SERMONS DE SAINT AUGUSTIN.

OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT AUGUSTIN TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS SOUS LA DIRECTION DE M. RAULX. Doyen de Vaucouleurs

 

 

 

 

 

SERMONS DE SAINT AUGUSTIN. *

SERMON CLI. LUTTER CONTRE LA CONVOITISE DE LA CHAIR (1). *

SERMON CLII. LE SALUT PAR LE CHRIST (1) . *

SERMON CLIII. CONTRE LES MANICHÉENS ET LES PÉLAGIENS (1). *

SERMON CLIV. PRONONCÉ AU TOMBEAU DE SAINT CYPRIEN. LA PERFECTION DERNIÈRE (1). *

SERMON CLV. SORT HEUREUX DU VRAI CHRÉTIEN (1). *

SERMON CLVI. NÉCESSITÉ DE LA GRÂCE (1). *

SERMON CLVII. L'ESPÉRANCE CHRÉTIENNE (1). *

SERMON CLVIII. CONFIANCE EN DIEU (1). *

SERMON CLIX. AMOUR DE LA JUSTICE (1). *

SERMON CLX. SE GLORIFIER DE JÉSUS-CHRIST (1). *

SERMON CLXI. LE PÉCHÉ DE LA CHAIR (1). *

SERMON CLXII. PÉCHER DANS SON CORPS (1). *

SERMON CLXIII. LE TEMPLE NOUVEAU OU LA VIE NOUVELLE (1). *

SERMON CLXIV. LE DOUBLE FARDEAU (1). *

SERMON CLXV. LE MYSTÈRE DE LA GRACE (1). *

SERMON CLXVI. L'HOMME DÉIFIÉ (1). *

SERMON CLXVII. RACHETER LE TEMPS (1). *

SERMON CLXVIII. LA FOI DUE A LA GRACE (1). *

SERMON CLXIX. LA VIE CHRÉTIENNE (1). *

SERMON CLXX. AU CIEL LA VRAIE JUSTICE (1). *

SERMON CLXXI. SE RÉJOUIR DANS LE SEIGNEUR (1) . *

SERMON CLXXII. NOS DEVOIRS ENVERS LES MORTS (1). *

SERMON CLXXIII. LES CONSOLATIONS DE LA MORT (1). *

SERMON CLXXIV. LA GRÂCE ET LE BAPTÊME DES ENFANTS *

SERMON CLXXV. L'ESPÉRANCE DES PÉCHEURS (1). *

SERMON CLXXVI. LA GRACE DE DIEU (1). *

SERMON CLXXVII. CONTRE L'AVARICE (1). *

SERMON CLXXVIII. SUR LA JUSTICE (1). *

SERMON CLXXIX. LA PAROLE DE DIEU (1). *

SERMON CLXXX. DU SERMENT (1). *

SERMOM CLXXXI. NUL ICI-BAS SANS PÉCHÉ (1). *

SERMON CLXXXII. DE LA CROYANCE A L'INCARNATION (1). *

SERMON CLXXXIII. DE LA CROYANCE A L'INCARNATION (1). *

 

 

 

 

SERMON CLI. LUTTER CONTRE LA CONVOITISE DE LA CHAIR (1).

ANALYSE. — Il importe de bien comprendre le passage où l'Apôtre saint Paul enseigne qu'il ne fait pas le bien qu'il veut et qu'il fait le mal qu'il ne veut pas ; car plusieurs en abusent et se perdent. Rappelons-nous donc que pour être éternellement couronnés, nous devons faire maintenant la guerre. En quoi consiste cette guerre ? A ne pas consentir, à résister aux mouvements désordonnés que produisent en nous soit les habitudes mauvaises, soit le péché originel. Il serait mieux de ne sentir pas ces mouvements de convoitise, car en eux-mêmes ils sont pervers, ils sont un mal. Mais dans l'impossibilité de les éteindre ici-bas, il faut n'y pas consentir, à l'exemple de l'Apôtre ; car ce sont ces mouvements qu'il ressentait malgré lui et qu'il ne parvenait pas à étouffer. Or, pour les combattre il faut lutter et prier. Ainsi méritera-t-on la couronne.

1. Toutes les fois qu'on répète cette divine leçon de l'une des épîtres de saint Paul, il est à craindre qu'on ne la comprenne mal et qu'elle ne soit un sujet de scandale pour ceux qui en cherchent l'occasion. Les hommes, hélas ! sont si portés au mal, qu'ils y résistent difficilement. Aussi beaucoup s'y livrent-ils quand ils ont entendu ces paroles de l'Apôtre

Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais ". Humiliés ensuite d'avoir fait le mal, ils se rassurent au souvenir de ces mots apostoliques: " Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais ". Comme on lit ces paroles de temps en temps, nous sommes alors obligés de les examiner à fond : on pourrait en les prenant mal changer

1. Rom. VII, 15-25.

en poison cet aliment salutaire. Que votre charité se montre donc attentive, pendant que je vous dirai ce que le Seigneur me suggérera; et si vous me voyez embarrassé dans l'explication de quelques paroles difficiles et obscures, secondez-moi par vos sentiments de piété.

2. Rappelez-vous d'abord, comme on vous le répète souvent par la grâce de Dieu, que la vie présente du juste est un combat et non pas encore le triomphe. Plus tard viendra le triomphe assuré à cette guerre. Aussi lit-on dans l'Apôtre et les cris de guerre et les chants de triomphe. Les cris de guerre, nous venons de les entendre encore: " Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais. Or, si je fais le mal que je hais, j'acquiesce à la loi comme étant bonne. Le vouloir (2) réside en moi, mais en moi je ne trouve pas à accomplir le bien. Et je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et me captive sous la loi du péché, laquelle est dans mes membres". Ces mots de combat et de captivité ne désignent-ils pas la guerre?

Ce ne sont donc pas encore les chants de triomphe, mais ils viendront un jour, et c'est ce que nous apprend l'Apôtre en ces termes : " Il faut que ce corps corruptible revête l'incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l'immortalité. Alors ", voici le chant de triomphe, s'accomplira cette parole de l'Ecriture : La mort est abîmée dans sa victoire ". Criez, triomphateurs: " O mort, où est ton ardeur guerrière (1)? " Ainsi nous prononcerons ces mots, nous les prononcerons un jour, et ce jour n'est pas éloigné , car le monde ne durera plus autant qu'il a duré.

Tel sera alors notre langage; mais aujourd'hui, pendant que nous sommes en guerre, il est à craindre que ce langage mal compris ne soit pour l'ennemi et non pour nous le cri de la trompette et n'excite son ardeur au lieu de préparer sa défaite. Examinez-le donc avec soin, mes frères, et vous qui luttez, luttez toujours. Car pour vous qui ne combattez point, vous ne me comprendrez pas: je ne serai entendu que de ceux d'entre vous qui combattent. Ma voix se fera entendre au dehors; une autre voix vous parlera silencieusement au dedans.

Rappelez-vous d'abord un passage de l'épître aux Galates qui peut jeter beaucoup de lumière sur celui-ci. L'Apôtre s'adresse aux fidèles à ceux qui ont reçu le baptême et dont par conséquent tous les péchés avaient été effacés dans ce bain salutaire; mais ils combattaient encore et saint Paul leur dit: " Je vous le déclare : marchez selon l'Esprit et n'accomplissez pas les désirs de la chair ". Il ne dit point: N'éprouvez pas; mais: " N'accomplissez pas ". Pourquoi " n'accomplissez pas? " Le voici dans ce qui suit: " Car la chair convoite contre l'Esprit, et l'Esprit contre la chair; ils sont opposés l'un à l'autre, et vous ne faites pas ce que vous voulez. Que si vous êtes conduits par l'Esprit, vous n'êtes plus sous la loi (2) " ; non, mais sous la grâce. " Si vous êtes conduits par l'Esprit ",

1. I Cor. XV, 53-55. — 2. Gal. V, 16-18.

qu'est-ce à dire? Etre conduit par l'Esprit, c'est suivre les ordres de l'Esprit de Dieu et non les convoitises de la chair. La chair toutefois continue à convoiter et à résister; elle veut une chose et tu n'en veux pas; continue à n'en pas vouloir.

3. Tu dois cependant désirer devant Dieu de ne ressentir pas cette concupiscence à laquelle il te faut résister. Remarquez bien cette pensée. Oui, tu dois désirer devant Dieu de ne ressentir plus cette concupiscence à laquelle tu es obligé de résister. Tu y résistes sans doute, et en n'y consentant pas tu es vainqueur: mieux vaudrait toutefois n'avoir pas d'ennemi que de le vaincre. Un jour tu n'auras plus celui-ci. Rappelle-toi, pour t'en convaincre, ce chant de triomphe: " O mort, où est ton ardeur guerrière?" Elle n'en aura plus. " O mort, où est ton aiguillon? " Tu en chercheras la place sans la trouver. Considérez, en effet, considérez avec grand soin que le mal n'est pas en nous une seconde nature, comme le rêve la folie manichéenne. Le mal est une maladie, un défaut de notre nature; ce n'est point quelque chose qui subsiste à part, car une fois guéri il n'existera nulle part.

" N'accomplissez donc pas les désirs de la chair ". Mieux vaudrait sans doute n'en avoir point, comme le recommande la loi (1), car cette absence de convoitise est la suprême vertu, la justice parfaite, la palme de la victoire. Mais puisqu'on ne peut maintenant y arriver, qu'on soit fidèle au moins à cette recommandation de l'Écriture: " Ne suis pas tes convoitises (2) " : il serait préférable de n'en pas avoir, mais comme tu en as, garde-toi d'aller à leur remorque. Elles refusent de te suivre ; ne les suis pas. Si elles voulaient t'obéir, c'en serait fait d'elles, puisqu'elles ne se soulèveraient plus contre ton esprit. Elles se soulèvent, soulève-toi: elles t'attaquent, attaque-les: elles luttent, lutte aussi; prends garde seulement d'être vaincu par elles.

4. Pour jeter plus de lumière sur ce sujet, je vais faire une supposition. Vous savez qu'il y a des hommes sobres, hier, peu, il est vrai, mais pourtant il en est. Vous savez aussi qu'il y a des ivrognes, trop nombreux, hélas ! Un homme sobre vient de recevoir le baptême; sous le rapport de l'ivrognerie il n'a point de combat à livrer; mais il en a sous d'autres

1. Rom. VII, 7. — 2. Eccli. XVIII, 30.

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rapports. Afin de te faire une idée de ces luttes à soutenir contre d'autres passions, assistons ici à la guerre que te fait l'une d'elles. Un ivrogne donc vient aussi de recevoir le baptême ; il a appris et appris avec crainte qu'au nombre des vices qui ferment aux pécheurs l'entrée du royaume de Dieu, figure l'ivrognerie. En effet dans le passage où il est dit " que ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les abominables, ni les voleurs ne posséderont le royaume de Dieu ", il est dit aussi : " Ni les ivrognes (1) ". Il a donc entendu cela avec frayeur. Le voilà baptisé; tous ses anciens péchés d'ivrognerie lui sont pardonnés: mais il lui reste la mauvaise habitude et il doit après sa régénération lutter contre elle. Tout dans le passé lui est remis : à lui maintenant d'être sur ses gardes, de veiller et de combattre pour ne plus s'enivrer. Mais voici de nouveau le désir de boire, il frappe au coeur, il dessèche le palais, il se fait sentir partout, il veut même, s'il le peut, franchir la muraille sous laquelle le baptisé se tient à l'abri, afin de l'entraîner captif. Il t'attaque, attaque-le à ton tour. Ah ! si seulement il n'était plus ! C'est l'habitude mauvaise qui l'a formé, l'habitude contraire le détruira. Garde-toi de le satisfaire, de lui rien céder pour l'apaiser: résiste plutôt pour l'abattre. Tant qu'il existera, c'est un ennemi pour toi. Si tu ne l'écoutes pas, si jamais tu ne t'enivres, il ira s'affaiblissant chaque jour. C'est en t'y soumettant que tu le fortifies ; oui, si tu cèdes et que tu te laisses aller à l'ivresse, tu lui donnes des forces; est-ce contre moi et non contre toi ?

Pour moi, je crie, j'avertis, j'instruis du haut de ce siège, je préviens les ivrognes des maux qui les menacent. Tu ne pourras pas dire: Je n'ai pas entendu ; tu ne pourras pas dire: A celui qui ne m'as pas averti de rendre compte de mon âme à Dieu. Il est vrai, tu as du mal pour avoir donné de la vigueur à ton ennemi par l'habitude perverse à laquelle tu t'es laissé aller. Pour le nourrir tu n'as point pris de peine : prends-en pour le vaincre; et si tu n'es pas de taille à lutter contre lui, adresse-toi à Dieu. Si néanmoins il ne triomphe pas de toi, si tout en combattant contre toi l'habitude perverse ne parvient pas à te vaincre, en toi se réalise cette recommandation

1. I Cor. VI, 9-10.

de l'apôtre Paul: " N'accomplissez point les désirs de la chair". La convoitise s'est bienfait sentir en toi; mais en ne buvant pas tu n'as point accompli ses désirs.

5. Ce que j'ai dit de l'ivrognerie s'applique à tous les vices, à toutes les passions. Il en est que nous avons apportées en naissant, la coutume nous en a formé d'autres. C'est à cause des premières qu'on baptise les enfants; on veut les décharger de la culpabilité transmise par la naissance et non pas contractée par l'habitude perverse, puisqu'ils ne l'ont point. Aussi faut-il combattre toujours, attendu que cette funeste convoitise originelle ne saurait jamais disparaître durant la vie présente: on peut l'affaiblir chaque jour, on ne saurait l'anéantir. C'est elle qui fait nommer notre corps un corps de mort; c'est d'elle que parle l'Apôtre quand il dit : " Je me complais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur; mais je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et me captive sous la loi du péché, laquelle est dans mes membres ".

Or cette loi s'est produite à la transgression de la loi première. Je me répète: cette loi s'est produite quand on a méprisé et transgressé la loi première. Qu'est-ce que la loi première? C'est la loi que reçut l'homme dans le paradis. Ce couple n'était-il pas nu, sans en rougir? Mais pourquoi était-il nu sans en rougir, sinon parce qu'il ne sentait pas encore dans ses organes cette loi qui combat la loi de l'esprit? L'homme, hélas ! a fait un acte digne de châtiment, et voilà aussitôt des mouvements qui le couvrent de confusion. Ces deux premiers humains violèrent la défense divine en mangeant; aussitôt leurs yeux s'ouvrirent. Est-ce donc à dire qu'ils erraient auparavant dans le paradis en aveugles ou les yeux fermés? Nullement. Comment en effet Adam aurait-il pu donner des noms aux oiseaux et aux animaux des champs, lorsqu'ils furent amenés en sa présence (1) ? Comment leur donner des noms, s'il ne les voyait pas? De plus, il est dit que " la femme regarda l'arbre et qu'à ses yeux il était agréable à voir ". Ils avaient donc les yeux ouverts ; et pourtant ils étaient nus sans en rougir. Si donc leurs yeux s'ouvrirent, c'est qu'ils sentirent quelque chose de nouveau, quelque chose qui ne leur avait pas fait peur

1 Gen. II, 25, 19, 20.

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encore dans les mouvements de leur corps. Ainsi leurs yeux s'ouvrirent pour remarquer et non pour voir; et sitôt qu'ils sentirent la confusion, ils s'empressèrent de la couvrir. " Ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s'en firent des ceintures (1) ". Le mal était dans ce qu'ils couvrirent. De là vient le péché originel; de là vient que personne ne naît exempt de péché. De là vient que le Seigneur ne voulut pas être- conçu comme nous, mais d'une Vierge. Exempt de ce péché, il nous en délivre, car il ne vient pas de ce principe. Voilà pourquoi deux Adams : l'un donne la mort et l'autre donne la vie; le premier tue et le second ressuscite. Pourquoi le premier tue-t-il ? parce qu'il n'est qu'un homme. Pourquoi le second rend-il la vie? parce qu'il est un Homme-Dieu.

6. C'est ainsi que l'Apôtre ne fait pas ce qu'il veut. Il voudrait ne sentir pas de convoitise, il en sent; ce qu'il veut, il ne le fait donc pas. Mais cette convoitise funeste traînait-elle l'Apôtre, comme un esclave, aux fornications et à l'adultère? Loin de là; ah ! que de telles pensées ne s'élèvent pas dans notre coeur. Il combattait, mais il ne portait pas le joug; et s'il disait : " Je ne fais pas ce que je veux ", c'est qu'il aurait voulu n'avoir pas à lutter. Je ne veux pas de convoitise et j'en ressens. Ainsi je ne fais pas ce que je veux, et pourtant je ne consens pas aux désirs coupables. Dirait-il : " N'accomplissez pas les désirs de la chair, " si lui-même les accomplissait? " Il t'a donc mis devant les yeux la lutte qu'il soutenait, afin de te préserver de la peur quand tu combats toi-même. Si ce bienheureux Apôtre ne l'avait pas f,iit, peut-être qu'en voyant, tout en n'y consentant pas, la convoitise s'élever dans tes organes, tu te désespérerais et tu t'écrierais : Ah ! je n'éprouverais pas cela, si j'appartenais à Dieu. Considère l'Apôtre : il combat; garde-toi du découragement. " Dans mes membres, " dit-il, je vois une autre loi qui combat la loi de mon esprit". Mais je voudrais qu'elle ne combattît point ; car c'est ma chair, c'est moi, c'est une partie de moi-même. De là vient que je ne fais pas ce que je veux, mais le mal que je hais " ; je ressens la concupiscence.

7. Quel est alors le bien que je fais ? C'est de ne consentir pas à la passion. Je fais le bien, sans l'accomplir; et sans accomplir le

1. Gen. III, 1-7.

mal aussi, la passion qui me persécute fait le mal. Comment puis-je dire que je fais le bien sans l'accomplir? Je fais le bien en ne consentant pas à la passion déréglée; mais je ne l'accomplis pas, puisque je ressens encore la passion. Comment, à son tour, cette passion ennemie fait-elle le mal sans l'accomplir? Elle fait le mal, puisqu'elle l'excite en moi; elle ne l'accomplit pas, puisqu'elle ne me le fait pas commettre.

Les saints passent toute leur vie dans ces combats. Que penser alors des pécheurs qui ne luttent même pas ? Ce sont des esclaves qu'on entraîne : ou plutôt on ne les entraîne pas, car ils suivent avec plaisir. Les saints donc s'appliquent à ces combats, et jusqu'à son dernier soupir, chacun est exposé dans cette mêlée. Mais à la fin de la vie, au moment où on triomphera après avoir remporté la victoire, que dira-t-on, ou plutôt que dit l'Apôtre en vue de ce triomphe ? Alors s'accomplira cette parole de l'Ecriture : La mort est anéantie dans sa victoire. O mort, " où est ton ardeur guerrière?" C'est le chant des triomphateurs. " O mort, où est ton aiguillon? Le péché est l'aiguillon de la mort " , puisque sa blessure a causé la mort. Le péché est comme un scorpion, il nous a percés de son dard, et nous sommes morts. Mais quand on s'écriera : " O mort, où est ton aiguillon? " l'aiguillon qui t'a engendrée et non l'aiguillon que tu as produit; quand donc on criera : " O mort, où est ton aiguillon? " il n'y en aura plus, puisqu'il n'y aura plus de péché. " Le péché est l'aiguillon de la mort ". Dieu a donné sa loi pour le combattre; mais la loi est la force du péché (1) ". Comment la loi la force du péché? " C'est que la loi est venue pour multiplier le péché ". De quelle manière? Avant la loi l'homme sans doute était pécheur; la loi donnée, il la transgressa et devint ainsi prévaricateur. Le péché rendait les hommes coupables; la prévarication de la loi les rendit plus coupables encore.

8. Où espérer encore, sinon dans ce qui suit : " Où le péché a abondé, a surabondé la grâce (2) ". Aussi considère cet habile soldat, ce soldat pleinement exercé à ce genre de lutte et si expérimenté qu'il est devenu général : au moment où il faisait effort dans la mêlée contre l'ennemi et qu'il disait : " Je

1. I Cor. XV, 54-56. — 2. Rom. V, 20.

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vois dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit et qui m'assujettit sous la loi du péché, laquelle est dans mes organes ", loi honteuse, loi dégradante, espèce de langueur et de plaie livide; il ajoutait : " Misérable homme, qui me délivrera du corps de cette mort? " Ses gémissements furent entendus, on vint à son aide. Comment? Le voici : " Ce sera la grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur". Oui tu seras délivré de la loi de cette mort, en d'autres termes, du corps de cette mort, par la grâce de Dieu au nom de Jésus-Christ

Notre-Seigneur ". Et quand auras-tu un corps complètement exempt de toute concupiscence ? Lorsque ce corps se sera revêtu, " mortel, d'immortalité, corruptible, d'incorruptibilité ", et qu'il sera dit à la mort : " O mort, où est ton ardeur guerrière? " sans qu'elle en ait encore; ô mort, où est ton aiguillon?" sans qu'elle en ait jamais plus (1).

Mais aujourd'hui que dire? Ainsi j'obéis moi-même par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché ". — " J'obéis

1. I Cor, XV, 53-55.

par l'esprit à la loi de Dieu ", en ne consentant pas au mal; " et par le corps à la loi du péché ", en ressentant la convoitise. Oui, par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à a la loi du péché ". Je me complais dans l'une et je convoite conformément à l'autre, sans toutefois être vaincu par elle; elle excite les désirs, elle tend des piéges, elle pousse et cherche à y faire tomber : " Malheureux homme, qui me délivrera du corps de cette mort?" Je n'aspire pas à vaincre toujours, je voudrais enfin obtenir la paix.

Désormais donc, mes frères, suivez cette ligne de conduite : obéissez par l'esprit à la loi de Dieu et par la chair seulement à la loi du péché, mais parce que vous y êtes forcés; en ce sens seulement que vous ressentez la convoitise sans y consentir. Perfide convoitise qui fait quelquefois éprouver aux saints durant leur sommeil ce dont elle est incapable pendant qu'ils veillent. Pourquoi tous applaudissez-vous, sinon parce que vous comprenez tous? J'aurais honte d'en dire davantage, mais n'hésitons pas à prier Dieu pour ce sujet.

Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (Voir tom. VI, serm. 1.)

 

 

 

SERMON CLII. LE SALUT PAR LE CHRIST (1) .

ANALYSE. — Après avoir invité ses auditeurs à élever leurs désirs vers Dieu pour obtenir sa lumière, saint Augustin aborde l'examen du texte indiqué. Il rappelle d'abord que les mouvements de concupiscence auxquels on ne consent pas , ne sont pas des péchés pour ceux qui sont régénérés en Jésus-Christ. Il constate encore que des trois lois dont parle saint Paul dans le même texte, savoir : la loi du péché, la loi des oeuvres et la loi de l'Esprit de vie, cette dernière seule donne la force d'éviter ce qu'elle défend et de faire ce qu'elle ordonne. Mais d'où vient cette efficacité soit au baptême, soit à la loi de l'Esprit de vie ou de la grâce? De ce que Dieu a envoyé son Fils parmi nous et nous a rendu sa faveur en considération du sacrifice de Jésus-Christ.

1. Votre charité doit se souvenir que j'ai examiné une question fort épineuse tirée de ce passage d'une épître de saint Paul. " Je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais (1) ". Vous qui étiez ici, vous vous rappelez

1. Rom. VIII, 1-4. — 2. Voir Disc. précéd.; Rom. VII, 15.

cela. Maintenant donc soyez attentifs et continuons.

Voici par où a commencé la leçon d'aujourd'hui : " Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché, et dans cette chair il a condamné le péché par le péché même; afin que la justification de la loi s'accomplît (6) en nous, qui ne marchons point selon la chair, mais selon l'esprit". Et voici d'un autre côté ce qui a -été lu dernièrement et n'a pas été expliqué: " Ainsi, j'obéis moi-même par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché (1). Il n'y a donc pas de condamnation pour ceux qui sont maintenant en Jésus-Christ, qui ne marchent pas selon la chair; parce que la loi de l'Esprit de vie qui est dans le Christ Jésus, t'a affranchi de la loi du péché et de la mort. Car ce qui était impossible à la loi, parce qu'elle était affaiblie par la chair " ; et immédiatement ce qui vient d'être lu: " Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair du péché ".

Les passages obscurs ne présentent point de difficulté quand on est soutenu par l'Esprit-Saint. Que vos prières obtiennent donc qu'il nous éclaire, car votre désir de comprendre est réellement une prière adressée à Dieu; et c'est de lui que vous devez attendre le secours nécessaire. Pour nous, en effet, semblables aux hommes de la campagne, nous ne travaillons qu'extérieurement. S'il n'y avait personne pour agir à l'intérieur, ni la semence ne prendrait racine en terré, ni le germe ne s'élèverait, aucune tige ne se fortifierait non plus jusqu'à devenir un tronc d'arbre; il n'y aurait enfin ni rameaux, ni fruits ni feuillages. Aussi l'Apôtre, pour discerner ce que fait l'ouvrier de ce que fait le Créateur, a-t-il dit: " J'ai planté , Apollo a arrosé, mais c'est Dieu qui a fait croître ". Puis il ajoute: " Ni celui qui plante n'est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui donne l'accroissement (2)". Aujourd'hui donc si Dieu ne produit l'accroissement intérieur, c'est en vain que le bruit de mes paroles retentit à vos oreilles; au lieu que si Dieu le produit, il y 'a pour nous utilité à planter et à arroser, et notre peine n'est pas stérile.

2. Je vous l'ai déjà dit: le sens qu'il faut donner à ces paroles de l'Apôtre : " J'obéis par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché (3) ", c'est qu'on ne doit laisser aux organes corporels que les impressions qu'on ne saurait détruire. Consentez-vous, sans y résister, à ces désirs mauvais ? Vous êtes vaincus et vous gémirez; encore est-il à souhaiter que vous gémissiez et que vous n'alliez pas jusqu'à perdre le sentiment de votre malheur.

1. Rom. VII, 25. — 2. I Cor. III, 6, 7. — 3. Rom. VII, 25.

Il est bien vrai, tous nos voeux, tous nos désirs, toutes nos aspirations, quand nous répétons : " Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal (1) ", c'est de souhaiter de ne ressentir plus aucun désir pervers dans notre chair; mais durant la vie présente nous n'y saurions parvenir: de là ces mots. " Je ne trouve pas à accomplir le bien ". Je trouve à faire, quoi? à ne consentir pas aux impressions mauvaises. Mais " je ne trouve pas à accomplir le bien ", à n'avoir pas de mauvais penchants. Ce qu'il faut donc faire dans ce combat, c'est de ne pas consentir dans l'âme aux impressions coupables et d'obéir ainsi à la loi de Dieu, pendant qu'on obéit à la loi du péché en éprouvant sans y consentir la convoitise charnelle. La chair produit ses désirs? produis aussi les tiens. Tu ne saurais étouffer, éteindre les siens ; qu'elle n'éteigne pas les tiens non plus: lutte ainsi avec courage et tu ne seras ni vaincu ni chargé de chaînes.

3. L'Apôtre continue ainsi: " Il n'y a donc pas maintenant de condamnation pour ceux a qui sont en Jésus-Christ ". Si tu ressens, sans y consentir, des désirs charnels, s'il y a dans tes organes une loi qui s'élève contre la loi de ton esprit et qui cherche à mettre ton âme sous le joug; comme la grâce du baptême et du bain régénérateur a effacé soit la tache que tu as apportée en naissant, soit les péchés que tu as commis en consentant aux désirs mauvais, crimes ou impuretés, pensées ou paroles coupables; oui, comme tout est purifié dans ces fonts sacrés où tu es entré en esclave pour en sortir affranchi, " il n'y a plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ". Il n'y en a plus, mais il y en a eu, car d'un seul est venue la condamnation de tous (2). Cette condamnation est l'œuvre de la génération, et la justification est due à la régénération. " Car la loi de l'Esprit de vie qui est dans le Christ Jésus nous a affranchis de la loi du péché et de la mort". Cette loi reste dans les membres, mais sans te rendre coupable; tu en es affranchi. Combats en homme libre, mais prends garde d'être vaincu et de tomber de nouveau dans les fers. S'il y a fatigue à combattre, quelle joie à triompher !

4. A propos de la lutte sans laquelle nous ne pouvons exister, je vous ai fait une remarque dont vous devez surtout vous souvenir,

1. Matt. VI, 13. — 2. Rom. V, 16.

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Le juste même, ai-je dit, ou plutôt le juste principalement, a les armes à la main, car celui qui ne vit pas dans la justice ne combat pas non plus et se laisse entraîner; mais ne croyez pas pour ce motif qu'il y ait en nous comme deux natures issues de principes différents; c'est le rêve insensé des Manichéens qui ne veulent pas que la chair soit formée par Dieu. Quelle erreur ! Nos deux substances viennent également de Dieu, et si notre nature est le théâtre de tant d'hostilités, c'est la juste punition du crime. La guerre en nous n'est qu'une maladie; guérissons, et nous aurons la paix. Cette lutte qui divise actuellement la chair et l'esprit a pour but d'établir la paix; l'esprit travaille à faire entrer la chair dans ses vues. Si dans une même demeure l'homme et la femme se font la guerre , l'homme doit faire effort pour dompter sa femme. La femme une fois domptée se soumettra à son époux, et la paix, par là, sera rétablie.

5. Ces paroles: " La loi de l'Esprit de vie qui est dans le Christ Jésus, t'a affranchi de la loi de la mort et du péché ", nous invitent à étudier la nature de ces lois. Regardez et distinguez bien; vous avez besoin de bien discerner. " La loi de l'Esprit de vie " ; voilà une première loi: " t'a affranchi de la loi du péché et de la mort " ; c'en est une seconde. Ce qui suit: " Car ce qui était impossible à la loi, parce qu'elle était affaiblie parla chair", indique une troisième loi. Cette dernière un résumé des deux premières? Examinons et tâchons de comprendre avec l'aide de Dieu.

Que dit l'Apôtre de la loi bonne? " La loi de l'Esprit de vie t'a affranchi de la loi du péché et de la mort ". Cette loi n'est pas sans efficacité: " elle t'a affranchi, cette loi de l'Esprit de vie, de la loi du péché et de la mort ". Ainsi la loi bonne t'a délivré de la mauvaise loi. Quelle est cette mauvaise loi? Je vois dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon esprit et qui m'assujettit à la loi du péché, laquelle est dans mes membres ". Pourquoi donner à celle-ci le nom de loi ? C'est qu'il était fort juste que la chair refusât d'obéir à l'homme, puisque lui-même avait refusé d'obéir à son Seigneur. Au-dessus de toi est ton Seigneur, et ta chair au dessous. Obéis à ton chef, pour être obéi de ton sujet. Mais tu as dédaigné ce chef, tu es puni par ton sujet. Telle est la loi du péché; on l'appelle aussi la loi de la mort, car le péché a introduit la mort. " Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de mort (1) ". C'est cette loi du péché qui tente l'esprit et qui essaie de le mettre sous le joug. " Mais je me complais dan la loi de Dieu selon l'homme intérieur". Ainsi s'engage la lutte pendant laquelle on s'écrie : " J'obéis par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché ".

" La loi de l'Esprit de vie t'a affranchi de la loi du péché et de la mort". Comment t'a-t-elle affranchi ? D'abord en te donnant le pardon de tous tes péchés; car c'est de cette loi que parle un psaume quand il y est dit à Dieu: " Et par votre loi soyez-moi propice (2)". C'est donc la loi de la miséricorde, la loi de la foi et non pas la loi des oeuvres. Quelle est maintenant la loi des oeuvres? Dans ces mots : " La loi de l'Esprit de vie t'a affranchi de la loi du péché et de la mort ", vous avez vu l'excellente loi de la foi; vous y avez vu aussi la loi du péché et de la mort. Maintenant: " Ce qui était impossible à la loi, parce qu'elle était

affaiblie par la chair ", voilà une troisième loi à laquelle il manque un je ne sais quoi qui a été comblé par la loi de l'Esprit de vie, puisque celle-ci t'a affranchi de la loi du péché et de 1e. mort. La loi mentionnée en troisième lieu est donc la loi qui a été donnée au peuple sur le mont Sinaï, par le ministère de Moïse, et qu'on appelle la loi des oeuvres. Elle sait menacer mais non pas secourir; commander et non pas aider. Elle a dit: " Tu ne convoiteras pas " ; de là cet aveu de l'Apôtre: " Je ne connaîtrais pas la concupiscence si la loi n'eût dit: Tu ne convoiteras pas ". A quoi m'a servi que cette loi ait dit: " Tu ne convoiteras pas? C'est que prenant occasion du commandement, le péché m'a séduit et m'a tué ". On me défendait de convoiter, je n'ai pas obéi, et j'ai été vaincu. Ainsi j'étais pécheur avant la loi, et après l'avoir reçue, prévaricateur. " Car, prenant occasion du commandement, le péché m'a séduit et m'a tué (3) ".

6. " Ainsi la loi est sainte ", poursuit l'Apôtre. Elle est donc bonne aussi, cette loi, quoique les Manichéens la condamnent comme ils condamnent la chair. Oui, dit saint Paul, " la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon. Ce qui est bon est donc devenu

1. Gen. II, 17. — 2. Ps. CXVIII, 29. — 3. Rom. VII, 7, 11.

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pour moi la mort? Loin de là; mais le péché, " pour apparaître péché, a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort (1) ". Ainsi s'exprime l'Apôtre, et pesez avec soin tous ses termes.

Ainsi la loi est sainte ". Qu'y a-t-il de plus saint que de dire : " Tu ne convoiteras pas ? " Y aurait-il du mal à enfreindre la loi, si la loi n'était bonne? Non, il n'y aurait aucun mal, puisqu'il n'est pas mal de rejeter le mal; et si c'est un mal de l'enfreindre, c'est qu'elle est bonne. Qu'y a-t-il aussi de meilleur que de dire: " Tu ne convoiteras point? " Ainsi la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon ". Comme l'Apôtre insiste ! comme il veut faire pénétrer sa pensée ! On dirait qu'il crie contre nos ennemis: Que dis-tu donc, Manichéen? Que la loi donnée par Moïse est mauvaise? — Elle est mauvaise, répètent-ils. Quel front ! Quelle audace ! Tu la qualifies d'un seul mot, mauvaise. Et l'Apôtre ? La loi, " dit-il, est sainte, et le commandement saint, juste et bon ". Te tairas-tu, enfin? — " Ce qui est bon, reprend-il, est donc devenu pour moi la mort? — Loin de là; mais le péché, " pour se montrer péché, a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort ". Remarquez : " par une chose bonne ", c'est accuser le pécheur sans manquer à faire l'éloge de la loi. " Le péché, par une chose bonne, produit pour moi la mort ". Quelle est cette chose bonne? Le commandement. Et encore? La loi. Comment s'est produite la mort? Par le péché, " pour apparaître péché, pour pécher au-delà de toute mesure, puisque c'est pécher par le commandement même (2) ". Avant le commandement, le péché était moindre; depuis le commandement, il dépasse toute mesure. Quand on ne rencontre pas de défense, en s'imagine bien faire; en rencontre-t-on? on veut d'abord ne pas enfreindre, puis on est vaincu, entraîné, mis sous le joug, et n'ayant pu observer la loi on ne doit plus songer qu'à demander grâce.

7. Il est donc bien vrai que la loi dont parle l'Apôtre en ces termes: " La loi de l'Esprit de vie t'a affranchi de la loi du péché et de la mort ", est la loi de la foi, la loi de l'Esprit, la loi de la grâce, la loi de la miséricorde; tandis que cette autre loi du péché et de la mort, n'est pas la loi de Dieu, mais réellement

1. Rom. VII, 12, 13. — 2. Rom. VII, 12.

la loi du péché et de la mort. Pour cette autre encore dont l'Apôtre dit: " La loi est sainte, " et le commandement saint, juste et bon ", elle est bien la loi de Dieu, mais la loi des œuvres, la loi des observances; loi des oeuvres qui commande sans aider, qui montre le péché sans le détruire. Une loi donc le fait connaître, et une autre l'efface.

Il y a deux alliances, l'ancienne et la nouvelle. Ecoute l'Apôtre: " Dites-moi, vous qui voulez être sous la loi, n'avez-vous pas lu la loi ? Car il est écrit: Abraham eut deux fils, l'un de la servante et l'autre de la femme libre. Or, celui de la servante naquit selon la chair, et celui de la femme libre, en vertu de la promesse. Ce qui a été dit par allégorie. Ce sont en effet les deux alliances: l'une sur le mont Sina, engendrant pour la servitude, est Agar ", la servante de Sara, que Sara donna à Abraham et qui devint mère d'Ismaël. Ainsi l'ancienne alliance est figurée par Agar " engendrant pour la servitude; tandis que la Jérusalem d'en haut est libre; c'est elle qui est notre mère (1) ". De là il suit que les fils de la grâce sont les fils de la femme libre, et les fils de la lettre, les fils de la servante. Veux-tu connaître les fils de la servante? La lettre tue ". Les fils de la femme libre? L'esprit vivifie (2) ". — La loi de l'Esprit de vie, qui est dans le Christ Jésus, t'a affranchi de la loi du péché et de la mort", dont n'a pu t'affranchir la loi de la lettre. " Car c'était chose impossible à la loi, parce qu'elle était affaiblie par la chair ". Cette chair en effet se révoltait contre toi, elle te rendait son esclave ; elle entendait la loi et n'excitait que plus vivement la concupiscence. C'est ainsi que par la chair s'affaiblissait la loi de la lettre, et qu'il était impossible à cette loi de l’affranchir de la loi du péché et de la mort.

8. " Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair de péché " ; non pas dans une chair de péché. Oui, dans une chair, mais non dans celle de péché. La chair des autres hommes est donc une chair de péché; lui seul fait exception, car sa Mère l'a conçu non pas avec concupiscence, mais par la grâce. Sa chair toutefois ressemble à la chair de péché, et c'est ce qui lui a permis de manger, d'avoir faim et soif, de dormir, de se fatiguer et de

1. Gal. IV, 21-26. — 2. II Cor. III, 6.

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mourir. " Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair de péché ".

9. " Et dans sa chair il a condamné le péché par le péché même ". Quel péché? Par quel péché? " Il a dans sa chair condamné le péché par le péché même, afin que la justification de la loi s'accomplît en nous". Oui, qu'elle s'accomplisse en nous, qu'elle s'accomplisse en nous par le secours de l'Esprit, cette justice qui nous est prescrite; en d'autres termes, que la loi de la lettre s'accomplisse, par l'Esprit de vie, en nous qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l'Esprit ". Quel est donc ce péché et par quel péché le Seigneur l'a-t-il condamné ?

Je vois, je vois clairement quel est le péché condamné. " Voici l'Agneau de Dieu , voici Celui qui enlève le péché du monde (1) ". Quel péché? Tout ce qui est péché, tous les péchés commis par nous.

Maintenant, par quel péché? Il était, lui, sans péché. " Il n'a point commis de péché, est-il dit de lui, et on n'a point découvert de tromperie dans sa bouche (2)". Non, il n'en a aucun, ni péché originel, ni péché actuel; aucun, ni péché transmis, ni péché commis par lui. La Vierge nous fait connaître quelle fut son origine, et sa vie sainte nous montre suffisamment qu'il ne fit jamais rien qui lui méritât la mort. Aussi disait-il : " Voici venir le prince de ce monde ", le diable, " et il ne découvrira rien en moi ". Ce prince de la mort ne trouvera pas un motif de me faire mourir. Ah ! pourquoi donc mourez-vous? Afin que tous sachent que je fais la volonté de mon Père, sortons d'ici (3) ". Il s'en alla alors pour souffrir la mort, une mort volontaire, une mort choisie librement et non une mort imposée. " J'ai le pouvoir de déposer la vie, et j'ai le pouvoir de la reprendre. Personne ne me l'a ravie, c'est moi qui la dépose et la reprends (4) ". Tu t'étonnes de ce pouvoir, rappelle-toi sa majesté. C'est le Christ qui parle, il parle en Dieu.

10. Par quel péché donc a-t-il condamné le péché? Quelques-uns ont donné à ces mots un sens qui n'est pas mauvais; mais je crois qu'ils n'ont pas compris la pensée même de l'Apôtre. Encore une fois cependant leur sens n'est pas hétérodoxe, je le rapporterai d'abord, j'exposerai ensuite le mien et je montrerai par les

1. Jean, I, 29. — 2. I Pierre, II, 22. — 3. Jean, XIV, 30, 31. — 4. Ib. X, 17, 18.

divines Ecritures combien il est incontestable. Ils se demandaient donc avec effroi par quel péché Dieu a condamné le péché: Dieu est-il coupable? Et ils se sont répondu : S'il " a condamné le péché par le péché ", ce n'est pas assurément par le sien. Cependant " il a condamné " réellement le péché par le péché". Or ce n'est pas par le sien. Par lequel donc? C'est par le péché de Juda, par le péché des Juifs. Comment, en effet, a-t-il répandu son sang pour la rémission des péchés? Parce qu'il a été crucifié par les Juifs. Qui le leur a livré? Juda. Ainsi les Juifs l'ont attaché à la croix et Juda l'a trahi. Ont-ils fait bien ou mal? Ils ont péché. C'est par ce péché que Dieu condamne le péché.

Sans doute il est juste, il est vrai de dire que c'est par le péché des Juifs que le Christ a condamné tout ce qui est péché, car c'est leur fureur qui lui a fait répandre le sang expiatoire de tous les péchés. Remarque toutefois comment s'exprime ailleurs le même Apôtre. "Nous faisons, dit-il, les. fonctions d'ambassadeurs pour le Christ, Dieu exhortant par notre bouche. Nous vous en conjurons par le Christ", supposez que le Christ vous en conjure lui-même, car c'est en son nom que nous vous parlons, "réconciliez-vous à Dieu ". Puis il ajoute : " Il ne connaissait point le péché " ; en d'autres termes, ce Dieu à qui nous vous conjurons de vous réconcilier, voyant Celui qui ne connaissait pas le péché, voyant innocent son Christ, Dieu comme lui, "l'a rendu péché pour l'amour de nous, afin qu'en lui nous devinssions justice de Dieu (1) ". Comment voir ici le péché de Juda, le péché des Juifs, le péché de tout autre mortel? Nous lisons en propres termes: " Celui qui ne connaissait point le péché, il l'a rendu péché pour l'amour de nous ".Qui a rendu? Qui a été rendu? C'est Dieu qui a rendu son Christ péché pour l'amour de nous. L'Apôtre ne dit pas qu'il fa fait pécheur, mais qu'il l'a fait péché". Ce serait un blasphème de dire que le Christ a péché : comment souffrir qu'on l'accuse d'être le péché même? Et pourtant nous ne saurions donner le démenti à l'Apôtre. Nous ne pouvons pas lui dire : Que prétends-tu là? Parler ainsi à l'Apôtre ce serait nous élever contre le Christ, puisque l'Apôtre dit encore ailleurs. " Voulez-

1. II Cor. V, 20, 21.

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vous éprouver Celui qui parle en moi, le Christ (1) " ?

11. Quel est donc le vrai sens? Que votre charité, contemple ici un grand et profond mystère : heureux si vous l'aimez en le contemplant et si vous parvenez à le posséder en l'aimant. Oui, c'est le Christ notre Seigneur, c'est Jésus notre Sauveur, notre Rédempteur, qui est devenu péché afin qu'en lui nous devinssions justice de Dieu. Comment? Ecoutez la loi. Ceux qui la connaissent savent ce que je dis; quant à ceux qui ne la connaissent pas, qu'ils la lisent ou qu'ils l'entendent. Dans la loi donc on donnait le nom de péchés aux sacrifices offerts pour l'expiation des péchés. Preuve : quand on amenait la victime à immoler pour le péché, la loi disait : " Que les prêtres mettent leurs mains sur le péché (2)", c'est-à-dire sur la victime du péché. Or le

1. II Cor. XIII, 3. — 2. Lévit. IV.

Christ est-il autre chose que la victime du péché? "Le Christ, dit saint Paul, nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous comme un sacrifice à Dieu et une hostie de suave odeur (1). " Voilà par quel péché le Seigneur a condamné le péché; il l'a condamné par le sacrifice de lui-même pour l'expiation de nos péchés. Telle est " la loi de l'Esprit de vie qui t'affranchi de la loi du péché et de la mort". Toute bonne qu'elle fût en effet, tout saints, tout justes et tout bons que fussent ses commandements, cette autre loi, la loi de la lettre, la loi des ordonnances, " était affaiblie par la chair ", et nous ne pouvions accomplir ses prescriptions. Une loi donc, comme je l'ai déjà dit, te montrera le péché, une autre loi t'en délivrera; à la loi de la lettre de te le montrer, à la loi de la grâce de t'en délivrer.

1. Ephés. V, 2.

 

 

 

 

SERMON CLIII. CONTRE LES MANICHÉENS ET LES PÉLAGIENS (1).

ANALYSE. — Dans leur opposition violente à l'ancienne loi, les Manichéens prétendaient s'appuyer sur l'autorité de saint Paul même. Saint Augustin les réfute en montrant premièrement que s'ils lisaient tout le passage de saint Paul ils y trouveraient la défense formelle et, la justification de la loi qu'ils condamnent. Secondement, s'ils remarquaient dans le même texte de saint Paul, que la loi condamne la concupiscence, accuseraient-ils cette loi? mauvaise pour condamner le vice? Elle le condamne si ostensiblement, que l'Apôtre même, avant de l'avoir étudiée, ignorait que la concupiscence fût un vice. Troisièmement, si saint Paul reconnaît que cette connaissance du vice, donnée par la loi, fut pour lui une occasion de péché, c'est qu'il présumait de ses propres forces, lui-même l'indique et nous fait connaître ainsi le besoin que nous avons de la grâce, de cet attrait divin, si doux pour les coeurs purs. Le précepte est bien une arme pour nous défendre, mais la présomption tourne cette arme contre nous. Ayons donc pleine confiance dans la grâce de Dieu. Elle combat en nous l'inclination originelle au mal et elle est due à Jésus-Christ Notre-Seigneur.

1. Nous avons entendu chanter ; et nos coeurs en unisson aussi, bien que nos voix, nous avons chanté nous-mêmes devant notre Dieu : " Heureux l'homme que vous enseignez, Seigneur, et que vous instruisez de votre loi (2) ".

Faites silence, et vous m'entendrez; la sagesse ne saurait pénétrer là où fait défaut la

1. Rom. VII, 5-13. — 2. Ps. XCIII, 12.

patience. — C'est nous qui parlons, mais c'est Dieu qui enseigne ; c'est nous qui parlons, mais c'est Dieu qui instruit. A qui est donné le titre d'heureux? Ce n'est pas à celui que l'homme enseigne; mais à celui que vous instruisez, Seigneur ". Nous pouvons bien planter et arroser; mais c'est à Dieu de donner l'accroissement (1). Planter et arroser, c'est

1. I Cor. III, 7.

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travailler à l'extérieur; donner l'accroissement, c'est agir à l'intérieur.

Le passage de l'épître du saint Apôtre, dont on vient de nous demander l'explication, est fort difficile, fort obscur, dangereux même si on ne le comprend pas ou si on le comprend mal : c'est ce que vous avez remarqué, mes frères, je n'en doute pas, j'en suis certain, lorsqu'on nous en faisait lecture. Aussi j'ai vu inquiets ceux d'entre vous qui ont remarqué simplement ces difficultés; quant à ceux, s'il en est, qui ont compris toute la pensée de l'Apôtre, ils voient sûrement combien il est malaisé de la saisir. C'est pourtant ce passage, avec toutes ses obscurités et tous ses embarras, que nous entreprenons de discuter, avec l'aide de la miséricorde divine, parce qu'il renferme un sens qu'il est fort salutaire de pénétrer. Nous avons, je le sais, des dettes envers votre charité, et je sens que vous voulez être payés. Eh bien ! puisque nous demandons pour vous la grâce de bien comprendre, implorez pour nous celle de bien expliquer; car si nos vœux s'unissent, Dieu vous accordera d'entendre comme il convient; et à nous d'expliquer comme nous le devons.

2. " Lorsque nous étions dans la chair, dit donc l'Apôtre, les passions du péché, qui sont occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres de manière à leur faire produire des fruits pour la mort ". N'est-ce pas blâmer et accuser la loi de Dieu ? et si l'on ne saisit pas la pensée de l'Apôtre, ce sens qui se présente d'abord n'est-il pas un danger formidable? — Quel chrétien, dira-t-on, aurait jamais cette idée ? Ne faudrait-il pas plus que de la folie pour concevoir sur l'Apôtre un pareil soupçon ? — Et pourtant, mes frères, ces paroles mal comprises ont servi à exercer le délire et la folie des Manichéens. Car les Manichéens soutiennent que la loi mosaïque ne vient pas de Dieu, et ils prétendent qu'elle est contraire à l'Evangile. Se met-on à discuter avec eux? Ils s'emparent, sans les comprendre, de ces paroles de l'Apôtre saint Paul, et cherchent à gagner par là des catholiques, plus négligents peut-être encore qu'inintelligents. Est-il donc bien difficile, quand on a entendu les accusations de ces hérétiques, de lire au moins le contexte dans l'épître même ? Il ne faudrait qu'un peu de zèle et bientôt on serait en mesure d'arrêter le babil de ces adversaires, d'abattre ces ennemis qui s'insurgent contre la loi. Eût-on de la peine à pénétrer la pensée de l'Apôtre; on verrait sûrement en lui l'éloge formel de la loi divine.

3. Commencez par le reconnaître vous-mêmes. " Lorsque nous étions dans la chair, dit-il, les passions du péché, qui sont occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres ". Ici déjà se dresse le manichéen, il lève fièrement la tête et s'élance impétueusement contre toi : Voilà, dit-il, " les passions du péché qui sont occasionnées par la loi ". Comment peut être bonne cette loi qui occasionne en nous les passions du péché, ces passions qui agissent dans nos membres afin de porter des fruits pour la mort ? Lis donc, lis un peu plus loin, lis le passage entier, sinon avec intelligence du moins avec patience. Tu aurais peine sans doute à comprendre ces mots : " Les passions du péché, qui sont occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres" ; mais commence parfaire avec moi l'éloge de la loi, tu mériteras ainsi de comprendre. Quoi ! tu tiens ton coeur fermé et tu t'en prends à ta clef ? Eh bien ! mettons de côté, pour le moment, ce que nous ne saisissons pas, et lisons premièrement l'éloge formel de la loi.

"Les passions des péchés qui sont occasionnées parla loi, dit l'Apôtre, agissaient dans nos membres afin de leur faire porter des fruits pour la mort. Mais maintenant nous sommes affranchis de la loi de mort où nous étions retenus, pour servir dans la nouveauté de l'esprit et non dans la vétusté de la lettre ". Ici encore l'Apôtre semble blâmer, accuser, condamner, repousser la loi, même avec horreur ; mais c'est qu'on ne le comprend pas. Oui, ces paroles : "Lorsque nous étions dans la chair, les passions du péché qui sont occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres de manière à leur faire porter des fruits pour la mort; mais nous sommes affranchis de la loi de mort où nous étions retenus, pour servir, dans la nouveauté de l'esprit et non dans la vétusté de la lettre ", paraissent une accusation et une condamnation de la loi. L'Apôtre s'en est aperçu lui-même, il a senti qu'il n'était pas compris et que l'obscurité de son langage jetait la confusion dans l'esprit du lecteur et l'éloignait de sa pensée ; il a vu ce que tu pourrais répliquer, ce que tu pourrais objecter, et pour t'empêcher de le dire, il l'a dit d'abord.

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4. " Que dirons-nous donc ? " s'écrie-t-il immédiatement après les paroles précédentes; " Que dirons-nous donc? la loi péché? loin de là ". Ce seul mot suffit pour absoudre la loi et pour condamner celui qui l'accuse. Tu t'appuyais contre moi, ô Manichéen, sur l'autorité de l'Apôtre, et pour dénigrer la loi tu me disais : Ecoute, lis l'Apôtre : " Les passions du péché, occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres de manière à leur faire porter des fruits pour la mort; mais aujourd'hui nous sommes affranchis de la loi de mort qui pesait sur nous pour obéir dans la nouveauté de l'esprit et non dans la vétusté de la lettre ". Ainsi te vantais-tu; tu criais, tu disais: Ecoute, lis, vois, et tournant promptement le dos, tu cherchais à t'échapper. Attends : je t'ai écouté, écoute-moi; ou plutôt ne nous écoutons ni l'un ni l'autre, mais tous deux écoutons l'Apôtre : vois comme en- se justifiant il te condamne.

" Que dirons-nous donc ? " demande-t-il : " La loi péché ? " C'est ce que tu prétendais ; tu disais réellement que la loi est péché ". Oui, voilà ce que tu soutenais, voici maintenant ce qu'il te faut soutenir. Tu, accusais donc de péché la loi de Dieu, quand tu la censurais en aveugle et en téméraire. Tu t'égarais; Paul s'en est aperçu, et il a pris ton langage. " Que dirons-nous donc ? La loi est-elle péché? " Disons-nous comme toi que la loi est péché ? loin de là ". — Si donc tu t'attachais à l'autorité de l'Apôtre, pèse ces mots et avise ensuite. Ecoute : " La loi péché ?loin de là ". Ecoute ce " loin de là". Oui, si tu es disciple de cet Apôtre, si tu as une haute idée de son autorité, écoute ce loin de là", et éloigne toi-même ton sentiment. " Que dirons-nous donc ? " Que conclurons-nous ? Si j'ai dit : " Les passions du péché, occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres, afin de leur faire porter des fruits pour la mort " ; si j'ai dit : " Nous sommes affranchis de la loi de mort qui pesait sur nous " ; si j'ai dit: " Obéissons dans la nouveauté de l'esprit et non dans la vétusté de la lettre ", s'ensuit-il que " la loi est péché ? loin de là ". Pourquoi donc, ô Apôtre, avoir dit tout ce que vous venez de dire ?

5. Non, la loi n'est pas péché. " Toutefois je n'ai connu le péché que par la loi; car je ne connaîtrais pas la concupiscence, si la loi ne disait : Tu ne convoiteras point ". A

mon tour maintenant de t'interroger, Manichéen; je t'interroge, réponds-moi. Comment appeler mauvaise une loi qui dit : " Tu ne convoiteras point ? " Un débauché même, l'homme le plus dégradé ne l'affirmera jamais. Les libertins en effet ne rougissent-ils pas quand on les reprend, et ne craignent-ils pas de s'abandonner à leurs infamies au sein d'une compagnie honnête ? Ah ! si tu condamnes cette loi qui crie : " Tu ne convoiteras point ", c'est que tu voudrais convoiter impunément; tu ne l'accuses que parce qu'elle réprime tes passions. Mes frères, quand nous n'entendrions pas ces mots de l'Apôtre : " La loi péché ? loin de là " ; mais seulement cette citation de la loi : " Tu ne convoiteras pas "; oui, quand même il ne ferait pas l'éloge de la loi, nous devrions le faire; nous devrions la louer et nous condamner. N'est-ce pas cette loi, n'est-ce pas cette autorité divine qui crie aux oreilles de l'homme : " Tu ne convoiteras point ? " — " Tu ne convoiteras pas " ; blâme cela, si tu le peux, et si tu ne le peux, mets-le en pratique. " Tu ne convoiteras point " ; tu n'oses condamner cette défense. Elle est donc bonne, et la concupiscence est mauvaise. Ainsi la loi interdit le mal, la loi te défend ce qui ferait ton mal. Oui la loi défend la convoitise comme un mal et comme ton mai. Fais ce qu'elle ordonne, évite ce qu'elle défend, garde-toi de la concupiscence.

6. Que dit pourtant encore l'Apôtre ? Je ne connaîtrais pas la concupiscence, si la loi ne disait : Tu ne convoiteras point ". J'allais à la remorque de ma convoitise, je courais où elle m'entraînait, et je regardais comme un grand bonheur de jouir de ses séductions et de ses embrassements charnels. La loi même ne dit-elle pas : " On glorifie le pécheur des désirs de son âme, et on bénit l'artisan d'iniquités (1)? " — Voici un homme qui se livre en esclave et tout entier aux passions charnelles; partout il guette le plaisir, la fornication et l'ivresse : je n'en dis pas davantage, j'énumère simplement la fornication et l'ivresse, ce qu'interdit la loi de Dieu et ce que n'interdisent pas les lois humaines. Qui jamais, en effet, fut traduit devant un juge pour avoir pénétré dans la demeure d'une prostituée ? Qui jamais a été accusé devant les

1. Ps. IX, 3.

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tribunaux de s'être livré à la débauche et à l'impureté avec ses actrices ? Quel mari a été dénoncé pour avoir violé sa servante ? Je parle de la terre et non du ciel, des lois du monde et non des lois du Créateur du monde. On va même jusqu'à proclamer heureux ces voluptueux, ces débauchés et ces infâmes, à cause des plaisirs qu'ils se procurent en abondance, et des délices dont ils jouissent. Que dis-je ? S'ils se gorgent de vin, si sans mesure ils boivent des mesures, on ne se contente pas de ne les pas accuser, on vante leur courage; hommes, hélas ! d'autant plus abjects qu'ils tremblent moins sous le poids de la boisson.

Or, pendant qu'on les loue de tels actes, pendant qu'on vante leur félicité, leur grandeur, leur bien-être; pendant que loin de regarder tout cela comme coupable, on ose le considérer soit comme une faveur du ciel, soit au moins comme un bien agréable, délicieux et innocent, apparaît tout à coup la loi de Dieu qui s'écrie : " Tu ne convoiteras point ". Cet homme donc qui considérait comme un grand bien, comme une grande félicité de ne refuser à la concupiscence rien de ce qu'il pouvait lui accorder et de suivre tous ses attraits, entend alors cette défense : " Tu ne convoiteras pas ", et il apprend que la convoitise est un péché. Dieu a parlé, l'homme a entendu, il a cru, il connaît le péché, il considère comme mal,ce qui était bien à ses yeux; il veut réprimer la convoitise, n'en être plus l'esclave; il se retient, il fait effort, mais le voilà vaincu. Hélas ! il ne connaissait pas son mal, et il ne l'a appris que pour être plus honteusement vaincu, car il est non-seulement pécheur, mais encore prévaricateur. Sans doute il péchait auparavant; mais il ne se croyait pas pécheur avant d'entendre la loi. La loi lui a parlé, il connaît le péché; en vain il travaille à vaincre, il est battu, il est renversé, et de pécheur qu'il était à son insu, le voilà prévaricateur de la loi. C'est la doctrine contenue dans ces mots de l'Apôtre : " La loi péché ? loin de là. Cependant je n'ai connu le péché que par la loi; car je ne connaîtrais pas la concupiscente, si la loi ne disait : Tu ne convoiteras point ".

7. " Or, prenant occasion du commandement, le péché a opéré en moi toute concupiscence ". La concupiscence était moindre quand, avant la loi, tu péchais sans inquiétude; maintenant que la loi dresse devant toi ses digues, ce fleuve de convoitise semble contenu tant soit peu ; hélas ! il n'est point à sec, et les vagues qui t'entraînaient avant qu'il y eût des digues, grossissant de plus en plus, rompent les digues et t'engloutissent. Oui la concupiscence était moindre en toi quand elle ne faisait que te porter au plaisir; n'est-elle pas à son comble, maintenant qu'elle foule aux pieds la loi même ? Veux-tu avoir une idée de sa violence ? Vois comme elle se joue de cette défense : " Tu ne convoiteras point ! " Cette défense toutefois ne vient pas d'un homme, d'un être quelconque; elle vient de Dieu même, du Créateur, du juge éternel. Respecte-la donc. Tu n'en fais rien. Remarque que le législateur est aussi ton juge. Mais que feras-tu devant lui, malheureux ? Si tu n'as pas vaincu, c'est que tu t'es confié en toi.

8. Aussi bien remarque les paroles qui précèdent et qui te semblaient obscures : " Lorsque nous étions dans la chair ". Oui remarquez bien ces paroles, les premières de ce passage qui nous paraissait obscur : "Lorsque nous étions dans la chair, les passions du péché, occasionnées par la loi ". Comment étaient-elles occasionnées par la loi ? Parce que nous étions dans la chair. Qu'est-ce à dire, " nous étions dans la chair ? " Nous présumions de la chair. En effet, lorsque l'Apôtre tenait ce langage, avait-il déjà quitté cette chair ou s'adressait-il à des hommes que la mort en eût fait sortir? Non sans doute, mais lui et eux étaient dans cette chair comme on y est durant cette vie. Que signifie alors : " Lorsque nous étions dans cette chair ", sinon lorsque nous présumions de la chair, autrement, de nous-mêmes ? N'est-ce pas à des hommes, à tous les hommes que s'adressaient ces mots : " Toute chair verra le Sauveur envoyé par Dieu (1) ? " Or que veut dire : " Toute chair ", sinon tout homme? Que veut dire également : " Le Verbe s'est fait chair (2)", sinon: Le Verbe s'es, fait homme? Le Verbe en effet n'a pas pris une chair sans âme; la chair désigne l'homme datas cette phrase : " Le Verbe s'est fait chair ". Ainsi donc, " lorsque nous étions dans la chair", en d'autres termes, lorsque nous nous livrions aux convoitises de la chair et

1. Isaïe, XL, 5 ; Luc, III, 6. — 2. Jean, 1, 14.

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que nous placions tout notre espoir dans la chair ou dans nous, " les passions du péché, occasionnées par la loi ", durent à la loi même un nouvel accroissement. La défense de la loi n'a servi qu'à rendre prévaricateur, et on est devenu prévaricateur pour ne s'être pas appuyé sur Dieu. " Elles agissaient donc dans nos membres, afin de leur faire porter du fruit , pour qui ? pour la mort ". Mais si le pécheur devait être condamné, que peut-il espérer, une fois devenu prévaricateur ?

9. Si donc, ô mortel, tu es vaincu par la concupiscence, si tu es vaincu par elle, c'est que tu occupais un terrain désavantageux; tu étais dans ta chair, voilà pourquoi tu as été battu. Quitte ce poste funeste. Que crains-tu ? Je ne te dis pas : Meurs. Ne crains pas, si je t'ai dit: Quitte la chair. Je ne te dis pas de mourir, et pourtant je t'invite à mourir. Si vous êtes morts avec le Christ, cherchez ce qui est en haut. Tout en vivant dans la chair, ne reste pas dans la chair. " Toute chair n'est que de l'herbe, tandis que le Verbe de Dieu

subsiste éternellement (1) ". Réfugie-toi dans le sein du Seigneur. La concupiscence s'élève, elle te presse, elle acquiert de nouvelles forces, la défense même de la loi redouble sa vigueur, tu as affaire à un ennemi terrible : ah ! réfugie-toi dans le sein du Seigneur, qu'il soit pour toi, en face de l'ennemi, une forte tourde défense (2). Ne reste donc pas dans ta chair, mais vis dans l'Esprit. Qu'est-ce à dire? Place en Dieu ta confiance. Eh ! si tu la plaçais en ton esprit d'homme, cet esprit retomberait bientôt dans la chair pour n'avoir pas été confié par toi à celui qui peut le soutenir; car il rie peut se soutenir si on ne le soutient. Ne reste pas en toi, monte au-dessus de toi et te place dans celui qui t'a fait. Avec la confiance en toi-même, tu deviendras prévaricateur de la loi qui te sera donnée. L'ennemi effectivement te trouve sans asile et il se jette sur toi; prends garde qu'il ne t'enlève comme un lion dévorant, sans que personne t'arrache à lui (3) ; sois attentif à ces paroles où, tout en louant la loi, l'Apôtre s'accuse, se reconnaît coupable sous l'autorité de la loi, et te représente peut-être dans sa personne : " Je n'ai connu, te dit-il, le péché que par la loi; car je ne connaîtrais pas la concupiscence, si la loi ne disait :

1. Isaïe, XL, 6. — 2. Ps. LX, 4. — 3. Ps. XLIX, 22.

" Tu ne convoiteras point. Or, prenant occasion du commandement, le péché a excité en moi toute concupiscence; car, sans la loi, le péché était mort". Que signifie cette mort? Que le péché est inconnu, qu'on n'en voit point, qu'on n'y pense pas plus qu'à un cadavre enseveli. " Mais quand est venu le commandement, le péché a revécu ". Qu'est-ce à dire encore ? Que le péché a commencé à se montrer, à se faire sentir, à s'insurger contre moi.

10. " Et moi je suis mort". Qu'est-ce à dire? Je suis devenu prévaricateur. " Et il s'est trouvé que ce commandement qui devait me donner la vie ". Remarquez cet éloge de la loi: " le commandement qui devait me donner la vie ". Quelle vie, d'être sans convoitise ! Oh ! quelle douce vie ! Il y a du plaisir dans la convoitise, c'est vrai, et les hommes ne s'y abandonneraient pas s'ils n'y en trouvaient. Le théâtre, les spectacles, les amours lascifs,.les chants efféminés plaisent à la convoitise; la convoitise y trouve des jouissances, des agréments, des délices; mais les impies m'ont parlé de leurs plaisirs, et ils ne sont pas comme votre loi, Seigneur (1) ". Heureuse l'âme qui goûte ces délices de la loi divine, où rien de honteux ne souille, où le pur éclat de la vérité sanctifie.

Celui toutefois qui aime ainsi la loi de Dieu et qui l'aime au point de dédaigner tous les plaisirs charnels, ne doit pas s'attribuer les délices de cet amour : " C'est le Seigneur qui répandra la suavité (2) ". Laquelle demanderai-je , Seigneur ? Dirai-je indistinctement l'une ou " l'autre ? Vous êtes doux, Seigneur, et dans votre suavité enseignez-moi vos justices (3) ". Enseignez-moi dans votre suavité; car vous m'enseignez alors, et lorsque vous m'enseignez ainsi dans votre suavité, j'apprends véritablement à pratiquer. Il est vrai, quand l'iniquité a pour l'âme encore des attraits et des charmes, la vérité semble amère. Oh ! " enseignez-moi avec votre suavité " ; et pour me faire aimer la vérité, que votre onction si douce me remplissez de mépris pour l’iniquité. Il y a dans la vérité infiniment plus -de valeur et plus de charmes; mais pour goûter ce pain délicieux, il faut jouir de la santé. Est-il rien de meilleur et de plus précieux que le pain céleste? Il faut néanmoins que l'iniquité n'ait point agacé les

1. Ps. CXVIII, 85. — 2, Ps. LXXXIV, 13. — 3. Ps. CXVIII, 68.

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dents. " Comme le raisin vert est aux dents et la fumée aux yeux, dit l'Ecriture, ainsi le péché à ceux qui s'y abandonnent (1) ". Que vous sert donc de louer le pain du ciel, si vous vivez mal; puisqu'en le louant vous n'en mangez pas? Il est bien d'écouter la parole sainte, d'écouter et de louer la parole de justice et de vérité : il est mieux encore de la pratiquer. Pratique-la, puisque tu en fais l'éloge. Diras-tu : Je le voudrais, mais je ne le puis? Pourquoi ne le peux-tu ? C'est que tu n'as as la santé. Mais comment l'as-tu perdue, sinon en offensant le Créateur par tes crimes? Afin donc de pouvoir manger avec plaisir et conséquemment en pleine santé ce pain divin que tu vantes, écrie-toi: " J'ai dit : Seigneur, ayez pitié de moi; guérissez mon âme, car j'ai péché contre vous (2) ".

Voilà dans quel sens " il s'est trouvé que le commandement qui devait me donner la vie, m'a causé la mort ". Le pécheur, avant le commandement, ne se connaissait pas; depuis, il est devenu ostensiblement prévaricateur. Ainsi a-t-il rencontré la mort dans ce qui devait lui communiquer la vie.

11. " Ainsi le péché, prenant occasion du commandement, m'a séduit, et par lui m'a tué". C'est ce qui est arrivé d'abord dans le paradis. " Le péché m'a séduit en prenant occasion du commandement ". Remarque le langage insinuant du serpent à la femme. Il lui demande ce que Dieu leur a prescrit. " Dieu nous a dit, répond-elle : Vous mangerez de tous les arbres qui sont dans le paradis, mais vous ne toucherez pas à l'arbre de la science du bien et du mal; autrement, vous mourrez de mort ". Tel est le précepte divin. Le serpent, au contraire : " Non, " dit-il, " vous ne mourrez pas de mort. Car Dieu savait que le jour où vous mangerez du fruit de cet arbre, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux (3) ". — Ainsi, " prenant occasion du commandement, le péché m'a trompé, et par lui m'a tué ". Ton ennemi t'a mis à mort avec l'épée que tu portais; avec tes propres armes il t'a vaincu, avec elles il t'a égorgé. Reprends en main ce commandement, et sache que c'est une arme pour ôter la vie à ton ennemi et non pour être abattu par lui. Mais garde-toi de présumer de tes forces. Vois le petit David en face de

1. Prov. X, 26. — 2. Ps. XL, 5. — 3. Gen. III, 2-5.

Goliath, l'enfant en face du géant. Cet enfant se confie au nom du Seigneur. " Tu viens à moi, dit-il, avec le bouclier et la lance; pour moi je t'aborde au nom du Seigneur tout-puissant (1) ". Voilà, voilà par quel moyen il renverse ce colosse, il n'en triomphe pas autrement, et cet homme qui s'appuie sur sa force tombe avant même de combattre.

12. Remarquez cependant, mes bien-aimés, remarquez de plus en plus que l'apôtre Paul, pour condamner l'aveuglement des Manichéens, fait l'éloge le plus manifeste de la loi divine. Il ajoute en effet : " Ainsi la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon ". Que se peut-il ajouter à cet éloge? Par ce mot : " Loin de là", saint Paul avait précédemment repoussé une accusation, mais sans louer la loi; autre chose effectivement est de réfuter un reproche et autre chose de décerner des louanges méritées. Voici le reproche : " Que dirons-nous donc? La loi péché? " En voici la réfutation : " Loin de là ". Ce seul mot suffit pour soutenir la vérité, attendu la grande autorité du défenseur. Pourquoi en dirait-il davantage? C'est assez de prononcer : " Loin de là ! " — " Voulez-vous, dit-il ailleurs, faire l'expérience de Celui qui parle en moi, du Christ (2) ? " Il fait maintenant davantage : " Ainsi la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon ".

13. " Ce qui est bon est donc devenu pour moi la mort? Loin de là " ; car ce qui est bon n'est pas la même chose que la mort. " Mais le péché, pour se montrer péché, a, par ce qui est bon, opéré pour moi la mort". Ce n'est pas la loi, c'est le péché qui est la mort. Il avait dit précédemment : " Sans la loi le péché est mort " ; et je vous faisais observer que le péché mort signifiait ici le péché caché, le péché inconnu. Avec quelle exactitude dit-il maintenant, au contraire : " Le péché, pour se montrer péché ! " Comment, " pour se montrer péché?" C'est que j'ignorerais la concupiscence, si la loi ne disait : " Tu ne convoiteras point ". Nous ne lisons pas . Je ne ressentirais point la concupiscence, mais : " J'ignorerais la concupiscence ". Ici également nous ne lisons pas : Le péché pour exister, mais : " Le péché, pour se montrer péché, a, par ce qui est bon, opéré pour moi la mort ". Quelle mort? De sorte que c'est

1. I Rois, XVII, 45. — 2. II Cor. XIII, 3.

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pécher au-delà de toute mesure, puisque c'est pécher par le commandement même". Remarquez : " C'est pécher au-delà de toute mesure ". Pourquoi " au-delà de toute mesure ? " Parce que c'est ajouter la prévarication au péché, " la prévarication n'existant pas, quand il n'y a point de loi (1) ".

14. Aussi considérez, mes frères, considérez que le genre humain prend sa source dans cette première mort du premier homme, car c'est par le premier homme que " le péché est entré dans ce monde, et par le péché la mort qui a passé à tous les hommes (2) ". Remarquez bien cette expression : " qui a passé "; examinez-en le sens avec attention. " La mort a passé à tous les hommes " ; voilà ce qui rend coupable le petit enfant : il n'a point commis, mais il a contracté le péché. Le premier péché, effectivement, ne s'est pas arrêté à sa source, " il a passé ", non pas à celui-ci ou à celui-là, mais " à tous les hommes ". Le premier pécheur, le premier prévaricateur a engendré des pécheurs condamnés à mort. Le Sauveur pour les guérir est né d'une Vierge. Il n'est donc pas venu à toi par le chemin que tu as suivi, puisqu'il n'est pas né de l'union

1. Rom. IV, 15. — 2. Ib. V, 12.

des sexes, de l'esclavage de la concupiscence. " L'Esprit-Saint surviendra en toi ", fut-il dit à la Vierge. Il lui fut dit avec toute la chaleur de la foi et non avec les ardeurs de la convoitise charnelle : " L'Esprit-Saint surviendra en toi, et la vertu du Très-Haut te couvrira de son ombre (1) ". Comment, sous un tel ombrage , brûler des flammes de la passion? Eh bien ! c'est précisément parce qu'il n'est pas venu dans ce monde par la même route que toi, que le Sauveur te peut délivrer. En quel état t'a-t-il trouvé? Tu étais vendu comme esclave au péché, frappé de la même mort que le premier homme, enveloppé dans son péché et coupable avant d'avoir ton libre arbitre. Voilà en quelle situation ton Rédempteur t'a trouvé quand tu étais tout petit encore. Mais aujourd'hui tu n'es plus enfant; tu as grandi, tu as ajouté de nombreux péchés au premier péché ; la loi t'a été donnée et tu es devenu prévaricateur.

Prends garde pourtant au découragement Où le péché a abondé, a surabondé la grâce (2) ".

Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (Voir tom. VI, serm. I.)

1. Luc, I, 35. — 2. Rom. V, 20.

 

 

 

 

SERMON CLIV. PRONONCÉ AU TOMBEAU DE SAINT CYPRIEN. LA PERFECTION DERNIÈRE (1).

ANALYSE. — Après avoir résumé ce qu'il a dit dans le discours précédent, saint Augustin répète que la loi nous a été donnée pour nous faire connaître nous-mêmes à nous-mêmes. Or, que révèle-t-elle en nous ? Saint Paul se plaint douloureusement d'être asservi au péché, c’est-à-dire à la concupiscence. Mais est-ce de lui-même que parle saint Paul ? On ne peut en douter en rapprochant du texte que nous expliquons d'autres passages de ses Epîtres. Il c'était donc ni entièrement charnel, puisqu'il ne consentait pas au péché, ni entièrement spirituel, puisqu'il ressentait encore des mouvements déréglés, mais spirituel et charnel tout à la fois. Ainsi en est-il des hommes les plus saints : ils doivent lutter toute leur vie, et c'est après la mort seulement, c'est après la résurrection, qu'ils parviendront à la perfection suprême et ne ressentiront plus les attraits de la concupiscence.

1. Vous qui étiez hier au sermon, vous avez entendu la lecture qu'on y a faite dans une épître de l'Apôtre saint Paul. La lecture d'aujourd'hui est prise immédiatement après celle-là; c'est toujours ce passage difficile et dangereux que nous avons résolu d'expliquer et d'éclaircir devant vous, avec l'aide que le Seigneur daigne m'accorder et qu'il proportionne

1. Rom. VII, 15-24.

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à l'affection pieuse qui vous fait intercéder près de lui en ma faveur. Que votre charité m'écoute avec patience, et si j'ai peine à exposer ces obscures questions, que je puisse au moins me faire entendre aisément. Ne serait-il pas trop laborieux de lutter en même temps contre ces deux obstacles? Plaise à Dieu néanmoins que nos efforts ne soient pas stériles ! Afin donc de les rendre profitables, écoutez avec patience.

L'Apôtre ne condamne pas la loi : nous l'avons, je crois, montré suffisamment hier à ceux qui nous ont suivi. Voici en effet ses paroles : " Que dirons-nous donc? Que la loi est un péché ? Loin de là. Mais je n'ai connu le péché que par la loi ; car je ne connaîtrais point la concupiscence, si la loi ne disait Tu ne convoiteras pas. Or, prenant occasion du commandement, le péché a excité en moi toute concupiscence; car le péché, sans la loi, est mort " ; il est endormi, ne se montre point. " Et moi je vivais autrefois sans la loi. Mais quand est venu le commandement, le péché a revécu. Et moi je suis mort, et il s'est trouvé que ce commandement qui devait me donner la vie (qu'y a-t-il en effet de plus propre à la donner que ces mots: " Tu ne convoiteras pas ?), m'a causé la mort. Ainsi le péché, prenant occasion du commandement, m'a séduit et par lui m'a tué ". Celui-ci menaçait la concupiscence, mais ne l'éteignait pas; il la menaçait, mais sans la réprimer, faisant craindre le châtiment et non pas aimer la justice. "Ainsi donc, poursuit-il, la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon. Ce qui est bon est donc devenu pour moi la mort? Loin de là ". Ce n'est pas la loi, mais le péché qui est la mort. Et à l'occasion du commandement que s'est-il produit ? Le péché, pour se montrer péché " ; car il était inconnu quand on le disait mort; " " le péché a, parce qui est bon, opéré la mort, de sorte qu' " à cause de la prévarication qui s'y ajoute, " le pécheur dépasse toute mesure puisqu'il pèche par le commandement même ". De fait, s'il n'y avait pas de commandement, la prévarication ne mettrait pas le comble au péché. L'Apôtre ne dit-il pas ailleurs expressément: " Il n'y a pas de prévarication, quand il n'y a pas de loi (1) ? "

1. Rom. IV, 15.

Pourquoi maintenant, pourquoi douter encore que si la loi a été donnée, c'est afin d'apprendre à l'homme à se connaître ? L'homme s'ignorait quand Dieu ne lui interdisait pas le mal; il n'a senti sa langueur qu'en entendant la proclamation de la défense. C'est alors qu'il s'est reconnu, plongé dans le mal. Mais où se fuir, puisqu'il se porte partout avec lui ? Que lui sert, hélas ! de se connaître, puisqu'il ne voit en lut que des plaies ?

2. Voici donc; dans la lecture d'aujourd'hui, le langage d'un homme qui a appris à se connaître. " Nous savons, dit-il, que la loi est spirituelle; et moi je suis charnel, vendu comme esclave au péché. Aussi j'ignore ce que je fais ; car le bien que je veux, je ne le fais pas, mais je fais le mal que je hais ".

La question qui s'agite ici avec beaucoup d'application est de savoir si c'est de l'Apôtre même qu'il s'agit ici, ou de quelqu'autre qu'il personnifierait en lui, comme il le faisait quand il disait ailleurs: " Au reste j'ai représenté.cela en moi et dans Apollo, à cause de vous, afin de vous instruire (1) ". Mais si c'est l'Apôtre qui parle ici, et personne n'en doute, si c'est de lui et non pas d'un autre qu'il dit: " Je ne fais pas ce que je veux, et c (je fais ce que je hais " , à quoi nous arrêter, mes frères? Serait-il vrai que tout en ne voulant pas commettre d'adultère, par exemple, l'apôtre Paul s'y laissait aller? qu'il était avare sans vouloir être avare? Qui d'entre nous oserait se charger d'un tel blasphème, avoir une telle idée de cet Apôtre? Peut-être donc est-il ici question de quelque autre, de toi, de lui, de moi. Or, s'il en est ainsi, prêtons l'oreille à ce qu'il semble s'attribuer, pour nous amender sans nous irriter. Et si c'est de lui-même qu'il s'agit, car il est possible qu'il s'en agisse, ne comprenons pas ces mots : " Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais ", dans ce sens qu'il voudrait être chaste, et serait adultère ; miséricordieux, et serait cruel; pieux, et serait impie. Non, n'entendons pas ainsi ces mots: "Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais ".

3. Alors, que veut-il dire ? Je veux ne convoiter pas et je convoite. Que contient la loi? Tu ne convoiteras pas ". L'homme a entendu cette défense, il a reconnu sa faute, il a déclaré

(1) I Cor. IV, 6.

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la guerre au vice, mais il s'en est trouvé l'esclave. — Un homme, je le conçois, mais ce n'est pas l'Apôtre. — Que répondre, mes frères? Que l'Apôtre ne ressentait dans sa chair aucune passion dont il n'aurait pas voulu, sains toutefois consentir à ses impressions, à ses suggestions, à ses entraînements, à ses ardeurs et à ses tentations ? Je le déclare devant votre charité: pour se persuader que l'Apôtre n'éprouvait absolument aucune de ces impressions maladives de concupiscence qu'il devait combattre, il faudrait être hardi. Je voudrais pourtant qu'il en fût ainsi ; car loin de porter envie aux Apôtres, nous devons les imiter. Cependant, mes chers amis, j'entends l'Apôtre avouer lui-même qu'il n'est point parvenu encore à toute la perfection de sainteté que la foi nous révèle dans les anges; dans les anges dont nous espérons néanmoins devenir les égaux, si nous parvenons au terme de nos désirs. Le Seigneur nous promet-il autre chose pour le moment de la résurrection, quand il dit: " Les hommes, à la résurrection, ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris; car ils ne mourront plus, mais ils seront égaux aux anges de Dieu (1)? "

4. Pour toi, me dira-t-on, comment sais-tu que l'Apôtre Paul n'était point parvenu encore à la justice et à la perfection des anges? — Ce n'est pas en outrageant cet apôtre, c'est en ne m'en rapportant qu'à lui-même, qu'à son témoignage , sans. m'inquiéter des soupçons ou des louanges immodérées dont il peut être l'objet. Parlez-nous donc de vous-même, ô saint Apôtre, et dans un passage où personne ne doute qu'il s'agisse de vous; puisqu'il est des hommes qui prétendent qu'en écrivant : " Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais ", vous personnifiiez en vous le travail, les défaillances, la défaite et l'esclavage de je ne sais quel autre que vous. Parlez-moi de vous, dans un passage où, de l'aveu de tous, il est bien question de vous.

" Mes frères, dit cet Apôtre, je ne crois pas que j'ai atteint le but". Que faites-vous donc? " Une chose : oubliant ce qui est en arrière et m'avançant vers ce qui est en avant, je tends au terme ", je n'y suis pas parvenu; je tends au terme, à la palme de la vocation céleste de Dieu dans le Christ Jésus (2) ". Il

1. Matt. XII, 30; Luc, XX, 35, 36. — 2. Phil. III, 13, 14.

venait de dire aussi : " Non que déjà j'aie atteint jusque-là, ou que déjà je sois parfait (1) ".

Mais voici de nouvelles objections. L'Apôtre en parlant ainsi, dit-on, faisait entendre qu'il n'était point arrivé encore à l'immortalité, il n'exprimait point qu'il n'avait pas atteint la perfection de la justice. Il était dès lors aussi juste que les anges, mais il n'était pas immortel comme eux. Et il est bien sûr, bien sûr, soutiennent-ils, que telle était sa pensée. — Tu viens de nous dire : L'Apôtre était aussi juste que les anges, mais il n'était pas encore immortel comme eux. Ainsi donc il possédait la sainteté dans toute sa perfection, mais en courant après la palme céleste il cherchait l'immortalité glorieuse.

5. Faites-nous donc connaître, saint Apôtre, un autre passage plus clair encore où vous confessez vos faiblesses sans parler de vos aspirations à l'immortalité. — Ici encore j'entends des murmures, des objections, il me semble lire dans la pensée de plusieurs. Il est vrai, me dit-on, je sais le passage que tu vas citer ; l'Apôtre y avoue des faiblesses, mais ce sont les faiblesses de la chair et non de l'esprit, du corps et non de l'âme : or c'est dans l'âme et non- dans le corps qu'habite la perfection de la justice. Qui ne sait effectivement que l'Apôtre avait un corps fragile, un corps mortel ? Ne dit-il pas lui-même : " Nous portons ce trésor dans des vases d'argile (2) ". Eh ! que t'importe ce vase d'argile ? Parle du trésor qu'il y portait. — Cherchons par conséquent s'il lui manquait quelque chose, et s'il pouvait ajouter encore à l'or divin de sa sainteté. Pour ne paraître pas lui manquer de respect, interrogeons-le lui-même.

" Et de peur, dit-il, que la grandeur de mes révélations ne m'élève ". Ici, sans aucun doute, tu reconnais l'Apôtre à la grandeur de ses révélations et à la crainte de tomber dans l'abîme de l'orgueil. Or pour savoir que ce même Apôtre, qui voulait sauver les autres, était encore en traitement lui-même ; pour savoir, dis-je, qu'il était encore en traitement, ne considère pas seulement les honneurs dont il était comblé; apprends quel remède le médecin suprême lui faisait prendre contre l'enflure de l'orgueil ; apprends-le, non pas de moi, mais de lui. Entends son aveu, pour

1. Phil. III, 12. — 2. II Cor. IV, 7.

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connaître sa doctrine. Ecoute donc: " Et dans la crainte que la grandeur de mes révélations ne m'élève ". Mais quoi ! puis-je lui dire, vous avez peur de vous élever, ô saint Apôtre ? Il vous faut prendre garde encore à l'orgueil, le craindre encore ? Il faut, pour vous préserver de cette maladie, chercher encore quelque remède?

6. Que me dis-tu là, reprend-il ? Sache donc qui je suis, et tremble au lieu de t'élever. Apprends avec quelles précautions doit marcher le petit agneau, quand le bélier est exposé à tant de périls. " De peur donc, poursuit-il, que la grandeur de mes révélations ne m'élève, il m'a été donné un aiguillon dans ma chair, un ange de Satan pour m'appliquer des soufflets ". — De quel orgueil n'était-il pas menacé pour avoir été astreint à un si violent remède ? Dis-nous maintenant encore que la justice était en lui aussi parfaite que dans les saints anges. Est-ce qu'au ciel les saints anges ressentent aussi cet aiguillon, cet ange de Satan leur appliquant des soufflets pour leur faire évider l'orgueil? A Dieu ne plaise que nous concevions de tels soupçons sur les saints anges ! Nous sommes hommes; reconnaissons que les saints apôtres étaient hommes aussi; vaisseaux d'élection, sans doute, mais fragiles encore, voyageurs sur la terre sans être encore triomphateurs dans la patrie du ciel, De plus l'Apôtre ayant demandé par trois fois au Seigneur d'être délivré de cet aiguillon charnel , sans être exaucé selon ses désirs, parce que Dieu avait plutôt en vue sa guérison (1), est-il étrange qu'il ait dit : " Nous savons que la loi est spirituelle; mais moi je suis charnel? "

7. Quoi ! cet Apôtre disait aux autres : " Vous qui êtes spirituels, instruisez les faibles en esprit de douceur ", et il serait charnel lui-même? Il traite les autres d'hommes spirituels, et il serait charnel encore? — Cependant, que dit-il à ces spirituels ? Ils n'avaient pas atteint encore la perfection du ciel et des anges, ils ne goûtaient pas encore le tranquille repos de la patrie, mais éprouvaient toujours les sollicitudes et les anxiétés du voyage . que leur dit-il donc ? Oui, il les appelle spirituels : " Vous qui êtes spirituels, instruisez ces faibles avec l'esprit de douceur " ; mais il ajoute Prenant garde à toi, dans la crainte que toi aussi tu ne sois tenté (2) ". Ainsi pour ce chrétien

1. II Cor. XII, 7-9. — 2. Gal. VI, 1.

même qu'il nomme spirituel, il redoute la faiblesse et la chute ; il craint que la tentation n'ait prise sur ce spirituel en agissant directement sur sa chair, sinon sur son esprit. Si cet homme est spirituel, c'est qu'il vit conformément à l'esprit ; mais son corps mortel le rend charnel encore, de sorte qu'il est à la fois spirituel et charnel. Spirituel: " J'obéis par l'esprit à la loi de Dieu ". Charnel : " Mais par la chair à la loi du péché ". Il est donc bien vrai qu'il est en même temps spirituel et charnel ? C'est chose incontestable pour tout le temps que dure sa vie sur cette terre.

