SERMONS DÉTACHÉS

SERMONS INÉDITS

Suite du Tome XIème Oeuvres complètes de Saint Augustin, traduites pour la première fois en français, sous la direction de M. Raulx, Bar-Le-Duc, L. Guérin et Cie Editeurs, 1868, p. 242 à 748

SERMONS INÉDITS *

PREMIER SERMON. DES DIX PLAIES ET DES DIX PRÉCEPTES QUE DONNA MOISE AU PEUPLE D'ISRAËL (1). *

DEUXIÈME SERMON. SUR LA NAISSANCE DE SAINT AUGUSTIN (1). *

TROISIÈME SERMON. DU MÉPRIS DES CHOSES TEMPORELLES (1). *

QUATRIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE DU SEIGNEUR. *

CINQUIÈME SERMON, SUR CES PAROLES DE L'APÔTRE AUX GALATES. " MES FRÈRES, SI QUELQU'UN EST TOMBÉ PAR SURPRISE EN QUELQUE PÉCHÉ, VOUS AUTRES QUI ËTES SPIRITUELS, " ETC. PRÊCHÉ A CARTHAGE, A LA TABLE (1) DU BIENHEUREUX CYPRIEN, LE VI DES IDES DE SEPTEMBRE. *

SIXIÈME SERMON. SUR PLUSIEURS MARTYRS (1 ). *

HUITIÈME SERMON. SUR SAINT JEAN-BAPTISTE. *

NEUVIÈME SERMON. SUR CE PASSAGE DE L'ÉVANGILE DE SAINT LUC, (XVII, 4) : " PARDONNE , ET IL TE SERA PARDONNÉ " . *

DIXIÈME SERMON. SUR LA DÉDICACE D'UNE ÉGLISE. *

PREMIER SERMON. SUR LA CHAIRE DE L'APÔTRE SAINT PIERRE. *

DEUXIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE AU CIEL DE SAINT VINCENT. (TROISIÈME SERMON.) *

TROISIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE AU CIEL DU MARTYR QUADRAT (1). *

QUATRIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE DE JEAN-BAPTISTE. *

CINQUIEME SERMON. POUR LA NAISSANCE DE JEAN-BAPTISTE. *

SIXIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE: III. *

SEPTIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. IV. *

HUITIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS APOTRES PIERRE ET PAUL. I. *

NEUVIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS APOTRES PIERRE ET PAUL. II *

DIXIÈME SERMON. POUR L'OCTAVE DES SAINTS APOTRES PIERRE ET PAUL. III. *

ONZIÈME SERMON. SUR LA CHUTE DE PIERRE. *

DOUZIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES MARTYRS MACHABÉES. *

TREIZIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DU BIENHEUREUX MARTYR LAURENT. *

QUATORZIÉME SERMON. POUR LA FÊTE DU BIENHEUREUX MARTYR LAURENT. *

QUINZIÈME SERMON. POUR LA DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. I *

SEIZIÈME SERMON. POUR LA DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. II *

DIX-SEPTIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS MARTYRS FÉLIX ET ADAUCTE. *

DIX-HUITIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS MARTYRS FÉLIX ET ADAUCTE. (DEUXIÈME SERMON.) *

DIX-NEUVIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. *

VINGTIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DE L'APÔTRE SAINT ANDRÉ. *

VINGT ET UNIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DE SAINT ÉTIENNE. *

VINGT-DEUXIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS INNOCENTS. I *

VINGT-TROISIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS INNOCENTS. II. *

VINGT-QUATRIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS CÔME ET DAMIEN. *

VINGT-CINQUIÈME SERMON. SUR LA TRINITÉ. *

 

 

 

 

 

 

 

PREMIER SERMON. DES DIX PLAIES ET DES DIX PRÉCEPTES QUE DONNA MOISE AU PEUPLE D'ISRAËL (1).

Ce sermon fut édité par les religieux de Saint-Maur (Tom. V, col. 41) comme un fragment d'Eugipius, et trouvé dans les manuscrits royal et de Victorin. Le catalogue du Mont-Cassin le reproduisit plus au complet, sous ce titre : " Sermons de saint Augustin, sur les paroles du Seigneur et autres sujets " ; mais comme on l'avait édité avec peu de soin, le catalogue le corrige au n° 13, sous ce titre : " Pensées d'Eugipius, tirées de saint Augustin, sans y rien mettre néanmoins, que le fragment connu, avec peu de variantes. S'il y a quelques fautes encore, elles m'ont échappé, car de tous les catalogues du Mont-Cassin, je n'ai pu me procurer que celui-là qui reproduisait le discours tout entier. Or, il y a dans ce catalogue vingt-six sermons sur les paroles du Seigneur, et dans le même ordre qu'ils sont édités à Louvain. Ils y sont avec cinquante-huit autres, dont vingt-sept dans l'édition de Saint-Maur, et vingt-trois dans la récente: appendice de Denis; enfin huit autres, qui gisaient soit en partie, soit totalement, dans la poussière.

ANALYSE.— 1. Les faits de l'Ecriture sont figurés et réalisés.— La verge de Moïse, ou vie mortelle, figure. de l'Eglise qui dévore les peuples en les incorporant au Christ.— 2. Premier précepte et première plaie ; changement de l'eau en sang, du vrai Dieu en idole.— 3. Second précepte, et seconde plaie, celle des grenouilles ; prendre en vain le nom du Seigneur, ou prêcher la vanité.— 4. Troisième précepte, repos du sabbat, repos spirituel, dans le calme de la . conscience ; plaie opposée, mouches importunes.— 5. Quatrième précepte, honorer ses parents ; plaie opposée, mouches des chiens, parce

(1) L'édition de Saint-Maur porte : " Des dix plaies et des dix préceptes ". Le catalogue d'Eugipius : " Exposition des dix préceptes, sans ébranler la solidité de la base littérale, d'après l'explication du décalogue au peuple ". Au psaume LXXVII, num. 27, saint Augustin y fait allusion, en expliquant sommairement les dix plaies.

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que ceux-ci méconnaissent leurs parents.— 6. Cinquième précepte : Interdiction de l'adultère ; plaie opposée, mort des animaux ; l'âme de l'adultère.— 7. Sixième précepte : Tu ne tueras point ; plaie opposée, pustules, image de la colère, d'où provient l'homicide.— 8. Septième précepte : Tu ne déroberas point ; plaie opposée, grêle qui amène la disette extérieure, image de la disette intérieure.— 9. Huitième précepte : Tu ne diras point le faux témoignage; plaie opposée, sauterelle à la dent nuisible.— 10. Neuvième précepte : Ne convoite point la femme d'un autre ; plaie opposée, épaisses ténèbres, ou aveuglement.— 11. Dixième précepte : Ne convoite point le bien d'autrui ; plaie opposée, mort du premier-né ou de la foi.— 12. Enlèvement des richesses aux Egyptiens, Dieu qui donna ordre à Abraham d'immoler son fils, qui délivra Pierre de sa prison, ce qui fit mettre les gardes à la question, qui tourna au profit de la rédemption le crime de Judas, pouvait aussi disposer des richesses de l'Egypte en faveur de son peuple, comme une compensation des travaux, afin de figurer l'Eglise qui enlève an paganisme ses richesses.— 13. Les mages de Pharaon succombant au troisième précepte, où il est question de sanctification, image des hérétiques séparés de l'esprit de Dieu, et dès lors de toute sainteté.

1. Il est dit quelque part dans l'Ecriture, à la louange du Dieu que nous adorons " Vous avez tout disposé avec poids, nombre et mesure (1) ". Puis la doctrine apostolique nous enseigne " à examiner tout ce que l'on peut comprendre par ce qui a été fait, et à rechercher ce qui est caché d'après ce qui est manifeste (2) ". De là vient que, partout, la créature interrogée répond à sa manière qu'elle a pour auteur le Seigneur notre Dieu. Ensuite l'apôtre saint Paul nous dit que tout ce qui est écrit dans les livres de l'Ancien Testament arrivait en figure : " Tout cela ", dit-il, " est écrit pour nous corriger (3), nous qui arrivons à la fin des siècles (4) ". Aussi, lues frères bien-aimés, tout ce qui dans la nature nous parait l'effet du hasard, si nous l'examinons avec soin, si nous le discutons, si nous parvenons à le comprendre en l'explorant avec sagesse, proclamera la louange du Créateur, la divine Providence étendant partout ses soins et disposant tout avec douceur, ainsi qu'il est écrit " qu'elle atteint avec force d'une extrémité à l'autre (5) ". A combien plus forte raison, tout ce qui est non-seulement d'accord avec les saintes Ecritures, mais signalé dans leurs récits? C'est pour cela que nous entreprenons, au nom du Seigneur notre Dieu, avec son secours et sa grâce, et fortifiés par la pieuse intention de vos coeurs , d'exposer autant que possible cette question que nous ont proposée nos frères, ou plutôt cet examen, cette contestation sur les dix plaies dont les Egyptiens sont frappés et sur les dix préceptes qui forment la constitution du peuple de Dieu. Nous avons en effet besoin du secours de Dieu, non

1. Sap. XV, 21.— 2. Rom. I, 20.

3. Saint Augustin cite les textes d'après l'ancienne version appelée Italique, qu'il préfère aux autres. L. 2 De doct. Chr., c. 15. Si notre illustre Denis eut fait cette remarque, il n'eût point vu un défaut de mémoire dans le sermon sur le cierge pascal, où il accuse saint Augustin d'avoir mis l'abeille pour la fourmi; car il eût trouvé Bars l'ancienne Italique, après les Septante, l'exemple de la fourmi et de l'abeille.

4. II Cor. X, 11.— 5. Sap. VIII, 1.

pas peut-être pour nous, mais assurément pour vous, afin que nous disions avec certitude ce qui (1) doit être dit et entendu, et que, marchant ensemble dans la voie de la vérité, courant ensemble vers la patrie, nous puissions éviter, dès que nous connaîtrons l'esprit et la volonté de la loi, toutes les embûches de notre route. Les plaies dont fut frappé le peuple de Pharaon sont au nombre de dix, comme il y a dix commandements qui constituent la législation du peuple de Dieu. Voyons donc, mes frères, quel est le fait maté. riel, et quel en est le sens spirituel. Nous sommes loin de nier le fait et de dire que cela est raconté ou écrit, sans avoir été accompli ; mais nous acceptons les faits tels qu'ils sont écrits, et néanmoins nous reconnaissons par l'enseignement de l'Apôtre que ces faits étaient l'ombre de l'avenir. Nous pensons dès lors qu'il faut voir dans ces faits un sens spirituel, bien qu'ils soient néanmoins des faits réels. Que nul donc ne s'en vienne dire : Il est écrit qu'une plaie d'Egypte fut la conversion de l'eau en sang; mais c'est là un symbole qui n'a pu se réaliser. Quiconque tiendrait ce langage, chercherait la volonté de Dieu de manière à faire outrage à la puissance de Dieu. Le même Dieu qui a pu donner un sens symbolique à ses paroles, ne le pourrait donner à ses actes ? Le peut-il ou non? Isaac n'est-il pas né, ou Ismaël? Ils étaient nés, ils étaient des hommes, des hommes nés d'Abraham, " l'un fils de la servante, l'autre de la femme libre (2) ". Tout hommes qu'ils étaient, et hommes nés de femmes, ils n'en figuraient pas moins les deux Testaments; l'Ancien et le Nouveau. Après avoir assis de la sorte sur une base solide la certitude des faits, nous devons en chercher la signification, de peur que, la base venant à se dérober,

1. On nous indique ici une omission ou une faute. Nous la croyons volontiers. Le saint docteur ne parle pas ainsi.

2. Galat. IV, 22.

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nous ne paraissions vouloir bâtir en l'air. Mon opinion, en effet, sur tous ceux qui méprisent les dix préceptes de la loi, qui ne les observent point, c'est qu'ils endurent d'une manière spirituelle ce qu'ont enduré les Egyptiens dans leur corps. Tandis que je vous exposerai ces choses avec le secours de Dieu, je vous supplie de m'accorder votre attention et de prier pour moi, afin que je puisse vous parler. Nous savons à quoi nous en tenir dans notre pensée, mais vous l'exposer, c'est une dette que nous acquittons. Et d'abord, pour ne point vous tromper quant au nombre de ces plaies, n'allez point prendre pour l'une d'elles ce qui arriva comme un signe, ou la baguette de Moïse changée en serpent. C'était une manière de se présenter à Pharaon et de signaler dans Moïse l'homme qui allait tirer de l'Egypte le peuple de Dieu ; et qui, sans frapper les obstinés, les effrayait devant un prodige divin. Il n'est pas nécessaire, en effet, et nous n'avons pas le dessein de parler de cette verge de Moïse changée en serpent. Mais puisque nous en avons fait mention de peur qu'on ne se trompe sur le nombre, et que nous ne voulons pas laisser dans l'esprit d'un auditeur le moindre scrupule d'ignorance, nous dirons brièvement que ces verges signifient le royaume de Dieu, que ce royaume de Dieu n'est autre que le peuple de Dieu, et que le serpent désigne le temps de cette vie mortelle, puisque la mort nous a été inoculée par le serpent. Devenir mortel, c'est donc en quelque sorte tomber de la main de Dieu sur cette terre ; de là cette verge qui devient un serpent dès qu'elle tombe de la main de Moïse. Les enchanteurs imitèrent ce miracle, en jetant leurs verges, qui devinrent des serpents; mais le serpent de Moïse, ou la verge de Moïse, dévora tous les serpents des mages ; enfin, une fois saisie par la queue, elle redevint une verge, et le royaume se remit sous la main. Car les verges des mages sont les peuples des impies. Qu'est-ce que ces peuples impies? Vaincus par le nom du Christ, ils passent dans son corps, comme dévorés par le serpent de Moïse : jusqu'à ce que nous rentrions dans le royaume de Dieu, mais à la fin de cette vie mortelle, ce que signifie la queue du serpent, et que cette grande figure s'accomplisse. Après avoir entendu ce que vous devez désirer, écoutez ce qu'il vous faut éviter.

2. Le premier commandement de la loi est d'adorer un seul Dieu :"Tu n'auras pas ", est-il dit, " d'autres dieux que moi (1) ". La première plaie des Egyptiens fut l'eau changée en sang (2).

3. Comparez le premier précepte à la première plaie. Comprenez un seul Dieu par qui tout existe, sous la figure de l'eau, qui donne naissance à tout. A qui convient le sang, sinon à la chair mortelle? Que signifie donc le changement de l'eau en sang, sinon que " leur coeur insensé a été obscurci ? Ils se disaient sages, et sont devenus fous, et ont changé la gloire du Dieu incorruptible en l'image de l'homme corruptibles (3)". La gloire du Dieu incorruptible ressemblerait à l'eau et l'image de l'homme corruptible au sang. Voilà ce qui arrive en effet dans le coeur des impies ; car Dieu demeure le même, et bien que l'Apôtre dise : " Ils ont changé ", Dieu n'est point changé pour cela.

4. Voici le second précepte : " Tu ne prendras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu, car il ne sera point innocent, celui qui aura pris en vain le nom du Seigneur Dieu (4) ". Or, le nom de Jésus-Christ, notre Dieu, est la vérité, puisque lui-même l'a dit : " Je suis la vérité (5) ". C'est donc la vérité qui purifie, et la vanité qui souille. Et comme celui qui dit la vérité " parle d'après Dieu ; tandis que celui qui dit le mensonge parle d'après lui-même (6) ", dire la vérité c'est parler raisonnablement, tandis que dire la vanité c'est bruire, plutôt que parler ; c'est avec raison que le second précepte nous impose l'amour de la vérité, auquel est opposé l'amour de la vanité. La vérité est une parole, la vanité n'est qu'un vain bruit. Or, vois comment ce précepte a son contraste dans la seconde plaie. Qu'est-ce que cette seconde plaie? Des grenouilles sans nombre. Or, tu verras ici l'image expressive de la vanité, si tu veux faire attention à la quantité des grenouilles. Vois l'homme qui aime la vérité, ne prendre point en vain le nom du Seigneur ton Dieu, tenir le langage de la sagesse avec les parfaits et même avec les imparfaits; ne point leur dire ce qu'ils ne sauraient comprendre, sans toutefois s'écarter de la vérité, pour courir après la vanité. Que les imparfaits ne puissent comprendre, si l'on s'élève au-dessus

1. Exod. XX, 3.— 2. Id. VII, 20.— 3. Rom. I, 21.— 4. Exod. XX, 7.— 5. Jean, XIV, 26. — 6. Id. VIII, 44.

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d'eux jusqu'à disputer du Verbe de Dieu, " Dieu en Dieu, par qui tout a été fait " ; mais comprennent quand on leur parle, comme saint Paul au milieu des petits enfants du Christ, " de Jésus-Christ et de Jésus-Christ crucifié ", il n'en faut pas conclure qu'il y ait ici vérité, et dans le premier cas vanité. Mais il y aurait vanité à dire que le Christ n'est point mort en vérité, mais qu'il a feint de mourir, que ses plaies n'étaient que sur un fantôme, que ce n'était point un sang réel, mais une vaine apparence de sang qui coulait de ses plaies, qu'il n'étalait que de fausses cicatrices comme après de fausses plaies. Mais quand nous racontons tout cela, nous le donnons comme une réalité, nous le croyons et le prêchons comme l'expression de la vérité. Sans nous élever jusqu'à la sublime et immuable vérité, nous n'allons pas néanmoins à la vanité. Quant à ceux qui prêchent que tout cela n'arrivait au Christ qu'en apparence et sans réalité , ce sont des grenouilles coassant dans un marais. Ils produisent un bruit de voix, mais ne sauraient insinuer la doctrine de la sagesse. Enfin, dans l'Eglise, ceux qui s'attachent à la vérité prêchent la vérité dans celui par qui tout a été fait, la vérité dans ce Verbe fait chair et demeurant parmi nous, la vérité dans ce Christ Dieu, né de Dieu, seul Fils d'un seul Dieu, unique et coéternel, la vérité dans celui qui, prenant la forme de l'esclave, est né de la vierge Marie, a souffert, a été crucifié, est ressuscité, est monté aux cieux, partout vérité, vérité quand l'enfant ne saurait la comprendre, vérité également dans le pain et dans le lait, dans le pain des adultes, dans le lait des petits enfants. Car c'est le même pain que l'on fait traverser la chair pour le changer en lait. Ceux qui nient cette vérité se trompent dans leur vanité et trompent les autres; ce sont des grenouilles qui fatiguent les oreilles sans nourrir l'esprit. Ecoute enfin les hommes qui parlent raisonnablement : " Il n'est point de discours ", dit le Prophète, " point de langage dans lequel on n'entende cette voix ", et cette voix n'est point vaine, puisque " son éclat s'est répandu sur toute la terre et a retenti jusqu aux confins du monde (1) ". Veux-tu au contraire entendre les grenouilles, écoute ce verset du psaume : " Le frère dit des frivolités à son frère (2)".

1. Ps. XVIII, 4, 5.— 2. Id. XI, 3.

5. Troisième précepte : " Souviens-toi, au jour du sabbat, de le sanctifier (1) ". Ce troisième précepte flous paraît une prescription du repos, qui est la tranquillité du cœur et de l'esprit, et provient de la bonne conscience: Il y a là sanctification, parce qu'il y a l'esprit de Dieu. Voyez dès lors cette interruption, c'est-à-dire ce repos: " Sur qui", dit le Prophète , a reposera mon esprit, sinon sur " l'homme humble, calme et redoutant mes " paroles (2) ". Ils se retirent donc de l'Esprit-Saint, ces hommes sans repos, qui recherchent les rixes et sèment la calomnie ; plus amateurs de la dispute que de la vérité, ils ne sauraient dans leur turbulence admettre ce repos ou ce sabbat spirituel. C'est contre la turbulence de ces hommes, et comme pour mettre dans leur coeur le véritable sabbat, la sanctification par l'esprit de Dieu, qu'il est dit " Ecoute la parole avec douceur, afin de comprendre (3) ". Que comprendrai-je? Dieu qui te dit : Loin de toi cette turbulence, qu'il n'y ait dans ton coeur aucun tumulte, et que ce fantôme que fait voltiger la corruption ne te stimule point. Qu'il n'en soit point ainsi, car il te faut comprendre cette parole de Dieu: " Reposez-vous, et comprenez que c'est moi qui suis Dieu (4)". En toi la turbulence ne veut aucun repos; aveuglé par la corruption de tes disputes, tu entreprends de voir ce que tu ne saurais voir.

6. Au troisième précepte est opposée la troisième plaie: " Des moucherons sortis du limon couvrirent la terre d'Egypte "; des mouches très-petites, insupportables, volant en désordre, entrent dans les yeux, ne laissent à l'homme aucun repos; on les chasse, elles reviennent; chassées de nouveau, elles reviennent à la charge, comme ces fantômes qui assiègent les coeurs turbulents. Observe le précepte, et garde-toi de la plaie.

7. Quatrième précepte : " Honore ton père et ta mère (5) ". A ce quatrième précepte est opposée la quatrième plaie, qui fut celle de la cynomie. Qu'est-ce que la cynomie ? C'est la mouche des chiens ; son nom vient du grec.. Or, le propre du chien est de ne pas connaître ses parents ; rien ne tient tant du chien comme de méconnaître ceux qui nous ont engendrés: c'est donc avec raison que les petits chiens naissent aveugles.

1. Exod. XX, 8.— 2. Isaï. LXVI, 2.— 3. Eccli. V, 13.— 4. Ps. XLV, 11.— 5. Exod. XX, 12.

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8. Voici le cinquième précepte: " Tu ne commettras point d'adultère (1) ". La cinquième plaie fut " la mort des troupeaux des Egyptiens (2) ". Comparons. Voilà un homme adultère qui ne se contente point de son mariage; il ne veut point dompter en lui cette convoitise de la chair qui nous est commune avec les animaux. Car s'unir et engendrer appartient également aux pourceaux, tandis que penser est le propre de l'homme. De là vient que cette raison qui siège dans notre esprit doit régner sur les mouvements inférieurs de la chair, les dominer, leur mettre un frein, et ne point leur donner cette liberté immodérée, cette licence d'errer partout et sans retenue. Aussi est-il dans la nature des animaux, d'après les desseins du Créateur, de ne rechercher les femelles qu'à des temps fixés ; car ce n'est pas la raison qui retient la brute en d'autres temps ; mais tout mouvement se refroidit et lui donne le calme. Pour l'homme, s'il peut toujours être excité, c'est qu'il est toujours en son pouvoir de réfréner son excitation. C'est à toi que le Créateur a donné de dominer par la raison, à toi les préceptes de la continence, comme des jougs pour assujétir les animaux inférieurs. Tu as ce que la brute n'a point; et dès lors tu espères ce qu'elle ne saurait espérer. La continence est pour toi. un labeur que ne ressent point la brute ; mais tu auras une joie éternelle que la brute ne saurait atteindre. Si le travail te fatigue, du moins que la récompense te console ; et c'est déjà souffrir que réprimer ses mouvements intérieurs, et ne point laisser aller librement, comme la brute, ce qui nous est commun avec elle. Te mépriser en toi-même, et dominer par les passions de la brute, négliger cette image de Dieu, selon laquelle il t'a fait, c'est abdiquer la dignité de l'homme, pour devenir brute ; ce n'est point changer ta nature en celle de l'animal, mais c'est, sous l'apparence de l'homme, ressembler à l'animal que ne pas entendre cette parole : " Ne soyez point comme le cheval et le mulet, qui n'ont point d’intelligence (3) " Et si tu choisis la part de la. brute, si tu veux laisser un libre cours à tes passions, sans imposer à tes appétits charnels le joug de la continence, crains la plaie de l'Egypte ; et si tu ne crains lias de vivre comme la brute,

1. Exod. XX, 14.— 2. Id. IX, 6.— 3. Ps. XXXI, 9.

crains au moins de mourir comme elle.

9. Sixième précepte : " Tu ne tueras point (1) " ; et septième plaie : " Des pustules sur le corps, des tumeurs bouillonnantes et purulentes , des plaies enflammées se formèrent de la cendre du foyer (2) ". Telles sont les âmes homicides, qui bouillonnent de colère, et la colère de l'homicide a tué l'amour fraternel. L'homme s'enflamme de colère, comme il s'enflamme par les bons offices. Mais, dans un cas, c'est le feu de la santé, dans l'autre c'est le feu de l'ulcère. Des pustules brûlantes par tout le corps ne donnent écoulement qu'à des homicides intérieurement conçus; or ce feu n'est pas la santé: c'est un feu, mais non de l'esprit de Dieu. Il y a ardeur chez celui qui veut secourir, et ardeur aussi chez celui qui veut tuer : chez l'un c'est le précepte qui l'enflamme, chez l'autre la maladie ; chez l'un les bonnes oeuvres, chez l'autre les ulcères purulents. Si nous pouvions voir en effet l'âme des homicides, nous verserions plus de larmes qu'à la vue des corps envahis par la gangrène.

10. Voici le septième précepte : " Tu ne déroberas point (3) ". Septième plaie, " la grêle sur les fruits de la terre (4) ". Ce que tu soustrais contrairement au septième précepte, tu le perds pour le ciel ; car nul ne bénéficie injustement, sans subir un juste dommage. Voilà un homme qui vole, par exemple; son larcin lui donne un vêtement, mais, par le jugement du ciel, il perd la foi. Avec le gain, le dommage: le gain est visible, et le dommage invisible ; le gain vient de son aveuglement, le dommage de la nuée du Seigneur. Car, mes bien-aimés, rien n'arrive sans la providence. Vous imaginez-vous que le Seigneur s'endort sur tout ce que souffrent les hommes ? Tout cela parait être l'effet du hasard : des nuées qui s'amassent, des pluies qui se répandent, la grêle qui tombe, le tonnerre qui secoue la terre, les éclairs qui effrayent; tout cela paraît être l'effet du hasard et arriver sans l'intervention de la providence. Or, c'est à l'encontre de ces pensées le psalmiste prend soin de nous dire : " Louez-le Seigneur, vous qui êtes sur la terre, (le ciel déjà l'a béni), dragons et tous les abîmes, feu, grêle, neige, glace, tourillons et tempêtes, qui obéissez à sa parole (1) ". La

1. Exod. XX, 13.— 2. Id. IX, 10.— 3. Id. XX, 15.— 4. Id. IX, 23.— 5. Ps. CXLIII, 7, 8.

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grêle est donc à l'extérieur le juste jugement de Dieu contre cet homme qu'un coupable désir intérieur a porté à dérober. Oh ! si l'on pouvait découvrir le champ de son coeur, on verserait des larmes ; car on n'y trouverait rien pour la nourriture de l'esprit, bien que son vol ait fourni de quoi rassasier le ventre. La faim est plus grande chez l'homme intérieur, la faim plus grande, la plaie plus dangereuse, la mort plus déplorable, beaucoup de morts se promènent ici-bas, beaucoup d'affamés s'élèvent dans leurs vaines richesses. Enfin l'Ecriture proclame que le serviteur de Dieu est riche intérieurement: " L'homme caché de votre cœur ", nous dit-elle, " qui est riche devant Dieu ". Elle ne dit point, riche devant les hommes, mais devant Dieu, riche où est Dieu. Tiens-toi sur tes gardes, ô riche; de quoi te sert ta richesse? Où l'homme ne voit point, tu dérobes, et où Dieu voit, tu subis la grêle.

11. Huitième précepte: " Tu ne diras point le faux témoignage (1) ". Huitième plaie " La sauterelle, animal à la dent nuisible (2) ". Que veut le faux témoin, sinon nuire par ses morsures, anéantir par ses mensonges? L'Apôtre, avertissant les fidèles de ne point chercher à se nuire par de fausses récriminations : " Si vous vous déchirez ", dit-il, " et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous ne vous détruisiez mutuellement (3) ".

12. Neuvième précepte: " Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain. (4) ". Neuvième plaie : " D'épaisses ténèbres (5) ". Il y a, en effet, une sorte d'adultère qui veut réprimer ce précepte et qui ne va même point jusqu'à convoiter la vertu d'une épouse étrangère. Mais tel est adultère, qui ne débauche point l'épouse de son prochain ; seulement la sienne ne lui suffit pas; or,il y a d'épaisses ténèbres non-seulement à ne se point contenter de son épouse, mais encore à rechercher celle d'un autre. Il n'est rien, en effet, de plus douloureux pour un époux, et tel,qui le fait à un autre, ne le voudrait jamais souffrir. Un homme endurerait plutôt toute autre injure; mais celle-ci, je ne sais si l'on trouverait un homme pour l'endurer. O épaisses ténèbres de ceux qui commettent ces crimes, conçoivent de tels désirs ! Ils sont vraiment aveuglés d'une

1. Exod. XX, 16.— 2. Id. X, 13.— 3. Galat. V, 15.— 4. Exod. XX, 19.— 5. Id. X, 22.

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terrible fougue, car c'est une fougue indomptée, de souiller la femme d'un autre homme.

13. Dixième précepte : " Tu ne convoiteras aucun bien de ton prochain, ni son bétail, ni son serviteur, ni sa servante, en un mot tu ne convoiteras rien de ton prochain (1) " . C'est contre un tel crime qu'est dirigée la dixième plaie: "La mort des premiers-nés (2)". Or, à propos de cette plaie, quand je cherche quelque comparaison, je ne trouve rien; un autre peut trouver mieux, surtout s'il cherche mieux, sinon que tout homme cherche à conserver son bien pour ses héritiers. Or, ici l'on condamne celui qui désire le bien de son prochain; car le vol ne s'effectue qu'à la suite de la convoitise; et nul ne dérobe le bien du prochain, qu'après avoir désiré ce bien d'un autre. Mais déjà il y a un précepte sur le vol, ce qui doit te faire comprendre que le vol par violence est défendu. Car l'Ecriture ne saurait défendre le vol, et garder le silence sur la rapine, sinon pour te faire comprendre que si l'on est coupable de prendre à la dérobée, on est bien plus coupable de prendre avec violence. Il y a donc un précepte qui défend de prendre au prochain malgré lui, soit ouvertement, soit secrètement. Or, il n'est point permis de convoiter le bien d'autrui, ce que Dieu découvre dans notre coeur, même en recherchant une légitime succession. Ceux qui veulent en effet couvrir du manteau de la justice la possession du bien d'autrui, cherchent auprès des moribonds à se faire instituer héritiers. Que peut-on, en effet, voir de plus. juste, que de posséder de droit commun tel bien qu'on nous a laissé en héritage? Que fait cet homme chez toi? On m'a tout abandonné; j'ai acquis un héritage, j'en lis le testament. Rien ne paraît plus juste que ce cri de l'avarice. Et toi de répondre : Ta possession est juste; de louera un homme qui possède selon le droit. Dieu condamne celui qui désire injustement. Vois qui tu es, pour désirer qu'un autre t'adopte comme héritier; tu ne veux pas qu'il ait des héritiers. Or, parmi les héritiers , nul n'est plus cher que le premier-né ; et dès lors c'est dans tes premiers-nés que tu es châtié, toi qui, en convoitant le bien d'autrui, as recherché sous l'ombre du droit ce qui de droit ne te revenait

1. Exod. XX, 17.— 2. Id. XII, 29.

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point. Perdre ses premiers-nés d'une manière corporelle, mes frères, est chose facile; car les hommes meurent soit avant, soit après leurs parents ; ils sont mortels, et ils meurent. Or, ce qui est à craindre, au sujet de cette convoitise occulte et injuste, c'est la perte des premiers-nés de. ton coeur. Car en nous le premier-né porte l'image de la grâce de Dieu or, parmi tout ce qui naît dans notre coeur, le nouveau-né, le premier-né c'est la foi. Nul, en effet, ne peut faire le bien, si la foi n'est d'abord en lui, selon cette parole de l'Apôtre : " Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu (1) ". Toutes les bonnes oeuvres sont pour toi des enfants spirituels, mais parmi eux c'est la foi qui est née tout d'abord. O toi, dès lors, qui convoites intérieurement le bien d'autrui, tu as perdu la foi intérieure. Tout d'abord tu vas feindre, obéir par fraude, et non par charité; tu feindras d'aimer celui dont tu veux être l'héritier, mais ton amour pour lui est de lui souhaiter la mort et de ne point lui vouloir de successeur, afin de t'établir dans la possession de son bien.

14. Allons ! mes frères, après avoir parcouru les dix préceptes et les dix plaies, en comparant ceux qui méprisent les préceptes aux Egyptiens obstinés, nous vous avons mis sur vos gardes, afin que vous possédiez en paix vos biens, selon les préceptes de Dieu ; oui, dis-je, vos biens, les biens intérieurs de votre coffre-fort, soigneusement cachés dans votre trésor; vos biens, que ni larron, ni voleur, ni voisin, ne saurait vous enlever, où vous n'avez à craindre ni vers, ni rouille, et que l'on peut sauver du naufrage. C'est ainsi que vous serez le peuple de Dieu au milieu des injustes Egyptiens, puisqu'ils auront ces convoitises dans leurs coeurs, tandis que vous serez sains et saufs dans ce qui est de l'homme intérieur, jusqu'à ce que le peuple sorte de l'Egypte, par un nouvel Exode, qui a lieu maintenant; car ce qui s'est fait alors, ne cesse de se faire maintenant.

15. Car, à bien voir, nous enlevons aussi les dépouilles de l'Egypte. Ce n'est point en effet, sans une raison mystérieuse, que Dieu fit emprunter aux Egyptiens de l'or, de l'argent, des vêtements, ce qui. fournit contre fui une accusation aux hommes peu intelligents; on leur donna tout cela, et ils l'enlevèrent (2). Il y aurait là un vol si Dieu ne l'avait commandé.

1. Hébr. IX, 6.— 2. Exod. XII, 35.

Que votre charité veuille bien être attentive; il y aurait vol, dis-je, si Dieu ne l'avait commandé; mais comme Dieu l'avait commandé, il n'y avait point vol. Sans les accuser davantage, te voilà prêt à accuser Dieu. C'était à eux d'obéir, car Dieu, qui leur en donna l'ordre, sait ce que chacun doit souffrir, qui doit souffrir, que doit-il souffrir, et avec quelle justice. Abraham eût commis à ciel ouvert le plus détestable parricide, s'il eût sacrifié son fils spontanément; mais comme il en était autrement, son action était louable, parce qu'il obéissait à Dieu, et ce qui eût été un acte cruel dans sa volonté spontanée, devenait un acte d'obéissance à l'ordre de Dieu (1).

16. Je voudrais vous dire un mot des Actes des Apôtres. Quand Pierre était dans la prison, l'ange du salut vint à lui et fit tomber les chaînes de ses mains (2). Pierre sortit derrière l'ange et fut délivré de la prison par l'ordre de Dieu, par l'autorité de Dieu. Le lendemain, le juge l'envoya chercher pour l'entendre; il reconnut qu'il était sorti et fit emmener les gardes : " Après avoir soumis les soldats à la question, il ordonna qu'on les emmenât " ; il porta contre eux la sentence, l'arrêt qu'il jugea propre à leur faire trouver Pierre. Qu'en dis-tu ? Pierre fut-il l'auteur de leur mort ? N'y aurait-il point fausse piété de sa part à contredire la volonté de Dieu, à répondre à l'ange qui lui ordonnait de sortir: Je ne sortirai point, de peur que mon départ ne livre à la mort ces mal. heureux hommes qui gardent la prison ? On lui eût répondu : Laisse au Créateur tous ces soins, ce n'est point toi qui as tout disposé pour la naissance d'un homme, tu ne dois pas être juge de la manière dont il doit mourir; car nul ne meurt, que Dieu ne le veuille. C'est Dieu qui est juge de la manière dont nous mourrons, mais la convoitise de l'homicide n'en est pas moins condamnable. De même, ici, nous n'avons point à examiner le jugement de Dieu, mais ce qu'avait mérité cette nation coupable. Judas, en effet, livra le Fils de Dieu que l'on fit souffrir, et par la souffrance du Fils de Dieu, toutes les nations et sauvées, et toutefois ce salut des nations ne valut à Juda aucune récompense, mais son crime lui attira un châtiment bien mérité. Car si l'on doit

1. Gen. XXII.— 2. Act. XII.

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considérer l'action de livrer le Christ, et non l'intention de celui qui le livre, Judas fit ce que fit Dieu le Père, dont il est dit a qu'il n'a pas " épargné son Fils, mais l'a livré pour nous tous (1) ". Judas fit ce que fit Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, dont il est écrit " qu'il s'est livré pour nous, en s'offrant à Dieu comme une victime d'agréable odeur " ; et encore : " Ainsi le Christ a aimé l'Eglise jusqu'à se livrer pour elle, afin de la sanctifier (1) ". Et nous rendons grâces à Dieu le Père, qui " n'a point épargné son Fils unique, mais l'a livré pour nous ". Nous rendons grâces au Fils de Dieu, " qui s'est livré pour " nous s, accomplissant ainsi la volonté de son Père. Et nous détestons Judas, dont faction a servi à Dieu pour nous accorder un tel bien, et nous disons avec justice : " Dieu lui a rendu selon son iniquité, et l'a perdu comme le méritait sa malice (2) ". Car ce ne fut point pour nous qu'il livra le Christ, mais il le vendit pour de l'argent, et toutefois, cette vente du Christ devint notre rédemption.

17. Que nul, mes frères, que nul ne veuille mettre Dieu en discussion. C'est une arrogance, une impiété, une folie. Pour toi, mets un frein à tes convoitises, ne fais rien avec mauvaise intention, sois prêt à obéir et non à nuire. Ce que ces hommes d'Israël ont fait, c'est Dieu qui l'a fait. S'ils eussent commis un vol, c'est peut-être que le Christ leur Dieu avait voulu qu'ils endurassent ce qu'ils avaient enduré, lui qui leur permit de faire ce qu'ils firent; et toutefois, il réserverait une peine aux voleurs, et néanmoins exécuterait une certaine vengeance temporelle contre les victimes d'un tel larcin. Maintenant donc, ils ne l'ont point fait d'eux-mêmes, c'est Dieu qui l'a voulu faire par un juste jugement. En examinant cette cause, nous verrons qu'ils ne volèrent point l'or d'autrui, mais exigèrent seulement une récompense qui était due. Sous l'injuste oppression des Egyptiens, ils fabriquèrent des briques, et ne sortirent point sans une récompense pour les travaux si accablants de la servitude, et toutefois Dieu avait en cela son dessein. Si nous sommes en ce monde comme le peuple d'Israël en Egypte, j'ose vous dire, et je crois parler d'après l'Esprit de Dieu, dérobez aux Egyptiens leur or, leur argent, leurs vêtements; leur or ou leurs sages, leur argent ou leurs hommes éloquents,

1. Rom. VIII, 32.— 2. Ephés. V, 2, 25.— 3. Ps. XCIII, 23.

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leurs vêtements ou leurs diverses langues. Ne voyons-nous pas tout cela dans l'Eglise, n'est-ce point ce que l'Eglise fait chaque jour? Combien de sages en ce monde embrassent la foi du Christ ? C'est l'or enlevé aux Egyptiens. Le saint dont nous célébrons aujourd'hui la fête fut un jour de l'or ou de l'argent des Egyptiens; ces vêtements des Egyptiens, dont on recouvre en quelque sorte les sens, figurent les langues diverses. Vous les voyez sortir de l'Egypte et s'acheminer vers le peuple de Dieu. " Il n'est point de discours, point de langage dans lequel on n'entende cette voix (1) ". Tel est l'or, tel est l'argent des Egyptiens; nous le voyons en sortant d'Egypte, et nous en faisons notre récompense avec nous; car ce n'est point gratuitement que nous avons travaillé dans la boue de l'Egypte. Ainsi, mes frères, de tout ce que nous pouvons vous exposer, ou que nous ne pouvons point encore, de tout ce que vous comprenez ou ne pouvez comprendre, soit qu'on vous l'expose comme nous venons de le faire, soit d'une manière supérieure, croyez que tout alors arrivait en figure aux " enfants d'Israël, et que cela est écrit pour notre instruction, à nous qui arrivons à la fin des temps (2) ". Et je n'y ferais aucune attention ? Et toi, chrétien, dans le sens spirituel, tu n'étudierais pas avec moi pourquoi les mages de Pharaon furent pu défaut à la troisième plaie, tu n'y verrai a qu'un effet sans cause ? Je n'y chercherais rien, et je croirais que ce fait s'est accompli ou a été consigné sans dessein ? Les mages de Pharaon, à l'encontre de Moïse, font des serpents avec des verges, du sang avec de l'eau, ils font des grenouilles, ils font tout cela. Ils arrivent à la troisième plaie, à ces mouches appelées moucherons, et là, font défaut ceux qui avaient fait des serpents; ceux qui avaient fait des grenouilles, font défaut devant les mouches. Assurément, cela n'est point sans raison. Frappez avec moi. A quoi est opposée la troisième plaie ? Au troisième précepte de Dieu, qui impose le sabbat au peuple, qui prêche le repos, qui recommande la sanctification; car il est dit : " Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat ". Enfin, dans les premiers ouvrages du monde, le Seigneur fit le jour, fit le ciel, la terre, la mer, les grands corps lumineux, les étoiles, tira des eaux les animaux,

1. Ps. XVIII, 4.— 2. I Cor. X.

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et tira du limon de la terre l'homme qu'il fit à son image. Il fait tout cela, et nous ne trouvons pas encore le mot de sanctification. Tout cela se fait en six jours, et le septième jour, ou jour du repos de Dieu, est sanctifié. Dieu, qui n'a point sanctifié ses oeuvres, sanctifie son repos (1). Que dire ? Allons-nous penser qu'il en est de Dieu comme de nous, qui, au milieu de nos travaux, préférons le repos à l'ouvrage ? Loin de nous cette pensée, comme aussi de croire que la création était pour lui une oeuvre de fatigue et non de commandement. " Dieu dit : Que cela soit, et cela a fut ". Cette manière d'agir ne serait point une fatigue même pour l'homme. Mais en ce jour, il nous a recommandé de nous reposer de tout travail, afin de nous faire comprendre qu'un jour, après toutes nos bonnes oeuvres, nous nous reposerons sans fin. Car, ici-bas, tous nos jours ont un soir, le septième n'en a point; notre travail a un terme ou soir, et notre repos est sans terme. C'est alors que la sanctification nous vient comme une parole mystérieuse, qui est le propre du Saint-Esprit. Mais quand je parle de lui, mes frères, écoutez avec indulgence, je vous en supplie, cherchez le sens que je m'efforce de donner, plutôt que mes explications; je sais qui je suis pour vous parler, et de quoi je veux vous parler : c'est un homme expliquant aux hommes les choses de Dieu. Allons, efforcez-vous avec moi, partagez mon labeur, afin de partager aussi mon repos, autant que le Seigneur me l'accordera, autant qu'il me découvrira ces mystères, autant que m'inspirera cette sagesse qui se montre volontiers dans ses voies, à ceux qui l'aiment, et qui vient au-devant d'eux d'une manière toute providentielle. Le sabbat, le repos de Dieu est donc sanctifié. C'est la première fois qu'il est parlé de sanctification , du moins que je sache et que vous sachiez vous-mêmes, c'est ce que nous croyons. Or, il n'y a point de sanctification divine et véritable qui ne vienne du Saint-Esprit. Sans doute le Père est saint, comme le Fils est saint, et néanmoins c'est à l'Esprit que ce nom est donné en propre, en sorte que la troisième personne de la Trinité se nomme Saint-Esprit. C'est lui qui " repose sur l'homme humble et calme", comme dans son sabbat. C'est pour cela qu'on attribue encore au Saint-Esprit le nombre sept. Nos Ecritures

1. Gen. II, 3.

le disent assez; nous laissons aux plus saints que nous de trouver des choses plus saintes, aux savants des choses plus relevées; qu'ils entrent, au sujet de ce nombre sept, dans les subtilités, et nous donnent des explications plus divines. Quant à moi, ce qui me suffit pour maintenant, je vois ceci que j'entreprends de vous faire voir, c'est que le nombre sept est attribué à l'Esprit-Saint, parce que c'est le septième jour qu'il est parlé de sanctification. Et comment prouver que le nombre septénaire est un attribut de l'Esprit-Saint ? Le prophète Isaïe dit que l'esprit de Dieu vient sur le chrétien, sur tel membre du Christ. " Esprit de sagesse et d'intelligence, de conseil et de force, de science et de piété, esprit de crainte de Dieu (1) ". Or, si vous m'avez suivi, j'ai énuméré sept dons, comme si l'Esprit de Dieu descendait en nous de la sagesse à la crainte, pour nous faire monter de la crainte à la sagesse. " Car la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (2) ". Ainsi donc l'esprit est septénaire, et il n'y a qu'un seul esprit en sept attributs. Voulez-vous quelque chose de plus clair ? L'Ecriture sainte nous parle de la Pentecôte, solennité qui arrive après sept semaines. Vous avez l'histoire de Tobie qui s'exprime clairement sur la fête des sept semaines. Sept multiplié par sept nous donne une somme de quarante-neuf, mais comme pour nous ramener à la source; car l'Esprit-Saint nous rassemble dans l'unité, ne nous divise pas de l'unité; c'est pourquoi, en ajoutant à quarante-neuf, un ou l'honneur de l'unité, nous avons cinquante. Ce n'est donc point sans raison que, le cinquantième jour, le Sauveur déjà monté au ciel envoya l'Esprit-Saint. Le Seigneur ressuscité, sort des enfers, mais ne remonte pas encore au ciel. A dater de cette résurrection, de cette sortie de dessous terre, nous comptons cinquante jours, et le Saint-Esprit vient au nombre cinquantième, comme pour fêter sa naissance en nous-mêmes. Car le Seigneur s'entretint ici-bas avec ses disciples pendant quarante jours; au quarantième jour il monta au ciel, et après que les disciples ont passé dix jours au cénacle, en signe des dix préceptes, le Saint-Esprit descendit; car nul ne peut accomplir la loi que par la grâce de l'Esprit-Saint. Il devient clair, dès lors, que le nombre septénaire est un attribut de

1. Isaï. XI, 2.— 2. Prov. I, 7.

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l'Esprit-Saint. On doit regarder comme n'ayant pas l'Esprit-Saint quiconque n'adhère pas à l'unité du Christ, quiconque prend une direction contraire à cette unité. Car les disputes, les dissensions, les divisions, ne peuvent qu'aboutir, et l'Apôtre a dit de ces hommes: " L'homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu (1) ". Il est encore écrit dans l'épître de l'apôtre saint Jude : " Ceux-là se séparent eux-mêmes, hommes sensuels, n'ayant point l'Esprit (2)". Peut-on rien trouver de plus clair, de plus évident ? Bien qu'ils aient les mêmes croyances que nous, qu'ils viennent donc à nous, afin de recevoir l'Esprit-Saint qu'ils ne sauraient avoir, tant qu'ils demeurent les ennemis de l'unité. L'Apôtre les compare aux mages de Pharaon : " Ils ont ", dit-il, " l'apparence de la piété, mais n'en ont point la réalité (3) ". Oui, avec cette apparence de piété, ils firent d'abord des prodiges semblables, mais parce qu'ils n'en avaient point la réalité, ils furent impuissants au troisième (4).

18. Mais cherchez encore avec moi pourquoi cette défaillance au troisième signe. Qu'importe à quel signe cette défaillance vienne éclater, au second ou au quatrième signe, puisqu'ils doivent défaillir? Pourquoi dont fut-ce au troisième? Mais voyez, comme je vous l'ai promis, si l'Apôtre saint Paul ne compare point les hérétiques à ces mages. " Ils ont ", dit-il, " la forme de la piété sans en a avoir la réalité : fuis encore ceux-là. Car il en est parmi eux qui s'insinuent dans les maisons, qui entraînent après eux, comme captives, des femmes chargées de péchés et poussées par divers désirs ; lesquelles ape prennent toujours sans jamais parvenir à connaître la vérité (5) ". Ils entendent continuellement rendre témoignage à l'Eglise catholique, et ne veulent point venir à l'Eglise catholique. Ils disent sans cesse, et ne cessent point d'entendre : " En ta postérité seront bénies toutes les nations (6) "; ils ne cessent d'entendre : " Demande-moi, et je te donnerai les nations pour héritage, et tu posséderas les confins de la terre (7) " ; d'entendre encore : " Toutes les familles de la terre se

1. I Cor. II, 14.— 2. Jud. I, 19.— 3. II Tim. III, 5.

4. Saint Augustin avait raison de nous dire qu'il y a des difficultés dans les explications qu'il donne ; ces difficultés redoublent encore à cause de l'altération du texte en bien des endroits, ce qui fait le désespoir du traducteur.

