OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866

 

 

Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/

 

 

 

 

 

LES CINQ LIVRES DE LA CONSIDÉRATION DE SAINT BERNARD, PREMIER ABBÉ DE CLAIRVAUX AU PAPE EUGÈNE III.

Tome II, p. 127 à 235

 

 

 

 

 

OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

LES CINQ LIVRES DE LA CONSIDÉRATION DE SAINT BERNARD, PREMIER ABBÉ DE CLAIRVAUX AU PAPE EUGÈNE III. *

PRÉFACE DE MABILLON *

AVIS AU LECTEUR DE JEAN MERLON HORSTIUS. *

PROLOGUE. *

LIVRE PREMIER. *

CHAPITRE I. Saint Bernard s'afflige avec le souverain Pontife de le voir accablé de tant d'occupations diverses. *

CHAPITRE II. Comment l'habitude introduit des usages répréhensibles et conduit à l'endurcissement du cœur. *

CHAPITRE III. Il ne sied pas aux princes de l'Église de n'être occupés qu'à entendre des plaidoiries et à juger des procès. *

CHAPITRE IV. Il y a deux servitudes: l'une convient et l'autre ne convient pas au serviteur des serviteurs de Dieu. *

CHAPITRE V. On ne doit point s'occuper des autres au point de se négliger soi-même. *

CHAPITRE VI. Le pouvoir judiciaire appartient plutôt aux princes de la terre qu'à ceux de l'Église. *

CHAPITRE VII. Il faut avant tout vaquer aux devoirs de la piété et à la considération des choses éternelles. *

CHAPITRE VIII. De la piété et de la contemplation naissent l'union et l'harmonie des quatre vertus principales. *

CHAPITRE IX. Il faut s'éloigner peu à peu des exemples des derniers papes pour se rapprocher de ceux des anciens. *

CHAPITRE X. Saint Bernard blâme sévèrement les abus dont les avocats, les procureurs et les plaideurs se rendent coupables, et il s'élève avec force contre leurs fourberies. *

CHAPITRE XI. On doit sévir avec vigueur contre les avocats et les procureurs qui cherchent à s'enrichir par l'injustice. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. *

LIVRE II. *

CHAPITRE I. Saint Bernard repousse les attaques dont il se voit l'objet par suite de la malheureuse issue de la croisade. *

CHAPITRE II. Il ne faut pas confondre la considération avec la contemplation. *

CHAPITRE III. La considération se divise en quatre parties. *

CHAPITRE IV. La connaissance de soi-même exige de l’Homme une triple considération. Premier objet de la considération. *

CHAPITRE V. Le second objet de la considération est de voir attentivement qui nous sommes et d'où nous venons. *

CHAPITRE VI. A quoi doivent s'appliquer les princes de l'Église. *

CHAPITRE VII. Revenant sur la question qu'il s'est posée d'abord, saint Bernard examine plus en détail ce qu'est un souverain Pontife. *

CHAPITRE VIII. Excellence de la dignité et de l'autorité pontificales. *

CHAPITRE IX. Il faut considérer ce que nous sommes par rapport à notre propre nature. *

CHAPITRE X. Le troisième objet de la considération est d'examiner quels nous sommes. *

CHAPITRE XI. Saint Bernard recommande tout particulièrement au souverain Pontife de s'examiner sérieusement lui-même. *

CHAPITRE XII. Il ne faut ni s'endormir dans la prospérité, ni se décourager dans l'infortune. *

CHAPITRE XIII. Le souverain Pontife doit se garder de l'oisiveté, de la futilité et des entretiens inutiles. *

CHAPITRE XIV. Il faut éviter avec soin dans les jugements de faire acception de personnes. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. *

LIVRE III. *

CHAPITRE I. Le rôle du souverain Pontife est moins de soumettre tous les hommes à son empire que de les faire entrer tous, s'il est possible, dans le Sein de l'Église. *

CHAPITRE II. Mode qu'il convient d'adopter dans les appels au saint Siège. *

CHAPITRE III. Ce n'est ni pour dominer ni pour s'engraisser eux-mêmes que les prélats de l'Eglise sont placés à la tête des fidèles, mais pour procurer le bien des âmes. *

CHAPITRE IV. Il ne faut pas sans raison troubler et confondre les rangs et les degrés de la hiérarchie ecclésiastique et, à ce sujet, saint Bernard blâme sévèrement l'abus des demandes de privilèges et d'exemptions. *

CHAPITRE V. C'est un devoir pour le souverain Pontife de faire observer avec soin dans l'Église entière les décrets du saint Siège et les règlements de ses prédécesseurs. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. *

LIVRE IV. *

CHAPITRE I. *

CHAPITRE II. Mœurs du clergé et du peuple romain, vigilance et sollicitude des anciens pasteurs. *

CHAPITRE III. De la réforme à faire dans le luxe des vêtements et du zèle nécessaire au souverain Pontife. *

CHAPITRE IV. Quels hommes le souverain Pontife doit choisit pour être auprès de lui et le seconder dans son ministre. Vertus requises en un prélat. *

CHAPITRE V. Exemples à l'appui de la nécessité de ne point accepter de présents : blâme sévère infligé à l'arrogance des ministres du Pape. *

CHAPITRE VI. Le souverain Pontife a mieux à faire que de s'occuper du soin de sa maison ; il doit laisser ce détail à un économe. *

CHAPITRE VII. Epilogue ou resumé des qualités requises en un souverain Pontife. *

LIVRE V. *

CHAPITRE I. De la considération de ce qui est au-dessus de vous, c'est-à-dire de Dieu et des choses divines: l'âme s'y élève quelquefois par la contemplation des choses créées. *

CHAPITRE II. La considération a différents degrés. *

CHAPITRE III. Nous avons trois moyens de connaître les êtres placés au-dessus de nous, c'est-à-dire Dieu et les anges; ce sont l'opinion, la foi et l'intelligence. *

CHAPITRE IV. De quelle manière nous devons considérer les anges. *

CHAPITRE V. Les grâces et les dons que possèdent les anges leur viennent de Dieu. *

CHAPITRE VI. La notion de principe et d'essence ne convient qu'à Dieu. *

CHAPITRE VII. De la simplicité de Dieu et de la trinité des personnes divines. *

CHAPITRE VIII. La pluralité des personnes en Dieu provient de ses propriétés, mais sa substance n'en est pas moins une et simple. *

CHAPITRE IX. De même qu'en Dieu la nature est simple en trois personnes, ainsi en Jésus-Christ la personne est une en plusieurs natures. *

CHAPITRE X. Application à la personne de Jésus-Christ de la parabole des trois mesures de farine de saint Matthieu. *

CHAPITRE XI. Continuation de la considération de Dieu. *

CHAPITRE XII. Dieu récompense les bonnes oeuvres avec bonté et punit les mauvaises avec la plus grande justice. *

CHAPITRE XIII. Saint Bernard disserte avec autant de profondeur que d'élégance sur la longueur, la largeur, la profondeur et la sublimité de Dieu, *

CHAPITRE XIV. Continent nous pouvons selon la recommandation de l'Apôtre arriver à saisir les quatre attributs dont il parle. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. *

 

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE DE MABILLON

PLACÉE EN TÊTE DE SON TOME SECOND DES OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD ET SERVANT D'INTRODUCTION AUX LIVRES DE LA CONSIDÉRATION.

I. Dans les précédentes éditions de Horstius et dans la nôtre, on a placé immédiatement après les lettres de saint Bernard les Sermons selon le temps et Sur les saints qui forment le tome second; ceux sur Le Cantique des cantiques composent le tome troisième, et on a placé dans le quatrième les différents traités de notre Saint. Mais après mûre réflexion, nous avons trouvé préférable de mettre les traités à la suite des lettres, d'autant mieux que, pour la plupart, ils sont écrits en forme de lettres, ou même sont des lettres véritables que leur importance à fait ranger parmi les traités; leur place était donc indiquée après les lettres. Il y a encore un autre avantage dans cette disposition, c'est que les Sermons selon le temps et sur les saints, ainsi que ceux sur le Cantique des cantiques composant les tomes trois et quatre, l'exposition de Gilbert sur le même sujet, destinée à faire suite aux sermons de saint Bernard sur le Cantique des cantiques, se trouve à la place naturelle dans le tome cinq. Ces motifs et quelques autres encore d'une égale valeur nous ont fait changer l'ordre suivi par Horstius et préférer une disposition plus favorable au lecteur et plus conforme à la nature des choses. Après ces remarques et ces réflexions générales sur l'ordre et la matière de chaque tome, nous allons dire quelques mots des traités que comprend notre tome second.