8. Ne t'étonne pas de ceci, toi, qui que tu sois, qui consens et te laisses aller aux convoitises charnelles, qui peut-être les crois innocentes et destinées à assouvir ta passion pour les plaisirs, ou qui tout en les condamnant, t'y abandonnes en esclave et suis leurs inspirations honteuses; tu es entièrement charnel. Oui, qui que tu sois, tu es charnel, charnel tout entier. Pour toi qui malgré cette défense de la loi : "Tu ne convoiteras pas ", ressens des impressions de convoitise, sans pourtant violer cette autre défense de la loi : " Ne te livre pas à tes passions' "; si d'une part tu es charnel, tu es spirituel d'autre part. Car il est bien différent de ressentir la convoitise ou de s'y laisser aller. Pour ne la point ressentir, il faut être parvenu à la perfection suprême, et pour ne s'y pas laisser aller, il faut combattre, lutter, souffrir.

Mais comment désespérer de la victoire quand on combat avec ardeur? Or, quand la remportera-t-on? Quand la mort sera anéantie dans son triomphe. Alors en effet se feront entendre les chants des vainqueurs et non les cris laborieux des combattants. Et quels seront ces chants, au moment où ce corps aura revêtu, corruptible, l'incorruptibilité, et mortel, l'immortalité? Voici le vainqueur, écoute ses chants d'allégresse, prête l'oreille à ses acclamations triomphales. " Alors s'accomplira cette parole de l'Ecriture : La mort est anéantie dans sa victoire. O mort, où est ton ardeur? O mort, où est ton aiguillon (3) ? " — Où est-il?" Il était, mais il n'est plus.

" O mort, où est ton ardeur ? " La voici pour le moment : " Je ne fais pas ce que je veux ". La voici encore : " Nous savons que la loi est

1. Exod. XX, 17 ; Eccli. XVIII, 30. — 2. I Cor. XV, 53-55

20

spirituelle; pour moi je suis charnel". Or, si c'est de lui-même que parle l'Apôtre; si c'est de lui-même, je le suppose et ne l'affirme pas; si donc il dit de lui-même : " Nous savons que la loi est spirituelle, pour moi je suis charnel " ; ce qui indique que par le corps il est charnel et spirituel par l'esprit: quand sera-t-il spirituel tout entier? Lorsque " semé corps animal, ce corps ressuscitera spirituel (1) ". Maintenant donc que la mort travaille avec ardeur, " je ne fais pas ce que je veux " ; je suis en partie spirituel et charnel en partie, spirituel dans la meilleure moitié de moi-même, et charnel dans la moitié inférieure. Je suis dans la mêlée encore, je n'ai pas vaincu, et c'est beaucoup pour moi de ne pas être défait. " Je ne fais pas ce que je veux, je "fais ce que je hais". Que fais-tu? Je convoite. Sans doute, je ne consens pas à la convoitise, je ne m'abandonne pas à mes passions; je convoite néanmoins encore, et cette partie qui convoite tient de moi aussi.

9. Car je ne suis pas un autre dans mon esprit et un autre dans ma chair. Que suis-je donc? "C'est partout moi", moi dans ma chair et moi dans mon esprit. Je ne suis pas deux natures contraires, mais un seul homme composé de deux natures, car Dieu qui m'a fait homme est un aussi. " Ainsi donc c'est moi", c'est bien moi " qui obéis par l'esprit à la loi de Dieu, et à la loi du péché par la chair ". Mon âme n'acquiesce pas à la loi du péché, je voudrais même qu'elle ne se fît point sentir dans mes organes. Mais comme mon vouloir ne s'accomplit pas, il s'ensuit que "je ne fais pas ce que je veux" ; " je convoite " malgré moi; et que " je fais ce que je hais ". Qu'est-ce que je hais? La concupiscence. Oui, je hais la concupiscence, et nonobstant elle est dans ma chair, tout en n'étant pas dans mon esprit. Ainsi je fais ce que je hais ".

10. " Or, si je fais ce que je ne veux pas, " j'acquiesce à la loi comme étant bonne ". Que signifie : " Si j’étais ce que je ne veux pas, j'acquiesce à la loi comme étant bonne?" Sans doute, tu acquiescerais à la loi, si tu faisais ce qu'elle veut : tu fais ce qu'elle défend, et tu y acquiesces encore? — Il est bien vrai, " si je fais ce que je ne veux pas, j'acquiesce à la loi comme étant bonne ". — De quelle manière? — La loi dit: "Tu ne convoiteras pas".

1. I Cor. XV, 44.

Et moi, que voudrais-je? Ne convoiter pas. Je veux donc ce que veut la loi et " j'acquiesce à la loi comme étant bonne". Si la loi disait : " Tu ne convoiteras pas ", et que je voulusse convoiter, je n'y acquiescerais pas et cette dépravation de ma volonté me mettrait en guerre avec elle. Y acquiescerais-je, si je voulais convoiter quand elle dit: "Tu ne convoiteras pas ? " Maintenant au contraire? Que dis-tu, ô loi? — "Tu ne convoiteras pas". — Je ne veux pas non plus convoiter, non, je ne veux pas. Je ne veux point ce que tu ne veux pas; ainsi je suis bien d'accord avec toi. Ma faiblesse, sans doute, n'accomplit pas toujours la loi; mais ma volonté la bénit. Voilà pourquoi, tout en ne faisant pas ce que je veux ", je suis d'accord avec elle; d'accord en ne voulant pas ce qu'elle ne veut pas, et non pas en faisant ce que je ne veux point. Je le fais, en convoitant, sans toutefois consentir à la convoitise.

Ainsi pour pécher et donner le mauvais exemple, nul ne doit s'autoriser de l'exemple de l'Apôtre. " Je ne fais pas ce que je veux ". Que dit en effet la loi? "Tu ne convoiteras pas ". Je ne veux donc pas convoiter; et pourtant je convoite, tout en ne consentant pas à ma convoitise, tout en ne m'y livrant pas. J'y résiste effectivement, j'en détourne mon esprit, je lui refuse des armes, je veille sur mes sens. Hélas ! néanmoins, il se fait en moi ce que je ne veux pas. Ce que la loi ne veut pas, je ne le veux pas avec elle; je refuse ce qu'elle refuse, ainsi nous sommes d'accord.

11. Il est vrai, je suis en même temps dans ma chair et dans mon esprit; mais je suis plus moi dans mon esprit que dans ma chair; car je suis dans mon esprit comme dans la partie qui commande, attendu que le corps est gouverné par l'esprit, et il y a plus de moi dans ce qui commande que dans ce qui est commandé en moi. Or, puisqu'il y a plus de moi dans mon esprit, je puis dire : " Maintenant donc, ce n'est plus moi qui fais cela ". — " Maintenant " , c'est-à-dire , " maintenant que je suis affranchi ", après avoir été vendu en esclave au péché, maintenant que j'ai reçu du Sauveur la grâce de me complaire dans la loi de Dieu, " ce n'est plus moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi; car je sais que le bien n'habite pas en moi ". En moi, encore une fois ; dans quelle partie de moi-même ?

21

" En moi, c'est-à-dire dans ma chair; car en moi-même réside le vouloir".

" Je sais ", dis-tu. Que sais-tu ? " Que le bien n'habite pas en moi, autrement dans ma chair ". Tu viens de dire pourtant Je ne sais ce que je fais ". Si tu ne sais, comment sais-tu ? Tu dis : " Je ne sais " ; et puis : " Je sais " : à mon tour, je ne sais ce que je dois croire. Serait-ce ceci ? Dans cette phrase : " Je ne sais ce que je fais ", je ne sais signifierait je n'approuve pas, je n'agrée pas, il ne me plaît pas, je ne consens pas, je n'applaudis pas. C'est ainsi qu'au Christ ne seront pas inconnus sans doute ceux à qui il dira : " Je ne vous connais point (1) ". Oui, c'est dans ce sens que je comprends ces mots : " Je ne sais ce que je fais ". Je ne fais pas en effet ce que je ne sais pas. " Or, ce n'est pas moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi ". C'est ce qui me fait dire que je ne fais pas; comme il est dit du Seigneur qu'il ne connaissait pas le péché (2) ". Comment, il ne le connaissait pas ? " Ne connaissait-il pas ce qu'il condamnait ? Ne connaissait-il pas ce qu'il châtiait ? Mais s'il ne l'avait pas connu, le châtiment n'eût-il pas été injuste? Le châtiment étant juste, il connaissait donc le péché, et s'il est dit qu'il ne le connaissait pas, c'est pour indiquer qu'il ne le commettait pas. " Ainsi je ne sais ce que je fais; car je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais. Or, si je fais ce que je hais, j'acquiesce à la loi comme étant bonne. Maintenant donc ", que j'ai reçu la grâce, " ce n'est pas moi qui fais cela ". Mon âme est libre et ma chair est esclave. " Ce n'est pas moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi. Car je sais qu'en moi, c'est-à-dire dans ma chair, le bien ne réside pas ".

12. " En effet, le vouloir est en moi, mais je n'y trouve pas à accomplir le bien ". Je puis le vouloir, je ne puis l'accomplir. Il n'est pas dit : Je ne puis pas le faire, mais l'accomplir. Tu ne saurais dire, hélas ! que tu ne fais rien. La convoitise s'élève et tu la réprimes. Voici les charmes d'une femme étrangère, tu n'y cèdes pas, tu détournes l'esprit, tu rentres dans le sanctuaire de ton âme. Voici encore de bruyants attraits, tu les condamnes, tu préfères la pureté de ta conscience. Non,

1. Matt. VII, 23. — 2. II Cor. V, 21.

dis-tu, je n'y consens pas. — Mais comme c'est délicieux. — Je n'en veux point, j'ai d'autres plaisirs; je me complais selon l'homme intérieur dans la loi de Dieu ". Pourquoi tant faire avec ce corps ? Pourquoi me prôner si haut ces plaisirs insensés, passagers, éphémères, vains, nuisibles, et me les vanter avec une si creuse faconde ? Les impies m'ont parlé de leurs délices ". Comme eux la convoitise fait miroiter ses jouissances devant moi, " mais ce n'est pas comme votre loi, Seigneur (1). — Car je me complais dans la loi de Dieu ", non par ma vertu, mais par la grâce divine. O convoitise, agite-toi dans mon corps, tu ne t'assujettis pas pour cela mon esprit. " Je me confierai en Dieu, je ne craindrai pas les tentatives de la chair (2) ". En vain la chair fait bruit quand je ne donne pas mon consentement, le consentement de ma volonté. "Je me confierai en Dieu; je ne redouterai point les assauts de la chair " ; de la mienne comme de celle d'autrui. Or, n'est-ce rien faire que de faire tout cela ? C'est faire beaucoup, c'est faire énormément, mais ce n'est pas accomplir. Qu'est-ce que accomplir ? C'est être en état de dire : " O mort, où est ton ardeur? "

Voilà donc le sens de ces mots : " Le vouloir réside en moi, mais je n'y trouve pas à accomplir le bien ".

13. " Effectivement, je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas ". Il répète : " Or, si je fais le mal que je ne veux pas ", en ressentant la convoitise, " ce n'est plus moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi. J'approuve donc la loi, quand je veux faire le bien ". Je la trouve bonne; oui, elle est quelque chose de bien. Comment l'approuve-je ? En voulant l'accomplir. " J'approuve donc la loi, quand je veux faire le bien; car le mal réside en moi ". Ici encore : en moi, car ma chair ne m'est pas étrangère ; elle n'est ni d'une autre personne, ni d'un autre principe, mon âme venant de Dieu, et mon corps de la race ténébreuse. Assurément non. La maladie est contraire à la santé. Je suis l'homme laissé sur le chemin à demi-mort (3) ; on me traite encore, on travaille à guérir toutes mes langueurs (4).

Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais. Or, si je ne fais pas ce que je veux,

1. Ps. CXVIII, 85. — 2. Ps. LV, 5. — 3. Luc, X, 30. — 4. Ps. CII, 3.

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j'approuve la loi quand je veux faire le bien et que le mal réside en moi". Quel mal ?

14. " Je me complais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur; mais je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et qui m'assujettit à cette loi du péché, laquelle est dans mes membres ". Il est donc captif, mais dans sa chair; captif, mais dans une partie seulement de lui-même; car son âme résiste au mal et s'attache à la loi de Dieu. Tel est bien le sens que nous devons donner à ces mots, si nous les entendons de l'Apôtre même. D'où il suit que si la volonté ne consent ni aux tentations,-ni aux inspirations, ni aux caresses du péché ; si elle préfère à ces jouissances les jouissances qu'elle goûte intérieurement et avec qui les premières n'ont rien de comparable; si elle n'y consent pas, il y a en nous de la vie et de la mort; la mort travaille, mais l'esprit vit et résiste. La mort même n'est-elle pas en toi? Est-ce que cette partie morte ne fait point partie de toi-même ? Tu as donc à lutter encore. Et qu'as-tu à espérer ?

15. " Misérable homme que je suis ! " Oui, misérable dans mon corps, sinon dans mon esprit, car je suis également et dans l'un et dans l'autre, nul ne haïssant jamais sa chair (2). " Misérable homme que je suis, qui me délivrera du corps. de cette mort? " Que signifie ce langage, mes frères ? L'Apôtre semble vouloir n'avoir plus de corps. Mais pourquoi cet empressement? Si tu n'aspires qu'à être séparé de ton corps, la mort viendra, et ton dernier jour t'éloignera de ton corps sans aucun doute. Est-il si nécessaire de gémir? Pourquoi donc dire. "Qui me délivrera?" Un mortel, un mourant peut-il parler ainsi? Oui, ton âme se séparera enfin du corps : la vie étant courte, cette séparation n'est pas éloignées l'époque même en est incertaine, à cause des accidents qui surviennent chaque jour. Ainsi qu'on hâte ou qu'on ralentisse le pas, toute vie humaine est de courte durée. Est-il donc besoin de gémir et de t'écrier : " Qui me délivrera du corps de cette mort? "

16. Il ajoute : " C'est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ": Ainsi les païens, qui n'ont pas la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, seront exempts de la mort? Jamais, pas même au dernier

1. Ephé. V, 29.

jour, ils ne quitteront leur corps? — Ils ne seront pas ce jour-là affranchis du corps de cette mort? Pourquoi donc attribuer, comme une si grande faveur, à la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, d'être délivré du corps de cette mort? — Si nous avons bien saisi le sens de l'Apôtre, ou plutôt, comme il est sûr que nous l'avons bien saisi, avec l'aide du Seigneur, voici ce que te répond l'Apôtre : Je sais ce que je dis. Tu prétends que les païens seront délivrés du corps de cette mort, parce que viendra pour eux le dernier jour de la vie et qu'il les en séparera. Mais viendra également le jour " où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront aussi la voix " du Christ, " et où tous ceux qui ont fait le bien sortiront pour ressusciter à la vie " : ils seront ainsi délivrés du corps de cette mort; alors aussi " ceux qui ont fait le mal sortiront pour ressusciter à leur condamnation ". Les voilà donc rentrés dans le corps de cette mort; ce corps sera rendu à l'impie pour ne le plus quitter; et ce sera, non pas l'éternelle vie, mais l'éternelle mort ou la peine éternelle.

17. Pour toi donc, chrétien, prie de toutes tes forces, écrie-toi : " Misérable homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? " On te répondra : Ton salut viendra, non de toi, mais de ton Seigneur, du gage divin que tu as reçu. Espère que tu posséderas avec le Christ le règne même du Christ; n'as-tu pas son sang pour gage? Dis donc, dis toujours : " Qui me délivrera de ce corps de mort? " afin qu'on te réponde : " La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ". L'affranchissement du corps de cette mort ne consistera pas à ne l'avoir plus : tu l'auras, mais il ne sera plus de cette mort. Ce sera donc lui et ce ne sera plus lui. Ce sera lui, attendu que ce sera la même chair; et ce ne sera plus lui, parce qu'il ne sera plus mortel. Oui cet affranchissement consistera en ce que ce corps mortel revêtira l'immortalité, en ce que corruptible,il revêtira l'incorruptibilité. De qui et par qui lui viendra cette transformation ? " De la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ".

Ainsi par un homme est venue la mort, " et par un homme la résurrection des morts. " Et comme tous meurent en Adam " ; c'est le motif de nos larmes : " comme tous meurent en Adam "; c'est le sujet de nos gémissements, c'est la cause de nos luttes contre la mort;

23

c'est le principe de ce corps de mort; tous aussi revivront dans le Christ (1) ". Tu revivras en te réunissant à ton corps devenu immortel, et tu pourras dire alors : " O mort, où est ton ardeur? " Tu seras donc affranchi du corps de cette mort, non pas grâce à toi, mais " grâce

à Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ". Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. I Cor. XV, 21, 22.

 

 

 

 

SERMON CLV. SORT HEUREUX DU VRAI CHRÉTIEN (1).

ANALYSE. — Ce sermon n'est que l'explication des onze versets indiqués au renvoi. Par conséquent saint Augustin y montré, comme saint Paul, combien est heureux le sort du vrai chrétien. Premièrement en effet, malgré les mouvements désordonnés qu'il éprouve, il n'est ni coupable, ni sujet à,condamnation , car il trouve dans la loi nouvelle la grâce de n'y pas consentir, et cette grâce est due à l'immolation du Sauveur devenu victime du péché pour l'amour de nous. Ah ! prenons donc grand soin de vivre de la vie de l'esprit et non de la vie de la chair, de nous appuyer sur Jésus-Christ et non pas sur nous. Secondement, le vrai chrétien, en profitant de la grâce évangélique durant cette vie, parviendra sûrement à la gloire de la résurrection bienheureuse après sa mort.

1. La lecture que nous avons faite hier du saint Apôtre s'est terminée à ces mots :Ainsi donc j'obéis par l'esprit à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché ". Cette conclusion démontre qu'en disant un peu plus haut: " Alors ce n'est pas moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi (2) ", saint Paul voulait faire entendre qu'il n'y avait en lui aucun consentement de la volonté, mais seulement la convoitise de la chair. C'est donc cette convoitise qu'il appelle péché, parce qu'elle est la source de tous les péchés. De fait, tout ce qu'il y a de mauvais dans nos paroles, dans nos actions et dans nos pensées ne provient que d'aspirations désordonnées , que de jouissances coupables. Mais si nous résistons à ces attraits pervers, si nous n'y consentons pas, si nous n'y abandonnons pas nos membres comme des instruments, le péché ne règne point dans notre corps mortel. Son règne tombe en effet, avant que lui-même soit anéanti; il perd dans cette vie tout empire sur les saints, et dans l'autre il expire; il perd l'empire quand nous n'allons pas à la remorque de nos convoitises, et plus tard il expirera, et l'on s'écriera alors : " O mort, où est ton ardeur? "

2. Après donc avoir dit : " J'obéis par l'esprit

1. Rom. VIII, 1-11. — 2. Rom. VII, 25, 20.

à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché ", non pas en livrant mes sens à l'iniquité, mais en éprouvant des impressions de convoitise désordonnée sans toutefois Y donner les mains, l'Apôtre ajoute : " Maintenant donc il n'y a point de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ ". Il y a condamnation pour ceux qui vivent- dans la chair; mais pour ceux qui vivent en Jésus-Christ, absolument aucune.

Remarque : il parle ici de ce qui arrive maintenant, et non de ce qui arrivera plus tard. Espère, pour plus tard, de ne ressentir même plus de convoitise, de n'avoir plus ni à faire effort, ni à lutter contre elle, ni à lui refuser ton consentement, ni à l'assujettir, ni à la dompter; espère cela pour plus tard, car il n'y aura plus alors de concupiscence assurément: Eh ! si ce corps mortel s'insurgeait alors contre nous, ne serait-il pas faux de dire : " O mort, où est ton ardeur? " Voici donc ce qui arrivera plus tard: " Alors s'accomplira cette parole de l'Écriture : La mort a été anéantie dans sa. victoire. O mort , où est ton ardeur dans la lutte? O mort, où est ton aiguillon? Car l'aiguillon de la mort est le péché, et la force du péché, la loi (1) "; puisqu'au lieu d'éteindre le désir,

1. I Cor. XV, 54-56.

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la loi n'a fait que l'exciter; elle l'a même fortifié en commandant à l'oreille sans aider l'âme. C'est ce qui ne se verra plus alors. Mais maintenant? Tu veux le savoir? L'Apôtre vient de le dire : " Maintenant ce n'est plus moi qui fais cela ". Remarque ce maintenant. Que signifie : " Ce n'est pas moi qui fais cela? " — Je n'y consens pas, je n'y acquiesce pas, je ne dis pas oui, je repousse toujours, je réprime mes sens.

Or c'est beaucoup. La concupiscence venant de la chair et les sens aussi étant de chair, quand le péché ou la concupiscence ne règne pas, c'est que l'esprit a plus d'empire sur ces sens pour les empêcher de devenir des membres d'iniquité , que la concupiscence elle-même pour les y porter. Sans doute on sent encore le mouvement des sens et de la convoitise ; mais c'est l'esprit qui gouverne , pourvu toutefois qu'il soit soutenu par le ciel; car en le laissant trop résister à la grâce de Dieu, nous ferions de lui non pas un roi mais un tyran. Lors donc qu'il gouverne parce qu'il consent à être gouverné lui-même, son empire s'affermit à tel point sur les sens et sur la concupiscence, qu'il devient capable d'observer cette recommandation de l'Apôtre. " Que le péché ne règne donc point dans votre corps mortel jusqu'à vous faire obéir à ses convoitises; et n'abandonnez point vos membres au péché comme des instruments d'iniquité (1) ".

3. " Ainsi il n'y a plus maintenant de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ ". Qu'ils ne s'inquiètent pas de ressentir encore des mouvements désordonnés; qu'ils ne s'inquiètent pas de voir encore dans leurs organes une loi qui s'élève contre la loi de l'esprit. " Il n'y a plus pour eux de condamnation ". Mais à quelle condition? A quelle condition même maintenant ? Qu'ils soient " en Jésus-Christ ". Et comment accorder cela avec cette autre pensée exprimée un peu plus haut : " Je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit et qui m'assujettit à cette loi du péché, laquelle est dans mes membres (2) ? " Moi désigne ici la chair et non l'esprit. Mais enfin qu'est devenue cette loi, s'il " n'y a plus de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ? C'est qu'il y a une loi de l'Esprit de

1. Rom. VI, 12, 13. — 2. Rom. VII, 23.

vie en Jésus-Christ ". Une loi, non pas la loi de la lettre donnée sur le mont Sina ; une loi, non pas celle qui repose sur l'ancienneté de la lettre; mais " la loi de l'Esprit de vie en Jésus-Christ : c'est elle qui t'a affranchi de la loi du péché et de la mort ". Eh ! comment pourrais-tu te complaire intérieurement dans la loi de Dieu, si cette loi de l'Esprit de vie en Jésus-Christ ne t'affranchissait de la loi du péché et de la mort? O âme humaine, ne t'attribue rien, ne sois pas trop fière, ou plutôt ne le sois pas du tout; si tu ne consens pas, ô volonté humaine, aux aspirations de la chair, si la loi du péché ne te fait pas tomber du trône, c'est que " la loi de l'Esprit de vie en Jésus-Christ t'a affranchi de la loi de la mort et du péché ". Cet affranchissement n'est pas dû à cette autre loi dont il vient d'être dit: " Obéissons dans la nouveauté de l'esprit et non dans la vétusté de la lettre (1) ". Pourquoi? Cette loi n'a-t-elle pas été écrite, elle aussi, avec le doigt de Dieu? Et le doigt de Dieu n'est-il pas l'Esprit-Saint? Lis l'Evangile, tu constateras que la pensée du Seigneur rendue par ces mots d'un Evangéliste : " Si c'est par l'Esprit de Dieu que je chasse les démons (2) " ; un autre Evangéliste l'exprime ainsi: " Si c'est par le doigt de Dieu que je chasse les démons (3) ". Mais si cette loi ancienne fut écrite, elle aussi, par le doigt ou par l'Esprit de Dieu, par cet Esprit qui l'emporta sur les magiciens de Pharaon et qui leur fit dire : " Le doigt de Dieu est ici (4) " ; oui, si cette loi , ou mieux, puisque cette loi a été écrite, elle aussi , par le doigt ou par l'Esprit de Dieu, pourquoi ne la nommerait-on pas " la loi de l'Esprit de vie dans le Christ Jésus? "

4. Ce n'est pas elle en effet, ce n'est pas cette loi du Sinaï que l'on appelle la loi du péché et de la mort. On appelle ainsi celle qui inspirait ces gémissements: " Je vois dans mes membres une autre loi qui s'élève contre la loi de mon esprit ". Mais de cette loi mosaïque il est dit ; " Par conséquent la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon". L'Apôtre continue: " Ainsi donc ce qui est bon est devenu pour moi la mort? Loin de là. Mais le péché, pour se montrer péché, a, par ce qui est bon, produit en moi la mort, de manière qu'on a dépassé la mesure en péchant ainsi par le commandement même ". Que révèlent ces mots .

1. Rom. VII, 6. — 2. Matt. XII, 28. — 3. Luc. XI, 20. — 4. Exod. VIII, 19.

25

" Dépassé toute mesure ? " Ils signifient que la violation de la loi s'est ajoutée au péché.

. Par conséquent la loi a servi à faire connaître l'humaine faiblesse. Ce n'est pas assez, elle a servi à augmenter le mal pour déterminer au moins alors à recourir au médecin. On aurait dédaigné le mal, s'il n'eût été que léger; en le dédaignant on n'aurait,pas eu recours au médecin, et n'y recourant pas on n'aurait pas guéri. Aussi bien la grâce a-t-elle surabondé où avait abondé le péché (1) ; elle a effacé tous les crimes qu'elle a rencontrés ; elle a de plus soutenu l'effort de notre volonté pour ne plus pécher. Ainsi, ce n'est pas en elle-même, c'est en Dieu que doit s'applaudir notre volonté, car il est écrit: " C'est en Dieu que mon âme se glorifiera tout le jour (2) " ; et encore: " C'est dans le Seigneur que se glorifiera mon âme: coeurs doux, écoutez et réjouissez-vous (3) ". — " Ecoutez, coeurs doux " ; car les esprits superbes et disputeurs ne savent pas écouter. Mais pourquoi n'est-ce pas cette loi ancienne, écrite aussi par le doigt de Dieu, qui communique cet indispensable secours de la grâce dont nous parlons? Pourquoi? Parce qu'elle est écrite sur des tables de pierre et non sur les tables charnelles du cœur (4).

5. Voyez du reste, mes frères, l'analogie profondément mystérieuse qui unit les deux lois, et la différence qui sépare les deux peuples. L'ancien peuple, vous le savez, célébrait la Pâque en immolant et en mangeant un agneau avec des pains azymes : cette immolation de l'agneau figurait l'immolation du Christ, et les pains azymes la vie nouvelle, la vie qui ne conserve rien de l'ancien levain. Aussi l'Apôtre nous dit-il : "Purifiez-vous du vieux levain, afin que vous soyez une pâte nouvelle, comme vous êtes des azymes ; car notre agneau pascal, le Christ, a été immolé (5) ". L'ancien peuple célébrait donc la Pâque non pas au grand jour, mais à l'ombre du mystère ; et cinquante jours après, comme chacun peut s'en assurer, il recevait, du haut du Sinaï, la loi écrite avec le doigt de Dieu. Voici venir le véritable agneau pascal: le Christ est mis à mort; il nous fait passer ainsi de la mort à la vie. Aussi le mot hébreu Pâque signifie-t-il passage, ce que rappellent ces paroles d'un Evangéliste : " L'heure venait où Jésus devait passer de ce monde à son

1. Rom. V, 20. — 2. Ps. XLIII, 9. — 3. Ps. XXXIII, 3. — 4. II Cor. III, 3. — 5. I Cor. V, 7.

Père (1) ". Ainsi se célèbre cette Pâque : le Seigneur ressuscite, il fait la Pâque véritable ou le passage de la mort à la vie; puis cinquante jours s'écoulent, et l'Esprit-Saint, ou le doigt de Dieu, descend.

6. Or voyez combien les circonstances sont diverses. Au Sinaï le peuple se tenait éloigné, c'était la crainte et non pas l'amour. Cette crainte les porta même à dire à Moïse: "Parle-nous, toi, et que le Seigneur ne nous parle plus: nous mourrions ". Dieu descendait bien sur la montagne, comme le rapporte l'Ecriture, mais c'était au milieu des flammes, d'un côté jetant au loin la frayeur sur le peuple, et d'autre part écrivant avec son doigt sur la pierre (2), et non pas dans le coeur. Quand au contraire l'Esprit-Saint descendit, les fidèles étaient réunis, et au lieu de les effrayer du haut de la montagne, il pénétra dans leur demeure; du ciel sans doute se fit entendre un bruit pareil à celui d'une tempête, mais ce bruit n'inspirait pas la terreur. Ici encore il y a du feu. Sur la montagne aussi on distinguait et le feu et le bruit: mais le feu y était accompagné de fumée, tandis que maintenant c'est un feu sans fumée. " Ils virent, dit l'Ecriture, comme des langues de feu qui se partagèrent ". Ce feu jetait-il au loin l'épouvante ? Nullement : car " il se reposa sur chacun d'eux, et ils commencèrent à parler diverses langues, selon que l'Esprit-Saint leur inspirait de parler (3) ". Ecoute cette langue qui parle : c'est le Saint-Esprit écrivant non pas sur la pierre mais dans le coeur. Or c'est cette loi de l'Esprit de vie ", écrite dans le cœur et non sur la pierre, donnée " par Jésus-Christ ", le véritable agneau pascal, qui "t'a affranchi de la loi de mort et de péché ".

Telle est bien la différence manifeste qui distingue l'Ancien et le Nouveau Testament. Aussi l'Apôtre dit-il : " Non pas sur des tables de pierre, mais sur les tables charnelles du cœur (4) " ; et le Seigneur, par l'organe d'un prophète : " Voilà que les jours viennent, dit l'Eternel, et j'établirai avec la maison de Jacob une alliance nouvelle, non pas conforme à l'alliance que j'établis avec leurs pères lorsque je les pris par la main et que je les tirai de la terre d'Egypte " ; puis signalant avec précision la différence essentielle : " Je mettrai, dit-il, mes lois dans leurs

1. Jean, XIII, 1. — 2. Exod. XIX, XX, XXXI, 18. — 3. Act. II, 1-4. — 4. II Cor. III, 3.

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coeurs ; oui, je les graverai dans leurs coeurs (1) ". Ah ! si cette loi divine est gravée dans ton coeur, point de terreurs venues du dehors, goûte plutôt ses charmes intérieurs, et cette " loi de l'Esprit de vie en Jésus-Christ t'a affranchi de la loi de péché et de mort".

7. " Car ce qui était impossible à la loi " c'est la suite du texte de l'Apôtre, " ce qui était impossible à la loi ". Pourtant n'accuse pas la loi, car saint Paul ajoute : " Attendu qu'elle était affaiblie par la chair " ; ordonnant sans qu'on l'accomplît, à cause des résistances invincibles que lui opposait la chair dépouillée de la grâce. Ainsi la chair affaiblissait l'empire de la loi; la loi est bien spirituelle, " mais moi je suis charnel ". Comment donc pourrait m'aider cette loi qui se contente de commander au dehors pour communiquer la grâce au dedans ? " Elle était affaiblie par la chair ". Or en face de cette impuissance de la loi et de cette faiblesse de la chair, qu'a fait Dieu ? " Dieu a envoyé son Fils ". D'où venait à la loi cette faibles et cette impuissance ? De la chair ". Et Dieu ? Dieu opposa la chair à la chair , ou plutôt il envoya la chair au secours de la chair ; et en détruisant le péché de la chair, il a su affranchir la chair même. " Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché ". La chair était réelle, mais ce n'était pas une chair de péché. Que signifie: " Une chair semblable à celle du péché ? " Que c'était réellement une chair, une chair véritable. Et comment ressemblait-elle à la chair de péché ?

Comme la mort vient du péché, toute chair de péché est soumise à la mort, ce qui fait dire à l'Apôtre que le corps de péché doit être détruit s. La mort pesant ainsi sur toute chair de péché, on trouve dans toute chair de péché, le péché et la mort, non pas seulement la mort, mais la mort et le péché. Au contraire il n'y a que la mort et non pas le péché, dans la chair qui n'a que la ressemblance de la chair de péché. Car si le péché était dans cette chair, si par conséquent elle méritait la mort qu'elle a endurée, le Sauveur n'aurait pas dit: " Voici venir le prince du monde et il ne trouvera rien en moi (3) ". Pourquoi me fait-il mourir? Parce que " je paie ce que je ne dois pas (4) ". Ainsi le Seigneur a fait pour la mort ce qu'il a fait pour l'impôt. On lui demandait de payer

1. Jérém. XXXI, 31-33. — 2. Rom. VI, 6. — 3. Jean, XIV, 30. — 4. Ps. LXVIII, 5.

l'impôt, le didrachme: " Pourquoi, lui disait-on, ni vous ni vos disciples ne payez-vous point le tribut ? " Il appela Pierre. " A qui, lui demanda-t-il, les rois de la terre réclament-ils l'impôt ? Est-ce à leurs fils ou aux étrangers ? — Aux étrangers, répondit Pierre. — Donc, conclut-il, leurs fils en sont exempts. " Afin toutefois de ne pas les scandaliser, va à la mer, jette un hameçon, et le premier poisson qui montera ", comme le premier-né d'entre les morts, " prends-le, ouvre-lui la gueule, tu y trouveras un statère ", c'est-à-dire deux didrachmes ou quatre drachmes; on exigeait en effet un didrachme ou deux drachmes par tête. " Tu y trouveras un statère ", quatre drachmes : " donne-le pour toi et pour moi (1) ". Que signifie pour toi et pour moi ?" C'est-à-dire pour l'Eglise dont je suis le chef ou le Christ, que tu représentes et pour qui sont donnés les quatre Evangiles. C'était donc ici un mystère profond : Le Christ payait ce tribut sans y être obligé, c'est ainsi qu'il endura la mort sans la mériter. Ah ! s'il n'eût payé sans devoir, jamais il ne nous eût déchargés de nos dettes.

8. " Ce qui donc était impossible à la loi ", puisqu'elle n'occasionnait guère que des prévarications, l'âme n'étant point convaincue encore de son impuissance et n'ayant point recours au Sauveur; " puisque d'ailleurs elle était affaiblie par la chair, Dieu, envoyant son Fils dans une chair semblable à celle du péché, a condamné par le péché même le péché dans la chair " . Mais pouvait-il, sans péché, condamner le péché par le péché ? Nous vous avons expliqué déjà ce texte (2). Cependant nous allons réveiller les idées de ceux d'entre vous qui se souviennent de ce que nous avons dit, l'apprendre à ceux qui n'étaient pas ici et le rappeler à ceux qui l'ont oublié.

On donnait dans l'ancienne loi le nom de péché au sacrifice offert pour le péché. Ce sens se reproduit constamment: ce n'est pas une ou deux fois, c'est très-fréquemment que les sacrifices pour le péché sont appelés péchés. Or, c'est dans ce sens que le Christ lui-même était péché. Quoi ! dirons-nous qu'il avait quelque péché? Dieu nous en garde ! Il était sans péché, mais il était péché. Oui, il était péché, en ce sens qu'il était victime pour nos péchés. Voici ce qui le prouve, le voici dans les paroles

1. Matt. XVII, 23-27. — 2. Voir serm. CXXXIV, n. 4-6: serm. CLII, n. 10, 11.

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de l'Apôtre même. " Il ne connaissait point le péché ", dit-il en parlant de lui. C'est bien la même idée que j'exposais devant vous, lorsque je vous expliquais ce même passage. " Il ne connaissait pas le péché " ; et pourtant ce même Jésus-Christ Notre-Seigneur qui ne connaissait pas le péché", Dieu, le Père l'a " fait péché pour l’amour de nous (1) ". Oui, Dieu le Père a fait péché pour l'amour de nous ce même Jésus-Christ qui ne connaissait pas le péché, afin qu'en lui nous devenions justice de Dieu ". Distinguez ici deux choses : la justice de Dieu et non la nôtre; elle est en lui, et non en nous, et c'est par lui que se sont formés ces grands saints dont il est dit dans un psaume : " Votre justice s'élève comme les montagnes de Dieu ". — " Votre justice ", et non la leur; " votre justice s'élève comme les montagnes de Dieu". Aussi bien j'ai élevé mes yeux vers les montagnes d'où me viendra le secours " ; mais ce secours ne viendra pas des montagnes mêmes, car " mon secours viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre (2)". Or, après ces mots : " Votre justice s'élève comme les plus hautes montagnes ", le prophète suppose qu'on pourrait lui demander: Comment alors expliquer la naissance de ceux qui n'ont point part à cette justice de Dieu, et il ajoute : " Vos jugements sont profonds comme le grand abîme ". Que signifie : " Comme le grand abîme ? " Que ces jugements sont impénétrables et inaccessibles à l'esprit humain. Car les trésors de Dieu sont inscrutables, ses déterminations mystérieuses et ses voies inabordables (3). C'est ainsi qu' " il a envoyé son Fils ", pour appeler, justifier et glorifier ceux qu'il a connus dans sa prescience, et prédestinés, et pour faire dire à ses montagnes : " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (4) ? " — " Dieu donc a envoyé son Fils, et par le péché même il a condamné le péché dans la chair, afin que la justification de la loi s'accomplît en nous ". Elle ne suffisait pas à se faire accomplir, le Christ a donné la grâce de le faire, car il n'est pas venu détruire la loi, mais la mener à sa fin (5).

9. Mais comment, à quelle condition cette " justification de la loi" pourrait-elle s'accomplir, et s'accomplit-elle en nous ? Tu veux le savoir ? L'Apôtre dit : " En nous, qui ne marchons

1. II Cor. V, 21. — 2. Ps. CXX, 1, 2. — 3. Rom. XI , 33. — 4. Rom. VIII, 29-31. — 5. Matt. V, 17.

point selon la chair, mais selon l'Esprit ". Que signifie marcher selon la chair ? Consentir aux désirs de la chair. Et marcher selon l'Esprit? C'est avoir l'âme soutenue par l'Esprit et ne suivre pas les impressions charnelles. C'est ainsi que s'accomplit en nous la loi, la justification de Dieu. Maintenant en effet, on observe cette recommandation : " Ne va pas à la remorque de tes convoitises (1) " ; et par ce mot entends ici les convoitises désordonnées. " Ne va pas à la remorque de tes convoitises " c'est ce que doit faire notre volonté avec la grâce de Dieu; elle doit n'aller pas " à la remorque de ses convoitises ". Sans doute, tous les anciens péchés produits en nous par la convoitise, péchés d'actions, de paroles ou de pensées, sont effacés, anéantis par le saint baptême, car ce grand pardon embrasse tout; mais il nous reste à lutter contre la chair; si l'iniquité est anéantie, la faiblesse n'a point disparu, la concupiscence désordonnée demeure en nous, elle provoque. Ah ! combats, résiste, garde-toi de consentir; et de cette manière tu n'iras pas à la remorque de tes convoitises". Quand même elles s'élèveraient en nous et se jetteraient dans nos yeux, nos oreilles, sur notre langue et dans notre imagination volage, même alors ne désespérons pas de notre salut. N'est-ce point pour cela que nous répétons chaque jour : " Pardonnez-nous nos offenses (2) ? " — " Afin que la justification de la loi s'accomplisse en nous ".

10. Qui, nous ? En nous qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l'Esprit. En effet, ceux qui sont dans la chair goûtent les choses de la chair; mais ceux qui suivent l'Esprit ont le sentiment des choses de l'Esprit; car la prudence de la chair est mort, " tandis que la prudence de l'Esprit est vie et paix. La prudence de la chair est vraiment ennemie de Dieu, attendu qu'elle n'est ni soumise à sa loi, ni capable de s'y soumettre". Comment, " incapable de s'y soumettre ? " Ce n'est pas que l'homme, ce n'est pas que l'âme, ce n'est pas que la chair même, en tant que créature de Dieu, en soit incapable; c'est la prudence même de la chair, c'est le vice et non la nature qui en est incapable.

Tu pourrais dire : Un boiteux ne marche pas droit, car il ne le saurait. Comme homme, il le peut sans doute, mais non pas comme

1. Eccli. XVIII, 30. — 2. Matt. VI, 12.

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boiteux. Qu'il cesse de l'être et il marchera droit ; sinon, il ne le peut. De la même manière la prudence de la chair ne saurait être soumise à Dieu. Que l'homme dépose cette prudence, et il pourra avoir cette soumission. " La prudence de l'esprit est vie et paix ". Ainsi donc quand l'Apôtre dit : " La prudence de la chair est ennemie de Dieu ", ne crois pas. que cette inimitié soit capable de nuire au Très-Haut. Elle est son ennemie pour lui résister et non pour le blesser; car elle ne blesse que celui qu'elle dirige, attendu qu'elle est un vice et que tout vice nuit à la nature où il réside. Or pour anéantir le mal et guérir la nature, il faut des remèdes. N'est-ce donc point pour nous en donner que le Sauveur est descendu parmi nous? Nous étions tous malades; c'est pourquoi il nous fallait un tel Médecin.

11. Si j'ai fait cette réflexion, c'est que pour opposer à Dieu leur nature essentiellement mauvaise, les Manichéens cherchent à s'appuyer sur ce témoignage de l'Apôtre. C'est à la nature même qu'ils appliquent ces mots : " Elle est ennemie de Dieu, car elle n'est point soumise à la loi de Dieu et elle ne le peut ". Aveugles, qui ne remarquent point que ce n'est ni de la chair, ni de l'homme, ni de l'âme, mais de la prudence de la chair qu'il est écrit: " Elle ne le peut ". Or cette prudence est un vice.

Veux-tu savoir ce qu'est au juste " cette prudence de la chair ? " C'est la mort. Mais voici un homme, une nature formée par le Dieu véritable et bon. Cet homme vivait hier de la prudence de la chair, il vit aujourd'hui de la prudence de l'Esprit. Le vice est détruit et la nature guérie; car s'il vivait encore de la prudence de la chair, il ne pourrait se soumettre à la loi de Dieu; comme le boiteux ne saurait marcher droit tout en restant boiteux. Or le vice une fois disparu, la nature est guérie. " Ci-devant vous étiez ténèbres : vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (1) ".

12. Aussi remarquez ce qui suit : " Quant à ceux qui sont dans la chair ", qui y mettent leur confiance, qui suivent leurs convoitises, qui s'y attachent, qui en aiment les jouissances et qui placent dans les plaisirs charnels le bonheur et la félicité de la vie, " ils ne peuvent plaire à Dieu ". Ces mots en effet : " Quant à ceux qui sont dans la chair, ils ne peuvent

1. Ephés. V, 8.

plaire à Dieu ", ne signifient pas que les hommes ne sauraient lui plaire pendant qu'ils sont dans cette vie. Eh ! les saints patriarches ne lui plaisaient-ils point? Et les saints prophètes ? et les saints apôtres? et ces saints martyrs qui avant de quitter leur corps au milieu des tortures en glorifiant le Christ, non-seulement foulaient aux pieds les séductions de la chair, mais encore enduraient les supplices avec une invincible patience? Tous se sont rendus agréables à Dieu; lisais ils n'étaient point dans la chair. Ils portaient leur corps, sans être entraînés par lui; car ils avaient entendu cette parole adressée au paralytique : " Enlève ton, grabat (1) ". — " Ceux donc qui sont dans la chair ", non pas, comme je l'ai dit, comme je viens de l'expliquer, ceux qui vivent dans ce monde, mais ceux qui se laissent aller aux convoitises charnelles, ceux-là " ne peuvent plaire à Dieu ".

13. Mais écoutez l'Apôtre lui-même résoudre la question sans y laisser l'ombre d'un doute. N'était-il pas vivant, vivant dans ce corps de boue, et n'était-ce pas à des hommes vivants comme lui qu'il disait encore : " Pour vous, vous n'êtes pas dans la chair ? "

Est-il ici quelqu'un à qui cela s'applique? C'était pourtant au peuple de Dieu, c'était à l'Eglise que saint Paul parlait ainsi. Sans doute il écrivait aux Romains; mais il s'adressait à toute l'Eglise du Christ, au froment et non à la paille, au bon grain caché sous cette paille et non à la paille même. C'est à chacun de regarder dans son cœur. Nous parlons bien aux oreilles, mais nous ne lisons pas dans les consciences. Je crois toutefois au nom de Jésus-Christ que parmi son peuple il y a des fidèles à qui l'on peut dire dans le sens que nous avons exposé : " Pour vous, vous n'êtes point dans la chair, mais dans l'Esprit, si toutefois l'Esprit de Dieu habite en vous ". — " Vous n'êtes pas dans la chair ", car vous n'en faites pas les oeuvres en en suivant les convoitises; " mais vous êtes dans l'Esprit ", puisque intérieurement vous affectionnez la loi de Dieu; vous y êtes, " si toutefois l'Esprit de Dieu habite en vous " ; car si vous présumez de votre esprit propre, vous êtes encore dans la chair, et pour n'y être pas, il faut être dans l'Esprit de Dieu. Que cet Esprit de Dieu vienne à s'éloigner, l'esprit de l'homme, entraîné par son

1. Matt. II, 11.

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propre poids, retombe dans la chair, revient aux oeuvres de la chair et aux passions du siècle : son état devient ainsi pire que le premier (1). Tout en conservant votre libre arbitre, implorez donc le secours d'en haut. "Vous n'êtes point dans la chair? "Est-ce grâce à vos forces ? Nullement. Grâce à qui donc ?

Si toutefois l'Esprit de Dieu réside en vous. " Or, si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ, celui-là n'est pas à lui ". Ne te vante donc pas, ne t'enfle pas, ne t'attribue aucune vertu en propre, ô nature indigente et corrompue. O nature humaine, pauvre Adam, avant d'être malade tu es tombé, et c'est de toi-même que tu te serais relevé? " Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ " ; car l'Esprit de Dieu est l'Esprit du Christ, puisqu'il est commun au Père et au Fils : " si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ", point d'illusion, " celui-là n'est pas à lui ".

14. Mais par la miséricorde divine, nous avons l'Esprit du Christ; notre amour de la justice et l'intégrité de notre foi, de notre foi catholique, nous indiquent que nous avons l'Esprit de Dieu. Or, que deviendra notre corps mortel? Que deviendra cette loi des membres qui s'élève contre la loi de l'esprit? Que deviendra cette plainte : " Malheureux homme que je suis ? " Ecoute : " Mais si le Christ est en vous, quoique le corps soit mort à cause du péché, l'esprit est vivant à cause de la justice ". Faut-il donc désespérer de notre corps, lequel est mort à cause du péché? N'y a-t-il plus d'espoir? Est-il endormi pour ne plus s'éveiller (2)? Loin de là. " Si le corps est mort à cause du péché, l'esprit est vivant à cause de la justice ". On continue à s'affliger de cette mort du corps; nul en effet ne hait sa propre chair (3); et nous sommes témoins des soins que l'on prend de la sépulture des morts. Oui, " le corps est mort à cause du péché, mais l'esprit est vivant à cause de la justice ". Tu disais pour te consoler

Je voudrais que mon corps fût en vie, mais comme cela ne se peut, si mon esprit au moins, si mon âme était vivante ! Attends, ne t'inquiète point.

15. " Car si l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts rendra aussi la vie à vos corps

1. Luc, XI, 26. — 2. Ps. XL, 9. — 3. Ep. V, 29.

mortels ". Que redoutez-vous? De quoi vous inquiétez-vous pour votre corps même ? Pas un cheveu ne tombera de votre tête (1) ". Adam, par son péché, a condamné vos corps à mourir; mais Jésus, " pourvu que son Esprit " réside en vous, rendra la vie même à ces corps mortels", attendu que pour vous sauver il a donné son sang. Comment te défier de l'accomplissement de cette promesse, quand tu en tiens un si précieux gage? Voici donc, ô homme, comment finira cette lutte de la mort, comment se réaliseront ces désirs : " Malheureux homme que je suis, qui m'affranchira du corps de cette mort (2)? " C'est que Jésus-Christ, " pourvu que son Esprit réside en vous, rendre la vie même à ces corps mortels " ; et tu seras délivré du corps de cette mort, non pas en restant sans corps ou en en prenant un autre, mais en ne mourant plus jamais. Si à ces mots : " Qui me délivrera du corps ", l'Apôtre n'ajoutait pas de cette mort ", l'esprit humain pourrait se tromper et dire . Tu vois bien que Dieu veut nous laisser sans corps. Aussi l'Apôtre dit-il : " Du corps de cette mort ". Bannis la mort, et le corps n'aura rien que de bon; bannis la mort, la dernière ennemie qui me reste, et j'aurai dans ma chair une amie éternelle.

Personne, avons-nous dit, ne hait sa propre chair; et si l'esprit convoite contre la chair et la chair contre l'esprit (3), s'il y a maintenant division dans la famille, ce n'est pas que le mari cherche la mort de sa femme; il veut rétablir la concorde. A Dieu ne plaise, mes frères, que l'esprit haïsse la chair en s'élevant contre elle ! Ce qu'il hait, ce sont les vices de la chair, c'est la prudence de la chair, c'est la guerre que lui fait la mort. Ah ! que ce corps corruptible se revête d'incorruptibilité, que ce corps mortel se revête d'immortalité , qu'après avoir été semé corps animal, ce corps ressuscite tout spirituel (4) ; tu contempleras alors la paix la plus harmonieuse, tu verras la créature louer son Créateur. Aussi, " pourvu que l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts réside en vous, Celui qui a ressuscité le Christ d'entre les morts rendra également la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous " : non pas à cause de vos mérites, mais en vue de sa munificence. Tournons-nous, etc.

1. Luc, XXXI, 18. — 2. Rom. VII, 24. — 3. Gal. V, 17. — 4. I Cor. XV, 54, 55.

 

 

 

 

SERMON CLVI. NÉCESSITÉ DE LA GRÂCE (1).

PRÊCHÉ DANS LA BASILIQUE DE GRATIEN, LE JOUR DE LA FÊTE DES MARTYRS DE BOLITE. {16 octobre, vers 417.)

ANALYSE. — C'est en effet l'idée principale que saint Augustin met en relief dans l'explication des versets indiqués. I. En rappelant ce qu'il a dit dans les discours précédents, il montre que la grâce est nécessaire pour la justification. La loi ne justifiait pas; elle faisait plutôt sentir au pécheur son impuissance et le pressait d'implorer la médiation et la puissance du Sauveur. Il. Il ne suffit pas d'avoir été justifié, il faut. de plus mener une vie sainte, vivre selon l'esprit de Dieu et non pas selon la chair. Or l'Esprit de Dieu ou sa grâce nous est également indispensable pour vivre saintement ; non pas seulement, comme le prétendent quelques-uns, pour mener plus facilement une vie sainte, mais absolument pour pouvoir faire le bien, car sans la grâce nous en sommes incapables, et notre liberté ne peut que nous conduire au mal. III. Il s'ensuit qu'avec la grâce et la fidélité à la grâce, nous devons compter sur l'héritage des enfants de Dieu, sur la possession et la jouissance de notre Père qui est aux cieux. Ainsi la grâce est nécessaire pour nous tirer du péché, pour nous aider à mener une vie sainte, pour nous conduire au ciel.

1. La profondeur de la parole de Dieu exerce notre zèle sans refuser de se faire comprendre. Car si tout y était fermé, comment en pénètrerait-on les obscurités; et si tout y était enfoui, comment l'âme y trouverait-elle sa nourriture et la force d'en sonder les mystères ?

En expliquant à votre charité, avec l'aide qu'il a plu au Seigneur de nous accorder, les passages précédents de l'Apôtre, nous avions beaucoup de peine et d'inquiétude. Nous compatissions à vos besoins et nous étions soucieux non-seulement pour vous mais encore pour nous. Cependant, si je ne m'abuse, le Seigneur a pris pitié de nous tous, et par notre ministère il a daigné jeter de telles lumières sur ce qui nous semblait le plus impénétrable, qu'un esprit pieux n'y voit plus de problème à résoudre. Quant aux impies, ils ont horreur de l'évidence même; on voit de ces malheureux profondément pervertis redouter de connaître pour ne pas se sentir forcés de pratiquer. C'est de ces hommes qu'il est dit dans un psaume : " Ils ont refusé de comprendre de peur de faire le bien (2) ". Pour vous, mes bien-aimés, car il convient que j'aie des idées avantageuses de vous, vous demandez à comprendre comme Dieu demande que vous fassiez le bien. Car, est-il écrit, "tous ceux qui le servent ont un esprit droit (3) ". Il est vrai, ce qu'il nous reste à expliquer, ce qu'on vient de lire, ne présente pas autant de difficultés que nous en avons rencontrées dans ce qui précède, et pourtant

1. Rom. VIII, 12-17. — 2. Ps. XXXV, 4. — 3. Ps. CX, 10.

soutenus par la main de Dieu nous avons pu franchir ces passages périlleux. Il faut toutefois vous appliquer encore; car c'est ici comme la conclusion de ces propositions épineuses où il fallait prendre garde de faire de l'Apôtre un homme couvert en quelque sorte de tous les crimes, puisqu'il disait lui-même : "Je ne fais pas ce que je veux (1)". Il fallait prendre garde aussi de laisser croire d'une part que la loi divine avec le libre arbitre pût suffire à l'homme sans aucun autre secours du ciel, et d'autre part qu'elle ait été donnée inutilement. Voilà pourquoi nous avons expliqué le bien qu'elle était appelée à produire, sans toutefois remplacer la grâce.

2. Nous l'avons dit clairement en effet, vous devez vous en souvenir, et nous ne craignons pas de le répéter avec une force et un soin nouveau : le but de la loi était de faire connaître l'homme à lui-même, non pas de le guérir, mais de le déterminer à recourir au médecin en voyant les prévarications se multiplier proportionnellement à sa faiblesse (2). Or, quel est ce médecin, sinon Celui qui a dit : " Le médecin est nécessaire, non à qui se porte bien, mais à qui est malade (3)? " Mais de même que ne reconnaître pas le Créateur, c'est nier avec orgueil qu'on soit redevable de son être à quelqu'un; ainsi nier qu'on soit malade, c'est prétendre qu'un Sauveur est inutile. Pour nous, mieux inspirés, bénissons notre Créateur, et pour guérir les plaies que nous nous

1. Rom. VII, 15. — 2. Ci-dessus, serm. CLV. n. 4. — 3. Matt. IX, 12.

31

sommes faites, implorons le Sauveur. Or, que lui demanderons-nous? De nous donner une loi? C'est trop peu; " car si la loi qui a été accordée avait pu donner la vie, la justice viendrait sûrement de la loi ". Mais si la loi octroyée ne pouvait communiquer la vie, pourquoi l'avoir donnée? L'Apôtre continue; il dit dans quel but elle a été promulguée, et il fait entendre que tout utile que fût la loi, tu ne dois pas te croire guéri par elle. " Si donc ", dit-il, " la loi qui a été octroyée avait pu donner la vie, la justice viendrait sûrement de la loi ". Puis, comme si nous demandions Alors, à quoi bon la loi? "l'Ecriture, poursuit-il, a tout enfermé sous le péché, afin que les divines promesses fussent accomplies par la foi en Jésus-Christ en faveur de ceux qui croiraient (1) ".

A ce mot de promesses, attends Celui qui les réalisera. La nature humaine a bien pu se blesser avec son libre arbitre; mais une fois blessée et meurtrie elle ne saurait se guérir avec lui. Pour vivre dans l'intempérance et te rendre malade, tu n'as que faire de médecin, tu te suffis quand il s'agit de te faire du mal; mais une fois ta santé perdue dans l'intempérance, il ne t'est pas aussi facile de la rétablir qu'il t'a été facile de la ruiner dans la débauche. Que dis-je? lors même qu'on se porte bien, le médecin ne prescrit-il pas encore la sobriété? Oui, s'il est bon médecin, il ne veut pas que la maladie vienne le rendre nécessaire. C'est ainsi qu'après avoir créé l'homme sans mauvais penchant, le Seigneur notre Dieu daigna lui recommander la tempérance, et si l'homme eût été fidèle à l'observer, il n'aurait pas eu besoin ensuite d'appeler le médecin. Hélas ! pour ne l'avoir pas gardée, il est tombé malade, et malade il a créé, ou plutôt engendré d'autres malades. Dans tous ceux qui naissent ainsi malades, néanmoins, Dieu ne laisse pas de faire tout ce qu'il y a de bon : c'est lui qui donne au corps la forme et la vie, qui le nourrit et qui répand la pluie et le soleil sur les bons et sur les méchants; les méchants eux-mêmes n'ont pas à se plaindre de sa bonté. De plus il n'a pas voulu laisser abîmé dans l'éternelle mort le genre humain, tout justement, qu'il y fût condamné par lui-même; il lui a envoyé un médecin, un Sauveur, pour le guérir gratuitement, pour nous

1. Gal. III, 21, 22.

récompenser même après nous avoir gratuitement guéris. Que se peut-il ajouter à tant de bonté? Voit-on un homme pour dire : Laisse-moi te guérir et je te paierai? Ah! il n'a pris conseil que de son coeur ; il savait bien en venant à nous qu'il était riche et que nous étions pauvres. Aussi nous guérit-il de nos maux, et après nous avoir guéris nous fait-il un don qui n'est autre que lui-même, se montrant ainsi notre médecin quand nous sommes malades, et notre récompense quand nous sommes guéris.

3. " Ainsi donc, mes frères ", c'est la lecture d'aujourd'hui, " nous ne sommes point redevables à la chair pour vivre selon la chair ". C'est pour n'y pas vivre que nous avons reçu le secours de Dieu, l'Esprit de Dieu, et qu'au milieu de nos travaux de chaque jour nous sollicitons sa grâce. La loi menace, la loi ne donne pas la force de faire ce qu'elle commande; ainsi elle assujettit, elle ne communique pas la grâce. " Elle est bonne pourtant lorsqu'on en fait bon usage (1) ". Qu'est-ce qu'en faire bon usage ? Ç'est avec elle constater de quelles infirmités on est atteint et implorer, pour guérir, l'assistance du ciel. Car, je l'ai déjà dit et je ne saurais trop le redire, " si la loi pouvait donner la vie, la justice viendrait entièrement de la loi " ; alors il n'eût pas fallu chercher de Sauveur, le Christ ne serait point descendu et il n'aurait pas racheté au prix de son sang ses brebis égarées. Voici en effet ce que dit ailleurs le même Apôtre: " Si la justice venait de la loi, il s'ensuivrait que le Christ serait mort inutilement (2) ". Mais à quoi sert-elle, quel avantage nous en revient? " L'Ecriture, dit saint Paul, a tout compris sous le péché, afin que les promesses fussent accomplies en faveur des croyants par la foi en Jésus-Christ. Aussi, ajoute-t-il, la loi nous a-t-elle servi de pédagogue vers Jésus-Christ (3) ". Remarquez cette comparaison , elle explique ma pensée. Un pédagogue ne garde pas l'enfant près de lui, il le conduit au maître; et l'enfant, quand son éducation est accomplie, n'est plus sous l'autorité de son pédagogue.

4. L'Apôtre traite encore ailleurs le même sujet, car il y revient fort souvent. Si seulement il n'avait pas affaire à des sourds ! Souvent donc il revient sur ce sujet et recommande

1. I Tim. I, 8. — 2. Gal. II, 21. — 3. Ib. III, 24.

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aux gent-ils les avantages de la foi. C'est par la foi qu'on obtient la grâce d'accomplir la loi ; ce n'est pas par la loi, c'est par la foi qu'on en obtient la force. Si l'Apôtre insiste si fréquemment sur cette vérité, c'est qu'il était en face des Juifs qui étaient fiers d'avoir la loi et qui s'imaginaient que le libre arbitre leur suffisait pour l'accomplir. Or, en croyant ainsi que le libre arbitre suffisait pour accomplir la loi, " ils ne connaissaient pas la justice de Dieu ", ils ignoraient qu'elle vient de Dieu par la foi; " ils voulaient de plus établir la leur ", se persuader qu'ils ne la devaient qu'à eux-mêmes et qu'ils ne l'avaient pas obtenue en la demandant avec foi: " Ainsi, concluait l'Apôtre, ils ne sont pas soumis à la justice de Dieu. Car le Christ est la fin de la loi, pour justifier tous ceux qui croiront (1) ".

Or en traitant ainsi ce sujet, il se fait cette objection: " A quoi donc sert la loi? " Quelle est son utilité? Et il répond : "Elle a été établie à cause des transgressions ". En d'autres termes, comme il s'exprime ailleurs, " la loi est entrée pour multiplier le péché ". Mais aussi, poursuit-il: " Où a abondé le péché, a surabondé la grâce (2) ". Le mal semblait trop léger et on dédaignait de recourir aux remèdes ; le mal s'est aggravé et on est allé chercher le médecin. " A quoi donc sert la loi ? Elle a été établie à cause des transgressions " , pour abaisser la fierté de ces esprits superbes qui présumaient trop d'eux-mêmes et qui avaient de leur volonté une idée si haute, qu'ils croyaient leur libre arbitre suffisant pour les rendre justes. Hélas ! néanmoins, lorsqu'au sein du paradis terrestre cette liberté était encore dans toute sa force, n'a-t-elle pas montré de quoi elle était capable, capable de tomber et non de se relever? Ainsi donc la loi a été établie en vue des transgressions jusqu'à ce que vînt le rejeton pour lequel Dieu avait fait la promesse, remise par les anges dans la main d'un médiateur ".

5. " Or un médiateur ne l'est pas pour un seul, et Dieu est seul (3) ". Que signifie : " Un médiateur ne l'est pas pour un seul? " Que nul ne peut être médiateur qu'entre deux. Or si Dieu est seul, si de plus on ne peut être médiateur pour un seul, entre Dieu et entre quoi cherchons-nous un médiateur ? Que veut donc

1. Rom. X, 3, 4. — 2. Rom. V, 20. — 3. Gal. III, 19, 20.

dire : " Un médiateur ne l'est pas pour un seul? " L'Apôtre va nous l'apprendre, car ailleurs il dit : " Il n'y a qu'un Dieu et qu'un médiateur entre Dieu et les hommes, " Jésus-Christ fait homme (1) ". Ah ! si tu n'étais pas tombé, un médiateur ne te serait pas nécessaire; mais comme tu es à terre sans pouvoir te relever, Dieu t'a en quelque sorte offert son propre bras pour médiateur. " Ce bras du Seigneur, pour qui s'est-il révélé (2) ? "

Mais aussi que personne ne s'avise de dire Puisque nous ne sommes plus sous la loi , mais sous la grâce, péchons à notre gré et faisons ce qui nous plaît. Parler ainsi, c'est aimer la maladie et non la santé. La grâce est un remède; vouloir être toujours malade, c'est dédaigner ce remède. " Aussi, mes frères ", après avoir reçu ce remède divin, après que Dieu, du haut du ciel, nous offre son secours, son bras sacré avec l'assistance de l'Esprit-Saint, " nous ne sommes pas redevables à la chair pour vivre selon la chair ". La foi d'ailleurs ne saurait faire le bien que par la charité, et c'est à ce titre que la foi des fidèles se distingue de celle des démons, qui croient et qui tremblent (3). Ainsi la foi digne d'éloges, la vraie foi inspirée par la grâce est celle qui agit par amour. Or, pour faire ainsi le bien par amour, pouvons-nous nous procurer cet amour à nous-mêmes et n'est-il pas écrit : " La charité a été répandue dans nos cœurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (4) ? " La charité est tellement un don de Dieu, que Dieu en porte le nom. " Dieu est charité, dit l'apôtre saint Jean, et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui (5) ".

6. " Ainsi donc, mes frères, nous ne sommes pas redevables à la chair pour vivre selon la chair. Car si vous vivez selon la chair, vous mourrez ". Non pas que la chair soit mauvaise par nature, puisqu'elle aussi est l'œuvre de Dieu, formée par Dieu aussi bien que l'âme, sans être plus qu'elle une partie de Dieu, mais son oeuvre comme elle. Non, la chair n'est pas mauvaise par nature; ce qui est mauvais, c'est de vivre selon la chair. Dieu est souverainement bon, parce qu'il est l'Etre souverain, comme il le dit dans ces mots : " Je suis l'Etre (6) ". Dieu donc est souverainement bon;

1. I Tim. II, 5. — 2. Is. LIII, 1. — 3. Jacq. II, 19. — 4. Rom. V, 5. — 5. I Jean, IV, 16. — 6. Exod. III, 14.

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l'âme à son tour est un grand bien, mais elle n'est pas le bien souverain. Or quand je dis que Dieu est souverainement bon, ne crois pas que je ne l'entende que du Père; je l'entends du Père, du Fils et du Saint-Esprit; car ces trois ne font qu'un, qu'un seul Dieu, et ce Dieu est le Dieu souverainement bon. C'est dans ce sens que Dieu est un, et voilà comment il te faut répondre quand on te questionne sur la Trinité, et sans croire, lorsqu'on te dit que Dieu est un, que le Père soit le Fils et le Saint-Esprit. Il n'en est rien : le Père dans la Trinité n'est pas le Fils, le Fils n'y est pas le Père, et l'Esprit-Saint n'y est non plus ni le Père ni le Fils, mais l'Esprit du Père et du Fils. Oui, il est réellement l'Esprit du Père et du Fils, coéternel au Père et au Fils, consubstantiel, égal à l'un et à l'autre. Voilà toute la Trinité, voilà le Dieu unique et souverainement bon. Quant à l'âme, comme je l'ai dit, elle a été créée par ce Bien souverain, et sans être le souverain bien, elle est un grand bien Pour la chair, elle n'est ni un souverain bien, ni un grand bien, mais un bien d'ordre inférieur. Ainsi l'âme est un grand bien, sans être le bien souverain, et elle vit entre le bien souverain et le bien d'ordre inférieur, en d'autres termes, elle vit entre Dieu et la chair, inférieure à Dieu mais supérieure à la chair. Pourquoi donc conformerait-elle sa vie au bien inférieur et non au bien suprême? Plus clairement encore: Pourquoi ne vit-elle pas selon Dieu mais selon la chair?

Car elle n'est pas redevable à la chair pour vivre selon la chair. C'est à la chair de vivre selon l'âme et non à l'âme de vivre selon la chair. La chair ne doit-elle pas conformer sa vie au principe de sa vie ? N'est-ce pas un devoir pour la chair et pour l'âme? Or, qui fait vivre ta chair? ton âme. Et qui fait vivre ton âme? ton Dieu. A l'âme donc et à la chair de vivre de ce qui les fait vivre. La chair n'est pas sa propre vie; l'âme est la vie de la chair. L'âme n'est pas non plus la vie de l'âme; c'est Dieu. Ainsi donc, obligée de vivre selon Dieu et non pas selon la chair, l'âme dégénère si elle vit selon elle-même ; et en vivant selon la chair elle progresserait? Mais pour que la chair ait raison de conformer sa vie à celle de l'âme, il faut que l'âme à son tour conforme sa vie à la volonté de Dieu. Qu'arriverait-il effectivement si l'âme voulait vivre, non pas selon la chair, mais selon elle-même, comme je viens de le dire ? Je vais vous l'exposer, car il est bon, il est même très-avantageux que vous le sachiez.

7. Il y eut des philosophes profanes dont les uns ne mettaient le bonheur qu'à vivre selon la chair, et ne voyaient de bien pour l'homme que dans les plaisirs du corps. Du nom d'Epicure, leur fondateur et leur maître, on appela Epicuriens ces philosophes, eux et leurs semblables. Il y en eut d'autres; remplis d'orgueil, ils s'élevaient en quelque sorte au-dessus de la chair, mettaient dans leur âme tout l'espoir du bonheur, et faisaient consister le souverain bien dans leur propre vertu. Votre piété reconnaît ici une expression des psaumes; vous savez, vous voyez, vous vous rappelez comment y sont tournés en dérision ceux qui " se confient dans leur propre vertu (1)" .Tels furent donc les philosophes qui portent le nom de Stoïciens. Les premiers vivaient selon la chair, ceux-ci selon l'âme; ni les uns ni les autres ne vivaient selon Dieu. C'est à Athènes principalement que s'agitaient et que discutaient ces sectes. L'apôtre Paul y vint, comme on le lit au livre des Actes, et je suis heureux de voir que vos connaissances et vos souvenirs vous permettent de prévenir ce que je veux exprimer; alors donc, est-il écrit, " quelques philosophes Epicuriens et Stoïciens conférèrent avec lui (2) " ; ainsi ceux qui vivaient selon la chair et ceux qui vivaient selon l'âme conféraient avec un homme qui vivait selon Dieu. Mon bonheur, disait l'Epicurien, est de jouir de la chair. Mon bonheur, ajoutait le Stoïcien, est de jouir de mon esprit. " Et le mien, reprenait l'Apôtre, est de m'attacher à Dieu (3) ". Heureux, disait l’Epicurien, celui qui jouit des voluptés de la chair. Heureux plutôt, s'écriait le Stoïcien , celui qui jouit des vertus de son âme. " Heureux, reprenait l'Apôtre, celui qui met son espoir dans le nom du Seigneur ". L'Epicurien est dans l'erreur; il est faux que l'homme soit heureux en jouissant des voluptés de la chair. Le Stoïcien se trompe aussi; car il est faux et absolument faux que l'homme soit heureux pour jouir de la vertu de son âme. " Heureux donc est celui qui met son espoir dans le nom du Seigneur ". Et comme ces philosophes sont aussi vains que menteurs, l'auteur sacré ajoute : " Et qui n'a

1. Ps. XLVIII, 7. — 2. Act. XVII, 18. — 3. Ps. LXXII, 28.

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point tourné ses regards vers les vanités et les folies menteuses (1) ".

8. " Ainsi donc, mes frères, nous ne sommes point redevables à la chair, pour vivre selon la chair " , comme les Epicuriens. Que dis-je ? Quand l'âme voudra vivre selon elle-même, elle deviendra charnelle, tombant, sans pouvoir se relever, dans les affections charnelles. Eh ! comment se relèverait-elle, puisqu'elle ne s'attache pas au bras libérateur qui lui est tendu? Si vous vivez selon la chair ", dit l'Apôtre, et remarquez que dans ces mots : a Que peut contre moi la chair? — que peut contre moi l'homme (2)? " la chair et l'homme sont synonymes; si vous vivez selon la chair, vous mourrez ", non pas de la mort qui sépare l'âme du corps, puisque vous mourrez de cette manière tout en vivant selon l'Esprit; mais de la mort dont parle le Seigneur de cette façon terrible lorsqu'il dit dans l'Evangile : " Redoutez Celui qui peut précipiter l'âme et le corps dans la géhenne brûlante (3). — Si donc vous vivez selon la chair, vous mourrez ".

9. " Mais si par l'Esprit vous mortifiez les œuvres de la chair, vous vivrez ". Notre tâche durant cette vie est ainsi de mortifier par l'esprit les œuvres de la chair, de les réprimer, de les restreindre, de les comprimer, de les anéantir chaque jour. Combien de passions, autrefois agréables, sont devenues insipides pour qui a fait quelques progrès? On les mortifiait, quand on y résistait malgré leurs charmes; et maintenant qu'elles n'ont plus d'attraits, elles sont comme mortes. Foule aux pieds ce cadavre et cours à ce qui vit encore; foule aux pieds cet ennemi étendu sans vie et va lutter contre celui qui résiste encore. Car s'il est des passions mortes, il en est d'autres qui vivent; tu mortifieras celles-ci en n'y consentant pas, et quand pour toi elles n'auront plus rien de flatteur, c'est que tu les auras exterminées. Voilà donc notre tâche, c'est en cela que doit consister pour nous la lutte; lutte laborieuse où nous avons Dieu pour spectateur, et où nous implorons son secours quand nous combattons avec courage. Sans son aide, en effet, nous ne pourrons vaincre, nous ne pourrons même pas combattre.

10. Aussi voyez ce qu'ajoute l'Apôtre. Il a dit : " Mais si par l'Esprit vous mortifiez les

1. Ps. XXXIX, 5. — 2. Ps. LV, 5, 11. — 3. Matt. X, 28.

œuvres de la chair, vous vivrez "; en d'autres termes : Vous vivrez, si vous mortifiez par l'Esprit ces convoitises charnelles qu'il est si glorieux de ne pas suivre et si parfait de ne ressentir plus; ces œuvres corrompues de la chair, qui cherchent votre mort. Or il était à craindre que chacun ne vînt à compter sur son esprit propre pour repousser ces assauts de la chair. Car on ne dit pas seulement de Dieu qu'il est un Esprit, on le dit aussi de ton âme, de ton intelligence; comme dans ces mots: " J'obéis par l'intelligence à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché (1) " ; qui signifient : " L'esprit convoite contre la chair et la chair contre l'esprit (2) ". L'Apôtre donc veut t'empêcher de compter sur ton esprit dans cette lutte contre les oeuvres de la chair, et d'être victime de l'orgueil, car Dieu résiste à l'orgueilleux comme il donne sa grâce aux humbles, selon ces paroles de l'Ecriture : " Dieu résiste aux superbes, mais aux humbles il donne sa grâce (3) ". Et pour détourner de toi cet orgueil fatal, voici ce qu'il ajoute.

Après avoir dit : " Si par l'Esprit vous mortifiez les œuvres de la chair, vous vivrez ", afin d'ôter à l'esprit humain la pensée de s'élever et de se croire assez puissant et assez fort pour remporter cette victoire, il ajoute aussitôt : " Car tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu ". Pourquoi te pavaner à ces mots : " Si par l'Esprit vous mortifiez les œuvres de la chair, vous vivrez? " Tu allais dire : Je n'ai besoin pour cela que de ma volonté, que de mon libre arbitre. Que peut, hélas ! ta volonté? que peut ton libre arbitre? Si Dieu ne te dirige, tu tombes; et tu restes tombé, s'il ne te relève. Comment donc compter sur ton esprit, quand l'Apôtre te crie : " Tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu ? " Tu veux te conduire, te mener toi-même pour mortifier ces œuvres de la chair? Mais que te sert de n'être pas Epicurien, si tu es Stoïcien? Que tu sois Epicurien ou Stoïcien, tu n’es pas au nombre des fils de Dieu. " Car tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu ". Ce ne sont ni ceux qui vivent selon la chair, ni ceux qui vivent selon leur esprit propre, ni ceux qui suivent les attraits de la chair, ni ceux qui se laissent aller à leur propre esprit,

1. Rom. VII, 25. — 2. Gal. V, 17. — 3. Jacq. IV, 6.

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mais tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, qui sont fils de Dieu ".

11. Quelqu'un m'arrête ici : Que faisons-nous, si nous ne nous conduisons pas nous-mêmes ? Je réponds : Non-seulement tu agis quand tu es conduit, mais tu agis d'autant mieux que tu es mieux conduit. Car l'Esprit de Dieu qui te conduit, t'aide à bien agir. Il prend à ton égard ce nom d'aide, adjutor, pour te faire entendre que tu agis avec lui. Réfléchis à ce que tu demandes, réfléchis à ce que tu professes, quand tu lui dis : " Soyez mon aide, ne m'abandonnez pas (1) ". Oui tu appelles Dieu à ton aide. Mais on n'aide pas celui qui ne fait rien. " Tous ceux donc qui sont conduits par l'Esprit de Dieu ", non par la lettre, mais par l'Esprit, non par la loi qui commande, qui menace, qui promet, mais par l'Esprit qui excite, qui éclaire et qui aide, " ceux-là sont fils de Dieu. — Nous savons, dit le même Apôtre, que tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu ". Si tu n'opérais pas, Dieu serait-il ton coopérateur ?

12. Mais soyez ici fortement sur vos gardes. Votre esprit ne pourrait-il pas dire: Dieu me retirât-il sa coopération et son aide, je n'en viendrai pas moins à bout? Il me faudra faire effort sans doute et surmonter des difficultés, mais je puis réussir. C'est comme si on disait En ramant nous parviendrons au port avec quelque peine. Ah ! si le vent nous était favorable, quelle facilité plus grande ! — Mais telle n'est point la nature du secours que nous recevons du Père, que nous recevons du Fils, que nous recevons de l'Esprit-Saint. Nous ne pouvons sans ce secours faire absolument aucun bien. Il est vrai, tu agis sans lui avec liberté, mais tu agis mal. Voilà à quoi peut te servir cette volonté que tu appelles libre et qui en faisant le mal devient une esclave digne de damnation. Or quand je te dis que sans le secours de Dieu tu ne fais rien, j'entends, rien de bon ; ta libre volonté suffisant pour mal faire, sans le secours de Dieu. Et toutefois elle n'est pas libre ; car on est esclave de celui par qui on a été vaincu (2) ", de plus : " Quiconque pèche est esclave du péché " ; enfin : " Si le Fils vous affranchit, vous serez alors véritablement libres (3) ".

13. Croyez donc qu'en faisant le bien de cette manière vous agissez volontairement.

1. Ps. XXVI, 9. — 2. II Pierre, II,19. — 3. Jean, VIII, 34, 36.

Dès que vous avez la vie, vous agissez ; l'Esprit-Saint ne vous aiderait pas si vous ne travailliez point, et si vous n'opériez, il ne vous servirait pas de coopérateur. N'oubliez pas toutefois que vous ne faites le bien qu'autant que vous l'avez pour guide et pour aide, et que sans lui vous ne pouvez aucun bien absolument (1).

Ainsi nous ne disons pas comme certains hommes qui se sont vus forcés enfin à reconnaître la grâce ; et pourtant nous bénissons Dieu de cet aveu tardif, car en avançant encore ils pourront arriver à la vérité. Ils disent donc que si la grâce de Dieu nous aide, c'est à agir plus facilement, et voici leurs expressions : " Le but pour lequel Dieu donne aux hommes sa grâce, disent-ils, c'est de les rendre capables d'accomplir plus facilement, avec cette grâce, ce qu'ils sont obligés de faire avec leur libre arbitre ". La navigation est plus facile avec les voiles, plus difficile avec les rames; les rames pourtant suffisent. On voyage à cheval plus facilement, plus difficilement à pied; à pied pourtant on finit par arriver. Or ce langage n'est pas celui de la vérité.

Ecoutez le Maître même de la vérité, ce Maître qui ne flatte ni ne trompe personne, ce Maître qui enseigne et qui sauve tout à la fois, et à qui nous a conduits un importun pédagogue. En parlant des bonnes oeuvres, qu'il compare aux fruits des sarments et des branches de la vigne, il ne dit pas: Vous pouvez sans moi faire quelque chose, mais plus facilement avec moi ; il ne dit pas: Vous produirez sans moi du fruit, mais vous en produirez davantage avec moi. Il ne dit pas cela. Que dit-il donc? Lisez le saint Evangile, devant qui s'abaissent les têtes superbes ; vous n'y trouverez pas la doctrine d'Augustin différente de la doctrine du Seigneur. Qu'y dit le Seigneur? Sans moi vous ne pouvez rien faire (2) ". Et maintenant, lorsque vous entendez ces mots : " Tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu ", ne vous abattez point. En vous employant pour la construction de son temple, Dieu ne vous prend pas pour des pierres sans mouvement c'est l'ouvrier seul qui élève et place celles-ci. Telle n'est pas la nature des pierres vivantes.

1. Il s'agit ici du bien dans l'ordre surnaturel, car on peut, sans le secours de la grâce, faire quelques bonnes oeuvres naturelles.

2. Jean, XV, 5.

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" Or c'est vous qui comme des pierres vivantes vous réunissez pour former le temple de Dieu (1) ". Ainsi donc quand il vous conduit, courez de votre côté, suivez quand il vous mène; il n'en sera pas moins vrai que sans lui vous ne pouvez rien faire, car " cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (2) ".

14. Peut-être alliez-vous dire: La loi nous suffit. La loi inspire la crainte; mais voyez ce qu'ajoute l'Apôtre. Il a dit : " Tous ceux qui sont animés de l'Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu " ; et comme être animé de l'Esprit de Dieu c'est agir par charité, " la charité ayant été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (3)", il continue: " Aussi n'avez-vous pas reçu de nouveau l'esprit de servitude qui inspire la crainte ". Que rappelle ce mot, de nouveau? Comme à l'époque où vous étiez sous le joug de l'importun pédagogue. Que signifie-t-il encore? Comme au moment où sur le mont Sina vous avez reçu l'esprit de servitude.

On va me dire: L'Esprit qui rend esclave ne saurait être le même que l'Esprit qui affranchit. — S'il n'était pas le même, l'Apôtre semblerait-il dire qu'il est le même en employant ce mot de nouveau ? Oui, c'est le même Esprit; mais la première fois il a écrit sur des tables de pierre pour imprimer la crainte, et la seconde fois sur les tablettes du coeur pour pénétrer d'amour. Vous qui étiez ici avant-hier, vous vous rappelez comment le peuple se tenait éloigné et comment le bruit, le feu et la fumée de la montagne le glaçaient de frayeur (4); comment au contraire le Saint-Esprit, ou le doigt de Dieu, descendit le cinquantième jour après la pâque figurative, et reposa, sous forme de langues de feu, sur chacun des disciples (5). Ce n'était donc plus la crainte, c'était l'amour; ce n'était plus pour nous rendre esclaves, c'était pour faire de nous des enfants. Car faire le bien par crainte du châtiment, ce n'est pas aimer Dieu encore, ce n'est pas être au nombre de ses fils ; et pourtant si tous du moins avaient peur de sa sévérité ! La crainte est une esclave, la charité est libre; j'oserai même dire que la crainte est l'esclave de la charité. Ah ! pour éloigner le diable de ton coeurs fais marcher en avant ton esclave et qu'elle garde la place pour sa

1. Eh. II, 22; I Pierre, II, 5. — 2. Rom. IX, 16. — 3. Ib. V, 5. — 4. Exod. XIX, XX, XXXI, 18; ci-dev. ser. CLV, n. 6. — 6. Act. II, 1-4.

future maîtresse. Agis, agis par crainte du châtiment, si tu ne peux agir encore par amour de la justice. Viendra la maîtresse et l'esclave s'en ira, car " la charité parfaite chasse la crainte (1); et vous n'avez pas reçu de nouveau l'Esprit de servitude qui inspire la crainte ". C'est maintenant le Nouveau Testament, ce n'est plus l'Ancien. " Les choses anciennes ont passé; voilà que tout est devenu nouveau; et le tout vient de Dieu (2) " .

15. Que lisons-nous ensuite? L'Apôtre t'entend dire: Qu'avons-nous reçu? Il ajoute donc: "Mais vous avez reçu l'Esprit d'adoption filiale par lequel nous crions: Abba, " Père ". On craint un maître, on aime un père. " Mais vous avez reçu l'Esprit d'adoption filiale par lequel nous crions: Abba, Père ". Ce cri vient du coeur et non de la bouche ni des lèvres; il retentit à l'intérieur, aux oreilles de Dieu. C'est ainsi que criait Susanne, sans ouvrir la bouche ni remuer les lèvres (3). " Mais vous avez reçu l'Esprit d'adoption filiale par qui nous crions: Abba, Père ". C'est au coeur de crier: " Notre Père qui êtes aux cieux (4) ". Et pourquoi ne pas dire seulement: " Père? " Pourquoi dire: " Abba, Père? " Car si tu demandes ce que signifie Abba, on te répondra qu'il signifie Père; tel est son sens en hébreu. Pourquoi l'Apôtre a-t-il employé ces deux termes à la fois? C'est qu'il avait en vue cette pierre angulaire rejetée par les travailleurs (5), et devenue la tête d'angle; il savait qu'elle ne porte ce nom de pierre angulaire que pour réunir et faire s'embrasser les deux murs qui viennent de directions opposées. Ces deux murs sont la circoncision et la gentilité, aussi éloignées l'une de l'autre qu'elles l'étaient de l'angle, et aussi rapprochées entre elles qu'elles sont maintenant rapprochées de l'angle où elles s'unissent intimement. " Car c'est lui qui est notre paix, et de deux il ne fait qu'un (6) " ; il ne fait qu'un de la circoncision et de la gentilité; ces deux murs sont la gloire de l'angle qui les réunit. " Vous avez reçu l'Esprit d'adoption filiale par qui nous crions: Abba, Père ".

16. Si tel est le gage, quelle ne sera pas la réalité? Ne l'appelons pas gage, disons plutôt au singulier, arrhe ; car on rend le gage quand on a reçu l'objet même, au lieu qu'on conserve l'arrhe, lorsqu'on est en possession

1. I Jean , IV, 18. — 2. II Cor. V, 17, 18. — 3. Dan. XIII. — 4. Matt. VI, 9. — 5. Ps. CXVII, 22. — 6. Ephés. II, 14.

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de ce qu'on attendait; l'arrhe ainsi n'est qu'une partie de ce qui était promis. Que . chacun donc rentre dans son coeur et examine si c'est du fond de son âme, si c'est avec un amour sincère qu'il crie : " Père ". Il ne s'agit pas de savoir pour le moment quelle est l'étendue de ta charité, si elle est grande, petite ou moyenne, mais de savoir au moins si tu en as. Si tu en as, elle grandira secrètement, en grandissant elle se perfectionnera, et une fois parfaite, elle subsistera; car une fois parfaite elle ne vieillit pas pour aller de la vieillesse à la mort; mais quand elle se perfectionne, c'est pour subsister éternellement. Ecoute en effet ce qui suit. " Nous crions: Abba, Père. C'est l'Esprit même qui rend à notre esprit le témoignage que nous sommes enfants de Dieu ". Ce n'est pas notre esprit qui rend à notre esprit le témoignage que nous sommes enfants de Dieu : c'est l'Esprit même de Dieu, c'est l'arrhe qui nous garantit l'exécution de la promesse. " L'Esprit même rend à notre esprit le témoignage que nous sommes enfants de Dieu ".

17. " Or, si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers ". On ne porte pas en vain le nom d'enfants; on est récompensé, la récompense est l'héritage. N'avais-je pas raison de vous dire tout à l'heure que non content de nous donner la santé, notre médecin daigne encore nous offrir une récompense pour nous l'avoir donnée? En quoi consiste cette récompense? A être ses héritiers. Héritage bien différent des héritages humains ! Un père ne fait que laisser à ses enfants, il.ne possède pas conjointement avec eux; et pourtant il croit faire beaucoup, il veut qu'on le remercie d'avoir voulu donner ce qu'il ne pourrait emporter. Que pourrait-il emporter en mourant? S'il le pouvait, laisserait-il ici quoique ce fût à sa famille? Mais c'est Dieu même qui est l'héritage de ses héritiers; aussi est-il dit de lui dans un psaume: " Le Seigneur est ma part d'héritage (1) ".

Oui, héritiers de Dieu " ; si pour vous ce n'est pas assez, voici ce qui mettra le comble à votre joie : " héritiers de Dieu, et cohéritiers du Christ ".

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. Ps. XV, 5.

 

 

 

 

SERMON CLVII. L'ESPÉRANCE CHRÉTIENNE (1).

ANALYSE. — L'espérance chrétienne demande que, détachés des choses présentes, nous fixions nos regards sur les biens futurs. Il est vrai, il faut pour cela courage et patience ; mais la vue de la gloire du Sauveur ne nous dit-elle point le sort heureux qui nous attend, si nous sommes fidèles à imiter ses exemples ? Il est vrai encore, les mondains se rient de notre espérance et nous vantent leur bonheur ; mais est-il rien de plus fugitif, de plus incertain et de plus vain que leurs plaisirs ? D'un autre côté, combien d'événements dont nous sommes témoins nous garantissent la fidélité avec laquelle Dieu réalisera les promesses qu'il nous a faites ?

