa résurrection. Il dit à Marie, en lui montrant d'un regard l'apôtre Jean : " Femme, voilà votre fils; " et il dit à Jean qui était là : " Voilà votre mère (3). " Au moment où la mort sur la croix allait le faire passer de la fragilité humaine, qui l'avait fait naître d'une femme, à l'éternité de Dieu et à la gloire de son Père, il délègue à un homme les droits de la piété humaine et choisit le plus jeune de ses disciples pour confier, comme il convient, une mère vierge à un apôtre vierge. Il y a ici deux enseignements pour nous d'abord le Seigneur nous laisse un exemple de piété filiale lorsqu'il s'occupe ainsi de sa mère; en se séparant d'elle par le corps, il ne s'en séparait pas par ses soins; mais il n'allait même pas la quitter véritablement, puisqu'elle devait bientôt retrouver, par la résurrection, celui qu'elle voyait mourir sur la croix. Le second enseignement devait appartenir à la foi de tous : c'est par une secrète raison du conseil divin que le Seigneur choisit ces paroles pour donner à sa mère un

1. Luc. II, 34, 35. — 2. I Ps. CIV, 18. — 3. Jean. XIX, 26, 27.

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touchant témoignage de sa piété; il la donne pour mère à un autre, il veut que celui-ci la console à sa place; il présente en retour, ou plutôt, si j'ose parler ainsi, il engendre un nouveau fils à sa mère : c'était montrer qu'excepté lui-même, né de cette vierge, elle n'avait. pas eu et n'avait pas de fils. Le Sauveur n'aurait pas été tant occupé de consoler Marie, s'il n'avait pas été son fils unique.

18 Mais revenons aux paroles de Siméon, dont je ne puis saisir le sens : " Un trait (ou un glaive) transpercera votre âme, pour que les pensées de plusieurs coeurs soient manifestées. " Ceci, pris à la lettre, est pour moi tout à fait obscur; nous ne lisons nulle part que la bienheureuse Marie ait été tuée; Siméon n'a donc pu prédire qu'elle souffrirait par le glaive matériel. Mais il ajoute: " Afin que les pensées de plusieurs coeurs soient manifestées. " " Dieu, dit le Psalmiste, sonde les coeurs et les reins (1). " L'Apôtre, en parlant du jugement futur, dit que " Dieu manifestera alors les secrets des coeurs et ce qui est caché dans les ténèbres (2). " Le même apôtre, désignant spirituellement les armes célestes, dont nous devons être munis au fond de notre âme, dit que la parole de Dieu est le glaive de l'esprit (3), et dans l'épître aux Hébreux, il dit que cette " parole de Dieu est vive, efficace et plus pénétrante qu'un glaive à deux tranchants ; elle atteint jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit (4), " et le reste que vous connaissez. Quoi donc d'étonnant que la force toute de feu de cette parole et le double tranchant de ce glaive aient transpercé jadis l'âme de Joseph, et plus tard l'âme de la bienheureuse Marie? Nous ne sachons pas que le fer ait passé dans le corps de l'un ni de l'autre. Et afin qu'il soit plus évident que le prophète emploie ici le mot " fer " pour désigner le glaive de la parole, il ajoute dans le verset suivant : " La parole du Seigneur l'embrasa (5). " Car la parole de Dieu est une flamme et un glaive , comme le Verbe divin a dit lui-même : " Je suis venu apporter le feu sur la terre ; et que puis-je vouloir sinon qu'il s'allume (6) ? " Il dit ailleurs : " Je ne suis pas venu vous apporter la paix, mais le glaive (7). " Vous voyez qu'il a exprimé la force unique de sa doctrine par ces deux mots de flamme et de glaive. De quelle manière la passion et les douleurs de Marie se mêlent-elles à l'image de l'épée? Je désire savoir quel rapport peut avoir avec Marie la manifestation des pensées de plusieurs cœurs, et comment son âme. traversée, soit par un fer matériel, soit par le glaive spirituel de la parole de Dieu, a pu produire la révélation des pensées de plusieurs. Expliquez-moi surtout ces paroles de Siméon, parce que je ne doute pas qu'elles ne soient claires pour vous qui, à cause de la pureté de votre oeil intérieur, avez mérité que l'Esprit-Saint vous illumine c'est par cet Esprit qu'on peut voir et pénétrer jusque dans les profondeurs divines. Que Dieu ait pitié de moi par vos prières, qu'il fasse briller sur moi la lumière de sa face parle flambeau de votre parole, vénérable seigneur , très-heureux et très

1. Ps. VII, 10. — 2. I Cor. IV, V. — 3. Ephés. VI, 17. — 4. Hébr, IV, 12. — 5. Ps. CIV,19. —6. Luc. XII, 49. — 7. Matth, X, 34.

cher frère en Notre-Seigneur Jésus-Christ, mon maître dans la véritable foi, mon appui dans les entrailles de la charité !

 

 

 

 

LETTRE CXXII. (Année 410.)

Cette lettre, écrite de Carthage où les soins d'un concile retenaient saint Augustin, est une touchante et curieuse expression des sentiments qui occupaient l'évêque d'Hippone pendant que les malheurs de l'univers, sous les coups des Barbares,faisaient croire à la fin des temps. En l'absence du saint évêque, les fidèles d'Hippone avaient négligé de vêtir les pauvres, se relâchant ainsi d'une de leurs pieuses coutumes ; Saint Augustin les convie à la réparation de cet oubli.