II. Pour l'ordre où il a placé les différents opuscules de saint Bernard, Horstius s'était réglé sur l'importance des matières dont ils traitent plutôt que sur la date de leur composition. A ce dernier point de vue, on doit placer en premier lieu, le traité de l'Humilité, puis celui de l'Amour de Dieu, ensuite l'Apologie de saint Bernard à Guillaume, selon l'ordre où ils se trouvent cités par Geoffroy livre III de la Vie de saint Bernard, chapitre VIII. Notre saint docteur semble les avoir placés lui-même dans cet ordre, dans sa lettre dix-huitième au cardinal Pierre, à la date de l'année 1127, mais je ne sais s'il comprenait son traité de l'Amour de Dieu dans les quelques lettres qu'il dit avoir écrites à divers personnages. Après cela vient la Lettre XLIIe à l'archevêque de Sens, Henri, écrite, vers l'an 1127 : puis le traité du Libre arbitre, composé vers 1128, ainsi qu'on peut le conjecturer d'après la lettre cinquante-deuxième à Haimeric : ce fut peu de temps après que saint Bernard fit son Sermon sur la conversion adressée aux clercs. En 1311 parut le livre Aux chevaliers du Temple, à peu près en même temps que la lettre LXXVII, à Hugues de Saint-Victor. La lettre CXC au pape Innocent sur les erreurs d'Abélard est certainement de l'année 1140, et on peut placer à peu près à la même époque le traité du Précepte et de la dispense, qu'à son retour d'Espagne, Pierre le Vénérable le prie de lui envoyer (liv. IV. épit. 27). C'est au commencement de l'aimée 1149 que fut terminé le livre de la Vie de saint Malachie; la même armée saint Bernard commença les livres de la Considération comme nous allons le dire plus loin. Tels sont les opuscules dont se composait le tome quatrième, sans compter encore les Déclamations, que nous avons reléguées parmi les oeuvres apocryphes de notre Saint et le livre Sur le chant, que, nous joindrons aux premiers.

III. Tel est donc l'ordre chronologique des traités de saint Bernard; . nous les placerons dans cette édition d'après leur importance respective et nous donnerons le premier rang aux livres de la Considération, le second à la Lettre à l'archevêque de Sens, Henri, sur les moeurs des prélats; le troisième au Sermon aux clercs sur la conversion; le quatrième au Traité de la dispense et du précepte; le cinquième à son Apologie à Guillaume; ces deux derniers traités concernent plus particulièrement les moines. Nous placerons au sixième rang le livre aux Templiers sur la louange de leur nouvelle milice. Ces six premiers opuscules forment la première classe des traités de saint Bernard, à cause de la dignité des personnes qu'ils concernent. La seconde classe a rapport aux vertus et comprend le septième traité, Sur l'humilité; et le huitième, sur l’amour de Dieu. La troisième classe embrasse les traités dogmatiques, ce sont le neuvième sur la grâce et le libre arbitre; le dixième, la lettre, à Hugues de Saint-Victor sur le baptême; le onzième, celle au pape Innocent sur les erreurs d'Abélard, enfin le douzième est l'Histoire de lit vie de saint Malachie. A ces douze opuscules, nous en ajoutons un treizième, celui sur le chant. Nous annoterons en marge l’ordre de ces traités, pour la plus grande utilité des lecteurs studieux.

IV. De tous les opuscules de saint Bernard, il n'en est pas de plus cligne de lui que ses cinq livres de la Considération, adressés au pape Eugène. Le sujet en est aussi grand que la personne à qui l'auteur s'adresse est éminente; rien de plus élevé, que la manière dont saint Bernard traite la matière qu'il a choisie : style majestueux, pensées profondes, éloquence et force, tout s'y trouve au plus haut degré; enfin la pureté de la. doctrine et la science des saints canons font de ces livres un ouvrage digne en tout point d'un Docteur de l'Église et d'un saint Père. Quelle entreprise ardue pour un homme élevé dans la solitude, loin des choses et des embarras du monde, d'entreprendre de tracer, on pourrait dire de prescrire une règle de vie et de conduite au souverain Pontife et même à tous les membres de l'Église! Je ne connais rien de plus difficile pour un simple particulier, que de parler, en quelques mots seulement, avec tant de précision et de justesse de l'état de l’ Église entière, des moeurs de ses ministres sacrés, des devoirs de chacun, enfin des vices et des vertus, et de le faire sans jamais tomber dans l'exagération. Quelle prudence ne faut-il pas avoir pour signaler, poursuivre et corriger les abus, les égarements et les vices des personnes haut placées, de manière, non-seulement à ne pas laisser croire à l'envie et au besoin de critiquer; mais encore à se faire aimer et admirer dans l'accomplissement de ce devoir! Or cette sagesse, cette habileté ou ce bonheur, saint Bernard l'eut en écrivant ses livres de la Considération, ou plutôt, Dieu même lui fit la grâce de les composer avec une telle autorité, qu'à peine eurent-ils paru que tous, mais surtout les souverains Pontifes, pour qui ils étaient plus spécialement écrits, s'empressèrent de se les procurer et de les lire, et en goûtèrent la doctrine.

V. C'est avec raison qu'Ernald, abbé de Bonneval, dit, en parlant de ce traité dans son livre II, chapitre VIII, de sa Vie de saint Bernard: " C'est un ouvrage d'une très-grande utilité, dans lequel notre Saint se livrant aux recherches les plus fines, examinant aussi bien les choses qui entourent le souverain Pontife que celles qui sont au-dessus ou au-dessous de lui, développe si admirablement ce qui concerne la nature divine qu'il semble que, ravi au troisième ciel, il ait entendu des paroles qu'il n'est pas permis à un mortel de répéter, et ait vu le Roi des cieux dans sa gloire. Les choses qui entourent le souverain Pontife, celles qui sont au-dessus de lui comme celles qui se trouvent placées au-dessous, telles que les moeurs de la société, l'égalité de nature entre tous les hommes, la distance que les places mettent entre eux, les égards dus au mérite et la distribution des honneurs, saint Bernard les expose, chacune à part, avec une admirable sagacité et donne à chacun les connaissances nécessaires à sa propre condition. Quant à ce qui est au-dessus de l'homme, il considère les choses célestes, non comme les voient les anges, qui ne quittent jamais les côtés de Dieu; mais de la manière dont un homme d'une âme pure et d'un esprit sincère peut oser toucher à ce qui est divin et assimiler le sacerdoce temporel à la hiérarchie céleste. Or telle est la division des cinq livres de la Considération. Le premier traite de la nécessité et de l'utilité de la considération; le second, du souverain Pontife, en développant ces pensées: Qu'est-il? et, Quel est-il? le troisième, des choses placées au-dessous du souverain Pontife, c'est-à-dire de l'univers entier; le quatrième, de celles qui l'environnent, ce sont les gens de sa maison, les cardinaux et les évêques, et le cinquième, de ce qui est au-dessus de lui, c'est-à-dire de Dieu et des anges. " Quiconque lira attentivement ce traité, dit Geoffroy livre III, chapitre VIII, de sa Vie de saint Bernard, y reconnaîtra bien vite avec quelle éloquence et quelle facilité il s'exprimait et quelle riche instruction il possédait dans les grandes comme dans les petites choses."

VI. Il nous reste à parler de l'époque où parurent les cinq livres de la Considération. Notre saint Docteur les commença en 1149, mais ne les acheva pas tout d'un trait, comme Baronius le prétend, et ne les envoya que par parties au pape Eugène. Le premier livre est de l'an 1149, d'après une lettre que Nicolas de Clairvaux, secrétaire de saint Bernard, écrivit à Pierre le Vénérable (lib. VI, epist. 7), avant d'avoir quitté notre saint Docteur, et dans laquelle il dit : " Je vous envoie le livre, de dom Bernard, abbé de Clairvaux, au Pape. Or par ces mots " le livre " il ne faut pas entendre l'ouvrage complet, bien que quelques auteurs ne le désignent pas autrement dans leurs écrits, et qu'Ernald lui-même appelle les cinq dont le traité de la Considération se compose, " un livre d'une grande utilité; " car saint Bernard n'envoya le second livre de son traité au pape Eugène qu'en 1150, après l'insuccès de la seconde croisade, dont il place une justification en tête de ce second livre. Le troisième parut en 1152, après la mort de Hugues d'Auxerre, comme on le voit par le n. 11 du chapitre II, quatre ans après le concile de Reims célébré en 1148. Le quatrième et le cinquième livre parurent peu de temps après, sinon à la même époque que le troisième.

