OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866

 

 

Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/

 

 

 

LETTRES

 

 

 

OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

LETTRES *

LETTRE CXV. A UNE RELIGIEUSE DE L'ABBAYE (c) DE SAINTE-MARIE DE TROYES. *

LETTRE CXVI. A HERMENGARDE, CI-DEVANT COMTESSE DE BRETAGNE, *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXVII. A LA MÊME. *

LETTRE CXVIII. A LA TRÈS-NOBLE ET TRÈS-RELIGIEUSE DAME BÉATRIX. *

LETTRE CXIX. AU DUC ET A LA DUCHESSE DE LORRAINE. *

LETTRE CXX. A LA DUCHESSE DE LORRAINE. *

LETTRE CXXI. A LA DUCHESSE (a) DE BOURGOGNE. *

LETTRE CXXII. HILDEBERT (a), ARCHEVÊQUE DE TOURS, A BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX. *

LETTRE CXXIII. RÉPONSE DE SAINT BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX, A L'ARCHEVÊQUE DE TOURS, HILDEBERT. *

LETTRE CXXIV. AU MÊME HILDEBERT, QUI N'AVAIT PAS ENCORE RECONNU LE PAPE INNOCENT. *

LETTRE CXXV. A MAITRE GEOFFROY (a) DE LOROUX. *

LETTRE CXXVI. AUX ÉVÊQUES D'AQUITAINE CONTRE GÉRARD D'ANGOULÊME. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXXVII. A GUILLAUME, COMTE DE POITOU ET DUC D'AQUITAINE, DE LA PART D’ HUGUES, DUC DE BOURGOGNE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXXVIII. AU MÊME. *

LETTRE CXXIX. AUX GÊNOIS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXXX. AUX HABITANTS DE PISE. *

LETTRE CXXXI. AUX HABITANTS DE MILAN. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXXXII. AU CLERGÉ DU MILAN. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXXXIII. AUX CITOYENS DE MILAN. *

LETTRE CXXXIV. AUX NOVICES (a) DE MILAN. *

LETTRE CXXXV. A PIERRE (a), ÉVÊQUE DE PAVIE. *

LETTRE CXXXVI. AU PAPE INNOCENT (a). *

LETTRE CXXXVII. A L'IMPÉRATRICE DES ROMAINS. *

LETTRE CXXXVIII. A HENRI, ROI D'ANGLETERRE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXXXIX. A L’EMPEREUR LOTHAIRE. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXL. AU MÊME. *

LETTRE CXLI. A HUMBERT, ABBÉ D'IGNY (a). *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXLII. AUX RELIGIEUX DE L'ABBAYE DES ALPES. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXLIII. A SES RELIGIEUX DE CLAIRVAUX. *

LETTRE CXLIV. AUX MÊMES. *

LETTRE CXLV. AUX ABBÉS ASSEMBLÉS A CITEAUX. *

LETTRE CXLVI. A BOURCHARD, ABBÉ DE BALERNE (a). *

LETTRE (a) CXLVII. A PIERRE, ABBÉ DE CLUNY. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXLVIII. AU MÊME. *

LETTRE CXLIX. AU MEME. *

LETTRE CL. AU PAPE INNOCENT. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CLI. A PHILIPPE, ARCHEVÊQUE INTRUS DE TOURS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CLII. AU PAPE INNOCENT, POUR L'ÉVÊQUE DE TROYES. *

LETTRE CLIII. A DERNARD DESPORTES (a), CHARTREUX. *

LETTRE CLIV. AU MÊME. *

LETTRE CLV. AU PAPE INNOCENT, POUR LE MEME RELIGIEUX QUI VENAIT D'ÊTRE ÉLU ÉVÊQUE (a). *

LETTRE CLVI. AU MÊME PAPE, POUR LE CLERGÉ D'ORLÉANS. *

LETTRE CLVII. AU CHANCELIER HAIMERIC, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CLVIII. AU PAPE INNOCENT, AU SUJET DU MEURTRE DE MAITRE *

THOMAS (b), PRIEUR DE SAINT-VICTOR DE PARIS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CLIX. AU MÊME PONTIFE, AU NOM D'ÉTIENNE, ÊVÊQUE DE PARIS, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CLX. AU CHANCELIER HAIMERIC, AU NOM DU MÊME ÉVÊQUE ET SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CLXI. AU PAPE INNOCENT. *

LETTRE CLXII. AU CHANCELIER HAIMERIC (a), SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CLXIII. A JEAN DE CRÉMA , CARDINAL-PRÊTRE (a) SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CLXIV. AU PAPE INNOCENT. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CLXV. A FOULQUES (a), DOYEN, ET A GUY, TRÉSORIER DE L'ÉGLISE DE LYON, SUR LE MÊME, SUJET. *

LETTRE CLXVI. AU PAPE INNOCENT, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CLXVII. AU MÊME ET SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CLXVIII. AUX ÉVÊQUES ET AUX CARDINAUX DE LA COUR ROMAINE, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CLXIX. AU PAPE INNOCENT, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CLXX. A LOUIS (a) LE JEUNE, ROI DE FRANCE. *

LETTRE CLXXI. AU PAPE INNOCENT. *

LETTRE CLXXII. AU MÊME PAPE, AU NOM DE GEOFFROY, ÉVÊQUE DE LANGRES. *

LETTRE CLXXIII. A FOULQUES. *

LETTRE CLXXIV. AUX CHANOINES DE LYON, SUR LA CONCEPTION (a) DE LA SAINTE VIERGE. *

LETTRE CLXXV. AU PATRIARCHE (a) DE JÉRUSALEM. *

LETTRE CLXXVI. AU PAPE INNOCENT, AU NOM D'ALBÉRON (b), ARCHEVÊQUE DE TRÈVES. *

LETTRE CLXXVII AU MÊME PAPE, AU NOM DU MÊME ARCHEVÊQUE. *

LETTRE CLXXVIII. AU PAPE INNOCENT, POUR ALBÉRON, ARCHEVÊQUE DE TRÈVES. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CLXXIX. AU MÊME ET POUR LE MÊME. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CLXXX. AU MÊME ET POUR LE MÊME. *

LETTRE CLXXXI. AU CHANCELER HAIMERIC. *

LETTRE CLXXXII. A HENRI (a), ARCHEVÊQUE DE SENS. *

LETTRE CLXXXIII. A CONRAD, EMPEREUR DES ROMAINS. *

LETTRE CLXXXIV. AU PAPE INNOCENT. *

LETTRE CLXXXV. A EUSTACHE, USURPATEUR DU SIÈGE DE VALENCE, EN DAUPHINÉ (*). *

LETTRE CLXXXVI. A SIMON, FILS DU CHATELAIN DE CAMBRAI (a). *

LETTRE CLXXXVII. CONTRE ABÉLARD, AUX ÉVÊQUES QUI DEVAIENT SE RÉUNIR A SENS. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CLXXXVIII. AUX ÉVÊQUES ET AUX CARDINAUX DE LA COUR DE ROME, SUR LE MÊME SUJET. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CLXXXIX. AU PAPE INNOCENT, SUR LE MÊME SUJET. *

LETTRE CXC. AU PAPE INNOCENT, SUR QUELQUES ERREURS DE PIERRE ABÉLARD. *

LETTRE CXCI. AU PAPE INNOCENT, AU NOM DE L'ARCHEVÊQUE DE REIMS ET D'AUTRES ÉVÊQUES. *

LETTRE CXCII. A MAITRE GUY DU CHATEL (a). *

LETTRE CXCIII. A MAITRE YVES (a), CARDINAL, SUR LE MÊME SUJET. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

LETTRE CXCIV. RESCRIT DU PAPE INNOCENT CONTRE LES ERREURS DE PIERRE ABÉLARD. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON *

 

 

 

 

 

 

LETTRE CXV. A UNE RELIGIEUSE DE L'ABBAYE (c) DE SAINTE-MARIE DE TROYES.

Saint Bernard la détourne de l'imprudent dessein qu'elle nourrissait de se retirer dans quelque solitude.

1. J’ai appris que vous avez l'intention de quitter votre monastère sous prétexte de mener une vie plus régulière, et que, sans tenir

a cette expression est empruntée à la règle de Saint Benoit, où il est dit, chap. LXIII, que les plus jeunes appelleront les plus âgés nonnos.

b Dans plusieurs éditions, on lit à la place de ces mots: " pareille à une femme gonflée, " mais dans tous les manuscrits, ainsi que dans les premières éditions, on lit, a ornée de la guimpe, s et c'est la véritable version ; car en Français le mot guimpe signifie un ornement des femmes du monde. Voir la note de Mabillon.

On voit encore maintenant (du temps de Mabillon), à Troyes, ce monastère soumis à la règle de Saint Benoit; il venait d'être l'objet d'une réformé, au dire de saint Bernard:

compte de l'avis de votre mère supérieure et de vos saurs qui désapprouvent votre projet, vous ne voulez vous en rapporter qu'à moi, résolue à ne faire que ce due je déciderai. Je regrette que vous ne vous soyez pas adressée à quelqu'un de plus habile que moi, mais puisque c'est mon avis que vous désirez connaître, je vous ferai connaître très-simplement ma manière de voir et vous dirai ce qu'il me semble que vous devez faire. Depuis que je sais quelle pensée vous nourrissez, je cherche et recherche en moi-même quel peut être l'esprit qui vous (inspire et je n'ose dire que je le sache; il peut se faire qu'elle vous vienne de Dieu, en ce cas elle se justifierait elle-même; mais je ne vois pas bien qu'elle soit conforme à la sagesse. Comment cela? me direz-vous, N'est-ce pas suivre l'inspiration de la sagesse due de fuir le luxe, la dissipation, la bonne chère et les délices de la vie ? Ne serai-je pas plus en cureté contre les tentations de la chair, au fond d'un désert où je vivrai seule ou presque seule, uniquement occupée à plaire à Celui qui a reçu ma foi ? Je ne le pense pas, je crois au contraire due celui qui veut mal faire trouve au désert l'abondance, dans les forêts une ombre protectrice, et dans la solitude un silence favorable, car personne ne reprend le mal qu'il ne voit pas. Or, quand on ne craint pas la censure, on prête une oreille plus indulgente au tentateur et on cède plus facilement au mal. C'est le contraire au couvent : si vous voulez vous bien conduire, personne ne s'y oppose, vous le pouvez; mais si vous êtes tentée de mal faire, vous rencontrez mille obstacles qui vous arrêtent; et si vous cédez à la tentation, de suite on s'en aperçoit, on vous en reprend et on vous corrige. Agissez-vous selon la règle, on le voit encore, mais on vous admire, on vous vénère, on vous imite. Vous le voyez, ma fille, au couvent le bien est plus honoré, et le mal plus réprimé, attendu que vous êtes sous les yeux d'un plus grand nombre de personnes que vos vertus ne peuvent qu'édifier et due vos fautes blesseront certainement.

2. Mais pour faire tomber toutes vos illusions devant l'Évangile, je vous poserai cette alternative: vous êtes du nombre des vierges folles ou des vierges sages, en supposant due vous soyez une vierge; dans le premier cas, le couvent vous est nécessaire, et dans le second cas, c'est le couvent qui a besoin de vous : car si vous êtes sage et exemplaire, vous jetez par votre départ du discrédit sur la récente réforme de votre mai son dont on parle avec éloge, et je crains bien que vous ne lui causiez quelque préjudice; car on ne manquera point de dire qu'étant régulière comme vous l'êtes, vous n'auriez certainement pas quitté une maison où la règle se trouverait effectivement en honneur (a). Mais si vous passez pour vierge folle, on dira que vous quittez votre maison

a C'est-à-dire un courent où régneraient le bon ordre et la pratique exacte de la vie monastique.

parce que, étant relâchée, vous ne pouvez demeurer plus longtemps avec des religieuses exemplaires, ni supporter la société de vierges sages, et que vous cherchez un endroit où vous puissiez vivre à votre guise; et l'on n'aura pas tort de parler ainsi, d'autant plus qu'avant la réforme de votre maison on ne vous a, dit-on, jamais entendue parler du projet que,vous nourrissez maintenant. Ce n'est que depuis que tout est rentré dans l'ordre que ce beau zèle pour la perfection s'est emparé de vous et vous pousse au désert. Il me semble voir là-dessous, ma fille, et je désire que vous le voyiez comme moi, le venin caché du serpent, ses ruses infernales et ses piéges habilement tendus. Sachez donc que c'est aubois qu'est le loup; si donc- vous allez seule au fond de la forêt, comme une pauvre petite brebis errante, c'est que vous voulez tomber sous sa dent meurtrière. Mais écoutez-moi, ma fille, je veux vous donner un avis salutaire; sainte ou pécheresse, ne vous éloignez point du troupeau, si vous ne voulez pas tomber entre les griffes de l'ennemi dont personne ne pourrait vous arracher ensuite; êtes-vous une sainte religieuse, tâchez de sanctifier vos Compagnes par votre exemple; êtes-vous une pauvre pécheresse, n'ajoutez pas de nouvelles iniquités aux anciennes, faites plutôt pénitence dans la maison où vous vous trouvez. Si vous vous éloignez, j'ai bien peur que ce ne soit au péril de votre âme, comme je vous l'ai dit plus haut, au ;rand scandale de vos sueurs et au risque d'encourir les plus violentes critiques.

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LETTRE CXVI. A HERMENGARDE, CI-DEVANT COMTESSE DE BRETAGNE,

Saint Bernard proteste en termes pleins de douceur et d'affection qu’il a pour elle tous les sentiments d'une amitié pure et chrétienne.

A sa très-chère fille Hermengarde, jadis comtesse illustre de Bretagne, aujourd'hui très-humble servante de Notre-Seigneur (a), Bernard, abbé de Clairvaux, protestations de la plus pure affection.

Que ne pouvez-vous lire dans mon coeur comme dans ce papier? vous y verriez quel profond amour le doigt de Dieu y a gravé pour vous, et vous reconnaîtriez bien vite que ni la langue ni la plume ne sont capables de le rendre tel que Dieu a voulu qu'il fût. A l'heure qu'il est,

a C'est-à-dire religieuse, comme l'était Hermengarde, du temps de Geoffroy, abbé de Vendôme, qui lui reproche (lettre vingt-troisième du livre V) d'être revenue au monde après y avoir renoncé. Dans la lettre suivante, saint Bernard la dit issue de sang royal. C'est elle qui lit construire pour les Cisterciens l'abbaye de Buzay, près de Nantes, comme on le voit dans la Vie de saint Bernard, livre II, chapitre VI, en 1135, d'après notre Chronologie.

mon coeur est auprès de vous si mon corps est absent, malheureusement ni vous ni moi ne pouvons faire que vous le voyiez; mais du moins vous avez un moyen de vous en assurer. Si vous ne pouvez le voir, vous n'avez qu'à descendre dans votre propre cœur pour y trouver le mien; car vous ne pouvez douter que je ressens pour vous autant d'affection que vous en éprouvez vous-même pour moi, à moins que vous ne pensiez que vous m'aimez plus que je ne vous aime, et que vous n'ayez meilleure opinion de votre coeur que du mien sur le chapitre de l'affection. Mais vous êtes trop humble et trop modeste pour ne pas croire que le même Dieu qui vous porte à m'aimer et à vous conduire d'après mes conseils, m'inspire des sentiments d'affection pareils aux vôtres. Quant à moi, je ne sais pas jusqu'à quel point je suis présent à votre affection, mais ce que je sais fort bien, c'est que partout où je suis je me sens auprès de vous par le coeur. Au reste je ne vous écris que deux lignes comme en courant et chemin faisant, mais j'espère vous écrire plus longuement une autre fois, si Dieu m'en donne le loisir.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXVI.

85. A Ermengarde, comtesse de Bretagne, épouse du comte Alain, grande bienfaitrice des religieux de Clairvaux, pour lesquels elle construisit un monastère près de Nantes, au rapport d'Ernald (livre n De la Vie de saint Bernard, no 34). Cette maison fut appelée Buzay; elle a maintenant pour abbé l'illustre Caumartin, qui nous a communiqué le titre de fondation de son monastère. Nous y voyons que " le duc Conan, fils d'Alain et d'Ermengarde, avait résolu, de concert avec sa mère, de construire l'abbaye de Buzay, mais trompés par les mauvais conseils de quelques personnes, ils avaient renoncé à leur projet. Cependant l'abbé de Clairvaux, Bernard, de qui relevait le monastère de Buzay, étant venu dans ce lieu et le trouvant presque entièrement désolé, se sentit ému de douleur : alors m'accusant moi-même, continue Conan, de mensonge et de perfidie, je donnai l'ordre à l'abbé et à ses religieux de vider les lieux et de retourner à Clairvaux. Alain intercéda pour eux, et ayant rapporté au monastère les objets qu'il en avait enlevés, il se mit en devoir d'en faire terminer les bâtiments. Ce titre est signé par Roland, évêque de Vannes, Alain, évêque de Rennes, Jean, évêque de Saint-Malo, et lterius, évêque de Nantes; avec ces évêques ont signé aussi Pierre et André, l'un abbé, l'autre religieux de ce monastère. Si la place nous le permet, nous rapporterons ce titre en entier à la fin des notes. Pour en revenir à Ermengarde, Geoffroy, abbé de Vendôme, l'exhorte, dans sa vingt-troisième lettre du cinquième livre, à donner suite au projet qu'elle avait conçu d'embrasser la vie religieuse et auquel elle paraissait avoir renoncé (Note de Mabillon).

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LETTRE CXVII. A LA MÊME.

Saint Bernard loue sa ferveur dans le service de Dieu et lui témoigne le désir de la voir.

Mon coeur est au comble de la joie quand j'apprends que le vôtre est en paix; votre satisfaction fait la mienne, et quand votre âme est bien-portante, la mienne se sent pleine de santé. Votre joie ne vient ni de la chair ni du sang, puisque, non contente de renoncer aux grandeurs pour vivre dans l'humilité, à l'éclat de la naissance pour mener une existence obscure et cachée, aux richesses pour embrasser la pauvreté, vous vous privez encore de la consolation de vivre dans votre patrie, auprès de votre frère et de votre fils. On ne peut donc douter que cette sérénité d'âme ne soit l'ouvre du Saint-Esprit. Il y a bien longtemps déjà que la crainte de Dieu vous a fait concevoir le dessein de travailler à votre salut; vous l'avez enfin mis à exécution, et maintenant la crainte a cédé la place à l'amour de Dieu dans votre âme. Quel plaisir n'aurais je pas à m'entretenir de vive voix avec vous sur ce sujet au lieu de ne le faire que par lettre ! En vérité j'en veux quelquefois à mes occupations qui m'empêchent de vous aller voir; je suis si heureux quand elles me permettent de le faire ! Il est vrai que cela n'arrive pas souvent; mais si rarement que ce soit, je n'en éprouve que plus de bonheur à le faire; car j'aime mieux ne vous voir que de temps en temps, que de ne pas vous voir du tout. J'espère vous faire bientôt une visite; j'en éprouve d'avance le plus grand bonheur.

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LETTRE CXVIII. A LA TRÈS-NOBLE ET TRÈS-RELIGIEUSE DAME BÉATRIX.

Saint Bernard loue sa charité et sa bienveillante sollicitude.

Je suis charmé de la bienveillance et des bontés dont vous m'honorez; je me demande, excellente Dame, ce qui peut vous inspirer tant d'intérêt et de sollicitude pour moi. Si j'avais l'honneur d'être votre fils, votre neveu ou votre parent, à quelque degré que ce fût, je m'expliquerais ces témoignages continuels de votre bonté, ces civilités quotidiennes et toutes ces marques de bienveillante affection que vous me prodiguez; je croirais y avoir quelque droit, et je ne m'étonnerais pas de me les voir donner. Mais ce n'est point une mère qui me traite ainsi, c'est une dame que sa naissance élève au-dessus de moi : de là vient un étonnement qui ne saurait aller trop loin. En effet, quel parent, quel ami s'occupe autant de moi que vous le faites? Qui est-ce qui s'inquiète comme vous de ma santé? Ai-je laissé dans le monde une seule personne qui porte aussi loin sa sollicitude pour moi, ou même qui ait conservé de moi un pareil souvenir? Hélas! amis, parents, voisins, tous me regardent comme un homme qui n'est plus; il n'y a que vous qui ne puissiez m'oublier. Vous avez hâte de savoir comment je me porte et d'apprendre des nouvelles de ma santé, du voyage que je viens de faire et de l'établissement nouveau où je viens de conduire quelques religieux. Je vous dirai donc en quelques mots que ces bons religieux sont passés d'un vrai désert, d'une vaste et affreuse solitude, dans un séjour où rien ne leur manque, les bâtiments non plus que les amis; dans un canton d'une admirable fertilité et d'un délicieux aspect. Je les ai laissés heureux et tranquilles, et je suis revenu la joie et la paix dans l'âme. Mais à mon retour j'ai été repris pendant quelques jours de mes accès de fièvre avec tant de violence que je pensai en mourir; en ce moment, grâce à Dieu, j'ai recouvré la santé, et mes forces sont tellement bien revenues que je me trouve beaucoup mieux que je n'étais quand je me mis en route.

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LETTRE CXIX. AU DUC ET A LA DUCHESSE DE LORRAINE.

Saint Bernard les remercie de l'exemption d'impôts dont ils l'ont fait jouir jusqu'alors, et leur rappelle que les princes doivent prendre garde que leurs faveurs ne soient rendues illusoires par leurs agents et leurs ministres.

Au Duc (a) et à la Duchesse de Lorraine, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et vieux ardents qu'ils s'aiment l'un l'autre d'un amour aussi tendre que chaste, et qu'ils aient pour Jésus-Christ plus d'amour encore qu'ils n'en ont l'un pour l'autre.

Toutes les fois que les besoins de notre ordre m'ont obligé d'envoyer quelques-uns de nos gens dans votre pays, nous avons reçu de Votre Grandeur mille marques de bienveillance et de bonté, et vous avez abondamment subvenu à tous leurs besoins; vous les avez affranchis de tout péage (b), de toutes redevances, soit pour leur passage, soit pour leurs transactions. Le Seigneur saura bien vous en récompenser avec usure dans le ciel; car, s'il faut l'en croire sur sa parole, il tient pour fait à lui-même tout ce qu'on fait au moindre des siens (Matth., XXV, 40). " Mais d'où vient après cela que vous laissez vos gens réclamer le payement des droits dont vous nous exemptez ? Il est, ce me semble, de votre honneur, aussi bien que de l'intérêt de votre salut, que personne ne puisse rendre vaines les concessions due vous nous avez faites; si donc vous ne rétractez pas vos dons, — à Dieu ne plaise que vous le fassiez? — et si votre intention généreuse est toujours la même à notre égard, veuillez si bien confirmer les immunités que vous nous avez accordées, que désormais nos frères n'aient plus à craindre d'être inquiétés par vos gens à ce sujet, sinon nous sommes. prêts, à l'exemple de Notre-Seigneur qui ne refusa pas de payer l'impôt qu'on exigeait de lui, à donner à César ce qui appartient à César, à payer l'impôt à qui l'impôt est dû, ainsi que le tribut à quiconque a droit de le réclamer, d'autant plus, selon l'Apôtre, que nous devons moins songer au tribut que nous vous payons qu'à l'avantage qui vous en revient.

a Simon et Adélaïde, non pas Gertrude, comme plusieurs l'ont écrit. On peut voir le récit de la conversion de cette duchesse par saint Bernard, dans l'histoire de sa Vie, livre Ier , chap. XIV. Elle prit le voile, en qualité de religieuse, au Tart, monastère des environs de Dijon, comme on le voit par la lettre autographe du duc Matthieu, son fils, qui l'appelle Athéleïde. Pierre-François Chifflet a publié cette lettre à Paris en 1679, à la suite de quatre opuscules. Nous ne parlerons donc pas des prétendues lettres de Gertrude à saint Bernard et de saint Bernard à Gertrude, que Bernard Brito a traduites du français en portugais, puis en latin.

b C'est la rétribution que devaient payer tous ceux qui passaient ; ce n'est autre chose que ce qu'on entend vulgairement par le droit de passage.

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LETTRE CXX. A LA DUCHESSE DE LORRAINE.

Saint Bernard la remercie de ses offres obligeantes et la détourne de la pensée d'une guerre injuste.

Je rends grâces à Dieu pour les bienveillantes dispositions dans lesquelles vous êtes tant à son égard qu'au nôtre, car toutes les fois qu'une étincelle de l'amour divin jette quelques éclairs dans une âme mondaine enivrée des grandeurs de la terre, on ne peut douter que ce ne soit l'effet de la grâce de Dieu, et non d'une disposition humaine. J'accepte avec reconnaissance les offres obligeantes de service que vous me faites dans vos lettres; mais n'ignorant pas qu'une affaire importante et inattendue réclame tous vos soins en ce moment, je crois, sauf avis contraire de votre part, que nous devons attendre un moment qui soit plus à votre convenance; car nous serions bien fâchés d'importuner qui que ce soit, surtout quand il s'agit d'une oeuvre de piété où nous devons bien plus songer à l'avantage de nos bienfaiteurs qu'aux témoignages de leur bon vouloir. Veuillez donc, je vous prie, m'indiquer dans votre réponse, dont le porteur de cette lettre se chargera, le jour et l'endroit dont vous aurez fait choix pour venir dans nos parages, après avoir terminé l'affaire qui vous occupe en ce moment; le frère Guy (a) ira au-devant de vous, et s'il trouve dans vos domaines quelque chose qui puisse convenir à notre ordre, vous pourrez donner à vos promesses une suite plus prompte et plus satisfaisante : vous savez que " Dieu aime qu'on donne de bon cœur (II Cor., IX, 7). " Si vous préférez ne pas remettre cette affaire à plus tard, veuillez me le faire savoir, car je suis tout disposé à faire ce que vous désirerez de juste et de raisonnable dans cette circonstance. Veuillez présenter nos respects au duc votre mari, que je prends la liberté d'engager, ainsi que vous, à renoncer pour l'amour de Dieu, à ses prétentions sur le château qu'il se propose de réclamer les armes à la main, si devant Dieu vous reconnaissez qu'elles ne sont pas fondées, car vous savez qu'il est écrit : " A quoi bon conquérir l'univers entier, si l'on vient à perdre son âme et à se damner (Matth., XVI, 26) ?

a Nous pensons qu'il s'agit ici de Guy, abbé de Trois-Fontaines, qui fit plusieurs voyages en Lorraine, et dont il est parle dans les soixante-troisième et soixante-neuvième lettres.

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LETTRE CXXI. A LA DUCHESSE (a) DE BOURGOGNE.

Saint Bernard l'engage à oublier ses griefs contre Hugues et à consentir au mariage d'un de ses sujets.

L'amitié singulière dont vous voulez bien m'honorer, tout pauvre religieux que je suis, est si bien connue, que tous ceux qui se croient tombés en votre disgrâce s'imaginent qu'ils ne peuvent trouver un meilleur avocat que moi auprès de vous. Ainsi, dernièrement, comme je me trouvais à Dijon, un certain Hugues de Bèse vint me prier de vous faire oublier les trop justes griefs que vous avez contre lui, et d'obtenir, pour l'amour de Dieu, votre consentement au mariage de son fils.-Il est vrai que ce mariage ne vous plaisait pas, mais il ne s'est entêté à le faire que parce qu'il y voyait de grands avantages. Aujourd'hui, il me presse et me fait solliciter de nouveau par ses amis pour le même sujet. Pour moi, si je ne me préoccupe pas beaucoup des avantages temporels qui l'ont fait agir, je ne puis pourtant pas, en voyant que les choses, de son côté, en sont au point où il les a conduites, ne pas vous dire qu'il ne peut, sans se parjurer, s'abstenir de donner suite à ses projets de mariage, et qu'il vous faudrait, à vous, de bien graves raisons pour contraindre un chrétien,votre sujet, à violer sa parole (b). Soyez sûre qu'il ne saurait demeurer fidèle à son prince s'il viole sa foi envers Dieu; d'ailleurs, je crains non-seulement que vous ne recueilliez aucun avantage pour vous d'une plus longue opposition, mais encore que vous ne vous exposiez au péril de tenir séparées deux personnes que Dieu voulait peut-être unir. Je prie Dieu de répandre sur vous, très-noble et très-chère Dame, ainsi que sur vos enfants, ses grâces et ses bénédictions; ces jours-ci sont un temps favorable, de vrais jours de salut; distribuez votre blé aux pauvres du Christ, afin qu'il vous le rende avec usure dans l'éternité.

a Mathilde, femme de Hugues Ier duc de Bourgogne; elle nourrissait du ressentiment pour Hugues de Bèse. Base est un endroit éloigné de quatre lieues de Dijon, et célèbre par un monastère de Bénédictins de ce nom. Voir Pérard, pages 221 et 222.

b C'est-à-dire à manquer à la bonne foi qui consiste à tenir à la parole donnée.

 

 

 

 

 

LETTRE CXXII. HILDEBERT (a), ARCHEVÊQUE DE TOURS, A BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

La réputation de sainteté de saint Bernard porte Hildebert il lui écrire pour lui demander son amitié.

1. Si c'est à l'odeur qu'on juge un parfum, à ses fruits qu'un cornait un arbre, c'est à la bonne odeur de votre nom que je connais la sainteté de votre vie et la pureté de votre doctrine. Je demeure bien loin de vous, il est vrai, mais j'ai entendu raconter quelles nuits délicieuses vous passez avec votre Rachel et quels nombreux enfants vous donne votre Lia; j'ai appris aussi comment vous cultivez la vertu et quelle guerre vous faites à la chair. Il n'y a qu'une voix sur votre compte parmi ceux qui me parlent de vous, tant est grande l'excellence de vos vertus, et bonne l'odeur que répand le baume de votre piété. Ce sont comme les prémices de la moisson que vous ferez au dernier jour; ce renom impérissable est la récompense de la vertu en ce monde; elle ne le doit qu'à elle et il n'y a qu'elle qui puisse se le conserver; les dents de l'envie n'ont point de prise sur lui, et la faveur des hommes est impuissante à le procurer. On sait bien que la réputation des saints ne craint pas les détracteurs et n'attend rien de la flatterie; elle ne dépend que des saints eux-mêmes; elle grandit s'ils croissent en vertu, elle s'éclipse si leurs vertus s'éteignent. L'Eglise tout entière, j'en suis convaincu, espère bien que ce renom de sainteté que vous vous êtes acquis se soutiendra toujours, parce qu'elle ne doute pas qu'il ne soit fondé sur le roc.

a Dans plusieurs manuscrits, cette lettre et la suivante sont placées après la cent vingt-septième, et dans quelques-uns même, après la deux cent cinquante-deuxième. Hildebert, l'auteur de cette lettre, fut évêque du Mans de 1098 à 1125, année où Il devint archevêque de Tours et succéda à Gilbert. Cela ressort du récit d'Orderic Vital, livre X, à l'année 1098, et des actes des évêques du Mans, imprimés dans le tome III des Analectes, où il est dit que Guy, son successeur au siégé épiscopal du Mans, ne fut consacré, en 1126, qu'après bien des difficultés.

Hildebert ne gouverna l'Eglise de Tours que six ans et demi, comme le disent les actes cités plus haut, auxquels se rapportent une copie de Duchesne, l'histoire de la métropole de Tours, par Jean Maan , et ce que dit Orderic , à l'année 1125, page 882, quand il ne fait occuper à Hildebert que sept ans environ le siège métropolitain de Tours; d'où il suit que Hildebert ne vécut pas jusqu'en 1136, comme le dit la Gaule chrétienne, mais seulement jusqu'en 1132, comme le rapporte Jean Maan. Horstius, dans sa note sur cette lettre, a parlé d'une autre lettre qui serait la vingt-quatrième de Hildebert, également adressée à saint Bernard. Mais cette, dernière lettre qu'on trouve sans nom de destinataire dans toutes les éditions, est adressée, dans deux manuscrits que nous avons nous-même suivis, à l'abbé de Cluny, H... Elle nous montre que Hildebert aurait eu l'intention de se retirer à Cluny, si le souverain Pontife y avait consenti. Pierre de Blois parle avec éloge dans sa cent et unième lettre de celles de Hildebert.

2. Pour moi, en entendant parler de vous comme on le fait partout, je n'ai pu résister au désir de solliciter de vous la faveur de votre amitié et d'un souvenir dans vos prières, surtout à ces heures on, cessant de converser avec les hommes, vous traitez de leurs intérêts avec le Roi aux notes. des anges. Tout ce que m'a rapporté de vous l'archidiacre de Troyes, Gébuin, n'a fait qu'augmenter le désir que je vous manifeste; je vous recommanderais cet homme non moins distingué par sa piété que par son savoir, si je ne savais que votre amitié tient lieu de toute recommandation à ceux à qui vous avez fait l'honneur de l’accorder. Je veux pourtant que vous sachiez que c'est lui qui m'a appris que vous ne prêchez pas moins efficacement dans l'église par vos exemples que pare vos discours. Je finis de peur de vous ennuyer par une plus longue lettre, mais je ne cesserai point de vous demander votre amitié jusqu'à ce que j'aie le bonheur de l'obtenir. Je vous prie de vouloir bien me répondre pour me dire dans quelles dispositions vous êtes à ce sujet.

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LETTRE CXXIII. RÉPONSE DE SAINT BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX, A L'ARCHEVÊQUE DE TOURS, HILDEBERT.

Vers l’an 1130

Saint Bernard lui répond par des louanges aux louanges qu'il en reçues.

Quiconque est bon ne tire que de bonnes choses du trésor de son coeur; votre lettre fait votre. éloge en même temps que le mien; elle m'a causé une grande satisfaction, car en me procurant l'occasion de vous adresser les compliments dont vous êtes si digne, mon révérend Père, elle me donne à moi-même quelques sentiments de juste fierté, car vous me faites beaucoup d'honneur en daignant abaisser Votre Grandeur jusqu'à moi, et montrer tant d'estime pour mon humble personne. On ne voit pas souvent les hommes haut placés aimer ainsi à descendre et à se rapprocher des hommes de rien, mais ce spectacle est infiniment agréable aux yeux de Dieu. Quelle meilleure preuve de sagesse peut-on donner que de se conformer dans sa conduite aux conseils que la Sagesse même nous donne en ces termes : " Plus vous êtes élevé en dignité, plus vous devez vous humilier en toutes choses (Eccli., III, 20). " C'est ce que vous avez fait, vous que l'âge et la dignité élèvent si fort au-dessus de moi, quand vous êtes descendu jusqu'à votre serviteur très-humble et bien jeune encore. Après cela, je serais également bien fondé à relever votre sagesse consommée, et mes louanges seraient beaucoup plus méritées que celles que vous m'avez prodiguées. Quand il s'agit d'affirmer quelque chose, on doit s'appuyer sur la connaissance exacte des faits et ne point se contenter du témoignage incertain de la rumeur publique; on risque moins de se tromper quand on a pris toutes ses précautions avant de louer. Or quelle preuve avez-vous du prétendu mérite dont vous avez bien voulu me féliciter dans votre lettre? Quant à moi, je trouve la preuve du vôtre dans la lettre où vous exagérez le mien; on pourrait peut-être relever dans votrelettre le langage du savoir, la pureté et la douceur du style, l'élégance des tournures, les agréments et la concision de la phrase; mais, moi, ce que j'y trouve de plus admirable, c'est cette humilité qui abaisse Votre Grandeur jusqu'à me prévenir en m'écrivant le premier pour m'accabler de louanges et rechercher mon amitié. Assurément, je lis dans votre lettre non pas ce que je suis en effet, mais ce que je voudrais être en rougissant de ne l'être pas encore. Néanmoins, tel que je suis, de mente que si Dieu me fait la grâce de me rendre meilleur, vous pouvez croire, mon très-révérend et bien-aimé Père, que je suis et ne cesserai jamais d'être tout à vous.

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LETTRE CXXIV. AU MÊME HILDEBERT, QUI N'AVAIT PAS ENCORE RECONNU LE PAPE INNOCENT.

Vers l'an 1131.

Saint Bernard l'engage à reconnaître pour légitime pape, Innocent II, que l'antipape Pierre de Léon avait forcé à se réfugier en France.

A l'illustre et savant pontife Hildebert, archevêque de Tours, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et prière de n'agir que selon l'inspiration du Saint-Esprit et de tout examiner à sa lumière.

1. Pour parler le langage du Prophète, je dirai en commençant cette lettre : " Mes yeux ne voient que sujets de tristesse et de larmes; l'enfer sépare les frères les uns des autres (Ose., XIII, 14 et 15). " Il me semble, en effet, que, selon le langage d'Isaïe, il y ait des gens qui ont fait un pacte avec l'enfer et conclu une alliance avec la mort; car je vois un serviteur de Dieu, Innocent, l'oint du Seigneur, devenir pour les uns une cause de ruine, en même temps qu'il en est une de salut pour les autres. Ceux qui tiennent pour lui sont pour Dieu, mais ses adversaires tiennent pour l'antechrist ou sont l'antechrist lui-même. L'abomination est dans le lieu saint; on met le feu au sanctuaire pour s'en rendre maître; on persécute l'innocence dans la personne d'Innocent qui fuit devant Léon tomate à l'aspect d’un lion, selon ce mot du Prophète : " Quand le lion rugit, qui ne serait effrayé (Amos., III, 8) ? " Il s'enfuit, dis-je, d'après ce conseil du Seigneur : " Lorsqu'on vous persécutera dans une ville, enfuyez-vous dans une autre (Matth., X, 23). " C'est ce qu'il fait à l'exemple des Apôtres dont il se montre ainsi le véritable successeur. Saint Paul lui-même a-t-il rougi de se faire descendre des murs de Damas dans une corbeille pour échapper ainsi aux mains de ceux qui voulaient le mettre à mort? Mais en s'enfuyant de la sorte, il avait moins en vue d'éviter la mort que d'ôter à ses persécuteurs l'occasion de commettre un crime; il songeait beaucoup plus à les sauver qu'à se sauver lui-même. N'est-il ;pas juste que l'Eglise reconnaisse le successeur du grand Apôtre dans le pape Innocent qui marche si bien sur ses traces?

2. Au reste, la fuite d'Innocent n'est pas sans utilité; elle est pénible sans doute, mais en même temps elle a ses avantages. Exilé de la ville pontificale, il est accueilli par l'univers entier; des extrémités du monde chrétien on accourt au-devant du pontife exilé, les mains pleines de secours; il ne se trouve plus qu'un Gérard d'Angoulême pour maudire, comme un autre Séméi, ce David fugitif. Mais que ce malheureux le veuille ou non, il ne peut empêcher, malgré le mécontentement qu'il en éprouve, qu'Innocent ne soit accueilli avec honneur à la cour des rois, et ne soit partout couronné de gloire. Est-il un prince qui ne le reconnaisse pour l'élu de Dieu? Les rois de France, d'Angleterre et d'Espagne, l'empereur même reconnaissent Innocent pour pape et le regardent comme le pasteur légitime de leur âme. Le seul Achitopel ignore que tous ses desseins sont connus et déjoués; en vain ce malheureux s'ingénie à inventer quelque intrigue nouvelle contre le peuple de Dieu, avec l'intention de détruire l'attachement inviolable des fidèles pour le saint Pontife, et de confondre tous ceux qui refusent de plier le genou devant Bélial; il ne réussira jamais à faire régner le parricide, objet dé ses préférences, sur Israël et sur la cité sainte, qui n'est autre que l'Eglise du Dieu vivant, la colonne de la foi, le soutien de la vérité; car " il n'est pas facile de rompre la triple chaîne (Eccle., IV, 12) " d'une élection faite par les plus gens de bien, approuvée par le plus grand nombre, et, ce qui mieux est, soutenue par des moeurs irréprochables. Or voilà sur quoi s'appuie le droit d'innocent au titre de souverain Pontife.

3. L'on attend, avec une impatience extrême, que vous vous déterminiez enfin, mon très-révérend Père, à le reconnaître à votre tour. Votre adhésion, quoique tardive, sera comme la rosée du ciel qui tomba sur la toison de Gédéon. Ce n'est pas que je désapprouve une certaine lenteur quand elle procède du désir de n'agir qu'avec maturité et de ne rien faire à la légère; ainsi Marie ne répond au salut de l'ange qu'après avoir pris le temps de se demander ce qui le lui valait, et saint Paul recommande à Timothée de n'imposer les mains à ;personne avec précipitation; mais en qualité d'ami j'ose vous dire: N'exagérez pas cette règle de conduite, et "ne cherchez point à être plus sage qu'il ne faut (Rom., XIII, 3). " Je ne puis voir, je l'avoue, sans en ressentir de l'humiliation, que l'antique serpent, négligeant désormais de s'attaquer à des femmes faibles et sans portée, s'en prenne maintenant à des âmes aussi fortes que la vôtre et tente d'ébranler de pareilles colonnes de l'Eglise. J'espère bien que tous ses efforts ne réussiront pas à vous renverser; vous savez qu'il est dit que l'ami de l'Epoux sa tient debout, tout heureux d'entendre la voix de ce dernier, qui ne lui parle que de consolation et de salut, de paix et d'union.

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LETTRE CXXV. A MAITRE GEOFFROY (a) DE LOROUX.

L’an 1131

Saint Bernard réclame l'appui de ses talents en faveur d'Innocent, contre l'antipape Pierre de Léon.

1. Si on aime dans la fleur le parfum qui flatte l'odorat, on recherche dans le fruit une saveur qui plaise au goût. Nous avons senti l'odeur exquise que répand votre excellente réputation; nous serions bien désireux de connaître le goût des fruits que vous pouvez produire. Je ne suis pas seul, veuillez bien le croire, à réclamer par le temps qui court, l'appui de vos talents; mais celui qui n'a pas besoin de nous, Dieu même aujourd'hui le demande avec moi. Ne vous trouvez-vous pas honoré de coopérer à l'oeuvre de Dieu? Ce serait un crime de vous y refuser. Vous jouissez d'une grande considération devant Dieu et devant les hommes, vous avez la science en partage, de l'indépendance dans le caractère, le don de la parole, une éloquence vive et pénétrante et du piquant dans le stylé; avec de pareils dons vous ne pouvez, dans les circonstances présentes, faire défaut à la cause de l'Epouse du Christ, si vous êtes l'ami de l'Epoux : c'est en effet dans le besoin qu'on reconnaît les vrais amis. Eh quoi! vous prétendez continuer à vivre dans le calme le plus profond, pendant que l'Eglise, votre mère, est au milieu des tribulations et des épreuves? Assez longtemps comme cela vous avez goûté les douceurs du repos, assez longtemps vous avez pu employer vos loisirs au gré de vos désirs; le temps est venu maintenant d'agir contre ceux qui foulent aux pieds la loi de Dieu. La bête de l'Apocalypse qui vomit le blasphème et fait la guerre aux saints, occupe en ce moment la chaire de Pierre comme un lion prêt à tout dévorer; non loin de vous il en est une autre (Gérard d’Angoulême) qui rugit comme un lionceau dans son

a Geoffroy de Loroux, docteur très-renommé et archevêque de Bordeaux, prit son nom de Loroux, localité du diocèse de Tours, voisine du Poitou, célèbre jadis par un prieuré dépendant de Marmoutiers. Voilà pourquoi Gérard d'Angoulême est appelé dans cette lettre une bête du voisinage de Geoffroy. Il existe un autre endroit du nom de Loroux, situé dans le diocèse d'Angers avec une abbaye de Cisterciens.

antre; si la première est plus féroce, la seconde est plus rusée, et toutes deux se sont liguées contre Dieu et contre l'oint du Seigneur. Hâtons-nous de rompre les liens dont ils veulent nous charger et de secouer le joug qu'ils essaient de placer sur nos têtes.

2. Pour moi, dans ces contrées, j'ai travaillé, avec tous les autres serviteurs de Dieu que le zèle de sa gloire enflamme, à inspirer un même esprit aux populations et j'ai engagé les princes à se coaliser contre les méchants, à ruiner leurs desseins et à exterminer tout ce, qui s'élève contre le Seigneur. Grâce à Dieu, ce n'a pas été sans succès; l'empereur d'Allemagne et les rois de France, d'Angleterre, d'Écosse, d'Espagne et de Jérusalem se montrent favorables au parti d'Innocent; le clergé et les fidèles de ces contrées le reconnaissent comme leur père et leur chef et conspirent tons ensemble à demeurer unis d'esprit dans les liens de la paix. D'ailleurs, quoi de plus juste que l'Église reçoive pour pape légitime celui dont la réputation est la meilleure et dont l'élection a été faite par la plus saine partie des électeurs, c'est-à-dire par ceux qui l'emportent sur les autres en nombre et en mérite ? D'où vient, mon cher frère, que vous n'agissez point encore ? Jusqu'à quand durera cet assoupissement dangereux dans le voisinage d'un serpent ? Vous êtes un enfant de paix, je le sais, et rien ne saurait vous déterminer â rompre les liens de l'unité; mais cela ne suffit pas, il faut encore que vous la protégiez contre les attaques dont elle est l'objet, et que vous contribuiez de toutes vos forces à repousser ceux qui veulent la détruire. Ne craignez pas la perte du calme dont vous jouissez, vous en serez abondamment dédommagé par la gloire d'apprivoiser ou de réduire au silence la bête de votre voisinage et d'arracher avec la grâce de Dieu, à la gueule du lion, une proie d'une importance considérable dans la personne du comte de Poitiers..

 

 

 

 

 

LETTRE CXXVI. AUX ÉVÊQUES D'AQUITAINE CONTRE GÉRARD D'ANGOULÊME.

Vers l'an 1132.

Saint Bernard plaide, avec une force admirable, la cause du pape Innocent II, contre Gérard d'Angoulême qui tenait pour le parti de l'antipape; il dépeint ses moeurs et dévoile ses subterfuges.

A messeigneurs et, vénérables pères les évêques de Limoges, de Poitiers, de Périgueux et de Saintes, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et constance dans l'adversité.

1. C'est pendant la paix que la vertu s'acquiert., dans la lutte qu'elle se montre, et après la victoire qu'elle a droit au triomphe. Le moment est venu pour vous, mes très-révérends et très-honorés Pères, de signaler la vôtre. L'épée qui menace l'Église entière est levée sur vos têtes et ses coups sont pour, vous d'autant plus à redouter, que dans le corps du Christ c'est vous qu'elle menace les premiers. Il n'y a pas de milieu dans les attaques quotidiennes dont vous êtes l'objet, il ne vous reste qu'à parer, d'une main infatigable, les coups sans cesse dirigés contre vous ou à tendre honteusement la gorge au fer de l'ennemi; mais à Dieu ne plaise que cette dernière alternative soit la vôtre! Le nouveau Diotréphès (a), qui affecte la primauté parmi vous, vous rejette de sa communion, il refuse de reconnaître avec vous celui qui vient au nom du Seigneur et que reçoit l'Église entière, et il se prononce pour celui qui vient en son propre nom. Je n'en suis pas surpris, car une véritable fièvre d'ambition consume, jusque, dans les glaces de l'âge, le coeur de cet ardent vieillard ; je n'en parle pas sur de téméraires ou fausses rumeurs, mais je juge qu'il en est ainsi d'après son propre langage. En effet, dans une lettre confidentielle au chancelier de Rome, n'a-t-il pas demandé récemment en termes plutôt pleins de bassesse que d'humilité la charge et le titre honorable de légat du saint Siége (b) ? Hélas ! qui ne les lui a-t-on donnés ! peut-être son ambition satisfaite aurait-elle été moins nuisible; en tout cas elle n'eût porté. préjudice qu'à lui : aujourd'hui, frustré dans ses espérances, il souffle la discorde dans l'Église entière. Voyez l'aveuglement de ceux que l'ambition dévore: ou le sait, le titre de légat est un pesant fardeau, surtout pour des épaules que le poids des ans courbe déjà vers la terre, et nous voyons ce vieillard regarder comme une peine encore bien plus lourde de vivre sans ce titre le peu de jours qui lui restent.

2. Mais peut-être m'accusera-t-il de jugement téméraire à son égard, peut-être dira-t-il que lje me permets de juger les dispositions secrètes de son âme sur de simples soupçons et sur des conjectures que rien n'autorise. Il est vrai, je n'ai que des soupçons, mais je me demande quel homme serait assez simple pour ne pas juger comme je le fais et ne se point contenter de semblables conjectures. Voici en peu de mots les faits sur lesquels je m'appuie. Il est un des premiers, sinon le premier de tous à écrire au pape Innocent, auquel il demande le titre de légat; ne l'ayant pas obtenu, il conçoit un dépit violent du refus qu'il a essuyé et passe dans le parti de l'antipape, dont il se dit le légat. Si les choses ne s'étaient pas passées ainsi, s'il n'avait pas commencé par demander à Innocent le titre de légat, ou s'il ne l'avait pas reçu plus tard de Pierre de Léon, on aurait pu attribuer sa défection à quelque autre motif que l'ambition; mais aujourd'hui il y aurait simplicité à le faire. Qu'il renonce à une dignité dont il ne saurait remplir les fonctions, et je

a Il veut parler ici de Gérard, qui ambitionnait le titre de primat, c'est-à-dire de légat du saint Siège ; saint Bernard emprunte ici le langage de saint Jean (III Joan., 9).

b On lit dans plusieurs éditions " la charge pesante et le titre honorable ; " mais le mot pesante manque dans plusieurs manuscrits.

promets de faire tout mon possible pour concevoir de lui une opinion différente de celle que j'en ai; et si je ne puis pas y réussir, je reconnaîtrai sans peine qu'elle est au moins téméraire. Mais il ne le fera pas, j'en suis bien sûr; il n'est pas homme à se dépouiller volontiers d'un titre dont il a été tout fier de se parer au milieu de ceux qui l'entourent, il se croirait dégradé. C'est bien là " ce sentiment de mauvaise honte qui conduit au péché (Eccli., IV, 25). " Peut-on voir en effet quelque chose de pire, un péché plus énorme que l'inflexible orgueil d'un peu de terre et de poussière qui ne veut pas, je ne dis point s'abattre, mais seulement consentir à ne se point s'élever?

3. Voilà pourquoi il a quitté le parti d'Innocent, auquel il avait donné le nom de saint Père, et de la sainte Eglise catholique, sa mère, pour se mettre à la suite de son pape schismatique et ne faire qu'un avec lui dans une commune ambition. Ils ont fait alliance ensemble et ils s'entendent tous deux pour nuire au peuple de Dieu: tel le monstre de Job, " dont les écailles imbriquées les unes sur les autres ne permettent pas au moindre souffle de circuler entre elles (Job., XII, 7). " Ainsi l'un donne à l'autre le titre de pape et celui-ci le nomme son légat: c'est une entente admirable de vanité entre eux, pour mettre la tromperie en oeuvre; l'un rend à l'autre les consolations qu'il en reçoit, ils se donnent un mutuel appui et relèvent réciproquement leur mérite; mais chacun, en agissant ainsi, ne travaille que pour soi, car l'un et l'autre ne pensent qu'à soi; s'ils se sont mis d'accord pour combattre le Seigneur et son Christ, ils se proposent tous les deux un but bien différent, l'un cherche à tirer de l'autre quelque avantage personnel, et, ce qui est abominable, aux dépens de l'héritage du Christ. En effet, n'entreprennent-ils pas sous vos yeux de ruiner son royaume, si vous les laissez faire ? Ce faux légat n'attend pas même pour instituer de nouveaux a évêques qui embrassent le parti de son pape, que les anciens titulaires soient morts, il fait occuper leurs sièges par des intrus et des usurpateurs, à l'aide du bras séculier et du pouvoir tyrannique de quelques princes injustement indisposés contre les évêques des pays soumis à leur domination. Il tend de concert avec eux des piéges à l'innocence: voilà par quelle porte il entre dans la bergerie.

4. Ne pensez pas qu'il se donne tant de peine et de mouvement sans vue d'intérêt personnel et rien que pour son pape; il se vante d'avoir ajouté la France et la Bourgogne aux anciennes limites de sa légation, mais il peut bien y comprendre, s'il le veut, les Perses, les Mèdes et , les peuples qui demeurent dans la Décapole. Qu'il s'attribue pleine et entière juridiction sur les Sarmates eux-mêmes, sur tous les lieux que

a Ainsi il plaça Barnaoul, abbé de Dorat, sur le siège épiscopal de Lisieux. Voir livre II, n .33 de la Vie de saint Bernard.

foulera son pied et sur le monde entier, si bon lui semble; il peut prendre tel titre qu'il voudra et s'enfler des noms les plus vains et les plus chimériques, c'est un homme aussi vaniteux qu'insensé; sur lequel la crainte même de Dieu ne fait pas plus d'impression que le sentiment des plus simples convenances. Il est l'objet de la risée générale et se figure encore n'avoir été deviné par personne ; il ne s'aperçoit pas qu'il est devenu la risée de ses voisins. Qui ne rirait d'un homme qui fait du sanctuaire un champ de foire où, semblable au négociant qui va de boutique en boutique marchander au plus bas prix ce qu'il veut acheter, il va quêtant de tous côtés une dignité ecclésiastique, et se décide enfin pour le pape qui la lui donne en le faisant légat ? Ainsi Rome eût été sans pape s'il ne s'en était trouvé un qui vous fit légat? D'où vous vient ce privilège dans l'Eglise du Christ ? qui vous a donné ce pouvoir dans son héritage ? l'Eglise de Dieu est-elle devenue votre patrimoine? Tant que vous avez eu l'espoir d'obtenir d'Innocent ce que vous avez eu l'indélicatesse honteuse et l'impudence de lui demander, il était pour vous le saint Père, vous l'appeliez pape, dans vos lettres. Que s'est-il donc passé depuis lors pour que vous ne vissiez plus en lui qu'un schismatique? Est-ce due sa sainteté et la légitimité de son souverain pontificat se sont évanouis avec vos espérances ? Il parait qu'il ne vous faut pas beaucoup de temps pour faire couler une eau amère d'une source d'eau douce. Hier Innocent était catholique, très-saint Père, souverain Pontife; aujourd'hui ce n'est plus qu'un homme pervers, un schismatique et un brouillon. de pape il est redevenu Grégoire, simple diacre de Saint-Ange. C'est la même bouche qui tient ce double langage, mais c'est que la duplicité est an fond du cœur qui l'inspire : les intérêts n'étant pas les mêmes, le langage a changé. Quels peuvent être la retenue et le respect de soi-même dans un homme dont la conscience se tait aux cris d'un coeur en opposition avec lui-même, et dont la langue dit tour à tour le pour et le contre? Car, dit l'Apôtre, il s'entend bien mal à faire quelque chose qui mérite d'être approuvé de Dieu et des hommes, celui qui, semblable à un juge inique, ne respecte et ne craint ni les hommes ni Dieu.

5. Il est bien certain que l'ambitieux compromet tout le succès de ses entreprises quand il ne sait plus garder ni bornes ni mesures, et manque infailliblement son coup quand il se dévoile. L'ambition est la mère de l'hypocrisie, il lui faut l'ombre et les ténèbres, la lumière lui est fatale; placée dans les bas-fonds du vice, elle a toujours l'exil en haut, mais toute sa peur est qu'on ne l'aperçoive; cela se conçoit, elle ne peut arriver à son but que si elle échappe à tous les regards, car plus on recherche la gloire moins on y arrive, quand on est soupçonné d'y aspirer. Y a-t-il rien de plus mortifiant, surtout pour un évêque, que de se voir reconnu pour un homme avide de titres et d'honneurs, quand un chrétien ne doit se glorifier que dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ? Ainsi l'ambitieux ne peut compter sur l’estime des hommes qu'autant que la lumière ne se fera pas autour de lui: il pourra se faire aux yeux des hommes qui ne voient que les dehors, une réputation de justice et de sainteté qui durera jusqu'à ce que l'hypocrisie de ses sourdes menées éclate à tous les regards, mais lorsque par impudence ou imprudence, il dévoile le fond de son coeur, l'amour désordonné des grandeurs qu'il montre à tous les yeux tourne à sa honte et à sa confusion bien plutôt qu'à sa gloire, et vérifie en même temps ces paroles de l'Écriture : " Il n'y a que honte et confusion dans la gloire de ceux qui n'ont de goût et de pensées que pour les choses de la terre (Phil., III, 19); " ainsi que celles-ci: " Si je cherche ma gloire elle n'est plus rien (Joan., VIII, 54);" et cette imprécation du Prophète qu'on peut croire, si je ne me trompe, dirigée contre les hypocrites: " Que leur fausse gloire soit semblable à l'herbe qui croît sur le haut des maisons et qui se fane avant même qu'on l'ait arrachée (Psalm. CXXVIII, 6). " Les hommes n'ont pas encore perdu tout sentiment de pudeur au point de ne pas rougir de l'ambition qui a l'impudence de se montrer à découvert, surtout si elle se rencontre dans un vieillard et dans un prêtre à qui une vanité puérile convient d'autant moins qu'elle est en plus grand désaccord avec son âge et son caractère : peut-être le flatte-t-on en face; mais en arrière tout le monde le tourne en ridicule. Il y a une ambition plus délicate et plus éclairée, qui procède avec plus de circonspection, sinon avec une intention plus droite: trouve-t-elle jour à faire avancer ses affaires, elle se donne bien de garde d'agir à ciel ouvert; n'y a-t-il rien à faire, elle se tient cachée et ne sort point de la réserve qu'elle s'est imposée; si elle ne craint pas Dieu d'une crainte salutaire, du moins elle a une sorte de pudeur qui la retient et l'empêche de s'afficher publiquement.