AUGUSTIN A SES BIEN-AIMÉS FRÈRES DANS LA CLÉRICATURE ET A TOUT LE PEUPLE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je demande d'abord à votre charité et vous conjure par le Christ de ne pas vous affliger de mon absence corporelle. Car je crois que vous n'en doutez pas, je ne puis jamais me séparer de vous par l'esprit et le sentiment du coeur; mais ce qui me rend triste, plus peut-être que vous ne l'êtes vous-même, c'est que ma faiblesse ne puisse suffire à tous les soins qu'exigent de moi les membres du Christ au service desquels m'attachent sa crainte et son amour. Sachez bien que mes absences n'ont jamais été un abus de ma liberté, mais une obligation nécessaire qui , souvent, a forcé mes saints frères et collègues de supporter les fatigues des voyages sur mer. Je n'ai pas pu faire comme eux; ce n'était pas refus de ma part, mais faiblesse de santé. Agissez donc de telle sorte, frères bien-aimés, que selon les paroles de l'Apôtre, " soit en arrivant et en vous voyant, soit durant mon absence, j'apprenne que vous demeurez fermes dans un même esprit, et que vous travaillez tous d'un même coeur pour la foi de l'Evangile (1). " Si quelque peine temporelle vous tourmente, elle doit vous faire penser à cette vie future où puissiez-vous vivre sans douleur aucune, échappant non point aux misères d'un temps court, mais aux supplices horribles d'un feu éternel. Si vous mettez tant de soin, de volonté et d'effort à éviter des afflictions passagères, combien vous devez travailler à vous . préserver des malheurs éternels ! Si on craint ainsi la mort qui finit une peine temporelle,il faut bien plus redouter cette mort qui envoie dans l'éternelle douleur ! et si on aime

1. Philip. I, 27.

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à ce point les délices de ce siècle, délices courtes et impures, avec quelle plus violente ardeur ne doit-on pas -chercher les joies pures et infinies du siècle futur? Que ces pensées vous empêchent de négliger les bonnes oeuvres, afin que vous moissonniez un jour ce que vous aurez semé.

2. On m'a annoncé que vous ne vous êtes pas souvenus de votre coutume de vêtir les pauvres; je vous exhortais à cet acte de miséricorde quand j'étais présent au milieu de vous : je vous y exhorte encore ; il ne faut pas vous laisser abattre et décourager par l'ébranlement de ce monde : ce que vous voyez arriver (1) a été prédit par notre Seigneur et Rédempteur qui ne peut lias mentir. Non-seulement vous ne devez pas diminuer vos œuvres de miséricorde, mais votas devez en faire plus que de coutume. De même qu'en voyant tomber les murs de sa maison, on se tire, en toute hâte, dans les lieux qui offrent un solide abri : ainsi, les coeurs chrétiens, sentant venir la ruine de ce monde par des calamités croissantes, doivent s'empresser de transporter dans le trésor des cieux les biens qu'ils songeaient à enfouir dans la terre, afin que, si quelque catastrophe arrive, il y ait de la joie pour celui qui aura abandonné une demeure croulante. S'il n'arrive rien, que personne ne regrette d'avoir confié ses biens en dépôt au Seigneur immortel devant lequel on paraîtra un jour, puisqu'on mourra. C'est pourquoi, mes frères bien-aimés, faites d'après vos ressources et chacun selon ses forces qu'il connaît lui-même, faites vos bonnes œuvres accoutumées et de meilleur coeur que jamais; au milieu des

1. Allusion aux calamités qui tombaient alors sur le monde livré aux Barbares.

peines de ce siècle , n'oubliez pas ces paroles de l'Apôtre : " Le Seigneur est proche, ne vous inquiétez de rien (1). " Les nouvelles que je recevrai de vous me prouveront, je l'espère, que ce n'est point parce que j'étais présent que vous êtes restés fidèles à de généreuses coutumes pendant plusieurs années, mais que vous en agissiez ainsi pour obéir à Dieu, qui n'est jamais absent; d'ailleurs, vous avez parfois accompli ces bonnes œuvres lors même que je n'étais pas là. Que le Seigneur vous conserve dans la paix ! et priez pour nous, frères bien-aimés.

1. Philip. IV, 5.

 

 

 

 

LETTRE CXXIII. (A la fin de l'année 410.)

Les commentateurs se sont exercés sur cette courte lettre de saint Jérôme; le solitaire de Béthléem y présente sa pensée sous des voiles qui ne sauraient être entièrement soulevés; les premières lignes ont évidemment trait à des hérétiques vaincus et non soumis; et quant à la phrase sur Jérusalem et Nabuchodonosor, il faut entendre peut-être Rome au pouvoir d'Alaric et ne. comprenant pas dans sa chute les enseignements divins.

SAINT JÉRÔME A SAINT AUGUSTIN.

Plusieurs boîtent des deux pieds; et quoique leur tète soit fracassée, ils ne la baissent pas ; ils n'ont plus la même liberté pour publier leurs erreurs, mais ils y demeurent attachés.

Les saints frères qui sont avec moi, surtout vos saintes et vénérables filles (2), vous saluent humblement. Je prie votre grandeur de saluer en mon nom vos frères, mes seigneurs Alype et Evode.

Jérusalem , prise et occupée par Nabuchodonosor, ne veut pas écouter les conseils de Jérémie elle préfère l'Égypte pour mourir, à Taphné (3), et périr dans une éternelle servitude.

2. Paula, Eustochium, etc. — 3. Tanis.