1. Votre sainteté se rappelle, mes très-chers frères, que l'Apôtre a dit : " C'est en espérance que nous avons été sauvés. Or, continue-t-il, " l'espérance qui se voit n'est pas de l'espérance, comment en effet espérer ce qu'on voit ? Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience ". Ici donc le Seigneur notre Dieu nous invite à vous adresser quelques paroles d'encouragement et de consolation. C'est à lui que nous disons dans un psaume : " Vous êtes mon espérance, mon partage dans la terre des vivants (2) ". Lui donc qui est notre espoir dans la terre des vivants, nous ordonne de vous exciter, dans la terre des mourants, à ne pas fixer vos regards sur ce qui se voit, mais

1. Rom. VIII, 24, 25.

2. II Cor. IV, 18.

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sur ce qui ne se voit pas; car ce qui se voit est temporel, tandis que ce qui ne se voit pas est éternel (4). Or, dès que nous espérons ainsi ce que nous ne voyons pas et que nous l'attendons avec patience, on a droit de nous adresser ces paroles d'un psaume: " Attends le Seigneur, agis avec courage, fortifie ton coeur et attends le Seigneur (1)". Car les promesses du monde sont toujours trompeuses, au lieu que les promesses divines ne trompent jamais.

Cependant le monde semble devoir donner ce qu'il promet, ici même, sur la terre des mourants où nous sommes; Dieu au contraire ne nous mettra en possession de ce qu'il nous offre que dans la terre des vivants : de là vient que plusieurs se lassent d'attendre Celui qui ne peut les induire en erreur, et qu'ils ne rougissent pas de s'attacher à ce qui ne fait que les tromper. C'est de ces aveugles qu'il est dit dans l'Ecriture : " Malheur à ceux qui ont perdu patience et qui ont abandonné les droites voies (2) ". De plus, quand on agit avec courage et qu'on attend Dieu avec résolution, on est constamment outragé par les victimes de l'éternelle mort qui ne cessent de prôner leurs joies éphémères, joies perfides qui ne flattent un moment que pour surpasser le fiel en amertume. Où est, nous répètent-ils, ce qu'on volis promet au-delà de cette vie? Qui est venu de l'autre inonde pour vous assurer que vos espérances sont fondées ? Nous au moins nous savons jouir de nos plaisirs, car nous espérons ce que nous voyons : pour vous, qui croyez ce que vous ne voyez pas, vous ne savez vous imposer qu'abstinences et tortures. Puis ils ajoutent, comme l'a rappelé saint Paul: " Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ". Remarquez cependant à quoi il nous avertit de prendre garde. " Les mauvais propos, dit-il, corrompent les bonnes mœurs. Usez d'une sage sobriété et ne péchez pas (3) ".

2. Prenez donc garde, mes frères, que de semblables propos ne corrompent en vous les moeurs, n'abattent vos espérances, n'affaiblissent votre patience et ne vous jettent dans des voies funestes. Ah ! plutôt soyez doux et dociles pour suivre les voies droites, celles que vous montre le Seigneur, et dont il est ainsi parlé dans un psaume : " Il conduira dans la justice ceux qui sont dociles, il enseignera ses voies à ceux qui sont doux (4) ". En

1. Ps. XXVI, 14. — 2. Eccli. II, 16. — 3. I Cor. XV, 32-34. — Ps. XXIV, 9.

effet, pour pratiquer, toujours au milieu des épreuves de la vie, la patience sans laquelle il est impossible de conserver l'espérance du bonheur à venir, il est absolument nécessaire d'être doux et docile, de ne pas résister à la volonté de Dieu, de Dieu dont le joug est doux et le fardeau léger, mais pour ceux qui croient en lui, qui espèrent en lui et qui l'aiment. Si vous êtes ainsi doux et dociles, non-seulement vous aimerez les consolations de Dieu, mais, comme de bons fils, vous saurez endurer, encore les coups de sa verge et attendre avec patience ce que vous espérez sans le voir.

Agissez, agissez ainsi. C'est le Christ que vous suivez, et il a dit: " Je suis la voie (1)". Or apprenez dans ses exemples comme dans ses paroles de quelle manière vous le devez suivre. Il est le Fils unique du Père, et le Père ne l'a pas épargné, mais il l'a livré pour nous tous (2), sans que le Fils refusât ou résistât. Car il voulait ce que voulait son Père, n'ayant avec lui qu'une même volonté dans l'égalité de la divine nature, égalité qui lui permettait, sans usurpation, de s'égaler à Dieu. Et pourtant quelle incomparable obéissance il pratiqua dans la nature d'esclave qu'il prit en s'anéantissant (3) ! Car " il nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous en oblation à Dieu et en hostie de suave odeur (4)". D'où il suit que si le Père n'a pas épargné son propre Fils et l'a livré pour nous tous, le Fils aussi s'est sacrifié pour nous.

3. Or c'est en se livrant ainsi, dans sa nature humaine, aux opprobres des hommes, aux dérisions de la multitude, aux outrages, aux fouets et à la mort de la Croix, que ce Dieu Très-haut, par qui tout a été fait, nous a enseigné avec quelle patience nous devons marcher dans son amour; et, par l'exemple de sa résurrection, il nous dit encore ce qu'avec une invincible patience nous devons espérer de lui. "Car si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience ". Il est vrai, nous espérons ce que nous ne voyons pas; mais. nous sommes le corps d'un Chef divin cri qui nous voyons réalisées dès maintenant nos espérances. N'est-il pas dit de lui qu' " il est le Chef de son corps, de l’Eglise, le premier-né, et qu'il garde en tout la primauté (5)? " Et de nous : " Vous êtes le corps et

1. Jean, XIV, 6. — 2. Rom. VIII, 32. — 3. Philip. II, 6, 7. — 4. Ephés. V, 2. — 5. I Col. 1, 18.

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les membres du Christ (1)? " Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience". Mais aussi avec tranquillité, puis que notre espérance est sous la garde de notre Chef ressuscité.

Ce Chef, de plus, ayant été flagellé avant de ressusciter, voilà notre patience affermie. D'ailleurs il est écrit que Dieu corrige celui qu'il aimé, et qu'il frappe de verges tout fils qu'il reçoit (2) ". Donc, pour ressusciter avec joie, ne nous décourageons pas sous la main qui châtie. N'est-il pas bien vrai qu'il fouette tout fils qu'il reçoit, puisque loin d'épargner son Fils unique, il l'a sacrifié pour l'amour de nous tous ? Ah ! le regard fixé sur ce Fils qui a été flagellé sans l'avoir mérité, qui est mort pour expier nos péchés et qui est ressuscité pour nous justifier (3), ne craignons pas que Dieu nous délaisse quand il nous châtie; ayons plutôt confiance qu'il nous recevra dans son sein après nous avoir ainsi sanctifiés.

4. Maintenant même, quoique notre bonheur soit loin encore d'être complet, nous laisse-t-il sans jouissances et ne sommes-nous pas sauvés en espérance? Aussi l'Apôtre ne se contente pas de dire : " Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience " ; il dit ailleurs : " Vous réjouissant par l'espérance, patients dans la tribulation (4) " ; " et appuyés sur une telle espérance, agissons avec grande confiance (5) "; — " que nos paroles, toujours gracieuses, soient a assaisonnées du sel de la sagesse, en sorte a que vous sachiez comment il vous faut répondre à chacun (6) ".

Que faut-il répondre. effectivement à ces malheureux qui ont renoncé ou qui ne se sont jamais consacrés au service de Dieu, et qui néanmoins ont le front de nous insulter, nous qu'ils devraient imiter parce que nous le servons, parce que nous espérons et attendons avec patience ce que nous ne voyons pas ? Il faut leur dire : Eh ! où sont donc ces joies que vous poursuivez en marchant par vos voies tortueuses? Nous ne vous demandons pas ce qu'elles deviendront après cette vie : aujourd'hui même où sont-elles? Hier est emporté par aujourd'hui, comme aujourd'hui sera emporté par demain ; quels sont alors les objets de vos affections qui ne s'envolent et ne se dissipent? Est-il rien qui ne s'enfuie avant même

1. I Cor. II, 27. — 2. Héb. XII, 6. — 3. Rom. IV, 25. — 4. Rom. XII, 12. — 5. II Cor. III, 12. — 6. Coloss. IV, 6.

qu'on s'en empare, quand du jour actuel on ne peut arrêter même une heure; quand la douzième heure doit être remplacée par la treizième, comme la première s'est évanouie devant la seconde ; quand de l'heure qui semble actuellement présente rien n'est présent, puisque toutes les parties et que tous les points ne font que s'en écouler?

5. Si seulement l'homme n'était pas si aveugle et qu'il considérât pour quel motif il pèche ou s'est abandonné au péché ! Il pourrait remarquer qu'il soupire sans prévoyance après un plaisir qui doit passer , et que ce plaisir goûté , il n'y songe qu'avec remords. Vous nous tournez en dérision parce que nous espérons les biens éternels sans les voir; quand, esclaves des choses temporelles que vous voyez, vous ne savez pas ce que sera pour vous le jour de demain , ce jour que souvent vous attendez bon et que vous reconnaissez mauvais, sans pouvoir l'arrêter dans sa fuite, lorsque parfois il est bon ! Vous nous tournez en dérision parce que nous espérons des biens éternels qui ne passeront point quand ils seront arrivés; ou plutôt ils n'arriveront pas, puisqu'ils subsistent éternellement, et c'est nous plutôt qui parviendrons jusqu'à eux lorsqu'en suivant la voie divine nous aurons passé au-delà de ce qui passe. Et vous ne cessez d'espérer des biens temporels qui vous échappent si souvent malgré l'ardeur de vos désirs , qui ne font que vous surexciter avant de venir, que vous corrompre en arrivant et que vous torturer en s'échappant 1 N'est-il pas vrai que vous brûlez avant de les posséder, qu'ils s'avilissent entre vos mains et qu'une fois perdus ils ne sont plus qu'un songe? Nous aussi nous en usons, mais pour les besoins de notre pèlerinage, mais sans en faire dépendre notre bonheur, car ils pourraient nous entraîner avec eux. Nous usons en effet de ce monde comme n'en usant pas (1), et c'est dans le dessein de parvenir près de Celui qui a fait le monde, de demeurer en lui et de jouir avec lui de son éternité.

6. Pourquoi dire encore : Qui est revenu d'entre les morts, pour apprendre aux mortels ce qui se passe au-delà du tombeau? Ne vous a-t-il pas fermé la bouche en, ressuscitant un mort de quatre jours (2), en ressuscitant lui-même le troisième jour pour ne plus mourir,

1. I Cor. VII, 31. — 2. Jean, XI, 39-44.

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en montrant enfin avant sa mort et avec la certitude de Celui pour qui rien n'est caché, soit dans la paix dont jouit le pauvre, soit dans les flammes où est plongé le riche, quelle vie attend les humains au-delà de cette vie (1) ? Mais ils ne croient pas ces vérités, eux qui répètent . Qui est revenu d'entre les morts? Ils veulent persuader qu'ils croiraient, si quelqu'un de leurs proches recouvrait la vie. Mais maudit quiconque met son espoir dans un homme (2) ! C'est même pour détourner de nous cette malédiction qu'un Dieu fait homme a voulu mourir, puis ressusciter et montrer ainsi dans une chair humaine, ce qui attend l'homme, pourvu toutefois que l'homme ne s'appuie pas en lui, mais sur Dieu.

D'ailleurs l'Eglise fidèle est répandue par tout l'univers, elle est sous leurs yeux. Qu'ils lisent et ils reconnaîtront que bien des siècles avant son établissement Dieu en avait fait la promesse à un homme, à un homme qui espéra, contre toute espérance, qu'il deviendrait le père d'un peuple innombrable (3). Ainsi nous voyons actuellement accomplie la promesse

faite à un seul croyant, à Abraham, et nous n'espérerions pas avec certitude ce qui a été promis à tous les croyants, à l'univers entier? Qu'ils s'en aillent donc en répétant : " Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ". Ils mourront demain, disent-ils; la vérité est qu'ils sont morts en parlant ainsi.

Pour vous, mes frères, ô fils de la résurrection, concitoyens des saints anges, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ ; gardez-vous d'imiter ces malheureux qui mourront demain, en ce sens que demain ils expireront, mais qui dès aujourd'hui sont ensevelis dans le vin. Or pour préserver vos moeurs de la corruption des mauvais propos, comme s'exprime l'Apôtre, " observez une sage sobriété et rte péchez point (4) ", suivez la voie étroite mais sûre, qui conduit dans cette immense Jérusalem céleste, notre mère pour l'éternité; espérez fermement ce que vous ne voyez pas, et attendez avez patience ce que vous ne possédez pas encore, puisque vous vous attachez inséparablement au Christ dont les promesses ne peuvent manquer.

1. Luc, XVI, 19-31. — 2. Jér. XVII, 5. — 3. Rom. IV, 18. — 4. I Cor. XV, 32-34.

 

 

 

SERMON CLVIII. CONFIANCE EN DIEU (1).

ANALYSE. — Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? L'important donc est de savoir si Dieu est pour nous. Or l'Apôtre enseigne qu'il est pour ceux qu'il a prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés. Voyons ce qu'il y a déjà en nous de ces quatre caractères, afin de nous en faire un point d'appui pour obtenir de Dieu ce qui nous manque encore. — Avant même que nous ayons reçu l'existence, Dieu bous avait prédestinés et il nous a appelés en nous faisant chrétiens. Mais sommes-nous justifiés afin d'être un jour du nombre des glorifiés? Examinons ce que nous pouvons posséder de justice, car elle n'est pas complète ici-bas, et cherchons à acquérir ce qui nous manque. La justification comprend la foi, l'espérance et la charité. Si déjà nous avons en nous la foi et l'espérance, perfectionnons et développons sans relâche la charité, attendu qu'au ciel nous n'aurons plus ni la foi ni l'espérance, nous n'y conserverons que la charité. — Ainsi donc, Dieu nous a suffisamment témoigné sa bonté pour nous inspirer confiance en lui; c'est à nous de développer avec sa grâce la charité dans notre vie, pour affermir de plus en plus notre confiance.

1. Nous venons d'entendre le bienheureux Apôtre nous encourager et nous rassurer par ces mots : " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? " Pour qui est-il? L'Apôtre venait de le dire de la manière suivante : " Ceux qu'il a prédestinés, il les a appelés; et ceux qu'il a appelés, il les a justifiés; et ceux qu'il a justifiés, il les a glorifiés. Que dire après cela? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? " Dieu est pour nous, en nous prédestinant; Dieu est pour nous, en nous appelant; Dieu est pour nous, en

1. Rom. VIII, 30, 31.

nous justifiant; Dieu est pour nous, en nous glorifiant. " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? " Il nous a prédestinés, avant notre existence; il nous a appelés, quand nous étions loin de lui; justifiés, quand nous étions pécheurs; glorifiés, quand nous étions mortels. " Si Dieu est pour nous, qui sera contre-nous ? " Pour essayer de nuire à ceux que Dieu a prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés, il faudrait se disposer à lutter d'abord, si on le peut, contre Dieu même. Dès qu'on nous dit : " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? " n'est-il pas vrai qu'on ne peut nous atteindre sans triompher de Dieu? Mais qui triomphe du Tout-Puissant? Chercher à lui résister, c'est se meurtrir ; et c'est ce que le Christ criait du haut du ciel à l’Apôtre qui portait encore alors le nom de Saul : " Tu ne gagnes rien, lui disait-il, à regimber contre l'aiguillon (1) ". Qu'on frappe, qu'on frappe autant qu'on peut; frapper contre l'aiguillon, n'est-ce pas se frapper soi-même?

2. En examinant ces quatre caractères que l'Apôtre a mis en relief et qui distinguent les favoris de Dieu, savoir la prédestination, la vocation, la justification et la glorification, remarquons ceux que nous possédons déjà et ceux que nous attendons encore. En voyant ce que nous avons, nous louerons Dieu qui nous l'a donné; et en constatant ce qui nous manque, soyons sûrs que Dieu nous en est redevable. Il nous le doit, non pour avoir reçu de nous, mais pour nous avoir promis ce qu'il lui a plu. Nous pouvons dire à un homme : Tu me dois, car je t'ai donné; mais à Dieu : Vous me devez, car vous m'avez promis. Quand on peut dire : Tu me dois, parce que je t'ai donné, c'est qu'on a remis pour échanger plutôt que pour donner. Mais quand on dit : Vous me devez, parce que vous m'avez promis, on n'a rien confié et pourtant on exige; on exige parce que la bonté qui a promis donnera fidèlement, sans quoi elle ne serait plus bonté , mais plutôt méchanceté, attendu que pour tromper il faut être méchant. Or, disons-nous à Dieu : Rendez-moi , car je vous ai donné? Eh ! que lui avons-nous donné, puisque c'est de lui que nous tenons tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons de bon? Non, nous ne lui avons rien donné; et nous ne pouvons à ce

1. Act. IX, 5.

titre réclamer ce qu'il nous doit. L'Apôtre d'ailleurs ne dit-il pas avec beaucoup de raison: " Quia connu la pensée du Seigneur? ou qui a été son conseiller? ou qui le premier lui a donné et sera rétribué (1) ? " Voici donc comment nous pouvons poursuivre le Seigneur notre Dieu; il faut lui dire : Accordez-nous ce que vous avez promis, car nous avons fait ce que vous avez prescrit ; et encore est-ce vous qui l'avez fait en nous, puisque vous nous avez aidés à le faire.

3. Que personne donc ne dise : Dieu m'a appelé, parce que je l'ai servi. Comment l'aurais-tu servi, s'il ne t'avait appelé ? S'il t'avait appelé pour avoir été servi par toi, il t'aurait donc rendu pour avoir reçu de toi le premier. Mais l'Apôtre n'interdit-il pas ce langage quand il s'écrie : " Qui lui a donné le premier et sera rétribué? " Au moins tu existais déjà quand il t'a appelé; mais aurait-il pu te prédestiner, si déjà tu avais l'être? Qu'as-tu donné à Dieu, puisque, pour donner, tu n'existais même pas? Et qu'a fait Dieu en te prédestinant avant ton existence? Ce que dit l'Apôtre : " Il appelle ce qui n'est pas comme ce qui est (2) ". Non, il ne te prédestinerait pas, si tu existais, et ne t'appellerait pas, si tu n'étais éloigné; si tu n'étais impie, il ne te justifierait pas, et ne te glorifierait pas, si tu n'étais de terre et de boue. " Qui donc lui a donné le premier et sera rétribué? Puisque c'est de lui, par lui et en lui que sont toutes choses " ; que lui rendrons-nous? " A lui la gloire (3) ". Nous n'étions pas, quand il nous a prédestinés; nous étions éloignés, quand il nous a appelés; quand il nous a justifiés, nous étions pécheurs : donc rendons-lui grâces et ne demeurons pas ingrats.

4. Nous nous étions proposé d'examiner ce que nous avions déjà et ce qu'il nous restait à acquérir encore des quatre caractères énoncés par saint Paul. Or,. dès avant notre naissance, nous avons été prédestinés; et nous avons été appelés, lorsque nous sommes devenus chrétiens. Voilà ce que nous avons déjà. Mais sommes-nous justifiés? Où en sommes-nous sous ce rapport? Oserons-nous dire de ce troisième caractère que nous l'avons aussi? Y aura-t-il parmi nous un seul homme pour oser dire : Je suis juste? Je suis juste, signifie, selon moi, je ne suis pas pécheur.

1. Rom. XI, 34, 35. — 2. Ib. IV, 17. — 3. Rom. XI, 36.

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Mais si tu oses tenir ce langage, voici devant toi l'Apôtre Jean : " Si nous affirmons ", dit-il, " que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous (1) ". Eh quoi ! sommes-nous étrangers à toute justice? Ou bien sommes-nous un peu justes, sans l'être complètement? C'est ce qu'il nous faut examiner; car si nous sommes justes sans l'être complètement, il nous suffira, pour le devenir, d'ajouter à ce que nous sommes déjà.

Voici des hommes baptisés, tous leurs péchés sont remis, ils en sont justifiés, nous ne pouvons le nier : il leur reste néanmoins à lutter encore contre la chair, à lutter contre le monde, à lutter contre le démon. Or, quand on lutte, on frappe et on est frappé, on triomphe et on est renversé; mais il faut voir dans quel état on quittera l'arène. Oui, " si nous affirmons que nous sommes sans péché, nous nous illusionnons nous-mêmes et la vérité n'est point en, nous ". D'un autre côté, si nous nous disons absolument étrangers à la justice , c'est un mensonge qui s'élève contre les dons divins. En effet, être entièrement étranger à la justice, c'est n'avoir même pas la foi; mais si nous n'avons pas la foi, nous ne sommes pas chrétiens; si au contraire nous l'avons, nous sommes un peu justes. Veux-tu savoir la valeur immense de ce peu ? Le juste vit de la foi (2) ; — oui le juste vit de la foi ", en croyant ce qu'il ne voit pas.

5. Lorsque nos pères, lorsque les chefs du troupeau sacré, lorsque les saints apôtres annonçaient l'Evangile, ils publiaient non-seulement ce qu'ils avaient vu, mais encore ce qu'ils avaient touché de leurs mains; et pourtant, comme un de ses disciples le touchait de la main, cherchant à s'assurer et s'assurant effectivement de la réalité, comme il s'écriait en le pressant : " Mon Seigneur et mon Dieu ! " ce Seigneur et ce Dieu, qui nous réservait le don de la foi, répondit d'abord : " Tu as cru pour avoir vu " ; puis jetant les yeux sur ce que nous ferions : " Heureux, continua-t-il, ceux qui ont cru sans avoir vu (3) ! " Nous donc qui n'avons pas vu et qui avons cru pour avoir entendu, nous avons été d'avance proclamés bienheureux, et nous serions complètement étrangers à la justice ! Le Seigneur s'est

1. Jean, I, 8. — 2. Hab. II, 4 ; Rom. I, 17. — 3. Jean, XX, 28, 29.

montré avec son corps aux yeux des Juifs, et ils l'ont mis à mort ; il ne s'est pas montré visiblement à nous, et nous l'avons reçu. " Un peuple que je ne connaissais pas m'a servi ; il a prêté à ma voix une oreille docile (1) ". Nous sommes ce peuple, et il n'y aurait en nous aucune trace de justice ! Certes il y en a. Soyons reconnaissants pour ce que nous avons reçu; ainsi nous obtiendrons encore, sans rien perdre de ce qui nous a été donné.

Il résulte que maintenant encore se forme en nous le troisième caractère. Nous sommes justifiés, mais la justice progresse en nous avec nous. Je vais vous exposer ses développements et conférer en quelque sorte avec vous. Chacun de vous, quoique déjà justifié en ce sens qu'il a reçu la rémission de ses péchés dans le bain de la régénération, qu'il a reçu encore l'Esprit-Saint pour avancer de jour en jour, pourra reconnaître où il en est, marcher, progresser et croître jusqu'à ce qu'il arrive, non pas au terme, mais à la perfection.

6. On commence par la foi. En quoi consiste la foi ? A croire. Cette foi néanmoins doit se distinguer de celle des esprits immondes. Elle consiste, avons-nous dit, à croire. " Mais, observe l'apôtre saint Jacques, les démons croient aussi et ils tremblent (2) ". Tu crois et tu vis sans espérance ou sans amour? mais les démons croient aussi et ils tremblent ". Tu estimes avoir beaucoup fait en proclamant le Christ Fils de Dieu. Il est vrai, Pierre l'a proclamé, et il lui a été dit : " Tu es heureux, Simon, fils de Jona " ; mais les démons l'ont publié aussi, et il leur a été dit : " Taisez-vous ". Pierre parle et on lui dit : " Ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé ceci, mais mon Père, qui est dans les cieux (3) ". Les démons parlent de même, et on leur dit de se taire (4), et on les repousse ! Sans doute la parole est la même; mais le Sauveur porte son regard sur la racine et non sur la fleur. De là cette recommandation adressée aux Hébreux : " Veillant à ce qu'aucune racine amère, poussant en haut ses rejetons, n'importune et ne souille l'âme d'un grand nombre (5) ". Songe donc avant tout à rendre ta foi différente de celle des démons.

Par quel moyen ? Les démons confessaient le Christ avec crainte, Pierre avec amour. Ajoute donc l'espérance à la foi. Mais comment

1. Ps. XVII, 45. — 2. Jacq. II, 19. — 3. Matt. XVI, 17. — 4. Marc, I, 25. — 5. Héb. XII, 15.

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espérer si la conscience n'est en bon état? A l'espérance joins donc aussi la charité. C'est la voie suréminente dont parle ainsi l'Apôtre Voici la voie suréminente: quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis semblable à un airain sonore ou à une cymbale retentissante ". L'Apôtre poursuit ensuite son énumération et assure que sans la charité tous les avantages ne sont rien. Conservons donc la foi, l'espérance et la charité (1). La charité l'emporte sur tout; appliquez-vous à la charité, et par là rendez votre foi différente, vous qui êtes du nombre des prédestinés, des appelés et des glorifiés. Saint Paul dit encore: " Ni la circoncision, ni l'incirconcision ne servent de rien, mais la foi ". O Apôtre, ne vous arrêtez pas, parlez encore, signalez la différence, car les démons croient aussi et ils tremblent " ; indiquez donc la différence qui doit distinguer notre foi de celle des démons, qui tremblent parce qu'ils haïssent; parlez, Apôtre, distinguez ma foi et séparez ma cause de celle des impies (2). Il le fait clairement et voici en quels termes : " La foi qui agit avec amour", dit-il (3).

7. A chacun donc, mes frères, de s'examiner intérieurement, de se peser, de se juger, dans tous ses actes et dans toutes ses bonnes oeuvres, pour reconnaître ce qu'il fait avec charité, sans attendre de récompense temporelle, mais seulement ce que Dieu a promis, le bonheur de le voir. Quelles que soient en effet les promesses de Dieu, sans lui tout n'est rien. Non, Dieu ne me satisferait point, s'il ne se promettait lui-même à moi. Qu'est-ce que toute la terre ? Qu'est-ce que toute la mer? Qu'est-ce que le ciel entier, et tous les astres, et le soleil et la lune et tous les choeurs des anges ? C'est du Créateur de toutes ces merveilles que j'ai soif; c'est de lui que j'ai faim. J'ai soif de lui et je lui dis: " En vous est la source de vie (4), " il me dit de son côté: " Je suis le pain descendu du ciel ! (5) ". Ah ! que j'aie faim et soif dans mon pèlerinage, pour être rassasié quand je serai au terme. Le monde me sourit par une variété immense de créatures éclatantes en beauté et en force: mais que le Créateur est à la fois bien plus beau, bien plus fort, bien plus éclatant et bien plus agréable ! " Je serai rassasié, lorsqu'apparaîtra votre gloire dans son éclat (6) ". Si donc vous avez cette foi qui agit avec

1. I Cor. XII, 31; XIII. — 2. Ps. XLII , 1. — 3. Gal. V, 6. — 4. Ps. XXXV, 10. — 5. Jean, VI, 41. — 6. Ps. XVI, 15.

amour, vous êtes du nombre des prédestinés, des appelés, des justifiés : faites-la donc croître en vous. Cette foi qui agit par amour est inséparable de l'espérance. L'aurons-nous encore lorsque nous serons au terme ? Alors encore nous dira-t-on de croire ? Assurément non ; car nous verrons alors et nous contemplerons face à face. " Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a point paru encore ". Cela n'a point paru, car c'est encore la foi. " Nous sommes les enfants de Dieu ", prédestinés, appelés, justifiés par lui. " Nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a point paru encore ". Avant donc de voir ce que nous serons; croyons aujourd'hui. " Nous savons que lorsqu'il se montrera nous lui serons semblables ". Est-ce parce que nous croyons? Non. Pourquoi donc? " Parce que nous le verrons tel qu'il est (1) ".

8. Et l'espérance? y en aura-t-il encore? Non, puisque nous posséderons la réalité. L'espérance est nécessaire au voyageur, c'est elle qui le soutient sur la route ; car s'il supporte courageusement les fatigues de la marche, c'est qu'il compte arriver au terme. Qu'on lui ôte cette espérance, ses forces s'affaissent aussitôt. Ce qui fait voir que l'espérance actuelle nous est nécessaire pour pratiquer la justice durant notre pèlerinage. Ecoute l'Apôtre: " En attendant l'adoption, dit-il, nous gémissons encore en nous-mêmes ". Quand il y à encore gémissement, peut-on reconnaître la félicité dont il est dit dans l'Ecriture : " Plus de fatigue ni de gémissements (2) ? " Ainsi, dit saint Paul, " nous gémissons encore en nous-mêmes, attendant l'adoption et la délivrance de notre corps ". Nous gémissons encore. Pourquoi ? C'est que nous sommes sauvés en espérance. Or, l'espérance qui se voit, n'est pas de l'espérance. Qui espère ce qu'il voit? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous attendons avec patience ". C'est avec cette patience que les martyrs méritaient la couronne, aspirant à ce qu'ils ne voyaient pas et dédaignant ce qu'ils souffraient; et ils disaient, avec cette espérance: " Qui nous séparera de l'amour du Christ? l'affliction? l'angoisse ? la persécution ? la faim ? la nudité ? le glaive ? Car c'est à cause de vous ". Et où est-il celui à cause de qui? Car c'est à cause de vous que nous sommes mis. à mort

1. I Jean, III, 2. — 2. Isaïe, XXXV, 10.

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durant tout le jour (1) ". Où est enfin celui à cause de qui? " Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu (2) ". Voilà qui indique où il est. Il est en toi, puisque ta foi y est aussi. L'Apôtre nous tromperait-il quand il dit " que par la foi le Christ habite en nos coeurs (3) ? " Il y est aujourd'hui par la foi, il y sera alors sans voiles; il y est par la foi, tant que nous sommes voyageurs, tant que nous poursuivons notre pèlerinage ; car tant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons loin du Seigneur, " puisque nous marchons par la foi et non par la claire vue ( ) ".

9. Si la foi nous donne tant, que nous donnera la vue même? Le voici: " Dieu sera tout en tous (5) ". Que signifie tout? Il veut dire que tu posséderas alors tout ce que tu recherchais, tout ce que tu estimais ici. Que voulais-tu? Que cherchais-tu ? Tu voulais manger et boire? Dieu sera pour toi nourriture et breuvage. Que voulais-tu? La santé du corps, toute fragile et toute éphémère qu'elle lut? Dieu sera pour toi l'immortalité même. Que cherchais-tu? Des richesses? O avare, de quoi te contenteras-tu, si Dieu ne te suffit pas ? Qu'aimais-tu? La gloire, les honneurs? Dieu même sera ta gloire, et dès aujourd'hui tu lui dis : " C'est vous qui êtes ma gloire et qui élevez mon Chef (6) ". Déjà, en effet, il a exalté mon Chef, mon Chef qui est le Christ. Pourquoi enfin ton étonnement? Les membres comme

1. Rom. VIII, 23, 25, 35, 36. — 2. Jean, XX, 29. — 3. Eph. III, 17. — 4. II Cor. V, 6, 7. — 5. I Cor. XV, 28. — 6. Ps. III, 4.

le Chef seront un jour élevés en gloire et Dieu alors sera tout en tous.

Voilà ce que nous croyons aujourd'hui, ce qu'aujourd'hui nous espérons ; mais une fois arrivés, nous le posséderons, et ce ne sera plus la foi, mais la vue; une fois arrivés nous le posséderons, et ce ne sera plus l'espérance, mais la réalité. Et la charité ? Elle aussi existe-t-elle aujourd'hui pour disparaître alors ? Mais si nous aimons maintenant, que nous croyons sans voir; comment n'aimerons-nous pas alors, que nous verrons et que nous posséderons? Ainsi donc la charité subsistera encore alors, et elle sera parfaite. Aussi l'Apôtre dit-il : " Nous avons aujourd'hui la foi, l'espérance et la charité, trois vertus; mais la charité l'emporte (1) ". Conservons-la, nourrissons-la en nous, persévérons-y avec confiance et avec le secours divin, et disons : " Qui nous détachera de l'amour du Christ ", avant qu'il ait pitié de nous et qu'il mène notre charité à sa perfection ? L'affliction? l'angoisse? la faim ? la nudité? les dangers? le glaive? Car pour vous nous sommes mis à mort tous les jours, nous sommes considérés comme des brebis de boucherie ". Or, qui peut souffrir, qui supporte tout cela? En tout cependant nous triomphons ". Par quel moyen ? Par le secours de Celui qui nous a aimés (2) ".

N'est-il donc pas vrai de dire : " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? "

1. I Cor. XIII, 13. — 2. Rom. VIII, 36, 37:

 

 

 

 

SERMON CLIX. AMOUR DE LA JUSTICE (1).

ANALYSE. — C'est dans les martyrs qu'on trouve l'amour véritable de la justice. En effet cet amour demande : 1° Qu'on le préfère à toutes les jouissances permises qu'offre la nature; il faut que la justice ait pour nous plus de charmes que tout le reste. Ce n'est pas assez, il faut 2° que nous fassions pour la justice ce qu'on ne fait pas ordinairement pour satisfaire ses passions, c'est-à-dire que pour elle nous bravions tous les supplices et la mort même. Or, c'est ce qu'ont fait magnifiquement les martyrs. Mais c'est à Dieu qu'il faut nous adresser, soit pour le remercier de l'amour que nous avons déjà pour la justice, soit pour lui demander ce qui nous manque encore.

1. Il a été hier longuement question de la justification que nous accorde le Seigneur notre Dieu ; c'était nous qui parlions, Dieu qui nous en faisait la grâce, et vous qui écoutiez. Il est vrai, le fardeau de chair corruptible dont nous sommes chargés en cette vie, fait

1. Rom. VIII, 30, 31.

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que nous n'y sommes point exempts de péché, et si nous disons que nous n'en avons point, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (1); je le crois pourtant, votre charité a compris avec évidence que nous sommes justifiés autant que le comporte notre pèlerinage, puisque nous vivons de la foi, en attendant que nous soyons en face de l'heureuse réalité. Ainsi on commence par la foi, pour arriver à la claire vue; on franchit la route, afin de parvenir à la patrie. L'âme répète durant ce voyage : " Tous mes désirs sont devant vous, et mes gémissements ne vous sont point inconnus (2) ". Mais dans la Patrie on n'aura plus lieu de prier, il n'y aura place que pour la louange. Pourquoi pas pour la prière? Parce qu'on n'y manque de rien. On y voit ce qu'on croit ici; ce qu'ici on espère, on le possède là ; et l'on y reçoit ce qu'on demande ici.

Maintenant, toutefois il y a une perfection relative à laquelle sont parvenus les martyrs. Aussi, comme le savent les fidèles, la discipline ecclésiastique ne veut pas qu'on prie pour les martyrs lorsqu'on prononce leur nom à l'autel. On prie pour les autres défunts dont on fait mémoire; ce serait une injure de prier pour un martyr, puisque nous devons au contraire nous recommander à ses prières, attendu qu'il a combattu jusqu'au sang contre le péché. A des chrétiens encore imparfaits et néanmoins justifiés en partie, l'Apôtre dit dans son épître aux Hébreux : " Vous n'avez pas combattu encore jusqu'au sang en résistant au péché (3) ". Fils n'ont pas combattu encore jusqu'au sang, il est des hommes qui sont allés sûrement jusque-là. Les saints martyrs, sans aucun doute, et c'est à eux que s'appliquent ces mots de l'apôtre saint Jacques, dont on vient de faire lecture: " Considérez, mes frères, comme la source de toute joie, les diverses épreuves qui tombent sur vous (4) ". Ce langage s'adresse aux parfaits, lesquels peuvent dire aussi : " Eprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi (5). — Sachant, continue l'Apôtre, que l'affliction a produit la patience. Or, la patience rend les œuvres parfaites (6) ".

2. Nous devons en effet aimer la justice, et il y a, dans cet amour de la justice, des degrés qui marquent le progrès que l'on y fait. Le premier degré est de ne préférer rien

1. I Jean, I, 8. — 2. Ps. XXXVII, 10. — 3. Héb. XII, 4. — 4. Jacq. I, 2. — 5. Ps. XXV, 2. — 6. Jacq. I, 3, 4.

de ce qui charme à l'amour de la justice. C'est bien là le premier degré. Mais que veux-je dire ? Que de tout ce qui charme, rien ne te charme comme la justice. Je ne te demande pas que rien autre ne te plaise, je demande que la justice te plaise davantage. Il faut l'avouer, il est bien des choses qui ont pour notre faiblesse un attrait naturel: ainsi le boire et le manger ont de l'attrait, quand on a soif et quand on a faim; ainsi la lumière encore, soit celle qui rayonne du haut du ciel quand le soleil est sur l'horizon, soit celle que projettent les étoiles et la lune, soit celle que répandent les flambeaux allumés sur la terre pour consoler nos yeux au milieu des ténèbres; ainsi encore une voix harmonieuse, des airs suaves et des parfums délicieux ; le toucher même est flatté en nous par tout plaisir sensuel. Or, parmi tous ces plaisirs qui affectent nos sens, il en est de permis; tels sont, comme je viens de le dire, les grands spectacles de la nature qui charment les regards; mais l'œil aime aussi les spectacles des théâtres, et si ceux-là sont permis, ceux-ci ne le sont pas. L'oreille se plait au chant harmonieux d'un psaume sacré; elle aime aussi le chant des histrions. L'un est permis, l'autre ne l'est pas. Les fleurs et les parfums, qui sont aussi l'oeuvre de Dieu, flattent l'odorat; il aspire également avec joie l'encens brûlé sur l'autel des démons. Ici encore tout n'est pas permis. Le goût aime des aliments qui ne sont pas interdits ; il aime aussi ce qu'on sert aux banquets sacrilèges des sacrifices idolâtriques. Il le peut dans le premier cas, il ne le peut dans le second. Il y a aussi des embrassements permis et des embrassements impurs. Vous le voyez donc, mes bien chers, parmi ces jouissances sensibles, il en est de permises et il en est d'interdites. Or, il faut que la justice nous plaise plus que les jouissances mêmes permises; oui, tu dois préférer la justice à ce qui te charme d'ailleurs même innocemment.

3. Afin de mieux comprendre encore, représentons-nous une espèce de duel intérieur. Aimes-tu la justice? Je l'aime, réponds-tu. Ta réponse ne serait pas sincère, si la justice n'avait pour toi quelque attrait ; on n'aime en effet que ce qui en a. " Mets tes délices dans le Seigneur (1) ", dit l'Ecriture. Mais le Seigneur est la justice même. Nous ne devons

1. Ps. XXXVI, 4.

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pas en effet nous le figurer tel qu'une idole. Dieu est de la nature de ce qui est invisible; or ce qui est invisible est ce que nous avons de meilleur. Ainsi la fidélité est préférable au corps, préférable à l'or, préférable à l'argent, préférable aux trésors, préférable à des domaines, à une grande maison, aux richesses tous ces biens sont visibles, tandis que la fidélité ne l'est pas. A quoi donc comparer Dieu ? A ce qui est visible ou à ce qui est invisible? A ce qui est plus vil ou à ce qui est plus précieux? Parlons de ce qui est plus vil.

Tu as deux esclaves; l'un est laid de corps et l'autre d'une beauté ravissante ; mais le premier est fidèle et non pas l'autre. Lequel des deux préfères-tu, dis-moi? Je vois bien que tu aimes ce qui ne se voit pas. Or, préférer le serviteur fidèle, avec sa laideur corporelle, à l'esclave infidèle, quoique beau, n'est-ce pas se tromper et préférer la laideur à la beauté ? Non, à coup sûr, c'est au contraire aimer la beauté plus que la laideur; c'est faire moins de cas du témoignage des yeux du corps, que du témoignage des yeux du coeur. Que t'ont répondu les yeux du corps, quand tu les as interrogés? Que des deux esclaves l'un était beau et l'autre laid. Tu n'as pas voulu de cette déposition , tu l'as mise de côté. Fixant ensuite les yeux du coeur sur les deux esclaves, tu as vu que si l'un était laid de corps, il était fidèle, et que l'autre était infidèle avec sa beauté corporelle. Tu t'es prononcé alors: Est-il rien, as-tu dit, de plus beau que la fidélité, rien de plus laid que l'infidélité ?

4. A tous les plaisirs, à toutes les jouissances mêmes permises il faut donc préférer la justice ; et s'il est vrai que tu aies des sens intérieurs, tous ces sens sont portés pour elle. As-tu des yeux intérieurs? Contemple sa lumière : " En vous est la source de vie, et à votre lumière nous verrons la lumière (1) ". De cette lumière encore il est dit dans un psaume: " Illuminez mes yeux, de peur que "je ne m'endorme un jour dans la mort (2) ". As-tu aussi des oreilles intérieures? Ouvre-les à la justice. C'est ce que demandait celui qui criait: " Entende, qui a des oreilles pour entendre (3) ". As-tu dans l'âme encore une espèce d'odorat? Nous sommes partout, dit l'Apôtre, la bonne odeur du Christ (4) ". Il est

1. Ps. XXXV, 10. — 2. Ps. XII, 4. — 3. Luc, VIII, 8. — 4. II Cor. II, 15.

dit encore, en s'adressant au goût: " Goûtez et reconnaissez combien le Seigneur est doux (1) ". Quant au toucher spirituel, voici ce que l'Epouse publie de son Epoux : " De sa gauche il me soutient la tête et de sa droite il m'embrasse (2) ".

5. Revenons à l'espèce de duel que j'ai annoncé. Qui veut me répondre? J'interrogerai et je mettrai à même de constater si on préfère réellement la justice à tout ce qui flatte les sens corporels. Tu aimes l'or, il charme tes regards ; de fait, l'or est un métal beau, brillant, agréable à voir. Il est beau, je ne le nie pas, et le nier serait outrager le Créateur. Mais voici une tentation. Je t'enlève ton or, dit-on, si tu ne fais pour moi ce faux témoignage, et si tu le fais, je t'en donne. Tu ressens alors un double attrait. Auquel, dis-moi, donneras-tu la préférence? A ton attrait pour l'or, ou à ton attrait pour la vérité? A ton attrait pour l'or, ou à ton attrait pour déposer conformément à la vérité? L'or seul brille-t-il et la vérité ne brille-t-elle pas à sa manière ? Il faut, pour faire un vrai témoignage, être fidèle à la vérité. Si l'or brille, la fidélité n'a-t-elle pas aussi de l'éclat?... Rougis, ouvre les yeux: n'offriras-tu pas à ton Maître ce qui te charmait dans ton esclave? Quand, il y a un instant, je te demandais si tu préférais un bel esclave, mais infidèle, à un esclave laid, mais fidèle, tu m'as répondu conformément à la justice, tu as préféré ce qui était réellement préférable. Rentre en toi, car c'est de toi que maintenant il s'agit. Oui, tu aimes l'esclave fidèle; Dieu est-il indigne d'avoir en toi un fidèle serviteur? Quelle récompense si grande promettais-tu à ce fidèle esclave? Comme preuve de ton vif attachement et comme récompense suprême, la liberté. Oui, qu'assurais-tu de grand à ce fidèle esclave? La liberté temporelle. Et pourtant combien ne voyons-nous pas d'esclaves qui ne manquent de rien, et d'affranchis qui mendient ? Avant néanmoins de promettre cette liberté, tu exigeais que ton esclave te fût fidèle ; et tu n'es point fidèle à Dieu , quand il te promet l'éternité ?

6. Il serait trop long de faire également l'application à chacun des sens corporels; entendez de tous les autres ce que j'ai dit de la vue et préférez toujours les joies de l'esprit aux joies de la chair. Votre corps est-il attiré à des plaisirs

1. Ps. XXXIII, 9. — 2. Cant. II, 6.

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coupables; que votre âme s'attache aux charmes invisibles de la justice, toujours si belle, si chaste, si sainte, si harmonieuse et si douce, et ne l'observer point par contrainte. Vous ne l'aimez pas encore, quand c'est la peur qui vous y porte. Ce qui doit te détourner du péché n'est pas la crainte du châtiment, mais l'amour de la justice.

De là ces paroles de l'Apôtre: " Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair. Comme vous avez fait servir vos membres à l'impureté et à l'iniquité pour l'iniquité ; ainsi maintenant faites-les servir à la justice pour votre sanctification (1)". Que signifie: " Je parle humainement?" Je dis ce qui est à votre portée. Or, lorsque vous avez fait servir vos membres à l'iniquité pour vous livrer à la débauche, est-ce la crainte qui vous poussait, ou bien est ce le plaisir qui vous attirait? Lequel des deux ? Répondez-nous; car si vous êtes sages aujourd'hui, peut-être ne l'avez-vous pas toujours été. Quand donc vous péchiez, quand vous vous plaisiez à pécher, était-ce la crainte qui vous y déterminait, ou la délectation que vous trouviez dans le péché? Vous me répondrez que c'était la délectation. Eh quoi c'est le plaisir qui attire au péché, et il faudra la crainte pour porter à la justice? Sondez-vous, examinez-vous. Ah ! que le tentateur qui m'en menace, enlève mon or; il y a dans la justice plus d'agrément et plus d'éclat. Que celui qui me promet de l'or, ne m'en donne pas; à l'or je préfère la justice, je trouve en elle plus de délices, plus d'éclat, plus de beauté, plus de charme, plus de douceur. Mais si on examine ainsi son coeur et qu'on triomphe dans cette espèce de duel, c'est qu'on a prêté l'oreille à ces mots de l'Apôtre : "Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair " . C'est sans doute ici de l'indulgence pour la faiblesse, et j'ignore si jamais il s'est mis davantage à la portée des moins avancés.

7. C'est comme s'il se fût exprimé de la manière suivante: Je me place à votre niveau; vous avez livré vos sens à des plaisirs coupables, et c'est l'attrait du péché qui vous a conduits à les commettre; ainsi laissez-vous amener à faire le bien par les charmes et la douceur de la justice, aimez la justice comme vous avez aimé l'iniquité. Elle mérite d'obtenir que vous fassiez pour elle ce que vous avez fait

1. Rom. VI, 19.

pour l'iniquité. Voilà ce que signifie: " Je parle humainement " ; en d'autres termes, je dis ce qui est à la portée de votre faiblesse même.

L'Apôtre tenait donc quelque chose en réserve; mais quoi? Qu'est-ce donc qu'il différait de dire? Je l'exprimerai, si je le puis. Mets sur une balance la justice et l'iniquité : la justice ne vaut-elle pas autant que l'iniquité valait pour toi ? Ne faut-il pas aimer l'une autant que tu as aimé l'autre ? Quelle comparaison ! Plût à Dieu néanmoins qu'il en fut ainsi ! Tu dois donc à la justice davantage? Sans aucun doute. Tu cherchais le plaisir en faisant le mal; affronte la douleur pour faire le bien. Je le répète: Si tu as cherché le plaisir dans l'injustice, supporte la douleur en faveur de la justice: ce sera faire plus pour elle.

Voici, à l'âge dangereux un jeune libertin poussé par la passion, il a jeté les yeux sur une femme étrangère, il l'aime et veut en jouir, mais il veut que ce soit secrètement : ce jeune homme aime le plaisir, il craint davantage la douleur. Pourquoi en effet ce désir de n'être pas connu ? C'est qu'il a peur d'être saisi, enchaîné, conduit, enfermé, produit au grand jour, torturé et mis à mort, et c'est la crainte de tout cela qui le porte à se cacher tout en cherchant à satisfaire sa passion. Voilà pourquoi il épie l'absence du mari, craint même de rencontrer son complice et d'avoir un témoin de son crime. Il est évident qu'il obéit à l'attrait du plaisir; cet attrait néanmoins n'est pas assez puissant pour lui faire triompher de la crainte, de la torture et de la peur des supplices.

Voyons maintenant la justice et la beauté, la fidélité avec ses charmes; qu'elles se produisent ouvertement, qu'elles se montrent aux yeux du coeur et qu'elles embrasent de zèle leurs amis. Tu veux jouir de moi ? dira chacune d'elles: dédaigne tout autre chose, méprise pour moi tout autre plaisir. Tu obéis : ce n'est pas assez; voilà ce qu'elle conseillait humainement, à cause de la faiblesse de votre chair. Oui, c'est peu de mépriser pour elle tout autre plaisir; pour elle encore dédaigne tout ce qui te faisait peur ; ris-toi des prisons, ris-toi des fers, ris-toi des chevalets, ris-toi des tortures, ris-toi de la mort. En triomphant de tout cela, tu obtiens ma main, dit la justice. Et vous, mes frères, montez ce double degré pour prouver aussi combien vous l'aimez.

8. Peut-être rencontrons-nous quelques (48) fidèles qui préfèrent les attraits de la justice aux voluptés et aux joies des sens; mais parmi vous y a-t-il un homme qui méprise pour elle les châtiments, les douleurs et la mort? Contentons-nous au moins d'élever nos pensées à la hauteur de dispositions que nous n'osons nous flatter d'avoir. Où trouver ces dispositions ? Où les rencontrer ? Il y a sous nos yeux des milliers de martyrs en qui reluit ce véritable et sincère amour de la justice. C'est en eux que se vérifie cette recommandation

Considérez, mes frères, comme la source de toute joie, les afflictions diverses où vous pouvez tomber, sachant que l'épreuve de votre foi engendre la patience ; or la patience rend les oeuvres parfaites (1) ". Eh ! que manque-t-il à la patience pour rendre les oeuvres parfaites ? Elle est embrasée d'amour et de zèle, elle foule aux pieds tout ce qui flatte et elle se précipite en avant. La voici en face de difficultés, d'horreurs, d'atrocités, de menaces; elle foule encore tout cela, elle s'en rit et s'élance. Oh ! n'est-ce pas là aimer, marcher, mourir à soi et parvenir jusqu'à Dieu ? Qui aime son âme, la perdra; et qui pour moi l'aura perdue, la gagnera pour l'éternelle vie ". Voilà, voilà comment doit se préparer un ami de la justice, un ami de l'invisible beauté. " Dites en plein jour ce que je vous dis dans les ténèbres, et prêchez sur les toits ce que je vous confie à l'oreille (1)". Que signifie : " Publiez en plein jour ce que je vous dis dans les ténèbres ? " Annoncez avec confiance ce que je vous dis et ce que vous entendez au fond du coeur. " Et prêchez sur les toits ce

1. Jacq. I, 2-4. — 2. Matt. X, 39, 27.

que je vous confie à l'oreille". Que signifie encore : " Ce que je vous confie à l'oreille ? " Ce que je vous dis secrètement, parce que vous craignez encore de le confesser et de le publier. Que signifie enfin : " Prêchez sur les toits? " Vos demeures sont vos corps ; vos demeures sont vos organes charnels. Ah ! monte sur le toit, foule aux pieds la chair et prêche ma parole.

9. Avant tout cependant, mes frères, déplorez ce que vous étiez, et vous pourrez devenir ce que vous n'êtes pas encore. Ce que je dis est important : comment y arriver? Ce que je dis est la perfection la plus élevée, la perfection suprême: comment y atteindre ? Toute grâce , excellente et tout don parfait vient d'en haut et descend du Père des lumières, en qui il n'y a ni changement, ni ombre de vicissitudes (1) ". De lui vient ce qu'il y a de bon en nous, et de lui ce que nous n'avons pas encore. Vous manquez ? " Demandez, et vous recevrez. Si vous, dit le Sauveur, tout mauvais que vous soyez, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père, céleste accordera-t-il ce qui est bon à ceux qui l'implorent (2)? "

A chacun donc de s'examiner, et s’il trouve en lui quelque don qui ait rapport à la justification, qu'il en rende grâces à Celui qui en est l'auteur; et tout en lui rendant grâces de ce qu'il a reçu, qu'il lui demande ce qu'il n'a pas reçu encore ; car si tu gagnes à recevoir, lui ne perd rien à donner; et quelle que soit ton avidité, quelque dévorante que soit ta soif, tu pourras toujours te plonger dans cette source.

1. Jacq. I, 17. — 2. Matt. V, 7, 11.

 

 

 

 

SERMON CLX. SE GLORIFIER DE JÉSUS-CHRIST (1).

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ANALYSE. — Il est des hommes qui se glorifient de leurs propres mérites. Ils ne comprennent rien à la religion, car elle veut que nous nous glorifions seulement de Jésus-Christ. En effet, premièrement, il n'y a rien en lui dont nous puissions rougir, puisqu'il possède toutes les perfections divines. Secondement, s'il a subi les humiliations et les outrages de la croix, c'était pour notre salut, et nous avons besoin, pour arriver à la gloire éternelle, d'épuiser nous-mêmes la coupe des ignominies. Gardons-nous donc de rougir de la croix ; sachons nous en glorifier ; c'est pour cela que nous la portons gravée sur notre front. Evitons aussi de nous glorifier de nos mérites, et ne soyons fiers enfin que de la croix de Jésus-Christ.

1. L'Apôtre vient de nous rappeler que celui qui se glorifie doit se glorifier du Seigneur ; et en nous adressant au Seigneur lui-même nous avons dit à notre tour : " Délivrez-moi et sauvez-moi dans votre justice (2) ". Ainsi se glorifier du Seigneur, c'est se glorifier, non pas de son propre mérite, mais de la justice du Seigneur même.

Cette justice semble ignorée de ceux qui se glorifient de la leur, et ce désordre s'est révélé principalement dans la personne des Juifs qui rejettent le Nouveau Testament et qui conservent le vieil homme. C'est en vain, c'est sans profit aucun qu'ils ont lu et chanté dans leurs livres: " Sauvez-moi par votre justice; car méconnaissant la justice de Dieu et voulant établir la leur, ils ne sont point soumis à la divine justice ". Que nul donc, fût-il juste, ne se glorifie de sa justice; car on pourrait lui dire : " Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu (3) ? " Et si on se glorifie, " qu'on se glorifie du Seigneur ". Est-il rien de plus sûr que de se glorifier de Celui dont personne absolument ne peut rougir ? En effet, si tu mets ta gloire dans un homme, tu peux rencontrer en lui quelque motif, des motifs même nombreux de confusion pour toi. Or dès que tu ne dois te glorifier d'aucun homme, tu dois t’abstenir aussi de te glorifier de toi-même, attendu que tu n'es pas autre chose qu'un homme. Que dis-je? il n'y a rien de plus insensé, rien de plus détestable que de te glorifier ainsi en toi-même. Mets ta gloire dans un homme juste et sage, celui-ci ne la met pas pour cela en lui-même; au lieu qu'en la mettant en toi tu n'es ai sage ni juste; et s'il est interdit de la mettre même dans un homme sage, comment

1. I Cor. I, 31. — 2. Ps. LXX, 2. — 3. I Cor. IV, 7.

la placer dans un insensé? Or, on est sûrement insensé dès qu'on la place en soi; ce seul acte suffit pour le prouver. Ah ! si l'on se glorifie, qu'on se glorifie dans le Seigneur ; rien n'est plus sûr, rien n'est moins exposé, et si tu le peux, tu as à quoi t'attacher, tu n'auras jamais à rougir. Quel défaut peut-on signaler dans cet objet sacré de tes préférences? Aussi l'homme illustre qui s'écriait : " Sauvez-moi ", non pas avec ma justice, " mais avec la vôtre ", venait de dire : " Seigneur, j'ai mis en vous ma confiance; à jamais je ne serai confondu (1) ".

2. Aussi d'où est venu l'égarement des Juifs et quel est le désordre qui les a éloignés des grâces de l'Evangile? N'est-ce pas uniquement celui que je viens de rappeler, et l'Apôtre ne l'a-t-il pas dit formellement ? " Je leur rends, dit-il, ce témoignage, qu'ils ont du zèle pour Dieu, mais non pas selon la science ". Voilà tout à la fois un éloge et un blâme. De quoi les blâme-t-on? De ce que tout en ayant du zèle pour Dieu, ils ne règlent pas ce zèle sur la science. Ensuite, comme si nous consultions l'Apôtre, comme si nous lui disions : Que signifie ce zèle qui ne se règle pas sur la science? Quelle est la science que n'ont pas ces hommes zélés pour Dieu ? Veux-tu le savoir ? semble-t-il reprendre, remarque ce qui suit : " C'est qu'ignorant la justice de Dieu et cherchant à établir la leur, ils ne sont pas dépendants de la justice de Dieu (2)". C'est pourquoi, si tu as du zèle pour Dieu, si tu veux le régler sur la science et entrer dans l'alliance nouvelle dont les Juifs n'ont pu faire partie, parce que leur zèle n'était pas conforme à la science, reconnais la justice de Dieu, et garde-toi, si tu es quelque

1. Ps. LXX, 1. — 2. Rom. X, 2, 3.

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peu juste, de te l'attribuer; non, si ta vie est sage, si tu observes les divins commandements, ne te l'attribue pas : ce serait chercher à établir ta propre justice. Reconnais à qui tu dois et de qui tu tiens tout ce que tu possèdes. Tu n'as rien effectivement que tu ne l'aies reçu:; or, " si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu (1) ? " Te glorifier de cette manière, c'est te glorifier de toi ; mais celui qui se glorifie ne doit-il pas se glorifier du Seigneur ? " Conserve le bienfait, mais n'oublie pas le Bienfaiteur. Lorsque le Seigneur promettait d'envoyer son Esprit, il disait : " Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive. Celui qui croit en moi, des fleuves d'eau vive couleront de son sein (2) ". D'où viennent en toi ces fleuves? Rappelle-toi ton ancienne aridité ; car si tu n'avais été desséché, tu n'aurais pas eu soif, et n'ayant pas soif tu n'aurais pas bu. Que veux-je dire par ces mots : n'ayant pas soif, tu n'aurais pas bu ? Je veux dire que tu n'aurais pas cru en Jésus-Christ, si tu ne t'étais senti dans le besoin. Aussi . avant de dire : " Des fleuves d'eau vive couleront de son sein ", il a dit : " Si quelqu'un a soif, qu'il vienne et qu'il boive ". Pour avoir ces fleuves d'eau vive, il faut boire ; pour boire, il faut avoir soif. Tu avais donc soif : pourquoi vouloir alors te glorifier comme si ces fleuves venaient de toi ? Oui, " que celui qui se glorifie, se glorifie du Seigneur ".

3. " Pour moi, mes frères, poursuit l'Apôtre, " lorsque je suis venu vers vous, je ne suis point venu vous annoncer le mystère de Dieu avec la sublimité du discours et de la sagesse". il ajoute. " Ai-je prétendu parmi vous savoir autre chose que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié (3)?" Mais ne savoir que cela, c'était ne rien ignorer. Quel trésor de science que Jésus-Christ crucifié ! L'Apôtre l'a mis devant les yeux des enfants comme un trésor enveloppé. Ces deux mots: " Jésus-Christ crucifié ", que ne renferment-ils pas ? Ailleurs encore, comme il craignait que plusieurs ne se laissassent détourner du Christ par l'appât trompeur de la philosophie et d'une vaine science, il leur promit qu'ils auraient dans le Christ le trésor infini de la science et de la sagesse divine. " Prenez garde, dit-il, que personne ne vous séduise par la philosophie, par des raisonnements vains et trompeurs, " selon les principes d'une science mondaine, et non selon le Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la science et de la sagesse (1) ". Le Christ crucifié comprend ainsi tous les trésors de la sagesse et de la science. Ah ! prenez garde, dit saint Paul, de vous laisser séduire par le nom menteur de science. Approchez-vous plutôt du trésor caché, enveloppé, et demandez qu'il vous soit découvert.

Philosophe égaré de ce monde, ce que tu cherches n'est rien ; c'est Celui que tu ne cherches pas qui est quelque chose. A quoi te sert d'avoir cette soif dévorante, puisque tu marches dédaigneusement sur la fontaine ? Tu méprises l'humilité, mais c'est que tu n'en comprends pas la majesté. " Si on l'avait connu, jamais on n'aurait crucifié le Seigneur de gloire (2) ". Oui, " Jésus-Christ crucifié ; je n'ai prétendu savoir parmi vous que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié " ; que son humilité, dont se moquent les orgueilleux, mais pour attirer sur eux cette sentence : " Vous avez châtié les superbes; maudits ceux qui s'écartent de votre loi (3) ". Or, quelle est cette loi de Dieu, sinon de croire en lui et de nous aimer les uns les autres ?En lui, c'est-à-dire en qui ?En Jésus-Christ crucifié. Ah ! écoutons avec sagesse ce que refuse d'écouter l'orgueil. Le commandement imposé par Dieu est de croire, en qui? au Christ crucifié; oui, ce qu'il nous commande, c'est de croire au Christ crucifié, c'est bien cela sans doute. Mais cet orgueilleux lève la tête, il se gonfle la poitrine, il s'enfle la bouche et se moque insolemment du Christ crucifié. " Maudits ceux qui s'écartent de vos préceptes ! " Pourquoi se moquent-ils, sinon parce qu'en face d'une grossière enveloppe, ils ne voient pas le trésor qu'elle enferme ? On voit la chair, on voit l'homme, on voit la croix, on voit la mort; et on rit de tout cela. Arrête, ne passe pas, retiens tes insultes et tes mépris ; attends, fouille ; n'y a-t-il pas à l'intérieur de quoi te charmer ? Et si tu y trouvais ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui n'est point monté dans le coeur de l'homme (4) ? " L'oeil voit le corps; mais il y a au dedans ce que l'oeil ne voit pas. L'oreille entend la voix ; mais il y a dans la voix ce que n'entend pas l'oreille. Dans le coeur monte, comme une

1. Colos. II, 8, 3. — 2. I Cor. II, 8. — 3. Ps. CXIII, 21. — 4. I Cor. II, 9.

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pensée terrestre, le souvenir d'un homme mort attaché à la croix; mais il y a en lui ce qui ne monte pas dans le cœur de l'homme. Il ne s'élève dans notre coeur que des idées ordinaires. " Dans le coeur de Moïse, dit l'Ecriture, monta la pensée de visiter ses frères (1) " ; c'était une pensée humaine. Et lorsque les disciples étaient indécis sur la personne même du Seigneur, lorsqu'ils se disaient, en le voyant ressuscité si vite: c'est lui, ce n'est pas lui ; c'est son corps, c'est un fantôme, il les reprit en ces termes: " Pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur (2)? "

4. Cherchons donc, si nous le pouvons, non pas ce qui pourrait monter dans notre coeur, mais où notre coeur doit mériter de s'élever. Il méritera d'être glorifié avec Jésus-Christ dans son royaume, s'il a appris à se glorifier avec lui sur sa croix. Aussi, bien plus heureux que ceux qui voient où il faut monter, sans savoir par où, et qui aiment le pays de la grandeur, sans savoir le chemin de l'humilité, l'Apôtre sachant tout à la fois et le terme et la route, s'écrie avec un accent profondément convaincu. " A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon dans la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur !" Il aurait pu dire: Sinon dans la sagesse de Jésus-Christ Notre-Seigneur, et il aurait dit vrai; sinon dans sa majesté, il aurait dit vrai encore; sinon dans sa puissance, il aurait dit également vrai. Il dit plutôt : " Dans la croix ". Ce qui fait rougir le philosophe du siècle, est pour l'Apôtre un trésor ; il ne dédaigne point l'enveloppe grossière, et il découvre l'or caché. " A Dieu ne plaise que je me a glorifie,sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! " De quel heureux fardeau vous vous chargez, ô Apôtre, il renferme tout ce que vous ambitionnez, vous avez même montré ce qu'il contient de riche. Mais de quel secours vous est-il ? Par lui, répond-il, le monde a m'est crucifié, et je le suis au monde (3)? " Comment en effet le monde vous serait-il crucifié, si pour vous ne l'avait été d'abord l'Auteur même du monde ? Ainsi que celui qui a se glorifie, se glorifie dans le Seigneur ". Dans quel Seigneur? Dans le Christ crucifié. Il y a en lui de l'humilité, mais aussi la majesté même; de la faiblesse, mais aussi la puissance; la mort, mais aussi la vie. Pour parvenir à ce qui te flatte, ne méprise point ce qui t'effraie.

1. Exod. II, 11. — 2. Luc, XXIV, 38. — 3. Galat. VI, 14.

5. Tu as remarqué dans l'Evangile les fils de Zébédée. Ils voulaient de la grandeur, ils demandaient que l'un d'eux siégeât à la droite et l'autre à la gauche du Père de la grande famille. On ne peut le dissimuler, ils ambitionnaient là une haute élévation. Mais ils n'avaient pas souci du moyen d'y parvenir; le Christ donc les rappelle de la fin qu'ils voulaient atteindre au moyen qu'ils devaient employer. Aussi que répond-il à leur demande? " Pouvez-vous, leur dit-il, boire le calice que je boirai moi-même (1) ? " Quel calice, sinon celui de l'humilité, celui de la passion , sinon celui qu'il allait boire, quand personnifiant en lui notre faiblesse il disait à son Père : " S'il est possible, mon Père, que ce calice se détourne de moi a? " C'est donc de ce calice que reproduisant encore les sentiments de ces disciples qui refusaient de le boire, cherchant la grandeur et ne s'inquiétant pas de l'humilité qui y mène, il leur disait : " Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même? " Vous voulez le Christ sur son trône; rapprochez-vous d'abord du Christ sur la croix. Vous voulez siéger et être honorés avec le Christ; apprenez d'abord à dire : " A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (2) "

Telle est la doctrine chrétienne; elle nous ordonne, elle nous recommande l'humilité, elle nous dit de ne nous glorifier que dans la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Il n'est pas difficile de te glorifier de la sagesse du Christ; ce qui est grand, c'est de te glorifier de sa croix, c'est que l'homme pieux s'honore de ce qu'outrage l'impie, c'est que le chrétien se fasse gloire de ce que dédaigne le superbe. Ne rougis donc pas de la croix du Christ; aussi pour te préserver de cette honte, as-tu reçu au front ce signe sacré, et pour ne pas avoir peur des propos étrangers, pense à ton front.

6. Le signe de l'Ancien Testament était la circoncision , imprimée secrètement sur la chair; le signe du Nouveau est la croix, marquée ouvertement sur le front. C'est qu'alors les mystères étaient cachés, tandis qu'ils sont à découvert aujourd'hui; il y avait alors un voile, la face est aujourd'hui dévoilée. Car, est-il dit, " tant qu'ils lisent Moïse, ils ont un voile posé sur le coeur (3)". Pourquoi ce voile ? Parce qu'ils ne sont pas allés jusqu'au Christ.

1. Matt. XX, 22. — 2. Ib. XXVI, 39. — 3. II Cor, III, 15, 16, 18.

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" Lors en effet que tu te seras converti au Christ, le voile sera enlevé " ; tu portais la circoncision secrètement, tu porteras la croix sur le front. — Pour nous, continue l'Apôtre, " contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous nous transformons en sa ressemblance , nous élevant de clarté en clarté, comme par l'Esprit du Seigneur (1) ". Ah ! ne t'attribue pas cette transformation, ne la regarde point comme ton oeuvre ; autrement, méconnaissant la justice de Dieu et voulant établir la tienne, tu ne serais pas soumis à cette divine justice. Passe au Christ, ô toi qui t'honores d'être circoncis. Ne mets-tu pas ta gloire dans ce que tu rougirais de montrer? Sans doute, la circoncision est un signe, un signe véridique et commandé par Dieu mais c'est un signe de ce qui est caché; car le Nouveau Testament était voilé dans l'Ancien, comme l'Ancien se révèle dans le Nouveau. Hâte-toi donc de mettre à découvert ce signe caché et de placer sur ton front ce qui est voilé sous tes vêtements. Ignore-t-on que le Christ était figuré par là? Aussi on employait le couteau de pierre ; et le Christ était la Pierre (2). Aussi la circoncision se faisait le huitième jour; et le huitième jour est consacré au Seigneur à cause de sa résurrection. Aussi l'Apôtre en quittant ces ombres pour s'attacher au Christ et rejeter le voile antique, sait-il de quoi il a à se glorifier. " A Dieu ne plaise que je me glorifie, dit-il, sinon dans la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur ! " Et que venait-il d'enseigner? " Que ceux qui se font circoncire ne gardent pas la loi, mais veulent que vous vous fassiez circoncire pour se glorifier en votre chair (3) ". Et vous, que voulez-vous, ô grand Apôtre ? — Que tu arbores le signe sacré sur ton front. " A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! " Je sais maintenant ce que j'ignorais; la nouvelle alliance est faite, et voilà mis au grand jour ce qui était dans les ténèbres. La lumière s'est levée sur ceux qui étaient assis à l'ombre de la mort (4) ; ils voient ce qu'ils ne voyaient pas; ce qui était secret est maintenant à découvert. La Pierre fondamentale est descendue parmi nous, tous elle nous a circoncis spirituellement, et sur le front des fidèles rachetés elle a gravé le symbole de l'humilité.

1. II Cor. III, 15, 16, 18. — 2. I Cor. X, 4. — 3. Gal. VI, 14, 13. — 4. Isaïe, IX, 2.

7. Maintenant donc glorifions-nous de la croix du Christ, et n'ayons pas honte des abaissements du Très-Haut. Jusques à quand dureront cette distinction des aliments et cette circoncision de la chair? Voilà des hommes qui font un Dieu de leur ventre et qui mettent leur gloire dans l'ignominie (1). Qu'ils croient enfin, puisqu'ils le voient accompli, ce qui leur était annoncé d'avance. Ah ! si nous avons appelé son avènement, ne soyons point ingrats envers le Sauveur, puisqu'il est arrivé: " Cependant comment les Juifs sont-ils devenus, relativement à la grâce nouvelle, des bannis, des étrangers, des transfuges? C'est que leur zèle pour Dieu n'est pas conforme à la science ". A quelle science ? C'est qu'ils méconnaissent la justice de Dieu et cherchent à établir la leur " ; c'est que ne voyant Dieu que dans ses commandements, ils s'estiment capables de les accomplir par leurs propres forces et s'éloignent ainsi du secours divin qui leur est pourtant nécessaire. " Car le Christ est la fin de la loi ", il en est le perfectionnement, " en ce sens qu'il communique la justice à qui croit en lui (2) ". En effet quand on croit en lui, comme il justifie l'impie ", l'impie et non le saint, l'impie qu'il rend saint, " la foi est imputée à justice. " Si Abraham lui-même doit sa justification à ses oeuvres ", comme s'il en était l'auteur et l'auteur par lui-même ou le premier principe, " il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu (3) ". Cependant celui qui se glorifie doit se glorifier en Dieu ", et pouvoir dire avec assurance : " Dans votre justice délivrez-moi et sauvez-moi ". C'est le Seigneur effectivement qui délivre et qui sauve, non pas ceux qui s'attribuent ce qu'ils ont reçu, mais ceux qui espèrent en lui.

" Il y a sagesse à savoir même de qui on a reçu le bienfait (4) ". Qui parle ainsi? Un homme qui a prié Dieu pour obtenir de lui la tempérance. Mais peut-on, sans quelque tempérance, accomplir, je ne dis pas toute justice, mais un devoir quelconque de justice, puisque c'est le plaisir qui porte au péché, sans quoi on ne pécherait pas? La justice, hélas l'a moins d'attraits, peut-être même n'en offre-t-elle pas du tout, au moins n'en éprouve-t-on pas pour, elle autant qu'il conviendrait. Pourquoi cette espèce de dégoût? Ne vient-il pas

1. Philip. III, 19. — 2. Rom. X, 2-4. — 3. Ib. IV, 5, 2. — 4. Sag. VIII, 21.

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de la langueur de l'âme? N'est-ce pas le pain qui fait horreur, quand on court au poison? Et comment, je vous le demande, sortir de cette langueur? Est-ce par nous-mêmes que nous en sommes capables ? Tous, hélas ! nous avons pu nous blesser, mais qui de nous peut guérir cette blessure volontaire? Voilà bien l'image de nos péchés : qui n'en commet quand il veut? Mais chacun ne saurait en fermer la plaie comme il l'entend. Ah ! que nos coeurs deviennent donc pieux, fidèlement chrétiens et sensibles à la grâce. Reconnaissons notre Médecin: jamais le malade ne se guérit lui-même.

 

 

 

 

SERMON CLXI. LE PÉCHÉ DE LA CHAIR (1).

ANALYSE. — Ce péché doit nous faire horreur : 1° Parce qu'il fait une injure grave à Jésus-Christ , dont nous sommes les membres, et au Saint-Esprit dont nous sommes les temples; 2° parce qu'il nous rend dignes de l'éternelle damnation. Comment, hélas! ne craint-on pas davantage ces supplices effroyables et interminables, quand on fait tant pour échapper aux maux légers et éphémères de la vie présente ? 3° parce que nous devrions agir par amour de Dieu, par le désir de lui plaire et la crainte de lui déplaire : amour heureux qui porte les vierges chrétiennes à renoncer absolument aux plaisirs charnels même permis.

1. Nous venons d'entendre, pendant la lecture, l'Apôtre reprendre et réprimer les passions humaines. " Ne savez-vous pas, disait-il, que vos corps sont les membres du Christ? Ainsi je prendrai au Christ ses membres pour en faire les membres d'une prostituée? Dieu m'en garde ". Si l'Apôtre dit que nos corps sont les membres du Christ, c'est qu'en se faisant homme pour nous le Christ est devenu notre Chef, notre Chef dont il est dit qu'"il est lui-même le Sauveur de son corps (2)"; or, son corps est l'Eglise (3). Si Notre-Seigneur Jésus-Christ ne s'était uni qu'à l'âme humaine, nos âmes seules seraient ses membres ; mais comme il s'est de plus uni à un corps, afin de devenir sous tout rapport notre chef, de nous qui sommes composés d'un corps aussi bien que d'une âme, il s'ensuit, à coup sûr, que nos corps aussi sont ses membres.

Si donc un chrétien se méprisait et s'avilissait assez pour vouloir s'abandonner à l'impureté, de grâce, qu'il respecte en lui le Christ; qu'il ne dise pas : Je céderai, car je ne suis rien, " toute chair n'étant que de l'herbe (4)". Ton corps toutefois n'est-il pas un membre du Christ ? Où allais-tu ? Reviens.

1. I Cor. VI, 9, 10, 15, 19. — 2. Ephés. V, 23. — 3. Colos. I, 18. — 4. Isaïe, XL, 6.

Où voulais-tu te précipiter ? Epargne en toi le Christ, reconnais-le en toi. " Je prendrai au Christ ses membres pour en faire les membres d'une prostituée ? " Car il faut qu'elle soit prostituée pour consentir à commettre avec toi l'adultère; et pourtant c'est peut-être une chrétienne qui prend aussi des membres au Christ pour en faire les membres d'un adultère. Ainsi vous outragez l'un et l'autre le Christ, sans égard ni pour votre Seigneur, ni pour la rançon qu'il a donnée afin de vous racheter. Comment néanmoins qualifier ce Seigneur, qui fait de ses serviteurs ses propres frères ? Ce n'était même pas assez; il en a fait ses membres. Et un tel honneur n'est rien pour toi ? Est-ce parce qu'il t'a été accordé avec une bonté si touchante que tu n'en tiens aucun cas ? Si tu ne l'avais pas, tu en serais jaloux; et parce que tu l'as reçu, tu le dédaignes !

2. Non content d'avoir appelé nos corps les membres du Christ, par la raison que le Christ a pris un corps de même nature que le nôtre, l'Apôtre dit encore que ces corps sont pour nous le temple du Saint-Esprit, que nous avons reçu de Dieu. Ainsi le corps du Christ fait que nos corps sont les membres du Christ, et l'Esprit du Christ demeurant en nous fait (54) de ces mêmes corps le temple de l'Esprit-Saint. Sur quoi maintenant vont tomber tes mépris ? Est-ce sur le Christ, dont tu es le membre, ou sur le Saint-Esprit, dont tu es le temple ? Cette infâme prostituée qui consent à faire le mat avec toi, tu n'oserais peut-être l'introduire dans ta chambre, dans ta chambre où est le lit conjugal; aussi pour te vautrer dans la fange, cherches-tu dans ta demeure quelque lieu abject et infâme. Ainsi tu respectes le lit de ton épouse, et tu ne respectes pas le temple de ton Dieu ? Tu ne fais pas entrer une impudique dans le lieu où tu dors avec ta femme, et quoique tu sois le temple de Dieu, tu vas trouver toi-même la prostituée? Le temple de Dieu pourtant me semble plus honorable que la chambre de ton épouse.

D'ailleurs, où que tu ailles, Jésus te voit, lui qui t'a créé, lui qui t'a racheté quand tu étais vendu, lui qui est mort pour toi quand tu étais mort. Tu te méconnais, mais lui ne détourne pas de toi ses regards; c'est pour te châtier, il est vrai, et non pour te venir en aide; car c'est sur les justes que veillent les yeux du Seigneur, et c'est à leurs prières que s'ouvrent ses oreilles ". Pour glacer de terreur ceux qui se flattent d'une fatale sécurité et qui se disent : J'agirai, car Dieu dédaigne de remarquer ces actions ignobles, le Prophète ajoute immédiatement. Ecoute-le, examine à qui tu appartiens, car Jésus te voit en quelque lieu que tu portes tes pas. Le Prophète ajoute donc : " Mais le Seigneur lance ses regards sur ceux qui font le mal, pour effacer de la terre jusqu'à leur souvenir (1) ". Et de quelle terre ? De celle dont il est dit : " Vous êtes mon espérance, mon héritage dans la terre des vivants (2) ".

3. N'y a-t-il pas ici quelque homme corrompu, impie, adultère, impudique et corrupteur qui s'applaudit de sa conduite, qui y vieillit sans laisser vieillir en lui la passion et qui se dit : Oui, il est bien vrai " que le Seigneur lance ses regards sur ceux qui font le mal, pour effacer de la terre jusqu'à leur souvenir ? " Me voici déjà vieillard; depuis mon jeune âge jusqu'aujourd'hui je n'ai rien épargné, j'ai inhumé tant d'hommes chastes plus jeunes que moi, j'ai conduit les funérailles d'un si grand nombre d'hommes purs, à combien d'hommes sages n'ai-je pas survécu

1. Ps. XXXIII, 16, 17. — 2. Ps. CXLI, 6.

dans mon libertinage ? Pourquoi donc nous dire que le Seigneur lance ses regards sur ceux qui font le mal, afin d'effacer de la terre jusqu'à leur souvenir ? " - C'est qu'il est une autre terre où il n'y a pas d'impudique, une autre terre où Dieu règne en personne. " Ne vous abusez point : ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les abominables, ni les --voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ne posséderont le royaume de Dieu ". C'est ainsi qu'il effacera de la terre jusqu'à leur souvenir. Tout en s'abandonnant à ces crimes, beaucoup se font illusion; or, à cause de ces malheureux qui vivent abominablement et qui espèrent encore le royaume de Dieu, où ils n'entreront pas, il est écrit : " Il effacera de la terre jusqu'à leur souvenir ". Il y aura pour la demeure des justes un nouveau ciel et une terre nouvelle. Mais là ne pourront habiter ni impies, ni méchants, ni débauchés. Toi qui te reconnais ici, choisis où tu voudrais demeurer, quand le temps te permet encore de pouvoir changer.

4. Car il y a deux habitations : l'une au milieu des feux éternels, et l'autre dans l'éternel royaume. Sans doute on sera tourmenté différemment dans les flammes éternelles; on y sera pourtant, et pour y être tous tourmentés, quoique à des degrés divers. N'est-il pas écrit que Sodome, au jour du jugement, sera traitée d'une façon plus tolérable que quelque autre cité (1); et que plusieurs parcourent la mer et la terre pour faire un prosélyte, qu'ils rendent ensuite digne de l'enfer deux fois plus qu'eux-mêmes (2) ? Figure-toi que l'un est torturé deux fois plus que l'autre, que les uns le sont moins et les autres davantage, ce n'est pourtant pas un séjour à choisir pour toi. Les moindres tourments y sont plus effroyables que les plus redoutés par toi dans ce siècle. De quel tremblement ne serais-tu pas saisi, si tu te voyais accusé pour être jeté dans les cachots; et tu es assez ennemi de toi-même pour mériter par ta conduite d'être jeté dans les flammes ? Je te vois frissonner, te troubler, pâlir, courir à l'église, demander à voir l'évêque, te prosterner à ses pieds. Il te demande pourquoi. Sauvez-moi, lui réponds-tu. — Qu'y a-t-il ? — Un tel m'accuse injustement. — Que prétend-il contre toi ? — Seigneur,

1. Matt. X, 15. — 2. Ib. XXIII, 15.

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il m'enlève mon bien; Seigneur, il me jette en prison; prenez pitié de moi, sauvez-moi. Voilà jusqu'à quel point on redoute la prison, la perte des biens; et l'on craint si peu d'être brûlé dans l'enfer ?

Enfin, quand le danger devient plus pressant, quand l'infortune va plus loin et qu'on est exposé à la mort, quand quelqu'un redoute de succomber et d'être condamné à mourir, tous crient qu'il faut le secourir, et on appelle toutes sortes de moyens : Aidez-le, courez, dit-on, il s'agit de sa vie. Ce qu'on peut dire de plus pour grossir son infortune, c'est qu'il s'agit de sa vie. Sans doute il faut lui venir en aide et ne pas refuser de le secourir dans un tel embarras; si l'on a quelque pouvoir, il faut ici l'employer tout entier.

5. Je veux toutefois questionner cet homme en danger, cet homme dont le péril m'émeut jusqu'aux entrailles. Courez, dit-il, il s'agit de ma vie. Il m'est facile de lui répondre : Oui, je cours pour te sauver la vie du corps; si seulement tu courais pour sauver ton âme ; si seulement tu savais qu'en courant pour ton corps je ne puis rien pour ton âme ! Je préfère donc entendre la vérité de la bouche du Christ, plutôt que les cris que t'inspire une fausse frayeur. " Ne craignez pas, dit-il, ceux qui peuvent tuer le corps, sans pouvoir tuer l'âme (1) ". Tu veux que je courre pour te sauver la vie ; mais voilà celui que tu redoutes, celui dont les menaces te font pâlir, il ne peut tuer ton âme, sa fureur s'arrête à ton corps, c'est à toi d'épargner ton âme. Lui ne peut la tuer, tu le peux, toi ; tu le peux, non avec une lance, mais avec ta langue. Ton ennemi, en te frappant, met fin à.cette vie; " mais la bouche, en mentant, donne la mort à l'âme (2)". Il faudrait donc que la vue de ce que l'on craint dans le temps, élevât la pensée à ce que l'on doit réellement craindre. On craint la prison, et l'on ne craint point la géhenne? On craint les bourreaux de la torture, et on ne craint point les anges de l'enfer? On craint un châtiment temporel, et on ne craint point les supplices du feu éternel ? On craint enfin de mourir momentanément, et on ne craint pas de mourir éternellement?

6. Après tout, que te fera cet homme qui veut ta mort, que tu crains, que tu as en horreur, que tu fuis, dont la peur ne te laisse pas

1. Matt. X, 28. — 2. Sag. I, 11.

dormir, qui te fait même trembler durant ton sommeil, s'il t'arrive de le voir en songe ? Il séparera ton âme de ton corps. Mais considère où va cette âme un fois séparée. Car tout ce que peut ton ennemi, en tuant le corps, se borne à en séparer l'âme qui le fait vivre : puisque sa vie vient réellement de la présence de l'âme, et que cette présence, tant qu'elle dure, rend la vie indestructible. L'ennemi qui a juré ta mort, veut donc simplement chasser de ton corps l'âme qui le fait vivre.

Mais ton âme aussi n'a-t-elle pas un principe de vie ? L'âme est bien le principe de la vie du corps ; l'âme à son tour n'a-t-elle pas un autre principe de vie? Si ton corps a dans ton âme un principe de vie; l'âme également ne puise-t-elle pas la vie quelque part? Et si la mort du corps consiste à rejeter l'âme ou la vie, l'âme à son tour ne rejette-t-elle pas, en mourant, ce qui la fait vivre ? Eh bien ! si nous parvenons à découvrir, non pas quelle est la vie de ton corps, puisque nous savons que c'est ton âme, mais quelle est la vie de la vie de ton corps, en d'autres termes, quelle est la vie de ton âme ; tu devras, je crois, redouter de perdre cette vie de ton âme, plus que tu ne crains de perdre la vie de ton corps; une mort doit t'inspirer plus de frayeur que l'autre.

Abrégeons ; pourquoi rester si longtemps sur ce point? L'âme est la vie du corps, et Dieu est la vie de l'âme. L'Esprit de Dieu habite dans notre âme, et par notre âme dans notre corps, lequel devient ainsi le temple de l'Esprit-Saint, que Dieu nous a donné. Cet Esprit est effectivement descendu dans notre âme; la charité divine ayant été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit que nous avons reçu (1), et le tout dépendant de qui occupe la partie maîtresse. En toi effectivement cette partie maîtresse est la nature la plus noble; d'où il suit que Dieu occupant cette nature, laquelle est ton coeur, ton intelligence, ton âme, il possède aussi par elle la nature qui lui est subordonnée, c'est-à-dire ton corps.

Que l'ennemi s'emporte maintenant, qu'il te menace de la mort, qu'il te la donne s'il le

peul, qu'il sépare ainsi ton âme de ton corps ah ! du moins que ton âme ne se sépare point de sa propre vie. Si tu pleures avec raison devant cet ennemi puissant, si, tu dis d'un ton

1. Rom. V, 5.

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attendri : Ne frappez pas, épargnez mon sang ; Dieu ne te dit-il pas aussi : " Prends pitié de ton âme pour plaire au Seigneur (1)? " C'est peut-être ton âme qui te crie : Conjure-le de ne pas frapper, autrement je te quitte ; je ne pourrais plus alors demeurer avec toi, et si tu veux que je te reste , demande-lui de ne frapper pas. Or, quelle est cette âme qui dit : Si tu veux que je te reste ? C'est toi-même ; toi qui parles ainsi, tu es l'âme ; et c'est toi qui fuis, si l'ennemi frappe le corps, c'est toi qui t'en vas, qui émigres, pendant que la poussière restera gisant sur la poussière. Où sera alors ce principe qui a animé cette poussière? Que deviendra cet esprit que t'a donné le souffle de Dieu? S'il n'a point exhalé sa vie, son Dieu même, il demeurera en lui; oui, s'il ne l'a point perdu, s'il ne l'a point éloigné, c'est en lui que demeurera ton esprit. Or, si tu as égard à la faiblesse de ton âme quand elle te crie : Il va me frapper et je te laisse ; tu ne crains point quand Dieu même te dit : Je t'abandonne si tu pèches?

7. Je voudrais que nos vaines frayeurs nous inspirassent une frayeur utile. C'est une vaine frayeur que celle de tous ces hommes qui redoutent de perdre ce qui ne peut se conserver toujours, qui doivent sortir un jour d'ici et qui tremblent d'en sortir, qui veulent enfin retarder toujours ce qui doit inévitablement s'accomplir. Oui, ce sont là de vaines frayeurs ; et pourtant elles existent, on les ressent vivement, on ne saurait s'y soustraire. Mais c'est là aussi ce qui doit nous servir à blâmer, à réprimander, à plaindre et à pleurer ces malheureux qui ont peur de mourir et qui ne travaillent qu'à retarder un peu la mort. Pourquoi ne travaillent-ils pas à ne mourir jamais ? Parce que, malgré tout, ils n'y parviendront pas. Ne peuvent-ils donc rien faire pour y parvenir? Absolument rien. Quoique tu fasses en effet, prends toutes les précautions possibles, fuis où tu voudras, abrite-toi sous les plus solides remparts, emploie toutes les richesses imaginables à racheter ta vie, et tous les plus habiles stratagèmes pour déjouer l'ennemi; une fièvre suffit pour t'arrêter, et en essayant de tous les moyens pour ne pas expirer immédiatement sous les coups de l'ennemi, tu obtiens tout au plus de mourir de la fièvre un peu plus tard.