5. II Tim. III, 5 et suiv.— 6. Gen. II, 1, 2.— 7. Ps. II, 8.

souviendront du Seigneur et reviendront à lui (1) " ; d'entendre enfin : " Il dominera jusqu'à la mer, et depuis le fleuve jusqu'aux extrémités de la terre (2) ". Voilà ce qu'ils entendent sans cesse, ce qu'ils apprennent sans cesse, et néanmoins sans arriver à la science de la vérité. Voyez maintenant ce que je vous ai promis. Que dit ensuite l'Apôtre? " De même que Jamnès et Mambré résistèrent à Moïse, de même ceux-ci font opposition à la vérité, hommes corrompus dans l'esprit et pervertis dans la foi ". Que dit-il encore? " Mais ils n'iront pas au-delà, car leur folie sera connue de tout le monde, comme le fut celle de ces hommes ". Voyez donc pourquoi ils succombèrent au troisième signe. Souvenez-vous que ceux qui s'opposent à l'unité n'ont point le Saint-Esprit. Or, il est facile de voir que les trois premiers préceptes du décalogue ont pour objet l'amour de Dieu, et les sept derniers se rapporteraient à l'amour du prochain ; en sorte que les deux tables de la loi et les dix préceptes pourraient se résumer sommairement dans ces deux : " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toutes tes forces, et tu aimeras ton prochain comme toi-même : ces deux préceptes résument a toute la loi et les Prophètes (3) ". Reportons donc les trois premiers préceptes à l'amour de Dieu. Quels sont ces trois premiers? Premier : " Tu n'auras pas d'autre Dieu que moi ", et auquel est opposée la plaie de l'eau changée en sang, parce que le principe souverain du Créateur avait été ramené à l'image d'une chair humaine. Second précepte : " Ne prends pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu ". Autant que j'en puis juger, il s'agit du Verbe ou Fils de Dieu. " Car il n'est qu'un seul Dieu, et un seul Jésus-Christ Notre-Seigneur, par qui tout a a été fait (4) ". A l'encontre du Verbe, les grenouilles. Comprends les grenouilles à l'encontre du Verbe, le bruit à l'encontre de la raison, la vanité à l'encontre de la vérité. Le troisième précepte, concernant le sabbat, est dans les attributs de l'Esprit-Saint, à cause de. cette sanctification que nous entendons pour la première fois au jour du sabbat, ce que nous vous avons signalé avec autant d'instance qu'il nous a été possible. Or, l'opposé de

1. Ps. XXI, 58.— 2. Id. LXXI, 18.— 3. Matth. XXII, 37, 38.— 4. Rom. XI, 36.

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ce précepte fut la turbulence dans ces mouches nées de la pourriture, et qui s'en prenaient aux yeux. Or, les magiciens succombèrent à ce troisième signe, parce que les ennemis de l'unité n'ont point l'Esprit-Saint, tel est le châtiment qu'il leur inflige. L'Esprit-Saint a des faveurs et des châtiments les premières, c'est devenir en nous; les seconds, de nous abandonner. Enfin, pour comprendre plus clairement, par l'aveu des mages de Pharaon, quel nom reçut l'Esprit-Saint, voyons comment il est nommé dans l'Evangile. Comme les Juifs jetaient au Sauveur ces outrageantes paroles : " Celui-ci ne saurait chasser les démons que par Béelzébub, prince des démons ", il répondit: " Si c'est par l'Esprit de Dieu que je chasse les démons, assurément le royaume de Dieu est venu vers vous (1) " ; ce qu'un autre évangéliste nous raconte ainsi : " Si c'est par le doigt de Dieu que je chasse les démons ". Ainsi, ce qu'un évangéliste appelle : " Esprit de Dieu (2) ", un autre l'appelle

1. Matth. XII, 24.— 2. Luc, X, 20.

" Doigt de Dieu "; donc l'Esprit de Dieu est aussi doigt de Dieu. C'est pourquoi la loi fut écrite par le doigt de Dieu, loi qui fut donnée sur le mont Sinaï, le cinquantième jour après l'immolation de l'agneau, après que le peuple juif, eut célébré la pâque. Quand s'accomplit le nombre de cinquante jours après l'immolation de l'agneau, la loi est donnée écrite par le doigt de Dieu; et quand s'accomplit le nombre de cinquante jours après la mort du Christ, le Saint-Esprit descend. Béni soit le Seigneur qui se cache providentiellement, pour apparaître avec douceur. Voyez encore les mages de Pharaon faire cet aveu si clair; succombant au troisième signe, ils s'écrièrent : " Le doigt de Dieu est ici (1) ". Bénissons le Seigneur qui donne l'intelligence et qui donne le verbe. S'il n'y avait sur tout cela un voile mystérieux, on le rechercherait avec moins d'avidité; et si on le recherchait avec moins d'avidité, on goûterait, en le trouvant, moins de douceur.

1. Exod. VIII, 10.

DEUXIÈME SERMON. SUR LA NAISSANCE DE SAINT AUGUSTIN (1).

Le Codex manuscrit, num. 17, dont nous avons parlé plus haut, indique comme détachés de celui-ci les sermons CCCXXXIX et XL, de l'édition de Saint-Maur. Comme j'étais à me demander d'où vient qu'en France on ne trouve ce sermon que disloqué et mutilé dans les catalogues à l'aide desquels Amerbach, Erasme, les éditeurs de Paris, de Louvain, de Saint-Maur, ont ajusté leurs éditions, il m'est venu cette pensée assez croyable, savoir : que, de l'aveu des Bénédictins de Saint-Maur (Praef., tom. V), saint Césaire d'Arles, accablé d'années, avait coutume de faire lire par ses prêtres et ses diacres, non-seulement ses propres serinons, mais aussi ceux de saint Augustin, parfois mutilés, souvent avec un nouvel exorde ou une nouvelle péroraison. Quelqu'un put alors séparer les principaux arguments de ce sermon, selon qu'il le jugeait nécessaire, en admettant ce qui rattachait une partie prêchée à une partie omise. Or, comme cela ne s'est point fait avec toute la sagacité désirable, il nous reste des indices appuyant l'autorité de notre catalogue, réunissant ainsi les membres épars. En attendant, le sermon découpé à Arles, et ainsi jeté dans le public, s'est glissé dans tous les catalogues français, puis dans les autres contrées où saint Césaire, comme on le lit dans sa vie, liv. I, transmettait par ces mêmes prêtres ce qu'ils devaient faire prêcher dans leurs églises. De là vient l'importance de rendre son ancienne intégrité à un sermon qui a manqué jusqu'alors dans nos bibliothèques.

ANALYSE.— 1. Avertir son peuple, c'est pour le pasteur alléger sa responsabilité. — Notre saint a toujours averti les pécheurs.— Illusion de ceux qui comptent sur la divine miséricorde pour retarder leur conversion. — Fidélité de Dieu à tenir compte des bonnes oeuvres.— 2. Prêcher à son peuple, c'est le nourrir. — Amener à la conversion, c'est faire valoir

(1) On trouve dans une édition cette inscription : " Pour le jour de son ordination n. On appellerait sa tête l'anniversaire de sa consécration épiscopale, jour qui était très-solennel, comme l'attestent saint Paulin, épit. à Delph., le pape Sixte, épit. à Cyril. en 430, saint Léon le Grand, le pape Hilaire, épit. à l'év. de Tarrag., et saint Augustin lui-même, épit. 255, et ailleurs.

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le talent confié par Dieu.— Folie de l'homme qui ne désire rien que de bon, excepté sa vie.— Le sort du mauvais riche et de Lazare.— Bonheur du ciel pour les justes, apprécié par ce que Dieu fait pour les méchants.— Les largesses de Dieu ne l'appauvrissent point.— Nécessité d'attendre avec foi.— Fausse sécurité du pécheur retardataire qui n'a pas de lendemain assuré.— 3. Exhortation au pécheur de se convertir au plus tôt.— Ne nous endormons point en cette vie, qui n'a aucune sécurité.

1. Cette journée, mes frères, m'avertit de réfléchir plus attentivement au fardeau qui me charge. Sans doute il me faut y penser nuit et jour, mais je ne sais comment cet anniversaire vient en pénétrer mes sens au point que je n'en puis détourner ma pensée, et à mesure que s'avancent, ou plutôt que fuient les années, nous rapprochant du dernier jour, qui viendra sans aucun doute, alors devient pour moi plus vive et plus poignante la pensée du compte que je dois rendre à votre sujet au Seigneur mon Dieu. Car entre vous et nous il y a cette différence, que votre inquiétude sur le compte que vous avez à rendre se borne à vous-mêmes, tandis que pour nous, elle s'étend à vous et à nous. Mon fardeau est donc plus grand ; mais, bien porté, il me vaudra une gloire plus grande; porté avec infidélité, une peine épouvantable. Qu'ai-je donc aujourd'hui de mieux à faire, sinon de vous signaler mon danger, afin que vous soyez ma joie? Or, ce qui constitue un danger pour moi, ce serait de faire attention à vos louanges, sans examiner votre vie. Or, il le sait, celui qui a les yeux sur mes paroles, et même sur mes pensées, il sait que les louanges populaires sont moins un plaisir pour moi qu'un stimulant, et que ma vive inquiétude est de savoir comment vivent ceux qui me louent. Toute louange qui me viendrait de ceux qui vivent mal m'est en horreur, je l'abhorre, et c'est pour moi une douleur plutôt qu'un plaisir; quant à celle qui me viendrait de ceux dont la vie est régulière, dire que je la repousse, c'est mentir, dire que je la recherche, c'est m'exposer à rechercher la vanité plutôt que la solidité. Que dire alors? Sans la vouloir tout à fait, je ne la repousse point tout à fait. Je ne la désire point tout à fait, parce que je redoute un danger dans la louange des hommes; je ne la repousse point tout à fait, pour ne pas exposer mes auditeurs à l'ingratitude. Or, quel est mon fardeau, vous l'avez entendu quand on lisait le prophète Ezéchiel. C'était peu qu'un jour semblable nous invitât à réfléchir à notre fardeau, voilà qu'on lit un passage qui nous saisit de crainte et nous fait réfléchir à

ce que nous portons; car si celui qui nous l'a imposé ne le porte avec nous, il nous faut succomber. Vous venez de l'entendre. " Lorsque j'aurai appelé l'épée sur une terre ", dit le Prophète, " et que cette terre aura établi une sentinelle, pour voir ce glaive arriver puis le dénoncer et avertir le peuple; si la sentinelle se tait à l'arrivée du glaive, et que le glaive, survenant sur le pécheur, lui donne la mort, le pécheur mourra sans a doute selon son iniquité, mais je redemanderai son sang à la sentinelle. Que si, au contraire, elle voit le glaive arriver, et a sonné de la trompette, et avertit le peuple, et que celui qui entend l'avertissement n'en prenne aucun souci, celui-ci mourra dans son iniquité, sans doute, mais la sentinelle aura sauvé sa vie. Toi donc, fils de l'homme, je t'ai établi sentinelle en Israël (1) ". Il expose ensuite ce qu'il entend par épée, ce qu'il entend par la mort, et ne nous laisse aucun moyen de négliger cette lecture sous prétexte d'obscurité. " Je t'ai établi sentinelle ", me dit-il, " et si, quand je dis au pécheur : Tu mourras de mort, tu gardes le silence, et qu'il meure dans son péché, il meurt à cause de son péché sans doute, mais il est bien juste que je te redemande son sang à toi-même. Mais si toi-même tu dis à l'impie : Tu mourras de mort, et qu'il ne se tienne point sur ses gardes, il mourra dans son iniquité, tandis que tu auras sauvé ton âme ". Puis il ajoute ce qu'il veut qu'on dise à la maison d'Israël. " Tu diras donc aux enfants d'Israël: Quel est ce langage que vous tenez en vous-mêmes : Nos iniquités sont sur nous, nous languissons dans nos péchés, comment pouvons-nous vivre? Voici ce que dit le Seigneur: Je ne veux point la mort de l'impie, mais je veux qu'il se détourne de sa voie perverse et qu'il vive ". Voilà ce qu'il veut que nous annoncions; autrement il nous faudra, comme la sentinelle, rendre un compte pitoyable. L'annoncer, au contraire, c'est nous acquitter de notre tâche. Ce sera votre affaire ; pour nous, déjà nous serons en sécurité. Mais comment serions

1. Ezéch. XXXIII, 2 et suiv.

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nous en sécurité, quand vous êtes en danger et condamnés à mourir? Nous ne voulons point qu'il y ait gloire pour nous et châtiment pour vous. Sans doute nous sommes en sécurité d'une part, mais d'autre part sa charité nous rend anxieux. Voilà que je vous le répète, et vous savez que vous l'ai dit toujours, que jamais je ne m'en suis tu : " Voici ce que dit le Seigneur: Je ne veux pas la mort de l'impie, mais que l'impie se détourne de sa voie perverse et qu'il vive ". Qu'est-ce que disait l'impie? Le Prophète a cité les paroles des impies et des méchants : " Nos iniquités sont sur nous, nous languissons dans nos péchés, comment pouvons-nous vivre? " Le malade désespère, mais le médecin promet l'espérance. L'homme s'est dit : " Comment puis-je vivre (1) ? " Or Dieu dit: Tu peux vivre. " Si tout homme est menteur, que a Dieu, qui seul est véridique", efface la parole de l'homme et écrive celle de Dieu. Bannis tout désespoir, tu peux vivre, non à cause de tes fautes passées, mais à cause de tes bonnes oeuvres à venir; c'est effacer le mal, que t'éloigner du mal. Tout le bien ou tout le mal s'efface par le changement. Passer d'une vie pure à une vie désordonnée, c'est effacer la vie pure; et réciproquement, passer d'une vie mauvaise à une vie pure, c'est effacer la vie désordonnée. Vois donc ce que tu recherches, ce que tu veux recevoir, il y a deux trésors préparés devant toi : tu retrouveras ce que tu auras perdu; Dieu est un fidèle gardien, qui te rendra le bien que tu auras fait. Il en est d'autres qui ne périssent point par désespoir, qui ne se disent point: " Nos iniquités pèsent sur nous; nous languissons dans nos péchés, comment pouvons-nous vivre?" Mais ils se trompent d'autre part. Ils se flattent de la miséricorde de Dieu, au point de ne se corriger jamais; ils se disent en effet : En dépit des crimes que nous commettons, des iniquités que nous entassons chaque jour, de nos actes luxurieux et de nos forfaits, de notre mépris pour le pauvre et l'indigent; quand même nous nous élèverions dans notre orgueil, et nous n'aurions dans le coeur aucun repentir de nos fautes, Dieu voudra-t-il perdre une si grande multitude et n'en sauver qu'un si petit nombre? Il y a donc deux périls en présence, l'un du côté du Prophète que nous avons entendu, et l'autre que

1. Rom. III, 4.

l’Apôtre n'a point dissimulé. C'est en effet contre ces hommes qui meurent dans le désespoir, comme des gladiateurs en quelque sorte destinés au glaive, qui se plongent dans toutes les voluptés, qui vivent dans la débauche, qui méprisent leur âme comme condamnée par avance, que le Prophète nous dit tout haut leur langage intérieur : " Nos iniquités sont sur nous, voilà que nous languissons sous le poids de nos péchés, comment pourrons-nous vivre? " Or, voici que l'Apôtre nous tient d'autre part ce langage ! " Est-ce que la richesse de sa bonté, de sa miséricorde et de sa longue patience sont un objet de mépris pour toi (1) ? "A l'encontre de ceux qui disent: Dieu est bon, Dieu est miséricordieux, il ne perdra point cette grande multitude de pécheurs, pour épargner le petit nombre; car s'il ne les voulait point, ils ne vivraient pas; quand ils font de si grands maux, ils vivent néanmoins, et si cela déplaisait à Dieu, il les ferait disparaître de la terre; ou c'est contre eux que l'Apôtre a dit : " Ignores-tu que Dieu est patient, afin de t'amener à la pénitence? Et toutefois, parla dureté, par l'impénitence de ton coeur, tu t'amasses un trésor de colère, pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres ". A qui l'Apôtre tient-il ce langage. A ceux qui disent: Dieu est bon, il ne comptera point. Il rendra certainement à chacun selon ses oeuvres. Quant à toi, que fais-tu ? Tu amasses quoi? Un trésor de colère. Ajoute colère sur colère, augmente le trésor; ce que tu auras amassé te sera rendu, car celui à qui tu prêtes ne connaît point la fraude. Mais si tu jettes en un autre trésor tes bonnes oeuvres, qui sont les fruits de la justice, ou de la continence, ou de la virginité, ou de la chasteté conjugale, sois encore étranger à la fraude, à l'homicide et à tout autre crime ; souviens-toi de l'indigent, indigent toi-même ; souviens-toi du pauvre, ô toi qui es pauvre ; quelles que soient tes richesses, tu as néanmoins des lambeaux de chair pour vêtement. Si c'est dans ces pensées et dans ces oeuvres que tu as soin de jeter dans le trésor des bonnes oeuvres pour le jugement, celui qui ne sait tromper personne et qui rend à chacun selon ses oeuvres, te dira enfin : Prends ce que tu as mis, parce qu'il y a surabondance.

1. Rom. II, 2.

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Quand tu jetais dans le trésor, tu ne voyais pas; mais moi, je conservais tout pour te le rendre un jour. Et en effet, mes frères, quiconque a jeté dans ce trésor, sait qu'il y a jeté; mais il ne voit plus ce qu'il y a jeté. Suppose un trésor caché en terre, et n'ayant qu'une ouverture ou qu'une fente par où tu peux jeter; tu y jettes peu à peu ce que tu acquiers; si tu ne vois point ce que tu as jeté, la terre néanmoins le conserve. Et celui qui a fait le ciel et la terre ne te le conserverait point?

2. Soulevez donc, mes frères, soulevez mon fardeau, portez-le avec moi : vivez d'une vie sainte (1), car nous avons à nourrir aujourd'hui nos pauvres, à faire preuve envers eux d'humanité. Quant à la nourriture que je vous apporte, elle consiste dans mes paroles.

1. Une édition ajoute : " Natalis Domini imminet, voici que Noël approche ". Faut-il accuser le libraire d'avoir omis Natalis Domini imminet dans le manuscrit ? Ou bien cette addition s'est-elle glissée dans tous les manuscrits de la Gaule, par quelque ministre de saint Césaire, ou par tout autre prêchant une ordination épiscopale quelques jours avant Noël ? je dirai ce que j'en pense d'après les conjectures probables. L'édition de Saint-Maur, tom. V, a rejeté dans l'appendice le sermon CXVI, inscrit au nom de saint Césaire, dans le catalogue de Corbeil, au numéro 6 duquel on lit: " Natalis Domini imminet... ad convivia vestra frequentius pauperes evocate "; et num. 3 : " Pauperes ante omnia ad convivium frequenter vocemus ". or, il est permis de conjecturer que saint Césaire fut promu à l'épiscopat dans le mois de décembre, surtout d'après l'auteur de sa vie, qui dit que saint Césaire fut préposé à l'église d'Arles quelque temps après la mort d'Aeonius, qui arriva le XVI des calendes de septembre. Or, d'après ces paroles, j'aimerais mieux conjecturer un intervalle de quelques mois, plutôt qu'un intervalle de quelques jours, comme l'ont pensé les Bollandistes; quelque diacre dès lors, ou quelque prêtre de saint Césaire, en prêchant aux approches de Noël, aura lié la pensée de cet évêque avec le discours de saint Augustin, en changeant l'expression " aujourd'hui " en ces autres paroles :" Voici que Noël approche ", afin de parler des festins des pauvres, en saisissant cette métaphore d'une nourriture spirituelle, sur laquelle saint Augustin avait fait un jeu de mots. Mais, diras-tu: pourquoi ne pas les attribuer à l'évêque d'Hippone ? Nulle part, que je sache, le saint docteur n'a parlé de préparation particulière à la fête de Noël, et ce serait l'unique endroit où il eût insisté à ce sujet. Or, quel homme, tant soit peu versé dans la lecture de saint Augustin, noue dira qu'il a pu y insinuer cette nécessité de préparation comme à la dérobée, et par une simple phrase, et sans insister longuement ? Tout lecteur de ses écrite ne peut ignorer que le même docteur qui, dans les pointa spéculatifs, exige de ses auditeurs une vive attention, demande, au contraire, dans les points de pratique et de morale, beaucoup de patience, dirons-nous avec Erasme (Praefat. ad op. Aug.), pour faire toujours le même cas des sentences sur lesquelles il insiste. De plus, on se figure difficilement que le saint docteur ait emprunté à la fête prochaine l'occasion de parler en ce jour de son devoir de donner aux fidèles une nourriture spirituelle, plutôt qu'au ministère du pasteur, dont il a déjà tant parlé. Mais, sans le savoir, je vais me heurter contre Pagina, les Bollandistes, saint Maur, Tillemont et les autres critiques de premier ordre, qui souscrivent toue au texte de l'édition, et en infèrent que saint Augustin fut ordonné évêque d'Hippone au mois de décembre. Or, pour préciser cette époque, sans rien dire de moi-même, je ne donnerai que l'avis de saint Prosper, suivi par Cassiodore et Hermann Contractus dans Canisius, et dont Tillemont confesse la certitude, sur l'autorité de monseigneur Pontac (Mém. pour servir à l'Histoire ecclésiastique, tom. XIII, not. 24 § 25). Or, ce digne disciple de saint Augustin atteste (Chron., pag. 2) que Théodose, régnant encore avec ses fils, Arcadius et Honorius, sous le consulat d'Olybrius et de Probinus, l'an 395, cet illustre flambeau de l'Eglise fut élevé sur la chaire d'Hippone. Mais Socrate (Hist. eccl., l. VI, c. l) fixe la mort de Théodose au XVI des calendes de février ; tous les chronographes sont d'accord sur ce point, ce qui nous donnerait l'ordination de saint Augustin dans le mois de janvier, et nous prouverait que le catalogue du Mont-Cassin a raison de dire : " Hodie ", et non: " Natalis dies imminet ".

Vous donner à tous un pain extérieur et visible, je ne le pourrais; je donne la nourriture dont je me rassasie ; car je suis ministre et non père de famille; aussi ne puis-je vous servir que le pain dont je vis moi-même dans les trésors de mon Dieu, quelque part du festin de ce père de famille si qui, étant riche, " s'est fait pauvre pour l'amour de nous, afin que nous devinssions riches par sa pauvreté (1) ". Si je vous offrais du pain, chacun en prendrait un morceau et s'en irait, et quand j'en apporterais en grande quantité, chacun n'en aurait qu'un bien chétif morceau. Mais ma parole, voilà que tous l'ont tout entière, et chacun tout entière encore. Pouvez-vous, en effet, partager entrevous des syllabes? Est-ce que vous avez pu distraire chaque mot de mon discours prononcé? Chacun de vous a entendu le discours tout entier. Mais que chacun voie comme il entend, car je suis pour donner et non pour recevoir. Si je ne donne point, si je conserve mes richesses, l'Evangile m'effraye. Je pourrais dire, en effet: Combien il m'en coûte d'ennuyer les hommes? de dire aux pécheurs: Loin de vous toute action perverse ? C'est ainsi qu'il faut vivre, ainsi qu'il faut agir, voilà ce qu'il faut éviter? Que me revient-il d'être à charge aux hommes? Je sais comment je dois vivre; je vivrai selon la règle qui m'est tracée, le précepte qui m'est imposé. En distribuant ce que j'ai reçu, pourquoi me faut-il rendre compte des autres? L'Evangile m'effraye. Nul homme ne me ferait renoncer à cette sécurité si paisible, rien de mieux, rien de plus doux, de sonder sans bruit les trésors de Dieu : c'est là un . charme, un bonheur. Mais prêcher, mais reprendre, mais redresser, mais édifier, mais redoubler d'efforts auprès de chacun, c'est là une grande charge, un grand fardeau, une grande fatigue. Qui ne reculerait devant cette fatigue ? Mais l'Evangile m'effraye. Voici un serviteur qui dit à son maître : " Je vous con" naissais pour un homme dur, récoltant où "vous n'avez pas semé u, j'ai gardé votre argent, je n'ai point voulu en donner; prenez ce qui vous appartient; s'il y en a moins, jugez-en; si c'est le tout, ne troublez point mon repos. Mais le maître répondit : " Mauvais serviteur, je te juge par tes paroles (2) ". Pourquoi? Puisque tu me dis avare, pourquoi négliger mes bénéfices? Mais j'ai craint

1. II Cor. VIII, 9.— 2. Luc, XIX, 21 et suiv.

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de le perdre en le donnant. Voilà ton excuse? On dit souvent : Pourquoi me piller? Mais vaine excuse, le maître ne t'entend point; et moi, dit ce serviteur, je n'ai point voulu donner votre argent, j'ai craint de le perdre. Mais le maître : Si tu avais prêté mon argent, je serais venu le recueillir avec usure; j'avais fait de toi un prêteur, nous dit-il, non un exacteur ; prêter toi-même, c'est me laisser le soin de recueillir. Sous le poids de cette crainte, que chacun voie comment il pourra recevoir. Mais si je ne donne qu'avec tremblement, celui qui recueille peut-il être en sûreté? Que l'homme mauvais hier soit bon aujourd'hui. C'est ainsi que je prête, c'est que l'homme hier mauvais soit bon aujourd'hui. Hier il était mauvais, sans mourir néanmoins; s'il était mort dans sa malice, il serait allé là où l'on ne peut revenir. Mais, mauvais hier, il vit aujourd'hui, que cette vie lui profite, et qu'il ne vive point irrégulièrement. Mais au jour d'hier pourquoi ajouter celui-ci qui est mauvais ? Tu veux une longue vie et non une bonne vie ? Qui supporterait longtemps quel. que chose de mauvais, fût-ce un dîner? Tel est néanmoins l'aveuglement de l'esprit, telle est la surdité intérieure de l'homme, qu'il veut que tout soit bon, excepté lui-même. Veux-tu une villa ? je nie que tu veuilles une mauvaise villa. Tu veux une épouse, mais seulement une bonne épouse ; une maison, mais seulement une bonne maison. A quoi bon tant de détails? Tu rejettes bien loin une mauvaise chaussure, et tu veux une vie mauvaise? Comme si une mauvaise chaussure était, plus nuisible qu'une vie mauvaise. Quand une chaussure défectueuse ou trop étroite vient à te blesser, tu t'assieds pour ôter cette chaussure, la jeter au loin, ou y remédier, ou la changer, puis te chausser ensuite; et cette vie défectueuse, qui perd ton âme, tu ne la redresses pas? Mais, ici, je vois clairement ton erreur. Une chaussure qui nuit est douloureuse, tandis qu'une vie qui nuit est voluptueuse ; l'une est pénible, et l'autre est agréable ; mais ce qui est agréable pour un temps, n'en est que plus douloureux plus tard; ce qui, au contraire, nous cause dans le temps une douleur salutaire, nous vaut ensuite un bonheur sans fin, une joie sans mélange. Voyez, l'homme de la joie et l'homme de la douleur; voyez dans la joie ce riche, et dans la douleur ce pauvre de l'Evangile : l'un était dans les festins, l'autre dans la misère; l'un recevait les hommages de ses nombreux domestiques, l'autre était léché par les chiens; l'un que ses festins rendaient plus avide, l'autre qui ne pouvait se rassasier de miettes. Pour l'un passa le plaisir, pour l'autre l'indigence; les biens du riche passèrent, comme les maux du pauvre, tandis que le riche vit venir le malheur, et le pauvre la félicité. Ce qui était passé ne pouvait revenir, ce qui arrivait ne diminuait point. Le riche brûlait dans les enfers, le pauvre goûtait la joie au sein d'Abraham. Le pauvre avait désiré les miettes de la table du riche, et le riche désira qu'une goutte d'eau tombât du doigt du pauvre. Chez l'un la pauvreté finit enfin par être rassasiée; chez l'autre le plaisir fit place à une douleur sans fin. Aux festins succéda la soif, à la volupté la douleur, à la pourpre le feu. Car ce festin qui paraît être celui de Lazare au sein d'Abraham, nous vous le souhaitons à tous, nous voulons le partager avec vous. Que serait-ce, en effet, d'un festin auquel je vous inviterais tous, Pt qui remplirait de tables cette église entière? Tout cela passerait. Elevez-vous de ce langage que je vous tiens jusqu'à ce banquet qui ne finira point pour vous. A ce festin, nulle indigestion, et les mets ne sont point de ceux qui nourrissent en diminuant, qui restaurent à mesure qu'ils disparaissent. Ces mets seront toujours entiers, et nous en serons rassasiés. Que notre oeil s'alimente de lumière, cette lumière ne diminue point. Quels seront ces festins dans la contemplation de la vérité, en face de l'éternité, dans la louange de Dieu, dans la paix du bonheur, dans la félicité de l'esprit, dans l'immortalité du corps, dans l'inaltérable jeunesse de notre chair, dans la continuelle satiété de notre âme? Là, ni croissance ni diminution; là, nulle naissance, parce qu'il n'y a nulle mort; là, vous ne serez forcés à faire aucune de ces oeuvres auxquelles nous vous engageons aujourd'hui. Tout à l'heure vous avez entendu le Seigneur qui disait, et disait à nous tous : " Lorsque tu donneras un festin, n'y appelle point tes amis ". Il nous apprend à être généreux : " N'y invite point tes proches, qui ont de quoi t’inviter à leur a tour, mais appelles-y les pauvres, les infirmes, les boiteux, les indigents, qui n'ont a pas de quoi te rendre (1) " Y perdras-tu

1 Luc, XIV, 12.

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" Tu auras ta récompense à la résurrection des justes (1) ". C'est à toi de donner, nous dit-il, c'est moi qui reçois, qui annote, qui récompense. Voilà ce que dit le Seigneur; voilà ce qu'il nous engage à faire, lui-même nous en tiendra compte. Or, la récompense qu'il nous donnera, qui pourra nous l'enlever? " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (1) ? " A nous pécheurs, il a donné la mort du Christ, et quand nous sommes justes, il nous tromperait? " Car ce n'est point pour les justes, mais pour les pécheurs, que le Christ est mort (2) ". Si donc Dieu a donné pour les pécheurs la mort de son Fils, que réserve-t-il aux justes ? Ce qu'il leur réserve, il ne saurait rien leur réserver de plus précieux que ce qu'il a déjà donné pour vous. Qu'a-t-il donné pour eux? " Il n'a point épargné son propre Fils (3) ". Que leur réserve-t-il? Son propre Fils. Mais c'est un Dieu dont ils doivent jouir, non un homme destiné à la mort. C'est à cela que Dieu vous appelle, mais comment y réponds-tu? Daigne examiner où il t'appelle, et par où et comment. Mais quand tu seras arrivé là, te dira-t-on : " Partage ton pain avec l'indigent, si tu vois un homme nu, donne-lui un vêtement (4) "; ou te lira-t-on ce chapitre ? " Quand tu donneras un festin, invite les boiteux, les aveugles, les indigents, les pauvres ". Là il n'y aura nul pauvre, nul boiteux, nul aveugle, nul infirme, nul étranger, nul homme sans vêtement, tous seront dans la santé, tous dans la force, tous dans l'abondance, tous revêtus de la lumière éternelle. Quel étranger y verras-tu ? C'est là notre patrie, c'est ici-bas que nous sommes étrangers. Aspirons après cette patrie, accomplissons les préceptes afin d'exiger les promesses. Ou plutôt, je me trompe,, en achetant ce que j'ai dit, loin de nous d'exiger des promesses, nous prendrons ce que l'on nous offrira spontanément. Car exiger, semblerait que Dieu voudra refuser; or, il donnera sans tromper personne. Or, considérez, mes frères, et voyez quels biens innombrables Dieu donne aux méchants: la lumière, la vie, la santé, des fontaines, des fruits, des enfants, les honneurs pour la plupart, la grandeur, la puissance; voilà des biens qu'il donne aux méchants comme aux bons. Or, lui qui donne même aux méchants de si grands biens, pensez-vous qu'il ne

1 Luc,V, l4.— 2. Rom.VIII, 31.— 3. Ibid. 5, 6.— 4. Ibid.32.— 5. Isaï. LVIII, 7.

réserve rien aux bons? Que nul n'admette ces pensées dans son coeur. Mes frères, Dieu réserve aux bons de grands biens, mais " l'oeil ne les a point vus, l'oreille ne les a point entendus, ils ne sont point montés au cœur de l'homme (1) " . Tu ne saurais y penser avant de les recevoir, en les recevant tu les verras; mais impossible à toi d'en concevoir la pensée avant de les recevoir. Que voudrais-tu voir en effet (2) ? Ce n'est ni une harpe, ni une lyre, ni un son mélodieux pour les oreilles. Quelle pensée en voudrais-tu avoir? Cela n'est point monté au cœur de l'homme. Que puis-je faire? Je ne saurais voir, ni entendre, ni même penser. Que faire ? Crois; c'est là le grand avantage. Le grand vase capable de contenir ce grand don, c'est la foi. Prépare-toi un grand vase, car il te faut aller à la grande source; prépare un grand vase. Qu'est-ce à dire prépare ? Que ta foi grandisse, qu'elle aille en croissant, que ta foi s'affermisse, qu'elle ne soit ni chancelante, ni faite en terre, afin de ne point se briser contre les tribulations de ce monde; mais qu'elle soit fortement durcie. Lorsque tu auras fait tout cela, et que ta foi sera devenue un vase convenable, spacieux, ferme, Dieu l'emplira. Il ne te répondra point comme répondent les hommes à celui qui les supplie et leur dit Donne-moi quelque peu de vin, je t'en prie; et celui-ci: Volontiers, viens, je t'en donnerai. Or, le premier apporte une urne en disant : Je suis venu sur tes ordres. Mais l'autre: Je pensais que tu n'apporterais qu'un petit flacon, qu'as-tu apporté, et où viens-tu ? Je ne saurais t'en donner autant, mets de côté ce grand vase dont tu es muni, et donne-moi quelque chose de moins spacieux, quelque vase que ma pénurie me permette d'emplir. Dieu ne parle point ainsi ; il est dans l'abondance, et tu seras dans l'abondance, et quand il t'aura comblé, il aura tout autant qu'il avait auparavant. Les dons de Dieu sont sans limite, nulle part tu n'en trouveras de semblables sur la terre ; crois, et tu en feras l'épreuve. Mais ce n'est pas maintenant; quand donc, me diras-tu? Attends le Seigneur, agis avec courage, que ton cœur se fortifie, afin qu'en recevant tu puisses dire : " Vous avez

1. I Cor. I, 2-9.

2. Il y a ici une omission, comme on peut s'en convaincre par ces paroles du sermon CCCXXXI, nom. 3 : " L'oeil n'a point vu, parce que ce n'est point une couleur; l'oreille n'a point entendu, parce que ce n'est point un sort ".

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mis la joie dans mon cœur (1) " . Attends (2) le Seigneur, agis avec courage, que ton cœur se fortifie, et attends le Seigneur. Qu'est-ce à dire: Attends le Seigneur? Que tu recevras quand il lui plaira de te donner, sans exiger selon ta volonté. Ce n'est point le temps de donner; il t'a attendu, attends-le à ton tour Que dis-je, il t'a attendu, attends-le à ton tour? Si tu vis selon la justice, si tu es converti à lui, si tes actions d'autrefois te déplaisent, si tu as préféré choisir une vie de bonnes œuvres, ne te hâte point d'exiger ta récompense. Dieu a bien voulu attendre ton changement de vie, attends à ton tour qu'il couronne une vie sainte. Si Dieu n'avait daigné t'attendre, il ne pourrait te donner; attends dès lors, puisqu'il t'a attendu (3). Mais toi qui ne veux point te corriger ; ô qui toue tu sois, qui refuses de te redresser encore; comme s'il n'y en avait qu'un seul, j'aurais mieux dit : Vous tous qui êtes ici. Toi néanmoins qui es ici, si toutefois tu es ici, qui n'as pas un dessein arrêté de te corriger; je veux parler comme à un seul. O toi qui ne veux aucun redressement, quelle promesse te fais-tu? Veux-tu périr par désespoir ou par l'espérance? Tu péris par désespoir, quand tu dis en ton cœur : " Mon iniquité est sur moi, je languis dans mes péchés; pour moi, quelle espérance de vivre ? Ecoute la réponse du Prophète : " Je ne veux point la mort de l'impie, mais seulement qu'il se détourne de sa voie mauvaise et qu'il vive (4) ". Veux-tu périr par l'espérance ? Comment périr par l'espérance? Tu dis en ton âme : Dieu est bon, Dieu est miséricordieux, il pardonne tout, et ne rendra point le mal pour le mal. Ecoute la parole de l'Apôtre : " Ignores-tu que la patience de Dieu est une invitation à la pénitence ? " Que reste-t-il donc? Tu as profité déjà si mes paroles sont entrées dans ton coeur. Je vois ce qu'on pourrait me

1. Ici commence le sermon XL de l'édition, ainsi intitulé : " Du même passage de l'Ecclésiastique, V, 8: " Ne tarde pas à te convertir au Seigneur, etc.,contre ceux qui diffèrent leur conversion de jour en . jour, et dont les uns périssent par une fausse espérance, les autres par désespoir ". Sermon tiré des mêmes catalogues que le sermon CCCXXXIX.

2. L'édition commence ainsi le sermon XL : " Bien souvent , mes frères, nous avons chanté avec le Psalmiste : Sustine Dominum.

3. Qu'un juge clairvoyant lise et relise, qu'il médite pour trouver le lien qui rattache cette première période, telle qu'elle est dans l'édition, où elle tient lieu d'exorde, avec les autres parties du sermon. S'ils ne le peuvent, il faut avouer que le sermon de l'édition n'est pas intègre, que cette première période se rattache aux précédentes, que c'est une manière de revenir sur une confiance excessive et sur le désespoir, d'abord parce que c'est un sermon de morale, ensuite parce que toute sa sollicitude pastorale lui fait un devoir d'en parler.

4. Ezech.: XXXIII, 11.

répondre : Tout cela est vrai., mais je ne vis point sans espérance, de manière à mourir par désespoir; et je n'ai point une fausse conscience, de manière à mourir par espérance. Je ne dis point : Mon iniquité est sur moi, et je n'ai plus d'espérance ; je ne dis pas non plus : Dieu est bon, et ne rendra point le mal ; je ne tiens ni l'un ni l'autre de ces langages. D'une part, c'est le Prophète qui me maintient, d'autre part c'est l'Apôtre. Et que dis-tu ? Que je vivrai quelque temps encore à ma fantaisie. Voilà les hommes qui nous fatiguent; ils sont nombreux et ennuyeux. Quelque temps encore je vivrai à ma fantaisie; plus tard je me convertirai, un jour. Car elle est vraie cette parole du Prophète : Je ne veux point la mort de l'impie, mais qu'il se détourne de sa voie détestable, et qu'il vive ; quand je me convertirai, Dieu effacera toutes mes fautes, et pourquoi ne pas prolonger mes plaisirs, vivre autant que je voudrai, et comme je voudrai, puis ensuite me tourner vers Dieu? Pourquoi parler ainsi, mon frère? Pourquoi? Parce que Dieu m'a promis le pardon si je change de vie. Je lt, vois, je le sais, il t'a promis le pardon par son saint Prophète, il te le promet par moi, le moindre de ses ministres. Le promet-il? Ses promesses sont vraies, et il a promis le pardon par la bouche de son Fils unique. Mais pourquoi ajouter des jours mauvais à des jours mauvais ? Qu'à chaque jour suffise sa malice : hier était un jour mauvais, aujourd'hui un jour mauvais, demain un jour mauvais? Crois-tu qu'ils soient bons, ces jours où tu donnes libre carrière à tes passions voluptueuses ? où tu rassasies ton cœur de luxure ? où tu tends des embûches à la vertu d'autrui ? où tu affliges ton prochain par des fraudes? où tu nies un dépôt? où tu fais un faux serment pour une pièce de monnaie? où tu t'assieds à un bon dîner, crois-tu passer ainsi une bonne journée ? Une chose me suffit, répond ce pécheur, c'est d'obtenir le pardon; pourquoi? Parce que Dieu m'a promis ce pardon; mais nul ne t'a promis de vivre jusqu'à demain, ou lis-moi ce passage. De même que tu lis dans le Prophète, dans l'Evangile, dans l'Apôtre, qu'au jour de ta conversion Dieu te pardonnera tes iniquités ; lis-moi ce passage, qui te promet de vivre demain, et demain livre-toi au mal. Toutefois, ô mon frère, je ne devrais point te parler de (495) la sorte. Ta vie pourra être longue; si elle est longue, qu'elle soit bonne aussi. Pourquoi voudrais-tu avoir une vie longue et mauvaise? Peut être sera-t-elle courte; et celle qui ne finira point te doit consoler. Ou bien elle sera longue, et où est le mal d'avoir mené longtemps une vie sainte? Pour toi, tu veux une longue vie de désordre, tu ne veux pas vivre saintement, et pourtant nul ne t'a promis un lendemain. Corrige-toi (1), écoute l'Écriture. Ne méprise pas en moi un homme qui fait sa fête (2). Je te parle d'après l'Écriture. " Ne tarde point de te convertir au Seigneur. Ces paroles, qui ne sont pas à moi, sont à moi cependant; elles sont à moi si j'ai la charité. Ayez la charité, elles seront à vous. Ce langage que je vous tiens est de l'Écriture sainte ; si tu le dédaignes, il est ton adversaire. Mais écoute cette parole du Seigneur : " Hâte-toi d'être en accord avec ton adversaire (3) ". (Quelle est cette parole effrayante? Vous venez chercher la joie. C'est aujourd'hui la fête de votre évêque. Faudrait-il dire une parole capable de vous contrister? Disons plutôt ce qui peut réjouir ceux qui nous aiment, et irriter ceux qui nous méprisent; car il vaut mieux encore contrister l'homme dédaigneux que frustrer l'homme fidèle.)

3. Que tous veuillent m'écouter ; ce sont les paroles de l'Écriture que je récite ; ô toi qui temporises et qui soupires après un misérable lendemain, écoute cette parole du Seigneur, écoute cette prédication de la sainte Écriture; de ce lieu je suis une sentinelle : " Ne tarde pas à te convertir au Seigneur, ne diffère pas de jour en jour ". Vois si elle ne les a point vus, vois si elle ne les a point examinés, ces hommes qui disent : A demain la vie sainte, aujourd'hui le plaisir. Et quand demain viendra, ce sera ton refrain encore. " Ne tarde point de te convertir au Seigneur, ne diffère point de jour en jour; car sa colère viendra soudain, et, au jour de la vengeance, il te perdra (4)". Que faire ? Puis-je effacer ce passage? je crains d'être effacé moi-même. Le passer sous silence? je crains le silence à mon égard. Me voilà forcé de le prêcher, d'effrayer les autres, comme je suis effrayé moi-même. Craignez avec moi, afin

1. Il y a ici une omission volontaire ; on a voulu faire du sermon un sermon sur la conversion seule.

2. Il y a en latin natalitiarium, qu'on ne trouve en aucun glossaire. 3. Matth. V, 25.— 4. Eccl. V, 8, 9.

495

de vous réjouir avec moi. " Ne tarde pas à te tourner vers Dieu ". Voyez, Seigneur, voyez que je parle : vous connaissez ma frayeur, quand on lisait votre Prophète; oui, Seigneur, vous savez quelle crainte j'éprouvais dans cette chaire, quand on lisait votre Prophète. Voici que je vous le dis: "Ne tardez pas de vous tourner vers le Seigneur, ne différez pas de jour en jour; car sa colère viendra soudain, et au temps de la vengeance il vous perdra " ; mais je ne veux point qu'il vous perde; je ne veux pas vous entendre dire : Je veux périr ; car moi je ne le veux point, et mon je ne veux point vaut mieux que votre je veux. Que ton père soit malade et sans mouvement entre tes bras; mais, jeune homme, tu soulagerais un vieillard malade. Que le médecin te dise Ton père est en danger, ce sommeil n'est autre qu'une pesanteur mortelle, veille sur lui, ne le laisse point dormir. Sitôt que tu le verras sommeiller, prends soin de l'éveiller; si c'est trop peu de l'éveiller , il faut le secouer; si c'est peu encore, il faut le stimuler, afin d'empêcher ton père de mourir. Tu serais-là, jeune homme, pour molester un vieillard. Il s'affaisserait dans une douce langueur, ses yeux se fermeraient sous le poids du sommeil. Mais toi : Ne dormez point, et lui : Laisse-moi, je veux dormir; et toi: Le médecin m'a dit: S'il veut dormir, ne le permets point ; et lui : Je t'en supplie, laisse-moi, je préfère la mort. Mais en fils dévoué, tu dis à ton père : Et moi je ne le veux point. A quel père? A ce père qui veut mourir. Et toutefois tu veux éloigner la mort de ton père, tu veux vivre le plus longtemps possible avec un vieillard qui mourra néanmoins. Or, le Seigneur te crie : Garde-toi de dormir, si tu ne veux dormir éternellement ; veille, afin de vivre avec moi, afin d'avoir un père que tu ne perdras jamais ; et tu demeures sourd. Qu'ai-je donc fait, moi, sentinelle? Je .Suis libre et ne veux pas être à charge. Quelques-uns diront, je le sais: Qu'a-t-il voulu nous dire ? Il nous effraye, il nous accable, il fait de nous des coupables. Au contraire, j'ai prétendu vous relever de toute culpabilité. II serait honteux, il serait infâme, je n'oserais dire ni mal, ni dangereux, ni coupable, il serait honteux de vous tromper, si Dieu ne me trompe point. Le Seigneur menace de la mort les impies, les hommes d'injustice, les fourbes, les scélérats, les adultères, les affamés (496) de voluptés, les hommes qui le dédaignent, qui murmurent contre le temps, sans changer leurs moeurs ; le Seigneur les menace de la mort, les menace de l'enfer, les menace de la mort éternelle. Que veulent-ils que je leur promette, si Dieu ne le promet point? Qu'un intendant vous donne des assurances , de quoi serviront-elles si le Père de famille ne les donne aussi? Je ne suis que l'intendant, que le serviteur. Faut-il donc vous dire Vivez à votre gré, le Seigneur ne vous perdra point? c'est une garantie de l'intendant, mais la garantie. de l'intendant n'est pas valable. Puisse Dieu te la donner, quand je soulève en toi l'inquiétude ! En dépit de moi, la garantie du Seigneur est valable, tandis que la mienne est nulle, s'il ne la valide. Or, quelle sécurité, mes frères, pouvons-nous avoir, vous ou moi, sinon d'observer fidèlement ses préceptes, de l'écouter attentivement et d'attendre ses promesses avec confiance? Dans ces occupations qui nous fatiguent, puisque nous sommes des hommes, implorons son secours, gémissons à ses pieds; ne lui demandons rien de ce monde, rien de ce qui passe, rien de transitoire, rien de ce qui s'évapore comme une fumée; mais prions pour l'accomplissement de la justice, pour que le nom du Seigneur soit sanctifié; non pour surmonter nos voisins, mais pour surmonter nos passions; non pour rassasier, mais pour dompter notre avarice. Que telles soient nos prières, qu'elles nous soutiennent dans notre lutte intérieure et nous couronnent dans notre victoire.

TROISIÈME SERMON. DU MÉPRIS DES CHOSES TEMPORELLES (1).

Le catalogue manuscrit, num. 173, intitulé : Augustini operum, tom. XII, contient des traités et des sermons dont la majeure partie est en parfait accord avec ce qui est édité; mais les autres contiennent, en outre des variantes, des périodes qu'on ne trouve point dans les éditions. Dans ces dernières, j'en ai choisi une seule qui se trouve dans des variantes presque sans nombre. Comme je n'oserais décider si elle est l'oeuvre des scribes qui écrivaient précipitamment puis mettaient en ordre ce qu'ils avaient écrit, ou si elle est l'oeuvre de saint Augustin, qui a pu écrire de nouveau un sermon composé antérieurement, comme il avoue, dans son quinzième livre de la Trinité, qu'il l'a fait ailleurs, j'ai cru qu'il suffisait de s'en rapporter au jugement des érudits, qui devront statuer ce qu'il faut penser, par ce seul fait, des autres extraits que l'on fait de ce même catalogue. Mais le catalogue, num. 219, intitulé: Dydimus de Spiritu sancto, et alia, contient ce sermon absolument semblable à celui du premier catalogue. Les bénédictins de Saint-Maur, tom. V, num. 345, ont donné ce sermon d'après les éditions de Colbert et de Sirmond, sans avoir aucun doute au sujet de son intégrité.

ANALYSE.— Soyons riches en bonnes oeuvres.— L'homme pauvre qui rêve des richesses, et se trouve pauvre à son réveil, c'est le riche sans bonnes oeuvres, pauvre à la mort.— Avec des voleurs on rachète sa vie par tous ses biens, donnons-les pour la vie éternelle.— Nous haïr pour aimer Dieu, lui confier nos biens, puisque nous lui confions notre âme.— Donnons nos biens à Dieu dans la personne des pauvres.— Le véritable riche, et la véritable vie.— Donnons à Dieu nos richesses, et faisons le don de nous-mêmes en le suivant à la croix, comme les martyrs.— Humilions-nous.— Les épreuves du temps présent.— Impossibilité d'évaluer par des choses temporelles le prix d'une vie sainte.

Cette fête des martyrs, ce jour du Seigneur, nous engagent à dire à votre charité ce qui peut nous porter au mépris du siècle présent et à l'espérance du siècle à venir. Cherches-tu de quoi mépriser? Tout homme saint, tout martyr a méprisé jusqu'à cette vie présente.

(1) L'édition de Saint-Maur lui donne ce titre : Du mépris du monde ; il fut prêché dans les jours de Pâques, à la fête des saintes de Tibur, selon Sirmond agi nombre de deux, Félicité et Perpétue ; selon Henri de Valois, au nombre de trois, Maxima, Donatilla, Seconda ; d'après le témoignage des mêmes Pères de Saint-Maur. On voit plus clairement ici, que dans l'édition, que l'exorde est tiré des circonstances du temps.