VII. Les livres de la Considération ont été édités pour la première fois à Rouen, sans date, avec l'Apologie à Guillaume et le traité du Précepte et de la dispense. En 4150, il se fit des mêmes livres, à Spire, une édition conforme aux anciens manuscrits, c'est-à-dire sans la division par chapitres. Ils avaient aussi été imprimés en 1520, comme ils le furent plus tard, avec les autres oeuvres de saint Bernard. L'illustre cardinal Carafa en fit faire à Anvers, chez Plantin, une édition qui fut revue par le pape Pie V. Gérard Vossius, prévôt de Tongres, entreprit, à la prière du vieux évêque de Tournay, Jean de Vanden-Velde, d'en donner une nouvelle édition qu'il prépara sur huit manuscrits différents; il la fit paraître à Rome en 1594, et la dédia au pape Clément VIII. Cette édition reproduit la division par chapitres telle qu'elle se trouve dans l'exemplaire fait pour le pape Nicolas V, en 1450. C'est à propos de cette édition que Nicolas Faber, après avoir loué Vossius de ses autres publications, lui dit : " Et je ne parle point des cinq livres de la Considération, de saint Bernard, qui vous ont peut-être coûté moins de peine, mais qui ne sont pas moins une preuve de voué zèle pour la maison de Dieu, et de votre ardent désir de contribuer à relever les brèches faites à la discipline ecclésiastique. Il n'est pas d'ouvrage plus propre à atteindre ce but que ces livres de saint Bernard que vous avez réédités dans la ville même pour laquelle il les a écrits. Un auteur bien inspiré et presque contemporain de saint Bernard les a très-judicieusement nommés : LE DEUTÈRONOME DES SOUVERAINS PONTIFES.

VIII. Après tant et de si grands hommes, nous avons soumis à notre tour ces mêmes livres à une nouvelle révision : nous avons fait notre première édition sur quatre exemplaires différents. Nous en avons eu deux autres de la Colbertine, que V. Cl. Etienne Baluze a mis à notre disposition pour préparer celle que nous donnons actuellement au public. L'un de ces manuscrits portant le n. 3541, est divisé en chapitres qui ne s'accordent point avec ceux de l'édition de Vossius. Ces divisions n'étant pas le fait de notre saint auteur, nous avons cru devoir préférer pour cette édition la division vulgaire, pour éviter la confusion qui résulterait d'un changement, pour les citations.

IX. Le titre de ces cinq livres diffère dans les anciennes éditions. Celui qui paraît le plus exact nous est donné par le manuscrit de la Colbertine portant le n. 3964; le voici : Prologue du livre de la Considération au pape. Eugène par saint Bernard, abbé de Clairvaux. Mais la plupart de ces titres, étant le fait des copistes, ne nous semblent pas d'une bien grande importance, aussi leur substituerons-nous celui de Horstius.

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AVIS AU LECTEUR DE JEAN MERLON HORSTIUS.

Ce tome comprend quatre traités authentiques de saint Bernard; on trouvera ailleurs ceux qui ne le sont pas. Au premier rang nous plaçons le livre de la. Considération, adressé au pape Eugène III. On ne saurait en citer un autre qui fût plus nécessaire et plus utile que celui-là aux prélats et aux grands dignitaires de l'Eglise. Mais je conseille au lecteur de ne commencer la lecture de ce traité qu'après avoir lu le huitième chapitre des livres II et III de la Vie de saint Bernard, auquel on peut ajouter encore les lignes suivantes. Gérald Vossius, prévôt de Langres, fit en 1594 à Rome une édition des seuls livres de la Considération en s'aidant des manuscrits de la bibliothèque du Vatican, et la dédia au tape Clément VIII, avec cette préface en tête :

" Le souverain Pontife Nicolas V faisait mm si grand cas de ces livres, qu'il les fit copier à part, avant l'invention de l'imprimerie, en caractères soignés et magnifiques, pour son usage personnel et pour celui des autres. Le pape Pie V, dont les sentiments et la vie répondent si bien au nom qu'il a pris, se les faisait lire pendant ses repas, tant il les aimait et les estimait. On sait que son successeur, Grégoire VIII, se plut à l'imiter en ce point. Urbain VII n'étant encore qu'évêque, puis cardinal, en faisait sa lecture habituelle; il les avait même emportés avec lui au conclave où il fut élu pape. Après son court passage sur le trône pontifical, Grégoire XIV, qui lui succéda témoignait la plus grande estime pour ce traité de saint Bernard et se plaisait à le citer. Il désirait vivement qu'on en fît une édition commode à l'usage des ecclésiastiques en général, et surtout des prélats. Des personnes dignes de foi m'ont assuré même que n'étant encore que cardinal il avait souvent exprimé ce voeu que j'ai plus tard recueilli moi-même de sa propre bouche, lorsqu'il fut devenu pape. " Tel est le langage de Vossius dans la dédicace au pape Clément VIII. Au nombre des traités de saint Bernard se trouvent deux lettres auxquelles leur étendue, leur sujet et leur forme assignaient naturellement cette place. Il n'est pas rare qu'on donne le nom de traités aux lettres et aux opuscules des saints Pères, ainsi qu'Ephrem le fait observer dans Photius (Cod. 229), et comme Baronius en fait aussi la remarque à l'année 584, en parlant de la lettre que Grégoire écrivit au nom du pape Pélage II, dans l'affaire des trois chapitres. De même, parmi les lettres de saint Jérôme et de saint Augustin il y en a plusieurs que leurs auteurs ont eux-mêmes désignées sous le nom de livres. C'est ce qui a dans la suite engagé les éditeurs de leurs œuvres à ranger ces opuscules parmi les traités plutôt due de les compter au nombre des lettres. Néanmoins ce n'est pas sans raison que les auteurs de ces opuscules les ont appelés lettres, puisque nous voyons que les apôtres eux-mêmes ont donné ce nom aux écrits où ils traitaient de sujets fort sérieux. Mais on peut bien dire qu'en réalité toutes ces lettres sont de véritables traités sur des matières assez ordinairement étrangères à de simples lettres. Nous avons donc cru devoir placer parmi les traités les lettres XLII et CXC, à cause de leur étendue, et nous les avons divisées par chapitres pour la commodité des lecteurs. Il est vrai qu'elles ne sont adressées qu'à une personne en particulier; mais cela n'empêche pas qu'on ne les considère comme de véritables traités, attendu que si on doit réserver le nom de lettres aux ouvrages où l'auteur s'adresse à une personne en particulier, il n'y en aura presque pas un qui ne mérite ce nom, puisqu'il n'y a presque pas d'écrivains qui ne dédient leurs ouvrages à quelqu'un. Autrement il faudrait aussi compter parmi les lettres de saint Bernard, non-seulement son Apologie à Guillaume, mais encore plusieurs de ses opuscules. Tout en faisant les changements que nous venons d'indiquer, nous n'en avons pas moins conservé l'ordre et le nombre reçus des lettres de saint Bernard, afin que les citations des anciennes éditions ne fussent point en désaccord avec la nôtre. S'il y a lieu de donner d'autres avis au lecteur, nous le ferons en son lieu; il peut d'ailleurs se reporter à la préface générale des oeuvres complètes de saint Bernard, où nous sommes entré dans de grands détails.

 

 

 

 

PROLOGUE.