1. Eccli. XXX, 24.

Tu peux toutefois ne mourir jamais. Si tu crains la mort, aime la vie. Or, ta vie est Dieu même, ta vie est le Christ, ta vie est l'Esprit-Saint. Ce n'est pas en faisant mal que tu lui plais; il ne veut pas d'un temple ruineux, il n'entre point dans un temple souillé. Ah ! gémis devant lui pour obtenir qu'il purifie son sanctuaire; gémis devant lui pour qu'il rebâtisse son temple, pour qu'il relève ce que tu as abattu, pour qu'il répare ce que tu as détruit, pour qu'il refasse ce que tu as défait. Crie vers Dieu, crie dans ton coeur, c'est là qu'il entend ; car si tu pèches où plonge son regard, tu dois crier où il, a l'oreille ouverte.

8. Et pourtant lorsque tu auras redressé en toi la crainte, lorsque tu auras commencé à redouter à ton profit, non pas des tourments passagers, mais le supplice des flammes éternelles , lorsqu'en conséquence tu ne commettras plus d'adultère, car c'est de ce vice que nous avons été amenés à parler à cause de ces mots de l'Apôtre : " Vos corps sont les membres du Christ " ; lors donc que la peur de brûler dans le feu qui ne s'éteint point t'aura fait renoncer à l'adultère, tu ne mériteras point d'éloge encore : sans doute tu seras moins à plaindre qu'auparavant, mais tu ne seras point encore à louer.

En effet, qu'y a-t-il d'honorable à craindre le châtiment? Ce qui est beau, c'est d'aimer la justice. Pour te connaître, je vais t'interroger. Ecoute mes questions retentissant à ton oreille, et interroge-toi en silence. Dis-moi donc : Lorsque vaincu par la passion ta as une complice, pourquoi ne commets-tu pas l'adultère? — Parce que je crains, répondras-tu, je crains l'enfer, je crains le supplice des feux éternels; je crains le jugement du Christ, je crains la société du démon, je crains d'être condamné par le premier et de brûler avec l'autre. — Eh quoi ! blâmerai-je cette crainte, comme je t'ai blâmé de craindre l'ennemi qui cherchait à t'ôter la vie du corps ? Je te disais alors et avec raison : Tu as tort, car ton Seigneur t'a rassuré par ces mots : " Gardez-vous de craindre ceux qui tuent le corps ". Maintenant que tu t'écries : Je crains l'enfer, je redoute d'être brûlé, j'ai peur d'être châtié éternellement, que.répondrai-je? Que tu as tort? Que ta crainte n'est pas fondée? Je ne l'ose, puisqu'après avoir condamné ta crainte, le Seigneur t'a recommandé de craindre. " Gardez-vous de redouter, a-t-il dit, ceux qui (57) tuent le corps et qui ne. peuvent plus rien après cela; mais craignez Celui qui ale pouvoir de jeter dans la géhenne brûlante et le corps et l'âme; oui, je vous le répète, craignez Celui-là (1) ". Le Seigneur donc ayant ainsi inspiré la crainte, une crainte vive, et menacé deux fois en répétant ce mot : craignez, de quel front te dirais-je que tu as tort de craindre? Je ne le dirai pas. Oui, crains, rien n'est plus digne de crainte, il n'est rien que tu doives redouter davantage.

Autre question encore : Si Dieu ne te voyait pas faire le mal, et que personne d'ailleurs ne dût te convaincre, devant son tribunal, de l'avoir fait, le commettrais-tu? Examine-toi bien; car tu ne saurais répondre à toutes mes paroles : examine-toi. Eh bien ! le commettrais-tu ? Si c'est oui, c'est que le châtiment te fait peur : ce n'est pas encore la chasteté que tu aimes, tu n'as pas encore la charité, mais une crainte servile; il y a en toi la peur du mal, et non pas l'amour du bien. Continue toutefois à craindre : cette crainte pourra te préserver et te conduire à la charité. Car cette peur de l'enfer, qui t'empêche de faire le mal, est réellement un frein pour toi, elle empêche la volonté d'exécuter le mal qui lui plait. C'est une crainte qui te préserve, qui te fait accomplir la loi, la verge à la main; c'est la lettre qui menace et non pas encore la grâce qui donne des forces. Qu'elle continue néanmoins à te préserver; et en t'abstenant par crainte tu finiras par recevoir la charité ; celle-ci entrera dans ton coeur, et au fur et à mesure qu'elle y pénètrera, elle en fera sortir la crainte. La crainte t'empêchait d'accomplir le mal; la charité t'empêchera d'y consentir , quand même tu pourrais le commettre impunément.

9. Je viens de dire ce que vous devez craindre, de dire aussi ce que vous devez rechercher. Appliquez-vous à la charité, que la charité pénètre en vous, accueillez-la avec la crainte de pécher, appelez en vous l'amour qui ne pèche pas, l'amour qui règle la vie. Je le disais tout à l'heure, quand la charité commence à entrer dans le coeur, la crainte de son côté commence à en sortir; plus l'une entre, plus l'autre disparaît, et lorsque l'une est entrée complètement, il ne reste plus rien de l'autre, car la charité parfaite chasse la

1. Luc, XII, 4-5.

crainte (1); elle la chasse en pénétrant dans l'âme.

Cependant elle n'y entre pas seule; elle y mène avec elle une crainte spéciale qui est son oeuvre : mais c'est une crainte chaste et qui subsiste dans les siècles des siècles (2). On distingue donc la crainte servile, celle par exemple de brûler avec les démons; et la crainte chaste, celle de déplaire à Dieu. Faites-vous-en une idée, mes très-chers frères, en considérant les dispositions du coeur de l'homme. Un esclave a peur d'offenser son maître, mais c'est pour n'être pas frappé, pour n'avoir pas les fers aux pieds, pour n'être pas jeté au cachot ni condamné à être broyé en tournant la meule. De telles craintes éloignent l'esclave du péché; mais dès qu'il ne voit plus l'oeil de son maître et qu'il n'y a plus aucun témoin qui puisse le convaincre, il fait le mal. Pourquoi le fait-il? C'est qu'il redoutait le châtiment, saris aimer la justice. Quant à l'homme de bien, juste et libre, car il n'y a pour être libre que l'homme juste, tout pécheur étant esclave du péché (3), c'est la justice qu'il aime. Pût-il donc pécher sans témoin, il redoute le regard de Dieu; et si Dieu même venait à lui dire : Je te vois quand tu pèches, je ne te condamnerai pas, mais tu me déplais; c'en serait assez. Il ne veut pas déplaire aux yeux de son Père, qui pourtant n'est pas un juge terrible ; il craint, non pas d'être condamné, puni, torturé, mais de blesser le coeur paternel, de déplaire à Celui qui l'honore de son amour. Et comment, s'il aime réellement et se sent aimé par son Seigneur, pourrait-il faire ce qui l'offense?

10. Considérez même les amours dangereux , et déshonnêtes. Supposez un misérable, un débauché qui s'habille ou qui se pare autrement qu'il ne plait à la femme qui cause sa perte. Que celle-ci lui dise: Je ne t'aime pas avec ce béret, il le jette ; qu'elle lui dise même en plein hiver: Je te préfère en habits légers, il aimé mieux trembler de froid que de lui déplaire. Cette femme pourtant doit-elle le condamner, l'envoyer en prison, le mettre aux mains des bourreaux? Il n'a d'elle à craindre que ce mot: Je ne te verrai plus ; il ne redoute que cette parole : Tu ne me verras plus en face. Quoi ! ce seul mot dans la bouche d'une impudique fait trembler, et dans la

1. Jean, IV, 18. — 2. Ps. XVIII, 10. — 3. Jean, VIII, 34.

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bouche de Dieu il ne fait pas trembler? Ah ! il doit nous faire trembler davantage, mais à la condition que nous aimerons; point de terreur, si nous n'aimons. Nous tremblons pourtant, mais comme des esclaves, dans la crainte du feu de l'enfer, des épouvantables menaces du tartare, des anges pervers et effrayants qui sont aux ordres du diable, et de ses affreux supplices. Eh bien ! craignons au moins cela. Si nous aimons peu le bien, redoutons au moins ces atroces malheurs.

11. Loin donc de tous les fornications. " Vous êtes le temple de Dieu, et l'Esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu'un profane le temple de Dieu, Dieu le perdra (1) ". Le mariage est permis ; ne cherchez pas au delà. Ce fardeau n'est pas trop lourd.

Par un amour plus grand les vierges ont pris un plus lourd fardeau. Pour plaire davantage au coeur à qui elles se sont vouées, elles ont renoncé à ce qui leur était permis, ambitionnant ainsi pour leur âme une beauté plus grande. Il semble qu'elles aient dit au Seigneur: Que commandez-vous ? Vous commandez que nous ne soyons pas adultères? Eh bien ! pour l'amour de vous, nous faisons davantage. " Quant à la virginité, dit l'Apôtre, je n'ai pas reçu d'ordre du Seigneur". Pourquoi donc l'embrasser? Mais je donne un conseil (2)". Ainsi ces âmes aimantes, qui dédaignent les noces d'ici-bas, et qui ne veulent point de terrestres embrassements, prennent pour elles, non-seulement le précepte, mais encore le conseil : c'est que pour se rendre plus agréables elles veulent s'embellir davantage. En effet, plus on recherche les ornements du corps, ou de l'homme extérieur, plus l'âme perd de sa grâce; et la beauté des moeurs l'orne d'autant plus, qu'elle convoite moins les embellissements extérieurs. Aussi saint Pierre dit-il lui-même: " Qu'elles se parent, non pas d'une chevelure artistement arrangée ". A ces premiers mots : " Qu'elles se parent ", les âmes sensuelles ne s'imaginaient-elles point qu'il était question d'ornements visibles ? Mais

1. I Cor. III, 16, 17. — 2. I Cor. VII, 25.

cette pensée suggérée par la vanité doit bientôt disparaître. " Qu'elles se parent, non pas avec des cheveux artistement arrangés, ni de l'or, ni des pierreries, ni des habits somptueux; mais qu'elles ornent l'homme intérieur et caché, lequel est de si haut prix devant Dieu (1) ". Dieu effectivement n'aurait pas préparé des ornements pour l'homme extérieur et laissé l'homme intérieur dans le dénûment ; aussi à l'âme invisible a-t-il donné des trésors et des ornements invisibles.

12. Avides de se procurer ces saintes parures, les vierges chrétiennes n'ont point désiré ce qui leur était permis, elles n'y ont même pas consenti quand on les contraignait. Dans combien d'entre elles le feu de l'amour divin a-t-il triomphé des violences de leurs parents ! Le père s'irritait, la mère était en larmes ; mais l'enfant s'élevait au-dessus de tout, parce qu'elle avait sous ses yeux " le plus beau des enfants des hommes (2) ". Pour lui donc elle voulait se parer, afin de ne plus s'occuper que de lui. Car si " la femme mariée pense aux choses du monde, comment elle plaira à son mari ; celle qui ne l'est pas songe aux choses de Dieu, comment elle peut plaire à Dieu (3) ". Voilà ce que c'est qu'aimer. L'Apôtre ne dit pas: Elle pense comment elle échappera à être condamnée par Dieu. Ce serait encore la crainte servile. Crainte préservative, elle éloignerait ces âmes du mal, pour les rendre dignes de recevoir l'esprit de charité. Ces âmes toutefois ne cherchent pas comment elles éviteront les châtiments divins, mais comment elles plairont à Dieu, comment elles lui plairont par les charmes intérieurs, par les grâces secrètes, par la beauté du coeur, découvert à ses yeux. C'est là seulement et non dans le corps, qu'elles sont à découvert, toujours pures d'ailleurs, et dans le corps et dans l'âme.

Que l'exemple de ces vierges apprenne au moins aux époux et aux épouses à éviter l'adultère. Si les premières font plus qu'il n'est commandé, que les autres du moins fassent ce qui l'est.

1. I Pierre, III, 3, 4 ; I Tim. II, 9, 10. — 2. Ps. XLIV, 3. — 3. I Cor. VII, 34.

 

 

 

 

SERMON CLXII. PÉCHER DANS SON CORPS (1).

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ANALYSE. — Ce sermon, que plusieurs éditions disent n'être qu'un fragment, est la solution, à un double point de vue, de ces paroles de saint Paul : " Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps, mais celui qui commet la fornication , pèche dans son propre corps (2) ". Si on entend ici la fornication dans son sens propre, les paroles de l'Apôtre peuvent signifier qu'en commettant l'impureté l'homme est tellement absorbé dans les sens et submergé dans les délectations charnelles, qu'il ne voit rien en dehors; il est alors entièrement dans son corps, tandis qu'il n'y est pas de la même manière quand il commet d'autres péchés. Si le mot de fornication est pris ici dans un sens figuré et pour exprimer l'attachement du pécheur à tout ce qui n'est pas Dieu; ce péché se trouve opposé aux péchés d'oubli et de fragilité qui se commettent sans attachement pervers. Le corps désignerait donc ici la concupiscence à laquelle l'Apôtre rapporte tous les péchés proprement dits; et on pécherait en dehors du corps, quand on pêcherait sans passion et par pure faiblesse. Saint Augustin avertit toutefois qu'il ne se flatte pas d'être entré entièrement dans la pensée de l'Apôtre.

1. La question que nous suggèrent ces paroles du bienheureux Apôtre Paul, dans son Epitre aux Corinthiens: " Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ", pourra-t-elle être parfaitement résolue? Je l'ignore, tant elle est profonde ! On peut néanmoins, avec l'aide de Dieu, lui donner un sens probable.

L'Apôtre venait de dire, dans la même épître: " Ne vous abusez point: ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les abominables, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les rapaces, ne posséderont le royaume de Dieu " ; et un peu plus loin : " Se savez-vous pas que vos corps sont les membres du Christ? Quoi ! j'enlèverai au a Christ ses membres pour en faire les membres d'une prostituée? Dieu m'en garde ! " Ignorez-vous que s'unir à une prostituée, " c'est devenir un même corps avec elle, car, est-il dit, ils seront deux en une seule chair; a tandis que s'unir au Seigneur, c'est être a un seul esprit avec lui? Fuyez la fornication ". Puis il ajoute : " Tout autre péché commis par un homme est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps. Ne savez-vous pas que votre corps est le temple de l'Esprit-Saint, qui est en vous, que vous avez reçu, et qu'ainsi vous n'êtes plus à vous-mêmes ?

1. I Cor. VI, 9-20. — 2. I Cor. VI, 18.

Car vous avez été achetés à haut prix. Glorifiez et portez Dieu dans votre corps ".

On le voit, l'Apôtre vient de signaler d'abord un grand nombre de péchés horribles qui excluent du royaume de Dieu, et que l'homme ne saurait commettre que par l'intermédiaire de son corps; de ce corps qu'il appelle, dans les fidèles, le temple du Saint-Esprit que Dieu nous a donné; de ces membres qu'il assure être les membres du Christ, et desquels il dit d'un ton de blâme et d'interrogation: " Quoi ! je prendrai au Christ ses membres afin d'en faire les membres d'une prostituée ? " pour répondre : " A Dieu ne plaise ! " et pour ajouter aussitôt : " Ignorez-vous que s'unir à une prostituée, c'est devenir un même corps avec elle, puisqu'il est dit; Ils seront deux en une seule chair, tandis que, s'unir à Dieu, c'est être un seul esprit avec lui ? " Il conclut de là: " Fuyez la fornication " ; et c'est alors qu'il ajoute : " Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ". Eh quoi ! n'a-t-il pas dit: " Ne vous abusez point. ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères ni les efféminés, ni les abominables, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les rapaces, ne posséderont le royaume de Dieu? " Et tous ces crimes, toutes ces infamies peuvent-ils se commettre autrement que par le corps? Quel homme à idées saines oserait dire le contraire ? Car l'Apôtre dans tout ce passage n'avait en vue que le corps, (60) acheté si cher, au prix même du sang adorable du Christ, et devenu le temple de l'Esprit-Saint : il voulait qu'au lieu de le souiller par ces abominations, on le conservât dans une pureté inviolable comme l'habitation de Dieu même. Pourquoi donc avoir ajouté, pour soulever une question si difficile : " Tout autre péché, commis par l'homme, est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps? "

N'est-il pas vrai que la fornication et tous les autres péchés de la chair qui ressemblent à la fornication, ne peuvent se commettre et se pratiquer que par le corps? Pour ne parler pas des autres péchés, qui pourrait, sans le concours des organes corporels, être voleur, ivrogne, médisant ou rapace? L'idolâtrie même et l'avarice ne sauraient, sans le ministère du corps, produire leurs actes et leurs effets. Pourquoi alors ces paroles : " Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps? "

On peut constater d'abord que toutes les convoitises déréglées auxquelles s'abandonne l'homme d'une manière même purement intérieure, ne sont pas en dehors du corps, puisque sûrement elles sont produites par la sensualité et par la prudence charnelle, tant que l'homme est encore revêtu de son corps. Le crime même signalé dans ces paroles d'un psaume : " L'impie a dit en son coeur : Il n'y a point de Dieu (1)", le bienheureux Apôtre saint Paul n'a pu le considérer indépendamment du corps, puisqu'il a dit quelque part: "Nous comparaîtrons tous devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive conformément à ce qu'il a fait, soit bien, soit mal, par son corps (2) ". Il fallait en effet que l'impie fût encore dans sa chair pour pouvoir dire: " Il n'y a point de Dieu ". Je ne dirai rien de ce que le même docteur des gent-ils écrit dans une autre épître, où on lit: " On connaît aisément les oeuvres de la chair, qui sont: la fornication, l'impureté, la luxure, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies, les colères, les dissensions, les sectes, les envies, les ivrogneries et autres semblables, desquelles je vous déclare, comme je l'ai déclaré, que ceux qui s'y livrent n'obtiendront pas le

1. Ps. XIII, 1. — 2. II Cor. V, 10.

royaume de Dieu (1) ". Ne semble-t-il pas que, dans cette énumération, îles jalousies, les colères, les dissensions, les envies et les sectes, n'appartiennent pas au corps? Et cependant elles sont représentées comme des oeuvres de la chair par ce même docteur qui a initié les gent-ils à la foi et à la vérité. Que signifient donc ces mots: " Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps? " et pourquoi ne dire que d'un seul péché: " Mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps? "

2. Si inculte et si peu ouvert qu'on puisse être, on voit combien est difficile cette question. Si néanmoins, acquiesçant à nos pieux désirs, le Seigneur daigne nous éclairer et nous seconder un peu, il nous sera possible d'y assigner un sens vraisemblable.

Ici donc le bienheureux Apôtre, en qui parlait le Christ, semble avoir voulu élever la gravité du péché de fornication au-dessus de la gravité de tous les autres péchés qui se commettent par l'intermédiaire du corps, mais qui néanmoins ne rendent pas l'âme humaine esclave et dépendante du corps, comme elle le devient dans le seul acte de la fornication, où la fougue impétueuse de la passion la confond avec le corps, l'y unit, l'y colle en quelque sorte et l'y enchaîne étroitement, si étroitement, qu'au moment où il se livre frénétiquement à cet acte brutal, il lui est impossible de voir ou de vouloir autre chose que ce qui peut y porter son âme; et comme submergée et engloutie dans cette fange honteuse, l'âme n'est plus qu'une esclave. Si donc l'Apôtre a dit : " Mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ", c'est qu'alors et surtout au moment de l'acte infâme, le coeur devient véritablement et absolument l'esclave du corps ; et ce serait pour détourner plus efficacement de pareilles horreurs qu'il aurait dit encore : " Quoi ! je prendrai au Christ set membres et j'en ferai les membres d'une prostituée?" et qu'il aurait répondu avec exécration et frémissement : " Dieu m'en garde ! Ne savez-vous pas que s'unir à une prostituée, c'est devenir un même corps avec elle, car il est dit : Ils seront deux en une seule chair ? "

Or, pourrait-on en dire autant des autres crimes; quels qu'ils soient, que commettent

1. Galat. V, 19-21.

61

les hommes? Au moment ou on se livre à l'un d'eux, l'esprit conserve la liberté d'y penser et de s'appliquer à autre chose, tandis qu'au moment où il s'abandonne à la fornication, il ne peut s'occuper de rien autre absolument. L'homme est alors tellement absorbé dans ce qu'il fait, qu'on ne peut dire que sa pensée soit à lui; on pourrait dire au contraire qu'il n'est plus que chair, un souffle qui passe et ne revient point (1). D'où il suit que par ces paroles : " Tout autre péché commis par un homme est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ", l'Apôtre semble avoir voulu nous dire, pour nous inspirer une vive horreur de la fornication, que comparés à elle les autres péchés sont hors du corps, tandis que ce mal affreux retient l'âme dans le corps, attendu que la violence de cette passion, qui n'a pas son égale, fait de cette âme une esclave et une captive de la volupté charnelle.

3. Ceci doit être entendu de la fornication proprement dite. Cependant les livres saints donnant à ce vice un sens plus étendu, efforçons-nous, avec l'aide de Dieu, d'appliquer à ce sens nos réflexions.

Il faut prendre évidemment la fornication dans un sens général, lorsqu'on lit ces paroles d'un psaume : " Ceux qui s'éloignent de vous périront; vous anéantirez quiconque se prostitue loin de vous " ; et lorsqu'on remarque ensuite, dans ces mots qui viennent après, le moyen d'éviter cette espèce de fornication générale : " Pour moi, mon bonheur est de m'attacher à Dieu (2) ". Il est facile de voir en effet qu'il y a fornication pour l'âme humaine, quand au lieu de s'unir à Dieu elle s'unit au monde. De là ces mots du bienheureux apôtre Jean: " Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui (3) " : et ces autres de saint Jacques : " Adultères, ignorez-vous que l'amitié de ce monde est ennemie de Dieu (4) ? " Ce qui constate en peu de mots que l'amour de Dieu est incompatible avec l'amour du monde, et qu'en voulant aimer le monde on est ennemi de Dieu. C'est ce que signifient encore ces paroles du Seigneur dans l'Evangile : " Nul ne peut servir deux maîtres; car il haïra l'un et aimera l'autre; ou bien il supportera l'un et méprisera l'autre " ; et cette conclusion

1. Ps. LXXVII, 39. — 2. Ps. LXXII, 27, 28. — 3. I Jean , II, 15. — 4. Jacq. IV, 4.

qui en ressort : " Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent (5) ".

Ainsi donc, comme nous l'avons dit, l'a fornication, entendue dans un sens général et embrassant absolument tout, consiste à s'attacher au monde et non pas à Dieu, et c'est dans cette acception de prostitution générale que nous devons prendre ces mots de l'Apôtre : " Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ". En effet, si l'âme humaine est exempte du péché de fornication quand elle s'attache intimement à Dieu et nullement au monde, quels que soient les péchés qu'elle commette d'ailleurs, soit par ignorance, soit par négligence, soit par oubli, soit par défaut d'intelligence, dès que ces péchés ne viennent pas de la concupiscence de la chair, mais uniquement de la fragilité humaine, on peut les voir dans ces mots : " Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps " ; ces péchés n'étant effectivement empreints d'aucune concupiscence, on a raison de les considérer comme étant hors du corps. Si au contraire l'âme mondaine s'attache au monde en s'éloignant de Dieu, dès qu'elle se prostitue ainsi en se séparant de Dieu, elle pèche dans son propre corps : car la concupiscence charnelle la jette sur tout ce qui est charnel et éphémère; la sensualité et la prudence de la chair se l'arrachent en quelque sorte et la mettent au service de la créature, plutôt qu'à celui du Créateur, béni dans les siècles des siècles.

4. Voilà donc,. à mon avis, le sens soit général, soit spécial qu'on peut assigner, sans blesser la foi, au passage fameux où nous lisons ces paroles du grand et incomparable Docteur : " Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ". L'Apôtre a voulu nous inspirer une vive horreur pour la fornication proprement dite ; et si d'après lui elle se commet dans le corps, c'est que jamais l'homme en péchant n'est lié ni cloué au plaisir charnel d'une manière aussi complète et aussi invincible; de sorte que comparé au désordre de ce péché abominable, les autres péchés, même commis par l'intermédiaire du corps, semblent être hors du corps.

1. Matt. VI, 24.

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Pour asservir l'âme au corps et en faire son vil esclave, il y a dans la fornication, surtout au montent où se consomme cette impure iniquité, une force impétueuse et irrésistible qui ne se rencontre nulle part ailleurs, et l'âme ne peut réellement alors connaître ou rechercher ce qui se passe brutalement dans ses organes.

On peut admettre aussi que l'Apôtre a voulu parler de la fornication dans le sens le plus général, lorsqu'il a dit : " Tout autre péché commis par l'homme est hors du corps; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ". Il faudrait alors entendre qu'en s'attachant au monde et non à Dieu, par l'amour et le désir des biens temporels, chacun pèche dans son propre corps, en ce sens que livré et assujetti à toutes les convoitises charnelles, il est tout entier l'esclave de la créature, et qu'il a rompu avec le Créateur par cet orgueil qui est le principe de tout péché et qui se révèle d'abord en rompant avec Dieu (1). A quelque péché d'ailleurs qu'on fût entraîné par la corruption et la mortalité qui pèsent sur chacun, dès qu'on serait exempt de ce vice de fornication prise dans le sens général, on pécherait hors du corps; car, nous l'avons dit plusieurs fois, ce serait être en quelque sorte hors du corps, que d'être étranger

1. Eccli. X, 15, 14.

à cette convoitise vicieuse et charnelle. C'est seulement cette convoitise générale qui éloigne l'âme de Dieu et qui la prostitue dans tous les péchés qu'elle commet, la liant en quelque sorte et l'enchaînant à tous les désirs et à foutes les séductions du corps et du temps. Elle pèche ainsi dans son propre corps, puisque c'est pour obéir aux convoitises du corps qu'elle s'assujettit au monde et s'éloigne de Dieu ; ce qui est, répétons-le, le commencement de l'orgueil.

Aussi pour nous détourner de ce vice général de fornication, le bienheureux Jean s'écrie : " N'aimez ni le monde, ni ce qui est dans le monde; car tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux et ambition du siècle : or, cette convoitise ne vient pas du Père, mais du monde. Or le monde passe et sa concupiscence aussi ; au lieu que celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement, comme Dieu même (2) ". Cet amour du monde qui en renferme toutes les convoitises, est donc bien la fornication générale qui se commet dans le corps; attendu que l'âme ne travaille alors qu'à satisfaire les désirs et les impressions qu'excitent les choses visibles, matérielles et passagères, pendant qu'elle est délaissée et abandonnée misérablement par le Créateur universel.

1. I Jean, II, 15-17.

 

 

 

 

SERMON CLXIII. LE TEMPLE NOUVEAU OU LA VIE NOUVELLE (1).

PRONONCÉ DANS LA BASILIQUE D'HONORIUS, LE 8 DES CALENDES D'OCTOBRE (23 septembre).

ANALYSE. — I. Pour consacrer au vrai Dieu un temple d'idoles, il est des parties que l'on renverse totalement, et il en est d'autres que l'on sanctifie. Afin également de nous dévouer au service de Dieu, nous devons anéantir en nous le péché et vivre pour Jésus-Christ, le Sauveur envoyé de Dieu à la terre ; il nous faut par conséquent être en armes et combattre. Mais par quels moyens obtenir la victoire ? — II. Deux moyens sont nécessaires : l'humilité , et c'est pour nous l'inspirer que Dieu nous fait lutter longtemps et expérimenter notre faiblesse; la grâce divine, et c'est parce que la loi ancienne ne la conférait pas qu'elle multipliait le péché, plutôt que de l'anéantir. Implorons donc avec foi le secours du Ciel.

1. En considérant, mes frères, ce que nous étions avant la grâce et ce que la grâce a fait de nous, nous nous convaincrons facilement que si les hommes s'améliorent, il est aussi des édifices qui deviennent comme les instruments de la grâce après avoir été élevés

1. Gal. V, 16-21.

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contre elle. " En effet., dit l'Apôtre, nous sommes le temple du Dieu vivant; aussi le Seigneur déclare-t-il : J'habiterai en eux et j'y marcherai ". Les idoles qui étaient ici pourraient bien y demeurer fixées, elles ne pouvaient marcher. Quant à la Majesté suprême, elle est en mouvement dans nos coeurs, pourvu qu'ils soient élargis par la charité. C'est à quoi nous exhorte l'Apôtre par ces mots : " Dilatez-vous pour ne traîner pas le même joug que les infidèles (1) ". Oui, Dieu marche en nous si nous nous dilatons ainsi ; mais il faut qu'il travaille à nous dilater lui-même. Si c'est effectivement la charité qui nous dilate, et la charité ne resserre jamais, n'est-ce pas Dieu qui produit en nous cet élargissement, puisque l'Apôtre enseigne que " la charité a été répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (2)? " N'oublions pas que cette dilatation du coeur fait que Dieu marche en nous.

2. Pendant qu'on lisait l'Epître de l'Apôtre, voici ce que nous avons entendu : " Marchez selon l'Esprit et n'accomplissez point les désirs de la chair. La chair en effet convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair; car ils sont opposés l'un à l'autre, de sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez ". C'est à des baptisés que saint Paul parlait ainsi n'était-ce pas bâtir, sans dédier encore le temple? Que se passe-t-il, mes frères, lorsqu'on consacre à de plus nobles usages des édifices terrestres? On abat et on tranche d'un côté, pendant qu'on améliore de l'autre. Ainsi en est-il de nous. Il y avait en nous des oeuvres charnelles et vous venez d'entendre l'Apôtre en faire une énumération . " On connaît aisément, dit-il, les oeuvres de la chair, qui sont la fornication, l'impureté, l'idolâtrie, les empoisonnements (3), les inimitiés, les contestations, les sectes, les envies, les ivrogneries et autres semblables ". Voilà qui est à détruire et non pas à améliorer; aussi saint Paul ajoute-t-il : " Je vous le déclare comme je l'ai déclaré déjà, ceux qui se livrent à de tels désordres n'obtiendront pas le royaume de Dieu". Anéantissons en nous ces vices comme on brise des idoles. Quant aux membres de notre corps, ce sont eux qu'il faut consacrer à de plus nobles usages, en les employant au service glorieux de la charité, quand ils ont

1. II Cor. VI, 16, 13, 14. — 2. Rom. V, 5. — 3. Veneficia , non beneficia, id est, non a bonis dicta, sed a venenis.

trop agi dans l'intérêt honteux de la cupidité.

3. Remarquez, cependant, et examinez avec soin la pensée de l'Apôtre. Nous sommes les ouvriers de Dieu occupés encore à la construction de son temple. Ce temple néanmoins est déjà dédié dans la personne de notre Chef. Le Seigneur en effet n'est-il pas ressuscité d'entre les morts après avoir vaincu la mort, et n'est-il pas monté au ciel après avoir fait disparaître en lui tout ce qu'il y avait de mortel ? Aussi c'est pour lui qu'était écrit le psaume de la dédicace, et s'il dit après sa passion : " Vous avez changé mes gémissements en joie, vous avez déchiré mon cilice et vous m'avez revêtu d'allégresse, afin que ma gloire vous chante et que mon bonheur ne cesse jamais (1) ", c'est que cette dédicace s'est accomplie après la passion, à la résurrection même. Il est donc bien vrai que maintenant la foi bâtit le temple et que la dédicace s'en fera à la résurrection dernière.

Voilà pourquoi ce psaume de la dédicace où est révélée la résurrection de notre Chef, est suivi, non pas précédé, d'un autre psaume qui a pour titre : " Quand on construisait la maison, après la captivité ". Rappelez-vous ici cet esclavage où nous gémissions pendant que le monde entier, comme une masse d'infidélité, était sous la tyrannie du démon. C'est pour détruire cet esclavage que le Rédempteur est venu, qu'il a versé tout son sang et qu'après avoir ainsi payé notre rançon il a effacé les titres de notre captivité. " La loi, dit l'Apôtre, est spirituelle ; mais moi je suis charnel, vendu et assujetti au péché (2) ". Oui, nous étions d'abord vendus et assujettis au péché, mais nous sommes depuis délivrés parla grâce; et maintenant que nos fers sont rompus, le temple se bâtit. N'est-ce pas pour le bâtir que l'on prêche l'Evangile ? Aussi le psaume que nous venons d'indiquer, commence ainsi : " Chantez au Seigneur un cantique nouveau ". Ne t'imagine point que ce temple se bâtit à l'écart, comme bâtissent les hérétiques ou les schismatiques; car voici ce qui suit: " Toute la terre, chantez au Seigneur (3) ".

4. " Chantez au Seigneur un cantique nouveau ", différent du cantique ancien: c'est le Nouveau Testament succédant à l'Ancien; c'est le nouvel homme remplaçant le vieil homme. " Dépouillez-vous du vieil homme, est-il dit, et

1. Ps. XXIX, 12, 13. — 2. Rom. VII, 14. — 3. Ps. XCV, 1.

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de ses actes; revêtez-vous du nouveau, lequel a été créé conforme à Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité (1) ". Ainsi donc chantez au Seigneur un cantique nouveau, que toute la terre chante au Seigneur". Chantez et bâtissez, chantez et chantez bien. " Annoncez son salut, le jour engendré du jour : annoncez le jour issu du jour ", son Christ. Et quel est son salut, sinon aussi son Christ ? C'est pour l'obtenir que nous disions dans un autre psaume : " Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde, et donnez-nous votre salut (2) ". C'est après ce Salut que soupiraient les anciens justes dont le Seigneur disait à ses disciples : " Beaucoup ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l'ont pu (3) ". — " Et donnez-nous votre Salut ". Ces anciens disaient aussi : " Donnez-nous votre Salut ", accordez-nous de voir votre Christ pendant que nous vivons dans ces corps de chair. Voyons-le dans la chair, puisqu'il doit nous en délivrer; donnez cette chair qui doit sanctifier la chair, et qu'elle souffre pour racheter l'âme aussi bien que le corps. " Et donnez-nous votre Salut ".

Tel était le désir du saint vieillard Siméon; ah ! oui, il avait ce désir, ce saint vieillard comblé de mérites auprès de Dieu ; lui aussi répétait sans doute: " Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde et donnez-nous votre salut " : et c'est quand il traduisait ses veaux par ces soupirs qu'il fut assuré de ne pas goûter la mort avant d'avoir vu le Christ du Seigneur. Le Christ donc naquit; il venait et le vieillard s'en allait, mais celui-ci ne voulait pas quitter avant de l'avoir vu. La maturité de la vieillesse l'entraînait, mais sa piété sincère le retenait. Et dès que le Christ fut descendu, fut né; dès que Siméon le vit entre les bras de sa mère, ce pieux vieillard reconnut le divin enfant, il le prit dans ses mains et s'écria : " Maintenant, Seigneur, vous, laissez votre serviteur aller en paix : car mes yeux ont vu votre salut (4) ". Voilà dans quel sens il disait : " Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde, et donnez-nous votre Salut ". Les veaux du vieillard se trouvèrent ainsi accomplis, quand le monde lui-même touchait à la vieillesse ; le Sauveur se donnait à ce vieillard, au moment où il visitait ce vieux monde. Mais si dès lors le monde était vieux, qu'il prête

1. Coloss. III, 9, 10 ; Ephés. IV, 22-24. — 2. Ps. LXXXIV, 8. — 3. Luc, X, 24. — 4. Luc, II, 26-30.

l'oreille à cet avertissement: " Chantez au Seigneur un cantique nouveau; que toute la terre le chante au Seigneur ". A bas la vétusté, vive la nouveauté.

5. " Chantez au Seigneur un cantique nouveau ; oui, chantez au Seigneur ". Voyez avec quelle émulation travaillent les constructeurs. " Chantez au Seigneur. — Bénissez son nom. — Publiez la bonne nouvelle ", en grec l'Evangile. Prêchez. Quoi ? — " Le jour qui naît du jour ". Quel est-il ? " Le Salut de Dieu ". Quel est encore ce jour qui naît du jour ? C'est la lumière qui naît de la lumière, le Fils qui naît du Père, c'est son Salut. Publiez sa gloire parmi tous les peuples; ses merveilles au sein des nations ". C'est ainsi que se bâtit le temple après la captivité. " Le Seigneur est terrible par-dessus tous les dieux ". Quels dieux ? " Tous les dieux des nations, qui ne sont que les démons, tandis que le Seigneur a fait les cieux (1) " ; il a fait les saints, les Apôtres, ces cieux qui racontent la gloire de Dieu. Il n'est point d'idiomes, point de langues qui n'entendent leur voix, et leur parole s'est répandue par toute la terre (2) " ; aussi toute la terre chante-t-elle le cantique nouveau.

6. Prêtons donc l'oreille à cet Apôtre qui se nomme l'architecte du Seigneur : " Comme un sage architecte, dit-il, j'ai établi le fondement " ; écoutons cet architecte, édifiant d'une part et détruisant de l'autre. " Conduisez-vous par l'esprit ", c'est une construction nouvelle; " et n'accomplissez point les désirs de la chair ", c'est comme une démolition. " Parce que la chair, poursuit-il, convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair. Ils sont opposés l'un à l'autre, et vous " ne pouvez faire tout ce que vous voulez "; preuve que vous construisez encore et que vous ne faites pas la dédicace du temple.

" Et vous ne faites pas tout ce que vous voulez ". Que voudriez-vous, en effet? N'éprouver absolument plus aucun penchant pour les plaisirs déréglés et coupables. Est-il un saint qui ne forme un tel veau ? Mais il ne le réalise pas, ce voeu ne s'accomplit point durant la vie présente. " La chair y convoite contre l'esprit, " et l'esprit contre la chair. Ils sont opposes l'un à l'autre, et vous ne faites pas tout ce que vous voulez " ; vous ne pouvez arriver à

1. Ps. XCV, 1-5. — 2. Ps. XVIII, 2, 4, 5.

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n'avoir plus aucun penchant mauvais. Que faire alors? " Conduisez-vous par l'esprit " ; et puisque vous ne pouvez éteindre absolument les désirs de la chair, "ne les accomplissez pas ". Vous devez aspirer sans doute à les détruire, à les arracher, à les déraciner complètement; mais tant qu'ils sont encore en vous; et qu'il y a dans vos membres une loi qui résiste à la loi de votre esprit, " n'accomplissez point les désirs de la chair ". Vous voudriez n'éprouver plus aucun de ces désirs; mais ces désirs mêmes résistent: résistez-leur. Vous voudriez n'en plus avoir, mais vous en avez : " La chair s'élève contre l'esprit " : que l'esprit s'élève contre la chair. " Et vous ne faites point ce que vous voulez ", vous n'arrivez pas à anéantir ces inclinations de la chair: qu'elles ne fassent pas non plus ce qu'elles veulent; qu'elles ne vous fassent pas non plus accomplir ce qu'elles désirent. Si on ne cède pas complètement devant toi, ne cède pas non plus; combats, puisqu'on te combat, afin de remporter un jour la victoire.

7. Sûrement, en effet, mes frères, on aura la victoire : croyons, espérons, aimons; on aura la victoire un jour, le jour où se fera la dédicace du temple qui se bâtit maintenant, après la captivité. La mort même finira par être détruite, lorsque ce corps corruptible se sera revêtu d'incorruptibilité, ce corps mortel, d'immortalité. Lisez d'avance ces chants de triomphe. " O mort, où est ton ardeur dans la lutte (1) ? ". C'est bien le chant de triomphe et non le cri des combattants; car voici ce que disent ceux-ci : " Prenez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis infirme ; guérissez-moi, Seigneur, parce que mes os sont ébranlés et que mon âme est violemment troublée. Et vous, Seigneur, jusques à quand? " N'est-ce pas ici le travail de la lutte? Et vous, Seigneur, jusques à quand ? " Jusques à quand? Jusqu'à ce que tu sois bien convaincu que c'est moi qui te soutiens. Si je te secourais à l'instant même, tu ne sentirais pas le travail de la lutte; ne le sentant pas, tu présumerais de tes forces, et cet orgueil t'empêcherait de remporter la victoire. Il est écrit, à la vérité : " Tu parleras encore, que je répondrai : Me voici (2) " ; mais en retardant, Dieu ne nous oublie pas, il nous aide en différant, et son délai même est un secours : car en exauçant

1. I Cor. XV, 26, 53, 54, 55. — 2. Isaïe, LVIII, 9.

trop tôt nos désirs, il ne nous assurerait point une santé parfaite.

8. Manquait-il à l'apôtre saint Paul, mes frères, lorsqu'au milieu de la mêlée celui-ci craignait de s'enorgueillir? De peur, disait-il, que la grandeur de mes révélations ne m'élève ". Cet Apôtre était donc ainsi aux prises dans l'arène, sans jouir encore de la sécurité de la victoire. " De peur que je ne m'élève à cause de la grandeur de mes révélations". Qui dit : " De peur que je ne m'élève? " Quel sujet de craindre? quel sujet de trembler? Qui dit : " De peur que je ne m'élève? "Si souvent il réprime l'orgueil, abaisse la présomption, et il dit : " De peur que je ne m'élève ! " Ce n'est même pas assez pour lui de craindre de s'élever : considérez quel remède il se dit obligé de prendre.

De peur que je ne m'élève, il m'a été donné un aiguillon dans ma chair, un ange de Satan ". Quelle plaie venimeuse, que le poison seul peut guérir ! " Il m'a été donné un aiguillon dans ma chair, un ange de Satan pour me souffleter ". Pour D'empêcher de lever la tête, on le frappait à la tête. Quel contre-poison, formé, pour ainsi dire, du serpent lui-même et méritant ainsi le nom de thériaque ! C'est le serpent qui nous a inspiré l'orgueil. Goûtez et vous serez comme des dieux, disait-il : c'était bien là inoculer l'orgueil (1) ; c'était nous faire tomber par où il était tombé lui-même. Ne convenait-il donc pas que le serpent servît à guérir la plaie venimeuse faite par le serpent?

" Que dit encore l'Apôtre? C'est pourquoi j'ai demandé trois fois au Seigneur qu'il le retirât de moi ". Mais qu'est devenue cette promesse : " Tu parleras encore, que je répondrai : Me voici ? — C'est pourquoi j'ai demandé au Seigneur ", non pas une fois, mais deux fois et même trois. Ne disait-il pas alors: " Et vous, Seigneur, jusques à quand ? " Si le Seigneur différait, il n'était pas moins là et il ne démentait pas cette promesse : " Tu parleras encore , que je répondrai : Me voici ". Si le médecin est là quand il t'accorde ce qui te plaît, n'est-il pas là aussi quand il tranche? Ne lui cries-tu pas de cesser, quand tu sens le tranchant du fer, et son amour même pour toi ne fait-il pas qu'il continue? Pour te convaincre enfin que le

1 Gen. III, 5.

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Seigneur ne délaissait pas son Apôtre, vois ce qu'il répondit à sa prière, répétée trois fois Dieu me dit, poursuit-il : ma grâce te suffit, " car la vertu se perfectionne dans la faiblesse (1) ". Je sais ce qu'il en est, dit le divin Médecin; je sais quelles proportions prendrait cette tumeur dont je veux te guérir. Sois tranquille, je n'ignore pas ce que j'ai à faire. " Ma grâce te suffit ", mais non pas ta volonté.

Ainsi s'exprimait donc ce soldat dans la mêlée; ainsi disait-il les dangers qu'il courait et le secours divin qu'il implorait.

9. Et maintenant quels seront les chants de triomphe? Le combattant parle pendant qu'on bâtit le temple; au vainqueur de s'écrier, quand enfin on en fera la dédicace : " O mort, " où est ton ardeur ? O mort, où est ton aiguillon? L'aiguillon de la mort est le péché ". Ainsi s'exprimait l'Apôtre, et ne dirait-on pas qu'il y était déjà? Mais pour nous faire entendre qu'il s'agit ici, non pas de la lutte actuelle, mais de la récompense future, il a dit auparavant : " Alors s'accomplira ", non pas s'accomplit; alors s'accomplira ", quoi ? cette parole de l'Ecriture : " La mort a succombé dans sa victoire. O mort, où est ton ardeur? O mort, où est ton aiguillon? " Ainsi il n'y aura plus nulle part ni aiguillon de la mort, ni péché, par conséquent. Pourquoi te tant hâter ? Plus tard, plus tard. Mérite pour plus tard par ton humilité; car l'orgueil t'empêcherait d'obtenir jamais ce bonheur. Plus tard : maintenant donc, pendant que tu luttes, pendant que tu te fatigues et que tu cours des dangers, répète, répète: " Pardonnez-nous nos offenses (2) ". Répète en combattant, répète ce qui est vrai, répète de tout ton coeur : " Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes (3) ". Ce serait faire contre toi l'office même du diable. " Nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous " ; car n'étant point ici-bas sans péché, nous mentons en prétendant en être exempts. Disons donc la vérité, afin d'arriver un jour à la tranquillité. Disons la vérité en combattant, afin d'arriver à la sécurité que donne la victoire. Nous dirons alors avec raison : " O mort, où est ton aiguillon? L'aiguillon de la mort est le péché ".

10. Mais tu comptes sur la loi; car une loi

1. II Cor. XII, 7-9. — 2. Matt. VI, 12. — 3. I Jean, I, 8.

t'a été donnée avec ses préceptes. Afin toutefois de n'être pas tué par la lettre, il convient que l'Esprit te donne là vie. J'accorde que tu aies bonne volonté; la bonne volonté ne te suffit pas. Tu as besoin d'être aidé pour vouloir pleinement et accomplir ce que tu veux. Veux-tu savoir ce que peut, sans le secours de l'Esprit de Dieu, la lettre qui commande ? Tu le trouveras dans le même passage. Après avoir dit : " O mort, où est ton aiguillon? " l'Apôtre ajoute immédiatement : " La force du péché est la loi (1) ". Comment la loi est-elle la force du péché ? " Ce n'est ni en commandant le mal, ni en défendant le bien, mais au contraire en commandant le bien et en défendant le mal. " La loi est la force du péché ", parce que la loi est entrée pour faire abonder le péché ". Comment la loi a-t-elle fait abonder le péché? " C'est que la grâce n'y étant pas, la défense n'a fait qu'enflammer la convoitise; et en présumant de sa propre force, l'homme est tombé dans de graves désordres. Qu'a fait ensuite la grâce? " Elle a surabondé, là où avait abondé le péché (2) ". Le Seigneur est venu; et tout ce que tu as emprunté à Adam, tout ce que tu as ajouté au vice originel par tes moeurs dépravées, a été effacé, pardonné entièrement par lui; il a de plus enseigné à prier et promis la grâce, appris à combattre, aidé le combat. tant et couronné le vainqueur. " Ainsi donc, dit l'Apôtre, la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon. Ce qui est bon serait-il devenu pour moi la mort? Nullement. Mais le péché, pour se montrer péché ", car il existait avant la défense, mais on ne le voyait pas : " puisque je ne connaîtrais pas -la convoitise, si la loi ne disait : Tu ne convoiteras pas. Prenant donc occasion du commandement, le péché m'a séduit par a lui et par lui m'a tué (3) ". Voilà ce que signifie: " La lettre tue (4) " .

11. De là il suit que pour échapper aux menaces de la loi, tu dois recourir à la grâce de l'Esprit; car la foi fait espérer ce que commande la loi. Crie donc vers ton Dieu, demande qu'il vienne à ton aide. Ne demeure pas coupable sous le fardeau de la lettre; que Dieu par son Esprit te seconde, pour que tu ne ressembles pas au juif superbe. Le péché étant l'aiguillon de la mort, et la loi la force

1. I Cor. XV, 51-56. — 2. Rom. V, 20. — 3. Rom. VII, 7-13. — 4. II Cor. III, 6.

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du péché, que pourrait, hélas ! la faiblesse humaine où s'épuise la volonté? Car il est écrit: " Le vouloir est en moi, mais je n'y a trouve pas à accomplir le bien (1) ". Que faire alors? D'un côté : " Le péché est l'aiguillon de la mort " ; d'autre part : " La loi est la force du péché. — La loi est entrée pour faire abonder le péché ; car si la loi pouvait donner la vie, la justice viendrait réellement a de la loi. Mais l'Écriture a tout enfermé sous le péché ". Comment a-t-elle tout enfermé? Pour t'empêcher de t'égarer, de te. jeter dans l'abîme, de disparaître sous les flots; la loi a dressé devant toi une barrière, afin que ne trouvant point d'issue tu recourusses à la grâce. " L'Écriture a tout enfermé sous le péché, afin que la promesse... " Promettre, c'est t’engager à faire toi-même et non pas prédire ce que tu feras; autrement ce ne serait pas promettre, mais annoncer d'avance. " L'Écriture a donc tout enfermé sous le péché, afin que la promesse fût donnée aux croyants par la foi en Jésus-Christ (2) ". Remarque cette expression fût donnée. De quoi t'enorgueillir ? Elle a été donnée. Que possèdes-tu en effet sans l'avoir reçu ?

Ainsi donc le péché est l'aiguillon de la " mort, et la loi, la force du péché " ; de plus la Providence l'a permis ainsi dans sa bonté, afin d'enfermer tous les hommes sous le péché, et de les déterminer à implorer du secours, à recourir à la grâce, à recourir à Dieu et à ne plus présumer de leur vertu. Si donc après ces mots : " Le péché est l'aiguillon de la mort, et la loi, la force du péché ", tu trembles, tu t'inquiètes, tu te fatigues, écoute les mots qui suivent : " Grâces à Dieu, qui nous a octroyé la victoire par Jésus-Christ Notre

1. Rom. VII, 18. — 2. Gal. III, 21, 22. — 3. I Cor. IV, 7.

Seigneur (1) ". En vérité, est-ce de toi que te vient la victoire ? Grâces à Dieu, qui nous a octroyé la victoire par Jésus-Christ Notre-Seigneur ".

12. Par conséquent, si tu te sens accablé en luttant contre les convoitises de la chair , marche selon l'Esprit, implore l'Esprit, appelle le don de Dieu. Si de plus la loi des membres résiste, dans la partie inférieure ou dans la chair, à la loi de l'Esprit et te tient captif sous la loi du péché, compte que ce désordre même sera réparé par la victoire. Aie soin seulement de crier, de prier. " Il faut prier toujours et ne cesser jamais (2) ". Prie de tout ton coeur, crie au secours ! " Tu parleras encore, qu'il répondra : Me voici ". Recueille-toi ensuite et tu l'entendras dire à ton âme : " Je suis ton salut (3) ". Oui, quand la loi de la chair commencera à s'élever contre la loi de l'Esprit et à te pousser dans l'esclavage de la loi du péché qui est dans tes membres, dis avec l'accent de la prière, dis avec humilité : " Misérable homme que je suis ! " L'homme, hélas ! est-il autre chose? Qu'est-il, sans votre souvenir (4) ? " — Misérable homme que je suis ! " car c'en était fait de l'homme, si le Fils de l'homme n'était venu. Crie dans ta détresse : " Qui me délivrera du corps de cette mort ", où la loi de mes membres résiste à la loi de mon esprit? A l'intérieur je me complais dans la loi de Dieu. Qui me délivrera du corps de cette mort? " Si c'est la foi, si c'est l'humilité qui t'inspire ce langage, la vérité même te répondra : " Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (5) ".

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. I Cor. XV, 56, 57. — 2. Luc, XIX, 1. — 3. Ps. XXXIV, 3. — 4. Ps. VIII, 5. — 5. Rom. VII, 22-25.

 

 

 

 

SERMON CLXIV. LE DOUBLE FARDEAU (1).

ANALYSE. — Chacun doit, conformément à la doctrine de saint Paul, porter son propre fardeau et porter aussi le fardeau de ses frères. I. Le fardeau propre que chacun porte est le fardeau de ses péchés: lourd et accablant fardeau qu'il faut nous empresser de secouer pour porter à la place le doux et consolant fardeau de Jésus-Christ. — II. Quant au fardeau de nos frères, nous devons le porter doublement : dans l'ordre physique et dans l'ordre moral. Dans l'ordre physique, en partageant nos biens avec les indi4ents ; si nous leur aidons ainsi à porter le fardeau de leur pauvreté, ils nous aident de leur côté à porter le fardeau plus lourd peut-être de la richesse. Dans l'ordre moral, nous devons supporter tes défauts de nos frères, sans nous séparer d'eux, comme font les Donatistes, tant de fois convaincus d'erreur et toujours opiniâtres à y demeurer. Opposons à leur orgueil et à leur respect humain une charité compatissante.

1. La vérité même nous invite tous, par le ministère de l'Apôtre, à porter mutuellement nos fardeaux, et tout en nous invitant à porter les fardeaux les uns des autres, elle montre ce que nous gagnerons à le faire, car elle ajoute : " Vous accomplirez ainsi la loi du Christ ", laquelle ne serait donc pas accomplie, si nous ne supportions nos fardeaux réciproquement. Quels sont ces fardeaux, et comment devons-nous les supporter? C'est ce que je vais tâcher de faire comprendre, avec l'assistance du Seigneur, puisque nous sommes tous obligés d'accomplir, autant que nous le pouvons, la loi du Christ. Ayez soin d'exiger ce que je me propose de vous faire voir; mais aussi ne réclamez plus rien quand je me serai acquitté de ma dette.

Ce que je me propose donc, pourvu que le Seigneur seconde mes désirs et exauce les prières que vous lui offrez pour moi, c'est de vous montrer quels sont les fardeaux que l'Apôtre nous ordonne de porter et comment nous les devons porter. En accomplissant ce devoir, nous jouirons naturellement de l'avantage promis par cet Apôtre, celui d'observer complètement la loi du Christ.

2. Il faut donc, me dira quelqu'un, que le texte sacré ne soit pas clair, pour que lu essaies de montrer et quels sont ces fardeaux et de quelle manière nous devons les supporter? — C'est qu'ici nous sommes obligés de distinguer plusieurs espèces de fardeaux. Tu lis en effet, dans le passage même que nous expliquons: " Chacun portera son propre

1. Gal. VI, 2-5.

fardeau ". N'êtes-vous pas alors pressés de vous dire : " Si chacun, selon l'Apôtre, doit porter son propre fardeau ", comment, selon lui encore, " devons-nous porter les fardeaux les uns des autres? " Pour ne pas mettre saint Paul en contradiction avec lui-même, il faut évidemment voir ici plusieurs sortes de fardeaux; car ces deux assertions différentes que chacun doit porter son fardeau personnel, et que tous nous devons nous prêter à porter nos fardeaux réciproquement, ne sont pas éloignées l'une de l'autre; elles sont dans la même épître, dans le même passage, si rapprochées enfin qu'elles se touchent.

3. Autre est donc l'obligation de porter notre fardeau particulier, sans pouvoir être aidé ni pouvoir nous décharger sur personne ; et autre l'obligation qui te fait dire à ton frère

Je vais porter avec toi, ou même: Je vais porter à ta place. Mais dès qu'il faut distinguer, tous ne sauraient comprendre aisément.

Il y avait des hommes qui croyaient qu'on peut être souillé par les péchés d'autrui: " Chacun, leur répond l'Apôtre, portera son propre fardeau ". Il y en avait aussi qui une fois certains de n'être pas coupables des péchés d'autrui, pouvaient par négligence ne s'occuper plus de reprendre le prochain : " Portez les fardeaux les uns des autres ", leur crie saint Paul. L'Apôtre s'exprime et établit la distinction en peu de mots; cette brièveté, pourtant, ne paraît pas nuire à la clarté. Quelques mots en effet nous ont suffi pour comprendre la vérité. Je n'ai pas lu dans vos coeurs, mais j'ai entendu les témoignages qui viennent de s'en échapper. Maintenant (69) donc que nous sommes sûrs d'être saisis, étendons-nous un peu plus, non pour vous faire voir ce que vous voyez, mais pour vous en pénétrer davantage.

4. Les péchés sont les fardeaux personnels dont chacun est chargé. A ceux qui gémissent et qui s'épuisent inutilement sous ce poids abominable, le Seigneur crie : " Venez à moi, vous tous qui gémissez et qui êtes accablés, et je vous soulagerai ". Comment peut-il soulager ceux qui portent la charge de leurs péchés, si ce n'est eu leur en accordant le pardon? Ne semble-t-il pas que du haut de son incomparable autorité, le Docteur de l'univers s'écrie: Ecoute , humanité ; écoutez, fils d'Adam; écoutez, vous tous qui travaillez en vain? Je suis témoin de vos travaux; considérez mes largesses. Je sais que vous souffrez et que vous êtes accablés; ce qu'il y a de plus malheureux, c'est que vous attachez à vos épaules ces charges qui vous tuent : ce qu'il y a même de pire encore, c'est qu'au lieu d'alléger , vous ne cherchez qu'à appesantir vos fardeaux.

5. Qui d'entre nous pourrait donner, en quelques instants, une idée de tant de fardeaux, avec leurs variétés multiples? Rappelons cependant quelques traits; ils nous permettront de juger du reste. Voici un homme courbé sous le poids de l'avarice ; il sue, il respire avec peine, il a une soif ardente et tous ses travaux ne font qu'ajouter au fardeau qui l'accable. Qu'attends-tu, ô avare, en embrassant ce fardeau et en te l'attachant aux épaules par les chaînes de la cupidité? Qu'attends-tu? Pourquoi te fatiguer? A quoi aspires-tu? Quel est l'objet de tes désirs? Tu veux satisfaire ton avarice. Voeux superflus ! coupables tentatives ! Tu veux satisfaire ton avarice? L'avarice peut bien te pousser, mais tu ne peux la satisfaire. N'est-ce pas un joug pesant, et sous ce poids énorme la sensibilité serait-elle déjà éteinte en toi jusqu'à ce point? L'avarice ne pèse pas sur toi ? Pourquoi donc te réveille-t-elle ? Pourquoi même t'empêche-t-elle de dormir?

Il serait possible encore que l'avarice fût accompagnée dans ton coeur d'une autre passion, celle de la paresse: mais ce sont deux bourreaux ennemis entre eux qui te poursuivent et te déchirent; car leurs ordres ne sont pas les mêmes, leurs prescriptions ne se ressemblent pas. Dors, dit la paresse ; lève-toi, dit l'avarice. Ne t'expose pas au froid de ce temps, dit l'une; ne redoute pas même les tempêtes de l'Océan, dit l'autre. La première dit: Repose-toi ; la seconde ne le permet pas, elle veut que tu marches, elle crie : Traverse les mers, cherche des pays inconnus, transporte tes marchandises jusque dans les Indes; tu ne connais pas la langue des Indiens, mais l'avarice se fait comprendre partout. Tu rencontreras un inconnu pour qui tu es inconnu toi-même; tu lui donnes et il te donne, tu achètes et tu emportes. Tu es arrivé jusque-là au milieu des dangers, au milieu des dangers encore tu en reviens, et quand les flots de la tempête te secouent, tu t'écries: Sauvez-moi, Seigneur. Ne l'entends-tu pas répondre: Pourquoi? Est-ce moi qui t'ai envoyé? C'est l'avarice qui t'a commandé d'aller chercher ce que tu n'avais pas; tandis que je te commandais de donner, sans fatigue, ce que tu avais, au pauvre qui mendie à ta porte. Elle t'a envoyé aux Indes pour en rapporter de l'or; moi, j'ai placé le Christ à ta. porte, afin que tu puises lui acheter le royaume des cieux. Que de fatigues pour obéir à l'avarice ! et il n'y en a point pour m'obéir! Deux voix se sont fait entendre, tu n'as pas écouté la mienne: te sauve donc le maître à qui tu as obéi.

6. Combien, hélas ! sont chargés de tels fardeaux! Combien même qui soupirent ici sous ce faix, pendant que je m'élève contre ce poids énorme ! Ils étaient sous le joug en entrant, ils y sont en sortant; avares ils sont entrés et ils sortent avares. Je me fatigue à parler contre ces passions; ah ! jetez ces fardeaux, puisque vous applaudissez. D'ailleurs, ne m'écoutez pas, moi, mais écoutez votre Chef; c'est lui qui crie : " Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et accablés ". Car vous ne sauriez venir sans cesser de l'être. Vous voudriez courir jusqu'à moi ; mais la pesanteur du joug ne vous le permet pas. " Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et accablés, et je vous soulagerai ". Je vous pardonnerai les péchés passés, j'ôterai ce qui vous couvrait les yeux, je guérirai les meurtrissures de vos épaules. Mais en vous déchargeant, je n'oublierai pas de vous charger; je vous ôterai les fardeaux qui accablent et je les remplacerai par les fardeaux qui soulagent. — Effectivement , après ces mots : " Et je vous soulagerai ", le Sauveur a ajouté ceux-ci: " Enlevez sur vous mon joug ". Tu étais sous le joug d'une (70) funeste cupidité, passe sous celui de l'heureuse charité.

7. " Enlevez sur vous mon joug, et apprenez de moi ". Si vous n'avez plus de confiance dans l'enseignement des hommes, "apprenez de moi ". C'est le Christ, c'est le Maître, c'est le Fils unique de Dieu, c'est le seul Docteur infaillible, le Docteur véritable, la Vérité même qui crie : " Apprenez de moi ". Quoi? Qu'au commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu, que le Verbe était Dieu, et que tolet a été fait par lui (1) ? Pourrons-nous apprendre jamais de lui à construire le monde, à remplir le ciel de flambeaux, à régler les alternatives du jour et de la nuit, à présider au cours du temps et des siècles, à donner la vie aux semences et à peupler la terre d'animaux? Ce n'est rien de semblable que veut nous enseigner le Maître céleste ; car c'est comme Dieu qu'il fait tout cela.

Ce Dieu néanmoins ayant daigné se faire homme, si ce qu'il fait comme Dieu doit te ranimer, tu dois imiter ce qu'il fait comme homme. " Apprenez de moi ", dit-il, non pas à créer le morde ou des natures nouvelles; non pas même à faire ce que j'ai fait visiblement comme homme et invisiblement comme Dieu ; non pas à chasser la fièvre du corps des malades, à mettre les démons en fuite, à ressusciter les morts, à commander aux vents et aux vagues, à marcher sur les eaux; non, n'apprenez pas cela de moi. Il est en effet des chrétiens à qui le Sauveur a donné ces pouvoirs, et il en est à qui il les a refusés. Mais ces mots : " Apprenez de moi ", sont adressés à tous, et personne ne saurait se soustraire à cette obligation: " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur ". Pourquoi hésiter d'enlever ce fardeau? Est-ce une charge accablante d'être doux et pieux ? Est-ce une charge accablante d'avoir la foi, l'espérance et la charité? Car ce sont ces vertus qui rendent humble et doux. Assure-toi qu'en l'écoutant tu ne seras pas écrasé: " Mon joug est doux, dit-il en effet, et mon fardeau léger (2) ". Que signifie ici léger? — Ne faut-il pas entendre que son joug est moins pesant, que l'avarice pèse plus que la justice? Je ne veux pas de ce sens. Ce fardeau n'est pas un poids qui charge, ce sont des ailes qui soulèvent. Les ailes de l'oiseau ne sont-elles pas

1. Jean, I, 1-3. — 2. Matt. XI, 28, 32.

aussi un fardeau? Et que dire de ces ailes? Si l'oiseau les porte, elles le portent aussi. Il les porte à terre et elles le portent au ciel. Serait-ce avoir pitié de l'oiseau, surtout en été, que de dire : Ce pauvre petit est chargé du poids de ses ailes, je vais l'en décharger ? En voulant le secourir, ne l'as-tu pas condamné à rester à terre? Reçois donc ces ailes de la charité, porte ces ailes qui t'assureront la paix. Voilà le fardeau du Christ, ainsi s'accomplit sa loi.

8. Nous avons distingué plusieurs sortes de fardeaux. Supposons donc un avare qui entre ici, et que je ne connais pas. Tu le connais, toi, il est ton voisin, mais tu n'es pas avare comme lui ; tu es même compatissant, tu donnes au pauvre de ce que tu as, sans soupirer après ce que tu n'as pas. Tu prêtes l'oreille à ces mots de l'Apôtre : " Prescris aux riches de ce siècle de ne pas s'élever avec orgueil et de ne pas espérer en des richesses incertaines , mais dans le Dieu vivant, qui nous donne tout avec abondance pour en jouir; qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent aisément, " qu'ils partagent et qu'ils se fassent un trésor qui soit pour l'avenir un solide appui, afin de parvenir à la vie éternelle (1) ". Tu as écouté cette recommandation, tu l'as appréciée, apprise, retenue, pratiquée. Continué, continue sans te relâcher, sans cesser. " Qui persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé (2) ". As-tu fait du bien à un homme, à un homme qui est un ingrat? Ne t'en repens pas.: ce repentir te ferait perdre ce que tu as gagné par ta bonté; dis plutôt dans ton coeur : Si je ne suis pas remarqué de celui à qui j'ai fait du bien, je le suis de Celui pour qui je l'ai fait ; si cet homme le remarquait, s'il n'était pas un ingrat, sa reconnaissance lui profiterait plus qu'à moi ; pour moi je veux m'attacher à Dieu, qui n'ignore aucune de mes œuvres, aucun même des sentiments de mon coeur; c'est de lui que j'attendrai ma récompense, mes actions n'ont besoin de lui être attestées par personne.

Je suppose donc que tu es ce que je viens de dire et que dans l'assemblée da peuple de Dieu tu as pour voisin un avare, un ravisseur, un homme qui convoite le bien d'autrui. Ce malheureux est fidèle, ou plutôt il en a le

1. I Tim. VI, 17-19. — 2. Matt. X, 22.

71

nom; tu le connais, mais tu ne peux le chasser de l'église, tu n'as aucun moyen de l'amender, ni châtiment ni reproche; il va même avec toi s'approcher de l'autel; ne crains rien: " Chacun portera son propre fardeau ". Rappelle-toi, pour être en sûreté à l'autel, ces paroles de l'Apôtre : " Chacun portera son propre fardeau ". Pourvu seulement qu'il ne t'invite pas à porter le sien avec lui; car en partageant son avarice, tu n'allégerais pas le faix; vous en seriez accablés tous deux. A lui donc sa charge, à toi la tienne. Dieu en effet n'ôte jamais un fardeau que pour en rendre un autre; il n'ôte le joug de la cupidité que pour rendre celui de la charité; et chacun doit porter le joug que méritent ses dispositions : le méchant, un joug qui écrase ; le bon, un joug qui soulève.

9. Remarque encore maintenant cette recommandation : " Portez mutuellement vos fardeaux". Dès que tu portes le joug du Christ, tu peux aider ton frère à porter son fardeau personnel. Il est pauvre, et tu es riche; la pauvreté est son fardeau, tu n'as pas celui-là. Ah ! prends garde, s'il t'implore, de lui répondre : " Chacun portera son propre fardeau ". Rappelle-toi ici cet autre précepte : " Portez vos fardeaux réciproquement". La pauvreté n'est pas ton fardeau , elle est celui de ton frère; mais l'opulence ne serait-elle pas pour toi un fardeau plus lourd ? Tu n'as point le fardeau de la pauvreté, mais tu as le fardeau des richesses. Oui, si tu y regardes bien, les richesses sont un fardeau. Lui a le sien, et toi le tien. Porte avec lui, à son tour qu'il porte avec toi; ainsi vous porterez réciproquement vos fardeaux. En quoi consiste le fardeau de la pauvreté ? A ne rien avoir. Et le fardeau des richesses? A avoir plus qu'il ne faut. S'il est chargé, tu l'es aussi. Porte avec lui l'indigence, et qu'il porte l'opulence avec toi; ainsi vos charges s'équilibreront. En lui donnant, tu alléges son fardeau, qui est de ne rien avoir; puisqu'il commence à avoir en recevant de toi, tu diminues évidemment sa charge ; il diminue aussi la tienne, qui consiste à trop avoir. Vous marchez l'un et l'autre dans la voie de Dieu, pendant le pèlerinage de celte vie. Tu es chargé, toi, d'un bagage magnifique, superflu; il est, lui, sans bagages; il s'approche avec le désir de t'accompagner; ne dédaigne pas son offre, ne le repousse pas, ne le laisse pas. Ne sens-tu pas combien tu es chargé? Lui ne porte rien, il n'a rien, donne-lui quelque chose, ainsi tu aideras ce compagnon de voyage, en te soulageant toi-même. Voilà, je pense, assez d'explications sur cette pensée de saint Paul.

10. Ne vous laissez donc pas éblouir par ces hommes qui répètent : Nous sommes des saints, nous ne- nous chargeons pas de vos fardeaux, et c'est pour cela que nous ne communiquons pas avec vous. Ces grands saints portent cependant d'énormes fardeaux de division, fardeaux de morcellement, fardeaux de schisme, fardeaux d'hérésie, fardeaux de dissensions, fardeaux de rancune, fardeaux de faux témoignages , fardeaux d'accusations calomnieuses. Nous avons essayé et nous essayons encore d'ôter à nos frères ces lourds fardeaux ; mais ils y tiennent; ils croiraient s'amoindrir en se séparant de ces volumes avec lesquels ils croient avoir grandi. Ne semble-t-il pas qu'on se rapetisse en quittant un fardeau que l'on portait sur la tête? Mais c'est le poids qui diminue et non la taille.

11. Pour moi, dis-tu, je ne me mêle pas aux péchés d'autrui. —T'ai-je donc dit, Viens, partage les péchés d'autrui ? Je ne te dis pas cela ; je sais ce que recommande l'Apôtre, et voici ce que je dis : Ces péchés d'autrui fussent-ils réels et ne fussent-ils pas plutôt tes propres péchés, tu ne devrais pas, pour ce motif, quitter le troupeau de Dieu, où les boucs sont mêlés aux brebis; sortir de l'aire royale, où la paille se foule avec le bon grain; ni déchirer les filets du divin Pêcheur, tant qu'on traîne vers le rivage les poissons bons et mauvais qu'ils renferment. — Et comment souffrir celui que je sais mauvais? — Ne vaudrait-il pas mieux le souffrir que de sortir toi-même? Pour le souffrir, il te suffirait de remarquer ces paroles de l'Apôtre : " Chacun portera son propre fardeau " ; cette pensée serait ta sauvegarde. D'ailleurs tu partagerais avec lui, non pas l'avarice, mais la table du Christ; et que perdrais-tu à partager cette table avec lui? L'Apôtre ne dit-il pas : " Celui qui mange et boit indignement, mange et boit sa propre condamnation (1) ? " La sienne et non la tienne. Cependant, si tu es son juge, si tu as reçu le pouvoir de le juger d'après les règles canoniques, si on l'accuse devant toi et qu'il soit convaincu par des preuves et des

1 I Cor. XI, 28.

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témoignages dignes de foi, dans ce cas corrige-le, reprends-le, excommunie-le même et le dégrade; la tolérance ne doit pas laisser dormir la discipline.

12. Mais, réplique-t-on, Cécilien a été condamné. Condamné ? Par qui? Il l'a été d'abord en son absence; ensuite, tout innocent qu'il était, par les vrais traditeurs, comme il a été dit, inséré dans les Actes et prouvé. Vainement ont-ils essayé d'affaiblir la force de la vérité et d'en voiler l'éclat, autant qu'ils l'ont pu, en élevant devant elle les vains nuages de persécutions imaginaires. Le Seigneur a été avec nous et les rayons de la vérité ont dissipé ces vaines ombres. Voyez même comment, sans le savoir, ils ont justifié l'Eglise universelle, cette Eglise dont nous sommes si heureux, quels que nous soyons, de partager la communion. Ce n'est pas notre cause que nous défendons, mais la sienne que nous soutenons, que nous faisons triompher, lorsque nous défendons l'aire du Seigneur, lorsque nous prêchons pour elle. Que t'importe ce que je suis sur cette aire sacrée? J'attends le grand Vanneur (1). Ne t'inquiète donc pas de cela; si cependant tu veux le savoir, examine-le en paix afin de pouvoir guérir ton frère. Prends soin de la paille, si tu peux; mais si tu ne peux en tirer parti, ne laisse pas là le froment, pour ce motif. Il arrive parfois que des pailles soient emportées de dessus l'aire ; des grains mêmes la quittent aussi, mais ils ne vont pas loin; car il y a de bons ouvriers qui circulent incessamment autour de cette aire sainte et qui y font rentrer avec les instruments qui la nettoient, et en agissant avec une certaine violence, les grains qui en sont sortis. Ces instruments sont les lois de l'empire. Ramène, ramène ce froment, dût-il être mêlé à un peu de terre; la présence de cette terre ne doit pas être cause qu'il se perde.

Cécilien a été condamné, disent-ils. Oui , absent, il a été condamné une fois, et présent, justifié trois fois. C'est ce que nous leur avons répondu ; nous avons même, autant qu'il nous a été possible, adressé à ces hommes opiniâtres une leçon tirée de leur propre conduite; nous leur avons dit : Pourquoi citer contre Cécilien un synode de soixante-dix évêques, puisque ces évêques n'ont condamné qu'un absent ? Les Maximianistes assemblés ont rendu plusieurs

1. Matt. III, 12.

sieurs sentences contre Primien absent, et nous avons dit aux Donatistes : Ceux-là ont condamné Cécilien en son absence; ceux-ci en son absence , ont condamné Primien. Si donc le jugement prononcé contre Primien absent ne prouve rien contre lui; quelle valeur pourrait avoir ce qui s'est fait contre Cécilien en son absence?

13. Ainsi pressés par nous, qu'ont-ils répondu, pensez-vous? Eh ! que pouvaient-ils répondre? Comment pouvaient-ils s'échapper de ce filet où les enveloppait la vérité même? Toutefois, en s'agitant violemment pour le rompre, ils ont exprimé en peu de mots une pensée toute concluante en notre faveur. Ils ont fait entendre beaucoup d'autres réponses qui presque toutes étaient pour notre cause, ainsi que s'en assurera votre charité en lisant les Actes de la Conférence qui paraîtront bientôt; mais il en est une que je vous prie, que je vous conjure, au nom du Christ, de retenir, de répéter avec soin, d'avoir toujours à la bouche; car il était impossible de nous justifier d'une manière plus précise , plus solide et plus claire. Quelle est donc cette réponse? Nous leur faisions l'objection suivante La sentence rendue contre Cécilien ne prouve pas plus contre lui que la sentence rendue contre Primien. Ce fut alors que leur défenseur s'écria : " Une cause ne fait rien à une autre cause, ni une personne à une autre personne (1) ". Quelle réponse, aussi courte que vraie et solide ! Cet avocat ne savait ce qu'il disait; et quand il s'écria : " Une cause ne fait rien à une autre cause, ni une personne à une autre personne " , il était comme Caïphe, qui prophétisa parce qu'il était pontife (2).

Or, si une cause ne fait rien à une autre cause, ni une personne à une autre personne, il s'ensuit que chacun porte son propre fardeau. Qu'on vienne donc maintenant, qu'on`

vienne encore t'opposer Cécilien; qu'on vienne l'opposer, non pas à un homme quel qu'il soit, mais à l'univers entier : n'est-ce pas opposer un innocent à des innocents? Les Actes le démontreront avec la dernière évidence, car Cécilien a été complètement justifié. Suppose néanmoins qu'il ne l'ait pas été, suppose que sa culpabilité ait été constatée, l'univers entier rie répète-t-il pas avec toi ces paroles : " Une cause ne fait rien à une

1. Voir S. Aug. lett. CLXI, n. 6, t. 2 p. 328. — 2. Jean, XI, 49.

73

cause, ai une personne à une autre personne? " O hérétique, ô incorrigible, ô coeur aigri, pourquoi accuser ton juge, quand tu te condamnes toi-même? Si je,l'ai corrompu et amené à prononcer en ma faveur; qui t'a corrompu, toi, et amené à te condamner ?

14. Si seulement ils faisaient un jour ces réflexions, s'ils les faisaient au moins plus tard et quand leurs coeurs aigris se seront désenflés ! s'ils rentraient en eux-mêmes, s'ils s'examinaient, s'ils s'interrogeaient et se répondaient sérieusement, si dans l'intérêt de la vérité ils ne redoutaient point les malheureux à qui ils ont vendu pendant si longtemps le mensonge ! Car ils craignent de les offenser ; ils ont peur de la faiblesse humaine et ils n'ont pas peur de l'invincible vérité. Ce qu'ils redoutent, c'est qu'on ne leur dise : Pourquoi donc nous avez-vous trompés ? Pourquoi nous avez-vous séduits? Pourquoi nous avoir enseigné tant de funestes erreurs ? Avec quelque crainte de Dieu ils devraient répondre : S'égarer était une faiblesse humaine, demeurer dans l'erreur par animosité serait une méchanceté diabolique. Il vaudrait mieux ne nous être jamais égarés; faisons au moins ce qui est bon encore, c'est de revenir de notre égarement. Nous vous avons trompés, parce que nous l'étions nous-mêmes ; nous vous avons enseigné l'erreur, parce que nous avions confiance à ceux qui nous l'avaient enseignée. Qu'ils disent à leurs partisans : Nous avons erré ensemble, revenons ensemble de l'erreur. Nous vous guidions vers le précipice et vous nous y suiviez; c'est maintenant qu'il faut nous suivre, puisque nous vous conduisons vers l'Eglise. Voilà ce qu'ils pourraient dire. On les entendrait sans doute avec indignation et avec colère; mais on finirait par se calmer et par se réconcilier, plus tard au moins, avec l'unité.

15. En attendant, mes frères, soyons patients à leur égard. Ils ont l'oeil enflammé et enflé ne renonçons pas à les guérir; gardons-nous avec soin de les aigrir davantage par des paroles de mépris ; expliquons-leur nos raisons avec douceur sans triompher orgueilleusement de la victoire. " Il ne faut pas qu'un serviteur de Dieu dispute, dit. saint Paul, mais qu'il soit doux envers tous, capable d'enseigner, patient, reprenant modestement ceux qui pensent autrement que lui ; dans l'espoir que Dieu leur donnera l'esprit de pénitence et qu'ils se dégageront des filets du diable qui les tient captifs sous sa volonté (1) ". Ainsi donc supportez-les patiemment, si vous n'êtes pas malades ; supportez-les avec une patience proportionnée à votre santé. Qui jouit ici d'une santé parfaite ? Lorsque le Roi juste siégera sur son trône, qui se vantera d'avoir le coeur pur? qui se vantera d'être sans péché (2)? " Puisque nous avons tant d'infirmités encore, notre devoir n'est-il donc pas de supporter mutuellement nos fardeaux?

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. II Tim. II, 24, 26. — 2. Prov. XX, 8, 9.

 

 

 

SERMON CLXV. LE MYSTÈRE DE LA GRACE (1).

PRONONCÉ DANS LA BASILIQUE DES ANCIENS.

ANALYSE. — Le passage qu'il s'agit d'expliquer prouve la nécessité de la grâce, et les Pélagiens n'opposent à cette nécessité que des arguments dérisoires. I. L'Apôtre enseigne la nécessité de la grâce, puisqu'il demande pour les Ephésiens la grâce de faire ce qu'il leur recommande, et puisqu'en demandant aussi qu'ils comprennent la largeur, la longueur et la hauteur mystérieuses de la croix, il prie pour qu'ils en comprennent également la profondeur, pour qu'ils sachent au moins que la distribution de la grâce est un mystère inexplicable. II. Pour expliquer ce mystère, il est des hérétiques qui ont prétendu que nous avions bien ou mal agi dans une vie antérieure, et que la grâce était donnée ou refusée dans ce monde, selon ce qu'on avait mérité avant d'y naître. D'autres prétendent que la mort étant un châtiment des péchés personnels, les enfants mêmes qui meurent avant l'âge de raison ou dans le sein de leurs mères ne sont pas exempts de péchés actuels. Ces deux sentiments sont aussi opposés à l'enseignement formel de l'Ecriture que déraisonnables, et la distribution de la grâce par la volonté de Dieu est réellement un mystère impénétrable.

1. Nous venons d'entendre l'Apôtre, d'entendre les psaumes, d'entendre l'Evangile; tous ces divins écrits proclament unanimement que nous devons placer notre confiance non pas en nous, mais en Dieu. " Je vous demande, dit saint Paul, de ne vous point laisser abattre à cause de mes tribulations pour vous, car c'est votre gloire ". C'est-à-dire, je vous demande de ne vous point laisser décourager lorsque vous apprenez que j'endure pour vous des afflictions, parce que ces afflictions sont votre gloire. Or, s'il demande qu'ils ne se laissent pas abattre, n'est-ce pas pour exciter en eux la volonté ? Sans quoi on pourrait lui répondre : Pourquoi exiger de nous ce qui n'est pas en notre pouvoir? Si d'ailleurs l'Apôtre ne savait que leur volonté consent quand ils font quelque chose, il ne dirait pas : " Je vous demande " ; et c'est en vain qu'il dirait : J'ordonne, s'il ne les croyait capables d'appliquer leur volonté à ses ordres.

Il savait d'autre part combien la volonté humaine est impuissante sans le secours de Dieu; aussi, après avoir dit: " Je vous demande ", pour détourner d'eux l'idée qu'ils n'étaient pas libres, il veut les empêcher de dire: Notre liberté nous suffit. Qu'ajoute-t-il donc? A cause de cela ", en d'autres termes, à cause de la demande que je vous ai faite, " de ne pas vous laisser abattre par mes tribulations pour vous, car c'est votre gloire " ; et

1. Ephés. III, 13-18.

j'ai fait cette demande parce que vous avez le libre arbitre : mais comme ce libre arbitre ne vous suffit pas pour accomplir ce que je demande de vous, " pour ce motif je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de qui toute paternité prend son nom au ciel et sur la terre, afin qu'il vous accorde ". Afin qu'il vous accorde, quoi? Afin qu'il vous accorde ce que je vous demande à vous-mêmes. Je vous demande donc, parce que vous avez la liberté; et je le prie de vous donner, parce que vous avez besoin du secours de sa Majesté.

2. Mais nous devançons les expressions de l'Apôtre ;et vous qui ne connaissez pas son texte, vous désirez voir sans doute s'il est bien vrai qu'en fléchissant les genoux devant le Père céleste, il voulait obtenir pour eux ce qu'il leur demandait à eux-mêmes. Rappelez-vous donc ce qu'il leur a demandé : " Je vous demande de ne vous laisser pas abattre à cause de mes afflictions pour vous " : voilà ce qu'il leur demande; et voici ce qu'il demande pour eux: "Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin qu'il vous accorde, selon les richesses de sa gloire, d'être puissamment fortifiés ". N'est- y ce pas la même chose que de ne pas vous laisser abattre ? " D'être puissamment fortifiés par son Esprit ". C'est l'Esprit de grâce. Voilà ce qu'il demande pour eux. Ainsi il demande à Dieu ce qu'il exige d'eux. Afin, effectivement, que Dieu veuille donner, tu dois de ton côté (75) disposer ta volonté à, accepter. Comment espérerais-tu recevoir la grâce de la bonté divine, si tu ne lui ouvrais en quelque sorte le sein de ta propre volonté ?

" Afin qu'il vous accorde ", dit l'Apôtre ; car vous ne l'avez pas s'il ne vous l'accorde. " Afin qu'il vous accorde d'être puissamment a fortifiés par son Esprit ". Vous accorder d'être puissamment fortifiés, c'est vous accorder par là même de. ne pas vous laisser abattre. a Qu'intérieurement le Christ habite par la foi dans vos coeurs ". Que Dieu vous accorde tout cela. " Afin qu'enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre, avec tous les saints ". Quoi ? " Que Dieu vous accorde par son Esprit d'être puissamment fortifiés, et d'avoir intérieurement le Christ dans vos coeurs parla foi, afin qu'étant ainsi a enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints " quoi? " Quelle est la,largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur ". Dans la langue latine le mot altitudo, hauteur, désigne aussi la profondeur, ce qui descend, comme ce qui monte. Mais le traducteur a eu raison d'appeler spécialement hauteur ce qui s'élève, et profondeur ce qui descend.

3. Que signifie ce langage ? Je vais vous D'expliquer, mes frères. On le ferait plus facilement, sans doute, si l'on avait ce qu'il exprime. Pourtant, si je suis moins apte que d'autres à révéler le sens de cette largeur, de cette longueur, de cette hauteur.et de cette profondeur, de ces quatre choses mystérieuses dont parle l'Apôtre, s'ensuit-il que je dois passer sans l'entreprendre ; ou bien ne dois-je pas prier et être soutenu par vos prières afin de vous présenter un enseignement utile?

Pourquoi, chrétien, laisser ton imagination courir à travers la largeur de la terre, dans la longueur des temps, la hauteur du ciel et la profondeur de l'abîme? Peux-tu comprendre tout cela dans ta pensée ou dans tes bras? Peux-tu fixer avec exactitude sur toutes ces dimensions ton esprit ou ton regard ? Ecoute plutôt l'Apôtre te dire encore : " A Dieu ne plaise que je ma glorifié d'autre chose que de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1) ! " Nous aussi, glorifions-nous de cette croix, ne fût-ce que parce que nous nous y appuyons;

1. Gal. VI, 14.

peut-être y trouverons-nous la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur que nous cherchons, et qui nous révèlent en quelque sorte cette croix même. Dans la croix en effet on distingue : la largeur, où les mains sont fixées; la longueur, c'est-à-dire le bois qui s'étend de la largeur jusqu'à terre; la hauteur, c'est-à-dire ce qui s'élève un peu au-dessus de la partie transversale où sont fixées les mains, la partie où repose la tête du crucifié; on y distingue enfin la profondeur, ce qui pénètre dans la terre et se dérobe à la vue. Contemple ici un grand mystère : c'est de cette profondeur qui échappe à ta vue que s'élève tout ce qui frappe tes regards.

4. Maintenant, où encore y a-t-il largeur ? Songe à la vie et à la conduite de ces saints qui disent : " A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon de la croix de Jésus-Christ Notre-Seigneur ! " Nous trouvons dans leur conduite la largeur de la charité; aussi l'Apôtre leur dit-il " Dilatez-vous, pour ne traîner pas le joug avec les infidèles ". Mais en les portant à se dilater ainsi, n'avait-il pas lui-même cette largeur mystérieuse de la charité, puisqu'il écrivait : " Pour vous, ô Corinthiens, notre bouche s'est ouverte, notre coeur s'est dilaté (1) ? " La largeur désigne donc la charité, et la charité seule fait le bien ; car elle est cause de l'amour que Dieu porte à qui donne avec joie (2). Si en effet on avait le cœur étroit, on donnerait avec tristesse; et si l'on donnait avec tristesse, on perdrait tout mérite. Pour ne perdre pas le bien que l'on fait, il faut donc avoir le cœur dilaté par la charité.

Cependant le Seigneur ayant dit : " Dès que l'iniquité se sera multipliée, la charité d'un grand nombre se refroidira ", il me faut longueur aussi. Longueur, pourquoi ? " Quiconque persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé (3) ". Voilà ce que signifie la longueur de la croix, cette partie où s'étend tout le corps, où il est comme debout et continue à rester comme debout.

Toi qui te glorifies de la croix, tu voudrais en avoir la largeur? Applique-toi à faire le bien avec courage. Tu voudrais en avoir la longueur? Persévère avec constance. Aspires-tu encore à en imiter la hauteur? Songe à ce que signifient ces mots . Elevez vos coeurs, et au lieu où on te les. adresse. Elevez vos coeurs

1. II Cor. VI, 11-14. — 2. Ib. IX, 7. — 3. Matt. XXIV, 12, 13.

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qu'est-ce à dire? Que c'est en haut qu'il faut espérer, en haut qu'il faut aimer, là qu'il faut demander la vertu et attendre la récompense. En faisant le bien et en donnant avec joie, tu sembleras avoir la charité dans sa largeur; tu sembleras l'avoir dans sa longueur, en persévérant jusqu'à la fin dans tes bonnes oeuvres ; mais si tu ne fais pas tout cela en vue de la récompense céleste, tu n'en auras pas la hauteur; plus dès lors de largeur ni de longueur. Qu'est-ce en effet qu'être à la hauteur de la charité, sinon penser à Dieu, aimer Dieu, et l'aimer sans intérêt, lui qui pourtant nous soutient, veille sur nous, nous couronne et nous récompense; sinon enfin le considérer comme récompense et n'attendre de lui que lui-même ? Si donc tu aimes, aime sans intérêt; si tu aimes réellement, prends comme récompense l'objet de ton amour. Aimerais-tu tout pour dédaigner Celui qui a tout fait?