Veux-tu de quoi espérer? C'est aujourd'hui que le Seigneur est ressuscité. Si tu hésites quant à ta chose espérée, sois ferme quant à l'espérance. Si le travail te cause du trouble, que la récompense te relève. Dans la première lecture (1) de cette épître que l'Apôtre écrit à Timothée, nous trouvons aussi pour nous ce précepte qu'il lui donne : " Prescrivez aux riches de ce monde de n'être point orgueilleux, de ne point mettre leur confiance dans des richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous donne avec abondance ce qui est nécessaire à la vie. Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent de bon coeur, qu'ils fassent part de leurs richesses, qu'ils se fassent un trésor et un fondement solide pour l'avenir, afin d'embrasser la véritable vie (2) ". [Et que cette leçon ne nous paraisse pas moins à propos dans cette solennité de nos saints martyrs; car cette fête nous enseigne aussi le mépris du monde. Dire en effet aux riches de se faire des trésors et un fondement solide pour l'avenir, afin d'embrasser la véritable vie, c'est dire sans aucun doute que cette vie est fausse.] Et surtout, ils doivent s'appliquer cette leçon, ces riches que les pauvres ne sauraient voir sans murmurer, sans louer, sans envier leur sort, sans en désirer un semblable, sans se plaindre de leur infériorité, et au milieu des applaudissements qu'ils donnent à la vie des riches, voici ce qu'ils disent le plus souvent C'est là seulement exister, c'est là seulement vivre. Or, à cause de ces paroles flatteuses que donnent aux riches les hommes de basse condition, [que c'est là vivre, qu'il n'y a de vie que pour eux seuls, de peur que ces adulations ne viennent à les enorgueillir, à leur persuader qu'ils vivent, prescrivez aux riches ", dit l'Apôtre, " aux riches de ce monde, de ne point s'enorgueillir, de ne mettre point leur confiance dans des richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant, qui nous donne avec abondance ce qui est nécessaire à la vie ". Qu'ils soient riches, mais en quoi ? " En bonnes oeuvres : qu'ils donnent facilement, car ce n'est point perdre que a donner; qu'ils veuillent bien faire part de

1. Le nom de première lecture s'appliquait autrefois à l'épître après laquelle on chantait des psaumes, puis l'évangile. C'est ce que nous Insinue clairement saint Augustin, sermon CLXXVII, où il appelle indistinctement lectures ces trois objets. Dans notre liturgie actuelle on a conservé le même ordre, mais l'épître seule a retenu le nom de lecture, ou lectio.

2. I Tim. VI, 17 et suiv.

497

leurs biens à ceux qui n'ont rien. Et qu'en résultera-t-il? " Qu'ils s'acquièrent un trésor a et un fondement solide pour l'avenir, afin " qu'ils embrassent la véritable justice la, sans croire à ceux qui leur disent qu'ils vivent et qu'il n'y a qu'eux pour vivre.] Cette vie n'est qu'un songe, et ces richesses s'évanouissent comme dans un songe. Ecoute le Psalmiste, ô riche très-pauvre : " Ils ont dormi leur a sommeil, et tous ces hommes n'ont trouvé " sous leurs mains aucune richesse (1) ". Quelquefois un mendiant couché sur la terre, tremblant de froid, et néanmoins endormi, rêve à des trésors, et dans son rêve il se livre à la joie et à l'orgueil, il ne daigne plus connaître son père couvert de haillons, et jusqu'à son réveil il est riche. Pendant son sommeil, il goûte une joie fausse, à son réveil il ne trouve de vrai (lue la douleur. Le riche, à sa mort, ressemble donc à ce pauvre qui s'éveille après avoir vu des trésors en songe; car lui aussi était vêtu de pourpre et de fin lin. Un certain riche qui ;n'est point nommé, et qu'on ne doit point nommer, dédaignait un pauvre couché à sa porte, se revêtait de pourpre et de fia lin, comme le dit l'Evangile, et donnait chaque jour de splendides festins : il mourut et fut enseveli ; il s'éveilla et se trouva dans les flammes. Cet homme donc " dormit son sommeil et ne trouva sous sa main rien de toutes ses richesses ", parce que ses mains n'avaient fait aucun bien. C'est donc pour la vie qu'on recherche les richesses, et non la vie pour les richesses. Combien ont pactisé avec l'ennemi, lui ont tout laissé, pour qu'il leur laissât la vie, achetant ainsi la vie au prix de tout ce qu'ils possédaient (2). A quel prix nous faudra-t-il acheter la vie éternelle, si cette vie qui doit finir est si précieuse ? Donne au moins quelque chose au Christ, afin de vivre heureux, si tu donnes tout au voleur afin de vivre en mendiant. Par ta vie temporelle, que tu rachètes à si grand prix, juge de la vie éternelle, que tu négliges, afin de

1. Ps. LXX, 6.

2. On lit dans l'édition : " Ils ont tout donné pour ne point perdre la vie. Tu as donné, ô mon père, tous tes biens aux barbares ! Tout, répond-il, et je suis demeuré nu; mais nu, je vis encore. Et pourquoi? on devait me tuer tout à fait, et j'ai tout donné. Et pourquoi ce malheur? Veux-tu que je te le dise? Avant la rencontre de ce barbare, tu ne donnais rien au pauvre, de manière à faire parvenir ton aumône jusqu'au Christ au moyen du pauvre. Tu n'as rien donné au Christ, et tu as tout donné aux barbares, tout . avec serment. Le Christ demande et ne reçoit rien ; le barbais tors turc et enlève tout. Si tu as acheté à un tel prix une vie périssable, à quel prix etc.

498

vivre pendant quelques jours, dusses-tu arriver jusqu'à la vieillesse. Car tous les jours de l'homme, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse, ne sont que peu nombreux. Adam mourant aujourd'hui, n'aurait vécu que peu de jours, puisqu'il serait arrivé,à la fin. Ce sont donc ces jours si peu nombreux, jours de peine, jours de disette, jours d'épreuve, que tu as rachetés ? Et à quel prix ? Tu ne veux plus rien posséder, pour te posséder toi-même. Veux-tu savoir combien vaut la vie éternelle? Sois toi-même le supplément du prix. L'ennemi qui avait fait de toi un captif t'a dit : Si tu veux vivre, donne-moi ce que tu as, et pour vivre tu as tout donné, toi racheté aujourd'hui pour mourir demain; échappé aujourd'hui, pour être massacré demain. Que nos périls nous instruisent, mes frères. Où trouver une pareille ignorance, au milieu et des paroles de Dieu, et des expériences de la vie humaine ? Tu as tout donné, et tu t'es échappé heureux de vivre, et pauvre, et nu, et indigent, et mendiant; tu as de la joie, parce que tu vis et que la lumière est douce. Que le Christ apparaisse, qu'il pactise avec toi, lui qui, loin de te captiver, a été fait captif pour toi, qui, loin de chercher à te donner la mort, a daigné souffrir la mort pour toi et se donner pour toi. Quelle rançon ! Celui qui t'a fait te dit donc : Faisons une convention Veux-tu te posséder et perdre tout? Si tu veux te posséder, il faut m'avoir aussi, et te haïr, afin de m'aimer et de retrouver ta vie en la perdant, de peur de la perdre en la conservant. Quant à ces richesses que tu aimes à posséder, et que néanmoins tu es disposé à donner pour conserver cette vie terrestre, je t'ai donné un conseil salutaire. Si tu aimes aussi ces richesses, garde-toi de les perdre en même temps ; mais elles périront ici-bas, où tu les aimes. A ce sujet je te donne aussi un conseil. Les aimes-tu véritablement? C'est de les envoyer où tu dois les suivre, de peur qu'en les aimant sur la terre, ou tu les perdes pendant ta vie, ou tu les abandonnes à la mort. C'est pour cela, nous dit-il, que je te donne un conseil, je ne te dis point de les perdre, mais de les conserver ; tu veux thésauriser, loin de te le défendre, je t'indique l'endroit; écoute en moi un conseil, non une défense. Où donc te dis-je de thésauriser ? " Amassez-vous un trésor dans le ciel, d'où n'approche point le voleur, où la teigne et la rouille ne rongent point (1) ". Mais, diras-tu, je ne vois point ce que je place dans le ciel. Tu vois, il est vrai, ce que tu caches dans la terre. Or, voudrais-tu être en sûreté en cachant dans la terre, et dans l'inquiétude, quand tu confies quelque chose à celui qui a fait le ciel et 1a terre ? Conserve où tu voudras ; si tu trouves un dépositaire plus fidèle que le Christ, garde tout pour le lui confier. Mais, dis-tu, je confie à mon serviteur. Combien il serait mieux de confier à ton maître. Un serviteur enlève ce qu'on lui confie et prend la fuite ; et au milieu de tant de malheurs, c'est encore un bien que le serviteur emporte le dépôt et s'enfuie, sans amener les ennemis contre son maître. Beaucoup de serviteurs se sont tout à coup tournés contre leurs maîtres et les ont livrés à l'ennemi avec tous leurs biens. A qui donc te fier? En attendant, diras-tu, je confie mon or à mon serviteur. Ton or à ton serviteur, et ton âme à qui ? A mon Dieu, diras-tu. Combien serait mieux ton or chez celui qui a déjà ton âme ? Pourrait-il, par hasard, fidèle à conserver ton âme, être infidèle à conserver tes richesses ? Ne saurait-il rien conserver pour toi, celui qui te conserve toi-même? Aie donc confiance. L'affaire de ton serviteur est de ne point enlever, est-elle de ne point perdre? Toute sa fidélité consiste à ne point te tromper. Or, tu fais attention à sa fidélité, et non à sa faiblesse ? Il a déposé, mais non caché ton trésor; un autre vient et t'enlève. Or, quelqu'un pourrait-il en agir ainsi envers le Christ? Secoue donc ta paresse, reçois un conseil et thésaurise pour le ciel. Que dis-je, secoue ta paresse, comme si c'était un labeur que thésauriser pour le ciel; et quand même ce serait un labeur, il n'en faudrait pas moins agir, entreprendre ce labeur et y déposer ce que nous avons soin de mettre dans un endroit sûr, afin que nul ne l'enlève. Et toutefois le Christ ne te dit point : Amasse des trésors dans le ciel, cherche des échelles, procure-toi des ailes, mais bien : Donne-moi sur la terre, et je te conserverai pour le ciel. Oui, dit-il, donne-moi sur la terre; car c'est pour cela que j'y suis venu pauvre,afin de t'enrichir dans le ciel. Prépare-toi un moyen de passer. Tu crains la fraude ,qui te ferait perdre. Voudrais-tu un homme pour le porter où tu dois aller? Le Christ est à ton service dans l'un et dans l'autre cas. Il ne connaît

1. Matth. VI, 20.

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point la fraude et portera ton dépôt. Mais où trouver le Christ, me diras-tu ? Ma foi m'apprend ce que j'ai entendu dans l'Eglise ; je l'ai appris, je le crois, je suis imbu de ces mystères : Le Christ a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, et quarante jours après il monta aux cieux en présence de ses disciples, pour s'asseoir à la droite de son Père, d'où il doit venir au dernier jour; comment le trouver ici-bas, pour lui confier mes richesses ? Point de trouble, écoute jusqu'à la fin, et, si tu as écouté, répète jusqu'à la fin. Tu crois ceci, je le sais, que le Christ a été suspendu à la croix, qu'on l'en a descendu, qu'on l'a mis au sépulcre, qu'il est ressuscité, qu'il est monté aux cieux; mais as-tu lu aussi, quand Saul persécutait son Eglise, quand il sévissait avec orgueil et cruauté, ne respirant que le carnage, et, dans sa soif du sang des chrétiens, portait des lettres à Damas afin d'amener enchaînés à Jérusalem les hommes et les femmes qu'il trouverait de cette religion (1), as-tu entendu le cri que poussa celui que tu avoues être dans le ciel? Rappelle-toi ce qu'il dit alors; qu'as-tu entendu, toi qui as lu ? " Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? " Or, Paul ne le voyait point, ne le touchait point, et Jésus disait néanmoins : " Pourquoi me persécuter? " Il ne dit point : Pourquoi persécuter mes serviteurs, mes fidèles, mes saints, mes frères, que tu dois honorer ; il ne dit rien de semblable. Que dit-il donc? a Pourquoi me persécuter? " c'est-à-dire mes membres ; et quand ces membres sont broyés sur la terre, la tête se plaint du haut du ciel; de même que, pour ton pied que l'on écrase sur la terre, ta langue s'écrie : Tu m'écrases, et non : Tu écrases mon pied. Comment donc ne sais-tu point à qui donner? Celui qui a dit : " Saul, Saul, pourquoi me persécuter? " te dit également : Nourris-moi sur la terre. Saul y sévissait, et néanmoins persécutait le Christ; et toi, donne sur la terre, et tu nourris le Christ. Car le Seigneur a tranché d'avance la question qui t’occupe. " Alors ils seront tout émus ceux qui seront placés à droite, et quand il leur dira : J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger, ils répondront : Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim ? et aussitôt ils entendront cette réponse: " Ce que vous avez fait au moindre des miens,

1. Act. IX, 2 et suiv

c'est à moi que vous l'avez fait (1)" . Si donc tu ne veux pas donner; il y a de quoi t'accuser , mais non t'excuser (2). C'est donc à propos de ces richesses que le Seigneur te dit: Je t'ai donné le plus salutaire conseil, les aimes-tu ? porte-les ailleurs; et quand tu les auras portées ailleurs, tu les suivras, tu les suivras aussi de cœur ; " car où est ton trésor, là est aussi ton cœur ". Confier ton trésor à la terre, c'est cacher ton coeur dans la terre et dès qu'il est dans la terre, tu ne saurais sans rougir répondre qu'il est vers le Seigneur ", quand tu entends : " En haut le cœur (3) ". Pour moi, dit le Seigneur, je t'ai donné un conseil salutaire au sujet de tes richesses, si tu veux le suivre, si tu veux me comprendre, si tu veux être riche comme le prescrit l'Apôtre, sans orgueil, sans mettre ta confiance en des richesses qui sont incertaines, en donnant facilement, en faisant part de tes biens ; si tu veux te faire un véritable trésor, un fondement solide pour l'avenir, afin d'embrasser la véritable vie. Maintenant, interroge-moi, dit le Seigneur ton Dieu; voilà, diras-tu, que j'ai envoyé au ciel ce que je possède, soit en donnant le tout, soit en possédant le reste comme si je ne le possédais point, usant de ce monde comme n'en usant pas (4). Le ciel vaut-il tout cela? S'il le vaut, voilà que je l'ai fait. Est-ce cher? Il vaut mieux encore. Car il n'est pas réellement de nature à valoir tel ou tel prix; tu vivras éternellement. Toi, qui donnerais tous ces trésors pour une vie de peu de jours, tu seras là, véritablement riche, puisque tu n'y manqueras de rien. Ton but unique, en recherchant les richesses, est de ne manquer de rien sur la terre. C'est pour cela que tu veux amasser, entasser une boue épaisse qui pèsera sur toi, qui t'écrasera et qui, en se desséchant, te fera une étroite prison. De là vient alors que, pour éviter l'indigence, tu veux pour ton carrosse beaucoup de chevaux, pour ta table des vivres en abondance, pour te couvrir les plus précieux vêtements. En dépit de ces possessions

1. Matth. XXV, 37-40.

2. On lit dans l'édition : " Si tu as entendu cette parole, dis franchement : Je ne veux point donner alors tu seras sans excuse et condamné par ta bouche ".

3. Il y a dans l'édition : " Il te faut rougir comme d'un mensonge, quand tu réponds à cette parole : En haut les cœurs. On dit en effet en haut les coeurs, et aussitôt tu réponds : Nous les avons vers le Seigneur. C'est mentir à Dieu. Pendant une heure tu mens à l'Eglise, tu mens à Dieu, et toujours aux hommes. Tu dit que ton cœur est vers Dieu, tandis qu'il est caché en terre ; car où est ton trésor, là aussi est ton coeur .

4. I Cor. VII.

500

il n'y aura point richesse pour toi, et pauvreté pour l'ange qui n'a pas besoin d'un cheval, qui ne court pas sur un char, qui ne couvre point sa table d'un tel apparat, à qui l'on ne tisse point de vêtement, puisqu'il est revêtu de lumières; apprends à connaître les véritables richesses. Tu veux les richesses qui te fourniront de quoi flatter ton palais, rassasier tes entrailles ; celui-là te rendra véritablement riche, qui te donnera de quoi n'avoir pas faim ; car n'avoir pas faim, c'est n'avoir aucun besoin. Quelles que soient, en effet, tes richesses, quand vient pour toi l'heure de dîner, ou avant de te mettre à table, avoir faim c'est être pauvre. Enfin, qu'on desserve la table, et tu respires dans ton orgueil. Ce n'est là que la fumée de nos soins, et non l'exemption du besoin. Vois quelles sont tes pensées, dans le dessein d'augmenter tes richesses. Vois si ton sommeil est facile, quand ton esprit s'occulte ou à ne point perdre ce que tu as amassé, ou à grossir ce que tu as conservé. C'est donc trouver la richesse, que trouver le repos. Eveillé , tu réfléchis à l'augmentation de les richesses ; endormi, tu rêves des voleurs; inquiet le jour, peureux la nuit, toujours mendiant. Or, celui qui t'a promis le royaume des cieux te veut faire véritablement riche. Et à quel prix ;penses-tu pouvoir acquérir ces véritables richesses , cette vie véritable qui sera éternelle? Quoi donc ? T'imaginerais-tu qu'elle est réelle, parce que tu l'achèteras au même prix que tu as voulu donner pour acheter ce jour de labeur et de misère? Mais ce qui est bien plus long doit avoir beaucoup plus de valeur. Que faire, diras-tu ? J'ai donné aux pauvres tout ce que j'avais, et ce qui me reste j'en fais part aux indigents ; que puis-je faire de plus ? Tu as quelque chose de plus, toi-même ; oui, toi-même et en plus : tu fais partie de tes possessions, il faut te donner toi-même. Ecoute le conseil que ton Dieu donnait à un riche : " Va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres". L'abandonna-t-il après lui avoir tenu ce langage? De peur qu'il ne crût perdre ce qu'il aimait, le Sauveur le rassura d'abord, et lui montra que ce n'était point perdre, mais mettre en sûreté : " Tu auras ", lui dit-il, " un trésor dans le ciel ". Cela suffit-il? Non. Que faut-il encore? " Viens et suis-moi (2) ". L'aimes-tu ? Veux-tu le suivre?

1. Matth. XIX, 21.

Mais il est parti, il s'est envolé : cherche par où ? Je ne sais. O chrétien ! Tu ne sais pas où a passé ton Dieu? Veux-tu que je te dise par où tu dois le suivre? Par les angoisses, par les opprobres, par les calomnies, par les crachats sur son visage, par les soufflets, par les meurtrissures de la flagellation, par la couronne d'épines, par la croix, par la mort. Comme tu es lent ! Tu voulais le suivre, tu connais le chemin. Mais tu dis: Qui donc le suit par là ? Rougis d'être homme. Elles l'ont suivi, ces femmes dont nous célébrons la fête aujourd'hui ; car aujourd'hui nous célébrons la fête de ces saintes femmes, martyres à Tibur. Votre Dieu, notre Dieu, leur Dieu, le Dieu de tous, notre Rédempteur, en marchant devant nous dans cette voie étroite et rude, en a fait une voie royale, fortifiée et pure, dans laquelle des femmes font leurs délices de marcher, et tu es lent encore ? Tu ne veux point répandre ton sang pour un sang si précieux?Voilà ce que te dit le Seigneur ton Dieu : J'ai souffert le premier pour toi ; donne ee que tu as reçu, rends ce que tu as bu. Ne saurais-tu le faire? Des jeunes enfants, des jeunes filles l'ont pu; des hommes délicats, des femmes délicates l'ont pu ; des riches l'ont pu ; ces hommes aux grandes richesses, quand est venue fondre sur eux l'épreuve de la souffrance, n'ont été retenus, ni par leurs grands biens, ni par les douceurs de la vie: ils pensaient à ce riche qui en finissait avec ses richesses, pour rencontrer les tourments, et sans envoyer leurs richesses devant eux, ils les ont précédées par le martyre. En face de si nobles exemples, tu affiches de la lenteur? Et toutefois tu célèbres les fêtes des martyrs. C'est aujourd'hui une fête des martyrs; j'irai, dis-tu, et peut-être avec une tunique plus belle. Vois avec quelle conscience, aime ce que tu fais, imite ce que tu célèbres, fais ce que tu loues. Mais moi, je ne saurais. Le Seigneur est tout près, soyez sans inquiétude (1). Mais moi, dis-tu, je ne puis. Loin de toi de craindre la source ; où ces femmes ont été comblées, toi aussi tu peux être comblé, si tu en approches avec avidité, si tu ne t'élèves point comme la colline; si, au contraire, tu t'abaisses comme la vallée, afin de mériter d'être comblé. Gardons-nous donc, mes frères, de trouver ces exigences trop dures, surtout dans ces temps si féconds en douleurs (2). Les martyrs ont méprisé le monde

1. Philipp. IV, 6.— 2. Ce sermon fut probablement prêché pendant la première persécution des Vandales, vers l'an 427. (Voir sermon CCXCVI, num. 6-14.) Mais dans l'un il parle des ravages de Rome, ici des ravages de l'Afrique.

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dans sa fleur ; le mépriser dans sa fleur est vraiment digne d'éloges , puisqu'on l'aime dans sa ruine. Les martyrs ont méprisé les fleurs, et tu en aimes les épines! S'il t'en coûte de partir, que ta maison qui s'écroule te cause au moins de l'effroi. Mais voilà qu'un païen te vient insulter. Ah ! c'est pour un païen bien choisir son temps, quand s'accomplissent les oracles du Seigneur. Son insulte viendrait plus à propos, si l'on ne voyait point l'accomplissement de ses oracles. Il abjure le Dieu que tu adores, et toi, par ce qui arrive aujourd'hui dans le monde, prouve que ce Dieu est véridique; sans t'affliger des prédictions, réjouis-toi des promesses. Il est venu à cette heure où le monde, sur son déclin et près de finir, devait passer par des ruines, des calamités, des angoisses, des souffrances. Il est donc venu pour te consoler, celui qui est venu alors; pour te soutenir dans les angoisses de cette vie qui périt et qui passe rapidement ; il t'a promis une autre vie. Avant que le monde fût en butte à ces afflictions, à ces calamités, les Prophètes furent envoyés ; ce furent donc les serviteurs qui furent envoyés d'abord à ce grand malade qui était le genre humain, et qui, semblable à un seul homme, gisait de l'Orient à l'Occident. Le Médecin puissant envoya d'abord ses serviteurs. Alors il arriva que ce malade eut de tels accès, qu'il était condamné à souffrir beaucoup. Alors le Médecin dit : Le malade souffrira beaucoup; ma présence est nécessaire. Que, dans son délire, le malade dise au Médecin : Seigneur, je souffre beaucoup depuis votre arrivée. Insensé, tu souffres depuis mon arrivée; mais c'est parce que tu devais souffrir que je suis venu. Abrégeons, mes frères, pourquoi parler davantage ? " Le Seigneur a résolu de faire sur la terre un grand retranchement ". Vivons saintement, et, en échange de cette vie sainte, n'espérons point les biens passagers de la terre : un bonheur terrestre serait une récompense peu digne d'une sainte vie; une vie sainte sur la terre est, néanmoins, au-dessous des désirs que tu y conçois; et toutefois, avec ces désirs, ta vie est loin d'être sainte ; si. tu veux changer ta vie, change aussi tes désirs. Tu gardes ta foi au Seigneur, et cela afin d'obtenir le bonheur; c'est là ton but. Pourquoi garder ta foi au Seigneur? Combien vaut ta foi? Combien l'estimerais-tu? Quel prix la fais-tu? Si tu as ici-bas quelque chose à vendre, en faisant un prix avec l'acheteur, tu élèves ce prix, lui l'abaisse; cela vaut tant, dis-tu, en exagérant quelque peu comme vendeur ; mais lui : non, mais tant seulement; et il fixe un prix intérieur, afin d'acheter à meilleur marché. Voilà que le Seigneur Jésus-Christ te corrige. Et toi, tu dis au Seigneur Jésus Seigneur, je vous garde ma foi, récompensez-moi sur la terre. Insensé ! ce que tu voudrais vendre ne s'estime pas ainsi ; tu es dans l'erreur, ne sachant ce que tu possèdes. Tu gardes ta foi et tu demandes la terre ? Ta foi vaut mieux que la terre, et tu ne sais en faire le prix. Moi qui te l'ai donnée, je sais ce qu'elle vaut : elle vaut la terre entière; à la terre ajoute le ciel, elle vaut plus encore. Qu'y a-t-il donc au-dessus de la terre et du ciel ? Celui qui a fait la terre et le ciel. Tournons-nous vers le Seigneur, etc.

QUATRIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE DU SEIGNEUR.

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Les Pères de Saint-Maur se plaignent de n'avoir vu nulle part, dans le catalogue manuscrit, le sermon n° 189, tome V, afin d'en compléter ou d'en restaurer certains endroits. Pour le rétablir dans son intégrité, je l'ai copié sur sept catalogues, dont trois sont d'antiques lectionnaires dont les moines se servaient pour la récitation solennelle de l'office au choeur. Parmi eux nous remarquons le catal. nom. 106, que Léon d'Ostie a transcrit avec beaucoup d'élégance de sa propre main, en l'ornant de figures, précisant l'époque et y apposant son nom. Deux autres sont des bréviaires en caractères latins du rive siècle, et antérieurs à Urbain V, puisqu'ils contiennent les psaumes d'après l'édition romaine, et non d'après l'édition gallicane, que ce Pontife avait prescrite au Mont-Cassin. Les deux antres contiennent des sermons de divers auteurs, et sont inscrits de même. Dans ces sept catalogues, on lit le sermon tel qu'il est ici, c'est la même inscription, qui est d'accord avec l'édition de Saint Maur. La bibliothèque de Laurent de Médicis avertit que, dans le Cod. 1 Plut. XIV, on retrouve en entier ce sermon tel qu'il est dans nos catalogues.

ANALYSE. — Jésus-Christ né du Père, c'est le jour du jour. — Né de Marie, c'est la vérité qui s'élève de la terre. — La justice vient du ciel pour se donner aux hommes et nous faire naître pour le ciel. — Merveille d'un Dieu naissant d'une Vierge. — Acceptons-le pour Maître, portons-le dans nos coeurs.

Voici le jour qu'a sanctifié pour nous le jour qui a fait tout jour, et dont le Psalmiste a chanté (1) : " Chantez au Seigneur un cantique nouveau, que toute la terre chante le Seigneur ; chantez au Seigneur et bénissez son nom. Annoncez de jour en jour que le salut vient de lui (2) ". Quel est ce jour du jour, sinon le Fils qui vient (lu Père, lumière de lumière. Mais ce jour enfantant cet autre jour qui naît aujourd'hui de la Vierge, ce jour qui n'a point de lever non plus que de coucher, ce jour, je l'appelle Dieu le Père; [ car Jésus ne serait point jour du jour, si le Père n'était le jour aussi.] Qu'est-ce donc que ce jour, sinon la lumière? Non point cette lumière qui luit aux yeux de la chair et qui n'est pas lumière, non plus cette lumière commune aux hommes et aux animaux; mais cette lumière qui est celle des anges et qui purifie les coeurs qui en jouissent. Elle passe en effet, cette nuit qui nous environne, dans laquelle nous vivons, dans laquelle on allume pour nous le flambeau des saintes

1. La version Italique porte : " Cantate Domino, benedicite nomen ejus, bene nuntiate diem de die, salutare ejus ", ou annoncez son salut qui est le jour du jour ; comme nous disons lumen de lumine. Aussi les Pères de Saint-Maur ont-ils cru que ce verset du psaume pouvait convenir ici. Mais nos catalogues ne suffisent pas pour établir cette opinion. Cl. Sabatier, dans son ancienne version de la Bible, dit que saint Augustin n'a fait usage qu'une seule fois de cette manière de lire, et que, partout ailleurs, il a écrit : de die in diem, ou : de die ex die.

2. Psal. XCV, 1, 2.

Ecritures, et alors viendra ce matin que le psaume a chanté (1) : " Au matin je me tiendrai devant vous, et vous contemplerai (2) ". Ce jour est donc le Verbe de Dieu, jour qui éclaire les anges, qui resplendit dans cette patrie d'où nous sommes exilés, qui s'est revêtu de notre chair et a pris naissance de la Vierge Marie. Il est né d'une manière merveilleuse, et en. effet, quoi de plus merveilleux que l'enfantement d'une vierge? Elle a conçu demeurant vierge, enfanté demeurant vierge encore. Car il a été créé de celle que lui-même a créée, il lui a fait don de la fécondité, sans léser son intégrité. D'où vient Marie? D'Adam. D'où Adam? De la terre. Si donc Adam vient de la terre, et que Marie vienne d'Adam, Marie vient de la terre; si Marie vient de la terre, comprenons cette parole: " C'est de la terre que s'est levée la vérité ". Quel bienfait pour nous que la vérité se soit levée de la terre ? " C'est que la justice a regardé du haut du ciel (3) ". Car les Juifs, comme l'a dit l'Apôtre, " ignorant la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, n'ont pas été soumis à la justice de Dieu (4) ". D'où l'homme peut-il être juste? De lui-même? Quel pauvre se donne à lui

1. Dans les discours sur les psaumes et les traités sur saint Jean, saint Augustin a toujours cité : Mane astabo tibi et contemplabor. Ici seulement nous lisons : contemplabor te.

2. Ps. V, 5. — 3. Id. LXXXIV, 12. — 4. Rom. X, 3.

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même du pain? Quel homme; s'il est nu, peut se couvrir, si on ne lui donne un vêtement? [Nous n'avions pas la justice, il n'y avait en nous que péchés.] D'où vient la justice? Quelle justice peut exister sans la foi? " Car le juste vit de la foi (1)". Celui qui sans la foi se dit juste, est menteur par là même. Comment ne pas mentir quand on n'a pas la foi? Quiconque veut dire vrai, qu'il se convertisse à la vérité. Mais elle était loin. "La vérité s'est levée de la terre ". Tu dormais, elle est venue à toi; tu étais endormi, elle t'a éveillé; elle t'a par elle-même tracé ta voie, de peur que tu ne vinsses à t'égarer. Donc, parce que la vérité s'est levée de la terre, Notre-Seigneur Jésus-Christ est né d'une Vierge. " La justice a regardé du haut du ciel ", pour que les hommes aient non leur propre justice, mais celle de Dieu. Combien Dieu a daigné faire? Et dès lors combien nous étions indignes auparavant ! Combien indignes ? Nous étions mortels, accablés du poids de nos fautes, courbés sous nos peines. Tout homme qui vient au monde commence par la douleur. Ne cherche aucun prophète , interroge l'enfant nouveau-né et vois-le pleurer. Dès lors que sur la terre nous étions à ce point indignes de Dieu, comment tout à coup en sommes-nous devenus dignes? " La vérité s'est levée de la terre ". Celui qui a tout créé a été créé parmi tout ce qui existe; il a fait le jour, il est venu au grand jour; il était avant le temps, et il a marqué le temps. Notre-Seigneur Jésus-Christ est dans l'éternité sans commencement en son Père; [et toutefois demande qu'y a-t-il aujourd'hui. Une naissance. De qui? Du Seigneur. Il prend donc naissance? Oui, il prend naissance. Il prend naissance, ce Verbe au commencement, Dieu en Dieu ? Il prend naissance. ] S'il n'avait point sa génération parmi les hommes, nous ne parviendrions pas à la régénération divine. il naît pour que nous renaissions. Que nul n'hésite à renaître quand le Christ est né; quand il a une génération, celui qui n'a pas besoin de régénération. A qui faut-il une régénération, sinon à celui dont la génération est maudite? Que dès lors sa miséricorde se fasse dans nos cœurs. Sa Mère l'a porté dans son sein, portons-le dans notre coeur ; le sein de Marie grossit par l'incarnation du Christ, que nos coeurs à notre tour grossissent de la foi au

1. Rom. I, 17.

Christ; elle a enfanté le Sauveur, enfantons sa louange. Ne soyons point stériles, que nos âmes reçoivent de Dieu la fécondité. Il y a une génération du Christ qui vient du Père, et sans, mère, et une génération du Christ, qui vient de la mère, et sans père : toutes deux sont admirables. La première s'accomplit dans .l'éternité, la seconde dans le temps. [Quand est-il né du Père? Qu'est-ce à dire quand? Tu cherches quand, là où il n'y a aucun temps? Là ne cherche pas quand, cherche-le ici ; c'est à propos de sa mère que l'on demande quand, mais quand est déplacé à propos du Père ; il est né, et ne connaît point de temps]; il est né éternel de l'Eternel, et coéternel. Pourquoi t'étonner? Il est Dieu. En considérant la divinité, tu sens tomber tout étonnement. [Et quand nous disons: Il est né de la Vierge, ô merveille, tu es dans l'admiration ! C'est un Dieu, ne t'étonne plus] ; qu'à l'admiration succède la louange. Que la foi te soutienne. crois que cela fut fait]. Si tu ne le crois point, cela est fait également, et tu demeures dans l'infidélité. Il a daigné se faire homme, que cherches-tu de plus]? Est-ce peu, pour toi, qu'un Dieu se soit humilié? Parce qu'il était Dieu, il s'est fait homme, et comme l'hôtellerie était étroite, il a été enveloppé de langes et couché dans une crèche: vous l'avez entendu à la lecture de l'Evangile. Qui ne serait point dans l'admiration? Celui qui remplit le monde ne trouvait pas de place dans une hôtellerie, et il a été couché dans une crèche pour y devenir notre nourriture. Qu'ils viennent à l'étable, ces deux animaux, ou plutôt ces deux peuples; car le boeuf connaît son maître, et l'âne l'étable de son maître (1). Viens à l'étable, et ne rougis point d'être pour le Seigneur une bête de somme. Tu porteras le Christ sans t'égarer; tu marcheras dans la voie, et cette voie est assise sur toi. Vous souvient-il de cet âne que l'on amène au Seigneur? N'en rougissons pas, c'est nous. Que le Seigneur s'assoie sur nous et nous appelle où il voudra. Nous sommes sa monture, et nous allons à Jérusalem. Sous un tel poids, loin de nous courber, nous nous relevons ; sous sa direction nous ne saurions errer, nous allons à lui, nous allons par lui, et nous ne saurions périr.

1. Isaï. I, 3

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CINQUIÈME SERMON, SUR CES PAROLES DE L'APÔTRE AUX GALATES. " MES FRÈRES, SI QUELQU'UN EST TOMBÉ PAR SURPRISE EN QUELQUE PÉCHÉ, VOUS AUTRES QUI ËTES SPIRITUELS, " ETC. PRÊCHÉ A CARTHAGE, A LA TABLE (1) DU BIENHEUREUX CYPRIEN, LE VI DES IDES DE SEPTEMBRE.

Les sermons inédits que nous mettons au jour pour la première fois, forment une classe à part et trouveront, selon moi, des champions dans tous ceux qui sont quelque peu versés dans la lecture de saint Augustin. J'ai copié celui-ci du catal. 17, dont j'ai déjà parlé, et lui ai donné le même titre qu'il porte dans ce catalogue. Je ne l'ai point trouvé en d'autres bibliothèques, et si l'on veut l'insérer dans l'édition de Saint-Maur, on peut le mettre avant le 164. En lisant le commentaire de Florus sur l'Epître aux Galates, on voit facilement quand s'est servi des pensées de ce sermon pour expliquer les premiers versets du chapitre VI. Les Pères de Saint-Maur, qui ne connaissaient point ce sermon,. n'ont vu dans Florus que des extraits du sermon 164 ; mais là il s'agit seulement de porter son propre fardeau et celui des autres, tandis qu'ici, tes six premiers versets sont expliqués, et le commentaire de Florus ne s'éloigne point de cette explication.

ANALYSE. —Si chacun portera son fardeau, comment le porter mutuellement ? — Le porter mutuellement, c'est pardonner aux autres leurs imperfections. — Porter le nôtre, c'est rendre compte de nos fautes. — Nous devons essayer de redresser les autres, mais dans la douceur. — Ne pas se croire sans péché, ni agir pour la louange. — Le Christ dormirait dans nos âmes. — Chercher la louange c'est, comme les vierges folles, emprunter l'huile des autres.

1. Rappelez-vous, rues frères, ce qu'on vous " a lu dans l'épître de l'Apôtre: Mes frères, dit-il, si quelqu'un est tombé par surprise dans quelque faute, vous qui êtes spirituels redressez-le dans l'esprit de douceur, chacun réfléchissant sur soi-même, de peur d'être tenté. Portez mutuellement vos fardeaux, et ainsi vous accomplirez la loi du Christ. Car si quelqu'un s'imagine être quelque chose, il se trompe, puisqu'il n'est rien. Que chacun examine ses propres actions, et alors il aura seulement de quoi se glorifier en lui-même, et noir dans un autre. Que celui que l'on instruit dans les choses de la foi, communique tous ses biens à celui qui l'instruit. Ne vous y trompez pas, on ne se moque pas de Dieu, et l'homme recueillera ce qu'il a semé; car celui qui a semé dans la chair ne recueillera de la chair que la corruption ; et celui qui sème dans l'esprit, recueillera de l'esprit la vie éternelle. Ne faiblissons pas en faisant le bien ; si nous ne perdons point courage, nous moissonnerons le temps venu. C'est pourquoi, pendant qu'il en est temps, faisons du bien à tous, mais principalement aux serviteurs de la foi (1) ".

1. Galat. VI, I et suiv.

Voilà ce qu'on a récité de l'apôtre saint Paul, jusque-là je ne suis que lecteur. Toutefois, mes frères, si la lecture est comprise, à quoi bon expliquer davantage? Voilà que nous avons entendu, que nous avons compris ; c'est à nous d'agir afin de vivre. A quoi bon charger notre mémoire? Retenez ces leçons et réfléchissez-y. Quelqu'un est-il curieux de savoir comment il faut comprendre cette parole : " Portez mutuellement vos fardeaux ", et cette autre qui vient peu après : " Chacun portera son propre fardeau? " Car vous dites alors dans votre coeur, si toutefois vous en faites la remarque: Comment porter mutuellement ses fardeaux, si chacun doit porter le sien? Comment les porter mutuellement (1) ? C'est là une question, je l'avoue. Frappez, et l'on vous ouvrira: frappez par votre attention, frappez par l'étude, frappez même pour nous, par vos prières, afin que nous trouvions pour vous des paroles dignes; en frappant ainsi, vous nous viendrez en aide, et la question sera plus tôt résolue. Puisse chacun mettre en pratique ce qu'il aura compris, aussi efficacement qu'elle sera promptement résolue ! Au point de vue de nos infirmités, " nous portons mutuellement

1. Cette répétition peut bien être une redondance.

(1)Voyez sermon CCCX, n. 2, ce que l'on entend, à Carthage, par Table de saint Cyprien.

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nos fardeaux " ; au point de vue de la piété, " chacun portera son fardeau ". Que dis-je? Nous tous, qui sommes-nous, sinon des hommes, et dès lors des infirmes qui ne sauraient être absolument sans péché? En cela " nous portons mutuellement nos fardeaux o. Si les péchés de ton père sont une charge pour toi, et les tiens pour lui, c'est une négligence mutuelle, et vous faites vraiment un grand péché. Mais s'il supporte ce que tu ne saurais supporter, et toi ce qu'il ne saurait supporter, alors vous portez mutuellement vos fardeaux, vous accomplissez la loi sacrée de la charité. Cette loi est celle du Christ; la loi de la charité est la loi du Christ. Car il est venu parce qu'il nous aime, et il n'y avait rien en nous qu'il pût aimer; son amour nous a fait aimables. Vous avez entendu ce que signifie: " Portez mutuellement vos fardeaux, et ainsi vous accomplirez la loi du Christ ". Que signifie dès lors: " Chacun portera son propre fardeau? " Chacun rendra compte de ses propres péchés, et nul ne rendra compte des péchés d'un autre. Chacun a sa propre cause, et doit rendre compte à Dieu. Mais les évêques eux-mêmes, qui doivent rendre compte à Jésus-Christ de son troupeau, rendront compte pour leurs propres péchés, s'ils négligent le troupeau du Christ. Donc, mes frères, " si quelqu'un est tombé par surprise dans quelque péché, vous qui êtes spirituels, qui que vous soyez, dès lors que vous êtes spirituels, ayez soin de le relever dans l'esprit de douceur ". Mais si tu cries au dehors, aime à l'intérieur ; exhorte, flatte, corrige, sévis; aime et fais ce que tu voudras. Car un père aime son fils, et toutefois un père, quand il le faut, frappe son fils, lui inflige la douleur, afin de veiller à son salut. C'est donc là " l'esprit de douceur " ; car si tel homme " est tombé par surprise dans quelque péché ", et que tu lui dises: Que m'importe ; si je te demande pourquoi ce peu m'importe? " Parce que, me diras-tu, chacun portera son propre fardeau "; et moi je répondrai à mon tour: Tu as entendu volontiers, et compris: " Portez mutuellement vos fardeaux. Si donc un homme est tombé par surprise dans le péché ", toi qui es spirituel, tu dois le redresser dans l'esprit de douceur. Sans doute il rendra compte de son péché, parce que " chacun portera son propre fardeau " ; mais toi, si tu négliges sa blessure, tu rendras de ton péché de négligence un compte redoutable; et dès lors, si vous ne portez mutuellement vos fardeaux, vous aurez à rendre un compte terrible, puisque " chacun portera son fardeau ". Faites en sorte de porter mutuellement vos fardeaux, et Dieu vous pardonnera quant au fardeau que chacun doit porter. Si, en effet, tu portes le fardeau d'un autre, quand il est tombé par mégarde dans le péché, de manière à le relever par l'esprit de douceur, tu en viendras à ce passage que tu as entendu : " Chacun portera son propre fardeau " ; et dans ta bonne confiance tu diras au Seigneur: " Remettez-nous nos dettes ". Souvenez-vous donc, mes frères, de ces paroles: " Si un a homme est tombé par surprise dans quelque faute ", et ne passons pas légèrement sur cette expression, homme. L'Apôtre pouvait dire: Si quelqu'un est tombé par mégarde, ou: Quiconque sera tombé. Il n'a point dit ainsi, mais il a dit : l'homme. Or, il est bien difficile que l'homme ne tombe point par surprise dans le péché. Qu'est-ce que l'homme, en effet? Mais ces spirituels, qu'il avertit de redresser avec douceur l'homme qui sera tombé par surprise dans quelque péché, disaient peut-être en leurs coeurs : Portons les fardeaux de ceux qui tombent dans le péché par surprise, parce que nous n'avons en nous rien qu'ils puissent porter. Ecoute ces paroles qui t'avertissent de n'être point trop en sûreté. " Vois et surveille-toi, de peur d'être tenté ". Que les spirituels n'en viennent point à l'orgueil et à l'enflure; et toutefois, s'ils sont véritablement spirituels, ils ne s'élèveront point. Je crains qu'ils ne s'élèvent, tout spirituels qu'ils sont, parce qu'ils sont en cette chair; toutefois, que l'homme spirituel veille sur lui, de peur d'être tenté. Pour être spirituel, en effet, n'est-il plus un homme? Pour être spirituel, n'a-t-il plus le corps corruptible qui appesantit l'âme (1) ? Pour être spirituel, est-il à bout de cette vie, qui " est sur la terre une continuelle épreuve (2)? " Il est donc bien de lui dire: " Veille sur toi, de peur que tu ne sois tenté ". Après les avoir avertis, c'est-à-dire ces hommes spirituels, l'Apôtre nous jette alors cette sentence générale : Portez les " fardeaux les uns des autres, et ainsi vous accomplirez la loi du Christ ". Qu'est-ce à dire. les uns des autres ? Que l'homme charnel porte le fardeau de l'homme charnel, l'homme spirituel celui du spirituel: " Portez mutuellement

1. Sap. IX, 15. — 2. Job, VII, I, juxta Italam.

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vos fardeaux " ; ne négligez pas mutuellement vos péchés: quand vous avez assez de confiance, reprenez; et quand vous n'avez pas une confiance suffisante pour reprendre, avertissez (1); et si cela est nécessaire, pour que nul ne soit pécheur, priez, suppliez. Serait-ce vous humilier que vous dire : Suppliez? Ecoutez l'Apôtre : "En vous donnant nos préceptes ", dit-il, " nous vous supplions de ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu (2) ". Qu'un médecin trouve des forces dans un malade, il le réprimande; mais si les forces font défaut, s'il craint de le voir défaillir sous l'amertume de la réprimande, il le supplie, le conjure de l'écouter, d'exécuter ses prescriptions, et de vivre. Il est donc constaté que cette parole: " Portez mutuellement vos fardeaux " est un avis pour l'homme spirituel, que l'Apôtre lui dit: " Veille sur toi-même de peur d'être tenté " ; de peur que ce spirituel ne vienne à croire qu'il n'a point lui-même de fardeau qu'un autre soit obligé de porter. Or, écoute-le en face de cette arrogance, de cette enflure, de cet orgueil, écoute-le qui nous répète: " Celui qui se croit quelque chose, se trompe lui-même; car il n'est rien ". On ne saurait mieux dire que se tromper soi-même. Car il ne faut point tout rejeter sur le diable, puisque souvent l'homme est son diable à soi-même. Pourquoi faut-il éviter le diable? Parce qu'il te séduit. Mais te séduire toi-même n'est-ce pas être le diable pour toi ? Que dit-il ensuite? " Que chacun éprouve son oeuvre, et alors il aura de la gloire seulement en lui-même, et non dans un autre ". Quand tu fais quelque bonne oeuvre, si cette oeuvre te plaît, parce qu'un autre te loue ; et que si cet autre ne te louait, tu viendrais à défaillir dans l'accomplissement de cette œuvre parce que l'approbation te manquerait; alors tu as de la gloire dans un autre, et non en toi-même Qu'il te loue, et tu agis; mais que la bonne oeuvre que tu fais vienne à déplaire à l'insensé, tu ne la fais plus. Ne vois-tu point combien de bouches acclament ces hommes qui se ruinent en faveur des hystrions, sans rien donner aux pauvres ? Les louanges qu'on leur prodigue font-elles donc que leurs actions soient bonnes? Lève-toi enfin : " La louange du pécheur est dans les désirs de son âme ". Vous applaudissez, parce que vous connaissez les Ecritures auxquelles j'emprunte ce témoignage.

1. II Cor. VII, 4. — 2. II Cor. VI, I, ex Itala.

Qu'ils écoutent, ceux qui ne les connaissent point. L'Ecriture a dit, ou plutôt l'Ecriture a prédit que " le pécheur est loué sur les désirs de son âme, et que l'on applaudit celui qui fait le mal (1) ". Et maintenant que le pécheur est loué sur les désirs de son âme, que l'on applaudit au mal qu'il fait, cherche les applaudissements. Des coupables désirs te viennent-ils déchirer ? Plonge-toi chaque jour dans l'iniquité et cherche les applaudissements. Crois-moi, tu ne saurais trouver que des adulateurs ou des séducteurs. Comment adulateurs, comment séducteurs? Je te dois raison de mes paroles. Ils sont adulateurs, parce qu'ils te louent, bien qu'ils sachent que tu fais mal; mais ceux qui te louent quand tu fais le mal, parce qu'ils croient que tu fais le bien, ne sont point des adulateurs, ils te louent dans leur âme; mais ils sont des séducteurs, parce que leurs applaudissements répétés sont une séduction pour le mal, et ne te laissent point respirer. Tu te repais alors de vanité, tu crois que c'est lé bien que tu fais; tu dissipes ton bien, tu ruines ta maison, tu dépouilles tes enfants; ces louanges t'ont jeté dans le délire; tu cours, tu gesticules, tu reçois des applaudissements, tu les stimules, tu appauvris ta maison, pour ne recueillir que le vent. Mais, diras-tu, comment sont-ils séducteurs, ceux qui me louent dans leur âme? Ils sont pour toi des séducteurs, parce que tout d'abord ils se sont séduits eux-mêmes en te trompant. Veux-tu qu'il se fatigue à mettre des échelles auprès de toi, pour ne pas te séduire, cet homme qui s'est d'abord séduit lui-même? " Donc le pécheur est glorifié selon les désirs de son âme, et l'on applaudit à celui qui fait le mal ". Eloigne de toi ces louanges, évite ces applaudissements, ou plutôt fais le bien. Mais, diras-tu, en faisant le bien je vais déplaire à tel bouillie. Qu'importe, si tu plais à Dieu? Déplaire à cet homme, et plaire à Dieu, c'est posséder la gloire en toi, et non dans un autre. Toutefois les méchants sont les détracteurs des bons, ceux qui aiment le monde se plaisent à maudire ceux qui le méprisent, ils les outragent et cherchent à les critiquer. Qu'on leur en dise quelque peu de mal, ils le croient aussitôt; qu'on leur en dise du bien, ils refusent de le croire, et ton coeur se trouble au point de cesser de faire là bien, parce qu'il n'y

1. Ps. IX, 24.

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a personne pour t'applaudir, ou te tromper, ou te séduire. Et le témoignage de ta conscience ne te suffit point? Dans le théâtre de ton âme, sous l'œil de Dieu, pourquoi te troubler? Je t'en supplie, pourquoi te troubler? Parce l'on dit de moi beaucoup de mal, voilà ta réponse? Tu ne serais pas troublé dans la barque de ta confiance, si le Christ n'y dormait. Tu as entendu la lecture de l'Evangile : " Il s'éleva une grande tempête, et le vaisseau était ballotté et couvert par les flots " ; pourquoi? " Parce que le Christ dormait (1) ". Quand est-ce que Jésus-Christ dort dans ton coeur, sinon quand tu oublies ta foi ? La foi en Jésus-Christ dans ton coeur est comme le Christ dans la barque. Les outrages que tu entends, te fatiguent, te troublent : c'est que Jésus-Christ dort. Eveille Jésus-Christ, éveille ta foi. Tu peux agir, même dans ton trouble. Eveille ta foi, que le Christ s'éveille et te parle Les outrages te troublent? Quels outrages n'ai-je pas entendus avant toi et pour toi? Ainsi te parlera le Christ, ainsi te parlera ta foi. Ecoute son langage, et vois à son langage si tu n'as peut-être pas oublié que " le Christ a souffert pour nous (2) ? " et qu'avant d'endurer pour nous de telles douleurs, il entendit des outrages? Il chassait les démons, et on lui disait. "Vous êtes possédé du démon (3) ". C'est de lui que le prophète a dit: " Les opprobres de ceux qui vous outragent sont tombés sur moi (4) " . Eveille donc le Christ, et il te dira dans ton coeur: " Quand les hommes vous maudiront et diront toutes sortes de mal contre vous, réjouissez-vous, soyez dans l'allégresse, parce que votre récompense est grande dans les cieux (5) ". Crois à ce qui est dit, et un grand calme s'établira dans ton coeur. Si donc " l'homme se croit quelque chose, il se séduit lui-même, puisqu'il n'est rien; que chacun éprouve son oeuvre, et alors

1. Matth. VIII, 24. — 2. Pierre, II, 21. — 3. Jean, VIII, 48. — 4. Ps. LXVIII, 12. — 5. Matth. V, 11, ex Itala.

il aura la gloire en lui-même, et non dans un autre ". Qu'on te loue, qu'on te blâme, tu as ta gloire en toi-même, parce que ta gloire c'est ton Dieu dans ta conscience, et tu ressembleras aux vierges sages, qui prirent avec elles de l'huile dans leurs lampes, et eurent ainsi la gloire en elles-mêmes, et non dans un autre (1). Car celles qui ne prirent point d'huile avec elles, en mendièrent auprès des autres, et leurs lampes s'éteignirent, et elles dirent: " Donnez-nous de votre huile ". Qu'est ce à dire : " Donnez-nous de votre huile ", sinon : Louez nos oeuvres, parce que notre conscience ne nous suffit pas ! Autant que le Seigneur m'en a fait la grâce, j'ai expliqué ce qu'il y avait d'obscur dans la lecture de l'Apôtre. Tout le reste est clair et demande moins à être expliqué que mis en pratique. Mais pour pratiquer ce que nous avons entendu, prions Celui sans le secours de qui nous ne pouvons rien faire de bien, puisqu'il a dit à ses disciples: " Sans moi vous ne pouvez rien faire (2) ". Tournons-nous vers le Seigneur etc.