Très-saint père Eugène, je voudrais écrire quelque chose qui pût vous édifier, vous plaire ou vous consoler: mais, sans pouvoir expliquer comment cela se fait, je sens que ma plume empressée et timide veut et ne veut pas m'obéir: la pensée de la majesté pontificale et le penchant de mon coeur modèrent mon désir et l'excitent tour à tour, car tandis que la première m'inspire une certaine retenue, l'autre me presse de parler. Dans ce combat, Votre Grandeur intervient, non pour exiger, comme elle en aurait le droit, mais pour me demander que j'écrive. Puis donc que Votre Majesté se plait à s'effacer, pourquoi la crainte que je ressens ne ferait-elle pas de même? qu'importe, après tout, que vous soyez élevé sur la chaire de saint Pierre? Lors même que, porté sur l'aile des vents, vous essaieriez d'échapper à mon coeur, vous ne pourriez y réussir; pour lui, vous n'êtes pas un maître, mais un fils bien-aimé même sous la tiare du Pontife (a). D'ailleurs celui qui aime est naturellement soumis, il se plaît à faire la volonté d'un autre, et comme il est tout à fait désintéressé quand il obéit, ainsi il ne cesse point d'être respectueux lors même qu'il s'émancipe. Que d'hommes dont on ne pourrait en dire autant! combien n'agissent que par crainte ou par ambition, se répandent en protestations de dévouement et ont le coeur plein de mauvais sentiments! Tout dévouement en apparence, on ne

a Sous le nom de tiare, saint Bernard comprend non-seulement la tiare, mais encore tous les insignes de la papauté, comme on le voit plus loin, livre IV, II, n. 6.

sait plus où les trouver dès qu'on a besoin d'eux: il n'en est pas ainsi de la charité, qui ne fait jamais défaut (I Cor., XIII, 8). Pour moi, je dois le dire, si je n'ai plus à remplir à votre égard les devoirs d'une mère, j'en ai toujours la tendresse. Vous êtes si profondément entré dans mon coeur qu'il ne m'est presque plus possible (a) de vous en arracher maintenant. Elevez-vous donc dans les cieux tant qu'il vous plaira, ou descendez jusqu'au fond des abîmes si vous le voulez, vous ne pourrez échapper à mon amour, je vous suivrai partout où vous irez. Si je vous ai aimé quand vous étiez pauvre (b), ce n'est pas pour cesser de le faire à présent que vous êtes devenu le père commun des pauvres et des riches. Non; car si je vous connais bien, pour être le père des pauvres, vous n'avez pas cessé d'être pauvre de coeur, et le changement qui s'est fait pour vous ne s'est point certainement opéré en vous, et j'aime à croire que la haute dignité où vous avez été élevé, an lieu d'effacer votre premier état, n'a fait que s'y ajouter. Voilà pourquoi je me permettrai de vous donner des conseils, sinon en maître, du moins en mère et en ami. Peut-être me trouvera-t-on bien insensé d'agir ainsi, mais je suis sûr de ne paraître tel qu'aux yeux de ceux qui n'ont jamais aimé ni connu la force de l'amour.

a Dans plusieurs manuscrits on lit cette autre version : " Il ne serait pas facile de vous arracher du fond de mes entrailles. "

b Mails quelques éditions il y a pauvre d'esprit : mais cette expression manque dans la plupart des manuscrits. Telle qu'elle est, la phrase est certainement plus coulante et plus agréable, néanmoins ce mot se retrouve un peu plus bas.

 

 

 

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE I. Saint Bernard s'afflige avec le souverain Pontife de le voir accablé de tant d'occupations diverses.

1. Par où commencerai-je bien? par vos occupations, puisque c'est ce dont je m'afflige le plus avec vous et pour vous; je dis avec vous, si toutefois vous vous en affligez aussi, autrement je devrais me contenter de dire que je m'en afflige pour vous; car on ne saurait partager avec un autre la douleur qu'il ne ressent pas. Si donc vous êtes affligé, je le suis avec vous; et si vous ne l'êtes pas, je le suis encore, beaucoup même, je le suis d'autant plus que je sais qu'un membre devenu insensible est à peu près perdu, et que pour un malade c'est être au plus bas que de ne plus sentir son mal. Mais Dieu me garde de penser que tel est votre état. Je me rappelle trop bien pour cela avec quelles délices, il n'y a pas longtemps encore, vous goûtiez les douceurs de la retraite; aussi ne puis-je croire que vous les ayez sitôt oubliées et que vous soyez déjà devenu insensible à une perte si récente. quand une plaie est nouvelle et saignante encore elle ne va point sans douleur ; or la vôtre n'a pas encore eu le temps de se cicatriser et de devenir insensible. D'ailleurs, convenez-en avec moi, vous n'avez que trop de sujets de douleur et d'affliction dans les pertes que vous faites tout les jours. Si je ne me trompe, c'est pour vous un véritable chagrin de vous sentir arraché des bras de votre Rachel (a), et c'est toujours pour vous une douleur nouvelle toutes les fois que cela vous arrive. Or quand cela ne vous arrive-t-il pas? que de fois vous voulez une chose, mais en vain! que de fois vous l'entreprenez sans pouvoir la conduire à bonne fin! Que d'efforts vous tentez sans succès! que de fois il vous arrive de ressentir les douleurs de l'enfantement (b) sans pouvoir rien mettre au monde! Vingt fois vous commencez et vingt fois vous êtes interrompu; vous ourdissez la trame, et les fils se rompent sous vos doigts; c'est comme dit le Prophète: " Les enfants ne demandent qu'à naître, mais les forces manquent à celle qui les doit mettre au jour (IV Reg. XIX, 3). " Vous vous reconnaissez à ce trait, n'est-ce pas, mieux que personne peut-être? Aussi permettez-moi de vous dire que je vous croirais le front de la génisse d'Ephraïm qui se plait au joug (Oseae X, 11) si vous en étiez venu jusqu'à aimer un pareil état de choses. Mais non, il n'en est rien : il faudrait que vous fussiez abandonné à votre sens réprouvé pour qu'il en fût ainsi. Je veux bien que rien de tel n'altère la paix de votre âme; mais je ne voudrais pas vous savoir indifférent au milieu de tous ces tracas; il n'est pas à mes yeux de paix plus à craindre que celle-là. Vous croyez peut être qu'on ne peut pas en arriver là; et moi je vous assure que vous y arriverez vous-même si, comme on ne le voit que trop souvent, l'habitude finit par vous faire tomber dans l'insouciance.

a On voit qu'il en était de même pour Grégoire le Grand, par un passage du prologue des Dialogues. Et Jean de Salisbury (in Fulger., VIII, c. 23 ), nous dit que la dignité du souverain pontificat pesait beaucoup aussi an pape Adrien IV.

b Horstius donne ici une version différente et fait dire à saint Bernard : " Vous faites des efforts et n'obtenez rien; vous êtes dans les douleurs de l'enfantement et ne pouvez rien mettre au monde. " Mais la plupart des anciennes éditions et des manuscrits préfèrent la nôtre, sauf quelques légères variantes.

CHAPITRE I, n. 1,

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CHAPITRE II. Comment l'habitude introduit des usages répréhensibles et conduit à l'endurcissement du cœur.

2. Ne comptez pas trop sur vos dispositions présentes, car il n'en est pas de si fermes dont le temps et le laisser-aller ne finissent par triompher. Vous savez que les blessures anciennes et négligées finissent par se couvrir d'un talus qui les rend incurables en même temps qu'insensibles; d'ailleurs une douleur vive et continue ne peut durer longtemps; si on ne la soulage, elle se calme d'elle-même; elle trouve un remède dans les consolations qu'on lui prodigue ou dans son propre excès. Qu'est-ce que l'habitude ne change point? que n'endurcit point la continuité ? de quoi l'usage ne vient-il pas à bout? que d'hommes remarquables n'a-t-on pas vus à la longue trouver agréable et doux ce qui d'abord leur avait semblé plein d'amertume? Entendez un saint en gémir en s'écriant: " Dans l'extrémité où je me trouve réduit, je me nourris de choses dont j'avais horreur auparavant et auxquelles je du n'osais même pas toucher (Job, VI, 7). " D'abord le fardeau parait insupportable, mais avec. le temps, si on continue à le porter, on finit par le trouver moins lourd, puis tolérable et presque léger; enfin on y prend même plaisir. Voilà comment par degrés on tombe dans l'endurcissement du cœur et bientôt après dans une complète indifférence; de même, pour en revenir à mon sujet, une douleur vive et continue finit bientôt par céder aux remèdes ou par s'émousser elle-même.