5. C'est afin de nous rendre capables d'aimer ainsi, c'est afin de nous en obtenir la grâce que l'Apôtre fléchit pour nous les genoux. L'Evangile, hélas ! ne vient-il pas lui-même nous glacer d'effroi? Pour vous, dit-il, il vous a été donné de connaître le mystère du royaume; mais pour eux, il ne leur a pas été donné; car à celui qui a, il sera donné encore ".Mais quel est celui qui a et à qui on donnera encore, sinon celui qui a reçu déjà? " Quant à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera ôté (1) ". Or, quel est celui qui n'a pas, sinon celui qui n'a pas reçu? Pourquoi maintenant avoir donné à l'un et pas à l'autre? Je n'hésite pas de le dire : c'est la profondeur de la croix. De cette profondeur mystérieuse des desseins de Dieu, que nous ne saurions ni sonder ni contempler, vient tout ce que nous sommes capables de faire. Oui, de cette profondeur mystérieuse des conseils divins, que nous ne pouvons contempler parce que nous ne pouvons la sonder, procède tout ce dont nous sommes capables. Je vois bien ce que je puis, je ne vois pas pourquoi je le puis; je sais seulement que toute ma puissance vient de- Dieu. Mais pourquoi Dieu donne-t-il cette puissance à celui-ci et pas à celui-là? Voilà ce qui me surpasse; c'est un abîme, c'est la profondeur de la croix, c'est ce qui excite en moi des cris d'étonnement, c'est sur quoi je ne puis raisonner juste.

1. Matt. XIII, 11-12

Et que puis-je dire en face d'une telle profondeur? " Que vos oeuvres sont admirables, Seigneur ! " Les gent-ils sont éclairés, les Juifs tombent dans les ténèbres; des enfants sont purifiés dans les eaux du baptême, d'autres enfants sont laissés dans l'état de mort du premier homme. " Que vos couvres sont admirables, Seigneur ! Vos desseins sont d'une profondeur inaccessible ". Le Prophète ajoute : " L'imprudent n'en a point l'idée, et l'insensé ne les comprend pas (1) ". Que ne comprennent ni l'imprudent ni l'insensé? Qu'il y a ici une grande profondeur. Elle n'y serait pas, si le sage et non l'insensé comprenait. Ce que le sage comprend ici, c'est qu'il y à une profondeur impénétrable, et c'est aussi ce que ne comprend pas l'insensé.

6. Aussi plusieurs, pour rendre compte de ,ce profond mystère, se sont égarés dans des fables ridicules. Selon les uns, les âmes pèchent dans le ciel, puis elles sont envoyées dans des corps, et y sont en quelque sorte emprisonnées, conformément à leurs mérites. Quelles vaines imaginations ! Ces hommes sont tombés dans l'abîme en voulant discuter sur les profondeurs divines. En face d'eux se présente l'Apôtre ; il prêche la grâce, et citant les deux enfants que Rébecca portait dans son sein : " Ils n'étaient pas encore nés, dit-il, et n'avaient fait ni bien ni mal (2) ". Vois comment l'Apôtre fait évanouir le vain fantôme d'une vie antérieure au corps, et passée dans le ciel. Si en effet les âmes y ont vécu, elles y ont fait du bien ou du mal, et c'est conformément à leurs mérites qu'elles ont été liées à des corps de terre. Oserions-nous contredire ces mots de l'Apôtre : "Ils n'étaient pas encore nés, et n'avaient fait ni bien ni mal? " Ces expressions sont troll claires, et la foi catholique rejette l'idée que les âmes vivent d'abord dans le ciel et y méritent, par leur conduite, les corps auxquels elles seront unies; aussi nos petits novateurs n'osent soutenir ce sentiment.

7. Que disent-ils donc? Voici, nous a-t-on appris , comment raisonnent quelques-uns d'entre eux. Si les hommes meurent, disent-ils, c'est sûrement parce qu'ils l'ont mérité par leurs péchés, puisque sans le péché on ne mourrait pas. Rien de mieux; il est bien sûr que sans le péché on ne mourrait pas. Mais je n'applaudis à cette pensée qu'en considérant

1. Ps. XCI, 6, 7. — 2. Rom. IX, 11.

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la mort première et le péché du premier homme. " De même que nous mourrons tous par Adam, dit l'Apôtre, ainsi tous recevront la vie par Jésus-Christ (1). Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort ; ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (2) ". Tous effectivement étaient dans un seul.

. Est-ce dans ce sens que selon toi la mort de l'homme vient du péché? — Non. — Comment l'entends-tu ? — Aujourd'hui encore Dieu crée chaque homme immortel. — Etrange nouveauté 1 Reprends. — Oui, Dieu crée chacun de nous immortel. — Pourquoi, dans ce cas, les petits enfants meurent-ils? Si je te demandais : Pourquoi les grandes personnes meurent-elles? tu me répondrais: C'est qu'elles ont péché. Je laisse donc là les grandes personnes et j'invoque contre toi le témoignage des petits enfants. Saris parler, ils te confondront; sans rien dire, ils prouvent en ma faveur. Les voilà, Ces petits enfants ; innocents dans leurs actions, ils n'ont de mal que celui qui leur a été légué par le premier homme ; s'ils ont besoin, pour recevoir la vie chrétienne, de la grâce du Christ, c'est qu'Adam leur a donné la mort; souillés dans leur naissance, ils ont besoin, pour être purifiés, de passer.par la régénération. Voilà les témoins que je vais produire. Réponds maintenant. S'il est vrai que tous les hommes naissent immortels et qu'ils ne meurent que parce qu'ils pèchent, pourquoi -ces enfants meurent-ils? Que pensez-vous qu'ils aient pu répondre, mes frères? Ah ! quelles oreilles pourraient l'écouter ? Ces petits enfants eux-mêmes, disent-ils,ont péché. — Où ont-ils péché? dis-le moi; quand ont-ils péché ? comment ont-ils péché? Ils ne distinguent ni le bien ni le mal, et incapables de saisir un ordre, ils pèchent ? Prouve-moi que les petits enfants sont des pécheurs. Vraiment tu as oublié ce que tu étais à leur âge; mais prouve ton assertion, montre-moi en quoi pèchent ces petits. Est-ce en pleurant qu'ils pèchent? Leurs péchés consistent-ils à repousser la peine et à accepter le plaisir par des mouvements qui ressemblent à ceux des animaux sans parole? Si ces mouvements sont des péchés, le baptême ne fait que rendre davantage ces enfants pécheurs, puisqu'au

1. I Cor. XV, 22. — 2. Rom. V, 12.

moment où on les baptise, ils résistent avec tant de violence. Pourquoi néanmoins ne considère-t-on pas ces résistances comme des péchés? N'est-ce pas parce que la volonté de ces enfants n'est pas encore maîtresse d'elle-même?

8. Voici autre chose : Ces enfants, qui sont nés, ont déjà péché, dis-tu; puisque, d'après toi, s'ils n'avaient péché ils ne mourraient pas. Mais n'en est-il pas qui meurent dans le sein maternel? Quel embarras ! — Ceux-là aussi ont péché, répond-on; c'est pour cela qu'ils meurent. — Veux-tu nous duper, où es-tu dupe toi-même? Contre toi s'élève l'Apôtre : " Ils n'étaient pas encore nés, dit-il, et n'avaient fait ni bien ni mal ". J'aime mieux écouter l'Apôtre que toi, je le crois plutôt que je ne te crois. " Ils n'étaient pas encore nés et n'avaient fait ni bien ni mal ". Ne veux-tu pas de ce témoignage? Retombe alors dans ces vaines imaginations et soutiens que ces enfants ont péché au ciel et qu'on les en a jetés dans leurs corps. — Je ne dis pas cela. —Pourquoi pas? — Parce que, d'après l'Apôtre, quand on n'est pas né, on ne fait ni bien ni mal. — Ainsi tu ne leur attribues pas de crime dans le ciel, et tu leur en attribues dans le sein de leur mère ? Or l'Apôtre réfute les deux opinions, et celle qui place le péché dans le ciel, et celle qui le place dans le sein maternel. Toutes deux en effet tombent devant cette assertion : qu'avant leur naissance ils n'avaient fait ni bien ni mal. Pourquoi enfin meurent-ils? Te croirai-je plutôt que le Maître des gent-ils ?

9. Dites-moi, Apôtre saint Paul, pourquoi meurent ces enfants? " Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort; ainsi la mort a passé dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché". C'est donc le premier homme qui a fait condamner tout le genre humain. Venez, venez, Notre-Seigneur; venez, ô second Adam, venez, venez; mais venez par un autre chemin, venez par une Mère vierge; vivant, venez, vers des morts, et mourez pour aider les mourants, pour rendre la vie aux morts, pour les racheter de la mort, pour conserver la vie dans la mort et pour tuer la mort par la mort même. Voilà la seule grâce qui convienne aux petits comme aux grands, la seule qui sauve les grands et les petits.

Pourquoi maintenant choisit-il celui-ci et (78) celui-là? Pourquoi choisit-il l'un et non pas l'autre? Qu'on ne m'adresse pas cette question. Je suis homme; je constate la profondeur de la croix, je ne la pénètre pas; elle m'épouvante, je ne la sonde pas. Ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables (1). Je suis homme et tu es homme; il était homme aussi, celui qui disait : " O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu (2)? " et homme il s'adressait à l'homme. Que l'homme écoute donc pour ne pas périr, lui pour qui Dieu s'est fait homme.

Ainsi, en face de cette profondeur mystérieuse de la croix, en face de telles obscurités,

1. Rom. XI, 33. — 2. Ib. IX, 20.

attachons-nous à ce que nous avons chanté; ne présumons point de notre propre vertu, n'attribuons rien dans ce mystère à la faible capacité de notre petit esprit; répétons le psaume et disons avec lui : " Ayez pitié de moi, mon Dieu, ayez pitié de moi". Pourquoi? Est-ce parce que je puis vous mériter? Non. Pourquoi alors? Est-ce parce que ma volonté peut mériter votre grâce avant de l'obtenir? Non encore. Pourquoi donc? Parce que c'est en vous que se confie mon âme (1) ". Ah ! quelle science que cette confiance ! Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. Ps. LVI, 2.

 

 

 

 

SERMON CLXVI. L'HOMME DÉIFIÉ (1).

ANALYSE. — D'un côté l'Apôtre nous ordonne de renoncer au mensonge, et David nous enseigne d'autre part que tout homme est menteur. Si tout homme est menteur, lui est-il possible de renoncer au mensonge? Cela ne lui est possible, dit saint Augustin, qu'autant qu'il cesse d'être homme pour devenir homme-dieu, non par nature, comme Jésus-Christ, mais par grâce et par adoption. Aussi notre vocation à tous est de devenir dieux dans ce sens : pourquoi n'y correspondre pas?

1. L'Apôtre vient de nous dire : " Renoncez au mensonge et dites la vérité " ; mais on lit dans un psaume: " Tout homme est menteur". Ces deux pensées ne sont-elles pas contraires? En deux mots je vous montrerai que non, pourvu que le Seigneur daigne nous éclairer.

Que signifient donc, d'une part: " Renoncez au mensonge et dites la vérité " ; et d'autre part: " Tout homme est menteur? " Dieu n'ordonne-t-il pas l'impossible par son Apôtre? Non. Qu'ordonne-t-il donc? J'ose le déclarer, mais ne vous croyez pas outragés, car je me confonds avec vous, Dieu exige que nous ne soyons pas des hommes. Si je disais : Dieu exige que vous ne soyiez pas des hommes, vous pourriez vous mécontenter; aussi pour détourner ce mécontentement, je me suis confondu avec vous.

2. Je vais plus loin avec votre sainteté. Il est

1. Ephés. IV, 25 ; Ps. CXV, 11.

sûr que l'Apôtre a fait aux hommes un crime d'être hommes; il leur en parle avec un ton de reproche. Dans la colère nous disons à quelqu'un : Tu es une bête; et le fouet de la justice divine à la main, l'Apôtre reproche aux hommes d'être des hommes. Mais s'il leur faisait un crime d'être des hommes, que voulait-il donc qu'ils devinssent? Dès qu'il y a entre vous, déclare-t-il, jalousie et esprit de contention, n'êtes-vous pas charnels et ne vivez-vous pas humainement? L'un dit : Moi je suis à Paul; et un autre : Moi à Apollo; n'est-ce donc pas une preuve que vous êtes des hommes (1) ". C'est bien pour les blâmer et les réprimander qu'il leur dit : " N'est-ce pas une preuve que vous êtes des hommes? " Et que voulait-il qu'ils devinssent, sinon ce qui est rappelé dans un psaume : " Je l'ai dit : Vous êtes des Dieux, vous êtes tous les fils du

1. I Cor. III, 3, 4.

79

Très-Haut? " C'est Dieu en effet qui a tenu ce langage, c'est à cette grandeur qu'il nous invite. Puis, qu'ajoute-t-il? " Mais vous mourrez comme des hommes, et comme un des princes vous tomberez (1) ". N'est-ce point aussi sur un ton de blâme qu'il est dit : "Mais vous mourrez comme des hommes? "

En effet, Adam était homme, il n'était pas fils de l'homme; tandis que le Christ est en même temps fils de l'homme et Dieu. Le vieil homme, ou Adam, est pour le mensonge; l'homme nouveau, le fils de l'homme. ou le Christ Dieu est pour la vérité. Pour renoncer au mensonge, dépouille-toi d'Adam; pour dire la vérité, revêts-toi du Christ, et tu ne verras plus de contradiction entre ces deux passages de l'Ecriture. C'est effectivement pour nous engager à dépouiller le vieil homme et à revêtir le nouveau que l'Apôtre dit : " Renoncez au mensonge et dites la vérité " ; et c'était pour déplorer le sort de ceux qui en refusant de se dépouiller d'Adam et de se revêtir du Christ, voulaient rester hommes sans devenir des hommes nouveaux, que le psalmiste leur adressait ce sévère avertissement. Ceux-là méritaient qu'on leur dît : "N'êtes-vous pas des hommes? " et encore : " Tout homme est menteur ".

3. Tu seras donc menteur, si tu veux rester homme ; refuse de rester tel, et tu ne mentiras pas. Revêts-toi du Christ, et tu diras la vérité ; car ce que tu diras alors ne sera ni de toi ni imaginé par toi, mais viendra de l'éclat même et de la lumière de la vérité dans ton âme. Une fois séparé de la lumière, ne demeurerais-tu pas dans tes ténèbres, incapable de dire que le mensonge ? Le Seigneur même l'a déclaré : " Qui parle mensonge, parle de son propre fonds (2)" ; car tout homme est menteur ". D'où il suit qu'exprimer la vérité, ce n'est point parler d'après soi, mais d'après Dieu. Ce n'est pas que nous disions alors ce qui ne nous appartient pas ; nous le faisons nôtre en l'aimant quand nous le recevons et en rendant grâces à Celui qui nous l'envoie, et sans qui l'homme, privé de la lumière de la vérité , restera comme dépouillé de ce

1. Ps. LXXXI, 6, 7. — 2. Jean, VIII, 44.

splendide vêtement et ne pourra dire que mensonges ; attendu qu'il conservera ce qui est exprimé dans ces paroles : " Tout homme est menteur".

4. Ainsi nul n'a le droit de m'accuser ni de me dire : Je mentirai , puisque je suis un homme ; car je lui répondrai avec la plus grande assurance: Eh bien ! pour ne pas mentir, ne reste pas homme. — Comment? que je ne sois plus homme ? — Non. Car c'est pour n'être plus homme que tu as été appelé par Celui qui pour toi s'est fait homme. Ne critique pas : si on te dit de n'être plus homme, ce n'est pas pour te mettre au nombre des animaux, mais au nombre de ceux à qui a été donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu'. Car Dieu veut faire de toi un dieu, non par nature, comme le Fils qu'il a. engendré, mais; par sa grâce et en t'adoptant. De même en effet que par condescendance il est devenu participant de ta mortalité ; ainsi en t'élevant il te fait participer à son immortalité. Ah ! rends-lui grâces et saisis avec empressement ce qu'il te donne, afin de mériter de jouir de ce qu'il te promet. Ne sois pas un Adam et tu ne resteras plus homme ; et n'étant plus homme, tu ne seras plus menteur, puisque " tout homme est menteur ". Et quand tu auras commencé à ne plus mentir, ne te l'attribue pas, ne t'élève pas, comme si c'était par toi-même : pareil à un flambeau qu'on vient d'allumer au foyer, tu pourrais t'éteindre au souffle de l'orgueil et retomber dans tes erreurs.

Gardez-vous donc de mentir, mes frères ; vous étiez ci-devant le vieil homme ; en recevant la grâce de Dieu vous êtes devenus l'homme nouveau. Le mensonge vient d'Adam, la vérité vient du Christ. " Renoncez donc au mensonge et dites la vérité ", afin qu'une fois votre esprit renouvelé, cette chair mortelle elle-même, qui vous vient d`Adam, mérite à son tour d'être renouvelée et changée au moment où elle ressuscitera ; et que déifié ainsi tout entier, l'homme s'attache également tout entier à l'immortelle et immuable vérité.

1. Jean, I, 12.

 

 

 

 

SERMON CLXVII. RACHETER LE TEMPS (1).

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ANALYSE. — Les jours sont mauvais, dit saint Paul ; et ce qui les rend mauvais, observe saint Augustin, c'est la misère et la méchanceté , la méchanceté à faire le mal ou à persécuter les bons , car les bons sont toujours persécutés par les méchants. Donc il faut racheter le temps. Quand on achète, on donne pour avoir, on sacrifie pour acquérir. Racheter le temps, c'est sacrifier des avantages, des droits même temporels, afin de s'appliquer davantage à acquérir les biens éternels. Que dire des chrétiens qui au lieu de sacrifier leurs droits usurpent ceux d'autrui ?

1. Vous venez d'entendre, ou plutôt nous venons tous d'entendre l'Apôtre nous dire : " Ayez soin de marcher avec circonspection, non comme des insensés, mais comme des hommes sages, rachetant le temps, parce que les jours sont mauvais ". Deux choses, mes frères, rendent les jours mauvais : ce sont la méchanceté et la misère. Oui, c'est la méchanceté et la misère humaines qui font passer de mauvais jours. Considérés au point de vue de la durée, les jours sont réguliers; ils se succèdent et mesurent le temps avec ordre ; le soleil se lève, il se couche, les temps passent régulièrement. En quoi ces,temps blesseraient-ils l'homme, si les hommes ne se blessaient eux-mêmes? Aussi n'y a-t-il que deux choses, je le répète, pour rendre les jours mauvais, savoir la misère et la méchanceté humaines.

Il est vrai, la misère est le lot commun, il n'en doit pas être ainsi de la méchanceté. Depuis la chute d'Adam et son expulsion du paradis, les jours n'ont jamais été que misérables. Demandons à ces enfants qui viennent de naître, pourquoi ils débutent dans la vie par des pleurs, quand ils pourraient également rire. On naît et on pleure immédiatement ; combien de jours s'écoulent ensuite avant qu'on rie ? Je l'ignore. Or en pleurant ainsi dès sa naissance, chaque enfant prophétise ses malheurs; ses larmes attestent ses souffrances. Il ne parle pas encore, et déjà il est prophète. Et que prédit-il ? Qu'il vivra dans la peine ou dans la crainte. Oui, lors même qu'il se conduirait sagement et serait du nombre des justes, exposé de toutes parts aux tentations, il vivra constamment dans la crainte.

2. Que dit l'Apôtre ? " Tous ceux qui veulent

1. Ephés. V, 15, 16.

vivre pieusement en Jésus-Christ, souffriront persécution (1) ". Voilà ce qui fait encore que les jours sont mauvais, ç'est que les justes ne peuvent être ici-bas sans être persécutés. Ils sont persécutés par là même qu'ils sont au milieu des méchants; quand ceux-ci ne les attaquent ni avec le fer ni à coups de pierres, leur conduite et leurs moeurs sont les bourreaux de ces justes. Qui persécutait Lot à Sodome ? Personne ne s'armait contre ce saint personnage;,mais il vivait au milieu des impies, et en vivant parmi ces hommes impurs, orgueilleux, blasphémateurs, il souffrait, non pas des coups qu'il recevait, mais de ce qui se passait sous ses yeux. Toi qui m'entends et qui ne mènes pas encore une vie pieuse en Jésus-Christ, commence à mener cette vie, et tu expérimenteras ce que je dis. Aussi voyez ce que disait l'Apôtre en rappelant les dangers qu'il courait : " Périls sur mer, périls sur les fleuves, périls au désert, périls de la part des voleurs, périls de la part de faux frères (2) ". Les autres périls peuvent cesser; d'ici à la fin du monde les périls de la part des faux frères ne cesseront jamais.

3. Rachetons le temps, puisque les jours sont mauvais. Peut-être comptez-vous apprendre de moi ce que c'est que racheter le temps. Je vais, en l'expliquant, dire ce que bien pets entendent, ce que bien peu supportent, ce que bien peu entreprennent, ce que bien peu pratiquent; je le dirai néanmoins en faveur du petit nombre de ceux qui doivent m'écouter et qui vivent au milieu des méchants. Racheter le temps, c'est, par exemple, faire le sacrifice de quelque chose, lorsqu'on nous intente un procès, afin de nous occuper de Dieu

1. II Tim. III, 12. — 2 II Cor. XI, 26.

84

plutôt que de plaidoierie.N'hésite pas de perdre alors quelque chose; ce que tu donnes ainsi sera le prix du temps. Quand pour tes besoins tu vas au marché, tu donnes de l'argent pour acheter du pain, du vin, de l'huile, du bois ou quelque ustensile : tu donnes ainsi et tu reçois, tu perds et tu acquiers; c'est ce qui s'appelle acheter. Car acquérir sans rien sacrifier, c'est trouver, recevoir en don ou comme héritage; mais acquérir en donnant, c'est acheter; ce que l'on acquiert ainsi est acheté, ce que l'on donne en est le prix. Eh bien ! de même que tu n'hésites pas à verser de ton argent pour acheter un objet quelconque; n'hésite pas non plus à en perdre pour acheter la tranquillité. Voilà en quoi consiste racheter le temps.

4. Il y a un proverbe punique fort connu; je le traduirai en latin, attendu, que vous ne connaissez pas tous la langue punique. Ce proverbe est ancien, le voici : La peste te demande un sou ? donne-lui en deux et qu'elle s'en aille. Cet adage ne paraît-il pas tiré de l'Évangile ? Le Seigneur nous recommande-t-il autre chose que de racheter le temps, lorsqu'il dit : " Quelqu'un veut-il t'appeler en justice et t'enlever ta tunique ? Abandonne-lui encore ton manteau (1) ". — " Veut-il t'appeler en justice et t'enlever ta tunique? " Veut-il te détourner de ton Dieu en te jetant dans les procès ? Tu n'aurais alors ni la paix du coeur, ni la tranquillité de l'âme; tu serais tourmenté de soucis, irrité même contre ton adversaire : mais ce serait perdre ton temps. Ne vaut-il pas beaucoup mieux faire un

1. Matt. V, 40.

sacrifice d'argent et racheter ce temps précieux ? Mes frères, j'ai donc raison, lorsque nous avons à juger vos procès et vos affaires, de conseiller à celui qui est chrétien de sacrifier quelque chose pour racheter le temps. Mais ne dois-je pas, avec plus de soin et d'assurance encore, inviter à rendre le bien d'autrui ? Car ceux que je juge sont chrétiens l'un et l'autre. Je vois l'injuste accusateur, celui qui veut faire un procès à son frère et lui enlever quelque chose, ne fût-ce que par arrangement, tressaillir à ces mots. L'Apôtre, se dit-il, recommande " de racheter le temps, parce que les jours sont mauvais ". Donc je vais attaquer ce chrétien, et bon gré, mal gré, il me cédera quelque chose pour racheter le temps, attendu que l'Évêque a parlé. — Mais dis-moi, accusateur, si je conseille à ton frère de faire un sacrifice pour conserver la paix, ne te demanderai-je pas, à toi, calomniateur, fils perdu de Satan, pourquoi tu travailles à ravir ce qui ne t'appartient pas ? Tu n'as aucun sujet de plainte et tu l'accuses ainsi ? Si je lui dis : Sacrifie quelque chose pour qu'il se désiste de ses accusations iniques; que deviendras-tu après avoir été payé comme faux accusateur ? Sans doute il passe de mauvais jours en rachetant le temps pour détourner tes imputations calomnieuses; mais toi, tout en profitant de tes injustes délations, tu auras non-seulement des jours mauvais ici-bas, mais, au jour du jugement, et après ceux-ci, des jours bien plus mauvais encore. Peut-être ris-tu de cette pensée en détroussant ton frère. Ris, ris encore et tourne en dérision; je vais, moi, continuer à donner, un autre viendra te faire rendre compte.

 

 

SERMON CLXVIII. LA FOI DUE A LA GRACE (1).

ANALYSE. — Le but de l'orateur est de prouver ici, contre les Pélagiens, que la grâce est nécessaire afin même de nous donner la foi. Il le prouve d'abord directement par le texte de son discours et par le témoignage formel de l'apôtre saint Paul parlant de sa conversion. Il le prouve ensuite en réfutant les Pélagiens qui s'attribuaient le commencement de la foi. Ils ont tort ; car ils ont reçu de Dieu avant de pouvoir lui rien donner ; car l'Eglise a prié pour obtenir la foi à saint Paul ; car l'Apôtre prétend n'avoir rien que par grâce; car enfin les fidèles, en priant pour la conversion de leurs parents infidèles, demandent pour eux la foi.

1. Que par de pieuses lectures, de saints cantiques, l'audition de sa divine parole et surtout par sa grâce, le Seigneur nourrisse votre piété ; ainsi ce ne sera pas pour votre condamnation, mais pour votre récompense que vous entendrez la vérité. Dieu le fera, nous en avons pour garantie sa promesse et sa toute-puissance. C'est ainsi qu'Abraham crut, à la gloire de Dieu, et crut avec une entière certitude que le Seigneur peut faire ce qu'il a promis (2). Quel sujet de joie pour nous ! car c'est nous que Dieu avait promis au patriarche et c'est nous qui sommes les enfants de cette promesse (3); puisque c'est de nous qu'il était question dans ces paroles : " En ta descendance les nations seront bénies (4) ". Si donc nous sommes devenus par la foi les descendants d'Abraham, c'est l'oeuvre de Celui qui peut accomplir ce qu'il a promis.

Que nul donc ne dise: C'est mon oeuvre. Dieu promettrait, et tu accomplirais? On pourrait dire que Dieu accomplit ce que tu promets; car tu es faible et non pas tout-puissant, et quelques promesses que tu fasses, si Dieu n'agit, ces promesses sont vaines ; tandis que les promesses de Dieu dépendent de lui et non de toi. — Pourtant, reprends-tu, c'est moi qui crois. — Je l'accorde, tu as raison, c'est toi qui crois; mais ce n'est pas toi qui t'es donné la foi. Et comment croire sans la foi ? La foi est un don de Dieu.

2. Ecoute le docteur même de la foi, le grand défenseur de la grâce; écoute l'Apôtre; c'est lui qui dit: " Paix à nos frères, et charité avec la foi ". Voilà trois grandes choses: la

1. Ephés. VI, 23. — 2. Rom. IV, 20, 21. — 3. Gal. IV, 28. — 4. Gen. XXII, 18.

paix, la charité, la foi. L'Apôtre commence par la fin et finit par le commencement; puisqu'on commence par la foi pour finir par la paix, la foi étant la croyance même. Or, cette foi doit être une foi de chrétiens et non une foi de démons. " Les démons en effet, dit l'apôtre saint Jacques, croient et tremblent (1) ", N'ont-ils pas dit au Christ: " C'est vous le Fils de Dieu ? " Ainsi proclamaient-ils ce que ne croyaient pas encore bien des hommes; ces démons tremblaient, tandis que des hommes osèrent donner la mort. Mais de ce que ces démons s'écrièrent: " C'est vous le Fils de Dieu, nous savons qui vous êtes (2) " ; s'ensuit-il qu'ils devaient régner avec lui ? Nullement. Il faut donc distinguer la foi des démons de la foi des saints; il faut insister avec soin sur cette distinction importante. Pierre aussi ne fit-il pas la même confession? Le Seigneur demandait: " Qui dites-vous que je suis? — Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ", répondit Pierre. — Simon, fils de Jona, reprit le Seigneur, tu es bienheureux (3) ". — O Seigneur, puisque les démons ont dit la même chose, pourquoi ne sont-ils pas bienheureux aussi ? Pourquoi ? — C'est que les démons ont parlé par crainte, et Pierre par amour. Ainsi on commence par la foi; quelle foi ? Celle dont l'Apôtre a dit: " Ni la circoncision ni l'incirconcision ne servent de rien, mais la foi " . Quelle foi? " La foi qui agit par amour (4) ". Or, cette foi qui agit par, amour, les démons ne l'ont pas, mais uniquement les serviteurs de Dieu, ses saints, les enfants spirituels d'Abraham, les fils de la

1. Jacq. II, 19. — 2. Marc, III, 12; I, 24. — 3. Matt. XVI, 15-17. — 4. Gal. V, 6.

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charité, les fils de la promesse; aussi le texte ajoute-t-il: "Et la charité ". L'Apôtre ici nomme trois choses: " Paix aux frères et charité avec la foi ". — " Paix aux frères " d'où vient cette paix? " Et charité" : d'où vient cette charité? D'" avec la foi ". Car on n'aime pas sans croire; et voilà pourquoi l'Apôtre a dit, en allant de la fin au commencement: " Paix, charité, avec la foi ". Disons, nous: Foi, charité, paix; crois, aime, règne. Si tu crois sans aimer, tu ne distingues pas encore ta foi de la foi qui tremblait et qui criait: " Nous savons qui vous êtes, le Fils de Dieu ". Ainsi donc, aime; et la charité jointe à la foi te conduira à la paix. A quelle paix? A la paix véritable, à la paix complète, à la paix solide, à l'inaltérable paix, à la paix qui ne redoute ni malaise ni ennemi, à la paix où aboutissent tous les bons désirs. " La charité avec la foi ", dit saint Paul; quoiqu'on puisse dire aussi : La foi avec la charité.

3. Ce sont donc de grands biens, des biens précieux, que rappellent ces mots de l'Apôtre "Paix à nos frères et charité avec la foi ". Mais d'où viennent ces biens ? De nous ou de Dieu ? Dire que c'est de nous, c'est se glorifier en soi et non pas en Dieu. Mais si on connaît ces autres paroles du même Apôtre: " Celui a qui se glorifie, doit se glorifier dans le Seigneur (1) " ; on avouera que la paix et la charité avec la foi ne nous viennent que de Dieu.

Je t'entends me répondre: C'est là ton assertion, mais prouve-la. — Je la prouverai, et ce sera par le témoignage du même Apôtre. Vous connaissez déjà ces paroles .de lui : " Paix à nos frères et charité avec la foi ". — Mais que prouvent-elles? — Continue à lire : " Paix à nos frères et charité avec la foi, par Dieu le Père et Jésus-Christ Notre-Seigneur ". Qu'as-tu donc que tu ne l'aies reçu? Et si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu ? Si Abraham a été honoré, il l'a été à cause de sa foi. Or, quelle est la foi pleine et parfaite? Celle qui croit que tous les biens, et la foi même, nous viennent de Dieu. Aussi l'Apôtre dit-il encore : " J'ai obtenu "miséricorde ". Témoignage admirable ! Il ne dit pas : " J'ai obtenu miséricorde " parce que j'étais fidèle; mais bien: " J'ai obtenu miséricorde pour devenir fidèle (2) ".

4. Considérons ses commencements ; considérons

1. I Cor. I, 31. — 2. Ib. VII, 25.

ce Saul plein de cruauté et de fureur, respirant la haine et altéré de sang. Considérons-le, mes frères ; ce spectacle est admirable. Etienne vient de mourir, le sang de ce martyr généreux a coulé sous des masses de pierres, pendant que pour le lapider en quelque sorte par les mains de tous, Saul gardait les vêtements des bourreaux. Alors se dispersèrent les frères qui habitaient Jérusalem ; et poussé par la fureur, non content d'avoir vu couler et d'avoir versé le sang d'Etienne, Saul obtint, des princes des prêtres, des lettres pour aller jusqu'à Damas et pour ramener chargés de chaînes tous les chrétiens qu'il pourrait découvrir. Il s'en allait. Aussi le Christ n'était pas encore sa voie, et lui-même était Saul encore et non pas Paul. Il s'en allait. Qu'avait-il dans le coeur ? Quoi, sinon le mal ? Qu'on me montre ses mérites. Ce qu'il a mérité, c'est sa condamnation et non sa délivrance. Ainsi s'en allait-il exercer sa fureur sur les membres du Christ, et répandre leur sang; mais c'était un loup qui allait devenir un vrai pasteur. Il marchait donc dans des dispositions funestes ; et pouvait-il en avoir d'autres quand il allait remplir une telle mission? Or, pendant qu'il marche occupé de ces pensées et respirant le carnage ; pendant que la colère précipite ses pas, que la haine donne de l'agilité à ses membres; pendant qu'il court, pendant qu'il vole pour obéir à la cruauté, voici une voix du ciel: "Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu?" Ce sont ces mots qui lui ont fait dire : "J'ai obtenu miséricorde, pour devenir fidèle ". Il était vraiment infidèle : c'est peu; à l'infidélité il joignait la cruauté; mais il obtint miséricorde pour devenir fidèle (1). Eh! que répondre quand Dieu dit : Je le veux ? Quoi ! Seigneur, cet homme qui a fait tant de mal et qui cherchait à en faire encore tant à vos saints, est jugé par vous digne d'une aussi grande miséricorde? — Je le veux. " Ton oeil est-il mauvais parce que je suis bon (2)? "

5. Ayez la foi; mais pour l'avoir priez avec foi. Pourriez-vous néanmoins prier avec foi si déjà vous n'aviez la foi? Il n'y a vraiment que la foi qui permette de prier. " Comment' le prieront-ils, s'ils ne croient pas en lui ? Et comment y croiront-ils, s'ils n'en ont ouï parler? Comment en ouïront-ils parler, si nul ne le prêche? Comment enfin le

1. Act. VII-IX. — 2. Matt. XX, 15.

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prêchera-t-on, si l'on n'est pas envoyé (1)? " Aussi, c'est parce que nous sommes envoyés que nous parlons. Ecoutez-nous donc, écoutez en nous Celui qui nous envoie.

C'est pour cela même, disent quelques-uns, que nous demandons à Dieu de nous faire persévérer dans la pratique des vertus que nous avons déjà et d'y ajouter celles qui nous manquent. Aussi avons-nous d'abord la foi qui prie. Tout, sans aucun doute, vient de Dieu; car je lui ai tout demandé. Mais pour le prier j'ai commencé par croire. Ainsi je me suis donné la foi ; et c'est Dieu qui m'a donné ensuite ce que je lui ai demandé avec foi.

Résolvons cette objection, attendu qu'elle ne manque pas d'importance. — Ne sembles-tu pas dire que tu as commencé par donner toi-même à Dieu, afin d'obtenir de lui ensuite? car tu lui as présenté d'abord ta foi et ta prière. Mais oublies-tu ces paroles apostoliques : " Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui lui a donné des conseils? Qui lui a donné d'abord pour être ensuite rétribué (2)? " Tu prétends que c'est toi. Ainsi tu as donné le premier à Dieu et tu lui as donné ce que tu n'a pas reçu de lui? Où as-tu trouvé, pauvre mendiant, de quoi lui donner ? Mais qu'avais-tu à lui donner? Qu'as-tu effectivement que tu ne l'aies reçu? Non, tu ne donnes à Dieu que ce que tu as reçu de lui; il ne reçoit de toi que ce qu'il t'a donné; et si le premier il ne t'avait donné, tu serais toujours, pauvre mendiant, dans le dénuement le plus complet.

6. En voici une preuve encore plus frappante. Admettons que vous avez reçu parce que vous aviez la foi. Mais ceux qui, comme Saut, ne croyaient pas encore? Saul obtint d'abord de croire au Christ, et lorsqu'il crut en lui, il commença à l’invoquer. La grâce du Christ lui accorda donc de croire, puis en croyant de le prier et en priant d'obtenir le reste. Qu'en pensez-vous, mes frères? Quand Saut n'avait pas encore la foi, ceux qui l'avaient priaient-ils ou ne priaient-ils pas pour lui ? Mais si l'on ne priait pas pour lui, que signifient ces paroles d'Etienne : " Seigneur, ne leur imputez pas ce péché (3) ? " Ainsi pour lui et pour les autres incroyants on demandait la foi. Ils ne l'avaient pas encore, et ils l'obtenaient grâce aux prières des fidèles; et ils n'avaient rien encore à offrir à Dieu, avant

1. Rom. X, 14, 15. — 2. Rom. XI, 34, 35. — 3. Act. VII, 59.

d'avoir obtenu miséricorde pour être fidèles. Aussi, lorsque Saut fut converti; lorsque la même parole l'eut renversé et relevé, renversé comme persécuteur et relevé comme prédicateur; lorsqu'il eut commencé à annoncer la foi qu'il avait poursuivie, que disait-il de lui-même? J'étais inconnu de visage aux églises de Judée qui étaient unies au Christ; seulement elles entendaient dire : Celui qui nous persécutait il y a quelque temps, annonce maintenant la foi qu'il s'efforçait alors de détruire; et elles bénissaient Dieu à mon sujet (1) ". Dit-il: Et elles me bénissaient à mon sujet ? Il dit : Et comme je prêchais la foi que j'avais cherché à anéantir, ce n'est pas moi qu'elles glorifiaient, c'est Dieu. Si donc Saut a quitté cette vieille, tunique que le péché avait mise en lambeaux, qui était toute dégouttante de sang, pour prendre une robe d'humilité et devenir Paul, de Saut qu'il était, c'est à Dieu qu'il en est redevable.

7. Que signifie Paul? Tout petit. " Je suis, " dit-il, le plus petit d'entre les Apôtres ". Voilà ce que signifie Paul. Paul en latin est synonyme de peu, de petit; c'est ainsi que nous disons: Dans peu je te verrai, je ferai cela sous peu : post paulum, paulo post. Pourquoi Paul a-t-il donc pris ce nom? Pour signifier qu'il était petit, le plus petit. " Je suis, dit-il, le plus petit d'entre les Apôtres, car je ne suis pas digne de porter le nom d'Apôtre, ayant persécuté l’Eglise de Dieu ". C'est la vérité, Dieu devait te condamner, et il t'a donné de quoi mériter la couronne. De qui, de qui as-tu reçu de quoi mériter la couronne? Voulez-vous le savoir? Ecoutez, non pas moi, mais lui: " Je ne suis pas digne du nom d'Apôtre, dit-il, ayant persécuté l’Eglise de Dieu : par la grâce de Dieu néanmoins je suis ce que je suis ". Si c'est par la grâce de Dieu que tu es ce que tu es; c'est donc par ta faute que tu étais ce que tu étais. " Et sa grâce, ajoute-t-il, n'a pas été stérile en moi ". Le voilà qui préconise la foi qu'il voulait autrefois anéantir ; et la grâce n'est pas nulle en lui, puisqu'il dit. " Elle n'a pas été stérile en moi, mais j'ai travaillé plus qu'eux tous ". Prends garde, tu commences à t'élever. Que fais-tu, Paul? Tu étais si petit naguère. " J'ai travaillé plus qu'eux tous ". Par quel moyen? Dis-le, puisque tu n'as rien

1. Gal. I, 22-24.

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que tu ne l'aies reçu? Il s'arrête à l'instant même, et après avoir déclaré qu'il a travaillé plus qu'eux tous, il a peur en quelque sorte de ce qu'il a dit, et se montrant de nouveau dans son humilité : " Mais ce n'est pas moi, poursuit-il, c'est la grâce de Dieu avec moi (1) ".

8. Ainsi donc, mes frères, pour mieux connaître encore que la foi même nous vient du Seigneur notre Dieu, priez pour ceux qui ne l'ont pas encore. Quelqu'un d'entre vous a-t-il un ami qui n'ait pas la foi? Je l'engage à prier

1. I Cor. XV, 9, 10.

pour lui. Mais est-il besoin que je l'y engage? Le mari est chrétien, l'épouse ne l'est pas : et il ne prierait pas pour obtenir la foi à son épouse? C'est l'épouse qui est chrétienne et le mari qui ne l'est pas: et cette femme pieuse ne prierait pas pour obtenir la foi à son mari? Or, quand on prie pour cela, que fait-on ? Ne conjure-t-on pas Dieu de donner la foi? La foi est ainsi un don de Dieu. Que nul donc ne s'élève, que nul ne se vante de s'être donné quoi que ce soit. " Celui qui se glorifie, doit se glorifier dans le Seigneur (1) ".

1. I Cor. I, 31.

 

 

 

 

SERMON CLXIX. LA VIE CHRÉTIENNE (1).

ANALYSE. — Dans les quelques versets qui viennent d'être indiqués pour servir de thème à ce discours, saint Paul assigne à la vie chrétienne trois caractères opposés aux idées que se faisaient les Juifs. Ceux-ci mettaient leur gloire dans des avantages que saint Paul appelle charnels ; ils étaient surtout fiers d'être de la race d'Abraham : le chrétien, au contraire, se détache de tout l'extérieur pour ne s'attacher qu'à Jésus-Christ. Les Juifs, secondement, s'appuyaient sur leur propre justice, se croyaient capables de mériter le ciel : le chrétien au contraire ne compte que sur la grâce et la miséricorde du Sauveur. Troisièmement enfin, les Juifs s'estimaient parfaits : mais le chrétien, quoi qu'il ait fait, ne croit jamais avoir atteint à la perfection. En développant, en expliquant le texte de l'Apôtre, saint Augustin assigne ces mêmes caractères à la vie chrétienne.

1. Que votre sainteté s'applique à bien écouter et à bien comprendre cette leçon que nous fait l'Apôtre ; que vos pieux désirs nous obtiennent en même temps du Seigneur notre Dieu la grâce de vous expliquer convenablement et utilement les idées qu'il daigne nous révéler.

Pendant que se faisait la lecture, vous avez entendu l'apôtre saint Paul nous dire: " Car c'est nous qui sommes la circoncision, nous qui servons l'Esprit de Dieu ". La. plupart des manuscrits portent, je le sais: " Nous qui servons Dieu en esprit " ; mais les textes grecs que nous avons pu consulter, disent: " Nous qui servons l'Esprit de Dieu ". Du reste, il n'y a point là de difficulté ; les deux sens sont également clairs et orthodoxes , puisqu'il est vrai que nous servons l'Esprit de Dieu, vrai aussi que nous servons Dieu en esprit et non pas selon la chair. Servir Dieu selon la chair, ce serait compter lui plaire par ce qui tient à la chair. Mais lorsque, pour faire le bien, la chair même est soumise à l'esprit, c'est en esprit que nous servons Dieu. Alors en effet nous domptons la chair pour soumettre à Dieu l'esprit qui la gouverne; et l'esprit ne saurait la gouverner comme il convient, s'il n'est gouverné lui-même.

2. " C'est nous qui sommes la circoncision ". Examinez ce que l'Apôtre veut faire entendre par cette circoncision qui fut imposée sous le règne des ombres mystérieuses et qui a été abrogée à l'apparition de la lumière véritable. Pourquoi ne dit-il pas: C'est nous qui avons, mais: " C'est nous qui sommes la circoncision? " C'est comme s'il avait voulu dire C'est nous qui sommes la justice, attendu que la circoncision est justice. Mais être justice,

1. Philipp. III, 3-16.

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c'est, plus que d'être juste ; et pourtant saint Paul, en disant que nous sommes justice, veut signifier que nous sommes justes. Nous ne sommes pas en effet cette justice immuable à laquelle nous -participons. Comme on dit une nombreuse jeunesse pour désigner de nombreux jeunes gens, on dit aussi justice pour désigner des justes. Voyez-le plus clairement dans ces paroles du même Apôtre: " Afin, " dit-il, due nous soyons en lui justice de Dieu (1) ". Justice de Dieu et non de nous; justice reçue de lui et non puisée en nous; justice obtenue et non usurpée, donnée et non ravie. Il y eut un être qui usurpa en cherchant à s'égaler à Dieu; aussi trouva-t-il sa ruine dans cette ambition. Mais Jésus-Christ Notre-Seigneur étant de la nature de Dieu, " ne crut pas usurper en s'égalant à lui ". Comment d'ailleurs aurait-il usurpé, puisque par nature il était son égal? Toutefois " il s'anéantit lui-même en prenant une nature d'esclave (2), afin que nous soyons en lui justice de Dieu ". Ah ! s'il n'avait accepté notre indigence, nous ne cesserions pas d'être pauvres. Mais étant riche il s'est fait pauvre, " afin de nous enrichir par sa pauvreté ", dit l'Ecriture (3). Que ne devons-nous donc pas espérer de ses richesses, puisque sa pauvreté même contribue à nous enrichir? — Ainsi l'Apôtre ne nie pas que tu sois circoncis ; seulement il explique la circoncision, il apporte la lumière et chasse les ombres.

3. " Nous sommes, dit-il, la circoncision, " nous qui servons Dieu en esprit, qui nous glorifions dans le Christ Jésus et qui ne mettons pas notre confiance dans la chair ". Il avait en vue des hommes qui mettaient dans la chair leur confiance, qui se glorifiaient de la circoncision charnelle; et d'eux il disait encore: " Qu'ils font un Dieu de leur ventre et qu'ils mettent leur honneur dans leur ignominie (4) ". Comprends mieux, toi, la circoncision, sois la circoncision; comprends et agis, car il est bon de comprendre quand on pratique (5) ".

Ce n'est pas sans raison que l'enfant devait être circoncis le huitième jour (6). Le Christ n'est-il pas la Pierre qui nous circoncit? Le peuple juif fut circoncis avec, des couteaux de pierre (7); mais la pierre désignait le Christ (8) ;

1. II Cor. V, 21. — 2. Philip. II, 6, 7. — 3. II Cor. VIII, 9. — 4. Philip. III, 19. — 5. Ps. CX, 10. — 6. Gen. XVI, 12; Lév. XI, 3. — 7. Josué, V, 2. — 8. I Cor. X, 4.

et si l'opération se pratiquait le huitième jour, c'est que, dans la succession des semaines, le huitième jour est le premier, puisque les sept jours écoulés on revient au premier. Quand finit le septième, le Sauveur est encore au tombeau; il ressuscite quand reparaît le premier, et sa résurrection est pour nous la promesse du jour éternel comme elle est la consécration du dimanche. Dimanche en effet paraît se rapporter à Seigneur, dominicus ad Dominum; ce qui s'explique parce que le Sauveur est ressuscité ce jour-là. C'est la Pierre qui nous a été rendue en ce moment. Faites-vous donc circoncire, vous qui voulez dire: " Nous qui sommes la circoncision. Car il s'est sacrifié pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification (1) ". Cette justification ou cette circoncision ne vient pas de toi. " C'est la grâce qui vous a sauvés par la foi, et cela ne vient pas de vous, car c'est un don de Dieu, ni de vos oeuvres (2) ". Ne dis donc pas : Si j'ai reçu, c'est que j'ai mérité; ne crois pas avoir reçu à cause de tes mérites, -puisque tu n'en aurais point si tu n'avais reçu. Ainsi la grâce a devancé le mérite : ce n'est pas la grâce qui vient du mérite, mais le mérite qui vient de la grâce. Si la grâce venait du mérite, ce serait un achat et non, pas un don gratuit. " Vous les sauverez pour rien (3) ". Que signifie : " Vous les sauverez pour rien ? " Vous ne trouvez en eux rien qui mérite le salut, et pourtant vous le leur accordez. Vous donnez, vous sauvez gratuitement. Vos dons précèdent tous mes mérites , afin que, mes mérites suivent vos dons. Vous donnez donc et vous sauvez gratuitement, puisqu'au lieu de trouver en moi de quoi vous porter à me sauver, vous y trouvez tant de motifs de me condamner.

4. Donc, dit-il, " c'est nous qui sommes la circoncision, qui servons l'Esprit de Dieu et qui nous glorifions en Jésus-Christ ". Car celui qui se glorifie doit se glorifier dans le Seigneur (4). " Sans mettre notre confiance dans la chair ". Qu'est-ce que mettre sa confiance deus la chair? Le voici. " Et pourtant, continue l'Apôtre, moi aussi j'ai sujet d'y mettre ma confiance, j'ai même sujet plus que beaucoup d'autres ". Ne vous. figurez point que je dédaigne ce que je ne puis avoir. Est-il étonnant qu'un homme du bas peuple et de

1. Rom. IV, 25. — 2. Ephés. II, 8, 9. — 3. Ps. LV, 8. — 4. I Cor. I, 51.

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condition vile méprise la noblesse et montre sous ce rapport une humilité véritable? Oui, "moi aussi, j'ai de quoi mettre ma confiance dans la chair ". Je puis donc vous enseigner à ne faire aucun cas de ce que vous me voyez fouler aux pieds moi-même. "Si quelqu'un croit pouvoir se confier dans la chair, je le puis davantage ".

5. Voici enfin la nature de cette confiance. " J'ai été circoncis le huitième jour " : je ne suis par conséquent ni prosélyte, ni étranger, au sein du peuple de Dieu ; je n'ai pas été circoncis dans un âge déjà avancé, mais le huitième jour, réellement, puisque je suis né de parents juifs. " De la race d'Israël, de la tribu de Benjamin, hébreu de pères hébreux; pharisien dans le zèle pour la loi ". Les pharisiens étaient comme les premiers de la nation, comme la noblesse juive; ils n'étaient pas confondus avec le petit peuple. Ce mot de pharisien signifie, dit-on, une espèce de séparation, comme en latin le mot egregius distingué, signifie tiré de la foule, e grege. De la race d'Israël faisaient partie aussi les tribus qui avaient renoncé au temple. Mais les tribus de Benjamin et de Juda étaient restées fidèles. A l'époque du schisme qui eut lieu sous le serviteur de Salomon, il n'y eut en effet pour continuer à fréquenter Jérusalem et le temple du vrai Dieu, que la tribu sacerdotale de Lévi, la tribu royale de Juda, et la tribu de Benjamin (1). Il ne faut donc point passer légèrement sur ce mot : " De la tribu de Benjamin " c'est-à-dire attaché à Juda et fidèle au temple. " Hébreu de parents hébreux ; quant à la loi, pharisien; quant au zèle, persécuteur de l'Eglise ". Il considère donc comme un de ses mérites d'avoir persécuté les chrétiens. " C'était par zèle, dit-il ". En d'autres termes, je n'étais pas un juif indolent, je souffrais avec peine et j'attaquais avec vigueur tout ce qui semblait contraire à ma loi.

Toutes ces distinctions étaient parmi les Juifs des caractères de noblesse ; mais il faut être humble pour être chrétien. Aussi l'Apôtre s'appelait-il Saul quand il était Juif et a-t-il pris le nom de Paul quand il est devenu l'un des nôtres. Le mot Saul vient de Saül. Vous savez ce qu'était Saül, quelle haute taille il avait. L'Ecriture dit de lui qu'il surpassait tous les autres quand il fut choisi pour

1. III Rois, XII.

recevoir l'onction royale (1). Tel n'était pas Paul, mais seulement quand il eut pris ce nom de Paul, qui veut dire Petit. " Par zèle donc persécuteur de l'Eglise ". Comprenez par là quel rang j'occupais parmi les Juifs, puisque le zèle de nos traditions paternelles me déterminait à persécuter l'Eglise du Christ.

6. Il ajoute : " Quant à la justice de la loi, ayant vécu sans reproche ". Votre charité n'ignore pas qu'il est dit de Zacharie et d'Elizabeth qu'ils marchaient sans reproche dans toutes les prescriptions du Seigneur. " Observant tous deux, dit l'Ecriture, les commandements du Seigneur sans reproche (2) ". C'est ce que faisait notre saint Apôtre quand il s'appelait Saul. Il suivait la loi sans encourir de reproche; mais ce fut en ne méritant point de reproche qu'il arriva à mériter un reproche bien grave. Quoi donc? rues frères, estimons nous qu'il y eût du mal à vivre irrépréhensible dans la justice commandée par la loi? S'il y avait du mal à cela, il y en avait donc aussi dans la loi même? Le même Apôtre nous dit néanmoins : " Ainsi la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon (3) ". Or, la loi étant sainte, et le commandement saint, juste et bon, comment y aurait-il du mal à vivre irréprochable dans l'observation de la justice ordonnée par cette sainte loi ? N'est-ce pas plutôt être saint ? Et pourtant est-ce être saint que de vivre ainsi ? Ecoutons encore le même Apôtre, voici ce qu'il dit : " Ce qui était gain pour moi, je l'ai jugé perte à cause du Christ ". Il parle ici de ses pertes réelles, et dans le nombre de ses pertes il met la vie irréprochable qu'il a menée conformément à la justice légale. " Bien plus, continue-t-il, j'estime que tout est perte comparativement à l'éminente connaissance de Jésus-Christ Notre-Seigneur ". J'examine ce qui fait ma gloire, et je le mets en face de la grandeur incomparable de Notre-Seigneur Jésus-Christ. J'ai soif de ceci, dégoût pour cela. C'est peu : " Non-seulement je regarde tout comme perte en face de lui; mais quand il s'agit de gagner le Christ, tout n'est à mes yeux que fumier ".

7. Voici, grand Apôtre, une question plus profonde. Vous viviez, sans mériter de reproche, conformément à la justice ordonnée par la loi; cette vie néanmoins est considérée par

1. I Rois, IX, 2. — 2. Luc, X, 6. — 3. Rom. VII, 12.

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vous comme une perte, comme un dommage, comme du fumier, relativement à l'acquisition que vous voulez faire du Christ: ne s'ensuit-il pas que cette justice détournait du Christ? Je vous en prie, daignez vous expliquer un peu. Ou plutôt demandons à Dieu de nous éclairer; car c'est lui qui a éclairé l'auteur de cette épître, écrite, non pas avec de l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu vivant. Vous voyez bien, mes très-chers, qu'il y a ici une difficulté fort ardue et malaisée à comprendre. D'un côté la loi est sûrement sainte, et le commandement saint, juste et bon; pour les catholiques il est certain encore, et on ne peut le nier qu'en cherchant à sortir de l'Eglise, que cette loi ancienne n'a été donnée que par le Seigneur notre Dieu. D'un autre côté cependant la vie irréprochable et conforme à cette justice légale a détourné l'Apôtre du Christ, et il ne s'est attaché à lui qu'en regardant comme une perte, comme un dommage, comme du fumier, son irrépréhensible fidélité à la justice ordonnée par la loi. Voilà la difficulté.

Continuons à lire, faisons un pas en avant, peut-être trouverons-nous dans les propres paroles de saint Paul, un trait de lumière qui dissipera ces ombres. " J'ai regardé tout cela, " dit-il, comme une perte, et comme du fumier, afin de gagner le Christ ". Soyez attentifs, je vous prie. Je regarde tous ces avantages, et parmi eux je compte la fidélité inviolable de ma vie à la justice légale, comme perte, comme dommage, comme fumier véritable. Oui, j'estime tout cela à l'égal d'une perte, à l'égal du fumier, " afin de gagner le Christ et d'être trouvé, en lui, possédant, non ma propre justice qui vient de la loi ". Vous qui comprenez avant que j'aie expliqué, figurez-vous que vous ressemblez à des voyageurs plus rapides qui sont en route avec des voyageurs au pas plus lent. Ralentissez tant soit peu votre marche, pour ne laisser pas vos compagnons en arrière. " Pour gagner le Christ, dit donc l'Apôtre, et pour être trouvé possédant en lui, non ma propre justice, qui vient de la loi ". Si c'est la sienne, pourquoi dire qu'elle vient de la loi? Si elle vient de la loi, comment vient-elle de vous ? Est-ce vous qui vous seriez donné la loi? Mais c'est Dieu qui l'a donnée, c'est Dieu qui l'a imposée, c'est Dieu qui a commandé de l'observer. Si cette loi ne t'apprenait pas à vivre, comment te dirais-tu irréprochable au point de vue de la justice qu'elle prescrit? Et si c'est d'elle que te vient cette justice, comment affirmes-tu que tu possèdes, " non ta propre justice qui vient de la loi, mais celle qui vient de Dieu par la foi au Christ? "

8. Je résoudrai cette question le mieux que je pourrai : daigne Celui qui habite en vous y jeter plus de lumière, nous donner la grâce de voir et d'aimer la vérité; car s'il nous donne de l'aimer, il nous donnera par là même la grâce de la pratiquer. — Voici donc quelle est ma pensée.

Dieu a donné sa loi, je parle de la loi qui dit: " Tu ne convoiteras point (1) ", et non de ces observances charnelles qui sont des ombres de l'avenir. Or, Dieu ayant donné cette loi; si un homme craint, s'il croit pouvoir l'accomplir avec ses propres forces, s'il fait réellement ce qu'elle prescrit, non par amour de la justice, mais par peur du châtiment, cet homme est sans reproche au point de vue de la justice légale, car il ne dérobe ni ne commet d'adultère, il ne fait ni faux témoignage ni homicide, il ne convoite même pas le bien de son prochain; va-t-il toutefois jusque-là? Le peut-il? S'il le fait, c'est par crainte du châtiment. Mais s'abstenir de convoiter uniquement par crainte du châtiment, n'est-ce pas convoiter? En présence d'un appareil formidable d'armes défensives et offensives, en face d'une multitude qui le cerne ou qui court à sa rencontre, un lion même cesse de poursuivre sa proie: en est-il moins lion? Il a laissé sa proie, mais non sa fureur. Lui ressembles-tu ? Tu pratiques sans doute la justice, et c'est elle qui te dit de te dérober aux tourments. Mais est-il étonnant qu'on redoute les supplices ? Qui ne les redoute pas? Quel voleur, quel sicaire, quel scélérat n'en a peur? La différence qui distingue ta peur de la peur du larron, c'est que tout en craignant les lois humaines , celui-ci ne s'abstient pas d'être homicide , parce qu'il compte échapper à la vigilance de ces lois ; tandis que les lois et les peines que tu redoutes sont celles d'une puissance que tu ne saurais tromper ; que ne ferais-tu point si tu le pouvais? Ainsi tes convoitises coupables ne sont pas éteintes par l'amour, mais comprimées par la crainte. C'est le loup qui se lance sur un bercail et que forcent à s'éloigner

1. Exod. XX, 16.

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l'aboiement des chiens et le cri des bergers en est-il moins loup? Ah ! qu'il change et devienne brebis. Le Seigneur en effet peut faire ce changement. Mais alors c'est sa justice et non la tienne. Tu peux avec la tienne redouter le châtiment, tu n'as pas pour la justice un amour réel.

Quoi ! mes frères, l'iniquité aurait ses charmes et la justice n'aurait pas les siens? Le mal a de l'attrait, et le bien n'en aurait. pas? A coup sûr il en a ; mais " c'est le Seigneur qui répandra la douceur, puis notre terre portera ses fruits (1)". Elle demeurera stérile si d'abord le Seigneur ne verse ses attraits. Voilà pourquoi l'Apôtre aimait la justice et se trouvait heureux; se souvenait de Dieu et se trouvait heureux (2); soupirait avec ardeur après les parvis sacrés (3), et dédaignait, considérait comme perte, comme dommage et comme vil fumier tout ce qu'il estimait auparavant.

9. C'était donc son zèle ardent pour les traditions de ses pères, qui l'avait porté à persécuter l'Eglise (4), à établir sa propre justice au lieu de rechercher la justice de Dieu. En voulez-vous la preuve? " Que dirons-nous donc? " s'écrie-t-il ailleurs. " Que les gentils, qui ne cherchaient point la justice, ont embrassé la justice ". Laquelle? " Mais la justice qui a vient de la foi; et que les gentils qui ne cherchaient point ", comme la leur, " la justice qui vient de la loi ", la justice inspirée par la crainte du châtiment et non par l'amour du bien, " sont parvenus à la justice, cet à la justice qui vient de la foi; tandis qu'Israël, en recherchant la loi de justice, n'y est point parvenu. Pourquoi ? Parce que ce n'est point par la foi ". Qu'est-ce à dire : " Ce n'est point par la foi ? " C'est-à-dire qu'Israël n'a point espéré en Dieu, n'a point attendu de lui la justice, n'a point eu foi en Celui qui justifie l'impie (5), n'a point fait comme le publicain qui baissait les yeux jusqu'à terre, se frappait la poitrine et disait "Seigneur, ayez pitié de moi, pauvre pécheur (6). — Voilà pourquoi tout en recherchant la loi de justice, il n'y est point parvenu. Pourquoi? Parce que ce n'est point par la foi, mais comme par les oeuvres qu'ils l'ont recherchée; car ils se sont heurtés contre la pierre d'achoppement (7) " . Voilà bien pourquoi Saul persécutait l'Eglise;

1. Ps. LXXXIV, 13. — 2. Ps. LXXVI, 3. — 3. Ps. LXXXIII, 3. — 4. Gal. I, 14. — 5. Rom. IV, 5. — 6. Luc, XVIII, 13. — 7. Rom. IX, 30-32.

il se heurtait alors contre la pierre d'achoppement, contre le Christ étendu en quelque sorte sur terre dans son humilité. Sans doute aussi il était élevé au ciel avec son corps ressuscité d'entre les morts; mais s'il n'eût été en même temps sur la terre, aurait-il crié à Saul : " Pourquoi me persécutes-tu " ? Il était donc abaissé à terre par son humilité; et Saul se heurtait contre lui dans son aveuglement. Cet aveuglement, d'où venait-il? De l'enflure causée par son orgueil. Qu'est-ce à dire? De ce qu'il s'appuyait sur sa justice. Cette justice à la vérité venait de la toi; mais elle était aussi la sienne. Comment venait-elle de la loi ? Parce qu'elle était contenue dans les prescriptions légales. Et comment était-elle aussi la sienne? Parce qu'il se l'attribuait, parce qu'elle ne venait pas de l'amour, de l'amour de la justice, de l'amour de la charité du Christ. Mais d'où lui est venu cet amour? Quand il n'y avait en lui que la crainte, cette crainte réservait dans son coeur la place que devait occuper la charité. Lors donc qu'il sévissait avec fierté, avec orgueil contre les chrétiens et qu'il se glorifiait devant les Juifs de persécuter l'Eglise par zèle pour les traditions paternelles; lorsqu'il se croyait un grand homme, il entendit du haut du ciel la voix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Déjà assis sur son trône le Sauveur n'en recommandait pas moins l'humilité. " Saul, Saul, dit-il, pourquoi me persécutes-tu ? Il t'est dur de regimber contre l'aiguillon (1) ". Je pourrais te laisser faire; tu te blesserais toi-même, sans m'atteindre, en frappant du pied; mais non, je ne te laisse pas. Tu es furieux, et je suis miséricordieux. " Pourquoi me persécutes-tu? " Je ne crains pas que tu mie crucifies de nouveau; je veux seulement me révéler à toi, afin de te détourner de mettre à mort, non pas moi, mais toi.

10. L'Apôtre frémit; frappé et renversé, il fut bientôt relevé et raffermi. En lui s'accomplit cette parole : " C'est moi qui frapperai et c'est moi qui guérirai (2)". Il n'est pas dit: Je guérirai, puis je frapperai; mais : " Je frapperai et je guérirai". Je te frapperai, puis je me donnerai à toi. Ainsi frappé, il prit à dégoût sa propre justice, cette justice qu'il pratiquait sans reproche et qui le rendait honorable, grand et glorieux aux yeux de Juifs; il la regarda comme une perte, comme un

1. Act. IX, 4, 5. — 2. Deut. XXXII, 39.

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dommage, comme un fumier, aspirant à "avoir en lui, non sa propre justice, qui vient de la loi, mais celle qui vient de Dieu par la foi en Jésus-Christ ".

Que dit ensuite le même Apôtre de ceux qui se sont heurtés contre la pierre d'achoppement? Qu'ils s'appuyaient, non sur la foi, " mais sur les oeuvres " ; et que c'est en quelque sorte leur justice même qui a fait qu'ils se sont heurtés contre la pierre d'achoppement, comme il est écrit: Voici que je mets en Sion une pierre d'achoppement et une pierre de scandale; et quiconque croit en Elle ne sera point confondu (1) ". En croyant en Elle, effectivement, on ne comptera plus sur cette justice qui vient de la loi, toute bonne que soit cette loi; mais on accomplira la loi à l'aide de la justice octroyée par Dieu; et c'est ainsi qu'on ne sera point confondu. Car la charité est la plénitude de la loi (2). Mais par qui cette charité a-t-elle été répandue dans nos coeurs? Ce n'est point par nous, à coup sûr, c'est par le Saint-Esprit, qui nous a été donné (3). Les Juifs donc se sont heurtés contre la pierre d'achoppement et contre la pierre de scandale, et l'Apôtre dit d'eux : " Mes frères, les ardents désirs de mon coeur et mes supplications à Dieu ont pour objet leur salut ". Ainsi,l'Apôtre demande la foi pour ceux qui ne croient pas, et la conversion pour les impies ; ce qui prouve que la conversion même ne se produit pas sans la grâce. " Mes supplications à Dieu ont pour objet leur salut. Car je leur rends ce témoignage, qu'ils ont du zèle pour Dieu". Lui aussi avait du zèle pour Dieu; mais quel zèle? Un zèle pareil au leur, un zèle qui n'était pas " selon la science ". Comment n'était-il pas selon la science? C'est qu'ils ignoraient la justice de Dieu et voulaient établir la leur ". Aussi revenu de cet égarement l'Apôtre disait-il: " Je n'ai plus ma propre justice". Eux veulent établir la leur, ils aiment encore à rester sur le fumier. Je n'ai plus, moi, ma justice, mais la justice que donne la foi au Christ, la justice qui vient de Dieu, oui, cette justice qui vient de Dieu qui justifie l'impie.

11. Sors, sors de toi-même, tu es pour toi un obstacle, et en t'élevant toi-même tu ne prépares que des ruines. Si le Seigneur ne

1. Rom. IX, 32, 33. — 2. Ib. XIII, 10. — 3. Ib. V, 5.

bâtit la maison, c'est en vain qu'on se fatigue à la construire (1). Garde-toi donc de chercher à acquérir ta propre justice. Oui la justice vient, elle doit venir de la loi donnée par Dieu; mais puisqu'elle vient de la loi, quelle ne vienne pas de toi. C'est l'Apôtre qui le dit, et ce n'est pas à moi que doivent s'en prendre les amis de leur propre justice. Voilà le livre, ouvre lis, écoute, comprends. Ne cherche pas ta justice; quoiqu'elle vienne de la loi, l'Apôtre la considère comme du fumier, dès qu'elle est la tienne. " Car en ignorant la justice de Dieu et en cherchant à établir la leur, ils ne sont point soumis à la divine justice (2) ". Ne t'imagine pas qu'étant chrétien tu ne saurais te heurter contre la pierre d'achoppement. Tu t'y heurtes, dès que tu dérobes quelque chose à la grâce. Et n'est-on pas plus coupable de se heurter contre le Christ sur son trône, que contre le Christ sur la croix? Sois juste, mais par la grâce, par le secours de Dieu et non par toi. " Que vos prêtres soient revêtus de justice (3) ". On reçoit un vêtement, il ne naît pas avec les cheveux et il n'y a que les animaux qui naissent tout vêtus. Telle est la grâce que préconise l'Apôtre : tu dois l'attendre de Dieu. Gémis pour l'obtenir, crois et pleure afin que Dieu te la donne. " Celui qui invoquera le nom du Seigneur, sera sauvé, est-il écrit (4) ". Remarque qu'il ne s'agit pas ici de la guérison de quelque mal corporel, tel que serait la fièvre, la peste, la goutte ou tout autre. Non. " Celui qui invoquera le nom du Seigneur, sera sauvé ", c'est-à-dire qu'il sera justifié. Si le Seigneur a dit: " Le médecin n'est pas nécessaire à ceux qui se portent bien, mais aux malades ", n'a-t-il pas expliqué sa pensée par ces autres paroles: " Je ne suis pas venu chercher les justes, mais les pécheurs (5) ? "

12. Aussi voyez ce que dit encore l'Apôtre: " Je voudrais avoir en lui, non pas ma justice, qui vient de la loi ", car c'est toujours la mienne, " mais celle qui vient de Dieu ", qui s'obtient de Dieu par la foi au Christ, " la justice de la foi, pour le connaître, ainsi que la vertu de sa résurrection ". Quel bonheur de connaître la vertu de la résurrection du Christ ! Etes-vous étonnés qu'il ait ressuscité son corps? Est-ce en cela que consiste la vertu de sa résurrection ?

1. Ps. CXXVI, 1. — 2. Rom. X, 1-3. — 3. Ps. CXXXI, 16. — 4. Joël, II, 32. — 5. Matt. IX, 12,13.

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Ne ressusciterons-nous pas aussi a la fin des siècles? Ce corps corruptible ne se revêtira-t-il pas d'incorruptibilité, ce corps mortel d'immortalité ? Le Christ est ressuscité d'entre les morts, il ne meurt plus et la mort 1faura plus sur lui d'empire (1); ne ressusciterons-nous pas, si je l'ose dire, d'une façon plus admirable encore? Sa chair est ressuscitée sans avoir été corrompue; la nôtre sortira pleine de vie de la corruption même. Il est beau sans doute qu'il nous ait devancés pour être notre modèle et pour nous montrer ce que nous devons attendre; mais ce n'est point là tout ce qu'avait en vue l'Apôtre en parlant, non pas de sa justice, mais de celle qui vient de Dieu, et en faisant mention de la vertu de la résurrection du Christ ; il voulait t'y faire voir ta justification. Car c'est la résurrection du Sauveur qui nous justifie, comme c'était la Pierre qui opérait la circoncision. Voilà pourquoi saint Paul a commencé par ces mots: " C'est nous qui sommes la circoncision ". Comment a-t-elle été produite? Par la Pierre. Quelle est cette Pierre? Le Christ. Quand a-t-elle été produite? Le huitième jour: aussi bien est-ce en ce jour que le Seigneur est ressuscité.

13. Voilà donc, mes frères, la justice que nous devons conserver si nous l'avons, augmenter dans ce qui lui manque, et porter à sa perfection pour l'époque où on chantera : " O mort, " où est ta victoire? O mort, où est ton aiguillon (2)? " Tout cela néanmoins doit nous venir de Dieu; mais nous ne devons ni nous endormir, ni oublier de faire des efforts, ni négliger de vouloir. Sans volonté de ta part, ne compte pas avoir en toi la justice de Dieu. Sans doute, tu n'as d'autre volonté que la tienne; mais tu ne peux avoir non plus de justice que de Dieu. La justice de Dieu est indépendante de ta volonté; mais sans la vouloir tu ne l'auras pas. On t'a bien montré ce que tu dois faire, la loi fa dit : Ne fais ni ceci ni cela; mais cela et ceci. La loi donc t'a parlé, elle t'a commandé, elle t'a montré, et si tu as de l'intelligence tu as compris ton devoir. Demande maintenant la grâce de l'accomplir, si tu connais la vertu de la résurrection du Christ. " Car il s'est sacrifié pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification (3) ". Pour notre justification? pour nous justifier, pour nous

1. Rom. VI, 9. — 2. I Cor. XV, 53-55. — 3. Rom. IV, 25.

rendre justes. Ainsi tu seras à double titre l'oeuvre de Dieu : comme homme et comme juste. Mieux vaut pour toi être juste que d'être homme. Si donc c'est Dieu qui t'a fait homme et si c'est toi qui te rends juste, ton oeuvre est préférable à celle de Dieu. Mais non; Dieu t'a fait sans toi, car tu n'as point consenti à être créé par lui. Eh ! comment y aurais-tu consenti, puisque tu n'étais pas? Mais s'il t'a fait sans toi, sans toi il ne te justifie pas. Il t'a donc formé sans que tu le susses, et il ne te justifie qu'autant que tu le veux. C'est lui néanmoins qui te justifies ce n'est pas toi, et tu ne dois pas retomber sur ce qui était pour toi une perte, un dommage, du fumier, mais chercher en lui, non ta propre justice, " qui vient de la loi, mais la justice qui vient de Dieu par la foi du Christ, la justice de la foi, pour le connaître, ainsi que la vertu de sa résurrection, et la participation de ses souffrances ". Ici encore tu trouveras la vertu ; la vertu sera pour toi dans la participation des souffrances du Christ.

14. Comment toutefois participer aux souffrances du Christ, sans la charité? Ne voit-on pas, au milieu des tortures, des larrons montrer un tempérament si ferme , que loin de faire connaître leurs complices, plusieurs mêmes refusent de se nommer? Ils sont déchirés, broyés; ils ont les côtes brisées, les membres en lambeaux; et rien ne peut vaincre leur obstination coupable. Qu'aiment-ils? car il est impossible qu'ils résistent ainsi sans un ardent amour. Ne leur comparons pas toutefois celui qui aime Dieu, car on ne l'aime que par lui. Ce coupable aime autre chose, autre chose qui tient à la chair, car il est homme. Mais quel que soit l'objet de son amour, que son amour tombe sur ses complices, sur le désir de n'être pas connu ou sur la gloire qu'il attache aux crimes; quel que soit enfin l'objet de son amour, il en avait beaucoup pour n'avoir pas cédé sous le poids des tortures. Si donc ce misérable n'a pu, sans aimer, soutenir tant de tourments, les soutenir et n'y pas succomber; tu ne pourras non plus, sans aimer, partager les souffrances du Christ.

15. Or, quel doit être ton amour? Il doit être charité et non cupidité. " Quand je livrerais mon corps aux flammes, est-il dit, si je "n'ai pas la charité, je n'y ai aucun profit (1) ".

1. I Cor. XIII, 3.

92

Afin donc de profiter de là participation aux souffrances du Christ, tu dois avoir la charité. Comment l'avoir? Pauvre mendiant, comment avoir l'amour de Dieu? Veux-tu que je te l'apprenne? Interroge plutôt l'économe du Seigneur. Oui, avec la charité, la participation aux souffrances du Christ te rendra véritablement martyr; le martyr étant celui dont on couronne la charité. Mais enfin, comment avoir cette charité? Nous portons ce trésor dans des vases d'argile, dit le même Apôtre, " de sorte que la grandeur appartient à la vertu de Dieu et ne vient pas de nous (1) ". N'est-ce pas dire que " la charité a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint, qui nous a été donné (2) ? "

C'est après cela que tu dois soupirer. Dédaigne ton esprit et reçois l'Esprit de Dieu. Que ton esprit ne craigne pas de se trouver à l'étroit dans ton corps, lorsque l'Esprit de Dieu commencera à régner en toi. Non, l'Esprit de Dieu ne bannira pas alors ton esprit; ne crains pas. Tu serais à l'étroit, si tu donnais l'hospitalité à un riche, tu ne saurais où te loger, où placer ton lit, ton épouse, tes enfants, toute ta famille. Que faire ? dirais-tu. Où aller? Où habiter? L'Esprit de Dieu est riche, reçois-le pourtant; il te mettra au large au lieu de te mettre à l'étroit. " Sous moi vous avez élargi l'espace (3) " ; c'est ce que tu chantes. Tu diras donc à ton hôte divin : " Sous moi vous avez élargi l'espace ". J'étais à l'étroit, quand vous n'étiez pas ici; vous avez rempli ma demeure, et au lieu de m'en chasser, vous n'en avez chassé que la gêne. Dans ces mots d'ailleurs: " La charité de Dieu a été répandue ", le terme répandue n'éveille-t-il pas l'idée d'étendue ? Non, ne crains pas d'être à l'étroit, accueille ton hôte, et ne le traite pas comme un de ceux qui ne font que passer. Tu ne gagnerais rien à son départ; c'est en demeurant qu'il donne. Sois à lui, ne souffre pas qu'il te laisse, qu'il sorte, retiens-le toujours et dis-lui : " Faites de nous votre possession, ô Seigneur notre Dieu (4) ".

16. Oui, conservons la justice qui vient de Dieu, pour le connaître, ainsi que la vertu de sa résurrection et la participation à ses souffrances, en nous conformant à sa mort. " Car nous avons été, par le baptême, ensevelis avec le Christ pour mourir, afin que, comme

1. II Cor. IV, 7. — 2. Rom, V, 5. — 3. Ps. XVII, 37. — 4. Isaïe XXVI, 13, sept.

le Christ est ressuscité d'entre les morts, nous menions aussi une vie nouvelle (1) ". Meurs, pour vivre; pour ressusciter, ensevelis-toi: c'est après ta sépulture et ta résurrection que véritablement tu auras le coeur élevé, Vous goûtez ce que je dis. Le goûteriez-vous, si vous n'y trouviez une secrète douceur ?

" Je me conforme à sa mort, poursuit saint Paul, afin que je puisse parvenir de quelque manière à la résurrection d'entre les morts ". Il parlait de la justification, de la justification par la foi au Christ, de la justification qui vient de Dieu, et voici comment il termine. Après avoir recherché cette justification, après avoir dit: " Afin d'être trouvé en lui, possédant non ma propre justice, qui vient de la loi, mais la justice qui s'obtient par la foi au Christ, la justice qui vient de Dieu ", il ajoute: " Pour parvenir de quelque manière à la résurrection d'entre les morts ". Pourquoi avoir dit: " Pour parvenir de quelque manière ? — C'est que sans avoir atteint encore jusque-là ni être déjà parfait, je cherche, en poursuivant, à atteindre de quelque manière le but auquel j'ai été destiné par le Christ Jésus ". Sa justice m'a prévenu, que la mienne le suive ; et elle le suivra, dès que ce ne sera plus la mienne. " A parvenir de quelque manière. Ce n'est pas que j'aie encore atteint ou que déjà je sois parfait". On s'étonne en entendant l'Apôtre dire: " Ce n'est pas que j'aie atteint encore jusque-là ou que déjà je sois parfait ". Que n'avait-il pas atteint encore ? Il avait la foi, le courage, l'espérance ; la charité l'embrasait, il faisait des miracles, il prêchait avec une indomptable vigueur, souffrait toutes sortes de persécutions et se montrait partout patient, plein d'amour pour l'Eglise et de sollicitude pour toutes les communautés chrétiennes: que n'avait-il pas reçu? " Ce n'est pas que j'aie encore atteint ni que je sois déjà parfait ". Que dis-tu? Tu parles et nous sommes dans l'étonnement; tu parles et nous sommes dans la stupeur; car nous avons notre pensée. Que dis-tu ? " Mes frères ", s'écrie-t-il. Que veux-tu dire enfin? que dis-tu? " Je ne pense pas avoir atteint le but ". Ne vous méprenez pas sur mon compte, je me connais mieux que vous. Si j'ignorais ce qui me manque, je ne saurais ce que j'ai. " Je ne crois pas avoir atteint le but.

1. Rom. VI, 4.

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" Il est une chose ", que je ne crois pas avoir encore. J'ai beaucoup, mais il est une chose que je n'ai pas encore. " J'ai demandé une grâce au Seigneur, je la réclamerai encore ". Qu'as-tu demandé et que réclames-tu ? " C'est d'habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie". Pourquoi? " Afin de contempler la joie du Seigneur (1) ". Voilà la chose unique que l'Apôtre assurait n'avoir point obtenue encore ; et plus il en était éloigné, moins il était parfait.

17. Vous vous rappelez, mes frères, ce passage de l'Evangile où il est parlé de deux soeurs, Marthe et Marie, qui donnèrent l'hospitalité au Seigneur. Oui, vous vous le rappelez: Marthe s'empressait à faire de nombreux préparatifs et avait soin de la maison; car enfin elle recevait le Seigneur et ses disciples. Elle cherchait, avec un empressement tout religieux, à faire en sorte qu'aucun égard ne manquât chez elle à ces saints personnages. Or, pendant qu'elle s'empressait ainsi, Marie sa soeur était assise aux pieds du Seigneur et recueillait sa parole. Mécontente, au milieu de ses soins, de la voir assise sans s'occuper de ce qu'elle faisait, elle en appela au Sauveur: " Vous plait-il, Seigneur, lui dit-elle, que ma soeur me laisse ainsi, quand je suis si pressée ? Marthe, Marthe, reprit le Seigneur, tu t'occupes de beaucoup de choses; il n'y en a pourtant qu'une de nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée (2) ". La tienne est bonne, la sienne est meilleure. La tienne est bonne, car il est bon de s'appliquer à servir les saints, mais la sienne est meilleure. En effet ce que tu as choisi passe. Tu apaises la faim et la soif, tu nous prépares des lits de repos, et tu ouvres ta porte quand nous voulons loger ici. Tout cela passe ; viendra le temps où on n'aura plus besoin de manger, de boire ni de dormir; tu perdras alors ton emploi. " Marie a choisi la meilleure part; elle ne lui sera point ôtée. —Elle ne lui sera point ôtée " ; car elle a choisi de contempler et de vivre de la parole. Que ne sera point cette vie par la Parole, sans bruit de paroles ! Marie vivait bien alors de la Parole, ruais avec un bruit de paroles. Viendra la vie par la Parole, sans aucun bruit de paroles. La Parole même est la vie. " Nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (3) ". Telle était l'unique

1. Ps. XXVI, 4. — 2. Luc, X, 38-42. — 3. I Jean, III, 2.

grâce demandée, afin de contempler la joie du Seigneur. Nous n'en pouvons jouir durant la nuit de ce siècle. " Je paraîtrai devant vous le matin, et je vous contemplerai (1) ". Ainsi donc " il est une chose que je ne crois pas avoir atteinte ".

18. Que fais-je alors ? " Oubliant ce qui est en arrière et m'élançant vers ce qui est en avant, je tends au terme ", maintenant encore, " à la palme à laquelle Dieu m'a appelé d'en haut par Jésus-Christ". Oui, je marche encore, j'avance, je suis sur la route, je me hâte, je ne suis pas encore arrivé. Toi donc également, si tu marches, si tu t'avances encore, si tu penses à l'avenir; oublie le passé, ne t'y arrête pas, dans la crainte de t'arrêter au point sur lequel tu fixes les yeux. Souvenez-vous de la femme de Lot (2).

" Ayons ces sentiments, nous tous qui sommes parfaits ! " Il avait dit : " Ce n'est pas que je sois parfait " ; et il dit maintenant : " Ayons ces sentiments, nous tous qui sommes parfaits ! " — " Je ne crois pas avoir atteint. Ce n'est pas que j'aie encore atteint ou que je sois déjà parfait " ; et maintenant Ayons ces sentiments, nous tous qui sommes parfaits (3) " C'est qu'on peut être parfait et imparfait en même temps; parfait voyageur sans être encore possesseur parfait. Or, pour te convaincre que l'Apôtre parle ici de voyageurs parfaits, de ceux qui sont parfaits comme voyageurs, sans être encore eu possession du souverain bien, remarque ce qui suit : " Ayons ces sentiments, nous tous qui sommes parfaits ; et si vous en avez d'autres " ; car vous pourriez être tentés de vous croire quelque chose, malgré ces paroles : " Quiconque s'estime quelque chose, s'abuse lui-même, puisqu'il n'est rien (4) " ; et malgré ces autres : " Si quelqu'un se persuade savoir quelque chose, il ne sait pas encore comment il doit savoir (5) ". Ainsi donc, " si vous avez d'autres sentiments ", si vous êtes faibles encore, " Dieu vous éclairera aussi sur ce point. Marchons cependant dans le chemin que nous connaissons déjà ". Afin donc que Dieu nous détrompe, ne nous arrêtons pas à ce que nous savons déjà; allons en avant, marchons.

Vous voyez bien que nous sommes voyageurs. Demandez-vous ce que c'est que

1. Ps. V, 5. — 2. Luc, XVII, 32. — 3. Gal. 6, 3. — 5. I Cor. VIII, 2.

94

marcher ? Je le dis en un mot : Marcher, c'est progresser; je le dis ainsi dans la crainte que ne le comprenant pas, vous marchiez moins vite. Avancez donc, mes frères; examinez-vous toujours sans vous tromper, sans vous flatter, sans vous caresser; car il n'y a personne, au dedans de toi, qui te doive porter à rougir ou à te vanter. Il y a bien quelqu'un; mais c'est quelqu'un à qui plaît l'humilité. Ah ! que celui-là te contrôle. Sache aussi te contrôler toi-même, et pour arriver à ce que tu n'es pas encore, aie constamment horreur de ce que tu es. Te plaire en quelque chose, ce serait t'arrêter. Si donc pour ton malheur il t'est arrivé de dire : c'est assez; va désormais toujours en avant, augmente et progresse toujours ; garde-toi de t'arrêter, de retourner ou de t'égarer. Ne pas avancer, c'est s'arrêter; retourner, c'est retomber dans les désordres auxquels on avait renoncé; s'égarer, c'est s'éloigner de la,voie; or il vaut mieux y rester en boitant, que de s'en éloigner en courant. Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

 

 

 

 

SERMON CLXX. AU CIEL LA VRAIE JUSTICE (1).

ANALYSE. — Pourquoi l'apôtre saint Paul regarde-t-il comme un fumier la justice qu'il a pratiquée en vivant irréprochablement sous le joug de la loi? Saint Augustin en donne trois raisons principales. La première, c'est que par suite du péché originel, dont le Christ fut exempt, tous les hommes ressentent des inclinations perverses qui ne les laissent pas innocents devant Dieu. La seconde, c'est que les Juifs s'attribuaient à eux-mêmes la justice qu'ils observaient sous la loi, au lieu de la faire remonter jusqu'à Dieu, sans la grâce de qui on ne peut rien. La troisième enfin, c'est que toute la perfection pratiquée sur la terre n'est rien si on la compare à la perfection et à la félicité du ciel. Attachons-nous donc invinciblement au Christ qui nous y conduit.

1. Il y a une liaison si intime entre tous ces textes sacrés, qu'ils semblent ne former qu'une seule leçon : c'est que tous, aussi bien, sont du même auteur. Nombreux sont les ministres qui exercent le ministère de la parole; mais tous puisent à une source unique.

Dans le passage de l'Apôtre qui vient de nous être lu, on pourrait s'étonner de rencontrer ces paroles : " Après avoir pratiqué sans reproche la justice de la loi, j'ai considéré comme une perte, à cause du Christ, ce qui était un avantage pour moi. Non-seulement, poursuit-il, je l'ai considéré comme une perte, je le regarde même comme un vil fumier, afin de gagner le Christ et d'être trouvé en lui, possédant, non ma propre justice, qui vient de la loi, mais la justice qui vient de la foi en Jésus-Christ ". Comment assimiler à une perte et à un fumier la vie irréprochable qu'on a

1. Philip. III, 6-16.

menée conformément à la justice de la loi ? Qui a donné cette loi ? N'est-ce pas Celui qui devait venir ensuite pardonner aux coupables qui l'auraient enfreinte ? Il est bien vrai qu'il est venu pardonner à ceux que la loi considérait comme criminels; mais la loi considérait-elle comme criminels ceux qui dans leur vie observaient irréprochablement la justice qu'elle commandait ?