6. Mais faut-il être dévoré d'ambition et tourmenté du besoin de dominer, pour sacrifier ainsi le repos de sa vieillesse et l'honneur de sou sacerdoce au titre précaire de légat qui ne durera, certainement pas plus d'un an, pour rouvrir de ses propres mains le côté du Sauveur, d'où jaillirent autrefois pour le salut des hommes, l'eau et le sang qui les réunirent dans l'unité de la foi ? Mais quiconque essaie de diviser ceux que Jésus-Christ a rapprochés afin de les sauver ensuite, montre qu'il est, non pas un chrétien, mais un antichrétien, et il est coupable de la croix et de la mort du Sauveur. Quelle ardeur effrénée, quelle impatience de tout retard pour jouir de si tristes avantages ! Quelle soif brûlante des honneurs, quelle aveugle et honteuse ambition le consumaient ! Il est contraint d’avouer qu'il a eu le front de commencer, comme je l'ai dit, par faire des tentatives ouvertes et déclarées auprès chi vrai pape; mais, accueilli par un refus, il s'est aussitôt retourné, le chagrin dans l'âme, du côté du pape schismatique, dont la main sacrilège combla les vœux de sa coupable ambition; il s'est mis de nouveau à percer sans ménagement, sans pudeur, le flanc du Dieu de gloire en déchirant son Église pour laquelle il fut jadis ouvert sur la croix. mais un jour il verra celui qu'il a percé, il trouvera un juge dans celui qui souffre maintenant ses outrages avec patience. Quand luira le jour où il rendra justice aux gens de bien opprimés, et prendra en main la cause de la douce innocence pour la venger de ses injustes persécuteurs, croyez-vous qu'il fermera les oreilles aux cris de son Épouse bien-aimée invoquant la puissance de son bras contre tous ceux qui l'ont opprimée? Non, non, il ne pourra être sourd à sa voix plaintive quand elle s'écriera, avec l'accent de la douleur; " Mes proches et mes amis se sont déclarés contre moi; ceux qui me touchaient de plus près se sont tenus à l'écart, tandis que ceux qui en voulaient à ma vie faisaient tous leurs efforts pour me la ravir (Psal. XXXVII, 12, 13). " Pourra-t-il alors ne pas reconnaître dans son Épouse les os de ses os, la chair de sa chair, et, en quelque façon l'âme de son âme? N'est-elle pas pour lui cette Épouse bien-aimée dont la beauté l'a attiré ici-bas, dont il a pris la ressemblance, qu'il a daigné combler des plus tendres et des plus chastes témoignages de son amour, en sorte qu'ils ne sont maintenant tous deux qu'un même corps, comme ils ne seront un jour qu'un seul et même esprit. Si présentement elle ne connaît son époux que selon la chair, il n'en sera plus de même alors, quand l'Esprit du Seigneur Jésus, venant à se manifester, la transformera en lui; la mort sera vaincue dans sa victoire même, et l'Église, dépouillée de la faiblesse de la chair, apparaîtra dans toute la force de l'esprit, elle recevra, de son Époux divin, comme une colombe bien-aimée, tous les traits d'une beauté éclatante et parfaite, elle n'aura plus ni taches ni rides, ni rien qui puisse rappeler les flétrissures du péché et les souvenirs de l'ancienne corruption.

7. Mais je m'aperçois qu'entraîné par ces pensées consolantes je m'éloigne de mon sujet et j'oublie que les temps sont mauvais. La pensée de jours plus heureux me ravit, mais celle du présent me rappelle à la réalité et me replonge dans la tristesse et dans le chagrin. Hélas, comment le raconter sans verser des larmes amères, l'ennemi de la croix du Sauveur porte l'audace jusqu'à chasser de leur siège de pieux évêques qui ne veulent point fléchir le genoux devant la bête apocalyptique dont la bouche éclate en blasphèmes impies contre Dieu et contre son sanctuaire. Il ne recule point à la pensée d'élever autel contre autel, et ne rougit pas d'aller contre toutes les lois divines et humaines. Il dépouille les évêques et les abbés (a) fidèles de leurs sièges et de leurs abbayes,

a Orderic s'exprime ainsi, livre XIII, page 895 : " Dans plusieurs monastères on vit surgir deux abbés, et dans plusieurs évêchés il y eut deux prélats se disputant le siège épiscopal; l'un était pour Pierre Anaclet et l'autre tenait pour Grégoire Innocent. " On trouve la même chose dans les Actes des évêques du Mans, tome III des Analectes, page 338, au sujet de Philippe, évêque intrus de Tours, dont parlent encore les lettres cent cinquantième et cent cinquante et unième de saint Bernard.

et les remplace par des schismatiques qui acceptent, les malheureux, une telle promotion et de la main d'un tel homme! Pour faire un évêque, il parcourt la terre et la mer; tant de fatigues, pour rendre celui qu'il a gagné à sa triste cause, deux fois plus malheureux que lui! D'où peut venir une telle fureur? De ce qu'on ne sait pas, suivant la parole des anges, rendre gloire à Dieu et laisser en paix les hommes de bonne volonté; on usurpe la gloire pour soi et on trouble la paix des autres. Or la gloire n'appartient qu'à celui qui seul est capable d'opérer des merveilles, sans le secours de personne; c'est la pensée de l'Apôtre, quand il s'écrie: " Honneur et gloire à Dieu seul (I Tim., I, 17) ! " Quant à l'homme, il doit s'estimer heureux de son partage, et se regarder comme étant favorisé de la grâce, s'il est dans la paix du Seigneur et en paix avec lui; mais comment en sera-t-il ainsi si les hommes eux-mêmes veulent usurper la gloire de Dieu? Que les pauvres enfants d'Adam sont donc insensés d'aspirer à la gloire en foulant la point de paix aux pieds! C'est ainsi qu'ils se privent de l'une et de l'autre en même temps. N'est-ce pas à cause de cela que le Dieu des vengeances a livré la terre à tant de troubles et de commotions, qu'il exerce son peuple par tant d'afflictions et nous abreuve de tant d'amertumes ?

8. Quoi que nous fassions, l'oracle de l'Esprit-Saint doit s'accomplir un jour, et la division annoncée par les prophètes doit arriver, mais je plains le malheureux qui la cause ! Mieux vaudrait pour lui qu'il ne fût pas né ! Or quel est -il, celui-là ? N'est-ce pas l'homme de péché, qui, nonobstant l'élection canonique du chef de l'Eglise par les vrais catholiques, ose s'élever à sa place, non pas parce qu'elle est sainte, mais parce qu'elle est la première, s'en empare le fer à la main et obtient, à prix d'argent, un poste qui n'appartient qu'à une vie entière de vertus et de mérites de toutes sortes? Il y est arrivé et il s'y maintient, mais il ne s'y maintient que par les mêmes moyens qui l'y ont élevé. Car l'élection dont il fait tant de bruit ne fut pas autre chose que le vote d'une troupe de factieux derrière lequel la malice de son coeur cherche à se mettre à l'abri ; ce n'est qu'une ombre, un vain prétexte; l'appeler une élection, c'est pousser l'impudence à. l'excès et mettre le comble à l'imposture; car, s'il est dans l'Eglise un principe de droit incontestable, c'est qu'il n'y a pas d'élection après une élection. Or il y en avait une; ce qu'on appelle ensuite de ce nom n'est donc pas une élection, ou bien c’est une élection nulle et de nul effet. A supposer même, avec les adversaires, que la première eût été un peu moins solennelle et qu'elle eût manqué de quelques formalités ordinaires, fallait-il procéder à une seconde élection avant d'avoir examiné les vices de la première, et l'avoir déclarée nulle par un jugement en règle? C'est ce qui me fait dire que les factieux qui se sont tant pressés d'imposer les mains au téméraire usurpateur de la papauté, en dépit de l'Apôtre, qui défend " de les imposer avec précipitation à qui que ce soit (I Tim., V, 22), " sont les premiers coupables, les véritables auteurs du schisme et les principaux complices du mal immense que l'antipape fait à l'Eglise.

9. Au reste, ils demandent maintenant que l'affaire soit jugée : n'auraient ils pas dû commencer par attendre qu'elle le fût avant de rien entreprendre? Quand on leur fit cette proposition en temps opportun, ils la rejetèrent; ils ne la font maintenant que pour en tirer parti contre vous, car si vous la repoussez à votre tour, tous les torts paraîtront de votre côté (a), et si vous l'acceptez; ils espèrent bien mettre le temps et les débats à profit pour trouver quelque chose. Est-ce qu'ils désespèrent de leur cause maintenant, et sont-ils convaincus aujourd'hui que, quoi qu'il arrive, elle ne saurait être plus compromise qu'elle l'est actuellement? Considérons, disent-ils, comme non avenu tout ce qui s'est fait jusqu'à cette heure, nous sommes tout disposés, si on veut écouter nos raisons, à nous soumettre à ce qui sera décidé. C'est un piège : à bout de ressources pour séduire les simples, pour donner des armes aux personnes mal intentionnées et pour colorer leur propre malice, ils ont recours maintenant à ce dernier moyen, le seul qui leur reste; quel autre pourraient-ils inventer? Mais Dieu a déjà décidé ce qu'ils demandent qu'on décide après coup, l'événement est l'arrêt qu'il a prononcé, il faudrait être bien hardi polir interjeter appel de cette sentence; c'est alors que Dieu ne pourrait manquer de nous dire par la bouche de son prophète: " Les hommes m'ont ôté le droit de juger (*)! " Il n'est point de dessein au-dessus de ses desseins, et sa parole, rapide comme l'éclair, gagne peuples et rois à l'obédience du pape Innocent. Qui est-ce qui pourrait appeler du jugement de Dieu? Il a été reconnu et proclamé par les archevêques de Ravenne, de Tarragone (b), de Magdebourg et de Salzbourg, Gantier, Hildegaire, Norbert et Conrad; il a été accepté par les évêques Equipert de Munster, Hildebrand de Pistoie, Bernard de Pavie, Landolfe d'Ast, Hugues de Grenoble, et Bernard de Parme (c). Le

a Dans plusieurs vieilles éditions, cette phrase est conçue d'une manière ironique et se traduirait à la lettre ainsi : la raison (pour les torts) paraîtra de votre côté ; c'est ce qu'on appelle parler par antiphrase. Dans un manuscrit de la Colbertine, portant le n. 1410, on lit: "Tous les torts, quoique vous ayez raison, a paraîtront de votre côté. " Ce qui est le vrai sens. Un manuscrit de Beauvais porte simplement et sans ironie : " tous les torts… "

* Texte attribué à tort par saint Bernard à un prophète; il est tiré du livre de la doctrine des saints Pères sur la témérité de juger.

b Celui qui avait succédé à Odelrique qu'Orderic appelle a un très-savant vieillard, livre XIII, pages 891 et 892.

c Bernard de Parme est cité dans plusieurs manuscrits après Bernard de Pavie, il manque même dans quelques-uns, et particulièrement dans deux manuscrits de la Colbertine. Ughel le fait mourir sous le pape Paschal II.

mérite singulier de ces prélats, dont la sainteté bien comme et l'autorité incontestable sont respectées de leurs ennemis mêmes, m'ont aisément déterminé, moi qui suis d'un rang et d'un mérite bien inférieurs, à les prendre pour guides, également heureux, si je me trompe, de me tromper avec eux, et si je suis dans la bonne voie, de m'y trouver en leur société. Je ne parle point d'une infinité d'autres évêques et archevêques de Toscane, de la campagne de Rome, de la Lombardie, de l'Allemagne, de l'Aquitaine, de la France et de l'Espagne, sans compter ceux de toute l'Église d'Orient. Leurs noms sont inscrits au livre de vie, et ne peuvent entrer dans le cadre trop resserré d'une lettre (a).

10. Tous, d'un commun accord, ont formellement rejeté Pierre de Léon et se sont déclarés pour Grégoire qu'ils ont reconnu comme pape légitime, sous le nom d'Innocent II. Ils n'ont été ni gagnés à prix d'argent, ni séduits par adresse, ni entraînés par des considérations de la chair et du sang, encore moins ont-ils cédé aux menaces des puissances de la terre. Ils se sont soumis à la volonté manifeste de Dieu qu'ils n'ont point eu la faiblesse de dissimuler. Je ne parle pas ici des prélats de notre pays, je ne pourrais les nommer tous, ils sont en trop grand nombre. Si je n'en citais due quelques-uns, on ne manquerait pas de dire que c'est pour faire ma cour à ceux-là; pourtant je ne puis passer sous silence tant de saints religieux morts au monde, mais qui mènent en Dieu une existence meilleure que celle qu'ils ont quittée dans le siècle; leur vie cachée en Jésus-Christ, est consacrée tout entière à rechercher quelle est la volonté de Dieu, et à s'y soumettre avec zèle quand elle leur est clairement manifestée. Or les religieux Camaldules (b), ceux de Vallombreuse, les Chartreux, les religieux de Cluny

et ceux de Marmoutiers, mes frères les religieux de Citeaux (d), ceux de

a Ces mots, a et ne peuvent entrer dans le cadre trop resserré d'une lettre, s manquent dans deux manuscrits de la Colbertine et se retrouvent dans un troisième.

b Plusieurs manuscrits écrivent ce nom différemment. Les Camaldules et les deux congrégations de l'ordre de Saint-Benoît de Vallombreuse sont trop connus pour qu'il soit nécessaire d'entrer ici dans aucun détail pour ce qui les concerne.

c Un auteur du temps, Orderic, a décrit la manière dont nos frères de Cluny ont reçu le pape Innocent, livre XIII, page 895 : " En apprenant l'arrivée du pape innocent, les religieux de Cluny lui envoyèrent soixante chevaux ou mulets, etc... " (comme dans la note de Mabillon, n. 87, à la fin dit volume.)

d Deux manuscrits de la Colbertine et un de la Sorbonne portent de Cistell, d'où on a fait le Cistemble dans la plupart des éditions, et par une seconde erreur, on a placé ce nom de religieux après celui des religieux de Cîteaux, comme si à cette époque on n'eût pas désigné les seuls et mêmes religieux, tantôt par le nom de Cistell, et tantôt par celui de Cîteaux. Nous voyons en effet Hermann donner le nom de Cistelliens aux Cisterciens dans son troisième livre des Merveilles de la Bienheureuse vierge Marie de Laon, chapitre VII. Pérard, page 103 et Robert Dumont, à l'année 1140 s'expriment de même; on voit aussi les moines de Cistelth ou de Cistell, dans le tome I, page 703, colonne 20 de l'Histoire des monastères d'Angleterre.

Saint-Etienne de Caen (a), de Tiron (b), de Savigny, en un mot tons les religieux, les séculiers, comme les réguliers que leur sainteté rend recommandables, suivent leurs évêques comme les brebis leurs pasteurs, et, de concert avec eux, sont fermement attachés au pape Innocent, le défendent avec zèle, lui sont humblement soumis et le reconnaissent comme le légitime successeur des apôtres.

11. J'en puis dire tout autant des princes et des rois : les uns et les autres animés d'un même esprit, conspirent avec leurs sujets à se ranger du parti d'Innocent et se plaisent à le reconnaître pour le pape légitime, le père et l'évêque de leurs âmes; enfin on ne pourrait trouver un homme de mérite ou d'un rang distingué qui ne fût du même sentiment. Après cela, il se trouve encore des brouillons assez opiniâtres polir protester avec une insupportable ténacité, pour oser faire le procès à tout l'univers et tenter, malgré leur petit nombre, de dicter des lois à la chrétienté tout entière en l'obligeant de confirmer par un second jugement une élection qu'elle a déjà une première fois jugée et condamnée ; ils ont commencé par agir avec une précipitation coupable, et ils veulent, quand tout est terminé, remettre la chose en question. Mais après tout, quel moyen proposent-ils pour assembler, je ne dis pas les simples fidèles, mais les princes séculiers et les dignitaires de l'Église afin de soumettre le litige à leur jugement? Comment comptent-ils persuader à tant de saints personnages de détruire d'une main ce qu'ils ont élevé de l'autre, et de se déjuger eux-mêmes ? Puis où trouver un lieu de réunion assez vaste et assez sûr, car l'affaire en question intéresse l'Église tout entière, et non point quelques particuliers. Il est donc bien évident que les schismatiques ne demandent une chose impraticable que pour se donner l'occasion de trouver l'Église leur mère en défaut. Les malheureux! ils ne voient pas qu'ils creusent eux-mêmes un précipice sons leurs pas, et qu'ils se forgent des chaînes pour ne pas

a Saint-Etienne de Caen, en Neustrie ou Normandie, au diocèse de Bayeux, a été fondé et magnifiquement doté par Guillaume le Conquérant ; Savigny est une abbaye fameuse du diocèse d'Avranches : " elle a donné naissance à plusieurs autres abbayes, dit Peregrin (Histoire de Fontaine, tome X du Spicilége, page 372), dont les abbés se réunissent en chapitre. L'ordre y fleurit et ils sont partout en odeur de sainteté. " En 1148, l'abbé Serlon plaça l'abbaye de Savigny et trente autres monastères qui en dépendaient sous l'autorité des moines de Cîteaux (loc. cit., page 374).

b Les religieux de Tiron-le-Gardais, dans le Perche, diocèse de Chartres, furent institués par le vénérable abbé Bernard, dont Jean de Vitry fait mention dans son Histoire d'Occident, chapitre XX. Il en est également parlé dans l'Histoire des monastères d'Angleterre, tome I, page 704. On dit que les religieux de Savigny, avant de se donner aux Cisterciens, étaient de l'ordre de Tiron-le-Gardais dont dépendaient alors plusieurs autres abbayes. A tous ces religieux qui se prononcèrent en faveur du pape Innocent, Ernald ajoute encore ceux de Grand-Mont. Voir livre II, n. 45 de la Vie de saint Bernard.

rentrer dans le sein de leur mère. Quand on veut rompre avec un ami on ne manque jamais de prétextes.

12. Mais je veux bien admettre pour un moment que Dieu, agissant comme un homme, change ses desseins et rapporte ses décrets; qu'il rassemble tous les chrétiens des extrémités du monde et qu'il remette la chose jugée en jugement, ce qu'il ne fait jamais; je me demande de quels juges on fera choix. Tout le monde a pris parti dans cette affaire, et il sera bien difficile de s'entendre pour la juger, de sorte qu'un nombre infini d'hommes auront été appelés pour donner la paix à l'Eglise et ne réussiront qu'à y susciter de nouveaux troubles. D'ailleurs je voudrais bien savoir entre quelles mains le schismatique consentirait à remettre la ville de Rome jusqu'à la fin des débats, car on sait combien de temps il a brûlé du désir de s'en rendre maître, ce qu'il lui a fallu dépenser de peines et d'argent pour y réussir, le faste qu'il y déploie et la peur qu'il a de la perdre un jour. Or si Pierre de Léon continue à rester maître de Rome pendant le procès, c'est en vain que le monde entier s'assemblerait pour terminer le litige; d'ailleurs ni le droit civil ni le droit ecclésiastique ne peuvent contraindre celui qu'il a dépouillé à accepter le débat contre lui dans de telles conditions. Si je parle ainsi, ce n'est pas que je me défie de la bonté de notre cause, mais c'est que la loyauté de nos adversaires m'inspire fort peu de confiance, car Dieu a déjà fait briller la justice de notre cause, et l'a rendue plus claire que le jour. Il faut être aveugle pour ne la point voir et n'en être pas ébloui. Mais pour un aveugle, la lumière et les ténèbres sont égales.

13. La question est donc de savoir lequel. des deux prétendants paraît être le véritable pape. Pour ce qui est de leur personne, je ne veux pas qu'on puisse penser que je cède, en en parlant, au besoin de dénigrer l'un ou de flatter l'autre; je n'en parlerai que comme on en parle partout, et ne dirai rien qui ne soit connu et admis de tout le monde. Or il n'est personne qui ne sache que notre pape Innocent est d'une vie et d'une réputation au-dessus de toute attaque, de la part même de son compétiteur, tandis que ce dernier n'est pas toujours à l'abri des coups de langues de ses propres partisans. En second lieu, si l'on examine les deux élections, celle d'Innocent l'emporte sur l'autre par l'intégrité des électeurs, par la régularité dans la forme et par la priorité si on tient compte de l'époque où elles se sont faites. Ce dernier point est hors de doute, je passe aux deux autres et je dis que le premier est incontestable si on fait attention au mérite et à la dignité des électeurs. En effet, cette élection a été faite par la plus saine partie de ceux qui avaient le doit d'y prendre part; c'étaient des cardinaux, évêques, diacres et prêtres en nombre suffisant, d'après les anciennes constitutions, pour faire une élection valide: quant à la consécration de l'élu, elle a été faite par l'évêque d'Ostie, à qui ce privilège particulier est réservé. S'il est vrai qu'Innocent l'emporte sur l'autre par ses vertus, qu'il y a eu dans son élection plus de régularité de la part des électeurs qui l'ont accomplie, sous quel prétexte, ou plutôt par quel esprit de chicane s'efforce-t-on, contre toute espèce de justice et de droit, au mépris de tous les gens de bien qui s'y opposent et de l'Eglise entière qui proteste, de déposer Innocent pour mettre un autre pape à sa place?

14. Vous voyez, mes très-révérends et très-illustres Pères, dans quelle obligation vous vous trouvez de combattre de toutes vos forces une entreprise si coupable, si indigne et si téméraire. Il n'est pas de fidèle qui ne le doive, mais vous le devez encore plus que les autres pour peu que le zèle de la maison de Dieu vous consume. Oui, vous devez, et toutes vos ouailles doivent avec vous, veiller et prier de peur que vous ne succombiez à la tentation; s'il est un endroit où il soit nécessaire d'être plus sur ses gardes et de se tenir prêts à résister avec plus de fermeté, c'est dans le voisinage d'un agresseur connu par la violence de ses attaques, et dans les lieux mêmes où la guerre est dans toute sa force. Déjà vous connaissez par votre propre expérience la ruse et la cruauté de l'ennemi; hélas! quels ravages n'a-t-il pas faits déjà dans vos contrées, en recourant tour à tour à la ruse et à la violence, les armes habituelles de la fureur! Mais sa malice viendra-t-elle à bout de votre sagesse? Sans doute c'est maintenant son heure, la puissance des ténèbres triomphe; mais cette heure est la dernière, et son triomphe n'a plus qu'un moment à durer. Qu'il n'y ait ni terreur ni défaillance parmi vous, ta vertu de Dieu, la sagesse de Dieu, le Christ est avec vous, il est lui-même en cause; courage donc et confiance, il a vaincu le monde, il est fidèle dans ses promesses et vous pouvez être sûrs qu'il ne permettra pas que vos, soyez tentés au-dessus de vos forces. L'insensé parait solidement établi, mais vous ne tarderez pas à voir son parti couvert de malédictions ; car le Seigneur ne souffrira pas longtemps que les justes soient opprimés par les méchants. Cependant c'est à vous de continuer à veiller avec le soin et la sollicitude que réclame votre office, pour empêcher que les méchants ne corrompent les fidèles de vos diocèses.

Prière pour les catholiques: "Répandez vos grâces, Seigneur, sur les hommes au coeur droit et bon (Psalm. CXXIV, 4); " et pour les schismatiques: " Seigneur, couvrez-les d'une salutaire confusion, afin qu'ils soient contraints de retourner à vous (Psalm. LXXXII, 17). "

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXXVI. AUX ÉVÊQUE D'AQUITAINE.

86. Contre Gérard, évêque d'Angoulême. — C'est le second évêque d'Angoulême de ce nom; il était Normand d'origine, du diocèse de Bayeux. Orderic en parle comme d'un homme fort érudit et jouissant d'une certaine réputation et d'un grand crédit dans le sénat de Rome. Ce qui le prouve c'est qu'il fut légat du saint Siège en Aquitaine presque pendant tout le temps du pontificat de Pascal II et des autres papes légitimes jusqu'à Innocent. Il ne manqua pas de zèle, car, si nous en croyons Guillaume de Malmesbury (livre 5 de l'Histoire des rois d'Angleterre, il eut le courage de traiter comme un second Hérode, Guillaume d'Aquitaine, qui avait foulé les droits du mariage aux pieds. Il est vrai que Jean Besle, dans son Histoire des comtes de Poitiers, chap. 32; soutient que le comte Guillaume ne fit jamais rien de tel.

Le pape Innocent ayant refusé le titre de légat à Gérard, celui-ci abandonna honteusement son parti et embrassa celui d'Anaclet qui lui accorda le titre qu'il ambitionnait, et il remplit alors, non pas l'office d'un légat, mais celui d'un ennemi acharné du saint Siège, entraînant tous ceux qu'il pouvait dans le schisme. C'est pourquoi saint Bernard écrivit aux évêques d'Aquitaine pour les mettre en garde contre le séducteur et pour les engager à suivre le parti d'Innocent dont il leur expose les droits à être reconnu comme pape légitime, en leur disant qu'il l'emporte sur son compétiteur, " par la pureté de ses mœurs, par la priorité de son élection, et enfin par la solennité de sa consécration. " Toutefois Anaclet ne manqua pas d'adhérents qui firent valoir des raisons opposées, comme on le voit par la lettré de Pierre, évêque de Porta, auteur et défenseur de l'ordination d'Anaclet à Guillaume évêque de Palestrine; à Matthieu, évêque d'Albano; à Conrad, évêque de Sabine et à Jean, évêque d'Ostie; qui suivaient tous le parti d'Innocent. Cette lettre est rapportée par Guillaume de Malmesbury (liv. I de l'Histoire de Novelle). Le parti d Innocent finit par prévaloir; tous les princes ecclésiastiques, à l'exception de Gérard d'Angoulême et de quelques autres évêques de son bord, ainsi que tous les princes séculiers, si on en excepte Guillaume comte de Poitiers, et Roger roi de Sicile, embrassèrent son obédience. Quant, à Gérard il se consacra tout entier au parti du schisme, qu'il défendit de toutes ses forces, et fit en 1136, selon Orderic une fin malheureuse qu'Ernald a racontée dans le chapitre huitième du deuxième livre de la vie de saint Bernard.

Mais on pense que cet écrivain, par un zèle exagéré pour la religion, s'est permis quelques excès d'imagination contre Gérard, qu'il fait mourir dans l'impénitence finale, sans confession et sans viatique, en ajoutant qu'on le trouva mort dans son lit, le corps extrêmement enflé, et d'autres détails du même genre tout à fait indignes d'un homme sérieux. Ceux qui jugent ainsi s'appuient sur le Récit des faits et gestes des évêques d'Angoulême, où on lit en propres termes : "La veille de sa mort, il dit aux prêtres, dans sa confession, que s'il avait embrassé le parti de Pierre de Léon, c'est qu'il ignorait qu'il agissait contre la volonté de Dieu, ajoutant qu'il se confessait et se repentait de l'avoir fait. il donna à l'église et aux pauvres à peu près tout ce qu'il possédait en mourant. Il célébra encore la messe avec des larmes abondantes le samedi qui précéda le dimanche de sa mort, arrivée en l'an de Notre-Seigneur 1136. Il avait été évêque l'espace de trente-trois ans,… mois… jours. " Comme il avait fait du tort à l'un de ses chapelains par ses actes et ses libéralités, il donna à chacun d'eux à la fin de son épiscopat une mine et une obole. Cet homme qui avait brillé comme un astre dans l'Occident, repose maintenant, ô douleur? sous une tombe obscure hors de l'église qu'il a lui-même construite.

Mais comme ce récit ne s'appuie d'ailleurs sur rien de certain, nous ne voyons pas pourquoi nous refuserions notre créance à Ernald, d'autant plus que Alain d'Autun qui soumit à une sévère critique ses livres de la Vie de saint Bernard; ne s'écarte pas de lui, en cet endroit, de l'épaisseur de l'ongle.

Pour ce qui est d'Anaclet, il mourut aussi misérablement en 1138; le 7 de janvier, suivant Foulques de Bénévent : " Après avoir occupé son Siège l'espace de sept ans, onze mois et vingt-deux jours. " Ce qui est aussi conforme au récit de Guillaume de Malmersbury, disant dans son premier livre de l'Histoire de Novelle : " Anaclet étant mort la huitième année de son pontificat, comme on disait, le pape Innocent commença à jouir du titre de souverain Pontife dans une paix que rien n'a troublée jusqu'à présent. " On peut consulter sur ce sujet les lettres cent quarante-quatre, cent quarante-six et cent quarante-sept de saint Bernard, ainsi que son vingt-quatrième sermon sur le Cantique des cantiques, et les notes de la cent quarante-septième lettre, d'où il suit que Besle s'est trompé quand il dit que Gérard mourut en 1131, et que le schisme s'éteignit un an avant lui (Note de Mabillon).

87. Les religieux de Cluny. Nous ne devons point passer sous silence ce qu'Orderic rapporte de ces religieux à cette occasion, livre XIII, année 1134, " En apprenant, dit-il, l'arrivée du pape Innocent, les religieux de Cluny lui envoyèrent soixante chevaux ou mulets caparaçonnés comme il convenait, pour le Pape, les cardinaux et les clercs de sa suite, et le conduisirent en grande pompe au palais qui lui était destiné; ils le retinrent au milieu d'eux pendant onze jours entiers avec tout ceux qui l'accompagnaient, et lui firent consacrer, au milieu d'un énorme concours de peuple, et de grands transports joie, une nouvelle église qu'ils avaient élevée en l'honneur de saint Pierre, prince des Apôtres. C'est à partir de ce moment-là due le pape Innocent commença à jouir d'une grande autorité en Occident, quand on vit l'ordre de Cluny le préférer à Pierre de Léon; attendu que dans son jeune âge ce dernier avait été élevé à Cluny, où il avait même pris l'habit religieux et fait profession. " Tel est le récit d'Orderic. On peut citer encore dans le même sens ce que Pierre le Vénérable, qui prépara au pape Innocent la réception qui lui fut faite, dit de Cluny, livre IV, lettre XXVIIe : " Cette abbaye fut dès le principe, dit-il, non-seulement une hôtellerie ouverte aux étrangers, un asile assuré pour ceux qui venaient y chercher un refuge, mais elle était de plus comme le trésor de la république chrétienne. "

88. De Saint Etienne de Caen, Bille de Neustrie, située sur l'Orne, à peu de distance de l'Océan, et célèbre par son Académie, qui remonte à l'année 1433. Guillaume le Conquérant, duc de Normandie et roi d'Angleterre, bâtit dans l'un do ses faubourgs, sous le titre de Saint-Etienne, une abbaye de Bénédictins dont le premier abbé fut Lanfranc, d'abord prieur de l'abbaye du Bec, puis archevêque de Cantorbéry. Pour plus de détails sur, cet abbé et sur l'abbaye de Saint-Etienne de Caen, voir les notes aux oeuvres de Lanfranc et l'ouvrage ayant pour titre : La Neustrie pieuse.

89. Et les religieux de Marmouliers, monastère fameux que saint Martin éleva près de Tours. Eudes à qui est adressée la trois cent quatre-vingt-dix-septième lettre de saint Bernard, était à la tête de cette abbaye, à l'époque dont il s'agit. A ce monastère se rattachaient et se rattachent encore plusieurs prieurés gui formaient une sorte de congrégation; car saint Bernard ne parle ici que des abbayes les plus renommées.

90. Les religieux de Tiron-le-Gardais, une des plus célèbres abbayes de ce temps lit, située dans le diocèse de Chartres, sur la petite rivière de ce nom, et fondée par un homme d'une très-grande piété, le premier abbé Bernard, dont Souchet annoté la vie : elle devint le chef-lieu d'une sorte de congrégation dont Yves de Chartres fait mention dans sa deux cent vingt-neuvième lettre. Jacques, de Vitry parle des religieux de Tiron-le-Gardais, dans le vingtième chapitre de son histoire d'Occident. Cette abbaye, comme celle de Marmoutiers, florissait, encore du temps de Mabillon, sous la congrégation des Bénédictins de Saint-Maur, et possédait un beau séminaire pour de jeunes étudiants.

91. Les religieux de Savigny. On connaît en France deux abbayes de ce nom, l'une dans le diocèse de Lyon, et l'autre dans celui d'Avranche située sur, les confins de la Normandie, de l'Armorique et du Maine; c'est de celle-ci que parle saint Bernard. Elle fut fondée en 1112 par le pieux abbé Vital, dont le successeur, l'abbé Geoffroy, se soumit, avec dix-neuf autres monastères fondés par lui, aux moines de Cîteaux. On peut voir l'histoire de cette abbaye dans la Neustrie pieuse d'Artur du Monstier. Il est question du premier Savigny dans la cent soixante-treizième lettre de saint Bernard (Note de Mabillon).

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LETTRE CXXVII. A GUILLAUME, COMTE DE POITOU ET DUC D'AQUITAINE, DE LA PART D’ HUGUES, DUC DE BOURGOGNE.

Vers l'an 1132.

Guillaume (a) tenait pour le parti de l'antipape Anaclet ; saint Bernard l'engage à l'abandonner pour se ranger du côté d'Innocent.

A Guillaume, par la grâce de Dieu comte de Poitou et duc d'Aquitaine, Hugues, également par la grâce de Dieu duc de Bourgogne, salut et conseil de craindre un Dieu terrible qui se joue de la vie des princes eux-mêmes.

1. Je me crois tenu, en qualité de parent et d'ami, de vous signaler franchement votre erreur. L'égarement d'un homme ordinaire est sans conséquence pour les autres; mais celui d'un prince entraîne bien des gens après lui; il fait autant de mal qu'il aurait pu faire de bien cri suivant une autre voie.. Nous n'avons pas des sujets pour les perdre, mais pour les sauver. Celui qui fait régner les rois nous a établis sur son peuple pour le protéger, non point pour le pervertir, car nous ne sommes pas, vous le savez bien, les maîtres de. l'Église, nous n'en sommes que les serviteurs. En maintes circonstances, vous lui avez rendu des services dignes de la puissance dont vous êtes investi, personne ne l'ignore; comment se fait-il donc que vous vous:soyez laissé surprendre par certaines gens, au point d'abandonner votre reine et votre mère au milieu de la tourmente? Vos conseillers ont-ils réussi à vous persuader que l'Église universelle se réduit à l'entourage et aux familiers de Pierre de Léon? Mais l'esprit de vérité confond d'un mot leur imposture et porte un coup mortel à l’antechrist leur chef, quand il proclame, par la bouche de David, que l'Église s'étend d'un bout du monde à l'autre et renferme toutes les nations dans son sein.

2. Il est vrai que les partisans de Pierre de Léon comptent dans leurs rangs un prince, le duc de la Pouille, Roger, qui s'est laissé gagner par l'espérance de se voir confirmer le titre de roi qu'il a usurpé; mais pour le reste, quel bien peuvent-ils dire de leur pape; de quelles vertus nous le montreront-ils orné, pour nous gagner à sa cause ; quelle réputation est la sienne? S'il faut en croire la rumeur publique, il ne

a Il est longuement parlé de lui dans la Vie de saint Bernard, chapitre VI, livre II, où l'on raconte comment notre Saint le convertit. On rapporte beaucoup de tables sur son compte. " Il est certain, dit Orderic qui vivait de son temps, d'accord en ce point avec tous les historiens de cette époque, que Guillaume se convertit à la voix de saint Bernard, et entreprit le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, a où il mourut le 9 avril 1137, le vendredi saint, au pied de l'autel de saint Jacques, après avoir reçu la sainte communion. " Tel est le récit d'Orderic, à l'année 1137. Voir les notes de Mabillon et de Horstius.

serait pas même digne d'être placé à la tête de la plus humble bourgade. Je veux bien qu'il vaille mieux que sa réputation et que tout ce qu'on dit de lui soit faux; il est toujours regrettable qu'un pape riait pas une réputation aussi bonne que ses moeurs. Ainsi, mon cher cousin, le parti le plus sûr pour vous, quand il s'agit de reconnaître l'un des deux compétiteurs pour pape légitime, c'est de vous ranger du côté de l'Église entière et de tenir pour celui que les ordres religieux et les princes s'accordent à regarder comme le véritable souverain pontife; il y va de votre honneur, non moins que du salut de votre âme. Le pape Innocent est généralement estimé; ses moeurs sont irréprochables, sa réputation est sans tache, ses propres ennemis en conviennent avec nous; enfin son élection est canonique. Je n'ignore pas que c'est là le point contesté, mais l'empereur Lothaire a convaincu, depuis peu, de mensonge et de calomnie tous ceux qui disent le contraire.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXXVII.

92. A Guillaume, comte de Poitou, le neuvième, et selon quelques-uns le dixième de ce nom. Sur les conseils de Gérard d'Angoulême, il avait embrassé le parti de l'antipape Anaclet et se montrait fort hostile aux partisans du pape Innocent. Voir la Vie de saint Bernard, livre 2, chapitre 6. Quant à ce que rapporte Guillaume de Malmesbury dans son Histoire des rotin d'Angleterre, de .l'inceste et de beaucoup d'autres crimes dont le comté de Poitou, Guillaume, se serait souillé, il faut l'entendre de Guillaume VIII, père de celui à qui est adressée cette lettre, comme Jean de Besle le fait remarquer avec raison. En effet, Pierre, évêque de Poitiers, que le comte Guillaume envoya en exil, comme le rapporte Guillaume de Malmesbury, y mourut en 1117; car Guillaume IX ne succéda à son père qu'en 1126, ainsi que le dit le même auteur dans son Histoire française des comtes de Poitou. Si on veut avoir plus de détails sur les faits et gestes du comte Guillaume et surtout sur sa mort, on peut consulter l’ouvrage de Guillaume de Malmesbury que nous venons de citer, ainsi que Baronius, à l'année 1135 (Note de Mabillon).

93.... Comptent dans leurs rangs un prince, le comte de la Pouille. L'antipape Anaclet, pour s'attacher plus étroitement Roger, principal soutien de son parti, lui donna le titre de roi de Sicile, comme on peut le voir dans Baronius, à l'année 1136, n° 6. Plus tard, le pape, Innocent ayant été vaincu et fait prisonnier par lui, se vit contraint, pour obtenir sa liberté, de lui confirmer le titre de roi. Combien eût-il été préférable, comme je l'ai déjà dit, si le souverain Pontife devait recourir aux armes pour défendre son droit, qu'il confiât à un autre le commandement de ses troupes, au lieu de marcher lui-même à leur tête, au risque de tomber entre les mains de ses ennemis et d'être forcé d'accepter des conditions injustes. Voir Baronius, tome XII, à l’année 1139 (Note de Horstius).

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LETTRE CXXVIII. AU MÊME.

L’an 1132

Saint Bernard l'exhorte à rétablir dans leurs églises les chanoines qu'il en avait chassés.

Très-illustre prince, en prenant congé de vous, il y a quelque temps, je me sentais animé des meilleures intentions pour votre personne et pour celle de vos sujets, j'étais disposé à tout entreprendre pour votre service et pour le salut de votre âme, tant j'étais heureux clé ne vous avoir quitté qu'après avoir rendu, contre l'attente de bien des gens, la paix à l'Église et la joie au monde entier. Mais aujourd'hui j'apprends avec étonnement qu'un pernicieux conseil, venu de je ne sais où, a détruit dans votre âme les bonnes dispositions que la main de Dieu y avait fait naître à la place de celles qui s'y trouvaient auparavant, et vous a poussé à chasser de la ville les chanoines de Saint-Hilaire, au grand scandale de l'Église et au péril de votre âme, que sa rechute dans le péché expose aux effets d'autant plus redoutables de la colère de Dieu, qu'elle s'allumerait de nouveau contre vous. Qui donc a pu vous aveugler à ce point et vous jeter sitôt hors de vous, de la vérité et du salut? Quel qu'il soit, celui-là n'échappera certainement pas à sa condamnation, et tous ceux qui vous portent à des actes de violence courent eux-mêmes à leur perte; revenez donc, je vous en prie, revenez à de meilleures dispositions, si vous ne voulez périr avec eux; rendez, je vous en conjure, la paix à vos amis, et son clergé à votre église, si vous ne voulez vous préparer un juge inexorable dans celui qui dispose à son gré de la vie des princes, et peut faire trembler les plus puissants rois du monde.

 

 

 

 

LETTRE CXXIX. AUX GÊNOIS.

Vers l’an 1133

Saint Bernard les engage à conserver avec tous les soins possibles la paix qu'il a rétablie parmi eux, quand il était allé dans leur ville.

Aux consuls, aux magistrats et aux habitants de Gènes, salut, paix et vie éternelle.

1. La visite que nous vous avons faite l'année dernière a produit de bons résultats pour l'Eglise, de qui nous tenions notre mission auprès de vous. Vous nous avez fait une réception magnifique, et pendant le peu de temps que nous avons eu à passer parmi vous, vous nous avez traité avec beaucoup plus d'honneur que nous ne le méritions, mais d'une manière tout à fait cligne de vous. Nous ne l'avons pas oublié et nous vous en conservons toute la reconnaissance possible. Mais, comme nous nous sentons complètement hors d'état de vous le témoigner dignement nous-même, nous laissons à Dieu, que cela intéresse également, le soin de vous récompenser, comme vous le méritez, des témoignages d'honneur et de, respect que nous avons reçus chez vous, et de l'affectueux empressement avec lequel vous nous avez accueilli. Ce n'est pas que nous soyons sensible polir nous-même à ces démonstrations, mais nous le sommes extrêmement aux preuves de votre zèle et de votre bienveillance. Ces jours trop vite passés ont été pour nous de véritables jours de fête ! Je n'oublierai jamais a le dévouement de cette population tout entière, les sentiments élevés de ce peuple, la grandeur de cette cité! Trois fois par jour, le matin, à midi et le soir, comme le Prophète, j'annonçais la parole de Dieu; avec quelle ardeur et quelle sympathie vous veniez m'entendre! Nous vous apportions des paroles de paix, et cette. paix que nous vous annoncions et dont vous vous montriez les enfants, se reposait sur vous. J'étais venu répandre parmi vous la semence divine, elle est tombée dans une terre bien préparée, et elle a produit, en son temps, des fruits au centuple. Le tout alla vite, car le temps pressait; il n'y avait ni difficulté qui tint ni retard à souffrir; je n'avais pour ainsi dire. qu'un jour pour semer, moissonner et enlever les heureux fruits de la paix. Or la moisson que j'ai faite, c'était pour les exilés, les esclaves et les captifs, la douce espérance de revoir la patrie et de sortir d'esclavage ou de prison; pour les ennemis la crainte; la honte et la confusion pour les schismatiques; pour l'Eglise la gloire, et le bonheur pour le monde entier.

a C'est ce qu'éprouvèrent les Génois en 1635, quand ils eurent invoqué le secours de saint Bernard dans la guerre qu'ils soutenaient contre Charles-Emmanuel, duc de Savoie. Voir ta pote de Mabillon,

2. Que me reste~t-il maintenant à faire, ô mes bien-aimés, sinon à vous exhorter à la persévérance? C'est la vertu qui couronne toutes les autres et qui est comme la marque des héros. Sans elle, point de victoire pour celui qui combat, point de triomphe pour celui qui remporte la victoire. la persévérance est le nerf et le complément de la vertu, elle consommé le mérite et le mûrit pour la récompense. Soeur de la patience et fille de la constance, elle est l'amie de la paix, le ciment de l'amitié, le lien de la concorde, le rempart de la sainteté. Sans la persévérance, les services rendus n'ont plus droit à la récompense, ni les bienfaits à la reconnaissance, ni la valeur à la considération des hommes. Aussi lisons-nous " qu'il n'y aura de salut que pour ceux qui auront persévéré jusqu'à la fin (Matth., X, 22), " non pas pour ceux qui n'auront fait que commencer. Saül, jeune encore, fut jugé digne du trône d'Israël, à cause de sa modestie; mais, ayant manqué de persévérance dans son humilité première, il perdit en même temps et le trône et la vie. Samson perd ses forces et Salomon sa sagesse, parce que l'un a cessé d'être sur ses gardes et l'autre d'avoir la crainte de Dieu ; aussi ne cesserai-je de vous exhorter à la persévérance, c'est la vertu qui met le sceau à toutes les autres, en même temps qu'elle en est la gardienne unique et fidèle. Oui, conservez avec soin ce que vous avez en du plaisir à m'entendre vous dire. Vous vous rappelez qu'il est écrit d'Hérode, " qu'il avait pour Jean-Baptiste une crainte mêlée de respect et qu'il écoutait volontiers ses paroles (Marc., VI, 20). " Malheureusement pour lui, il ne conserva pas dans son coeur ce qu'il avait eu du plaisir à entendre. En un mot, heureux, est-il dit, non pas ceux qui se contentent de prêter l'oreille à la parole de Dieu, mais " ceux qui l'entendent et la gardent soigneusement (Luc. , XI, 28). "

3. Entretenez la paix avec les Pisans, vos frères, demeurez soumis au Pape, fidèles à l'empereur et soigneux de la gloire de votre cité. Nous avons entendu dire que le duc Roger vous a envoyé des ambassadeurs; j'ignore de quelles propositions ils étaient porteurs et quelles promesses ils ont obtenues de vous; mais, pour emprunter le langage du poète, je me suis toujours défié des Grecs, même quand ils se présentent les mains pleines de présents. Si, par hasard, il se trouve parmi vous, ce qu'à Dieu ne plaise! un homme assez bassement avide pour se laisser tenter par l'appât d'un gain coupable, notez-le bien et regardez-le comme un ennemi publie, un traître qui sacrifie ses concitoyens à son avarice et fait argent de l'honneur de son pays. S'il y a parmi vous quelque esprit mécontent et séditieux qui sème la discorde dans le peuple, remplissant ainsi le rôle du diable dont l'office est de répandre la dissension, sévissez contre lui avec la plus grande promptitude et arrêtez la contagion d'un mal d'autant plus à craindre qu'il est domestique, Une troupe ennemie peut ravager vos champs et piller vos maisons, mais les mauvais discours corrompent les bonnes moeurs, et il ne faut qu'un peu de levain pour mettre toute la masse en fermentation. Semez, plantez, trafiquez, non-seulement pour éviter de retomber dans les misères d'où vous êtes sortis, mais encore pour trouver dans les ressources d'un travail légitime les moyens d'en effacer les derniers vestiges. Il est écrit quelque part: "Les biens justement acquis sont un moyen de racheter notre âme (Prov., XIII, 8) ; " et ailleurs: " Faites l'aumône, et vous effacerez vos péchés (Luc., XI, 41). " Si vous vous décidez à tenter le sort des armes, à signaler de nouveau votre habileté et votre valeur dans les combats, et à courir les chances de la guerre, que ce ne soit ni contre vos voisins, ni contre vos amis; attaquez les ennemis de l'Eglise, ou réclamez, par la force des armes, le royaume que les Siciliens vous ont enlevé; vos conquêtes de ce côté seront plus glorieuses et plus justes. Que le Dieu de paix et d'amour demeure toujours avec vous. Ainsi soit-il.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXXIX.

94. Je n'oublierai jamais le dévouement de cette population. Nous ne devons point passer ici sous silence ce que Manrique rapporte dans ses Annales à l'année 1132, chapitre 8. Les Génois ont toujours regardé cette promesse de saint Bernard comme une chose si sûre et si constante, que cinq siècles plus tard, en 1625, quand l'excellent prince Charles-Emmanuel, duc de Savoie, avec lequel ils étaient en guerre, ravageait les pays qui leur étaient soumis et n'était plus éloigné que de cinq milles de leur ville, dont il menaçait de se rendre maître, désespérant de tout secours humain, ils en appelèrent à la parole donnée de saint Bernard, par un voeu que je me plais à rapporter ici tout au long.

" Ensuite , au rang des saints protecteurs de notre république, nous promettons de placer et de compter saint Bernard qui; pendant sa vie, nous a donné l'assurance, dans une de ses lettres, qu'il ne nous oublierait jamais; nous faisons voeu de célébrer le jour de sa fête et de le faire observer religieusement par les peuples qui nous sont soumis, ainsi que par le clergé, avec le consentement de notre très-illustre archevêque et de nos très-révérends évêques; de construire ;dans cette église cathédrale ou dans toute autre à notre choix, une chapelle en l'honneur de saint Bernard. Tous les ans à perpétuité, le jour de sa fête, on fera une procession solennelle en son honneur et on célébrera, en grande pompe, à son autel, les saints mystères auxquels nous assisterons avec piété; les frais de cette solennité seront, à perpétuité, payés par les mains de notre duc, ainsi que pour cette année seulement la dot de douze jeunes filles qui recevront cent livres chacune. En foi de quoi..., donné dans l'église cathédrale, le dimanche 25 avril 1625. " Voilà ce que firent les Génois en se voyant à deux doigts de leur perte : ils ne tardèrent pas à être exaucés, comme l’événement le prouva bientôt, car saint Bernard, la veille même de sa fête, mit les ennemis en fuite en faisant apparaître la flotte d'Espagne. Tel est a peu près le récit de Manrique (Note de Mabillon).

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LETTRE CXXX. AUX HABITANTS DE PISE.

Saint Bernard les loue de leur zèle et de leur dévouement pour le pape Innocent que l'antipape Anaclet avait forcé à quitter Rome, et à se réfugier chez eux.

A tous ses bien-aimés habitants de Pise, à leurs consuls et à leurs conseillers, Bernard abbé de Clairvaux, paix et salut avec la vie éternelle.

Que Dieu vous récompense lui-même de tous les services que vous avez rendus et que vous ne cessez encore de rendre à l'Épouse de son Fils pendant les jours de ses épreuves et de son affliction, et qu'il conserve un fidèle souvenir des témoignages de pieuse compassion et de profonds respects ainsi que des consolations de toutes sortes que vous lui avez prodigués. A vrai dire, déjà les voeux que je forme sont en partie exaucés, et vous commencez dès à présent à recueillir les fruits de votre conduite. Oui, Dieu se hâte de s'acquitter à votre égard, puisque pour reconnaître votre zèle, peuple fidèle et dévoué, il vous choisit pour son héritage, il fait de vous un peuple riche en bénédictions et en bonnes oeuvres. Il fait de Aise une autre Rome, et la choisit, entre toutes les villes du monde, pour être le siège du chef de son Eglise. Ce choix n'est pas l'effet du hasard ou de la politique, mais une grâce du ciel, une faveur toute particulière de Dieu. Comme il aime ceux qui lui ont témoigné leur amour, il a dit à son prêtre Innocent: Va fixer ton séjour à Pise, et mes bénédictions les plus abondantes t'y accompagneront; j'y serai avec toi, car j'ai fait choix de cette cité pour y établir ma demeure ; c'est moi qui la soutiens contre les attaques du tyran de Sicile, je la fortifie contre ses menaces, je la prémunis contre ses présents séducteurs et je la protège contre ses ruses. O peuple de Pise, peuple heureux, le Seigneur a fait éclater ses merveilles dans ta cité, nous en sommes au comble du bonheur ! Quelle ville n'est pas jalouse de ta félicité? Conserve donc le précieux dépôt qui t'est confié, cité fidèle; reconnais la grâce que tu as reçue et montre-toi reconnaissante de la préférence dont tu as été l'objet. Traite avec une distinction particulière le Pontife, ton père et le père commun des chrétiens, et avec toutes sortes d'honneurs les princes de la terre et les magistrats qui se trouvent dans ton sein; la présence de tant de personnages te fait honneur, ajoute à ton importance et à ta gloire. Si par malheur tu méconnaissais toutes ces faveurs, tu serais la dernière des villes du monde, toi qui maintenant en es la première. J'en ai dit assez pour une ville sage et éclairée. Je vous recommande d'une façon particulière le marquis (a) Engelbert, qui est venu chez vous pour se mettre au service du Pape et de ses partisans; c'est un jeune homme plein de noblesse et de courage, et sur lequel on peut compter, si je ne me trompe. J'espère que vous lui ferez un accueil d'autant meilleur que j'ai tout fait pour le mettre dans vos intérêts et lui ai bien recommandé de déférer entièrement à vos conseils.

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LETTRE CXXXI. AUX HABITANTS DE MILAN.

Saint Bernard, voyant les habitants de Milan, qui avaient depuis pets embrassé le parti d'Innocent, de nouveau ébranlés, les exhorte à lui demeurer fidèles, et leur rappelle tout ce que le saint Siège a fait pour eux depuis qu'ils sont rentrés dans le devoir.

Au peuple et au clergé de Milan, Bernard, abbé de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.

1. Dieu vous a traités en père, l'Eglise romaine vous a comblés de faveurs, et vous a montré toute la tendresse d'une mère; qu'a-t-elle dû faire pour vous qu'elle n'ait pas fait ? Vous avez désiré qu'elle vous

a Quel est ce marquis Engelbert? Nous pensons que c'est le même que le frère de l'évêque de Ratisbonne dont il est parlé au chapitre XXXII de la Vie de saint Norbert. Une de ses filles épousa le fils du comte Thibaut. Voici le passage de ce chapitre: " Norbert ayant pris avec lui les députés du comte Thibaut, les mena jusqu'à Ratisbonne, car l'évêque de cette ville était d'une très-grande famille, il avait pour frère le très-puissant marquis Engelbert, dont plusieurs filles se trouvaient en âge d'être mariées. Lune d'elles fut envoyée au comte Thibaut, qui l'épousa. Les députés revinrent :ci et racontèrent que..., etc. " Cette jeune fille s'appelait Mathilde, selon Orderic Vital; vers la fin de son treizième livre : " Il épousa, dit-il, Mathilde, fille du due Engelbert. " Cet Engelbert ou Ingelbert était docile Carinthie et marquis de Frioul. Voir la note de la lettre deux cent quatre-vingt-dix. neuvième.

députât des personnes de distinction, afin de vous faire honneur en même temps qu'à Dieu (a), elle l'a fait; vous avez souhaité qu'elle confirmât l'élection unanime de votre archevêque (b), elle l'a confirmée; qu'elle érigeât votre évêché en archevêché (c), ce que les canons ne permettent de faire que dans le cas d'une extrême nécessité, elle a fait cette érection; qu'elle fit relâcher ceux de vos concitoyens qui étaient retenus prisonniers à Plaisance (d), je ne puis et ne dois le dissimuler, elle l'a l'ait encore. Dans quelle occasion enfin cette mère pleine de tendresse et de bonté a-t-elle, je ne dis pas refusé, mais retardé seulement d'accéder à une prière raisonnable de sa fille ? et pour comble de bienfaits et d'honneurs, elle vous envoie le pallium. Après cela, peuple illustré et généreux, noble et glorieuse cité, souffrez que je vous parle en ami sincère, car je le suis, veuillez bien le croire, et en homme soucieux du salut de vos âmes. Pour s'être montrée pleine de condescendance, Rome n'a rien perdu de son pouvoir; croyez-moi donc et suivez le conseil que je vous donne, n'abusez pas de ses bontés si vous ne voulez ressentir bientôt le poids de sa puissance.

2. Je lui rendrai, me dites-vous, l'obéissance que je lui dois, mais je n'irai pas au delà; soit, à la bonne heure, car si vous le faites comme pour le saint vous le dites, vous lui rendrez une soumission sans bornes. En effet, par une prérogative singulière, le saint Siège de Rome a reçu de pleins pouvoirs sur toutes les autres Eglises du monde, de sorte qu'on ne saurait lui résister sans se révolter contre Dieu même; il peut, quand il le juge à propos, créer des évêques là où il n'y en a pas encore eu jusqu'alors; donner à ceux qui existent la prééminence sur les autres, ou la leur ôter, les élever même au rang d'archevêques, s'il le juge convenable, ou leur retirer ce titre, puis les faire redescendre au rang de simples évêques. Vous savez encore que le saint Siège peut autant de fois qu'il le veut citer à son tribunal d'un bout du monde à l'autre, toute personne ecclésiastique, quels que soient sols rang et sa dignité, et qu'il dispose des moyens nécessaires pour contraindre à l'obéissance quiconque lui résiste. Vous en avez fait vous-même l'expérience. A quoi ont abouti votre ancienne révolte et la résistance que vous lui avez opposée à l'instigation malheureuse de vos faux prophètes? Quel fruit

a On avait envoyé avec saint Bernard les évêques Guy de Pise, Matthieu d'Albano et Geoffroy de Chartres, comme on le voit dans le deuxième livre de sa vie, n. 9, pour traiter de la réconciliation des Milanais avec l'Eglise de Rome; ils avaient embrassé le parti du schisme à la suite de la déposition d'Anselme qu'ils avaient élu pour archevêque.

b Ribault : ils l'avaient choisi pour évêque après ta déposition d'Anselme;

c Il s'agit ici du rétablissement du titre de métropole qui avait été enlevé à l'Eglise de Milan par le souverain Pontife, parce qu'elle avait embrassé le schisme. Voir la note de Horstius.

d Dans une guerre qui s'était élevée entre les Milanais et les Plaisantins, ceux-ci avaient fait un grand nombre de Milanais prisonniers.

avez-vous recueilli de votre conduite, sinon la honte et l'humiliation ? Reconnaissez donc la puissance qui a si longtemps privé votre Eglise des suffragants qui faisaient sa gloire et sa grandeur. S'est-il trouvé quelqu'un pour vous protéger contre les justes coups de l'autorité apostolique, lorsque vos excès l'obligèrent enfin à vous dépouiller de vos anciens privilèges, à vous retrancher tous vos suffragants ? Vous formeriez encore aujourd'hui une Eglise mutilée et découronnée, si Rome n'avait usé à votre égard de plus de clémence encore que d'autorité; mais si vous l'irritez de nouveau, Dieu vous préserve d'un tel malheur! qui pourra l'empêcher de redoubler ses coups ? Gardez-vous bien, croyez-moi, de retomber dans sa disgrâce, de peur qu'il ne vous soit plus aussi facile de l'apaiser. Si dons on vous dit que votre soumission ne doit pas être sans bornes, ceux qui vous tiennent ce langage sont eux-mêmes dans l'erreur ou veulent vous y entraîner; mais vous connaissez, par expérience, la plénitude et l'étendue de l'autorité du saint Siège. Suivez plutôt mes conseils, je ne veux point vous induire en erreur; prenez le parti de l'humilité et de la douceur, car Dieu se communique aux humbles et la terre est le partage des coeurs doux et pacifiques. Puisque vous avez recouvré les bonnes grâces de votre mère et maîtresse, conservez-les avec soin, et méritez désormais, par votre zèle et votre attachement, non-seulement qu'elle vous confirme les privilèges qu'elle vous a rendus, mais encore qu'elle vous en accorde de nouveaux.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXXXI. AUX MILANAIS.