3. Voilà précisément pourquoi j'ai toujours redouté pour vous et je redoute encore, qu'après avoir trop tardé à chercher un remède à votre douleur, ne pouvant plus l'endurer davantage (a), vous ne vous jetiez de désespoir dans un malheur irréparable: oui, j'ai peur qu'au milieu de vos occupations sans nombre, perdant tout espoir d'en voir jamais la fin, vous ne finissiez par vous y faire et vous y endurcir au point de rien plus même ressentir une juste et utile douleur. Soyez prudent, sachez vous soustraire pour un temps à ces occupations si vous ne voulez point qu'elles vous absorbent tout entier, et vous mènent peu à peu là où vous ne voulez point aller. — Où cela? me direz-vous peut-être. — A l'endurcissement du cour, vous répondrai-je. Après cela, n'allez pas me demander ce que j'entends par là; c'est un abîme où l'on est déjà englouti dès qu'on n'en a plus peur. Il n'y a que le cœur endurci pour ne se point faire horreur à lui-même, parce qu'il ne se sent plus. Ne m'en demandez pas davantage sur ce point, adressez-vous plutôt à Pharaon, jamais un homme au cœur endurci ne s'est sauvé, à moins que Dieu, dans sa miséricorde, ne lui ait ôté son cœur de pierre, comme dit le Prophète, pour lui en donner un de chair. Qu'est-ce donc qu'un cœur endurci ? C'est celui qui ne peut plus être déchiré parles remords attendri par la piété ou touché par les prières; les menaces et les coups le trouvent également insensible; c'est un cœur qui paie les bienfaits par l'ingratitude; qu'il est peu sûr de conseiller et redoutable de juger;

a La plupart des manuscrits et les plus anciennes éditions donnent cette version; celle de Horstius en diffère un peu.

étranger à tout sentiment de pudeur en présence des choses honteuses, et de crainte en face du danger, on peut dire qu'il n'a rien de l'homme et qu'il est plein d'une téméraire audace dans les choses de Dieu: le passé, il l’oublie; le présent, il n'en tient aucun compte; l'avenir est le moindre de ses soucis; il ne, se rappelle du passé que les torts qu'on a eus à son égard; le présent pour lui n'est rien, et l'avenir ne l'intéresse qu'au point de vue des vengeances qu'il médite et prépare. Enfin, pour le peindre en un mot, c'est un coeur fermé à la crainte de Dieu et des hommes.

Voilà où toutes ces maudites occupations qui vous absorbent ne peuvent manquer de vous conduire, si vous continuez, comme vous l'avez fait jusqu'ici, à vous y livrer tout entier, sans rien réserver de vous-même. Vous perdez votre temps, et, si vous me permettez d'emprunter en m'adressant à vous, le langage de Jéthro (Exod.. XVIII, 18), vous vous consumez dans un travail insensé qui n'est propre qu'à tourmenter l'esprit, épuiser le coeur et vous faire perdre la grâce. Je ne puis en effet, en comparer les fruits qu'à de fragiles toiles d'araignées.

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CHAPITRE III. Il ne sied pas aux princes de l'Église de n'être occupés qu'à entendre des plaidoiries et à juger des procès.

4. Je vous demande ce que cela signifie de n'être du matin jusqu'au soir occupé qu'à plaider ou à entendre plaider? Encore s'il n'y avait que le jour d'absorbé par cet ingrat labeur! Mais les nuits mêmes y passent en partie; à peine accorde-t-on aux besoins impérieux de la nature un peu de relâche pour ce pauvre corps, et aussitôt on se relève pour retourner aux plaidoiries. Le jour transmet au jour des procès sans fin, et la nuit lègue à la nuit d'interminables embarras; c'est au point qu'il n'est plus possible de respirer un peu pour le bien, d'avoir le des heures réglées pour le repos, et de trouver quelques rares intervalles de loisir. Vous déplorez certainement comme moi un pareil état de choses, mais à quoi vous sert-il d'en gémir, si vous ne travaillez à le changer? Pourtant ne cessez jamais de le déplorer, et prenez garde qu'à la longue l'habitude ne vous y rende insensible. " Je les ai frappés, dit le Seigneur, et ils ne l'ont point senti (Jerem., V, 3). " Ne ressemblez pas à ceux-là, appliquez-vous plutôt à reproduire en vous les sentiments du juste, et ne cessez de vous écrier avec lui : " Quelle est ma force, hélas! pour tenir plus longtemps, et quand puis-je espérer de voir la fin de mes maux pour ne pas perdre patience? car après tout, je ne suis ni de marbre ni de bronze (Job., VI, 11) ? " La patience est certainement une belle et grande vertu, mais je ne voudrais pas que vous en eussiez pour ces choses; il y a des circonstances où il vaut mieux en manquer. Je ne pense pas en effet que vous enviiez la patience de ceux à qui saint Paul disait : " Vous êtes si sages que vous avez la patience de supporter les insensés (II Cor., XI, 19). " Si je ne me trompe ce n'était là qu'une pure ironie, et au lieu de les louer, l'Apôtre les raille de la facilité avec laquelle ils s'abandonnaient aux faux apôtres qui les avaient séduits et de la patience incroyable avec laquelle ils se laissaient entraîner par eux à toutes sortes de doctrines étrangères et impies; aussi ajoute-t-il une ligne plus bas : " Vous souffrez même qu'on vous traite en esclaves (loco cit.). " Évidemment, la patience d'un homme libre qui se laisse réduire en esclave, n'a rien de bon; je ne veux donc pas que vous vous dissimuliez que tous les jours, à votre insu, vous êtes réduit à une plus complète servitude, car il n'est rien qui dénote davantage un coeur usé que l'indifférence où le laisse son propre malheur. " La tribulation, a dit quelqu'un, ouvre l'oreille de l'intelligence (Isa., XXVIII, 19); " mais ce n'est vrai que lorsqu'elle n'est pas trop forte, autrement, au lieu de l'intelligence, c'est l'indifférence qu'elle produit. Il est dit, en effet, que l'impie, arrivé au fond de l'abîme du mal, n'a plus qu'indifférence et mépris (Prov. XVIII, 3). Réveillez-vous donc, et secouez avec horreur le joug odieux de la servitude qui non-seulement vous menace, mais déjà vous accable de son poids. Pensez-vous n'être point esclave parce que vous avez cent maîtres au lieu d'un? Je ne connais pas de servitude plus affreuse et plus lourde que celle des Juifs. qui trouvent des maîtres a partout où ils vont. Or, je vous le demande, êtes-vous jamais véritablement libre, indépendant, maître de vous-même? De quelque côté que vous vous tourniez, vous ne trouvez que le bruit et le tracas des affaires; votre joug vous suit partout.

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CHAPITRE IV. Il y a deux servitudes: l'une convient et l'autre ne convient pas au serviteur des serviteurs de Dieu.

5. Ne venez pas me dire avec l'Apôtre : " Quand je n'étais le serviteur de personne, je me suis fait l'esclave de tout le monde (I Corinth. IX, 19); " car les paroles de saint Paul ne sauraient vous convenir en effet, ce n'est pas pour servir de honteuses ambitions qu'il s'était fait le serviteur de tous les fidèles, car on ne voyait pas accourir à lui de tous les coins du monde, une foule d'intrigants, d'avares, de simoniaques, de sacrilèges, de concubinaires, d'incestueux et autres monstres à face

a Il y a dans le texte, à cet endroit, un glossème qui s'est glissé dans un certain nombre de manuscrits.