D'ailleurs, si le Fils de Dieu est venu apporter aux infracteurs de la loi le pardon de tous leurs crimes, aurait-il refusé ce pardon à l'apôtre Paul affirmant qu'il a vécu sous la -loi sans mériter de reproche ? Ecoutons le même Apôtre; ailleurs il s'exprime ainsi Ce n'est point, dit-il, à cause de nos oeuvres, " mais en considération de sa miséricorde, " qu'il nous a sauvés dans le bain régénérateur (1) ". Il dit encore : " Moi qui étais auparavant blasphémateur, persécuteur et

1. Tit. III, 5.

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outrageux, j'ai obtenu miséricorde (1) ", et le reste. Ainsi, d'un côté il affirme avoir vécu irréprochablement sous la loi, et d'autre part il se représente comme si grand pécheur qu'en considérant le pardon qu'il a obtenu, il n'est aucun pécheur qui doive désespérer de son salut.

2. Etudiez avec soin, mes frères, et pesez attentivement le sens de ce passage où l'Apôtre compare à une perte et à un vil fumier la vie irrépréhensible qu'il a menée sous la loi; et où il se représente comme ayant été dans le même moment, avant d'avoir reçu le baptême et la grâce, observateur et infracteur de la loi. Ce n'est pas sans raison qu'il emploie le mot perte : écarte ici la funeste pensée de croire que d'après lui l'auteur de la loi serait différent de l'auteur de l'Evangile , comme se l'imaginent faussement les Manichéens et d'autres hérétiques. Selon eux effectivement on ne doit pas attribuer la loi de Moïse au distributeur de la grâce évangélique la loi vient du Dieu mauvais et la grâce du Dieu bon. Pourquoi serions-nous surpris d'une telle assertion, mes frères? Si ces malheureux ne voient que ténèbres dans les obscurités de la loi, c'est qu'ils ne s'en font pas ouvrir la porte en y frappant avec piété.

Il est vrai néanmoins que le même Apôtre dit quelquefois en des termes très-clairs que la loi est bonne (2) ; quoiqu'il enseigne encore qu'elle a été donnée afin de multiplier le péché et, par là, de multiplier la grâce davantage encore (3). C'est que les hommes présomptueux , en faisant tout ce qu'ils se croyaient permis, enfreignaient la loi secrète de Dieu. Comme ils ne se croyaient aucunement coupables, Dieu leur donna visiblement sa loi ; il la leur donna, non pour les guérir, mais pour leur montrer qu'ils étaient malades. Cette loi devançait donc l'arrivée du Médecin afin de détromper le malade, qui se croyait en bonne santé , et c'est pour ce motif qu'elle lui a dit : " Tu ne convoiteras point (4) ". De plus, la loi n'était point violée avant d'avoir été promulguée, " car il n'y a point de prévarication, dit saint Paul, quand

il n'y a point de loi (5) ". On péchait sans doute avant la loi; mais en péchant après la loi on péchait davantage, puisque la prévarication s'ajoutait au péché. L'homme alors

1. I Tim. I, 13. — 2. Rom. VII, 12. — 3. Ib. V, 20. — 4. Rom. VII, 7. — 5. Ib. IV, 15.

reconnut qu'il était vaincu par les passions désordonnées que ses mauvaises habitudes avaient nourries contre lui-même. Et pourtant il était déjà assujetti au péché par le fait même qu'il descendait d'Adam. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre : " Nous étions, nous aussi, enfants de colère par naissance (1) " ; et à Job, que pas même l'enfant d'un jour n'est exempt de péché (2) ; non de péché actuel, mais de péché originel.

3. Prête maintenant l'oreille à un psaume qui révèle ce qu'il y a dans notre âme, qui met à nu nos désordres les plus secrets. On y dit au Sauveur, au nom du genre humain : C'est contre vous seul que j'ai péché, et devant vous que j'ai fait le mal ". Ce n'est pas seulement au nom de David que se tient ce langage, c'est également au nom d'Adam, le père de l'humanité. Voici la suite : " C'est contre vous seul, a-t-il été dit, que j'ai péché, et devant-vous que j'ai fait le mal; afin, " ajoute-t-on, que vous soyez justifié dans vos discours ". Quel sens donner à ces mots adressés au Christ? Lisons encore . " Et que vous soyez victorieux quand on vous jugera (3) ". Dieu le Père n'a pas été jugé, le Saint-Esprit ne l'a pas été non plus; il n'y a que le Fils qui ait été jugé, il l'a été dans la nature humaine qu'il a daigné prendre avec nous, mais non pas au moyen de l'union des sexes; car sa mère était Vierge quand elle crut, vierge quand elle le conçut, vierge quand elle l'enfanta, et vierge toujours. Voilà pourquoi il est dit : " Afin que vous soyez victorieux lorsqu'on vous jugera ". De fait, n'a-t-il pas été vainqueur lorsqu'on l'a jugé, puisqu'il a été jugé sans; qu'on découvrît en lui de péché, puisque le jugement souffert par lui a mis en lumière sa patience et non ses crimes ? On juge souvent des hommes qui sont innocents, innocents dans la cause qui se débat; car sous d'autres rapports ils sont loin de l'être, attendu qu'aux yeux de Dieu la pensée est une faute, comme l'action aux yeux des hommes. Oui, ta pensée est un acte devant Dieu; il en est à la fois le témoin et le juge, comme ta conscience en est l'accusateur. Il n'y a donc que le Sauveur qui ait été véritablement innocent quand il a été jugé; aussi fut-il alors victorieux; victorieux, non pas de Ponce-Pilate, qui le condamna, ni des Juifs,

1. Eph. II, 3. — 2. Job, XIV, 4, sept. — 3. Ps. L, 6.

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acharnés contré lui, mais du diable même, du diable qui recherche nos péchés avec toute l'activité que lui inspire l'envie.

4. En effet, que dit de lui le Seigneur Jésus? " Voici venir le prince de ce monde ". Souvent déjà il a été dit à votre charité que le monde désigne les pécheurs. Pourquoi les pécheurs sont-ils appelés le monde ? Parce que leur amour les y attache; attendu que ceux qui ne l'aiment point ne sont pas censés l'habiter : " Notre vie est dans les cieux ", dit saint Paul (1). Or, si en aimant Dieu on habite au ciel avec Dieu, il est sûr qu'en aimant le monde, on habite le monde avec le prince du monde. D'où il suit que tous les amis du monde sont le monde; car ils l'habitent, non-seulement de corps, comme tous les justes, mais encore d'esprit, ce qui est le propre des pécheurs qui ont le démon pour chef. Ne dit-on pas la maison pour désigner ceux qui l'habitent? C'est ainsi que nous disons d'une maison de marbre que c'est une mauvaise maison, et d'une demeure enfumée que c'est une bonne maison. Viens-tu à rencontrer une maison enfumée habitée par des gens de bien ? Tu dis : Voilà une bonne maison, tandis qu'en passant devant un palais couvert de marbre et orné de superbes lambris, mais habité par des criminels, tu dis : Voilà une mauvaise maison : ainsi tu appelles maison, non pas les murailles ni les appartements, mais les habitants eux-mêmes. C'est dans le même sens que l'Ecriture appelle monde ceux qui tiennent au monde, non par le corps, mais par le coeur. Ce qui explique ces paroles : " Voici venir le prince de ce monde ".

" Et il ne trouve rien en moi ". Le Christ est le seul en qui le démon ne revendique rien. Puis, comme si on lui demandait : Pourquoi donc mourez-vous ? le Sauveur ajoute . " Or, afin qu'on sache que j'accomplis la volonté de mon Père, levez-vous, marchons (2) ". Il se lève et va souffrir. Pourquoi ? Pour accomplir la volonté de mon Père ". C'est donc en témoignage de cette innocence incomparable que le Psalmiste lui dit : " C'est contre vous seul que j'ai péché, et devant vous que j'ai fait le mal ; afin que vous soyez justifié dans vos discours et victorieux lorsqu'on vous jugera " ; puisqu'on ne découvrira en vous aucun mal. Pourquoi au contraire s'en trouve-t-il

1. Philip. III, 20. — 2. Jean, XIV, 30, 31.

en toi, ô humanité ? Le voici : " Pour moi, j'ai été formé dans l'iniquité, et ma mère m'a conçu dans le péché (1) ". C'est David qui s'exprime ainsi. Comment est né David ? Cherche, et tu constateras qu'il est né d'une épouse légitime et qu'il n'est pas le fruit de l'adultère. C'est pourtant de cette naissance qu'il dit : " J'ai été formé dans l'iniquité ". N'est-ce pas pour nous faire entendre qu'il y a là un germe de mort que chacun tire de l'union de l'homme et de la femme ?

5. Chacun donc porte en soi la concupiscence ; et quand il entend la loi lui dire : " Tu ne convoiteras pas (2) ", il ne peut se dissimuler qu'il y a en lui ce qu'interdit la loi et que conséquemment il la viole. Mais en reconnaissant en lui cette concupiscence dont il est l'esclave, qu'il s'écrie : " Il est vrai, je me plais intérieurement dans la loi de Dieu; mais je vois dans mes membres une autre loi qui s'élève contre la loi de mon esprit et qui m'assujettit à loi du péché, laquelle est dans mes membres ". Qu'après s'être ainsi reconnu malade , il implore son Médecin : " Malheureux homme que je suis, qui me dé. " livrera du corps de cette mort ? " Le Médecin répondra : " La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (2) ". " La grâce de Dieu " ; non tes mérites. Pourquoi dans ce cas l'Apôtre a-t-il dit qu'il avait vécu sous la loi avec justice et sans mériter de reproche? Remarquez : c'est sans mériter de reproche de la part des hommes. Il est effectivement un degré de justice où l'homme peut atteindre sans mériter de reproches de la part d'autres hommes. Ainsi la loi disant . " Tu ne convoiteras pas le bien d'autrui ", les hommes ne te reprocheront rien si tu t'abstiens de ravir ce qui n'est pas à toi. Mais comme tu peux le convoiter sans le ravir, tu demeures en 1e convoitant soumis à la condamnation de Dieu; tu te rends coupable contre la loi, mais aux yeux seulement du Législateur.

Admettons toutefois que tu ne mérites aucun reproche; pourquoi dans ce cas comparer ta justice à une perte, au fumier même? Cette objection forme un noeud bien étroit; mais 7 sera dénoué par Celui qui sait nous en dénouer tant d'autres; et pour mériter cette grâce, si j'interroge avec une soumission pieuse, vous demanderez avec une pieuse intention. —Tout

1. Ps. L, 6, 7. — 2. Exod. XX, 16. — 3. Rom. VII, 22-25.

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ce que faisaient les Juifs pour se rendre irrépréhensibles aux yeux des hommes, et pour vivre sous la loi sans reproche, ils se l'attribuaient; ils revendiquaient pour eux le mérite d'avoir observé la justice légale. Ils ne pouvaient l'observer parfaitement, mais ils taisaient ce qu'ils pouvaient, et ils le faisaient mal en s'en attribuant le mérite.

6. Pour observer complètement la loi, il faudrait donc ne plus convoiter. Qui en est capable dans cette vie ? Cherchons des lumières dans le psaume qu'on vient de chanter. " Exaucez-moi à cause de votre justice ", et non pas à cause de la mienne. Si l'auteur sacré disait : Exaucez-moi à cause de ma justice, il revendiquerait ce qu'il a mérité. Il est vrai que parfois il parle aussi de sa propre justice ; mais ici il s'exprime plus clairement. Quand en effet il parle de sa propre justice, il entend celle qu'il a reçue. N'est-ce pas ainsi que nous disons: "Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien (1)? " Comment entendre autrement ces deux mots : notre, et donnez ? Il s'exprime donc plus clairement en disant "Exaucez-moi à cause de votre justice ". Il ajoute : "Et n'entrez pas en jugement avec votre serviteur ". Que signifient ces mots : " Et n'entrez pas en jugement avec votre serviteur ? " Ne venez pas me juger; ne me demandez pas compte de tout ce que vous avez prescrit, de tout ce que vous avez commandé. Ah ! vous me trouverez coupable, si vous entrez en jugement avec moi. J'ai plutôt besoin de votre miséricorde que de votre rigoureux jugement. Mais pourquoi? pourquoi dire: " N'entrez pas en jugement avec votre a serviteur? " Il l'explique aussitôt : " C'est que nul homme vivant ne sera justifié en votre présence (2) ". Je suis votre serviteur ; pourquoi me faire comparaître devant votre tribunal ? Je recourrai à la clémence de mon Maître. Pourquoi ? Parce que nul homme vivant ne sera justifié en votre présence "; Qu'est-ce à dire ? que durant cette vie il n'y a devant Dieu aucun juste véritable. Devant Dieu, car on peut être juste aux yeux des hommes. Ainsi c'est devant les hommes que l'Apôtre aurait observé, sans mériter de reproche, la "justice qui vient de la loi " ; tandis qu'aux yeux de Dieu " nul homme vivant ne sera justifié ".

1. Luc, XI, 3. — 2. Ps. CXLII, 1, 2.

7. Que faire alors ? crier : " N'entrez pas en jugement avec votre serviteur ". Crier encore : " Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ". Nous avons entendu le premier cri poussé par le Psalmiste , le second par l'Apôtre. C'est qu'une fois parvenus au degré de justice où vivent les anges, à ce degré où il n'y aura plus de convoitise, eh ! quelle différence il y aura entre nous-mêmes et nous-mêmes ? Qu'on compare une justice à l'autre ; l'une ne sera vis-à-vis de l'autre que perte et que fumier.

Considérez encore qu'en se croyant capable d'accomplir simplement la justice qui consiste à observer ce qui passe aux yeux des hommes pour être l'honnêteté et l'innocence, on s'arrête en chemin, on ne désire pas davantage, puisqu'on croit être parvenu au suprême degré et comme on s'attribue un grand mérite, on est orgueilleux. Un pécheur humble, néanmoins, vaut mieux qu'un juste orgueilleux. Aussi l'Apôtre désire-t-il " posséder en lui, non sa propre justice, qui vient de la loi ", et dont se contentaient les Juifs, " mais la justice qui vient de la foi en Jésus-Christ ". Puis il ajoute : " Afin de parvenir de quelque manière à la résurrection d'entre les morts ". C'est pour ce moment qu'il compte accomplir la justice, la posséder dans toute sa plénitude. Or, comparée à cette résurrection glorieuse, la vie présente n'est que fumier. Ecoute l'Apôtre l'enseigner plus clairement encore : " Afin de parvenir de quelque manière à la résurrection d'entre les morts : ce n'est pas que j'aie encore atteint ce but nique je sois déjà parfait. Non, mes frères, conclut-il, je ne crois pas l'avoir atteint ". Voyez-vous comme il compare la justice à la justice, le salut au salut, la foi à la claire vue, l'exil à la patrie ?

8. Considérez comment il veut parvenir à ce qu'il ne croit pas avoir encore atteint. " Il est "une chose que je fais ", dit-il. Laquelle? N'est-ce pas de vivre dans la foi et dans l'espoir de ce salut éternel où règnera dans toute sa perfection, cette justice près de laquelle il faut considérer comme perte tout ce qui passe, et comme fumier tout ce qu'on doit réprouver ? Poursuivons. " Il est une chose, c'est qu'oubliant ce qui est en arrière et m'élançant vers ce qui est en avant, je cours au but, à la palme où Dieu, m'appelle d'en (98) haut par Jésus-Christ ". S'adressant ensuite à ceux qui auraient été tentés de s'estimer parfaits : "Nous tous qui sommes parfaits, dit l'Apôtre, ayons ces sentiments ". Il vient de se dire imparfait; et maintenant il se dit parfait ! Pourquoi ? N'est-ce point parce que la perfection de l'homme consiste à savoir qu'il n'a pas atteint -la perfection? Nous tous qui sommes parfaits, ayons ces sentiments. Et si vous en avez d'autres, Dieu vous éclairera également sur ce point ". En d'autres termes : Si vous estimez avoir fait quelque progrès dans la justice, vous découvrirez en lisant les Ecritures et en vous faisant une idée exacte de la vraie et parfaite justice, que vous êtes coupables encore; le désir de l'avenir vous fera condamner le présent; vous vivrez de foi, d'espérance et de charité; vous comprendrez que vous êtes loin de voir encore ce que vous croyez, de posséder ce que vous espérez, et d'être parvenus au but suprême de vos désirs. Si l'on peut avoir une charité si vive au milieu des ombres du voyage, quelle charité n'aura-t-on pas dans les splendeurs de la patrie? On ne saurait donc douter qu'en préconisant la justice de Dieu sans établir la sienne, l'Apôtre n'ait dit comme le Psalmiste : " Exaucez-moi à cause de votre justice; et n'entrez pas en jugement avec votre serviteur; car nul homme vivant ne sera justifié en votre présence ".

9. C'est en parlant de cette vie qu'il est dit à Moïse : " Nul n'a vu la face de Dieu sans mourir (1) ". Ainsi nous ne devons pas vivre de cette vie dans l'espérance de voir maintenant cette face divine; il nous faut plutôt mourir au monde afin de vivre éternellement pour Dieu. Ah ! lorsque nous contemplerons cette face adorable dont les charmes l'emportent infiniment sur toutes les convoitises, nous ne pécherons plus ni par actions ni par désirs. Elle est si douce, mes frères, elle est si belle, que rien ne saurait plaire quand une fois on l'a vue. Nous goûterons alors un rassasiement insatiable, un rassasiement sans dégoût; toujours rassasiés, nous aurons toujours faim. Vois dans l'Ecriture ces deux pensées. " Ceux qui me boivent, dit la Sagesse, auront encore soif, et ceux qui me mangent auront faim encore (2) ". Ne crois pas néanmoins qu'on doive souffrir alors de la faim ou

1. Exod. XXXIII, 20. — 2. Eccli. XXIV, 29.

de quelque autre besoin, écoute plutôt le Seigneur : " Quiconque boira de cette eau n'aura point soif de toute l'éternité (1) ".

Quand viendra ce bonheur ? t'écries-tu. Quelque soit le moment où il arrive, ne laisse pas d'attendre le Seigneur, d'espérer le Seigneur, d'agir avec courage et d'affermir ton coeur (2). Nous reste-t-il autant de siècles qu'il s'en est écoulé ? Depuis Adam jusqu'à nos jours, calcule combien se sont montrés qui ne sont plus. Nous n'avons plus, en quelque sorte, que quelques jours; c'est ainsi qu'il faut parler des ans qui doivent s'écouler encore, si on les compare aux âges évanouis. Excitons-nous donc les uns les autres; que Celui-là nous excite surtout qui est descendu parmi nous, qui s'est élancé dans la carrière en s'écriant: Suivez-moi; qui est monté le premier au ciel, afin de pouvoir, du haut de ces régions élevées, secourir sur la terre ses membres dans la peine, et qui s'est écrié du haut de ce trône : " Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu (3) ? " Que nul donc ne désespère; ce qui nous est promis finira par nous être accordé, et c'est alors que la justice sera parfaite en nous.

10. L'Evangile vous a fait entendre aussi un enseignement semblable. " C'est la volonté de mon Père, y dit le Sauveur, que de tout ce qu'il m'a donné rien ne se perde, mais que tous possèdent la vie éternelle, et je les ressusciterai au dernier jour (4) ". Il s'est ressuscité au premier jour, il nous ressuscitera au dernier. Le premier jour était pour le chef de l'Eglise; car Jésus Notre-Seigneur est pour nous lui-même un jour qui ne connaît pas de soir. Le dernier jour est la fin des siècles. Ne dis pas : Quand viendra-t-il ? Si éloigné qu'il soit pour le genre humain, pour chacun il est proche le dernier jour de chacun étant le jour de la mort. Sitôt en effet que tu quitteras cette terre, tu recevras ce que tu auras mérité, en attendant que tu ressuscites pour recueillir le fruit de tes oeuvres. Dieu couronnera alors moins tes mérites que ses dons. Il reconnaîtra, si tu l'as gardé, tout ce qu'il t'avait départi.

Ainsi donc, mes frères, n'ayons plus de désir que pour le ciel, n'en ayons plus que pour l'éternelle vie. Gardez-vous de vous plaire ù vous-mêmes comme si vous aviez déjà vécu

1. Jean, IV, 13. — 2. Ps. XXVI, 14. — 3. Act. IX, 4. — 4. Jean, VI, 39.

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dans la justice et de vous comparer aux pécheurs; semblables à ce Pharisien qui faisait son propre éloge (1), et qui n'avait pas entendu l'Apôtre nous dire : " Ce n'est pas que j'aie encore atteint le but ou que je sois déjà parfait ". Saint Paul, par conséquent, n'était point arrivé encore au terme de ses désirs. Il avait bien reçu un gage : " Il nous a donné, disait-il, son Esprit pour gage (2) ". Mais il aspirait à posséder ce que lui promettait ce gage. Ce gage sans doute était déjà une participation à ce bonheur : quelle différence, toutefois ! Nous en jouirons alors bien autrement qu'aujourd'hui. Nous en jouissons aujourd'hui, grâce à cet Esprit divin, par la foi et par l'espérance; mais nous aurons alors la vue même et la réalité; et ce sera toujours le même Esprit, le même Dieu, la même plénitude. Maintenant il nous crie de loin comme à des absents, il se montrera alors tout près de nous; il nous appelle aujourd'hui dans l'exil, il nous nourrira et nous rassasiera alors dans la patrie.

11. Comment, le Christ s'est fait notre voie,

1. Luc, XVIII, 11. — 2. II Cor. V, 5.

et nous désespérons d'arriver ? C'est une voie qui ne peut avoir de terme, qui ne saurait être coupée, que ne peuvent défoncer ni les pluies ni les inondations, dont les brigands enfin ne peuvent se rendre maîtres. Marche avec confiance dans cette voie sacrée, marche, sans te heurter, sans tomber, sans regarder derrière, sans t'arrêter, sans t'égarer. Evite tous ces écueils,et tu parviens au terme. Mais une fois parvenu, glorifie-toi de ce bonheur, et non de toi. Se louer soi-même, ce n'est pas louer Dieu, c'est s'éloigner de lui. Mais hélas ! s'éloigner du feu, c'est lui laisser sa chaleur et se refroidir; s'éloigner de la lumière, c'est lui laisser son éclat et se plonger dans les ténèbres. Ah ! ne nous éloignons ni de la chaleur de l'Esprit-Saint ni de la lumière de la Vérité. Nous ne faisons maintenant qu'entendre sa voix; nous la verrons alors face à face. Que nul donc ne soit content de soi, que nul n'outrage personne. Cherchons tous à avancer, mais sans porter envie à ceux qui avancent et sans mépriser ceux qui reculent, et nous jouirons avec bonheur de l'accomplissement de cette promesse évangélique : " Je les ressusciterai au dernier jour ".

 

 

 

 

 

SERMON CLXXI. SE RÉJOUIR DANS LE SEIGNEUR (1) .

ANALYSE. — Trois motifs principaux doivent nous porter à mettre notre joie dans le Seigneur, au lieu de la mettre dans le monde. I. Si nous vivons au milieu du monde, nous vivons mieux encore au sein de Dieu. Il. Si le monde est notre prochain, Jésus se l'est fait davantage en se chargeant de nos maux pour nous communiquer ses biens. III. Rien n'est plus dangereux que les caresses du monde ; au lieu qu'en Dieu tout nous est salutaire, spécialement les châtiments qu'il nous inflige.

1. L'Apôtre nous commande de nous réjouir, mais de nous réjouir dans le Seigneur et non pas dans le siècle. " En voulant être l'ami de ce siècle; est-il dit dans l'Ecriture, on sera considéré comme ennemi de Dieu (2) ". Et de même qu'on ne saurait servir deux maîtres (3), ainsi ne peut-on mettre sa joie dans le siècle et dans le Seigneur en même temps. Ces deux

1. Philip. IV, 4-6. — 2. Jacq. IV, 4. — 3. Matt. VI, 24.

joies sont trop différentes, elles sont même absolument contraires ; et quand on met sa joie dans le siècle, on ne la met pas dans le Seigneur, comme on ne la met pas dans le siècle, quand on la place en Dieu. Que la joie sainte triomphe donc de la joie profane jusqu'à l'anéantir ; que la première croisse toujours, et que toujours décroisse la seconde jusqu'à extermination totale.

Ce n'est pas que nous devions ne goûter (100) aucune joie tant que nous sommes dans ce monde; c'est que nous devons, dès maintenant, nous réjouir dans le Seigneur. Mais je suis dans le siècle, me dira-t-on ; si donc je me réjouis, ne dois-je pas me réjouir où je suis ? — Eh quoi ! s'ensuit-il que tu n'es pas dans le Seigneur? Ecoute l'Apôtre s'adressant aux Athéniens, lis dans les Actes de qu'il dit de Dieu, Notre Seigneur et Créateur : " Nous avons en lui la vie, le mouvement et l'existence (1) ". Où n'est-il pas en effet, puisqu'il est partout ? N'est-ce donc pas à la joie que nous invitent ces paroles : " Le Seigneur est proche, ne vous inquiétez de rien ? " C'est une chose admirable, sans doute, qu'élevé au-dessus de tous les cieux, il soit si proche de nous qui vivons sur la terre. Comment est-il d'ailleurs si loin et si proche de nous? N'est-ce point parce que sa miséricorde l'en a rapproché ?

2. Il faut voir en effet le genre humain tout entier dans cet homme que les brigands laissèrent étendu et à demi-mort sur le chemin, près duquel passèrent, sans s'arrêter, le prêtre et le lévite, et dont le samaritain s'approcha pour lui donner ses soins et du secours. Comment le Sauveur fut-il amené à faire ce récit ? Quelqu'un lui ayant demandé quels étaient les premiers et les plus importants préceptes de la loi, il répondit qu'il y en avait deux : " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur et de toute ton âme, " et de tout ton esprit : Tu aimeras aussi ton prochain comme toi-même ". — " Qui est mon prochain ? " reprit l'interlocuteur. Le Seigneur rapporta alors qu'un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. C'était donc un Israélite. Il tomba au milieu des brigands, et ceux-ci l'ayant dépouillé et blessé grièvement, le laissèrent à demi-mort sur la route. Arriva un prêtre, un homme lié par le sang; il passa et le laissa. Un lévite, un homme également uni par les liens du sang vint à passer aussi; il le laissa encore sans s'occuper de lui. Arriva enfin un samaritain, un homme que rapprochait de lui, non pas le sang, mais la compassion; il fit ce que vous savez (2). Le Seigneur voulait se désigner dans la personne de ce samaritain. Samaritain en effet signifie gardien; et si Jésus-Christ ressuscité d'entre les morts ne meurt plus, si la mort ne doit

1. Act. XVII, 28. — 2. Luc, X, 25-37.

plus avoir d'empire sur lui (1) " ; n'est-il pas écrit aussi que " le gardien d'Israël ne sommeille ni ne s'endort (2)? " Que répondit-il enfin lui-même quand en le chargeant d'outrages et d'affreux blasphèmes, les Juifs lui dirent : " N'avons-nous pas raison de soutenir que tu es un samaritain et que tu es possédé du démon ? " il y avait dans ces mots deux injures. " N'avons-nous pas raison de soutenir que tu es un samaritain, et que tu es possédé du démon ? " Il aurait pu répondre : Je ne suis ni samaritain, ni. possédé du démon. Il se contenta de dire : " Je ne suis pas possédé du démon (3) ". Ce qu'il dit était une réfutation ; ce qu'il tut, un assentiment. Il nia qu'il fût possédé du démon, car il savait comment il les chassait; mais il ne nia pas qu'il fût le gardien de notre faiblesse. Ainsi " le Seigneur est proche ", pour s'être rapproché de nous.

3. Qu'y a-t-il néanmoins, qu'y a-t-il de si distant, de si éloigné, que Dieu l'est des hommes; l'Immortel, des mortels; le Juste, des pécheurs ? Ce n'est pas l'espace, c'est la différence qui fait cet éloignement. Ne disons-nous pas chaque jour, en parlant de deux hommes dont les moeurs sont différentes Il y a loin de l'un à l'autre? Fussent-ils rapprochés l'un de l'autre , leurs demeures fussent-elles voisines, fussent-ils attachés à la même chaîne, nous répétons qu'il y a loin du pieux à l'impie, de l'innocent au coupable, du juste à l'injuste. Or, si on parle ainsi quand il n'est question que des hommes, que dire quand il s'agit des hommes et de Dieu ? Si loin donc que fût l'Immortel, des mortels; le Juste, des pécheurs, il est descendu parmi nous, afin d'en être aussi proche qu'il en était éloigné. Qu'a-t-il fait ensuite ?

Il avait en lui-même deux biens immenses, et nous deux maux : lui, la justice et l'immortalité; nous, l'injustice et la mortalité. S'il s'était chargé de nos deux maux, il serait devenu pareil à nous, et comme à nous il lui aurait fallu un Libérateur. Qu'a-t-il donc fait pour se rapprocher de nous, pour s'en rapprocher et non pour devenir tout ce que nous sommes? Considère bien : il est juste et immortel; et toi, coupable et châtié, tu es injuste et mortel. Afin donc de se rapprocher de toi, il s'est chargé de ta condamnation, et non de tes crimes;

1. Rom. VI, 9. — 2. Ps. CXX, 4. — 3. Jean, VIII, 4, 8, 49.

101

ou bien, s'il s'en est chargé, c'est pour les anéantir et non pour s'y livrer. Juste et immortel, il est bien loin des hommes injustes et mortels; comme pécheur et mortel, tu étais pour ta part à une grande distance de ce juste immortel. Comme toi il ne s'est donc pas fait pécheur; mais il s'est fait mortel comme toi. Tout en restant juste il est devenu mortel. En se chargeant du châtiment sans se charger de la faute, il a anéanti la faute et le châtiment. C'est ainsi que le Seigneur est proche ; ne "vous inquiétez de rien ". Son corps est élevé par-dessus tous les cieux, mais sa majesté ne nous a point quittés. Auteur de tout, il est présent partout.

4. " Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur ". D'où vient la joie du siècle? Elle vient de l'iniquité, de la honte, du déshonneur, de l'infamie : voilà ce qui fait la joie du siècle. Tout cela est le produit de la volonté humaine. Mais outre ce qu'ils font volontairement, les hommes ont à souffrir, même malgré eux. Qu'est-ce donc que ce siècle, et quelle est sa joie? En deux mots, mes frères, autant que je le conçois et que Dieu m'en fait la grâce; en deux mots donc et à la hâte, le voici :. La joie du siècle consiste dans l'impunité du crime. Qu'on se livre à la débauche, à la fornication et aux vains spectacles; qu'on se plonge dans l'ivresse, qu'on se souille d'infamies et qu'on n'ait rien à souffrir ; voilà le siècle dans la joie. Qu'il ne vienne, pour châtier tous ces désordres, ni famine, ni bruit de guerre, ni terreur, ni maladie, ni adversité quelconque; que tout nage dans l'abondance, qu'on goûte la paix des sens et la tranquillité factice d'une conscience en désordre; voilà encore la joie du siècle.

Combien peu toutefois les pensées de Dieu ressemblent aux pensées des hommes ! Combien ses desseins diffèrent de nos desseins ! Sa grande miséricorde est de ne laisser pas le crime impuni; et pour n'être pas forcé de condamner plus tard à l'enfer, c'est par bonté que maintenant il châtie à coup de fouets.

5. Veux-tu savoir quel terrible châtiment, d'être sans châtiment? Je parle ici du pécheur que les peines temporelles doivent préserver des peines éternelles. Veux-tu, dis-je, savoir quel terrible châtiment, d'être sans châtiment? Interroge ce psaume : " Le pécheur a irrité le Seigneur ", y est-il dit. C'est un cri d'indignation qui s'échappe ; le Prophète a considéré, il a examiné et il s'écrie : " Le pécheur a irrité le Seigneur ". Mais qu'as-tu vu, je t'en prie? Il a vu le pécheur se livrer impunément à la débauche, faire le mal et regorger de biens; c'est alors qu'il s'est écrié : " Le pécheur a irrité le Seigneur ". Pourquoi ce langage? Qui te l'inspire? "C'est que dans la grandeur de sa colère, le Seigneur ne s'en occupe pas (1) ". Comprenez, mes très-chers frères, en quoi consiste la miséricorde de Dieu. Quand Dieu châtie le monde, il ne veut pas le perdre. Si " dans la violence de sa colère il ne s'occupe pas " de ses crimes; c'est que réellement son indignation est au comble. Sa sévérité consiste à épargner, et sa sévérité est juste. Sévérité d'ailleurs vient de. vérité (2).

Or, si la sévérité de Dieu consiste à épargner, n'est-il pas désirable qu'il soit pour nous miséricordieux en nous châtiant ? Et pourtant que souffrons-nous, comparativement à ce que nous faisons ? Ah ! Dieu ne nous a point traités comme le méritaient nos offenses (3). C'est que nous sommes ses enfants. La preuve ? C'est que, pour ne rester pas seul, le Fils unique est. mort pour nous. Seul il est mort pour ne pas demeurer seul. Aussi le Fils unique de Dieu a-t-il engendré beaucoup d'enfants à Dieu. Car il a voulu verser son sang pour s'acquérir des frères, être repoussé pour les faire accueillir, être vendu pour les racheter, couvert d'injures pour les combler d'honneurs, souffrir la mort, pour leur donner la vie. Et quand il n'a point dédaigné de se charger de tes maux, tu doutes qu'il te fasse part de ses biens?

Oui donc, mes frères, " réjouissez-vous dans le Seigneur " et non dans le siècle, dans la vérité et non dans l'iniquité, dans l'espérance de l'éternité et non dans les fleurs de la frivolité. Réjouissez-vous de cette manière; puis en quelque lieu et en quelque temps que vous soyez, souvenez-vous que " le Seigneur est proche, et ne vous inquiétez de rien ".

1. Ps. IX, 4. — 2. Severitas, quasi saeva veritas. — 3. Ps. CII, 10.

 

 

 

 

 

SERMON CLXXII. NOS DEVOIRS ENVERS LES MORTS (1).

ANALYSE. — Il faut les pleurer, la nature le veut; mais les pleurer avec confiance, la religion l'exige. Il faut surtout soulager par les saints sacrifices, les prières et les borines oeuvres, ceux d'entre les morts qui ont mérité pendant leur vie de pou. voir profiter de ces secours; et s'il est louable de leur faire de belles funérailles et d'élever des monuments pour perpétuer leur souvenir, il est mieux encore de les secourir par tous moyens.

1. En nous parlant de ceux qui dorment, c'est-à-dire de nos bien chers défunts, le bienheureux Apôtre nous recommande de ne pas nous affliger comme ceux qui sont sans espoir, c'est-à-dire qui ne comptent ni sur la résurrection ni sur l'incorruptibilité sans fin. Aussi quand ordinairement l'infaillible véracité de l'Ecriture compare la mort au sommeil, c'est pour qu'à l'idée de sommeil nous ne désespérions pas du réveil. Voilà pourquoi encore nous chantons dans un psaume : " Est-ce que celui qui dort ne s'éveillera pointe ? " La mort, quand on aime, cause donc une tristesse en quelque sorte naturelle; car c'est la nature même et non l'imagination, qui a la mort en horreur; et l'homme ne mourrait pas sans le châtiment mérité par son crime. Si d'ailleurs les animaux, qui sont créés pour mourir chacun en son temps, fuient la mort et recherchent la vie; comment l'homme ne s'éloignerait-il point du trépas, lui qui avait été formé pour vivre sans fin s'il avait voulu vivre sans péché ? De là vient que nous nous attristons nécessairement; lorsque la mort nous sépare de ceux que nous aimons. Nous savons sans doute qu'ils ne nous laissent pas ici pour toujours et qu'ils ne font que nous devancer un peu; néanmoins, en tombant sur l'objet de notre amour, la mort, qui fait horreur à la nature, attriste en nous l'amour même. Aussi l'Apôtre ne nous invite point à ne pas nous affliger, mais à ne pas nous désoler ", comme ceux qui sont sans espoir ". Nous sommes dans la douleur quand l'inévitable mort nous sépare des nôtres, mais nous avons l'espérance de nous réunir à eux. Voilà ce qui produit en nous, d'un côté

1. I Thess. IV, 12. — 2. Ps. XL, 9.

le chagrin, de l'autre la consolation; l'abattement qui vient de la faiblesse et la vigueur que rend la foi; la douleur que ressent la nature et la guérison qu'assurent les divines promesses.

2. Par conséquent les pompes funèbres, les convois immenses, les dépenses faites pour la sépulture, la construction de monuments splendides, sont pour les vivants une consolation telle quelle; ils ne servent de rien aux morts. Mais les prières de la sainte Eglise, le sacrifice de notre salut et les aumônes distribuées dans l'intérêt de leurs âmes, obtiennent pour eux sans aucun doute que le Seigneur les traite avec plus de clémence que n'en ont mérité leurs péchés. En effet la tradition de nos pères et la pratique universelle de l'Eglise veulent qu'en rappelant au moment prescrit, durant le sacrifice même, le souvenir des fidèles qui sont morts dans la communion du corps et du sang de Jésus-Christ, on prie pour eux et on proclame que pour eux on sacrifie. Or, si pour les recommander à Dieu on fait des oeuvres. de charité, qui pourrait douter qu'ils n'en profitent, quand il est impossible qu'on prie en vain pour eux? Il est incontestable que tout cela sert aux morts ; mais aux morts qui ont mérité avant leur trépas de pouvoir en tirer avantage après.

Car il y a des défunts qui ont quitté leurs corps sans avoir la foi qui agit par la charité (1), et sans s'être munis des sacrements de l'Eglise. C'est en vain que leurs amis leur rendent ces devoirs de piété, puisqu'ils n'ont pas possédé , pendant leur vie le gage même de la piété; soit qu'ils n'aient pas reçu, soit qu'ils aient reçu inutilement la grâce de Dieu, s'amassant

1. Galat. V, 6.

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ainsi, non pas des trésors de miséricorde, mais des trésors de colère. Ne croyez donc pas que les morts acquièrent de nouveaux mérites quand on fait du bien pour eux; ce bien est en quelque sorte la conséquence de leurs mérites antérieurs. Il n'y a pour en profiter que ceux qui ont mérité -pendant leur vie d'y trouver un soulagement après leur mort. Tant il est vrai que nul ne pourra recevoir alors, que ce dont il se sera rendu digne auparavant !

3. Laissons donc les coeurs pieux pleurer la mort de leurs proches, et verser sur eux les larmes que provoque la vue de ce qu'ils ont souffert : seulement que leur douleur ne soit pas inconsolable, et qu'à leurs douces larmes succède bientôt la joie que donne la religion en nous montrant que si les fidèles s'éloignent de nous tant soit peu au moment du trépas,c'est pour passer à un état meilleur. Je veux aussi que nous leur portions des consolations fraternelles, soit en assistant aux funérailles, soit en nous adressant directement à leur douleur, et qu'ils n'aient pas sujet de se plaindre et de dire : " J'ai attendu qu'on compatit à ma peine, mais en vain; qu'on me consolât, et je n'ai trouvé personne (1) ". Chacun peut, selon ses moyens, faire des funérailles et construire des tombeaux : l'Ecriture met cela au nombre des bonnes oeuvres ; elle loue, elle exalte non-seulement ceux qui ont rendu ces devoirs aux patriarches, aux autres saints et aux autres hommes indistinctement , mais encore ceux qui ont honoré de cette manière le corps sacré du Seigneur : c'est pour les vivants un dernier devoir envers les morts et un allégement à leur propre douleur. Quant à ce qui profite réellement aux âmes des morts, savoir les offrandes sacrées, les prières et les distributions d'aumônes, qu'ils s'y appliquent avec beaucoup plus de soin de persévérance et de générosité, s'ils ont pour leurs proches, dont le corps est mort et non pas l'âme, un amour vraiment spirituel et non-seulement un amour charnel.

1. Ps. LXVIII, 21.

 

 

 

 

SERMON CLXXIII. LES CONSOLATIONS DE LA MORT (1).

ANALYSE. — L'horreur que nous inspire la mort semble venir, premièrement, du danger que court l'âme en quittant ce monde pour aller dans un autre, et secondement de ce qu'elle est forcée de se séparer du corps, pour lequel elle ressent une invincible sympathie. Quelles ne sont pas ici les consolations que donne la pratique fidèle de la religion (2). Quand, en effet le chrétien meurt dans l'état où il doit être, premièrement, il passe à un monde incomparablement meilleur, et secondement il ne quitte momentanément son corps que pour le reprendre quand ce corps sera glorieusement transformé.

1. Lorsque nous célébrons les jours consacrés à nos frères défunts, nous devons nous rappeler et ce qu'il faut espérer et ce qu'il faut craindre. Il faut espérer, car " la mort des "saints est précieuse devant le Seigneur (1) " ; nous devons craindre aussi, car " la mort des pécheurs est horrible (2) ". Pour exciter l'espoir il est dit : " La mémoire du juste sera éternelle (3) ; et pour pénétrer de frayeur: " Il ne redoutera point la parole affreuse (4) " . La parole la plus affreuse qui se puisse entendre

1. I Thess. IV, 12-17. — 2. Ps. CXV, 15. — 3. Ps. XXXIII, 22. — 4. Ps. CII, 7.

sera celle-ci, adressée à la gauche : " Allez au feu éternel ". Le juste ne redoutera point cette terrible parole; car il sera placé à la droite, parmi ceux à qui il sera dit : " Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume (1) ".

Cette vie tient le milieu entre les biens extrêmes et les extrêmes maux; c'est un mélange de biens et de maux médiocres, de biens et de maux qui sous aucun rapport ne sont élevés au degré suprême. Aussi, de quelques biens que jouisse maintenant l'homme, ces biens ne sont rien, si on les compare aux biens éternels ;

1. Matt. XXV, 41, 34.

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et quelques maux qu'il endure; ces maux ne sauraient même être comparés aux éternelles flammes. Cette vie donc se passe en quelque sorte dans un milieu. Or, nous devons y retenir cette pensée que l'Evangile vient de nous faire entendre : " Celui qui croit en moi, quand il serait mort, est vivant ". Voilà tout à la fois et la vie et la mort : " Celui qui croit en moi, quand il serait mort, est vivant". Que signifie : " Quand il serait mort, il est vivant ? " Fût-il mort de corps, il est vivant en esprit. Le Sauveur ajoute: " Or, quiconque vit et croit en moi, ne mourra pas de toute l'éternité (1) "Comment concilier ces mots : " Quand il mourrait ", avec ceux-ci: "Il ne mourra pas ? " De: cette manière : " Quand il mourrait " dans le temps , " il ne mourra pas dans l'éternité ". Ainsi se résout cette question, pour ne point mettre en contradiction les paroles de la Vérité même, et pour édifier la piété. Par conséquent; tout condamnés à mort que nous sommes, nous vivons si nous croyons.

2. C'est surtout à propos de la résurrection des morts que notre foi diffère de la foi des gentils. Ils n'y croient absolument pas, attendu qu'il n'y a pas en eux de place pour cette foi. Le Seigneur, est-il écrit, prépare la volonté humaine pour y faire place à la foi (2). " Ma parole ne prend point parmi vous ", disait aussi le Sauveur aux Juifs. Elle ne prend donc que parmi ceux où elle trouve à prendre. Or elle prend, cette parole saisissante, parmi ceux que Dieu ne laisse pas étrangers à ses promesses. Quand en effet il cherche une brebis égarée (3), il connait la brebis qu'il cherche; il sait de plus où la chercher, comment resserrer ses membres disloqués pour les rendre à la santé, comment enfin la rétablir de manière qu'elle ne se perde plus.

Ainsi donc, consolons-nous les uns les autres, surtout par la méditation de ces vérités. Le coeur de l'homme peut sans doute ne pas s'affliger quand meurt ce qu'il a de plus cher; mieux vaut pourtant apaiser sa douleur, que de l'en voir exempt par inhumanité Quelle étroite union avait Marie avec le Seigneur! Elle n'en pleurait pas moins la mort de son frère. Pourquoi d'ailleurs s'étonner de voir pleurer Marie, quand le Seigneur pleurait lui-même ? On peut sans doute trouver étrange

1. Jean, XI, 25, 26. — 2. Prov. VIII, 35, sept. — 3. Luc, XV, 4.

qu'il pleurât ce mort, puisqu'il allait le rappeler à la vie (1) ; mais il ne pleurait pas tant le mort, ressuscité par lui, que la mort, attirée par le péché de l'homme. Si le péché n'avait ouvert la voie, la mort n'y serait pas entrée, et la mort du corps n'est venue qu'à la suite de la mort de l'âme. L'âme est morte en abandonnant Dieu, le corps est mort ensuite, abandonné de l'âme. C'est volontairement que l'âme a abandonné Dieu, et forcément qu'elle a quitté le corps. Il semble qu'il lui ait été dit; Tu t'es éloignée de Celui que tu devais aimer; éloigne-toi maintenant de ce que tu as aimé; Qui donc veut mourir ? Personne assurément; vérité si certaine qu'il fut dit au bienheureux Pierre lui-même: " Un autre te ceindra et te portera où tu ne veux point (2) ". Si d'ailleurs la mort ne présentait aucune amertume, les martyrs ne déploieraient pas grand courage.

3. L'Apôtre donc disait : " Je ne veux pas que vous soyez dans l'ignorance touchant ceux qui dorment, afin que vous ne vous attristiez pas comme les gentils qui n'ont point d'espoir ". Il ne dit pas simplement: " Afin que vous ne vous attristiez pas " ; il ajoute: " Comme les gentils qui n'ont point d'espoir", il est nécessaire de vous attrister ; mais dès que tu t'attristes, que l'espérance te vienne consoler. Eh ! comment ne pas t'affliger en voyant sans vie ce corps dont l'âme est la vie et que l'âme abandonne? Il marchait, et il est immobile; il parlait, et il est muet; dans ses yeux fermés ne pénètre plus la lumière; ses: oreilles ne s'ouvrent à aucun bruit; aucun des membres ne fait plus ses fonctions; plus rien pour faire marcher les pieds, pour faire travailler les mains, pour rendre sensibles les sens. N'est-ce point là une maison dont faisait l'ornement un habitant invisible ? Cet invisible l'a quittée et il ne reste plus que ce qui afflige le regard. Voilà ce qui inspire la tristesse.

Or, à cette tristesse il y a une consolation. Quelle est-elle ? La voici : " Le Seigneur lui-même, au commandement, à la voix de l'archange, et au son de la dernière trompette, descendra du ciel, et ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront les premiers; ensuite nous qui vivons, qui sommes restés, nous serons emportés avec eux dans les nuées au-devant du Christ dans les airs ".

1. Jean, XI. — 2. Jean, XXI, 18.

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Sera-ce aussi provisoirement? — Non. — Pour combien de temps? " Et ainsi nous serons à jamais avec le Christ ". Arrière la tristesse , en présence d'une consolation si sublime ; que le deuil sorte du coeur, que la foi chasse la douleur. Convient-il qu'avec une espérance si haute le temple de Dieu soit dans la .tristesse? N'est-il pas habité par un excellent consolateur, par l'Auteur d'infaillibles promesses?

Pourquoi pleurer si longtemps un mort? Est-ce parce que le trépas est amer? Mais le Seigneur même l'a subi.

Assez pour votre charité: vous trouverez des consolations plus abondantes dans Celui qui ne quitte pas votre coeur. Ah ! qu'en daignant l'habiter il daigne aussi finir par le changer !

Tournons-nous, etc.

 

 

 

 

 

SERMON CLXXIV. LA GRÂCE ET LE BAPTÊME DES ENFANTS

Prononcé dans la basilique de Célérine un jour de dimanche.

ANALYSE. — C'est pour nous sauver par sa grâce que le Fils de Dieu s'est fait homme. Or, 1° sans cette grâce, nous, ne pouvons faire aucun bien méritoire. L'humanité du Sauveur a-t-elle mérité à être unie dans sa personne à la divinité? Zachée, comme Nathanaël, n'a-t-il pas été regardé par Jésus-Christ avant de pouvoir le contempler? 2° Cette grâce prévenante n'est pas moins indispensable aux enfants; autrement Jésus ne serait pas pour eux Jésus. lis sont d'ailleurs souillés par le péché originel qu'efface en eux le baptême, pourvu qu'on le leur donne avec foi.

1. Nous venons d'entendre le bienheureux Apôtre Paul nous dire: " Une vérité humaine et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est. venu au monde sauver les pécheurs, dont je suis le premier ". — " Une vérité humaine et digne de toute confiance ". Pourquoi humaine et non pas divine? Cette vérité, sans aucun doute, ne mériterait pas toute confiance, si elle n'était divine en même temps qu'humaine. Elle est donc à la fois divine et humaine, comme le Christ est en même temps Dieu et homme. Si néanmoins nous avons raison de dire que cette vérité est humaine et divine tout à la fois; pourquoi l'Apôtre a-t-il mieux aimé l'appeler humaine que de l'appeler divine? Non, il ne mentirait pas en l'appelant divine; il a donc eu quelque motif de l’appeler plutôt humaine.

Eh bien ! il a choisi de préférence le rapport de cette vérité avec le Christ descendant parmi nous. C'est en qualité d'homme qu'il est venu dans ce monde; car en tant que Dieu n'y. est-il pas toujours? Où Dieu n'est-il pas, puisqu'il

1. I Tim. I, 15.

remplit, dit-il, et " le ciel et la terre (1) ? " Le Christ est indubitablement la Vertu et la Sagesse de Dieu. Or il est dit d'elle " qu'elle atteint avec force d'une extrémité à l'autre et qu'elle dispose tout avec douceur (2)". Aussi " était-il dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l'a point connu (3) ". Il était ici, et il y est venu ; il y était avec la majesté divine, et il y est venu avec la faiblesse humaine. Or, c'est parce qu'il y est venu avec la faiblesse humaine, qu'en parlant de son avènement l'Apôtre a dit : " C'est une vérité humaine ". Non, le genre humain ne serait pas délivré, si la Vérité divine n'avait daigné se faire humaine. N'appelle-t-on pas humain, d'ailleurs, un homme qui sait se montrer homme, surtout en donnant l'hospitalité ? Ah ! si on appelle humain celui qui reçoit un homme dans son logis, combien ne l'est pas Celui qui a reçu l'homme en lui-même?

2. Ainsi " une vérité humaine et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est venu au monde pour sauver les pécheurs ".

1. Jérém. XXIII, 24. — 2. Sag. VIII, 1. — 3. Jean, I, 10.

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Consulte l'Evangile; il y est écrit: " Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu ". Si donc l'homme ne s'était perdu, le Fils de l'homme ne serait pas venu. Mais l'homme s'étant perdu, le Fils de l'homme est venu et l'a retrouvé. L'homme s'était perdu par sa liberté, Dieu fait homme est venu le délivrer par sa grâce. Veux-tu savoir ce que peut la liberté pour le mal? Rappelle-toi les péchés des hommes. Veux-tu savoir aussi quel secours nous apporte l'Homme-Dieu ? Considère en lui la grâce libératrice. Afin de connaître ce que peut la volonté humaine livrée à l'orgueil pour éviter le mal sans le secours divin, il n'est pas de moyen plus efficace que de la voir dans le premier homme, Or, ce premier homme s'est perdu, et que serait-il devenu sans l'avènement d'un autre homme? C'est à cause du premier que le second est venu: aussi c'est " la Vérité humaine " ; et nulle part ne se révèlent les douceurs de la grâce et la générosité de la toute-puissance divine avec autant d'éclat que dans la personne du Médiateur établi entre Dieu et les hommes, que dans Jésus-Christ fait homme (1).

Où voulons-nous en venir, mes frères? Je parle à des âmes élevées dans la foi catholique ou reconquises à la paix catholique. Nous savons donc et nous sommes sûrs que le Médiateur établi entre Dieu et les hommes, que Jésus-Christ fait homme est, comme homme, de même nature que nous. Sa chair en effet n'est pas d'une autre nature que notre chair, ni son âme d'une autre nature que notre âme. Il s'est uni à la nature même qu'il a cru devoir sauver ; il a pris cette nature tout entière, mais non le péché, en sorte que cette nature est en lui toute pure. Elle n'y est pas seule toutefois. En lui est encore la divinité, le Verbe de Dieu; et comme on distingue en toi l'âme et le corps, ainsi l'on voit dans le Christ la divinité et l'humanité. Or, qui oserait dire que la nature humaine de ce divin Médiateur a commencé de mériter, par son libre arbitre, d'être unie à la divinité et de former ainsi, par l'alliance hypostatique de l'humanité et de la divinité, l'unique personne de Jésus-Christ? Nous pourrions soutenir que par nos vertus, que par notre conduite et nos moeurs nous avons mérité, nous, de devenir enfants de Dieu; nous pouvons nous écrier: Une loi nous

1. I Tim. II, 5.

a été donnée, et nous serons admis au nombre des enfants de Dieu, si nous l'observons. Mais en Jésus-Christ le Fils de l'homme a-t-il vécu séparément d'abord, pour mériter par sa sagesse de devenir ensuite le Fils de Dieu? N'est-il pas vrai au contraire que son existence ne date que du moment même de l'incarnation? Car il est écrit: "Le Verbe s'est fait chair, pour habiter parmi nous ". Oui, quand le Verbe de Dieu, quand le Fils unique de Dieu a pris une âme et un corps humains; ni cette âme ni ce corps ne l'avaient mérité, ni n'avaient travaillé par leur énergie naturelle, à s'élever à un tel degré de gloire; le Fils de Dieu agissait d'une manière tout à fait gratuite. Aucune partie de l'humanité du Sauveur n'a précédé l'incarnation; elle s'est formée par l'incarnation même. Une Vierge a conçu le Fils de l'homme médiateur : existait-il avant d'être conçu? Il n'a donc pas été d'abord un homme juste; et comment eût-il été juste, puisqu'il n'existait pas? Une Vierge l'a conçu, et le Christ a été formé par l'union du Verbe avec la nature humaine. Aussi est-il dit avec raison: " Nous avons vu sa gloire, comme la gloire que le Fils unique reçoit de son Père; il est plein de grâce et de vérité (1) ".

Tu aimes l'indépendance et tu voudrais dire à ton Père: " Donnez-moi l'héritage qui me revient (2) ? " Pourquoi t'abandonner ainsi à toi-même ? Ah ! Celui qui avant ta naissance a pu te donner l'être, est bien plus capable de te préserver. Reconnais donc le Christ; il est plein de grâce et il veut répandre en toi ce qui déborde en lui. Il te dit: Recherche mes dons, oublie tes mérites; jamais, si je faisais attention à tes mérites, tu n'obtiendrais mes faveurs. Ne t'élève pas; sois petit, petit comme Zachée.

3. Tu vas me dire : Si je suis petit comme Zachée, la foule m'empêchera devoir Jésus. Ne t'afflige point : monte sur l'arbre où Jésus a été attaché pour toi, et tu verras Jésus. Sur quelle espèce d'arbre monta Zachée? C'était un sycomore. Nos pays ne produisent pas ou reproduisent que rarement des sycomores ; mais cet arbre et son fruit sont communs dans ces contrées de l'Orient. Le fruit du sycomore ressemble à la figue, sans pourtant se confondre avec elle, comme le savent ceux qui en ont vu ou goûté; et à en croire l'étymologie

1. Jean, I, 14. — 2. Luc, XV, 12.

107

du mot, le fruit du sycomore est une figue folle.

Arrête maintenant les yeux sur mon modèle Zachée ; considère, je t'en prie, avec quelle ardeur il voudrait voir Jésus du milieu de la foule, et ne le peut. C'est qu'il était petit,et cette foule orgueilleuse; aussi cette foule, ce qui du reste arrive d'ordinaire, s'embarrassait elle-même et ne pouvait bien voir le Sauveur. Zachée. donc sort de ses rangs, et ne rencontrant plus cet obstacle, il contemple Jésus. N'est-ce pas la foule qui dit, avec ironie, aux humbles, à, ceux qui marchent dans la voie de l'humilité, qui abandonnent à Dieu le soin des outrages qu'ils reçoivent et qui ne veulent pas se venger de leurs ennemis : Pauvre homme désarmé, tu ne saurais même te défendre? Ainsi empêche-t-elle de voir Jésus; si heureuse et si fière d'avoir pu se venger, cette foule ne permet pas de voir Celui qui disait sur la croix : " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1) ". Aussi Zachée, le type des humbles, ne resta point, pour le voir, au milieu de cette multitude gênante; il monta sur le sycomore, l'arbre qui produit, avons-nous dit, comme des fruits de folie. Mais l'Apôtre n'a-t-il pas dit: " Pour nous, nous prêchons le Christ crucifié : pour les Juifs c'est un scandale, et pour les Gentils une folie (2) ? " voilà comme le sycomore. De là vient que les sages de ce monde prennent acte de la croix du Christ pour nous insulter. Quel coeur avez-vous, nous disent-ils, pour adorer un Dieu crucifié ? — Quel coeur avons-nous ? Nous n'avons pas votre -coeur, assurément; car la sagesse de ce monde est folie aux yeux de Dieu (3). Nous n'avons pas votre coeur. C'est le nôtre, dites-vous encore; qui est insensé. Dites ce qu'il vous plaira; nous allons monter sur le sycomore pour voir Jésus; car si vous autres ne pouvez le voir, c'est que vous rougiriez de monter sur cet arbre. O Zachée, saisis le sycomore; homme humble, monte sur la croix. Ce n'est pas assez d'y monter : pour ne pas rougir de la croix, imprime-la sur ton front, le siège de la pudeur; oui, c'est sur cette partie du corps qui rougit, qu'il te faut graver le signe dont nul ne doit rougir. Tu te ris de mon sycomore, ô gentil ; mais grâce à lui je vois Jésus. Tu t'en ris pourtant, mais parce que tues homme ; or la folie de Dieu

1. Luc, XXIII, 34. — 2. I Cor. I, 23. — 3. Ib. III, 39.

est préférable à toute la sagesse des hommes.

4. Le Seigneur aussi vit Zachée. Ainsi il vit et on le vit; mais il n'aurait pas vu, si on ne l'avait vu d'abord. Dieu n'a-t-il pas appelé ceux qu'il a prédestinés (1)? Et quand Nathanaël rendait déjà une espèce de témoignage à l'Evangile et disait: " De Nazareth que peut-il sortir de bon? " le Seigneur ne lui répondit-il pas : " Avant que Philippe t'appelât, lorsque tu étais encore sous le figuier, je t’ai vu (2) ? " Vous savez avec quoi les premiers pécheurs, Adam et Eve, se firent des ceintures; c'est avec des feuilles de figuier qu'après leur péché ils voilèrent leurs parties honteuses (3); car le péché même y avait imprimé la honte. Ainsi c'est avec des feuilles de figuier que les premiers pécheurs se firent des ceintures pour couvrir ces parties honteuses qui sont comme la source empoisonnée qui nous a donné la mort en nous donnant la vie, et cette mort a appelé Celui qui est venu chercher et sauver ce qui est perdu. Que signifie alors : " Quand tu étais sous le figuier, je t'ai vu? " N'est-ce pas comme si le Sauveur eût dit : Tu n'accourrais pas à Celui qui efface les péchés, si d'abord il ne t'avait vu sous l'ombre même du péché? Ainsi pour voir, nous avons été regardés; pour aimer, nous avons été aimés. C'est mon Dieu, sa miséricorde me préviendra (4).

5. Donc, après avoir fait entrer Zachée dans son coeur, le Seigneur daigna entrer lui-même dans sa maison et il, lui dit : " Zachée, descends vite, car il faut qu'aujourd'hui même je loge chez toi ". Cet homme regardait comme un grand bonheur de voir le Christ; c'était pour lui une immense et ineffable faveur de le voir, même en passant; et tout à coup il mérite de lui donner l'hospitalité. C'est la grâce qui se répand en lui, c'est la foi qui agit par amour; le Christ entre dans sa demeure, mais il habitait déjà son coeur. " Seigneur, s'écria alors Zachée, je donne aux pauvres moitié de mes biens, et si j'ai fait tort à quelqu'un, je lui rends quatre fois autant ". En d'autres termes : Si je conserve moitié, ce n'est pas pour garder, c'est pour restituer. Voilà ce qui s'appelle accueillir Jésus, l'accueillir dans son coeur. Ah ! le Christ était là, il était dans Zachée et c'est lui qui mettait sur les lèvres de celui-ci les paroles que cet homme lui adressait. L'Apôtre ne dit-

1. Rom. VIII , 30. — 2. Jean , I , 46 , 48. — 3. Gen. III, 7. — 4. Ps. LVIII, 11.

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il pas : " Que par la foi le Christ habite en vos coeurs (1) ? "

6. Mais c'était Zachée, c'était un chef de publicains , c'était un grand pécheur; et comme si elle n'eût rien eu à se reprocher, cette foule qui empêchait de voir Jésus, s'étonna et blâma le Sauveur d'être entré chez ce pécheur. C'était blâmer le Médecin d'être entré chez le malade. Aussi, pour répondre à ces pécheurs qui croyaient rire d'un pécheur, à ces malades qui se moquaient d'un homme guéri, le Seigneur s'écria : " Aujourd'hui cette maison est sauvée (2) ". Pourquoi y suis-je entré? Le voilà : " Elle est sauvée ". Elle ne le serait pas, si le Sauveur n'y était entré. Pourquoi, malade, t'étonner encore? Toi aussi, appelle Jésus, sans te croire en santé. Il y a espoir pour le malade que visite le Médecin; il n'y en a point pour celui qui se jette comme un furieux contre lui. Mais quelle n'est pas la fureur de celui qui va jusqu'à le tuer? Quelle bonté aussi, quelle puissance dans le Médecin qui fait avec son sang un remède pour le furieux qui l'a versé? Car ce n'est pas en vain que du haut de la croix où il était monté en venant chercher et sauver ce qui était perdu, il s'écriait : " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ". Ils sont en délire, mais je suis leur Médecin ; qu'ils frappent , je supporte les coups; je les guérirai, quand ils m'auront mis à mort. — Soyons donc du nombre de ceux qu'il guérit. " Une vérité humaine et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est venu au monde: pour sauver les pécheurs ", grands et. petits; " pour sauver les pécheurs " ; car " le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu ".

7. Dire que dans l'enfance Jésus ne trouve rien à sauver, c'est nier que le Christ soit Jésus pour tous les enfants fidèles. Oui, dire que dans l'enfance il n'y a rien à sauver pour' Jésus, c'est dire absolument que le Christ Notre-Seigneur n'est pas Jésus pour les enfants fidèles, en d'autres termes, pour les enfants qui ont reçu son baptême. Qu'est-ce en effet que signifie Jésus ? Jésus signifie Sauveur. Donc le Christ n'est pas Jésus pour ceux qu'il ne sauve pas, parce qu'en eux il n'y a pour lui rien à sauver. Maintenant, si vous pouvez entendre dire que pour quelques-uns

1. Ephés. III, 17. — 2. Luc, XIX, 1-10.

de ceux qui ont reçu le baptême le Christ n'est pas Jésus, je ne sais si votre foi est bien en règle. Ce sont des enfants, il est vrai, mais ils deviennent ses membres; ce sont des enfants, mais ils reçoivent ses sacrements; ce sont des enfants, mais ils partagent sa table pour avoir en eux le vie. Pourquoi me dire : Cet enfant a bonne santé, il est sans vice? S'il est sans vice, pourquoi cours-tu le porter au Médecin? Ne crains-tu pas que ce Médecin ne te réponde : Loin d'ici cet enfant, puisque tu le crois en bonne santé? Le Fils de l'homme n'est venu chercher et sauver que ce qui était perdu. Pourquoi me l'apporter, s'il n'est pas perdu ?

8. " Une vérité humaine et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est venu au monde ". Pourquoi y est-il venu? " Pour sauver les pécheurs". Il n'est venu que pour ce motif; ce ne sont pas nos mérites, mais nos péchés, qui l'ont attiré du ciel sur la terre. Il est donc venu réellement " pour sauver les pécheurs. — Tu l'appelleras Jésus ", est-il dit. — Pourquoi " Jésus ? Parce que c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (1). — Tu l'appelleras Jésus ". Pourquoi " Jésus? " Quel est le motif de cette dénomination ? Le voici : " Parce que c'est lui qui sauvera son peuple ". De quoi ? " De ses péchés. Son peuple, de ses péchés ". Or, de ce peuple que Jésus " sauvera de ses péchés ", est-ce que ne font point partie les enfants? Oui, oui, mes frères , ils en font partie. Croyez-le, soyez-en bien persuadés, c'est avec cette foi que vous devez présenter vos enfants à la grâce du Christ; sans elle en effet, vous les mettriez à mort en répondant pour eux. Pour. quoi, sans cette croyance, s'empresser de porter son enfant au baptême? Ce n'est pas être sérieux, c'est dire : Il a bonne santé, il n'a ni vice ni défaut; cependant je le présenterai au Médecin. Pourquoi? Parce que c'est la coutume. Ne crains-tu pas; que le Médecin ne te réponde : Sors d'ici avec lui; " ce ne sont pas ceux qui se portent bien, mais ceux qui sont malades; qui ont besoin du Médecin (2)?"

9. Je voudrais avoir recommandé à votre charité la cause de ces petits, incapables de parler pour eux-mêmes. Tous, et ceux mêmes qui n'ont pas perdu leurs parents, doivent être considérés comme des orphelins; et ces

1. Matt. I, 21. — 2. Ib. IX, 12.

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jeunes prédestinés, qui attendent leur salut du Seigneur, demandent le peuple de Dieu. pour tuteur. Le. genre humain tout entier a été empoisonné dans le premier homme par l'ennemi commun; et nul ne passe du premier Adam au second sans le sacrement de baptême. Adam vit encore dans les petits enfants qui n'ont pas reçu le baptême; le baptême leur a-t-il été conféré? C'est Jésus-Christ qui vit en eux. Ne pas voir Adam en eux, lorsqu'ils viennent de naître, c'est se mettre dans l'impossibilité devoir en eux le Christ après leur renaissance.

Pourquoi néanmoins, dit-on, un homme déjà baptisé et fidèle, à qui les péchés sont remis, engendrerait-il un enfant souillé par le péché du premier homme ? C'est que cette génération se fait par la chair et non par l'esprit. Or, ce qui naît de la chair est chair (1).

1. Jean III, 6.

Sans doute , " si l'homme extérieur se cor" rompt en nous, l'homme intérieur se rajeunit de jour en jour (1) ". Mais la génération des enfants n'est pas l'oeuvre de ce qui se rajeunit, elle est l'oeuvre de ce qui se corrompt. C'est pour ne pas mourir éternellement que tu as eu le bonheur de renaître après ta naissance; pour lui, il est né, mais il n'a pas eu encore le bonheur de renaître. C'est en renaissant que tu es arrivé à la vie; laisse-le donc renaître pour qu'il vive aussi ; oui, laisse-le, laisse-le renaître. Pourquoi cette opposition ? Pourquoi essayer par ces disputes nouvelles de briser l'antique règle de foi? Pourquoi dire que les petits enfants n'ont pas même le péché originel? Pourquoi le dire, sinon pour les tenir éloignés de Jésus ? Jésus pourtant te crie: " Laisse venir à moi ces petits (2) ". Tournons-nous, etc.

1. II Cor. IV, 16. — 2. Marc, X, 14.

 

 

 

 

SERMON CLXXV. L'ESPÉRANCE DES PÉCHEURS (1).

ANALYSE. — Jésus-Christ n'est venu au monde que pour sauver les pécheurs. Or, ce qui prouve combien les pécheurs doivent avoir en lui de confiance, c'est la grâce de conversion qu'il a daigné accorder aux Juifs en général et à saint Paul en particulier aux Juifs qui ont commis le plus grand crime en le mettant à mort dans leur fureur, et dont un grand nombre se sont convertis et sont devenus des saints quelques jours après ; à saint Paul, le premier, le plus grand des pécheurs, parce qu'il s'était montré le plus acharné des persécuteurs. Aussi dit-il lui-même que Dieu l'a converti, afin que nul ne désespère de sa conversion.

1. Ce qu'on vient de lire dans le saint Evangile est exprimé par ces paroles de l'Apôtre saint Paul : " Une vérité sûre et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est avenu au monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier " . Le Christ n'avait, pour venir au monde, d'autre motif que celui de sauver les pécheurs. Qu'on supprime les maladies et les plaies; à quoi bon la médecine? Or, si un tel Médecin est descendu du ciel, c'est qu'il y avait sur la terre un grand malade étendu; ce malade est le genre humain tout entier.

1. I Tim. I, 15.

Tous les hommes cependant n'ont pas la foi (1) ; mais le Seigneur connaît ceux qui sont à lui (2). Les Juifs donc étaient orgueilleux, ils s'enflaient, avaient de hautes idées d'eux-mêmes, se croyaient justes; ils allaient même jusqu'à faire un crime au Seigneur de ce qu'il appelait à lui les pécheurs. Aussi ces hommes hautains et fiers furent délaissés sur leurs montagnes, où ils font partie des quatre-vingt-dix-neuf (3). Ils furent délaissés sur leurs montagnes, qu'est-ce à dire ? Qu'ils furent abandonnés à leur frayeur terrestre. Ils font partie des quatre-vingt-dix-neuf, qu'est-ce à dire encore?

1. II Thess. III, 2. — 2. II Tim. II, 19. — 3. Matt. XVIII,12.

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Qu'ils ne sont pas à la droite, mais à la gauche; car les quatre-vingt-dix-neuf représentent la gauche : un de plus, et les voilà à la droite.

" Le Fils de l'homme est donc venu " , comme lui-même le dit ailleurs, " pour rechercher et sauver ce qui était perdu (1) ". Mais c'est tout qui était perdu.; tout était perdu, depuis le péché de celui en qui tout était. Un autre est donc venu, exempt de tout péché, pour sauver du péché. Mais, ce qui est plus déplorable, ces orgueilleux, dans leur orgueil, étaient malades et se croyaient en santé.

2. La maladie est plus dangereuse, quand le travail de la fièvre a égaré l'esprit. On rit alors, tandis que pleurent ceux qui ont la santé. C'est le frénétique qui rit aux éclats. Hélas ! pourtant il est malade. Supposons que tu adresses cette double question : Vaut-il mieux rire ou pleurer ? Qui ne répondrait que pour lui il aime mieux rire ? De là vient que si le Seigneur, en vue des fruits salutaires que produit la douleur de la pénitence, a fait des larmes un devoir, il a présenté le rire même comme une récompense. Quand ? Au moment où il disait en annonçant l'Evangile : " Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils riront (2) ". Il est donc bien vrai que notre devoir est de pleurer, et que le rire est la récompense due à la sagesse. Mais le rire est ici synonyme de la joie; il signifie, non les bruyants éclats, mais l'allégresse du coeur. Nous disions que si tu adressais cette double question : Lequel vaut le mieux, de rire ou de pleurer, chacun répondrait qu'il ne voudrait pas pleurer, mais rire. Va plus loin maintenant, et personnifiant en quelque sorte la question que tu viens de faire, demande si l'on aimerait mieux le rire de l'insensé que les pleurs de l'homme sage ? Et chacun de répondre qu'il préférerait pleurer avec le sage, plutôt que de rire avec l'insensé. Oui, la santé de l'âme est de si haut prix, que toujours on l'appelle à soi, fût-elle accompagnée d'angoisses.

La maladie des Juifs était donc d'autant plus dangereuse et d'autant plus désespérée qu'ils se croyaient en santé; et cette maladie qui leur faisait perdre l'esprit, les portait en même temps à frapper le céleste Médecin.

1. Luc, XIX, 10. — 2. Luc, VI, 21.

Que dis-je ! à le frapper ? Exprimons la vérité tout entière. Pour eux ce n'était pas assez frapper sur lui, ils le mettaient à mort. Mais lui, pendant qu'on le mettait à mort, n était pas moins Médecin; on le déchirait, il guérissait; il ressentait les coups du frénétique, et il n'abandonnait pas le malade; s'emparait de lui, on le garrottait, on meurtrissait de soufflets; on le blessait à coi de roseaux, on le couvrait de dérisions d'outrages, on le faisait comparaître pour condamner, on le suspendait au gibet et toutes parts on frémissait de rage autour lui; mais il n'en était pas moins Médecin.

3. Tu ne connais que trop ces furieux, contemple les actes du Médecin. " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font (1) ". Dans leur aveugle rage ils s'emportaient contre lui et répandaient son sang lui faisait avec son sang un. remède pour guérir; car ce n'est pas inutilement qu’il disait : "Mon Père, pardonnez-leur, ils savent ce qu'ils font ". Un chrétien prie et Dieu l'exauce; le Christ prie, et il ne serait pas exaucé ? Il nous exauce avec son Père, parce qu'il est Dieu ; et comme homme il ne serait pas exaucé, parce qu'il s'est fait homme pour l'amour de nous ? Ah ! il l'a été sans aucun doute. Or ces cruels étaient là quand il priait, et ils se livraient à toute leur fureur. Dans ce nombre figuraient les dédaigneux le blâmaient et qui s'écriaient : " Le voilà qui mange avec les publicains et les pécheurs (2) " Ils faisaient partie du peuple qui mettait à mort ce divin Médecin; tandis que, celui-ci leur préparait avec son sang un contre-poison. Non-seulement en effet le Sauveur donnait son sang pour eux et acceptait la mort pour les guérir; il voulut encore que sa résurrection fût l'image de celle qu'il leur promettait. Il souffrit pour que sa patience servît de modèle à la nôtre; il ressuscite, aussi pour nous montrer quelle récompense mérite cette vertu. Dans ce but encore, vous le savez et nous le proclamons tous, il monta au ciel, puis envoya le Saint-Esprit, qu'il avait promis en disant à ses disciples: " Demeurez dans la ville, jusqu'à ce que vous soyez revêtu de la vertu d'en haut (3) ". Cette promesse s’accomplit en effet , l'Esprit-Saint descendit, remplit les disciples, et ceux-ci se mirent à

1. Luc, XXIII, 34. — 2. Marc, II, 16. — 3. Luc, XXIV, 49.

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parler toutes les langues. C'était l’emblème de l'unité : l'Eglise dans son unité devait parler tous les idiomes, comme un même homme les parlait tous alors. Les témoins de cette merveille furent saisis d'effroi. Ils savaient que les disciples étaient sans instruction et ne connaissaient qu'une langue. Comment donc ne pas s'étonner, n'être pas surpris que des hommes qui ne connaissaient qu'une langue, deux tout au plus, s'exprimassent tout à coup dans tous les idiomes ? Frappés d'un tel prodige, leur orgueil s'abat, ces montagnes deviennent des vallées. Oui, en devenant humbles ils deviennent des vallées; ils recueillent sans la laisser perdre la grâce qui se répand en eux. En tombant sur une cime altière, l'eau coule et se précipite ; mais elle reste, mais elle pénètre, quand elle descend sur un terrain bas et profond. C'est l'image de ce que devenaient ces esprits orgueilleux: l'étonnement et l'admiration prenaient en eux la place de la fureur.

4. Aussi se livrèrent-ils à la componction pendant que Pierre leur parlait, et l'on vit s'accomplir en eux cette prédiction d'un psaume : " Je me suis plongé dans la douleur, pendant que l'épine me pénétrait de son aiguillon (1) ". Que signifie ici l'épine, sinon cette componction de la pénitence, dont il est parlé en termes formels dans ce passage sacré des Actes des Apôtres : " Ils furent touchés de componction au fond de leur coeur et dirent aux Apôtres : Que ferons-nous? " Qu'y a-t-il dans ce mot : " Que ferons-nous ? " Nous savons, hélas ! ce que nous avons fait; désormais " que ferons-nous? " En considérant nos œuvres passées, nous ne pouvons que désespérer du salut; ah ! s'il y a pour nous quelque espoir encore, donnez-nous un conseil. Nous savons ce que nous avons fait; dites maintenant ce que nous avons à faire. Qu'est-ce, hélas ! que nous avons fait? Ce n'est pas un homme quelconque que nous avons mis à mort; et pourtant quelle iniquité déjà nous aurions commise en mettant à mort un innocent quel qu'il fût! Mais nous avons sauvé le larron et donné la mort à l'Innocent; nous avons opté pour le cadavre, et tué notre Médecin. Ah ! " que ferons-nous?" veuillez nous l'apprendre. " Faites pénitence, répondit Pierre, et que chacun de vous soit baptisé au nom de

1. Ps. XXXI, 4.

Jésus-Christ Notre-Seigneur ". Vous quitterez ainsi les quatre-vingt-dix-neuf pour faire partie du nombre cent. Quand vous étiez dans les quatre-vingt-dix-neuf , vous ne croyiez pas avoir besoin de pénitence, vous alliez même jusqu'à outrager le Sauveur pendant qu'il appelait à lui les pécheurs pour les porter à la pénitence. Maintenant donc que vous êtes pénétrés de componction à la vue de votre crime, " faites pénitence, et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur " ; au nom de Celui que vous avez mis à mort, quoique innocent; et vos péchés sont effacés. Ce langage rappela en eux l'espérance; ils pleurèrent, ils gémirent, ils se convertirent et furent guéris (1). C'était l'effet de cette prière : " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ".

5. Néanmoins, mes très-chers frères, en entendant dire que Notre-Seigneur Jésus-Christ n'est pas venu pour les justes, mais pour les pécheurs, que nul ne se plaise dans le péché; que nul ne dise en soi-même : Si je suis juste, le Christ ne m'aime pas; il m'aime au contraire si je suis pécheur, puisqu'il est descendu du ciel, non pas pour les justes, mais pour les pécheurs. On pourrait te répondre: Dès que tu vois en lui le Médecin, pourquoi ne redouter pas la fièvre ? Oui, il est le Médecin qui s'approche du malade; mais il ne s'en approche que pour le guérir. Que penser alors ? que conclure ? que certifier ? Est-ce la maladie, n'est-ce. pas la santé que recherche le Médecin ? Ce qu'il aime, ce n'est pas ce qu'il rencontre, mais ce qu'il veut produire. Sans doute il s'approche du malade et non de celui qui a la santé : ce n'est pas toutefois ce qu'il faut considérer; car il préfère réellement la santé à la maladie; et pour vous en convaincre, adressez-vous cette simple question : Chercherait-il à rétablir la santé, s'il l'avait en horreur ?

6. Revenons à l'Apôtre : " Une vérité sûre et digne de toute confiance, c'est que Jésus" Christ est venu au monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier " — " Dont je suis le premier? " Comment? Est-ce qu'avant lui il n'y eut point parmi les Juifs d'innombrables pécheurs? Est-ce qu'il n'y en eut point un nombre immense au sein de l'humanité? Est-ce que parmi tous les hommes il n'y en eut pas un seul d'assujetti à l'iniquité? Le premier

1. Act. II, 1-8, 37-47.

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de tous les pécheurs, celui qui nous a livrés à la mort, Adam ne vécut-il pas avant saint Paul ? Que signifie alors : " Dont je suis le premier? " L'Apôtre veut-il dire qu'il est le premier de ceux dont s'est approché le Sauveur? Mais ce sens n'est pas vrai non plus; car avant lui ont été appelés et Pierre et André (1), et les autres apôtres. Tu as, ô Paul, le dernier d'entre eux; comment donc peux-tu dire : " Dont je suis le premier? " Oui, il se dit le dernier des apôtres et le premier des pécheurs. Mais dans quel sens le premier des pécheurs? Pierre n'a-t-il pas péché avant toi, en reniant jusqu'à trois fois son Maître (2) ? Je pourrais dire aussi que si cet Apôtre ne se fût rencontré parmi les pécheurs, il n'aurait point passé de la gauche à la droite.

7. Mais enfin que veut dire : " Dont je suis le premier? " Je suis le pire de tous; premier est ici synonyme de pire. Que dit un architecte au milieu des ouvriers? Il demande : Quel est ici le premier maçon ? quel est le premier charpentier? Que dit également un malade qui veut guérir? Quel est ici le premier,médecin ? On ne demande pas alors quel est le plus âgé ni le plus ancien dans sa profession, mais quel est le plus habile. Eh bien ! comme on appelle, premier le plus habile, Paul se nomme le premier pour exprimer qu'il est le plus grand pécheur.

Or, comment est-il le plus grand pécheur ? Rappelez-vous ce qu'était Saul, et vous le comprendrez. Vous ne voyez que Paul, vous perdez Saul de vue; vous ne voyez en lui que le pasteur, vous ne pensez plus au loup. N'est-il pas vrai que n'ayant pas assez de ses mains pour lapider Etienne; il gardait les vêtements des autres bourreaux? N'est-il pas vrai que partout il persécutait l'Eglise? N'est-il pas vrai qu'il avait obtenu des lettres des princes des prêtres ? Ce n'était pas assez pour lui de sévir contre les chrétiens qui étaient à Jérusalem; il voulait les découvrir ailleurs encore, et les enchaîner pour les traîner au supplice. N'est-il pas vrai qu'il courait et respirait le sang, lorsqu'il fut frappé du haut du ciel et qu'heureusement renversé par la foudre il entendit la voix du Seigneur, abattu sur le chemin et aveuglé pour recouvrer la vue? Il fut ainsi le premier des persécuteurs; nul autre ne le surpassa en fureur.

1. Matt. XV, 18. — 2. Ib. XXVI, 70-74.

. 8. Voici qui le fait mieux comprendre encore. Saul étant déjà abattu et déjà relevé, le Seigneur Jésus s'adressa en personne à Ananie et lui dit : " Va dans telle rue, tu y trouveras un nommé Saul, de Tarse en Cilicie, parle-lui ". Saul, au même moment, voyait Ananie s'approcher de lui et le baptiser. Mais à ce nom de Saul, Ananie trembla, quoiqu'il fût entre les bras du Médecin. Voici un trait plus doux.

Vous vous rappelez sans doute d'où venait à Saul le nom qu'il portait; je le dirai néanmoins en faveur de ceux qui ne s'en souviennent pas. Le roi Saül persécutait David; or , David, représentait , figurait le Christ, comme Saül figurait Saul. Ne semble-t-il donc pas que c'était David qui criait à Saül du haut du ciel : " Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? " Quant au nom d'Ananie, il signifie brebis : c'était donc le Pasteur qui s'adressait à sa brebis, et celle-ci redoutait la dent du loup; car ce loup faisait au loin tant de bruit, que sous la main du Pasteur même, la brebis ne se croyait pas en sûreté ; elle tremblait donc en entendant la voix du Sauveur, et elle répondit : " Seigneur, j'ai appris combien cet homme a fait de maux à vos saints dans Jérusalem, et l'on dit que maintenant encore il a reçu, des princes des prêtres, des lettres qui l'autorisent à reconduire, après les avoir chargés de liens, tous ceux qu'il pourra saisir ". Où m'envoyez-vous? N'est-ce pas la brebis que vous jetez à la gueule du loup ? — Le Seigneur n'admit pas cette excuse. Déjà il avait dit au petit nombre de ses timides brebis : " Voilà que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups (1)". Si j'ai envoyé mes brebis au mi. lieu des loups, pourquoi craindre, Ananie, d'aborder cet homme qui n'est plus un loup? C'est du loup que tu avais peur. Mais écoute le Seigneur ton Dieu : De ce loup, dit-il, j'ai fait une brebis, et de cette brebis je fais maintenant un pasteur.

9. Ah ! écoutez comment ce même homme, comment ce Saul, qui plus tard devait porter le nom de Paul, se félicite d'avoir obtenu de; Dieu miséricorde, après avoir été le premier, c'est-à-dire le plus grand des pécheurs. " Et pourtant, dit-il, j'ai obtenu miséricorde, afin qu'en moi le Christ Jésus montrât toute sa patience , en faveur de ceux qui

1. Matt. X, 16.

113

croiront en lui pour arriver à la vie éternelle "; afin que tous se disent : Si Paul même a été guéri, pourquoi me décourager? Si un malade aussi désespéré a pu être guéri par cet incomparable Médecin, pourquoi ne lui pas laisser panser mes blessures? pourquoi ne courir pas me jeter entre ses bras ? C'est pour que chacun puisse tenir ce langage, que Dieu a fait un Apôtre de ce violent persécuteur (1). En effet, lorsqu'un médecin arrive quelque part, il cherche, pour le guérir, un malade désespéré ; que ce malade soit sans aucune ressource, peu lui importe, pourvu qu'il n'offre plus d'espoir; ce n'est pas la récompense que le médecin a en vue; il veut seulement mettre en relief son habileté.

Revenons à notre idée. Paul donc se félicite d'avoir été choisi et guéri par le Christ, tout pécheur qu'il était; il ne dit pas : Je veux demeurer dans le crime, puisque c'est pour moi et non pour les justes, que le Christ est venu au monde. Ne t'endors pas non plus dans ta

1. Act. VII-IX.

mollesse, toi qui viens d'apprendre que le Fils de Dieu est descendu pour les pécheurs; écoute plutôt ce cri du même Apôtre : " Lève-toi , toi qui dors ; lève-toi d'entre les morts et le Christ t'éclairera (1) ". N'aime point à reposer sur cette couche de péché ; car il est écrit . " Vous avez bouleversé complètement le lit où sommeillait sa faiblesse (2) ". Lève-toi donc , guéris-toi, aime la santé, et dans ton orgueil ne va plus de la droite à la gauche, de la vallée à la montagne, de l'humilité à la fierté. Une fois guéri , quand tu auras commencé à vivre dans la justice, attribue ce bonheur, non pas à toi, mais à Dieu; car ce n'est pas en te louant, mais en t'accusant que tu trouves le salut. Ta maladie deviendra même plus dangereuse, si tu t'exaltes avec orgueil. Quiconque s'élève, sera abaissé, et quiconque s'abaisse, sera élevé (3).

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. Eph. V, 14. — 2. Ps. XL, 4. — 3. Luc, XVIII, 14.

 

 

 

 

SERMON CLXXVI. LA GRACE DE DIEU (1).

ANALYSE. — Les trois saintes lectures que vous venez d'entendre se rapportent à la même vérité. Elles montrent 1° combien la grâce de Dieu est nécessaire à tous, même aux petits enfants ; 2° combien nous devons avoir confiance en elle, puisqu'elle sanctifie les plus grands pécheurs ; 3° enfin, avec quelle fidélité et quelle reconnaissance nous devons lui attribuer tout le bien qui peut se trouver en nous.

1. Ecoutez attentivement, mes frères, ce que le Seigneur daigne nous enseigner par ces divines lectures; c'est de lui que vient la vérité, recevez-la par mon ministère. La première lecture est tirée de l'Apôtre: " Une vérité sûre et digne de toute confiance, dit-il, c'est que Jésus-Christ est venu au monde pour sauver ales pécheurs, dont je suis le premier. Mais j'ai obtenu miséricorde, afin que le Christ Jésus montrât en moi toute sa patience, pour a servir de leçon à ceux qui doivent croire en

1. I Tim. I, 15, 16; Ps. XCIV, 6, 2 ; Luc, XVII, 12-19.

" lui, en vue de la vie éternelle ". Voilà ce que nous a rappelé le texte de l'Apôtre. Nous avons ensuite chanté un psaume pour nous exciter les uns les autres; d'une même voix et d'un même coeur nous y disions : " Venez, adorons le Seigneur, prosternons-nous et pleurons en présence du Dieu qui nous a créés " ; nous y disions encore: " Hâtons-nous d'accourir devant lui pour célébrer ses louanges, et chantons avec joie des cantiques à sa gloire ". Enfin l'Evangile nous a montré dix lépreux guéris, et l'un deux, il était étranger, rendant grâces à son Libérateur. Etudions ces trois (114) textes, autant que nous le permet le temps dont nous pouvons disposer; disons quelques mots sur chacun d'eux, évitant, avec la grâce de Dieu, de nous arrêter trop longuement sur l'un au détriment des autres.