95. A quoi ont abouti votre ancienne révolte.... ? Ils avaient à la suite d'Anselme de Pusterla, leur archevêque, embrassé le parti de Conrad, contre l'empereur légitime Lothaire; voici comment Sigonius rapporte ce fait à l'année 1128, livre XI de l'Histoire du royaume d'Italie. " Conrad, fort de l'appui de quelques princes qui avaient voté contre Lothaire, se nomma lui-même empereur. Enflé par les faveurs de la fortune qui lui sourit d’abord, il se hâta de passer en Italie, à la tête d'une armée, et gagna a son parti les Milanais et leur archevêque Anselme; puis, s'étant fait couronner à Monza, il se mit à parcourir la Lombardie en tous sens et à s'attacher une foule de villes. C'est pourquoi les archevêques de Mayence, de Magdebourg et de Trèves l'excommunièrent pour obéir à l'empereur Lothaire, Quant au pape Honorius, non content de frapper Conrad des censures ecclésiastiques, il excommunia en même temps l'archevêque Anselme, qui l'avait couronné, et les Milanais, qui l'avaient accueilli parmi eux. " Othon de Frisingen rapporte la même chose, livre VII de ses Chroniques, chap.17 (Note de Horstius).

96. Qui a si longtemps privé votre Eglise des suffragants..., parce que les Milanais, à la suite de leur archevêque Anselme, avaient embrassé le parti d'Anaclet et de Conrad, ainsi que nous l'avons dit plus haut et somme nous l'exposerons plus longuement dans la suite: Mais lorsqu'ils se furent repentis de leur erreur, le pape Innocent rendit à leur Église le titre de métropole. C'est ce qui faisait dire un peu plus haut à saint Bernard, que l'évêché de Milan avait été changé en archevêché en faveur des Milanais. Mais d'ailleurs cette ville avait été, dès le principe la métropole. Nous ne saurions passer ici sous silence ce que Sigon nous rapporte au second livre de son Histoire du royaume d'Italie, à l'année 1133. " Le pape Innocent, dit-il, ayant reçu des Génois, à deux reprises différentes, un accueil plein de dévouement et de respect, leur en témoigna sa reconnaissance en détachant l'évêché de Gênes de la province métropolitaine de Milan pour en faire un archevêché avec la moitié des évêchés de la Corse pour suffragants: " (Note de Mabillon).

 

 

 

LETTRE CXXXII. AU CLERGÉ DU MILAN.

L'an 1134.

Saint Bernard le félicite d'avoir ramené par ses soins la ville de Milan à se séparer de l'antipape Anaclet pour rentrer dans le sein de l'Eglise.

Soyez bénis du Seigneur, vous qui avez réussi, à force de zèle et d'application,à faire sortir votre ville de la fausse voie où elle s'était engagée, en la faisant renoncer au schisme pour rentrer dans le sein de l'unité catholique. A cette nouvelle, l'Eglise entière s'est réjouie; le ciel et la terre ont applaudi au succès qui a couronné vos efforts. Avec quel bonheur l'Eglise reçoit dans ses bras maternels cette infinité d'enfants dont la perte faisait couler ses larmes! Quelle offrande agréable vous avez présentée là au coeur ravi de Dieu, notre père! La paix que vous avez à cœur de donner au monde prouve assez que vous êtes des enfants de paix: Quant à moi, heureux de votre joie et de votre bonheur, je m'étais mis en route avec ceux des religieux de notre ordre que vous nous avez députés, pour répondre à l'invitation que vous nous avez faite d'aller vous voir, et aussi pour satisfaire à tous vos désirs, autant que la raison et la volonté de Dieu m'auraient permis de le faire; usais je suis obligé de me rendre de suite au concile (De Pise). Vous pouvez compter sur moi à mon retour.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXXXVII. A L'EMPEREUR.

97. En nous occupant de la soumission des Milanais,etc. Voici ce que nous lisons sur ce sujet dans Sigonius, livré II de l'Histoire du royaume d'Italie, à l'année 1134 : "Les Milanais s'étaient vus privés de la participation aux saints mystères et leur ville avait été dépouillée du titre de métropole, parce que, à la suite de l'archevêque Anselme, ils avaient embrassé le parti de Conrad et d'Anaclet. Regretta ce qu'ils avaient fait, ils s'efforcèrent sous l'inspiration de Ribaut, qu’ils avaient élu pour évêque, à la place d'Anselme de recouvrer les bonnes grâces de Lothaire et d'Innocent, et ils écrivirent à ce sujet à saint Bernard, car ils connaissaient toute l'étendue de son crédit. Mais notre Saint, appelé par le pape innocent au concile de Pise, ne fit que traverser la Lombardie en toute hâte; il répondit aux Milanais pour les féliciter de leur changement et leur promit d'aller les voir à son retour du concile. Il se rendit à Pise où se tint le concile, qui fut mené à bonne fin, grâce surtout à sa prudence et à sa sagesse. Entre autres choses importantes que ce concile fit, il fulmina un anathème contre Anaclet et ses partisans et fit plusieurs concessions honorifiques aux Milanais, en récompense de ce qu'ils étaient revenus au parti du pape Innocent sur les pas de Ribault, qu'ils avaient élu pour évêque. Il fut décidé que le siège de Milan redeviendrait métropolitain comme il l'était auparavant, que Ribault prendrait le pallium et qu'on enverrait aux Milanais; pour les réconcilier, une députation composée des hommes du rang le plus distingué : ce furent Guy de Pise, Matthieu, évêque d'Albano, ayant tous deux le titre de légats a latere. On leur adjoignit saint Bernard comme ils le désiraient; ils partirent avec mission de mettre fin au schisme dont Anselme avait été l'auteur, et d'absoudre les fidèles qui avaient été frappés des censures de l'Eglise.

Quand les habitants de Milan apprirent que saint Bernard avec les légats arrivait, ce ne furent que transports de joie dans la ville; on se porta au-devant de lui jusqu'à sept milles de distance; ce fut un concours si considérable de personnes de tous rangs, de tout âge et de tout sexe, qu'on aurait pu croire que la ville entière émigrait. On entourait saint Bernard en foule et l'on se disputait l'honneur de contempler son visage, de lui adresser la parole et même de lui baiser les pieds. Bien plus on arrachait des morceaux de ses vêtements que l'on, gardait soigneusement pour s'en servir en cas de maladies; on regardait comme saints tous les objets qu'il touchait et on leur croyait la vertu de sanctifier les hommes rien que par leur contact. Il fit son entrée dans la ville, et fut conduit à. sa demeure au milieu des plus grands transports de joie.

Au jour marqué, on fit une assemblée où l'on commença par anathématiser Anaclet, puis on proclama Innocent seul pape catholique et véritable ; ensuite, après avoir renoncé au parti de Conrad, on reconnut publiquement Lothaire pour maître et souverain et pour empereur auguste des Romains et du monde entier. Enfin tout le peuple promit sur les saints Evangiles de faire pour expier sa révolte ce que le souverain pontife Innocent jugerait à propos de conseiller et d'ordonner, et il accepta en effet avec soumission la pénitence que Bernard lui imposa Pendant son séjour à Milan, Bernard guérit un grand nombre de malades qui lui étaient présentés. Tout le monde le vit avec admiration, par une vertu toute divine, faire marcher droit les boiteux, rendre la vue aux aveugles, redonner aux membres affaiblis leur ancienne vigueur, mais surtout délivrer une foule de personnes qui étaient devenues possédées du démon pendant le schisme.

Ensuite il entreprit, sur l'ordre du pape Innocent, de pacifier entre elles plusieurs villes de Lombardie qui étaient en guerre les unes avec les autres, et se rendit à cet effet à Pavie et à Crémone; mais, n'ayant pu triompher de l'opiniâtreté des Crémonais, il les dénonça en ces termes au pape Innocent : " Les habitants de Crémone se sont endurcis; et leur bonheur les a perdus; ceux de Milan sont présomptueux, et leur confiance les égare; mais les premiers, en mettant toute leur espérance dans les chars et chevaux de guerre, ont frustré la mienne et ont rendu vains tous les efforts que j'ai tentés. " C'est ainsi que s'exprimait saint Bernard (Note de Mabillon).

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LETTRE CXXXIII. AUX CITOYENS DE MILAN.

L’an 1134

Saint Bernard se félicite d'avoir été choisi pour traiter de la paix qu'ils désirent faire.

Je vois à votre lettre que vous avez pour moi quelque considération; ce n'est pas à mon propre mérite, mais à la grâce de Dieu que je dois qu'il en soit ainsi, ce qui ne m'empêche pas d'être infiniment sensible aux bontés d'une ville aussi remarquable et aussi importante que la vôtre; je les reçois donc avec bonheur, et je tends des mains reconnaissantes et dévouées à une cité qui me témoigne un pareil dévouement, surtout dans un moment où j'ai la joie de la voir revenue de ses égarements schismatiques, et rentrée dans le sein de l'Eglise à la satisfaction du monde entier. Après tout, s'il est honorable pour mon humble et obscure personne d'être choisi par une ville aussi fameuse que la vôtre pour être le médiateur et l'arbitre de la paix qu'elle veut conclure, j'ose dire qu'il y va aussi de votre honneur de faire, par mon entremise, votre paix avec vos voisins, que toutes les nations liguées contre eus n'ont jamais pu contraindre à céder, comme tout le monde le sait. Je suis pressé de me rendre au concile, mais j'espère à mon retour passer par chez vous et juger en personne de l'étendue du crédit dont vous file flattez que je jouis chez vous. Que Dieu, à qui je le dois, me fasse la grâce qu'il ne soit pas inutile.

Voir la lettre 137

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LETTRE CXXXIV. AUX NOVICES (a) DE MILAN.

L’an 1134

Saint Bernard félicite les novices de leur retour â Dieu, et il leur promet de les visiter en revenant dit concile.

A ses très-chers frères les novices de Milan, récemment revenus à Dieu, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'esprit de conseil et de force pour mener à bonne fin l'œuvre qu'ils ont entreprise.

Béni soit Dieu qui vous a inspiré le mépris de la gloire du monde pour vous rendre clignes de la sienne. Que les enfants des hommes sont

a Ce titre fait conjecturer à Baronius qu'une communauté de Cisterciens était venue se fixer à Milan, avant que saint Bernard allât dans cette ville, et y avait fondé un monastère où ces novices étaient entrés. Mais Ughel, tome IV de l'Italie sacrée, pense que le premier monastère de Cisterciens établi à Milan est celui de Clairvaux, situé à deux milles de cette ville et fondé, comme il le prouve, en 1135 au plus tôt. Il s'ensuivrait donc que ceux à qui saint Bernard donne le nom de novices dans cette lettre seraient ceux mêmes que notre Saint venait de convertir en se rendant au concile de Pise, et qui s'étaient mis sous sa direction. L'époque que Ughel assigne à la fondation de ce monastère est déterminée par une inscription et par les titres originaux de cette abbaye, dans lesquels elle est constamment appelée Clervaux et non pas Clairvaux. Voir les notes de la deux cent quatre-vingt et unième lettre.

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vains, que leurs balances sont fausses, lorsque, selon le mot de l'Évangile, ils recherchent avec une incroyable ardeur la gloire qu'ils se donnent les uns aux autres et ne font aucun cas de celle que Dieu seul peut donner (Joan., V, 44), " on peut bien dire qu'ils se trompent mutuellement. On n'en saurait dire autant de vous, la miséricorde de pieu vous a préservés de cette illusion; vous êtes devenus en tout lieu la bonne odeur du Christ, la gloire de Dieu, la joie des anges et l'édification des chrétiens. Si la conversion d'un seul pécheur remplit le ciel d'allégresse, de quelle joie n'a pas dû l'inonder le retour de tant de personnes considérables et de citoyens d'une ville si fameuse. Pour moi, mes frères, dans l'élan de ma joie, non moins que pour répondre à l'invitation que vous avez chargé mes chers frères Otton et Ambroise de me transmettre de votre part, j'étais décidé à partir avec eux pour, aller vous voir. Mais je crois qu'il vaut mieux que je ne vous voie pas seulement en passant, et pendant quelques instants à peine; j'ai donc remis la visite que je veux vous faire, à l'époque de mon retour du concile; car je fais mes préparatifs pour m'y rendre, et j'espère, avec la grâce de Dieu, passer par chez vous en revenant, pour seconder de toutes mes forces vos saintes résolutions, et vous aider de tous mes conseils, selon que j'en serai capable.

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LETTRE CXXXV. A PIERRE (a), ÉVÊQUE DE PAVIE.

Saint Bernard rapporte à Dieu les louanges que Pierre lui prodigue, en même temps qu'il le félicite de toutes ses oeuvres de miséricorde.

Si une bonne sentence jetée dans une terre excellente produit un jour de bons fruits, la gloire en doit revenir à celui qui donne au s semeur la semence, à la terre la fécondité et l'accroissement à la plante; que puis-je réclamer pour moi, dans tout cela? Assurément je ne veux

a Ughel cite deux évêques de Pavie ayant porté ce nom; l'un, qui fut élu en 1130 ou 1131, et l'autre qui fut évêque en 1148 et qui se trouve séparé du premier par deux évêques Alphonse et Conrad. C'est au second Pierre qu'il croit que cette lettre est adressée, bien qu'elle paraisse se rapporter plutôt au premier puisqu'elle se trouve placée immédiatement après la cent trente-quatrième qui fut écrite en 1134.

donner à personne la gloire de Jésus-Christ, mais je ne veux pas non plus être moins scrupuleux en me l'attribuant à moi-même; or ce n'est pas moi, c’est Dieu qui change les âmes, c'est sa parole qui donne de la sagesse aux enfants eux-mêmes. En voyant une belle écriture, nous n'en faisons point honneur à la plume, mais à celui dont la main l'a conduite; si je veux réclamer ce qui m'appartient dans ce que j'ai fait, je ne puis dire que ceci, c'est due ma langue a été comme la plume d'un écrivain habile, et rien de plus. Que signifient donc, me direz-vous, les éloges prodigués dans la sainte Ecriture à ceux qui vont annoncer au loin la bonne nouvelle du salut? Quels sont leurs avantages? Ils sont. nombreux, les voici: premièrement, en qualité d'enfants de Dieu, ils ont part à sa gloire, car qui dit enfants dit héritiers ; en second lieu, aimant le prochain comme eux-mêmes, ils sont heureux de son salut et s'en réjouissent comme du leur; enfin leurs peines ne sont jamais perdues, elles sont au contraire " la mesure de leur récompense (I Cor., III, 8). " Si je n'ai pas de mon côté refusé le travail de la parole, du vôtre, vous avez ouvert vos mains et votre coeur pour l'aumône, et comme vous avez plus travaillé, nul doute que vous ne soyez aussi plus récompensé que moi. Vous n'aurez pas en vain donné à boire à celui qui avait soif et à manger à celui que la faim torturait; soyez sûr qu'il vous sera tenu compte de toutes vos charités et des instructions salutaires que vous n'avez cessé de prodiguer aux pauvres par amour pour Jésus-Christ. Nous avons été tous les deux les coopérateurs et les ministres du même Dieu; espérons donc l'un et l'autre qu'il nous récompensera un jour du bien que nous aurons fait à ses saints. Que Dieu me garde une place dans votre souvenir; quant à moi, j'espère ne vous oublier jamais.

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LETTRE CXXXVI. AU PAPE INNOCENT (a).

Saint Bernard le prie de traiter avec douceur un certain Daufin qu'il a décidé d se présenter devant lui afin de lui offrir une satisfaction convenable pour les brigandages dont il s'était rendu coupable.

Des malheurs continuels finiraient par nous jeter dans l'abattement, de même qu'une prospérité sans nuage ne manquerait pas de nous enfler

a Plusieurs éditions portent en tête de cette lettre cette suscription : " Au même; " comme si elle était adressée à Pierre, évêque de Pavie. Mais cela vient de ce qu'à cet endroit quatre manuscrits, dont deux de Cîteaux et deux de la Colbertine, avaient placé la cent soixante-dix-huitième lettre qui est adressée au pape Innocent. La lettre cent trente-sixième a été écrite au sujet des brigands qui avaient rançonné des évêques revenant du concile de Pise en 1134. Voir les notes de la vingt-troisième lettre à la fin du volume.

d'orgueil; aussi la sagesse de Dieu a si bien disposé les choses pour ses saints, qu'elle a fait de leur vie une inévitable succession de biens et de maux, de sorte que les uns ne nous découragent pas trop et que les autres ne nous enorgueillissent point outre mesure, mais que les premiers nous rendent les seconds plus chers, et que l'espérance d’événements meilleurs nous fasse supporter ceux qui nous semblent pénibles. Mais qu'en toutes choses Dieu soit béni: il a changé notre tristesse en joie, et après avoir commencé par verser du vin sur nos plaies, il y fait maintenant couler une huile qui en calme la cuisson. Nous voyons des voleurs et des brigands se repentir de leurs pillages et venir s'en humilier; ils relâchent avec toutes les marques possibles de respect l'oint du Seigneur, sur lequel ils ont eu la hardiesse de porter une main sacrilège. Non contents de cela, ils recherchent dans leur butin les objets qui lui appartiennent, pour les lui rendre jusqu'au dernier, et Daufin s'offre à faire telle réparation que vous jugerez à propos s'il en manque un seul qu on ne puisse retrouver, il en a pris l'engagement solennel, en me frappant dans la main pour confirmer sa parole. S'il va se jeter aux pieds de Votre Majesté (a) pour exécuter ce qu'il m'a promis, veuillez, je vous en prie, ne pas traiter ce jeune homme avec toute la rigueur qu'il mérite; je ne demande pas qu'un si grand attentat demeure impuni; mais je voudrais, autant que possible, qu'en l'obligeant à faire, à l'Eglise une juste réparation, on ne mît pas sa bonne volonté et sa patience à une trop rude épreuve, de peur qu'il ne (b) regrettât d'avoir suivi mon conseil.

LETTRE CXXXVII. A L'IMPÉRATRICE DES ROMAINS.

1134

Comme le pape Innocent ne voulait rendre ses bonnes grâces aux habitants de Milan qu'après qu'ils auraient fait leur soumission à l'empereur Lothaire, saint Bernard les recommande à l'indulgence de l'impératrice.

En nous occupant de la soumission des Milanais, nous n'avons pas oublié les instructions que nous avions reçues de Votre Majesté. Nous avons d'ailleurs trop à coeur votre gloire et l'intérêt de l'empire, comme nous l'avons prouvé en toute occasion, pour que nous n'ayons pas agi comme

a On voit à cette expression que cette lettre était adressée au pape; que les écrivains de cette époque, aussi bien que saint Bernard, lettres quarante-sixième, cent cinquantième, n. 3, cent soixante-sixième, etc., Eudes de Diogile et plusieurs autres encore appellent Majesté. Toutefois on verra par les notes de la trois cent soixante-dixième lettre que ce une s'applique aussi quelquefois à des prélats inférieurs.

b Il faut suppléer ici, dans le texte latin, un adverbe de négation comme à la fin de la lettre suivante.

nous l'avons fait, quand même vous ne nous auriez point fait part de vos intentions; aussi le retour de la ville de Milan à l'unité de l'Eglise et sa soumission au pape Innocent n'ont-ils été acceptés qu'après qu'elle eut renoncé publiquement au parti de Conrad et reconnu notre maître pour, son souverain et pour empereur légitime des Romains, comme il l'est aux yeux du monde entier. De plus, le Pape a exigé d'eux qu'ils promissent, la main sur l'Evangile, de faire auprès de vous pour le passé telles satisfactions qu'il serait convenable. Je remercie le bon Dieu d'avoir humilié vos ennemis sans qu'il ait été nécessaire de faire appel aux armes et de verser le sang, et je vous supplie de traiter cette ville avec votre clémence bien connue, quand le Pape, qui veut bien se charger de négocier sa rentrée en grâce avec vous implorera pour elle votre protection. En se voyant ainsi traitée, elle ne regrettera pas d'avoir cédé à de bons et sages conseils et n'en sera que plus dévouée à votre cause. Au reste, il serait fâcheux que les plus zélés défenseurs de vos intérêts et de votre gloire eussent la confusion de ne pouvoir fléchir votre courroux après s'être rendus en quelque sorte garants de votre clémence, et de vous trouver inexorable, Dieu vous préserve de ce malheur ! quand nous venons faire appel à votre indulgence.

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LETTRE CXXXVIII. A HENRI, ROI D'ANGLETERRE.

Saint Bernard lui demande des subsides pour le pape Innocent.

Au très-illustre Henri, roi d'Angleterre, Bernard, abbé de Clairvaux, salut, prière et santé.

Ce serait se méprendre singulièrement et montrer qu'on vous tonnait bien peu, que d'essayer de vous donner des leçons sur le point d'honneur. Aussi vous dirai-je en peu de mots et bien simplement ce dont il s'agit. A quoi bon les longs discours quand on s'adresse à un prince de votre intelligence ? Nous sommes aux portes de Rome, nous touchons au dénoûment et la justice est pour nous; mais tout cela n'est que viande creuse pour des gens de guerre tels que nos Romains. Il ne suffit pas que Dieu soit pour nous, et que nos troupes puissent imposer à l'ennemi, il est urgent que les choses les plus nécessaires ne vous fassent pas plus longtemps défaut. J'en ai dit assez; vous savez ce qu'il vous reste à faire pour mettre le comble à ce que vous avez déjà fait pour Innocent en le reconnaissant comme pape légitime, de la façon si éclatante et si belle que vous l'avez fait (a).

1. Il l'avait reconnu pour pape légitime dans l'assemblée. de Chartres. Voir les notes plus étendues et la Vie de saint Bernard, livre II, n. 4.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXXXVIII. A HENRI, ROI D'ANGLETERRE.

98. Mettre le comble ci ce que vous avez déjà fait pour Innocent en le reconnaissant pour pape légitime..... On peut voir dans la Vie de saint Bernard, livre II, chap. I, n. 4, ce que le roi d'Angleterre, Henri premier du nom, a fait pour le Pape. Voici en quels termes le rapporte Guillaume de Malmesbury, écrivain anglais de ce temps-là, livre Ier de son Hist. Novel. :." Innocent, se voyant chassé de Rome, passa les Alpes et vint en France, qui lui fit un accueil unanime. Le roi Henri lui-même, qu'il n'était pas facile de faire revenir d'une opinion une fois qu'il l'avait embrassée, vint à Chartres lui tendre lui-même la main, et non-seulement le combla de présents lorsqu'il fut à Rouen, mais encore lui en fit donner par les grands et par les Juifs eux-mêmes. " Roger Hoved en dit autant dans ses Annales à l'année 1131, en rapportant la. réception qui lui fut faite. (Note de Horstius.)

Or, en 1132, comme le raconte Foulques, auteur de la Chronique de Bénévent, l'empereur Lothaire assiégeait Rome pour rétablir le pape Innocent, mais il n'avait que deux mille hommes de troupes, ce qui ne lui permettait pas de s'emparer de la ville. Bernard, qui assistait au siège, écrivit cette lettre pour demander au roi d'Angleterre du secours que celui-ci ne put donner. Nous savons par une lettre de Hugues, archevêque de Rouen, au pape Innocent, que le roi Henri mourut en 1135 dans les sentiments les plus religieux et les plus chrétiens. Cette pièce mérite certainement d'être lue, on la trouve dans Guillaume de Malmesbury à l'année 1135 (Note de Mabillon).

 

 

 

 

 

 

LETTRE CXXXIX. A L’EMPEREUR LOTHAIRE.

Saint Bernard l'exhorte à réprimer le schisme et lui recommande l'affaire d'une église de Toul.

A Lothaire, par la grâce de Dieu auguste empereur des Romains, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et prière, mais prière d'un pécheur.

1. Je bénis le Seigneur qui a fait choix de vous pour nous sauver et pour être le soutien de sa gloire, le défenseur de son nom, le restaurateur de l'empire, le protecteur de l'église dans ses jours d'épreuves, et le pacificateur du monde entier. C'est à lui que vous devez le prestige toujours écrasant de votre nom, et la réputation de grandeur que vous acquérez tous les jours davantage parmi les hommes. Vous lui devez aussi l'heureuse issue du long et périlleux voyage (a) que vous avez entrepris dernièrement pour la paix de l'empire et la délivrance de l'église, car en venant à Rome pour y ceindre votre front du signe glorieux de la plénitude du pouvoir impérial, vous n'avez voulu vous faire accompagner que d'une escorte peu nombreuse, afin de mieux faire éclater à tous les regards votre bravoure et votre confiance. Si à la vue de cette poignée de soldats dont se composait votre suite le pays n'a point osé remuer, quelle ne sera pas la terreur de vos ennemis quand vous déploierez contre eux toute la force de votre bras, et lorsque vous marcherez contre eux appuyé sur l'excellence de la cause que vous défendez et poussé par deux invincibles raisons ? Il ne m'appartient pas, ce semble, de vous prêcher la guerre, mais je ne me fais aucun scrupule de vous rappeler qu'en qualité de protecteur de l'église vous devez exterminer l'hérésie qui la ronge, et qu'en qualité d'empereur vous ne pouvez point ne pas revendiquer la couronne dont le tyran de Sicile s'est emparé au mépris de vos droits. Si c'était une honte pour Notre-Seigneur qu'un Juif (b) d'origine s'assit dans la chaire de Pierre, ce n'en est pas une moins éclatante pour l'empereur, qu'un autre que lui ceigne la couronne de Sicile.

a Orderic, livre XIII, page 896, en rapportant le voyage que Lothaire fit à Rome en 1133, dit cependant qu'il enjoignit a à Pierre de Léon d'avoir à renoncer à ses prétentions en faveur de l'autre, ou à se soumettre au jugement qui serait porté de son élection, a et qu'il fit ta même injonction au pape Innocent. Pierre consentit à la proposition de Lothaire, mais Innocent refusa de le faire, ce qui indisposa contre lui l'empereur qui laissa Pierre retenir ce qu'il possédait et se retira sans avoir terminé l'affaire qui l'avait amené. Voir les autres notes.

b Nous avons déjà dit dans la préface du présent volume, d'après les Actes des évêques du Mans, qu'Anaclet était juif d'origine.

2. Mais s'il est également de notre devoir de faire rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, pourquoi permettez-vous qu'à Toul on fasse à l'église un tort considérable dont l'empire d'ailleurs ne tire aucun profit? Ne craignez-vous pas de compromettre même les choses plus importantes en négligeant celles qui le sont moins? On dit que l'église de Saint-Jangoulf (a) de cette ville est l'objet de vexations aussi graves qu'injustes, et l'on prétend qu'induit en erreur par je ne sais quelle machination, vous avez interposé votre crédit auprès du saint Siège pour dissuader le pape Innocent d'intervenir en cette affaire, comme il se proposait de le faire en faveur de l'église opprimée. Je vous conseille donc et je vous prie instamment de vouloir bien revenir prudemment sur vos pas dans cette circonstance, et de permettre qu'on rende justice à cette église avant qu'elle soit tout à fait ruinée, au lieu de favoriser le parti;. qui l'oppresse. Je ne suis qu'un pauvre religieux, mais je ne le cède à personne en dévouement et en fidélité pour vous, c'est pourquoi j'ose risquer de vous importuner. Je présente mes très-profonds respects dans la charité de Notre-Seigneur, à Sa Majesté l’impératrice.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXXXIX. A LOTHAIRE.

99. Je bénis le Seigneur qui a fait choix de vous..... Saint Bernard s'adresse ici à Lothaire, duc de Saxe ; c'était un homme extrêmement recommandable, selon Guillaume de Tyr, livre XII, chap. XVI; Otton de Frisingen, livre VII, chap. XVII; et Sigonius, qui le déclare digne de vivre dans la mémoire des hommes, non moins à cause de, ses sentiments religieux que pour la grandeur de son courage. L'abbé d'Ursperg (Conrad) en parle comme d'un prince habile dans la direction de la guerre, prudent dans le conseil et redoutable aux ennemis de Dieu et de la sainte Eglise; Pierre, diacre, lui décerne des louanges non moins grandes et non moins magnifiques. " Qui n'admirerait, dit-il, le génie d'un tel empereur? On l'a vu siéger à son tribunal depuis la première heure du jour, constamment occupé à réconcilier des frères entre eux, oubliant pendant tout ce temps-là le boire et le manger et ne songeant qu'à rétablir la paix et la concorde. Sous le manteau impérial, il sentait qu'il n'était que le soldat du Roi du ciel. Je l'ai vu moi-même, en campagne, entendre, de grand matin, une messe pour les défunts, une autre pour son armée, et une troisième, celle du jour, pour lui peut-être. " On peut voir en quels termes l'auteur cité plus haut continue son récit; il mérite d'être lu et peut donner d'utiles exemples aux bons princes. Ce n'est donc pas sans raison que saint Bernard remercie Dieu d'avoir mis un tel homme à la tête de l'empire (Note de Horstius).

100. Du long et périlleux voyage qu'il entreprit sur les instances de saint Bernard, quand il passa d'Allemagne en Italie et s'avança jusque sous les murs de Rome, à peine suivi de quelques troupes, pour rétablir le pape Innocent sur son siège et recevoir de ses mains, en retour, la couronne impériale: ce qui eut lieu, en grande pompe, dans la bar silique de Saint-Jean-de-Latran, quoique l'antipape Anaclet occupât encore avec ses troupes, non-seulement la basilique du Vatican, mais même tous les points les mieux fortifiés de Home où il avait placé des postes et des garnisons. Voir Baronius à l'année 1132; Sigonius, liv. II, à la même année; et la Vie de saint Bernard, livre II, chap. II.

101. Revendiquer la couronne dont la tyran do Sicile s'est emparé.. Le droit à la couronne de Sicile a donné lieu autrefois à de grandes contestations qui ne sont pas encore tout à fait assoupies. Nous n'avons pas à nous en occuper, on peut voir, si on veut, sur ce sujet l'écrit de Barronius, si toutefois il existe encore, et ceux qu'on lui a opposés; mais ce n'est pas sans raison que saint Bernard appelle Roger " l’usurpateur de Sicile. " puisqu'il s'est injustement emparé des duchés de Pouille et de Calabre qui avaient été confiés à la garde de son cousin Guillaume, et les conserva en son pouvoir depuis le pontificat de Callixte jusqu'en 1136, époque à laquelle l'empereur Lothaire revint pour la seconde fois en Italie, et, selon l'abbé d'Ursperg, envahit la Pouille et vainquit Rager après avoir excité l'ardeur de ses troupes en leur rappelant qu'ils marchaient contre l'ennemi particulier de l'Eglise qui l'avait excommunié. Voir Othon de Frisingen, liv. VII, chap. XVI et XX; Fazell, liv. VII, dernière décade. Toutefois ce prince se convertit dans la suite, grâce aux efforts de saint Bernard et de Pierre de Cluny dont les lettres lui firent songer à se réconcilier avec l'Eglise (Note de Horstius).

102. L'église de saint Gengoulf , dont Sigebert parle en ces termes à l'année 759: " Saint Gengoulf est bien connu en Bourgogne, il eut la gloire de souffrir le martyre. " L'évêque de Toul saint Gérard, qui florissait en 968, éleva dans sa ville épiscopale une basilique insigne en l'honneur de saint Gengoulf, selon ce qui m'a été écrit par l'illustrissime et révérendissime monseigneur André Saussay, évêque et comte de Toul, non moins distingué par son savoir et ses écrits que par sa haute dignité, Voici ce qu'on lit dans un manuscrit ancien qu'il a entre les mains: " Saint Gérard jeta le premier les fondements de l'abbaye de Saint-Gengoulf dont nous avons déjà parlé. " Eudes, également évêque de Toul, lit restaurer cette église; c'est celle qu'on appelle encore l'abbaye de Saint Gengoulf, dénomination donnée autrefois à plusieurs églises collégiales, et conservée même encore maintenant, par exemple, pour l'église de Saint-Exupère de Corbeil, dont le doyen ou primicier du chapitre a le nom d'Abbé (Note de Mabillon).

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LETTRE CXL. AU MÊME.

Vers l’an 1135

Saint Bernard recommande à l'empereur Lothaire la ville de Pise, qui était entièrement dévouée au pape Innocent.

Je me demande avec un profond étonnement comment il se fait qu'on ait pu imposer à votre pénétration au point de vous indisposer contre une ville que vous devriez, pour plus d'une raison, traiter avec bienveillance et avec honneur. Je veux parler de Pise, qui osa seule, avant toute autre, lever l'étendard contre un ennemi de l'empire. Je comprendrais bien plutôt que votre royal courroux se fût allumé contre ceux qui n'ont pas craint d'attaquer les braves et dévoués habitants de Pise, précisément au moment même où ceux-ci prenaient les armes et s'avançaient au nombre de quelques mille pour combattre le tyran, venger leur maître et défendre la couronne impériale. Je puis bien dire de cette ville ce que l'Ecriture rapporte de David, et vous demander si dans tout votre empire vous en comptez une seule plus fidèle que Pise, et qui se soit montrée plus disposée à mettre, au :premier ordre venu de vous, ses troupes en campagne, ou à les rappeler dans ses murs. Ne l'a-t-on pas vue dernièrement forcer l'unique et redoutable ennemi de ce royaume

a Jangoulf, ou Gengoulf, était une église collégiale de Toul en Lorraine, très-remarquable. Elle fut fondée en 1065 par saint Gérard. Voir aux notes et la cent soixante-dix-huitième lettre.

à lever le siége de Naples, et, dans une campagne qui parait incroyable, s'emparer d'Amalfi, de Ravello, de Scala et d'Aturnie, villes aussi puissantes que riches, et tellement bien fortifiées qu'elles avaient jusqu'alors passé pour inexpugnables. Il eût été digne de Votre Majesté autant que conforme à la raison et à la justice, de mettre le territoire de Pise à l'abri des entreprises de ses ennemis, au moins pendant toute la durée de cette expédition, surtout quand on pense qu'en même temps qu'elle donnait au pape Innocent, forcé de quitter Rome, un asile honorable où il est resté jusqu'à ce jour, elle se dégarnissait elle-même de ses troupes pour les envoyer au loin défendre la cause de l'empire. Cependant Votre Majesté a tenu une conduite tout opposée: cette ville, dont la fidélité était éprouvée, est tombée en disgrâce, taudis que ses ennemis sont en faveur auprès de vous. Je suppose que peut-être n'étiez-vous pas instruit de la vérité; mais à présent que vous la connaissez, il y va de votre devoir, de votre honneur et de votre intérêt de revenir, à son égard, à des sentiments tout contraires, de lui tenir un langage et de lui montrer des dispositions tout autres. Les habitants de cette ville ont; très-bien mérité de Votre Majesté, et sont dignes de jouir désormais de votre confiance et de recevoir la récompense de leur dévouement. Quels services n'ont-ils pas rendus et ne peuvent-ils pas rendre encore à votre cause! Mais c'est assez pour un esprit pénétrant comme le vôtre.

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LETTRE CXLI. A HUMBERT, ABBÉ D'IGNY (a).

L’an 1138

Saint Bernard lui adresse un blâme sévère pour avoir eu la coupable imprudence d'abandonner sa charge et son abbaye.

1. Dieu vous pardonne ! Qu'avez-vous osé faire? Qui jamais eût pansé qu'un homme tel que vous pût faire une pareille chute, et qu'un arbre si excellent pût produire de si mauvais fruits? Dieu est terrible dans ses jugements! Ce qui m'étonne, ce n'est pas que le démon ait pu tenter un religieux d'une vie si longtemps irréprochable et d'une piété si exemplaire; mais que Dieu lui ait permis de le faire. A quoi dois-je.

a Humbert était religieux de la Chaise-Dieu quand il le devint de Clairvaux ; en 1127 il fut placé par saint Bernard à la tête du monastère d'Igny, diocèse de Reims, dont il fut le premier abbé. Son goût pour la vie privée le porta à se démettre de sa charge en 1138, date de cette lettre que saint Bernard lui a adressée d'Italie. Humbert n'en persévéra pas moins dans le parti qu'il avait pris, et fut remplacé dans son monastère d'Igny par l'abbé Guerric; il mourut à Clairvaux en 1148, comme nous le dirons plus loin, en rapportant le magnifique discours que saint Bernard fit à sa mort. A l'occasion de cette lettre, Horstius a fait une longue dissertation sur les commendes et les commendataires. La lettre quarante-sixième d'Hildebert traite du même sujet que celle-ci.

m'attendre moi qui ne suis qu'un serviteur négligent et paresseux, quand- je vois le serviteur diligent et fidèle livré, du moins pour un temps, aux mains de l'ennemi du salut ? Quelle raison ou plutôt quelle impiété a pu vous décider à ce départ qui fait le chagrin de vos enfants et la joie de vos ennemis ? Comment se fait-il que la pensée d'Arnoud ne vous ait point empêché de marcher sur ses traces ? Vous n'avez certainement pas oublié la prompte et terrible fin de sa présomption : encore peut-on dire pour l'excuser, si je suis bien renseigné, qu'il a eu un motif pour agir comme il l'a fait, tandis que vous n'en avez aucun pour l'imiter. Vous ne pouvez en effet alléguer l'insubordination de vos frères, la paresse des religieux convers, la malveillance de vos voisins contre vous et contre les vôtres, ou l'insuffisance de vos ressources temporelles; car si vous avez abandonné vos religieux, ce n'est pas parce que vous n'avez pu ni les nourrir ni les gouverner.

2. Je crains donc beaucoup, pour vous qu'on puisse vous appliquer ces paroles du Seigneur: "Ils m'ont haï sans sujet (Joan., XV, 25). " Qu'a-t-il dû faire, pour vous qu'il n'ait pas fait? Il a planté pour vous une vigne de choix qu'il a entourée du voeu de continence comme d'une haie vive, il y a creusé le pressoir de la discipline, élevé la tour de la pauvreté, dont le sommet se perd dans les cieux, puis il vous en a établi le vigneron et le gardien; il a béni vos travaux et n'attend plus pour les couronner que vous le vouliez bien. Mais vous, un malheur! vous détruisez les murailles et l'enclos de cette vigne, elle est chargée de raisins déjà mûrs et vous la laissez ouverte à tous les passants. hélas ! où est le gardien qui en éloignera le sanglier de la forêt pour l'empêcher d'y faire des ravages et les bêtes qui peuvent y causer des degôts ? Je ne comprends pas que vous ayez agi de la sorte afin de vous mieux préparer à la mort, comme vous me l'avez dit dans une lettre; vous devriez craindre au contraire qu'elle ne vous surprenne après un tel scandale et sous le coup des anathèmes du souverain Pontife. Après tout, si vous étiez décidé à agir comme vous l'avez fait, ne, pouviez-vous pas attendre que, n'ayant plus à me préoccuper des nécessités pressantes de l'Eglise entière, je pusse m'occuper de la malheureuse communauté que vous délaissez comme un enfant qu'on abandonne ? Je vous prie et vous supplie donc, au nom de celui qui est mort pour vous sur la croix, de ne pas ajouter à mes tourments déjà excessifs et de ne pas mettre le comblé aux peines et aux chagrins dont je suis accablé par le schisme qui déchire en ce moment l'Eglise entière; ils sont tels que la vis nie serait encore à charge quand même j'aurais la consolation de savoir que la paix dont vous jouissiez avec vos frères n'est point troublée.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXLI.

103. A Humberl, abbé d'Isigny. Il avait été placé par saint Bernard, en 1127, à la tête de ce monastère situé dans la diocèse de Reims; mais en 1138, pendant que les affaires du schisme retenaient saint Bernard en Italie, Humbert, cédant au désir de rentrer dans le calme et la tranquillité, se démit de la charge d'abbé et se retira à Clairvaux. Saint Bernard ressentit une grande contrariété de la résolution d'Humbert, comme on le voit par cette lettre; elle suggéra à Horatius la digression suivante (Note de Mabillon).

 

 

 

 

 

LETTRE CXLII. AUX RELIGIEUX DE L'ABBAYE DES ALPES.

Les religieux de l'abbaye des Alpes, de l'ordre de, Clairvaux, s'étaient agrégés aux religieux de Cîteaux ; Bernard les console de la perte de leur abbé, qui avait été appelé à un emploi plus élevé, et les engage à en élire un autre.

1. Dieu a permis que votre excellent Père a et le mien vous fût enlevé pour être placé dans un poste plus considérable; il ne nous reste qu'à faire ce que l'Ecriture rapporte du soleil et de la lune: " L'un s'est élevé et l'autre est restée à sa place (Habac.. III, 11). " Le soleil, c'est ce père dont l'abbaye des Alpes recevait tout son éclat, comme la lune reçoit le sien du soleil; il s'est élevé, restons à notre place, nous autres qui avons renoncé aux honneurs et aux dignités, pour vivre humbles et cachés dans la maison de Dieu, séjour pour nous mille fois préférable à la demeure splendide des pécheurs. Ce qui nous convient, it nous, c'est donc l'abaissement, l'humilité, la pauvreté volontaire, l'obéissance, la paix et la joie dans le Saint-Esprit; notre place, c'est d'être soumis à mi supérieur, d'être sous les ordres d'un abbé, d'être assujettis à la règle et à la discipline; c'est nous tenir à notre place que d'observer le silence, de jeûner, de veiller, de prier et de travailler, et par-dessus tout de pratiquer la charité, la reine des vertus; c'est enfin de faire dans la piété un progrès continuel et d'y persévérer jusqu'à la fin. C'est bien ce que vous faites tous les jours, j'en ai la conviction.

2. D'ailleurs vous avez fait une chose que nous ne cessons d'admirer, c'est que ne faisant aucun fond sur vos propres mérites, quelque grands S qu'ils soient, vous avez cherché à les augmenter en vous associant à ceux des autres, pour suivre ce conseil de l'Evangile : " Quand vous aurez fait tout ce qu'on vous aura commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles (Luc, XVII, 10). " Quand vous vous proclamez inutiles, vous prouvez combien vous êtes humbles; et plus il est rare de croire qu'on est inutile quand on fait le bien, plus votre aveu est admirable et rehausse l'éclat de vos mérites et de votre sainteté, en même temps qu'il rend plus douce et plus agréable la bonne odeur de votre réputation. Cet humble sentiment de soi-même est préférable à mes yeux aux jeûnes les plus austères, aux veilles les plus longues et à toutes sortes d'exercices corporels; il est comme la vraie piété, qui est utile à tout.

a L'abbé Guérin qui de l'abbaye des Alpes au diocèse de Genève, fut élevé à la chaire épiscopale de Sion. Voir la note de Horstius, et sur le monastère des Alpes, le n. 67 du livre I de la Vie de saint Bernard.

Je me représente la joie que ressentit la congrégation de Cîteaux en vous recevant dans son sein, et celle des anges eux-mêmes à la vue de ce spectacle; ils savent, ces bienheureux esprits, que rien ne plaît tant à Dieu que la charité et l'union fraternelles, ce qui faisait dire à un prophète: " L'union est une bonne chose (Isai., XLI, 7); " à un autre: " Il est doux et précieux pour des frères de vivre unis (Psalm. CXXXII, 1); " et à un troisième : " Deux frères qui s'entr'aident se consolent mutuellement (Prov., XVIII, 19). "

3. Votre démarche est encore la preuve de votre humilité; or nous savons combien cette vertu est agréable à Dieu, car il est dit : " Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (Jacob., IV, 6). " Il a même voulu nous enseigner lui-même la pratique de cette vertu, qu'il nous prêche en ces termes: "Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Matth., XI, 29). " Comment vous parlerai-je de notre humble communauté de Clairvaux, à laquelle vous avez voulu vous rattacher par des liens particuliers? En quels termes vous peindrai-je la vivacité de l'affection par laquelle elle paie la vôtre de retour? La langue humaine est inhabile à dire la force et l'étendue de l'amour que le Saint-Esprit nous inspire pour vous. En terminant, je vous engage, mes frères, à élire sans retard votre nouvel abbé, après avoir commencé par invoquer les lumières du Saint-Esprit; n'attendez pas mon retour pour procéder à cette élection; je craindrais qu'il ne se fit trop attendre, et ce délai ne peut que vous être préjudiciable. Mais vous pouvez mander auprès de vous pour cette opération le prieur de Clairvaux, notre très-cher frère Geoffroy, qui me remplacera en cette circonstance comme il le fait en tout le reste; il vous aidera de ses conseils, ou s'il ne peut se rendre lui-même à votre appel, il vous enverra quelques religieux pour le remplacer; de concert avec lui et avec Guérin, votre père, vous ferez choix d'un abbé capable de travailler à la gloire de Dieu et au salut de ses frères. Je vous prie, mes frères, de vous souvenir de moi devant Dieu.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXLII.

123. Aux religieux de l'abbaye des Alpes, autrefois du diocèse de Genève et maintenant de celui d'Annecy. Cette maison fut fondée par Humbert II, comte de Savoie : elle eut pour premier abbé dom Guérin qui devint plus tard évêque de Sion. C’est pour consoler les religieux de son départ que saint Bernard leur écrivit cette lettre. Gaspar Jungelin, dans sa notice sur l'abbaye, de Meaux, rapporte lit fondation de celle des Alpes à l'année 1136. Mais il est facile de voir par ce passage de la lettre de saint Bernard, " Je me représente la joie que ressentit la congrégation de Cîteaux en vous recevant dans son sein, " que le monastère des Alpes est antérieur à cette date, et que les religieux de cette maison ne reçurent que plus tard l'habit et la règle de Cîteaux. On voit par la suite de la lettre de saint Bernard qu'ils se firent agréger plus tard d'une manière toute particulière aux religieux de Clairvaux. On peut consulter sur ce point la lettre deux cent cinquante-troisième adressée à l'abbé Guérin; et Manrique, dans ses Annales à l'année 1136, époque qu'il assigne à l'agrégation dont nous venons de parler (Note de Horstius).

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LETTRE CXLIII. A SES RELIGIEUX DE CLAIRVAUX.

Saint Bernard s'excuse de sa longue absence; il en souffre lui-même beaucoup plus qu'eux ; il leur rappelle leurs devoirs en quelques mots.

A ses très-chers frères les religieux de Clairvaux, moines, convers a et novices, le frère Bernard, salut et joie sans fin dans le Seigneur.

1. Jugez de la peine que je ressens par celle que vous éprouvez vous-mêmes. Si mon absence vous pèse, croyez qu'elle me pèse plus encore qu'à vous, car la part n'est pas égale entre nous; si vous ne souffrez chacun que de la privation d'un seul, tandis que je souffre seul de votre éloignement à tous, ma peine est donc multipliée eu raison du nombre de vos personnes. C'est à cause de chacun de vous que je regrette mon éloignement et c'est pour chacun de vous que j'en appréhende les suites. Je ne cesserai d'être inquiet et préoccupé que lorsque je serai de retour parmi vous ; je suis bien persuadé que vous êtes dans les mêmes dispositions à mon égard, mais il y a toujours. cette différence que je suis seul. Vous ne sentez qu'une peine et moi j'en ressens autant que je compte d'enfants parmi vous. Ce n'est pas tout : non-seulement je suis retenu pour quelque temps loin de vous sans qui la royauté même me paraîtrait un dur esclavage, mais encore je suis contraint de me mêler de choses peut-être bien étrangères à ma profession et, dans tous les cas, toujours bien contraires à mes goûts pour le calme et la retraite.

2. puisque vous savez tous qu'il en est ainsi, compatissez donc à ma peine au ;lieu de vous plaindre d'un éloignement que les intérêts de

a On donnait jadis le nom de convers aux adultes qui se convertissaient à la vie religieuse, pour les distinguer de ceux qui étaient offerts dès leur enfance aux monastères. Ici on appelle convers les frères lais ou barbas, dont il a déjà été question dans la lettre cent quarante et unième, n. 1. On voit par la lettre trente-sixième, n. 2, "Ils assistaient à l'élection de l'abbé au même titre que le peuple fidèle à celle des évêques. Ils sont nommés Ici avant les novices. Au contraire, dans le vingt-deuxième sermon Sur divers sujets, n. 2, on voit qu'ils n'ont même pas place au choeur. Saint Bernard les distingue des religieux avec lesquels les Cisterciens ne les confondaient pas non plus, comme on le voit par le chapitre XV de l’Exorde de Cîteaux, bien qu'ils fissent une sorte de profession religieuse; aussi le pape Innocent II s'exprime-t-il ainsi dans un privilège ou plutôt dans une lettre qui est la trois cent cinquante-deuxième de notre collection . " De plus nous voulons qu'aucun archevêque, évêque ou abbé ne puisse recevoir ou retenir sans votre consentement aucun frère convers qui aura fait profession dans une de vos maisons, bien qu'ils ne soient point religieux. " Dans le concile de Reims, qui se tint sous le pape Eugène III, les convers sont appelés profès au canon septième, et sont déclarés inhabiles à contracter mariage s'ils rentrent dans le monde, de même que les autres religieux dont ils sont pourtant distingués. Voir sur les commencements de Clairvaux les notes de la trente et unième lettre.

l'Eglise réclament de moi et que je ne prolonge qu'à regret. Mais j'espère en voir bientôt la fin. Priez de votre côté pour qu'il n'ait pas été sans quelque utilité, et regardez comme un avantage tout ce que mon absence vous aura causé d'ennui, car c'est pour Dieu que je suis ici. Or il est bon, puissant et miséricordieux, il saura bien parer aux inconvénients de mon absence, et vous en dédommager avec usure. Du courage donc, mes frères, nous sommes tous avec Dieu, je ne vis donc pas loin de vous, quelle que soit la distance qui nous sépare. Si vous êtes exacts à tous vos devoirs, humbles, craignant Dieu, appliqués à la lecture et à l'oraison, et pleins de charité les uns envers les autres, soyez sûrs que je suis tout près de vous, car comment pourrais-je être éloigné de ceux avec lesquels je ne fais qu'un coeur et qu'une âme? Mais s'il se trouve parmi vous, à Dieu ne plaise que cela soit jamais des esprits brouillons, séditieux, mécontents et révoltés, des religieux ennemis de la règle, inquiets, vagabonds et paresseux, quand même je vivrais de corps au milieu d'eux, je serais aussi loin d'eux par le coeur et par l'esprit qu ils sont eux-mêmes loin de Dieu par le dérèglement de leurs moeurs, sinon par la distance des lieux.

3. Mais en attendant que je revienne parmi vous, servez Dieu avec crainte et tremblement, afin que vous le serviez un jour libres de toute crainte et de toute appréhension, quand vous aurez échappé à la main dies ennemis de vos âmes ; servez-le aussi avec confiance, car il est fidèle en ses promesses; servez-le enfin comme il le mérite, c'est-à-dire sans calculer avec lui, car il mérite d'être servi de la sorte. En effet, sans parler du reste, n'a-t-il pas acquis un droit à notre vie tout entière en donnant la sienne pour nous? Ne vivons donc plus pour nous, mais vivons tous pour celui qui est mort pour nous; est-il rien de plus juste que de consacrer notre vie à celui sans la mort duquel nous ne vivrions pas ? Qu'y a-t-il de plus avantageux que de nous consacrer tout entiers à un Dieu qui promet de nous donner, en échange de notre existence d'un jour, une. vie éternelle? Est-il enfin quelque chose de plus pressant que de vivre pour celui qui nous menace sans cela des flammes éternelles? Mais je sers Dieu librement parce que je le sers dans cet esprit de charité qui chasse toute contrainte; c'est à le servir ainsi que je vous exhorte, vous qui m'êtes plus chers que mes propres entrailles; oui, servez Dieu avec cette charité qui exclut la crainte, empêche de sentir la fatigue, ne songe jamais au prix de ce qu'elle fait et n'en recherche pas le salaire, et qui pourtant agit avec plus de force sur nous que tout autre motif. Ni la crainte, ni l'espérance, ni même la pensée d'une dette à acquitter n'ont -une force pareille à celle de l'amour de Dieu. Puisse cet amour-là m'unir, par des liens indissolubles, à vous, mes frères aussi vivement aimés que regrettés, et me rendre toujours présent à votre pensée, particulièrement à l'heure de la prière.

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LETTRE CXLIV. AUX MÊMES.

Vers l’an 1137.

Saint Bernard leur exprime son regret d'une absence si longtemps prolongée et le désir qu'il a de revoir ses enfants bien-aimés, ainsi que sa chère solitude de Clairvaux; il leur dit les consolations qu'il goûte au milieu de ses nombreux travaux pour l'Eglise.

1. Mon âme est triste jusqu'à mon retour parmi vous et ne veut être consolée qu'auprès de vous. N'êtes-vous pas mon unique consolation ici-bas, au milieu de tant d'épreuves qui s'ajoutent à mon exil? En quelque lieu que j'aille, votre souvenir ne quitte pas mon esprit; mais plus j'ai de plaisir à penser à vous, plus je soutire d'en être éloigné. Malheureux que je suis de vivre si longtemps en exil! d'autant plus malheureux que cet exil est double! car, comme dit le Prophète, on a ajouté de nouvelles douleurs à celles de mes blessures, en me séparant de vous. Ce n'est point assez pour moi de souffrir avec tout le monde le commun exil qui consiste à demeurer éloigné du Seigneur tant qu'on est retenu sur cette terre dans ce malheureux corps, il faut de plus que j'en souffre en particulier et que je vive loin de vous; ma peine en devient insupportable. Quel interminable supplice de demeurer si longtemps sujet à l'empire de la vanité, qui s'étend sur tout ce qui existe! enfermé dans l'horrible prison d'un corps de boue, dans les liens de la mort et du péché, privé si longtemps de la société de Jésus-Christ! Au milieu de ces épreuves, Dieu m'avait du moins laissé la consolation de voir en vous son saint temple, jusqu'à ce qu'il me fût donné de le contempler lui-même dans sa gloire; il me semblait que de ce temple mystique il me serait facile de passer à celui dont la gloire et l'éclat inspiraient ces soupirs au Roi-Prophète: " Je n'ai jamais demandé qu'une grâce au Seigneur, c'est de passer tous les jours de ma vie dans sa maison sainte, de voir le règne de sa volonté et de contempler la beauté de son temple (Psalm. XXVI, 4). "

2. Hélas! cette consolation m'a été bien souvent ravie! Si je ne me trompe, c'est pour la troisième fois a qu'on m'arrache les entrailles en m'éloignant de vous; après vous avoir enfantés par l'Evangile, j'ai été contraint de vous sevrer avant le temps; il ne m'a été donné ni de vous allaiter, ni de vous élever; j'ai dû laisser là mes propres affaires pour soigner celles des autres, et je ne saurais dire lequel des deux me semble plus pénible, d'être enlevé aux miens ou d'être livré aux autres.

a Saint Bernard fit donc trois voyages en Italie. Voir notre Chronologie.

Seigneur Jésus, ma vie entière doit-elle s'écouler ainsi au milieu de la douleur, et mes années dans les larmes et les gémissements ? Mieux vaut mourir que de vivre ainsi; mais mourir au milieu de mes frères, de tous les nôtres et de mes plus tendres amis; oui, la mort dans ces conditions est bien plus douce, plus facile et plus sûre. J'ose même dire, Seigneur, qu'il y va de votre bonté de me donner cette jouissance et ce bonheur avant que je quitte la terre pour toujours. Faites-moi la grâce, Seigneur, d'avoir le yeux fermés de la main de mes enfants, c'est le voeu d'un père, quelque indigne que je sois de me regarder comme tel : qu'ils assistent à mes derniers moments, qu'ils me soutiennent à cette heure, qu'ils accompagnent mon âme de leurs voeux jusque dans le séjour des Saints, si je mérite d'y entrer, tandis qu'ils déposeront mes restes mortels à côté de ceux dont j'ai partagé la pauvreté! Voilà, Seigneur, si j'ai trouvé grâce à vos yeux, la consolation que je vous demande; accordez-la-moi à la prière et aux mérites de ces bons frères auxquels je désire être réuni dans la tombe, c'est le. plus ardent de mes voeux ; néanmoins que votre volonté se fasse et non la mienne, ô mon Dieu, car je ne veux vivre et mourir que pour vous.

3. Après vous avoir entretenus du sujet de mes peines, il est juste que je vous parle aussi des consolations que je puis goûter. La première, c'est que les peines que je me donne et les fatigues que je supporte n'ont pas d'autre fin que Celui à qui on doit tout rapporter; que je le veuille ou non, ma vie appartient toujours à Celui qui se l'est acquise au pria de la sienne, et qui peut, si nous souffrons quelque chose pour lui, nous en récompenser un jour, dans sa justice et sa miséricorde. Si je ne prête que de mauvaise grâce mon concours aux desseins de la Providence, je n'en coopérerai pas moins à son oeuvre, mais ce sera en serviteur infidèle; au contraire, si je me soumets avec plaisir à sa volonté, j'en recueillerai de la gloire. Cette pensée me soulage un peu dans mes peines. Ma seconde consolation, c'est que Dieu a daigné favoriser mes travaux et mes fatigues d'un succès que je dois beaucoup moins à mon propre mérite qu'à sa grâce, qui n'est pas demeurée stérile en moi, ainsi que je l'ai bien souvent éprouvé, et comme vous avez pu vous-mêmes le remarquer quelquefois. Je vous dirai même pour votre, consolation, s'il ne semblait y avoir une complaisance coupable à le faire, quels services l'Eglise a reçus de mon humble et obscure personne, mais j'aime mieux que vous l'appreniez par d'autres que par moi.