humaine, pour solliciter, de son autorité apostolique, les dignités de l'Église ou la permission de les conserver; non, il s'était réduit en servitude, cet homme qui disait: "Jésus-Christ est ma vie et la mort m'est un gain (Philipp., I, 21), " pour gagner à Dieu le plus d'âmes possible et non pas pour grossir les trésors de l'avarice. Je ne vois pas comment vous pourriez vous prévaloir pour excuser votre propre servitude, de l'esclavage habilement calculé de saint Paul et de sa charité aussi indépendante que libérale; mieux vaut à votre titre de successeur des apôtres, au repos de votre conscience et au bien de L’Église que vous prêtiez l'oreille à ces paroles de saint Paul: " Vous avez été rachetés à un très-haut prix, n'allez pas vous faire esclaves des hommes (I Corinth., VII, 23), " Or je vous demande si, pour un souverain Pontife surtout, il est rien qui sente plus l'esclavage et soit moins honorable que de s'épuiser de fatigues, je ne dis pas tous les jours, mais à chaque instant du jour, dans de pareils travaux et pour de pareils gens. Comment avec cela trouver le temps de faire oraison, d'instruire les peuples, d'édifier l'Église, et de méditer la loi de Dieu ? Ce n'est pas qu'il ne soit point question de lois dans votre palais, mais c'est des lois de Justinien et non de celles du divin Maître. Est-ce dans l'ordre ? répondez . La loi du Seigneur est une loi innocente et pure qui sanctifie les âmes, celles des empereurs ne sont guère que des sources de chicanes et de subtilités qui ne servent qu'à fausser les jugements des hommes. A quoi pensez-vous donc, ô vous le pasteur et l'évêque de nos âmes, quand vous souffrez qu'en votre présence l'une soit toujours réduite au silence tandis que les autres ne cessent de faire entendre leur voix? Ou je me trompe, ou un pareil désordre doit réveiller en vous quelques scrupules, et vous porter à vous écrier quelquefois avec le Prophète : " Les méchants m'ont entretenu de leurs inventions mensongères; mais cela n'a rien de comparable à votre loi (Psalm. CXVIII 35)." Allez donc maintenant et osez dire que vous êtes libre quand vous courbez la tête sous le poids d'un joug si flétrissant, sans pouvoir vous y dérober; que si vous le ;pouvez et ne le voulez pas, vous êtes doublement esclave, l'étant de plus d'une volonté si perverse. Je ne sache pas en effet, d'esclave plus digne de ce nom que celui qui est asservi à l'iniquité, à moins que vous ne trouviez qu'il n'est pas aussi honteux d'être réduit en servitude par le vice que par l'homme. Qu'importe qu'on soit esclave de gré ou de force ? un peu plus de pitié pour l'un et de mépris pour l'autre, toute la différence est là. — Mais que voulez-vous donc que je fasse, me diriez-vous ? — Que vous ne vous livriez pas sans ménagement à tous ces tracas. — Impossible, répondrez-vous peut-être, à moins de descendre de la chaire de saint Pierre. — Je le croirais comme vous, si je vous conseillais de rompre tout à fait avec ces occupations, mais je ne vous engage qu'à les interrompre.

CHAPITRE IV, n. 5.

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CHAPITRE V. On ne doit point s'occuper des autres au point de se négliger soi-même.

6. Voici donc d'un côté ce que je blâme, et de l'autre ce que j'approuve. Je ne puis que vous blâmer si vous consacrez tout ce que vous avez de temps et de faculté à l'action, sans rien en réserver pour la CONSIDÉRATION, et je pense que vous ne serez pas moins blâmé de quiconque a appris de Salomon que: " Celui qui sait se modérer dans l'action acquerra la sagesse (Eccli., XXXVIII, 25) : " d'ailleurs l'action elle-même n'a rien à gagner à n'être pas précédée de la considération. Si à vous voulez être tout à tous à la manière de celui qui le fut le premier, je ne puis que louer votre humilité, à condition toutefois qu'elle sera complète : or, comment en sera-t-il ainsi si vous êtes tout à tous, excepté à vous-même ? car enfin vous aussi vous êtes homme: donc, pour que votre dévouement soit plein et entier, il faut qu'il s'étende jusqu'à vous en s'étendant aux autres. Autrement, comme le dit le divin Maître, à quoi vous servirait de gagner tous les autres si vous vous perdiez vous-même (Math., XVI, 26) ? Ainsi donc, puisque vous êtes tout à tous, soyez-le aussi à vous-même. Faut-il qu'il n'y ait que vous au monde qui soyez privé de vous? Serez-vous toujours tout entier au dehors et jamais au dedans? Serez-vous le seul que vous ne puissiez recevoir à votre tour quand vous faites accueil à tout le monde ? Vous vous devez aux sages et aux insensés; ne vous devez-vous point à vous-même? Le sage et l'insensé, l'homme libre et l'esclave, le riche et le pauvre, l'homme et la femme, le jeune homme et le vieillard, le clerc et le laïque, le juste et le pécheur, tout le monde enfin, usera de vous, viendra puiser à votre cœur comme à une fontaine publique, et vous seul demeurerez à l'écart sans pouvoir étancher votre soif ! Si on maudit celui qui diminue sa part, que sera-ce de celui qui s'en prive tout à fait? Je veux bien que vous répandiez vos eaux jusque sur les places publiques, que vous abreuviez non-seulement les hommes, mais leurs bêtes de somme et leurs troupeaux, et jusqu'aux chameaux du serviteur d'Abraham, mais au moins buvez aussi comme les autres à votre propre puits. "L'étranger, a dit le Sage, ne boira pas de ces eaux-là (Prov. V, 17) ; " mais vous, êtes-vous l'étranger dont il parle? Pour qui ne le serez-vous pas si vous l'êtes pour vous-même? Enfin le Sage demande pour qui sera bon celui qui ne l'est pas pour lui-même (Eccli., XIV, 5). Souvenez-vous donc, je ne dis pas toujours, je ne dis même pas souvent, mais souvenez-vous au moins quelquefois de vous rendre à vous-même. Servez-vous de vous, sinon avec, du moins après tout le monde : peut-on moins exiger de vous? Aussi quand je parle de la sorte, je fais une concession, mais je n'exprime pas toute ma pensée; je crois même en ce cas vous demander beaucoup moins que l'Apôtre. — Vous êtes donc moins exigeant que lui? me direz-vous. — Je ne dis pas non; peut-être faut-il que ce soit ainsi; mais j'espère bien que vous ne vous en tiendrez pas à ce peu que je n'ose dépasser dans mes exigences, et, que vous irez bien au delà; il convient en effet que je ne vous demande que peu de chose, et que vous, de votre côté, vous fassiez beaucoup plus. D'ailleurs j'aime mieux que Votre Majesté me reproche un excès de timidité plutôt qu'un défaut de discrétion, mais je n'en devais pas moins vous donner cet avis, quelque sage que vous soyez, afin d'accomplir ce qui est écrit : " Donnez seulement l'occasion au sage, et il sera plus sage encore (Prov. IX, 9). "

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CHAPITRE VI. Le pouvoir judiciaire appartient plutôt aux princes de la terre qu'à ceux de l'Église.

7. Mais écoutez ce que pense l'Apôtre sur le point qui nous occupe : "Est-il possible, s'écrie-t-il, qu'il ne se trouve point parmi vous un seul homme prudent et sage qui puisse juger les différends qui surgissent entre ses frères (I Corinth., VI, 5) ? " Il avait dit un peu plus haut : " Je vous le conseille pour vous humilier, prenez pour juges de ces différends, les personnes les moins considérables dans l’Église (loco cit., 4). " Ainsi, suivant saint Paul, c'est au mépris de votre dignité apostolique que vous vous attribuez une fonction inférieure. dont vous devriez laisser l'exercice à des fidèles d'un rang moins élevé dans l'Église. Voilà pourquoi ce grand évêque disait à un autre évêque qu'il instruisait de ses devoirs : " Quiconque s'est enrôlé au service de Dieu ne doit plus se mêler des choses de ce monde (II Tim., II, 4). " Pour moi, je vais moins loin et me contente de ne vous conseiller que ce qui est possible, sans vouloir vous pousser à l'héroïsme. Croyez-vous, en effet, que de nos jours, tous ceux qui plaident pour la possession des biens de ce monde, et vous pressent de prononcer entre leurs prétentions opposées, se contenteraient de la réponse du Maître sur vos livres, et que vous puissiez dire: " O hommes, qui donc m'a établi votre juge (Luc., XII, 14) ? " Que penserait-on de vous si vous teniez ce langage? Que vous êtes un homme de votre province, qui ne connaît pas ses droits, qui ignore les prérogatives de la suprématie a, qui déshonore le siège où il est élevé et en amoindrit la dignité apostolique et suprême

a Un manuscrit du Vatican, reproduit par Vossius, remplace en cet endroit et dans le reste du traité le mot suprématie par celui de personat; mais cette version est en opposition avec celle de tous les autres manuscrits.