Et après le sermon (3). — Comme le peuple avait demandé qu'il ne partit point avant la tête de saint Cyprien, il ajouta: Je dois déclarer à votre charité que nous ne sommes plus maîtres de nos désirs, non plus que de supporter des plaintes même dans les lettres; mais comme l'objet de vos demandes m'était déjà imposé parle saint vieillard, le termine ainsi mon discours: Voici tout près de nous la fête de saint Cyprien ; vous m'avez fait violence pour me retenir, a cause de cette solennité si donc nous sommes avides de la parole, il nous est bon de faire jeûner notre corps.

1. Matth. XXV, 8.— 2. Jean, XV, 15.

3. On trouve souvent de ces additions dans les sermons édités, Les premières paroles viennent de quelque scribe. Ce passage nous confirme ce qu'a dit Possidius dans la vie de saint Augustin, que souvent les évêques et le peuple, chez lesquels se trouvait le saint docteur, non-seulement le suppliaient de prêcher, mais souvent l'y contraignaient ; ce qui n'est pas une moindre preuve de sa grande science et de l'éclatante renommée dont il jouissait.

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SIXIÈME SERMON. SUR PLUSIEURS MARTYRS (1 ).

Ce sermon, qui porte le nom de saint Augustin et qui est parsemé des produits de son esprit, est tiré du catalogue num. 12, intitulé : " Sermons de saint Augustin, et d'autres u. On n'en voit aucune mention dans toutes les bibliothèques éditées que j'ai pu parcourir. Dans l'édition de Saint-Maur, on peut le placer après le sermon CCCXXVI. L'exorde et la pensée qui l'animent se trouvent dans le sermon CCLXXXVI, et à peu près dans les mêmes termes. Voyez aussi sermon CCCXXVIII, latin. 2, vers le milieu.

ANALYSE. — L'iniquité, en condamnant les martyrs, se mentait à elle-même. — L'amour de la vie éternelle triomphe de notre amour pour la vie du temps. — Comment le laboureur jette et sème son froment pour récolter du froment.

Martyrs est un mot grec que l'on traduit en latin par testes, ou témoins. Si donc les martyrs sont des témoins, c'est qu'ils ont subi tant de douleurs, pour affirmer la vérité de leur témoignage. La vérité servait Dieu, l'iniquité se mentait à elle-même. Car voici ce qui est écrit; c'est le corps du Christ ou l'Eglise qui dit dans un psaume : " Des témoins iniques se sont élevés contre moi, et l'iniquité s'est démentie elle-même ". Il y a témoins et témoins : témoins d'iniquité, témoins de justice, témoins du diable, témoins du Christ. Tout à l'heure, quand on nous lisait la passion de nos bienheureux martyrs, dont nous faisons la fête, nous avons vu paraître ces deux sortes de témoins, nous les avons considérés, entendus. On les interroge, et ils répondent qu'ils ont fait des collectes parce qu'ils sont chrétiens. C'est là le témoignage de la vérité. Le juge disait : Vous confessez votre crime. C'est là le témoignage de l'iniquité: Prêcher Dieu, cela s'appelle crime. En prêchant Dieu, la vérité obéissait à Dieu; en nommant cela un crime, l'iniquité se donnait à elle-même le démenti. Ce qu'il disait contre eux se retournait contre lui, et le véritable crime condamnait le faux crime. Il n'y avait chez nos martyrs aucun crime; il n'y avait aucun crime pour les martyrs du Christ à se rassembler pour louer Dieu, pour entendre la vérité, pour espérer le royaume des cieux, pour condamner dans ses iniquités le siècle présent. Ils ne commettaient aucun crime, c'est ce qu'on appelle piété; cela se nomme religion, se nomme dévotion; son véritable nom est témoignage. Quel crime, dès lors, commettaient ceux qui envoyaient à la mort des hommes qui confessaient leur

(1) Bien que l'inscription porte indistinctement : " De plusieurs martyrs ", on voit cependant que ces martyrs sont déterminés, par la lecture des actes qui a précédé et dont il est ainsi fait mention : " Quand on lisait la passion des saints . " Il est à penser que saint Augustin parlait alors des martyrs de Carthage, dont il fait mention dans le Brevicul. Collat. diei 3, c. 17, où l'on trouve : " Ils avouaient dans leurs tourments qu'ils avaient fait une collecte et sanctifié le jour du Seigneur ". Ils étaient au nombre de quarante-huit, au dire de saint Optat de Milève, de Baluze, de Ruinart, et subirent le martyre la veille des ides de février, l'an 304. Et, à la vérité, ces collectes leur furent reprochées par le juge comme le seul point de culpabilité, et les martyrs avouent qu'ils les ont faites et en bénissent Dieu. I! serait difficile de croire que saint Augustin n'eût aucun sermon au sujet de ces martyrs si célèbres dans toute l'Afrique, lorsque le calendrier de Carthage accuse cinq solennités distinctes en leur honneur, et que l'on en fit une sixième, quand l'empereur Justinien eut bâti, dans son propre palais, un temple à la vierge Prima, comme le rapporte Procope (De aedif. a Just. extruct. 6). Baronius met cette vierge célèbre au nombre de ces martyrs. Or, dans les éditions qui ont paru jusqu'alors, on regrettait qu'il n'y eut, au sujet de ces martyrs, aucun sermon, et toutefois, deux catalogues du Mont-Cassin, 12 et 17, contenant celui-ci, probablement prêché à Carthage, où la solennité de leur fête amena saint Augustin qui voulut d'une manière toute particulière réprimer chez les fidèles cette joie trop profane qui dégénérait en ivresse et en festins. Car il termine ainsi : a Célébrons les fêtes des martyrs par des honneurs à leur passion, et non par l'amour de la boisson. . Ce sont à peu près les mêmes paroles qui terminent son avertissement à la fête de saint Cyprien, à Carthage, et à la fête des vingt martyrs d'Hippone. Dès qu'il en est ainsi, il faut accuser de fausseté cet auteur donatiste qui, chez saint Optat et chez Baluze (tom. I Miscell., p. 14, édit. 1761), rapporte dans ses additions qu'ils moururent de faim quand ils étaient encore en prison, puisque le juge fit trancher la tête à quelques-uns. Baronius et Ruinart avaient déjà répété ces additions, n'approuvant point l'histoire de Mensurius et de Cécilien. Si donc l'auteur donatiste est en défaut sur un point, il peut l'être sur d'autres. Les catalogues de Colbert, de Compiègne, et de (Pratel ?), dont s'est servi Ruinart, n'ont pas ces additions et précisent des jours et des lieux différents où eus martyrs ont versé leur sang. Ce titre nous fait comprendre pourquoi on célébrait leurs fêtes à part et en des jours différents à Carthage. C'est donc su catalogue du Mont-Cassin que revient l'honneur de rappeler, selon la vérité, l'histoire de ces martyrs ; ce qui les rend dignes de foi.

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piété ? Il nous plaît, disait le juge, ce témoin du mensonge, il nous plaît de trancher la tête à tel, tel et tel ; voilà bien le crime. Ecoute la voix de la piété: Grâces à Dieu, tel fut le témoignage de Primus ou du premier. Le premier a donc clos ce témoignage par une victoire perpétuelle. Votre charité a remarqué, je crois, quand on lisait la passion de nos saints martyrs, quel fut le premier qui rendit témoignage; le premier était appelé avant le dernier; victoire fut pour la tin, et victoire perpétuelle (1). O victoire sans tache ! ô fin sans fin ! Qu'est-ce, en effet, qu'une victoire perpétuelle, sinon une victoire sans fin ? C'est là vaincre les passions de la chair, vaincre les menaces d'un juge pervers, vaincre la douleur du corps, vaincre l'amour de la vie. Si je le puis, mes frères, je dirai ma pensée avec le secours de Dieu : dans nos saints martyrs, l'amour de la vie fut vaincu par l'amour de la vie. Vous qui m'acclamez, vous l'avez compris, mais en faveur de ceux qui n'ont pas compris encore, souffrez que j'explique tant soit peu ma pensée. Voici donc ce que j'ai dit : Dans les saints martyrs, l'amour de la vie a été vaincu par l'amour de la vie. A qui l'amour de l'argent fait-il mépriser l'argent ? A qui l'amour de l'or fait-il mépriser l'or ? A qui l'amour des domaines fait-il mépriser les domaines ? Nul ne méprise ce qu'il aime. Mais chez les martyrs, nous trouvons l'amour de la vie et le mépris de la vie. Ils n'y arriveraient point s'ils ne la foulaient aux pieds. lis savaient ce qu'ils faisaient quand ils la donnaient pour la gagner. Ne croyez point, mes frères, qu'ils avaient perdu tout sens, quand ils aimaient la vie et méprisaient la vie; non, ils n'avaient point perdu le sens. C'était là répandre la semence et chercher la moisson. Je vois le dessein du laboureur, et je connais la sagesse des martyrs. C'est par amour du froment que le laboureur répand son froment. Si tu ne sais point dans quel dessein il sème, tu pourras bien l'en blâmer et dire ? Que fais-tu, insensé ? Ce que tu as recueilli avec tant de peine, pourquoi le jeter, le répandre, le soustraire à tes regards,

1. Ce fut Primus, ou premier, qui fut tout d'abord à rendre témoignage. Victoire et Perpétue furent pour latin. Il y a dans le texte Victoria in fine perpetua. Mais ni victoria, ni perpetua ne commence par une majuscule; et toutefois je serais bien trompé, si les deux dernières martyres de Cartilage n'étaient point Victoire et Perpétue. Ce qui prête à saint Augustin ce jeu de mot : Perpetua ou sans fin. Comme elle fut la dernière ou la fin, ce fut une fin sans fin.

le jeter en terre, et de plus le recouvrir ? Il te répondra : J'aime le froment, et,,c'est pourquoi je jette mon froment; si je n'y tenais point, je ne le jetterais point; je veux qu'il s'accroisse, et non qu'il périsse. Voilà ce qu'ont fait nos martyrs, incomparablement plus sages que les laboureurs. Ceux-ci répandent sur la terre quelques grains, et les moissonneurs en récoltent beaucoup. Mais et celui qu'ils répandent, et celui qu'ils récoltent, a une fin. Ce que l'on sème est peu nombreux, ce que l'on récolte l'est beaucoup plus, et néanmoins l'un et l'autre ont une fin. Et vous ne vouliez point que nos martyrs perdissent une vie que la mort terminera un jour, afin de récolter cette vie qui ne connaît point la mort ? Bons prêteurs, bons semeurs, mais celui qui fait croître, c'est Dieu. C'est lui qui fait croître et multiplie les fruits dans vos campagnes, lui qui nourrit tout ce qui naît de la terre. Dieu, qui peut multiplier les grains, ne saurait conserver ses martyrs ? Voilà que je vous le prêche, entendez ce qu'ils ont entendu. Vous aussi, vous l'avez entendu, quand on lisait l'Evangile; vous avez reçu la promesse qui leur fut faite : " Ils vous feront comparaître dans leurs assemblées et dans leurs synagogues; ils vous flagelleront, ils en tueront d'entre vous; mais je vous le déclare, un cheveu de votre tête ne tombera point, et vous posséderez vos âmes dans votre patience (1) ". Vous posséderez, et non vous perdrez. Là, en effet, nul ennemi ne persécute, nul ami ne meurt. Vous serez-là où luit ce jour sans fin, qui n'a point hier pour le précéder, ni demain pour le suivre. Vous qui aurez bien prêté, vous serez là où le diable ne pourra vous suivre. Souffrez pour un temps, afin d'avoir une joie éternelle. Ce que vous supportez est dur, mais ce que vous semez exige des larmes. Lisez ce qui est écrit à votre sujet, vous qui semez : " Ils allaient et pleuraient en répandant leurs semences (2) ". Quel en a été le fruit, quelle est la fin, la consolation ? " Mais ils reviendront dans l'allégresse, en portant leurs gerbes ". C'est avec ces gerbes que se font les couronnes. Célébrons donc les fêtes des martyrs, par des honneurs à leur passion, et non par l'amour de la boisson. Tournons-nous vers le Seigneur, etc.

1. Matt. X, 19; Luc, XXI, I , 19. — 2. Ps. CXXV, 6, 7.

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SEPTIÈME SERMON. SUR SAINT JEAN-BAPTISTE.

Quatre catalogues du Mont-Cassin, savoir : le catalogue 12, et trois lectionnaires du XIIe siècle, contiennent ce sermon constamment assigné à saint Augustin. Dans la bibliothèque Léopoldine de Blandinius, elle est attribuée à un auteur anonyme. J'ai pris, dans le catalogue 12, l'exorde qu'on lit en abrégé dans la bibliothèque Léopoldine et dans les lectionnaires, sans doute parce qu'il parait quelque peu étranger à cette fête. Toutefois, pour ne point mutiler le sermon, j'ai retenu le titre qu'il porte dans les lectionnaires ; car, à ce titre, le catalogue 12 ajoute une question de verbo et voce, qui a été interceptée par des lacunes, et qu'un copiste négligent a laissée sans solution. Du reste, de pareils changements sont fréquents dans les lectionnaires, les Pères de Saint-Maur en offrent beaucoup d'exemples et donnent cette note au sermon XLIV, de Verbis Isaiae, c. LIII. " Quant aux sermons de saint Augustin et aux traités que l'on devait lire dans l'église, on les écourtait nécessairement, et on leur adaptait un exorde et une conclusion ". L'Indiculus de Possidius (cap. 8, 9, 10) indique plusieurs sermons pour cette fête, parmi lesquels l'édition de Saint-Maur assigne une place à celui-ci et au suivant (num. 288, 293) ; car les sermons qui portent ces numéros sont d'accord avec ceux-ci et dans les paroles et dans les pensées. On peut regarder celui-ci comme le huitième sur la naissance de saint Jean-Baptiste.

ANALYSE. — De tous les Prophètes, Jean est le plus grand, il a vu en réalité ce que les autres ont vu en esprit. — Il est la mesure de l'homme. — Il s'humilie et dissuade ceux qui le prenaient pour le Christ. — Il n'est que la voix, le Christ est la parole de Dieu.

Puisque (1) le Seigneur a bien voulu, mes frères, ramener à votre charité et ma présence et ma voix, et qu'il l'a fait non plus d'après vos arrangements, mais d'après sa volonté nous lui en rendons grâces avec vous, nous vous obligeons en vous prêchant; car c'est là notre ministère, dans lequel il est nécessaire et convenable que nous soyons à votre service. C'est, à vous, mes bien-aimés, d'accueillir avec charité tout ce que vous peuvent donner des serviteurs de Dieu, et de le remercier avec nous de ce qu'il nous a donné de passer au milieu de vous cette journée (2). De quoi parler aujourd'hui, sinon du saint dont nous célébrons la tête? Jean est donc né d'une mère stérile, pour être le précurseur du Seigneur, né d'une vierge ; dès le sein de sa mère, il a salué et prêché son Seigneur. Jean eut pour mère une femme stérile qui ne connaissait point l'enfantement; une femme stérile enfanta le héraut, une Vierge enfanta le Juge. Mais Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui devait naître d'une Vierge, s'était fait précéder auprès des hommes par beaucoup d'autres hérauts. Tous les Prophètes ont été envoyés par lui, mais c'était lui qui parlait en eux; et celui qui vint après eux était avant eux. Dès lors que le Seigneur s'était déjà fait précéder par plusieurs hérauts, quel si grand mérite avait celui-ci? Quelle si grande supériorité chez celui dont nous célébrons aujourd'hui la fête? Ce n'est point en effet sans marquer une certaine supériorité, qu'on ne passe point sous silence la naissance de Jean-Baptiste, non plus qu'on ne passe sous silence la naissance de son Maître. Nous ignorons quand vinrent au monde les autres Prophètes, mais il n'est point permis d'ignorer quel jour naquit Jean-Baptiste. Or, voici en lui déjà une grande supériorité : Les autres ont prêché le Seigneur, ont désiré le voir et ne l'ont point vu; ou, s'ils l'ont vu, ils ne l'ont vu qu'en esprit et dans l'avenir; mais ils n'ont pu le voir présent sous leurs yeux. Or, le Seigneur, en parlant d'eux, disait à ses disciples: " Beaucoup de prophètes et de justes ont voulu voir ce que vous voyez, et ne l'ont point vu, et entendre ce que vous

1. Dans l'édition Léopoldine et les lectionnaires, on lit cet exorde : " C'est aujourd'hui, mes frères, la fête de la naissance de saint Jean-Baptiste, précurseur de Notre-Seigneur. Que devons nous admirer tout d’abord, mes frères, ou la naissance du Sauveur, a ou la naissance du précurseur ? Jean avait une mère stérile qui ne a connaissait point l'enfantement ".

2. Cet exorde fait croire que le saint docteur ne prêchait point dans son église.

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entendez, et ne l'ont point entendu (1) ". Et pourtant, n'était-ce point lui qui les envoyait? Tous, néanmoins, avaient le désir de voir le Christ en sa chair, s'il leur était possible. Mais comme ils moururent avant lui, de même qu'ils étaient nés avant lui, le Christ ne les trouva plus sur la terre, bien qu'il les rachetât pour la vie éternelle. Et pour connaître combien tous désiraient de voir le Christ ici-bas, rappelez-vous ce vieillard Siméon, qui n'avait pas reçu du Saint-Esprit une médiocre faveur, dans l'assurance qu'il ne sortirait point de ce monde sans avoir vu le Christ. Or, après la naissance du Christ, Siméon le vit enfant dans les bras de sa mère ; il prit dans ses mains celui dont la divine puissance le portait lui-même; et tenant dans ses bras le Verbe enfant, il bénit Dieu en disant: " C'est maintenant, Seigneur, que vous laisserez aller en paix votre serviteur, selon votre parole; car mes yeux ont a vu votre salut (2)". Les autres Prophètes n'ont pas vu le Christ ici-bas; Siméon l'a vu enfant; Jean le connut après sa conception et le salua; Jean l'annonça, le vit, le montra du doigt et dit: " Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui efface les péchés du monde (3) ". Il est donc supérieur à tous les autres. Écoute ce témoignage que lui rendit le Seigneur, qui se dit plus grand que lui, mais qui ne l'accorde à nul autre. Il était grand sans doute, celui à qui nul autre que le Christ ne pouvait se préférer. Voici donc ce que dit le Seigneur: " Parmi ceux qui sont nés de la femme, nul ne s'est élevé au-dessus de Jean-Baptiste (4) ". Mais, pour se mettre lui-même au-dessus de lui, il ajoute : " Le plus petit néanmoins dans le royaume des cieux est plus grand que lui ". Il se dit donc moindre et plus grand ; moindre par le moment de la naissance, plus grand par la domination ; moindre par l'âge, plus grand par la majesté. Le Seigneur est né après Jean, mais c'est dans sa chair, mais c'est d'une Vierge, et avant lui a il était, le Verbe dès le commencement ". Admirable merveille ! Le Christ vient après Jean, et Jean néanmoins vient par le Christ : " Tout a été fait par lui, et rien n'a été fait sans lui (5)". Pourquoi donc Jean est-il venu ? Pour nous montrer le chemin de l'humilité, diminuer la présomption de l'homme, augmenter

1. Matth. XIII, 27.— 2. Luc, II, 29.— 3. Jean, I, 29.— 4. Matth. XI, 11.— 5. Jean, I, 1.

la gloire de Dieu. Jean est donc venu dans la grandeur prêcher celui qui est grand; Jean est venu pour être la mesure de l'homme. Qu'est-ce que la mesure de l'homme ? Nul homme ne pouvait être plus grand que Jean tout ce qui était plus grand que Jean était plus qu'un homme. Si donc Jean nous donnait en lui la mesure de la grandeur humaine, tu ne pouvais trouver un homme plus grand que Jean, et si tu en as trouvé un, il te faut confesser qu'il est Dieu, puisque tu l'as trouvé supérieur à l'homme. Jean est un homme, le Christ est un homme, mais Jean est seulement un homme, le Christ est Dieu et homme. Dieu, il a fait Jean ; homme, il est né après Jean. Et toutefois, voyez combien s'humilie ce précurseur de son Seigneur Dieu et homme; on demande à celui qui n'a point son supérieur parmi ceux qui sont nés de la femme s'il n'est pas le Christ? Telle était sa grandeur, que les hommes pouvaient s'y tromper : on fut incertain s'il n'était pas le Christ, et on en fut incertain jusqu'à l'interroger. Un fils de l'orgueil, un homme qui ne serait point le docteur de l'humilité, s'imposerait aux hommes abusés, et, sans agir pour les détromper, accepterait ce qu'ils pensaient. Était-ce beaucoup, par hasard, de vouloir persuader aux hommes qu'il était le Christ ? Qu'il eût essayé de le persuader et qu'on ne t'eût point cru, il serait demeuré dans l'abjection, couvert d'opprobre et de mépris parmi les hommes, et damné devant Dieu. Mais il ne lui était pas nécessaire de le persuader aux hommes, puisqu'il voyait qu'ils le croyaient ; qu'il accepte leur erreur, et son honneur va grandir. Mais loin de l'ami de l'Époux cette pensée de vouloir prendre sa place dans l'amour de l'épouse ! il déclara qu'il n'était point ce qu'il n'était point en effet, de peur de perdre ce qu'il était. Jean n'était point l'époux, et comme on l'interrogeait, il dit : " L'Époux est celui qui a l'épouse ; mais l'ami de l'Époux, qui est devant et l'écoute, est plein de joie à cause de la voix de l'Époux (1) ". " Pour moi, je baptise dans l'eau (2) ; celui qui vient après moi est plus grand en moi ". De combien plus grand? " Tellement que je ne suis pas digne de délier les cordons de ses souliers ". Voyez combien il serait encore au-dessous de lui-même, quand il en serait digne; combien il s'humilierait déjà quand il dirait : Il est

1. Jean, III, 29. — 2. Id. I, 26.

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plus grand que moi celui dont je suis digne de délier les souliers ; car il proclamerait qu'il doit se courber à ses pieds. Maintenant, comme il nous prêche l'humilité quand il se croit au-dessous de ses pieds, et même au-dessous de sa chaussure ! Jean vint donc pour prêcher l'humilité aux superbes, et nous annoncer la vertu de la pénitence. La voix vint avant le Verbe. Comment la voix avant le Verbe? C'est du Christ qu'il est dit: " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu (1) ". Mais, pour venir à nous, le Verbe s'est fait chair, afin d'habiter parmi nous. Après avoir entendu que le Christ est la parole, écoutons que Jean est la voix. Quand on lui demandait: Qui êtes-vous? il répondit: " Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez la voie au

1. Joan. I, 1.

" Seigneur, rendez droits ses sentiers ". Écoutons les cris de Jean et préparons la voie au Seigneur; que le Verbe vienne à nous (1) parce que " toute chair est foin, et la gloire de l'homme n'est que la fleur du foin. Le foin se dessèche, la fleur tombe; mais le Verbe de Dieu demeure éternellement (2) ".

1. La conclusion est tirée des lectionnaires et du catalogue Léop.; le catalogue n. 12, au lieu de cette conclusion, ajoute : " Parlons donc un peu, mes frères, autant que Dieu nous en fera la grâce, parlons un peu de la parole et de la voix. Le Christ est la parole, parole qui ne retentit point pour passer; ce serait alors la voix et mon la parole ; mais la parole de Dieu, par qui tout a été fait, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ. La voix de celui qui crie dans le désert, c'est Jean. Qui a la supériorité, la vois ou la parole? Voyons ce a qu'est la parole et ce qu'est la voix, et alors nous venons où est la supériorité. Selon vous, mea frères, qu'est-ce que la parole? Sans a nous occuper de la parole de Dieu, par qui tout a été fait, parlons un a peu de nos paroles, si nous pouvons tant soit peu établir une comparaison ? Qui comprend la parole de Dieu, par qui tout a été fait? Qui est digne d'y penser, qui le pourrait, tant nous sommes loin de e pouvoir en parler? Ajoutons son ineffable majesté, son éternité, sa coéternité avec le Père, afin que notre foi nous mérite de voir un jour ? " Qui ne voit ici autant de rochers sans base, entassés confusément, et qui n'offrent pas même aux yeux l'image d'un toit ?

2. Isaï. XL, 7, 8.

HUITIÈME SERMON. SUR SAINT JEAN-BAPTISTE.

Les Pères de Saint-Maur ont signalé (Sermon CCXLIII, Apprend., tom. V) cette locution, " mes très-chers frères ", qu'on lit au commencement de ce sermon, comme une locution solennelle et habituelle dans les sermons douteux. Toutefois, comme saint Augustin se trahit clairement,, j'aimerais mieux dire que, dans les lectionnaires d'où j'ai tiré ce sermon, l'exorde a été changé pour la cause que j'ai empruntée plus haut aux Pères de Saint-Maur. S'il est arrivé que, dans le sermon précédent, le commencement m'ait paru vrai, tandis que je doutais de la conclusion, ici c'est l'exorde qui est douteux, mais la conclusion certaine. Ce que nous découvrons vers la fin nous apprend le cas que nous devons faire du sermon ; car nous y voyons pour la veille de cette fête des superstitions populaires que nul autre sermon du saint Docteur ne nous avait enseignées. C'est en vain que je l'ai cherché dans les bibliothèques qui ont paru jusqu'à ce jour. On peut, dans l'édition de Saint-Maur, l'inscrire sous le numéro 293, et ce sera le neuvième sur la nativité de saint Jean-Baptiste.

ANALYSE. — Grandeur de Jean. — Il est la voix, le Christ est la parole de Dieu. — Il est le crieur, le Christ est le juge. — Le Christ grandit dans son baptême, Jean diminue dans le sien. — L'un est maître, l'autre serviteur. — Pour obtenir les faveurs de Jean, ne faisons point injure à sa fête.

1. Mes très-chers frères, nous célébrons aujourd'hui la naissance d'un grand homme, et voulez-vous en connaître la grandeur ? " Nul ", dit l'Évangile, a parmi ceux qui sont " nés de la femme, ne s'est élevé plus grand a que Jean-Baptiste (1) ". Voilà ce qu'a dit Celui qui est né de la Vierge ; tel est le témoignage qu'il a rendu à son témoin; la

1. Matth. XI, 11.

sentence portée par le juge au sujet de sols crieur; ainsi la parole a voulu honorer la voix; vous le savez, et vous l'avez entendu dans le sermon du matin (1).

2. La parole, c'est le Christ ; la voix, c'est

(1). Ceci nous prouve que ce sermon fut prêché à l'office du soir. Mais quel est ce sermon du matin, auquel il fait allusion ? C'est ce qu'on n'oserait dire, puisqu'il n'est aucun sermon sur la nativité de saint Jean-Baptiste, où le saint docteur n'ait tiré parti de ce témoignage et riait appelé Jean témoin et précurseur.

513

Jean. A propos du Christ, il est écrit, en effet, que " la parole ou le Verbe était au commencement (1) ". Mais Jean a dit, en parlant de lui-même : " Je suis la voix de celui qui crie dans le désert (2) ". La parole s'adresse au coeur, la voix à l'oreille. Que la voix arrive à l'oreille quand la parole n'arrive point à l'âme, elle n'est qu'une production vaine, qui n'a aucun fruit utile. Et néanmoins, pour arriver à mon coeur, le Verbe n'a pas besoin de la voix ; mais pour transmettre à ton cœur ce qui est né dans le mien; il faut le secours de la voix. Ma parole peut donc précéder ma voix, mais le Verbe ne saurait se produire au dehors sans la voix. C'est pour que la voix est créée, non pour enfanter la parole qu'elle connaît, mais pour émettre la parole qui était déjà. Après avoir ainsi parlé de la parole et de la voix, ou du Christ et de Jean, voyons quelle parole est le Christ, quelle voix est Jean. " Au commencement était le Verbe ", la parole. Où était-il? " Et le Verbe était en Dieu ". Combien avant nous ! Et combien au-dessus de nous ! " Et le Verbe s'est fait chair pour demeurer parmi nous (3) ". Et d'où le saurions-nous, si nous n'avions entendu la voix? Car le Christ vêtu d'une chair mortelle marchait parmi les hommes, et les hommes venaient à Jean, et lui disaient : " Etes-vous le Christ ?" et Jean répondait : " Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui efface les péchés du monde (4) ". Ecoutez-le, reconnaissez-le; c'est lui que je précède, lui que j'annonce. Souvenez-vous de cette parole : " Je suis la voix de celui qui crie au désert préparez la voie au Seigneur "; non pas à moi, mais au Seigneur. Crier, pour moi, c'est l'annoncer; car la voix du crieur, c'est l'arrivée du juge. Or, quand sera venu celui que j'annonce, quand il reposera dans votre coeur, " c'est lui qui doit croître et moi diminuer (5) "; le savez-vous ? Oui, répondirent-ils (6). Quand le verbe, en effet, empruntant le secours de la voix, prend le chemin du cœur et arrive dans cette région la plus intime, ce verbe grandit dans le coeur, et la voix s'éteint dans l'oreille. Le son qui frappe l'oreille n'y demeure point, puisqu'il ne saurait se soutenir infiniment et qu'il descend dans l'âme. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce

1. Jean, I, 1. — 2. Ibid. 23. — 3. Id. I, 1, 14. — 4. Ibid. 29. — 5. Id. III, 30. 6. Ces paroles pourraient bien avoir été ajoutées par quelque scribe.

qu' " il faut qu'il croisse et que je diminue ". Jean baptise, et le Christ baptise aussi. Il fut dit à Jean : " Celui sur qui tu verras l'Esprit -Saint descendre comme une colombe et se reposer, c'est celui-là qui baptise dans le Saint-Esprit (1) et dans le feu (2) ". Voilà ce que vous. savez, mes frères, et ce qui arriva quand Jésus fut baptisé. Voilà que dans l'univers entier c'est lui qui baptise. Partout a grandi ce baptême du Christ, tandis que le baptême de Jean, bien qu'il eût une signification dans le souvenir du passé, n'a néanmoins aucune signification pour le présent. Ce baptême de Jean a cessé, tandis que le baptême du Christ a grandi ; de là cette parole : " Il doit grandir et moi diminuer ". Or, cette parole s'accomplit encore à la naissance et à la mort de chacun d'eux. Bien que Jean ait dit de Jean, c'est-à-dire que Jean l'Evangéliste ait dit de Jean-Baptiste; bien qu'il ait dit : " Un homme fut envoyé de Dieu, dont le nom était Jean; il vient pour être témoin, pour rendre témoignage à la lumière (3) "; néanmoins Jean est né, mes frères, à pareil jour, quand la nuit grandissait et que le four commençait à diminuer. Mais le Christ est né, comme vous le savez, au solstice d'hiver, quand, en deuil de la lumière, la nuit commence à décliner. " Nous fûmes autrefois ténèbres, et maintenant nous sommes lumière dans le Seigneur (4) ". Pourquoi naître ainsi ? " Parce que l'un doit grandir, et l'autre " diminuer n. Ce qui s'accomplit encore à leur mort: Jean eut la tête tranchée par le glaive, et le Christ fut élevé en croix ; l'un fut élevé de terre, l'autre jeté à terre; à l'un, pour le diminuer, on abattit la tête ; l'autre pour le grandir, on l'éleva sur le gibet de la croix. C'est là le Maître et le serviteur. Le Maître mourut sur le gibet de la croix, le serviteur eut la tête tranchée ; de là cette parole : L'un doit grandir, l'autre diminuer. Ce n'est pas sans raison, je crois, que tel âge fut choisi dans les mères. La mère de Jean fut une femme avancée en âge, tandis que celle du Christ fut une jeune vierge. Il était porté dans le sein d'une vierge, et les anges l'adoraient dans le ciel. L'un est mis au monde par une femme qui désespérait de sa stérilité, l'autre par une vierge intacte ; enfin, l'un, par une vierge qui grandit encore, et l'autre par une femme sur son déclin.

1. Jean, I, 32.— 2. Matth. III, 15.— 3. Jean, I, 8. — 4. Ephés. III, 8.

514

Or, quel est, mes frères, le sens de tout cela ? Quelle est donc la dignité de cet homme dont la naissance est annoncée à ses parents par un ange; comme celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Comment l'a-t-il mérité ? " C'est que nul parmi ceux qui sont nés de la femme n'est plus grand que Jean-Baptiste (1) " . Comme vous le savez, en effet, l'ange Gabriel fut aussi envoyé à la Vierge Marie; un fils est promis de part et d'autre, et de part et d'autre l'ange reçoit une réponse. Zacharie répondit à l'ange qui lui promettait un fils : " Comment le saurai-je ? Car moi je suis avancé en âge, et ma femme est stérile et avancée en âge (2) ". Marie répondit : " Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point l'homme (3) ? " Tous deux désespèrent des lois de la nature; car ils ne savaient pas, je crois, que, devant les dons de la grâce de Dieu, les lois de la nature s'effacent. Tous deux, dès lors, expriment un doute dans leur réponse, et néanmoins, à l'un échoit un châtiment, à l'autre une bénédiction. Il fut dit à Zacharie : " Voilà que tu seras muet". A Marie: " Vous êtes bénie entre toutes les femmes (4) "; Zacharie perd la voix, Marie conçoit le Verbe. Qu'arriva-t-il ensuite ? Le Verbe se fit chair dans le sein de la Vierge, et la voix naquit d'un muet. A sa naissance, Jean rendit la voix à son père, et le père parla pour donner un nom à son fils. Tous sont dans l'admiration, tous dans la stupeur, et ils se faisaient l'un à l'autre de mutuelles questions. Ils se disent: " Que pensez-vous que sera cet enfant (4) ? " Et pour parler avec l'Evangile, " la main du Seigneur était avec lui ". Que pensez-vous que sera celui qui commence ainsi; tout enfant qu'il est, déjà si grand néanmoins; et s'il doit être grand, celui qui commence de la sorte, que sera celui qui a toujours été ? Lui, que Jean, retenu encore dans les entrailles de sa mère, reconnut couché dans le sein d'une Vierge comme dans son lit nuptial; lui que Jean salua de ses tressaillements, parce qu'il ne

1. Matth. XI, II. — 2. Luc, I, 18. — 3. Ibid. 34. — 4. Ibid. 42. — 5. Ibid. 66.

pouvait le faire encore de la voix. Que fera-t-il donc celui-là? Voulez-vous savoir ce qu'il fera ? Je vous le dirai en deux mots, écoutez le Prophète : " Il sera nommé ", dit-il, " Seigneur de la terre entière (1) ". Aujourd'hui donc que nous célébrons avec pompe la fête du bienheureux Jean, précurseur d u Seigneur, implorons le secours des prières de ce grand homme. Il est, en effet, l'ami de l'Époux, et peut dès lors nous obtenir là faveur d'appartenir à l'Époux et de trouver grâce devant lui.

3. Mais si nous voulons obtenir ses faveurs, ne faisons point injure à sa fête. Trêve à toutes ces observances sacrilèges, trêve aux plaisirs, trêve aux amusements frivoles; arrière tout ce qui se fait d'ordinaire, non plus en l'honneur des démons, et cependant selon le culte des démons. Hier, vers le soir, des flammes crépitaient dans les airs, selon le culte antique des démons, toute la ville en était éclairée et s'amollissait, tandis que l'air était obscurci de fumée. Si ce culte religieux est peu pour vous, du moins devriez-vous être sensibles à la commune injure. Nous savons, mes frères, que c'est là l'oeuvre des petits, mais les grands auraient dû l'interdire. Quelqu'un a dit : Ne pas arrêter le péché quand on le peut, c'est le commander. Mes frères, au nom du Seigneur notre Dieu, Jésus-Christ, comme l'Église va croissant chaque année, ces pratiques et tout ce qui peut être une diminution tend chaque jour à s'effacer, et toutefois l'effacement n'est pas si complet que nous puissions en toute sécurité garder le silence. Vétusté et nouveauté ne sont rien, tant que nous ne sommes pas au terme prescrit, tant que les vieilles superstitions n'ont point disparu et que la religion nouvelle n'est point à sa perfection ; par Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est l'honneur, la gloire, la puissance, avec Dieu le Père tout-puissant, et avec le Saint-Esprit, maintenant, et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Isaï. LIV, 6.

NEUVIÈME SERMON. SUR CE PASSAGE DE L'ÉVANGILE DE SAINT LUC, (XVII, 4) : " PARDONNE , ET IL TE SERA PARDONNÉ " .

C'est du catalogue manuscrit, num. 170, qui a pour titre: Œuvres de saint Augustin, tom. IX, que j'ai tiré ce traité; car c'est le nom qu'il porte dans ce catalogue, et qui s'y trouve placé parmi les autres sermons édités qui y sont contenus. Ce passage de saint Luc avait reçu une autre interprétation du même saint Docteur, à la table de saint Cyprien, en présence de Boniface, comme l'atteste le sermon 114 de l'édition de Saint-Maur, après lequel on devrait le placer. Or, après avoir comparé ces deux sermons, l'on n'y retrouve qu'une seule et même main. Je ne l'ai pas trouvé dans les bibliothèques éditées. Il fut composé, je pense, vers l'an 429, quand saint Prosper avait déjà écrit à saint Augustin au sujet de l'hérésie des Semi-Pélagiens, qui se glissait alors dans les Gaules, et par laquelle des prêtres de Marseille niaient la nécessité de la grâce pour le commencement de la foi. A l'occasion des louanges qu'il rend à Dieu, le saint Docteur se demande si les prémices de la foi viennent de Dieu ? Question à laquelle il répond affirmativement d'après le témoignage de l'Apôtre aux Philippiens. Du reste, le discours est distingué et contient des doctrines très-importantes au sujet de la foi et des moeurs.

ANALYSE. — Nous devons pardonner sept fois le jour, c'est-à-dire toujours. — Nous sommes débiteurs de Dieu ; parabole du serviteur qui devait, et à qui le maître remet sa dette, pais qui exige de son compagnon. — Secourir le pauvre avec l'argent, et le coupable par le pardon. — Nécessité de donner son argent pour le conserver dans le ciel. — Mais le pardon n'appauvrit point, et il est une manière de faire miséricorde. — Chaque jour nous répétons à Dieu : Pardonnez-nous. — S'il faut corriger, faisons-le par charité.

Nous avons entendu dans l'Evangile le précepte salutaire de pardonner à celui de nos frères qui nous a offensés. Et de peur qu'on ne croie qu'une fois suffit et qu'il n'est pas nécessaire de lui pardonner chaque fois qu'il a péché, s'il en demande pardon, voici ce qu'il dit : " S'il pèche contre toi sept fois le jour, et que sept fois il se tourne vers toi en disant : Je m'en repens, pardonne-lui (1) " . Or, si tu comprends bien sept fois, c'est donc toujours ; car souvent le nombre sept est pris pour l'universalité. De là cette autre parole " Le juste tombera sept fois, et se relèvera (2) " c'est-à-dire chaque fois qu'il sera profondément abaissé par la tribulation, il n'est point abandonné pour cela, mais il est délivré de toutes ses angoisses. De là encore : " Sept fois le jour, je vous bénirai (3) ". Car sept fois le jour signifie toujours. Aussi " sept fois le jour " est-il remplacé ailleurs par " toujours sa louange sera dans ma bouche (4) " . Car ce n'est pas notre langue seulement qui chante les louanges du Seigneur, et nous taire n'est pas cesser de le bénir. Mais il y a une

1. Luc, XVII, 4. — 2. Prov, XXIV, 16. — 3. Ps. CXVIII, 164. — 4. Id. XXXIII, 2.

louange pour lui dans toutes nos bonnes pensées, dans toute bonne action, dans nos bonnes moeurs ; c'est là bénir celui de qui nous tenons ces biens. Nous voyons, en effet, les Apôtres demander que la foi s'accroisse en eux'. Se sont-ils donné à eux-mêmes les prémices de cette foi dont ils demandaient au Seigneur l'accroissement ? Loin de là. lis demandaient à celui qui avait commencé, d'achever son oeuvre , ainsi que l'a dit l'Apôtre : " Celui qui a commencé en vous l'oeuvre du bien, lui donnera sa dernière perfection (2) " . Et ce que nous chantions tout à l'heure (3), que démontre-t-il autre chose, mes frères bien-aimés : " Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité (4) ? " Il ne dit pas seulement: Amenez-moi dans votre voie, car le Seigneur le fait aussi ; mais bien de ne point l'abandonner, quand il y est arrivé. C'est donc peu que le Seigneur nous ait

1. Luc, XVII, 5. — 2. Philipp. I, 6.

2. Il n'est fait allusion ici qu'à deus des trois leçons de la liturgie ; à la seconde du psaume LXXXV, V, 11; à la troisième du c. XVII de saint Luc, dont il nous entretient. Il omet la troisième, à moins que nous ù 'y voyions une allusion dans cette parole: a Nous u voyons les Apôtres demander l'accroissement de la foi s, qui semblerait rappeler cette épître aux Philippiens, qu'il cite et dont on aurait lu ce passage.

1. Ps. LXXXV, 11.

516

amenés dans le chemin, si nous ne le faisons; mais il nous veut ramener dans la voie, nous conduire à la patrie. Dès lorsque nous tenons de Dieu tous nos biens, c'est louer Dieu sans fin que penser dans nos bonnes oeuvres à celui qui nous a donné tout bien ; mais, puisque bien vivre, c'est louer Dieu sans fin : " bénissons Dieu en tout temps, et qu'ainsi sa louange soit toujours dans notre bouche (1) ". Il dit donc: " Sept fois le jour, je vous bénirai ", indiquant par le nombre sept, que ce sera toujours. Donc alors, quand ton frère se rendrait coupable sept fois le jour contre toi, s'il te vient dire : Je m'en repens, pardonne-lui. Ne te fatigue point de pardonner toujours au repentir. Si tu n'étais toi-même débiteur, tu pourrais impunément fatiguer par tes exactions ; mais si tu as un débiteur, tu es débiteur toi-même de celui qui n'a aucune dette, et dès lors, c'est à toi de voir comment tu dois agir à l'égard de ton débiteur ; car Dieu en agira de même envers toi. Écoute et tremble " Que mon coeur tressaille, et que je craigne votre nom (2) ", dit le Prophète. Si tu tressailles quand on te pardonne, crains, afin de pardonner. Or, le Seigneur daigne lui-même te donner la mesure de la crainte que tu dois avoir, quand il te propose, dans l'Évangile, ce serviteur avec qui son maître voulut entrer en compte, qu'il trouva débiteur de cent mille talents ; " qu'il ordonna de vendre, lui et tout ce qu'il avait, pour acquitter sa dette (3)". Ce serviteur tombant aux pieds de son maître, et l'implorant pour obtenir un délai, mérita que sa dette lui fût remise. Or, en sortant de devant la face de son maître, qui lui avait remis entièrement sa dette, il rencontra un de ses compagnons qui était aussi son débiteur, qui lui devait cent deniers, et qu'il prit à la gorge pour le contraindre à payer. Quand on lui avait remis sa dette, son coeur avait tressailli, mais non point de manière à craindre le nom du Seigneur son Dieu. Le serviteur qui lui devait disait à ce compagnon ce que celui-ci avait dit à son maître : " Ayez patience avec moi, et je vous rendrai tout ". Non, répondait l'autre, tu payeras aujourd'hui. On raconta au père de famille ce qui venait de se passer ; et, vous le savez, non-seulement il le menaça de ne plus rien lui remettre à l'avenir, s'il le trouvait redevable encore, mais il fit retomber sur sa tête ce qu'il avait remis,

1. Ps. XXXIII, 2. — 2. Id. LXXXV, 11. — 3. Matth. XVIII, 32.

et le condamna à payer ce qu'il lui avait quitté (1). Comment donc nous faut-il craindre, mes frères, si nous avons la foi, si nous croyons à l'Évangile, si nous ne pensons point que Dieu puisse mentir ? Craignons, observons, soyons sur nos gardes, pardonnons. Que pourrais-tu perdre en pardonnant ? Tu n'as point à donner de l'argent, mais un pardon, et néanmoins, à donner de l'argent, vous ne devez pas être des arbres stériles. Donner de l'argent, c'est secourir un pauvre; pardonner, c'est secourir un pécheur. Le Seigneur voit chacun de ces actes, il a une récompense pour chacun, une exhortation pour chacun : " Remettez, et l'on vous remettra; donnez, et l'on vous donnera (2) ". Mais toi qui ne sais: ni pardonner, ni donner, tu conserves et colère et argent. Vois où ta colère ne saurait plus se racheter par l'argent: " Car les trésors ne serviront de rien aux méchants ". La sentence n'est point de moi, elle est de Dieu ; ceux qui l'ont lue, le savent bien ; je l'ai lue pour vous la redire, j'y ai cru pour vous en parler : " Les trésors ne serviront de rien aux méchants (3) ". Il semble qu'ils pourront servir; mais ils ne serviront point. Et dans le présent? Peut-être, si toute. fois ils peuvent servir; mais en ce jour ils ne serviront de rien. Qu'on les garde, ils ne serviront point ; qu'on les méprise, et ils serviront. Bien user de la justice, c'est l'aimer ; et si tu ne l'aimes, tu ne saurais avoir la force, la tempérance, la chasteté, la charité. Quant aux autres qualités de l'âme, c'est les aimer, qu'en bien user ; mais faire bon usage de l'argent, c'est ne pas l'aimer. Enfin, si l'on aime l'argent, qu'on le garde pour le ciel. Si l'on peut craindre de le perdre, qu'on le place dans un endroit plus sûr. Car on ne saurait dire que, s'il s'agit de conserver de l'argent, c'est ton serviteur qui est fidèle et ton Seigneur qui te trompe. Ne l'entends-tu point dire : " Amassez-vous des trésors dans le ciel ? " Ce n'est point là te commander de le perdre, mais de l'envoyer devant toi : " Amassez-vous des trésors dans le ciel, où le voleur ne saurait approcher, où la rouille ne ronge point ; car où est votre trésor, là

1. Ceci n'est point dans l'Évangile, et toutefois c'est une conséquence légitime qu’en tire saint Augustin. C'est ainsi qu'au sermon V de l'édition il a tiré la même conclusion : " Qu'ils prennent garde, en e refusant de pardonner l'offense qu'on pourrait leur avoir faite, que non-seulement on ne leur pardonne plus â l'avenir, mais que les . fautes pardonnées ne retombent sur eux ".