4. En ce moment les pressantes instances de l'empereur; un ordre du saint Siège et les prières des princes de l'Eglise unies à celles des princes de la terre me font aller dans la Pouille; c'est bien malgré moi et à mon grand regret que j'entreprends ce voyage, faible et souffrant comme je le suis, et portant partout sur mon visage les pâles et tristes indices d'une mort prochaine. Demandez à Dieu dans vos prières la paix pour l'Eglise et, pour moi, la santé du corps; puis, par la sainteté de votre vie, obtenez-moi la grâce de vous revoir encore, de vivre et de mourir au milieu de vous. Mes souffrances sont telles que c'est à peine si j'ai pu dicter cette lettre au milieu des larmes et des sanglots. Notre bien cher frère Baudouin (a) , qui l'a écrite de sa main, peut vous le dire; vous savez que l'Eglise l'a appelé à d'autres fonctions et élevé à une autre dignité. Priez aussi pour lui, il a été ma seule consolation et le confident de toutes mes pensées. Priez également pour le Pape qui me témoigne, ainsi qu'à notre communauté tout entière, l'affection d'un père; n'oubliez pas non plus auprès de Dieu, son chancelier qui a pour moi des entrailles de mère, ainsi que ceux qui l'accompagnent, dom Luc (b), dom Chrysogone et maître Yves, qui me traitent en frère. Les religieux Bruno (c) et Girard, qui sont avec moi, vous saluent et réclament instamment le secours de vos prières.

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LETTRE CXLV. AUX ABBÉS ASSEMBLÉS A CITEAUX.

Saint Bernard les prie de compatir à ses peines et à ses douleurs qui doivent excuser son absence à leurs yeux. Il désire bien vivement mourir au milieu des siens, et non pas en pays étranger.

Dieu m'est témoin que c'est l'âme bien triste et le corps bien malade que je dicte cette lettre, moi qui n'ai pas cessé d'être votre frère, tout misérable et tout absorbé que je sois par les affaires. Je m'estimerais bien heureux si l'Esprit-Saint qui vous réunit en ce moment était mon avocat auprès de vous et me faisait la grâce de vous bien pénétrer des maux qui m'accablent, et de graver dans vos coeurs la triste image de ma misère. Je ne lui demande pas qu'il vous inspire une pitié que vous ne ressentiez déjà, je vous connais et je sais assez quelle charité anime votre ordre tout entier; mais je le prie de vous en pénétrer si

a Baudouin est le premier cardinal de l'ordre de Cîteaux; il fut élevé au cardinalat parle pape Innocent en l'année 1130, dans le concile de Clermont, il devint ensuite archevêque de Aise. Voir à son sujet la Vie de saint Bernard, livre II, n. 49. " A Pise, en Toscane, brilla Baudouin, la gloire de son pays et l'une des plus grandes lumières de l’Eglise. " Cet homme illustre ne crut pas indigne de lui de servir de secrétaire à saint Bernard. Voir pour ce qui le concerne la lettre deux cent quarante-cinquième et la deux cent unième.

b Tous étaient des cardinaux: Lue fut élevé au cardinalat en 1132 sous le titre des saints jean et Paul; Chrysogone le fut en 1134 sous le titre de Sainte-Marie-du-Portique; Yves, d'abord chanoine régulier de Saint-Victor de Paris, fut fait en 1130 cardinal du titre de Saint-Laurent-de-Damas; c'est à lui qu'est adressée la cent quatre-vingt-treizième lettre.

c Que saint Bernard appelle, dans sa deux cent neuvième lettre, a le père de plusieurs saints religieux en Sicile, " On croit que Girard était frère de saint Bernard. Il est encore question de Bruno, dans la lettre cent soixante-cinquième, n. 4.

vivement que vous sentiez jusqu'où doit aller votre compassion pour moi. S'il en était ainsi, je suis sûr que vous fondriez à l'instant en larmes, et que vous pousseriez vers le ciel des gémissements et de soupirs jusqu'à ce que Dieu, vous ayant exaucés, se montrât propice et me dît: Je t'ai rendu à tes frères, tu ne mourras pas en pays étranger, tu iras mourir au milieu des tiens. Je suis tellement accablé par les affaires et par le chagrin, que la vie m'est devenue à charge; mon langage est bien humain, mais je souffre tant ! Je voudrais pourtant ne pas mourir avant d'être de retour parmi vous.

Au reste, mes frères, ne vous proposez point d'autre but que d'établir et de maintenir par vos statuts et vos règlements la bon ordre et la piété pour le salut des âmes; mais avant tout ayez soin de vous conserver parfaitement unis de coeur dans liens de la paix, et le Dieu de la paix sera avec vous.

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LETTRE CXLVI. A BOURCHARD, ABBÉ DE BALERNE (a).

Saint Bernard se félicite de n'avoir pas essayé en vain de façonner Bourchard à la vie religieuse; il rapporte à Dieu la gloire d'avoir réussi.

1. Votre style est tout de feu, mais de ce feu que Dieu même est venu allumer sur la terre. En vous lisant, j'ai senti mon mur s'échauffer dans nia poitrine et j'ai béni la fournaise qui dardait vers mon âme de si brûlants rayons. Mais vous, ne sentiez-vous pas en m'écrivant que votre coeur était embrasé? Ce ne peut être que du trésor du coeur qu'un homme de bien tire de si bonnes choses. Si je suis pour quelque chose dans ce que vous êtes devenu, ainsi que vous avez l'humilité de le dire, je m'en félicite; je n'ai semé dans votre âme qu'avec la pensée que je récolterais un jour; mon espérance n'est point déçue et je savoure aujourd'hui, dans les pays étrangers où je me trouve, la douceur des fruits que j'ai cultivés. Ce n'est donc pas, je le vois maintenant, le long du chemin, sur la pierre ou au milieu des épines que j'ai répandu la bonne semence à pleines mains, mais c'est dans une terre excellente. Si je vous ai enfanté avec douleur, la joie d'avoir mis au monde un fils tel que vous me fait oublier tous mes maux passés. Si je vous appelle enfant, c'est que vous en avez la simplicité, sinon la faiblesse. Le Seigneur pourrait vous proposer à l'imitation des vieillards

a Abbaye de l'ordre de Cîteaux, diocèse de Besançon, fondée en 1136. Cette maison eut pour premier abbé Bourchard, dont on voit la censure à la fin du livre Ier de la Vie de saint Bernard.

eux-mêmes, en disant : " Si vous ne changez pour devenir comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu (Matth., XVIII, 3). " Vous pourriez dire : " J'ai surpassé les vieillards en sagesse, parce que j'ai aimé votre loi, ô mon Dieu (Psalm. CXVIII, 100); " et ajouter encore : " Je suis jeune, et l'on tient à peine compte de moi ; mais je n'ai jamais oublié vos préceptes (Ibid., 141). "

2. " Seigneur, je le confesse à votre gloire, vous qui êtes le maître de la terre et des cieux, vous cachez aux sages et aux prudents du siècle ce que vous vous plaisez à manifester aux simples et aux petits; oui, mon Père, il en est ainsi parce que tel est votre plaisir (Matth., XI, 25, 26). " Les hommes ne sont ce qu'ils sont que par un effet de votre volonté, non point par suite de leur propre mérite, car vous prévenez le mérite en eux bien loin de le rechercher pour vous régler ensuite, puisqu'étant tous pécheurs nous avons tous également besoin d'être prévenus de votre grâce. Aussi devez-vous, mon Frère, confesser que vous aussi vous avez été prévenu, mais prévenu de douces et abondantes bénédictions qui n'avaient point leur source en moi, mais en celui qui se servit de moi pour vous prévenir et vous porter au salut. Je ne suis tout au plus, et c'est là ma gloire, que celui qui plante et qui arrose ; mais que ferais-je sans celui qui donne l'accroissement ? C'est devant lui que vous devez vous abaisser en toute humilité, c'est à lui que votre coeur doit s'attacher avec force. Pour moi, je m'offre à vous servir comme étant son serviteur au même titre que vous, comme le compagnon de votre voyage, et votre cohéritier dans la même patrie, pourvu toutefois que je m'acquitte avec zèle de la mission que j'ai à remplir auprès de vous, et que je travaille de toutes mes forces à vous mettre en possession de l'héritage du ciel. Pour ce qui est des choses dont vous vous plaignez, je vous promets de m'en occuper comme des miennes, dès que je serai de retour.

 

 

LETTRE (a) CXLVII. A PIERRE, ABBÉ DE CLUNY.

L’an 1133

Pierre avait envoyé à saint Bernard, pour le consoler au milieu de se; travaux et des fatigues qu'il supportait pour l’Eglise en pays étranger, l'archidiacre de Troyes, Gébuin; saint Bernard lui en témoigne la plus douce reconnaissance et, en même temps; qu'il lui annonce la fin du schisme, il lui prédit la prochaine prospérité de l'Église.

A dom Pierre, très-révérend père abbé de Cluny, Bernard, salut et tous les voeux que le plus ardent ami peut former pour son ami.

1. Homme excellent! que Dieu vous rende, du haut du ciel, tout le bien que vous m'avez fait ici-bas, et toutes les consolations due vous m'avez procurées pendant mon voyage à l'étranger! Vous avez été bien bon de penser à un malheureux comme moi, de vous souvenir de moi au milieu de vos grandes et nombreuses occupations, malgré mon éloignement et ma longue absence. Je bénis votre ange qui vous a inspiré cette bonne pensée, ainsi que Dieu qui vous a porté à lui donner suite. J'ai bien lieu maintenant d'être fier aux yeux des étrangers, puisque vous avez daigné m'écrire et que vous l'avez fait avec une entière effusion d'âme. Quel honneur pour moi d'occuper une place dans votre souvenir et même d'avoir ma part de votre confiance! Ce m'est une double gloire de recevoir, en même temps que les épanchements d'une telle amitié, les consolations d'un pareil coeur, au milieu des épreuves qui m'accablent. J'ajoute à cet honneur celui d'avoir eu à souffrir pour l'Église; sa gloire est la mienne et son triomphe est le mien, et après avoir travaillé avec elle et pour elle, je me réjouis avec elle. Il fallait bien aussi partager les travaux et les souffrances de cette pauvre Mère, pour ne pas lui

donner occasion de se plaindre de nous et de dire: " Mes plus proches voisins se sont tenus à l'écart pendant que j'étais exposée à toute la violence de mes ennemis (Psalm. XXXVII, 73). "

2. Elle a triomphé, grâce à Dieu ! elle est sortie à son honneur de toutes ses épreuves, et elle en a vu la fin. Notre tristesse s'est changée en joie, et nos chagrins ont fait place à l'allégresse. L'hiver est passé, les

a Saint Bernard écrivit cette lettre en réponse à deux lettres de Pierre le Vénérable, qui sont la vingt-neuvième et la trente-septième du livre II. On peut les lire dans les notes placées à la fin du volume. Cette réponse de saint Bernard manque dans plusieurs manuscrits; et se trouve indiquée comme étant la 307e lettre dans les premières éditions:

pluies ont cessé, les mauvais temps ont disparu, nos contrées se couvrent de fleurs; il est temps de tailler la vigne, les branches inutiles et le bois mort sont coupés; le malheureux (a) qui avait égaré Israël n'est plus, la mort l'a moissonné, l'enfer l'a englouti; il avait, comme dit le Prophète, fait alliance avec l'une et avec l'autre, aussi a-t-il péri et disparu pour jamais, selon le langage d'Ezéchiel. Quant à l'autre ennemi (b) de l'église, le plus grand et le plus redoutable qu'elle ait eu après le premier, il est aussi retranché du nombre des vivants. Il était pour l'église un de ces perfides amis dont elle se plaint en ces termes : " Ils ne se sont approchés de moi que pour me faire la guerre (Psalm. XXXVII, 12). " J’espère que le reste de ce parti ne tardera pas longtemps à tomber. Je ne tarderai plus beaucoup maintenant à aller retrouver mes frères, et si Dieu me conserve la vie, je me propose de vous faire visite en passant. En attendant, je me recommande à vos saintes prières. Je salue le religieux Henri, votre camérier, vos assistants, et votre sainte maison tout entière.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXLVII.

124. Puisque vous avez daigné m’écrire et que vous l'avez fait avec une entière effusion d'âme.... Je ne doute pas que le lecteur ne soit charmé d'avoir sous les yeux et de parcourir la lettre que saint Bernard eut tant de plaisir à recevoir et dont il fait un si grand cas ; c'est pourquoi nous allons la donner ici afin, qu'on puisse voir quelle amitié unissait ces saintes âmes. Voir à ce sujet les notes de la deux cent vingt-huitième lettre (Note de Horstius).

Voici la lettre de Pierre le Vénérable.

Au vénérable et très-cher dom Bernard, abbé de Clairvaux, le frère Pierre, humble abbé de Cluny, salut éternel dans le Seigneur.

" Celui que je vénère et que j'aime en vous sait tout ce qu’il y a de considération et d'amour pour vous au fond de mon coeur, Ces sentiments, je les avais déjà lors même que l'éloignement ne m'avait pas encore permis de contempler les traits de votre visage, mais la renommée, plus rapide que le corps, avait dépeint, comme elle sait le faire, votre belle âme aux yeux de mon esprit. Mais depuis que j'ai obtenu enfin ce que j'avais si longtemps désiré, et que les imaginations de mon esprit ont fait place à la réalité des choses, mon âme s'est tout entière attachée à la vôtre et n'en peut déjà plus être séparée. Telle est la force de l'amour que je ressens pour vous et l'empire qu'exercent sur moi vos vertus et la connaissance de votre genre de vie, qu'il ne reste plus rien en moi qui ne soit tout à vous, rien en vous qui ne soit entièrement à moi. Depuis cette époque vit en moi, Dieu fasse qu'elle vive, également en vous, cette affection mutuelle à laquelle l'amour de Jésus-Christ a donné naissance; c'est la seule qui ne sache point périr, et elle n'a cessé, pour ce qui me concerne, d'agir en moi, selon la loi qui lui est propre. Mais pendant que je serre au fond de mon cœur et conserve comme un trésor cette affection plus précieuse que l'or et plus belle que toutes les pierreries à mes yeux, je m'étonne de n'avoir point encore reçu de vous depuis si longtemps toutes les preuves que je désirerais avoir d'une pareille affection de votre part pour moi. Je vous remercie bien certainement de m'avoir montré par les saluts que vous me faisiez quelquefois donner par les uns ou les autres, que vous n'avez pas tout à fait oublié votre ami, mais je ne suis pas moins peiné pour cela de n'avoir pas reçu, jusqu'à présent, un seul mot de votre, main qui ne me permit plus de douter de votre affection; je dis, qui ne nie permit plus d'en douter, car, le papier conserve religieusement l'empreinte qu'il a reçue, tandis que dans la conversation un mot de plus ou de moins altère bien souvent la vérité. Mais puisque, semblable au soldat d'élite qui se tient prêt pour le jour de la lutte, vous combattez des deux mains afin d'arracher l'Eglise aux périls qui la menacent, et repoussez les assauts de l'ennemi à votre gauche ainsi qu'à votre droite, avec les armes de la justice, je vous recommande, en toute confiance, au nom de votre amitié pour moi, les messagers que j'envoie an Pape, car je suis convaincu que vous ne sauriez faire défaut à vos amis puisque les étrangers même peuvent compter sur votre assistance ; faites-moi donc savoir par eux et par un mot de votre main : vous voulez couper court à mes plaintes. Parlez-moi aussi de l'état de, votre santé, du retour du Pape et de la condition dans laquelle il se trouve. Je voudrais bien vous voir hors de cette cour où vous avez tant à faire, et, me sentir moi-même dégagé de la responsabilité de mes périlleux devoirs, afin de pouvoir nous retrouver tous deux dans un même endroit où la même charité nous unirait étroitement l'un à l'autre, tandis que le même Jésus-Christ nous recevrait. " (Note de Horstius.)

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LETTRE CXLVIII. AU MÊME.

L’an 1138

Saint Bernard ne lui répond que quelques mots; il se propose de lui écrire plus longuement plus tard.

A dom Pierre, abbé de Cluny, Bernard, salut très-humble et très-respectueux.

Votre lettre m'a causé un très-sensible plaisir, je me suis vu avec bonheur, malgré mon peu d'importance, l'objet des prévenances et des bontés d'une personne aussi considérable que vous. Combien serais-je heureux de vous voir et de vous entendre, puisque vous me faites l'honneur de m'en juger digne; mais quelle affaire, quel lieu, quelle occasion nous réuniront jamais ? Je ne réponds que par un billet au vôtre, j'attendrai pour vous écrire plus longuement que vous m'ayez donné l'assurance que cela vous fera plaisir, car je me sens si petit que je n'oserai jamais me permettre de m'élever jusqu'à vous, si vous ne souffrez, par humilité, que je vous approche et vous parle.

a L'antipape Anaclet, qui mourut en 1138. Ernald décrit sa mort, livre II de la Vie de saint Bernard, chap. VII. D'après Orderic, page 915, Anaclet mourut subitement. Les adversaires du pape innocent lui donnèrent pour successeur l'antipape Victor, comme on le voit dans la Vie de saint Bernard.

b Sans doute Gérard, évêque d'Angoulême, qui mourut en 1136. Voir les notes de la lettre cent vingt-sixième. Orderic qui rapporte sa mort, page 998, l'appelle " un pomme dise très-grande érudition, qui avait joui d'une certaine réputation et d'un crédit considérable dans le sénat de Rome, du temps des papes Paschal, Gélase, Calixte et Honurius. "

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LETTRE CXLIX. AU MEME.

L’an 1138

Saint Bernard l'engage à pousser moins vivement l'affaire de l'abbaye de Saint-Bertin.

Vous êtes parfaitement convaincu, je pense, que je suis bien loin de vouloir manquer en quoique ce soit à Votre Révérence, aussi n'hésiterai-je pas à vous parler en toute confiance au sujet de l'abbaye de SaintBertin (a). Je crois que vous ne devez pas prendre cette affaire aussi vivement à coeur que vous le faites; car je ne vois pas quel avantage vous trouvez à posséder cette abbaye, quand même vous pourriez sans procès et sans dispute la soumettre paisiblement à votre pouvoir; vous n'aspirez pas sans doute à un titre qui n'est qu'onéreux pour vous. Puis donc que vous ne pouvez vous mettre en possession de ce monastère sans beaucoup de peines, ni le conserver paisiblement ensuite, c'est du moins ce que j'entends dire, il me semble que la crainte d'un procès avec toutes ses conséquences est pour vous un excellent motif de vous désister de vos prétentions.

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LETTRE CL. AU PAPE INNOCENT.

L’an 1133

Saint Bernard prend occasion de quelques actes remarquables d'autorité exercés par le pape Innocent pour lui décerner des louanges.; il l'engage ensuite à s'opposer fortement aux desseins ambitieux de Philippe, qui s'était emparé du siège archiépiscopal de Tours par des moyens illégitimes.

1. Quand la tète va bien, tout le corps est en bonne santé, et les parfums dont la barbe et les cheveux sont arrosés embaument ensuite

a De Saint-Omer, selon les uns, et de Sittich, selon les autres. Comme il était tombé à rien, (abbé Lambert le remit entre les mains de l'abbé Hugues de Cluny, en 1101, et on ne tarda pas à voir ses ressources grandir, la vie religieuse refleurir et le nombre de ses habitants s'augmenter, au point que là eh une douzaine de religieux avaient eu bien de la peine à vivre précédemment, on en compta bientôt cent cinquante, dont plusieurs allèrent ranimer l'amour de la vie religieuse dans une foule de monastères de France et de Belgique, ainsi que le rapporte le moine Hermann dans le Spicilége, tome XII, page 413, d'accord en ce point avec Ipérius. A la mort de l'abbé Hugues de Cluny, les religieux de Sittich secouèrent le joug et firent un procès à leur propre abbé, sans avoir auparavant consulté les religieux de Cluny. Ce procès en vint au point que le pape Innocent avait déjà déposé deux abbés, Jean et Simon, à la poursuite de Pierre le Vénerable, quand celui-ci, sur les instances de saint Bernard, renonça à son droit et rendit aux religieux de Saint-Bertin leur indépendance. Voir les notes de l'Apologie.

jusqu'aux franges du vêtement. Si les brebis se dispersent quand le pasteur est frappé, elles reviennent paisiblement au pâturage quand il est remis de ses coups et rendu à la santé. Où me proposé je d'en venir avec mes comparaisons? le voici. Le bruit des succès non interrompus de votre pontificat, réjouit tous les jours l'Eglise de Dieu, il est juste que l'amélioration de vos affaires concoure à l'affermir, et que votre triomphe soit aussi le sien; vous ne sauriez être affermi qu'elle ne se sentit elle-même devenue plus forte, car si elle a partagé vos épreuves, il est juste qu'elle soit associée à votre gloire. C'est pour vous un devoir et pour nous une nécessité qu'il en soit ainsi. Et quoi ! la crainte et la persécution n'ont pu, aux mauvais jours, affaiblir votre énergie, ralentir votre zèle, amener votre justice à composition, et vous faibliriez sur le point de cueillir la palme de la victoire ! Non certes, on ne verra pas s'éclipser dans la prospérité une vertu qui a brillé d'un si vif éclat an sein de l'adversité.

2. Avec quelle vigueur n'avez-vous point fait rentrer dans l'ordre le fameux monastère (a) de Vezelay ! Le successeur des apôtres a vu sans s'émouvoir la fureur séditieuse d'une populace qui courait aux armes, ainsi que l'audace effrénée d'une foule de moines furieux et menaçants et elle s'est montrée invincible à la force plus redoutable encore des présents. Quel spectacle nous avez-vous également donné dans le monastère de Saint-Benoît ? La colère du prince n'a pu en imposer à votre indépendance, la chair et le sang vous ont trouvé tout prêt pour leur résister et tout armé pour les combattre. Les abbayes de Saint-Memmie et de Saint-Satur sont devenues, malgré tous les efforts de gens mal intentionnés et pervers, des sanctuaires dignes de Dieu, après avoir été de vraies synagogues de Satan. A Liège, l'épée menaçante d'un prince violent et emporté (b) n'a pu affaiblir votre constance et courber votre tête sous le joug de ses injustes volontés. Mais où trouver des termes assez magnifiques pour louer comme il serait juste de le faire, la conduite que vous avez tenue tout récemment encore, contre les perturbateurs (c) de l'Eglise d'Orléans ? Si vous les avez frappés de loin, vous ne l'avez pas fait pour cela avec moins de vigueur. On ne peut pas dire jusqu'à présent que les flèches de Jonathas soient revenues sur elles-mêmes sans avoir atteint le but, et que sa hache se soit détournée du point qu'il a menacé : c'est

a On voit dans les notes placées à la fin du volume l'explication de ce que saint Bernard dit ici de la réforme des monastères de Vézelay, diocèse d'Autun; de Saint-Benoit, sur le Pô, et des chanoines réguliers de Saint-Satur de Bourges.

b C'était Lothaire, qui demandait au pape Innocent de lui vendre le droit des investitures ecclésiastiques, comme on le voit dans la Vie de saint Bernard, livre II, n. 5.

c C'étaient des clercs qui s'étaient mis du parti d'un archidiacre intrus, nommé Jean, contre Archembaut, qui fut assassiné victime de ces divisions, ainsi qu'on le peut voir aux notes de la fin du volume.

précisément ce qui a fait trembler l'empereur lui-même en rassurant l'église, Nous avons vu ce prince s'adoucir enfin, et, confus de son entreprise, il n'a point osé prendre les armes contre le Seigneur et contre son Christ. Voilà, très-saint Père, ce qui élève votre nom jusqu'aux cieux; puissiez-vous seulement ne pas déchoir a maintenant après de si glorieux commencements! C'est la prière et le vœu de tous ceux qui vous aiment, c'est aussi leur attente; il ne vous reste plus qu'à la remplir sans retard.

3. Il y a lieu pour vous de déployer aujourd'hui pour l'église de Tours le zèle et l'énergie dont vous avez fait preuve en d'autres circonstances; c'en est fait d'elle si vous ne vous hâtez de prévenir sa ruine. On dit que Gilbert b y fait revivre l'esprit de son oncle Philippe, dont le sang et l'ambition coulent dans ses veines. Si on veut avoir la preuve des désirs dont est consumé le coeur de cet ambitieux jeune homme, il suffit de jeter les yeux sur les tourments que ce fils ingrat et cruel fait endurer depuis si longtemps à une Eglise qu'il devait regarder comme sa mère. Qu'importe à ce misérable de lui déchirer les entrailles, pourvu qu'il s'élève à ses dépens ? Mais enfin, grâce à Dieu, il est à bout d'expédients pour échapper aux coups d'une juste sentence, si votre autorité apostolique daigne ratifier un jugement que la justice de la cause, la perversité du coupable et le bien de la paix out fait prononcer contre lui. Non, non, jamais la cruelle ambition de ce jeune homme ne trouvera un refuge protecteur dans votre sein qui n'en est un que pour l'innocence; c'est folie à lui d'espérer l'y trouver, et c'est le comble de l'audace de venir l'y chercher. N'est-ce pas assez déjà qu'il ait deux fois éludé la sentence du saint Siège et se soit soustrait aux coups de la justice, faut-il qu'il pousse à présent l'impudence jusqu'à venir braver vos regards et la justice même de votre tribunal? Qui ne voit qu'ébranlé dans sa confiance en la bonté de sa propre cause, il s'efforce par ses largesses de triompher de la fermeté de votre coeur ? Niais nous sommes sans inquiétude, c'est au pape Innocent que cet homme inique ose s'attaquer, il ne lui sera pas donné de le vaincre.

4. Au reste, nous pouvons bien dire, très-saint Père, que si les douceurs dont votre éloignement nous prive font soupirer nos coeurs, la pensée de celles que nous avons goûtées auprès de vous nous charme

a Quelques éditions ont placé en cet endroit deux vers quine se trouvent dans aucun manuscrit.

b Gislebert on Gilbert, prédécesseur d'Hildebert, qui passa en 1125 du siège du Mans à celui de Tours, qu'il occupa pendant six ans et six mois, comme nous l’avons vu, lettre cent vingt-deuxième. A la mort de ce dernier, le neveu de Gilbert, nommé Philippe, se fit porter par des manœuvres coupables et la faveur d'Anaclet sur ce siège qu'avait occupé son oncle. Il donna ainsi occasion à cette lettre et à la suivante, qui est antérieure à celle-ci. Forcé de céder, il laissa la place à Hugues, qui avait les saints canons pour lui. Consulter les Analectes, tome III, page 338.

tous. A défaut de votre douce présence, le souvenir que nous en avons conservé fait toute notre consolation; il est trop profondément gravé dans nos coeurs pour qu'il ne nous revienne à tout moment; il fait le sel de toutes nos conversations; il n'est pas d'entretien qui nous paraisse aussi doux que celui qu'alimente ce délicieux souvenir, il n'en est pas qui ranime et réchauffe plus nos cœurs; il domine dans toutes nos réunions, il est l'âme de nos discours, la sève de nos prières et le nerf de nos oraisons. Nous ne cessons d'offrir à Dieu, avec sollicitude, nos voeux et nos supplications pour vous et pour tous les vôtres; que l'Eternel, pour qui vous travaillez dans le temps, vous conserve pour l'éternité selon le voeu de votre âme; Ainsi soit-il.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CL.

125. Le monastère de Vézelay, diocèse d'Autun, fondé vers 821 par Gérard, comte de Nevers, et Berthe, son épouse, pour des religieuses auxquelles on substitua des religieux qui furent eux-mêmes remplacés, en 1537, par des chanoines réguliers. La réforme de ce monastère fut entreprise sur les instances de Henri, duc de Bourgogne, par Guillaume, disciple de saint Mayeul; plus tard, le relâchement s'étant de nouveau glissé dans cette maison, saint Hugues, également abbé de Cluny, entreprit une seconde réforme, à la suite de laquelle le pape Paschal II les soumit tout à fait à l'autorité de l'abbé de Cluny. (Voir Duchesne, dans les notes à la Bibliothèque de Cluny.) Mais les religieux de Vézelay, ayant réussi peu à peu à secouer ce joug, se virent forcés par le pape Innocent II à s'y soumettre de nouveau. Voici comment un historien de Vézelay rapporte ce fait (voir tome III du Spicilége d'Acher) : " Dans le principe, les religieux de Vézelay avaient, pendant à peu prés les bois premiers siècles qui suivirent leur fondation, joui en paix et sans conteste de leur indépendance et s'étaient, à leur gré, donné des abbés choisis parmi eux ou tirés d'autres monastères. Les Clunistes, qui sont beaucoup moins anciens qu'eux, s'attribuèrent subrepticement d'abord, le droit de ratifier l'élection, puis celui de faire l'élection elle-même, prétendant faussement que le pape Paschal avait soumis à leur autorité la communauté tout entière de Vézelay. La même prétention causa encore sous le pape Innocent un grand scandale dans cette même abbaye : les religieux réclamèrent leur indépendance originelle, mais, victimes de la violence d'Innocent et du comte de Nevers, ils furent livrés chargés de chaînes à un certain abbé Aubry, que les Clunistes leur avaient imposé. " (Note de Mabillon.)

126. Au monastère de Saint-Benoît, sur le P8, que les papes Gregoire VII et Calixte II avaient astreint, comme l'était celui de Vézelay, à. ne point procéder à l'élection de son abbé avant d'avoir pris l'avis de l'abbé de Cluny, qui devait y pourvoir et ordonner de la faire; une fois élu, l'abbé de ce monastère ne pouvait recevoir la bénédiction de l'évêque s'il n'avait ses lettres de recommandation de celui de Cluny. Les religieux de ce monastère ayant tenté de passer outre, nonobstant ces réserves, Innocent II ordonna par ses lettres, à la demande de Pierre le Vénérable, comme on peut le voir par la bulle de Clément III, donnée en 1187, que l'abbé Guillaume, élu et institué sans qu'on eût pris l'avis des religieux de Cluny, irait se présenter à eux et témoigner de sa déférence et de sa soumission (Note de Mabillon).

127. De saint Memmie. Saint Memmie était issu de la famille des Memmies, autrefois célèbre à Rome; il fut envoyé en France par saint Pierre et fut le premier évêque de la Champagne; on éleva en son bonheur, près de Châlons-sur-Marne, une abbaye remarquable de chanoines qui embrassèrent, par ordre du pape innocent II, comme on le toit par le diplôme suivant, la règle des chanoines réguliers de Saint Augustin (Note de Horstius et de Picard).

Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très-cher fils Etienne, abbé de Saint-Memmie, et à ses successeurs légitimes à perpétuité.

" L'autorité de notre charge nous porte à nous occuper de l'état des maisons religieuses, et a pourvoir avec l'aide du Seigneur, pour le salut des âmes, à ce qui peut assurer leur tranquillité et tourner à leur avantage.

" On sait qu'il est aussi digne que juste et convenable que nous, qui avons été choisi pour régir ces maisons, lions les mettions à couvert de la méchanceté des hommes pervers et les entourions de la protection de saint Pierre et du Siège apostolique.

" En conséquence, abbé Etienne, notre très-cher fils dans le Seigneur, nous prenons sous notre protection apostolique le monastère de Saint-Memmie, dont vous êtes abbé par la volonté de Dieu, le confirmons par les présentes et voulons que tous les biens fonds et autres que, Dieu aidant, ledit monastère tient dès maintenant ou pourra tenir dans la suite, justement et légitimement, de la concession des souverains Pontifes, de la libéralité des princes et de la générosité des fidèles, soient entièrement et à jamais acquis tant à vous qu'à vos successeurs.

" Nous règlons donc par le présent privilège du Siège apostolique qu'il ne sera pas pourvu au remplacement des chanoines réguliers au fur et à mesure de leur mort par d'autres chanoines qui n'auraient pas fait profession religieuse, et que les prébendes des défunts retourneront aux frères réguliers. Quand vous viendrez à mourir, vous qui maintenant êtes abbé de cette maison, on ne pourra vous donner pour successeur qu'un chanoine régulier de Saint-Augustin. Et nous voulons que personne n'ose se permettre dé porter le trouble dans ledit monastère, prendre, retenir ou diminuer ses biens, et lui faire subir aucune vexation. S'il arrive qu'une personne, soit ecclésiastique, soit séculière, ayant connaissance de cette présente constitution, ose aller contre, qu'elle encoure la colère de Dieu et l'indignation des bienheureux Pierre et Paul, et la condamnation au jour du jugement dernier, si elle n'a pas auparavant réparé sa faute par une digne pénitence; mais au contraire que la paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit le partage de tous ceux qui observeront la présente constitution en faveur dudit monastère, qu'ils recueillent les fruits de leur bonne action et trouvent auprès du juste juge la paix éternelle pour récompensé. Amen. Donné à Jouarre, de la main d'Haimeric cardinal-diacre et chancelier de la sainte Eglise Romaine, le 25 mars, indiction IX, l'an 1131 de l'incarnation de Notre-Seigneur, et la douzième année de notre saint Père le pape Innocent II.

128. De saint Satur. — Mathilde, épouse de Godefroy de Bouillon ou de Bologne, ville du Boulonais, située sur la mer d'Angleterre, dit Guillaume de Tyr, livre IX, ch. V, premier roi de Jérusalem, reçut du pape Paschal le corps de saint Satur, martyr, dont on célèbre la fête le 7 mars, et institua en son honneur, dans le diocèse de Bourges, un chapitre de chanoines séculiers qui tombèrent en peu d'années, tant nous nous laissons facilement glisser sur la pente du mal, dans un tel relâchement et une vie si mondaine que le pape Innocent les lit chasser de leur collégiale et remplacer par des chanoines de Saint-Augustin. Voici comment le Mémorial historique rapporte le fait: "En 1138 florissait l'ordre des chanoines de Saint-Victor de Paris qui jouissait par tout le monde d'une grande réputation, à cause du rang distingué, de la sainteté et du savoir de ceux de ses membres qu'il répandit dans un grand nombre de monastères, comme les provins d'une vigne féconde. il comptait à cette époque parmi ses chanoines profès, deux prélats de la cour de Rome, les cardinaux dom Hugues, évêque de Frascati, et maître Yves; neuf abbés : Raoul, abbé de Saint-Satur de Bourges, etc ..... " Ce récit est confirmé parle Nécrologe de Saint-Victor de Paris, où on lit à la date du 9 février : " Mort de dom André, abbé de Saint-Satur — et chanoine de notre ordre. " Etienne qui, d'abbé de Sainte-Geneviève de Paris, était devenu évêque de Tournai, recommande au pape Luce III, dans sa lettre commençant par ces mots . Movetur usque ...... etc., la discipline constante et sévère de ce monastère. Dans la liste des revenus des évêchés et des bénéfices de France, cette abbaye est indiquée comme étant de l'ordre des chanoines de Saint-Augustin (Note de Horstius et de Picard).

A Liège, l'épée menaçante. Il nous semble qu'il s'agit ici des. investitures ecclésiastiques que revendiquait l'empereur Lothaire, et que le pape Innocent refusait de lui accorder. En effet, d'après l'abbé d'Usperg, " à cette époque le pape Innocent vint trouver Lothaire et lui demander son appui contre Pierre de Léon et ses partisans: " Il est à croire qu'en réponse l'empereur réclama du Pape le droit d'investitures ecclésiastiques, tel que ses prédécesseurs l'avaient possédé longtemps avant lui. Le souverain Pontife fut vivement contrarié de ces exigences; il était fâché d'être venu trouver l'empereur, et ne savait comment il s'en retournerait, car il ne pouvait acquiescer au désir de Lothaire. sur ce point qui avait été pour l'Eglise une cause de tant de maux. Cependant, aidé des conseils et des prières de saint Bernard, le, Pontife se retira sans être inquiété. Othon de Frisingen, livre VII, chap. XVIII, dit à peu près la même chose, mais en termes moins précis. (Note de Picard.)

129. Contre lès perturbateurs de l'Eglise d'Orléans, que nous font connaître quelques lettres publiées par notre Acher dans le Spicilége, tome III. En premier lieu, une lettre d’Archambaud, sous-doyen de l'église d'Orléans, à l'archevêque de Sens, Henri, nous montre le premier auteur de ces troubles dans un certain Jean d'Orléans, qui plus tard fit tuer Archambaud, Spicil. 161. Cet homme, intrus dans la charge d'archidiacre, rencontra une vive opposition de la part d'Archambaud et de quelques autres ecclésiastiques; aidé de ses partisans Barthélemy Capicer, l'archidiacre Zacharie Païen, Jacques, sous-diacre de, Saint-Aignan, etc., il leur fit souffrir les plus grandes injustices et les dépouilla de presque tous leurs biens. Aussi, en terminant sa lettre, Archambaud prie-t-il l'archevêque Henri, auquel il s'était adressé, parce quo le siège d'Orléans était vacant, " de lui rendre pleine et entière justice contre ses oppresseurs, de faire fermer ou d'interdire l'église qu'il avait polluée par l'effusion du sang et souillée d'une foule de sacrilèges, et de punir sans retard une injustice qui retombait sur le Pape lui-même. " On voit aussi dans le même recueil une lettre que Geoffroy, évêque de Chartres, écrivit sur le même sujet à l'archevêque Henri. Peut-être l’intrus Jean tenait-il son titre de l'autorité du roi; mais enfin le pape Innocent, prenant en main la défense des opprimés, confia l'examen et le soin de cette affaire au légat du saint Siège, Geoffroy, l'évêque de Chartres dont nous avons parlé plus haut. Mais comme les choses traînaient un peu trop en longueur, il lui adressa ce rescrit : Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères Geoffroy, évêque de Chartres, légat du saint Siège, et Etienne, évêque de Paris, salut et bénédiction apostolique.

" Votre Fraternité sait que nous avons remis à votre appréciation et à votre jugement la connaissance des dommages et des injustices que nos chers fils Archambaud, sous-doyen d'Orléans, maître G. et leurs compagnons ont eu à souffrir, avec mission de les rétablir dans les titres et dignités dont ils ont été dépouillés. Informé que cela n'a point été fait, nous mandons et ordonnons à Votre Charité que de même que vous avez bien commencé, vous continuiez au nom du Seigneur et meniez cette affaire à bonne fin. Donné à Plaisance le 5 de novembre l'an 1132."

130. Une autre lettre du même pape Innocent, que j'ai extraite du Cartulaire de l'Église d'Orléans, nous fait connaître la suite de cette affaire.

Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères Geoffroy, évêque de Chartres, légat du saint Siège apostolique, et Etienne, évêque de Paris, salut et bénédiction apostolique.

" Votre Charité saura que Geoffroy de Neuvy s'est présenté dernièrement devant nous et nos frères, s'engageant par serment à faire, sous la réserve de la fidélité qu'il doit à notre très-cher fils le roi de France Louis, hommage-lige à nos chers fils le sous-doyen Saint, au prévôt Sy, et aux autres parents et neveux d’Archambaud de bonne mémoire, sous-doyen d'Orléans, qui voudront bien recevoir son serment.

" Il engage par serment sa vie, ses membres et ses biens, à eux ainsi qu'à tous ceux qui ont été en exil avec le défunt, et de plus les membres les plus importants de sa famille prendront le même engagement que lui. Il est convenu encore qu'il fera tous ses efforts pour déterminer Henri à prêter le même serment et à agir comme lui, et que l'un et l'autre feront pleine satisfaction à l'Eglise d'Orléans qu'ils ont gravement offensée. En outre, Hervé de Neuvy, Hugues, son neveu , Thihauld, neveu d'Hervé, cent hommes d'armes avec lui, et cent quarante des meilleurs bourgeois d'Orléans qu'ils pourront trouver, feront hommage-lige avec lui aux susdits parents du sous-doyen Archambaud. Si Henri se refuse à faire ce serment, le susdit Geoffroy ne le fera pas moins en ce qui le concerne. Puis, le jour de la Toussaint prochaine, ils se présenteront devant nous pour recevoir la pénitence que nous jugerons à propos de leur imposer et s'entendre absoudre de l'excommunication. Enfin les susdits sous-doyen Saint et le prévôt Sy ont pardonné audit Geoffroy en présence de nos frères et pour l'amour de Dieu, la mort dudit Archambaud de bonne mémoire, et sont disposés à donner le même pardon à tous les hommes d'armes qui ont contribué à la mort du sous-doyen, s'ils donnent satisfaction tant à l'église d'Orléans qu'aux parents du défunt. Cependant tous les meurtriers seront en pénitence hors de l'église; mais si l'un d'eux tombe en danger de mort on ne lui refusera ni l'absolution de l'excommunication ni le saint Viatique, Nous voulons encore que l'église d'Orléans ne soit plus interdite désormais pendant l'office divin à ceux qui auraient fait la satisfaction exigée. Si quelques-uns des meurtriers se refusent à donner cette satisfaction, nous voulons qu'aussi longtemps qu'ils demeureront dans le diocèse d'Orléans, en pays du domaine royal de notre cher fils Louis, roi de France, la ville entière et l'archidiaconé de Saint-de-Garlande soient frappés d'interdit jusqu’à ce qu'ils aient complètement satisfait, Nous enjoignons donc à votre sollicitude, comme elle connaît mieux que nous l'état du pays, de pourvoir en notre place à l'absolution de l'église mise en interdit, quand la réparation aura été convenable. Donné à Pise le 8 janvier.

 

 

 

LETTRE CLI. A PHILIPPE, ARCHEVÊQUE INTRUS DE TOURS.

L’an 1133

Saint Bernard exprime toute la douleur de son âme à Philippe, de ce qu'il cherchait, par de mauvais moyens, à se faire nommer au siège archiépiscopal de Tours.

Je verse sur vous, mon cher Philippe, des larmes bien amères; ne riez pas de ma douleur, car moins vous vous trouvez à plaindre, plus vous l'êtes en effet; en tout cas, quelque pensée que vous ayez de vous, je vous trouve, moi, mille fois digne de larmes. Non, ma douleur ne doit point vous prêter à rire, elle est bien plutôt faite pour vous pénétrer vous-même d'un sentiment pareil au mien; car vous seul en êtes cause, mou cher Philippe, elle ne prend pas sa source dans les pensées de la chair et du sang et ne provient pas de la perte de choses périssables, elle ne vient que de vous; je ne puis rien dire de plus pour exprimer l'étendue de mon chagrin; c'est qu'il s'agit de vous, mon cher Philippe; en vous nommant, je cite un des plus grands sujets de peine pour l'Eglise qui vous a jadis réchauffé dans son sein et vous a cultivé comme un lis poussant et s'épanouissant sous ses yeux aux rayons célestes de la grâce. Qui n'aurait pas conçu de hautes espérances d'un jeune homme dont les heureuses dispositions en donnaient tant alors? Mais, hélas! quel funeste changement! quelle déception pour cette France qui vous a donné le jour et vous a nourri ! Comment ne le sentez-vous pas vous-même? Ah! si vous le compreniez, vous éprouveriez une douleur égale à la mienne, et qui montrerait que je n'ai pas pleuré en vain sur vous. Je pourrais vous en dire davantage si je m'écoutais, mais je ne veux pas parler au hasard et faire comme ceux qui donnent des coups en l'air. Je n'ai voulu vous écrire ces quelques mots que pour vous faire connaître les sentiments qui nous animent à votre égard, et pour vous dire que je ne suis pas très-loin de vous, si Dieu vous inspiré le désir d'avoir un entretien avec moi et de venir me voir, comme je le souhaite ardemment. Je suis à Viterbe (a), et j'ai appris que vous êtes à Rome. Répondez-moi, s'il vous plait, quelle que soit l'impression que ma lettre ait produite sur vous, afin que je sache ce qu'il me reste à faire, et si je dois mettre un terme à ma douleur ou m'y abandonner plus que jamais. Si vous ne tenez plus compte de rien et si vous êtes sourd à mes remontrances, je n'aurai pas perdu mon temps et ma peine en vous écrivant par un sentiment de charité, mais vous. vous aurez un compte terrible à rendre au tribunal de Dieu, du peu de cas que vous aurez fait de ma lettre.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CLI.

131. A Philippe, archevêque intrus de Tours." En 1137 Hildebert, archevêque de Tours, mourut, et les chanoines de cette église furent violemment chassés de leurs places par le comte Geoffroy; mais comme ils devaient, d'après les cations, élire un archevêque, ils se divisèrent et formèrent deux partis: les uns, sans tenir compte des protestations des autres, donnèrent leurs voix, en dépit de tous les canons, à un certain Philippe, neveu e l'ambitieux Gilbert qui avait précédé Hildebert sur le siège de Tours. Aussitôt Philippe va trouver l'antipape Anaclet qu'il prie de confirmer son élection et de l'ordonner, puis il revient à Tours. Pendant ce temps-là, Hugues, non moins distingué par sa prudence que par la noblesse de son origine, est élu canoniquement par la portion la plus saine du clergé de Tours, et sacré dans l'église du Mans par Guy et les autres évêques de la province. A cette nouvelle, Philippe s'empare des ornements de l'église et s'enfuit pendant la nuit. " Voilà ce qui est rapporté dans les Actes des évêques du Mans, imprimés au tome III des Analectes.

Pendant que les choses se passaient ainsi, Bernard, qui était alors à Viterbe, écrivit cette lettre à Philippe, qui pendant quelque temps se relâcha un peu de ses prétentions; mais à la mort d'Anaclet il jeta de nouveau le trouble dans l'Église de Tours par son ambition; c'est ce qui inspira à notre Saint la pensée d'écrire en 1138 la lettre précédente au pape Innocent (Note de Horstius).

D'ailleurs, sous l’épiscopat de Hugues, qui finit par expulser Philippe, on vit arriver ce que le pape Innocent III raconte dans sa quatre-vingt-neuvième lettre, livre III. " Le parti de Dôle ajouta aussi que dans la suite le pape Eugène, de bonne mémoire, notre prédécesseur, envoya Bernard de Clairvaux, abbé d'heureuse mémoire, pour mettre fin aux divisions survenues entre ces Églises, mais celle de Tours ne voulut point s'en tenir à ce qu'il avait décidé. " Ce passage se trouve assez loin du commencement de la lettre écrite par le pape Innocent III, dans la cause de l'Eglise de Tours, contre la métropole de Dôle (Note de Mabillon).

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LETTRE CLII. AU PAPE INNOCENT, POUR L'ÉVÊQUE DE TROYES.

Vers l’an 1135

L'insolence du clergé grandit avec la mollesse des évêques; celui de Troyes s'est attiré la haine d'une partie de ses clercs pour les avoir repris.

L'insolence du clergé, entretenue par la négligence des évêques, cause du trouble et des désordres dans l'Eglise entière. Les évêques donnent les choses saintes aux chiens et les perles aux pourceaux, ensuite ces animaux fondent sur eux et les foulent aux pieds; c'est la juste punition des prélats qui tolèrent les désordres de leur clergé, l'engraissent des biens de l'Eglise et ne corrigent jamais ses désordres; ils méritent bien d'être tourmentés ensuite par ceux qu'ils supportent avec une complaisance coupable. Quand le clergé s'enrichit du travail d'autrui et pompe le suc de la terre sans qu'il lui en coûte la moindre peine, il se corrompt au sein de l'abondance, de sorte qu'on peut, pour en tracer le portrait, dire de lui avec le Prophète : " Il s'asseoit pour manger et pour boire, et ne se lève ensuite que pour jouer (Exod., XXXII, 6). " L'âme du clergé, nourrie dans la mollesse, étrangère au frein de la discipline, se remplit de souillures de toutes sortes; si on essaye de la débarrasser de la rouille qui la ronge, il ne petit souffrir qu'on le touche du bout da doigt, et, comme dit l'auteur sacré, " il oublie la main amie qui l'engraisse et se révolte contre elle (Deut., XXXII, 15). " On voit alors surgir dans son sein de faux témoins qui se plaisent

a Saint Bernard était donc alors à Viterbe, en Toscane ; c'était en 1133, la même année qu'il fut envoyé en Allemagne par le pape Innocent vers l'empereur Lothaire. C'est de cet en. droit que semble avoir été écrite la lettre précédente adressée au pape Innocent. Saint Bernard fit à Viterbe un autre séjour dont il parle dans son vingt-cinquième sermon sur le Canlique des Cantiques, n. 14.

à censurer les autres en s'épargnant eux-mêmes. C'est, si je ne me trompe, ce qui est arrivé à l'évêque (de Toyes Alton), en faveur duquel j'ose, comme votre enfant, vous demander votre protection; il n'a pas autre chose à se reprocher que d'avoir repris les désordres de ses prêtres; voilà ce que j'avais à vous dire pour lui. Pour moi, j'ai des excuses à vous faire; je n'ai reçu que le jour la fête de la Nativité de la sainte Vierge la lettre que vous avez daigné m'écrire, non pour m'ordonner, comme vous en avez le droit, très-saint Père, mais pour me prier d'aller vous voir. Je ne vous dirai pas, pour me dispenser de répondre à votre appel : J'ai fait l'acquisition de cinq paires de boeufs : J'ai acheté une maison de campagne; ou bien encore : J'ai pris femme, mais je vous rappellerai, ce que d'ailleurs vous n'avez pas oublié, que j'aide petits enfants qu'il me faut allaiter, et je ne vois pas comment je pourrais vous obéir sans m'exposer à leur donner du scandale et à compromettre leur salut.

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LETTRE CLIII. A DERNARD DESPORTES (a), CHARTREUX.

L’an 1135

Bernard Desportes avait demandé à saint Bernard de lui envoyer ce qu'il avait écrit sur le Cantique des cantiques; saint Bernard ne cède qu'à regret à celle prière; il ne se croit pas à la hauteur d'un pareil travail et ne peut manquer de tromper les. espérances qu'on a conçues de sa médiocrité.

1. Si je me montre aussi constant dans mon refus que vous êtes pressant dans vos demandes, ne l'attribuez qu'à mon amour-propre, qui ne veut pas se compromettre, nullement à un manque de considération pour vous. Je serais bien désireux, je vous assure, de pouvoir écrire quelque chose qui fût digne de vous; je vous donnerais mes yeux,

a On trouve dans le manuscrit de Cîteaux la note suivante: " Il faut remarquer qu'il y eut deux Bernard Desportes; l'un fut prieur et l'autre sous-prieur; celui-ci devint cardinal. A Le prieur, qui avait été religieux à Ambournay, fonda la Chartreuse des Portes, en 1115. Il en est parlé ainsi dans le Nécrologe : "Le 12 février 1152, mort de Bernard, premier prieur des Portes. Il s'était démis de son pouvoir bien longtemps avant cette époque et avait eu pour successeur un autre Bernard des Portes, qui fut prieur après avoir quitté l'évêché de Belley, comme l'avance Pierre-François Chifflet, dans la préface de son manuel des solitaires. Il pense même que c'est à ce deuxième Bernard que sont adressées cette lettre et la suivante, et il ajoute qu'il y eut dans la suite un troisième Bernard qui fut prieur de la même maison, après le bienheureux Nanthelme, et qui devint évêque de Die. Il est certain que le Bernard auquel sont adressées cette lettre et la suivante n'était pas prieur en 1135, date de cette lettre. Cela résulte des paroles de saint Bernard, qui salue le prieur au n.2, c'est-à-dire le premier Bernard, habitant et prieur des Portes, localité située dans le Bugey, diocèse de Lyon, prés du Rhône, à trois lieues de la ville épiscopale de Belley. Voir la lettre deux cent cinquantième.

ma vie même, s'il le fallait, à vous mon plus cher ami, que j'aime en Notre-Seigneur de toute l'étendue de mon Une ; mais je n'ai ni le temps ni le talent nécessaires pour faire ce que vous me demandez; car ce n'est pas une petite affaire que vous désirez me voir entreprendre, elle est au-dessus de mes moyens. Si elle était moins importante, je ne vous laisserais pas attendre si longtemps. Je vois dans toutes vos lettres la vivacité de vos désirs et combien vous souhaitez vivement que je fasse ce que vous me demandez; mais plus votre ardeur et votre empressement sont grands, plus j'hésite à les satisfaire. Pourquoi cela ? me direz-vous. Parce qu'en présence d'une pareille attente de votre part, je ne veux pas, de mon côté, ressembler à la montagne qui n'accouche que d'une misérable souris. Or c'est là toute ma petit, et voilà pourquoi je me presse si peu d'acquiescer à vos voeux. On ne peut pas trouver extraordinaire que je ne veuille point donner ce que je n'oserais pas même produire au grand jour. Aussi, il faut bien que j'en convienne, est-ce à regret que je montre un ouvrage dont l'effet, selon moi, ne peut être que de mettre à découvert le peu de valeur de son auteur. Peut-on se résoudre à donner une chose qui ne peut faire honneur à celui qui la donne ni profit à ceux qui la reçoivent? J'aime bien donner ce que j'ai; mais je n'aime pas le perdre. On sait bien que celui qui reçoit moins qu'il n'espérait, regarde ce qu'on lui a donné à peu près comme rien. Or ce qui ne fait pas plaisir à recevoir est autant de perdu.

2. Vous cherchez partout, vous en avez le, temps et le loisir, de quoi nourrir et augmenter même le feu qui vous consume, afin d'accomplir cette parole du Sauveur. "Je ne demande qu'une chose, c'est qu'il s'allume (Luc., XII, 49)." Vous avez raison, je vous approuve, pourvu que vous cherchiez là où vous êtes sûr de ne pas le faire en vain; mais où je trouve que vous faites fausse route, c'est quand je vois que vous venez chercher chez moi ce que j'aurais bien plus de raison d'aller moi-même quérir chez vous. Je sais bien qu'il est dit: Mieux vaut donner que recevoir (Act., XXII, 39), mais c'est quand ce qu'on donne honore celui qui le donne et profite à celui qui le reçoit. Or je n'ai rien, que je sache,qui soit dans ces conditions; quant à ce que j'ai effectivement, j'ai bien peur, lorsque je vous en aurai fait part, que vous ne soyez confus de l'avoir désiré, et fâché de l'avoir demandé. Mais à quoi bon toutes ces raisons? Vous m'excuserez bien mieux que je ne m'excuse moi-même. Eh bien, jugez donc par vos propres yeux de ce que je vous dis, je cède à vos instances afin de mettre fin à tous vos doutes; je mets de côté tout amour-propre et ne veux même pas penser que je fais une véritable folie. Je donne donc à recopier quelques sermons que je viens de composer sur le commencement du Cantique des Cantiques, et je vous les envoie avant même qu'ils aient paru. J'ai l'intention de continuer ce travail, si j'en ai le loisir et si Dieu me donne quelque relâche : demandez-le-lui pour moi dans vos prières. Je me recommande tout particulièrement au souvenir de votre digne père Prieur et à celui de vos autres religieux ; saluez-les cordialement de ma part, et dites-leur que j'implore humblement le secours de leurs prières auprès de Dieu.

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LETTRE CLIV. AU MÊME.

Vers l’an 1136

Saint Bernard s'excuse de n'avoir pu, à cause de ses affaires, visiter la Chartreuse, ainsi qu'il avait pris l'engagerment de le faire, et il lui envoie, sur sa demande, ses sermons sur le Cantique des Cantiques.

Je ne puis, mon très-cher Bernard, vous cacher ma tristesse ni vous laisser plus longtemps ignorer l'amertume de ma douleur. Pour m'acquitter de la promesse que je vous ai faite il y a déjà longtemps, j'avais l'intention et le plus ardent désir de passer chez vous afin de revoir tous ceux que mon coeur affectionne le plus, j'espérais goûter un peu de repos dans votre société, je me promettais de trouver auprès de vous, dans les fatigues de mon voyage, quelque allégement à mes peines et un remède à mes péchés; mais voilà que ces mêmes péchés sont cause non pas que; je ne veux, mais que je ne puis vous aller voir; ce n'est donc pas ma faute, mais la punition de mes fautes si je ne vais pas vous voir; car je puis bien vous assurer, mon révérend père, que vous n'avez rien à reprocher à votre ami: il n'y a eu de sa part, en cette circonstance, ni paresse ni mauvais vouloir, le seul obstacle vient de Dieu dont le service me retient ailleurs. Je n'en ai pas moins l'âme dévorée de chagrin comme par un ver rongeur; je ne manque certainement pas de peines, mais il n'y en a pas une plus grande pour moi que celle de ne pas vous aller voir. Auprès d'elle, les fatigues du voyage, les incommodités d'une chaleur excessive et les inquiétudes de l'esprit ne sont presque rien.

Je viens de vous découvrir la plaie de mon coeur, c'est à votre amitié de compatir, c'est-à-dire de prendre part à ma douleur pour la diminuer d'autant. Je me recommande instamment à vos prières et, par vous, à. celles de votre sainte communauté; je vous envoie, ainsi que je vous l'avais promis, mes sermons sur les premiers chapitres du Cantique des Cantiques; lisez-les et veuillez me dire aussitôt que vous le pourrez si je dois les continuer ou non.

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LETTRE CLV. AU PAPE INNOCENT, POUR LE MEME RELIGIEUX QUI VENAIT D'ÊTRE ÉLU ÉVÊQUE (a).

Bernard Desportes, élu à un évêché de Lombardie qu'il est bien digne d'occuper, serait néanmoins plus utilement placé sur un autre siége que celui-là.