voilà ce qu'on dirait; mais ceux qui parleraient ainsi seraient bien embarrassés de nous dire en quelle occasion l'un des apôtres a jamais consenti à juger les différends qui surgissent entre les hommes, à régler le partage des héritages et la distribution des terres. Je trouve bien dans l'Ecriture que les apôtres comparurent devant des juges, mais je ne vois nulle part qu'ils aient été juges eux-mêmes; ils le seront un jour a, mais ce jour n'est pas encore venu. Assurément ou ne peut dire que ce soit s'amoindrir soi-même pour un serviteur de ne vouloir pas être au-dessus de son seigneur, pour un disciple de ne chercher point à s'élever plus haut que son maître, et pour un fils de ne pas dépasser les bornes qu'ont posées ses pères; or le seigneur et maître vous dit : " Qui est-ce qui m'a établi juge (Luc., XII, 14) ! " Vous trouverez-vous déshonoré, vous, son serviteur et son disciple, de ne point juger tout le monde? Il me semble que ce n'est pas estimer les choses à leur juste valeur que de trouver que, pour les apôtres et pour leurs successeurs qui sont appelés à juger des intérêts d'un ordre plus élevé, c'est s'amoindrir de ne se point constituer juges encore de pareils différends. On peut bien dédaigner de prononcer sur de misérables questions d'intérêts temporels, quand on est appelé à juger un jour les anges mêmes du ciel. C'est donc sur les fautes des hommes, et non sur leurs possessions terrestres, que vous devez exercer votre pouvoir de juger; c'est en effet uniquement en vue des premières et non pas des secondes que vous avez reçu les clefs du royaume des cieux pour en fermer la porte aux pécheurs, non pas aux propriétaires. La preuve en est dans ces paroles du Seigneur : " Sachez que le Fils de l'homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés, etc. (Matth., IX, 6). " Or, en quoi trouvez-vous plus de grandeur et de puissance à régler des héritages qu'à remettre les péchés? Mais il n'y a pas de comparaison à établir entre l'un et l'autre pouvoir. Ces intérêts temporels et vulgaires ont leurs juges spéciaux, ce sont les princes et les rois de ce monde De quel droit empiétez-vous donc sur leurs droits? Et pourquoi moissonnez-vous dans le champ d'autrui? Non pas que vous soyez indigne, mais je trouve indigne de vous arrêter à de pareilles fonctions quand vous êtes appelé à en exercer de bien plus importantes. Mais enfin, si vous y êtes quelquefois contraint, ne perdez pas de vue ce mot de l'Apôtre : " Si vous devez juger le monde, vous n'êtes pas indignes de juger de moindres choses (I Corinth., VI, 2). "

a C'est une allusion à ce passage de saint Matthieu, chapitre XIX, verset 28 : " Vous serez un jour assis..... etc. "

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CHAPITRE VII. Il faut avant tout vaquer aux devoirs de la piété et à la considération des choses éternelles.

8. Mais autre chose est de consacrer dans l'occasion quelques instants à ces affaires, si la nécessité l'exige, autre chose de s'y adonner tout entier, par choix, comme s'il s'agissait d'affaires importantes, dignes d'occuper un homme dans votre position et d'absorber tous ses soins. Je n'en finirais pas si je voulais vous dire toutes les choses pleines de force, de justesse et de vérité qui me viennent en ce moment à l'esprit sur ce sujet; mais puisque les temps sont mauvais, je me bornerai à vous recommander de ne pas vous adonner tout entier ni constamment à l'action, mais de réserver au moins une partie de votre temps et de votre coeur pour la considération. Et certes vous devez voir qu'en tenant ce langage je tiens beaucoup plus compte de ce qui est que de ce qui devrait être ; d'ailleurs il n'est pas défendu de céder à la nécessité. Il est bien certain que si on était libre de faire tout ce qu'il y a à faire, il faudrait sans contredit préférer en tout et avant tout, et pratiquer sinon exclusivement, du moins beaucoup plus que tout le reste, ce qui est bon à tout, je veux dire la piété. La raison même le démontre d'une manière invincible.

Vous me demandez ce que j'entends par la piété. C'est la pratique de la considération, et ne croyez pas que je sois d'un autre sentiment sur ce point que celui qui a défini la piété, le culte de Dieu (Job, XXVIII, 28, juxta LXX), il n'en est absolument rien; et si vous y réfléchissez, vous verrez que mes paroles ont, au moins en partie, le même sens que les siennes. En effet, qu'est-ce qui se rapporte davantage au culte de Dieu que ce que Dieu même nous recommande en ces termes, par la bouche du Psalmiste : " Soyez dans un saint repos et considérez que c'est moi qui suis le véritable Dieu (Psalm. XLV, 11) : " N'est-ce pas le rôle principal de la considération. D'ailleurs, que peut-on voir qui soit aussi évidemment utile à tout, que ce qui, par une sorte d'anticipation salutaire, s'approprie le rôle de l'action elle-même, en faisant en quelque sorte et en réglant d'avance tout ce qu'on doit faire plus tard ? Il faut bien après tout suivre cette marche si on ne veut pas que des choses qui peuvent être fort utiles, si elles sont faites avec réflexion et prévoyance, ne deviennent nuisibles par suite de la précipitation avec laquelle on les fait; ainsi que vous aurez pu vous en convaincre souvent vous-même, si vous voulez rappeler vos souvenirs, dans le jugement des causes portées à votre tribunal et dans la solution donnée aux questions graves et importantes soumises à votre décision.

La considération a pour premier effet de purifier sa propre source, c'est-à-dire, l'âme, où elle se produit; ensuite elle règle les affections, dirige les actes, corrige les excès, forme les moeurs, rend la vie honnête et régulière; elle donne enfin la science des choses divines et humaines. Elle fait succéder l'ordre à la confusion, elle rapproche ce qui s'écarte et réunit ce qui se disperse, elle pénètre les choses secrètes, recherche avec soin la vérité, examine ce qui n'en a que les apparences et découvre la fausseté et le mensonge. Elle règle et dispose d'avance ce qu'on doit faire, et revient sur ce qui est fait afin de ne rien laisser dans l'âme qui n'ait été corrigé ou qui ait besoin de l'être encore. Enfin, dans la prospérité, elle pressent les revers, et dans les revers, elle semble ne les point sentir : deux effets qui tiennent l'un à la force et l'autre à la prudence.

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CHAPITRE VIII. De la piété et de la contemplation naissent l'union et l'harmonie des quatre vertus principales.

9. C'est le cas de remarquer ici le doux accord des vertus et l'enchaînement qui les fait dépendre l'une de l'autre. Nous venons de voir que la prudence est la mère de la force et qu'il ne faudrait pas imputer à la force, mais à la témérité, toute résolution qui ne procède point de la prudence. Or c'est elle aussi qui, s'établissant comme arbitre entre les plaisirs des sens et les nécessités de la vie, les maintient dans de justes limites, retranche aux premiers ce qui serait de trop, accorde aux secondes ce qui doit suffire, et donne ainsi naissance à une troisième vertu qu'on appelle la tempérance. C'est qu'en effet la considération voit de l'intempérance aussi bien dans le refus obstiné du nécessaire que dans l'acceptation du superflu; car cette vertu consiste non-seulement à retrancher le superflu, mais aussi à accorder le nécessaire. C'est un sentiment que l'Apôtre ne semble pas seulement favoriser, mais donner pour le sien quand il nous recommande de prendre soin de notre chair sans toutefois aller jusqu'à en satisfaire tous les désirs. En effet quand il commence par nous dire : " Ne prenez pas soin de votre chair (Rom., XIII, 14.), " il condamne le superflu, et quand il ajoute : "au point de contenter tous ses désirs, " il n'exclut pas le nécessaire. Ce serait donc donner une définition exacte de l'a tempérance que de dire que c'est une vertu qui ne se tient ni en deçà ni au delà du nécessaire, suivant le mot du Philosophe: Rien de trop.

10. Pour en venir enfin à la justice, qui est aussi une des quatre vertus cardinales, n'est-il pas évident que la considération lui prépare les voies dans l'âme ? En effet, il faut que notre esprit se replie sur lui-même pour trouver en soi la règle de la justice, qui consiste à ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit à nous-mêmes, et à leur faire au contraire tout ce que nous voudrions qu'on nous fît. La justice tout entière se résume dans ces deux points.

Mais la justice ne va pas seule: remarquez en effet avec moi dans quel étroit rapport et dans quelle harmonieuse union elle se trouve avec la tempérance, puis la liaison de l'une et de l'antre avec la prudence et la force dont nous avons parlé plus haut. Si la justice consiste en partie à ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'ils nous fissent et se trouve complète quand nous suivons ce mot du divin Maître, : " Faites aux autres ce que vous voulez que les autres vous fassent (Matth., VII, 12), " il est évident qu'il n'en sera pas ainsi tant que la volonté qui nous est donnée dans les deux cas pour règle, ne sera point réglée elle-même de manière a ne pas plus convoiter le superflu qu'à rejeter le nécessaire : or c'est en cela précisément que consiste la tempérance.