2. Luc, VI, 37. — 3. Prov. X, 2.

517

aussi est votre cœur (1) ". Amasser des trésors en terre c'est aussi mettre ton cœur sur la terre. Or, qu'arrivera-t-il à ton cœur ainsi placé sur la terre ? Il croupit, se corrompt, tombe en poussière. Elève bien haut ce que tu aimes, c'est là qu'il faut l'aimer, et garde-toi de croire que tu recevras le dépôt que tu fais. Tu mets en dépôt des choses mortelles, tu en recevras d'immortelles ; tu mets en dépôt ce qui est du temps, tu recevras des biens éternels, tu mets en dépôt des biens terrestres, tu en recevras de célestes ; enfin tu donnes en aumônes ce que t'a donné ton Seigneur, et tu recevras une récompense de ce même Seigneur. Mais, diras-tu, comment déposer tout cela dans le ciel, avec quelles machines pourrai-je y monter avec mon or, mon argent ? A quoi bon chercher des machines ? Transporte-les. Tes porteurs seront les pauvres, car le mépris du monde en a fait des porteurs. C'est enfin lancer une lettre de change, donner ici et recevoir là-bas. Et maintenant il n'est plus question de quelque mendiant en guenilles, mais de cette parole : " Ce que tu auras fait pour le moindre des miens, c'est pour moi que tu l'auras fait (2) ". C'est dans la personne du pauvre que reçoit celui qui a fait le pauvre ; et du riche que reçoit celui qui a fait le riche : il reçoit de ce qu'il a donné ; tu donnes au Christ son propre bien et non le tien. A quoi bon te vanter d'avoir trouvé beaucoup ici-bas ? Rappelle-toi comment tu es venu. Tu as tout trouvé ici-bas, et user mal de tout ce que tu as trouvé, c'est t'enfler d'orgueil. N'es-tu pas sorti nu des entrailles de ta mère ? Donne, dès lors, donne, afin de ne point perdre ce que tu as. Si tu donnes, tu trouveras là-haut, si tu ne donnes pas, tu laisseras tout ici ; donne ou ne donne pas, tu t'en iras toujours. Quelquefois cependant, pour ne point donner de son abondance aux pauvres, l'avarice trouve une excuse, mais futile, mais méprisable, et que l'oreille des fidèles ne saurait accueillir. Elle se dit en effet : donner, c'est ne plus avoir ; donner beaucoup, c'est s'appauvrir; et ensuite il me faudra implorer le secours; recevoir l'aumône : il me faut en abondance, non-seulement le vivre et le vêtement, et pour moi, pour ma maison, ma famille; mais aussi pour les heureux hasards, afin de fermer la bouche à tout calomniateur, afin de me racheter ; il

1. Matth. VI, 20, 21. — 2. Id. XXV, 40.

y a tant de hasards dans les choses humaines , que je dois me réserver de quoi me libérer. Voilà ce que l'on dit pour conserver son argent. Que diras-tu pour refuser le pardon à celui qui t'a offensé ? Si tu ne veux pas donner ton argent au pauvre, pardonne au moins au repentant. Que perdras-tu, si tu le fais ? Je sais ce que tu perdras, ce que tu vas sacrifier, mais sacrifier pour ton avantage. Tu vas sacrifier ta colère, sacrifier ton indignation, bannir de ton cœur la haine contre ton frère. Que tout cela y demeure, où seras-tu ? Voilà que cette colère, que cette indignation, que cette haine sont à demeure, qu'en sera-t-il de toi ? Quel mal ne te causent-elles point? Ecoute l'Ecriture : " Celui qui hait son frère est homicide (1) ". Dès lors, dût-il m'offenser sept fois le jour, je lui pardonnerai ? Pardonne, c'est ce que dit le Christ, ce que dit la vérité à qui tu viens de chanter : " Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité ". Sois sans crainte, elle ne te trompera point. Mais alors, diras-tu, il n'y aura plus de châtiment; tout péché devra toujours demeurer impuni ; et il sera toujours doux de pécher, quand le pécheur songera que vous pardonnez toujours. Point du tout. Mais qu'en même temps, et le châtiment veille, et la bienveillance ne s'endorme point. Crois-tu, en effet, rendre le mal pour le mal, quand tu châties un pécheur? Non, mais c'est rendre le bien pour le mal, et ne point châtier ce serait faire le mal. Quelquefois la mansuétude vient adoucir le châtiment qui n'en est pas moins donné. Mais n'y a-t-il donc nulle différence entre étouffer le châtiment par la négligence, et le tempérer par la douceur ? Qu'il y ait donc un châtiment, frappe et pardonne. Voyez le Seigneur lui-même, écoutez le Seigneur, pensez bien à qui nous autres, mendiants, répétons chaque jour " Remettez-nous nos dettes (2) ". Et tu te fatiguerais d'entendre ton frère te répéter : Pardonnez-moi, je me repens ? Combien de fois le dis-tu à Dieu ? Fais-tu une prière qui ne renferme cette supplication ? Veux-tu que le Seigneur te dise : Hier je t'ai pardonné, avant hier, pardonné, tant de fois je t'ai pardonné, combien faut-il pardonner encore ? Veux-tu qu'il te dise : Tu viens toujours avec ces paroles ; tu me dis toujours : " Remettez-nous nos dettes ", tu frappes toujours ta poitrine,

1. Jean, V, 15. — 2. Matth. VI, 12.

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et tu ne te redresses non plus que le fer durci ? Mais, parce qu'il faut un châtiment, le Seigneur notre Dieu est-il sans pardon, puisque nous lui disons avec foi : Remettez-nous nos dettes ? Et quoiqu'il nous les remette, qu'est-il dit de lui ? qu'est-il écrit de lui ? " Le Seigneur châtie celui qu'il aime " n'est-ce peut-être qu'en paroles ? " Il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit parmi ses enfants (1)? " Le fils pécheur n'aura-t-il pas besoin d'être flagellé, quand lui, le Fils unique de Dieu, et sans péché, a daigné subir la flagellation ? Inflige donc le châtiment, et néanmoins bannis la colère de ton coeur. C'est ainsi qu'en agit en effet le Seigneur, à l'égard de ce débiteur sur qui il fit retomber toute sa dette, parce qu'il s'était conduit sans pitié envers son compagnon : " Ainsi ", dit-il, " se conduira à votre égard votre Père céleste, si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond du coeur (2) ". Pardonne où Dieu te voit, et pour cela ne néglige point la charité; exerce une sévérité salutaire ; aime et redresse, aime et frappe. Quelquefois ta douceur est cruauté. Comment douceur est-elle cruauté? parce que tu ne reproches point le péché, et que le péché tuera celui que tu épargnes dans ta charité cruelle. Que ta parole soit tantôt sévère, et tantôt dure. Ce qu'elle blessera, vois ce qu'il doit produire à son tour. Le péché dévaste le coeur, porte ses ravages au-dedans de nous-mêmes, il étouffe l'âme, il la perd ; frappe alors par pitié. Afin de mieux comprendre, mes frères, tout ce que je veux dire, représentez-vous deux hommes ; un jeune étourdi vient s'asseoir sur le gazon où ils savent qu'un serpent est caché ; s'y asseoir, c'est être mordu, c'est mourir. Ces deux

1. Hébr. XII, 6. — 2. Matth. XVIII, 35.

hommes le savent. L'un dit: Ne t'assieds point là, et on le méprise. L'étourdi va s'asseoir, il va périr. L'autre dit. II ne veut point nous écouter, il faut le corriger, le retenir, l'enlever de force, le souffleter, en un mot faire tout ce qui sera possible pour l'empêcher de périr. Tandis que l'autre : Laissez-le faire, ne le frappez point, ne lui faites rien, ne le blessez point. Qui des deux agit avec miséricorde, ou l'homme qui laisse faire et mourir, ou l'homme qui sévit pour arracher à la mort ? Comprenez dès lors ce que vous devez faire à l'égard de ceux qui vous sont soumis, maintenez les bonnes moeurs par la discipline ; et toutefois, soyez bienveillants, pardonnez du fond du cœur ; qu'il n'y ait nulle colère dans votre intérieur, parce que cette colère n'est d'abord qu'un fétu très mince et en quelque sorte méprisable. Une colère nouvelle trouble l'oeil, comme le ferait une paille : " Mon oeil a été troublé par la colère (1) ". Cette paille s'alimente parles soupçons, se fortifie avec le temps, et bientôt elle deviendra une poutre. Une colère invétérée sera une haine ; et après la haine viendra l'homicide : " Quiconque hait son père est homicide ", est-il dit. Or, quelquefois des hommes qui nourrissent de la haine dans leur coeur réprimandent ceux qui se mettent en colère ; comment t tu nourris de la haine, et tu reprends celui qui se fâche ? " Tu vois une paille dans l'oeil de ton frère, et tu ne vois pas une poutre qui est dans le tien (2)?" Finissons ce discours, mes frères, en invoquant le Seigneur, afin qu'il daigne nous accorder ce qu'il nous ordonne de faire : " Pardonnez, et il vous sera pardonné; donnez, et il vous sera donné (3) ".

1. Ps. VI, 8. — 2. Matt. VII, 3. — 3. Luc, VI, 37, 38.

DIXIÈME SERMON. SUR LA DÉDICACE D'UNE ÉGLISE.

Ce sermon, qui porte le nom de saint Augustin, et qui est digne d'un si grand docteur, est collationné d'après des catalogues manuscrits, num. 98, 115, 123 et 343, dont deux portent les titres de collections des sermons de saint Augustin, et deux autres sont des lectionnaires contenant des sermons de différents auteurs. Mais, dans le catalogue num. 2, de la bibliothèque de Pomposa, du monastère de Saint-Benoît, de la Chartreuse de Ferrare, dont on conserve l'index complet dans les archives du Mont-Cassin, on le conserve parmi les Missels, fol. 77, sous le nom de saint Augustin, et divisé en trois leçons, VI,VII, VIII. Ce catalogue est sur parchemin, en caractères latins du XIe siècle, composé de 79 pages, et sur la marge du premier feuillet on lit cette inscription plus récente : Ce livre est des moines de la Congrégation de Sainte-Justine de Padoue, à l'usage du couvent de Sainte-Marie de Pomposa, et signé num. 5. Je ne l'ai point trouvé dans les autres bibliothèques ; on peut l'insérer, dans l'édition de Saint-Maur, après le sermon CCCXXXVIII, et il sera le quatrième pour la dédicace d'une Eglise. Ceux qui sont familiers dans la lecture de saint Augustin, en retrouvant ici les pensées et les figures habituelles au saint Docteur, ainsi que ses transitions, ses subtilités, les évolutions dont il avait coutume d'égayer ses lecteurs, ne balanceront point à l'attribuer à saint Augustin.

ANALYSE. — Nous devons élever une maison à Dieu. — Le riche, l'homme en dignité, 1e maître, bâtissent par actions de grâces. — Le pauvre s'en excuse, ainsi que l'homme de basse condition et l'esclave. — Il doivent le faire néanmoins, et bâtir en eux-mêmes un temple au Seigneur, le pauvre, en acquérant des richesses spirituelles, l'homme de basse condition, en devenant humble de coeur, le serviteur en servant son maître pour plaire à Dieu. — Le riche, l'homme en honneur, le maître, bâtiront aussi ce temple spirituel, quand leurs richesses seront sans violence, leur dignité sans orgueil, leur domination sans injustice. — Soyons tous des pierres vivantes unies par le ciment de la charité.

1. Appliquons-nous, mes frères, c'est l'avertissement que je vous donne, à devenir la maison de Dieu, à faire habiter en nous le Seigneur; car si le Seigneur daigne habiter en nous, il sera toujours notre soutien. Félicitons-nous de ces bonnes oeuvres que le Christ opère dans ses fidèles, et que chacun de nous fasse des progrès dans les bonnes oeuvres, à proportion des secours divins qu'il reçoit. Ce qui est nécessaire, mes frères, c'est que chacun de nous élève à Dieu une maison; que le riche bâtisse comme le pauvre, l'homme de haute condition et l'homme peu élevé, et le maître et le serviteur. Mais comment tenir ce langage au riche et au pauvre, à l'homme de haute condition et à l'homme peu élevé, au riche et au pauvre ? Car ils n'ont ni les mêmes facultés, ni la même dignité, ni la même puissance. Un riche peut répondre en toute confiance et nous dire J'élève un temple à Dieu, parce que j'ai de vastes ressources. L'homme élevé peut répondre : J'élève un temple à Dieu, parce que je suis parvenu à une haute dignité. Le maître aussi répondra : J'élève un temple au Seigneur, parce que j'ai un grand pouvoir sur ceux qui me sont soumis. Quelle joie pour nous dans ces hommes qui nous réjouissent de leurs paroles et de leurs bonnes oeuvres ! Mais, pour nous faire de semblables réponses, le riche est en sécurité au sujet de ses grands biens, l'homme élevé en dignité jette les yeux sur ses grands honneurs, et la maître, sur le nombre de ses sujets. Après la réponse du riche, écoutons la réponse du pauvre; après celle de l'homme en dignité, écoutons celle de l'homme peu élevé; après celle du maître, écoutons celle du serviteur. Les uns ont de quoi promettre, les autres ont peut-être de quoi s'excuser. Sans aucun doute, le pauvre va nous dire: Comment puis-je élever un temple à Dieu, moi qui suis lié par mon indigence ? L'homme peu élevé nous dira : Comment élever un temple à Dieu, moi qui suis captif dans mon humble condition ? Enfin le serviteur nous dira : Comment élever un temple à Dieu, moi qui suis sous le joug de la servitude; quand mon maître me donne à peine le pain de chaque jour, où trouver des ressources qui puissent me suffire pour élever un temple au Seigneur ? Toutes ces réponses paraissent raisonnables.

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Mais s'ils veulent bien écouter notre réponse, ils ne pourront s'excuser d'élever à Dieu une maison. Et tout d'abord, nous indiquerons au pauvre les ressources qui lui viennent de Dieu, afin de s'édifier lui-même, quand nous lui prêchons de bâtir une maison à Dieu. Ecoute, ô toi, qui te plains de la pauvreté et qui fais valoir ton impuissance à bâtir une maison au Seigneur. Pourquoi ne considérer que ta pauvreté et mépriser les richesses intérieures ? C'est là qu'il te faut élever un temple à Dieu, c'est là que tu dois posséder des richesses spirituelles. Dès lors, si tu es pauvre quant aux biens de la terre, sois riche en charité ; si tu n'as point de villa, tu as la sagesse; s'il n'y a pas d'or dans ta bourse, que Dieu soit dans ton coeur. Que ton âme brille par la pauvreté, ce qui est mieux pour toi que l'éclat de vêtements précieux; si tu n'as point, pour alimenter ton corps, une délicieuse nourriture, de saintes moeurs donneront à ton âme l'embonpoint; quel est, en effet, pour le corps, le résultat d'une nourriture recherchée, sinon d'alimenter la luxure ? tandis que les bonnes moeurs nourrissent dans notre coeur la sainte charité. N'attache donc pas un grand prix à ces richesses quine demeurent point; car, avec des richesses spirituelles, tu ne seras point pauvre; et même, si tu es homme à t'acquérir des biens spirituels au prix de biens temporels, tu seras véritablement riche, parce que tu seras un pauvre digne d'éloges; et ainsi tu bâtiras une véritable demeure au Seigneur, parce que tu seras toi-même la demeure de Dieu. Pour bâtir à Dieu un temple, il n'est pas besoin d'une masse de numéraire; car ce qui plaît à Dieu, c'est moins le nombre des pièces d'or que la pureté de l'âme. C'est donc la charité, plus que la richesse, qui élève une véritable demeure à Dieu. Nous avons fait au pauvre la réponse que Dieu nous a suggérée, il est temps maintenant de répondre à l'homme d'humble condition, qui nous donne pour excuse son peu d'élévation dans le monde.

2. Ecoute, ô mon frère bien-aimé, et sois humble de coeur, afin de juger, par là, que tu peux élever un temple à Dieu. Que ton humilité soit un acte de volonté plutôt que de nécessité. Sois humble de coeur, et commence à élever en toi-même un temple à Dieu. C'est lui qui dit : " Sur qui repose mon esprit, sinon sur l'homme humble et calme, et qui redoute mes paroles (1) ? " Dès lors, comprends-le bien, plus tu t'abaisses par ta propre volonté, et plus tu es grand; et plus tu auras conservé cette humilité, plus sainte sera la demeure que tu élèves à Dieu.

3. Répondons maintenant à ceux qui sont serviteurs et qui nous opposent leur condition dans la pensée qu'ils ne sauraient bâtir un temple au Seigneur. Ecoute alors, ô toi qui es esclave en cette vie, toi qui es retenu sous le joug d'un maître, pour élever un temple à Dieu, sois serviteur, et sois libre. Sois serviteur, en obéissant avec fidélité, et sois libre, en servant avec fidélité; sois esclave de ton Dieu et non esclave du péché. Au service d'un homme, élève ta pensée à Dieu, observe les préceptes de Dieu, obéis à la volonté de Dieu, attends de Dieu la récompense de tes bons services; garde la foi, évite la fraude, et sache que tu rendras compte à Dieu de toutes tes oeuvres; ne sois ni dédaigneux par paresse, ni négligent par lâcheté; et de la sorte, en servant avec fidélité, tu recevras de Dieu la liberté sans fin. Qu'il y ait donc en toi cette liberté qui renferme en elle-même les véritables et grandes richesses, non point celles qui produisent l'enflure chez un homme mortel, mais celles qui préparent à Dieu une demeure délicieuse. " Car en Dieu, où il n'y a ni libre, ni esclave (2) ", celui-là bâtit au Seigneur une véritable maison, qui règle bien sa vie dans la crainte de Dieu. Autant que je puis le présumer, nous avons, mes frères, avec le secours de Dieu, répondu aux pauvres, aux hommes peu élevés, aux esclaves, leur faisant connaître comment ils doivent bâtir à Dieu un temple, non point à l'extérieur, mais en eux-mêmes. Toutefois nous sommes, en Jésus-Christ, serviteurs des riches et des pauvres, des grands et des petits, des maîtres et des esclaves; tel est, en effet, le précepte de celui qui a daigné en agir ainsi le premier, " lui qui, étant riche, s'est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir de sa dignité (3) " ; lui qui, étant le véritable Très-Haut, "s'est humilié pour nous, se rendant ainsi obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix (4) " ; lui qui, véritable maître de toutes choses, s'est fait esclave, quand il a pris la forme de l'esclave, non-seulement pour nous , mais de nous.

1. Isaï. LXVI, 2.— 2. Galat. III, 23.— 3. II Cor. VIII, 9.— 4. Philipp. II, 8.

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Donc, parce que nous sommes en Jésus-Christ serviteurs de tous, nous devons, aussi bien en vers les riches, et les grands, et les maîtres, qu'envers les pauvres, les petits, les esclaves, nous acquitter du devoir de les prêcher. Car ils sont plus exposés, les riches, à s'enfler de leurs richesses, les grands, à céder à la vanité, les maîtres, à se prévaloir de leur puissance. Il faut, dès lors, leur enseigner avec plus de soin à s'appliquer sans relâche aux bonnes oeuvres, à bâtir en eux-mêmes cette maison de Dieu, que la vétusté rie saurait ruiner, que nul ne saurait saisir, avec ce même zèle qu'ils déploient à construire des églises. C'est donc à vous que nous adressons la parole, vous que clous exhortons dans la charité de notre divin fondateur, ô vous qui regorgez de richesses, qui êtes élevés en dignités, qui exercez une grande domination. Ayez soin de bâtir en vous-mêmes une maison au Seigneur, non plus avec des pierres et des bois, mais avec de saintes oeuvres. Or, telles seront vos oeuvres, telle sera votre bâtisse. Soyez donc par-dessus tout, fermes sur la base, et demeurez en Jésus-Christ. Ensuite, qu'il y ait dans votre coeur une sainte défiance à l'égard de vos richesses et de l'abondance qu'elles vous procurent. C'est, en effet, bâtir une véritable maison à Dieu, que ne souffrir en votre âme aucun dommage. Fuyez l'orgueil, si vous ne voulez subir la ruine; " ne mettez point votre confiance dans ces richesses qui sont incertaines (1) ", et vous aurez à votre édifice une base qui durera toujours. Soyez riches en ces bonnes oeuvres qui doivent contribuer à votre édification, et non à votre destruction. Soyez prompts à faire miséricorde, et ne vous prêtez point à la rapine. Que votre fortune soit exempte de violence; que votre dignité soit sans,orgueil, que votre domination soit sans injustice. Vous tous qui êtes fidèles, élevez une maison au Seigneur par une vie sainte. Écoutons, mes frères, ce que nous enseigne le bienheureux Pierre, et comment il nous recommande le soin de cet édifice. Voici ses paroles : " Et vous-mêmes, soyez établis sur lui comme des pierres vivantes, pour former un édifice spirituel (2) ". Ainsi, mes frères, dans cette Eglise qui est sous nos yeux, nous voyons avec plaisir la lumière, la nouveauté, la solidité. Et nous,

1. I Tim. VI, 17. — 2. I Pierre, II, 5.

dès lors, qui sommes la maison de Dieu, jetons de l'éclat par nos bonnes oeuvres. " Dépouillons-nous du vieil homme (1) ", et revêtons généreusement l'homme nouveau; soyons inébranlables dans une charité sainte et infatigable. Nous voyons des colonnes qui servent d'appui aux murailles, et dans tout l'édifice nous les voyons qui se tiennent étroitement, Quelles sont, dans la maison de Dieu, ces colonnes qui doivent soutenir la masse des pierres, sinon les hommes spirituels qui dirigent la foule des fidèles ? Quelles sont ces pierres étroitement unies, sinon tous les fidèles qui s'unissent par les liens de la charité, qui n'ont en Dieu qu'un coeur et qu'un âme, et qui bâtissent à Dieu, dans leur coeur, un tabernacle éternel ? Que les pierres vivantes s'unissent donc aux pierres vivantes, dans la construction de la maison de Dieu, qu'elles adhèrent l'une à l'autre, qu'elles soient liées d'une manière indissoluble, non par le mélange de la chaux, mais par les délices de la charité. O toi, dès lors, qui entres dans la maison de Dieu, sois toi-même cette maison; garde la foi, tiens ferme dans cette charité qui unit l'Église, " évité le mal et fais le bien (2) ", fuis l'avarice, aime la miséricorde, évite la fornication, aime la chasteté; et, si tu ne saurais, dès maintenant, être une colonne dans la maison de Dieu, portant le poids de pierres nombreuses, du moins, sois une pierre unie aux autres pierres, afin de demeurer dans l'édifice. Il est bien, sans doute, de construire au Seigneur une maison visible, dans ta propriété, sur ton bien, ton domaine; mais il est beaucoup mieux de lui élever dans ton coeur un palais invisible. En dehors de toi, il y a pour les hommes une maison de prière, que la maison de ta prière soit en toi. Habite-la fréquemment, et porte-la toujours; c'est là que le Seigneur t'exaucera, d'autant plus volontiers que lui-même fait ses délices d'y habiter. Construis donc toujours en ton coeur une maison à Dieu, purifie-la, prépare-la pour Dieu, de manière que tu puisses continuellement y jouir de sa présence et qu'il y écoute favorablement ta prière. Qu'à lui soient toujours l'honneur , l'empire et le souverain pouvoir, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Ephés. IV, 22.— 2. Ps. XXXVI, 28.

 

 

 

 

PREMIER SERMON. SUR LA CHAIRE DE L'APÔTRE SAINT PIERRE.

ANALYSE.- Souveraine autorité de la chaire de saint Pierre.

La sainte Eglise célèbre aujourd'hui, avec une pieuse dévotion, l'établissement de la première chaire de l'apôtre saint Pierre. Remarquez-le bien, la foi doit trouver place en nos âmes avant la science ; car les points de foi catholique proposés à notre respect, loin d'être inutiles pour nous, sont, au contraire, et toujours, et pour tous, féconds en fruits de salut. Le Christ a donné à Pierre les clefs du royaume des cieux, le pouvoir divin de lier et de délier; mais l'Apôtre n'a reçu en sa personne un privilège si étonnant et si personnel, que pour le transmettre d'une manière générale, et en vertu de son autorité, à l'Eglise de Dieu. Aussi avons-nous raison de regarder le jour où il a reçu de la bouche même du Christ sa mission apostolique ou épiscopale, comme celui où la chaire lui a été confiée; de plus, cette chaire est une chaire non de pestilence (1), mais de saine doctrine. Celui qui s'y trouve assis, appelle à la foi les futurs croyants; il rend la santé aux malades, donne des préceptes à ceux qui n'en connaissent pas et impose aux fidèles une règle de vie; l'enseignement tombé du haut de cette chaire, de notre Eglise, c'est-à-dire de l'Eglise catholique, nous le connaissons, nous y puisons notre joie; c'est l'objet de notre croyance et de notre profession de foi; c'est sur cette chair qu'après avoir pris des poissons, le bienheureux Pierre est monté pour prendre des hommes et les sauver.

1. Ps. I, 1.

DEUXIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE AU CIEL DE SAINT VINCENT. (TROISIÈME SERMON.)

ANALYSE. — 1. L'éloge d'un pareil martyr est vraiment difficile à faire. — 2. Inutiles efforts de Dacien pour vaincre sa fermeté .— 3. Reproches à Dacien.

1. Je l'avoue, le silence seul serait à la hauteur du courage déployé par Vincent dans le cours de sa passion glorieuse, et remplacerait dignement tout ce qu'on pourrait dire de mieux pour la raconter. Je serais heureux de suivre ce conseil si sage donné en ces termes (523) par Salomon : " O pauvre, ne cherche point à a atteindre jusqu'au riche (1) ". Puisque tu ne peux arriver jusqu'à lui, arrête-toi dans les limites de ta faiblesse naturelle. Que dire après de si hauts faits? Quelles paroles employer après de tels actes ? Quand raconterai-je ces merveilles? Comment parviendrai-je à en finir ? Enfin, pourquoi répéter ce que vous avez naguère entendu? Il est bon, néanmoins, de vous présenter à nouveau une image de ce spectacle grandiose ; par là,votre admiration se soutiendra, et le courage du martyr ne tombera pas en oubli. En effet, " le chemin qui conduit à la vie est étroit; il y en a beaucoup pour entendre parler de lui, mais il y en a bien peu pour le suivre (2) " . Au chrétien qui va souffrir, on ne propose rien autre chose que les exemples de courage donnés parles martyrs. Puissent les exemples des saints nous servir de leçon ! Puissions-nous au moins imiter la foi de ceux que nous ne pouvons suivre dans la voie des souffrances !

2. Le tyran ne s'est point borné à menacer le martyr, comme l'eût fait un ennemi : il a encore employé la flatterie vis-à-vis de lui, comme s'il l'aimait; nous avons, en effet, remarqué dans la même personne, en Dacien, le persécuteur et l'endormeur ; car n'a-t-il pas cherché à inspirer l'épouvante? N'a-t-il pas aussi fait des promesses? D'abord il a voulu, parla terreur, éteindre dans l'âme de Vincent le flambeau de la foi ; puis, dans le même but, il l'a caressé, puis il en est revenu aux tourments, pour quitter bientôt les moyens violents, et mettre encore une fois en oeuvre ceux de la persuasion, changeant ainsi de rôle, comme un personnage de théâtre comique. Dans l'un, diversité de figures, dans l'autre, inébranlable solidité de sentiments. Celui-ci se trouvait suspendu, celui-là était assis; Vincent subissait la peine du martyre, Dacien l'infligeait; mais le tyran se fatiguait, et le supplicié remportait la victoire. Ce lion rugissant, ce chien affamé, ce serpent cauteleux, ce loup rusé, ce renard cousu de malice, à quoi a-t-il réussi ? Il a longtemps sué à la besogne; néanmoins, Vincent l'a vaincu. Enfin, le martyr endure des tourments qui exercent sa patience; on le frappe, et il n'en devient que plus solide ; il s'instruit à l'école de la flagellation il se

1. Eccli. IV, 32. — 2. Matth. VII, 14.

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purifie au milieu des flammes, et toujours il domine son bourreau. Dacien le combat pendant qu'il respire encore, et l'insulte même quand il a succombé, et dans la personne d'un mort il trouve sa propre condamnation.

3. Le tyran s'irrite et fait cet aveu : Je ne puis venir à bout même d'un mort. De quel mort? C'est, sans aucun doute, de Vincent. Tu lui as enlevé la vie de ce monde, mais, après sa mort, as-tu pu le priver de la gloire éternelle ? Si tu as dompté son corps, as-tu été capable de te rendre maître de son esprit? Au surplus, as-tu seulement triomphé de son corps? Non, peut-être; car ce corps, jeté à la mer partes ordres, se retrouvait sur le rivage avant même qu'on t'apprît sa submersion : " Il est donc inutile à toi de regimber contre l'aiguillon (1) ". Vincent n'a pas lutté contre un homme; en ta personne il a vaincu le diable, et toi, tu n'as pu l'emporter en lui sur le Christ. Il a compris qu'il devait vaincre en toi, et à toi n'est pas venue l'idée de celui qui devait triompher en lui. Quelle comparaison humaine ajouter? A quoi bon unir la chair au sang? " Toute chair n'est que de l'herbe, et toute la beauté de la chair ressemble à la fleur des champs "; en toi, " l'herbe a séché et la fleur est tombée, mais la parole du Seigneur est éternellement demeurée " en Vincent (2). Tu te tenais solidement assis, et lui, dépouillé de ses vêtements, se trouvait debout en ta présence. Tu le jugeais, il subissait ton jugement; tu ne triomphais pas de lui, et il triomphait de toi. Etablis une comparaison entre vous deux. Descendu de ton tribunal, où es-tu maintenant ? Sorti de son épreuve, où est-il? Dis-le moi, si tu en as l'idée; ou si, à défaut de l'idée, tu en as le sentiment; et si tu n'en as pas même le soupçon, écoute-moi. Tu as quitté ton siège pour descendre dans la tombe; eh bien ! où es-tu aujourd'hui ?Je n'en sais rien. En effet, si tu es resté tel que tu étais alors, tu es perdu pour le ciel, et si tu as changé de dispositions, peut-être es-tu sauvé. Au témoignage de quelques-uns, Dacien serait devenu croyant. Voilà donc ce qu'on dit de lui, ce qu'on en rapporte, ce qu'on affirme à son sujet, c'est qu'il a été jusqu'à se soumettre à la règle de la foi. Ne nous étonnons point de ce que " la grâce ait surabondé là où avait

1. Act. IX, 5. — 2. Isai. XL, 6-8.

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abondé le péché (1) ". Mais enfin, où est Dacien? Supposez vrai ce qu'on dit de lui, nous n'en savons rien; si vous le regardez comme incertain, notes en savons encore moins. Mais quant à notre Vincent, ignorons-nous d'où il est sorti, où il est allé? Comme il a couru, avec quelle dignité il a fourni sa carrière, de quelle manière il a persévéré, de quelle gloire il est environné depuis sa mort, nous le savons parfaitement, on nous l'a dit. Aussi

1. Rom. V, 20.

nous sommes-nous réjouis de ce que nous avons combattu avec lui, de ce qu'en sa personne nous avons tous triomphé, sans avoir faibli devant les insultes du tyran, et même après avoir ri de sa défaite; aussi nous sommes-nous félicités d'avoir appris qu'après la lutte, celui qui avait soutenu le combattant a couronné le vainqueur. N'est-il pas dit, en effet : " La mort de ses élus est précieuse aux yeux du Seigneur (1) ".

1. Ps. CXV, 5.

TROISIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE AU CIEL DU MARTYR QUADRAT (1).

ANALYSE. — 1. Le bienheureux docteur est réjoui à la vue des fidèles, qu'il regarde comme ses compagnons de voyage.— 2. Dieu déteste trois classes de personnes : celles qui restent à la même place, celles qui retournent en arrière, et celles qui suivent de faux chemins. — 3. Nécessité de faire des progrès démontrée par l'exemple de Paul. — 4. Cet apôtre l'explique en faisant connaître le chemin de la perfection. — 5. Perfection du martyr Quadrat, indiquée par son nom même. — 6. A Dieu nous devons au moins le même dévouement qu'au péché. — 7. Nous devons faire mieux, à l'exemple de Quadrat. — 8. Il faut confesser le Christ publiquement. — 9. Le respect humain est à mépriser. — 10. Cette crainte ridicule du monde empêche la conversion des païens. — 11. Nous devons,craindre Dieu par-dessus tout, car il rougira de celui qui n'osera pas se déclare pour lui.

1. Tous ensemble nous rendons grâces au Seigneur notre Dieu de ce qu'il accorde la faveur, à nous de vous contempler, et à vous de nous voir. S'il suffit de nous apercevoir les uns les autres dans cette chair mortelle, pour que " notre bouche pousse des cris de joie " et que " notre langue chante des cantiques d'allégresse (1) ", quel sera le sentiment de notre bonheur, lorsque nous nous rencontrerons dans ce séjour où nous ne craindrons point de nous voir séparés. L'Apôtre a dit " Réjouissons-nous dans notre espérance (2) ". Par conséquent, l'objet de notre joie, nous ne le possédons encore qu'en espérance, et nullement en réalité. " L'espérance qui verrait ne serait plus de l'espérance; car comment espérer ce qu'on voit déjà? Si nous espérons

1. Ps. CXXV, 2. — 2. Rom. XII, 2.

ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons par la patience (1) ". Si les voyageurs qui fournissent ensemble leur course se réjouissent de se trouver en compagnie les uns des autres, quel bonheur ils posséderont quand ils se verront tous réunis dans la patrie ! Les martyrs ont lutté pendant le cours de cette vie ; en luttant ils ont marché et ne se sont point arrêtés dans leur marche; ceux qui aiment Dieu s'avancent vers lui, et pour courir à lui, nous nous servons, non de nos jambes, mais de nos coeurs.

2. Le chemin que nous avons à parcourir exige que nous marchions; or, trois sortes de personnes lui sont insupportables: celles qui restent à la même place, celles qui reculent, celles qui suivent une fausse voie. Puisse

1. Rom. VIII, 24, 25.

(1) Prononcé par saint Augustin le XII des calendes de septembre, et où le saint docteur explique ces paroles de l'Apôtre : " Je parle humainement, à cause de la faiblesse de votre chair ". (Rom. VI, 19.)

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notre marche, avec le secours d'en haut, ne point se ressentir de l'un de ces trois défauts ! Puisse-t-elle ne point s'en trouver paralysée ! Quand deux hommes marchent, l'un va plus lentement et l'autre plus vite ; mais enfin, ils marchent tous les deux. Aussi faut-il exciter ceux qui restent en place, rappeler ceux qui retournent en arrière, ramener dans le bon chemin ceux qui l'ont perdu, ranimer ceux qui ne marchent pas assez vite, imiter les voyageurs agiles. Quiconque ne fait pas de progrès, s'arrête en route ; il retourne en arrière l'homme qui, négligeant d'accomplir ses bonnes résolutions, retombe dans les défauts dont il s'était précédemment débarrassé; enfin, on s'éloigne de la bonne voie dès qu'on s'écarte des vraies croyances.

3. Qui est-ce qui ne fait pas de progrès ? Celui qui se croit sage et dit : " Ce que je suis me suffit" ; celui qui ne fait pas attention à ces paroles de l'Apôtre : " Oubliant ce qui est derrière moi, et m'avançant vers ce qui est devant moi, je m'efforce d'atteindre le but, pour remporter le prix auquel Dieu m'a appelé d'en haut par Jésus-Christ (1) ". A l'entendre, Paul courait, il suivait son chemin, sans s'arrêter, sans regarder derrière lui. Oh ! qu'il était loin de s'être trompé de route! N'indiquait-il pas, en effet, par ses leçons, la véritable voie? N'y marchait-il pas ? Ne la montrait-il point par son exemple ? Pour imprimer à notre course la rapidité de la sienne, il nous dit: " Imitez-moi comme j'imite Jésus-Christ (2) ". Nous supposons donc, nos très-chers frères, que nous suivons avec vous le même chemin. Si nous sommes lents à marcher, précédez-nous, nous n'en serons nullement jaloux; car nous cherchons qui nous pourrons suivre; mais si, à votre avis, notre course vers le but est rapide, courez avec nous. Le terme que nous avons hâte d'atteindre est le même pour nous tous, et pour ceux dont le pas est plus preste, et pour ceux dont la démarche est plus lente. L'Apôtre lui-même en convient : " Je n'ai qu'un but ", dit-il; " oubliant ce qui est derrière moi, et m'avançant vers ce qui est devant moi, je m'efforce de l'atteindre pour a remporter le prix auquel Dieu m'a appelé d'en haut par Jésus-Christ ". Voici dans quel ordre doivent se trouver ces paroles : Il n'y a qu'un but, je ne poursuis que celui-là.

1. Philipp. III, 13, 14. — 2. I Cor. IV, 16.

Avant de s'exprimer ainsi, qu'avait-il dit " Moi, je ne pense pas être encore arrivé au but (1) ". Cet apôtre ne reste pas en place, et pourtant, il reconnaît n'être pas encore parvenu au but; il ne voyage point en pays étranger, il ne s'est pas écarté de sa route, il se réjouira au sein de la patrie. " Moi ", dit-il; qui, moi? Moi, " qui ai travaillé plus que tous les autres ". Après avoir dit : " J'ai travaillé plus que tous les autres ", il n'ajoute pas : " Moi, je ne pense pas être encore arrivé au but " ; mais il place à propos le mot " moi ", quand il s'agit de s'humilier et non de se flatter. " Moi ", dit-il, en ce qui me concerne, " je ne pense pas être encore arrivé " au but ". A la suite de ces paroles : " J'ai travaillé plus que les autres ", viennent celles-ci : " Mais ce n'est pas moi, c'est la grâce de Dieu avec moi (2) ". La grâce de Dieu n'a-t-elle pas atteint le but? Paul a donc raison de dire ici : " Moi ", car le propre de notre faiblesse est de ne pas atteindre le but; mais y parvenir, c'est l'effet de la grâce divine qui nous aide, et non celui de l'infirmité humaine.

4. Nous n'avons rien en propre que le péché ; impossible de trouver autre chose en nous; voilà une vérité incontestable, hors de doute; mais qui nous en montrera, qui nous en enseignera et nous en fera clairement voir l'évidence ? Il est une chose que notre piété doit savoir, que notre faiblesse doit avouer, que notre charité doit chercher à faire disparaître , " c'est que je n'ai pas encore atteint le but et que je ne suis point encore parvenu à la perfection ". A cela l'Apôtre ajoute : " Je ne pense pas être encore arrivé au but ". Pour nous exciter à marcher vite et à nous avancer vers ce qui est devant nous, il nous dit : " Que ceux d'entre nous qui sont parfaits, le comprennent ". D'abord il avait dit : " Non que j'aie encore atteint le but et que je sois déjà parfait "; puis il ajoute : " Que ceux d'entre nous qui sont parfaits, le comprennent (3)". Il y a donc perfection et perfection, et il y a un voyageur parfait. ,Avant d'être arrivé au terme final, on est un voyageur parfait quand on marche devant soi, quand on ne s'arrête pas , quand, enfin, on suit la bonne voie; mais quoi qu'on fasse, on n'est point encore arrivé au but, puisqu'on voyagé encore. Il faut bien le

1. Philipp. III, 13. — 2. I Cor. XV, 10. — 3. Philipp. III, 15.

526

reconnaître, en effet; puisqu'on marche, et qu'on marche dans la voie, on va quelque part, on s'efforce de parvenir à un but quelconque. Où donc l'Apôtre essayait-il d'arriver? Il n'avait pas encore atteint le but; il exhorte les parfaits à reconnaître leur imperfection, car la perfection du voyageur consiste à savoir le chemin qu'il a déjà parcouru et celui qui lui reste à parcourir encore. Sachons-le donc; si parfaits que nous soyons, nous ne sommes pas encore arrivés à la perfection; cette pensée nous empêchera de demeurer imparfaits.

5. Que dire, mes frères? le martyr Quadrat est parfait, car y a-t-il rien de plus parfait que le carré? Tous ses côtés sont égaux, il se ressemble sur toutes ses faces; n'importe comment vous le tourniez, il pose solidement et ne tombe pas. O nom vraiment beau ! il indique une figure de géométrie et présage un événement à venir ! Quadrat s'appelait ainsi de prime abord, c'est-à-dire avant d'être couronné, avant de subir l'épreuve de la tentation qui devait faire de lui un carré; dès lors que, préalablement à ce qui devait avoir lieu plus tard, il portait ce nom-là, c'était le signe qu'il avait été prédestiné dès avant la constitution du monde; il a souffert pour que se vérifiât en lui l'annonce faite par son nom; et pourtant il marchait encore, et néanmoins il se trouvait toujours à suivre la voie, et tant qu'il était encore en ce monde, il y avait à craindre pour lui, ou de rester à la même place, ou de retourner en arrière, ou de quitter le bon chemin. Il a maintenant parcouru sa carrière, il a fourni sa course, il est solidement assis, il a été employé par l'architecte de l'arche du Seigneur, figure de la Jérusalem céleste, à la construction de laquelle ne devaient servir que des bois écarris. Maintenant, il n'a plus aucune épreuve à redouter; il a entendu la voix du Très-Haut; il l'a entendue, et s'est rendu à son appel; il a suivi son Sauveur, et il porte le Dieu qui habite la sainte cité ; il a méprisé les caresses du monde, triomphé de ses menaces, échappé à ses fureurs. Qu'elle est grande, mes frères, la gloire des martyrs ! elle prime dans l'Eglise ; quelles qu'elles soient, toutes. les autres ne viennent qu'après elle, car ce n'est pas sans raison qu'il a été dit à quelques-uns " Vous n'avez pas encore résisté jusqu'à répandre votre sang (1) ". Quand on est capable

1. Hébr. XII, 4.

de supporter et d'endurer les persécutions du monde, ne peut-on pas en mépriser les flatteries ?

6. Le même Apôtre a dit : " Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair; comme vous avez fait servir vos corps à l'impureté et à l'injustice de l'iniquité, ainsi faites-les servir maintenant à la justice pour votre sanctification (1) ". Le conseil qu'il semble nous avoir donné par ces paroles, est d'une singulière importance; que chacun de nous se mesure sur elles ; et, pour cela, qu'on ne se tâte point d'une manière flatteuse; qu'on se pèse au juste et qu'on se dise la vérité comme on attend que je la dise. Qu'on se dise : J'ai le dessein de placer en public un miroir où chacun soit à même de se regarder. Je ne suis pas ce miroir; je rien ai pas le brillant pour refléter les traits de qui se regarde ; je ne parle pas, bien entendu, de ces traits qui se peignent sur le visage, mais de ceux de notre âme ; par mes paroles, je puis les amener à se faire représenter par la glace, mais il m'est impossible de les contempler. Voilà un miroir, je le mets devant vous ; que chacun s'y regarde et s'y compare à l'idéal tracé par l'Apôtre dans le passage que j'ai cité. Recevez-le de la main de Paul " Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair. Comme vous avez fait servir vos corps à l'impureté et à l'injustice de l'iniquité, ainsi faites-les servir maintenant à la justice pour votre sanctification ". Qu'est-ce à dire : " Ainsi? " C'est une comparaison. Quand , de tes membres, tu faisais au péché des armes d'iniquité pour la corruption, te plaisait-elle ? Je te le demande, fais-y attention , réponds-moi. La corruption te plaisait-elle ? Ton silence me tient lieu de réponse; si l'impudicité ne t'offrait pas d'agréments, jamais tu ne t'y abandonnerais. Donc, " comme vous avez fait servir vos corps à l'impureté et à l'in" justice de l'iniquité ". Tu as trouvé du plaisir à agir ainsi ; que la justice t'offre enfin des attraits pareils ! N'agis point sous l'impression de la crainte, je ne le veux pas, te dit Dieu; la crainte était-elle le mobile de ta mauvaise conduite ? " Comme, ainsi ". Comme vous avez fait servir vos corps à l'impureté " et à l'injustice de l'iniquité, ainsi faites-les servir maintenant à la justice pour votre

1. Rom. VI, 19.

527

Sanctification ". Il faut employer la terreur pour te faire pratiquer la justice, et l'amour te faisait courir après l'impureté ! Et pourtant, y a-t-il rien de plus beau que la sagesse? Je vous le demande : N'est-elle pas aussi digne que l'impureté, de posséder vos affections? Quand tu courais au vice impur, on voulait t'arrêter, et tu allais toujours; tu offensais ton père, n'importe, tu courais; tu aimais mieux être déshérité que te priver de tes honteux plaisirs. Que diras-tu à cela ? La justice exige de toi ce que tu as fait pour l'immoralité. Vous avez entendu ce passage de l'Evangile : " Je suis venu sur la terre pour t'apporter, non pas la paix, mais la guerre (1)". Le Sauveur a déclaré qu'il séparerait les enfants de leurs parents. Voici un exemple de cette guerre apportée par le Christ; remarque-le bien. Peut-être veux-tu servir Dieu et peut-être aussi ton père s'y oppose-t-il. Quand tu aimais le vice impur, ton père avait beau te le défendre, tu y courais malgré lui; aujourd'hui que tu aimes la justice, elle ne veut pas que tu deviennes l'esclave de l'impureté; elle tient donc, auprès de toi, la place de ton père, elle veut t'arrêter ; rends donc ta liberté complètement indépendante, comme tu as rendu indépendantes tes honteuses convoitises. Tu étais alors tout disposé, même à perdre ton héritage plutôt que de renoncer à tes passions dépravées ; sois maintenant disposé à perdre ton héritage, plutôt que de souiller en toi l'éclat de la justice. C'est un grand effort à t'imposer, mais il le faut. Y aurait-il un homme pour oser dire : On doit préférer l'impureté à la justice ?

7. Quoiqu'il en soit, la justice t'élève; il est positif, te dit-elle, que je ne ressemble nullement à l'impureté : grande est la différence qui se trouve entre ses ténèbres et mon lumineux éclat, entre son discrédit et l'honneur dont je suis en possession. Oui, encore une fois, il existe une énorme différence entre nous : j'y établis un degré de supériorité, ainsi le veux-je, car ma supériorité m'oblige et m'oblige à beaucoup; plus je m'éloigne du mal, plus impérieux deviennent mes devoirs. Néanmoins, je parle humainement, plus tard, je parlerai d'une manière divine. Pourquoi ne point parler ainsi dès maintenant ? " Je parle humainement à cause de la faiblesse

1. Matth. X, 34.

de votre chair " . Le motif qui dicte ma conduite, c'est que je veux être indulgent pour la faiblesse de votre chair ; par conséquent, " comme vous avez fait servir vos membres à l'impureté et à l'injustice de l'iniquité , ainsi ". A cette heure, vous êtes obligés à plus, mais je vous demande seulement de vous conduire de même manière : faites au moins cela, puis vous irez plus loin. En attendant, " je n vous " parle d'une façon humaine ". Agissez aujourd'hui comme vous l'avez fait autrefois. Est-ce à cela que Quadrat s'est borné? Oh ! non, évidemment ; il a fait davantage, et bien davantage. Portez votre attention sur le caractère et l'étendue de vos impuretés, et voyez ce qu'exigent de vous, en surplus, la piété, la charité, la justice parfaite et le bonheur que l'on goûte à devenir saint. Ce qu'ils exigent de vous en surplus, le voici remarquez-le bien.

8. Tout homme esclave du vice impur ne désire pas, à beaucoup près, que son inconduite vienne à la connaissance du public ; il a peur de se voir condamné, il redoute la prison, le juge, le bourreau. Pour porter atteinte à la pudeur d'une femme qui n'est pas la sienne, il trompe le mari de cette femme, il recherche les ténèbres, il serait au désespoir d'être aperçu n'importe par qui, la seule pensée du juge le fait trembler. La crainte du châtiment lui inspire la crainte d'être connu pour ce qu'il est. La perfection de la justice exige de toi bien plus que cela ; je vais t'en convaincre. L'Apôtre ne t'en parle pas encore dans ce passage : " Je parle humainement à cause de la faiblesse de votre chair ". Mais le Sauveur va le dire : " Ce que je vous dis dans les ténèbres ", c'est-à-dire, en secret, " dites-le à la lumière, et ce que vous entendez à l'oreille, prêchez-le sur les toits (1) ". L'adultère va-t-il sur les toits prêcher son crime ? Non-seulement il ne monte pas sur un toit pour le prêcher, mais il se cache sous un toit pour le commettre. Pourquoi agit-il ainsi ? C'est que l'amour du vice honteux le pousse jusque-là ; il craint d'être découvert et puni. Quant aux amateurs de cette beauté invisible, de cet éclat dont il est question en ce passage : " Vous surpassez en beauté les plus beaux des enfants des hommes (2) " ; quant aux amateurs de cette beauté, pourquoi ne craignent-ils pas de prêcher sur les toits ce

1. Matth. X, 27. — 2. Ps. XLIV, 2.

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qu'on leur a dit à l'oreille ? Remarque, d'une part, le motif qui porte l'adultère à craindre d'être reconnu et puni, et, d'autre part, le motif qui inspire la confiance à l'amateur de l'invisible beauté. Le Sauveur lui-même te le fait connaître par la suite de son discours. En effet, après avoir dit: " Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le à la lumière, et ce que vous entendez à l'oreille, prêchez-le sur les toits ", il ajoute: " Ne craignez point ceux qui tuent le corps ". Par là, ce que vous entendez dans les ténèbres, vous le direz à la lumière, et ce qu'on vous dit à l'oreille, vous le prêcherez sur les toits. " Ne craignez pas ceux qui tuent le corps ". L'adultère peut et doit craindre ceux qui tuent le corps, car son corps une fois perdu, adieu la source de toutes les voluptés ! Oui, qu'il craigne de perdre son corps celui qui mène une vie toute matérielle, puisque le corps lui sert d'instrument pour satisfaire toutes ses convoitises. Pour un pareil homme, ce n'est pas assez d'avoir des passions ; il les attise, et à force d'en entretenir le feu dévorant, il arrive à la dégoûtante satisfaction de ses instincts brutaux.