J'ai entendu dire, Très-Saint Père., que vous appelez au redoutable honneur de l'épiscopat Bernard Desportes que Dieu et les hommes chérissent également. C'est un choix qui ne mérite que des louanges, et il est digne du successeur des Apôtres de tirer la lumière de dessous le boisseau et de ne pas laisser se sanctifier tout seul un homme qui peut en sanctifier tant d'autres avec lui; il ne faut pas soustraire davantage cette lampe à tous les regards, il est bien temps, j'en conviens, de la faire briller à tous les yeux, et de placer cette lumière sur le flambeau de l'Eglise; mais il ne faut pas l'exposer dans un endroit où l'on peut craindre que la violence du vent ne réussisse à l'éteindre. Or tout le monde, et vous plus que personne, connaît l'humeur arrogante et inquiète des Lombards, et vous savez mieux que moi encore combien le diocèse auquel vous l'appelez est déréglé et difficile à gouverner. Que deviendra, je vous le demande, au milieu d'un peuple turbulent, séditieux et farouche, un jeune religieux dont la santé est usée et dont la vie s'est, jusqu'à présent, écoulée dans le calme et la solitude ? Comment accorder tant de sainteté avec une pareille dépravation, une si grande simplicité d'âme avec tant de duplicité? Veuillez le réserver pour un évêché plus digne de lui et pour une population qu'il puisse gouverner plus utilement, ne vous exposez pas à perdre, par trop de précipitation, le fruit qu'il ne peut manquer de vous donner en son temps.

a Peut-être de l'église de Pavie qui venait de perdre sua évêque nommé Pierre. Mais cette élection ne fut pas suivie d'effet, le conseil de saint Bernard prévalut. Bernard des Portes fut promu à l'évêché de Belley, comme nous l'avons dit, et s'en démit en 1147, puisque nous le retrouvons alors avec le titre de prieur des Portes dans une charte authentique rapportée par Chifflet..

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LETTRE CLVI. AU MÊME PAPE, POUR LE CLERGÉ D'ORLÉANS.

L’an 1135 ou 1136

Jusqu'à quand, Très-Saint Père, laisserez-vous la malheureuse Eglise d'Orléans frapper en vain à la porte de votre coeur, vous qui êtes le père des orphelins et le protecteur des veuves? Il y a déjà bien longtemps que cette noble fille d'Israël est étendue dans la poussière, privée non-seulement de son époux (a), mais encore de ses enfants bien-aimés, et il n'est personne, ô douleur! qui lui tende une main secourable. Quand donc entendrez-vous les cris que cette mère désolée pousse derrière vous avec ses tristes enfants? Dépouillés de tous leurs biens, chassés de leurs maisons, c'est à peine s'ils ont pu mettre leur vie en sûreté. Pourquoi tardez-vous si longtemps à lever sur eus un bras que les opprimés n'ont jamais invoqué en vain et dont les oppresseurs sont habitués à ressentir le poids et la vigueur ? Pourquoi tant de lenteur à secourir des malheureux et à frapper comme ils le méritent ceux qui les affligent ? Si vous ne vous pressez de leur venir en aide, du moins ne les abandonnez pas tout à fait, et que votre secours soit d'autant plus puissant et décisif qu'il s'est fait plus longtemps attendre, afin de les dédommager des maux due votre lenteur leur a causés; il faut, Très-Saint Père, que ceux qui ont abusé de la patience du successeur des Apôtres ne retirent aucun avantage de leur conduite, et que ceux, au contraire, qui, sur votre paroles se sont montrés patients jusqu'au bout dans leurs épreuves, n'aient pas à la fin sujet de s'en ressentir.

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LETTRE CLVII. AU CHANCELIER HAIMERIC, SUR LE MÊME SUJET.

L’an 1135

A son intime ami Haimeric, par la grâce de Dieu cardinal-diacre et chancelier du saint Siège apostolique, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'expression du désir de le voir briller entre tous par la sagesse et par la vertu.

Si je ne connaissais vos sentiments de compassion pour ceux qui souffrent et d'indignation pour ceux qui font souffrir les autres, je vous presserais à temps et à contre-temps de prendre en main l'affaire de

a Après la mort de l'évêque Jean, en 1133, le siége vaqua pendant quatre ans, d'après Charles Saussaye, dans ses Annales d’Orléans, parce que le doyen Hugues qui avait été élu pour succéder à Jean, reçut en revenant de la cour du roi un coup mortel, de gens qui le frappèrent sur la route, sans le connaître. Tel est du moins le récit d'Orderic Vital à l'année 1134. Cette lettre a été écrite par saint Bernard, de mène que la première, avant le troisième voyage qu'il fit à Rome en l'année 1137.

maître Guillaume de Meun (a), et de ses confrères, je ferais tout pour allumer votre indignation et votre courroux coutre ceux qui les accablent et les accusent injustement . qu'il me suffise de vous avoir parlé de cette affaire. Je verrai le cas que vous faites de ma recommandation par l'empressement que vous mettrez à la prendre en considération.

 

 

 

 

 

LETTRE CLVIII. AU PAPE INNOCENT, AU SUJET DU MEURTRE DE MAITRE THOMAS (b), PRIEUR DE SAINT-VICTOR DE PARIS.

L’an 1135

Au bien-aimé pape Innocent, Bernard, abbé indigne de Clairvaux salut avec l'offre de ses très-humbles services et l'assurance de ses faibles prières.

1. La bête cruelle qui dévora Joseph, traquée de tous côtés par notre meute, s'est réfugiée, dit-on, sous votre égide. Quelle folie ! Un meurtrier que la pensée de son crime poursuit partout et glace de terreur en tous lieux, choisit'pour1sa retraite précisément l'endroit où il a le plus à craindre! O le plus scélérat des hommes, prends-tu le siège même de la souveraine justice pour une caverne de brigands ou pour un antre de lions ? Tu viens de dévorer un fils et tu accours, les lèvres rouges de son sang, les dents chargées encore des lambeaux de sa chair, te réfugier dans le sein de sa mère et te cacher sous les regards de son père ! Si c'est pour faire pénitence de ton crime, à la bonne heure; mais si c'est pour obtenir une audience, puisses-tu être traité comme les adorateurs du veau d'or le furent par Moïse; les fornicateurs, par Phinées; le Juif qui sacrifia aux idoles à Modin, par Mathathias; Ananie et Saphire, par saint Pierre, pour vous citer un exemple qui vous touche de plus près, et les vendeurs du temple, par le divin Sauveur lui-même. II y a des crimes si évidents qu'il n'est pas besoin d'un jugement en forme pour qu'on en soit sûr. Le sang de ton frère ne crie-t-il pas, de la terme qui l'a bu, vengeance contre toi? Ah ! je crois entendre la voix de notre martyr s'élever de dessous l'autel avec celle de tous ceux qui ont péri pour la justice, et demander qu'on le venge d'autant plus haut et plus fort qu'il y a moins de temps que ta main cruelle l'a massacré.

2. Mais, dis-tu, ce n'est pas moi qui l'ai frappé du coup mortel. Tu as raison, ce n'est pas toi, mais ce sont les tiens et c'est pour toi qu'ils

a Petite ville au sud d'Orléans, sur la Loire, où se trouve l'église collégiale de Saint. Lifard. L'évêque d'Orléans y possédait aussi une maison de campagne.

b Thomas, prieur de Saint-Victor, fut assassiné à Gournay un dimanche, comme il est dit dans la lettre suivante, le 19 août de l'année 1133, et non pas 1131, comme on l'a gravé sur la pierre de son tombeau. Cela est rendu évident par la note de la fin du volume où se trouvent rapportées plusieurs lettres sur cet événement.

l'ont tué. Dieu jugera si ce n'est pas par tes mains qu'il a péri. Si tu n'es pas coupable, toi dont la bouche a lancé les traits et les flèches qui l'ont blessé, dont la langue a été la pointe du glaive qui l'a percé, ne disons plus que les Juifs ont tué le Sauveur, car ils se sont bien donné de garde de porter la main sur lui. La vigilance et le zèle du bienheureux Thomas qui avait pris en main avec amour la cause du droit et de la justice, entravaient les exactions de toutes sortes que l'assassin exerçait habituellement sur les prêtres de son archidiaconé; aussi ne tarda-t-il point à prendre en haine cet ami du droit, ce défenseur de la justice, et son ressentiment homicide s'exhala quelquefois en menaces de mort que plusieurs personnes dignes de foi affirment avoir entendues. Aussi je le défie bien de dire que ses neveux ont eu d'autre motif de porter leurs mains sacrilèges sur l'oint du Seigneur. Après cela, si celui qui a conseillé le meurtre, qui a excité les assassins à l'accomplir, qui a présidé au forfait et dirigé les coups, comme on le croit généralement, obtient de la bouche même du successeur des Apôtres, comme il a l'audace de se vanter qu'il l'obtiendra, l'impunité de son crime, de quel déluge de maux l'Eglise ne va-t-elle pas se voir inondée? Il arrivera alors qu'on n'admettra plus les grands du siècle et les nobles selon le monde aux dignités ecclésiastiques, ou qu'on sera forcé de fermer les yeux sur les abus de toutes sortes auxquels le clergé fera servir son sacré ministère, attendu que tous ceux que le zèle de la gloire de Dieu anime n'essaieront plus de s'opposer à ces désordres, de peur de tomber sous les coups d'un fer assassin ou d'être traités en coupables. Que serviront alors le glaive spirituel et les censures de l'Eglise ? que deviendra le christianisme avec ses règles et sa morale ? c'en sera fait du respect dû au caractère sacerdotal et de la crainte salutaire de Dieu, si la crainte d'une puissance séculière ferme la bouche à tous ceux qui voudraient protester contre l'insolence 'du clergé. N'est-il pas tout à fait inouï et n'est-ce pas une flagrante indignité, que dans l'Eglise on appuie les dignités ecclésiastiques sur la force et la violence, au lieu de les orner de l'éclat des vertus ? Ainsi, Très-Saint Père, vous voyez qu'il est d'une extrême importance que vous preniez contre cet homme une décision qui rassure l'Eglise, remédie aux maux présents et serve de règle à la postérité ; il faut qu'en apprenant le crime dont cet homme s'est rendu coupable, on sache aussi de quelle manière il a été puni; mais si vous ne combattez le poison qui se glisse dans l'Eglise par un antidote aussi puissant que lui, il est à craindre qu'il fasse périr bien du monde.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CLVIII.

132. Saint Bernard, à l'occasion de l'assassinat impie de Thomas, prieur de Saint-Victor de Paris, presse vivement, dans cette lettre, 10, souverain Pontife d'infliger aux sacrilèges auteurs de ce meurtre la peine qu'ils méritent en les frappant des censures ecclésiastiques. Saint Bernard insinue dans cette lettre pour quel motif l'assassinat a été commis : c'était l'opposition que Thomas faisait, par amour pour la discipline ecclésiastique, à l'avarice d'un certain archidiacre de Paris, et aux injustes exactions dont il accablait le clergé. L'archidiacre en conçut un tel dépit qu'il forma dans son coeur le projet de se venger. Ses neveux, qui partageaient peut-être son ressentiment et sa haine parce qu'ils regardaient la cause de leur oncle comme la leur, ou qui avaient été excités et encouragés par lui à cet assassinat, fondirent sur Thomas pendant un voyage où il avait suivi son évêque et le tuèrent. Celui-ci nommé Etienne frappa, sur-le-champ, d'anathème les auteurs, complices et hauteurs du meurtre. il fût tellement ému par l'horreur de ce crime, qu'il alla à Clairvaux chercher un peu de soulagement à sa douleur dans cette pieuse retraite où il demeura quelque temps; c'est de là qu'il écrivit à Geoffroy, légat du saint Siège et de la sainte Eglise romaine et évêque de Chartres, la lettre suivante.

Au vénérable Geoffroy, par la grâce de Dieu, évêque de Chartres et légat du saint Siège, Etienne par la grâce du même Dieu, ministre indigne de l'Église de Paris et actuellement héraut de misère et d'affliction, salut en Notre-Seigneur.

" Je ne sais si je pourrai trouver des paroles capables de vous rendre si la nouvelle et affreuse calamité que je vais confier à vos oreilles, ou plutôt à votre coeur. Ce que j'ai à vous dire est bien pénible et bien dur à entendre pour tous ceux qui souffrent des opprobres qui rejaillissent sur Jésus-Christ et sur l'Eglise notre sainte mère; mais plus particulièrement pour nous qui portons les livrées de la religion. Ces malheurs doivent nous affecter d'autant plus péniblement que la chute de l'un d'entre nous semble plus faite pour nous accabler nous-mêmes et pour entraîner notre perte et notre ruine à tous.

" Maître Thomas, prieur du monastère de Saint-Victor, qui jouissait de l'estime, de l'affection et de l’amour de tous les gens de bien, qui nous prêtait pour la défense de la sainte Eglise, le concours le plus dévoué et le plus habile, a péri sous les coups des impies; oui, il est mort pour nous, mais j'espère, je crois qu'il est vivant pour Jésus-Christ. C'est pour le Seigneur qu'il est mort, le Seigneur ne peut donc lui faire entièrement défaut dans la gloire. En rendant le dernier soupir entre mes mains, il disait, avec assurance, qu'il mourait pour la justice; il laissait en effet une preuve éclatante de la justice qui l'avait toujours animé et l'animait encore dans sa lutte contre les méchants au sein de l'Eglise du Christ, puisqu'il couronnait sa vie en mourant à cause d'elle. C'est elle qui fut la première et la dernière cause de cet affreux malheur, car c'est pour elle qu'il se trouvait avec moi an moment où il, fut frappé.

"En effet, c'était particulièrement sur ses instances, car il ne cessait de penser à ces choses, ainsi que sur la demande et du consentement du roi qu'il avait fait entrer dans ses vues, que je me rendais à l'abbaye (les religieuses de Chelles,pour y opérer une réforme et y rétablir l'ordre. Je m'étais fait accompagner d'hommes pieux, des abbés de Saint-Victor et de Saint-Magloire, du prieur de Saint-Martin, et de plusieurs autres personnes, tant religieux que chanoines et clercs. Après avoir de mon mieux conduit toute cette affaire à bonne fin, je revenais à Paris, quand arrivé au château de Gournay, qui appartient au seigneur Etienne, je me suis vu tout à coup attaqué par les gens, c'est-à-dire, par les neveux de l'archidiacre Thibaut qui s'étaient placés en embuscade, sur mon passage. Nous étions tous sans armes, c'était un dimanche, et nous avancions paisiblement; ils tirent aussitôt l'épée, fondent sur nous, et, sans respect pour Dieu ni pour la sainteté, du jour, non plus que pour moi-même et pour les religieux qui m'accompagnaient, ils massacrent l'innocent dans mes bras et nie menacent d'un soit semblable si je ne. m'éloigne à l'instant de leur présence. Mais nous, sans perdre courage, no i is nous précipitons an milieu des armes, nous arrachons le prieur des mains de ses meurtriers, à demi mort et cruellement percé de coups, puis nous lui faisons un rempart de nos personnes et nous le pressons de se confesser et de pardonner à ses ennemis l'attentat impie 'qu'ils avaient commis sur sa personne. Et lui, après avoir pardonné de bon cœur à tous ceux qui s'étaient rendus coupables à soit égard, et demandé pardon lui-même pour ses propres péchés, il reçut la communion du corps et du sang de Jésus-Christ; puis, après s'être écrié d'une voix claire qu'il mourait pour la justice, il expira sous nos yeux.

" Sans doute je n'ai point l'ombre d'inquiétude pour ce qui concerne son salut et je devrais nie réjouir de ce qu'il a maintenant reçu sa récompense, la mort des saints, nous le savons, est précieuse devant Dieu; mais je ne puis éloigner la profonde tristesse et le chagrin poignant que me causent la perte d'un ami et la confusion où ce crime nous a tous jetés; j'en suis inconsolable. C'est moi qu'ont atteint les coups qui lui ont donné la mort; oui, je puis bien dire qu'ils m'ont fait beaucoup plus de mal qu'à lui, car en le faisant périr ils m'ont laissé exposé seul à toutes sortes de périls, tandis qu'ils l'ont du même coup mis en sûreté contre tout danger. Et maintenant, puisque vous me savez dans une telle affliction et dans une désolation si profonde, ne tardez pas à venir pour me prodiguer vos consolations et nie donner des conseils. Ne pouvant plus supporter la vue des lieux témoins d'un si horrible forfait, je suis venu me réfugier à Clairvaux, où je vous attends; nous verrons ensemble ce que nous devons faire pour la sainte Eglise à l'occasion de l'attentat horrible dont elle a été l'injuste objet. Ce qui s'est passé est une menace pour nous tous, et notre tour ne peut manquer de venir, si Dieu n'y met ordre. Je vous prie donc et vous supplie de venir sans aucun délai à Clairvaux, car je ne vois que périls de tous côtés, et j'ai le besoin le plus pressant de vos conseils pour les éviter. "

133. A peine Geoffroy eut-il reçu cette lettre qu'il accourut à Clairvaux et manda au nom du saint Siège à tous les évêques des provinces de Reims, de Rouen, de Tours et de Sens, de se rendre au synode de Jouarre. Ils s'y trouvaient réunis quand Hugues, évêque de Grenoble, et les Chartreux leur écrivirent en ces termes:

A nos seigneurs et pères en Jésus-Christ, les très-révérends archevêques, évêques et religieux présentement réunis pour la défense de la justice, Hugues, évêque de Grenoble, et son fils Gui, serviteur inutile des pauvres Chartreux, avec les religieux qui vivent avec lui, salut et souhait qu'ils voient ce qu'ils ont à faire et le fassent ensuite avec courage, par Jésus-Christ Notre-Seigneur.

" La nature nous fait hommes, la grâce justes, et l'Eglise évêques, prêtres, archidiacres et le reste; de la première, nous tenons l'être ; de la seconde, le salut ; de la troisième, le pouvoir d'aider aux hommes dans les choses les plus élevées. La nature et la grâce ne regardent que nous; les fonctions ecclésiastiques, les autres. S'il nous arrive, comme au figuier de l'Evangile qui refusa si longtemps de porter le fruit qu'on attendait de lui, de posséder en vain la charge que nous avons reçue, il n'y aura pas de raison plausible pour que nous la conservions. Mais que sera-ce si, non contents d'être inutiles à l'Eglise, nous lui portons préjudice par nos paroles et par nos exemples? Ne mériterons-nous pas alors non-seulement d'être déposés, mais encore d'être punis? Le bienheureux Thomas et tous ceux qui ont dernièrement lavé leurs robes dans le sang de l'Agneau avant de s'envoler dans les cieux, n'ont pas besoin que les hommes s'occupent de les venger, car leur mort est précieuse devant Dieu; toutefois l’Eglise, sans laquelle ni la chose publique ni les intérêts privés ne peuvent être sauvegardés, a le plus grand besoin que la discipline soit observée; nous vous prions donc et vous supplions en conséquence de vous revêtir des armes de la foi, de céder au zèle de la justice, et, à l'exemple des saints, de Moïse, de Phinées, de Mathathias, de même que des bienheureux apôtres Pierre et Paul frappant Simon, Ananie et Barjésu, et surtout de Jésus-Christ lui-même chassant les vendeurs du temple un fouet à la main, vous tiriez contre ces assassins sacrilèges le glaive redoutable de l'Eglise; privez-les, s'il est possible, de tous offices et bénéfices; que tout Israël tremble en entendant ce qui leur arrive, et que jamais personne ne soit tenté de les imiter désormais. C'est peu de les appeler assassins, ces hommes qui n'ont pas craint de percer de leurs coups le corps des saints pour assouvir leur haine, satisfaire leurs vœux et pourvoir aux cruelles délices de leur existence : s'il faut que non-seulement ils ne perdent pas le fruit de leur horrible forfait, mais encore qu'ils n'en reçoivent point le châtiment, quiconque parmi nous voudra défendre les droits de la justice doit s'attendre au même sort. Adieu, priez pour nous; élevez vos mains sur la contrée que nous habitons et comblez-nous de vos vœux et de vos bénédictions. Encore une fois, adieu. Que Dieu nous donne part au mérite de ce que vous avez déjà fait et de ce que vous ferez encore. Adieu enfin pour la troisième fois, à vous et aux révérends princes de Blois et de Nevers. "

134. En réponse à la lettre de saint Bernard, le pape Innocent écrivit aux Pères du synode de Jouarre comme il suit, au sujet du décret qu'il avait porté.

Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères les archevêques Rainaud de Reims, Hugues de Rouen, Hugues de Tours, et aux évêques leurs suffragants, salut et bénédiction apostolique.

"Plus les fautes sont graves, plus doivent être, amères les larmes de la pénitence destinées à les laver. Mais ce qu'il importe particulièrement, c'est que toute atteinte contre les ordres sacrés reçoive sans retard le châtiment qu'elle mérite. En quel endroit pourra-t-on se croire en sûreté, et quel titre mettra les hommes à l’abri des assassins, si l’Eglise même de Dieu n’est plus respectée, si les personnes engagées au service du Seigneur ne sont plus protégées contre les injustices, les violences et les tortures des scélérats, ni même contre les sanglants attentats qui menacent leurs jours sacrés? A la vue du crime odieux et du forfait inouï dont nos fils bien-aimés et de bonne mémoire, Thomas, prieur de Saint-Victor, et Archambaud, sous-doyen d'Orléans, ont été les victimes, vous ne devez plus garder aucun ménagement, mais recourir à toute la rigueur de la justice et des canons, prendre toutes les armes que le droit met à votre disposition, et, s'il en est besoin, écraser ce nouveau forfait sous la sentence d'un nouveau synode. Non-seulement nous approuvons et ratifions de notre autorité apostolique ce que votre charité a décrété dans le. dernier synode de Jouarre, mais comme votre sentence ne nous semble pas encore assez rigoureuse, nous voulons de plus que la célébration des saints mystères soit interdite partout où se trouveront lesdits assassins ; et si quelqu'un ose tendre la main et faire accueil à ces sacrilèges cléricides, à ces perturbateurs du céleste collège, à ces hommes qui n'ont pas craint de répandre le sang même du Seigneur, tant qu'ils seront en ce monde, qu'il soit anathème ! De plus, attendu que des clercs ne peuvent acquérir ni conserver un bien ecclésiastique par le crime et les forfaits de leurs parents, mais qu'ils ne doivent les obtenir et les garder que s'ils le méritent par leurs vertus, Nous statuons encore que Thibaut de Notières, ainsi que tous les autres qui ont obtenu ou conservé par cette détestable voie les honneurs ecclésiastiques, soient privés de tous bénéfices ecclésiastiques par respect pour l'autorité du saint Siège; et, puisque l'iniquité a surabondé, il faut aviser par tous les moyens possibles à ce que désormais les clercs n'aient plus rien à redouter des hommes, nous leur assurons donc l’appui du Siège apostolique, afin qu'ils puissent vaquer en toute sécurité à leurs saintes fonctions. "

Telles sont les lettres qui ont été échangées de part et d'autre dans l’affaire du prieur Thomas.

135. pour ce qui regarde l'époque précise où ce forfait fût accompli, Jean Picard, ainsi que plusieurs autres qui l'ont suivi indique dans ses notes à la lettre cent cinquante-huitième, l'année 1130, taudis que Baronius se prononce pour l'année 1135. Mais l'opinion de Picard, n'est pas soutenable. On voit, en effet, dans la lettre cent cinquante-neuvième que Thomas fut tué un dimanche, le 19 août, selon le Nécrologe de Saint Victor, où il est dit à cette date : " Anniversaire de maître Thomas, prieur de cette église, qui périt pour la justice, que ses ennemis ont cruellement assassiné; dans sa vie comme dans sa mort, il a laissé à ceux qui viendront après lui un modèle bien digne d'être imité. " Le calendrier de Saint-Guinail de Corbeil concorde avec celui de Saint-Victor, à ce que dit Picard. Il s'ensuivrait donc que la lettre dominicale de l'année 1130 devrait être la même que celle du 19 août; or il n'en est pas ainsi, car la lettre dominicale de l'année 1130 est FE, tandis que la lettre du 19 août est un A. Picard fait encore valoir deux arguments en faveur de son opinion : il établit en premier lieu que la mort du prieur Thomas est antérieure à celle de Hugues de Grenoble, puisque ce dernier écrivit aux Pères du synode de Jouarre une lettre en commun avec les Chartreux, pour demander vengeance de l'assassinat de Thomas. Or, dit-il, selon Gui, abbé de la Grande-Chartreuse, dans la Vie de Hugues, ce prélat étant mort en 1132, il faut placer la mort de Thomas, non pas en 1131, car cette année-là le pape Innocent était en France, et il n'y aurait pas eu lieu de lui écrire autant de lettres pour faire appel à son autorité, mais à l'année 1130, qui est celle où le pape Innocent fut élu. La seconde raison que Picard apporte en faveur e son sentiment, c'est que vers la fin de l'année 1131 le pape Innocent étant à Paris et visitant le monastère de Saint-Victor, ordonna le 9 mars de porter le corps de Thomas du cloître dans l'église de l'abbaye; c'est donc au mois d'août de l'année précédente qu'on doit placer sa mort. Mais ces deux raisons ne sont point concluantes; en effet,qui empêche d'abord que nous n'attribuions la lettre de l'évêque de Grenoble, Hugues, non pas à saint Hugues, mais à son successeur, qui portait le même nom que lui? La seconde raison ne nous semble pas plus forte; je veux bien que le pape Innnocent ait fait transporter le corps de Thomas dans un endroit plus convenable ; il ne s’ensuit pas qu'il ait donné cet ordre sur les lieux mêmes; tout au contraire, on voit qu'il donna cet ordre d'Italie par une lettre qui se trouve au tome V du Spicilége d'Acher, et dans laquelle il blâme les archevêques de Reims et de Sens d'avoir trop tardé à prononcer la sentence d'excommunication contre les assassins de Thomas. Voici, en effet, comment il termine cette lettre: " Nous ordonnons de plus que le corps dudit homme de bien qui rend maintenant témoignage de sa justice et de son innocence devant le Juge suprême, qui vécut dans l'obéissance et fut assassiné au moment où il. accompagnait son évêque, soit enterré honorablement dans son monastère. Donné à Pise, le 21 décembre. "

Il faut donc placer la mort de Thomas non point en 1130, mais en 1133, attendu que la lettre dominicale de cette année, ainsi que celle du 19 août, est un E. De plus, cette même année, le siège de Grenoble était occupé par un évêque nommé Hugues, qui avait succédé à saint Hugues; le pape Innocent attendait à Pise le jour fixé pour la tenue du concile, et saint Bernard, après avoir été envoyé d'Italie en Allemagne pour réconcilier ensemble Conrad et Lothaire, revint en France où il s'arrêta quelque temps pour assister au chapitre de Cîteaux, qui devait avoir lieu, selon la coutume, le 13 septembre de cette année, comme on le voit par une lettre que Pierre le Vénérable écrivit au chapitre cette même année, et dans laquelle il est parlé de saint Bernard comme présent. Enfin Orderic, livre XIII, à l'année 1134, abonde dans notre sens; car après avoir raconté en masse plusieurs événements qui ont rapport aux années précédentes, tels que la mort de Jean, évêque d'Orléans et celle du doyen Hugues, son successeur, qui eurent lieu l'une et l'autre en 1133, il ajoute : " Ce fut alors aussi que Thomas, chanoine de Saint-Victor, qui jouissait d'une grande considération, fut assassiné, etc. " Mais c'est assez sur ce sujet (Note de Mabillon).

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LETTRE CLIX. AU MÊME PONTIFE, AU NOM D'ÉTIENNE, ÊVÊQUE DE PARIS, SUR LE MÊME SUJET.

L’an 1133

Au très-saint Père le pape Innocent, Etienne, évêque infortuné de l'Eglise de paris, salut et prière qu'il soit aussi juste que miséricordieux.

1. Maître Thomas, religieux d'uni grande piété, prieur de SaintVictor, s'étant mis en chemin en compagnie de quelques saints religieux pour aller accomplir un devoir de charité, est tombé sous les coups des assassins un jour de dimanche, dans ce voyage que la piété lui avait fait entreprendre: il a été frappé au milieu même de l'oeuvre de Dieu, dans nos bras, pour ainsi dire, et presque sur mon sein, (le sorte qu'on peut dire qu'il fut obéissant jusqu'à la mort. Après cela il est superflu d'implorer votre secours par de longues prières; les pleurs que je verse en silence, les sanglots dont mes voeux sont entrecoupés, sont plus éloquents et plus expressifs que tout ce que je pourrais dire; ce sont, en effet, des preuves peu équivoques d'une douleur trop grande et trop vive pour être feinte; aussi sans vous prier de compatir à ma peine je regarde comme impossible que vous ne le fassiez pas. Il m'aura suffi, pour émouvoir vos entrailles paternelles, de vous rapporter simplement les choses telles qu'elles se sont passées; le récit en est si lamentable et si narrant, qu'il a dit produire sur une âme aussi tendre que la vôtre une vive et profonde impression, sans qu'il ait fallu recourir aux ressources d'une éloquence inutile. Ah! que mes tristes yeux versent de torrents de larmes! J'ai perdu celui qui faisait ma force et ma lumière! Il n'est plus! Mais pourquoi pleurer sur lui? C'est bien plutôt sur moi que je devrais verser des larmes, car pour lui, la mort fut un bienfait, puisqu'elle lui a ouvert les portes de la vie.

2. Pourquoi donc déplorerais-je son sort? Je le trouve bien plus digne d'envie que de larmes; il n'a vécu que pour Jésus-Christ, il a donc tout gagné en mourant pour Lui. Si j'ai le litre d'évêque, il en remplissait les fonctions; il en méprisait l'éclat et la grandeur, mais il en supportait le fardeau ; voilà ce qui fait de sa mort une véritable vie, et de ma vie à moi une vraie mort. Non, le trépas ne l'a point frappé, il a véritablement échappé à ses atteintes ; c'est moi qui suis maintenant dans les étreintes de la mort, presque submergé par un flot d'iniquités. O le plus aimable des frères, mon bien cher Thomas, je suis seul à plaindre du coup qui t'a frappé; mon sort est mille fois plus digne de pitié que le tien ! En te perdant, j'ai perdu les plus douces consolations avec le conseiller le plus prudent de ma vie; tout appui me manque avec toi; mieux eût valu que je mourusse à ta place au lieu de te survivre: aussi ne traîné je plus maintenant qu'une vie languissante, et toutes mes journées se passent-elles dans les larmes et les gémissements. Mon Eglise partage la douleur qui me consume, car la perte que j'ai faite pèse également sur elle, et; dans notre commun malheur, nous laissons couler nos larmes ensemble. La religion désolée attend de vous, Très-Saint Père, que vous la consoliez. Si Thibaut Notier (a) a recours à Votre Sainteté, qu'il sente que le Seigneur a exaucé les voeux de ma douleur; ce sont ses neveux qui ont consommé le forfait, mais c'est lui qui en est la cause; peut-être même a-t-il procédé en personne à la perpétration du crime. N'ajoutez pas foi à ses paroles, jusqu'à l'arrivée de celui que je vous envoie pour vous instruire exactement de la vérité des faits; tenez-vous en garde contre le faux exposé d'une langue artificieuse et maligne.

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LETTRE CLX. AU CHANCELIER HAIMERIC, AU NOM DU MÊME ÉVÊQUE ET SUR LE MÊME SUJET.

L’an 1133

Au très-cher dom Haimeric, vénérable cardinal-diacre et chancelier de l'Eglise romaine, Etienne de Paris, profonds et affectueux respects comme à son supérieur et à son ami.

C'est dans le besoin qu'on reconnaît les véritables amis. Si je débute de la sorte, ce n'est pas que je doute de votre bonne amitié pour moi, mais c'est que je ne veux jamais avoir lieu d'en douter, ce qui ne se pourrait, je l'avoue, si je voyais votre zèle faiblir dans les conjonctures présentes. Or je trouverai qu'il faiblit, à n'en pouvoir douter, si vous ne faites, en toute occasion, l'accueil qu'il mérite à Thibaut Notier, dont la cruelle ambition m'a ravi, par la main de ses neveux, la moitié de mon âme, pour livrer celle qu'il m'a laissée à la plus poignante douleur.

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LETTRE CLXI. AU PAPE INNOCENT.

L’an 1133

Contre les meurtriers d'Archambault, sous-doyen d'Orléans.

Le sang d'Archambault (b), sous-doyen d'Orléans, crie vengeance avec une force extraordinaire, car, selon la parole du Prophète : " Le sang

a On trouve ici une variante dans les manuscrits; les uns portent seulement Nolier, les autres ont Thibaut .Potier, qui fut archidiacre de Paris, d'après la lettre d'Etienne, évêque de Paris, que nous avons placée dans les notes. Je ne suis pas sûr que cette lettre n'ait point été écrite par saint Bernard même, au nom d'Etienne, à Geoffroy clé Chartres, alors légat du saint Siège.

b On peut lire au sujet de ses assassins les notes de la lettre cent cinquantième et le rescrit d'innocent qui s'y trouve rapporté. Pierre le Vénérable parle aussi du meurtre d'Archambault, livre I, lettre dix-septième, et insinue qu'il a été commis avant celui de Thomas de SaintVictor, car il dit: " L'impunité du crime donne dés larmes à ta fureur; l'assassinat du m mi-doyen d'Orléans étant demeuré sans vengeance, le glaive des persécuteurs alla frapper dom Thomas de Paris. " Mais la lettre de saint Bernard établit clairement le contraire. D'ailleurs ce Jean qui fit tuer Archambault est peut-être le même que le doyen d’Orléans, qui eut pins tard le même sort que sa victime. Etienne de Toumay nous a conservé les lamentations que son assassinat inspira à l'église d'Orléans.

s'ajoute au sang, et confondus ensemble (Ose., IV, 2), " ils poussent vers vous, du fond de la France, un cri d'un retentissement incroyable; les cieux mêmes en sont ébranlés, tant il est énergique, et des coeurs de pierre en seraient attendris s'ils l'entendaient, tant il est touchant et lamentable. Que faites-vous donc, ami de l'époux, gardien de l'épouse, Pasteur du troupeau de Jésus-Christ? Songez-vous aux moyens d'arrêter l'invasion d'un mal aussi grand qu'extraordinaire ? Il faut absolument trouver un remède capable de guérir dans le présent les plaies récentes de l'église, et de servir de préservatif pour l'avenir. Armez-vous donc de votre toute-puissance, et, nouveau Phinées, sévissez avec énergie, 1e désordre cessera bientôt. Que le nerf de la discipline ecclésiastique retrouve sa vigueur contre Jean et contre Thibaut Notier, qui ont tous deux répandu le sang innocent, sinon de leur propre main, du moins en approuvant le crime et peut-être aussi en conduisant eux-mêmes la main des assassins. Il est impossible de douter due leur impunité, s'ils l'obtiennent, ait des suites fâcheuses et autorise la licence des ecclésiastiques qui chercheront désormais à s'élever dans l'église contre toutes les règles de la justice, en se rendant redoutables par leurs parents beaucoup plus que recommandables par leurs mérites et leurs vertus. Le mal qui travaille l'église est nouveau et demande de nouveaux remèdes. Bien des personnes pensent qu'il n'y aurait pour l'église pas moins d'avantage que de justice à les dépouiller d'un seul coup de toutes leurs dignités ecclésiastiques, en les déclarant incapables, non-seulement de conserver celles qu'ils ont maintenant, mais encore d'en posséder jamais d'autres dans la suite.

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LETTRE CLXII. AU CHANCELIER HAIMERIC (a), SUR LE MÊME SUJET.

J'ai souvent témoigné, de votre part, à l'évêque de Paris que vous conservez de lui le plus amical souvenir, ainsi que vous me le dites dans presque toutes vos lettres; mais voici une belle occasion de montrer,

a Dans le manuscrit de la Colbertine portant le n. 1038, et dans une très-ancienne édition, cette lettre est adressée à Jean de Créma, et la suivante à Haimeric; mais ce qui est rapporté dans la lettre suivante sur la conversion de celui à qui plie est adressée, convient plutôt à Jean qu'à Haimeric.

non plus seulement par des paroles et par quelques fragments de lettre, mais par un fait positif, que vous n'avez écrit et que moi je n'ai dit, de votre part, rien que de parfaitement vrai. Il vous importe beaucoup que vous le fassiez, non pas à cause de l'évêque de Paris seulement, niais pour tous vos amis, que vous ne pouvez manquer d'affliger profondément si l'affaire tourne autrement qu'ils l'espèrent.

LETTRE CLXIII. A JEAN DE CRÉMA , CARDINAL-PRÊTRE (a) SUR LE MÊME SUJET.

L’an 1133

Je n'oublierai jamais les bontés et la considération dont je nie suis toujours senti honoré de votre part, quelque obscur et de quelque peu de valeur due je sois; aussi ne cessé-je de demander tous les jours à Dieu, pour vous, que vous fassiez de dignes fruits de pénitence depuis ce retour et cette conversion dont je me suis réjoui avec les anges. C'est en ce moment surtout que notre chère Église Gallicane réclame de vous, par ma voix, ces fruits précieux; l'occasion de les produire ne saurait être meilleure ; il y va de mon honneur autant que du vôtre; que je n'aie pas inutilement compté sur vous. Signalez donc votre zèle pour la justice et pour la vérité contre ceux qui ont trempé leurs mains dans le sang des ecclésiastiques ou qui ont poussé des assassins à le répandre; je verrai alors que je n'ai pas eu tort de me faire honneur de votre amitié.

 

 

 

 

 

 

LETTRE CLXIV. AU PAPE INNOCENT.

L’an 1138

Relation (b) d'une affaire de l'Église de Langres.

Saint Bernard se plaint qu'on ait élu un évêque pour le siège, de Langres au mépris de la foi donnée et par des moyens frauduleux.

1. J'étais encore à Rome lorsque monseigneur l'archevêque de Lyon y vint accompagné de Robert et d'Olric, l'un doyen, et l'autre chanoine

a Du titre de saint Chrysogone, selon Laurent de Liége, dans le Spicilége, tome XII, p.307. C'est le même qui a absous de l'excommunication Henri de Verdun, à qui est adressée la soixante-deuxième lettre de saint Bernard.

b Tel est le titre de cette lettre dans tés manuscrits. Cette relation n'a pas été écrite après la mort de Guillène ou Wilène, évêque de Langres à qui sont adressées les lettres cinquante-neuvième et soixantième; mais après celte de Guillaume de Sabrant son successeur. Guillène mourut le 1er août 1135, et Guillaume, en 1138. Des divisions naquirent à l'occasion de l'élection du successeur de ce dernier. Pierre, archevêque de Lyon et Hugues, prince et plus tard duc de Bourgogne, étaient d'accord pour élire un certain religieux de Cluny ; Robert, doyen de Langres, Ponce archidiacre, Odolric et d'autres chanoines étaient contraires à cette élection. Les deux partis choisirent saint Bernard pour terminer le différend; il nomma au lieu du religieux de Cluny, Geoffroy, prieur de Clairvaux, son parent. Voir aux notes.

de l'Eglise de Langres; ces deux derniers venaient demander au saint Siège de leur permettre, ainsi qu'au chapitre de leur Eglise, d'élire eux-mêmes un évêque pour le siège de Langres. Le Saint-Père ne les avait autorisés à procéder à cette élection que de concert avec des religieux qui devaient les aider de leurs conseils. Ils me demandèrent donc mon concours; je dis que je ne consentirais à le leur donner que si leur choix se portait sur un sujet d'une vertu et d'un mérite assurés. Ils me répondirent qu'ils subordonneraient toujours leur choix et leur vote à ce que je déciderais moi-même, et qu'ils ne feraient absolument rien que de concert avec moi et de mon consentement, et ils en prirent même l'engagement formel. Comme je ne me montrais pas encore satisfait de ces promesses, l'archevêque de Lyon intervint pour les confirmer, en disant qu'il tiendrait fermement la main à ce qu'elles eussent leur effet; il ajouta même que tout ce que le clergé viendrait à faire autrement qu'il avait été réglé ne serait ni confirmé, ni ratifié par lui et on me donna pour garant de tous ces arrangements le chancelier de l'Eglise de Rome. Non contents d'avoir ainsi réglé les choses, nous sommes allés vous prier, Très-Saint Père, de ratifier tout ce dont nous étions convenus, du consentement de votre autorité. Avant cet accord, j'avais conféré longuement avec eux sur les sujets qu'on pouvait élire, et, après en avoir passé un certain nombre en revue, nous nous étions arrêtés à deux, et nous convînmes qu'aucun de nous ne protesterait contre l'élection de celui de ces deux candidats qui obtiendrait le plus de voix. Vous avez ordonné que cette convention serait inviolablement observée; l'archevêque et les deux députés du chapitre s'y engagèrent expressément, puis ils quittèrent Rome. Je partis quelque temps après eux, aussitôt que j'eus obtenu du Saint-Père la permission de revenir en France et de retourner au milieu de mes religieux.

2. En traversant les Alpes, j'ai appris qu'on était sur le point de sacrer, pour évêque de Langres, un homme à qui j'aurais désiré une réputation meilleure et des mœurs plus pures: je m'abstiens de consigner ici ce que j'ai appris bien malgré moi sur son compte. Bref, tous les religieux qui étaient venus au-devant de moi pour me saluer me déterminèrent à passer par Lyon, pour empêcher, si c'était encore possible de procéder à cette malheureuse consécration. J'avais résolu de suivre une autre route plus courte, dans l'intérêt de ma santé, qui laissait quelque chose à désirer et pour me reposer plutôt dd mes fatigues corporelles. D'ailleurs je ne pouvais croire, je l'avoue, à tout ce qu'on me disait. Etait-il croyable, en effet, qu'un si grand prélat fût assez léger pour imposer les mains à un sujet mal famé, en dépit de l'engagement qu'il venait de prendre et de la défense formelle du Pape ? J'ai donc cédé au conseil des religieux et j'ai pris ma route vers Lyon. Je n'y fus pas plutôt arrivé que je trouvai les choses dans l'état oit on me les avait dépeintes : on faisait en effet les préparatifs pour cette malheureuse solennité. Toutefois le doyen et la plupart des chanoines, si je ne me trompe, s'y opposaient nettement et ouvertement. Pour comble de scandale, il se répandait dans la ville un bruit qui grossissait tous les jours, et remplissait tous les gens de bien de honte et de chagrin.

3. Qu'avais-je à faire? Je rappelai à l'archevêque, avec toute la réserve possible, l'engagement qu'il avait pris et l'ordre exprès qu'il avait reçu du saint Siège; il convint de tout, mais il rejeta la faute sur le fils du duc (a), qui n'avait pas voulu s'en tenir aux conventions, et, pour éviter tout ce qui pouvait troubler son repos et mettre la paix en danger, il s'était, lui archevêque, rangé à son avis, sans tenir compte de ce qui avait été décidé auparavant; mais il se mit à protester qu'à l'avenir il ne ferait plus que ce que je voudrais. Je le remerciai de ces dispositions, en ajoutant que ce qu'il fallait faire, ce n'était pas ma volonté, mais celle de Dieu. Or, pour connaître quelle elle était, je fus d'avis qu'on devait proposer l'affaire au jugement des évêques et des religieux qu'il avait mandés à Lyon pour le sacre et qui s'y trouvaient déjà réunis ou n'allaient pas tarder à l'être. Si, après avoir invoqué les lumières du Saint-Esprit, ils s'accordent, lui dis-je, à approuver tous d'une voix ce que vous avez fait et vous engagent à poursuivre jusqu’au bout dans la voie où vous êtes entré, vous pourrez le faire; mais s'ils ne sont pas d'avis que vous continuiez, vous suspendrez l'ordination et, suivant le conseil de l'Apôtre, " vous ne vous hâterez pas d'imposer les mains à l'élu (I Tim., V, 22). " Il parut goûter mes raisons. Cependant on apprend tout à coup que le futur évêque de Langres est arrivé à Lyon, et qu'au lieu de descendre à l'archevêché il a pris un logement à l'hôtel. C'était le vendredi soir; le samedi matin il quittait Lyon, sans qu'il fût possible de dire pourquoi il ne s'était pas présenté à l'archevêché, après avoir fait un si long voyage dans l'unique pensée de s'y rendre. On pourrait croire, si la suite n'avait bien montré le contraire, qu'étant moine il avait voulu, par modestie, se soustraire aux honneurs. C'est la première pensée qui se présenta en effet à notre esprit, quand l'archevêque, qui venait de le voir à son hôtel, déclara hautement en présence de tout le monde que ce religieux refusait de se faire sacrer et désapprouvait tout ce qu'on avait fait à son égard.

4. Peu de temps après, il décida qu'on allait procéder sans retard à

a Hugues, fils d'Eudes, duc de Bourgogne et de Marie, fille de Thibaut, comte de Champagne.

une nouvelle élection, et il le fit savoir au chapitre par l'entremise de quelques chanoines de Langres qui se trouvaient alors à Lyon et par une lettre qu'il leur écrivit et qu'on a conservée. A peine en eut-on fait la lecture en plein chapitre, qu'il en arriva une autre disant tout le contraire de la première. D'après cette seconde lettre, le sacre n'était que différé ; les choses, au lieu d'être terminées, comme le disait la première lettre, se trouvaient donc encore en suspens, et l'on assignait un jour et un endroit pour les décider. En lisant ces deux lettres, on aurait pu croire non-seulement qu'elles n'avaient pas été écrites par la même personne, mais encore qu'elles étaient l'oeuvre de deux personnes manifestement opposées de sentiments. Il est vrai que l'empreinte (a) identique des deux cachets, et le même nom signé au bas de ces deux pièces ne permettaient pas aux lecteurs étonnés de douter que la même source avait donné de l'eau tour à tour amère et douce. On a conservé ces deux lettres contradictoires auxquelles on ne peut se soumettre sans être en opposition avec soi-même ; car ce que l'une prescrit n'est point ce qu'il faut faire suivant l'autre, de sorte que de quelque côté que vous tourniez, il en est toujours une des deux qui vous condamne. Dieu veuille encore qu'après avoir mis à néant la première lettre, la seconde ne soit pas à son tour annulée par une troisième. Voilà donc deux lettres qui se contredisent, deux ordres qui se détruisent l'un l'autre; ce ne sont plus, comme dans le Prophète, "un ordre puis encore un autre ordre (Isa., XXVIII, 10), " mais ce sont ordre et contre-ordre en même temps.

5. Pendant ce temps-là, cet homme qui n'avait pas voulu se faire sacrer et désavouait son élection, va en toute hâte trouver le roi, et en obtient l’investiture des droits régaliens (b). A quel titre? je le lui demande. Aussitôt après il envoie des lettres d'avis qui indiquent, pour le sacre, un autre endroit que celui qui avait été choisi et fixent un jour plus rapproché que le jour convenu, afin de prévenir ainsi toute opposition, et de soustraire la connaissance du sacre à ceux qui auraient voulu s'y opposer par un appel. Mais il n'est point de prudence qui tienne contre Dieu, et, grâce à lui, il ne manqua ni d'opposants ni d'appelants. Foulques, doyen de Lyon, Ponce, archidiacre de Langres, Bonami, prêtre et chanoine de la même église, et enfin les religieux de notre ordre Geoffroy et Bruno (c) en ont appelé. Dieu a permis qu'ils se soient

a C'était celle de la figure de l’archevêque pierre, imprimée sur son sceau en cire, selon l'usage de ce temps-là. Il est question de la mort de cet archevêque dans la lettre cent soixante-douzième ; la trois cent quatre-vingt-quatorzième lui est adressée.

b C'est l'investiture du domaine temporel et des biens de l'Eglise faite par le roi à l'évêque nouvellement élu, après qu'il a prêté serment de fidélité. On petit voir encore sur la Régale la lettre cent soixante-dixième de saint Bernard, la dix-neuvième et la vingtième de Suger, et le Dictionnaire de Ducange.

c Il a été question de Bruno dans la cent quarante-quatrième lettre. Quant à Geoffroy, on pense que c'est le même qui fut plus tard secrétaire de saint Bernard.

rencontrés à l'endroit convenu, tout à fait par hasard et sans savoir toutes les mesures que l'on avait prises. Nous avons été tellement pris de court par le temps, que, lorsque j'ai su le jour du sacre, mon messager n'avait plus que quatre jours à peine pour apporter en toute hâte à Lyon la lettre que j'écrivis afin de prévenir cette ordination sacrilège. Il ne laissa pas moins d'arriver à temps pour former ses oppositions et en appeler au saint Siège tant contre celui qu'on allait sacrer que contre ses consécrateurs. Celui que j'avais envoyé pour cela est un chanoine de Langres. Telle est la vérité. Je ne vous ai rien dit qui ne fût parfaitement exact; je prends la Vérité même à témoin que je n'ai cédé, en vous faisant ce rapport, à aucun sentiment de haine contre personne, et que je n'ai eu en vue que de vous instruire exactement de tout ce qui s'est passé.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CLXIV et seqq.

136. Au sujet de l'archevêque de Lyon et de l'abbé de Cluny. Je trouve trois lettres de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, sur les difficultés occasionnées par l'élection de l'évêque de Langres. Dans l'une, qui est la vingt-neuvième du livre le,, adressée à saint Bernard, il s'efforce de justifier de certaines accusations, dont il était l'objet, un de ses religieux élu pour le siège de Langres. Dans la seconde, qui est la vingt-huitième du livre II, adressée au pape Innocent, il prie le souverain Pontife de refuser de confirmer l'élection de l'abbé de Vézelay au même évêché; dans la troisième, qui est la trente-sixième du même livre, il prie le pape Innocent de rendre à l'Église de Langres, pour l'élection de son futur évêque, la plénitude des droits que lui assurent les canons. En comparant la première et la troisième de ces lettres avec celle de saint Bernard, il est manifeste qu'il s'agit de la même élection, mais il est plus difficile de savoir si la seconde y a également rapport; je crois qu'il s'agit d'un autre sujet. En effet, dans la première lettre, Pierre le Vénérable appelle l'élu " un religieux de Cluny et son fils, " et dans la seconde il le nomme " abbé de Vézelay. " Dans la première, il dit que les chanoines de Langres lui annoncèrent, à son retour du Poitou, l'élection qu'ils avaient faite d'un de ses religieux pour évêque; et dans la seconde, il dit qu'il " est venu à sa connaissance par la rumeur publique " qu'on importunait le pape Innocent de sollicitations et de prières, pour l'amener à confirmer l'élection de l'abbé de Vézelay pour évêque de Langres. Enfin, dans l'une il s'efforce de faire confirmer l'élection de son religieux, et dans l'autre, au contraire, il s'oppose de toutes ses forces à la confirmation de l'abbé de Vézelay. Je serais bien porté à croire avec ceux qui, d'après le catalogue d'Etienne et de Thuan, donnent pour successeur à Guillène comme évêque de Langres, Guillaume de Sabran, qui peut-être était abbé de Vézelay quand il fut élu au siège de cette ville. A Guillaume succéda Geoffroy, dont il sera parlé plus loin, lequel fut élu et confirmé en 1138, après le rejet du moine de Cluny, dont il est question ici, et lorsque Bernard fut de retour en France, après avoir mis fin au schisme qui divisait l'Eglise. Au reste, il faut remarquer dans toute cette affaire, ainsi que Baronius le fait à l'année 1138, que si Pierre de Cluny soutint le parti de son religieux de toutes ses forces, il le fit dans de telles dispositions, que l'insuccès ne put le faire changer de sentiments envers saint Bernard et ses religieux, comme il le dit lui-même dans une de ses lettres où il s'exprime en ces termes: " Quelles fâcheuses rumeurs pourront étouffer ou éteindre dans mon coeur ce vif et brûlant amour que je ressens pour vous, quand les grandes eaux de la question des âmes et le torrent impétueux des affaires de Langres n'ont pu le faire?" Nous reviendrons sur tout cela dans un autre endroit (Note de Mabillon).

137. Ce qui s'est fait à Langres touchant l'élection du prieur de noire maison ..... Il s'agit ici de Geoffroy, parent de saint Bernard, qui après bien des contestations fut élu enfin d'une voix unanime au siège de Langres à la fin du schisme de l'Eglise en 1138. C'est le troisième prieur de Clairvaux; il l'était encore quand saint Bernard lui écrivit d'Italie la lettre irois cent dix-septième, pendant l'octave de la Pentecôte. C'est la même année, quand notre Saint fut de retour d'Italie après avoir pacifié l'Eglise, que se place toute cette histoire de l'élection d'un évêque de Langres dont il est longuement question dans la lettre cent soixante-sixième. On peut voir quelle estime saint Bernard faisait de Geoffroy, à la manière dont il parle de lui dans cette lettre où il l'appelle " le soutien de sa vieillesse, la lumière de ses yeux et son bras droit. " Voir sur Geoffroy la Vie de saint Bernard, livre II, chapitre V, et beaucoup d'autres endroits, ainsi que la préface du livre III de la Vie de notre saint.

138. En introduisant une fête nouvelle. En 1140, quand saint Bernard écrivit cette lettre, la Conception de la Vierge mère de Dieu n'était pas encore rangée au nombre des fêtes. Il avait déjà remarqué auparavant que plusieurs personnes tentaient d'introduire cette fête, comme il le dit au n. 9 de cette lettre, et il avait fait comme s'il ne s'en était pas aperçu. " J'excusais, dit-il, une dévotion que leur inspiraient la simplicité de leur âme et leur zèle pour la gloire de Marie." Mais il ne put supporter en silence qu'elle " s'établit dans une Église justement fameuse, " car, dit-il plus loin, " s'il paraissait à propos d'instituer cette fête, il fallait d'abord consulter le saint Siège, au lieu de condescendre précipitamment et sans réflexion à la simplicité d'hommes ignorants. " Dans le traité de la Conception que plusieurs ont attribué à tort à Anselme, on dit que la fête " de la Conception était célébrée généralement dès les temps les plus reculés. " Ce traité est postérieur à la lettre de saint Bernard, dont il reproduit les paroles, et celui qui l'a écrit se plaint de ce qu'il s'est rencontré des hommes " qui n'ont pas craint de faire servir l'autorité qu'ils se glorifiaient d'avoir, à détruire cette fête. " Il les appelle des hommes éminents, et donne,comme saint Bernard dans cette lettre, le nom de " gens simples à ceux qui gémissent de la perte d'une si grande fête. "

139. Quand il dit que cette fête a été célébrée " dans les temps les plus reculés, " je crains qu'il n'ait confondu avec la Conception de la sainte Vierge, celle dit Verbe, autrement dite Annonciation, qu'on trouve aussi désignée sous le nom de Conception de la bienheureuse vierge Marie, dans quelques vieux calendriers, et même dans un sermon d'Abélard sur l'Assomption. Il est vrai que saint Hildephonse, évêque de Tolède, " décida qu'on ferait la fête de la Conception de la sainte Vierge, c'est-à-dire du jour où elle fut conçue, " si nous en croyons un certain Julien qui a écrit il y a sept cents ans l'histoire des faits et gestes de ce saint évêque, et qui fait la remarque " qu'en vertu de cette constitution de saint Hildephonse toute l'Espagne célébra cette fête le 8 décembre avec une grande solennité. " Toutefois il n'en est pas parlé dans l'histoire que Zixilan, évêque de Tolède, nous a laissée de la vie de saint Hildephonse. D'autres écrivains disent qu'il a réglé avec l'approbation du dixième concile de Tolède, canon 1er que la fête de l'Annonciation serait célébrée dans le mois de décembre. Tout cela se trouve confirmé par ce que nous avons dit de saint Hildephonse dans l'histoire du siècle de Bernard, page 515. Pourtant il est bien difficile de révoquer en doute que la fête de la Conception n’ait commencé à être célébrée en Espagne dès le dixième siècle, où le livre de Julien, sur les faits et gestes de saint Hildephonse, fut apporté d’Espagne au Puy.

140. En Angleteerre quelques Eglises faisaient la fête de la Conception, si nous en croyons un certain moine anglais nommé Nicolas, qui écrivit aussitôt après la mort de saint Bernard une réfutation de la lettre sur la Conception de la Vierge, et dit qu'il savait par je ne sais quelle révélation que l'opinion de notre Saint lui avait imprimé une tache dans l'âme. Le synode de Londres de Vannée 1328 attribue l’institution de cette fête à saint Anselme; il fut certainement induit en erreur par les écrits faussement attribués à ce saint, et fort répandus à cette époque. Pierre de Celle réfute Nicolas, dont il rapporte la lettre avant la sienne qui est la dixième du livre IX. Au reste, il résulte tant de cette lettre de Pierre que d'une autre qui est la vingt-troisième du livre VI, que la fête de la Conception de la Vierge n'était pas encore répandue alors en France où elle n'était célébrée que par un très-petit nombre de personnes dont le prêtre Pothon, religieux de Pruym, blâme avec saint Bernard et Pierre de Celle, l'amour des nouveautés, vers la fin du livre III de l'Etat de la maison de Dieu, il gémit de voir " que les religieux, qui sont comme la colonne et le soutien de la religion, se laissaient tout à coup aller dans les offices de l'Eglise, à des nouveautés, " en admettant par exemple la fête de la sainte Trinité, celle de la Transfiguration de Notre-Seigneur, et " celle de la Conception de la sainte Vierge, ce qui lui parait le comble de l'absurdité. " Un siècle après, cette fête est encore l'objet d'un blâme de la part de Jean Beleth, chapitre CXLVI, et de Guillaume Durand, évêque de Mende, livre VII de l'Office divin, chapitre VIIn; ce qui rend bien suspect un décret de l'Eglise gallicane, cité par Bochel, au titre IX, chapitre XIII, et disant que "la Conception de la bienheureuse vierge Marie était célébrée par mandement du saint Siège " du temps du pape Innocent III. Toutefois, au XVI, siècle, le concile de Bâle, et le pape Sixte IV Pétablirent dans l'Église tout entière; les religieux de Prémontré la célébraient dès l'année 1305, d'après le tome V de la Metropole de Salzbourg, page 45; les Chartreux ne la connurent que sous François Dupuis, au commencement du XVIe siècle, ainsi qu'on le voit dans la troisième compilation de leurs statuts.