2. L'Apôtre veut d'abord nous apprendre à rendre grâces. Or, souvenez-vous que dans la dernière leçon, celle de l'Evangile, le Seigneur Jésus loue le lépreux guéri qui le remercie, et blâme les ingrats qui conservent dans le coeur la lèpre qu'il a effacée de leur corps. Comment donc s'exprime l'Apôtre? " Une vérité sûre et digne de toute confiance ". Quelle est cette vérité ? " C'est que Jésus-Christ est venu au monde ". Pourquoi ? " Pour sauver les pécheurs ". Et toi, qu'es-tu ? " Dont je suis le premier ". C'eût été de l'ingratitude envers le Sauveur, de dire : Je ne suis, je n'ai jamais été pécheur. Car il n'est aucun des descendants mortels d'Adam, il n'est aucun homme absolument qui ne soit malade et qui n'ait besoin pour guérir de la grâce du Christ.

Que penser des petits enfants, si tous les descendants d'Adam sont malades? Mais on les porte à l'Eglise ; ils ne peuvent y courir encore sur leurs propres pieds; ils y courent sur les pieds d'autrui pour y chercher la guérison. L'Eglise notre mère leur prête en quelque sorte les pieds des autres pour marcher, le coeur d'autrui pour croire et, pour confesser la foi, la bouche d'autrui encore. Si la maladie qui les accable vient d'un péché qu'ils n'ont pas commis, n'est-il pas juste que la santé leur soit rendue par une profession de foi faite par d'autres en leur nom? Que nul donc ne vienne murmurer à vos oreilles des doctrines étrangères. Tel est l'enseignement auquel l'Eglise s'est toujours attachée, qu'elle a professé toujours; l'enseignement qu'elle a puisé dans la foi des anciens et qu'elle conserve avec persévérance jusqu'à la fin des siècles. Dès que le médecin n'est pas nécessaire à ceux qui se portent bien, mais à ceux qui sont malades, l'enfant, s'il n'est pas malade, a-t-il donc besoin du Christ? Pourquoi, s'il a la santé, ceux qui l'aiment le portent-ils au Médecin? S'il était vrai qu'au moment où ils courent à lui entre des bras dévoués, ils n'eussent aucune souillure originelle, pourquoi ne dirait-on pas dans l'Eglise même à ceux qui les présentent: Loin d'ici ces innocents; ceux qui se portent bien n'ont pas besoin de Médecin, mais ceux qui sont malades; le Christ n'est pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (1)? Jamais pourtant l'Eglise n'a tenu ce langage; elle ne le tiendra jamais. A chacun donc, mes frères, de dire ce qu'il peut en faveur de ces petits qui ne peuvent rien dire. Si l'on a soin de recommander aux évêques de veiller sur le patrimoine des orphelins ; avec combien plus de soin encore ne doit-on pas leur recommander de veiller sur la grâce des petits enfants? Si pour empêcher les étrangers d'opprimer l'orphelin après la mort de ses parents, l'évêque s'en fait le tuteur ; quels cris d'alarmes ne doit-on pas pousser en faveur des petits, lorsqu'on craint que leurs parents mêmes ne les mettent à mort? Ne doit-on pas répéter avec l'Apôtre : " Une vérité sûre et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est venu au monde " uniquement " pour sauver les pécheurs ? " Quiconque recourt au Christ a sans doute quelque infirmité à guérir; pourquoi, si l'on n'a rien, courrait-on au Médecin ? Que les parents choisissent donc entre ces deux partis: avouer que le Christ guérit dans leurs enfants la maladie du péché, ou cesser de les lui offrir; car ce se. rait conduire au Médecin celui qui est en pleine santé. Que présentes-tu ? — Quelqu'un à baptiser. — Qui ? — Un enfant. — A qui le présentes-tu ? — Au Christ. — Au Christ qui est venu au monde ? — Oui. — Pourquoi y est-il venu? — " Pour guérir les pécheurs ". — L'enfant que tu présentes a donc en lui quelque chose à guérir ? Si tu dis oui, cet aveu sert à dissiper son mal ; il le garde, si tu dis non.

3. " Pour guérir les pécheurs, dont je suis le premier ". N'y avait-il point de pécheurs avant Paul? Mais Adam fut sûrement le premier de tous; la terre était couverte de pécheurs lorsqu'elle en fut purifiée par le déluge, et combien, depuis, se sont multipliés les pécheurs ! Comment dire alors: " Dont je suis le premier?" Il est le premier, non en date, mais en énormité. C'est l'énormité de son péché qui- lui a fait dire qu'il était le premier des pécheurs. Ne dit-on point, par exemple, qu'un homme est le premier des avocats, pour exprimer, non pas qu'il plaide depuis plus longtemps que les autres, mais qu'il l'emporte sur eux? Aussi bien, voici comment il dit ailleurs qu'il était le premier des

1. Matt. IX, 12, 13.

pécheurs : " Je suis le dernier des Apôtres, je suis indigne du nom d'Apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu (1) ". Aucun persécuteur ne fut plus ardent, ni, conséquemment, aucun pécheur plus coupable.

4. " Cependant, poursuit-il, j'ai obtenu miséricorde ". Pour quel motif ? Il l'expose en ces termes: " Afin que le Christ Jésus montrât en moi toute sa patience pour l'instruction de ceux qui croiront en lui, en vue de la vie éternelle ". En d'autres termes: Le Christ voulait pardonner aux pécheurs qui se convertiraient à lui, fussent-ils ses ennemis; or, il m'a choisi, moi, son plus ardent adversaire, afin que nul ne désespérât en me voyant guéri par lui. N'est-ce pas ce que font les médecins? Arrivent-ils dans une contrée où ils sont inconnus? ils choisissent d'abord, pour les guérir, des malades désespérés; ils veulent ainsi exercer sur eux leur humanité et donner de leur habileté une haute idée; ils veulent que dans cette contrée chacun puisse dire à son prochain malade : Adresse-toi à ce médecin, aie pleine confiance, il te guérira. Il me guérira? reprend l'infirme, tu ne sais donc ce que je souffre ? Je connais tes souffrances, car j'en ai enduré de semblables. — C'est ainsi que Paul dit à chaque malade, fût-il porté au désespoir : Celui qui m'a guéri m'envoie près de toi; il m'a dit lui-même: Cours vers ce désespéré, raconte-lui ce que tu souffrais, de quoi et avec quelle promptitude je t'ai guéri. Je fai appelé du haut du ciel ; avec une première parole je t'ai abattu et renversé; avec une autre je t'ai relevé et j'ai fait de toi un élu ; je t'ai comblé de mes dons et envoyé prêcher avec une troisième; avec une quatrième enfin, je t'ai sauvé et couronné (2). Va donc, dis aux malades, crie à ces désespérés: " Une vérité sûre et digne de toute confiance, c'est que Jésus-Christ est venu au monde pour sauver les pécheurs". Que craignez-vous ? Que redoutez-vous ? " Je suis le premier " de ces pécheurs. Oui, moi qui vous parle, moi que vous voyez plein de santé, pendant que vous êtes malades; debout, pendant que vous êtes renversés; pénétré de confiance, pendant que vous vous abandonnez au désespoir: " Si j'ai obtenu miséricorde, c'est que le Christ Jésus voulait montrer en moi toute sa patience ". Longtemps il a souffert de mon mal, et c'est

1. I Cor. XV, 9. — 2. Act. IX.

ainsi qu'il m'en a délivré ; tendre Médecin, il a patiemment supporté ma fureur, enduré mes coups, puis il m'a accordé le bonheur de souffrir pour-lui. Vraiment " il a montré en moi toute sa patience pour l'édification de ceux qui croiront en lui en vue de la vie éternelle ".

5. Gardez-vous par conséquent de vous désespérer. Etes-vous malades ? Allez à lui et vous serez guéris. Etes-vous aveugles? Allez à lui et vous serez éclairés. Avez-vous la santé? Rendez-lui grâces. Vous surtout qui souffrez, courez à lui pour chercher votre guérison, et dites tous : " Venez, adorons-le, prosternons-nous devant lui et pleurons devant le Seigneur qui nous a créés ", qui nous a donné la vie et la santé. S'il ne nous avait donné que l'existence, et que la santé fût notre oeuvre, notre oeuvre vaudrait mieux que la sienne, puisque la santé l'emporte sur la simple existence. Oui donc, si Dieu t'a fait homme et que tu te sois fait bon, tu as fait mieux que lui. Ah ! ne t'élève pas au-dessus de Dieu, soumets-toi à lui, adore-le, abaisse-toi, bénis Celui qui t'a créé. Nul ne rend l'être, que Celui qui l'a donné ; nul ne refait, que Celui qui a fait. Aussi lit-on dans un autre psaume: " C'est lui qui nous a faits, ce n'est pas nous (1) ".

Quand il t'a créé, tu n'avais de ton côté rien à faire ; mais aujourd'hui que tu existes, il en. est autrement: il te faut recourir à ce Médecin qui est partout, l'implorer. Et pourtant c'est lui encore qui excite ton coeur à recourir à lui, qui t'accorde la grâce de le supplier. " Car c'est Dieu, est-il dit, qui produit en vous le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté (2) ". Il a fallu en effet, pour t'inspirer bonne volonté, que sa grâce te prévînt. Crie donc " Mon Dieu, sa miséricorde me préviendra (3) ". Oui, c'est sa miséricorde qui t'a prévenu pour te donner l'être, pour te donner le sentiment, pour te donner l'intelligence, pour te donner la soumission; elle t'a prévenu en toutes choses: préviens au moins, toi, sa colère en quelque chose. Comment? reprends-tu, comment ? En publiant que de Dieu te vient ce qu'il y a de bon en toi, et de toi ce qu'il y a de mal. Garde-toi de le mettre de côté pour t'exalter à la vue de ce que tu as de bien ; de t'excuser pour l'accuser à la vue de ce qui est mal en toi c'est le moyen de le bénir réellement.

1. Ps. XCIC, 3. — 2. Philip. II, 13. — 3. Ps. LVIII, 11.

116

Rappelle-toi aussi qu'après t'avoir comblé d'abord de tant d'avantages, il doit venir à toi pour te demander compte de ses dons et de tes iniquités; déjà il considère comment tu as usé de ses grâces. Mais s'il t'a prévenu de ses dons, examine comment à ton tour tu préviendras sa face quand il arrivera. Ecoute le Psaume " Prévenons sa présence en le bénissant. — Prévenons sa présence" ; rendons-le-nous propice avant qu'il vienne; apaisons-le avant qu'il se montre. N'y a-t-il pas un prêtre qui puisse t'aider à apaiser ton Dieu? Et ce prêtre n'est-il pas en même temps Dieu avec son :Père et homme pour l'amour de toi? C'est ainsi que tu chanteras avec allégresse des psaumes à sa gloire, que tu préviendras sa présence en le bénissant. Chante donc : préviens sa présence par tes aveux, accuse-toi ; tressaille en chantant, loue-le. Si tu as soin de t'accuser ainsi et de louer Celui qui t'a fait, Celui qui est mort pour toi viendra bientôt et te donnera la vie.

6. Attachez-vous à cette doctrine, persévérez-y. Que nul ne change, ne devienne lépreux; car un enseignement qui varie, qui n'offre pas toujours le même aspect, est comme la lèpre de l'âme; et c'est de cette lèpre que le Christ nous guérit. Peut-être as-tu changé de quelque manière et, après y avoir regardé de plus près, adopté un sentiment meilleur: tu aurais dans ce cas rétabli l'harmonie. Mais ne t'attribue pas ce changement heureux; ce serait te mettre au nombre des neuf lépreux qui n'ont pas rendu grâces. Un seul vint remercier. Les premiers étaient des juifs, et celui-ci était un étranger ; il représentait les gentils et donna au Christ comme la dîme qui lui était due.

Il est donc bien vrai que nous sommes redevables au Christ de l'existence, de la vie, de l'intelligence; si nous sommes hommes, si nous nous conduisons bien, si nous avons l'esprit droit, c'est à lui encore que nous en sommes redevables. Nous n'avons, de nous, que le péché. Eh ! qu'as-tu, que tu ne l'aies reçu (1) ? O vous donc, vous surtout qui comprenez ce langage, après avoir purifié votre coeur de toute lèpre spirituelle, placez-le haut, sursum cor, pour le guérir de toute infirmité, et rendez grâces à Dieu.

1. I Cor. IV, 7.

 

 

 

 

SERMON CLXXVII. CONTRE L'AVARICE (1).

ANALYSE. — Deux sortes de personnes ont à se tenir en garde contre l'avarice : ceux qui ne sont pas riches et ceux qui le sont, sans vouloir le devenir davantage. I. Si l'on n'est pas riche, qu'on se garde de chercher à le devenir. Les païens ont blâmé ce désir; mais nous avons, pour le condamner, des motifs plus pressants que les leurs. Ne sommes-nous pas les hommes de Dieu ? Or, quand on est d'un rang si haut, il est indigne de s'abaisser aux convoitises terrestres. De plus ce désir entrave notre marche et notre essor vers le ciel. Enfin il ne fait qu'accroître nos besoins et nos peines. II. Si l'on est riche, il faut, pour se préserver de l'avarice, éviter l'orgueil et la fierté ; ne pas s'appuyer sur les richesses, mais sur Dieu ; enfin donner généreusement pour acquérir un trésor dans la vie éternelle.

1. Le sujet de notre discours sera cette leçon de l'Apôtre: " Nous n'avons rien apporté dans ce monde et nous ne pouvons en emporter rien. Ayant donc la nourriture et le vêtement, contentons-nous; car ceux qui veulent devenir riches, tombent dans la tentation, dans un filet, et dans beaucoup

1. I Tim. I, 7-19.

or de désirs nuisibles, lesquels plongent les hommes dans la ruine et la perdition. L'avarice est en effet la racine de tous les maux. aussi plusieurs y ayant cédé, ont dévié de la foi et se sont engagés dans beaucoup de chagrins ". Voilà de quoi vous rendre attentifs et nous déterminer à parler. Ces mots nous mettent en quelque sorte l'avarice devant les yeux ; elle comparaît à titre d'accusée; que (117) nul ne la défende, que tous au contraire la condamnent pour n'être pas condamnés avec elle. Je ne sais quelle influence exerce l'avarice dans le coeur; car tous les hommes, ou, pour m'exprimer avec plus d'exactitude et de prudente, presque tous les hommes l'accusent dans leurs discours et la défendent par leurs actions. Beaucoup ont parlé longuement contre elle; ils l'ont chargée de torts aussi sérieux que mérités; poètes et historiens , orateurs et philosophes, écrivains de tout genre, tous se sont élevés contre l'avarice. Mais l'important est de n'en être pas atteint; ah ! il vaut beaucoup mieux en être exempt que de savoir en montrer la laideur.

2. Toutefois, entre les philosophes, par exemple, et les Apôtres faisant le procès à l'avarice, n'y a-t-il pas quelque différence? Quelle est cette différence ? En examinant la chose de près, nous découvrirons ici un enseignement qui n'est donné que par l'école du Christ. J'ai déjà cité ces mots: " Nous n'avons rien apporté dans ce monde, et nous ne saurions en emporter rien ; ayant donc la nourriture et le vêtement, contentons-nous ". Beaucoup d'autres que l'Apôtre ont fait cette réflexion. Il en est de même de celle-ci: " L'avarice est la racine de tous les maux ". Mais aucun profane n'a dit ce qui suit: " Pour toi, homme de Dieu, fuis ces choses et recherche la justice, la foi, la charité avec ceux qui invoquent le Seigneur d'un coeur pur (1) ". Non, aucun des profanes n'a dit cela ; tant la piété solide est étrangère à ces bruyants parleurs !

Aussi, mes bien-aimés, c'est pour détourner de nous ou des hommes de Dieu, la pensée de regarder comme de grands hommes ces esprits, étrangers à notre société, qui ont jeté sur l'avarice leur condamnation et leur mépris, que l'Apôtre s'écrie : " Pour toi, homme de Dieu ". Veut-on essayer de les mettre en face de nous? Rappelons-nous d'abord qu'un caractère qui nous distingue, c'est que nous agissons pour Dieu; c'est que le culte du vrai Dieu est une réprobation de l'avarice et que nous devons nous porter avec bien plus de soin à ce qui est un devoir de piété. Quelle honte, quelle confusion et quelle douleur pour nous, si l'on voyait les adorateurs des idoles triompher de l'avarice, et les serviteurs du Dieu unique subjugués par elle, esclaves de

1. II Tim. II, 2.

cette passion quand un sang divin leur sert de rançon ! L'Apôtre disait encore à Timothée " Je t'ordonne devant Dieu, qui vivifie toutes choses, et devant le Christ Jésus, qui a rendu a sous Ponce-Pilate un si glorieux témoignage à la vérité " ; ici encore constate à quelle distance nous sommes des profanes; " de garder inviolablement ce précepte jusqu'à l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que manifestera en son temps le bienheureux, le seul puissant, le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs, qui seul possède l'immortalité et habite une lumière inaccessible, qu'aucun homme n'a vu ni ne saurait voir, et à qui sont l'honneur et la gloire pour les siècles des siècles. Ainsi soit-il ". C'est de la famille de ce grand Dieu que nous faisons partie, nous y sommes entrés par adoption, et grâces, non pas à nos mérites mais à sa bonté, nous sommes devenus ses enfants. Or, ne serait-il pas trop affreux, ne serait-il pas trop horrible d'être enchaînés sur la terre par l'avarice, quand nous disons: " Notre Père qui êtes dans les cieux (1) ", à ce Dieu dont l'amour fait tout pâlir; quand aussi le monde où nous sommes nés est si peu fait pour nous, qu'une nouvelle naissance nous attache à Dieu? Usons de ces créatures pour le besoin et non par amour pour elles; que l'univers soit pour nous comme une hôtellerie où on passe et non comme un domaine que l'on habite. Restaure-toi et passe, voyageur, considère à qui tu vas rendre visite quelle grandeur en effet dans Celui qui t'a visité ! En quittant cette vie tu fais place à un autre qui y fait son entrée : n'est-ce pas ainsi qu'on sort d'une hôtellerie pour y être remplacé ? Mais tu voudrais arriver au séjour du repos parfait; que Dieu donc ne s'éloigne pas de toi, car c'est à lui que nous disons: " Vous m'avez conduit dans les sentiers de votre justice par égard à votre nom ", et non par égard à mes mérites (2).

3. Ainsi donc autres sont les voies de notre mortalité, et autres les voies de la piété. Les voies de la mortalité sont fréquentées par tous; il suffit d'être né pour y marcher: on ne suit les voies de la piété qu'autant que l'on est régénéré. En marchant dans les premières on naît et on grandit, on vieillit et on meurt; et conséquemment on a besoin du vêtement et de la nourriture. Mais qu'on se contente du

1. Matt. VI, 9. — 2. Ps. XXII, 3.

118

nécessaire. Pourquoi te charger? Pourquoi prendre, durant ce court voyage, non ce qui peut t'aider à parvenir au terme, mais ce qui ne saurait que t'accabler outre mesure? Tes désirs ne sont-ils pas étranges au-delà de toute expression? Pour voyager tu te charges, tu te charges encore ; tu es accablé sous le poids de l'argent, et plus encore sous la tyrannie de l'avarice. Mais l'avarice est l'impureté dans le coeur. Ainsi donc, de ce monde que tu affectionnes, tu n'emportes rien, rien que le vice auquel tu t'attaches. Et, en continuant à aimer ce monde; tu seras tout immonde aux yeux de son Auteur.

Si au contraire tu ne gardes avec modération que les ressources nécessaires au voyage, tu seras dans les bornes prescrites par ces mots de l'Apôtre : " N'aimez point les richesses et contentez-vous de ce qui suffit actuellement (1) ". Remarque ce qu'il place en première ligne. " N'aimez pas ", dit-il. Touche-les, mais sans y attacher ton coeur. En attachant ton cœur aux richesses par les liens de l'amour, tu te plonges dans une infinité de chagrins; est-ce d'ailleurs faire attention à ces paroles: "Pour toi, homme de Dieu, fuis ces malheurs? " Il n'est pas dit : Laisse, abandonne; il est dit : " Fuis ", comme on fuit un ennemi. Tu cherchais à fuir avec ton or; fuis l'or, que ton cœur s'en échappe et l'or devient ton esclave. Point d'avarice, non; mais de la piété. Ah ! il y a moyen d'employer ton or, si tu en es le maître et non l'esclave. Maître de l'or, tu t'en sers pour le bien ; esclave, il t'applique au mal. Maître de l'or, tu donnes des vêtements qui font louer le Seigneur; esclave, tu dépouilles et tu fais blasphémer Dieu. Or, c'est la passion qui t'en rend l'esclave, et la charité qui t'en affranchit. Fuis donc, sans quoi tu seras asservi. " Pour toi, homme de Dieu, fuis ". Point de milieu, on est ici fugitif ou captif.

4. Voilà bien ce que tu dois fuir; mais tu as aussi quelque chose à rechercher, car on ne fuit pas dans le vide, on ne laisse pas pour ne rien saisir. " Recherche donc la justice, la foi, la piété, la charité " ; sache t'enrichir par là, ce sont.des biens intérieurs dont n'approche pas le larron, à moins que la volonté mauvaise ne lui ouvre la porte. Garde avec soin ce coffre-fort, qui n'est autre que ta conscience;

1. Heb. XIII, 5.

richesses précieuses que ne pourront te ravir ni larron, ni ennemi, si puissant qu'il soit, ni les barbares, ni les envahisseurs, non, pas même le naufrage; car en.y perdant tout, tu sauve. rais tout. Quoique dépouillé de tout à l'extérieur, n'avait-il rien l'antique patriarche qui disait : " Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait : que le nom du Seigneur soit béni (1)? " Quelle merveilleuse opulence ! quelles richesses immenses ! Il était privé de tout, mais rempli de Dieu; privé de tout bien qui passe, mais rempli de la volonté de son Seigneur. Eh ! pourquoi tant de fatigues et de voyages à la recherche de l'or ? Aimez cette autre sorte de richesses, et à l'instant même vous en êtes comblés : ouvrez votre coeur, et la source s'y jette. Or c'est avec la clef de la foi que s'ouvre le coeur, et la foi le purifie en l'ouvrant. Ne le crois pas trop étroit pour contenir le divin trésor. Ce trésor n'est autre que ton Dieu et il élargit le coeur en y entrant.

5. Ainsi donc " n'aimez pas l'argent et contentez-vous de ce qui actuellement suffit ". Pourquoi " actuellement ? " Parce que " nous n'avons rien apporté dans ce monde et nous ne saurions en emporter rien ". Voilà pourquoi il faut se contenter, " de ce qui suffit actuellement ", sans se préoccuper de l'avenir.. Mais comment est-on séduit par les calculs de l'avarice ? — Eh ! dit-on, si je vis longtemps ? — Celui qui donne la vie, donne aussi de quoi la soutenir. Après tout, je veux bien qu'on ait des revenus; pourquoi, de plus, chercher des trésors ? Si le négoce, si le travail, si le commerce donnent des revenus, pourquoi vouloir encore thésauriser ? Ne crains-tu pas de laisser ton cœur où tu placeras ton trésor, d'entendre sans profit et de répondre menteusement quand on t'invite à l'élever ? Quoi ! lorsque tu réponds -à cette parole sacrée, lorsque ta voix y applaudit, ne sens-tu pas en toi ton cœur même t'accuser? Si déprimé et si accablé que soit ce coeur, ne te dit-il pas secrètement : Tu m'ensevelis sous terre, pourquoi mentir? Ne te dit-il pas encore : Ne suis-je pas où est ton trésor ? Oui, tu ments. Mentirait-il le Maître qui a dit: " Où sera ton trésor, là aussi sera ton coeur (2) ? " Tu oses dire qu'il ne sera pas là, quand la vérité affirme qu'il y sera ? Il ne sera pas là,

1. Job, I, 21. — 2. Matt. VI, 12.

119

reprends-tu, parce que je n'aime pas ce trésor. Montre-le par tes oeuvres. Tu ne l'aimes pas, mais tu es riche. Ta réflexion et ta distinction sont justes; car tu ne confonds pas celui qui est riche avec celui qui veut le devenir, et l'on ne peut nier qu'il n'y ait entre l'un et l'autre une différence sérieuse : d'un côté l'opulence, de l'autre la passion.

6. Aussi bien l'Apôtre lui-même ne dit-il pas Ceux qui sont riches; mais : " Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, clans un piège, et dans beaucoup de désirs funestes ". C'est parce qu'ils veulent devenir riches, et non parce qu'ils le sont; de là le mot " désirs " qu'emploie saint Paul; car le désir s'applique à ce que l'on cherche et non à ce que l'on possède. Si insatiable que soit l'avarice, ceux qui possèdent beaucoup, désirent, non pas ce qu'ils ont, mais ce qu'ils veulent acquérir. Un tel possède cette campagne, il voudrait avoir encore celle-là et après elle une autre: ce qu'il désire n'est pas ce qu'il possède, mais ce qu'il- n'a pas. Ainsi en voulant devenir riche il est en proie aux désirs et à une soif ardente, laquelle s'augmente, comme celle de l'hydropique, à mesure qu'il boit. L'avare a donc au cœur une sorte d'hydropisie qui ressemble merveilleusement à l'hydropisie proprement dite. Quoique rempli d'une eau qui met sa vie en danger, l’hydropique en demande toujours ; ainsi l’avare a d'autant plus de besoins qu'il est plus riche. Quand il possédait moins, il demandait moins; il lui fallait moins pour le réjouir, quelques miettes faisaient ses délices ; depuis qu'il est comme rempli de biens, il semble qu'il n'a fait que se dilater pour aspirer à davantage. Il boit sans cesse et toujours, il a soif. Ah ! si j'avais cela, dit-il, je pourrais atteindre jusque-là; je puis peu, parce que j'ai peu. — Au contraire, posséder davantage, ce serait vouloir encore plus, ce serait accroître, non pas ta puissance, mais ton indigence.

7. Je ne tiens pas à ce que j'ai, dis-tu, afin d'avoir le coeur élevé. D'accord; si tu n'y tiens vraiment pas, ton coeur peut être haut placé; quel obstacle empêcherait de s'élever un coeur libre ? Mais n'y tiens-tu pas ? Dis-le toi fidèlement à toi-même, n'attends pas que je t’accuse, interroge-toi. — Non, je n'y tiens pas; je suis riche, il est vrai, mais comme je le suis, sans vouloir le devenir, je n'ai pas à tomber dans la tentation ni dans un filet ni dans ces nombreux et funestes désirs qui plongent l'homme dans la perdition : mal dangereux, mal accablant, horrible et mortelle maladie ! — Je suis riche, dis- tu, je ne veux pas l'être. — Tu es riche et tu ne veux pas l'être ? — Non. — Et si tu ne l'étais pas, ne voudrais-tu le devenir? — Non. — Donc, puisque tu l'es, puisqu'en te trouvant riche matériellement, la parole de Dieu t'a comblé des richesses intérieures, prends pour toi ce qui est dit aux riches. Ce n'est pas ce qui est exprimé dans ces paroles, : " Nous n'avons rien apporté dans ce monde et nous ne saurions en emporter rien; ayant donc le vivre et le vêtement, contentons-nous; car ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation ", et le reste. Ces mots en effet: " Ceux qui veulent devenir riches ", prouvent que l'Apôtre parlait à ceux qui ne le sont pas. Es-tu donc pauvre ? répète ce langage et tu es riche ; mais répète-le de tout coeur ; dis donc du fond du cœur : Je n'ai rien apporté dans ce monde et je ne saurais en emporter rien ; ayant donc le vêtement et la nourriture, je suis content. Car si je veux devenir .riche, je tomberai dans la tentation et dans le piège. Parle ainsi, et reste ce que tu es. Garde-toi de te plonger dans les nombreux chagrins : ne te déchirerais-tu pas en cherchant à te dépouiller.

Revenons: tu es donc riche? Nous avons d'autres paroles à t'adresser; ne t'imagines pas, ô riche, que l'Apôtre rie t'a rien dit. Il écrivait donc au même, à Timothée, pauvre comme lui. Mais qu'écrivait-il à ce pauvre concernant les riches? Le voici, écoute: " Ordonne aux riches de ce siècle " ; c'est qu'il y a aussi des hommes qui sont les riches de Dieu ; ceux-ci sont même les seuls vrais riches, et tel était ce même Paul qui disait: " J'ai appris à être satisfait de l'état où je me trouve (1) " ; tandis que l'avare n'est satisfait de rien. " Ordonne donc aux riches de ce siècle ". — Que leur dirai-je ? De ne chercher pas à devenir riches ? Mais ils le sont. Qu'ils écoutent ce qui s'adresse à eux; c'est en premier lieu " de ne " pas s'enfler d'orgueil ". Quoi ! on a encore des richesses et on les aime éperdûment ! Mais elles sont comme un nid où l'orgueil se développe et grandit, grandit, hélas ! non pour s'envoler, mais pour y rester. Avant tout donc

1. Philip. IV, 11.

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le riche ne doit pas " s'enfler d'orgueil ". Ainsi sache, ô riche, persuade-toi et te rappelle que tu es mortel et que les pauvres, mortels comme toi, sont tes égaux. Qu'aviez-vous l'un et l'autre en paraissant sur la terre? Sujets tous deux à la maladie, n'êtes-vous pas tous deux attendus par la mort? Sur sa couche de terre le pauvre endure la souffrance, et le riche ne peut l'empêcher de venir à lui sur son lit d'argent. Ainsi donc " ordonne aux riches de ce monde de ne s'enfler pas d'orgueil ". Qu'ils voient dans les pauvres leurs égaux s'ils sont hommes, les pauvres le sont aussi; l'habit est différent, le sang est le même : quoique le riche soit embaumé après sa mort, il n'est pas pour cela exempt de la corruption, elle vient plus tard ; pour venir plus tard, en vient-elle moins réellement? Supposons toutefois que le riche et le pauvre ne pourrissent pas également, ne sont-ils pas sensibles l'un et l'autre? " Ordonne aux riches de ce monde de ne s'enfler pas d'orgueil ". Non, qu'ils ne s'enflent pas d'orgueil, et ils seront en réalité ce qu'ils veulent paraître ; ils posséderont leurs richesses sans les aimer et conséquemment ils n'en seront pas les esclaves.

8. Considère encore ce qui suit: " De ne pas s'enfler d'orgueil et de n'espérer pas dans l'inconstance des richesses ". Tu aimes l'or; peux-tu être sûr de n'avoir pas à craindre de le perdre? Tu t'es amassé du bien ; peux-tu t'assurer la tranquillité ? " Et de n'espérer pas dans l'inconstance des richesses ". Détache donc ta confiance des objets où tu l'as placée. " Mais au Dieu vivant ". Fixe en lui ton espoir, jette en lui l'ancre qui retient ton coeur, afin que les tempêtes du siècle ne puissent t'en détacher. " Au Dieu vivant qui nous donne abondamment tout pour en jouir ". S'il nous donne tout, combien plus encore se donne-t-il lui-même ? Oui, il est bien vrai qu'en lui nous jouirons de tout. Aussi ce tout qu'il nous " donne abondamment pour en jouir ", me semble-t-il n'être que lui. Autre chose est d'user et autre chose de jouir. Nous usons par besoin, nous jouissons par plaisir. Par conséquent Dieu nous donne les choses temporelles pour en user, et lui-même pour en jouir: Mais si c'est lui-même qu'il donne, pourquoi avoir dit tout, sinon parce qu'il est écrit " que Dieu doit être tout en tous (1) ? " En lui

1. I Cor. XV, 28.

donc place ton coeur pour jouir de lui, et ton coeur sera élevé. Détache-toi d'ici et attache-toi là-haut: quel danger pour toi de rester sans être fixé au milieu de toutes ces tempêtes !

9. " De n'espérer pas dans l'inconstance des richesses " ; l'espoir pourtant n'est pas interdit; " mais au Dieu vivant qui nous donne abondamment tout pour en jouir ". Où est tout, sinon en Celui qui a fait tout ? Il ne ferait pas tout, s'il ne connaissait tout. Qui oserait dire : Dieu a fait cela sans le savoir? Il a fait ce qu'il savait. Cet objet était donc en lui, avant d'être fait par lui ; mais il était en lui d'une manière admirable ; il était en lui, non comme on le voit réalisé, à la façon de ce qui est temporel et passager, mais comme l'idée est dans l'artiste. Celui-ci porte en soi ce qu'il produit extérieurement ; et c'est ainsi que tout est en Dieu souverainement, immortellement, immuablement, toujours au même état, et que Dieu sera tout en tous; mais c'est pour ses saints qu'il sera tout en tous. Lui donc et lui seul nous suffit; aussi est-il écrit : " Montrez-nous votre Père, car il nous suffit. Quoi! reprît alors le Sauveur, je suis avec vous depuis si longtemps et vous ne me connaissez pas ? Me voir, c'est voir mon Père (1) ". Dieu donc est tout, Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit; et c'est avec raison que seul il nous suffit. Ah ! aimons-le, si nous sommes avares; seul il pourra nous satisfaire, si nous convoitons les richesses, car il est dit de lui; " Il comble de biens tes désirs (2) ". Et le pécheur ne s'en contente pas ? Il n'a pas assez d'un bien si grand, si incomparable ? Hélas ! en voulant tout avoir, il a plutôt perdu tout, " l'avarice étant la racine de tous les maux ", Aussi est-ce avec raison que par l'organe d'un Prophète le Seigneur adresse ces reproches à l'âme infidèle qui se prostitue loin de lui; " Tu t'es imaginé que tu obtiendrais davantage en te séparant de moi ". Mais, comme ce fils puîné, te voilà réduite à paître des pourceaux (3); tu as tout perdu, tu es restée dans la misère, et c'est bien tard que tu es revenue tout épuisée. Comprends enfin que ce que te donnait ton père était près de lui plus en sûreté. " Tu t'es imaginé que tu obtiendrais davantage en te séparant de moi ". O pécheresse, ô prostituée, ô âme couverte de honte, défigurée, ô âme immonde, tu es pourtant aimée

1. Jean, XIV, 8, 9. — 2. Ps. CII, 5. — 3. Luc, XV, 15.

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encore. Pour recouvrer ta beauté, reviens donc à la beauté même; reviens et dis à ce Dieu qui peut seul te satisfaire : " S'en aller " loin de vous, c'est se perdre ". De quoi donc ai-je besoin ? Ah ! " mon bonheur est de m'attacher à Dieu (1) ". Donc élève ton coeur ; qu'il ne reste ni sur la terre, ni au milieu de trésors menteurs, ni dans des objets qui ne sont que pourriture. "L'avarice est la racine de tous les maux ". Ne l'a-t-on pas vu dans Adam même ? S'il a cherché plus qu'il n'avait reçu, c'est que Dieu ne lui suffisait point.

10. Mais que feras-tu de ce que tu possèdes, toi qui es riche? Le voici. Tu ne t'enfles plus d'orgueil; c'est bien. Tu n'espères plus dans l'inconstance des richesses, mais au Dieu vivant, qui nous donne tout abondamment pour en jouir; à merveille. N'hésite donc pas à pratiquer encore ce qui suit: " Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres ". Méditons ces paroles et croyons ce que nous ne voyons pas encore.

Tu disais : Je possède de l'or, mais sans affection. Remarque que ce défaut d'affection est en toi: si donc tu as pour moi quelque égard, daigne me le montrer aussi; oui, montre à ton frère ce que tu ne dérobes point au regard de ton Dieu. Comment te le montrer, demandes-tu? En voici le moyen: " Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent aisément ". Fais consister ton opulence à donner aisément. En vain le pauvre voudrait donner, il ne le peut; mais autant la chose lui est impossible, autant elle t'est facile. Mets donc pour toi l'avantage d'être riche à faire sans délai le bien que tu veux faire. " Qu'ils a donnent aisément, qu'ils partagent ". Est-ce perdre? " Qu'ils s'amassent un trésor qui soit un bon appui pour l'avenir ". Toutefois ne désirons point posséder alors ni or, ni argent, ni domaines, ni rien de ce qui charme ici-bas les regards humains. Quoiqu'on nous dise Transportez, placez là votre trésor, l'Apôtre tient à nous mettre en garde contre ces idées trop charnelles, et il nous dit : " Afin d'acquérir la vie véritable "; non pas cet or qui reste à terre, non pas ces biens qui pourrissent et qui passent, mais " la vraie vie ". Il est vrai, nos biens émigrent en quelque sorte, lorsque d'ici ils montent là-haut; là pourtant nous ne les aurons pas tels que nous les y envoyons.

Le Seigneur notre Dieu veut donc faire de

1. Ps. CXXII, 27, 28.

nous des espèces de commerçants ;lui-même échange avec nous. Nous donnons ce qui se trouve ici, partout, pour recevoir ce qui est près de lui en pleine abondance ; semblables à ces nombreux négociants qui échangent leurs marchandises, qui donnent ici une chose pour ailleurs en recevoir d'autres. Si, par exemple, tu disais à ton ami : Je t'offre ici de l'or, mais donne-moi de l'huile en Afrique, cet or voyagerait et ne voyagerait pas, mais tu aurais ce que tu désires. Telle est, mes frères, l'idée qu'il nous faut avoir de notre commerce spirituel. Que donnons-nous d'une part et que recevons-nous de l'autre ? Nous donnons ce que malgré la plus énergique volonté nous ne saurions emporter avec nous. Pourquoi le laisser périr? Donnons ici ce qui est moins, pour recevoir ailleurs ce qui est plus. Nous donnons donc la terre pour le ciel, ce qui est temporel pour ce qui est éternel, ce qui se corrompt pour ce qui est inaltérable ; enfin nous donnons ce que Dieu nous a donné pour recevoir en échange Dieu lui-même. Ah ! ne nous lassons point de faire cet échange, d'exercer cet heureux et ineffable négoce. Mettons à profit notre existence sur la terre, notre naissance, notre exil; ne demeurons pas indigents.

11. Ne laissons point entrer dans notre coeur une pensée funeste qui en serait comme le ver rongeur; ne disons point : Je m'abstiendrai de donner, pour ne manquer pas demain. Ne songe pas tant à l'avenir, ou plutôt songes-y beaucoup, mais songe au dernier avenir. " Qu'ils s'amassent un trésor qui soit un bon appui pour l'avenir, afin d'acquérir la véritable vie " . Cependant il faut suivre cette règle de l'Apôtre : " Qu'il n'y ait pas, dit-il, soulagement pour les autres, et pour vous surcharge, mais égalité (1) ". Possède donc; garde-toi seulement d'aimer, de conserver, d'amasser, de couver tes trésors enfouis ; ce serait te confier à l'incertitude même. Combien se sont endormis riches pour s'éveiller pauvres ?

Il y a donc une pensée mauvaise que l'Apôtre a voulu combattre après avoir dit: " N'aimiez pas l'argent, contentez-vous de ce qui suffit actuellement " . Cette pensée funeste est celle qui fait dire : Si je n'ai pas un trésor, qui me donnera lorsque j'aurai besoin ? Sans doute, j'ai abondamment de quoi vivre, j'ai assez ; mais si on tombe violemment sur moi,

1. II Cor. VIII, 13.

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comment me délivrer ? Que faire, s'il me faut plaider ? Ou trouver des ressources ? — Hélas ! pendant que, sans y réussir, on cherche à calculer tous les maux qui peuvent affliger l'humanité, souvent un seul accident trouble tous les calculs, et il ne reste rien, absolument rien des ressources qu'on alignait. Aussi pour détruire ce ver rongeur, pour anéantir cette pensée, Dieu a-t-il placé dans son Ecriture un enseignement qu'on peut comparer aux parfums destinés à éloigner l'artison des étoffes. Quel est cet enseignement ? Tu songeais aux malheurs qui peuvent tomber sur toi, sans penser peut-être au plus grand de tous? Ecoute: " N'aimez point l'argent, contentez-vous de ce qui actuellement suffit " . Car Dieu même a dit: " Je ne te laisserai ni ne t'abandonnerai (1) ". Tu redoutais je ne sais quel accident, et pour y parer tu conservais ton or. Prends note de l'engagement sacré que Dieu même contracte. " Je ne te laisserai ni ne t'abandonnerai,dit-il ". Si un homme te faisait cette promesse, tu aurais confiance; c'est Dieu, et tu doutes ? Oui, il t'a promis, il a écrit, il t'a donné caution; sois donc sûr. Relis sa promesse, tu l'as en main, tu as en main la caution ; tu as en main Dieu lui-même, devenu ton débiteur, quoique tu le supplies de te quitter tes dettes.

1. Héb. XIII, 5.

 

 

 

 

SERMON CLXXVIII. SUR LA JUSTICE (1).

ANALYSE. — L'évêque étant obligé de combattre non-seulement ceux qui contredisent la saine doctrine par leurs discoure, mais encore ceux qui y résistent par leurs actions, saint Augustin croit devoir réfuter ici ceux qui blessent la justice. Il leur rappelle et leur prouve que la justice impose trois devoirs : 1° Celui de ne pas ravir le bien d'autrui. Si l'Evangile condamne avec tant de rigueur ceux qui ne font pas l'aumône avec leurs propres biens, quels supplices n'attendent pas ceux qui dérobent ce qui ne leur appartient point ! Vainement ils prétextent qu'avec ce bien ravi ils assistent les malheureux, ou qu'ils ne dépouillent que des païens. En dépouillant les païens ils les empêchent de devenir chrétiens, et en dépouillant des chrétiens c'est le Christ même qu'ils dépouillent ; 2° le second devoir prescrit par la justice est de restituer le bien d'autrui. L'Ecriture en faisait une obligation sacrée au peuple juif lui-même. Exemple mémorable et touchant de restitution ; 3° une autre obligation imposée par, la justice, c'est de la pratiquer, non par une crainte servile, mais par le pur amour qui ne demande pour récompense que le bonheur de jouir de Dieu.

1. Ce qu'on vient de lire de l'Epître du bienheureux Apôtre sur le choix des évêques, a été pour nous tous un avertissement. Nous y avons appris, nous, à nous examiner sérieusement, et vous, à ne pas nous juger, surtout à cause de cette pensée qui suit le passage de l'Evangile dont on nous a encore donné lecture : " Gardez-vous de juger avec acception des personnes, mais rendez un juste jugement (2) ". En effet pour ne pas faire, dans ses jugements, acception des étrangers, il ne faut pas faire non plus acception de soi-même.

Le bienheureux Apôtre dit quelque part " Je combats, mais non comme frappant l'air; au contraire je châtie mon corps et le réduis

1 Tit. I, 9. — 2. Jean, VII, 24.

" en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même (1) ". Cette frayeur se communique à nous. Que fera l'agneau, lorsque tremble le bélier? Parmi les nombreux devoirs auxquels l'Apôtre exige que soit propre l'évêque, il en est un qui vient de nous être rappelé aussi, et que nous pourrons nous contenter d'examiner et d'approfondir; car si nous cherchions à les étudier tous en détail et à traiter de chacun d'eux comme il se rait convenable, ni nos forces ni les vôtres n suffiraient, les nôtres pour parler, les vôtres pour écouter. Or, quel est ce devoir spécial que j'ai en vue, avec le secours de Celui qui vient de me glacer d'effroi ? C'est que nonobstant

1. I Cor. IX, 26, 27.

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tant ses autres obligations l'évêque doit être, selon l'Apôtre, puissant en bonne doctrine, afin de pouvoir confondre les contradicteurs. Quelle oeuvre importante ! quel lourd fardeau ! quelle pente rapide ! Mais " j'espérerai en Dieu, est-il écrit, car il me délivrera lui-même du piège des chasseurs et des dures paroles (1) ". C'est qu'il n'est rien, comme la crainte des paroles dures, pour rendre indolent un ministre de Dieu quand il s'agit de confondre les contradicteurs.

2. Je commencerai donc, autant que Dieu m'en fera la grâce, par vous expliquer ce que signifie " confondre les contradicteurs ". Le mot contradicteur est susceptible de plusieurs sens. Très-peu en effet nous contredisent par leurs paroles, mais beaucoup par leur vie désordonnée. Quel chrétien oserait me soutenir qu'il est bien de dérober ce qui appartient à autrui, quand aucun ne se permettrait de dire qu'il est bien de conserver avec ténacité ce qui nous appartient à nous-mêmes? Il est parlé d'un riche qui avait fait un grand héritage et qui ne trouvait plus à loger ses récoltes; qui s'applaudissait du dessein, conçu tout à coup, de détruire ses vieux greniers pour en construire de nouveaux et les remplir, et qui disait à son âme : " Voilà, mon âme, que pour longtemps tu as beaucoup de bien : livre-toi à la joie, au plaisir, à la bonne chère ". Mais ce riche cherchait-il à s'emparer du bien d'autrui ? Il voulait faire ses récoltes et songeait au moyen de les rentrer; il ne pensait ni à s'emparer des champs de ses voisins, ni à déplacer les bornes, ni à dépouiller le pauvre, ni à tromper le simple, mais uniquement à loger, ce qui était à lui. Or, parce qu'il tenait à ce qui lui appartenait, apprenez ce qui lui fut dit, et comprenez par là ce qu'ont à attendre les ravisseurs du bien d'autrui.

Au moment donc où il croyait si sage l'idée qui lui était venue de renverser ses vieux greniers trop étroits et d'en construire de plus amples pour y rentrer et y serrer toutes ses récoltes, sans songer à convoiter ni à ravir le bien d'autrui, Dieu lui dit : " Insensé ! " car en te croyant sage tu n'es qu'un insensé; " Insensé " donc, " cette nuit même on te redemande ton âme ; et ces biens amassés, à qui seront-ils (2)? " Pour les avoir conservés ils ne seront plus à toi; ils t'appartiendraient

1. Ps. XC, 2, 3. — 2. Luc, XII, 16-20.

toujours, si tu les avais donnés. A quoi bon enfermer ce que tu vas quitter ? — Ainsi fut réprimandé ce misérable qui rentrait son bien par avarice. Mais si pour cette raison Dieu le traite d'insensé, quel nom, dites-moi, faut-il donner à celui qui dérobe? Si le premier semble couvert de boue, le second n'est-il pas tout rempli d'ulcères? Que celui-ci pourtant est loin de ressembler à ce pauvre qui gisait à la porte du riche et dont les chiens léchaient les plaies ! L'un n'avait des ulcères que dans son corps, le voleur en a dans le coeur.

3. Quelqu'un objectera peut-être : Etait-ce donc pour cet avare un si terrible châtiment que d'entendre Dieu lui dire: " Insensé ! " Ah ! c'est que dans la bouche de Dieu ce mot a un tout autre effet que dans la bouche d'un homme. Dans la bouche de Dieu, c'est une sentence. Le Seigneur, en effet, donnera-t-il à des insensés le royaume des cieux? Et que reste-t-il, sinon les peines de l'enfer, à ceux qui n'auront pas ce royaume? Vous croyez que nous parlons ici par simple conjecture voyons la vérité dans tout son éclat.

Pour revenir à ce riche qui voyait étendu à sa porte le pauvre couvert d'ulcères, il n'est pas dit de lui qu'il se fût approprié le bien d'autrui. " Il y avait, est-il écrit, un riche qui se couvrait de pourpre et de fin lin, et qui chaque jour faisait grande chère ". Il était riche, dit le Sauveur; il n'est pas dit qu'il fût ni calomniateur, ni oppresseur des pauvres, ni ravisseur, voleur ou receleur du bien d'autrui, ni spoliateur des orphelins, ni persécuteur des veuves; rien de tout cela: seulement "il était riche ". Est-ce un crime? Il était riche, mais de son propre bien. Qu'avait-il dérobé ? Ah ! s'il avait dérobé, le Seigneur ne le dirait-il pas? Cacherait-il ses fautes pour faire acception de sa personne, quoiqu'il nous défende de faire dans nos jugements acception de qui que ce soit? Veux-tu donc savoir en quoi , consiste la culpabilité de ce riche? ne cherche pas à connaître plus que ne te dit la Vérité même. " Il était riche, dit-elle, vêtu de pourpre et de fin lin, et faisant grande chère chaque jour ". Quel est enfin son crime ? Son crime, c'est ce pauvre couvert d'ulcères qu'il ne soulage pas, et ce fait prouve manifestement qu'il est sans entrailles. Car, mes bien-aimés, si ce malheureux qui gisait à sa porte, avait reçu de lui le pain nécessaire, serait-il écrit qu' " il désirait se rassasier des (124) miettes qui tombaient de la table du riche? " Ce crime seul, cette inhumanité avec laquelle il dédaignait le pauvre étendu devant sa porte sans lui donner les aliments convenables, lui mérita la mort ; une fois enseveli et plongé dans les tourments de l'enfer, il leva les yeux et vit le pauvre dans le sein d'Abraham. Mais pourquoi plus de détails? Là il soupirait après une goutte d'eau, lui qui n'avait pas donné une miette de pain: une avarice cruelle lui avait fait refuser; un arrêt plein de justice le condamna à ne pas obtenir (1). Or, si de tels châtiments sont réservés aux avares, à quoi ne doivent pas s'attendre les ravisseurs ?

4. Pour moi, me dit quelqu'un de ces ravisseurs, je ne ressemble pas à ce riche. Je donne des repas de charité, j'envoie du pain aux prisonniers, des vêtements à ceux qui n'en ont point et j'abrite les étrangers. —Ainsi tu crois donner ? Oui, si tu ne ravissais pas. Celui à qui tu donnes est dans la joie ; celui que tu dépouilles, dans les larmes : lequel des deux exaucera le Seigneur ? Tu dis à l'un : Remercie-moi de t'avoir donné; mais l'autre te dit de son côté : Je souffre de ce que tu m'as pris. De plus, ce que tu as pris à l'un, tu le conserves presque tout entier ; et ce que tu donnes à l'autre, est fort peu de chose ; et pourtant, eusses-tu donné absolument tout, Dieu n'aimerait pas encore cette conduite. Insensé, te dit-il, je t'ai commandé de donner, mais non pas du bien d'autrui. Si tu as quelque chose, donne de ce qui est à toi; si tu n'as rien à donner, mieux vaut ne donner rien que de dépouiller les autres.

Lorsque le Christ Notre Seigneur siégera sur son tribunal, et qu'il aura placé les uns à sa droite et les autres à sa gauche, il dira à ceux qui auront fait de bonnes oeuvres : " Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume " ; tandis qu'aux hommes stériles qui n'auront pas fait de bien aux pauvres, il parlera ainsi: " Allez au feu éternel ". Aux bons, que dira-t-il encore ? " Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ", et le reste. " Seigneur, reprendront ceux-ci, quand vous avons-nous vu endurer la faim ? — Ce que vous avez fait, répondra-t-il, à l'un des derniers d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait ". Insensé, qui veux faire l'aumône avec le bien usurpé, comprendras-tu enfin que si

1. Luc, XVI, 19-26.

tu nourris le christ en nourrissant un chrétien, dépouiller un chrétien c'est aussi dépouiller le Christ ? Remarque ce qu'il dira à ceux de la gauche: " Allez au feu éternels, Pourquoi ? Parce que j'ai eu faim et que vous ne m'avez pas donné à manger; j'ai été nu et vous ne m'avez pas donné de vêtement (1) ". — " Allez ". Où ? " Au feu éternel ". Oui allez-y. Pourquoi ? " Parce que j'ai été nu et que vous ne m'avez pas donné de vêtement ". Mais s'il doit aller au feu éternel, celui à qui le Christ dira : J'ai été nu, et tu ne m'as point donné de vêtement, quelle place occupera dans ces flammes celui à qui il pourra dire : J'avais des vêtements et tu m'en as dépouillé ?

5. Pour échapper à cette sentence et n'entendre pas le Christ t'adresser ces mots : J'avais des vêtements et tu m'en as dépouillé, voudrais-tu, contre la coutume établie, dépouiller le païen pour vêtir le chrétien? Ici encore le Christ te répondrait; oui il te répond ici même par l'organe d'un de ses ministres, si peu de chose que soit celui-ci : Ah ! prends garde de me faire tort ; car si un chrétien dépouille un païen, il l'empêchera de devenir chrétien. Insisterais-tu et dirais-tu : Mais ce n'est point par haine, c'est par amour de l'ordre que je lui inflige ce châtiment; je prétends, au moyen de cette sévère et salutaire correction, faire de lui un chrétien? Je t'écouterais et je te croirais, si tu donnais au chrétien toute la dépouille de ce païen.

6. Nous venons de parler contre ce vice qui jette partout le désordre au milieu de l'humanité; et personne ne nous contredit. Eh ! qui oserait s'élever par ses paroles contre une vérité si manifeste? Ainsi nous ne faisons point actuellement ce que prescrit l'Apôtre, puisque nous ne réfutons point de contradicteurs ; loin de réfuter des contradicteurs, nous parlons à des fidèles soumis, nous instruisons des hommes qui nous applaudissent. Hélas ! ce n'est point par des paroles , n'est-ce point par des actes qu'on nous contredit? Je rappelle à l'ordre et on dérobe; j'enseigne, on dérobe encore; je commande, on dérobe aussi; je reprends, on dérobe toujours; n'est. ce pas contredire ? Je dirai donc encore sur ce sujet ce que je crois nécessaire. Abstenez-vous, mes frères, abstenez-vous,

1. Matt. XXV, 34, etc.

125

mes enfants, abstenez-vous de l'habitude du vol; et vous qui gémissez sous la main des ravisseurs, abstenez-vous du désir de ravir. Un tel est puissant et il enlève le bien d'autrui; toi au contraire tu gémis sous sa main rapace; mais si tu ne fais pas comme lui, c'est que tu n'en as pas le pouvoir. Montre-moi ce pouvoir et je confesserai avec bonheur que la passion est domptée en toi.

7. L'Ecriture proclame heureux " celui qui n'a point couru après l'or, qui a pu transgresser et qui n'a point transgressé, faire le mal et ne l'a pas fait (1) ". Pour toi, tu n'as, dis-tu, refusé jamais de rendre le bien d'autrui. N'est-ce point parce que personne jamais ne te l'a confié, ou qu'on ne te l'a confié qu'en présence de plusieurs témoins ? Mais, dis-moi, l'as-tu rendu également quand toi et celui qui te le remettait, vous n'aviez pour témoin que le regard de Dieu ? Si tu l'as rendu alors, si après la mort du dépositaire tu as remis au fils ce que t'avait confié le père à son insu, je te louerai de n'avoir pas couru après l'or, d'avoir pu transgresser et de n'avoir pas transgressé, faire le mal et de ne l'avoir pas fait. Je te louerai également si tu as rendu sans délai le sac de monnaie que tu as pu trouver sur ton chemin et quand il n'y avait personne pour te voir.

Allons, mes frères, rentrez en vous-mêmes, examinez-vous, interrogez-vous, rendez-vous compte sans déguisement et jugez-vous, non pas en faisant acception de la personne, mais selon la justice rigoureuse. Tu es chrétien, tu fréquentes l'Eglise, tu écoutes la parole de Dieu et tu l'entends lire avec la plus sensible joie. Or, pendant que tu applaudis celui qui l'explique, je demande qu'on la pratique; oui, pendant que tu loues celui qui la prêche, je demande qu'on l'observe. Tu es donc chrétien, tu fréquentes l'Eglise, tu aimes la divine parole et tu l'écoutes avec plaisir. Eh bien ! voici une parole divine que je te présente, sache à sa lumière t'examiner et te peser, monter sur le tribunal de ta conscience pour comparaître toi-même devant toi-même, te juger et te corriger si tu te trouves en défaut. La voici donc. Dieu dit dans sa loi qu'il faut rendre ce qu'on a trouvé (2). Dans cette loi donnée par lui au premier peuple, pour qui le Christ n'était pas encore mort, il dit donc

1. Eccli. XXXI, 8, 10. — 2. Deut. XXII, 3.

qu'il faut rendre, comme étant le bien d'autrui, ce qu'on a trouvé. Ainsi, par exemple, si tu avais rencontré sur la route la bourse d'un autre, tu serais obligé de la lui rendre. Mais tu ne sais à qui elle appartient ? Vaine excuse d'ignorance que nul ne prétexte, s'il n'est esclave de l'avarice.

8. Voici pour votre charité, car les dons viennent de Dieu, et il en est parmi son peuple qui n'écoutent pas en vain sa parole; voici donc ce que fit un homme très-pauvre, pendant que nous étions établis à Milan. Cet homme était réduit à servir de valet à un grammairien; mais il était excellent chrétien, quoique son maître fût païen et méritât plutôt d'être debout à la porte qu'assis dans la chaire (1). Ce pauvre trouva une bourse qui contenait, si je ne me trompe, environ deux cents pièces d'argent. Pour observer la loi, il fit placer une affiche en public. S'il connaissait l'obligation de rendre la bourse, il ne savait à qui la remettre. Voici quel était le sens de cette affiche : Celui qui a perdu de l'argent n'a qu'à venir en tel endroit et demander un tel. Le malheureux qui avait perdu sa bourse et qui portait ses plaintes de tous côtés, ayant rencontré et lu cette affiche, s'empressa de suivre la direction indiquée. Pour n'être pas dupe d'un voleur, celui qui avait trouvé la bourse lui demanda comment elle était, quels en étaient le sceau et le contenu. Les réponses l'ayant satisfait, il la rendit. Au comble de la joie et désireux de témoigner sa reconnaissance, le premier lui offrit comme fa dîme, vingt pièces d'argent : il les refusa. Il le pria d'en accepter au moins dix: nouveau refus. Cinq au moins: refus encore. De mauvaise humeur, il jeta sa bourse : Je n'ai rien perdu, dit-il; non, je n'ai rien perdu si tu ne veux rien accepter. Quel combat ! mes frères, quelle lutte ! quel démêlé ! quel conflit ! Le monde en était le théâtre et Dieu le seul spectateur. Le pauvre pourtant se laissa vaincre; il accepta ce qu'on lui offrait, mais ce fut pour aller aussitôt le distribuer aux pauvres sans en garder chez lui la moindre parcelle.

9. Eh bien ! si j'ai fait quelque impression

1° Le texte porte Proscholus et désigne l'homme de peine destiné surtout à faire la police dans la classe. En disant que le maître méritait plutôt d'être à la porte, où se tenait le domestique, ante velum, qu'assis dans la chaire, l'humilité de saint Augustin laisse entendre que le maître dont il s'agit n'était autre que lui-même. Le trait est donc fort authentique. (Voir Conf. liv. i, ch. 13.)

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sur vos coeurs, si la parole de Dieu y a trouvé place, si elle y est à l'aise, suivez ses inspirations, mes frères; ne croyez pas perdre; au contraire, vous gagnerez beaucoup à faire ce que je vous dis. — Mais j'ai perdu vingt, j'ai perdu deux cents, cinq cents sous. — Qu'as-tu perdu? Cet argent est sorti de chez toi; mais c'est un autre et non pas toi qui l'a perdu d'abord. La terre n'est-elle pas comme une grande maison, comme une hôtellerie où vous êtes entrés tous deux, parce que vous êtes tous deux voyageurs en cette vie? L'un de vous y a donc déposé sa bourse, il l'a oubliée ; c'est-à-dire qu'elle est tombée pendant qu'il partait, et toi tu l'as trouvée ensuite. Or, qui es-tu? Un chrétien. Qui es-tu ? Un homme qui connais la loi, oui, un chrétien qui l'as entendue. Qui es-tu encore? Un cœur généreux qui as beaucoup applaudi en entendant cette loi. Eh bien ! si tes applaudissements étaient sincères, rends donc ce que tu as trouvé; autrement ces applaudissements seraient contre toi comme des témoins à charge. Soyez fidèles à rendre ce que vous avez trouvé; vous aurez le droit alors de crier contre l'iniquité des ravisseurs. N'es-tu pas ravisseur, lorsque tu ne rends pas ce que tu as trouvé ? C'est ravir autant que tu en es capable; et si tu ne ravis pas davantage, c'est que tu n'en as pas le pouvoir. Refuser de rendre le bien d'autrui, c'est prouver qu'on le dérobera dans l'occasion. La crainte seule t'empêche alors de le prendre : ce n'est pas faire le bien, c'est redouter le mal.

10. Quel mérite y a-t-il à redouter le mal? Le mérite, c'est de ne pas faire le mal; le mérite, c'est d'aimer le bien. Le larron aussi ne craint-il pas le mal? S'il ne le fait pas par impuissance, il n'en est pas moins larron; car c'est le cœur et non la main que Dieu a en vue. Un loup court à un troupeau de brebis, il cherche à y pénétrer, à égorger, à dévorer; mais les bergers veillent, les chiens aboient et le loup rendu impuissant n'enlève ni n'égorge rien : ne s'en retourne-t-il pas aussi loup qu'il est venu? Pour n'emporter pas de brebis, est-il devenu brebis, de loup qu'il était? Il venait avec fureur, il retourne avec frayeur n'est-ce pas toujours la fureur et la frayeur d'un loup? Toi donc qui veux juger, examine-toi : si tu reconnais que tu ne fais pas le mal quand tu pourrais le faire sans encourir la vengeance des hommes, vraiment tu crains Dieu. Personne n'est là, personne, si ce n'est toi, celui que tu maltraites et Dieu qui vous voit tous deux. Vois-le toi-même et crains; ce n'est pas assez: vois-le et non-seulement crains le mal, mais encore aime le bien. Il ne suffit pas en effet, pour être parfait, de ne pas faire le mal dans la crainte de l'enfer; je l'ose dire, s'il n'y a en toi que cette crainte, tu as bien la foi puisque tu crois au jugement à venir da Dieu, je suis heureux de voir en toi cette croyance, mais je tremble encore pour ton penchant au mal. Que veux-je dire? Qu'éviter le mal par crainte de l'enfer, ce n'est pas faire le bien par amour de la justice.

11. Il est donc bien différent de craindre la peine ou d'aimer la justice. Cet amour doit être pur dans ton coeur, c'est-à-dire qu'il doit te porter à désirer de voir, non pas le ciel et la terre, non pas les plaines transparentes de la mer, non pas les vains spectacles ni l'éclat et la splendeur des pierreries, mais ton Dieu lui-même. Désire donc de le voir, désire de l'aimer, puisqu'il est écrit : " Mes bien-aimés nous sommes les enfants de Dieu, et ce qui nous serons ne paraît pas encore; mais nous savons que lorsqu'il apparaîtra, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (1) ". Voilà, voilà pour quelle contemplation je t'engage à faire le bien et de plus à éviter le mal.

Supposons que tu désires jouir de la vue ton Dieu et que cet amour ne cesse de soupirer en toi durant ce pèlerinage. Le Seigneur toi Dieu veut t'éprouver, il te dit : Eh bien ! fais ce qu'il te plaît, contente tes passions, donne un libre cours à la débauche, multiplie tes actes de luxure et crois permis tout ce qui t'est agréable. Pour rien de tout cela je ne te punirai ne te jetterai dans les enfers, je te refuse seulement ma présence. Si tu trembles à ces mots, c'est que tu aimes Dieu; oui, si à ces paroles : Ton Dieu ne se laissera point voir à toi, ton cœur est ému de crainte, si tu regardes comme un grand malheur pour toi la privation de la vue de ton Dieu, c'est que toi amour est pur. Ah ! si ma parole rencontre el vous quelque étincelle de ce pur amour de Dieu, entretenez-la ; et pour l'accroître toutes vos forces, recourez à la prière, l'humilité, à la douleur de la pénitence, à l'amour de la justice, aux bonnes oeuvres, aux saints gémissements, à l'édification de la vie,

1. I Jean, III, 2.

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à la fidélité dans vos rapports avec vos frères. Soufflez, développez en vous cette étincelle précieuse du divin amour. Lorsqu'elle aura grandi, lorsque ses pures flammes auront produit comme un; immense embrasement, elle consumera en un clin d'oeil la paille des passions charnelles.

 

 

 

 

 

SERMON CLXXIX. LA PAROLE DE DIEU (1).

Analyse. — La Parole de Dieu nous impose deux devoirs, celui de l'écouter et celui de la pratiquer. I. Il est bien plus sûr d'écouter la parole de Dieu que de l'annoncer, et saint Augustin envie le bonheur de ceux qui n'ont qu'à l'entendre. Ce bonheur n'est-il pas comparable à celui de Marie assise aux pieds de Jésus ? Les oeuvres auxquelles se livre Marthe passeront, quoique la récompense méritée par elle ne doive pas passer. Mais l'occupation même de Marie ne passera pas; elle ne fera que se perfectionner. II. Quant au devoir de pratiquer la divine parole, il pèse sur les prédicateurs comme sur les auditeurs, et tous doivent l'accomplir intérieurement et extérieurement ; intérieurement par la pureté d'intention, extérieurement par la pureté de la vie et sa conformité aux divins commandements. Ecouter la sainte parole sans la pratiquer, c'est bâtir sur le sable ; l'écouter et la pratiquer, c'est bâtir sur le roc ; ne faire ni l'un ni l'autre, c'est ne pas même bâtir, c'est rester, sans aucun abri, exposé à tous les dangers. Il faut donc pratiquer, pratiquer sans s'inquiéter des défauts et des vices mêmes qui se peuvent rencontrer dans le prédicateur.

1. Le bienheureux Apôtre Jacques s'adresse aux auditeurs assidus de la parole divine et leur dit. " Pratiquez cette parole, sans vous "contenter de l'écouter; ce serait vous tromper a vous-mêmes ". Vous-mêmes, et non pas celui qui vous envoie cette parole, ni celui qui vous l'annonce.

Cette pensée jaillit de la source même de la vérité, et nous est présentée par la bouche infaillible d'un Apôtre. A notre tour donc, nous nous en emparons avec confiance pour en faire le sujet de cette exhortation ; mais en vous l'adressant nous n'aurons garde de nous oublier nous-mêmes. A quoi servirait de prêcher extérieurement la parole de Dieu, si d'abord on ne l'écoutait dans son coeur? Sommes-nous assez étrangers à l'humanité et à toute réflexion sérieuse, pour ne comprendre pas les dangers que nous courons en annonçant aux peuples la sainte parole ? Une chose pourtant nous encourage, c'est le secours que nous assurent vos prières au milieu de nos périlleuses fonctions. Mais pour vous montrer, mes frères, combien, à la place que vous occupez, vous êtes plus en sûreté que nous, je vous citerai une autre pensée du même Apôtre : " Que chacun de vous, dit-il, soit prompt à écouter et lent à parler ". Par égard donc à cette recommandation d'être prompts à écouter et lents à parler, un mot d'abord du devoir que nous accomplissons ; et après vous avoir dit pourquoi nous prêchons si souvent, je reviendrai au premier objet de ce discours.

2. Notre devoir est de vous exciter, non-seulement à écouter la parole de Dieu, mais encore à la pratiquer. Quel est pourtant l'homme qui ne nous juge, lorsque peu frappé de cette obligation il lit ces mots sacrés: " Que chacun soit prompt à écouter et lent à parler ? " N'est-ce pas d'ailleurs votre ferveur qui nous force à n'observer pas cette recommandation ? Mais quand je me jette ainsi au milieu des dangers, c'est pour vous une nécessité nouvelle de nous soutenir par vos prières.

Toutefois, mes frères, je vais vous faire un aveu auquel je vous demande d'ajouter foi , puisque vous ne pouvez lire dans mon coeur. Pour obéir aux ordres de mon seigneur et frère, votre évêque, ainsi que pour faire droit à vos instances, je vous parle fréquemment : ma joie solide n'est pourtant pas de prêcher, mais d'écouter. Oui, je le répète, ma joie solide est de pouvoir écouter, non pas de prêcher.

1. Jacq. I, 19, 22.

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Quand j'écoute, en effet, ma joie ne court aucun danger, je ne suis pas exposé à l'orgueil; car on n'a pas à craindre de tomber dans cet abîme, lorsqu'on s'appuie sur le roc inébranlable de la vérité. Voulez-vous une preuve de ce que je vous dis? Écoutez ces paroles: " Vous me donnerez, si je vous écoute, la joie et l'allégresse ". Ainsi mon bonheur est d'entendre. Le Prophète ajoute aussitôt : " Et mes ossements humiliés tressailleront de plaisir (1) ". C'est donc être humble que d'écouter, tandis que pour ne pas tomber, en prêchant, dans une vaine complaisance, il faut se comprimer. Si je ne m'enfle point alors, j'y suis exposé; au lieu qu'en écoutant, je jouis d'un bonheur aussi sûr qu'il est secret. A ce bonheur n'était pas étranger l'ami de l'Époux quand il disait : " L'Époux est celui à qui appartient l'épouse; pour l'ami de l'Époux, il est debout et l'écoute " ; et s'il est debout, c'est qu'il écoute. Aussi le premier homme resta-t-il debout, tant qu'il écouta Dieu, tandis qu'il tomba dès qu'il eut prêté l'oreille au serpent. Il est donc bien vrai que " l'ami de l'Époux est debout et l'écoute, et que de plus il est transporté de joie parce qu'il entend la voix de l’Epoux (2) ". Non pas sa propre voix à lui, mais la voix de l'Époux. Jean toutefois ne cachait pas publiquement aux peuples cette voix de l'Époux qu'il entendait secrètement.

3. C'est le bonheur dont Marie également avait fait choix, pendant qu'elle laissait sa soeur vaquer aux soins nombreux du service, pour demeurer assise aux pieds du Seigneur et entendre en repos sa parole. Si Jean était debout et Marie assise; Marie n'en était pas moins debout dans son coeur et Jean assis dans son humilité, car l'attitude de Jean est le symbole de la persévérance, comme celle de Marie, l'indication de l'humilité. Pour vous convaincre que l'attitude de Jean désigne la persévérance, souvenez-vous que le démon ne persévéra point et qu'il est écrit de lui : " Il a été homicide dès le commencement et n'est point resté debout dans la vérité (3) ". Pour vous convaincre aussi que la position de Marie symbolise l'humilité, voici ce que dit un psaume à propos de la pénitence : " Levez-vous après avoir été assis, vous qui mangez le pain de la douleur (4)". Pourquoi se lever après avoir été assis? C'est que " celui qui s'humilie sera élevé (5) ".

1. Ps. L, 10. — 2. Jean, III, 29. — 3. Jean, VIII, 44. — 4. Ps. CXXVI, 2. — 5. Luc, XIV, 11.

Maintenant, le Seigneur nous dira lui. même, en parlant de Marie assise à ses pieds et recueillant sa parole, quel bonheur il y a à l'entendre. Pendant que sa soeur était surchargée des préparatifs du service, elle se plaignait à Jésus même de n'être pas secondée par elle, et Jésus lui répondit: " Marthe, Marthe, à combien d'occupations tu te livres ! Il n'y a pourtant qu'une chose nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, laquelle ne lui sera point ôtée (1) ". Y avait-il du mal dans ce que faisait Marthe ? Eh ! qui de nous pourrait exalter suffisamment le mérite immense de donner l'hospitalité à des saints? Mais s'il y a tant de mérite à être hospitalier envers les saints, quel mérite bien plus considérable à pratiquer cette vertu envers le Chef même des saints et ses principaux membres, envers le Christ et ses apôtres? Vous tous qui aimez à exercer cette vertu, ne dites-vous pas, en entendant parler de ce que faisait Marthe: Oh ! qu'elle était heureuse, qu'elle était favorisée de recevoir le Seigneur même et d'avoir pour hôtes ses apôtres pendant qu'ils vivaient sur la terre? Ne te décourage pourtant point de ne pouvoir, comme Marthe, accueillir dans ta demeure le Seigneur avec ses apôtres; lui-même te rassure : " Ce que vous avez fait à l'un des derniers d'entre les miens, dit-il, vous me l'avez fait à moi (2) ". L'Apôtre donc nous prescrit quelque chose de bien grand, de bien impur. tant, quand il dit: " Partagez avec les saints qui sont dans le besoin, aimez à exercer l'hospitalité (3) ". Puis, louant cette vertu dans l'Épître aux Hébreux: " C'est elle, dit-il, qui a mérité à plusieurs d'abriter des anges à leur insu (4) ". Quel service magnifique ! quelle insigne faveur ! " Marie pourtant a choisi la meilleure part ", en demeurant assise, en repos et en écoutant, tandis que sa soeur allait et venait, se fatiguait et pensait-il tant de choses.

4. Le Seigneur montre néanmoins ce qui rendait meilleure la part de Marie. Après avoir dit: " Marie a choisi la meilleure part ", il ajoute aussitôt et comme pour répondre à notre désir d'en savoir la raison : " Laquelle ne lui sera point ôtée ". Que voir là, mes frères? Si la raison pour laquelle la part de Marie est préférable, est que cette part ne lui sera point ôtée , il s'ensuit sûrement que l'autre

1. Luc, X, 38, 42. — 2. Matt. XXV, 40. — 3. Rom. XII, 13. — 4. Héb. XII, 2.

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part choisie par Marthe ne lui sera pas conservée toujours. Oui, quiconque fournit aux saints ce qui est nécessaire à la vie corporelle, ne le fera pas toujours; il n'aura pas toujours à leur rendre ces services. Pourquoi les leur rend-on en effet, sinon parce qu'ils sont faibles? Pourquoi encore, sinon parce qu'ils sont mortels ? Pourquoi, sinon parce qu'ils ont faim et soif ? Mais qu'éprouveront-ils de tout cela, lorsque ce corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité, et que ce corps mortel sera devenu immortel? Quel service à rendre au besoin, lorsqu'il n'y aura plus de besoin ? Alors donc il n'y aura plus de travail,. mais on en aura la récompense. Comment donner à manger, quand nul n'aura faim? à boire, quand personne n'aura soif? A qui offrir l'hospitalité, quand il n'y aura point d'étranger?

C'était afin de pouvoir récompenser de la pratique de la charité, que le Seigneur daignait se laisser dans le besoin avec ses apôtres. S'il avait faim et soif, ce n'était point par nécessité, c'était par bonté. Il était bon que le Créateur de toutes choses fût dans le besoin;. car c'était un moyen de rendre heureux qui (assisterait. De plus, quand on assistait ainsi le Sauveur, que lui donnait-on ? qui lui donnait? où prenait-on pour lui donner? et à qui donnait-on ? Que donnait-on ? A manger au pain même. Qui -lui donnait? Celui qui voulait recevoir de lui bien davantage. Où prenait-on? Chacun donnait-il de ce qui lui appartenait? Mais que possédait-on qu'on ne l'eût reçu? A qui enfin donnait-on? N'est-ce pas à Celui qui avait créé tout à la fois, et ce qu'on lui donnait, et celui qui lui donnait? Quel noble service ! quel emploi magnifique ! quelle immense faveur ! Et pourtant " Marie a choisi la meilleure part, laquelle ne lui sera point ôtée ". Ainsi donc la part de Marthe passe; mais, je le répète, sa récompense ne passe point.

5. La part même de Marie ne passe point. Voici comment. D'où venait, dites-moi, la joie de Marie en écoutant ? Que mangeait-elle ? Que buvait-elle? Savez-vous ce qu'elle mangeait, ce qu'elle buvait ? Demandons-le au Seigneur même; demandons-lui quel banquet il prépare à ses amis. " Heureux, dit-il, ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés (1)" . — C'est à cette fontaine, c'est

1. Matt. V, 6.

dans ce grenier que- puisait Marie les quelques miettes qu'elle mangeait avec avidité aux pieds du Seigneur. Le Seigneur lui donnait bien alors autant qu'elle pouvait prendre ; mais ni ses disciples, ni ses apôtres mêmes n'étaient alors capables de recevoir autant qu'il donnera un jour au céleste festin. Aussi leur disait-il: "J'ai encore beaucoup de choses à vous enseigner; mais vous ne sauriez les entendre encore (1) ". Je demandais donc d'où venait le bonheur de Marie; ce qu'elle mangeait, ce qu'elle buvait dans son coeur avec une avidité si soutenue. C'était la justice, la vérité. La vérité faisait ses délices, elle écoutait la vérité; elle aspirait à la vérité, soupirait après elle; elle en avait faim et elle la mangeait; soif et elle la buvait; elle se rassasiait ainsi sans rien retrancher à ce qui lui servait de nourriture. Quelles étaient les délices de Marie? Que mangeait-elle? Je m'arrête à cette idée, parce qu'elle fait mes délices à moi-même. Je l'ose donc déclarer, elle mangeait Celui qu'elle entendait. Elle mangeait la vérité; mais n'a-t-il pas dit: " Je suis la Vérité (2)? " Que dire encore ? Lui se laissait manger, comme étant un pain, car il a dit aussi : " Je suis le pain descendu du ciel (3) ". Voilà, voilà le pain qui nourrit sans s'épuiser.

6. Je prie votre charité de se rendre ici fort attentive. Servir les saints , leur préparer à manger, leur offrir à boire, pour eux dresser la table, préparer un lit, leur laver les pieds et les recevoir dans sa demeure, tout cela, disons-nous , doit passer. Mais qui oserait avancer que si maintenant nous vivons de la vérité, nous n'en vivrons plus, une fois parvenus à l'immortalité? N'est-il pas vrai que nous ne pouvons aujourd'hui recueillir que des miettes et qu'alors nous serons assis à la table de Dieu même? C'est de ces aliments spirituels que parlait le Sauveur, lorsque faisant l'éloge de la foi du centurion, il disait : " En " vérité je vous le déclare, je n'ai pas trouvé dans Israël une foi aussi grande. Aussi, je vous l'annonce , beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et prendront place, avec Abraham, Isaac et Jacob, au festin du royaume des cieux (4) ". Loin de nous la pensée de comparer ces aliments célestes à ceux dont il est question dans ce passage de l'Apôtre : " La nourriture est pour l’estomac, et

1. Jean, XVI, 12. — 2. Jean, XCV, 16. — 3. Ib. VI, 14. — 4. Matt. VIII, 10, 11.

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l'estomac pour la nourriture; mais Dieu détruira l'un et l'autre (1) ". Il détruira? C'est qu'on ne ressentira plus la faim. Mais la nourriture qu'on prendra alors durera toujours. C'est la récompense qu'il promet de donner à ses saints dans son royaume: " En vérité je vous le déclare, dit-il, il les fera mettre à table; lui-même passera et les servira (2) ". Que signifie: " Il les fera mettre à table ", sinon : Il les fera reposer, reposer complètement? Et: " Il passera lui-même et les servira? " Qu'il les servira après avoir passé ici, car le Christ a passé ici, et il nous faudra le rejoindre dans ce séjour où il ne passe plus. Le mot Pâque en hébreu signifie passage; à quoi fait allusion le Sauveur, ou plutôt son Evangéliste , lorsqu'il dit : " L'heure étant venue pour lui de passer de ce monde à son Père (3) ". Or, si dès maintenant il nous sert, et quelle nourriture ! à quoi ne devons-nous pas nous attendre alors? La part choisie par Marie devait donc croître plutôt que de passer. Eh ! quand le cœur humain jouit de la lumière de la vérité, de l'abondance de la sagesse; quand surtout ce cœur humain est un coeur fidèle et saint, à quelles délices comparer ce qu'il ressent? D'aucune autre satisfaction on ne saurait même dire qu'elle est moindre; ce serait comme laisser croire qu'en augmentant elle pourra égaler ces divines délices. Ici donc point de degré moindre, point de comparaison à établir les joies sont de nature trop différente. Pourquoi en ce moment êtes-vous tous si attentifs, si appliqués? Pourquoi cette émotion et ce plaisir quand vous voyez la vérité? Que voyez-vous alors? Que saisissez-vous ? Quelle couleur brillante a frappé vos regards ? Quelle forme, quelle figure a passé devant vous ? Quelle en était la grandeur, quels en étaient les membres, quelle en était la beauté corporelle? Rien de tout cela; et pourtant vous aimez; applaudiriez-vous ainsi, si vous n'aimiez pas ? Or, aimeriez-vous, si vous ne voyiez rien? Oui, sans que je vous montre ni formes corporelles, ni couleurs, ni contours, ni mouvements cadencés, sans que je vous montre rien de tout cela, vous voyez, vous aimez, vous applaudissez. Ah ! si maintenant la vérité a tant de charmes, que n'aura-t-elle point alors? " Marie a choisi la meilleure part, laquelle ne lui sera point ôtée ".

1. I Cor. VI, 13. — 2. Luc, XII, 37. — 3. Jean, XIII, 1.

7. Autant que je l'ai pu et que le Seigneur a daigné m'en faire la grâce, j'ai montré à votre douce, charité combien vous êtes plus en sûreté en restant debout pour écouter, que nous en prêchant. Ne faites-vous pas aujourd'hui ce que tous nous ferons plus tard? Dans la patrie en effet il n'y aura plus personne pour porter la parole ; le Verbe se portera lui-même. Mais aujourd'hui votre devoir est de pratiquer et le nôtre de vous y exciter, puisque vous êtes auditeurs, et nous prédicateurs. Tous néanmoins nous sommes auditeurs, auditeurs dans cette partie secrète de nous-mêmes où ne pénètre aucun regard humain, auditeurs dans le coeur, dans l'intelligence où vous parle Celui qui vous porte à applaudir ; car je ne fais, moi, qu'un bruit extérieur de paroles; c'est Dieu qui émeut votre âme, et c'est là que nous devons tous écouter.

Mais tous aussi nous devons pratiquer et extérieurement et intérieurement en présence de! Dieu. Comment pratiquer intérieurement ? " Parce que quiconque voit une femme pour la convoiter a déjà commis avec elle l'adultère dans son coeur (1) ". On peut donc être coupable de ce crime sans qu'aucun homme s'en aperçoive, mais non sans que Dieu châtie. Quel est alors celui qui pratique intérieurement? Celui qui ne voit pas pour convoiter. Et celui qui pratique extérieurement? " Romps ton pain pour celui qui a faim (2) ". Le prochain te voit alors : Dieu seul distingue cependant quelle est l'intention qui t'anime. " Observez " donc " la parole ", mes frères, " sans vous contenter de l'entendre, ce qui serait vous séduire vous-mêmes " ; vous-mêmes et non pas Dieu ni celui qui prêche. Ni aucun prédicateur ni moi ne lisons dans votre cœur ; nous ne pouvons juger ce que vous faites par le travail intérieur de vos pensées. Mais si l'homme ne peut voir cela, Dieu le distingue, le coeur humain ne peut avoir pour lui de replis cachés. Il voit avec quelle intention tu écoutes, ce que tu penses, ce que tu retiens, combien tu profites de ses grâces, avec quelle insistance tu le pries, comment tu lui demandes ce que tu n'as pas et comment tu lui rends grâce de ce que tu possèdes : Lui qui doit te demander compte de tout, connaît tout cela. Nous pouvons bien, nous, distribuer les richesses dû Seigneur; lui-même viendra les réclamer,

1. Matt. V, 28. — 2. Isaïe, LVIII, 7.

131

car il a dit: " Mauvais serviteur, tu devais mettre mon argent à la banque , et je l'aurais en venant réclamé avec les intérêts (1) " .

8. Prenez donc garde, mes frères, de vous séduire vous-mêmes; car il ne vous suffit pas d'être venus avec empressement entendre la parole de Dieu ; il faut, sans vous relâcher, mettre en pratique ce que vous écoutez. S'il est beau d'entendre, n'est-il pas bien plus beau d'accomplir ? En n'écoutant pas, en négligeant de le faire, tu ne bâtis rien. Ecouter sans pratiquer, c'est préparer un renversement. Voici la comparaison frappante qu'a faite Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même pour expliquer cette vérité : " Celui, dit-il, qui entend ces paroles que je publie et qui les accomplit, je le comparerai à l'homme sage qui bâtit sa maison sur la pierre. La pluie est descendue, les fleuves sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle n'est pas tombée ". Pourquoi ? " Parce qu'elle était fondée sur la pierre ". Ainsi écouter et pratiquer, c'est bâtir sur la pierre, puisqu'écouter c'est bâtir. " Mais, poursuit le Sauveur, celui qui entend ces paroles que je publie et qui ne les accomplit pas, je le comparerai à un insensé qui bâtit ". Lui donc aussi bâtit. Que bâtit-il ? " Il bâtit sa maison ". Mais comme il n'accomplit pas ce qu'il entend, il ne fait en entendant que " bâtir sur le sable ". Ainsi donc écouter sans pratiquer, c'est bâtir sur le sable ; écouter et pratiquer, c'est construire sur la pierre; mais n'écouter même pas, c'est ne bâtir ni sur la pierre ni sur le sable. Et qu'arrive-t-il ? " La pluie est descendue, les fleuves sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle s'est écroulée et sa ruine a été grande (2) ". Quel triste spectacle !

9. Quelqu'un sans doute me dira : Ai-je besoin d'écouter ce que je ne dois pas accomplir, puisque en écoutant sans pratiquer je ne bâtirai que des ruines. N'est-il pas plus sûr de n'écouter pas ? — Le Seigneur n'a point voulu, dans sa comparaison, toucher à ce point de la question ; il a pourtant donné la solution à entendre. Dans cette vie, en effet, la pluie, les vents et les fleuves sont toujours en mouvement. Quoi ! C'est pour n'être pas renversé

1. Luc, XIX, 22,23. — 2. Matt. VII, 24-27.

par eux que tu ne bâtis pas sur la pierre ? C'est pour qu'ils ne renversent pas ta demeure dans leur course que tu ne bâtis pas même sur le sable ? Tu veux donc, en n'écoutant pas, rester sans abri. Voici la pluie, voici les vents; cours-tu moins de dangers, pour être enlevé, dépouillé de tout ? Eh ! quel sort ne te prépares-tu point ? Non, détrompe-toi, tu ne te mets pas en sûreté en n'écoutant pas; sans abri et sans vêtements, tu seras inévitablement abattu, emporté et submergé. Or, si c'est un mal de bâtir sur le sable, un mal encore de ne bâtir pas, c'est qu'on ne fait bien qu'en bâtissant sur la pierre. Oui, c'est mal de n'écouter pas ; mal aussi d'écouter sans pratiquer; il n'y a donc qu'à écouter et à pratiquer. " Accomplissez la parole, sans vous contenter de l'entendre ; ce qui serait vous tromper vous-mêmes ".

10. N'est-il pas à craindre qu'en vous excitant ainsi je ne vous fasse tomber dans le désespoir, au lieu de vous encourager par mes paroles? Peut-être en effet que dans cette assemblée si nombreuse, quelqu'un, deux ou plusieurs se disent: Je voudrais savoir si celui qui nous parle de la sorte fait lui-même ce qu'il entend ou ce qu'il adresse aux autres. Je lui réponds: " Peu m'importe d'être jugé par vous ou par un tribunal humain ". Sans doute, je puis savoir en partie ce que je suis aujourd'hui; j'ignore ce que je serai demain. Pour toi qui t'inquiètes ainsi de moi, sois tranquille sous ce rapport ; Dieu le veut. Si je fais ce que je dis ou ce que j'entends, " soyez mes imitateurs, comme je le suis du Christ (1) ". Si au contraire je prêche sans pratiquer, écoute cette recommandation du Sauveur: " Faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font ". Concluons que si tu me loues pour avoir bonne idée de moi, et que si tu m'accuses pour en penser mal, tu ne te justifies pas. Eh ! comment te justifierais-tu en lançant l'accusation contre un prédicateur indigne de la vérité qui t'annonce la parole de Dieu et qui vit mal; puisque ton Seigneur, ton Rédempteur, puisque Celui qui a répandu son sang pour te racheter, pour t'enrôler sous ses drapeaux et de toi, son serviteur, faire son propre frère, te défend de me mépriser et te crie : " Faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils

1. I Cor. IV, 3, 16.

132

font; car ils disent et ne font pas (1)? " Ils disent bien et font mal; pour toi écoute le bien et te garde de faire mal.

1. Matt. XXIII, 3.

Tu objecteras. Comment un homme mauvais peut-il m'enseigner à être bon ? " Cueille-t-on des raisins sur des épines (1) ? "

1. Ib. VII, 16. — Cette objection n'est pas résolue ici. Elle l’est précédemment. serm. XLVI, n. 22 CL, n. 10.

 

 

 

SERMON CLXXX. DU SERMENT (1).