9. Homme de Dieu, as-tu les yeux du coeur pour contempler la splendide beauté de la piété et de la charité ? Si tu les as, remarque bien ce qui peut te mettre en possession de ton âme : pour en jouir, tu n'as pas à te servir de tes membres corporels. Que l'amateur de sales voluptés craigne devoir mourir son corps. Mais " que la paix soit aux hommes de a bonne volonté sur la terre (1) ". O chrétien, que tu es encore loin de ressentir cet amour ! Si seulement tu parvenais à cet " humainement " de l'Apôtre ! si seulement tu trouvais du plaisir à faire le bien, comme tu en trouvais jadis à commettre l'iniquité ! Car, si lu éprouves du bonheur à bien faire, à croire au Christ, à jouir de son infinie sagesse en dépit de ta misérable insuffisance, à écouter et à pratiquer ses commandements, alors commence à se vérifier en toi cette parole de Paul " Je parle humainement à cause de ton infirmité " ; tu es entré en possession " du don parfait ", mais tu n'es point encore parvenu à la perfection du carré. Comme je l'ai dit, tu as pris le dessus ; marche donc, car tu as encore du chemin à parcourir ; ne reste pas à la même place, car il te reste encore quelque

1. Luc, II, 13.

chose à faire ; ne crains rien : ne dérobe pas aux regards d'autrui tes bonnes oeuvres, comme si tu avais à craindre des critiques et des reproches. Que te dit le grand Apôtre ? Est-ce pour toi une honte d'être du ciel ? On te demande d'où tu viens, et tu as peur de répondre que tu viens de l'église ! Et tu as peur qu'on te dise : " Tu portes la barbe, et tu n'es pas honteux d'aller où vont les veuves et les vieilles femmes ! " N'écoute pas de pareilles gens. Tu trembles de dire : Je suis allé à l'église. Une insulte t'inspire la plus vive horreur ; comment donc supporteras-tu la persécution ? Mais, aujourd'hui, nous sommes en paix ; nul doute à cet égard. Ce devrait être aux hérétiques à rougir : ils sont en si petit nombre dans leur parti, et ils ne rougissent pas ! et les nombreux adhérents de la vraie foi baissent les yeux ! Où ceux-ci en sont-ils arrivés ? Où sont restés ceux-là ? Les premiers sont parvenus à la lumière de la paix, les seconds sont restés au milieu des ténèbres de la confusion. Vous ne rougissez pas de rougir de ce qui devrait faire votre gloire ! Les païens ne rougissent pas de choses honteuses, et vous rougissez de choses glorieuses ! Que sont donc devenues ces paroles dont on vous a fait la lecture : " Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés, et la honte ne sera plus sur votre visage (1) ".

10. J'ai ainsi parlé, mes frères, car, je le sais et j'en gémis amèrement, on craint la langue de quelques païens qui ne persécutent pas, mais qui vomissent des insultes ; des hommes qui voudraient croire sont paralysés dans leurs désirs, puisqu'ils ne se rendent point aux exhortations des chrétiens. Que dire de plus ? Que dirai-je moi-même ? Tu vois qu'on fait tout pour empêcher le premier païen venu de se faire chrétien : et toi, qui es chrétien, tu gardes le silence ! L'essentiel, à tes yeux, est qu'on t'épargne, c'est-à-dire qu'on ne t'insulte pas ! Quand on détourne de la foi le païen, tu te dis en secret : Dieu soit loué ! on ne m'a rien dit. Tu prends la fuite, non de corps, mais en esprit ; tu restes en place et tu t'esquives ; tu crains d'entendre une méchante langue invectiver contre toi, et tu abandonnes à sa propre faiblesse un homme que tu devrais gagner au Christ ; tu ne lui viens pas en aide, tu gardes le silence ! Je le répète, tu prends la fuite, non de corps, mais en esprit.

1. Ps. XXXIII, 6.

529

Tu n'es qu'un mercenaire, puisqu'à la vue du loup tu te sauves.

11. Que dire de plus ? Nous avons, tout à l'heure , entendu la parole du Sauveur ; qu'elle nous remplisse d'épouvante, car si nous devons l'aimer, nous n'avons pas moins à le craindre. " Celui ", dit-il, " qui aura rougi de moi devant les hommes ". Remarquez à quel moment Jésus parlait ainsi ; c'était au moment où le monde, au lieu de croire, frémissait de rage contre la foi. " Celui a qui aura rougi de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon Père qui est dans les cieux (1) " . " Mais celui qui m'aura confessé devant les hommes, je le confesserai aussi moi-même devant mon Père qui est aux cieux (2) ". Veux-tu que le Christ te renie ? Veux-tu qu'il te confesse ? Ah ! elles dureront longtemps les insultes que tu recevras, quand une fois le Christ aura déclaré ne pas te

1. Marc, VIII, 38. — 2. Luc, III, 8.

529

connaître. N'en doute pas, ce qu'il annonce se réalisera. Celui qui a fait tant de prophéties manquera-t-il à sa parole seulement en ce qui concerne le jour du jugement? Non. Que ses contempteurs conservent pour eux-mêmes leur mauvaise foi, ou plutôt, qu'ils s'en débarrassent. Présentez-vous à eux comme les modèles d'une foi courageuse ; n'allez pas leur donner l'exemple de gens que la crainte réduit au silence. S'ils rencontraient des chrétiens plus fermes, plus solides pour défendre les faibles, pour rendre librement témoignage de leur croyance, pour instruire prudemment les autres, pour les secourir charitablement, ils garderaient le silence, soyez en sûrs, car ils n'auraient plus rien à dire. Les accents de leur voix se perdraient dans le vide, car ils ne seraient plus que des cymbales retentissantes. Ce qui a cessé d'être dans leurs temples se trouve aujourd'hui sur leurs lèvres.

QUATRIÈME SERMON. POUR LA NAISSANCE DE JEAN-BAPTISTE.

ANALYSE. — Petit exorde. — 2. Apparition de l'ange et son allocution à Zacharie. — 3. Grossesse d'Elisabeth et son accouchement. — 4. Tressaillement de Jean dans le sein de sa mère. — 5. Parallèle entre l'enfantement de Marie et celui d'Elisabeth. — 6. Humilité de Jean. — 7. Martyre de Jean en faveur de la vérité, et son humilité jusque dans son martyre.

1. Frères bien-aimés, nous rendons grâces au Seigneur notre Dieu de ce que sa miséricordieuse bonté nous a procuré la faveur de contempler votre sainteté, et le bonheur dont notre mutuelle affection est la source. Celui, au nom duquel nous vous saluons, nous inspirera les paroles de notre discours, car c'est lui qui est l'auteur de notre salut. Pourrions-nous vous parler d'un autre ? N'est-ce point une nécessité de vous entretenir du Dieu qui vous adressait, tout à l'heure, la parole de l'Evangile ?

2. Un jour qu'il remplissait en son rang les fonctions du sacerdoce, Zacharie, grand-prêtre de Dieu, entra dans le Saint des saints, et le peuple le suivit dans le temple, afin de prier le Seigneur conjointement avec lui. Au moment où il était près du saint autel, et offrait dévotement à Dieu des présents, un ange du Tout-Puissant lui apparut à la droite de l'autel, pendant le cours de sa prière. A sa vue, Zacharie fut saisi de crainte, mais l'ange lui dit : " Ne crains rien, Zacharie, ta prière est exaucée : ta femme Elisabeth concevra et te donnera un fils, et tu lui donneras le nom de Jean. Et Zacharie répondit : Comment cela (530) pourra-t-il se faire pour moi? Je suis vieux, a et ma femme est stérile et avancée en âge (1) ". Un ange envoyé de Dieu annonce à Zacharie qu'Elisabeth lui donnera un fils ; mais le grand-prêtre sait qu'il est, comme sa femme, avancé en âge, et il doute de la réalité de l'événement. En même temps qu'il refuse de croire à la puissance de son âge, il nie le pouvoir de la souveraine majesté, oubliant que rien n'est impossible à Dieu. L'ange lui répond en ces termes : " Puisque tu n'as pas cru à ma parole, qui s'accomplira en son a temps, tu seras muet et tu ne pourras parler, jusqu'au jour où ces choses arriveront (2) " . Que devons-nous penser, mes très-chers frères ? Devons-nous croire que ce prêtre soit entré dans le Saint des saints avec l'intention de demander à Dieu un fils? Non. Où en est la preuve, me dira quelqu'un ? La voici en deux mots. Si Zacharie avait demandé un fils, il aurait évidemment cru à la parole de l'ange du Seigneur, qui venait le lui annoncer : or, quand cet esprit céleste lui dit qu'il lui naîtrait un fils, il refusa d'ajouter foi à cette nouvelle. Quand on prie, n'espère-t-on pas ? Celui qui espère ne croit-il pas au résultat final ? Si tu n'as aucun espoir, pourquoi pries-tu ? et si tu espères, pourquoi ne pas croire ?

3. Néanmoins, Elisabeth portait dans son sein l'enfant qu'elle avait conçu : le sentiment de honte pudique que lui inspirait sa grossesse l'empêchait de se montrer en public; car elle rougissait de son état. Ce sentiment lui rappelait le souvenir de son âge avancé : au temps de sa vieillesse, elle produisait le fruit de la jeunesse : elle n'avait pas enfanté à l'époque où elle aurait désiré le faire et, maintenant qu'elle n'y aspirait plus, elle mettait au monde un enfant. Stérile pendant sa jeunesse; elle allaita quand elle eut vieilli. Ce ne fut point chez elle l'effet d'une affection réciproque et charnelle, mais le résultat de la promesse faite par la Toute. Puissance divine ; car Zacharie ne croyait pas qu'il pût lui naître un fils, et, d'autre part, Dieu se préparait à envoyer un Prophète. C'est donc par l'esprit de l'homme, mais aussi par l'ordre de Dieu, que Jean est venu au monde: le Prophète est né, mais non sans inspirer une secrète envie à son père, à ce père dont l'incrédulité paralysa la langue.

1. Luc, I, 8-18. — 2. Ibid. 19-20.

Pour n'avoir pas cru au commandement de Dieu, il vit sa langue condamnée au silence.

4. L'enfant tressaillit dans le sein de sa mère, et, du fond des entrailles maternelles, il prophétisa. " D'où me vient que la Mère de mon Seigneur s'approche de moi (1)? " Mes frères, quelle profonde humilité chez la Mère du Sauveur ! Elle s'approche de la mère du Précurseur ! Jean salue le Christ, et pourtant ni l'un ni l'autre ne se montrent aux yeux. En effet, le Christ ne résidait-il pas dans le sein de Marie, et Jean dans celui d'Elisabeth ? Enfin, une voix prophétique, venue de la personne du Christ, a dit de Jean . " Avant de t'avoir formé dans les entrailles de ta mère, je t'ai connu ; avant que tu fusses sorti de son sein, je t'ai sanctifié, je t'ai établi prophète parmi les nations (2) ". Qu'elles sont heureuses, les mères de tels personnages, puisqu'elles ont mis au monde, l'une un saint, et l'autre son Seigneur ! Elles seront toujours heureuses, puisqu'elles ont mérité d'être appelées les mères de si grands personnages.

5. Examinons attentivement la naissance de l'un et de l'autre, et nous remarquerons le caractère distinctif de chacun de ces admirables enfantements. Jean est né d'une femme stérile, et le Christ d'une vierge. Chez Elisabeth, la stérilité est devenue féconde en Marie, la fécondité a laissé intacte la virginité. La femme stérile a engendré le héraut, la vierge a enfanté le Juge. Elisabeth a mis au monde Jean, le baptiseur, Marie a donné le jour à Jésus-Christ, le Sauveur. De Jésus-Christ et de Jean, l'un est Seigneur et l'autre est esclave ; en celui-ci l'humilité, en celui-là la grandeur; d'un côté, un Dieu humble dans sa grandeur; de. l'autre, un homme humble dans sa faiblesse; ici, un Dieu humilié à cause de l'homme ; là, un homme plongé dans la bassesse à cause de l'infirmité de sa propre nature. De fait, bien s'est anéanti pour faire du bien à l'homme, et l'homme s'est abaissé pour ne pas se faire de mal à lui-même.

6. Que le serviteur reconnaisse son état d'humiliation, et que le Tout-Puissant manifeste sa grandeur. Que le même Jean profère ces paroles : " Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers (3) ". S'il avait dit : Je suis digne, il se serait déjà profondément humilié; car à dire: Je suis digne,

1. Luc, 1, 43. — 2. Jérém. I , 5. — 3 Luc, III, 16.

531

qu'aurait-il gagné? Aurait-ce été pour lui un titre pour s'asseoir à l'heure du jugement à la droite du Père? Aurait-il été en droit de venir alors juger les vivants et les morts? Mais que dit-il ? " Il faut qu'il croisse, et moi, que je diminue (1) ". " Celui qui vient après moi a été fait avant moi (2) ". " Je ne suis pas a digne de délier les cordons de ses souliers (3) ". Profonde humilité ! Ah, voilà bien le digne ami de l'Époux ! Ne devait-il pas effectivement se déclarer l'ami de l'Époux? A l'entendre parler, un imprudent supposera peut-être qu'ici ami veut dire égal ; mais non : car Jean ne se dit l'ami de l'Époux qu'en raison de son affection pour lui, et la crainte le porte à se prosterner à ses pieds.

7. II nous est facile de voir, dans la différence de leur dernier supplice, le sens de ces paroles : a Il faut qu'il croisse, et moi, que je a diminue n. Nous lisons que Jean a souffert, qu'il a enduré le martyre pour soutenir la vérité, et non à cause du Christ. Non, il n'est pas mort à cause du Christ; non, il n'a point subi la peine de la décollation, pour avoir

1. Jean, III, 30. — 2. Id. I, 15. — 3. Luc, III, 16.

531

confessé le nom du Sauveur ou s'être refusé à le renier : s'il a terminé sa vie au milieu des souffrances, c'est qu'il a rappelé Hérode au respect de la tempérance et de la justice ; c'est qu'il a dit à ce prince : " Il ne t'est point a permis d'épouser la femme de ton frère (1) ". Bien qu'il ne soit pas mort à cause du Christ, il a cependant perdu la vie pour soutenir la vérité de la loi, parce que la vérité n'est autre que le Christ. Voici donc le langage tenu par les deux genres de mort qu'ont subis Jésus et le Précurseur : " Il faut qu'il croisse, et moi, que je diminue (2) ". L'un à été élevé sur la croix, l'autre a eu la tête coupée. Celui-ci a été raccourci par le glaive, celui-là s'est allongé sur le bois de la croix : voilà ce que disent leurs morts différentes. Nous trouvons dans les jours eux-mêmes l'explication du mystère qui nous occupe; car les jours grandissent au moment de la naissance de Jésus, et ils diminuent à la nativité de Jean. Que la gloire de l'homme diminue donc, et que celle de Dieu s'accroisse, afin que la gloire de l'homme tourne à celle de Dieu.

1. Marc, VI, 18. — 2. Jean, III, 30.

CINQUIEME SERMON. POUR LA NAISSANCE DE JEAN-BAPTISTE.

ANALYSE. — 1. Jean, voix du Seigneur dans le désert. — 2. Voix qui prêche vigoureusement la préparation des sentiers de Dieu. — 3. Condamné au mutisme en raison de son incrédulité, Zacharie recouvre l'usage de la parole à la naissance de la voix. — 4. Mystère de la synagogue et de l'Église.

1. " Voix du Seigneur pleine de force, voix du Seigneur pleine de gloire (1) ". La voix du Seigneur, qui brise les cèdres de la sagesse humaine, s'est échappée des entrailles rétrécies d'une vieille femme, d'un sein brûlé par le mal de la stérilité : elle a retenti aujourd'hui dans le désert, pour vibrer avec force jusque dans les âges les plus reculés ; aussi, le monde atteint de surdité, et la terre gangrenée parla corruption, ont-ils entendu ses sons harmonieux ;

1. Ps. XXVIII, 4.

aussi se sont-ils laissés éveiller par ses échos puissants. Cette voix n'est autre que Jean, dont le Prophète a dit par avance : " C'est la voix de celui qui crie dans le désert (1) ". Oh ! quel immense désert que ce monde ! Pour ceux qui le parcourent, quelle solitude partout semée de dangers effrayants ! En effet, la terre des Hébreux, nul patriarche, aucun Prophète ne la foulait plus aux pieds. Le Juif, tout prêt à faire le mal, se tenait en

1. Isaïe, XL, 3.

532

observation dans des gorges étroites, sur des chemins ensanglantés, où il avait maintes fois surpris les voyageurs qui marchaient à la recherche de la vérité. N'ayant jamais eu ni le Christ pour roi, ni le Verbe pour habitant, le monde des Gentils se trouvait en entier rempli de bois stériles et de pierres rocailleuses, car autres n'étaient pas ses dieux. Une forêt de vices l'enveloppait de toutes parts; ses crimes, toujours et partout croissants, formaient autour de lui comme une ceinture de rochers ; couverte des aspérités et des épines de la corruption, la terre faisait mal à voir ; jamais la faux de la loi n'y avait passé ; jamais la charrue du céleste agriculteur n'y avait tracé de droits sillons ; aucune main laborieuse n'y avait jeté la semence de la grâce de Jésus Sauveur, et d'elle on pouvait dire ce qu'avait dit autrefois le Psalmiste

" C'est une terre déserte, sans chemins et sans eaux (1) ". Avant le Christ, il n'y avait en effet, parmi les Gentils, ni sources ni voies; car les hommes y étaient en proie à la fausseté, à l'erreur; ils s'y voyaient sans cesse confondus au milieu d'une foule d'opinions toujours incertaines, toujours changeantes ; nulle pluie bienfaisante ne venait éteindre, par ses ondées, l'ardent brasier des crimes publics.

2. Une voix, piquante comme un buisson d'épines, retentit donc en ce désert habité par les Juifs et les Gentils : le héraut du Juge qui allait paraître se présenta, annonçant le Sauveur à l'exemple duquel il devait lui-même mourir, et exhortant les hommes à suivre désormais une règle de vie plus sévère et plus pure. " Préparez la voie du Seigneur ", dit-il, " rendez droits ses sentiers : toutes les vallées seront remplies , toutes les montagnes et toutes les collines seront abaissées (2) ". C'est-à-dire : tout homme humble sera exalté, et tout orgueilleux sera brisé; car " quiconque s'élève sera humilié, et quiconque s'humilie sera exalté (3) ". " Et les sentiers tortueux seront redressés, et les chemins montueux seront aplanis (4 )". En d'autres termes : Tout ce qu'il peut y avoir d'anfractueux et de glissant dans les erreurs semées par le cauteleux serpent, tout ce qu'une nature couverte d'aspérités peut cacher sous sa dure et inégale enveloppe, se verra parfaitement nivelé dans la surface unie d'une voie où l'on ne rencontrera

1. Ps. LXII, 3. — 2. Luc, III, 4, 5. — 3. Id. XIV, 11. — 4. Id. III, 5.

ni pierres ni détours, et d'un sentier où le pied du voyageur se posera sans crainte. " Préparez la voie du Seigneur, rendez droits ses sentiers (1) ". Déjà Marie avait conçu du Saint-Esprit ; déjà la Vierge avait grossi, sans avoir néanmoins connu le contact de l'homme, sans que sa pureté eût subi la moindre atteinte ; déjà le char des évangélistes, conduit par tout le monde, suivait la route du siècle qui tombait sous le poids du Dieu dont il était rempli, et ce char faisait entendre les louanges du Christ. La voix précédait le juge, la trompette annonçait le roi, pour attirer le monde, pour fixer l'attention du genre humain tout entier et ouvrir, par ses sons terrifiants et ses graves modulations, les oreilles assourdies des hommes.

3. Comme prêtre, Zacharie se tenait donc près de l'autel : comme père, il refusa de croire à la parole de l'ange qui lui. annonçait le héraut du Christ, et aussitôt il fut condamné à se taire. La voix naturelle apprit à connaître le silence, et la vieille langue des Juifs ne se fit plus entendre. Après avoir offert son sacrifice, le prêtre Zacharie revint frappé de mutisme, parce que le véritable Prêtre allait bientôt venir au monde. Chez lui, l'organe de la parole s'endormit dans son lit; la voix se dessécha, coupée qu'elle était dans sa racine, et, paralysée dans ses inutiles efforts, elle expira : de sa bouche ouverte ne s'échappait aucun son, car la parole, se trouvant interceptée à son passage et retenue dans le noir cachot de sa source, prête à s'épancher, s'éteignait avant de naître. La voix naquit avant le Verbe. Aussi la Judée perdit-elle la parole des pères, et la force de faire entendre une voix nouvelle devint-elle l'apanage du fils, puisque Jean devait se mettre au service du Christ. Pour le père incrédule, qui n'avait point voulu ajouter foi aux prédictions venues d'en haut par l'intermédiaire de Gabriel, sa voix s'était trouvée emprisonnée dans la vaste profondeur de son gosier, et retenue captive dans la ténébreuse solitude de ses entrailles ; mais dès que la mère du Précurseur eut brisé les liens de la nature, dénoué les inextricables noeuds qui tenaient son sein fermé, donné la vie à la voix, Zacharie recouvra la parole. Au moment où cette femme âgée et stérile mettait au monde d'une manière toute nouvelle, la langue du père se

1. Luc, III, 4.

533

déliait. O l'admirable changement des choses et de la nature ! Un reste de chaleur ranime des entrailles que l'âge avait déjà privées de la vie : ici une langue se dessèche, là, une voix est engendrée. A peine cette voix engendrée vient-elle au monde, que se brisent les liens qui retenaient la langue captive.

4. Revenons à notre mystère. Dans les premiers temps, l'Eglise était donc stérile, puisque c'est d'elle qu'il est écrit : " Réjouis-toi, stérile qui n'enfantes pas. Chante des cantiques de louanges, jette des cris de joie, toi qui n'avais pas d'enfants : l'épouse abandonnée est devenue plus féconde que celle qui a un époux (1) ". Remplie du don divin, elle a enfanté l'Esprit du salut, car il est dit dans nos saints Livres : " Parce que nous

1. Isaïe, LIV, 1.

avons craint, nous avons conçu et enfanté l'Esprit du salut (1) ". Alors, la langue qui avait engendré se tut, c'est-à-dire, le langage prophétique de la synagogue cessa de se faire entendre. C'est pourquoi le Juif, que l'incrédulité avait rendu muet, a donné naissance à une voix qui conduit au Verbe; ainsi peut reconnaître, dans son fruit, la vraie foi, celui qui s'est refusé à reconnaître la promesse, à lui faite, du Dieu Sauveur. Qu'à partir de là les jours deviennent plus courts et les nuits plus grandes. Que Dieu s'humilie en s'incarnant, et que, du haut de sa croix, il reçoive dans ses bras les Juifs aveugles. Il est nécessaire que le jour reparaisse et s'épanouisse de nouveau à la lumière, et que la nuit vaincue reste plongée dans ses ténèbres.

1. Isaïe, XXVI,18.

SIXIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE: III.

ANALYSE. — 1. Pourquoi ne célèbre-t-on pas la naissance des Patriarches et des Prophètes ? — 2. Jean, que les chrétiens honorent, est la fin de l'ancienne loi et le commencement de la loi nouvelle. — 3. Le peuple des Gentils est un désert où les saints ont fleuri, pareils à des lis. — 4. L'Eglise a commencé par la parole de Dieu placée dans la bouche de Jean, le prédicateur de la pénitence. — 5. Exhortation pour faire embrasser la pratique de la pénitence.

1. L'Eglise du Christ entoure d'une sainte vénération la mémoire des Patriarches, des Prophètes, et, en général, de tous les saints qui ont vécu sous l'ancienne loi : il convient donc, mes bien-aimés, que vous sachiez pourquoi le peuple chrétien ne célèbre que la fête d'un seul prophète, de Jean-Baptiste. En effet, n'est-il pas évident que beaucoup de prophètes ont souffert et subi le dernier supplice pour la gloire du nom de Dieu? Le Sauveur lui-même, parlant par l'organe d'Etienne, n'a-t-il pas adressé aux Juifs ce sanglant reproche : " Où est le prophète que n'ont point persécuté vos pères (1) ? " Nous l'avouons

1. Act. VII, 52.

donc : du temps de l'ancienne loi, les saints de Dieu ont aussi enduré la persécution et le martyre; pourquoi, alors, l'Eglise du Christ ne solennise-t-elle pas le jour où sont nés des hommes dont elle reconnaît et admire les suprêmes souffrances ? En voici le motif, mes très-chers frères : les peuples persécuteurs n'ont pas voulu vouer au culte et au souvenir de la postérité les jours où ils ont torturé et fait mourir les Prophètes, parce qu'ils craignaient de perpétuer, parmi les personnes religieuses, le mépris et l'horreur de leur propre crime, en même temps que le respect pour la courageuse conduite des saints : en oblitérant les jours illustrés par les martyrs; (534) ils ont donc empêché la mémoire de la nativité des saints de durer` toujours, afin que celle de leurs propres méfaits ne se conservât pas éternellement. Néanmoins, la précaution qu'ils ont prise est devenue inutile. A quoi leur sert, en effet, que nous ignorions le jour où les saints personnages ont souffert, puisque nous les reconnaissons pour des martyrs? Ils n'ont, par conséquent, réussi à rien. Impossible à nous de savoir quel jour sont nés les saints qui ont souffert pour Jésus-Christ; mais, tous les jours, ne rendons-nous pas hommage aux Prophètes qui ont versé leur sang pour défendre la cause de Dieu? Ainsi le léger dommage causé à leur mémoire se trouve-t-il largement compensé, puisque, au lieu d'un jour dérobé à leur souvenir par l'oubli, on leur consacre tous les jours par les honneurs qu'on leur rend.

2. Les choses étant ainsi, pourquoi les fidèles n'ont-ils pas subi l'effet de la haine ou de la négligence des Juifs, à l'égard de saint Jean? Pourquoi ne se souviennent-ils que de la nativité de lui seul? Le voici. Au moment du martyre et de la mort du bienheureux Jean, le peuple chrétien était déjà formé, et si l'impiété des Juifs a négligé la culte de ce témoin du Sauveur, la piété des chrétiens l'a consacré. En effet, bien que le Christ l'ait envoyé sous l'empire de l'ancienne loi, il l'a fait connaître plutôt comme sort propre témoin que comme un prophète des Juifs ; la raison en est facile à saisir: c'est que, en prêchant la foi chrétienne, il a vraiment confessé celui qu'il avait précédé en qualité de précurseur. C'est que, en commençant de prime abord à faire connaître la doctrine évangélique, il a, en réalité, souffert le martyre pour la cause de celui dont il avait annoncé la venue. Nos livres saints font, à juste titre, courir le temps de la loi et des Prophètes jusqu'à celui de Jean-Baptiste; car en lui s'est terminé le règne de l'ancienne loi, comme en lui a commencé le règne de la prédication nouvelle. Voulez-vous saisir plus parfaitement encore ma pensée? Eh bien ! remarquez-le.: l'Evangéliste, dont on vous a lu tout à l'heure les écrits, fait partir son récit de l'époque où le bienheureux saint Jean a commencé à prêcher. Quel motif singulièrement plausible pour faire aller jusqu'à Jean le règne de la loi? C'est à bon droit qu'on le reconnaît comme ayant mis fin à la loi ancienne, puisqu'il a établi, le premier, le règne de l'Evangile. Et non-seulement cela, car qu'est-ce qu'ajoute l'Evangéliste ? " Jean était dans le désert, baptisant et prêchant (1) ".

3. Ce que, au rapport de l'Ecriture, saint Jean a prêché dans le désert, vous le savez tous parfaitement, bien-aimés frères. Par désert, par lieu caché, on entend le peuple Gentil, qui, on ne saurait le révoquer en doute, était encore à cette époque plongé dans la solitude, marchant loin de Dieu en de fausses voies, et vivant à l a manière des brutes et des animaux sauvages. Jean y fut donc envoyé pour prêcher le Verbe de Dieu et annoncer la foi du Christ; aussi abandonna-t-il les villes des Juifs, selon cette parole de l'Ecriture : " Le désert se réjouira et fleurira comme un lis (2) ". Comme nous l'avons dit, mes chers frères, le désert est l'emblème des Gentils, et les lis, celui des hommes saints et agréables au Très-Haut. Voilà pourquoi le Prophète a dit : " Le désert se réjouira et fleurira comme un lis ". Cette comparaison, faite par l'Ecriture, des saints avec les lis, est très juste, puisque leur persévérance dans le bien leur en donne la blancheur et la suavité. Les saints n'ont-ils pas, en effet, mes bien-aimés, la blancheur la plus éclatante? Ne répandent-ils pas autour d'eux un parfum d'agréable odeur? La vivacité de leur éclat vient de leur pureté, et l'odeur qu'ils répandent a pour principe leur suavité; car l'Apôtre l'a dit : " Nous sommes devant Dieu la bonne odeur de Jésus-Christ (3) ". Plantés par la main des Prophètes et des Apôtres dans le désert, c'est-à-dire dans l'Eglise, unis ensemble par les liens de la paix et d'une charité mutuelle, les lis ont servi à tresser au Christ une couronne toute blanche, suivant ce passage où l'Apôtre dit aux saints qu'ils sont sa couronne : " Mes frères, ma joie et ma couronne, maintenez-vous fermes dans le Seigneur (4) ".

4. " Jean fut donc prêchant dans le désert ". Oui, et c'est ce que dit, en d'autres termes, un autre Evangéliste : " La parole du Seigneur se fit entendre sur Jean, fils de Zacharie, dans le désert (5) " . Pour nous faire toucher du doigt le berceau de l'Eglise naissante, et bien qu'il eût dit que Jean prêchait près du Jourdain, l'Ecrivain sacré nous a fait connaître avec

1. Marc, I, 4. — 2. Isaïe, XXXV, 1. — 3. II Cor. II, 15. — 4. Philipp. IV,1.— 5. Luc, III, 2.

535

raison que le Verbe divin était venu inspirer le prédicateur : de là, il nous est facile de conclure que l'Eglise a eu pour fondateur, non pas tant un homme, que la Divinité même : " La parole du Seigneur se fit entendre sur Jean ". Si, alors, Jean a prêché, la source de sa prédication n'a été autre que le Verbe : c'est la preuve que l'Eglise a eu pour fondement le Verbe divin et la foi chrétienne. " Jean fut donc prêchant le baptême de la pénitence ". Ici, mes bien-aimés, se montre plus clairement et d'une manière plus parfaite l'emblème de l'Eglise. " Jean prêchait le baptême de la pénitence, et il baptisait ceux qui confessaient leurs péchés ". Tout ceci, très-chers frères, se passait visiblement parmi les Juifs, et semblait n'avoir lieu que pour eux : néanmoins, ce n'était que la figure de ce qui devait s'accomplir réellement dans l'Eglise. Quels sont, en effet, les vrais pénitents? Ce sont les seuls enfants de l'Eglise, les chrétiens qui se sont éloignés de la voie de l'erreur. A ton avis, la pénitence a-t-elle été profitable pour les Juifs? Mais non; car, loin de se repentir de leurs fautes passées, ils en comblent encore chaque jour la mesure. De bonne foi, font-ils pénitence de leurs péchés, les hommes qui persécutent aujourd'hui le Christ? Donc " il baptisait ceux qui confessaient leurs péchés ". Alors le peuple juif recevait le baptême, mais alors aussi se purifiait le terrain de l'Eglise.

5. II est donc facile de le voir, mes bien-aimés : tout ceci s'applique exclusivement aux chrétiens et aux saints qui confessent leurs péchés au moment où ils reçoivent le baptême, et qui, après l'avoir reçu, mettent tous leurs soins à se corriger : aux hommes qui travaillent à faire pénitence, et dont toute l'existence est une continuelle confession, parce que, se purifiant sans cesse, ils se plongent tous les jours dans le bain du baptême. Agissez de même, je vous y exhorte et vous en conjure : c'est comme votre chef que je vous prie de le faire, c'est dans le sentiment d'une affection toute paternelle que je voudrais vous y décider.

SEPTIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. IV.

ANALYSE. — 1. Superstitions en usage à la nativité de saint Jean-Baptiste. — 2. La conception du Christ et celle de Jean ont lieu au temps de l'équinoxe, et leur naissance à l'époque du solstice. — 3. Invitation aux païens de recevoir le baptême. — 4. Et aux chrétiens de célébrer l'anniversaire de leur régénération.

1. Jusqu'ici, des erreurs d'une antiquité suspecte ont cru devoir singer la religion venue de Dieu, établir des usages presque pareils aux siens, la déshonorer d'une manière raisonnée, j'ajouterai même, protéger la vérité à l'aide de mensonges qui en ont l'apparence. En effet, comme la nuit succède au jour, et qu'à son tour le jour, empiétant sur la nuit, la chasse et la fait disparaître entièrement; ainsi l'erreur, pareille aux profondes ténèbres qui accompagnent les astres de la nuit, prend la place de la vérité dont l'éclat s'est peu à peu affaibli, pour envelopper l'esprit humain de ses ombres épaisses. Mais quand le flambeau de la raison a repris le dessus, la vérité chasse l'erreur devant elle. Ainsi en est-il ici, et surtout au jour anniversaire de la naissance de Jean-Baptiste ; ce jour se trouve, en effet, souillé par la pratique de telles erreurs , une crédulité si (536) païenne et si ridicule le déshonore, que l'eau des étangs et des fleuves eux-mêmes a besoin d'être purifiée par l'eau toute pure du saint baptême. O renommée, quel appoint tu as apporté à la foi ! Tu as couru, comme une inconnue, dans le monde, et tu as fait connaître aux nations le jour où saint Jean-Baptiste a reçu la vie, et tu l'as fait célébrer par ceux-là mêmes qui n'étaient pas encore chrétiens! Que te dirai-je, ô renommée? Je n'en sais rien ; car tu forces l'apparence de la vérité à rendre témoignage à la vérité même. De fait, au point du jour, quand le soleil ne s'est pas encore montré à l'Orient, nous voyons les jeunes gens revenir de la fontaine après s'être baignés; nous voyons des mères superstitieuses, la tête voilée et les bras tendus, rapporter leurs enfants plongés dans l'eau. Catéchumènes, est-ce ainsi que vous profanez ce qui est saint ! Chrétiens fidèles, est-ce ainsi que vous tombez dans l'erreur ! Passe pour les païens, car ils ne sont pas instruits; mais vous, chrétiens, vous qui connaissez parfaitement votre devoir, je ne puis vous pardonner. Les païens contrefont ce qu'ils ne savent pas; mais vous, vous profanez l'objet de votre culte. Voici ce que dit l'Apôtre Paul : " Lorsque les Gentils, qui n'ont point de loi, font naturellement les choses que la loi commande, n'ayant point de loi, ils sont à eux-mêmes la loi, et ils font voir que ce que la loi ordonne est écrit dans leur coeur, par le témoignage que leur rend leur propre conscience (1) ". Quant au peuple chrétien, il le reprend ainsi de ses erreurs : " Toi qui as en horreur les idoles, tu fais des sacrifices; toi qui te glorifies d'avoir la loi, tu déshonores Dieu par la violation de la loi; car vous êtes cause que le nom de Dieu est blasphémé parmi les Gentils (2) ".

2. Mais afin de mieux vous instruire sur la naissance, en ce jour, de Jean-Baptiste, il me faut vous dire un mot sur le partage et la durée des saisons. Tous les ans, il y a deux solstices, séparés, à égale distance l'un de l'autre, par deux équinoxes: l'un de ces deux solstices a lieu aujourd'hui, l'autre au huit des calendes de janvier; quant aux équinoxes, la première tombe le huit des calendes d'octobre, et la seconde le huit des calendes d'avril; l'année se trouvant ainsi divisée en quatre parties égales, nous disons que Jean et Notre-Seigneur Jésus-Christ ont été conçus,

1. Rom. II, 14, 15. — 2. Ibid. 22, 24.

l'un au moment d'une équinoxe, l'autre à l'époque de la seconde. En effet, puisque Jean est né à pareil jour, il doit avoir été conçu le huit des calendes d'octobre ; pour le Christ, Fils de Dieu, et afin que sa naissance eût lieu régulièrement au huit des calendes de janvier, sa conception s'est faite le huit des calendes d'avril, par l'union du Verbe avec la nature humaine. Le temps de leur naissance s'est ainsi trouvé d'accord avec tes mérites de chacun d'eux, car Jean est venu au monde à l'époque où les jours commencent à décroître, et le Christ, Fils de Dieu, au moment où ils commencent à devenir plus grands : d'accord, en cela, avec les paroles du précurseur : " Il faut qu'il croisse, et moi que je diminue (1) ". C'est avec raison que Jean a comparé le Christ au jour, car David l'avait déjà désigné sous cet emblème en écrivant l'un de ses psaumes " C'est ici le jour que le Seigneur a fait; réjouissons-nous en lui et tressaillons d'allégresse (2) ". Le jour dont le saint roi fait ici mention n'est autre que le Christ, qui est né et qui, après avoir été mis à mort, est sorti vivant de son tombeau.

3. Sages vulgaires, écoutez ceci . Si vous avez une autre manière de vous rendre compte de saisons, acceptez, du moins, la manière dont nous rendons compte de notre foi. Aujourd'hui, nous célébrons la naissance de Jean-Baptiste, et vous, vous vous extasiez de voir le soleil arrêté dans sa course par les lois de l'équilibre; que si, au contraire, aucune manière de calculer les époques ne s'accorde avec votre raison, si aucune religion ne cadre avec vos sentiments religieux, eh bien ! écoutez-moi encore, vous qui, au moment de l'aurore, plongez vos corps dans l'eau des rivières, pour les purifier. N'agissez point ainsi pour aboutir à l'inutilité; ne singez pas ce que vous ignorez; mais, si vous avez tant soit peu de confiance en ces sortes de bains, demandez à l'Eglise qu'elle répande sur vous son eau sainte, renoncez à vos erreurs, embrassez la vérité.

4. Pour vous, chrétiens, considérez ce jour comme l'anniversaire, non-seulement de la naissance de Jean-Baptiste, mais aussi de l'origine du baptême ; car si Jean est né à pareil jour, il a aussi baptisé le Christ: puisqu'il a donné le baptême, il était donc bien grand, mais plus grand encore était celui qui

1. Jean, III, 30. — 2. Ps. CXVII, 24.

l'a reçu. Enfin, remarquez bien l'humilité de celui qui le donnait, afin de pouvoir reconnaître la vérité de celui qui le recevait; car voici ce que Jean disait: " Celui qui vient après moi est au-dessus de moi, et je ne suis pas digne de délier les courroies de sa chaussure. Moi, je vous baptise dans l'eau, mais lui vous baptisera dans l'Esprit-Saint (1)". Après que le Christ fut venu auprès de Jean, celui-ci parla ainsi : " Voici l'Agneau de Dieu, qui efface les péchés du monde. C'est lui dont je disais: Après moi, vient un homme qui est au-dessus de moi, car il est plus ancien que moi (2) ". Et quand Jésus fut arrivé près du Jourdain, où Jean devait le baptiser, celui-ci s'écria : " C'est moi qui dois être baptisé par vous, et vous venez à moi ! Et Jésus lui répondit : Fais maintenant ce que je te

1. Luc, III, 16.— 2. Jean, I, 29, 30.

537

dis, car il nous faut accomplir toute justice (1) ". Alors Jean fit descendre Jésus dans l'eau, " et aussitôt qu'il fut baptisé, Jésus sortit de l'eau, et les cieux lui furent ouverts, et il vit l'Esprit de Dieu descendant comme une colombe et venant sur lui, et tout à coup une voix vint du ciel: Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis toutes mes complaisances (2)". Ce jour est donc l'anniversaire de la naissance de Jean, qui a donné le saint baptême, et, à coup sûr, il est juste que tous les chrétiens honorent un pareil jour. Tenez ferme, mes frères, à cet article de nos croyances, et, pour ne jamais douter en quoi que ce soit, restez soumis à la foi chrétienne. Que le Dieu unique en trois personnes, qui vit et règne dans les siècles des siècles, daigne vous en faire la grâce ! Ainsi soit-il.

1. Matth. III, 14, 15. — 2. Ibid. 16,17.

HUITIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS APOTRES PIERRE ET PAUL. I.

ANALYSE. — 1. Foi de Pierre. — 2. Pierre et Paul, le premier et le dernier des Apôtres, sont couronnés le même jour. — 3. Leurs corps sont à Rome, mais leur nom se rencontre partout.

1. Mes frères bien-aimés, écoutons le pêcheur devenu prince des Apôtres : par la réponse que sa foi lui a dictée, il a mérité de devenir le portier du royaume des cieux ; il a reçu le pouvoir de lier et de délier, parce qu'en dépit des apparences il a reconnu en Jésus la grandeur divine. En tant qu'homme, le Seigneur Christ interroge ses disciples ; il leur demande quelle opinion le vulgaire a de lui : " Que dit-on du Fils de l'homme? Pour qui le prend-on ? (1) " Enflammé par l'Esprit de Dieu, Pierre répond, non pas suivant ce qu'on lui demandait, mais d'accord avec l'inspiration qu'il avait reçue d'en haut: " Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant (2).

1. Matth. XVI, 13. — 2. Ibid. 16.

" Tu es bien heureux, Simon, fils de Jona, " parce que ce n'est ni la chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux (1) ". A moins d'avoir reçu de Dieu une révélation spéciale, le sens de l'homme est incapable de rien voir dans le mystère de l'Incarnation, la sagesse charnelle ne peut rien comprendre à cette incompréhensible vérité. Mes frères, voilà qu'un humble et pauvre Apôtre a sondé l'abîme impénétrable des richesses de l'Eternel; il en a sondé les incommensurables profondeurs en confessant le nom du Christ, et, pour cela, il n'a pas discuté, il s'est contenté de croire. En effet, il a toujours cru, jamais il n'a engagé

1. Matth. XVI, 17.

538

la moindre discussion, et sa foi lui a obtenu une grâce tellement privilégiée, qu'il a marché même sur les eaux pour suivre son Sauveur. Aurait-il jamais pu fouler à ses pieds l'élément liquide, s'il avait traîné derrière lui sa raison humaine? Aurait-il pu appuyer solidement ses pieds sur les ondes fugitives de la mer, s'il n'avait pas cru à la parole du Seigneur? Au lieu de discuter, il a cru; c'est pourquoi lui ont été révélés les impénétrables secrets de Dieu. Le Seigneur a dévoilé aux yeux de ses disciples les ineffables mystères de la foi; c'est pourquoi il leur a fait sentir l'odorante suavité de sa connaissance. Il s'est fait connaître à des pêcheurs, afin qu'ils pussent prendre l'univers entier dans les filets de l'Evangile. Et voilà que les pêcheurs prêchent partout la sagesse, tandis que des grammairiens et des orateurs, devenus disciples de l'erreur, se font les prédicateurs de la sottise. Mes frères, cherchons Dieu dans la simplicité de notre coeur, et croyons à son avènement comme s'il devait avoir lieu d'un moment à l'autre; par là, nous nous corrigerons de nos vices, nous laisserons de côté les vaines espérances de ce monde, et nous mériterons de parvenir à la couronne de la destinée céleste.

2. Nous célébrons donc la naissance du premier et du dernier des saints Apôtres. Vous avez, j'en suis sûr, compris ce que je viens de dire; mais parce que vous l'avez compris, est-ce pour nous un motif de nous taire ? S vous faites en ce jour votre devoir, avons-nous le droit de demeurer inoccupés ? Vous avez fait une profession solennelle , nous devons donc vous adresser un discours quelconque, afin que nous acquittions tous, publiquement, notre dette de dévotion. Pierre est donc le premier des Apôtres, et Paul en est le dernier. Le Dieu qui les a sanctifiés tous deux en les appelant, les a, de même, couronnés après leur martyre; car il est le premier et le dernier (1). Il est le premier, puisque rien n'existait avant lui, et comme rien n'existera après lui, il est le dernier; personne avant lui, personne après lui, car il n'a ni commencement ni fin : voilà pourquoi celui qui, en raison de sa perpétuelle éternité, s'est déclaré le premier et le dernier, a couronné également et le premier et le dernier

1. Apoc. XXI, 16.

de ses Apôtres. Leur vie respire la charité, et leur mort imprime à cette solennité le sceau de la consécration. Un même jour a vu leur couronnement, dans une même cité retentissent leurs louanges. Sur la terre, leurs corps ne se trouvent point séparés, et leurs mérites sont égaux dans le ciel. Au cours de leur vie, pendant les jours de leur vie mortelle, leur parole a fondé l'Eglise; ils en ont arrosé les racines avec leur sang, en mourant pour le Christ, et maintenant qu'ils prient pour nous dans le ciel, ils viennent à notre aide par leurs mérites. Ils se sont rencontrés à point le même jour pour évangéliser ensemble la même ville, et partager aussi ensemble le sort que leur avait préparé une charité mutuelle. Evidemment, nous gardons à cet égard les données de la tradition. Le bienheureux Pierre a souffert le premier d'après l'ordre de sa vocation, il devait marcher le premier même pour mourir; ensuite devait venir le bienheureux Paul; c'était le dernier des Apôtres , mais aussi c'était le docteur des nations. Paul était donc petit on eût dit la frange du vêtement du Sauveur, mais frange qu'il suffisait de toucher pour être guéri.

3. Ils choisirent tous deux, pour résidence, la ville de Rome, la capitale du nom romain; Pierre, pour y exercer la primauté apostolique; Paul, pour y remplir l'office de docteur des nations : ils n'y établirent que leurs corps; pour leurs mérites, ils les répandirent de toutes parts, comme nous l'avons chanté tout à l'heure : " L'éclat de leur voix s'est a répandu dans tout l'univers (1) ". Partout où ils n'ont point corporellement pénétré pendant leur vie, ils y sont allés après leur mort par leurs lettres; de ces écrits nous viennent tous les jours leurs paroles, et ces paroles instruisent les chrétiens et réfutent les ennemis de leur foi. Il a été impossible à tous les pays de la terre de jouir de leur présence, mais, à cause de cela précisément, nous possédons leurs discours. On devait nécessairement ne trouver leurs corps qu'en un seul endroit, mais partout leur puissance s'exerce au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Dieu, qui vit et règne avec le Père, dans l'unité du Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi soit il.

1. Ps. XVIII, 3.

NEUVIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS APOTRES PIERRE ET PAUL. II

ANALYSE. — 1. Egaux en mérites, Pierre et Paul ont souffert le martyre le même jour, mais non la même année. — 2. Puissance et grandeur admirables de Pierre. — 3. Conversion et mérites de Paul. — 4. Conclusion.

1. Le puissant et le faible, le plus grand et le plus petit, le chef et le dernier, Pierre et Paul, ont, par l'égalité de leurs mérites, partagé le même sort et l'honneur de l'apostolat; en prêchant l'Evangile; ils ont engendré le peuple chrétien, ils sont devenus les pasteurs du troupeau du Seigneur, et d'accord dans leur foi et leur prédication, semblables l'un à l'autre par la vertu, ils ont cueilli dans le champ de la mort les- palmes du triomphe. Je n'en veux d'autre preuve que celle-ci c'est qu'ayant souffert persécution en des années différentes (1), ils se trouvent néanmoins réunis pour recevoir les honneurs d'un même jour de fête. En effet, le même jour qui a conduit l'un à la couronne éternelle, a conduit l'autre au combat, afin de lui procurer là victoire; ainsi, après s'être tous deux couronnés de gloire, ils se sont dédié un jour commun, celui où ils ont vaincu le monde et marché sur les traces de Jésus-Christ, leur roi.

2. Admirable puissance, grâce ineffable du Sauveur ! Aurait-on jamais pu croire que le persécuteur Saul deviendrait un martyr ? Aurait-on jamais supposé qu'un homme sorti des rangs de la populace, un pêcheur, deviendrait le chef du collège apostolique, qu'il résisterait aux rois, sanctifierait les princes, gouvernerait tous les empires, guérirait le monde par ses lois, foulerait aux pieds les démons, dominerait les vertus, ouvrirait le ciel aux hommes quand il le voudrait, le leur fermerait quand il lui semblerait bon, accorderait aux convertis le royaume éternel, le refuserait aux méchants, jugerait des mérites du monde et pardonnerait à. ses semblables leurs fautes et leurs crimes ? O puissance

1. On croit généralement qu'ils ont souffert la même année.

sans prix et sans bornes ! Un homme placé sur la terre, tenir le ciel entre ses mains ! Voilà que maintenant s'ouvrent, à un signe de Pierre, les portes du royaume de Dieu ! Il a, en effet, reçu du Christ les clefs du royaume des cieux, afin de l'ouvrir aux croyants, après avoir brisé les chaînes de leurs péchés. Quels mystérieux remèdes nous sont offerts, et comme ils sont à notre portée ! Le monde a tout 'près de lui le royaume de Dieu, s'il veut avoir recours à Pierre; pas n'est besoin de machines pour monter vers les nues; la foi seule suffit à nous élever si haut; inutile à ceux qui prient de fournir une longue course pour se faire entendre de Dieu, parce que le Christ est devenu la voie des croyants. Pour tenir sa place sur la terre et porter les clefs du royaume des cieux, il a établi l'apôtre Pierre, afin que personne ne se crût incapable d'y parvenir.

3. Paul a été renversé à terre par une voix d'en haut, quand il s'élançait avec fureur contre la bergerie, et quand, pareil à un loup enragé, il poursuivait le nom de l'innocent agneau, qu'il ne pouvait supporter; il cherchait à tourmenter et à disperser le troupeau, et à ce moment-là même, il a été frappé; puis, comme il se relevait, il a été aveuglé et ensuite éclairé par le Dieu qui " relève ceux ic qui tombent et éclaire les aveugles (1) ". De loup qu'il était, il est tout à coup devenu un agneau, de persécuteur un apôtre, de brigand un prisonnier. Il a commencé à prêcher le Christ, auquel il résistait précédemment, à souffrir pour celui qu'il combattait jadis, à être frappé de verges, cruellement lapidé, exposé aux bêtes, jeté dans les flammes,

1 Ps. CXLIV, 14.

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chargé de chaînes, emprisonné, et, enfin mis à mort pour celui à cause de qui il faisait autrefois mourir les autres; au moment où il cherchait à diminuer le nombre des chrétiens, il est venu lui-même se placer dans les rangs des confesseurs; à l'heure même où il pénétrait dans l'étable d'un tranquille troupeau pour y porter le ravage, il est subitement devenu une brebis.