141. Les docteurs anciens ne sont pas d'accord avec les Modernes sur la pensée et le but de saint Bernard dans cette lettre. La cause de cette divergence d’opinion vient de ce que les modernes ne prennent pas la mot conception dans, le même sens que les contemporains de saint Bernard. Ceux-ci entendent par ce mot l'acte même de la conception, l'épanchement de la liqueur séminale destinée à former l’embryon. C'est ce qui fait dire à Alexandre de Hales, Ire partie, quest. IX, art. 2: "La conception est le mélange des principes séminaux de l'homme et de la femme. " Les modernes, au contraire, prennent le mot conception passivement, pour désigner l'instant où l’âme s'unit au corps déjà formé.

Alexandre de Hales explique plus clairement encore le sens qu'il donne au mot conception, au second paragraphe de la question citée plus haut, article 1er , où il demande en particulier : " 1° Si la bienheureuse vierge Marie a été sanctifiée dans la conception; 2° ou bien si elle l'a été après sa conception et avant l'infusion de l'âme, etc. " Saint Thomas emploie aussi ce mot dans ce premier sens et dit, dans le Mag., distinct. 3, quest. 1, a. 1, c. : "La sainte Vierge n'a été sanctifiée ni avant sa conception, ni au moment même de sa conception, avant l'infusion de l'âme, " etc. C'est là ce qui explique comment il se fait que ces Docteurs, non plus qu'Albert le Grand et saint Bonaventure, qui sont d'avis que la sainte Vierge n'a point été exempte du péché originel au moment où son âme fut unie à son corps, n'ont jamais cité saint Bernard à l’appui de leur opinion, comme un grand nombre d'auteurs se le sont imaginé, et s'en sont tenus, au contraire, à s'en faire une autorité, seulement lorsqu'ils soutenaient en particulier que la sainte Vierge n'a point été sanctifiée avant que son âme fût unie à son corps. Tel est, entre autres, le langage formel d'Albert le Grand, distinct. 3, art. 3, chap. 4 : " Je dis que la sainte Vierge n'a pas été sanctifiée avant l'instant où elle a été animée; ceux qui prétendent le contraire, tombent dans l'erreur condamnée par saint Bernard dans sa lettre aux Lyonnais, ainsi que par tous les Docteurs de Paris. " De même, quand saint Bonaventure dit, distinct. 1, quest. 1, que les saints Pères dans leurs écrits sont contraires à l'opinion de l'immaculée conception, même après l'infusion de l'âme dans le corps, il fait une restriction à l'égard de saint Bernard, et dit . " Les paroles de ce Père ne sont pas contraires à cette opinion-là; car il semble ne s'être proposé que de combattre. l'erreur de ceux qui pensent qu'elle a été sanctifiée dans l'instant même de sa conception, " — qui précède l'infusion de l'âme, dont il est ici question, — " bien plutôt que de chercher à diminuer notre dévotion envers la sainte Vierge. " De là vient que ces mêmes Docteurs entendent du péché in radice, c'est-à-dire de celui qui accompagne l'émission de la semence, et non pas du péché formel, comme on l’appelle, ce que saint Bernard dit du péché dont la conception de la Vierge, à son avis, a été souillée. Saint Bonaventure, à l'endroit cité, s'objecte à lui-même dans l'argument sed contra, le contexte de saint Bernard ainsi conçu : "On ne saurait dire qu'il n'y a pas de péché dans un acte auquel la concupiscence a présidé, " et il répond : " Il est certain que saint Bernard ne parle pas ainsi la cause du péché qui était dans les parents, puisqu'ils auraient pu l'engendrer sans péché; il ne parle donc que de la cause du péché, laquelle existe dans la chair. " C'est à peu près la manière dont Alexandre de Hales entend aussi le passage de saint Bernard, part. III, quest. 9, memb. 2, a. 2. dans les Réponses.

Dans ses Annales, à l'année 1136, chap. 4 et 5, Manrique et plusieurs auteurs dont il cite les noms en cet endroit, suivent cette interprétation de la lettre de saint Bernard, bien différents en cela de presque tous les auteurs modernes, qui prennent le mot conception pour désigner l'instant même où l'âme s'unit au corps, et qui prétendent que saint Bernard non-seulement blâme l'institution même de la fête de la Conception de la Vierge-Mère sans l'agrément du saint Siège, mais encore se prononce contre la conception immaculée, contre l'exemption du péché originel, en prenant le mot conception dans le sens qu'ils lui donnent. -Dans sa lettre, saint Bernard n'établit aucune différence, sinon du plus au moins quant à la plénitude de la grâce, entre la sainte Vierge, Jérémie et saint Jean-Baptiste, dont tout le monde s'accorde à dire qu'ils ont été sanctifiés dès le ventre de leur mère, tandis que personne ne les fait exempts de la tache originelle. Or on ne peut nier que telle fût l'opinion de saint Bernard, car dans son deuxième sermon sur l'Assomption il semble accorder sans détour que Marie " reçut de ses parents la souillure originelle. " Il y a bien quelques auteurs qui citent des textes pour montrer que saint Bernard était favorable, à l'opinion de l'immaculée conception; mais la plupart des passages allégués sont tirés d'œuvres faussement attribuées à notre Saint, il n'est donc pas nécessaire que nous nous arrêtions plus longtemps sur ce sujet. D'ailleurs, en tout cela nous savons toute la déférence et le respect que nous devons aux auteurs fameux dont nous avons parlé plus haut et, l'autorité dont ils jouissent; notre pensée n'est point de les contredire, de même que nous ne voulons pas non plus réfuter l'opinion et la thèse des modernes (Notes de Mabillon).

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LETTRE CLXV. A FOULQUES (a), DOYEN, ET A GUY, TRÉSORIER DE L'ÉGLISE DE LYON, SUR LE MÊME, SUJET.

L’an 1138

Notre Eglise, mes très-chers amis, a reçu une plaie bien profonde et qui réclame, comme vous le savez, pour se fermer, les soins aussi prompts que multipliés d'une main habile. Aussi ne cessé je d'invoquer avec larmes le secours du céleste médecin et de lui dire : Venez, Seigneur, venez vite , avant qu'elle meure. Mais ce qui ajoute encore à ma . douleur et m'ôte presque tout espoir de guérison, c'est que le mal nous est venu de la main d'où nous devions plutôt attendre du soulagement. O malheureuse Eglise, qui t'a porté le coup dont tu gémis? Est-ce un ennemi que la haine inspire? n'est-ce pas quelque ardent persécuteur? Délits ! non; c'est ton ami, ton chef, ton métropolitain lui-même. Ce n'est pas du Nord, comme parle l’Ecriture, mais du Midi que vient ton malheur; aussi n'y a-t-il pas de douleur pareille à ma douleur, parce qu'elle a pour principe et pour cause ceux mêmes dont j'attendais du soulagement et un appui. O Eglise de Lyon, mère autrefois si tendre, duel monstre as-tu choisi pour époux à ta fille bien-aimée ? Tu t'es conduite en marâtre et non en mère à son égard. Quel gendre tu t'es choisi! il n'a rien de ton antique noblesse, ni de tes sentiments d'honneur et de probité. hélas! une telle union mérite-t-elle le nom de mariage? Ainsi contractée et avec. un pareil homme peut-elle être honorable et pure? On n'a tenu compte, en la consommant, ni de la loi, ni de la raison, ni de l'ordre; on a tout confondu, tout disposé et consommé avec tant

a Foulques devint plus tard archevêque de Lyon: il est fait mention de son élection dans les lettres cent soixante-onzième et cent soixante-douzième. La lettre cent soixante-treizième lui est adressée.

de ruse et d'audace, qu'on garderait plus de mesures, je ne dis pas pour ordonner un évêque, mais même pour établir un simple fermier ou un commis. Quels éloges ne méritez-vous pas, mes bien chers amis, pour avoir seuls compati à la douleur de notre Eglise? Vous vous êtes levés deux fois afin de la défendre contre ses oppresseurs et avez résisté à ses ennemis comme un rempart élevé autour de la maison d'Israël. Il n'y eut que vous dans cette assemblée qui ayez tenu pour la loi de Dieu, défendu les sacrés canons, et qui, nouveaux Phinées, ayez ressuscité son zèle pour frapper tous les prévaricateurs du glaive de la parole. Puisque vous avez ainsi fait éclater la gloire de Dieu et la vôtre en cette occasion, il ne vous reste plus à présent qu'à finir comme vous avez commencé et à couronner votre ouvrage par la persévérance, en réunissant à la tète la queue de la victime.

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LETTRE CLXVI. AU PAPE INNOCENT, SUR LE MÊME SUJET.

1. C'est encore moi qui frappe à la porte, qui pousse des cris plaintifs et fais entendre des gémissements mêlés de larmes. Les méchants renouvellent leurs attaques et redoublent leurs injustices ; puis-je ne pas crier plus fort qu'auparavant? Ils s'enhardissent à mesure qu'ils avancent dans le mal, et plus on voit leurs iniquités s'accroître, plus leur orgueil s'augmente ; leur rage grandit à proportion qu'ils perdent toute pudeur et toute crainte de Dieu. Ils ont osé, Très-Saint Père, élire un évêque en dépit des dispositions sages et prudentes que vous aviez sanctionnées, et, sans tenir compte de notre appel qui évoquait toute cette affaire à votre tribunal, ils ont audacieusement passé outre au sacre de leur élu. Or ceux qui ont agi de la sorte, ce sont l'archevêque de Lyon et les évêques d'Autun et de Mâcon, tous amis de Cluny. Hélas! que d'âmes pieuses vont se trouver dans le trouble et la consternation si on les astreint à supporter un joug pareil et placé de cette manière sur leurs épaules! Elles croiront fléchir le genou devant l'autel de Baal, ou, suivant le mot du Prophète, faire un pacte avec la mort et conclure une alliance avec l'enfer. Que deviennent, hélas! je le demande, le droit naturel, les lois, les saints canons eux-mêmes et le prestige de votre autorité suprême? La voie de l'appel, ouverte à tous les opprimés, ne se ferme que pour moi. Après tout, il fallait bien que les lois et les canons se tussent, que le droit et la raison gardassent le silence là où l'or régnait en maître, où l'argent jugeait en dernier ressort; mais voici que pour porter le mal au comble, on veut ébranler le saint Siège par les mêmes moyens. Quelle folie! n'est-il pas fondé sur un roc inébranlable?

2. Mais que fais-je, ne dépassé-je pas les bornes? Il ne m'appartient ni d'accuser ni même de blâmer personne, c'est assez pour moi de pouvoir exhaler librement ma douleur. Lorsque, après une longue absence et bien des fatigues endurées pour le service de l'Eglise Romaine, Votre Sainteté me permit enfin de venir retrouver mes frères, j'arrivai à mon monastère bien affaibli de corps et semblable à un ouvrier désormais inutile, mais j'avais le coeur dans la joie, parce que je rapportais avec moi les doux fruits de la paix : je croyais que j'allais enfin pouvoir jouir d'un peu de repos après tant :de fatigues, réparer .mes pertes spirituelles et me recueillir après une si longue dissipation, et voici que je me vois replongé dans de nouvelles inquiétudes et dans de nouveaux tourments. Tout malade que je suis dans mon lit, je souffre moins de corps que d'esprit, car je ne compte pour rien la douleur physique; mon âme est mon unique bien, et son salut est maintenant en cause. Seriez-vous d'avis que j'allasse la confier à celui qui a perdu la sienne? Je sais bien que non, c'est pourquoi j'ai pris le parti (le me retirer d'ici plutôt due d'y demeurer pour y consumer dans la douleur le peu de jours qui me restent, et de risquer de me perdre. Je prie Dieu de vous inspirer pour le mieux, de vous remettre en mémoire ce que j'ai fait pour vous, — si pourtant j'ai fait quelque chose qui mérite que vous en gardiez le souvenir, — de vous faire jeter un regard de pitié sur votre serviteur et de mettre fin à ses peines et à son affliction. Ou plutôt je prie Dieu que vous n'oubliiez jamais tout ce qu'il a fait pour vous, et qu'en témoignage de votre juste reconnaissance, vous cassiez et annuliez, pour sa gloire, tout ce qui a été fait contre la justice.

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LETTRE CLXVII. AU MÊME ET SUR LE MÊME SUJET.

L’an 1138

Très-excellent Père, n'avez-vous pas ordonné formellement qu'on ne fit choix, pour le siège de Langres, que d'un sujet pieux et capable, et qu'on s'entendit de cela avec votre humble serviteur? L'archevêque de Lyon reçut de votre bouche apostolique cet ordre précis, et se trouvait ainsi d'autant plus rigoureusement tenu de s'y conformer, que vous le lui aviez donné en termes plus pressants et plus souvent réitérés; c'est, d'ailleurs, ce qu'il avait promis de faire. Comment donc se fait-il qu'il se soit permis de changer ce qui avait été réglé pour le plus grand bien et avec tant de sagesse, et qu'il ait osé faire tout le contraire de ce qui avait été convenu, au mépris de Votre Sainteté et au grand scandale de notre faiblesse? Comment ce bon archevêque n'a-t-il pas eu honte de se démentir de la sorte et d'imposer un joug infâme à tant de saints religieux, vos humbles serviteurs, contrairement à ses engagements et à votre ordre, formel? Que Votre Sainteté, je l'en supplie, s'informe à quelle espèce d'hommes appartient celui auquel il s'est tant hâté d'imposer les mains et quelle réputation est la sienne, tant de près que de loin; pour moi, je craindrais de manquer à la modestie si je vous rapportais ce que la rumeur, pour ne pas dire l'indignation publique, lui impute et lui reproche. Je me tairai donc, et, dans le chagrin mortel où je me trouve, je ne pense qu'à m'éloigner de ces lieux : je l'aurais déjà fait si l'espérance que je nourris encore de trouver du soulagement à ma douleur dans vos entrailles de père ne m'avait fait patienter jusqu'à présent. J'avais formé le projet de vous faire un rapport circonstancié de ces lamentables événements, mais la douleur me paralyse la main et me trouble l'esprit; ma langue se refuse à retracer l'histoire de tant de fraudes et de surprises indignes, de tant d'audace et de perfidie. Je laisse à votre fils, l'archidiacre. Ponce, dont la conduite ne s'est pas démentie un seul instant dans toute cette affaire, le soin de vous raconter en détail, Très-Saint Père, tout ce qui nous désole et le remède que nous voudrions vous voir appliquer au mal; vous pourrez avoir en lui la même confiance qu'en moi-même. Quant à moi, je sens aux cuisants chagrins qui me consument que je ne puis tarder de finir mes tristes jours au milieu de la douleur et des larmes, si je ne vois échouer un attentat aussi audacieux que criminel.

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LETTRE CLXVIII. AUX ÉVÊQUES ET AUX CARDINAUX DE LA COUR ROMAINE, SUR LE MÊME SUJET.

1. Vous savez, si vous avez daigné en conserver le souvenir, comment je me suis comporté parmi vous aux jours de l'épreuve; toujours eu mouvement, allant et venant sans cesse, constamment empressé au service de notre chef, j'ai partagé toutes vos fatigues et je me suis tellement épuisé dans la lutte, que je pus à peine regagner ma patrie quand la paix fut rendue à l'Église. Si Je rappelle ce souvenir, ce n'est pas pour me glorifier des services que j'ai rendus alors, et encore moins pour vous les reprocher, mais je voudrais que vous en fussiez si vivement touchés que vous voulussiez bien me payer de retour, aujourd'hui que je fais appel à votre pitié et que je vous le demande en grâce. L'extrémité où je me trouve réduit me force à recourir à tous ceux qui m'ont quelque obligation. Ce n'est pas qu'après avoir fait mon devoir je me considère, en dépit de la parole du Seigneur, autrement que comme un serviteur inutile; mais si j'ai fait ce que je devais, je ne mérite pas d'être frappé. Or, a mon retour ici après vous avoir quittés, je n'ai trouvé que sujets de peines et d'afflictions; en vain j'ai invoqué le Seigneur, en vain j'ai imploré votre secours, les puissants de la terre se sont ligués contre quoi. L'archevêque de Lyon et l'abbé da Cluny, fiers de leur puissance et confiants dans leurs richesses infinies, ont pris parti, non-seulement contre moi, mais contre une multitude de serviteurs de Dieu, contre vous, contre eux-mêmes, contre Dieu, et foulé aux pieds tous les droits de l'honneur et de l'équité.

2. Ils ont mis à notre tête un homme dont les méchants se rient, dont les honnêtes gens ont horreur; je ne dis pas l'ordre qu'on a observé dans toute cette affaire à laquelle le plus affreux désordre à seul présidé, j'en abandonne le jugement à Dieu et à la cour de Rome. Si elle connaissait nos maux, elle ne pourrait s'empêcher d'en gémir, d'avoir pitié de nous et de prendre en main la cause des gens de bien contre les méchants. Hé quoi! n'est-elle pas la maîtresse du monde, armée contre le mal en faveur de l'innocence, pour laisser triompher le méchant et succomber le pauvre, mais un pauvre qui, à défaut d'argent qu'il n'avait pas, a sacrifié sa propre vie à la défense de votre cause? Est-il juste que vous jouissiez d'une paix qui est son ouvrage sans vous mettre maintenant en peine de ses épreuves et que vous ne fassiez rien pour le consoler quand il n'a fait aucune difficulté de partager autrefois vos peines et vos tribulations ? Si j'ai bien mérité de vous à vos yeux, secourez ma faiblesse contre les violences des hommes puissants; protégez ma pauvreté et mon indigence contre les attaques de ceux qui fondent sur moi; si vous ne le faites pas, je tâcherai de supporter ma peine du mieux que je pourrai; mais, dans ma douleur extrême, dévorant mes larmes le jour et la nuit, je vous appliquerai ces paroles de l'Ecriture " Ceux qui n'ont pas pitié de leur ami ont perdu la crainte de Dieu (Job., VI, 14). — Tous mes amis m'ont abandonné (loc. cit.). — Mes proches se sont éloignés de moi, et ceux qui en voulaient à ma vie se sont précipités contre moi avec violence (Psalm. XXXVII, 13). "

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LETTRE CLXIX. AU PAPE INNOCENT, SUR LE MÊME SUJET.

L’an 1138

Saint Bernard s'excuse d'avoir empêché de partir les membres du clergé de Langres qui étaient mandés à Rome; il indique, ensuite à quelles personnes on doit confier l'élection de l'évêque de Langres.

Les bontés dont vous m'avez honoré me rendent hardi presque jusqu'à la présomption; veuillez être encore assez bon pour ne point vous offenser de ce que je viens de faire et pour écouter avec patience non-seulement le récit de ma conduite, mais encore les motifs qui l'ont déterminée, j'espère que vous ne me désapprouverez pas quand vous saurez pourquoi j'ai agi comme je l'ai fait. Je me suis permis de retenir les membres du clergé de Langres due vous aviez mandés auprès de vous, et, après les avoir tous mis d'accord, je leur ai fait prendre l'engagement, ainsi qu'ils vous le marquent dans leur lettre, de n'élire qu'un sujet qui vous plût et qui répondit aux désirs des gens de bien; il était absolument nécessaire qu'ils ne s'éloignassent pas de ces contrées dans les conjonctures présentes, pour ne pas laisser sans protection et sans défense les terres et les biens de l'Église, qu'on se dispute comme une proie ou comme un butin. Je suis donc d'avis, si vous le trouvez bon, que l'on confie à des personnes non suspectes et n'ayant d'autre intérêt en pensée que celui de Jésus-Christ, le soin d'élire, pour évêque de langres, un sujet qui soit digne de ]'être par sa piété: c'est le moyen de mettre enfin un terme aux longs malheurs de cette église. Pour ce qui rue reste à dire, j'ai chargé dont Hébert, abbé de Saint-Etienne de Dijon, l'archidiacre de Langres et ceux qui les accompagnent de vous en faire part. Je termine en vous priant de prendre sous votre protection la personne et les biens de ce même archidiacre ainsi que de Bonami, prêtre de la même église; ils n'ont cessé l'un et l'autre de soutenir avec fidélité la cause de Dieu. Or toute peine mérite salaire,

 

 

 

 

 

 

LETTRE CLXX. A LOUIS (a) LE JEUNE, ROI DE FRANCE.

L’an 1138

Le roi avait paru contraire à l'élection de Geoffroi, prieur de Clairvaux, au siège de Langres; saint Bernard s'efforce de la justifier à ses yeux.

1. Quand l'univers entier se liguerait contre moi pour me faire entreprendre quoi que ce soit d'hostile à Votre Majesté royale, j'ai trop la crainte de Dieu pour m'exposer imprudemment à mécontenter un souverain qu'il a lui-même établi. Je n'ignore pas que "celui qui résiste aux puissances résiste à l'ordre de Dieu même (Rom., XIII, 2). " D'un autre côté, je sais aussi quelle horreur un chrétien, mais plus encore un religieux, doit avoir pour le mensonge. Je vous dirai donc en toute vérité que ce qui s'est fait à Langres touchant l'élection du prieur (b) de notre maison en dualité d'évêque est arrivé contre l'espérance et même contre

a Orderic l'appelle simplement Florus oz Flore, livre II, p. 713, et Louis Flore, livre XIII, pages 901 et 911. La première fois il rapporte, en l'année 1135, que Louis le Gros a réconcilia Thibaut de Blois et Raoul de Péronne qui étaient brouillés, et confia le royaume de France à son fils Louis-Flore,qu'il avait fait sacrer roi trois ans auparavant à Reims; la seconde fois, à l'année 1137, Il dit que Louis le Gros, se sentant prés de mourir, " mit Louis-Flore, son fils, sous la protection de Thibaut, comte palatin, et de Raoul de Péronne, son cousin. "

b il se nommait Geoffroy et était parent de saint Bernard, son élection fut enfin ratifiée en 1139, comme il résulte d'un document cité par Pérard, page 334, dans lequel il est dit qu'il consacra l'église de Saint-Etienne de Dijon en 1141, la seconde année de son épiscopat.

l'intention des évêques aussi bien que contre la mienne; c'est le fait de Celui qui sait contraindre les hommes à faire sa volonté et à concourir, malgré qu'ils en aient, à .l'accomplissement de ses desseins. Comment n'aurais-je pas hésité à porter un homme que j'aime comme moi-même à un poste que je redoute pour moi comme étant plein de danger ? Je ne saurais agir ainsi; j'estime trop peu, pour les imiter, les gens qui placent sur les épaules d'autrui des fardeaux d'un poids accablant auxquels ils ne voudraient pas eux-mêmes toucher du bout du doigt. Quoi qu'il en soit, c'est une affaire terminée; mais qu'importe à Votre Majesté qui n'a point à en souffrir? Il n'y a que moi qui aurais le droit de m'en plaindre, car cette élection m'a enlevé le soutien de ma faiblesse et la lumière de mes yeux ; elle m'a privé de mon bras droit, en même temps quelle a soulevé contre moi cette agitation, ces tempêtes et ces colères auxquelles je ne puis plus échapper; plus je voudrais m'y soustraire, plus j'en suis accablé, sans mérite. pour moi, hélas ! car je ne puis prendre sur moi de me résigner à ce qui m'arrive. Je sens bien qu'il est dur de regimber contre l'aiguillon; peut-être vaudrait-il mieux pour moi accepter l'épreuve de bon coeur et de plein gré que de le faire à regret, et si j'ai encore un reste de forces, sans doute qu'il me serait plus facile de porter moi-même ma propre croix que de m'en décharger sur les épaules d'un autre.

2. Mais d'ailleurs je n'ai plus qu'à me soumettre à la volonté de Celui qui a disposé des choses autrement que je l'aurais voulu, d'autant plus qu'il n'est ni facile ni sûr, pour moi non plus que pour Votre Majesté, de lutter contre sa volonté toute-puissante. Vous savez qu'il est redoutable aux rois mêmes, et qu'il n'est rien tant à craindre pour Votre Majesté, que de tomber entre les mains du Dieu vivant. Avec quel chagrin n'ai-je donc pas appris que vous soutenez mal les beaux commencements de votre règne! Quelle amère douleur pour l'Eglise sis après avoir goûté les douces prémices de votre règne, il lui faut renoncer aux espérances qu'elle avait conçues de vos qualités, et à la protection qu'elle avait déjà trouvée sous votre égide ! Hélas, l'Eglise de Reims s'affaisse et personne ne la soutient; celle de Langres s'écroule et pas une main ne. se tend vers elle pour l'empêcher de tomber. Que Dieu

a Après la mort de l’archevéque Réginald, qui arriva le 13 janvier 1130, l'église de Reims resta près de deux ans sans archevêque, moins à cause du défaut d'entente entre les clercs qui devaient en élire un, que par suite de l'agitation causée dans la ville par l'établissement de ce qu'on appelle la Commune, et de la brouille survenue entre Louis VII et Thibaut, comte de Champagne, dont les comtes et les églises de leur voisinage eurent à souffrir, comme on le voit dans Marlot, tome II de la Métropole de Reims, page 328. Saint Bernard se plaint une seconde fois de cet état de choses dans la lettre trois cent dix-huitième. Sur son refus d’accepter le titre d'archevêque de Reims, on élut Samson, en 1140, mais cette élection ne se fit pas sans trouble, comme on le voit par la lettre deux cent vingt-deuxième. Ou peut consulter sur ce sujet les lettres deux cent dixième et deux cent vingt-quatrième.

nous préserve du malheur de voir Votre Majesté elle-même ajouter à nos peines et à nos chagrins! Puissé-je mourir avant que mes tristes yeux aient vu un roi dont on augure et dit tant de bien, s'opposer aux desseins de Dieu, irriter contre lui la colère de ce juge redoutable; faire couler les larmes des affligés aux pieds de Celui qui s'appelle le Père des orphelins, et monter au ciel les cris des pauvres, les vaux des saints et les trop justes plaintes de la chère Eglise du Christ; je veux dire de la sainte Eglise du Dieu vivant ! Non, non, il n'en sera pas ainsi; nous avons au coeur de meilleures et plus douces espérances. Dieu aura pitié de nous, sa colère n'éclatera pas sur nos têtes et ses miséricordes couleront encore sur nous; il ne voudra pas affliger son Eglise par ce même prince qui l'a déjà consolée en tant d'occasions; il nous le conservera tel qu'il nous l'a donné dans sa bonté, et si, par hasard, Votre Majesté a cédé à quelque fâcheuse influence, il vous fera connaître ses volontés saintes et vous donnera la force de les accomplir. Ce sont les voeux et les prières que je ne cesse de faire à Dieu pour vous, le jour et la nuit. Soyez convaincu qu'il en est de même de notre communauté tout entière, et veuillez croirez je vous en conjure, que nous aurons toujours un profond respect pour Votre Majesté royale et un dévouement sans borne pour le bien de son Etat.

3. Au reste, je vous rends grâce pour la réponse favorable que vous avez daigné me donner, mais les lenteurs m'effraient; les terres de ce diocèse sont abandonnées au pillage, et'pourtant elles vous appartiennent, c'est ce qui me fait voir avec un si profond regret qu'on y déshonore votre autorité royale; vous avez bien raison de vous plaindre qu'il ne se trouve là personne pour la défendre et la soutenir. Mais après cela, en quoi ce qui ne s'est pas fait contre la justice peut-il porter atteinte à votre autorité ? L'élection dont il s'agit s'est faite selon les règles, et l'élu est un sujet fidèle de Votre Majesté; il ne saurait passer pour tel s'il prétendait posséder sans votre aveu un pays qui vous appartient. Or il n'en a pas encore pris possession, il n'a point fait son entrée dans votre ville, enfin il ne s'est ingéré dans l'administration de quoi que ce soit, malgré le désir ardent du peuple et du clergé qui l'appellent d'un commun accord, et en dépit des cris de détresse des opprimés et des veaux pressants des gens de bien. Après cela, vous voyez de quelle importance il est, tant pour l'honneur de Votre Majesté que pour notre intérêt, que vous ne tardiez pas davantage à terminer cette affaire. Si vous ne répondez pas à l'attente de vos sujets, en donnant à leurs députés une réponse conforme à leurs désirs, vous indisposerez contre vous, ce qui serait très-regrettable, un grand nombre de gens de bien dont le coeur vous est dévoué à présent, et je crains que vous ne fassiez aussi quelque tort aux droits régaliens que vous exercez dans cette Eglise.

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LETTRE CLXXI. AU PAPE INNOCENT.

L’an 1139

Pour Foulques, élu archevêque de Lyon.

Je me flatte, très-saint Père, qu'après avoir favorablement écouté mes prières pour autrui, vous ferez un bon accueil à celles que je vous adresse pour moi; or je regarde l'affaire de mon archevêque comme. étant la mienne, car ce qui touche à la tète importe également aux membres. Je ne parlerais pas ainsi s'il s'était poussé lui-même au poste où il est arrivé, mais il a été appelé de Dieu comme Aaron le fut autrefois; et la preuve, c'est qu'il a été élu par tous les électeurs d'une voix unanime, non-seulement sans contestation, ruais sans hésitation aucune. Certainement, on ne fit jamais un choix plus juste et plus raisonnable, car Foulques unit dans un égal degré la noblesse de l'esprit à celle du sang, et une érudition consommée à une vie irréprochable; c'est au point que sa réputation est au-dessus même de la médisance et de l'envie. Aussi est-il convenable que Votre Sainteté ratifie son élection et couronne tout ce qui s'est fait par la plénitude de l'honneur ecclésiastique, la seule chose qui lui manque à présent. En traitant ce prélat avec votre bonté ordinaire, ou plutôt avec la considération qu'il mérite, vous mettrez le comble à la joie de son peuple; toute l'Eglise de Lyon vous supplie de ne pas lui refuser cette grâce, et j'ose unir les instances de votre très-humble serviteur aux siennes.

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LETTRE CLXXII. AU MÊME PAPE, AU NOM DE GEOFFROY, ÉVÊQUE DE LANGRES.

L’an 1139

Saint Bernard exprime la même pensée que dans la lettre précédente.

Au milieu des inconvénients sans nombre dont les élections épiscopales sont ordinairement suivies de nos jours, Dieu a jeté du haut du ciel un regard favorable sur notre Eglise métropolitaine de Lyon ; il a fait succéder sans trouble, à l'archevêque Pierre, d'heureuse mémoire, Foulques, doyen de la même Eglise, un sujet accompli. Après avoir réuni l'unanimité des voix, il s'est trouvé promu à l'archiépiscopat pour le plus grand bien de son Eglise; son ordination s'est faite dans les règles, il ne lui manque plus due d'obtenir de vous le signe de la plénitude de l'honneur ecclésiastique due je vous prie de lui envoyer. Si j'ose vous demander cette faveur pour mon archevêque, ce n'est pas que je compte sur le poids de mon propre mérite pour la lui obtenir, mais je crois de mon devoir de la solliciter pour lui, non-seulement en qualité de suffragant de l'Église de Lyon, mais encore à raison du témoignage que je dois à la vérité comme évêque.

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LETTRE CLXXIII. A FOULQUES.

L’an 1139

Saint Bernard lui recommande les intérêts de quelques religieux.

L'évêque de Langres (Geoffroy) et moi avons écrit à notre saint Père le Pape, à votre sujet, dans les termes qu'il nous a paru que nous devions le faire; nous vous envoyons copie de nos lettres. Nous sommes bien décidés à vous seconder en toutes choses de tous nos efforts, parce que nous espérons fermement que vous servirez utilement l'Église; il y va de votre intérêt le plus grand que nous ne soyons pas déçus dans nos espérances. Si j'ai bien mérité à vos yeux, je vous prie de traiter avec bonté mes chers pauvres de la maison de Bénissons-Dieu (a). Ce que vous ferez au dernier d'entre eux, c'est à moi, ou plutôt c'est à Jésus-Christ même que vous le ferez. Ils sont pauvres et vivent au milieu des pauvres; mais ce que je vous demande plus particulièrement, c'est que vous empêchiez les religieux de Savigny de les inquiéter; le procès qu'ils leur intentent rue parait mal fondé, mais s'ils sont persuadés de leur bon droit, veuillez être juge de cette affaire. Quoique l'abbé Albéric, mon très-cher fils, se recommande bien assez par son propre mérite, je ne laisse point pourtant de vous le recommander très-vivement ; je l'aime comme une tendre mère aime son fils, et c'est me témoigner de l'affection que de lui en donner des marques; aussi verrai-je par ce que vous ferez pour lui le cas que vous faites de moi plus il est éloigné de moi, plus il a besoin de votre paternelle bienveillance.

a Abbaye de l'ordre de Cîteaux, fille de Clairvaux, diocèse de Lyon, fondée en 1138; elle eut Albéric pour premier abbé. Elle n'est pas fort éloignée de l'abbaye de Bénédictins de Savigny, dans le même diocèse. L'abbé de cette dernière maison était alors un certain Itérius dont saint Bernard se plaint quelque part.

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LETTRE CLXXIV. AUX CHANOINES DE LYON, SUR LA CONCEPTION (a) DE LA SAINTE VIERGE.

La fête de la conception de Marie est une nouveauté qui ne s'appuie sur rien de solide ; d'ailleurs, on n'aurait pas dû l'instituer sans consulter le saint Siège, à l'autorité duquel saint Bernard se soumet.

1. De toutes les Eglises de France on ne peut nier que celle de Lyon soit la première par l'importance de son siège, par son zèle pour le bien et par ses règlements, qu'on ne saurait. trop louer. Où vit-on jamais discipline plus florissante, moeurs plus graves, sagesse plus consommée, autorité plus insigne, antiquité plus imposante? C'est principalement pour les offices de l'Eglise qu'elle s'est montrée fermée à toute tentative d'innovations. Jamais cette Eglise pleine de bon sens ne s'est laissée aller à un zèle juvénile qui aurait pu lui imprimer au front la tache de la légèreté. Aussi ne puis-je assez m'étonner qu'il se soit rencontré parmi vous, de nos jours, des chanoines qui veuillent flétrir l'antique éclat de votre Eglise, en introduisant une fête nouvelle dont l'Eglise n'a pas encore entendu parler, que d'ailleurs la raison désapprouve, et qui ne s'appuie sur aucune tradition dans l'antiquité. Avons-nous la prétention d'être plus pieux et plus savants b que les Pères de l'Eglise ? C'est une présomption dangereuse d'établir, en pareille matière, ce dont ils ont eu la prudence de ne pas parler. Or la chose en question était de nature à fixer particulièrement leur attention s'ils n'avaient point cru qu'il n'y avait pas lieu de s'en occuper.

2. La mère de Dieu, me direz-vous, mérite de grands honneurs. J'en conviens avec vous; mais il faut que ces honneurs soient fondés sur la raison; la Vierge-Reine a tant de titres irrécusables à nos respects, elle est élevée si haut en dignité, qu'elle n'a pas besoin qu'on lui prête de faux titres à notre vénération. Honorez la pureté de son corps, la sainteté de sa vie, sa virginité féconde, et le fruit divin de ses entrailles, à la bonne heure ! Publiez par quel prodige elle mit au monde sans douleur le fils qu'elle a conçu sans concupiscence; dites qu'elle est révérée des anges, désirée des nations, connue avant sa naissance des patriarches et des prophètes, choisie de Dieu entre toutes les femmes et élevée au-dessus d'elles toutes; appelez-la des noms magnifiques d'instrument de la grâce, de médiatrice du salut et de réparatrice des

a Voir sur l'origine de cette fête la note placée à la fin du volume. Pothon, prêtre et religieux de Pruym, contemporain de saint Bernard, Mine de même l'institution de cette fête, comme on le verra plus loin.

b Pothon s'exprime de même, livre III de l'Etat de la maison de Dieu.

siècles; enfin placez-la dans les cieux au-dessus du choeur des anges eux-mêmes, c'est ce que l'Eglise fait dans ses chants à Marie, et ce qu'elle veut que je loue en elle. Autant j'accepte' pour moi et j'apprends aux autres avec sécurité ce qu'elle m'enseigne, autant, il faut l'avouer, je ressens de scrupules pour admettre ce qui ne me vient pas de sa bouche.

3. Ainsi l'Eglise me dit de célébrer le jour solennel où Marie, quittant cette terre de péché, fit son entrée dans les cieux, au milieu des chants d'allégresse des anges. C'est elle encore qui m'a appris à faire la fête de sa nativité, et je crois fermement avec elle que Marie, sanctifiée dès le sein de sa mère, vint au monde sans souillure. J'en crois autant du prophète Jérémie, parce que je lis dans les saintes Ecritures qu'il a été sanctifié avant de naître. Il en est de même pour moi de saint Jean, car il sentit dans les flancs de sa mère la présence du Seigneur, bien qu'il ne fût pas encore né, Peut-être serait-il permis d'en dire autant du prophète David, si Fan prenait ces,paroles à la lettre: "Seigneur, vous avez été mon appui dès le sein de ma mère; je n'étais pas encore né que déjà vous me protégiez (Psalm. LXX, 6); " " J'étais à peine conçu que vous vous êtes montré mon Dieu; ne me délaissez pas, Seigneur. ( Psalm. XXI, 11) ; " et de Jérémie, à qui Dieu parle en ces termes: "Vous n'étiez pas conçu que je vous connaissais déjà, et vous n'étiez pas né que je vous avais sanctifié (Jerem., I, 5). " En ce cas, Dieu distingue fort bien entre la conception et la naissance, et nous montre que, si par sa science divine il a prévu la première, il a prévenu la seconde des dons de sa grâce, de sorte que la gloire de Jérémie ne consistait pas seulement en ce qu'il a été l'objet de la prescience de Dieu, mais encore celui de sa prédestination.

4. Mais quand cela serait de Jérémie, que dirons-nous de Jean-Baptiste? Un ange n'a-t-il pas annoncé d'avance qu'il serait rempli du Saint-Esprit dès le ventre da sa mère? Evidemment il ne s’agit pas là seulement de prescience ou de prédestination, car les paroles de l'ange se sont accomplies au temps marqué. Le fait est certain, et il n'est pas possible de révoquer en doute que saint Jean fut rempli du Saint-Esprit à l'époque et de la manière qu'il avait été annoncé qu'il le serait. Or on ne peut nier que le Saint-Esprit ait sanctifié celui qu'il a rempli, c'est-à-dire qu'il l'ait purifié; du péché originel. Le mot sanctifier appliqué à saint Jean, à Jérémie ou à tout autre personnage, ne peut, selon moi, signifier autre chose, et je tiens pour indubitable que ceux que Dieu a sanctifiés, l'ont été véritablement et n'ont pas perdu, en quittant le sein de leur mère pour venir au monde, la grâce qu'ils y avaient reçue; la tache originelle n'a pu revivre en eux par le seul fait de leur naissance et les dépouiller de la grâce qu'ils avaient auparavant. Osera-t-on dire qu'un enfant rempli du Saint-Esprit est encore un enfant de colère, et que s'il meurt dans le sein de sa mère, où il a reçu la plénitude du Saint-Esprit, il n'en est pas moins destiné à la damnation éternelle? Cette opinion me semble bien dure, je n'ai garde pourtant de rien décider. Quoi qu'il en soit, l'Eglise, qui ne regarde que la mort des autres saints comme précieuse, fait une exception remarquable pour celui dont l'ange avait dit: " Il y aura beaucoup d'hommes qui se réjouiront à sa naissance (Luc., I, 14); " et elle fait du jour où il naquit un véritable jour d'allégresse et de fête. Au fait, pourquoi ne se réjouirait-elle pas à la naissance d'un saint qui a lui-même tressailli de joie dans le ventre de sa mère ?

5. Concluons donc en disant qu'il n'est pas permis de douter que t.a Dieu n'ait accordé à la vierge incomparable dont il s'est servi pour donner de la vie au monde, le même privilège dont il est bien certain qu'il a favorisé quelques autres mortels. Il est donc indubitable que la mère du Seigneur fut sainte avant de naître, et l'Eglise ne saurait errer en célébrant tous les ans avec pompe le jour où elle naquit. Je suis même persuadé que, prévenue avant sa naissance d'une grâce plus abondante que les autres saints, elle a vécu ensuite exempte de toute espèce de péchés actuels, par un privilège dont nul autre qu'elle n'a jamais joui. Il convenait, en effet, que la reine des vierges, qui était destinée à mettre un jour au monde Celui qui devait détruire le péché, vivifier et justifier les hommes, fût exempte elle-même de toute souillure et passât sa vie sans péché. Aussi disons-nous que sa naissance fut sainte, parce que dès le ventre même de sa mère elle avait été comblée de grâce et de sainteté.

6. Mais ce n'est point assez comme cela: il faut maintenant surenchérir sur ces privilèges, et l'on prétend qu'il y a lieu de rendre à la conception de Marie les mêmes honneurs qu'à sa naissance, attendu que ra l'une ne va pas sans l'autre, et qu'elle ne serait pas digne de nos respects dans sa naissance si d'abord elle n'avait été conçue. Avec un pareil raisonnement, pourquoi s'arrêter à Marie et ne pas instituer un jour de fête en l'honneur de son père et de sa mère, puis de ses aïeuls, et ainsi de suite pour tous ses ascendants à l'infini? Nous aurions ainsi des fêtes sans nombre. Mais cela ne convient pas dans l'exil et ne sied que dans la patrie, c'est là seulement qu'il est permis d'être en fêtes perpétuelles. On parle d'un écrit (a), et d'une révélation d'en haut, comme s'il était bien difficile d'en produire d'aussi authentiques pour prouver que la sainte Vierge réclame pour les auteurs de ses jours des honneurs pareils à ceux qui lui sont rendus à elle-même. N'est-il pas écrit en effet: " Honorez votre père et votre mère (Exod., XX, 12) ? " Pour moi, je ne fais aucun cas de tous ces écrits qui ne s'appuient ni sur la raison ni sur une autorité incontestable. On dit: La conception de la Vierge est avant sa

a Un écrit du même genre est attribué à un moine anglais nommé Elsin, pages 505 et 507 de la nouvelle édition des aunes de saint Anselme.

naissance, or sa naissance est sainte, donc sa conception l'est aussi. La belle conséquence en vérité ! Suffit-il que l'une soit avant l'autre pour être sainte? Il est bien certain que l'une vient après l'autre, mais il ne s'ensuit pas que si la seconde est sainte la première le soit aussi. D'ailleurs d'où viendrait à la conception cette sainteté qu'elle doit communiquer à la naissance? N'est-ce pas au contraire parce que Marie n'a pas été conçue sans péché, qu'il a fallu ensuite qu'elle fût sanctifiée dans le ventre de sa mère, afin de naître sans péché? Dira-t-on que la naissance, qui est postérieure à la conception, lui communique sa sainteté? Evidemment non, car si la sanctification que Marie reçut après sa conception peut s'étendre à la naissance, qui lui est postérieure, elle ne saurait remonter par un effet rétroactif jusqu'a la conception qui la précède.

7. Comment donc cette conception peut-elle être sainte? Dira-t-on que Marie fut prévenue de la grâce de telle sorte qu'étant sainte avant d'être conçue, elle fut ensuite conçue sans péché, de même qu'étant sainte avant de naître, elle a ensuite communiqué sa sainteté à sa naissance? Mais pour être sainte il faut commencer par être; or on n'est pas, tant qu'on n'est pas conçu. Peut-être quand ses parents se sont unis, l'acte par lequel Marie a été conçue fut-il un acte saint, de sorte que pour elle être et être sainte fut simultané. Mais cette hypothèse répugne à la raison comme les autres; car il n'y a pas de sainteté là où n'est pas l'Esprit sanctificateur, et celui-ci ne peut se trouver là où est le péché. Or on ne saurait dire qu'il n'y a pas eu péché dans un acte auquel la concupiscence à présidé (a). Dira-t-on par hasard qu'elle a été, elle aussi, conçue du Saint-Esprit, sans le concours de l'homme? Mais jamais on ne l'a prétendu. Je lis bien dans l'Ecriture que le Saint-Esprit est venu en elle, je n'y vois nulle part qu'il soit venu avec elle. Voici continent s'exprimait l'ange Gabriel : " Le Saint-Esprit surviendra en vous..... (Luc., I, 35). " Et pour parler le langage même de l'Eglise, toujours infaillible, je confesse qu'elle a conçu, non pas qu'elle a été conçue du Saint-Esprit ; qu'elle est vierge et mère tout ensemble; mais je ne dis pas qu'elle est née d'une vierge. S'il en était ainsi, que deviendrait la prérogative de la mère de Notre-Seigneur d'avoir allié dans sa personne la gloire de sa maternité à celle de la virginité, si ce privilège lui est commun avec sa propre mère? Je trouve que s'exprimer ainsi c'est ravir à Marie la gloire qui lui appartient, plutôt que de l'augmenter. Concluons: si Marie n'a pu être sanctifiée avant d'être conçue, puisqu'elle n'existait pas encore, il n'est pas moins certain qu'elle ne l'a pas été filon plus au moment même de sa conception, puisque la conception est inséparable du péché; d'où il suit qu'elle n'a pu être sanctifiée

a Saint Odon, abbé de Cluny, dit la même chose, mais d'une manière générale, dans le livre II, chap. XXIV des Collations.

dans le ventre de sa mère, qu'après avoir été conçue, en sorte que si elle est née, elle n'a point été conçue sans péché.

8. S'il en est peu qui aient été sanctifiés avant leur naissance, il n'y a personne qui l'ait été dans sa conception. Ce privilège n'a été le propre que d'un seul parmi nous, de Celui qui devait nous sanctifier tous et expier nos péchés; il n'y a que Lui qui soit venu sans pêché-; Jésus-Christ seul a été conçu du Saint-Esprit, parce qu'il n'y a que Lui qui fût saint avant d'être conçu. A cette exception près, tous les enfants d'Adam sont dans le même cas que celui qui disait de lui-même avec autant de vérité que d'humilité: " J'ai été conçu dans l'iniquité, et c'est dans le péché que ma mère m'a donné l'être (Psalm. L, 6). "

9. S'il en est ainsi, sur quelle raison peut-on s'appuyer pour établir la fête de la Conception de la Vierge ? Comment la présenter comme sainte, quand, au lieu d'être l'oeuvre du Saint-Esprit, elle n'a peut-être été que le fruit du péché? Mais si elle n'est pas sainte, comment en faire un jour de fête? Croyez que notre glorieuse Vierge se passera bien d'un honneur qui ne peut échapper à cette alternative de s'adresser, en elle, au péché, ou de lui supposer une sainteté qu'elle n'a point connue. Ajoutons qu'elle ne salirait à quelque titre que ce fût goûter un culte qui n'est introduit dans l'Eglise que par un esprit de présomption et de nouveauté, fécond en entreprises téméraires, aussi voisin de la superstition que de la légèreté. Après tout, s'il paraissait à propos d'instituer cette fête, il fallait d'abord consulter le saint Siège, au lieu de condescendre précipitamment et sans réflexion à la simplicité d'hommes ignorants. J'avais déjà remarqué que cette erreur s'était emparée de l'esprit de plusieurs, mais je faisais comme si je ne m'en apercevais point, et j'excusais une dévotion que leur inspiraient la simplicité de leur âme et leur zèle pour la gloire de Marie. Mais à présent que l'erreur s'attaque à des hommes connus pour leur sagesse, et que cette superstition s'insinue dans une Eglise justement fameuse dont je me regarde comme l'enfant (a), je crois que je ne pouvais dissimuler plus longtemps ma pensée sans m'exposer à vous offenser tous. Toutefois je soumets mon opinion au jugement des personnes qui sont plus habiles que moi, mais je défère particulièrement en ce point, comme dans tous les autres de ce genre, à la décision et à l'autorité de l'Eglise romaine, et je déclare que je suis prêt à changer d'opinion si je diffère de sentiment avec elle en quelque point que ce soit.

a C'est l'Eglise de Lyon que saint Bernard regarde comme sa mère, à cause u de son titre de métropole, comme il s'exprime dans la cent soixante-douzième lettre. En effet, né à Fontaine, près de Dijon, et demeurant à Clairvaux, qui est du diocèse de Langres, il dépendait de la métropole de Lyon.

LETTRE CLXXV. AU PATRIARCHE (a) DE JÉRUSALEM.

L’an 1135

Le patriarche de Jérusalem avait plusieurs fois écrit de saint Bernard des lettres pleines d'amitié; celui-ci lui répond et lui recommande les chevaliers du Temple.

Après avoir reçu tant de lettres de Votre Grandeur patriarchale, je passerais pour un ingrat si je ne vous répondais pas. Mais en vous rendant le salut que vous m'avez donné, ai-je fait tout ce que je dois? Vous m'avez prévenu par vos aimables procédés, vous avez daigné m'écrire lé premier d'au delà des mers, et me donner ainsi la preuve, de votre humilité autant que de votre amitié. Comment pourrai-je ni acquitter à votre égard ? Je ne sais absolument que faire pour vous payer convenablement de retour, surtout maintenant que vous m'avez donné une partie du plus grand trésor du monde en m'envoyant un fragment de la vraie croix (b) de Notre-Seigneur. Mais quoi! me dispenserai-je de répondre à ces avances du mieux que je le puis, si je ne peux le faire comme je le dois? Je vous montrerai du moins les sentiments et les dispositions de mon coeur en répondant à vos lettres ; c'est la seule chose que je puisse faire, séparé de vous comme je le suis par un tel espace de terres et de mers, heureux si je trouve jamais une occasion de vous prouver que ce n'est pas seulement en paroles et sur le papier que je vous aime, mais effectivement et en réalité. Je vous prie de vous montrer favorable aux chevaliers du Temple, et d'ouvrir les entrailles de votre immense charité à ces intrépides défenseurs de l'Église. Vous ferez une œuvre aussi agréable à Dieu que goûtée

a C'était Guillaume, un Gallo-Belge, qui fut d'abord ermite à Tours, puis patriarche de Jérusalem de 1189 à 1145. II est fait mention de lui dans l'Histoire de la bienheureuse Marie de Fontaines, tome X du Spicilège, page 389, où il est question des reliques qu'il envoya à Fontaines par un ermite de cet endroit, nommé Lambert. Orderic en parle aussi en ces termes à la fin de son livre XIII : " L'an de Notre-Seigneur 1128, indiction VI, Germond, patriarche de Jérusalem, mourut ; il eut pour successeur Etienne de Chartres, qui gouverna la sainte Sion pendant deux ans; à la mort de ce dernier, ce fat un Flamand nommé Guillaume qui lui succéda." Le même auteur, page 912, à l'année 3187; parle d'un certain Raoul, " évêque de Jérusalem, " que Papebrock omet dans son Traité préliminaire du tome III, de mai. Mais il est certain, d'après Guillaume de Tyr, que Guillaume présida en 1142 à la cérémonie des funérailles du roi Baudoin, et qu'il eut Fulcher pour successeur en 1145. Y eut-il deux Guillaume, on bien Orderic s’est-il trompé en cette circonstance, c'est ce que je ne sais point. On trouvera plus loin une seconde lettre adressée au même Guillaume, c'est la trois cent quatre-vingt-treizième.

b On voyait encore du temps de Mabillon, cette relique insigne du bois de la vraie croix dans le trésor de Clairvaux.

des hommes en protégeant ces guerriers courageux qui exposent leur vie pour le salut de leurs frères: Pour ce qui est du rendez-vous que vous me demandez, le frère André a vous fera connaître mes intentions.

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LETTRE CLXXVI. AU PAPE INNOCENT, AU NOM D'ALBÉRON (b), ARCHEVÊQUE DE TRÈVES.

L’an 1135

Saint Bernard témoigne au nom de l'archevêque sen respect au pupe Innocent, et l'assure du bon vouloir et de la fidélité de toutes les Eglises d'en deçà des monts.

1. Il y a bien longtemps que je nourris au fond du coeur le plus vif désir et que j'ai conçu le projet bien arrêté d'aller rendre mes respects à Votre Sainteté, m'assurer en personne de l'état de vos affaires et vous instruire pleinement des miennes. Mais la difficulté des chemins, la rigueur de la saison, les soins ordinaires de mon diocèse et certaines raisons qui tiennent à la situation présente de vos affaires m'ont empêché jusqu'ici de satisfaire mon désir et m'en empêchent encore en ce moment. Mais enfin dois-je renoncer en. tous points à contenter un désir aussi juste et aussi raisonnable parce que je ne puis le faire qu'en partie? Sien certainement non : voilà pourquoi je vous envoie le vénérable Hugues, archidiacre de Toul, pour me consoler du moins de ne pouvoir satisfaire entièrement le désir que je nourris depuis si longtemps et pour adoucir la peine que je ressens de cette impossibilité. Il n'est personne au monde de plus dévoué, plus zélé et plus éclairé que cet ecclésiastique, personne qui soit plus capable de vous instruire de ce qu'il a ordre de vous mander de ma part, et de me rapporter ce qu'il vous plaira de le charger pour moi. Je vous prie donc instamment de vouloir bien me faire savoir vos desseins, l'état de votre santé, la disposition de la cour de Rome, enfin les succès que Dieu peut accorder à l'Eglise dans la lutte qu'elle soutient contre la fureur opiniâtre mais inutile des schismatiques.

a Je ne sais s'il est question ici de l'oncle de Bernard, nommé André, chevalier du Temple, et à qui est adressée la lettre deux cent quatre-vingt-huitième ; ou bien de son frère, religieux de Clairvaux, le même peut-être que celui dont il est parlé dans la cent quatre-vingt-quatrième lettre; ou enfin d'André de Baudiment, cité dans la lettre deux cent vingt-sixième, n. 2 Peut-être l'endroit du rendez-vous indiqué ici est-il le même que celui que saint Bernard céda depuis aux religieux de Prémontré, comme on le voit par la lettre deux cent cinquante-deuxième.

b C'est le même que le primicier de Metz à qui est adressée la trentième lettre; il devint archevêque de Trèves. Hugues Métellus lui écrivit en ces termes,lettre sixième: "Au vénérable Albéron, évêque de Trêves. Vous avez été fait légat de Saint Pierre, ce titre augmente encore votre dignité et votre puissance ; " et, dans sa lettre trentième, il l'appelle " l'Archange de Trèves. "

2. Pour ce qui est de l'Église d'en deçà des monts, tant en France que dans nos contrées, vous pouvez être sûr qu'elle est ferme dans la foi,, calme dans l'unité, soumise à votre autorité, et toute dévouée à votre service. Par la grâce de Dieu, la perte de Bénévent, de Capoue et de Rome même ne nous a point ébranlés; nous savons bien que ce n'est pas le triomphe des armes, mais la grandeur de ses vertus qui fait la force de l'Église ; c'est elle qui par le Prophète a dit autrefois : " Quand même de nombreuses armées se lèveraient pour m'accabler, je n'en serais pas émue, et les attaques dirigées contre moi ne font que redoubler ma confiance (Psalm. XXVI, 3). " Par la même raison, nous qui sommes membres de l'Église, nous demeurons calmes au milieu de l'agitation de la terre entière, et nous voyons sans émotion les montagnes mêmes se précipiter au milieu des flots. Le tyran de Sicile peut se glorifier tant qu'il lui plaira de ses succès impies et de son injuste triomphe, pour nous, notre vertu se perfectionne dans sa propre faiblesse. L'Église a appris de saint Paul qu'elle se fortifie à mesure qu'elle parait s'affaiblir davantage; et de Salomon, qu'au contraire la prospérité des insensés est la cause de leur ruine, et que le méchant n'est pas loin de maudire son triomphe quand il se croit plus affermi que jamais. Voilà pourquoi elle se réjouit en même temps avec David de la perte de ses ennemis et de ses propres victoires : " Les uns, dit-elle, mettent toutes leurs espérances dans leur cavalerie et dans leurs chars de guerre; pour moi, je n'ai d'espoir que dans le nom du Seigneur mon Dieu que j'invoque; ils ont été pris et taillés en pièces, et moi je me suis relevée, et j'ai repris courage (Psalm. XIX, 8). " Il m'a semblé que je devais, pour vous consoler des tristes nouvelles que j'ai apprises, vous écrire ces quelques mots et vous donner par un fidèle intermédiaire quelques assurances propres à vous soulager un peu du poids de la sollicitude de toutes les Eglises qui pèse sur vous. Au reste, je puis vous annoncer que l'empereur notre maître se prépare avec ardeur à voler à la tête d'une nombreuse armée au secours de l'Église, tandis que de mon côté je f ais tous mes efforts pour engager le plus de monde possible dans cette guerre. Je me sens disposé à sacrifier pour votre cause, mes biens et ma personne elle-même, au besoin.

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LETTRE CLXXVII AU MÊME PAPE, AU NOM DU MÊME ARCHEVÊQUE.

L’an 1139

Albéron se plaint de la charge pastorale et de l'appui que trouvent dans le pape Innocent les personnes mal intentionnées qui l'empêchent de remplir son devoir.

1. Très-saint Père, je ne vous ai pas demandé à être fait évêque, et si jamais j'avais ambitionné un évêché, ce n'eût certainement pas été celui de Trèves, car je connaissais l'humeur indocile et farouche du peuple de ces contrées et ne me sentais que de l'antipathie pour cette population séditieuse et remuante, constamment révoltée contre l'Eglise. Si j'ai rendu autrefois quelques services à ce diocèse, je suis loin de le regretter, mais ce n'a pas été dans la pensée, encore moins dans l'espérance d'arriver à le gouverner un jour. Le bien que j'y ai fait avec le plus entier dévouement était si étranger à toute vue intéressée que, loin de regarder l'archevêché de Trèves comme la récompense de mes travaux,,j'attribue à mes péchés le malheur d'y avoir été appelé, tant la population en est mauvaise. Pour surcroît de chagrin, j'ai pour suffragants de jeunes prélats a de qualité qui me font de l'opposition au lieu de seconder mes vues. Mais je m'arrête, j'aime mieux que vous appreniez par un autre que par moi, si vous ne les connaissez pas encore, la vie et les moeurs de ces prélats. On ne retrouve plus, hélas ! dans les évêchés suffragants de ce siège le moindre vestige d'ordre, de justice, d'honneur et de religion. Le devoir de ma charge m'oblige à vous signaler le mal, je me contente de l'indiquer en peu de mots, afin que votre sagesse y apporte remède elle-même, si elle ne me juge pas capable de le faire; je montrerai du moins ainsi que je suis un lieu plus qu'une ombre d'archevêque. Hélas, mieux aurait valu pour moi n'avoir jamais porté ce titre que d'avoir aujourd'hui la confusion de me voir déchargé des obligations qu'il impose.