ANALYSE. — Deux questions sur ce grave sujet que le saint Docteur n'a pas osé traiter encore. I. Pourquoi le serment est-il interdit par saint Jacques et par Notre-Seigneur? Premièrement c'est que le serment expose l'homme au parjure; secondement c'est que le parjure est un crime énorme qui donne la mort à l'âme. Aussi , II. Que faut-il faire pour se corriger de l'habitude de jurer? Premièrement il faut s'y appliquer de toutes ses forces, par-dessus tout, dit saint Jacques, et on peut réussir, saint Augustin en est une preuve. On doit secondement s'abstenir de demander le serment, à moins, bien entendu, d'une nécessité spéciale et extraordinaire. Il faut troisièmement ne jurer pas même par les faux dieux, ce qui serait un scandale. Quatrièmement enfin, il suffit pour se délivrer de cette coutume funeste, d'y résister sérieusement pendant trois jours.

1. La première leçon de l'apôtre saint Jacques qui nous a été lue aujourd'hui, demande à être examinée; c'est pour ainsi dire une obligation qui nous est imposée. Ce qui principalement vous y a frappés, c'est qu'avant tout vous ne devez pas jurer; mais c'est une question difficile à traiter. S'il est réellement défendu de jurer, qui n'est coupable? Que le parjure soit un péché et un péché énorme, nul n'en doute. Mais dans le passage que nous étudions l'Apôtre ne dit pas: " Avant tout ", mes frères, gardez-vous de vous parjurer, mais " gardez-vous de jurer ". Déjà Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même avait fait dans l'Evangile une recommandation semblable. " Vous savez, y dit-il, qu'il a été dit aux anciens: Tu ne te parjureras pas; pour moi je vous le dis : Ne jurez ni par le ciel, car il est le trône de Dieu; ni par la terre, car elle est l'escabeau de ses pieds; tu ne jureras pas non plus par ta tête, parce que tu ne peux rendre un seul de tes cheveux blanc ou noir. Que votre langage soit: Oui, oui; non, non; car ce qui est de plus vient du mal (2) ". Le texte précité de l'Apôtre est si conforme à cet avertissement du Seigneur, que c'est évidemment le même ordre donné par Dieu. Aussi l'auteur

1. Jacq. V,12. — 2. Matt. V, 33-37.

de la recommandation évangélique n'est-il pas différent de celui qui a dit par l'organe de l'Apôtre: " Avant tout, mes frères, ne jurez ni par le ciel ni par la terre, et ne faites aucun autre serment que ce soit. Que votre langage soit: Oui, oui; non, non ". Il n’y a ici de différence que ces mots: " Avant tout ", ajoutés par l'Apôtre. C'est ce qui vous a si vivement frappés, c'est aussi ce qui accroît la difficulté de la question.

2. Il est sûr en effet que les saints ont juré et que Dieu même, en qui ne se trouve absolument aucun péché, a juré le premier: " Le Seigneur l'a juré et il ne s'en repentira point, vous êtes prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech (1) ". Ainsi a-t-il promis avec serment, à son Fils, l'éternité du sacerdoce, Nous lisons encore : " Je jure par moi-même, dit le Seigneur (2)" ; et cet autre serment: " Je vis, dit le Seigneur (3) ". De même donc que l'homme jure par Dieu, ainsi Dieu jure par lui-même. Ne s'ensuit-il pas qu'il n'y a point de péché à jurer ? Comment soutenir que c'est un péché, puisque Dieu a juré? Ne serait-ce.pas un affreux blasphème ?Dieu est sans péché, et il jure ; il n'y a donc pas de crime à jurer, mais plutôt à se parjurer?

1. Ps. CIX, 4. — 2. Gen. XXII, 16. — 3. Nomb. XIV, 28.

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Peut-être pourrait-on répondre qu'en fait de serment il ne faut pas prendre modèle sur le Seigneur notre Dieu ; car dès qu'il est Dieu ne saurait se parjurer, et à lui seul par conséquent il est permis de jurer. Quand les hommes font-ils de faux serments ? Quand ils se trompent ou sont trompés. En effet, ou on croit vrai ce qui est faux, et on jure témérairement ; ou bien on voit, on soupçonne au moins la fausseté d'une chose et on l'affirme avec serment comme étant vraie ; le serment est alors un crime. Entre ces deux faux serments il y a donc une différence. Voyons d'abord l'homme qui croit vrai ce qu'il affirme; il le croit vrai, mais la chose est fausse. Cet homme ne fait pas un parjure volontaire ; il est trompé en prenant pour vrai ce qui est faux, il ne fait pas volontairement un serment faux. Voyons ensuite celui qui connaît la fausseté et qui la soutient comme une vérité; oui, il affirme avec serment ce qu'il sait être faux. N'est-ce pas un monstre exécrable qu'il faut bannir de la société humaine ? Qui aime une telle conduite ? Qui ne l'abhorre ? On peut faire une troisième supposition. Un homme croit une chose fausse et il l'affirme comme vraie, mais il se trouve que réellement elle est vraie. Ainsi, par exemple et pour plus de clarté, tu lui demandes : A-t-il plu en cet endroit ? Il croit qu'il n'y a pas plu , mais il a intérêt à dire qu'il y a plu ; et quoiqu'il pense le contraire, quand on lui demande

Y a-t-il plu réellement ? Oui, répond-il, et il jure. Il est vrai qu'il y a plu, mais il l'ignore, il croit même le contraire; il est donc parjure; tant l'intention influe sur le caractère de la parole ! La langue n'est pas coupable si l'âme ne l’est d'abord.

Quel est, hélas ! celui qui ne se trompe, tout en cherchant à ne tromper pas ? Quel est l'homme inaccessible toujours à l'erreur ? Et pourtant on ne cesse de jurer, les serments se multiplient,ils sont souvent en plus grand nombre que les simples paroles. Ah ! si on examinait combien de fois on jure dans un jour, combien de fois on se blesse, combien de fois on se frappe et on se perce du dard de sa langue, quelle partie de soi-même trouverait-on exempte de meurtrissures? Ainsi donc, parce que le parjure est un crime énorme, l'Ecriture t'a indiqué le plus court chemin pour y échapper ; c'est de ne jurer pas.

3. Que te dirai-je encore, mon ami ? De jurer selon la vérité ? Sans doute, sans doute, en jurant selon la vérité, tu ne pèches pas, non. Mais tu es homme, tu vis au milieu des tentations, enveloppé dans la chair; tu es poussière foulant la poussière, pendant que ce corps qui se corrompt appesantit l'âme, pendant que cette maison de boue abat l'esprit rempli de tant de soucis (1). Or, au milieu de tant de pensées incertaines et frivoles, de vaines conjectures et d'humaines perfidies, comment n'être pas séduit par ce qui est faux dans la région même de la fausseté ? Veux-tu donc t'éloigner du parjure ? Garde-toi de jurer. On peut en jurant jurer quelquefois selon la vérité ; mais il est impossible en ne jurant pas d'affirmer le mensonge avec serment. C'est à Dieu de jurer; car il jure sans danger, car rien ne le trompe et il n'ignore rien, et étant incapable d'être trompé, il ne sait non plus tromper personne. Quand il jure, c'est lui-même qu'il prend pour témoin. De même qu'en jurant tu invoques son témoignage, ainsi quand il jure, lui-même en appelle à lui-même. Mais toi, en le prenant à témoin, pour attester peut-être un mensonge, tu fais intervenir en vain le nom du Seigneur ton Dieu (2). Afin donc de ne te point parjurer, ne jure pas. Le parjure est un précipice dont le jurement est comme le bord ; d'où il suit qu'en jurant on en approche et qu'on s'en éloigne en ne jurant pas. On pèche et on pèche gravement en jurant faux ;on ne pèche pas en jurant vrai, mais on ne pèche pas non plus en ne jurant pas du tout. Toutefois en ne péchant pas pour ne pas jurer, on reste éloigné du péché ; tandis qu'on s'en approche en ne péchant pas pour jurer vrai. Suppose que tu marches en un endroit où tu as, à droite, une plaine immense et sans écueil, et à gauche un abîme. De quel côté préfères-tu te porter ? Est-ce sur le bord ou loin de l'abîme ? Tu t'en éloigneras sans doute. C'est ainsi qu'en jurant on marche sur le bord du précipice, et l'on est d'autant plus exposé à y tomber qu'étant homme on n'a pas le pied ferme. Heurte-toi ou viens à glisser, tu tombes dans cet abîme. Et pour y rencontrer quoi ? Le châtiment dû aux parjures. Tu voulais ne jurer que selon la vérité, écoute plutôt le conseil de Dieu, et ne jure pas.

4. Pourtant, si le serment était un péché,

1. Sag. IX, 15. — 2. Exod. XX, 7.

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l'ancienne loi même ne dirait point: " Tu ne te parjureras point, mais tu accompliras le serment fait par toi au Seigneur (1) ". Nous y serait-il commandé d'accomplir un péché ? — Il est vrai, Dieu te dit: Si tu jures, c'est-à-dire, si tu jures vrai, je ne te condamnerai point. Mais te condamnerai-je si tu ne jures pas? Il est, poursuit-il, deux choses que je ne condamnerai jamais : jurer vrai et ne jurer pas, tandis que je réprouve le faux serment. Le faux serment est désastreux, le serment vrai est dangereux ; on ne court aucun péril en ne jurant pas.

Je savais que cette question est difficile, et j'en fais l'aveu devant votre charité , toujours j'ai évité de la traiter. Mais puisque aujourd'hui Dimanche, on a lu comme sujet du discours que je vous dois adresser, le passage où il en est fait mention, j'ai cru que le ciel même m'inspirait de vous en entretenir. Si donc Dieu veut que je vous en parle, il veut aussi que vous m'écoutiez sur ce point. Je vous en conjure, ne dédaignez pas ce sujet, comprimez la mobilité de vos pensées, retenez l'activité de vos langues. Non, non, ce n'est pas sans raison qu'après avoir cherché toujours à échapper à cette question, je me sens aujourd'hui contraint de l'aborder et d'en occuper votre charité.

5. Ce qui doit vous convaincre encore que le serment conforme à la vérité n'est pas un péché, c'est que l'apôtre Paul sûrement a juré. " Chaque jour, mes frères, je meurs, par la gloire que je reçois de vous en Jésus-Christ Notre-Seigneur (2) ". Ces mots par la gloire, sont une formule de serment. " Je meurs; par la gloire que je reçois de vous ", ne signifie donc,pas que cette gloire me fait mourir. On dit bien: Un tel est mort par le poison, il est mort par l'épée, il est mort par une bête, il a été tué par son ennemi, c'est-à-dire sous les coups de son ennemi, parle moyen de l'épée, du poison ou par tout autre moyen. Ce n'est pas dans ce sens que l'Apôtre s'écrie : " Je meurs, par la gloire que je reçois de vous". Le texte grec ne permet aucune équivoque. Il suffit de le lire pour y découvrir une formule authentique de serment. En umeteran laukheste, y est-il dit. En ton Teon est un serment pour le grec; vous qui chaque jour entendez des Grecs et qui savez le grec, vous en êtes convaincus, et

1. Lévit. XIX, 12. — 2. I Cor. XV, 3.

ces expressions signifient: Par Dieu. Aussi personne ne doute que l'Apôtre n'ait juré en prononçant ces mots. " Par la gloire que je reçois de vous " ; mais ce n'est pas une gloire humaine. Aussi ajoute-t-il: " En Jésus-Christ Notre-Seigneur ". Il fait ailleurs encore un serment aussi certain que formel: " Je prends Dieu à témoin sur mon âme, dit-il; je prends Dieu à témoin sur mon âme, que c'est pour vous épargner que je ne suis pas encore venu à Corinthe (1) ". Ailleurs encore, écrivant au Galates : " En vous écrivant ceci, dit-il, voici, devant Dieu, que je ne mens pas (2) ".

6. Appliquez-vous, je vous en prie, et suivez avec attention. Si mes paroles ne vous frappent pas assez vivement, attribuez-le aux difficultés du sujet; vous en profiterez toutefois si vous savez vous en pénétrer. L'Apôtre donc a juré. Ah ! ne vous laissez pas égarer par ces esprits qui pour distinguer ou plutôt pour ne comprendre pas les formules de serment, répètent que ce n'en est pas de dire: Dieu sait, Dieu est témoin, j'en appelle à Dieu par mon âme que je dis la vérité. Il a invoqué Dieu, objectent-ils, il l'a cité comme témoin: était-ce jurer? Ce langage prouve qu'eux-mêmes, en en appelant au témoignage de Dieu, n'ont en vue que de mentir. Mais quoi donc, ô coeur pervers et dépravé, c'est jurer que de dire; Par Dieu ; et ce n'est pas jurer de prononcer ces mots : Dieu m'est témoin ? Eh ! Par Dieu ne signifie-t-il pas. Dieu m'est témoin? Dieu m'est témoin exprime-t-il autre chose que; Par Dieu ?

7. Que veut dire jurer, jurare, sinon rendre ce qui est dû, jus, à Dieu, quand on jure par Dieu ; à son salut, quand on jure par son salut ; et à ses enfants, quand on jure par eux? Maintenant, que devons-nous à notre salut, à nos enfants, à notre Dieu, sinon vérité, charité et non pas mensonge ? Il y a surtout serment véritable, lorsqu'on en appelle à Dieu; de plus, lorsqu'on dit : Par mon salut, on le remet entre les mains de Dieu, comme en jurant par ses enfants on les dévoue à Dieu afin qu'il fasse, retomber sur leur tête ce que fon dit, la vérité, si c'est la vérité, et la fausseté, si c'est elle. Or, si en jurant par ses enfants, par sa tête ou par son salut, on engage à Dieu tout cela ; ne le fait-on pas beaucoup plus lorsqu'on ose dans un parjure faire intervenir

1. II Cor, I, 23. — 2. Gal. I, 20.

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Dieu lui-même? On craindrait de se parjurer au nom d'un fils, et on ose se parjurer au nom de son Dieu ? Dirait-on intérieurement Je crains que mon fils ne meure, si par lui je fais un faux serment ; mais Dieu ne meurt pas; que craindre donc pour lui en jurant faux par lui ? Sans doute, Dieu ne perd rien, si tu jures faux par lui ; c'est toi qui perds beaucoup en prenant Dieu à témoin pour tromper ton frère. Supposition : Tu fais quelque chose en présence de ton fils, puis tu dis à un ami, à un parent ou à tout autre: Je ne l'ai pas fait; tu vas même jusqu'à mettre la main sur la tête de ce fils que tu as eu pour témoin et jusqu'à dire: Par son salut, je ne l'ai pas fait. Tout tremblant sous la main de son père sans la craindre néanmoins, mais redoutant la main divine, ce fils ne s'écrierait-il point : Non, non, mon père, ne fais pas si peu de cas de mon salut ; tu as invoqué sur moi le témoignage de Dieu, je t'ai vu, tu as fait ce que tu nies, abstiens-toi du parjure ; il est vrai, tu es mon père, mais je crains davantage mon Créateur et le tien ?

8. Toutefois, quand tu en appelles au témoignage de Dieu, Dieu ne te dit pas : Je t'ai vu, ne jure pas, tu l'as fait; et pourtant tu redoutes qu'il ne te donne la mort. Mais c'est toi qui te la donnes auparavant. De ce qu'il ne dit pas : Je t'ai vu, conclurais tu que tu t'es dérobé à ses regards? Eh! n'est-ce pas lui qui s'écrie : " Je me suis tu, je me suis tu ; me tairai-je toujours (1) ? " D'ailleurs ne dit-il pas souvent Je t'ai vu? ne le dit-il pas en punissant le parjure? Il est vrai, il ne frappe pas tous les parjures, et c'est pourquoi ce crime se propage.

J'en suis sûr, dit-on, un tel m'a fait un faux serment, et il vit. — Il t'a fait un faux serment, et il vit? — Oui, il a fait un faux serment, et il vit; assurément il a juré faux. — Tu te trompes. Ah ! si tu avais des yeux pour constater comme il est mort ; si tu comprenais ce que c'est qu'être mort et ce que c'est que ne l’être pas, tu saurais qu'il l'est réellement. Rappelle-toi seulement l'Ecriture, et tu seras convaincu que loin d'être vivant comme tu te l'imagines, ce parjure est mort. Parce que ses pieds marchent, parce que ses mains touchent, que ses yeux voient, que ses oreilles entendent et que ses autres organes remplissent suffisamment

1 Isaïe, XLII, 14.

leurs fonctions, tu crois cet homme vivant. C'est son corps qui est vivant; quant à son âme, quant à cette portion meilleure de lui-même, elle est morte. La maison est vivante, celui qui l'occupe est mort. — Comment, répliqueras-tu, l'âme est-elle morte, quoique le corps soit vivant? Le corps aurait-il la vie si l'âme ne la lui communiquait ? Comment peut être morte cette âme qui fait vivre le corps ? — Ecoute, voici la doctrine.

Le corps de l'homme est l'oeuvre de Dieu, et l'âme également son oeuvre. C'est par l'âme que Dieu fait vivre le corps, et l'âme il la fait vivre, non par elle, mais par lui. Il s'ensuit que l'âme est la vie du corps, et Dieu la vie de l'âme. Le corps meurt quand l'âme le quitte; l'âme meurt à son tour, lorsque Dieu s'en sépare. L'âme quitte le corps si ce dernier reçoit un coup d'épée; et Dieu ne quitterait point l'âme quand elle est blessée par le parjure? Veux-tu constater que le coupable dont tu parles est vraiment mort? Lis ce passage de l'Ecriture : " La bouche qui ment donne la mort à l'âme (1) ". Tu croirais que Dieu voit et punit le parjure, si celui qui vient de te tromper par un faux serment expirait tout à coup. S'il expirait sous tes yeux, c'est son corps qui expirerait. Qu'est-ce à dire ? C'est son corps qui rejetterait le souffle qui l'anime. Expirer, en effet, c'est rejeter le souffle qui fait vivre le corps. Mais en se parjurant, il a repoussé le souffle ou l'esprit qui faisait la vie de son âme. Il est donc mort, mais à ton insu; il este mort, mais tu ne le vois pas. Tu vois bien un cadavre étendu sans son âme ; tu ne saurais voir une âme infortunée privée de son Dieu. Crois-le donc, appelles-en au regard de la foi. Non, aucun parjure ne reste impuni, aucun; il porte son châtiment avec lui. Il serait puni sans doute, si dans sa propre demeure un bourreau lui torturait le corps; le bourreau de sa conscience est au fond de son coeur et on dira encore que son crime est impuni?

Que dis-tu, néanmoins? — Cet homme m'a fait un faux serment, et pourtant il vit, il est dans la joie, dans les plaisirs; pourquoi me parler de ce qui est invisible? — Parce que Dieu, invoqué par lui, est invisible lui-même. Il a juré par l'Etre invisible, il est frappé d'une invisible peine. — Mais, il vit, reprends-tu encore, il est même tout frémissant et tout

1. Sag. I, 11.

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bouillant au milieu des plaisirs. — Si tu dis vrai, ces mouvements qui l'agitent et qui l'échauffent, sont comme les vers qui rongent son âme morte. Aussi tout homme prudent, dont le flair intérieur est resté pur, se détourne de ces parjures qui vivent dans les délices ; il ne veut ni les voir ni les entendre. Pourquoi cette aversion, sinon parce que l'âme morte exhale une odeur infecte?

9. Maintenant, mes frères, voici en peu de mots la conclusion de ce discours; puissé-je vous mettre au coeur une salutaire sollicitude ! " Avant tout gardez-vous de jurer ". Pourquoi " avant tout? " C'est un crime énorme de se parjurer, mais il n'y a point de faute à jurer vrai; pourquoi donc dire : "Avant tout, gardez-vous de jurer ? " L'Apôtre devait dire: Avant tout, gardez-vous d'être parjures; mais non: "Avant tout, gardez-vous de jurer ", dit-il. Est-ce plus de mal de jurer que de dérober? de jurer que d'être adultère? Je ne parle pas de jurer faux, mais simplement de jurer; or, est-ce plus de mal de jurer que de tuer un homme? Lourde nous cette idée. Il y a péché à tuer, à commettre l'adultère, à dérober; ce n'est pas un péché de jurer, mais c'en est un de jurer faux. Pourquoi donc " Avant tout ? " C'est pour nous tenir en garde contre notre langue. " Avant tout " signifie Soyez singulièrement attentifs, veillez avec soin pour ne contracter pas l'habitude de jurer. Tu dois être en quelque sorte en sentinelle contre toi-même : " Avant tout ", te voilà, pour t'observer, élevé au-dessus de tout. C'est que l'Apôtre sait combien tu jures. Par Dieu, par le Christ, je le tue; combien de fois parles-tu ainsi dans un jour, dans une heure ? Tu n'ouvres guère la bouche que pour ces sortes de serments. Et tu ne voudrais pas que l'on dît: " Avant tout ", afin de te rendre tout à fait attentif sur cette habitude funeste; afin de te porter à examiner tout ce qui te concerne, de te mettre sérieusement en garde contre tous les mouvements de ta langue, de te tenir en éveil et de te faire réprimer cette habitude détestable? Prête donc l'oreille à ces mots: " Avant tout ". Tu étais endormi ; je te frappe en disant: " Avant tout ", je te frappé avec des épines. A quoi donc t'invite " Avant tout? " A veiller avant tout, à être avant tout attentif.

10. Nous aussi nous avons, Hélas ! juré souvent; nous avons eu cette hideuse et meurtrière habitude. Mais je le déclare devant votre charité, depuis que nous nous sommes mis au service de Dieu, et que nous avons compris l'énormité du parjure , nous nous sommes senti saisi de crainte, et cette crainte profonde nous a aidé à réprimer cette fatale habitude. Une fois réprimée, elle perd de sa force, tombe en langueur, puis elle expire pour être remplacée par une bonne.

Toutefois nous ne voulons point dire que nous ne jurons jamais; ce serait mentir. Pour mon propre compte, je jure; mais seulement, je le crois, lorsque j'y suis contraint par une nécessité sérieuse. Ainsi je remarque qu'on ne me croit pas si je ne fais serment, et qu'on perd beaucoup à ne pas me croire : c'est une raison que je pèse, une circonstance que j'examine avec soin ; puis, pénétré d'une crainte profonde, je dis : Devant Dieu, ou bien : Dieu m'est témoin ; ou encore : Le Christ sait que je parle sincèrement. Je comprends que c'est plus .que de dire : " Oui, oui, non, non " ; et que " ce plus vient du mal " ; mais ce n'est pas du mal de celui qui jure, c'est du mal de celui qui ne croit pas. Aussi le Seigneur ne dit-il pas que celui qui fait plus est coupable; il ne dit pas : Que votre langage soit : oui, oui, non, non; dire plus, c'est être mauvais; il dit : " Que votre langage soit : oui, oui, non, non; ce qui est de plus vient du mal (1) ". A toi de chercher du mal de qui ?

Ce n'est pas, hélas ! ce que présentent les moeurs détestables des hommes. On te croit, et tu jures ; on n'exige pas ton serment, et lu le fais ; tu le fais devant ceux mêmes qui en ont horreur; tu ne cesses de jurer, n'es-tu pas coupable de quelque parjure ? Vous imagineriez-vous donc, mes Frères, que si l'apôtre Paul avait su que les Galates eussent ajouté foi à ses paroles, il leur aurait dit avec serment: " Quant à ce que je vous écris, voici, devant Dieu, que je ne ments pas (2)? " Mais s'il en voyait parmi eux qui croyaient, il en voyait d'autres qui ne croyaient pas. Toi donc aussi ne refuse pas le serment lorsqu'il est nécessaire. Il vient du mal sans doute, mais du mal de celui qui l'exige; car il est pour toi un moyen indispensable, soit de te justifier, soit d'accomplir un autre devoir pressant. N'oublie pas d'ailleurs qu'il est bien différent de se voir imposer le serment ou de l'offrir soi-

1. Matt. V, 37. — 2. Gal. I, 20.

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même, et quand on l'offre, de l'offrir à qui ne te croit pas et de l'offrir légèrement à qui te croit.

11. Réprime donc de toutes tes forces et ta langue et cette habitude funeste. N'imite pas ces hommes qui répondent, quand on leur parle : Tu dis vrai ? je n'en crois rien ; tu n'as pas fait cela? je ne le crois pas; que Dieu soit juge, prête-moi serment. De plus, quand on exige ainsi le serment , il y a encore une énorme différence entre savoir ou ne savoir pas que celui qui le prête fera un serment faux. Si on l'ignore et que pour croire cet homme on lui dise : Jure; je n'ose affirmer qu'il n'y a pas péché, mais c'est sûrement une occasion de péché. Si au contraire on est sûr que quelqu'un a fait ce qu'il nie, si on l'a vu le faire et qu'on le contraigne à jurer, on est homicide. Le parjure se donne lui-même la mort; mais celui qui le contraint de jurer lui saisit la main et la pousse contre lui. Arrive-t-il qu'un larron consommé est invité par un homme qui ignore s'il est coupable, de jurer qu'il n'a pas dérobé, qu'il n'a pas fait le crime dont il s'agit? Un chrétien ne peut jurer, répond-il; il ne lui est pas permis de prêter serment quand on le lui demande; or, je suis chrétien, je ne puis donc jurer. Use alors d'adresse avec lui, change de propos, cesse de parler de l'affaire sur laquelle tu le questionnais; parle-lui de différentes bagatelles, et tu le surprendras jurant des milliers de fois, lui qui fa refusé de jurer une seule fois. Ah ! mes frères, cette coutume affreuse de jurer sans motif, sans que personne l'exige, sans que nul ne révoque en doute tes paroles, de jurer chaque jour et si souvent chaque jour, extirpez-la du milieu de vous, qu'elle ne se retrouve plus jamais ni sur vos langues ni sur vos lèvres.

12. Mais c'est une habitude, dit-on; c'est une habitude qu'on suivra, lors même que je m'y soustrairais. N'est-ce pas pour cela que l'Apôtre disait : " Avant tout? — Avant tout ", qu'est-ce à dire ? Prends ici tes précautions par-dessus toutes choses ; applique-toi à ce devoir plus qu'aux autres. Une habitude invétérée demande plus d'efforts qu'une habitude légère. S'il s'agissait d'ouvrages manuels, il serait bien facile de commander à ta main de n'agir pas; s'il fallait marcher, tu pourrais aisément, malgré les réclamations de la paresse, te déterminer à te lever et à te mettre en route. Mais la langue a le mouvement si facile ! dans un endroit toujours humecté, elle y glisse si aisément ! Aussi plus ses mouvements sont aisés et rapides, plus tu dois te montrer ferme. Pour la dompter, il te faut -veiller; pour veiller, il te faut craindre; et pour craindre, songer que tu es chrétien. Le parjure est un si grand mal, que ceux mêmes qui adorent les pierres redoutent de prêter devant elles un faux serment. Et toi, tu ne crains pas ce Dieu qui partout est présent, ce Dieu vivant qui sait tout, qui subsiste éternellement et qui se venge de ses contempteurs? L'idolâtre en fermant son temple y laisse la pierre qu'il adore et rentre chez lui; il a donc enfermé son Dieu , et néanmoins quand on lui dit : Jure par Jupiter, il redoute son regard comme s'il était là.

13. Mais, je le déclare devant votre charité, en appeler à une pierre même pour un faux serment, c'est être parjure. Pourquoi cette observation? Parce que beaucoup sont ici dans l'illusion en croyant que jurer par ce qui n'est rien, c'est n'être pas coupable de parjure. N'es-tu point parjure en jurant faux par ce que tu crois saint? — Oui, mais je ne crois pas à la sainteté de cette pierre. — Et celui à qui tu jures y croit. Or, quand tu jures, ce n'est ni pour toi, ni pour la pierre, mais pour ton prochain. C'est donc à un homme que tu fais serment devant cette pierre; mais Dieu n'est-il pas là? Si la pierre ne t'entend pas parler, Dieu te punit pour chercher à tromper.

14. Avant tout donc, mes frères, je vous conjure de faire en sorte que ce ne soit pas inutilement que Dieu m'a pressé de vous entretenir de ce sujet. Je vous l'avoue de nouveau devant lui : j'ai souvent évité d'aborder cette question; je craignais de rendre plus coupables ceux qui ne se rendraient ni à mes avertissements ni aux ordres de Dieu; j'ai craint davantage aujourd'hui de résister à l'obligation de parler. Serais-je d'ailleurs trop peu récompensé de mes sueurs présentes, si tous ceux qui m'ont applaudi criaient en même temps contre eux-mêmes et s'engageaient à ne plus. se nuire en jurant faux; si tant d'hommes qui m'ont prêté l'attention la plus parfaite, se montraient désormais attentifs contre eux-mêmes; s'ils se prêchaient, une fois rentrés dans leurs foyers et lorsque par mégarde ils se seront laissés aller à une de ces paroles qui leur sont trop ordinaires; si l'on se répétait (138) l'un à l'autre : Voilà ce qu'on nous a dit aujourd'hui, voilà le devoir qui nous oblige. Qu'on ne retombe pas aujourd'hui, surtout pendant le temps qui suivra immédiatement ce discours, qu'on ne retombe pas aujourd'hui, je parle par expérience, et demain on retombera moins facilement. Que si l'on ne retombe pas demain, on aura moins de peine à se surveiller, attendu qu'on sera aidé par l'effort de la veille. Trois jours suffisent pour guérir de cette maladie funeste. Oh ! comme nous serons heureux de ce résultat dont vous jouirez, car vous vous préparerez un bien immense en vous délivrant d'un aussi grand mal.

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

 

 

 

 

 

SERMOM CLXXXI. NUL ICI-BAS SANS PÉCHÉ (1).

ANALYSE. — L'apôtre saint Jean dit en termes formels que se croire sans péché c'est se faire illusion. Les Pélagiens toutefois se prétendent sans péché et ils s'appuient sur le texte de saint Paul où il est dit que le Christ a voulu se faire une Eglise sans tache et sans ride. Mais, 1° ne confessent-ils pas souvent qu'ils sont pécheurs, et s'ils ne croient pas ce qu'ils disent, n'est-ce pas une preuve que réellement ils sont pécheurs ? 2° L'Oraison dominicale nous oblige tous de demander pardon de nos fautes; nous y obligerait-elle si nous n'en avions pas? 3° S'il est dit que Jésus-Christ a voulu se former une Eglise qui fût sans tache et sans ride, c'est que ce but est réellement le sien ; il prétend que cette Eglise emploie sur la terre les moyens de sanctification qu'il lui a octroyés, surtout la confession des péchés, la prudence dans la conduite, le pardon des ennemis et la prière fervente et c'est ainsi qu'elle parviendra à être sûrement au ciel et sans tache et sans ride.

1. Le bienheureux apôtre Jean, dont les écrits sont aussi salutaires que vrais, dit entre autre choses : " Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous. Mais si nous avouons nos fautes, Dieu est fidèle et juste pour nous les remettre et pour nous purifier de toute iniquité". Ce langage du bienheureux Jean, ou plutôt de Notre-Seigneur Jésus lui-même, qui parlait par sa bouche, nous enseigne que dans cette chair, que dans ce corps corruptible, que sur cette terre, au milieu de ce siècle pervers et dans cette vie pleine de tentations, personne n'est exempt de péché. La pensée est absolue et ne demande point d'explication: "Si nous prétendons, dit-il, être sans péché". Eh ! qui donc en est exempt? " Pas même l'enfant qui n'est que depuis un jour sur cette terre", dit l'Ecriture (2). Cet enfant, il est vrai , n'en a point commis lui-même, mais il a hérité de ses parents. D'où il suit que personne ne peut prétendre avoir été toujours exempt de péché. Il y a plus : l'âme

1. I Jean, I, 8, 9. — 2. Job, XIV, 4, selon Sept.

fidèle est entrée avec foi dans le bain régénérateur et toutes ses fautes lui ont été pardonnées; maintenant elle vit dans la grâce et dans la foi, elle est devenue un membre du Christ et le temple de Dieu; mais tout membre du Christ et tout temple de Dieu qu'elle soit, si elle prétend alors être sans péché, elle s'illusionne et la vérité n'est point en elle; oui, elle ment, si elle ose dire : Je suis juste.

2. Il y a toutefois des outres enflées, des hommes pleins d'orgueil, des hommes qui n'ont pas de grandeur réelle, mais qui s'enflent et se gonflent misérablement jusqu'à oser dire qu'il est des hommes sans péché, qu'il est dans cette vie des justes qui n'en ont absolument aucun. Ces hommes sont des hérétiques nommés Pélagiens ou Célestiens. Leur répond-on : Que prétendez-vous? Quoi ! est-il un seul homme qui vive ici sans péché, qui n'en commette absolument aucun, ni d'action, ni de parole, ni de pensée? Avec l'orgueil venteux dont ils sont remplis, ils répondent aussitôt. Mieux vaudrait pourtant qu'ils en finissent avec cet esprit d'orgueil, qu'ils le rejetassent tout entier pour garder le silence, en (139) d'autres termes, pour devenir humbles au lieu d'être enflés comme ils sont. Ils répliquent donc: Non, ces hommes saints et fidèles à Dieu ne peuvent se rendre coupables d'aucun péché absolument, ni en action, ni en parole, ni en pensée même. Ajoute-t-on : Mais quels sont ces hommes justes exempts de tout péché? L'Eglise entière, répliquent-ils. Je pourrais m'étonner d'en rencontrer un, deux, trois, dix, autant qu'en cherchait Abraham, car de cinquante Abraham descendit jusqu'à dix (1). Pour toi, hérétique, tu m'assures que l'Eglise entière est juste. Comment le prouveras-tu? — Je le sais. — Donne tes preuves, je t'en conjure, car tu me feras grand plaisir si tu parviens à me démontrer que l'Eglise tout entière, que chacun des fidèles' est exempt de tout péché. — Voici mes preuves. — D'où les tires-tu ? — Dés paroles de l'Apôtre. — Que dit l'Apôtre. — " Le Christ a aimé l'Eglise ". — Je t’entends, je reconnais ces mots comme étant bien de l'Apôtre. — " La purifiant par le baptême d'eau avec la parole de vie, pour la rendre à ses yeux une, Église glorieuse, n'ayant ni tache, ni ride, ni rien de semblable (2) ". Voilà de grands coups de tonnerre éclatant dans la nue. L'Apôtre est comme une nuée du ciel et le bruit de ses paroles nous fait trembler.

3. Avant toutefois d'examiner dans quel sens l'Apôtre a parlé ainsi, dites-nous , oui, dites-nous si vous êtes justes ou si vous ne l'êtes pas. — Nous sommes justes, répondent-ils. — Ainsi vous êtes sans péché? Ni jour ni nuit, jamais vous ne faites, vous ne dites jamais, jamais vous ne pensez rien de mal? — Ils n'osent pas l'affirmer. Et que répondent-ils? II est vrai, nous sommes pécheurs, mais nous parlons des saints et non pas de nous. — Pourtant êtes-vous chrétiens? Je ne vous demande pas: Etes-vous justes, mais : Etes-vous chrétiens? — Ils n'osent le nier; nous sommés chrétiens, répondent-ils. — Vous êtes donc fidèles? -Vous êtes donc baptisés? — Sans aucun doute. — Alors tous vos péchés vous ont été remis? — Oui. —Comment donc êtes-vous encore pécheurs? — Pour vous réfuter cet argument me suffit. Vous êtes chrétiens, vous êtes baptisés, vous êtes fidèles, vous êtes membres de l'Eglise, et vous avez encore des taches et des rides? Comment expliquer que

1. Gen. XVIII, 24-32. — 2- Ephés. V, 25-27.

l'Eglise est maintenant sans ride ni tache, puisque vous en êtes et la tache et la ride? Voudriez-vous ne reconnaître d'autre Église que celle qui serait exempte de ride et de tache? Alors séparez-vous de ses membres, séparez-vous de son corps avec vos taches et vos rides. — Mais pourquoi leur dire encore de se séparer de l'Eglise, quand ils l'ont déjà fait? Dès qu'ils sont hérétiques, ils sont hors de son sein, ils sont séparés d'elle avec leur impureté. Ah ! revenez et écoutez, écoutez et croyez.

4. Peut-être direz-vous dans votre coeur gonflé et enflé : Pouvions-nous avancer que nous sommes justes? Et l'humilité ne nous obligeait-elle pas à nous avouer pécheurs? — Ainsi c'est l'humilité qui te fait mentir? Tu es juste, tu es sans péché, et par humilité tu te dis pécheur. Comment t'accepter comme fidèle témoin pour autrui, quand tu es pour toi un faux témoin ? Tu es juste, tu es sans péché, et tu te dis pécheur; n'est-ce pas être faux témoin contre toi? Dieu n'agrée pas cette humilité menteuse. Examine ta vie, ouvre ta conscience. Comment? tu es juste et tu ne peux que t'avouer pécheur? Ecoute Jean; il va te répéter encore ce qu'il vient de dire avec tant de vérité : " Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous ". Pour toi, tu es sans péché et tu te prétends pécheur; la vérité n'est pas en toi. Jean en effet n'a pas dit: " Si nous prétendons être sans péché ", l'humilité n'est point en nous, mais: " Nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous ". Ainsi nous mentons, si nous prétendons être sans péché. Jean redoutait le mensonge; tu ne le redoutes donc pas, toi, puisqu'étant juste, tu te dis pécheur? Comment alors t'accepter à titre de témoin dans une cause étrangère, quand tu ments pour ta propre cause? Ce sont les saints mêmes que tu représentes comme coupables, en déposant faussement contre toi. Que feras-tu pour autrui, si tu te diffames de la sorte? Qui pourra échapper à tes calomnies, lorsque tu élèves contre toi-même des accusations mensongères ?

5. Nouvelles questions : Es-tu juste ou pécheur? — Pécheur, réponds-tu. — Tu ments, puisque ta bouche ne dit pas de toi ce qu'en pense ton coeur. Conséquemment, en admettant que tu n'eusses pas été pécheur, dès que tu ments, tu commences à l'être. C'est par (140) humilité, dis-tu, que nous nous avouons pécheurs; mais Dieu voit que nous sommes justes. Tu ments donc par humilité, et il s'ensuit que si auparavant tu n'étais pas pécheur, ton mensonge te rend tel. La vérité n'est en toi que si en te disant pécheur tu reconnais l'être ; et la vérité en elle-même demande que tu dises ce que tu es. Comment, maintenant, voir l'humilité là où règne la fausseté ?

6. Laissons enfin les paroles de saint Jean. Tu dis que l'Eglise n'a ni tache, ni ride, ni rien de semblable, et qu'elle est sans péché. Or, viendra pour cette Eglise l'heure de la prière, toute l'Eglise va prier. Tu n'es pas de son corps, viens pourtant à la prière que lui a enseignée le Seigneur même, viens examiner, viens, dis " Notre Père qui êtes aux cieux ". Continue :. " Que votre nom soit sanctifié; que votre règne arrive ; que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel; donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour". Poursuis encore : " Remettez-nous nos dettes". Dis-moi, hérétique, quelles sont tes dettes ? Aurais-tu emprunté quelque argent à ton Dieu? — Non. — Je ne pousserai pas plus loin mes questions à ce sujet : le Seigneur va nous expliquer quelles sont ces dettes dont nous demandons la remise. Lisons ce qui suit : " Comme nous remettons à ceux qui nous doivent ". Expliquez, Seigneur. " Car, si vous remettez aux hommes leurs péchés "; ainsi vos dettes sont vos péchés, " votre Père aussi vous remettra les vôtres ". O hérétique, que cette prière enfin te ramène, puisque tu t'es montré sourd aux vrais enseignements de la foi. " Remettez-nous nos dettes ": dis-tu cela, oui ou non? Si tu ne le dis pas, c'est en vain que ton corps est dans l'Eglise, tu es réellement séparé d'elle. Cette prière est en effet la prière de l'Eglise ; c'est un enseignement émané de l'autorité de Dieu même; car c'est lui qui a dit : " Priez de cette manière (1) " ; et il l'a dit à ses disciples, il l'a dit à ses Apôtres, il nous l'a dit à nous, faibles agneaux, tout en le disant aux béliers de son troupeau sacré. Ah ! considérez donc quel est celui qui parle ainsi et à qui il parle. C'est la Vérité même qui parle à ses enfants, le Pasteur des pasteurs aux béliers du troupeau. " Priez ainsi : Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent ". C'est le Roi qui

1. Matt. VI, 9-14.

s'adresse à ses soldats, le Seigneur à ses serviteurs, le Christ à ses Apôtres, la Vérité aux hommes, la Grandeur même aux petits. Je sais ce qui se passe en vous, dit-il; je vous soulève, je vous pèse à ma balance, oui, je vous dis ce qui se passe en vous, car je le sais bien mieux que vous ne le savez. Dites donc : " Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent".

7. A toi maintenant; homme juste et saint, sans tache et sans ride, réponds-moi: Cette prière de l'Eglise est-elle pour les fidèles on pour les catéchumènes? Elle est sans aucun doute pour les chrétiens régénérés, c'est-à-dire baptisés; mieux encore, pour les fils de Dieu, Si elle n'était pas pour les fils de Dieu, de quel front y oserait-on dire : " Notre Père, qui êtes aux cieux? " Eh bien ! vous, justes et saints, où êtes-vous ? Etes-vous, oui ou non, des membres de l'Eglise? Vous en étiez, mais vous n'en êtes plus, Ah ! plaise à Dieu que dans votre état malheureux vous entendiez nos rai sons et reveniez à la foi ! Considérez : si toute l'Eglise répète : " Remettez-nous nos dettes", il s'ensuit que ne prononcer pas ces paroles, c'est être réprouvé. Il est vrai, nous qui redisons cette demande, nous sommes réprouvés aussi, en ce sens que nous sommes pécheurs, jusqu'à ce que nous soyons exaucés; mais en faisant ce que vous ne faites pas, c'est-à-dire, eu confessant nos péchés, nous nous en purifions, pourvu toutefois que nous pratiquions ces autres paroles : " Comme nous remettons à ceux qui nous doivent ". Que deviens-tu donc, ô hérétique, qu'on te nomme Pélagien ou Célestien ? L'Eglise entière s'écrie : " Remettez-nous nos dettes ". C'est une preuve qu'elle porte des taches et des rides.

Mais cet aveu aplanit ces rides et lave testa. cher. L'Eglise se soutient par la prière, elle se purifie par l'aveu qu'elle y fait, et tant qu'il aura vie sur la terre elle se soutiendra parce moyen. De plus, lorsque chaque fidèle aura quitté son corps, Dieu lui remettra tout ce qu'il avait à remettre. Les prières de chaque jour éteignent ces dettes; voilà pourquoi le fidèle sort purifié et pourquoi l'Eglise entre comme un or affiné dans les trésors divins, où elle est véritablement et sans tache et sans ride. Or, si c'est là qu'elle n'a ni ride ni tache, que faut-il ici demander? Le pardon. Le pardon efface la tache et aplanit la ride. Où Dieu étend-il cette ride pour l'aplanir? Le dirai-je ? (141) sur la perche du divin soutien, sur la croix du Christ. N'est-ce pas sur cette croix, sur cette perche que pour nous il a répandu son sang ? O fidèles, vous savez quel témoignage vous rendez à ce sang après l'avoir reçu, puisque vous répondez : AMEN. Vous savez quel sang a été versé pour vous obtenir la rémission de vos fautes.

Voilà comment l'Eglise perd ses taches et ses rides, comment elle s'étend après avoir été purifiée sur l'arbre de la croix. C'est dans cette vie même que peut s'accomplir cette transformation; c'est maintenant que le Seigneur se fait une Eglise glorieuse, sans ride ni tache ; mais c'est au-delà de ce monde qu'il la fait paraître dans toute sa beauté. Son but est donc de dissiper en nous et les taches et les rides. Grand ouvrier, il est a la fois excellent médecin et artiste incomparable. Après nous avoir ôté nos taches en nous lavant, il nous étend sur le bois sacré pour aplanir nos rides. Quoique sans ride et sans tache, n'y a-t-il pas été étendu lui-même? Mais c'était pour nous et non pour lui, c'était afin de nous rendre sans tache et sans ride. Ah ! demandons-lui d'achever son oeuvre, de nous placer ensuite dans ses greniers, dans ces lieux heureux où nous. n'aurons plus à être foulés.

8. Pour toi, qui élevais la voix, tu es bien sans tache et sans ride ? Alors, que fais-tu dans l'Eglise, puisqu'elle dit : " Remettez-nous nos dettes? " Elle avoue qu'elle a des dettes à remettre. Ne pas l'avouer, ce n'est pas pour cela n'en point avoir, c'est empêcher que la remise en soit faite. Donc ce qui nous guérit, c'est la confession, c'est la réserve et l'humilité de la vie, c'est la prière faite avec foi, c'est la contrition du coeur, ce sont ces larmes sincères qui jaillissent du fond de l'âme pour obtenir le pardon de ces fautes sans lesquelles il nous est impossible de vivre.

Oui, la confession nous guérit; l'apôtre Jean ne dit-il pas: " Si nous confessons nos péchés, Dieu est fidèle et juste pour nous les a remettre et pour nous purifier de toute iniquité? " Cependant, de ce que je rappelle que nous ne pouvons être ici-bas sans péché, il ne s'ensuit pas que nous devions nous livrer ni à l'homicide, ni à l'adultère, ni à ces autres péchés mortels qui tuent du premier coup. Ces crimes sont étrangers à tout chrétien animé de la vraie foi et d'une sainte confiance; il ne commet que des fautes qui peuvent s'effacer par l'oraison de chaque jour. Ainsi redisons chaque jour avec humilité et dévotion : " Remettez-nous nos dettes ". Mais c'est à la condition que nous pratiquerons en même temps ce qui suit : " Comme nous remettons nous" mêmes à ceux qui nous doivent ". Ce contrat est sérieux, c'est un engagement véritable, une condition arrêtée avec Dieu. O homme, si on te doit, tu dois aussi. Mais Dieu, dont tu t'approches pour lui demander la remise de ce que tu lui dois, ne doit rien, et on lui doit, à lui. Cependant voici ce qu'il te dit : Je n'ai pas de dettes, tu en as; tu me dois en effet, et ton frère te doit. Tu es mon débiteur, tu as aussi un débiteur. Tu es mon débiteur, pour avoir péché contre moi; ton frère est ton débiteur, pour t'avoir offensé. Eh bien ! ce que tu feras envers ton débiteur, je le ferai avec le mien ; si tu lui fais remise, je te la fais ; si tu tiens à ce qu'il te doit, je tiens aussi à être payé. Mais toi, en ne pardonnant pas, tu fais ton malheur.

Ainsi donc, que nul ne prétende être sans péché ; mais aussi gardons-nous d'aimer le péché, haïssons-le, mes frères ; si nous ne pouvons en être complètement exempts, ne laissons pas de le haïr. Evitons d'abord les péchés graves, évitons aussi de toutes nos forces les péchés légers. Pour moi, dit je ne sais qui, je suis sans péché. — Dupe de toi-même, la vérité n'est pas en toi. — Prions avec zèle pour obtenir de Dieu notre pardon; mais pratiquons aussi ce que nous répétons, et remettons à ceux qui nous doivent, puisqu'on nous remet alors. En redisant et en accordant chaque jour cette grâce, nous l'obtenons pour nous chaque jour. Incapables de vivre ici sans péché, nous en sortirons exempts.

 

 

 

 

 

SERMON CLXXXII. DE LA CROYANCE A L'INCARNATION (1).

142

ANALYSE. — Dans ce discours et dans le discours suivant, qui n'est que comme une seconde partie de celui-ci, saint Augustin veut faire comprendre la vérité de cette assertion de saint Jean l'évangéliste, que tout esprit, croyant véritablement à l'Incarnation, vient de Dieu, et qu'il n'y a pour venir de Dieu que ceux qui y croient de cette sorte. Après avoir rapporté le texte et en avoir établi le sens; donc, conclut-il, les Manichéens ne viennent pas de Dieu, puisqu'ils nient ouvertement l'incarnation du, Christ. En vain s'appuient-ils sur le texte même de saint Jean pour essayer de prouver la réalité des deux natures opposées qu'ils présentent comme les principes de toutes choses. Il est évident que d'après l'Apôtre c'est l'erreur môme et non l'homme qui ne vient pas de Dieu ; ce qui démontre en même temps que la nature humaine n'est pas une partie de Dieu, puisque Dieu ne saurait se tromper. Or, non-seulement l'homme se trompe, mais il pèche encore très-souvent par faiblesse. L'orateur termine en annonçant qu'il continuera dans le discours suivant le développement du même sujet.

1. Pendant qu'on lisait l'apôtre saint Jean, nous avons entendu l'Esprit-Saint nous dire par sa bouche: " Mes bien-aimés, gardez-vous de croire à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour savoir s'ils viennent de Dieu ". Je répète, car il est nécessaire de répéter et d'imprimer fortement, avec la grâce de Dieu, ce texte dans vos esprits: " Mes bien-aimés, gardez-vous d'ajouter foi à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour savoir s'ils viennent de Dieu ; parce que beaucoup de faux prophètes se sont élevés dans le monde ". Le Saint-Esprit nous défend donc de croire à tout esprit ; de plus, il fait connaître le motif de cette défense. Quel est ce motif ? " C'est que beaucoup de faux prophètes se sont élevés dans le monde ". D'où il suit que mépriser cette défense et avoir confiance en tout esprit, c'est se jeter nécessairement dans les bras des faux prophètes, et, ce qui est pire, outrager les prophètes de vérité.

2. Une fois sur la réserve, à cause de cette défense, ne va-t-on pas me dire: J'entends, je n'oublierai pas, je veux obéir, car ni moi non plus je ne veux pas me briser contre les faux prophètes ? Eh ! qui voudrait être dupe du mensonge ? Or, le faux prophète est un prophète de mensonge. Voici un homme religieux; il ne veut pas tromper. Voici un impie et un sacrilège ; il veut bien tromper, mais il ne veut pas être trompé. Il s'ensuit que si les bons ne veulent pas tromper, ni les bons ni les méchants ne veulent être déçus. Qui donc veut

1. I Jean, IV, 1-3.

être séduit par les faux prophètes ? Je connais le conseil que l'on me donne; mais ce n'est mais que malgré soi qu'on se laisse abuser par un faux prophète. J'ai entendu cette défense de Jean, ou plutôt du Seigneur s'exprimant par sa bouche : " Gardez-vous de croire à tout esprit ". J'y acquiesce, je veux m'y conformer. Il ajoute : " Mais éprouvez les esprits, pour savoir s'ils viennent de Dieu "; Comment les éprouver ? Je désirerais le faire ; mais ne puis-je me tromper? Et pourtant, si je n'éprouve pas les esprits qui viennent de Dieu, je me jetterai inévitablement dans ceux qui ne viennent pas de lui, et conséquemment je serai dupe des faux prophètes. Que faire donc ? Que considérer ? Oh ! si non content de nous avoir dit : " Gardez-vous de croire tout esprit, mais éprouvez quels esprits viennent! de Dieu ", saint Jean nous daignait indiquer encore à quels signes on les reconnaît ! — Eh bien ! ne t'inquiète pas, écoute. " Voici comment se distingue l'Esprit de Dieu ", dit-il. Que voulais-tu savoir? Le moyen d'éprouver que les esprits viennent de Dieu. Or, " voici comment se distingue l'Esprit de Dieu ", dit encore saint Jean, saint Jean et non pas moi, et c'est ce qui suit immédiatement dans le passage que j'explique. En effet, après nom avoir avertis d'être sur nos gardes et de ne pas ajouter foi à tout esprit, mais d'éprouver quels esprits viennent de Dieu, attendu que beaucoup de faux prophètes sont entrés dam le monde, il remarqua aussitôt quel désir s'éveillait en nous; et prévenant ce désir, fixant le regard sur notre pensée silencieuse, (143) il ajouta, et Dieu soit béni de nous avoir daigné donner par lui encore cet enseignement : " Voici comment on distingue l'Esprit de Dieu ".

Courage, écoutez; écoutez, saisissez, distinguez bien; attachez-vous à la vérité, résistez à ce qui est faux. " Voici comment se reconnaît l'Esprit de Dieu ". Comment, de grâce? C'est ce que j'ambitionne d'apprendre : " Tout esprit qui confesse que Jésus-Christ est venu dans la chair, est de Dieu ; et tout esprit qui nie que Jésus-Christ se soit incarné, n'est pas de Dieu (1) ". Par conséquent, mes bien-aimés, repoussez dès maintenant loin de vous tout raisonneur, tout prédicateur, tout écrivain et tout calomniateur qui nie l'Incarnation de Jésus-Christ. Par conséquent aussi, éloignez les Manichéens de vos demeures , de vos oreilles et de vos coeurs ; car les Manichéens nient hautement cette Incarnation du Christ ; d'où il suit que leurs esprits ne viennent pas de Dieu.

3. Je vois ici par où le loup cherche à pénétrer; je le vois et je vais montrer de toutes mes forces combien il faut s'en détourner. J'ai dit, ou plutôt j'ai rappelé ces paroles de l'Apôtre : " Tout esprit qui nie l'Incarnation de Jésus-Christ, ne vient pas de Dieu ". Or les Manichéens incidentent sur ce passage et s'écrient : Puisque l'esprit qui nie l'Incarnation de Jésus-Christ ne vient pas de Dieu, d'où vient-il? Oui, d'où vient-il, s'il ne vient pas de Dieu? Dès qu'il existe, ne vient-il pas sûrement d'ailleurs ? Mais, dès qu'il ne vient pas de Dieu et qu'il vient d'ailleurs, ne vois-tu pas ici l'existence des deux natures?

Voilà bien le loup; tendons des rêts pour nous préserver, poursuivons-le, saisissons-le, puis l'égorgeons. Oui, égorgeons-le, mort à l'erreur; mais aussi salut à l'homme. Ces seuls mots que je viens de prononcer : Saisissons-le et l'égorgeons ; mort à l'erreur et salut à l'homme, tranchent la question. Mais rappelez-vous ce que j'ai avancé; car si vous oubliez la question, vous ne comprendriez pas la réponse. " Tout esprit qui nie l'Incarnation de Jésus-Christ ne vient pas de Dieu ".

D'où vient-il donc, s'écrie aussitôt le Manichéen? S'il ne vient pas de Dieu, il vient d'ailleurs; et s'il vient d'ailleurs, voilà mes deux natures. — Retenez bien cette objection

1. I Jean, IV, 1-3.

et reportez vos esprits sur ces mots : Saisissons et égorgeons , mort à l'erreur et salut à l'homme. L'erreur ne vient pas de Dieu, mais de Dieu vient l'homme. Encore les paroles qui renferment la question : " Tout esprit qui nie l'Incarnation de Jésus-Christ ne vient pas de Dieu ". J'ajoute : " Par lui tout a été fait (1). —Que tout esprit loue le Seigneur (2) ". Mais si tout esprit ne vient pas de Dieu, comment l'esprit qui ne vient pas de lui est-il appelé à louer le Seigneur? Oui, que tout esprit loue le Seigneur. Je vois ici deux choses, je vois un malade; guérissons le mal et sauvons la nature. Le mal n'est pas la nature, il en est l'ennemi. Supprime le mal qui te fait languir, restera la nature qui te portera à bénir. N'est-ce pas contre le mal et non contre la nature que se déclare la médecine? " Tout esprit qui nie l'Incarnation de Jésus-Christ ne vient pas de Dieu ". C'est en tant qu'il nie cette Incarnation, qu'il ne vient pas de Dieu, attendu que ce n'est pas de Dieu que vient cette erreur.

Pourquoi, mes frères, notre régénération? Pourquoi une seconde naissance, si la première était parfaite? Cette seconde naissance est destinée à réparer la nature corrompue, à relever la nature tombée, à réformer et à embellir la nature dégradée et défigurée. Car au seul Créateur, Père, Fils et Saint-Esprit; à cette unité en trois personnes, à cette Trinité en une seule nature, à cette seule nature immuable et invariable, qui ne peut ni défaillir ni progresser, il appartient et de ne pas tomber pour s'amoindrir, et de ne pas s'élever pour s'agrandir, car elle est seule parfaite, seule éternelle et seule immuable sous tous rapports. Quant à la créature, toute bonne qu'elle soit, à quelle distance elle est du Créateur ! Vouloir égaler la créature au Créateur, c'est chercher à s'unir à l'ange apostat.

4. Que l'âme sache donc ce qu'elle est; elle n'est pas Dieu. En se croyant Dieu elle outrage Dieu, et au lieu d'être sauvée par lui, elle est par lui condamnée. En condamnant les âmes perverses, Dieu ne se condamne pas; or, il se condamnerait, si l'âme était Dieu. Ah! mes frères, honorons notre Dieu. Nous lui crions : " Délivrez-nous du mal (3) ". Un souffle tentateur vient-il te troubler durant la prière et te dire : Pourquoi crier " délivrez-nous du

1. Jean, I, 3. — 2. Ps. CL, 6. — 3. Matt. VI, 13.

mal? " Ne prétends-tu point que le mal ne subsiste pas? — Réponds-lui : C'est moi qui suis mal, et .si Dieu me délivre du mal, je serai bon, de mauvais que je suis. Ah ! qu'il me délivre de moi, pour que je ne me jette pas en toi. Quant au Manichéen, dis-lui : Si Dieu me délivre de moi, je ne m'abandonnerai pas à toi. En effet, si Dieu me délivre de moi, qui suis mauvais, je serai bon ; si je suis bon, je serai sage; si je suis sage, je ne m'égarerai pas; et si je ne m'égare pas, je ne pourrai être séduit par toi. Oui,. que Dieu me délivre de moi, pour que je ne me livre pas à toi. Le mal en moi serait de m'égarer et de te croire; car mon âme est remplie d'illusions (1). Pour moi donc je ne suis pas lumière; lumière, je ne m'égarerais pas. C'est ce qui prouve que je ne suis pas une portion de la divinité. En effet, la nature de Dieu, la substance même de Dieu ne saurait tomber dans l'erreur. Or j'y tombe, moi; tu l'avoues toi-même, puisque avec la prétention d'être sage tu travailles à me sauver de l'erreur. Mais tomberais-je dans l'erreur, si j'étais de la nature. de Dieu ? Rougis et rends-lui gloire. Je soutiens même qu'aujourd'hui encore tu es dans de profondes erreurs, et tu avoues, toi, avoir été dans l'égarement. C'était donc la nature de Dieu qui s'était égarée? la nature de Dieu qui se plongeait dans la débauche? la nature de Dieu qui se livrait à l'adultère? la nature de Dieu qui commettait des abominations? la nature de Dieu qui marchait en aveugle? la nature de Dieu qui se précipitait dans toutes sortes de forfaits et d'impuretés? Rougis et rends gloire à Dieu.

5. Tu ne saurais être ta propre lumière, non, non. "Il existait une lumière véritable". C'est par rapport à Jean qu'il est écrit : " Il existait une vraie lumière ". — Mais Jean n'était-il pas lumière aussi? " Il était un flambeau ardent et luisant ", a dit de lui le Seigneur (2). —Mais un flambeau n'est-il pas une lumière? Sans doute, mais il est parlé ici de " la lumière véritable". On peut allumer un flambeau, on peut aussi l'éteindre. Quant à la lumière véritable, on peut y allumer, mais on ne saurait l'éteindre. " Celui-là donc était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (3) ". Ainsi nous avons besoin d'être éclairés et nous ne sommes pas la lumière.

1. Ps. XXXVII, 8. — 2. Jean, V, 35. — 3. Ib. I, 9.

Réveille-toi donc et crie avec moi ; " C'est Seigneur qui m'éclaire (1) ".

Et maintenant, diras-tu encore qu'il n’y a pas des choses mauvaises? Il y en a, mais et sont susceptibles de changement; et une fois changées elles sont bonnes, attendu que mal est en elles un défaut et non pas leur nature. Que signifie : " Délivrez-nous du mal ? " Ne pourrions-nous pas, ne pouvons-nous dire encore: Délivrez-nous des ténèbres ? De quel ténèbres? De nous-mêmes, s'il y reste encore quelques traces d'erreurs, et jusqu'à ce que nous ne soyons plus que lumière, ne ressentant plus rien d'opposé à la charité, d'opposé à la vérité, rien qui soit sujet à la faiblesse, rien qui fléchisse sous le poids de la mortalité. Ah ! quelle transformation totale, lorsque corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité, lorsque ce corps mortel se revêtira d'immortalité ! " Alors s'accomplira cette parole de l'Ecriture : La mort est anéantie dans sa victoire. O mort, où est ton ardeur au combat ? O mort, où est ton aiguillon ? Cet aiguillon de la mort est le, péchés ". Où donc alors sera le mal?

6. Quels sont maintenant les maux de l'humanité? L'ignorance et la faiblesse. Car ou on ne sait ce qu'on fait, et l'erreur fait pécher, ou on sait ce qu'on doit faire, et on est vaincu par la faiblesse. D'où il suit que tous les maux de l'humanité consistent dans l'ignorance et la faiblesse. Pour combattre l'ignorance, écrie-toi : " Le Seigneur est ma lumière"; et pour combattre la faiblesse: " Il est aussi mon salut (1) ". Aie la foi, travaille à devenir bon, et tu le seras, si mauvais que tu sois aujourd'hui. Point de scission; c'est ta nature qu'il faut guérir et non diviser. Veux-tu savoir ce que tu es? Ténèbres. Pourquoi ténèbres? Eh ! mon ami, se peut-il rien de plus ténébreux qu'un homme qui prétend que Dieu est corruptible ? Crois donc, reconnais que le Christ est venu s'incarner; qu'il a pris ce qu'il n’était pas, sans rien perdre de ce qu'il était ; qu'il a élevé l'homme jusqu'à lui, sans confondre sa nature avec la nature de l'homme. Reconnais cela, et de pervers tu deviendras bon; de ténèbres, lumière. Est-ce une assertion fausse, et n'y a-t-il pas de quoi te convaincre ? Tu reconnais l'autorité de l'Apôtre moins toutefois que tu ne manques de sincérité.

1. Ps. XXVI, 1. — 2. I Cor. XV, 53-56. — 3. Ps. XXXVI, 1.

Tu lis donc l'Apôtre; de plus tu es trompé, tu trompes aussi. Comment es-tu trompé? En t'égarant pour ton malheur. Crois-tu ensuite et dissipes-tu cette erreur ? l'Apôtre te dira : " Autrefois vous étiez ténèbres, vous êtes maintenant lumière ". Lumière, dit-il, mais " dans le Seigneur (1) ". Réduit à toi, tu es donc ténèbres, et lumière avec le Seigneur. Incapable de t'éclairer toi-même, tu t'éclaires en approchant de lui, comme tu redeviens ténèbres en le quittant; n'étant pas ta lumière, tu la reçois d'ailleurs. " Approchez-vous de lui, et soyez éclairés (2)".

7. Je le vois, mes bien-aimés, ce passage de saint Jean m'a retenu bien longtemps sur une même idée; je sais aussi que je ne dois ni trop vous fatiguer ni vous donner outre mesure; il faut également tenir compte de notre propre faiblesse; car il y a dans ces paroles de saint Jean de nouvelles et immenses profondeurs. En attendant, repoussez ceux qui nient l'Incarnation du Christ, car il est sûr qu'ils ne viennent pas de Dieu. Ils n'en viennent pas,

1. Ephés. V, 8. — 2. Ps. XXXIII, 6.

considérés comme égarés, comme pécheurs et comme blasphémateurs; qu'ils guérissent et ils viendront de lui, car ils en viennent au point de vue de leur nature ; et quoi que j'aie dit sur ce sujet, soyez attentifs à l'enseignement des Ecritures, n'ajoutez pas foi à ceux qui nient l'Incarnation du Christ.

Tu me feras sans doute cette objection Quoi ! on vient de Dieu quand on reconnaît l'Incarnation du Christ? Ecoutons alors et les Donatistes qui la reconnaissent, et les Ariens qui la confessent également; écoutons aussi soit les Eunomiens, soit les Photiniens qui professent cette croyance. Si tous les esprits qui admettent publiquement l'Incarnation viennent de Dieu, combien il y a pour l'admettre d'hérésies menteuses, séductrices, insensées ! — A cela que répondre? Comment résoudre cette difficulté? Quelle qu'en doive être la solution, elle ne peut se donner aujourd'hui. Je vous la dois, et exigez-la; mais en même temps implorez le secours de Dieu et pour vous et pour moi.

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

 

 

 

SERMON CLXXXIII. DE LA CROYANCE A L'INCARNATION (1).

ANALYSE. — Nous l'avons dit, ce discours n'est que la suite et comme la seconde partie du précédent. Les Manichéens ne ment pas de Dieu, puisqu'ils n'admettent pas l'Incarnation du Christ. Mais dans quel sens saint Jean dit-il encore que tous si qui l'admettent viennent de Dieu ? Doit-on regarder comme venant de Dieu les Ariens, les Eunomiens, les Sabelliens, les Photiniens? Doit-on regarder aussi comme animés de son esprit les Pélagiens, les Donatistes et en général tous les hérétiques tous les mauvais catholiques ? Assurément non, car ils professent, au moins en pratique, une idée fausse de Jésus-Christ : les Ariens, en ne reconnaissant pas sa génération éternelle ; les Eunomiens, en n'admettant pas même sa ressemblance avec le père ; les Sabelliens, en le confondant avec lui; les Photiniens, en ne voyant en lui qu'un homme; les Donatistes, en croyant qu'il est pas l'Epoux de l'Eglise universelle ; les Pélagiens , en ne voulant pas qu'il ait pris une chair semblable à notre chair de péché. Ainsi en est-il de toutes les hérésies, si nous voulions les examiner en détail. Mais tout en confessant de bouche la vérité de l’Incarnation, les mauvais catholiques la renient par leurs oeuvres. C'est à Dieu qu'il faut demander la grâce de conformer sa à sa croyance.

1. L'attente où je vois votre charité, exige que je paie ma dette. Vous vous souvenez, en suis sûr, de ce que je vous ai promis, avec aide du Seigneur, à propos de la dernière dure de saint Jean. Aussi en entendant le lecteur, vous m'avez senti, je n'en doute pas, obligé de m'acquitter.

Le précédent discours prenant une longue étendue, nous avons ajourné l'importante question de savoir dans quel sens on doit entendre ces paroles d'une épître du bienheureux Jean, non pas de saint Jean-Baptiste,

1. Jean, IV, 2.

146

mais de saint Jean l'Evangéliste : " Tout esprit qui confesse l'Incarnation de Jésus-Christ, vient de Dieu ". Combien d'hérésies ne voyons-nous pas confesser cette Incarnation, sans que nous puissions admettre, toutefois, qu'elles viennent de Dieu ! Le Manichéen nie l'Incarnation ; mais il ne faut travailler ni beaucoup ni longtemps pour vous persuader que cette erreur n'a point Dieu pour auteur. Or, l'Arien, l'Eunomien, le Sabellien et le Photinien confessent l'Incarnation. Pourquoi chercher ici des témoins pour les confondre ? Qui pourrait compter toutes ces espèces de contagion? Arrêtons-nous toutefois à ce qui est plus connu. Beaucoup en effet ignorent les hérésies que je viens de citer, et cette ignorance est préférable. Ce que nous savons tous, c'est que les Donatistes aussi confessent l'Incarnation ; loin de nous pourtant la pensée que cette erreur vienne de Dieu ! Pour parler même d'hérétiques plus récents, les Pélagiens admettent l'Incarnation également; sûrement néanmoins, ce n'est pas Dieu qui leur enseigne l'erreur.

2. Appliquons-nous donc avec soin; mes bien-aimés; et comme nous ne révoquons point en doute la vérité de cette assertion " Tout esprit qui confesse l'Incarnation de Jésus-Christ vient de Dieu " , prouvons à tous ces hérétiques que réellement ils ne la confessent pas. Si nous admettions avec eux qu'ils la confessent, ce serait avouer qu'ils viennent de Dieu. Et comment alors pourrions-nous vous détourner, vous éloigner de leurs erreurs et vous protéger contre leurs assauts avec le bouclier de la vérité? Daigne le Seigneur nous accorder le secours que sollicite pour nous votre attente, et nous leur, montrerons qu'ils ne confessent véritablement pas l'Incarnation du Christ.

3. L'Arien entend parler et il parle à son tour du Fils de la Vierge Marie. Ne confesse-t-il pas ainsi l'Incarnation ? — Non. — Comment le prouver? — Très-facilement, si le Seigneur répand sa lumière dans vos esprits. En effet, que cherchons-nous, si l'Arien confesse l'Incarnation du Christ? Mais comment peut-il confesser l'Incarnation du Christ, puisqu'il nie le Christ ? Qu'est-ce que le Christ. Adressons-nous au bienheureux Pierre. Vous venez d'entendre ce qu'on a lu dans l'Evangile. Notre-Seigneur Jésus-Christ demandait ce que les hommes pensaient de lui, Fils de l'homme; ses disciples rapportèrent quelles étaient leurs différentes manières de voir: " Les uns, dirent ils, croient que vous êtes Jean-Baptiste, d'autres Elie, d'autres encore Jérémie ou l'un des prophètes ". Avec ces idées on ne voyait et on ne voit encore dans Jésus-Christ que l'humanité. Mais ne voir dans Jésus-Christ que son humanité, c'est ne le pas connaître; car il n'est pas vrai de dire que Jésus-Christ ne soit qu'un homme. " Pour vous, demanda alors le Sauveur, qui dites-vous que je suis? " Et parlant au nom de tous, parce que tous ont la même foi : " Vous êtes, répondit Pierre, le Christ, le Fils du Dieu vivant (1) ".

4. Voilà pour former une profession de foi vraie, une profession de foi entière. Joins a que le Christ a dit de lui à ce que Pierre dit du Christ. Qu'est-ce que le Christ a dit di lui-même? Il a demandé ce que les homme pensaient de lui, " Fils de l'homme ". Et Pierre ? " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ". Unis ces deux idées, et voilà le Christ incarné. Le Christ a dit de lui ce qui est plus humble, et Pierre a dit du Christ ce qui est plus glorieux. L'humilité a rendu témoignage à la vérité, et la vérité à l'humilité en d'autres termes, l'humilité de l'homme la vérité de Dieu, et la vérité de Dieu à l'humilité de l'homme. " Qui pense-t-on que je suis, moi, Fils de l'homme ? " J'exprime ici ce que je me suis fait pour vous; à toi nous dire, Pierre, quel est Celui qui vous faits.

Ainsi donc confesser l'Incarnation de Jésus-Christ, c'est confesser l'Incarnation du Fils de Dieu. Dis-nous, maintenant, ô Arien, si tu a mets réellement cette Incarnation. Il l'admet, s'il confesse que le Christ est le Fils de Dieu mais s'il nie que le Christ soit le Fils de Dieu il ne connaît pas le Christ, il nomme l'un pour l'autre, il parle d'un autre que de lui. Qu'est-ce en effet que le Fils de Dieu? Nous nous demandions tout à l'heure : Qu'est-ce que le Christ? Et on nous répondait: C'est le Fils de Dieu. Demandons-nous maintenant: Qu'est-ce que le Fils de Dieu? Le voici: " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu; il était Dieu dès le commencement. — Au commencement était le Verbe ". Mais toi, Arien, que dis-tu ? " Au commencement, lisons-nous dans

1. Matt. XVI, 13-16.

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la Genèse, Dieu a fait le ciel et la terre (1) " ; et toi tu dis au contraire: Au commencement Dieu a fait le Verbe; car tu prétends que le Verbe a été fait, qu'il est une créature, et tu dis ainsi que Dieu l'a fait au commencement, tandis que selon l'Evangéliste il était. Et c'est parce qu'il était que Dieu a fait au commencement le ciel et la terre. " Tout a été fait par lui (2) " ; et tu dis, toi, qu'il a été fait. S'il l'avait été, il ne serait pas le Fils de Dieu.

5. Car il s'agit ici d'un Fils par nature et non d'un fils par grâce; d'un Fils unique, d'un Fils unique engendré et non pas adopté. Le Fils qu'il nous faut est un Fils vrai, un Fils " qui étant de la nature de Dieu ", comme s'exprime l'Apôtre, que je nomme ici à cause des moins instruits, et pour qu'ils ne m'attribuent passes paroles, " qui étant donc, dit saint Paul, de la nature de Dieu, ne crut point usurper en s'égalant à Dieu ". Cette égalité n'était pas une usurpation, c'était sa nature même; il l'avait de toute éternité, éternel avec son Père, égal, absolument égal à lui. " Mais il s'est anéanti " ; c'est publier son incarnation. " Il s'est anéanti ". Comment ? Est-ce en quittant ce qu'il était et en prenant ce qu'il n'était pas? Continuons à écouter l'Apôtre : " Il s'est anéanti en prenant une nature d'esclave (3) ". Ainsi donc s'est-il anéanti, en prenant une nature d'esclave et non pas en laissant sa nature de Dieu. Il s'est uni l'une sans se dépouiller de l'autre : voilà comment il faut confesser l'Incarnation; d'où il suit que l'Arien ne la confesse pas. En effet, en ne croyant pas le Fils égal au Père, il ne le croit pas Fils. En ne croyant pas qu'il est Fils, il ne croit pas non plus qu'il est le Christ. Or, en ne croyant pas au Christ, comment croire à l'Incarnation du Christ?

6. Ainsi en est-il de l'Eunomien, son pareil, son associé et qui a peu de différences avec lui. Les Ariens, dit-on, admettaient au moins que le Fils est semblable au Père ; ils ne le disaient point égal à lui, mais semblable; tandis que l’Eunomien ne veut même pas de cette similitude. N'est-ce pas aussi nier le Christ ? Effectivement, si le Christ, si le vrai Fils de Dieu est à la fois égal et semblable à son Père, n'est-ce pas le nier que de prétendre qu'il n'a ni cette égalité ni cette similitude? N'est-ce pas aussi nier par là même son incarnation ? Je demande: Le

1. Gen. I, 1. — 2. Jean, I, 1-3. — 3. Philip. II, 6, 7.

Christ s'est-il incarné? — Oui, répond l'Eunomien. — Nous serions portés à croire qu'il a la foi. Je poursuis. — Quel est le Christ qui s'est incarné ? Est-il égal ou inégal au Père ? — II est inégal. — Ainsi c'est un être inégal au Père qui selon toi s'est incarné. Donc ce n'est pas le Christ, puisque le Christ est égal au Père.

7. Voici le Sabellien. Le Fils, dit-il, n'est pas distinct du Père; c'est là qu'il fait une large ouverture à la foi pour répandre au loin le poison de sa doctrine. Le Fils, selon lui, n'est pas différent du Père. Dieu, comme il le veut, est tantôt Père et tantôt Fils. Mais ce n'est pas là le Christ, et tu t'égares si tu crois à l'incarnation d'un tel Christ; ou plutôt tu ne crois pas à l'Incarnation du Christ, puisque cet être n'est pas le Christ.

8. Et toi, Photin, que dis-tu ? — Que le Christ n'est pas Dieu et qu'il est simplement un homme. — Ainsi tu admets en lui la nature humaine et non la nature divine. Pourtant le Christ, dans sa nature divine, est égal à Dieu, tandis que sa nature humaine le rend semblable à nous. Toi donc aussi, tu nies l'Incarnation du Christ.

9. Que pensent les Donatistes? Il en est parmi eux qui admettent avec nous que le Fils est égal au Père et de même nature que lui; d'autres reconnaissent l'identité de nature et rejettent l'égalité. Pourquoi argumenter contre ces derniers? En rejetant l'égalité ils nient la filiation ; en niant la filiation ils nient le Christ. Mais dès qu'ils nient le Christ, comment croient-ils à l'Incarnation du Christ ?

10. Il faut raisonner davantage contre ceux qui confessent avec nous que le Fils est égal au Père, qu'il a la même nature et la même éternité, tout en restant Donatistes. Disons-leur donc: Vous confessez de bouche, mais vous niez par vos actes. On peut en effet nier par ses actes, et toute négation ne consiste pas en paroles, il est des négations par effets. Adressons-nous à l'Apôtre: " Tout est pur, dit-il, pour ceux qui sont purs ; mais pour les impurs et les infidèles rien, n'est pur ; leur esprit et leur conscience sont souillés. Ils publient qu'ils connaissent Dieu , et ils le nient par leurs oeuvres (1) ". Qu'est-ce que le nier par ses oeuvres ? C'est se livrer à l'orgueil et établir des divisions ; c'est mettre sa gloire, non pas en Dieu, mais dans un homme. N'est-ce pas

1. Tit. I, 15, 16.

148

aussi nier le Christ, puisque le Christ aime l'unité?

Disons plus clairement encore comment les Donatistes nient le Christ. Pour nous, le Christ est celui dont saint Jean-Baptiste disait: " L'E" poux est celui à qui appartient l'épouse (1) ". Sainte union ! noces heureuses ! Le Christ même est l'Epoux, l'Eglise est l'épouse. Or, c'est l'Epoux qui nous fait connaître l'épouse. Ah ! que cet Epoux nous dise donc quelle est son épouse; qu'il nous l'apprenne pour nous empêcher de nous égarer et de troubler la solennité sainte où il nous a conviés; qu'il nous instruise, en nous enseignant d'abord lui-même qu'il est véritablement l'Epoux.

11. Après sa résurrection il disait à ses disciples : " Ne saviez-vous pas qu'il fallait que fût accompli tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les Prophètes et dans les Psaumes ? Alors, poursuit l'Evangéliste, il leur ouvrit l'esprit, pour leur faire comprendre les Ecritures ; et il leur dit : " C'est ainsi que devait souffrir le Christ et ressusciter, le troisième jour, d'entre les morts ". Voilà quel est l'Epoux confessé par Pierre; c'est le Fils même du Dieu vivant qui était destiné à souffrir ainsi et à ressusciter le troisième jour. Or, cet événement était accompli; les disciples en étaient témoins; ils voyaient le Chef divin, mais où était son corps ? Le Christ est ce Chef qui a souffert et qui est ressuscité le troisième jour; et c'est de l'Eglise qu'il est le Chef; d'où il suit que l'Eglise est son corps. Encore une fois , les disciples voyaient le Chef, mais non pas le corps. Dites-leur, ô Chef sacré, où est votre corps, qu'ils ne voient pas. Parlez, Seigneur Jésus, parlez, ô saint Epoux, parlez-nous de votre corps, de votre épouse, de votre bien-aimée, de votre colombe, de celle à qui vous avez donné pour dot votre propre sang; dites : " Il fallait que " le Christ souffrit et ressuscitât d'entre les a morts, le troisième jour ". Voilà pour l'Epoux. Parlez maintenant de l'épouse, écrivez sur les tablettes, dans l'acte de mariage. — Voici donc pour l'Epouse : " Et qu'on prêchât " ; c'est ce qui suit ces mots : " Il fallait que le Christ souffrît, qu'il ressuscitât d'entre les morts, et qu'on prêchât en son nom la pénitence et la rémission des péchés au milieu de toutes les nations ". Ou te

1. Jean, III, 29.

cacher? " Au milieu de toutes les nations, à commencer par Jérusalem (1) ". Ce qui a été fait. Si nous lisons cette promesse, nous la voyons accomplie. Voilà à quelle lumière je marche. D'où fais-tu venir les ténèbres où tu te plonges ?

Ainsi le Christ a pour épouse cette Eglise que l'on prêche au milieu de toutes les nations, qui se multiplie et qui s'étend jusqu'aux extrémités de la terre, à partir de Jérusalem: c'est bien de cette Eglise que le Christ est l'Epoux. Mais toi, que prétends-tu ? Quelle est selon toi l’épouse du Christ ? La faction de Donat ? Non, non, non, non, homme, le Christ n'est pas l'Epoux de cette faction ; ou plutôt, non, méchant, il n'est pas son Epoux. Nous voici près du contrat, lisons-le et point de disputes. Diras-tu encore que le Christ est l'Epoux de la faction de Donat ? Je lis l'acte de mariage et je constate au contraire que le Christ a pour épouse l'Eglise répandue par tout l'univers. Or, dire de lui ce qu'il n'est pas, c'est nier son incarnation.

12. Des hérésies que j'ai rappelées dans le peu de temps que j'ai à vous donner, reste le Pélagianisme; car il est beaucoup d'autres hérésies encore, et j'ai dit moi-même : Qui pourrait nombrer ces sortes de contagion? Que disent donc les Pélagiens ? Ecoutez : Ils semblent d'abord admettre l'Incarnation; mais en y regardant de près on voit qu'ils à rejettent. En effet le Christ a pris une chair qui n'était pas une chair de péché, mais qui en avait la ressemblance. —Voici les termes mêmes de l'Apôtre : " Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à la chair de péché (2) ". Il ne l'a pas envoyé dans une espèce de chair, dans une chair qui n'en était pas une ; mais " dans une chair semblable à la chair de péché " ; chair réelle, mais qui n'était pas une chair de péché. Or Pélage ne veut-il pas que la chair de tous les enfants sont tout à fait semblable à la chair du Christ ? Il n'en est rien, mes bien-aimés. Pourquoi mettre si fort en relief que le Christ n'avait qu'une chair semblable à la chair de péché, si toute autre chair n'était pas une chair de péché? Qu'importe de dire que le Christ s'est incarné, quand on ne fait de lui, sous le rapport de la chair, qu'un enfant comme tous les autres ? Je te dirai donc ce que j'ai dit au Donatiste: Ce

1. Luc, XXIV, 44-47. — 2. Rom. VIII, 3.

149

n'est pas lui. Ne vois-je pas les entrailles mêmes de l'Église notre mère rendre témoignage à la vérité ? Les mères ne courent-elles pas, leurs petits enfants dans les bras, les offrir au Sauveur pour qu'il les sauve, et non à Pélage pour qu'il les perde ? Qu'on le baptise et qu'il soit sauvé, s'écrie toute mère pieuse en apportant à la hâte son cher petit. — Qu'il soit sauvé? réplique Pélage : il n'y a rien à sauver en lui, il n'y a en lui aucun vice, il n'a rien puisé de condamnable en puisant la vie. — S'il est vraiment égal au Christ, pourquoi recourir au Christ ? Écoute-moi donc : L'Époux, le Fils de Dieu incarné est le Sauveur des grands et des petits, des hommes mûrs et des enfants; voilà quel est le Christ. Tu prétends au contraire qu'il est le Sauveur des grands seulement et non pas des petits ; tel n'est pas le Christ. Or, si ce n'est pas lui, il est évident que tu nies son incarnation.

13. Nous constaterions, en étudiant chaque hérésie, que toutes sont contraires à l'Incarnation; oui, tous les hérétiques nient l'Incarnation du Christ. Pourquoi vous étonner que les païens la nient, que les Juifs la nient, que les Manichéens la nient ouvertement ? J'ose même dire à votre charité que tous les mauvais catholiques, tout en la confessant de bouche, la nient par leurs oeuvres.

De grâce donc, ne comptez pas sur la foi seule. Joignez à la vraie foi une vie sainte ; confessez l'Incarnation du Christ par la justice de vos Couvres aussi bien que par la vérité de vos paroles. La confession de bouche accompagnée de la négation des oeuvres est une foi de mauvais catholiques qui ressemble beaucoup à la toi des démons. Écoutez-moi, mes bien-aimés, écoutez-moi , de peur que ma sueur ne dépose contre vous: Ah ! écoutez-moi. L'apôtre saint Jacques parlait de la foi et des bonnes oeuvres pour condamner des esprits qui croyaient la foi suffisante, sans vouloir y joindre la pratique des vertus. Or, il s'exprimait ainsi : " Tu crois qu'il n'y a qu'un Dieu ; les démons le croient aussi, et ils tremblent (1) ". De ce que les démons croient et tremblent, faut-il conclure qu'ils seront tirés du feu éternel ? Vous venez d'entendre dans l’Evangile cette réponse de Pierre : " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ". Lisez encore, et vous verrez que les démons ont dit

1. Jacq. II, 19.

aussi : " Nous savons que vous êtes le Fils de Dieu ". Pierre cependant est applaudi, et le démon repoussé. Les paroles sont les mêmes, mais les oeuvres sont diverses. D'où vient la différence de ces deux confessions ? De ce que l'une est inspirée par un amour louable et l'autre par une crainte condamnable. Car ce n'est pas l'amour qui faisait dire aux démons: " Vous êtes le Fils de Dieu " ; c'est la peur et non l'amour. Aussi s'écriaient-ils, tout en le proclamant: " Qu'y a-t-il entre nous et vous (1)?" tandis que Pierre lui répétait : " Je vous accompagne même à la mort (2) ".

14. Cependant, mes frères, comment Pierre lui-même pouvait-il lui dire avec amour " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant?" D'où lui venait cet amour ? Uniquement de lui-même ? Nullement. Le même passage de l'Évangile nous fait connaître et ce qui en lui venait de Dieu et ce qui venait de son propre fonds. Tout y est ; lis, tu n'as pas besoin de mes explications. Je rappelle le texte sacré. " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ", dit Pierre. " Tu es heureux, Simon, fils de Jonas ", reprend le Seigneur. Pourquoi ? Est-ce de toi que te vient ce bonheur ? Nullement. " C'est parce que ni la chair ni le sang ne t'ont révélé cela " ; car tu es chair et sang; " mais mon Père qui est dans les cieux ". Et le Sauveur ajoute beaucoup d'autres choses qu'il serait trop long de rapporter.

Un peu après cependant, après ces éloges donnés à la foi de Pierre qu'il a montrée comme une pierre mystérieuse, le Seigneur commença à apprendre à ses disciples qu'il lui fallait aller à Jérusalem, y souffrir beaucoup, y être réprouvé par les anciens, par les scribes, par les prêtres, être mis à mort et ressusciter le troisième jour. Inspiré alors par lui-même, Pierre trembla, l'idée de la mort du Christ lui fit horreur; pauvre malade qui reculait devant le remède: " Non, non, Seigneur, s'écria-t-il, ayez pitié de vous-même et que cela ne vous arrive point ". Oublies-tu donc: " J'ai le pouvoir de donner ma vie, et j'ai le pouvoir de la reprendre (3) ? " Oublies-tu cela, Pierre ? Oublies-tu encore : " Nul n'a un amour plus grand que de donner sa vie pour ses amis (4)?" Tu n'y penses pas. Cet oubli venait de lui-même; sa peur, l'horreur qu'il éprouvait, la frayeur de la mort, tout cela venait de Pierre ou plutôt

1. Marc, I, 24,25. — 2. Luc, XXII, 33. — 3. Jean, X,18. — 4. Ib. XV, 10

150

de Simon et non pas de Pierre. Aussi : " Arrière , Satan, dit alors le Seigneur. — Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas.

" Arrière, Satan. — Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas ": voilà qui vient de Dieu. " Arrière, Satan " ; d'où cela vient-il ? Rappelez-vous d'où vient son bonheur. Je l'ai déjà dit, "c'est que tu n'as été instruit ni par la chair ni par le sang, mais par mon Père qui est au cieux". Pourquoi est-il Satan? apprenons-le du Seigneur même : " C'est que tu ne goûtes pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes, lui dit-il ".

15. Espérez donc au Seigneur, et à la vraie foi joignez les bonnes oeuvres. Confessez l'incarnation du Christ par la pureté de votre croyance et par la sainteté de votre vie; si vous avez reçu de lui cette double grâce, attachez-vous-y, et espérez-en par lui l'accroisse ment et-la consommation. Maudit soit, est-il écrit en effet, quiconque met sa confiance dans l'homme; et pour celui qui se glorifie il est bon de se glorifier dans le Seigneur (1). Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. Jér. XVII, 5 ; I Cor. I, 31.