4. La bassesse de son origine et la grandeur de ses crimes peut-elle être maintenant, pour n'importe quel homme, un sujet de désespoir ? Ne voit-il pas devant lui une source si pure de grâces célestes, que, pour s'y être plongé, un pêcheur est devenu supérieur aux monarques, et qu'un persécuteur est devenu égal aux Apôtres ? Tout en cherchant un soulagement à sa misère, tout en demandant chaque jour à la mer de quoi se sustenter, Pierre a trouvé un trésor de richesses dans Jésus-Christ, puisqu'en ce monde les rois et les nations lui obéissent. Quant à Paul, tandis qu'il poursuivait à la pointe de l'épée les membres de l'assemblée des Saints, il s'est soumis à porter le joug de la foi, il est devenu le docteur des nations, le modèle des martyrs, la terreur des démons, un pardonneur de crimes et une source de vertus. Pierre et Paul ont donc mérité ici-bas la palme du triomphe, et, dans le ciel, la couronne de la gloire.

DIXIÈME SERMON. POUR L'OCTAVE DES SAINTS APOTRES PIERRE ET PAUL. III.

ANALYSE.—1. La foi de Pierre n'a point failli sur les eaux de la mer. — 2. Attachement à la foi.— 3. Conversion de Paul.

1. Frères bien-aimés, il y a erreur ou péché de la part de celui qui attribue un manque quelconque de foi à Pierre, c'est-à-dire au fondement de l'Église ; comme il est téméraire d'accuser d'incrédulité celui qui , en récompense de ses mérites, a reçu du ciel le pouvoir de pardonner et de retenir les péchés. Y aura-t-il jamais un seul homme à même de ne pas trembler devant la justice de Dieu, si l'on suppose dans un Apôtre l'existence d'une faute, si l'on reproche un péché à Pierre surtout, puisque le Sauveur lui-même lui a rendu témoignage? Ne voulant rien comprendre, ne comprenant rien à ce qui s'est passé, plusieurs se jettent dans les entraves d'une bien grande faute, lorsqu'ils s'imaginent que la foi de Pierre a manqué d'assurance et de solidité dans la circonstance où le Sauveur lui a dit. " Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté (1) ? " En voilà bien la preuve; ils n'ont pas fait attention à cette foi vive qui avait fait dire à Pierre: " Seigneur, si c'est vous, commandez-moi de venir à vous sur les eaux (2) ". L'Apôtre a évidemment cru à la puissance de Celui à qui il disait : " Commandez ". Il lui a fallu une foi ardente pour s'élancer sans hésitation hors de sa barque, pour en descendre sans trembler, pour s'aventurer sur les abîmes de l'élément liquide, pour s'engager dans un chemin que le pied de l'homme n'avait pas encore foulé, et ne pas craindre de voir les eaux se dérober sous ses pas et sous le poids trop lourd d'un corps humain. Il avait, en effet, conçu une si grande confiance en entendant cette parole du Sauveur: " Viens (3) ", que, dans son idée, il avait sous lui, non point une mer perfide par

1. Matth. XIV, 31. — 2. Ibid. 28.— 3. Ibid. 29.

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sa mobilité, mais un terrain vraiment solide; car, pendant que le Sauveur marchait sur les eaux, l'élément placé sous ses pieds lui était si docile, qu'il ne s'écartait nullement de sa personne, et ne touchait pas même et respectait la plante de ses pieds. Mes bien-aimés, il n'y a rien de surprenant à ce que les flots se soient montrés à tel point soumis au Christ, puisqu'ils dépendent entièrement de sa puissance et de son bon plaisir. A lui seul appartenait le droit de marcher sur les eaux à pieds secs, et la faiblesse de la raison humaine exigeait que le vent et la pluie vinssent jeter Pierre dans le désarroi. Si donc il enfonça en partie dans l'eau, ce fut pour empêcher toute différence entre Dieu et l'homme de disparaître; s'ils avaient vu l'Apôtre marcher sur la mer comme le Christ, les hommes auraient conçu les doutes les plus graves à l'égard du Sauveur, et ils n'auraient plus rendu à Dieu l'honneur qu'ils lui doivent; car il n'y eût plus eu merveille à voir faire à Dieu ce qu'aurait fait l'un d'entre eux.

2. Nous sommes en ce monde comme sur une sorte de mer, puisque nous nous y trouvons exposés aux tempêtes que soulèvent nos passions: Mettons donc tous nos soins à éviter le naufrage; tenons-nous fermes et solides sur les pieds de notre foi, afin de ne point tomber, de ne point nous engloutir dans les abîmes de ce monde que Notre-Seigneur Jésus-Christ a foulé aux pieds par la vertu de son Incarnation. Si quelque tentation vient à fondre sur nous et à nous jeter dans le danger de périr, crions comme les Apôtres; comme eux, disons au Christ: " Seigneur, sauvez-nous, parce que nous périssons (1) ". Ne vaut-il pas mieux, pour nous, appeler Dieu à notre secours et nous voir délivrer, que

1. Matth. XIV, 29.

nous déguiser le danger, ne pas prier et nous exposer ainsi à mourir. Mais revenons-en à ce que nous disions tout à l'heure: Quel champ libre ouvert à l'orgueil de l'homme, s'il commençait à posséder une puissance égale à celle de Dieu ! L'Apôtre Pierre s'enfonçant dans les flots, nous a semblé manquer de foi, pour nous apprendre que nous ne devons nous attribuer à nous-mêmes aucun mérite, mais que nous devons rapporter à la puissance divine tout le bien que nous faisons.

3. Il est juste et convenable, mes frères, que nous partagions nos joies avec les saints Apôtres et que nous fassions part de la glorieuse résurrection du Sauveur à ceux qui partagent ses suprêmes souffrances. Celui que le Christ a daigné choisir comme un vase d'élection et donner aux nations comme leur docteur, ne se contentait pas de détourner des devoirs de la piété les âmes des fidèles; il allait jusqu'à lapider les disciples qui ne voulaient point se séparer de leur Dieu. Le Sauveur nous l'a donné pour Apôtre: de Saut il a fait Paul; d'apostat, celui-ci s'est changé en Apôtre, et de persécuteur de l'Eglise, il en est devenu le docteur. Après avoir fait endurer aux autres la persécution, il s'est pris d'amour pour les souffrances et, après avoir mis sa joie à voir souffrir les autres, il a mis son bonheur à souffrir lui-même, Le Dieu, qui a jadis opéré ce prodige de puissance dans la personne de l'Apôtre, vient d'arracher nos âmes de la prison de l'enfer, de la gueule des démons, et après nous avoir fait passer des ténèbres à la lumière, il nous a ouvert les portes de la vie éternelle. C'est là l'effet de la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ: à lui soient l'honneur, la louange et la gloire pendant les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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ONZIÈME SERMON. SUR LA CHUTE DE PIERRE.

ANALYSE. — 1. Pierre entraîné, comme Adam, par une femme. — 2. Pierre secouru plus vite que. notre premier père. — 3. Larmes de Pierre. — 4. Son amour pour Jésus-Christ.

7 . Nous le savons, mes frères, l'histoire d'Eve s'est renouvelée à l'égard de Pierre; une femme, une portière l'a aussi trompé; comme Adam, cet Apôtre s'est laissé circonvenir par une femme : c'est l'usage que le sexe s'emploie à tromper, et le diable a dû reconnaître dans cette portière. un vase rempli de sa ruse. Il est habitué à ne triompher de la vertu des hommes fidèles que par l'intermédiaire d'une femme. Pour vaincre Adam, Eve lui a servi d'instrument; une servante lui a suffi pour triompher de Pierre. Le diable, comme nous l'avons lu, s'était glissé dans le Paradis de délices, et il nous est facile de le comprendre, le prétoire des Juifs ne se trouvait pas à l'abri de ses influences. Dans l'Eden, Satan, déguisé en serpent, attaqua le premier homme; au tribunal de Caïphe, Judas remplaçait l'animal rampant. Donc, similitude complète entre la séduction de Pierre et celle d'Adam, parce que, dans un cas comme dans l'autre, il y eut similitude entre le commandement donné à Adam et les ordres intimés à Pierre. Tous deux, en effet, avaient reçu du Seigneur la défense, celui-ci de le renier, celui-là de toucher au fruit de l'arbre: le premier, de porter la main sur l'arbre de la science; le second, d'abandonner la sagesse de la croix. L'un goûta du fruit défendu ; l'autre prononça des paroles qui ne devaient point sortir de sa bouche; et, toutefois, il était plus facile à Pierre de renier son maître, qu'à Adam de prévariquer.

2. Aussi la grâce vint-elle plus vite au secours de Pierre qu'à celui d'Adam. Au moment où celui-ci se cachait, sur le soir, Dieu alla à sa recherche, et le Sauveur jeta les yeux sur celui-là au moment où il le reniait, au chant du coq. Devenu coupable d'une mauvaise action, notre premier père vit qu'il était nu, et il rougit; intérieurement troublé à la pensée de ses paroles, réprimandé par sa conscience, l'Apôtre gémit amèrement. Pris comme en flagrant délit, Adam chercha un, refuge dans la solitude ; corrigé de sa faute, Pierre fondit en larmes. Le premier homme se cacha pour se dérober aux regards de l'Eternel ; Dieu lui dit: " Adam où es-tu (1)?" Il n'avait pu fuir la présence du Tout-Puissant, mais sa conscience coupable ne trouvait plus de retraite assurée contre les remords; c'est pourquoi il tremblait. Le Seigneur le regarda, et lui ayant ouvert les yeux, dissipa son erreur. Ce fut aussi en regardant Pierre qu'il le corrigea ; car il est écrit: " Les yeux du Seigneur sont ouverts sur les justes : ses oreilles sont attentives à leurs cris (2) ".

3. Pierre s'en prit donc à ses yeux, mais aucune prière ne tomba de ses lèvres. Je lis dans l'Evangile qu'il pleura, mais, nulle part, je ne lis qu'il prononça un mot de prière ; je vois couler ses larmes, mais je n'entends pas l'aveu de sa faute. Oui, Pierre a pleuré et il s'est tû : c'était justice, car, d'ordinaire, ce qu'on pleure ne s'excuse pas, et ce qu'on ne peut excuser peut se pardonner. Les larmes effacent la faute que la honte empêche d'avouer. Pleurer, c'est donc, tout à la fois, venir en aide à la honte et obtenir indulgence : par là, on ne rougit pas à demander son pardon, et on l'obtient en le sollicitant. Oui, les larmes sont une sorte de prière muette : elles ne sollicitent pas le pardon, mais elles le méritent; elles ne font aucun aveu, et pourtant elles obtiennent miséricorde. En réalité, la prière

1. Gen. III, 9. — 2. Ps XXXIII, 16.

de larmes est plus efficace que celle de paroles, parce qu'en faisant une prière verbale, on peut se tromper, tandis que jamais on ne se trompe en pleurant. A parler, en effet, il nous est parfois impossible de tout dire, mais toujours nous témoignons entièrement de nos affections par nos pleurs. Aussi Pierre ne fait-il plus usage de sa langue, qui avait proféré le mensonge, qui lui avait fait commettre le péché et perdre la foi; il a peur qu'on ne croie pas à la profession de foi sortie d'une bouche qui a renié son Dieu : de là sa volonté bien arrêtée de pleurer sa faute , plutôt que d'en faire l'aveu, et de confesser par ses larmes ce que sa langue avait déclaré ne pas connaître. Si je ne me trompe, voici encore pour Pierre un autre motif de garder le silence: demander son pardon sitôt après sa faute, n'était-ce pas une impudence plus capable d'offenser Dieu, que de l'amener à se montrer indulgent? Celui -qui rougit en sollicitant son pardon, n'obtient-il pas ordinairement plus vite la grâce qu'il demande? Donc, en tout état de faute, mieux vaut pleurer d'abord, puis prier. Nous apprenons ainsi, par cet exemple, à porter remède à nos péchés, et il s'ensuit que si l'Apôtre ne nous a pas fait de mal en reniant son Naître, il nous a fait le plus grand bien

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par la manière dont il a fait pénitence de son péché.

4. Enfin, imitons-le relativement à ce qu'il a dit en une autre occasion. Le Sauveur lui avait, trois fois de suite, adressé cette question : " Simon , m'aimes-tu (1)? " et, chaque fois, il avait répondu : " Seigneur, voles le savez, je vous aime. Et le Seigneur lui dit : " Pais mes brebis ". La demande et la réponse ont eu lieu trois fois pour réparer le précédent égarement de Pierre. Celui qui, à l'égard de Jésus, avait proféré un triple reniement, prononce maintenant une triple confession, et autant de fois sa faiblesse l'avait entraîné au mal, autant de fois, par ses protestations d'amour, il obtient la grâce du pardon. Voyez donc combien il a été utile à Pierre de verser des larmes : avant de pleurer, il est tombé ; après avoir pleuré , il s'est relevé: avant de pleurer, il est devenu prévaricateur; après avoir pleuré, il a été choisi comme pasteur du troupeau, il a reçu le pouvoir de gouverner les autres, bien qu'il n'ait pas su, d'abord , se diriger lui-même. Telle fut la grâce que lui accorda Celui qui , avec Dieu le Père et le Saint-Esprit, vit et règne dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Jean, XXI, 13. — 2. Ibid. 1.

DOUZIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES MARTYRS MACHABÉES.

ANALYSE. — 1. Ceux que la nature n'a pu mettre au monde en même temps, la foi les a engendrés le même jour pour le ciel. — 2. Boudeur de la mère des Machabées. — 3. Sa force d’âme dépeinte dans les paroles qu'elle adressa à ses enfants.— 4. et plus encore, dans l'offrande qu'elle fit du dernier d'entre eux. — 5. Conclusion.

1. Frères bien-aimés, si nous voulions faire l'éloge de chacun de ces sept frères, de ces saints et bienheureux enfants qui ont souffert le martyre en un même jour avec leur glorieuse mère, nous ne finirions pas de parler, et vous vous fatigueriez à nous entendre. Je dirai plus, mes frères,-lors même que votre avidité pour la parole de Dieu vous donnerait la force de toujours nous écouter, notre faiblesse succomberait nécessairement à la tâche. Comment, en effet, mes bien-aimés, louer d'une manière digne d'eux ces martyrs, que le même jour n'a pas vus naître, mais auxquels leur confession a mérité, le même jour, la couronne éternelle? Comment parler d'eux convenablement? La sainte profession (544 ) de leur foi a opéré en eux un prodige que la fécondité de leur mère n'avait pu accomplir; en d'autres termes, la grâce divine a été plus puissante que la nature humaine. Une femme, si féconde que vous la supposiez, n'a jamais été capable de donner en même temps le jour à sept enfants; mais cette heureuse et glorieuse Machabée a, par la foi, engendré au Christ, et dans le même jour, sept confesseurs martyrs. Réjouissons-nous, mes très-chers frères, de ce que la foi opère un prodige inouï et bien supérieur aux forces génératrices de l'homme. Réjouissons-nous en face des merveilles accomplies par Dieu et des preuves de sa toute-puissance : ces enfants n'ont pu sortir à la fois du sein qui les a conçus, mais le Dieu de majesté les a tous couronnés aujourd'hui.

2. O combien elle est heureuse la mère qui a donné le jour à ces enfants, c'est-à-dire qui les a engendrés dans son corps et par sa charité, au monde et à Dieu, au siècle et au Christ, à la terre et au ciel ! D'abord, elle leur avait donné la vie matérielle, au milieu des angoisses et des pleurs; aujourd'hui, marchant sur les traces d'Abraham qui offrit son fils à Dieu comme un holocauste sur l'autel de la foi, elle offre joyeusement à l’Eternel chacun de ses enfants, comme une victime. O l'heureuse mère ! Elle n'a entendu aucun d'eux renier son Dieu; car ils ont tous confessé le Christ; elle n'en a vu aucun chanceler dans le chemin et nul n'ayant sacrifié aux démons, elle n'a pas eu à gémir de leur apostasie. Elle a ressenti les douleurs de chacun d'eux, mais comme ils ont tous remporté la victoire, elle s'est réjouie pour eux et pour elle-même. O l'excellente femme ! Elle est devenue un bon arbre, car voici ce que dit le Sauveur: " Un bon arbre donne de bons fruits (1) ". Mes frères, les feuilles et les fruits de cet arbre ne sont autres que les paroles saintes et les bonnes oeuvres. Au sujet de ce saint arbre, le Prophète s'est exprimé ainsi: " Tes enfants, comme de jeunes oliviers, entoureront ta table (2) " . De plus, remarquez bien ceci, mes frères : En hiver, l'olivier porte des fruits et en été des feuilles; en hiver, il nourrit celui qui le cultive, et, en été, il lui procure un rafraîchissant ombrage; avec l'huile de l'olive, l'agriculteur oint sa tête, et il se repose à l'ombre de l'olivier; car, dit le Psalmiste: " Vous avez répandu a l'huile sur ma tête (3) ". Puis il prie et ajoute

1. Matth. VII, 17. — 2. Ps. CXXVII, 3. — 3. Id. XXII, 5.

" Pour moi, je suis dans la maison du Seigneur, comme un olivier fertile (1) ". C'est une branche d'olivier garnie de fruits, que la colombe a trouvée et rapportée dans l'arche au moment du déluge. Les sept enfants de la Machabée sont donc autant de rameaux d'olivier chargés de fruits, qu'on n'a pu faire pliera l'heure de la persécution.

3. Quelle fut la contenance de leur mère, lorsqu'elle les vit torturés, rôtis, brûlés, et qu'en sa présence chacun de leurs membres fut séparé du tronc, coupé en morceaux, puis jeté au vent? A l'abri de la crainte et de l'épouvante, elle ne sembla pas même pâlir: elle se tenait à côté d'eux, et ne faiblissait pas ; car Dieu lui-même la soutenait dans sa lutte. Ne livrait-elle pas, en effet, combat pour le maintien des lois de l'Eternel? Mes frères, quelle grâce le Seigneur a faite à cette bienheureuse femme ! Dans l'ordre des temps, elle avait reçu le jour avant ses enfants, et, le même jour qu'eux, elle s'est trouvée réunie aux esprits angéliques ! Elle les avait mis au monde, et voilà qu'elle est devenue leur soeur pour être entrée avec eux dans l'arène ! Ses yeux avaient, plus tôt que les leurs, aperçu les rayons du soleil, et voilà qu'après avoir souffert au même temps qu'eux, elle est admise, le même jour, à contempler la gloire de son Sauveur! Quand, de ces sept frères, il ne resta plus que le plus jeune, le roi maudit l'appela comme les autres : caresses, ruses, promesses, tout lui sembla de bon usage pour détourner l'enfant du chemin droit et le séparer adroitement de ses frères. D'abord, il fit miroiter à ses yeux l'espérance de richesses , d'honneurs et de dignités: il offrit de lui donner de l'or, de l'argent, un royaume, un empire; mais le martyr se moqua de tout, méprisa tout, parce que son coeur était rempli de l'amour de Dieu. Alors, on employa les moyens d'intimidation: on fit approcher toutes sortes d'instruments de tortures; l'enfant resta insensible à la crainte : ni les présents, ni les menaces du cruel monarque ne furent à même de l'ébranler. Toujours vaincu, condamné à avoir le dessous avec tous, Antiochus fait venir leur mère et l'engage à décider son fils, afin de lui éviter des tourments encore plus affreux que ceux que ses frères ont subis. Il recommande à la mère de l'influencer; mais à ce dernier pouvait-elle persuader autre chose que ce

1. Ps. CXXVII, 10.

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qu'elle avait persuadé à ceux qu'elle avait déjà envoyés au ciel ? Voici ce qu'elle avait dit de " prime abord à ses enfants: Mes amis, je ne sais comment vous êtes apparus dans mon sein, je ne vous ai donné ni la vie ni l'esprit, ce n'est point moi qui ai formé votre visage et vos membres. Le Créateur du ciel, de la terre, de la mer et de tout, ce qu'ils renferment, " Celui qui a donné le commencement à toutes choses, Dieu seul vous a donné le souffle et l'intelligence, et pétri votre visage et vos membres: aujourd'hui vous faites le sacrifice de vos corps pour maintenir ses saintes lois, mais il vous les rendra dans sa miséricorde ". Cette femme était leur mère, et voilà ce qu'elle savait leur dire, car elle aimait Dieu de tout son coeur.

4. Le saint patriarche Abraham nous semble digne d'admiration pour avoir offert son fils à Dieu : combien plus admirable cette femme doit nous apparaître, puisqu'en un seul et même jour elle a généreusement envoyé au martyre et au ciel ses sept enfants ! Au plus jeune et au dernier de tous, elle disait : Mon enfant, tu es le seul qui me restes ; après avoir autrefois mis le comble à mes veaux, puisque tu es sorti le dernier de mes entrailles, mets aujourd'hui le comble à ma joie: je t'en supplie, je t'en conjure. Sois bon pour moi, mon enfant; car je t'ai porté de longs mois dans mon sein : ne flétris pas ma vieillesse en un instant, ne souille pas l'éclat du triomphe de tous tes frères, ne te sépare point de leur société, ne renonce point à en faire partie. O mon fils, lève les yeux vers le ciel d'où te sont venus la vie et l'esprit; porte tes regards vers la terre qui t'a fourni une nourriture abondante ; contemple tes frères, ils t'appellent à partager leur sort; considère celle qui t'a allaité l'espace de trois ans, après t'avoir donné le jour ! Que ta piété filiale me récompense; renonce à la vie, suis tes frères, écoute la voix de ta débile mère, de celle qui t'a mis au monde. Le roi Antiochus te promet les richesses et les honneurs de la terre : je t'en conjure, cher enfant, remarque-le bien, sois-en convaincu : tout cela n'est que vanité, parce que tout cela est assujéti aux vicissitudes et à la caducité du temps, et que rien de cela n'est éternel. Dieu seul promet l'éternité; seul, il ne se trompe pas et n'induit personne en erreur. Mon enfant, souviens-toi du Seigneur ton Dieu; rappelle-toi ces paroles venues d'en haut, qu'un prophète a prononcées, et que tu as lues ou entendues: " Vanité des vanités, tout est vanité (1) ". O mon fils ! ne crains pas le roi Antiochus; il te ravira pour un temps la vie du corps, c'est vrai ; mais crains ton Dieu, car il te réunira corps et âme, au sein de la vie éternelle, avec tes frères. Le Seigneur vous a donnés à moi comme sept beaux jours : six d'entre eux ont déjà fini, parce que j'ai déjà envoyé ton sixième frère vers le Tout-Puissant, et qu'à mes yeux leurs oeuvres ont paru bonnes; puisque tu es le septième, il faut que je me repose en toi des travaux auxquels je me suis livré dans les six autres. Le Seigneur Dieu, vers lequel vous dirigez votre course et vos pas, ne s'est-il point reposé de toutes ses oeuvres le septième jour? Moi aussi, après avoir versé tant de larmes, je me reposerai. Soutenu par cette exhortation de sa mère, inspiré par l'Esprit-Saint, le jeune martyr s'écria: "Qu'espérez-vous, qu'attendez-vous de moi ! de ne consens ni ne me rends aux ordres d'un faux roi, je n'obéis qu'à Dieu ! " Vous savez le reste de sa réponse. Il rendit donc l'esprit comme ses frères, sans avoir souillé la robe de son innocence. Après tous ses enfants la mère mourut aussi: oui, elle est morte pour le monde, mais elle vit pour Dieu; car pouvait-elle vraiment mourir, après avoir, par amour pour Dieu, excité ses enfants à souffrir le martyre? Evidemment, non. Ils vivent tous sous l'autel des cieux, car le Seigneur est le Dieu, non des morts, mais des vivants.

5. Mes frères, les justes de l'ancienne loi ont donc souffert pour la défense des divines figures de la loi nouvelle. Nous faisons l'éloge des trois enfants hébreux et de Daniel, nous exaltons leur mémoire, parce qu'ils n'ont point voulu se souiller en mangeant des mets royaux ; nous avons dit, en l'honneur des Machabées, de bien belles choses, et nous venons de payer à leur souvenir le tribut de notre vénération profonde, parce qu'ils n'ont point voulu accepter une nourriture et des aliments dont les chrétiens font aujourd'hui un usage autorisé; alors, que devons-nous souffrir nous-mêmes, que devons-nous endurer pour le Christ, pour le Baptême, pour l'Eucharistie, pour le signe de la Croix? Autrefois, les aliments précités n'étaient que l'indice de l'avenir; aujourd'hui, le Christ,

1. Eccl. I, 2.

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le Baptême, l'Eucharistie, le signe de la Croix, nous disent que les promesses divines sont accomplies. Jadis l'objet de la foi ne se voyait pas : on le connaît maintenant. Partout et toujours les saints et les justes ont eu la même foi et nourri les mêmes espérances.

Donc, mes frères, supportons nous-mêmes pour Dieu ce qu'ils ont supporté, méprisons ce qu'ils ont méprisé, et, comme eux, nous recevrons en partage la vie éternelle que nous espérons.

 

 

TREIZIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DU BIENHEUREUX MARTYR LAURENT.

ANALYSE. — 1. Victoire remportée sur le monde par saint Laurent. — 2. Imitons sa force d'âme.

1. Parmi les confesseurs couronnés de lauriers, et que l'éternelle gloire des triomphateurs a portés jusqu'au ciel, saint Laurent brille d'un éclat dont les nuances sont multiples ; car en souffrant le martyre, il a mérité de porter, sur sa tête, non-seulement la couronne blanche du lévite, mais encore celle des témoins du Christ. Les uns se sont couverts des flots d'un sang vermeil,- les flammes ont consumé les autres, comme s'ils avaient été enfermés dans une fournaise ; sur ceux-ci apparaissent les teintes rouges de l'or, sur ceux-là les nuances de la pourpre, et sur les palmes du bienheureux Laurent se marient les couleurs les plus diverses et les plus tranchantes. Ainsi les verges, le feu, le glaive et toutes les tortures inventées par le génie des bourreaux, ont enfanté, pour les martyrs, d'impérissables titres de gloire ; car, au lieu de se laisser vaincre, ceux-ci ont recueilli en ce monde, pour la porter dans l'autre, la couronne triomphale. A quoi bon torturer et supplicier ce qu'il y a en eux de terrestre ? A quoi bon le faire mourir? La foi des martyrs a remporté sur vous la victoire; leur constance a triomphé de vous ! La mort une fois venue, en quoi seriez. vous à craindre? Vous avez élevé les martyrs jusqu'au ciel, mais vous ne les avez pas vaincus; toute votre puissance s'est évanouie. Les témoins du Christ ont conservé leur patience jusqu'au terme de leurs tortures: aussi leur avez-vous procuré un véritable bénéfice en les persécutant, puisque vous leur avez ainsi tracé le chemin qui devait les conduire au ciel. C'est donc bien le cas de dire: " O mort, où est ta victoire ? ô mort, où est ton aiguillon (1) ? " Il brise tous les obstacles, celui qui ne craint pas de mourir; il triomphe de tout, celui qui, en mourant, se hâte de parvenir jusqu'au Christ. Pourrait-on redouter les souffrances, quand on sait qu'on passera de la mort à la vie ? Le bienheureux Laurent aurait-il été supérieur à son brûlant supplice, s'il n'avait désiré se faire admettre dans les parvis de la Jérusalem céleste et en goûter les joies ? Il le savait: après la mort, la victoire; après les ardeurs du feu, les doux rafraîchissements; son corps se disloquait et se liquéfiait sur les charbons enflammés: consumé par les flammes, ce qu'il tenait de la terre se réduisait en fumée et en cendres. Il rendait à sa misérable mère ce qu'elle avait enfanté et versait dans son sein limoneux le contenu de son vase. Ce qu'il avait reçu de la terre, il le lui restituait ; ce qu'elle lui avait donné pour grandir, devenait la proie des flammes.

1. I Cor. XV, 35.

Que devenait son esprit au milieu de tous ces tourments ? Il s'envolait au ciel. N'ayant point voulu se laisser dominer pendant qu'il était uni au corps, son âme n'avait pu céder à la crainte. Voici donc ce qu'ont dit tous les martyrs, nous en trouvons l'écho dans un psaume: " Notre âme a été délivrée, comme le passereau du filet de l'oiseleur. Le filet a été rompu, et nous avons été sauvés. Notre secours est dans le nom du Seigneur, qui a créé le ciel et la terre (1) ". La cage étroite et fragile de son corps est devenue la proie des flammes, et le passereau s'est échappé de sa prison; l'âme du martyr a recouvré sa liberté, mais, à la fin des temps, Dieu lui rendra son corps. N'est-ce pas, en effet, le Seigneur qui a tiré l'homme du néant ? Et, après avoir daigné compter les cheveux de sa tête, ne lui a-t-il point promis qu'aucune partie de son corps ne périrait? " Un seul cheveu de a votre tête ne périra pas (2) ". Voilà sa parole.

2. Rougis donc, incrédule Manichéen, qui révoques en doute la résurrection future. Le Christ, Dieu, la Vérité même, n'a pu mentir Eh bien ! il a affirmé qu'un seul cheveu d'homme ne périra pas. Inutile de discuter, quand le Tout-Puissant a fait une promesse. Il n'y aura pas non plus, comme l'a pensé Platon, une transmigration des âmes en d'autres corps, parce qu'un homme ne peut devenir un âne ou un chameau : chacun de nous devra paraître avec son corps au jugement de Dieu. Je le vois, perfide : la raison pour

1. Ps. CXII,7, 8. — 2. Luc, XXI, 18.

laquelle tu crains de ressusciter, c'est que tu ne veux pas croire; mais, bon gré, mal gré, tu ressusciteras et reconnaîtras la vérité de ce que tu nies aujourd'hui. Mais je te laisse en paix , je ne veux pas remuer davantage la sale boue de telles contradictions. O homme, dès lors que tu ne chercheras pas à éviter le martyre, tu iras droit au ciel. Bon gré, mal gré, tu mourras en ce monde. Pourquoi, alors, hésiter de mourir pour le Christ, puisqu'à n'en pas douter, il te faudra sortir un jour de ce monde ? Louons donc, frères bien-aimés, et honorons saint Laurent ; car il a conservé dans tout son éclat le précieux diamant de sa foi au milieu de la fumée et des flammes. Toutes les richesses, tous les revenus, toutes les perles et les pierres fines avec leurs nuances multiples et leur éclat, nous seront enlevés avant la mort, ou indubitablement à l'heure de la mort, si tant est que nous puissions les conserver jusqu'à ce moment-là. Mais le trésor de la foi, auquel ne saurait être comparée nulle fortune; on l'acquiert en recevant le baptême, on le conserve au milieu des tourments, et, après te martyre, on le possède éternellement. D'un côté, tu perds tes richesses, si tu confesses le Christ en souffrant pour lui, et, si tu le renies, tu les conserves ; de l'autre, si tu viens à plier sous l'effort et les menaces des bourreaux, et que tu renies ton Sauveur, tu le perds; mais si tu le confesses, tu acquiers la palme du martyre.

QUATORZIÉME SERMON. POUR LA FÊTE DU BIENHEUREUX MARTYR LAURENT.

ANALYSE.- Courage invincible de saint Laurent.

Après que les Apôtres eurent gagné la victoire, Laurent marcha joyeusement au combat et remporta la couronne : son office dans l'église était celui des lévites. Lorsque fut venue l'heure glorieuse de son martyre, le juge sacrilège lui ordonna d'apporter au (548) pied du tribunal les richesses de l'église alors le bienheureux diacre se fit amener tous les pauvres, et, après avoir placé dans le ciel son vrai trésor, il se hâta de les combler de ses dons. A cette nouvelle, le juge devient pareil à un fou furieux : il appelle le feu au secours de sa méchanceté ; il s'ingénie à inventer de nouveaux tourments, et, sur son ordre, le bienheureux martyr est précipité dans les flammes. O juge, que fais-tu ? A quoi bon te donner tant de peine ? Pourquoi t'échauffer ainsi ? Commence, si tu en es capable, par éteindre la flamme ardente qui consume ce grand coeur, et, puis, tu réduiras en cendres le corps de ce martyr. Que gagnes-tu à torturer un confesseur dans la partie matérielle de lui-même? Si tu le peux, tire vengeance de son courage à supporter la douleur. Tu viens à son aide, et tu n'en sais rien. Tu travailles à son avantage, et tu l'ignores. Une fois débarrassé du fardeau de son corps, notre martyr n'en sera que plus agile pour monter vite au ciel: à mesure que son corps se consume, les forces de son courage s'accroissent ; tu viens donc à son aide, puisqu'il ne souhaite rien tant que de sortir de cette enveloppe mortelle, où il se voit emprisonné pour un temps tout comme les autres hommes. Nous le savons pour l'avoir lu, mes bien chers frères : on soumet au feu les vases du potier, afin de les éprouver. Laurent, on peut le dire, a conservé en sa personne l'ouvrage du Christ, puisqu'il a subi, sans fléchir; les ardeurs de la fournaise. Sa chair servait d'aliment à la flamme, tandis qu'intérieurement son esprit veillait. Le saint et invisible vase qu'il était allé chercher à la source, il le tenait aussi sur le feu : car, se voyant cuit d'un côté, il offrait lui-même de se retourner sur l'autre : son désir était d'être éprouvé à droite et à gauche par les armes de la justice (1) : " Retournez-moi ", s'écriait-il, " et mangez, car c'est cuit ". Admirable puissance de la foi, mes frères ! Laurent se moquait de l'incendie allumé dans son corps, car la flamme de la charité le brûlait intérieurement. Les mets destinés à la table du Seigneur, le persécuteur n'a pu les faire servir à son propre usage, et les impies sont restés à jeun, parce que, dans leur vanité, ils n'ont point voulu se soumettre à la foi chrétienne; mais cette foi a conduit dans le droit chemin et jusqu'à son glorieux but l'âme de Laurent; son martyre et sa victoire l'ont portée en la présence de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

1. II Corinth. VI, 7.

QUINZIÈME SERMON. POUR LA DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. I

ANALYSE. — 1. A pareil jour on célèbre plutôt la naissance de Jean que celle d'Hérode. — 2. Préparatifs du festin. — 3. Honteuse ivresse du roi et de ses convives. — 4. La danse de la fille d'Hérodiade a pour résultat la décollation de Jean. — 5. Epilogue.

1. Quand on eut fini de célébrer la naissance d'Hérode, la fille d'Hérodiade dansa au milieu de la salle du festin, et sa danse plut au roi. Toutefois, le jour où était né ce misérable lui procura moins de joie qu'à Jean-Baptiste, bien que celui-ci y ait perdu la vie; car il y a plus d'avantage à prendre en Dieu une nouvelle naissance, qu'à venir au monde pour appartenir au diable. Ce jour fut donc, à bien dire, celui de la naissance, non pas de l'impie Hérode, mais du Prophète ; et c'est chose facile à comprendre : en effet, le jour où il a souffert le martyre, Jean est entré en possession de la bienheureuse éternité, tandis qu'Hérode est tombé sous les coups de la mort le jour où il est né. N'est-ce pas un triste et lamentable jour, celui où un homme, après avoir ouvert, pour la première fois, les yeux à la lumière, se trouve amené, non pas à recueillir la flatteuse réputation que procure une vie de miséricorde et de mansuétude, mais à se déshonorer par une vilaine et cruelle action? Jean avait été jeté en prison comme coupable d'avoir proféré une réprimande imméritée ; car, pour ceux qui vivent mal, les préceptes de la justice sont insupportables : personne ne lui reprochant plus dès lors son inqualifiable désordre, le roi Hérode s'abandonnait à la joie. Après la condamnation du Prophète, qui avait osé signaler l'odieuse conduite du tétrarque, qui est-ce qui se serait senti le courage de reprendre ou d'avertir librement cet orgueilleux ? Des peines sévères ne menaçaient-elles pas d'avance l'homme assez indépendant pour protester ? D'ailleurs, les rois coupables ne trouvent-ils pas des flatteurs qui approuvent même leurs crimes et leurs hontes?

2. Mais c'en est assez. Voici venu le jour de la naissance du roi ; il nage dans la joie on le complimente sur la prolongation de son existence, sur le nombre croissant de ses années. Pourrait-il ne pas recevoir avec plaisir de si flatteuses paroles ? Aveugle perspicacité des hommes ! Ils se complaisent dans le présent ou dans le bonheur, et il ne savent prévoir ni l'avenir, ni les retours de la fortune ! Bientôt, l'intérieur de la demeure royale se revêt de splendides et luxueux ornements: sous ces lambris dorés se prépare un sanglant festin. Des festons de verdure contournent les portes, les murs se tapissent de fleurs ; partout, dans ces appartements néfastes et bientôt remplis d'horreur, on aperçoit des couronnes: on s'y croirait sous l'épaisse feuillée d'un bois. Tous les charmes du printemps, amenés par l'art, semblent s'y rencontrer pour tromper le regard et y représenter la nature dans ce qu'elle a de plus gracieux. Mais si quelqu'un y trouva du plaisir, ce fut, non pas Hérode, mais Jean-Baptiste : si le parfum des fleurs vint flatter quelqu'un, ce fut, non pas le roi, mais le martyr. A voir le tyran de la nation juive étaler, dans une salle de festin, tant de richesse et de faste, on eût dit qu'il voulait fêter aussi joyeusement ses convives, que s'il leur sacrifiait dans un repas tous ses revenus et sa fortune. Des meubles en grand nombre et d'un luxe inouï éblouissent les yeux : de tous côtés, des vases d'un travail étonnant et d'une valeur sans égale, pour montrer, non-seulement la magnificence d'Hérode, mais aussi son opulence, pour rassasier la vue de ses amis et de ses clients par la beauté et la diversité des ornements, en même temps que des mets recherchés satisferont leur appétit ainsi se réalisera le véritable idéal d'un festin, puisque, d'une part, la table ne laissera rien désirer à l'estomac, et que, de l'autre, des prodiges de luxe ne laisseront rien désirer aux yeux. Les invités arrivent donc plus tôt que d'habitude, ils se pressent sous les portiques; ce ne sont que des cris de joie, carie diable aiguise leur appétit, et il a soif du sang humain. Tout le monde s'assied, on étend les riches tapis de pourpre sur les lits brodés, les ministres se hâtent d'apporter les mets, les tables en sont chargées, et bien que rien ne manque dans cette profusion, le pauvre Hérode trouve encore ce festin incomplet ; car sa cruauté n'a point là de quoi manger, ou, plutôt, de quoi dévorer.

3. Placé au premier rang, sur un lit élevé, le roi y est étendu ; car il a mangé longuement dans ce repas funeste, et ses coudes fatigués ne peuvent plus le soutenir : il s'est à tel point rempli de boissons, que, s'il voulait se lever, ni son esprit ni ses jambes ne pourraient le soutenir. Voyez-les tous à table : ils sont complètement ivres; dans leurs veines coule, non pas du sang, mais du vin : leur sens est abêti ; de leurs yeux tombent des larmes de vin, et leur regard n'a plus rien de fixe. Pour croire encore à l'honnêteté des convives d'Hérode, il ne faudrait pas les regarder, car celui-ci vomit sur la table royale; celui-là remplit la salle de morceaux de viande aigris par le vin ; d'autres ne se possèdent plus, et, incapables de veiller même à leur conservation, ils gisent par terre, ensevelis dans le sommeil et l'ivresse. Entre plusieurs pourrait s'engager une lutte, pour obtenir, non pas le prix de vertu, mais celui d'ivrognerie : dans ce combat d'un nouveau genre, l'un arroserait son ami, et l'autre noierait ses amis de table comme sous la lave d'un volcan. Que la taverne d'un cabaretier devienne le théâtre d'une pareille lutte, j'y (550) consens; mais, pour la maison d'un roi, c'est honteux. Je le crois volontiers, ce noble gouverneur de la nation juive avait donné à ses soldats l'autorisation de se battre devant lui, non à coups de lances, mais à coups de verres ; il ne connaissait pas la guerre avec l'ennemi; c'est pourquoi il se donnait chez lui le spectacle d'un combat entre concitoyens ivres. Quelle obscénité, quelle effronterie de paroles sur ces pavés souillés de vin, au milieu de ces cris d'ivrognes qui retentissent de toutes parts 1 Quel convive, en effet, se souvient du roi ? Quel domestique a conservé la mémoire de son maître ? Quand l'homme qui devrait protéger les convenances tombe lui-même dans le libertinage éhonté, il est sûr que tout le monde se croit libre.

4. Au milieu de ces odieuses réjouissances apparaît la fille d'Hérodiade : toute sa personne respire la mollesse; au lieu d'arrêter les instincts du vice, son allure dissolue semble plutôt destinée à leur lâcher la bride. Adultère publique, sa mère ne lui avait rien appris en fait d'honnêteté et de pudeur. Elle était peut-être vierge de corps, mais à coup sûr c'était une effrontée : aussi le roi l'engage-t-il à danser, perdant de vue la gravité qui sied à un roi, oubliant la sévérité, qui est le devoir d'un père. En raison de sa puissance, il devait mettre un frein à la licence de cette jeune fille, et, loin de là, il allumait en elle la flamme de la corruption, il attisait le feu impur; car il promettait et jurait de lui donner tout ce qu'elle demanderait. Charmée par l'appât de la récompense, elle est bientôt prête : sûre de l'approbation de sa mère, elle se met en liberté; aussitôt elle se tord pour décrire des circuits insensés; elle tourne avec la rapidité d'un tourbillon ; on la voit parfois se pencher d'un côté jusqu'à terre, et parfois renverser sa tête et se pencher en arrière, et, à l'aide de son léger vêtement, trahir ainsi ses formes voluptueuses; puis ses bras, étendus en l'air, font tour à tour retentir de sourdes cymbales ; à peine tient-elle en place; à peine ses pieds se posent-ils à terre dans les mouvements désordonnés où elle s'est lancée. La pauvre jeune fille ! Une véritable démence s'était emparée d'elle; son âme et son corps étaient devenus la proie de l'extravagance; ce n'étaient plus les mouvements de ses sens qui l'entraînaient, mais des instincts diaboliques. A moins d'être fou, il faut être sous l’influence de la boisson pour danser. Incompréhensible crime d'Hérodiade ! Sa fille ne peut plaire qu'à la condition de devenir une furie ! Le roi trépigne de joie ; il trouve dans sa propre honte la raison de son allégresse. Que deviennent les bienséances exigées par les lois? Que sont devenus les droits protecteurs de la modestie? Au festin d'un roi, on donne des éloges aux compagnons de tous les vices, à des mouvements portés jusqu'aux dernières limites du dévergondage; ce n'est point par son adresse qu'une fille est parvenue à plaire, c'est par son exaltation furibonde. Un roi hors de lui-même a fait une folle promesse et posé des conditions; pour ne point se démentir, il n'a pu se résoudre à refuser la récompense promise, la récompense qu'une concubine a conseillé de demander ; comme s'il se déchargeait de toute culpabilité en se débarrassant de celui qui pouvait lui faire de légitimes reproches ! La fille d'Hérodiade danse couverte de parures; mais elle n'en désire aucune, elle ne souhaite pas les dons de la fortune : la cruauté l'emporte sur la cupidité de l'avarice et les futilités du luxe, le triomphe appartient à la barbarie : une intrigue sanglante s'ourdit pour faire tomber la tête de Jean, pour en finir avec cet homme, parce qu'il applique sévèrement aux mœurs la règle du Christ, parce qu'il prêche la pénitence, parce qu'il flétrit l'inceste, parce que, pour tous ces motifs, le diable ne peut le supporter. Loin d'affaiblir, par un retour au bien, sa vieille réputation de libertin, Hérode lui donne une nouvelle force par un nouveau crime, plus criant que tous les autres : il consent volontiers à commettre un homicide; car, dans sa témérité, il était résolu à commettre un inceste avec l'épouse de son frère. Poussée par les instigations de sa mère, la jeune fille, la danseuse, ne demande, oserai-je le dire ? que la tête de Jean. — " Hé quoi ", cette impudique synagogue " demande la tête d'un homme qui est le Christ ? " Le glaive du bourreau fait tomber la tête de Jean-Baptiste, et cette tête, qui annonce en quelque sorte encore le Christ, cette tête dont la langue, paralysée par la mort, flétrit encore l'inconduite d'Hérode, on l'apporte dans la salle du festin, où se trouve le bourreau. A la suite du coup mortel qui a subitement tranché les jours du Prophète, une teinte indécise est empreinte sur son visage : l'incarnat (551) rosé, qui est le signe de la vie, n'a pas encore cédé complètement la place à la pâleur de la mort. Le trépas a fondu tout à coup sur cet homme et a détruit l'intégralité de sa nature ; mais sur les lèvres de Jean se lisent encore quelques signes de vie.

5. O l'abominable repas ! ô le détestable festin ! On y joue la mort d'un homme ! On y danse pour le massacre d'un Prophète Le prix offert à la volupté n'y est autre que le sang humain. Pour varier les plaisirs des convives, on leur offre en spectacle la tête du Précurseur, et celui qui a soif se désaltère, non pas avec du vin, mais avec du sang! O fureur aveugle! Par ses souffrances, saint Jean a mérité la récompense de la vie éternelle, et le roi Hérode a payé toutes les tortures qu'il a fait endurer aux martyrs, en subissant dès ce monde les justes vengeances du Dieu vivant.

SEIZIÈME SERMON. POUR LA DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. II

ANALYSE. — 1. Les chrétiens sont des agneaux placés au milieu des loups. — 2. saint jean est jeté en prison pour avoir fait une légitime réprimande. — 3. Danse voluptueuse de la fille d'Hérodiade. — 4. Corrupteur de cette jeune fille, assassin de Jean, Hérode tombe sous les coups de la justice divine et meurt.

1. Notre Rédempteur et Sauveur Jésus-Christ ne s'est pas contenté de nous arracher à la mort éternelle, il a voulu aussi nous apprendre et nous commander, par les paroles du saint Evangile, la manière dont nous devons nous conduire ici-bas; en effet, voici en quels termes il s'exprime: " Voici que je vous a envoie comme des brebis au milieu des loups (1) ". N'est -ce point pour nous le comble du bonheur que notre Dieu, le pasteur et le maître des brebis, nous ait aimés jusqu'à nous permettre d'avoir leur simplicité, si nous vivons sincèrement pour lui. Qu'il soit le pasteur du troupeau, ces autres paroles nous en donnent la certitude : " Je suis le bon pasteur, le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis (2) ". C'est donc à bon droit qu'en raison de l'innocence de leur vie, il compare ses disciples à des brebis, et il donne, à non moins juste titre, le nom de loups à ceux qui, après sa mort, ont cruellement persécuté les Apôtres et les fidèles attachés à lui. Comment nous conduire au milieu des bêtes sauvages? Notre dévoué pasteur

1. Matth. X, 16. — 2. Jean, XX.

nous le dit: " Soyez prudents comme des serpents, et simples comme des colombes (1) ". Voici donc la volonté du Sauveur à notre égard: les colombes n'ont ni malignité, ni fiel; elles ne savent point se fâcher: soyons, comme elles, à l'abri de la ruse méchante: n'ayons pas de fiel, c'est-à-dire n'ayons pas l'amertume du péché; oublions les injures, et ne nous mettons pas en colère; vivons si humblement en ce monde, que nous recevions, un jour, la récompense promise par Dieu à nos efforts. Le Sauveur ajoute: " Et prudents comme des serpents (2) ". Qui ne connaît l'astuce du serpent? S'il tombe au pouvoir d'un homme, et que cet homme veuille le tuer, il expose, aux coups de son adversaire, toutes les parties de son corps: peu lui importe de se voir blesser n'importe où, pourvu qu'il sauvegarde sa tête : c'est à quoi il veille avec toute l'adresse possible. Cette prudence du serpent doit nous servir de modèle: si donc, en temps de persécution, nous venons à tomber au pouvoir des ennemis de notre foi, exposons notre corps tout entier aux tourments, aux

1. Matth. X, 16. — 2. Ibid.

552

supplices, et même à la mort, pour conserver notre tête, c'est-à-dire le Fils de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ.

2. Au moment où tous les membres de son corps perdaient leur tête, saint Jean-Baptiste, dont la grâce du Christ nous permet de célébrer aujourd'hui la nativité, se réjouissait de se reposer dans le sein de la Divinité toute parfaite. Entraîné par l'ardeur de ses passions, jusqu'à suivre, dans sa conduite, l'exemple des bêtes sauvages. Hérode avait souillé la couche de son frère: à ce moment-là, saint Jean, qui ne savait point taire la vérité, déclara formellement au roi que sa conduite était opposée à toutes les lois. Le roi avait fait des lois pour empêcher de pareils désordres, et il les enfreignait lui-même ! Si, par ses moeurs, il condamnait ses décrets et ses lois, les lois et le droit ne le condamneraient-ils pas à leur tour ? En ce temps-là donc, pour ne point se trouver sans cesse en butte aux publiques, indépendantes et légitimes protestations de saint Jean, le libertin couronné avait fait mettre la main sur lui et l'avait fait jeter dans une obscure prison, où la loi divine devait être son unique soutien. A cet événement vint s'en adjoindre un autre, l'anniversaire de la naissance de ce roi sacrilège : il réunit alors autour de lui les officiers et les grands personnages de son royaume, et il fit préparer un repas scandaleux pour ses compagnons de dévergondage sacrilège : en cette circonstance, la maison royale se transforma en cirque, si je puis m'exprimer ainsi.