2. Mais pourquoi vous occuperais-je de ma personne ? Je veux souffrir l'affront qui m'est fait comme un coupable qui ne l'a que trop mérité. Je consens à être déconsidéré. aux yeux de mes ouailles, puisque j'ai frustré les espérances qu'elles avaient conçues de moi en me plaçant

a C'étaient Etienne, neveu da pape Callixte II, par sa sueur, nommé à l'évêché de Metz en 1120; Albéron, fils d'Arnoul, comte du Chesne, nommé évêque de Verdun en 1126, et Henri, fils de Théodoric, duc de Lorraine, nommé évêque de Toul en 1124. On dit beaucoup de bien de ces trois évêques. On peut voir pour ce qui concerne Etienne la Chronique des évêques de Metz, dans le Spicilège, tome VI; quant à Albéron, il est parlé de lui au tome XII; l'un et l'autre sont représentés toutefois comme ayant un peu trop aimé à faire la guerre. On trouve la plainte d'Albéron dans la lettre suivante.

à leur tête, et plutôt amoindri que relevé la dignité de ce Siège dont elles avaient cru que je réparerais les pertes. Quoique cette peine me soit très-sensible, je la supporterai sinon de bon coeur, du moins avec patience; je ne veux pour rien au monde m'écarter du lien de l'obéissance pour laquelle je déclare que je suis tout disposé à donner ma vie même s'il était nécessaire. Mais que Votre Sainteté daigne considérer que l'affront fait à celui qui n'est ce qu'il est que par Elle, remonte jusqu'à Vous, qu'on ne peut affaiblir mon autorité sans nuire à la votre, et que le mépris qu'on fait tomber sur moi rejaillit certainement sur Vous. J'aurais encore bien d'autres sujets de plainte à vous signaler, même contre Vous, mais je laisse le soin de s'en ouvrir plus en détail auprès de Vous, à la personne que je vous envoie et dont le zèle et la capacité me sont parfaitement connus. Je termine en vous informant que nous comptons parmi nous un certain nombre de faux frères auprès, desquels les émissaires des schismatiques trouvent chaque jour un accès de plus en plus facile, et les propositions du tyran de Sicile Un accueil plus favorable.

 

 

 

 

 

LETTRE CLXXVIII. AU PAPE INNOCENT, POUR ALBÉRON, ARCHEVÊQUE DE TRÈVES.

L’an1139

Saint Bernard lui remontre que quelques personnes méchantes et mal, intentionnées abusent du pouvoir qu'elles tiennent de soie autorité pontificale pour accomplir leurs mauvais desseins et nuire d l'Eglise, tandis que des prélats pleins de zèle pour les choses de Dieu se trouvent paralysés et réduits le une honteuse impuissance.

Au trés-aimable Père et seigneur le Souverain Pontife Innocent, son tout dévoué Bernard.

1 . Je vais vous parler en toute liberté, parce que je vous aime en toute sincérité; on n'aime pas ainsi quand on n'ose s'expliquer sans scrupule et sans hésitation. L'archevêque de Trèves n'est pas le seul qui se plaigne de vous, plusieurs autres et des plus attachés à votre personne le font avec lui. On n'entend qu'un cri parmi les pasteurs de nos contrées qui ont à coeur le salut des âmes dont ils sont chargés, c'est que la justice dépérit dans l'Eglise, le pouvoir des chefs s'affaiblit, l'autorité épiscopale tombe dans le mépris depuis qu'on ôte aux évêques les moyens tee défendre efficacement les intérêts de Dieu, et de réformer a chacun dans sa paroisse les abus qui se produisent. Ils attribuent

a Autrefois, comme on le sait; on donnait le nom de paroisses aux diocèses eux-mêmes. Hildebert, évêque eu Mans, écrivit aussi à Honorius II pour protester contre la fréquence et l'abus des appels en cour de Rome. Sa lettre est la quatre-vingt-deuxième. voir livre III de là Considération, chap. II, et la note de Horsttius.

la cause du mal à la cour romaine et la font remonter même jusqu'à vous; ils prétendent que vous cassez leurs arrêts les plus justes et que vous rétablissez ce qu'ils ont eu de bonnes raisons d'abolir. Il n'est laïque ni ecclésiastique si perdu de moeurs et si chicaneur qu'il soit, ni moines chassés de leur couvent qui ne recourent à vous et ne reviennent tout fiers et tout triomphants d'avoir trouvé des protecteurs et des défenseurs là où ils n'auraient dû rencontrer que des juges et des vengeurs. Le nouveau Phinées n'avait-il pas eu vingt fois raison de frapper sans retard du tranchant de son glaive l'union incestueuse de Drogon et de Milis ? Mais Rome s'est trouvée là comme un bouclier où ce glaive est venu s'émousser, à la confusion de celui qui le tenait en main! Quelle honte ! Et duel sujet de risée n'est-ce point encore à présent pour les ennemis de l'Eglise, et pour ceux-là mêmes dont la crainte ou la faveur nous a écartés du droit chemin? On abreuve de sarcasmes vos amis, on insulte à ceux qui vous sont demeurés fidèles; partout les évêques sont outragés et méprisés, mais le peu de cas que l'on fait maintenant de leurs jugements les plus justes porte un coup terrible à votre propre autorité.

2. Ce sont eux, en effet, qui la soutiennent, qui travaillent pour votre gloire et pour votre repos, avec moins de succès que de zèle, du moins j'en ai bien peur. Pourquoi vous affaiblir ainsi vous-même, et quel motif avez-vous de désarmer comme vous le faites vos meilleurs soldats ? Jusqu'à quand continuerez-vous à émousser le tranchant des armes de ceux qui combattent pour vous et à décourager ces humbles phalanges qui font votre force et feraient votre salut? L'église de Saint-Gengoulf de Toul est dans la désolation et les larmes, et personne ne s'offre pour la consoler. Qui est-ce qui oserait parer les coups que lui porte un bras puissant et redoutable, s'opposer au torrent furieux qui la ravage et résister aux entreprises de la puissance souveraine? Saint-Paul de Verdun a maintenant le même sort (a), parce que le métropolitain n’a plus la force de le protéger contre quelques moines emportés dont le saint Siège appuie l'insolence, comme s'il ne leur manquait que cela pour être capables de tous les excès, Je me demande quelle raison nouvelle on a découverte pour remettre en question une dispense que la prudence et la pensée d'un plus grand bien avaient fait accorder à des chanoines d'une vie et d'une réputation exemplaires et que le saint Siège a confirmée jusqu'à deux fois. Toujours est-il que pour ce qui

a On peut voir la manière dont Albéron a procédé à la réforme du monastère bénédictin de Saint-Paul, dans sa lettre au pape Innocent II. Voir le Spicilège, tome XII, page 320. Il dit au souverain Pontire, dans cette lettre, que son prédécesseur Wilfrid remplaça au Xe siècle les clercs de Saint-Paul de Verdun par des moines, qui finirent par se relâcher; il ne put réussir à les réformer ni à se procurer pour l'aider dans cette entreprise des religieux de Cluny .

concerne les deux églises dont je viens de parler, vous avez, dit-on, révoqué un jour ce que vous aviez concédé la veille. Hélas! ce n'est pas ainsi qu'on se rend Dieu favorable, qu'on apaise sa colère, qu'on s'attire ses grâces et qu'on mérite ses miséricordes ! Loin de le fléchir par une semblable conduite, on lui fait lever un bras vengeur, et on arme sa main de cette verge dont parle Jérémie, qui veille toujours pour frapper le pécheur.

3. S'il est irrité contre les schismatiques, il n'est pas d'ailleurs très-propice aux catholiques. L'Eglise de Metz, comme vous le savez, se trouve en danger par suite du désaccord survenu entre l'évêque et le chapitre; de quelque manière que vous vous preniez pour apporter remède au mal, selon toutes les apparences, la paix qui a fui de cette Eglise n'est pas près d'y être rétablie. Pour moi, s'il m'est permis de dire ma pensée, je crois qu'il vaudrait mieux laisser au métropolitain la connaissance de cette triple affaire de Metz, Toul et Verdun; il en est pleinement instruit, et il jouit d'ailleurs d'une estime générale et a donné en plusieurs occasions des preuves de son dévouement. Si vous ne prenez ce parti, Votre Sainteté doit aviser aux moyens de venir efficacement en aide aux deux diocèses de Toul et de Verdun, car on peut bien dire, sans manquer à la vérité, qu'ils sont sans évêques. Que ne peut-on ajouter qu'ils sont aussi sans tyrans ! On est généralement surpris, scandalisé même de voir de tels prélats protégés et soutenus par le saint Siège, et non moins en honneur qu'en faveur à la cour de Rome. Ils ont des mœurs et mènent une vie, je ne dis pas seulement indigne de leur caractère, mais capable de faire horreur même chez des laïques. J'aurais honte de vous en retracer le tableau, et vous ne pourriez vous empêcher de rougir si vous en entendiez le récit. Je veux bien qu'il n'y ait pas lieu à les déposer, puisque personne ne les dénonce; mais si personne ne les accuse, le bruit public ne les ménage guère, et l'on ne s'attendrait pas après cela là trouver en eux des objets de l'affection particulière du saint Siège, et de ses distinctions les plus honorables.

4. Qui ne croirait que l'évêque de Metz est un prélat d'une vertu consommée et. d'une édification parfaite quand on voit que Rome lui permet de casser l'élection des chanoines, de compter pour rien les droits de tout un chapitre et de nommer à son gré un primicier, nonobstant les privilèges de cette Eglise ? Ne serait-il pas plus conforme à la justice et en même temps plus convenable pour le saint Siège, de maintenir dans ses droits un prélat digne d'un poste plus élevé même que celui qu'il occupe? Je parle de l'archevêque de Trèves, à qui vous avez retiré la connaissance. de cette affaire et de beaucoup d'autres encore de sa province, comme si vous doutiez de sa capacité et de son dévouement. La manière dont vous le traitez excite les murmures de tous les honnêtes gens. Veuillez me croire, puisque vous connaissez mon dévouement à votre personne; le parti auquel vous vous êtes arrêté a produit le plus mauvais effet dans cette province, autant que j'ai pu en juger.

5. Je n'oserais certainement pas vous écrire en ces termes si je n'avais l'honneur de vous connaître et d'être connu de vous; je craindrais, avec raison, de passer pour bien présomptueux; mais je sais quelle est votre bonté naturelle, et vous n'ignorez pas de votre côté, très-aimable et très-cher Père, quels sont mon affection pour vous et les motifs qui me donnent la hardiesse de vous parler comme je le fais. Au reste, je dois vous faire connaître la personne que l'archevêque de Trèves vous envoie et le langage qu'elle doit vous tenir. C'est un homme d'un rang élevé dans l'empire, dévoué à vos intérêts et à ceux de l'Eglise, d'une constance inébranlable, que les gens mal intentionnés et brouillons ont constamment trouvé sourd à leurs insinuations aussi multipliées que fatigantes. Les sarcasmes ne lui manqueront pas s'il faut qu'il ne trouve pas auprès de vous tout l'accueil qu'il mérite. Je n'ai pas voulu clore cette lettre sans vous recommander celui qui doit vous la remettre, quoiqu'il soit assez recommandable par son mérite personnel, et surtout par son dévouement absolu et son inviolable attachement à Votre Sainteté ; si j'en doutais le moins du monde, je lie lui confierais pas pour vous une lettre aussi intime.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CLXXVIII.

143. L'archevêque de Trèves n'est pas le seul qui se plaigne de vous... Saint Bernard se plaint amèrement de l'abus des appels en cour de nome ,et en fait ressortir les inconvénients avec force. Il parle de même, livre III de la Considération, chapitre 2, où il s'élève avec véhémence contre le même abus. Mais si nous voulons voir combien il avait raison de dire qu'il ne s'agit pas seulement d'Albéron et de lui dans les plaintes qu'il formule, écoutons celles que l'archevêque de Tours, Hildebert, dont il a été question plus haut, adresse au pape Honorius II; nous les trouverons semblables à celles de saint Bernard et empreintes du même sentiment de tristesse que les siennes.

" On n'a jamais ouï dire en deçà des Alpes, s'écrie-t-il, que toute espèce d'appels étaient reçus à Rome et s'y trouvaient pris en considération, et les canons n'ont jamais rien décidé de pareil. S'il faut que cette nouveauté s'introduise et que vous, accueilliez, sans distinction, tous les appels en cour de Rome, vous porterez un coup mortel à l'autorité pontificale, et vous affaiblirez le nerf de la discipline ecclésiastique. En effet, quel brigand, au premier mot d'anathème, n'en appellera pas aussitôt à Rome ? Quel ecclésiastique, quel prêtre, avec la ressource de l'appel qui rend le châtiment illusoire, ne tombera pas dans la dernière corruption, ou plutôt ne s'ensevelira pas dans le fumier de ses désordres? Quel moyen restera-t-il à un évêque de punir, je ne dis pas toute, mais une seule désobéissance? Un appel à Rome, et la verge se brise entre ses mains, sa constance est déjouée, sa sévérité inutile; il est réduit an silence et le coupable est assuré de l'impunité de ses crimes. Que résultera-t-il d'un tel état de choses? Les sacrilèges, les rapines, les fornications et les adultères se donneront beau jeu quand on verra qu'il suffit d'un appel pour clore la bouche aux évêques, pour arrêter les poursuites dirigées contre les spoliateurs des lieux saints et contre les injustes oppresseurs des veuves et des orphelins. La lenteur du châtiment donnera au mal le temps de se fortifier, et permettra aux méchants de descendre impunément jusqu'au fond de l'abîme du péché; l'Evangile a dit en parlant d'eux: Allez-vous-en promptement dans les places el dans les rues de la ville, et amenez ici les pauvres, les estropiés, les aveugles et lu boiteux. Mais qui est-ce qui pourra contraindre un aveugle ou un boiteux à entrer, si au moment où l'on essaie de le forcer à le faire, il prononcé le mot d'appel? Enfin quel nouvel Héli, quel évêque pourra-t-on punir désormais, si chacun peut abriter sa faute derrière un appel? Certains exemples de censures vivront à jamais, mais l'appel engloutira vif désormais quiconque essaiera de les renouveler. Sans doute le sujet est peu important et mon savoir est bien mince, mais si parmi les aigles qui se jouent avec leurs petits au milieu des précipices, je puis lécher leur sang, comme s'exprime Job, c'est assez pour moi. Je ne rougis pas de considérer et d'avouer le peu que je vaux. " C'est ainsi que s'exprime Hildebert, archevêque de Tours, lettre quatre-vingt-deuxième, tome XII de la Bibliothèque des Pères, première partie.

Brouver, dans ses Annales de Trêves, livre XIV, en parlant d'Albéron, dit aussi un mot de cette affaire; nous allons rapporter ses paroles, car, chose bien regrettable, son histoire n'a pas encore été publiée.

" Dans un tel état de choses, dit-il, quand la partie offensée et lésée recourt à l'archevêque, les évêques de la province récusent pour la plupart la sentence du métropolitain, et préfèrent courir lés chances d'un jugement en cour de Rome; de cette manière, la porte se trouve toute. grande ouverte au refus de se soumettre à la sentence et à la décision du juge; tout se trouve bouleversé, le juste et l'injuste, le haut et le bas sont confondus ensemble. Il est résulté de là que le plus grand criminel s'arroge le droit abusif d'appeler de son archevêque au pape, et de prendre, sans être inquiété, le chemin de Rome, où, comme saint Bernard en lit la remarque, après avoir mal exposé la cause, ils se félicitent, et sont tout fiers d'avoir trouvé des protecteurs et des défenseurs, quand ils n'auraient dû rencontrer que des juges et des vengeurs. Voilà comment l'indulgence du souverain Pontife est devenue la source de toute espèce de désordre dans le clergé et parmi les fidèles. " Tel est le langage de Brouver à l'endroit cité, où il rapporte ensuite les paroles de la lettre de saint Bernard, dont il fixe la date à l'année 1139. Mais Baronius la croit écrite en 1135, avec d'autant plus de raison qu'elle est antérieure à la fin du schisme, comme on le voit par le n. 5 de cette lettre aussi bien que par le n. 2 de la précédente, qui est de la même époque que celle-ci (Note de Horstius).

144. Saint-Paul de Verdun a maintenant le même sort. Saint-Paul de Verdun était un monastère de Bénédictins. Comme la discipline religieuse s'y était singulièrement relàchée et que les mœurs en étaient corrompues, Albéron, évêque de Verdun, où il avait succédé à Ursion en 1131, se mit en devoir, après s'être assuré de l'assentiment du pape Innocent qui avait approuvé son dessein à trois reprises différentes, de donner cette maison aux religieux de Prémontré. Les religieux de Saint-Paul réclamèrent contre cette mesure, et s'opposèrent longtemps à son exécution; Pierre le Vénérable lui-même, d'ailleurs si réservé, fit à ce sujet de graves remontrances à l'évêque d'Albano, Matthieu; il s'exprimait en ces termes : " Je me plains donc, dit-il, et tous ceux de nos frères qui ont pu entendre parler de cette affaire se plaignent aussi, l'ordre monastique tout entier se plaint comme nous, et proteste contre une injustice qui nous atteint tous; on a chassé de chez eux les religieux de Verdun, on a mis à leur place des clercs qui, après avoir abandonné, leurs biens, se sont mis en possession de ceux d'autrui, par la seule violence et sans jugement; ils sont venu; moissonner là où d'autres avaient semé, et se sont mis à dévorer avec avidité une récolte que d'autres qu'ils forçaient à mourir de faim avaient fait pousser. Peut-il se voir quelque chose de plus incroyable ? y a-t-il monstruosité plus odieuse? peut-on rien imaginer de plus exorbitant? On voyait jadis des clercs de différents ordres, des chanoines de différentes professions ; mais pourquoi ne parler que des moines élevés? on voyait des princes de l'Eglise, je veux dire des évêques renoncer à la dignité pontificale pour embrasser l'humble profession de moines, et maintenant, par suite de je ne sais quelle prévention, ceux-ci ne peuvent même plus conserver leurs propres biens, eux qui jadis avaient. l'habitude de se rendre propre le bien d'autrui en l'améliorant (Pierre de Cluny, livre II, lettre XI). " Voilà en quels termes énergiques et pressants Pierre le Vénérable s'adressait au souverain Pontife. Toutes ces réclamations émurent Innocent, qui finit par se montrer peu éloigné de remettre toute l'affaire en question; mais, entraîné par saint Bernard, il la termina par la lettre suivante, que Vassebourg nous a conservée, livre IV des Antiquités de Belgique.

Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son vénérable frère Albéron, évêque de Verdun, salut et bénédiction apostolique. "Nous avons, reçu avec satisfaction le mémoire que vous nous avez adressé sur la façon dont vous avez réglé l'affaire du monastère de Saint-Paul, et nous l'avons lu avec soin. Personne n'a lieu de se scandaliser de ce que vous avez remplacé des religieux d'une vie beaucoup trop relâchée, d'après ce qu'on nous a dit, par des chanoines d'une vie édifiante. Nous avons fait connaître au conseil de nos frères ce que votre sollicitude a décidé dans cette affaire, et nous l’avons confirmé en défendant que désormais personne n'ose troubler les religieux de cette maison, et vous mandons de placer les mêmes religieux dans des monastères où ils puissent servir le Dieu tout-puissant selon les règles de leur état, et opérer ainsi le salut de leur âme ...... etc, (Note de Mabillon).

145. Votre Sainteté doit aviser aux moyens de venir efficacement en aide aux deux diocèses. — Ce que saint Bernard dit ici des évêques de Metz et de Toul se rapporte à Etienne, évêque de la première de ces villes, et à Henri, évêque de la seconde, car cette lettre est antérieure à la fin du schisme d’Anaclet; comme nous l'avons vu plus haut, elle est probablement de l'année 1135, ainsi qu'on le verra plus loin. Voici ce qu'on lit au sujet d'Etienne dans le premier appendice de l'Histoire des évêques de Metz (Spicil., tome VI. page 661) . " A monseigneur Pappon succéda, en l'année de Notre-Seigneur 1120, la seconde du pontificat de Calixte II, monseigneur Etienne d'une, illustre famille de Bourgogne et de Lorraine . ce fut un homme encore plus remarquable par sa vertu et la noblesse de ses sentiments que par la distinction de sa race. Il était neveu du pape Callixte par sa sœur ; n'ayant pu obtenir l'investiture de Henri V, alors empereur, attendu que l'Eglise et l'Empire étaient divisés, il fut sacré évêque à Borne même, par le souverain Pontife, son parent, qui lui donna en même temps le pallium et le titre de cardinal (Spicilège, t. V, page 661). " Il n'est pas facile de dire pourquoi saint Bernard se plaint aussi amèrement de ce prélat, d'autant plus que l'historien que nous venons de citer parle encore de lui dans un autre endroit en ces termes : " Si je voulais entreprendre de raconter tout ce qu'il lit de remarquable et digne d'être consigné dans ces annales, le parchemin ferait défaut plutôt que la matière à mon récit. " Bien plus saint Bernard lui-même félicite cet évêque dans sa lettre vingt-neuvième d'avoir pacifié l'Eglise de Metz et dans sa trois cent soixante-septième, il le recommande au chancelier Guy. Je pense que ce qui déplut tant à saint Bernard dans l'évêque Etienne, ce sont ses exploits, à main armée, pour recouvrer les biens de son Eglise que des nobles avaient usurpés, les sièges qu'il fit, les châteaux forts qu'il ruina, et beaucoup d'autres hauts faits de ce genre dont l'historien déjà cité nous a conservé le détail et qui indiquent plutôt un lionceau qu'un pasteur, pour me servir des propres expressions de saint Bernard (lettre CCXXX). Au reste, les chanoines de l'église de Liège ayant voulu élire un autre primicier en opposition avec le primicier Albéron, qui avait été porté au siège de cette ville en 1135 (Voir les notes de la lettre XXX), Etienne, de son autorité privée, nomma, de son côté, un autre évêque pour le même endroit; il s'ensuivit de grandes luttes auxquelles le pape Innocent entreprit de mettre fin sans tenir compte du jugement du métropolitain, l'archevêque de Trèves; c'est ce dont saint Bernard se plaint à lui dans cette lettre.

146. Quant à Henri, évêque de Toul, ce fut pour une raison à peu près semblable que notre Saint en parle dans les termes sévères où il l'a fait. Il fut pendant fort longtemps en guerre avec Frédéric, comte de Toul; le pape Innocent les réconcilia comme on le voit par la lettre de ce Pape que Duchesne a publiée d'après le Cartulaire de l'Eglise de Toul. Voici dans quels termes il la cite : " Lettre du pape Innocent II à Henri, évêque de Toul, pour confirmer et déclarer éternelles, la paix et la concorde rétablies entre lui et noble homme Frédéric, comte de Toul, à Rutila, dans la province de Trèves, en présence de ses vénérables frères Técuin, évêque de Sainte-Rufine et légat du saint Siège; Albéron, archevêque de Tréves et ses suffragants; Etienne, évêque de Metz, Albéron de Verdun, et de plusieurs autres princes. Donnée à Pise de la main d'Alvéric (Haiméric), cardinal-diacre et chancelier de l'Eglise romaine, le 8 juin, induct. 13, l'année 1136 de l'incarnation de Notre-Seigneur, et sixième du pontificat du pape Innocent II." (Preuves de l'Histoire des comtes de Bar-le-Duc, page 14.) Mais arrêtons-nous là (Note de Mabillon).

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LETTRE CLXXIX. AU MÊME ET POUR LE MÊME.

L’an 1139

Saint Bernard plaide la cause d'Albéron contre l'abbé et les moines indociles et rebelles de Saint-Maximin.

Est-il possible que les méchants l'emportent ainsi sur les gens de bien? Vous connaissez bien, très-saint Père, l'archevêque de Trèves, mais je soupçonne que vous connaissez beaucoup moins cet abbé de Saint-Maximin que je suis loin de regarder comme un saint. Est-il dans l'Eglise un prélat plus honorable que le premier, et s'en trouve-t-il un plus méprisable que le second? et pourtant celui-ci est en honneur auprès de vous autant que l'autre y est peu. Or que peut-on reprocher à l'archevêque d'avoir fait rendre à son Eglise ce qu'on lui avait enlevé et d'avoir affranchi une abbaye a du pouvoir laïque. Pourquoi donc lui rendre le mal pour le bien et lui témoigner si peu d'affection quand il en mérite tant? Que Votre Sainteté daigne ouvrir les yeux, je l'en supplie, et suspendre un moment toutes ses autres occupations pour considérer à

a Il s'agit ici de la fameuse abbaye de Bénédictins de Saint-Maximin de Trèves. Albéron l’affranchit de la dépendance de Henri, comte de Luxembourg, comme on l'a vu dans la note précédente. Il en est encore question dans la lettre suivante, ainsi que dans la trois cent vingt-troisième.

loisir jusqu'à quel point on a surpris sa religion, puisqu'elle souffre qu'un homme dont je ne pourrais retracer le portrait sans rougir, réduise un prélat dont Elle connaît le mérite à être l'opprobre de ses voisins, qui sont les ennemis de Votre Sainteté. Très-saint Père, je vous parle avec toute l'affection d'un fils; jusqu'à présent je n'ai déploré que les malheurs de l'archevêque de Trèves, mais si vous n'y apportez le remède qu'il est en votre pouvoir, vous deviendrez vous-même pour moi, l'objet d'une bien vive douleur et de profonds sentiments de pitié. Il a encore bien d'autres peines; en les soulageant, vous travaillerez pour vous, veuillez le croire. Au reste, tout ce qui altère la gloire de votre nom me déchire le cœur.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CLXXIX.

147. D'avoir affranchi une abbaye du pouvoir laïque. L'archevêque de Trèves, Albéron, revendiqua comme lui appartenant le monastère de Saint-Maximin, près de Trèves, nonobstant les réclamations de l'abbé et des religieux de cette maison. De son côté, Henri, comte de Luienibourg, prétendit qu'il dépendait de lui, pour le temporel, à titre de patronage. Ces prétentions opposées aigrirent les esprits de part et d'autre et l'on en vint aux armes pour le malheur des deux partis. C'est ce qui fit dire à saint Bernard que cet évêque affranchit son église de l'administration laïque.

Mais, d'un autre côté, la lutte ne fut pas moins grande entre l'archevêque et les religieux; on la vit même de nos jours se ranimer avec une nouvelle force; les hommes de loi ont fait valoir avec une grande vivacité les droits opposés des deux partis, et cette question enfanta des traités et des volumes entiers. Parmi ceux qui! l'ont exposée se trouve Nicolas Zylles, prévôt principal des offices de l'abbaye de Saint-Maximin. Ayant entrepris de défendre la cause de l'abbaye, il établit longuement ses droits en opposition avec les prétentions de l'archevêque, et démontre que l'abbaye de Saint-Maximin, au spirituel, ne relève que du saint Siège, et an temporel, de l'empereur seulement, puisque c'est de lui qu'elle reçoit ses droits et l'investiture impériale, après avoir prêté serment de fidélité (Défense de l'abbaye impériale de Saint-Maximin, publiée à Trèves, 1638). Il entreprend en conséquence de réfuter les arguments que saint Bernard rapporte dans sa lettre en faveur d'Albéron; comme ce qu'il dit a rapport à cette lettre, je citerai les propres paroles pour faire plaisir au lecteur.

Il se demande, section VII, quelle fut la pensée de saint Bernard dans sa lettre, et il répond :

148. " Je pourrais passer cette lettre sous silence; car elle ne touche point aux droits de notre abbaye ou plutôt il semble que saint Bernard s est placé, dans cette lettre, beaucoup moins au point de vue temporel, qu'au point de vue ecclésiastique. Et comme le comte Henri, non content du droit de patronage, revendiqua encore celui de propriété, saint Bernard tâcha de les mettre d'accord en donnant l'abbaye à l’archevêque Albéron et en laissant au comte Henri son droit de patronage. En supposant que ce compromis ait été accepté, il ne peut en rien, préjudicier aux droits du monastère, attendu qu'il est intervenu entre personnes étrangères qui n'avaient aucun droit sur l'abbaye, et en l'absence des religieux de cette maison; car il est certain, d'après ce que nous avons dit plus haut, que du temps de l'archevêque Albéron, l'abbé et les religieux de Saint-Maximin avaient été chassés et dispersés et vivaient loin de leur -monastère. Tous les efforts de saint Bernard tendirent donc à placer l'abbaye de Saint-Maximin sous la dépendance de l'Eglise de Trèves,- plutôt que sous celle du comte de Luxembourg, parce qu'il croyait que des religieux ne devaient pas être soumis à un lalique et que d'ailleurs on pouvait espérer qu'Albéron, homme plein de vigueur et de fermeté, travaillerait plus sûrement en certains points au maintien et même au développement de la discipline monastique. Voilà ce qui fit dire à ce saint, dans sa cent quatre-vingtième lettre : Qu'y a-t-il de plus digne d'un archevêque que de poursuivre la réforme d'une maison religieuse, comme le fit Albéron ? Bien plus, saint Bernard lie voulait pas que ce monastère et son abbé ne relevassent (pue du saint Siège et fussent exempts de la juridiction ecclésiastique de l'archevêque; aussi regardait-il comme subreptices et voulait-il qu'on révoquât les lettres apostoliques par lesquelles Innocent II avait déclaré ce monastère libre et exempt de la juridiction épiscopale. Tel est évidemment le but que saint Bernard se propose dans sa lettre, si on veut bien la lire avec attention. Voici en effet en quels termes il s'exprime: Que Votre Sainteté daigne ouvrir les yeux, je l'en supplie, et suspendre un moment toutes ses autres occupations pour considérer à loisir jusqu'à quel point on a surpris sa religion... Et dans la lettre cent quatre-vingtième il continue : Le saint Siège a cela de particulier qu'il se fait un point d'honneur de révoquer, dès qu'il s'en aperçoit, ce qu'on lui a extorqué par la fraude et le mensonge. — Et plus loin, vers la fin de cette même lettre, il ajoute: — Je prie le Seigneur de vous mettre en garde contre les artifices des moines qui, sous prétexte de défendre des immunités, n'aspirent qu'à échapper au joug de la discipline. — Il est évident que par les immunités que saint Bernard oppose ici à la discipline religieuse, il faut entendre l'exception de la juridiction archiépiscopale. Quel rapport, en effet, la juridiction temporelle a-t-elle avec la discipline monastique?

" Saint Bernard pensait donc que l'exemption de la juridiction ecclésiastique obtenue par les religieux de Saint-Maximin l'avait été subrepticement et au grand préjudice de l'archevêque Albéron, et cela d'après le rapport même de ce dernier, qu'il savait homme aussi puissant en œuvres qu'en paroles. Il était bien plus facile de donner cette persuasion à un homme saint et religieux qu'à l'empereur lui-même et aux grands de l'empire, quoique, comme nous l'avons dit plus haut, Albéron ne fût pas sans influence même sur ces derniers. Il faut ajouter encore qu'il avait été fait de graves dépositions contre l'abbé Suger: on l’accusait de rébellion et d'autres choses semblables, accusations si puissantes sur l'esprit de saint Bernard que si elles eussent été vraies, comme on croyait qu'elles l'étaient, ce n'eût pas été sans raison qu'il eût dit de lui qu'il n'était pas un saint abbé et qu'il eût blâmé ses actes. D'ailleurs il est facile de voir et de prouver par de nombreux passages de saint Bernard quel adversaire il faisait de l'exemption de la juridiction des ordinaires; sans parler des reproches qu'il adresse aux Clunistes et aux autres religieux, il suffira que nous citions sa lettre XLII à Henri, archevêque de Sens, voici en quels termes elle est conçue : Je vois avec étonnement certains abbés de voire ordre violer avec un entêtement insupportable cette règle de l'humilité, et, par un orgueil excessif, sous' l'humble habit et la tonsure des religieux, cacher un coeur si fier qu'ils dédaignent d'obéir à leurs propres évêques quand ils exigent eux-mêmes de leurs inférieurs une soumission absolue aux moindres de leurs ordres ...... D'où vous vient, ô moines, une pareille, présomption? Pour être supérieurs de vos religieux en êtes-vous moins des religieux? — Plus loin il ajoute : Je crains bien plus la dent du loup que la houlette du pasteur, car je suis intimement convaincu que, tout moine et même tout abbé que je suis,je n'aurais pas plutôt secoué le joug de l'autorité de mon évêque que je serais asservi à la tyrannie du démon. — Voilà en quels termes saint Bernard s'exprimait sur le compte même des abbés de son ordre; on ne saurait douter qu'il ne fit entendre les mêmes conseils à tous les autres abbés; c'est là ce qui explique l'ardeur avec laquelle il s'opposait auprès du saint Siège à toute exemption de la juridiction épiscopale. Toutefois la lettre qu'il écrit au pape Innocent II en faveur d'Albéron, dans l'affaire de l'abbaye de Saint-Maximin, ne servit pas à grand'chose, l'archevêque de Trèves n'obtint du souverain Pontife qu’un rescrit avec cette clause expresse : Sauf tous droits de là sainte Eglise romaine, s'il en existe. "

150. " Si saint Bernard eût été suffisamment instruit de la vérité des choses, et s'il avait su que depuis sa fondation le monastère de Saint-Maximin avait appartenu au saint Siège, comme cela est en effet, il ne se serait jamais exposé à ce qu'il fût exempt, comme on peut en juger d'après ce qu'il a écrit des monastères en général, dans son traité de la Considération adressé au pape Eugène III et dans lequel il dit formellement, livre III, chapitre IV. Personne n'ignore qu'il existe plusieurs monastères dans différents diocèses qui ne relèvent que du saint Siège par l'acte même de leur établissement; mais il faut bien distinguer entre ce qui vient de la piété et ce que désire un esprit impatient de toute sujétion. — L'abbé et les religieux de Saint-Maximin ne purent autrefois informer saint Bernard de la vérité des choses ni répondre à ses assertions; mais aujourd'hui ils ne cessent de lui opposer la lettre que lui adressa à ce sujet l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, qu'il chérissait beaucoup et qu'il estimait tout particulièrement, c'est la vingt-huitième lettre du livre I. Après avoir rapporté tous les reproches qu'on adressait aux religieux de Cluny, il arrive au dix-septième ainsi conçu: — Vous ne voulez point reconnaître pour évêque l'ordinaire du lieu, contre et qui se pratique, dans tout l'univers, et il répond au paragraphe HIS ADDITIS : — Cette accusation est on ne peut plus contraire à la vérité. Quel évêque, en. effet, peut-on regarder avec plus de raison, de vérité et de convenance comme l'ordinaire d'un lieu que celui de Rome? Le saint Siège lui-même a, de son irréfragable autorité, sanctionné cette doctrine, et nous en avons conservé dans notre maison mère plus d'une preuve dans les décrets émanés de cette source. Les souverains Pontifes ont voulu qu'il en fût ainsi, non pas dans le but de soustraire ce monastère à la juridiction d'un autre évêque dont il dépendait auparavant, mais pour céder aux instances de ceux qui l'avaient fondé sur leurs propres domaines. Voilà pourquoi ils voulurent qu'il ne dépendit que d'eux, ne le soumirent pour toujours qu'à la juridiction pontificale et confirmèrent cet état de choses par de nombreux privilèges. - Ces paroles d'un saint à un autre saint convenaient parfaitement au monastère de Saint-Maximin, et elles auraient été autrefois pour saint Bernard, dans l'affaire des religieux de ce monastère, d'une valeur égale à, celle qu'il leur reconnut en ce qui concerne les Clunistes. " Tel est le langage de notre auteur (Note de Horstius).

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LETTRE CLXXX. AU MÊME ET POUR LE MÊME.

Vers l’an 1139

Saint Bernard le prie de révoquer, après avoir pris une connaissance plus approfondie de l'affaire, une sentence subrepticement obtenue de lui contre l'archevêque de Trèves.

C'est encore moi, très-saint Père, toujours avec mes instances et mes prières vingt fois inutiles et vingt fois répétées; je les renouvelle parce que j e ne puis croire due ce sera constamment en vain. Plein de confiance dans la bonté de ma cause et dans la justice de mon juge, je ne doute point que vous ne reveniez sur la sentence qu'on vous a extorquée quand vous saurez de quel côté est le bon droit, et que la tromperie n'en soit enfin pour ses frais, de sorte qu'on puisse dire avec le Psalmiste . " Le mensonge des méchants a tourné contre eux (Psalm. XXVI, 12). " Le saint Siège a cela de particulier, qu'il se fait un point d'honneur de révoquer, dés qu'il s'en aperçoit, ce qu'on lui a extorqué par la fraude et par le mensonge. Qu'y a-t-il de plus conforme à la justice et aux convenances que nulle imposture ne profite à son auteur, surtout auprès du premier siège de la chrétienté? C'est parce qu'il en est ainsi que votre très-humble serviteur fait monter jusqu'à vous ses instantes supplications pour l'archevêque de Trèves, espérant bien que ce ne sera pas en vain. Je connais les vertus de cet homme, la bonté de sa cause et la droiture des intentions qui l'ont fait agir, et je demande aux moines qui veulent le lapider, comme autrefois le Sauveur, à ses ennemis, ce qui les porte à lui lancer des pierres? Dira-t-on qu'il remplit mal ses devoirs? Il s'en est toujours acquitté avec une fidélité parfaite, et il a rendu les plus grands services à l'Eglise. Le procès qu'il intente est-il injuste ? Mais l'injustice est, au contraire, du côté de ceux qui lui font un crime de retirer des mains des séculiers, de revendiquer pour son évêché un monastère qui en dépend et d'avoir le courage d'arracher, comme on dit, la massue des mains d'Hercule. Est-ce à la droiture de ses intentions que l'on s'en prendra? Or qu'y a-t-il de plus cligne d'un archevêque que de poursuivre la réforme d'une maison religieuse? Je prie le Seigneur de vous mettre désormais en garde contre les artifices des moines qui, sous prétexte de défendre des immunités, n'aspirent qu'à échapper au joug de la discipline.

 

 

 

 

 

LETTRE CLXXXI. AU CHANCELER HAIMERIC.

Vers l’an 1136

Saint Bernard proteste que sa reconnaissance n'est pas au-dessous des bienfaits qu'il a reçus, bien qu'il ne puisse les rendre.

Si je prétendais m'acquitter par de simples paroles de la reconnaissance due je vous dois, pour les bienfaits dont vous me comblez, je ressemblerais à un homme qui voudrait parer des coups d'épée un roseau à la main, avec cette différence encore que l'action de ce dernier ne serait qu'une plaisanterie, tandis que la mienne pourrait passer pour une fable. On sait bien que les bienfaits ne se paient due par des bienfaits, et c'est précisément là pour moi la grande affaire, car je suis aussi pauvre que dénué d'influence. Mais si je suis pauvre, ce n'est que par la bourse et le reste, non pas par le cœur ; c'est donc le cœur qui paiera la dette que mes moyens ne me permettent par d'acquitter autrement; il est pour cela assez riche en veaux et en sincère affection. Or je ne sache pas que les âmes généreuses demandent autre chose: le seraient-elles si elles avaient d'autre pensée que de faire du bien ? Or ceux qui n'ont à cœur que de faire du bien n'ont pas de plus grand bonheur que d'en faire ; c'est ce qui leur vaut la qualification d'âmes bonnes et généreuses. Toute leur récompense est pour elles dans le bien même qu'elles font. On ne donnera jamais le nom de bienfait à un service rendu par intérêt ou arraché par la crainte ; dans le dernier cas, il est forcé; dans le premier, il est vendu; mais ni dans l'un ni dans l'autre ce n'est un bienfait, car il est de l'essence du bienfait qu'il soit volontaire et désintéressé. Celui qui l'accorde ne peut être mieux payé que par le plaisir et la reconnaissance de celui à qui il donne. Le bienfait a ce double avantage de faire naître dans l'âme de celui qui le reçoit une inclination bienveillante pareille à celle du cœur qui le produit. C'est précisément ce qui a lieu pour moi: je suis riche en sentiments de reconnaissance et je m'acquitte à plein coeur, avec cette monnaie-là, de la dette que vos bienfaits m'ont créée, car j'offre à l'auteur de toutes choses mon âme reconnaissante pour le salut de mon bienfaiteur.

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LETTRE CLXXXII. A HENRI (a), ARCHEVÊQUE DE SENS.

Vers l’an 1136

Saint Bernard lui fait de vives remontrances pour avoir déposé un archidiacre avec dureté et contre les règles: il lui reproche également de ne parler pas volontiers l'oreille à de justes demandes d'arrangement et à des conseils de paix.

On m'a vu, je l'avoue, en maintes circonstances m'employer par lettre pour vous, mais vous vous montrez d'une humeur si odieusement intraitable que j'avais résolu de ne plus rien faire pour vous; pourtant la charité l'emporte sur ma résolution. Je fais tout ce que je puis pour vous conserver vos amis, et vous, vous ne vous en mettez pas le moins du monde en peine; je cherche à vous réconcilier avec vos ennemis et vous vous y opposez. Vous ne voulez pas entendre parler de paix, et vous faites des pieds et des mains tout ce qui dépend de vous pour vous faire des affaires, vous susciter des embarras et vous faire déposer (b), car vous cotes créez des accusateurs partout et vous découragez vos défenseurs. Vous réveillez d'anciens griefs qui étaient assoupis, vous provoquez vos adversaires et vous indisposez vos partisans contre vous. Eu toutes circonstances vous ne reconnaissez de loi que votre bon plaisir, vous n'agissez qu'à coup d'autorité, jamais avec la pensée ou la crainte de Dieu. Aussi êtes-vous la risée de vos ennemis et le chagrin de vos amis. Comment avez-vous pu déposer un homme sans l'avoir, je ne dis pas, convaincu, mais même cité en jugement? Quel sujet de scandale pour les uns, de raillerie pour les autres et d'indignation profonde pour bien des gens ! Croyez-vous donc que toute justice a disparu de ce monde, comme de votre âme, pour vous imaginer qu'on puisse être dépouillé d'un archidiaconé de cette façon-là ? Peut-être aimez-vous mieux le lui rendre après le lui avoir ôté que de jouir, en le lui laissant, de la reconnaissance que vous aurait méritée votre bienfait, mais à laquelle vous avez perdu tout droit par votre manière d'agir. Gardez-vous bien de vous

a C'est une lettre un peu vive, surtout quand on pense qu'elle s'adresse au même évêque à qui saint Bernard donnait de si salutaires conseils dans sa quarante,-deuxième lettre. Elle est de l'année 1140 ou du moins très-certainement antérieure à 1144, puisque cette dernière année nous voyons succéder à Henri, que la mort avait frappé, l'archevêque Hugues, d'après la chronique de saint Pierre-le-Vif, d'après le Spicilège, tome II. Il est parlé de sa mort dans la lettre cent deuxième.

b Il fut suspens en 1136, car on voit dans l'histoire des évêques d'Aumn, de Labbe, chap. 55, que Hugues, abbé de Pontigny, fut sacré évêque d'Autun à Ferrières, par Geoffroy, évêque de Chartres, à défaut " du métropolitain, monseigneur Henri, qui était suspens. "

conduire ainsi, ce serait vouloir choquer tout le monde et vous attirer tous les blâmes possibles. Je crains que vous ne trouviez ma lettre un peu verte et mordante, mais elle vous en paraîtra d'autant meilleure, si vous avez envie de changer de conduite.

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LETTRE CLXXXIII. A CONRAD, EMPEREUR DES ROMAINS.

Bernard lui recommande de se montrer plein de déférence pour le saint Siège.

Je suis d'autant plus sensible à votre lettre et aux marques de votre attention, que je suis moins en droit de m'attendre à un pareil honneur, car je suis bien' peu de chose, sinon par la grandeur de mon dévouement à votre personne, du moins par le rang que j'occupe dans le monde. Votre Majesté se plaint , et je me plains avec Elle de ce qu'on lui dispute l'empire. Je n'ai jamais cessé de faire des voeux pour le triomphe dg votre cause et pour l'intégrité de votre couronne, et je me suis toujours déclaré contre ceux dont les voeux, sur ces deux points, sont contraires. Je sais que " tout homme doit être soumis aux puissances, et que celui qui leur résiste, résiste à l'ordre de Dieu (Rom., XIII, 1). " Je souhaite que Votre Majesté s'applique ces paroles à elle-même par rapport au saint Siège, et qu'elle rende au vicaire b de saint Pierre le même hommage qu'elle exige de ses sujets. J'ai d'autres choses encore à vous dire, mais je ne puis les confier au papier, et il vaut mieux que je me réserve de vous les dire en personne à la première occasion favorable.

a Conrad se plaignait que saint Bernard se fût déclaré en faveur de Lothaire contre lui.

b On trouve de même le souverain Pontife appelé " vicaire de Pierre" dans la lettre trois cent quarante-sixième, et a vicaire da Pierre et de Paul " dans la lettre deux cent quarante-troisième. Voir la lettre de Guy, tome VI des Oeuvres de saint Bernard et nos notes sur ce sujet dans la première partie du second siècle, page 362. Saint Bernard désigne encore le souverain Pontife sous le nom de " vicaire de Jésus-Christ " dans les lettres quarante-deuxième, n. 31, et deux cent cinquante et unième, n. 1, et dans le traité de la Considération, n. 16. Le cardinal Jacques appelle le souverain Pontife " vicaire de Jésus Christ, " dans la lettre deux cent quarante-sixième à Louis le Jeune, citée par Duchesne.

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LETTRE CLXXXIV. AU PAPE INNOCENT.

Saint Bernard s'excuse de ne pouvoir lui envoyer les religieux qu'il lui a demandés.

Le frère André (a) est arrivé ici fort bien portant et le coeur plein de joie. Il m'a donné les meilleures nouvelles de votre santé, de vos glorieux succès, de la paix et de la prospérité de l'Eglise, ainsi que de l'état florissant de la cour de Rome et de votre constante bienveillance à mon égard. Le Seigneur, dans sa miséricorde, a fait pour nous de grandes choses, et nous en sommes rempli de joie. Pour ce qui est des religieux que Votre Sainteté veut que je lui envoie, il me sera difficile de la satisfaire, je manque de sujets en ce moment; car sans compter ceux que je dois envoyer, par deux ou par trois ensemble, dans différents endroits, il m'en faut encore pour trois (b) maisons nouvelles que nous avons fondées depuis que je vous ai quitté, et pour d'autres encore que nous sommes sur le point de fonder. Pourtant je m'occupe de réunir, un peu de tous côtés, quelques religieux que je puisse vous envoyer (c), car je n'ai rien plus à cour que de faire en toutes choses ce que vous désirez.

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LETTRE CLXXXV. A EUSTACHE, USURPATEUR DU SIÈGE DE VALENCE, EN DAUPHINÉ (*).

L’an 1138

Saint Bernard l'exhorte à se convertir en pensant à son âge avancé, ci la mort qui le menace et au jugement de Dieu: qu'il se tienne en garde contre les perfides conseils des flatteurs.

Au très-illustre Eustache, le frère Bernard.

l . Très-illustre Eustache, le salut que je ne place point en tète de cette lettre, je l'appelle du fond de mon coeur sur votre âme. Qui peut m'en empêcher ? Le coeur échappe aux lois des hommes et à l'empire des

a Peut-être le frère de saint Bernard, moine de Cîteaux, d'après le livre I de sa Vie, n. 10, ou bien celui dont il est question dans la lettre cent soixante-quinzième, ou enfin André de Baudiment, dont il est parlé lettre deux cent vingt-sixième.

b Ce sont les monastères de Bénissons-Dieu, diocèse de Lyon, dont il a été parlé plus haut, lettre cent soixante-treizième, de Dun et de Clair-Marais en Belgique.

c Le pape Innocent voulait placer des Cisterciens dans le monastère de Saint-Anastase, aux Trois-Fontaines, prias de Rome. fine autre colonie, sous la conduite d'un abbé du nord de Bernard qui fut plus tard le pape Eugène III, avait été envoyée à Tarfa ; Innocent II la lit venir en 1140 aux Trois-Fontaines, près de Rome, ainsi qu'on le voit livre III de la

* Il est une autre Valence en Espagne vie de saint Bernard, n. 23. Voir aussi les tertres trois cent quarante-troisième et trois cent quarante-cinquième.

princes; il est indépendant surtout s'il ne cède qu'aux inspirations de l'esprit de Dieu; " car là où règne cet esprit, la liberté règne avec lui (II Cor., III, 17). " C'est dans cet esprit que je prends en ce moment la liberté d'écrire à Votre Grandeur, comme si j'étais moi-même un personnage important, sans attendre pour le faire que vous m'y engagiez; mais si vous ne m'en priez pas et si vous ne m'y invitez point, la charité me commande de le faire. On interprétera peut-être ma démarche autrement, cependant il est bien certain qu'il n'y a que la charité qui me pousse à parler dans cette lettre du salut de son âme à un homme de distinction tel que vous; elle seule me fait essayer de vous tirer de votre sommeil, de vous faire rentrer en vous-même et de vous exciter â la pénitence. Qui sait si Dieu ne se laissera pas toucher, n'oubliera pas vos fautes et ne vous comblera pas de ses grâces? Ou plutôt qui ne sait les trésors de miséricorde et de bonté que, dans sa patience et dans sa longanimité, le Seigneur a amoncelés sur votre tête? Il a pitié de vous, il vous ménage, il temporise; on dirait jusqu'à ce jour qu'il ferme les yeux et se bouche les oreilles, et ne veut point laisser sortir un mot de reproche de ses lèvres; il diffère de frapper pour montrer combien il est prêt à pardonner. Mais vous, Monseigneur, jusqu'à quand tarderez-vous et ferez-vous comme si vous ne compreniez pas (Rom., II, 4) ? Quand cesserez-vous de dédaigner la grâce? Il vous est dur de regimber contre l'aiguillon (Act., IX, 5) ; vous savez bien que la bonté de Dieu vous invite à faire pénitence, continuerez-vous plus longtemps à endurcir votre coeur et, dans votre impénitence, à amasser sur votre tête des trésors de colère pour le jour des vengeances?

2. Ce n'est pas l'endurcissement, direz-vous, mais le respect humain qui vous retient et vous perd. Qu'importe si vous n'en périssez pas moins? O retenue insensée, ennemie du salut, étrangère à tout vrai sentiment de convenances et d'honneur! C'est d'elle que le Sage disait : " Qu'elle traîne le péché à sa suite (Eccli., IV, 25). " Est-il donc honteux pour l'homme de céder à Dieu la victoire et de s'humilier sous sa main puissante ? Ce n'est pas ce que pensait David, ce roi plein de gloire, quand il s'écriait: " J'ai péché contre vous, Seigneur, et j'ai mal agi sous vos yeux; je le confesse, Seigneur, afin que vous soyez reconnu juste dans vos paroles, et que vous demeuriez victorieux dans les jugements contre vous (Psalm. L, 5). " Il n'est victoire pareille à celle de se laisser vaincre par la majesté de Pieu, pas de triomphe comparable à celui de se soumettre à la puissance de l'Eglise notre mère. Aveuglement étrange, on n'éprouve aucune retenue quand il faut se souiller, et on en a lorsqu'il s'agit de se purifier ! " Il y a, dit le Sage, une honte glorieuse (Eccli., IV, 25), " c'est de rougir de pécher, et non pas de confesser son péché; avec cette honte-là, on recouvre enfin la gloire que le péché avait fait évanouir. Vous savez qu'on place au second rang parmi les bienheureux ceux dont les iniquités sont couvertes (Psalm. XXXI, 1), et les péchés voilés. Or le manteau qui les voile et les recouvre est celui dont il est dit : " La confession est une beauté à ses yeux (Psalm. XCV, 6). " Que ne vous vois-je paré de cette beauté-là ? je vous dirais avec le Prophète: " En confessant vos fautes, vous avez acquis une sorte de lustre, et un éclat tel qu'on pourrait croire que la lumière même est votre vêtement (Psalm. CIII, 1). — Revenez, Sunamite, revenez vite, que nos yeux vous contemplent (Cant., VI, 12). — Levez-vous sans retard, reprenez vos forces, et revêtez la robe du salut (Isa., V, 1). — Vous dormez un sommeil de mort, réveillez-vous et ouvrez les yeux à la lumière que le Christ fait briller pour vous (Ephes., V, 14). — Car un mort ne saurait plus rien confesser, il est comme s'il n'était plus (Eccli., XVII, 26). "

3. Vous oublierez-vous jusqu'à la fin, dormirez-vous jusqu'à votre dernier sommeil, vous qui faites l'ornement de la noblesse, mais qui êtes un sujet de larmes pour les fidèles ? Vous montrerez-vous longtemps encore opiniâtre, vous qui l'êtes naturellement si peu ? Renoncez-vous pour toujours à votre première réputation, et avez-vous un parti pris de vous perdre ? Pourquoi ternir par une fin si peu digne de vos commencements ces belles qualités et votre conduite d'autrefois ? Voulez-vous qu'un âge qui n'est plus fait à présent que pour recueillir, dans le repos, les faveurs sans nombre de la miséricorde divine, se consume à porter la peine des fautes de votre jeunesse, sans les expier pour cela? Faut-il donc que ces vénérables cheveux blancs soient privés de l'honneur qui leur appartient et flétris par le mépris pour lequel ils ne sont pas faits (Eccli., XXX, 24)? Prenez pitié de votre âme et réconciliez-vous avec le Dieu qui se plaît à confondre la vanité de ceux qui ne cherchent qu'à plaire aux hommes (Psalin. LII, 9). La vie entière est bien courte (Job., XIV, 5) ; mais pour un vieillard, déjà il touche aux portes de la mort; dans un moment vous ne serez plus au milieu de ce monde qui vous encourage dans votre voie et vous applaudit dans le mal. Cessez de compter pour quelque chose le jugement des hommes, vous que les années entraînent et qui ne pouvez tarder à tomber sous les regards des anges et à comparaître au redoutable tribunal de Jésus-Christ. Il est bien temps de vous préparer à ce jugement terrible, de vous façonner pour cet autre. monde, de vous ménager les faveurs et de redouter la disgrâce de cette autre cour. D'où vient que vous vous mettez en peine du jugement de ceux qui ne peuvent ni vous condamner ni vous absoudre? Car enfin les hommes sont vains et trompeurs, ils ont de fausses balances, et dans leur vanité ils ne s'entendent que pour se tromper les uns les autres (Psalm. LXI, 10).

4. Aussi tous ceux qui vous flattent vous trompent; ils vous vendent des paroles à beaux deniers comptants; vanité de tous côtés, vanité dans leurs discours, vanité dans les profits qu'ils en espèrent; mais il y en a plus encore dans leurs paroles que dans les avantages qu'ils en tirent; ils vous trompent et vous le leur rendez bien; mais dans tout cela c'est toujours vous qui êtes le plus dupé, car ce que vous leur donnez, si peu que ce soit, vaut au moins quelque chose. Or vous le donnez à des ingrats et même à des indignes, qui ne vous aiment que pour le profit qu'ils trouvent à le faire. Je me trompe, ils n'aiment ni votre personne, ni vos biens, ils ne songent qu'à leur propre avantage et n'ont recours à la douceur de paroles mensongères et flatteuses que pour s'emparer plus sûrement de votre bien (Psalm. LIV, 22); leurs discours sont plus doux que l'huile d'olive, mais plus mortels qu'un trait acéré (Psalm. CXL, 5). C'est ce qui faisait dire à David: " Jamais l'huile des pécheurs ne parfumera ma tête (Psalm. XIV, 5). " II n'est pas de désordres qu'ils ne louent, pas d'injustices auxquelles ils n'applaudissent; c'est pourquoi le Sage vous dit plus encore que je ne le fais moi-même, de vous mettre en garde contre eux "et de ne point vous laisser prendre aux caresses et aux adulations qu'ils vous prodiguent (Prov., II, 10). " Songez bien plutôt à Celui qui doit un jour se déclarer le juste vengeur des humbles sur la terre, de ceux que vous traitez en vrai tyran plutôt qu'en véritable pasteur des peuples, par un abus coupable d'une puissance que vous n'auriez pas entre les mains si vous ne l'aviez reçue d'en haut. Mais c'est maintenant votre heure, je veux dire celle de la. puissance des ténèbres. Considérez cependant que "Dieu jugera rigoureusement ceux qui sont chargés de gouverner les autres, et que les grands et les puissants du monde seront punis en proportion de leur puissance et de leur grandeur (Sap., VI, 7). " Or vous n'éviterez un tel sort que si vous le redoutez; mais croyez qu'il vous attend si vous ne le craignez pas. " Il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant (Hebr., X, 31). " Je le prie de vous préserver d'un semblable malheur; il ne veut pas la mort, mais la conversion et la vie du pécheur (Ezech., VIII, 32). " Je pourrais continuer, mais peut-être ne voudriez-vous pas m'écouter plus longtemps, car on n'aime guère les remèdes amers, quelque salutaires qu'ils soient. Je vais donc garder le silence jusqu'à ce que je sache dans quel esprit vous recevez mes paroles; mais vous pouvez croire que je chercherai à vous être agréable, si je le puis, par quelque chose de plus réel que par de simples paroles et de pures protestations.

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LETTRE CLXXXVI. A SIMON, FILS DU CHATELAIN DE CAMBRAI (a).

Vers l’an 1140

Saint Bernard lui recommande les moines de Vaucelles et il le prie de ratifier la donation de son père.

J'ai su par Raoul, abbé de Vaucelles, le désir que vous avez de me voir et de vous entretenir avec moi; je suis très-sensible à l'affection que vous ressentez pour moi, mais je puis vous assurer que vous n'avez pas affaire à un ingrat. Croyez bien que je serais heureux aussi de pouvoir me rendre à vos désirs, mais je suis d'une si mauvaise santé que non-seulement je ne puis me permettre cette satisfaction de coeur, non plus que beaucoup d'autres, mais encore que je suis hors d'état de m'occuper de bien d'autres choses de la plus grande importance. Toutefois si je suis éloigné de corps, je ne le suis point de coeur, en attendant que je sois près de vous et d'esprit et de corps, si Dieu me fait jamais la grâce de l'être un jour, car mon affection pour vous n'est pas un vain mot, une vaine protestation, c'est un fait très-véritable. Quant à moi, je pourrai juger de la vôtre par les oeuvres; car il y a dans votre voisinage une bonne portion de moi-même, je veux parler des moines de Vaucelles; je désire qu'ils se ressentent, eux et leur maison, des sentiments d'amitié que vous avez pour moi, et je vous prie de les honorer, en ma considération, de votre faveur, et de leur accorder votre protection toutes les fois qu'il en sera besoin. Vous me convaincrez pleinement, en agissant ainsi, non-seulement de votre générosité d'âme, mais encore de toute l'étendue de votre affection pour moi. Le premier témoignage que je vous en demande est la ratification du don que votre père a fait en ma présence, de la terre de Ligecourt, à l'abbaye de Vaucelles. Pour moi, je suis plein de reconnaissance pour le passé et d'espérance pour l'avenir, aussi prié je pour vous et pour toute votre famille, le Dieu qui se plait à exaucer les voeux et à faire la volonté de ceux qui le craignent, de vous conserver en bonne santé, vous, votre femme et tous les vôtres.

a Dans tous tes manuscrits, ces mots de cambrai font défaut; quelques-uns portent d'Oisy. Il n'y a de faute ni dans les uns ai dans les autres, car dans cette lettre Il est fait mention des moines de Vaucelles, de l'ordre de Cîteaux, monastère fondé en 1182 près de Cambrai. L'auteur de la Vie de saint Gosvin, abbé d'Anchin, parle de Simon d'Olsy, livre II, chap. 19. Simon était fils de Hugues de Mercoeur, dont il est parlé dans cette lettre.

 

 

 

LETTRE CLXXXVII. CONTRE ABÉLARD, AUX ÉVÊQUES QUI DEVAIENT SE RÉUNIR A SENS.

L’an 1140

Saint Bernard exhorte les évêques à prendre en main contre Abélard la cause de la religion.

Tout le monde sait et vous ne l'ignorez pas vous-mêmes, je pense, que je suis assigné à comparaître à Sens, dans l'octave de la Pentecôte (a), pour y plaider les intérêts de la foi, quoiqu'il soit défendu, "de plaider à tout vrai serviteur de Dieu et qu'il doive se montrer plein de modération et de patience envers tout le monde (II Tim., II, 24). " S'il s'agissait de moi personnellement dans cette circonstance, je ne crois pas trop présumer de vos sentiments à mon égard en pensant que votre bienveillance ne ferait probablement pas défaut à votre fils; mais c'est de vous autant au moins, sinon plus, que de moi qu'il s'agit; aussi vous prié-je avec plus de confiance et de force de me donner en cette occasion des preuves de vos sentiments à mon égard: que dis-je, à mon égard ? à l'égard du Christ lui-même, dont l'Epouse crie vers vous du sein des hérésies qui pullulent autour d'elle sous vos yeux comme les arbres de la forêt ou les épis de la moisson, et menacent de l'étouffer. Quiconque se dit ami de l'Epoux ne saurait manquer à son Epouse, dont les épreuves qui l'assaillent lui donnent encore une si belle occasion de se montrer. Ne soyez pas surpris si je m'adresse à vous si soudainement et si je fais à votre dévouement un appel à si courte échéance; il faut s'en prendre à la ruse et aux artificieuses menées de mes adversaires, qui n'ont agi comme ils l'ont fait que dans l'espoir de me prendre à l'improviste et de me forcer à accepter le combat sans me donner le temps de m'y préparer.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CLXXXVII.

151. Contre Abélard, aux évêques qui devaient se réunir à Sens.... Abélard, originaire du diocèse de Nantes, était fils de Bérenger et de Lucie : il vint à Paris étudier la philosophie sous Guillaume de Champeaux, les mathématiques sous Rosselin, et la théologie sous Anselme de Laon; il le fit avec tant de succès qu'il compta autant d'envieux que d'admirateurs. Quand il eut terminé ses études, il ouvrit à Paris un cours d’Ecriture sainte où on se porta en foule; il donna aussi des leçons à la nièce du chanoine Fulbert, nommée Héloïse; mais il séduisit le cœur de celle dont il cultivait l'esprit. Fulbert ne put lui pardonner cette faute, bien qu'il l'eût réparée par le mariage, et une nuit qu'Abélard reposait dans un hôtel, il le mutila cruellement. Les deux amants allèrent cacher leur honte dans la retraite; Héloïse prit le voile à Argenteuil près Paris, et Abélard se fit religieux à Saint-Denis. Partout malheureux ou mal vu, il se retira à Deuil, dans un petit prieuré situé près de Saint-Denis, où il professa publiquement la théologie. Mais la pente naturelle de son esprit, qu'il n'essaya pas de remonter, lui fit accorder à la raison un rôle trop important, et il émit quelques propositions mal sonnantes qui le firent citer au concile de Soissons, assemblé vers 1121, comme nous le verrons plus loin, sous la présidence de Conon, légat du saint Siège : il fut forcé de jeter aux flammes son traité de la Trinité, espèce d'introduction à la théologie, dans lequel se trouvaient plusieurs propositions suspectes, et contraint de se renfermer dans le monastère de Saint-Médard de Soissons. L'auteur de la Vie de saint Gosvin, livre I, chapitre 18, attribue ce fait au pape Innocent Il, mais à tort, puisqu'à cette époque le saint Siège était occupé par Sergius II.

Abélard, ayant fini par obtenir la permission de se retirer dans un lieu désert, se rendit dans une solitude du diocèse de Troyes, où il se construisit un oratoire qu'il plaça d'abord sous l'invocation de la sainte Trinité et qu'il nomma ensuite le Paraclet. Il ne put y terminer ses jours en paix. Ayant été appelé par les moines de Saint-Gildas en Basse-Bretagne, au diocèse de Vannes, pour se mettre à leur tête avec le titre d'abbé, " il trouva dans ces religieux, comme il le raconte lui-même dans l'histoire de ses malheurs, des hommes plus cruels et pires que des païens. " De retour à sa chère solitude du Paraclet, il y fit venir Héloïse; elle se trouvait ainsi que ses religieuses expulsée du monastère d'Argenteuil, que l'abbé Suger avait réuni à la maison de Saint-Denis, en 1127. Il se remit dans sa solitude, à écrire et à enseigner, et se fit de nouveau accuser d'hérésie. On vit alors plusieurs écrivains, parmi lesquels on peut citer Geoffroy, abbé de Saint-Thierri, attaquer ses écrits; ce dernier en nota même quelques passages dont il envoya la réfutation à Geoffroy, évêque de Chartres, et à saint Bernard, abbé de Clairvaux, pour les exciter à prendre en main la cause de la foi. On peut voir sur ce sujet les lettres trois cent vingt-sixième et trois cent vingt-septième.

Cependant Abélard, ne pouvant supporter qu'on le traitât d'hérétique, cita saint Bernard, qu'il regardait comme l'auteur de cette imputation calomnieuse, au concile de Sens qui devait avoir lieu en 1140. Notre Saint ne s'y rendit qu'à regret: on cita plusieurs propositions impies extraites des ouvrages d'Abélard qui fut sommé ou de nier qu'il les eût écrites, ou de les abjurer s'il reconnaissait qu'elles fussent de lui. Dans soli trouble, il ne trouva rien à dire, s'il faut en croire Geoffroy d'Autun dans soli traité sur l'Apocalypse; mais au dire d'Othon de Freisingen, ce fut la crainte de soulever le peuple contre lui qui lui lit garder le silence; et saint Bernard prétend de son côté, dans sa lettre cent quatre-vingt treizième, qu'il aima mieux interjeter appel à Rome de la sentence portée contre lui, dans l'espérance d'y trouver des juges plus favorables parce qu'il comptait d'anciens disciples parmi les cardinaux et dans les rangs du clergé de l'Eglise romaine.

Néanmoins les Pères du concile condamnèrent les erreurs d'Abélard et en envoyèrent la liste au pape Innocent, en même temps que plusieurs lettres écrites par saint Bernard, tant au nom du concile qu'en soli propre nom, et adressées ail Pape lui même et aux cardinaux. L'une d'elles, la cent quatre-vingt-dixième, mérite surtout d'être lue; elle contient une réfutation pleine de force des principales erreurs d'Abélard. Les propositions erronées extraites de ses ouvrages et envoyées au pape Innocent se montent à dix-sept, ainsi que le manuscrit même du Paraclet cité dans le rapport des Pères du concile en fait foi; mais, comme on peut les trouver presque toutes dans la lettre cent quatre-vingt-dixième de saint Bernard et dans celle de Guillaume, qui est la trois cent quatre-vingt-dixième de notre collection, il ne nous a pas semblé à propos de les donner ici. D'ailleurs l'exposé que nous en avons placé ,lu tome second des œuvres de saint Bernard, d'après le manuscrit du Vatican, nous parait suffisant.

152. Le pape Innocent ayant reçu la lettre synodale des Pères du concile de Sens, leur répondit et condamna les erreurs qu'ils lui avaient signalées. Sa lettre est la cent quatre-vingt-quatorzième de notre collection des lettres de saint Bernard; mais il en existe encore une autre du même Pape concernant Abélard; voici en quels termes elle est conçue:

Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu. A nos vénérables frères Samson archevêque de Reims, et Henri archevêque de Sens, et à notre très-cher fils en Jésus-Christ, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et bénédiction apostolique.

" Par les présentes, nous enjoignons à vos Fraternités de faire enfermer séparément dans telles maisons religieuses qu'il vous plaira Pierre Abélard et Arnaud de Brescia, inventeurs de dogmes pervers et ennemis déclarés de la foi catholique; et de plus ordonnons de faire saisir partout où ils se trouveront et jeter aux flammes les livres où ils ont exposé leurs erreurs. Donné au palais de Latran le 15 août. " Sur l'enveloppe, on lisait ces mots: Ne communiquer le présent rescrit à personne, avant qu'il ait été remis aux archevêques eux-mêmes dans le colloque de Paris qui est sur le point de se réunir.

153. Abélard, se voyant condamné à Rome, se désista de son appel à la persuasion de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui l'accueillit avec bonté dans son monastère, lui fit faire sa paix avec saint Bernard, et plus tard le réconcilia avec le pape Innocent et avec l'Eglise. Il passa deux années à Cluny dans les exercices d'une vie pleine d'humilité. Comme il était accablé d'infirmités, il fut envoyé au monastère de Saint-Marcel, près de Chalon-sur-Saône, pour y rétablir sa santé; il y mourut en 1142, à l'âge de soixante-trois ans, après avoir donné pendant les derniers temps de sa vie le spectacle des plus rares vertus, dont Pierre le Vénérable retrace avec complaisance le tableau dans sa lettre à Héloïse, la vingt et unième du livre IV.

Parmi les partisans d'Abélard il s'en est trouvé qui n'ont pas craint d'affirmer qu'il n'avait point professé les erreurs qu'on lui imputait. Pour eux, non-seulement saint Bernard s'est battu contre des ombres et des fantômes, mais encore l'autorité du concile de Soissons qui l'a jugé était mille, et la sentence de la cour de Rome contre leur auteur favori est comme non avenue. Nous allons leur répondre en quelques mots.

I. Parmi les adversaires de saint Bernard, on cite Othon de Freisingen; bien qu'étant du même ordre que lui " et rempli de vénération pour sa personne, il en parle dans ses écrits comme d'un homme que le zèle de la religion chrétienne rendait ombrageux; il le fait naturellement crédule, le représente comme un ennemi déclaré de tous ceux qui se montraient un peu' trop partisans des arguments de raison et de la science humaine... de sorte que quiconque lui imputait quelque énormité en fait de doctrine, était sûr d'être écouté par lui avec complaisance. " C'est ainsi qu'Othon de Freisingen s'exprime sur le compte de saint Bernard, livre Ier des Faits et gestes de Fréderic, chap. XLVII, à l'occasion de Gilbert de la Porrée, et aussi en faveur d'Abélard. Mais Radevic rapporte, livre II des Faits et gestes de Frédéric, chapitre II, qu’Othon, sentant qu'il s'était un peu trop montré favorable à Gilbert, ordonna, à son lit de mort, de corriger dans ses écrits tout ce qui avait pu lui échapper sur les opinions de Gilbert, de nature à blesser les oreilles orthodoxes, ce qui équivaut à une véritable rétractation ; mais il y a plus encore, car Othon s'est lui-même exprimé ainsi, dans ses ouvrages, sur le compte d'Abélard: " Dès l'enfance, il s'adonna à l'étude des belles-lettres et des connaissances propres à orner l'esprit; mais il était si orgueilleux et si plein de lui-même qu'il était presque humilié de descendre des hauteurs de son intelligence pour écouter la leçon d'un maître. " Plus loin il continue : Ajoutez à cela qu'au concile de Soissons Abélard, de l'aveu même d'Othon, " fut convaincu de sabellianisme. " Mais en voilà assez pour qu'on puisse apprécier de quelle valeur est ce qu'Othon a pu dire contre saint Bernard.

On cite, en second lieu, en faveur d'Abélard, le témoignage de Pierre le Vénérable, qui dit dans sa lettre à Héloïse dont nous avons parlé plus haut: " Saint Germain ne fut pas plus humble, ni saint Martin plus pauvre. " Quand il s'exprimait ainsi sur le compte d'Abélard, Pierre le Vénérable ne parlait que des derniers temps de sa vie qu'il passa à Cluny. Mais saint Bernard ne s'était pas attaqué dans la lutte à la sainteté de la vie qu'il devait mener plus tard, et ne mérite pas qu~on l'accuse de ne s'en être pris qu'à dès ombres et des fantômes. La Chronique de Cluny dit fort bien au sujet de Pierre le Vénérable : " Pierre Abélard, ramené des erreurs qu'il avait professées contre la foi, par Pierre le Vénérable notre abbé, et par saint Bernard, abbé de Clairvaux, abjura et devint religieux de Cluny. A partir de ce jour, ses pensées, son langage et ses oeuvres ne cessèrent d'être divins ..... Et l'on peut dire de lui comme on le disait de Grégoire le Grand : Il ne fut jamais un seul instant sans prier, lire, écrire ou dicter... etc. Aussi Pierre le Vénérable se plaît-il à le donner en exemple.... On cite une foule de textes pareils à ceux-là, dans lesquels on exalte l'esprit, la science et la mort édifiante d'Abélard, comme si saint Bernard eût jamais contesté l'une ou l'autre de ces choses.

154. II. Quant au synode de Soissons, les partisans d'Abélard prétendent qu'il a outrepassé les limites de son autorité et de sa juridiction, attendu que ni l'archevêque de Reims, ni celui de Sens qui y assistaient, n'avaient de droit sur Abélard, alors abbé de Saint-Gildas, dans le diocèse de Vannes, et que son métropolitain, l'archevêque de Tours, n'était point présent au concile.

A cela on peut répondre que depuis douze ans Abélard était revenu dans son monastère du Paraclet, situé dans le diocèse de Troyes, suffragant de Sens; d'ailleurs il avait lui-même demandé à être jugé par les Pères de ce concile, comme on le voit dans la lettre cent quatre-vingt-onzième que saint Bernard adressa au souverain Pontife au nom de ce même concile : " Il a, dit-il, interjeté appel de la sentence prononcée contre lui dans le tribunal et par les juges que lui-même avait choisis. " Il ne faut pas croire, en effet, comme plusieurs ont le tort de le faire, que ce fut saint Bernard qui excita le zèle du concile de Sens contre Abélard ; bien loin de là, il ne s'y rendit lui-même qu'à contre-cœur et parce qu'il y fut contraint, comme il le dit expressément dans ses lettres cent quatre-vingt-septième et cent quatre-vingt-neuvième, et ainsi que Geoffroy d'Autun, qui avait été disciple d'Abélard, en convient lui-même. Voici en quels termes il raconte ce fait dans son Commentaire sur l'Apocalypse : " S'étant rendu auprès de l’archevêque de Sens dans l'église cathédrale duquel allait s'assembler un grand concile, il se Plaignit des attiques que l'abbé de Clairvaux dirigeait en secret contre ses livres, puis il ajouta qu'il était prêt à défendre ses ouvrages en publie et demanda que ledit abbé fût mandé au concile afin d'exposer ce qu'il avait à dire contre ses écrits. " On peut donc dire qu'il a été justement condamné, puisque tout juge a juridiction sur quiconque le choisit pour arbitre. C'est une règle de droit (lib. II de Jud.).

La seconde attaque dirigée contre l'autorité du synode de Sens est celle de Pierre Bérenger de Poitiers: dans l'apologie qu'il a écrite pour Abélard son ancien maître, contre les Pères du concile et contre saint Bernard lui-même, il accumule de si odieux mensonges et tant de calomnies monstrueuses qu'il y a lieu de s'étonner qu’on puisse accepter et citer le témoignage d'un homme aussi manifestement sans honneur et sans foi, d'un auteur, en un mot, qui ne craint pas de s'exposer, je ne dis pas seulement au mépris, mais encore à la juste indignation des lecteurs par la manière inconvenante dont il parle de vénérables prélats auxquels il prodigue entre autres injures les noms d'ivrognes, de chiens et de pourceaux. Mais enfla, puisqu'il revint à de meilleurs sentiments, voyons en quels termes il écrivait à l'évêque de Mende au sujet de saint Bernard. "On me demande pourquoi je ne fais pas suivre mon premier volume d'un second, ainsi que je m'y étais engagé : c'est qu'avec le temps je sais devenu plus sage, et me sais rendu des deux pieds, comme on dit, au sentiment de l'abbé Bernard; je n'ai pas voulu me faire le champion des propositions incriminées d'Abélard, attendu que si elles ne sont pas erronées, elles sentent pourtant l'erreur. Si vous me demandez pourquoi je n'ai pas détruit mon premier volume, puisque je renonçais à la pensée d'écrire le second, je vous dirai que je n'aurais pas manqué de l'anéantir si je n'avais perdu ma peine à tenter de le faire, puisqu'il en serait toujours resté quelques exemplaires ..... " etc.

155. III. Enfin on reproche à la sentence que le souverain Pontife a prononcée dans cette affaire d'avoir été portée avec trop de précipitation, puisque Abélard fût condamné avant que sa cause ait été plaidée et sans avoir été lui-même entendu. Mais les actes mêmes du concile de Sens auquel Abélard assista, n'étaient-ils pas suffisants pour instruire son procès ? Y avait-il à la cour de Rome un cardinal, un seul clerc qui ignorât ses erreurs, et qui ne fût disposé à tenter tous les moyens de soustraire à une condamnation, si cela avait été possible, celui que plusieurs d'entre eux avaient eu pour maître?

On ne saurait donc ni attaquer la sentence du pape Innocent, ni contester aux Pères du concile de Sens et à saint Bernard le droit d'agir comme ils l'ont fait; Abélard n'avait d'autre moyen de couvrir son erreur que d'y renoncer et de changer de vie. Aussi, quand Héloïse demanda, après la mort de son cher Abélard, à Pierre le Vénérable de faire graver la sentence de son absolution sur son tombeau (on peut la voir dans la bibliothèque de Cluny et parmi les oeuvres d'Abélard), elle fit preuve de beaucoup plus de sens que tous ceux qui ont entrepris, dans leurs apologies, de montrer qu'il n'était pas tombé dans des erreurs qu'il n'a cessé tout le reste de sa vie de laver dans les larmes de la pénitence (Note de Mabillon).

A Sens, dans l'octave de la Pentecôte... Voici ce que dit à ce sujet Othon de Freisingen, livre I des Faits et gestes de Frédéric, chap. XLVIII: " Sous le pontificat du pape Innocent et le règne de Louis, fils de Louis l'Ancien, Pierre Abélard est de nouveau cité au concile de Sens par les évêques et par l'abbé Bernard, en présence du roi Louis, de Thibaut, comte palatin, de plusieurs personnages de distinction et d'un grand nombre de simples fidèles... "

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LETTRE CLXXXVIII. AUX ÉVÊQUES ET AUX CARDINAUX DE LA COUR DE ROME, SUR LE MÊME SUJET.

Saint Bernard les engage à avoir l’oeil ouvert sur les erreurs d'Abélard.

A mes seigneurs et vénérables frères les évêques et cardinaux présents à la cour de Renne, le serviteur de leurs saintetés.

1. On ne saurait douter que c'est particulièrement à vous qu'il appartient d'arracher les scandales du royaume de Dieu, de couper les épines

a On voit par là que bien loin d'avoir fait appel à ce concile. comme on l'en accuse à tort, saint Bernard ne s'y rendit qu'à contre-coeur. On peut consulter à ce sujet les notes placées à la fin du volume, à la lettre 189.

qui y poussent et d'étouffer les divisions qui y naissent; car, en se retirant sur la montagne, Moïse (je parle de celui qui est venu dans l'eau et le sang, et non pas du Moïse qui ne vint que dans l'eau, lequel est moins grand due le nôtre, puisqu'il n'est pas venu dans le sang), Moïse a dit: " Je vous laisse Hur et Aaron, pour terminer les différends qui pourront surgir parmi vous (Exod., XXIV,14). " Pour nous, Hur et Aaron, c'est le zèle et l'autorité que l'Église de Rome exerce sur le peuple de Dieu ; aussi est-ce à elle que nous avons recours pour terminer nos disputes et pour empêcher qu'on ne porte atteinte à la foi et qu'on ne s'attaque à Jésus-Christ, qu'on n'insulte aux Pères et qu'on ne méprise. leur autorité, qu'on ne scandalise notre siècle et cpi'on ne nuise même aux siècles futurs. On méprise la foi des simples et l'on aspire à pénétrer les secrets de Dieu. On aborde avec audace les questions les plus ardues en riant des Pères de l'Église, qui croyaient plus sage de les laisser dormir que d'entreprendre de les résoudre. C'est ainsi que, malgré la défense de Dieu, on fait bouillir l'agneau pascal, ou bien on le mange tout cru à la manière des bêtes sauvages, et, au lieu de brûler ce qui en reste, on le foule indignement aux pieds (Exod., XII, 9). Voilà comment l'esprit humain veut étendre son domaine sur tout et ne laisse rien à la foi. Il aborde les choses qui sont au-dessus de sa portée et veut comprendre, ce qui passe ses lumières; il fait irruption dans les choses de Dieu et les défigure sous prétexte de les expliquer; il n'ouvre point la porte ou le sceau qui nous les cache, il les brise; il traite de pur néant ce qu'il ne peut comprendre et refuse de le croire.

2. Prenez la peine de lire le livre qu'Abélard appelle sa Théologie, il est aisé de se le procurer, puisque l'auteur se vante que presque toute la cour de Rome l'a entre les mains, et vous verrez en quels termes il s'exprime sur la sainte Trinité, la génération du Fils, la procession du Saint-Esprit, et sur beaucoup d'autres points qu'il entend d'une manière aussi nouvelle que choquante pour les oreilles et les âmes orthodoxes. lisez aussi ses Sentences et son Connais-toi toi-même, et vous verrez comme l'erreur et le sacrilège y pullulent (a); ce qu'il pense de l'âme de Jésus-Christ, de sa personne, de sa descente aux enfers et du sacrement de l’autel; du pouvoir de lier et de délier, du péché originel, de la concupiscence, du péché d'ignorance, de délectation et de faiblesse, de l'acte même du péché et de la volonté de pécher; et si vous trouvez que je n'ai pas tort de m'en alarmer, partagez mes alarmes; mais, pour le faire avec fruit, que votre sollicitude soit en rapport avec le rang que vous occupez, la dignité et le pouvoir que vous avez reçus. Faites descendre au fond des enfers ce téméraire qui ose diriger son vol au plus haut des

a Dans quelques éditions, on lit : " Et vous verrez quelles moissons de sacrilèges et d'erreurs y pullulent! " mais les manuscrits donnent notre version.

cieux; confondez à l'éclat de la lumière par excellence les oeuvres de ténèbres qu'il ose produire au jour. La condamnation publique de celui qui pèche publiquement ne peut manquer de réprimer les esprits audacieux qui font prendre également les ténèbres pour la lumière, qui dogmatisent jusque dans les carrefours sur les choses de Dieu et qui sèment dans leurs livres le poison de l'erreur qu'ils ont dans le coeur. Voilà comment vous réussirez à fermer la bouche aux impies.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CLXXXVIII.

156. Lisez aussi ses sentences..... Abélard affirme, dans son Apologie, qu'il n'a publié aucun ouvrage sous ce titre, et accuse ses adversaires " de le lui imputer par malice ou par ignorance. " Duchesne dit également dans ses notes que: " C'est par ignorance que saint Bernard attribue cet ouvrage à Abélard, dans sa lettre cent quatre-vingt-huitième, et semble insinuer qu'il a confondu Pierre auteur du livre des Sentences avec Abélard. Mais saint Bernard connaissait trop bien Pierre Lombard, dont il parle dans sa lettre quatre cent dixième, pour avoir commis une pareille méprise. D'ailleurs, à la date de cette lettre, Pierre Lombard n'avait pas encore publié son livre des Sentences. Nous avons entre les mains un ouvrage certainement composé par Abélard, ayant pour titre . Le oui et le non, mais auquel un très-vieux manuscrit donne le suivant . Sentences en apparence contradictoires, extraites des saintes Ecritures; c'est à cause de celle apparente contradiction qu'on a appelé ce recueil, LE OUI ET LE NON ; mais je ne saurais dire si saint Bernard fait allusion à cette compilation dans sa lettre. Outre les ouvrages d'Abélard que cite Duchesne, il y en a un autre adressé à sa chère Héloïse sur l'Hexaméron (Note de Mabillon).

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LETTRE CLXXXIX. AU PAPE INNOCENT, SUR LE MÊME SUJET.

Saint Bernard lui fait la peinture de la douleur où son. finie est plongée en voyant que l'Eglise, à peine sortie du schisme, est assaillie par les erreurs d'Abélard, et il l'engage à les combattre.

Au très-aimable père et seigneur Innocent, par la grâce de Dieu souverain pontife, son très-humble serviteur Bernard, abbé de Clairvaux.

1. C'est une nécessité que le scandale arrive, mais nécessité bien amère ; aussi le Prophète s'écrie-t-il : " Qui me donnera les ailes de la colombe, afin que je prenne mon vol et me retire dans un lieu tranquille (Psalm. LIV, 7) ? " tandis que l'Apôtre ne désire rien tant que de mourir afin de vivre en paix avec Jésus-Christ (Philip., I, 23), et qu'un autre saint fait entendre ce gémissement: "C'en est assez, ô mon Dieu, reprenez mon âme, je ne vaux pas mieux que mes pères (III Reg., XIX, 4) ! " Je ressemble à ces saints personnages, sinon par la sainteté, du moins par les dispositions de mon coeur, car je voudrais comme eux sortir de ce monde, tant j'y suis accablé de tristesse et d'épreuves. Mais si je suis aussi fatigué qu'eux de la vie, je crains de n'être pas aussi bien préparé à la mort. La vie m'est à charge, mais je ne sais s'il me serait avantageux de mourir; d'ailleurs je vois encore une autre différence entre les saints et moi, c'est qu'ils appelaient la mort de leurs voeux, parce qu'elle devait les introduire dans un monde meilleur, et moi, au contraire, je ne l'invoque que pour échapper aux scandales et art épreuves de celui-ci; car si l'Apôtre dit: " Je voudrais mourir pour être avec Jésus-Christ (Philipp., I, 23), " un saint désir produit en lui ce qu'un sentiment de douleur fait en moi; il ne peut jouir dans ce misérable monde de l'objet de ses voeux, et moi je ne puis me soustraire aux maux que j'y souffre. Voilà pourquoi je dis que si nos désirs sont semblables, les motifs sur lesquels ils reposent sont bien différents.

2. Insensé que j'étais, je me promettais quelque tranquillité dès que la rage du lion serait apaisée et la paix rendue à l'Eglise ; elle l'est, et je n'en puis goûter la douceur! J'avais oublié que je n'ai point encore quitté cette vallée de larmes et que j'habite toujours dans une terre ingrate qui ne sait produire pour moi que des ronces et des épines; en vain je les coupe, de nouvelles succèdent aux premières, et ne disparaissent que pour laisser la place à d'autres. On me l'avait bien dit, mais je n'en puis plus douter à présent, une dure expérience ne me convainc que trop de cette triste vérité. Je me croyais arrivé au terme de mes peines; elles recommencent de plus belle; je suis replongé dans les larmes et mes maux redoublent; à peine échappé aux frimas, je retombe dans les neiges; quel homme pourrait résister à un froid pareil (Psalm. CXLVII, 17) ? Il glace la charité, mais il est favorable à l'iniquité. A peine échappés à la gueule du lion, nous tombons sous la dent du dragon ; je ne sais lequel des deux est le plus à craindre de celui qui se tient caché dans les trous ou du lion qui rugit dans les montagnes. Mais que dis-je? ce n'est plus dans un trou que le dragon se cache. Plût à Dieu que ses feuilles empoisonnées demeurassent ensevelies dans quelque coin de bibliothèque! Mais on les lit dans les places publiques, elles volent de main en main, et les méchants, qui n'aiment pas la lumière, s'en prennent à la lumière, dont ils prodiguent le nom aux ténèbres. Voilà comptent en tous lieux elles se substituent à la première; la ville et la campagne avalent le poison qu'elles prennent pour du miel, ou mieux avec le miel. En un mot, ces écrits se répandent citez tous les peuples et passent d'un pays à l'autre. C'est un nouvel Evangile qu'on propose aux hommes, une foi nouvelle qu'on leur annonce, un autre fondement que celui de Jésus-Christ qu'on donne à leurs croyances. Ce n'est plus selon les principes de la morale qu'on traite des vices et des vertus, ni selon les règles de la foi qu'on parle des sacrements de l'Eglise, non plus que dans une simplicité discrète qu'on expose le mystère de la sainte Trinité; mais on renverse l'ancienne méthode et on nous propose toutes ces choses d'une manière extraordinaire et inouïe.

3. Le nouveau Goliath, tel qu'un géant terrible, s'avance armé de toutes pièces et précédé de son écuyer, Arnaud de Brescia. Ils sont l'un et l'autre comme l'écaille qui recouvre l'écaille et ne permet point à l'air de pénétrer par les jointures; l'abeille de France a appelé comme d'un coup de sifflet celle d'Italie a, et elles se sont réunies contré le Seigneur et son Christ. Tous deux ont bandé leur arc, ont garni leur carquois de flèches et se sont placés en embuscade pour tirer sur les coeurs simples. Tout dans leur extérieur et dans leur manière de vivre respire la piété, mais leurs coeurs en ignorent les véritables sentiments; et ces anges de

a Allusion au verset 18 du chapitre VII d'Isaïe ainsi conçu : " En ce temps-là, le Seigneur appellera comme d'un coup de sifflet la mouche qui est à l'extrémité des fleuves de l'Egypte et l’abeille qui est au pays d'Assur. " L'abeille de France est Abélard, et celle d'Italie Arnaud de Brescia, dont nous parlerons dans les notes de la lettre cent quatre-vingt-quinzième.

Satan, transformés de la sorte en anges de lumière , séduisent un grand nombre de personnes. Ce Goliath s'avance donc avec son écuyer entre les deux armées et il insulte aux phalanges d'Israël, il prodigue l'outrage aux bataillons des saints avec d'autant plus d'insolence qu'il sait bien qu'il n'a point à craindre qu'un David se présente. Pour abaisser les Pères de l'Eglise, il exalte les philosophes, il préfère leurs découvertes et ses propres nouveautés à leur foi et à leur doctrine. Enfin, quand il fait trembler et fuir tout le monde, c'est moi, le plus sa petit de tous, qu'il provoque au combat.

4. Enfin l'archevêque de Sens m'a écrit à sa sollicitation, pour me fixer un jour où il devait en sa présence et devant les évêques ses confrères, soutenir et prouver contre moi ses dogmes impies contre lesquels j'avais osé m'élever. Je refusai d'abord la lutte, parce qu'en effet je ne suis qu'un enfant et que mon adversaire est un homme qui s'est exercé à la lutte depuis sa jeunesse ; d'ailleurs je ne trouvais pas qu'il fût convenable de commettre avec la faible raison humaine, la foi divine dont la certitude repose sur la vérité même. A mon avis il suffisait de ses propres frits pour le condamner; d'ailleurs cette affaire ne me regardait pas, c'était celle des évêques qui ont mission de juger les doctrines. Mais sur ma réponse, Abélard, élevant aussitôt la voix plus haut encore qu'il ne l'avait fait, appelle à lui et réunit à ses côtés une foule de partisans et mande à ses disciples sur mon compte des choses dont je vous épargnerai le récit. Il va publiant partout qu'il était prêt à me répondre au concile de Sens. Ce devint bientôt un bruit si général qu'il ne put manquer d'arriver jusqu'à mes oreilles. Je fis d'abord comme si je ne l'entendais pas, car toutes ces rumeurs populaires ne me touchaient guère; mais enfin je dus céder, bien à regret et les larmes aux yeux, aux conseils de mes amis qui, voyant que chacun se préparait à cette conférence comme à un spectacle, craignaient que mon absence ne fuit une occasion de chute pour les faibles en même temps qu'un sujet d'orgueil pour mon adversaire, et que l'erreur ne se fortifiât d'autant plus qu'elle ne rencontrerait point de contradicteur. Je me rendis donc le jour dit à l'endroit indiqué, n'ayant rien préparé ni pour l'attaque ni pour la défense, mais étant bien pénétré de cette parole : " Ne méditez point d'avance ce que vous devez répondre, car ce que vous aurez à dire vous sera suggéré à l'instant même (Matth., X, 29) ; " et de cette autre du Prophète. " Le Seigneur est ma ressource, je ne crains rien de la part des hommes (Psalm. CXVII, 6). " Outre les évêques et les abbés, il se trouva dans cette assemblée un grand nombre de religieux, de professeurs de différentes villes et de savants ecclésiastiques : le roi lui-même s'y était rendu. Ce fut en présence de tout ce monde que mon adversaire se leva pour engager la lutte; mais à peine eut-on commencé à produire certaines propositions extraites de ses ouvrages que, ne voulant pas en entendre davantage, il sortit de l'assemblée et en appela à Rome de la sentence des juges que lui-même avait choisis, ce qui me paraît tout à fait contraire au droit. Toutefois on n'en continua pas moins l'examen de ses propositions qu'on jugea tout d'une voix contraires à la foi et à la vérité. Voilà ce que j'ai à dire pour ma propre justification si par hasard on m'accuse d'imprudence ou de légèreté dans une affaire de cette importance.

5. Pour vous, qui êtes le successeur de Pierre, je vous laisse à juger si le siège de cet apôtre doit servir d'asile à l'ennemi de la foi qu'il a prêchée. Vous êtes l'ami de l'Epoux, c'est donc à vous qu'il appartient de mettre son Epouse à l'abri des coups qu'essaie de lui porter la langue perfide des méchants. Oui, c'est à vous, très-aimable Père, si vous me permettez de vous parler en toute liberté, de faire attention à vous et de tenir compte des grâces que vous avez reçues de Dieu. En effet, s'il a jeté les yeux sur votre néant pour vous élever au-dessus des peuples et des rois, n'est-ce pas afin que vous pussiez arracher et détruire, puis édifier et planter? Considérez, je vous prie, comment il vous a tiré de la maison de votre père et les grâces dont alors et depuis il a comblé votre âme. Que de choses il a faites par vous dans son Eglise ! que de plantes mauvaises il vous a donné la force d'arracher et de détruire, à la face de la terre et du ciel, dans le champ du père de famille! que de belles constructions il vous a fait élever, que de plants de salut il vous a aidé à cultiver et à propager ! S'il a permis au schisme de déchaîner sa rage sous votre pontificat, ce fut pour vous ménager la gloire de le terrasser. N'ai-je pas vu s'écrouler sous vos malédictions l'édifice de l'insensé, qui semblait reposer sur un fondement inébranlable? Oui, j'ai vu l'impie, je l'ai vu, dis-je, portant sa tête haute comme le cèdre du Liban; je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus ! Au reste, a il faut qu'il y ait des schismes et des hérésies, afin qu'on puisse reconnaître ceux qui sont tout à fait à Dieu (I Cor., XI, 19). " Or Dieu vous a déjà éprouvé, comme je l'ai dit, et reconnu dans le schisme; et pour que rien ne manque à votre gloire, voici maintenant l'hérésie qui lève la tête à son tour. Mettez donc le comble à vos vertus, et, pour ne déchoir en rien de la gloire des pontifes qui vous ont précédé, exterminez, très-aimable Père, exterminez tous ces petits renards qui dévastent la vigne du Seigneur; ne leur donnez pas le temps de grossir et de se multiplier, de peur que plus tard il ne soit impossible à vos successeurs de nous en débarrasser. Mais que parlé-je de petits renards? ils ne sont, hélas ! déjà que trop grands et trop nombreux, et il ne faut rien moins qu'un bras aussi vigoureux que le vôtre pour les détruire. Jacinthe s'est montré plein d'animosité contre moi, mais il ne m'a pas fait tout le mal qu'il aurait voulu; quant à moi, il m'a semblé que je devais le supporter avec patience, bien qu'il n'ait pas eu beaucoup plus de ménagement pour votre personne et pour la cour de Rome que pour moi. Nicolas (a), que je vous envoie et qui ne. vous est pas moins dévoilé qu'à moi, vous fera part de tout cela de vive voix.

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LETTRE CXC. AU PAPE INNOCENT, SUR QUELQUES ERREURS DE PIERRE ABÉLARD.

L’an 1140

Cette lettre, à cause de son étendue, est rangée au nombre des traités.

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LETTRE CXCI. AU PAPE INNOCENT, AU NOM DE L'ARCHEVÊQUE DE REIMS ET D'AUTRES ÉVÊQUES.

L’an 1140

Abélard a le coeur enflé d'une vaine science et se vante de son crédit en cour de Rome; saint Bernard engage le souverain Pontife à faire usage de son autorité pour réprimer ces sentiments.

A leur très-révérend seigneur et très-aimable père Innocent, souverain Pontife parla grâce de Dieu, Samson, archevêque de Reims, Josselin, évêque de Soissons, Geoffroy, évêque de Châlons-sur-Marne, et Alvise, évêque d'Arras, hommage volontaire de la soumission qui lui est due.

1. Les nombreuses affaires auxquelles vous devez prêter l'oreille nous forcent à vous exposer en peu de mots une affaire très-longue par elle-même dont l'archevêque de Sens vous a déjà pleinement entretenu par lettre. Pierre Abélard travaille à détruire la vérité de la foi en soutenant que la raison humaine est capable de comprendre Dieu dans toute son étendue. Il plonge ses regards jusque dans les profondeurs des cieux et des abîmes, car il n'est rien qu'il ne scrute au ciel ou dans les enfers. Il est grand à ses propres yeux et dispute de la foi contre la foi; c'est un homme prétentieux et bouffi d'orgueil à. qui la majesté de Dieu même n'impose aucune réserve, un véritable artisan d'hérésies. Il a fait autrefois un livre sur la Trinité, qu'un légat (b) du saint Siège a trouvé

a On lit la même chose à la fin de la lettre trois cent trente-huitième à Haimeric , mais on ne sait quel est ce Jacincte ou Jacynthe. Peut-être est-ce le même personnage que celui qui tut plus tard tait cardinal du titre de Sainte-Marie en Cosmédin, par le pape Luce II, et qui fut connu sous le nom de Bobon. On croit que c'est de lui qu’il est question lettre cinq cent huitième de Duchesne, tome IV. Quant à Nicolas, c'était un moine de Clair. vaux qui fut plus tard secrétaire de saint Bernard. II en est encore parlé dans la lettre deux cent quatre-vingt dix-huitième.

b Conon, qui présida le concile de Soissons en l'année 1122. Voir les notes de la lettre cent quatre-vingt-septième et la préface du présent volume, à l'endroit où il est parlé du schisme d'Anaclet.

rempli d'erreurs et qu'il a condamné au feu. Il est dit : Malheur à celui qui relève les murs de Jéricho ! Or, ce livre renaît de ses cendres, et avec lui ressuscitent de nombreuses hérésies qu'on avait crues mortes et que beaucoup voient reparaître. La doctrine qu'il renferme, telle qu'un cep aux vigoureux sarments, s'étend jusqu'à la mer et déjà même a poussé ses bourgeons jusqu'à Rome où Abélard se vante que son livre a trouvé bon accueil et compte des partisans même parmi les membres de la cour romaine. Voilà ce qui encourage et redouble sa fureur.

2. Aussi quand l'abbé de Clairvaux, dans son zèle pour la foi et la justice, le pressait de ses arguments en présence des évêques assemblés, au lieu de s'expliquer, il récusa le tribunal et le. juge qu'il avait choisis lui-même et en appela à Rome, bien qu'il ne pût se plaindre qu'on lui eût fait le moindre tort ou causé le moindre ennui; mais c'était pour lui le moyen de prolonger le mal. De leur côté, les évêques qui s'étaient assemblés pour cette affaire s'abstinrent, par déférence pour votre autorité, de rien faire contre sa personne et se contentèrent de censurer les passages de ses livres qui étaient condamnés d'avance par les Pères de l'Église. La crainte de voir le mal s'étendre davantage les contraignit d'en user ainsi; mais, comme le nombre de ses adhérents grossit de jour en jour et que tout un monde de partisans embrasse ses erreurs, il est urgent que vous apportiez vous-même un prompt remède au mal, si vous ne voulez pas ne songer à le guérir qu'après que de trop longs retards l'auront rendu incurable (Ovid., liv. I, des Remèdes de l'amour). Nous avons conduit cette affaire aussi loin que nous avons osé le faire; c'est à vous maintenant, Très-Saint Père, d'empêcher que la beauté de l'Église ne soit flétrie sous votre pontificat, par le souffle de l'hérésie. Le Christ vous a confié son Epouse comme à son ami, c'est à vous de la remettre pure et sans tache entre les mains de Celui de qui vous l'avez reçue.

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LETTRE CXCII. A MAITRE GUY DU CHATEL (a).

L’an 1140

Saint Bernard l'engage à ne pas aimer ni favoriser Abélard au point de prendre parti même pour ses erreurs.

A son vénérable seigneur et très-cher père, maître Guy, par la grâce de Dieu cardinale prêtre de la sainte Eglise romaine, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et servi sincère qu'il n'incline trop ni à droite ni à gauche.

Je vous ferais injure si je pensais que votre amitié pour les gens pourrait s'étendre jusqu'à aimer leurs erreurs, car c'est ignorer les règles de

a Dans trois manuscrits de la Colbertine, le titre de cette lettre est ainsi conçu: A maître Guy du Châtel, ancien élève de Pierre, pour lequel il se sentait fortement prévenu, et plus tard pape sous le nom de Callixte. C'est le second souverain Pontife de ce nom; il monta dans la chaire de saint Pierre en 1143. C'est à lui qu'est adressée la lettre cent soixante-neuvième, que plusieurs manuscrits font suivre de cette lettre cent quatre-vingt-douzième et de la suivante.

l'amitié véritable que d'aimer ainsi; une telle affection n'a rien que de terrestre, de charnel, de diabolique et de funeste aussi bien à celui qui aime qu'à celui qui est aimé de la sorte. Que les hommes se jugent les uns les autres comme ils l'entendent; quant à moi, je ne puis porter de vous d'autre jugement que celui que la raison et la justice me dictent. Il y a des gens qui commencent par se prononcer et qui vont ensuite aux preuves; pour moi je n'affirme qu'un breuvage est doux ou amer qu'après y avoir goûté. Maître Pierre a introduit dans ses ouvrages des nouveautés profanes tant par les termes, dont il se sert que par le sens qu'elles expriment; il dispute de la foi contre la foi et se sert des paroles de la loi pour détruire la loi. Ce n'est plus l'homme qui n'aperçoit encore les choses que comme dans un miroir et en énigme (I Cor., XIII, 12), mais un homme plein de vanité et bouffi d'orgueil qui les voit déjà face à face. Il vaudrait bien mieux pour lui qu'il se connût lui-même selon le titre de son livre (Intitulé : Connais-toi toi-même), qu'il se contint dans de justes bornes et se contentât d'être sage avec mesure. Je ne l'accuse point au tribunal de Dieu le Père; il a un autre accusateur que moi, c'est son livre favori, celui qui fait ses malheureuses délices. Il parle de la Trinité comme Arius, de la grâce comme Pélage, de la personne du Christ comme Nestorius. Mais je manquerais à la bonne opinion que j'ai de votre justice si j'insistais plus longtemps sur la nécessité pour vous de n'envisager dans la cause du Christ que les intérêts de Notre-Seigneur; toutefois ne perdez pas, de vue qu'il y va de votre intérêt dans le rang où Dieu vous a placé, de celui de l'Eglise du Christ et même de l'intérêt de la personne dont il s'agit, qu'on lui impose silence, puisqu'il n'ouvre la bouche que pour blasphémer et pour faire entendre des paroles amères et dangereuses.

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LETTRE CXCIII. A MAITRE YVES (a), CARDINAL, SUR LE MÊME SUJET.

L’an 1140

Il est honteux qu'Abélard puisse compter des partisans jusque dans la cour de Rome.

A son très-cher Yves, par la grâce de Dieu cardinal-prêtre de l'Eglise romaine, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et voeu sincère qu'il aime la justice et haïsse l'iniquité.

Maitre Pierre Abélard est un moine sans règle et un prélat n'ayant pas charge d'âmes, il n'est d'aucun ordre et aucun ordre ne le reconnaît;

a Il était chanoine de Saint-Victor de Paris quand il devint, en 1130, cardinal du titre de Saint-Laurent in Damaso. il est parlé de lui dans la lettre cent quarante-quatrième: Envoyé en France en qualité de légat du saint Siége, il excommunia le comte de Saint-Quentin. Voir la lettre deux cent seizième, et, pour son testament, la lettre deux cent dix-huitième.

c'est un composé d'éléments opposés; sous l'extérieur de saint Jean-Baptiste, ii a l'âme d'Hérode; c'est un être ambigu n'ayant de religieux que l'habit et le nom. Mais que m'importe? A chacun son fardeau. Ce que je ne puis taire, c'est un point qui intéresse tous ceux qui ont la gloire du Christ à cour. Il prêche hautement l'iniquité, il altère l'intégrité de la foi et corrompt la pureté de l'Église. Les bornes que nos Pères ont posées ne l'arrêtent point, et quand il entreprend de parler ou d'écrire sur la foi, les sacrements et la sainte Trinité, il change tout à sa guise, ajoute ou retranche selon qu'il lui plaît. Enfin partout dans ses livres et dans ses écrits il se montre artisan de dogmes impies. En nit mot, on reconnaît en lui l'hérétique non moins à son opiniâtreté à soutenir l'erreur qu'à l'erreur même qu'il embrasse; toujours à une hauteur qui dépasse les forces de son génie, il anéantit la vertu de la croix de Notre-Seigneur par ses raisonnements captieux; bref il n'est rien dans le ciel et sur la terre qui il ne connaisse, si ce n'est lui-même. Non content d'avoir été condamné (a) avec son livre à Soissons en présence du légat du saint Siège, il travaille à s'attirer de nouvelles censures, car ses dernières erreurs sont pires encore que les premières. Cependant il vit dans une assurance complète, parce qu'il compte de nombreux disciples parmi les cardinaux et les ecclésiastiques de la cour de Rome, et il se flatte que ceux dont il devrait craindre les censures et la condamnation seront les défenseurs de ses erreurs, tant nouvelles qu'anciennes. Tout homme animé de l'esprit de Dieu doit se rappeler ce verset du psaume " N'ai-je pas été, Seigneur, l'ennemi de vos ennemis et n'ai-je point ressenti contre eux les ardeurs d'un zèle dévorant (Psalm. CXXXVIII, 21) ? " Dieu veuille se servir de vous et de ses autres enfants pour mettre son Eglise à l'abri des coups de langue des méchants et de leurs discours pleins d'artifices!

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXCIII.

157 ..... Condaniné avec son livre à Soissons ..... Voici ce qu'on lit sur ce concile dans les notes de Duchesne sur Abélard : " Il y eut deux conciles à Soissons à peu près vers le même temps; l'un en 1095, convoqué par l'archevêque de Reims contre Roscelin; Yves en fait mention dans sa lettre septième; Anselme, abbé du Bec, en parle dans sa lettre, à Foulques évêque de Beauvais, et Abélard lui-même dans celle qu'il écrivit à l'évêque de Paris Geoffroy; l'autre en 1120, sous la présidence de Conon, légat du saint Siège ...... " etc. Mais, d'après Abélard, ce dernier synode ne s'assembla qu'après la mort de Guillaume de Champeaux; si on se range à l'opinion que nous avons émise plus haut, lettre troisième, sur la mort de Guillaume, on sera obligé de placer le second synode de Soissons en 1121 ou 1122, mais avant 1123, année de la mort d'Adam, abbé de Saint-Denys, comme le rapporte Abélard, au chapitre X de l'Histoire de ses Malheurs.

Othon de Freisingen parle ainsi de ce synode, livre I des Faits et gestes de Frédéric, chap. XLVII: " Dans le concile provincial de Soissons, assemblé contre lui, et présidé par un légat du saint Siège, Abélard fut jugé coupable de sabellianisme par des hommes remarquables et par des maîtres fameux, Albéric de Reims et Leutaud de Novare, et il fut condamné par les évêques à jeter de sa propre main dans les flammes, les livres qu'il avait publiés sur la Trinité, et qu'il avait intitulés : Introduction à la Théologie; on ne lui laissa pas la faculté de répondre, parce qu'on redoutait son habileté dans l'argumentation. " Tel est le récit d'Othon.

Abélard, au chapitre x de l'Histoire de ses Malheurs, ajoute " qu'il fut livré entre les mains de l'abbé de Saint-Médard, comme coupable et convaincu, et conduit à cette abbaye qui devait lui servir de prison. Mais, ajoute-t-il un peu plus loin, le légat du saint Siège, ne tardant pas à se repentir de ce qui avait été fait, me fit sortir du couvent et me remit en liberté. "

Il est question de cette réclusion d'Abélard dans la Vie de saint Gosvin, qui était alors prieur de Saint-Médard: "On envoyait dans ce couvent, dit l'auteur de cette Vie, les ignorants pour les instruire, les débauchés pour les corriger et les entêtés pour les mater; de là vint que, sur le bruit des changements merveilleux que la main de Dieu opérait dans les âmes dans cette maison-là, ce que le pape Innocent, — il voulait dire le pape Callixte, — n'ignorait pas, on y envoya aussi pour y être reclus, maître Pierre qu'on avait convaincu d'avoir enseigné l'erreur, et qu'on l’avait condamné au silence (Vie de saint Gosvin, livre I, chapitre XVIII). On peut consulter la Vie de saint Gosvin, si on veut en apprendre davantage sur ce sujet, ainsi que les notes de la lettre cent quarante-quatrième, pour ce qui concerne Yves.

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LETTRE CXCIV. RESCRIT DU PAPE INNOCENT CONTRE LES ERREURS DE PIERRE ABÉLARD.

Innocent, évoque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères Henri, archevêque de Sens et Samson, archevêque de Reims, aux évêques leurs suffragants, et à son très-cher fils en Jésus-Christ, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et bénédiction apostolique.

L'Apôtre l'a dit (Eph., IV, 5), de même qu'il n'y a qu'un seul Dieu, ainsi il n'y a qu'une seule foi, sur laquelle repose, comme sur un inébranlable fondement que personne au monde ne saurait remplacer par un autre, l'inviolable Église catholique. C'est pour avoir confessé cette

A Ce fut en 1121, comme on peut le voir dans la note placée à la fin du volume.

foi avec éclat que le bienheureux Pierre, le chef des apôtres, mérita d'entendre ces paroles de la bouche de Notre-Seigneur et Sauveur " Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise (Matth., XVI, 18) ; " pour nous figurer par le roc la fermeté de la foi et la solidité de l'unité catholique. C'est encore la foi que désigne la tunique sans couture du Sauveur, que les soldats ont tirée au sort, mais qui ne fut point divisée ; les peuples dans le principe se sont révoltés contre elle, et ont conjuré sa perte; les princes et les rois se sont coalisés pour la détruire (Psalm. II, 1 et 2), mais ce fut en vain. Les apôtres, pasteurs du troupeau de Jésus-Christ, et les hommes apostoliques qui leur ont succédé, brûlant du feu de la charité et consumés du zèle de la justice, n'ont point hésité, à prendre sa défense et à verser leur sang pour la faire germer dans le coeur des hommes. Puis la rage des persécuteurs s'est assoupie et le calme a été rendu à l'Église.

2. C'est alors que l'ennemi du genre humain, qui rôde constamment à la recherche d'une proie qu'il dévore, inspira aux hérétiques, pour corrompre la pureté; de la foi, un langage plein de fourbe et d'artifice ; mais l'énergie des pasteurs de l'Église tint tète à ces nouveaux ennemis et les frappa, cul et leurs dogmes impies, de la même condamnation. Le concile de litée anathématisa Arius, celui de Chalcédoine terrassa l'hérésie de Nestorius, et frappa d'une juste réprobation Eutychès et Dioscore avec tous leurs partisans. On vit aussi l'empereur Marcien , tout laïque qu'il était, dans son zèle pour la foi catholique, adresser au pape Jean (a), l'un de nos prédécesseurs, une lettre où il prenait la défense de nos sacrés mystères contre ceux qui veulent les profaner, et dans laquelle il tenait ce langage : " Que nul, dit-il, soit ecclésiastique, soit homme de guerre, ou de quelque condition qu'il puisse être, ne se mêle à l'avenir de disputer publiquement sur les vérités de la foi chrétienne, car c'est porter atteinte au respect dû aux décisions du saint concile que de remettre en question les points qu'il a une fois jugés et définis; quiconque osera enfreindre cette ordonnance encourra la peine des sacrilèges, et si c'est un ecclésiastique, il sera déposé. "

3. D'ailleurs nous apprenons avec douleur, tant par votre lettre que par la liste des erreurs que Votre Fraternité nous a fait parvenir, que dans ces derniers temps si gros de menaces pour l'Église, la pernicieuse doctrine de Pierre Abélard tt fait revivre tentés les hérésies dont nous venons de parler, et d'autres dogmes impies que la foi condamne. Mais dans notre affliction nous ne sommes pas sans éprouver une très-grande consolation dont nous rendons grâces au Tout-Puissant, car nous voyons qu'il suscite dans vos contrées de dignes successeurs des Pères, des pasteurs zélés à combattre sous notre pontificat les erreurs de

a Aux habitants de Constantinople, sous le pontificat de Léon.

ce nouvel hérétique, et à maintenir l'Epouse du Christ dans sa pureté immaculée. Pour nous, qui, tout indigne que nous soyons, occupons la chaire de l'apôtre à qui s'adressaient ces paroles du Seigneur: " Et vous, quand un jour vous serez converti, confirmez vos frères (Luc., XXII, 32); " après en avoir conféré avec nos frères les évêques et les cardinaux, nous avons, en nous appuyant sur les saints canons, condamné les propositions dont vous nous avez adressé la liste, et en général tous les dogmes impies de Pierre Abélard; nous avons déclaré cet auteur hérétique et lui avons imposé un éternel silence; de plus, nous entendons qu'on sépare du reste des fidèles et qu'on frappe d'excommunication quiconque embrassera et soutiendra ses erreurs.

Donné à Saint-Jean-de-Latran, le 16 juillet.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CXCIV.

1 58. Au pape Jean..... Il s'est glissé là une double erreur, sur les destinataires de la lettre et sur le pape alors existant. Il se trouve bien une lettre ou décret de l'empereur Marcien parmi les actes du concile de Chalcédoine qui fut célébré en 451, sous le pontificat de Léon le Grand; mais elle est adressée aux habitants de Constantinople, et nullement au pape saint Léon, encore moins au pape Jean, qui n'occupa la chaire de Saint-Pierre que plus de quatre-vingts ans après la mort de Marcien. Il nous semble qu'on peut rétablir le passage de la lettre d'Innocent en exprimant le nom du Pape de cette manière : " ..... Adresser sous le pontificat de Léon, un de nos prédécesseurs,.... " etc.

Ce décret se trouve reproduit à la lin de l'action VI du même concile, dans les termes suivants : " Après cela, notre très-pieux et très-saint empereur dit au synode: — La vraie foi catholique ayant été formulée par le saint concile oecuménique, d'après la doctrine des saints Pères, notre Sérénité a trouvé expédient et juste de couper court désormais à toute occasion de discussions religieuses sur les choses de la foi. En conséquence, quiconque, simple particulier, homme de guerre ou d'église, rassemblera le peuple pour disputer publiquement des matières de foi, et, sous prétexte de discussions religieuses, occasionnera quelque trouble, sera banni de notre ville impériale, s'il n'est que simple particulier, et dégradé s'il est homme de guerre ou d'église, sans compter les autres peines qu'il pourra encourir. " Ce décret se trouve encore rappelé livre III, chapitre de la suprême Trinité et de la foi catholique. Saint Léon en parle plusieurs fois, mais surtout dans ses lettres quarante-troisième et cinquantième, au même empereur Marcien, et particulièrement dans sa lettre soixante-dix-huitième à Léon Auguste.