3. La fille du roi se présente au milieu du festin, et, par ses mouvements désordonnés, elle foule aux pieds le sentiment de la pudeur virginale. Aussitôt, le père prend à témoins tous les compagnons de sa débauche, il jure par son bouclier, qu'avant de terminer sa danse joyeuse et ses valses, elle aura obtenu tout ce qu'elle lui aura demandé. La tête couverte de sa mitre, elle se livre, sur ce dangereux théâtre, aux gestes les plus efféminés que puisse imaginer la corruption; mais voilà que tout à coup s'écroule le factice échafaudage de sa chevelure ; elle se disperse en désordre sur son visage : à mon avis, n'eût-elle pas mieux fait alors de pleurer que de rire ? Du théâtre où saute la danseuse, les instruments de musique retentissent ; on entend siffler le flageolet : les sons de la flûte se mêlent au nom du père, dont ils partagent l'infamie : sous sa tunique légère, la jeune fille apparaît dans une sorte de nudité; car, pour exécuter sa danse, elle s'est inspirée d'une pensée diabolique : elle a voulu que la couleur de son vêtement simulât parfaitement la teinte de ses chairs. Tantôt, elle se courbe de côté et présente son flanc aux yeux des spectateurs ; tantôt, en présence de ces hommes, elle fait parade de ses seins, que l'étreinte des embrassements qu'elle a reçus a fortement déprimés ; puis, jetant fortement sa tête en arrière, elle avance son cou et l'offre à la vue des convives ; puis elle se regarde, et contemple avec complaisance celui qui la regarde encore davantage. A un moment donné, elle porte en l'air ses regards pour les abaisser ensuite à ses pieds ; enfin, tous ses traits se contractent, et quand elle veut découvrir son front, elle montre nonchalamment son bras nu. Je vous le dis, les témoins de cette danse commettaient un adultère, quand ils suivaient d'un œil lubrique les mouvements voluptueux et les inflexions libertines de cette malheureuse créature. O femme, ô fille de roi , tu étais vierge au moment où tu as commencé à danser, mais tu as profané ton sexe et ta pudeur ; tous ceux qui t'ont vue, la passion en a fait pour toi des adultères. Infortunée ! tu as plu à des hommes passés maîtres dans la science du vice ; je dirai davantage: pour leur plaire, tu t'es abandonnée à des amants sacrilèges !

4. O l'atrocité ! Le père lui-même se fait corrupteur de sa fille, et personne n'élève la voix contre lui ! J'entends protester contre toi, les lois, tes remords, et, aux yeux de ceux qui ont encore quelque respect pour la pudeur, la voix d'un mari ! Mais, je veux le juger moins sévèrement ; supposons qu'un reste d'honnêteté l'ait empêché de jeter sur sa fille des regards licencieux, il n'en reste pas moins évident qu'elle a dansé, et, à ce titre, son père l'a corrompue, et elle a conquis le coeur d'un incestueux. Il serait bien étonnant que la chasteté se montrât sous de pareils dehors ! O père, embrasse la femme de ton frère : mais tu as sacrifié un père à la passion du sang. Elle t'enseigne à faire tomber la tête de Jean, car tu méprisais les avertissements du martyr, et ne pouvais goûter le bonheur de la chaste innocence. O race ! O moeurs ! O nom ! O erreur sans remède ! c'est donc à juste titre que, comme le disent (553) nos divines Ecritures, " tes membres sont tombés en putréfaction, et que les vers y ont trouvé leur pâture (1) ". Ta fille a eu la tête coupée par la glace, et ta femme illégitime est morte aveugle. Ainsi Dieu retranche-t-il l'homme de blasphème ; ainsi disparaît le péché ; ainsi se trouve vengée la sainteté de la vie. Pour nous, qui aimons la chasteté et la paix, conjurons tous le Seigneur de nous préserver des moindres atteintes du libertinage. Ainsi soit-il.

1. Act. XII, 23.

DIX-SEPTIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS MARTYRS FÉLIX ET ADAUCTE.

ANALYSE. — 1. Félix vraiment heureux. — 2. Il s'est montré supérieur à toutes les félicités de la terre.

1. Offrons tous l'hommage de notre vénération à ce bienheureux martyr qui s'est montré si courageux parmi les instruments de pendaison et si heureux au milieu des tourments ; comme son nom a concordé avec ses mérites, il faut que sa gloire concorde avec son nom ; mettons donc tous nos soins à l'honorer parfaitement. Il n'a puisé son bonheur ni dans l'or, ni dans l'argent, ni dans des revenus caducs, ni dans le prestige du pouvoir ; car il a été grand d'une réelle grandeur. Il n'a point emprunté à de longs vêtements de pourpre l'éclat de son nom : s'il est célébré, il ne le doit pas à une multitude de parents illustres ; ce qui l'a rendu heureux, ce n'a pas été un faste orgueilleux : le sang qu'il a versé lui a donné sa valeur et l'a empourpré, et son éblouissante blancheur lui est venue de la grâce d'en haut. Les ornements dont se trouvait revêtue cette sainte âme étaient donc de couleurs diverses. Sur son front resplendissait l'éclat du Christ. Loin d'inspirer du dégoût, le sang rosé qui teignait son corps charmait les regards ; ce qui communiquait à ses membres leur beauté, c'était leur teinte vermeille, et non la trace des ongles de fer des bourreaux, parce que la cruauté du persécuteur n'avait pu porter atteinte à la gloire de Félix.

2. Arrière, précieuses toges des grands ! Arrière, rubis éclatants ! Diamants de toutes sortes, loin d'ici ! Un sang pur a plus de poids que le monde entier. Une seule goutte de sang, versée pour le nom du Sauveur, a plus de prix que toutes les grandeurs d'ici-bas, que tous les empires et leur apparat ! Compare maintenant, avec la balance de la justice, la fragilité des richesses et l'indomptable forée des martyrs, la fumée passagère de la puissance de ce monde, et l'éternelle permanence de la gloire des confesseurs. Je ne veux d'autre preuve en faveur de notre cause, que le masque trompeur dont se couvre la prospérité des mondains, elle prend les dehors de la vérité, et, en cela, son but unique est de se faire publiquement déclarer heureuse. Dans les amphithéâtres, qui retentissaient des applaudissements d'une foule hostile, nous contemplons de nos yeux le cruel spectacle des combats livrés par de courageux martyrs c'étaient, non pas des troupeaux de bêtes sauvages, mais des troupes de chrétiens qu'on amenait en ces lieux pour la lutte. Ils n'avaient commis aucun crime, et, pourtant, on déchirait leurs membres en lambeaux, et, alors, retentissaient les cris joyeux d'un peuple stupide. Après les avoir attachés à une potence, on tirait leurs membres étendus sur (554) des chevalets, puis, quand ils étaient abattus, des bourreaux cruels, armés d'ongles de fer, leur perçaient les côtes avec ces instruments de torture. Ainsi punissait-on des hommes qui ne s'étaient rendus coupables d'aucune faute. Où trouver un être assez méchant par nature, pour vouloir le supplice d'un innocent ?

DIX-HUITIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS MARTYRS FÉLIX ET ADAUCTE. (DEUXIÈME SERMON.)

ANALYSE. — 1. Nom de Félix providentiellement donné à ce saint. — 2. Son heureuse victoire.

1. C'est un jour heureux, illustre et honorable, c'est un jour qu'on devra célébrer dans tous les temps, le jour qui concorde avec le . nom de Félix, et qui a mis le comble à son bonheur en lui procurant la couronne de la victoire. Au moment où sa mère lui donnait le jour, Jésus-Christ lui marquait sa place de bienheureux dans le ciel. Ce que son nom présageait obscurément, son triomphe l'a manifesté d'une manière éclatante ; et de là, nous pouvons conclure, sans crainte de nous tromper, que nous n'avons rien à perdre avec Dieu, et que toute grâce excellente, tout don parfait vient de lui (1). En le choisissant d'avance pour en faire un martyr, le Seigneur lui-même a voulu qu'on lui donnât le nom de Félix, et comme il l'avait prédestiné à la gloire éternelle, il a voulu que ses parents devinssent prophètes en lui appliquant son vocable. Ainsi en fut-il de Jérémie : il était né pour Dieu même avant d'être conçu. Nous le voyons souffrir de la perfidie des hommes; les incrédules attentent à sa vie, les impies l'accablent du poids de leur méchanceté ; ses concitoyens ne sont, pour lui, que des ingrats; et ses frères, des furieux dont il lui faut endurer les mauvais traitements. Les Juifs frémissent contre le Prophète du ciel ; ils se laissent emporter, envers lui, à tous les excès de la colère ; à voir leurs mouvements, on

1. Jacques, I, 17.

dirait des chiens enragés ; et, pourtant, ils restent incapables d'effacer ce que Dieu a écrit, ils sont impuissants, malgré toutes leurs machinations, à détruire l'édifice dont le Seigneur a établi la base en choisissant son Prophète. " Avant de t'avoir formé dans les a entrailles de ta mère, je t'ai connu ; avant que tu fusses sorti de son sein, je t'ai sanctifié ; je t'ai établi Prophète parmi les nations (1) ". O immuable disposition, ô puissance souveraine de la volonté de Dieu ! Elle donne l'être à ce qu'elle veut, elle le choisit avant de le créer ; avant de le tirer du néant, elle le sanctifie ; elle daigne établir ce qu'elle doit aimer, et fait naître ce qu'elle gouvernera. Contre ces infaillibles desseins, pourquoi l'aveugle esprit de l'homme s'inscrit-il en faux ? Que sert à sa méchanceté débile et sans forces de se révolter contre la puissance d'en haut ? Sans doute, le saint prophète Jérémie a couru toutes sortes de dangers au milieu de ses parents et de la part de ses proches, mais aucun changement n'a été apporté aux projets de l'Eternel.

2. Venons-en maintenant au courageux et fortuné soldat, en qui doivent s'exécuter les plans de la divine Providence. Les hommes ne savaient donc pas quelles vues secrètes l'éternelle sagesse avait jetées sur -lui ; le persécuteur et le bourreau s'acharnaient inutilement

1. Jérém. I, 5.

555

à sa perte : " Celui qui habite dans les cieux se riait d'eux, et le Seigneur les tournait en dérision (1) ". Leurs âmes se torturaient par l'excès de leur rage stupide ; des douleurs atroces déchiraient leur coeur, parce qu'ils ne pouvaient dompter le confesseur du Christ ; tour à tour, ils sentaient l'aiguillon de la honte et l'ardeur brûlante de la fureur : ils croyaient tourmenter Félix, et c'était à leur propre supplice qu'ils travaillaient : attachés à des chaînes qu'ils ne pouvaient rompre, ils grinçaient des dents et poussaient des hurlements de rage ; car s'ils martyrisaient Félix, ils ne pouvaient néanmoins vaincre sa constance : ils s'ingéniaient à le faire souffrir, et ils ne faisaient que donner de l'accroissement à sa gloire; ils l'avaient cru débile, et voilà qu'ils le trouvent indomptable, et ils reconnaissent que leurs efforts, impuissants à le maîtriser, n'aboutissent qu'à les blesser eux-mêmes. Quels titres de grandeur et de

1. Ps. XXXIV, 16.

555

royauté ! Quelle force on trouve à être inscrit dans le ciel ! A l'avis de ces perfides, Dieu devait s'irriter contre son serviteur, pendant le cours de ses souffrances ; et, loin de là, il préparait au martyr la gloire la plus éclatante; selon eux, le Christ l'abandonnerait; car ils ne connaissaient rien aux secrets desseins de Dieu ; mais comme il fallait que commençassent déjà à se dévoiler les résolutions du Très-Haut, les profanes durent dès lors éprouver et supporter leur propre châtiment; c'est pourquoi aussi Félix sortit de ce monde pour aller recevoir la couronne céleste. Que tout le choeur de ses compagnons de martyre dise donc à ce bienheureux: " Béni soit le Seigneur qui ne nous a pas livrés à la dent de nos ennemis. Notre âme a été délivrée comme le passereau du filet de l'oiseleur le filet a été rompu, et nous avons été sauvés. Notre secours est dans le nom du Seigneur, qui a créé le ciel et la terre (1) ".

1. Ps. CXXIII, 6-8.

DIX-NEUVIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR.

ANALYSE. — 1. Cyprien, martyr et prêtre. — 2. Sa première confession et son exil. — 3. Sa seconde confession et son martyre.

1. Mes frères bien-aimés, deux pierres précieuses, le sacerdoce et le martyre, ont brillé en saint Cyprien, et l'éclat de l'une a rehaussé l'éclat de l'autre, puisque sa vie d'évêque a été sainte -et sa mort de martyr précieuse. Sa carrière sacerdotale ayant fini par un doux martyre qui lui a procuré les honneurs du triomphe, n'ai-je pas le droit de la proclamer bienheureuse? D'abord, il a offert à Dieu le sacrifice pour son peuple, et à la fin de sa vie, il lui a offert tout ce qu'il possédait : il s'est offert lui-même. Tenant en ses mains l'encensoir embaumé, l'ange prenait autrefois son vol, montait près de l'autel céleste, au pied du trône de l'Eternel, et offrait au Très-Haut l'encens de ses prières : aujourd'hui il l'a porté lui-même sur ses ailes jusque dans les parvis de la nouvelle Jérusalem. Que le cortége des autres puissances marche donc en avant de ce pontife et de ce martyr, et celui que le peuple environnait pendant l'oblation de la victime sans tache, les esprits angéliques le couronneront en récompense de son courage.

2. O martyre digne de tous nos hommages ! O glorieuse confession ! Un seul coup de (556) glaive a suffi pour lui trancher la tête et la séparer de ses membres; un seul coup l'a réuni à son chef, à son Sauveur ! Il s'échappe des entraves de la chair, et les anges l'emportent triomphalement dans le ciel. Avec les dehors de la douceur, on lui adresse des questions cruelles, et il répond avec force sans perdre la patience. — Sacrifie aux dieux de Rome, lui dit le juge : observe les ordres de l'empereur. — A cela, saint Cyprien répond : Je suis chrétien et évêque, et ne connais pas d'autre Dieu que le Dieu unique et véritable : pour lui je suis prêt à endurer toutes sortes de tourments en cette vie : ainsi pourrai-je espérer de ressusciter un jour à la vie éternelle. — Choisis de deux choses l'une, ou d'aller en exil à Curube, ou de te conformer au culte que pratiquent les Romains. — Je m'en vais où tu me forces d'aller; mais je refuse ce que tu me demandes : le Christ, chef des martyrs et pontife des prêtres, m'accompagnera dans mon exil. — Il part donc pour la terre étrangère, mais le courage qu'il réservait pour l'heure de la souffrance ne l'abandonne pas; car le Christ est avec lui. Il méprise les biens d'ici-bas, parce qu'il veut acquérir ceux du ciel : il abandonne les avantages du temps pour entrer en possession du bonheur céleste. Ce soldat du Christ engage le combat avec les armes de la foi, et, dans sa lutte avec de cruels ennemis, il ne faiblit pas un instant. Son armure n'est autre que la cuirasse de la foi : pour se battre et remporter la victoire, il ne se sert pas du glaive; la patience lui suffit, et, en mourant, il reçoit du Dieu éternel la vie qui faisait l'objet de ses désirs. Chaque jour, dans ses prières, il disait avec le prophète David: " Je suis sûr de voir les biens du Seigneur dans la terre des vivants (1) ". Et il ajoutait : " Quand irai-je et paraîtrai-je devant Dieu (2) ", pour entrer en possession " de ce que l'oeil de l'homme n'a

1. Ps. XXVI, 13. — 2. Id. XLI, 3.

point vu, de ce que son oreille n'a point entendu, de ce que son coeur n'a point compris, de ce que le Seigneur réserve à ceux qui l'aiment (1) ? "

3. On le rappelle de l'exil pour l'entendre une seconde fois. Pendant qu'on le gardait en prison, il veillait soigneusement à la garde de la chasteté; il ordonnait de surveiller les vierges sacrées, car, disait-il, il ne faut point que la pratique de la charité leur fasse perdre la pureté. Le peuple chrétien couchait à la porte de son cachot, faisant le guet, se moquant de toutes les menaces par amitié pour le pasteur, désirant mourir pour lui, vénérant en lui le prêtre et le martyr. On donne à l'évêque une nouvelle audience à la suite de laquelle se consommera son triomphe. La. rude voix du juge se fait entendre , la courageuse réplique du martyr lui fait écho alors s'inscrit sur les tables, à l'aide du stylet, la cruelle sentence de mort, et, en même temps, se prépare dans le ciel la couronne qui doit illustrer Cyprien. On va lui trancher la tête, et il remercie Dieu de ce qu'il va sortir de ce monde. La foule des fidèles s'écrie : Nous voulons mourir avec lui, afin de nous retrouver avec lui au jour de la rédemption. Dans le sentiment de leur filiale affection, les enfants veulent endurer le martyre avec leur père, mais à condition qu'il les précédera devant Dieu ; ils prétendent le suivre, comme les petites branches de l'arbre suivent la racine. On arrive avec lui en pleurant jusqu'au lieu de l'exécution : on veut assister à ses derniers moments, tant est vive l'amitié qu'on a pour lui. Pour se revêtir du martyre, il se dépouille du byrrhus; pour mourir, il met en terre des genoux qui ne devaient point trembler devant le tribunal du Christ, car il devait y recevoir une ample récompense pour son sang versé, et là son chef devait lui rendre sa tête.

1. I Cor. II, 9.

557

VINGTIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DE L'APÔTRE SAINT ANDRÉ.

ANALYSE. — 1. Pierre est le premier des Apôtres, et André en est le second : pourquoi Pierre en est-il le premier ? — 2. Ils sont, tous deux, pécheurs, non pas de poissons, mais d'hommes. — 3. Tous deux se séparent de Jean pour suivre le Christ.

" Or, Jésus, marchant le long de la mer de Galilée, vit deux frères, Simon appelé Pierre, et André, son frère, qui jetaient leurs filets dans la mer, car ils étaient pêcheurs ; et il leur dit: Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d'hommes (1) ".

1. Le premier des Apôtres est Simon, appelé Pierre : après lui vient André, son frère, et chacun d'eux a reçu son rôle particulier de Celui qui pénètre le secret des coeurs. On appelle le premier Simon, surnommé Pierre, afin de le distinguer de l'autre Simon appelé le chananéen, parce qu'il était originaire de Chana de Galilée, où le Sauveur changea l'eau en vin. D'après la disposition de Jésus, les Apôtres vont donc deux à deux; ainsi , Pierre avec André, son frère ; mais les liens qui les unissent sont plutôt spirituels que charnels. Simon veut dire l'obéissant, parce qu'il a obéi à la voix du Seigneur, au moment où Celui-ci lui a dit, ainsi qu'à André : " Suivez-moi, je vous ferai pêcheurs d'hommes ". Pierre signifie le connaissant, parce qu'il a reconnu les titres du Christ, quand les autres disciples en doutaient. Jésus leur avait adressé cette question : " Et vous, qui dites" vous que je suis (2)? " Contrairement à l'opinion de ses condisciples , Pierre répondit : " Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant (3) ". Voilà d'où lui est venu son nom : voilà aussi pourquoi, après avoir, pendant le cour des prédications qu'il faisait aux Juifs, parcouru la Cappadoce, la Galatie, la Bithynie, le Pont et toutes les provinces voisines, il est venu ensuite à Rome, qu'il devait illustrer.

2. Le nom d'André est grec; en latin, il se traduit par le mot viril; cet apôtre s'est, en effet, montré aussi courageux pour prêcher

1. Matth. IV, 18, 19. — 2. Id. XVI, 15. — 3. Ibid.

que pour endurer des persécutions en faveur de la justice. Il annonça l'Evangile aux Scythes. Ces deux frères furent les premiers appelés à suivre le Christ. Pourquoi le Sauveur a-t-il envoyé, pour prêcher, des pêcheurs, des hommes sans instruction ? C'était afin qu'on n'attribuât pas la foi de ceux qui croiraient aux talents et à la science des prédicateurs, au lieu d'y voir l'effet de la puissance divine. Il a donc appelé de tels hommes à l'apostolat, et, de pêcheurs de poissons qu'ils étaient, il en a fait des pêcheurs d'hommes. Car, de même que par leurs filets ils allaient chercher les poissons dans les profondeurs de l'eau, pour les amener à sa surface ; ainsi, par la prédication des commandements de Dieu, ils ont retiré les hommes de l'abîme des erreurs mondaines. Trois évangélistes leur ont donné le nom de pêcheurs, et Jean a été le seul qui leur ait donné un autre nom. Il leur convenait parfaitement, puisque le Sauveur leur a ôté la profession de pêcheurs, pour leur confier la mission de prêcher l'Evangile aux hommes et de les amener ainsi à se sauver par la foi. En parlant d'eux, le Prophète n'avait-il pas dit : " J'enverrai des pécheurs qui les pêcheront (1) ? " Tout ceci s'est donc accompli dans la personne des Apôtres, puisque de pêcheurs de poissons ils sont devenus des pêcheurs d'hommes. En effet, comme on retire les poissons du milieu de la mer au moyen de filets ; de même, par la prédication apostolique, les hommes sortent du monde et arrivent à la foi du Fils de Dieu.

3. " Le lendemain, Jean s'arrêta avec deux de ses disciples, et, regardant Jésus qui s'avançait, il dit : Voici l'Agneau de Dieu; et les deux disciples l'entendirent parler et

1. Jérém. XVI, 16.

558

suivirent Jésus (1) ". Il est sûr que ces deux disciples de Jean furent André et Philippe, qui suivirent le Seigneur Christ dans l'intention d'apprendre quelque chose à son école. Que leur dit-il ? a Suivez-moi a. N'était-ce pas leur dire,en propres termes : Croyez et voyez, c'est-à-dire, comprenez ? Ce jour-là, ils furent éclairés, et ils crurent à la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. L'Evangéliste ajoute : " Il était à peu près dix heures ". Que signifie

cette dixième heure? Evidemment la fin de l'Ancien Testament et le commencement du Nouveau. Jean était, en effet, le symbole de l'ancienne loi, et les deux disciples figuraient d'avance l'amour de Dieu et celui du prochain ; aussi quittèrent-ils Jean pour suivre le Sauveur, parce que la figure de la loi ayant disparu, le Nouveau Testament lui succéda , et qu'alors commença le règne de l'Evangile de Jésus-Christ.

1. Jean, I, 35,37.

VINGT ET UNIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DE SAINT ÉTIENNE.

ANALYSE. — 1. Le premier des martyrs, saint Etienne, se trouve réjoui, au milieu de ses tortures, par la vue du ciel.— 2. La cruelle et impie Judée s'irrite, parce qu'elle ne peut rien répondre à la multitude des martyrs. — 3. Etienne prie Dieu pour ses lapidateurs.

1. Vénérons tous saint Etienne, frères bien-aimés, puisque aujourd'hui nous allumons des flambeaux en son honneur, et qu'en mémoire de lui nous nous réunissons ici dans les sentiments de la plus vive allégresse. Depuis le crucifiement de Jésus, il n'y avait encore eu aucun martyr; personne n'avait encore suivi le Christ jusqu'à la mort. Le monde possédait encore les Apôtres ; c'était encore le temps où Saul, pareil à un loup, sévissait contre les chrétiens, et déjà le Sauveur déposait sur le front d'Etienne la couronne de la gloire. Jusqu'à ce moment, dans les champs et les prés du siècle ne s'était point épanouie la fleur des confesseurs ; le sang du Christ, répandu en terre, n'avait pas enfanté de martyrs. Saint Etienne fut donc le premier germe sorti de cette semence ; ce fut la première fleur qui se montra aussitôt après que la Judée eut fait couler le sang du Rédempteur. Ivre encore du crime qu'elle venait de commettre, les mains teintes de sang, la bouche encore pleine des cris de mort qu'elle avait, dans sa rage, proférés au tribunal de Pilate, la synagogue ne supporta pas qu'Etienne fût un témoin du Christ; elle ne voulut voir en lui qu'une sorte de satellite gagé d'un crucifié mis au tombeau; aussi fit-elle pleuvoir sur lui une grêle de pierres, et ainsi saint Etienne suivit-il celui qu'il aimait. Pendant que les lapidateurs le tenaient sous leurs mains et lui infligeaient le plus cruel supplice, le ciel s'ouvrit devant lui, et il vit le Fils de l'homme assis à la droite de Dieu. La récompense s'étalait aux regards du soldat; le céleste athlète apercevait le prix que Dieu lui avait préparé; la couronne réservée au martyr apparaissait à ses yeux ; à cette vue, et tout disposé à mourir, Etienne expose aux coups de ses ennemis furieux un coeur brûlant d'amour pour Dieu, car la palme du triomphe est là, devant lui, dans le ciel; il touche au port du salut ! Nous ne saurions en douter, mes frères, il contemplait le ciel des yeux de son corps; la présence du Christ, assis sur un trône, à la droite du Père, le comblait de joie ; en face de pareils témoins, la lutte pour lui ne pouvait être timide, elle fut celle d'un héros. Si, d'un côté, les Juifs accablaient de pierres le martyr, d'autre part, le Christ lui envoyait, du haut du ciel, des couronnes sur lesquelles son sang avait empreint une teinte d'un blanc rosé. A quoi te sert, ô impie synagogue, cet (559) acte de cruauté? Tu jettes des pierres à Etienne, et tu travailles encore davantage à l'honorer; tu lui ôtes la vie, et tu contribues encore plus à l'exalter; tu le persécutes sur la terre, et, sans le savoir, par tes mauvais traitements, tu l'envoies plus vite au ciel. Déjà l'âme du martyr, arrivée à ses lèvres, va s'envoler au ciel ; elle y tient déjà par toutes ses puissances ; aussi est-elle devenue insensible à tes coups, et ne prendra-t-elle plus souci de ta force, car elle partage déjà la joie des anges, et comme il se trouve déjà dans les rangs de l'armée des archanges, le confesseur du Christ ne saurait plus redouter les souffrances de ce monde.

2. Le Père lui adresse la parole, le Fils le console, le Saint-Esprit ranime ses sens affaiblis ; le ciel, avec ses mystérieuses beautés, lui sourit et le rassasie d'avance, comme un de ses habitants, de ses divines richesses ; ainsi devient insensible pour notre martyr le supplice de la lapidation. Pour toi, impie Judée, tu parfais ton crime, tu accomplis jusqu'au bout ton homicide ; à peine as-tu fini de faire mourir le Christ, que déjà son serviteur tombe sous tes coups, comme si, en ajoutant un meurtre à un autre, tu pouvais effacer la souillure du premier. " Voilà ", s'écrie Etienne, " voilà que je vois les cieux a ouverts, et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu (1) ". Le vois-tu, cruelle Judée? Le Christ dans le sang duquel tu as trempé tes mains est vivant dans le ciel. Tu frémis de rage, je le sais bien ; tu ne veux pas entendre dire que Jésus, que tu croyais mort, vit toujours. Car si tu lapides aujourd'hui Etienne, c'est afin qu'il ne continue pas de rendre témoignage de la vie du Christ. Mais à quoi bon te raidir et vouloir t'opposer à de si nombreuses légions de martyrs ? Parviendras-tu jamais à leur imposer silence? Evidemment, non. " Après cela, je vis ", dit Jean, " une grande multitude que personne ne pouvait compter, de toute nation, de toute tribu, de tout peuple et de toute langue,

1. Act. VII, 55.

qui se tenaient debout en la présence " de Dieu, revêtus de robes blanches, avec des " palmes en leurs mains (1) ". Ils portent des palmes dans leurs mains, et de ta bouche s'échappe le feu qui consume ton coeur ; ils tressaillent de joie au sein de la gloire, et tu martyrises ta conscience ; ils règnent avec le Christ que tu as fait mourir, et sur toi demeure éternellement la souillure du sacrilège que tu as commis !

3. Enfin, mes frères, écoutez notre pieux martyr ; écoutez cet homme qui s'était rassasié à une table sacrée et divine, et dont l'âme, en présence des cieux ouverts devant lui, pénétrait déjà les secrets consolants de ce divin séjour. Au moment où les Juifs, emportés jusqu'à la cruauté par leur impiété habituelle, brisaient le corps du martyr sous une grêle de pierres, celui-ci, s'étant mis à genoux, adorait le Seigneur-Roi et disait : " O Dieu, ne leur imputez pas ce péché ! (2) " Le patient prie, et son bourreau est inaccessible au sentiment du repentir; le martyr prie pour les péchés d'autrui, et le juif ne rougit point du sien propre ; Etienne ne veut pas qu'on leur impose ce qu'ils font, et ses ennemis ne s'arrêtent qu'après lui avoir donné le coup de la mort. Quelle rage 1 Quelle fureur inouïe 1 Travailler avec d'autant plus d'ardeur à le tuer, qu'ils le voyaient prier pour eux 1 Ce spectacle n'aurait-il pas dû plutôt amollir leurs coeurs? Notre martyr a donc retracé en lui-même les caractères de la mort de son Maître. Attaché à la croix, sur le point de rendre le dernier soupir, Jésus priait son Père de pardonner aux Juifs leur déicide; engagé comme le Christ dans les tortueux sentiers du trépas, Etienne a imité son Sauveur, a offert à Dieu le sacrifice de sa vie; c'est pourquoi il a suivi jusqu'au ciel le Seigneur tout-puissant. Aussi, mes frères, devons-nous nous recommander à ses saintes prières, afin qu'à son exemple nous méritions de parvenir à la vie éternelle.

1. Apoc. VII, 9. — 2. Act. VII, 59.

560

VINGT-DEUXIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS INNOCENTS. I

ANALYSE. — 1. Le martyre de ces enfants est un hymne admirable chanté à la louange du Christ naissant. —2. Parallèle du Christ naissant et des saints innocents. — 3. Hérode, joué par les mages, met le comble à sa méchanceté.

1. L'indulgence du Sauveur ne connaît pas de bornes; les expressions manquent pour en donner une juste idée. Il habite au plus haut des cieux, et pour les hommes qui ne méritaient de sa part aucune pitié, il s'est revêtu d'un corps de boue. N'allez pas croire, néanmoins, que le Créateur des anges se soit renfermé tout entier dans les étroites limites du sein d'une Vierge. Celui des mains duquel le monde est sorti, a voulu briser les mailles du filet où l'ennemi du genre humain nous retenait tous captifs; il a voulu nous retirer de l'abîme d'iniquités où se trouvait plongée la race d'un père coupable; c'est pourquoi le Fils de Dieu est venu au monde et s'est fait le restaurateur de tout le monde; alors a retenti l'hymne de louanges que des enfants en bas âge lui ont chanté. C'est d'eux que le prophète David nous a parlé aujourd'hui dans tin de ses psaumes; voici ses paroles : " Vous avez tiré la louange de la bouche des nouveau-nés et des enfants encore à la mamelle (1) ". L'admirable Prophète ! En tous temps se chantent les louanges de l'Eternel, et néanmoins il a voulu nous faire voir qu'à la fin des temps le martyre enduré pour le Christ, par de petits enfants, deviendrait un hymne chanté en son honneur. Car voilà bien ce qu'il en a dit au psaume : " Vous avez tiré la louange de la bouche des nouveau-nés et des enfants encore à la mamelle ". C'est du Christ que parle David, et il louange les enfants en même temps que le Christ. Il se fait le héraut de leur gloire, et annonce leurs souffrances à venir. Ils sont morts à la manière des martyrs, sans toutefois ressentir la

1. Ps. VIII, 3.

douleur du supplice ; et malgré cela, ils ont ajouté à la joie des anges du ciel et contribué, pour leur part, à la victoire que le Roi de tous les siècles a remportée sur le monde. Celui qui a créé la Jérusalem céleste et qui y règne, est venu en ce monde, et une Vierge l'a enfanté sans rien perdre de sa pureté sans tache, sans contracter la moindre souillure; alors, la Jérusalem de la terre est tombée dans le trouble, et on l'a vue faire, avec Hérode, une guerre insolite aux petits enfants, tandis que les Mages adoraient le Sauveur donné à l'univers. Les cris déchirants des mères s'élèvent jusqu'au ciel, les souffrances de leurs nouveau-nés procurent au monde une indicible et incommensurable joie, et à toute personne qui pleure, l'éclat de la gloire. Le monde compatit aux douleurs de ces petits martyrs, et les archanges sourient à leur triomphe: ils tombent sans défense sous les coups de leurs pères; sans ressentir aucune souffrance, ils subissent pourtant l'empire de la mort ; mais ils vont au ciel, car ils ont été trouvés dignes d'en obtenir la possession en échange de leur vie terrestre.

2. Jérusalem céleste, réjouis-toi dans le Seigneur de ce que la Jérusalem de la terre est en proie au trouble avec ses tyrans. Jérusalem, Jérusalem, depuis longtemps enivrée du sang des Prophètes, tu as autrefois fait d'eux une injuste distinction pour les accuser, et maintenant tu cherches par tous les moyens à faire partager ta folie à Hérode et à lui persuader de détruire des enfants ! Dans les siècles passés, tu as fait mourir ceux qui annonçaient le Christ, et aujourd'hui que le Christ nous a, été donné, tu lui as trouvé un (561) ennemi, puisque tu frappes du glaive des enfants qu'il soutient de sa grâce. Admirable récompense! Un homme recherche un seul enfant, et à la place de ce seul enfant, une multitude d'autres sont arrachés du giron de leurs mères et égorgés. Un seul était venu racheter le monde; au moment de sa naissance, on invite les pères de tous les autres à commettre un crime sans précédents. L'Époux est tout à l'heure sorti du lit de la Vierge, et voilà que, pour le recevoir, des enfants en bas âge sont offerts en holocauste. Le potier qui nous a pétris vient de se revêtir d'un corps de boue dans le sein d'une Vierge, et déjà Hérode, obéissant aux suggestions furieuses du démon , se déclare contre lui, répand dans la poussière le sang de nouveau-nés, et fait de tout cela un hideux mélange. A peine le dispensateur de la vie humaine est-il sorti des entrailles de Marie , qu'un monceau de chair humaine, enlevée du giron des mères, se trouve formé par les mains d'Hérode. Sitôt qu'on a apporté le saint raisin dans le pressoir du monde, les mamelles des mères en laissent péniblement couler le jus, et il se mêle au sang répandu par le glaive. Tout à l'heure l'Agneau de Dieu est sorti de la sainte bergerie, et les bergers se sont joués d'Hérode ; c'est pourquoi un acte de fourberie méchante s'est exécuté sur une grande échelle, car, saisi par la fureur et emporté par la rage d'un loup dévorant, pareil à un indigne faussaire, ce prince a arraché aux mères des cris de désespoir.

3. Voyant que les Mages l'avaient joué, Hérode fit donc venir les scribes et leur demanda en quel temps devait naître parmi les Juifs celui qui était destiné à les délivrer de l'esclavage. Inspirés par Dieu même, ceux-ci aimèrent mieux voir périr tous les enfants âgés de deux ans et au-dessous, que le genre humain tout entier. O Hérode, ta méchanceté ne connaît pas de bornes, et aujourd'hui Saul vénère l'Église qu'il persécutait; lui qui traquait jadis les adorateurs de Dieu, il reconnaît formellement en eux l'épouse du Christ, et il n'hésite pas à dire: " Je t'ai fiancée à cet unique époux, Jésus-Christ, pour te présenter à lui comme une vierge pure (1) ". Par lui l'honneur, la louange et la gloire viennent à Dieu le Père, dans le Saint-Esprit, maintenant, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. II Cor. XI, 2.

VINGT-TROISIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS INNOCENTS. II.

ANALYSE. — 1. Conduit par l'envie du démon, Hérode fait mourir les innocents. — 2. Contre qui s'exercent les vengeances divines. — 3. Les appréhensions et la condition d'Hérode.

1. Très-chers frères, le Saint-Esprit a dit, par l'organe de Salomon : " Par l'envie de Satan, la mort est entrée dans l'univers (1) ". Il est sûr, mes bien-aimés, que, depuis le commencement, le diable enseigne la jalousie et l'envie ; d'où il suit évidemment que tout homme envieux et jaloux est son disciple.

1. Sag. II, 24.

Autre conséquence encore : il y en a beau. coup pour jalouser et envier le sort d'autrui, parce qu'il y en a beaucoup pour imiter le diable. N'est-il pas dit, en effet, dans l'Ecriture : " Ceux qui l'imitent sont sa part (1) ". L'homme spirituel et saint, voilà la part du Dieu d'Israël ; car do, lui il est dit aussi : " La

1. Sag. II, 24, 25.

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part du Dieu d'Israël est son héritage (1) " . Dans cet héritage, comme nous en avons déjà fait la remarque, l'ennemi de l'homme, son adversaire jaloux, n'a aucune part ; aussi a-t-il fait asseoir un gentil sur le trône royal; en d'autres termes, il y avait placé le tyran Hérode, né au sein de la gentilité, pour exterminer le peuple de Dieu, pour torturer une multitude d'enfants innocents et répandre le sang de nouveau-nés qui n'étaient coupables d'aucune faute. Nous venons d'entendre le Saint-Esprit adjurant Dieu le Père de le punir, en ce passage prophétique : " Vengez le sang de vos serviteurs qui a été répandu (2)". " Que les cris des captifs montent jusqu'à vous (3) " . Oui, il est monté et il demeurera en la présence de Dieu jusqu'au jour du Seigneur, c'est-à-dire qu'au jour du jugement il en sera tiré vengeance.

2. Votre charité n'ignore point, sans doute, que Jean a écrit ces paroles dans l'Apocalypse : " Je vis, sous l'autel, les âmes de ceux qui a ont donné leur vie pour la parole de Dieu et pour rendre témoignage à Jésus ; et tous jetaient un grand cri,disant : Jusques à quand différerez-vous de juger et de venger notre sang sur ceux qui habitent la terre (4) ? " Vengez notre sang, car nous ne sommes nullement séparés de votre charité, comme il est écrit dans la leçon présente : " Qui nous séparera de l'amour du Christ ? La tribulation, les angoisses, la faim (5)? " Vengez le sang d'innocents arrachés au sein de leur mère et toujours unis à vous par les liens de l'amour. Vengez les souffrances, les enfantements, les cris, les douleurs, les pleurs, les larmes, les

1. Deut. XXXII, 9. — 2. Apoc. VI, 10.— 3. Ps. LXXVIII, 11. — 4 Apoc. VI, 9, 10. — 5. Rom. VIII, 35.

gémissements désespérés de tant de mères qui n'ont pas rencontré un seul consolateur, suivant cette parole de l'Evangile : " On entendit, dans Rama, une voix et des pleurs, et de grands gémissements : Rachel pleurant ses enfants, et elle ne voulut pas être consolée parce qu'ils ne sont plus (1) ". Et, en réalité, parce qu'ils n'ont point appartenu à ce monde, car, par leur naissance et leur âge, ils ont été les compagnons du Christ. C'est ce que dit l'Evangéliste : " Hérode envoya tuer tous les enfants qui étaient dans le pays d'alentour, depuis l'âge de deux ans et au-dessous, selon le temps indiqué par les Mages (2) ". Qu'est-ce que les Mages lui avaient appris? Que le Christ, le vrai roi d'Israël, était né selon la chair.

3. A cette nouvelle, Hérode se considéra comme exposé à un grand danger; il savait, en effet, qu'il n'avait pas le droit de régner sur le peuple de Dieu. Car n'était-il pas une sorte de fugitif et un étranger au milieu de la nation juive? A ce titre, il ne pouvait demeurer dans les rangs de ce peuple saint; c'était, pour lui, chose d'autant plus facile à comprendre, qu'un autre roi venait de naître, un roi envoyé de Dieu le Père et non pas choisi par la nation ; un roi doit être tel par droit de naissance, et non par droit d'élection, suivant cette parole du Sauveur: " Je suis né et je suis venu dans le monde pour cela (3) ": Réjouissons-nous et tressaillons d'allégresse de ce qu'il est né, et, par lui, rendons-en grâces à Dieu le Père, à qui appartiennent l'honneur et la gloire, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Matth. II, 18. — 2. Ibid. 16. — 3. Jean, XVIII, 37.

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VINGT-QUATRIÈME SERMON. POUR LA FÊTE DES SAINTS CÔME ET DAMIEN.

ANALYSE. — 1. Bienfaits de Dieu accordés par l'intermédiaire des martyrs. — 2. Joignons-nous, par conséquent, aux martyrs, pour éviter les peines de d'enfer. — 3. Il faut invoquer les martyrs.

1. Célébrons ce jour consacré à la mémoire des bienheureux frères Côme et Damien, et, pour cela, livrons-nous aux pratiques de la dévotion tranquille des fidèles, au lieu d'observer les rites profanes du paganisme : citoyens d'un autre pays, ils sont, en ce jour, devenus nos patrons ; car celui qui a d'abord envoyé les Apôtres vivants dans la chair, nous envoie maintenant ceux-ci vivants dans l'esprit. Après avoir illustré, pendant leur vie, des contrées étrangères, ils ont honoré les nôtres de leur visite après leur mort; mais, évidemment, si les morts ne vivaient plus, nos patrons ne nous auraient pas visités après être sortis de ce monde. Leurs restes mortels sont donc cachés à nos yeux, mais leurs bienfaits s'étalent à nos regards; car nous étions atteints d'une maladie très-dangereuse, et Dieu nous les a envoyés comme médecins, afin de nous préserver des attaques du démon et de nous délivrer de celles de la maladie. Lorsque, après sa résurrection, le Sauveur envoya ses disciples dans le monde, en vertu de sa puissance divine, il leur recommanda, avant tout, de guérir les malades, de ressusciter les morts, de chasser les démons, de rendre la vue aux aveugles en son nom'. Toujours sensible à nos infirmités, prenant toujours, et suivant les limites du possible, soin de ses frères, il a choisi, après son ascension, des hommes qui, par leur science médicale et terrestre, nous communiqueraient les dons de Dieu. Sa puissance souveraine agit de la sorte, car sa parole ineffable nous a appris qu'il est venu en ce monde pour sauver les faibles et les étrangers. Voici comme il s'exprime : " Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin du médecin, mais les malades (2). Je suis venu appeler à

1. Matth. X, 8. — 2. Id. IX, 12.

la pénitence, non pas les justes, mais les pécheurs (1) ". Remarquons cependant pourquoi le Seigneur a accordé aux saints un pareil privilège. C'est parce qu'ils ont aimé la paix et qu'ils sont parvenus à jouir du Dieu de paix, dont l’Apôtre a dit : " Il est notre paix, celui qui des deux peuples n'en a fait qu'un (2) ".

2. Ce n'est donc point pour eux-mêmes que les bienheureux Côme et Damien ont vécu et sont morts. Par leur vie exemplaire, ils nous ont laissé un modèle de bonne conduite, et, parleur mort courageuse, ils nous ont montré comment nous devons souffrir. Si Dieu a permis qu'on les connût dans les différentes parties de l'univers, c'était afin que leurs prières nous aidassent à guérir de nos diverses maladies ; pareils à des témoins irrécusables, ils doivent ainsi, par une sorte de présence et par l'attrait de la guérison, nous conduire à la foi ; par là encore, l'humaine fragilité, qui a tant de mal de croire à l'Evangile, parce qu'il date déjà de loin, voit de ses propres yeux les merveilles opérées par ces saints personnages; en conséquence, elle accepte le témoignage d'hommes qui prient maintenant au lieu d'exercer l'art de la médecine, et viennent au secours des malades par leur foi et non plus par leur science. S'ils guérissaient autrefois, c'était, en effet, non pas de leur propre puissance, mais de celle du Dieu qui sauve le monde, et, puisqu'ils continuent à nous venir en aide, c'est qu'ils empruntent leur pouvoir au Sauveur du monde. Nous devons honorer très dévotement tous les saints,, mais comme nous possédons les précieuses reliques de ceux-ci, ils ont un droit tout particulier à notre vénération. Tous les autres nous aident de leurs prières; ceux-ci

1. Matth. IX, 13. — 2. Ephés. II, 14.

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ajoutent à leurs supplications l'appoint de leur présence, et nous entretenons ainsi avec eux des rapports en quelque sorte familiers. Ils sont, en effet, continuellement avec nous; ils y demeurent toujours; en d'autres termes, ils nous guérissent pendant le cours de notre vie mortelle, et, à l'heure de notre mort, ils nous reçoivent dans leurs bras. Ici-bas, ils détournent de nous la lèpre du péché et les maladies, et, dans l'autre monde, ils nous empêchent de tomber dans les noirs abîmes de l'enfer. Aussi les anciens nous ont-ils appris à donner à nos corps une place auprès des reliques des saints : l'enfer a peur d'eux, et ses supplices ne seront par conséquent point pour nous; le Christ les éclaire, et, par là, sa lumière écartera de nous les ténèbres épaisses de ce lieu d'horreur. Dès lors que nous reposons à côté des saints martyrs, nous échappons aux ténèbres de l'enfer, non par suite de nos propres mérites, mais à cause de la sainteté de nos compagnons de sépulture. Le Sauveur a dit à Pierre : " Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle (1) ". Si les portes de l'enfer ne peuvent prévaloir contre l'apôtre et martyr Pierre, quiconque se joint aux martyrs ne peut donc être le prisonnier de l'enfer. Les portes de l'enfer ne retiennent point captifs les martyrs, parce qu'ils sont entrés dans le royaume des cieux; ne les voyons-nous pas,

en effet, déjà régner? Nous en sommes témoins; il arrive souvent qu'ils délivrent des hommes possédés de sales démons par l'effet de la médecine céleste qu'ils leur ont donnée,

1. Matth. XVI, 18.

les âmes captives s'échappent des chaînes du démon, et le diable se trouve, à son tour, chargé de chaînes de feu. Ah ! puisse le captif briser tous les liens qui le privent de la liberté ! Alors, celui qui en avait d'abord fait sa victime deviendra victime à son tour. Sans compter de bien autres merveilles opérées par les saints, voilà ce qu'ont fait et ce que font ces élus de Dieu, aucun de vous n'en ignore. Ils ont autrefois employé le fer à retrancher du corps humain les parties gâtées, aujourd'hui ils prient pour délivrer les âmes de leurs chaînes. Ils ont jadis appliqué des remèdes faits de main d'homme, et maintenant ils étalent à nos regards le spectacle de cette sainteté que le Christ leur a donnée. Ils ont distribué aux autres des bienfaits du temps, aussi jouiront-ils de ceux de l'éternité; parce que leur corps a guéri celui du prochain, leur âme, à son tour, a obtenu sa propre guérison. Ils ont consolé les faibles et sont eux-mêmes devenus forts; on les a crus sans forces, et ils sont devenus puissants; ils ont cessé d'être médecins, et le trésor de la foi leur est seul resté.

3. Donc, bien-aimés frères, vénérons dans cette vie les bienheureux Côme et Damien, afin de pouvoir les compter parmi nos intercesseurs dans le ciel ; et puisqu'un mouvement d'amour nous réunit pour célébrer la mémoire de leur naissance, qu'une même foi nous unisse à eux. Rien ne sera capable de nous en séparer, si nous nous y joignons par le sentiment de la religion et corporellement puissent leurs mérites nous obtenir du Seigneur notre Dieu cette faveur ! Ainsi soit-il.

VINGT-CINQUIÈME SERMON. SUR LA TRINITÉ.

ANALYSE. —Procession du Saint-Esprit; génération du Fils et non du Père.

Le Saint-Esprit, c'est le don de Dieu: il procède également du Père et du Fils; il est comme le trait d'union qui les joint l'un à l'autre d'une manière ineffable. Peut-être son nom lui a-t-il été donné, parce qu'il convient aussi au Père et au Fils; son nom désigne ce (565) qu'il est à proprement parler, et ce qu'on peut attribuer aux deux autres personnes. Ainsi, on dit avec justesse que le Père est esprit, et le Fils pareillement, que le Père est saint, et aussi le Fils ; mais on ne dit pas que le Père a été envoyé, par la raison qu'il ne s'est pas incarné. Le nom d'envoyé s'applique d'une manière plus exacte à la personne qui s'est faite homme. La forme humaine, dont le Fils s'est revêtu, appartient à la personne de celui-ci, et non à celle du Père. C'est pourquoi on a dit que le Père invisible, agissant de concert avec son Fils invisible, l'a envoyé en le rendant visible. Le Fils a pris la forme d'esclave, sans que la forme de Dieu subît en lui le moindre changement. Celui qui est apparu aux regards des hommes sous la forme humaine a été fait par la sainte et invisible Trinité. Par conséquent, selon cette nature divine en vertu de laquelle le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu'un, nous ne croyons pas que le Père ou le Saint-Esprit soit né ; la foi catholique ne le croit et ne l'enseigne que du Fils. Bien que, selon la nature divine, le Père ne soit né d'aucun autre Dieu, s'il était cependant né de la Vierge selon la chair, il n'aurait point seul la propriété de n'être pas né lui-même, mais d'avoir engendré un Fils unique ; le Fils n'aurait pas non plus la propriété exclusive de n'avoir point engendré, mais d'être né de l'essence du Père; le Saint-Esprit serait aussi dépourvu de celle de n'être pas né et de n'avoir point engendré, mais de procéder du Père et du Fils. En effet, si le Père était né de la Vierge, il ne serait avec le Fils qu'une seule et même personne; et parce que cette seule et même personne serait née, non pas de Dieu, mais de la Vierge, on ne pourrait l'appeler avec exactitude que Fils de l'homme, au lieu de pouvoir lui donner le titre de Fils de Dieu.