Enfin la justice elle-même, pour ne point cesser d'être juste, ne doit pas s'écarter de la mesure que la tempérance lui prescrit eu ces termes par la bouche du Sage : " Ne soyez pas plus juste qu'il ne faut (Eccles. VII, 17), " comme s'il voulait faire entendre par là que la justice ne mérite pas d'être réputée justice quand elle cesse d'avoir la tempérance pour règle. Mais bien plus, la sagesse elle-même se soumet au frein de la tempérance, puisque saint Paul, avec cette sagesse qu'il tenait d'en haut, nous dit " de ne pas être plus sage qu'il ne faut, mais de l'être avec La sobriété (Rom., XII, 3). " D'un autre côté, le Seigneur nous apprend dans a son Evangile que la tempérance à son tour a également besoin de la justice, lorsqu'il condamne la tempérance de ceux qui ne jeûnaient que pour être vus des hommes (Matth., VI, 16). Ils ne manquaient pas de tempérance puisqu'ils se privaient de nourriture, mais de justice, en ne se proposant pas dans leurs jeunes de plaire à Dieu, mais aux hommes.

Enfin comment être juste et tempérant sans la vertu de force quand il nés est si évident qu'il faut une force et une force peu commune pour savoir est renfermer ses vœux et ses répugnances dans les limites étroites du trop et du trop peu, de sorte que la volonté soit contenue dans ce milieu précis, rigoureux, unique, invariable, également distant de tout excès et nettement circonscrit, tel enfin que le veut la vertu?

10. Dites-moi, je vous prie, si vous le pouvez, à la quelle de ces trois vertus cardinales vous assigneriez de préférence ce milieu qui leur touche de si près à toutes, qu'on le croirait le propre de chacune: ne serait-ce pas dans ce juste milieu que consiste la vertu, de sorte qu'on pourrait dire qu'il n'est autre chose que la vertu même ? Mais s'il en était ainsi il n'y aurait pas plusieurs vertus, toutes n'en feraient qu'une. Ne doit-on pas dire plutôt que, puisqu'il n'y a pas de vertu, si ce n'est dans ce milieu, il est lui-même comme l'essence et l'âme de toutes les vertus; car il les rapproche si bien les uns des autres qu'elles semblent toutes rien plus faire qu'une. On serait d'autant plus porté à croire qu'il en est ainsi, qu'elles ne participent pas seulement à ce juste milieu dans de certaines proportions, mais le possèdent chacune séparément tout entier. En effet, quoi de plus essentiel à la justice que ce juste milieu dont nous parlons? Elle ne peut s'en écarter qu'elle ne cesse de rendre à chacun ce qui lui est dû : or c'est en cela particulièrement qu'elle consiste. J'en dirai autant de la tempérance, il est évident qu'elle est ainsi nommée de ce qu'elle se tient dans un certain tempérament. Quant à la force, on ne peut nier non plus qu'elle ne s'exerce qu'à écarter les vices qui tentent de faire irruption dans ce juste milieu et de :'entamer par quelque endroit, c'est elle qui le défend et fait de lui le fondement du bien et le siège de la vertu. Ainsi donc c'est le propre de la justice, de la force et de la tempérance de garder un juste milieu; ce qui les distingue les unes des autres, c'est la manière dont elles le gardent : ainsi la justice maintient la volonté; la force y circonscrit l'action, et la tempérance y renferme la possession et l'usage. Il me reste maintenant à faire voir que la prudence ne demeure pas étrangère à cette admirable union des vertus. N'est-ce point elle qui la première découvre et reconnaît ce juste milieu quand depuis longtemps la notion, faute de pratique, s'en est effacée dans notre âme, a disparu sous la tyrannie jalouse du vice et dans les épaisses ténèbres qu'il répand à sa suite ? Ce qui fait que peu de gens savent le découvrir, c'est qu'il en est bien peu qui aient la prudence en partage. Ainsi donc le propre de la justice est de chercher ce milieu, celui de la force de s'en mettre en possession, et celui de la tempérance de savoir le garder. Je ne me suis point proposé de disserter ici sur les vertus, j'ai seulement voulu montrer combien il importe de vaquer à la considération, puisque c'est par elle que nous arrivons à la découverte de ces vérités et d'autres semblables. N'est-ce pas perdre sa vie que de la passer tout entière sans s'appliquer à un exercice si pieux et si utile?

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CHAPITRE IX. Il faut s'éloigner peu à peu des exemples des derniers papes pour se rapprocher de ceux des anciens.

12. Mais que dira-t-on a, si on vous voit vous adonner tout à coup sans réserve à cette philosophie que vos prédécesseurs ont un peu délaissée? Il ne manquera pas de gens qui vous verront d'un mauvais œil vous éloigner des sentiers battus par vos devanciers et qui croiront que vous n'agissez ainsi que pour jeter le blâme sur leur mémoire. Vous connaissez le proverbe: " On s'attire les regards des hommes quand on ne fait pas comme tout le monde; " on ne manquera pas de vous l'appliquer et de dire que vous ne vous proposez pas autre chose. D'ailleurs vous ne sauriez non plus sur-le-champ corriger toutes les erreurs de vos prédécesseurs, ni réparer toutes leurs fautes à la fois; mais avec le temps, et avec la sagesse que Dieu vous a donnée, vous pourrez profiter des occasions favorables pour vous y appliquer peu à peu; en attendant, tirez d'un mal dont vous n'êtes pas la cause tout le bien que vous pourrez.

Toutefois, si nous nous réglons sur les bons plutôt que sur les nouveaux exemples, il nous sera facile de trouver plus d'un souverain Pontife qui a su se créer des loisirs au milieu des affaires les plus importantes. Ainsi, dans un moment où Rome était sur le point d'être assiégée, et que l'épée des barbares était déjà comme suspendue sur la tête de ses citoyens, on n'en vit pas moins le pape saint Grégoire travailler en paix à ses doctes écrits; car ce fut précisément à cette époque, comme on le voit par la préface de son livre, qu'il commenta avec autant de talent que de soin la dernière partie et la plus ardue des prophéties d'Ezéchiel.

a La ponctuation de cette phrase, dans le texte, varie selon les éditions, sans toutefois présenter un sens notablement différent.

CHAPITRE IX.

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CHAPITRE X. Saint Bernard blâme sévèrement les abus dont les avocats, les procureurs et les plaideurs se rendent coupables, et il s'élève avec force contre leurs fourberies.

13. Mais enfin d'autres usages ont prévalu, les moeurs ont changé; on ne peut pas dire que nous marchons vers des temps difficiles; nous y sommes arrivés. La fraude, l'intrigue et la violence règnent aujourd'hui sur toute la terre: les plaideurs ne manquent pas, mais c'est à peine si le bon droit trouve un défenseur; partout les puissants oppriment les faibles. Je ne puis, direz-vous, retirer mon secours aux opprimés, ni refuser de rendre la justice à ceux dont les droits sont méconnus et violés; or on ne peut juger une affaire si elle n'est débattue et si on n'a point entendu les parties. Aussi ne trouvé-je pas mauvais que les causes soient discutées comme elles doivent l'être; mais la méthode suivie de nos jours me paraît tout à fait détestable, indigne de l'Eglise de même que du barreau, et je suis à me demander comment vos pieuses oreilles peuvent entendre toutes ces disputes d'avocats et tous ces assauts de paroles que je trouve bien plus propres à obscurcir la vérité qu'à la mettre en lumière; réformez ces usages détestables, mettez fin à ce verbiage inutile et fermez toutes ces bouches mensongères façonnées à l'art de l'imposture; elles n'ont d'éloquence que pour attaquer le bon droit et d'habileté qu'à défendre l'erreur. Le talent, chez ces avocats, ne sert qu'à faire le mal, et ils semblent n'avoir reçu le don de la parole que pour outrager la vérité. Ce sont des hommes qui se mêlent de donner des leçons à ceux de qui ils devraient en recevoir; ils présentent leurs inventions pour des faits avérés, embrouillent les vérités les plus simples et empêchent la justice d'avoir son cours. Rien n'est plus propre à faire découvrir sans peine la vérité qu'une exposition courte et simple des faits; je voudrais donc que dans les causes qui mériteront d'être portées à votre tribunal, et elles sont loin d'être toutes dans ce cas, vous prissiez l'habitude de décider rapidement, quoique après un examen suffisant, et de couper court à toutes ces longueurs inventées pour échapper à la condamnation et multiplier les frais. Appelez devant vous la cause de la veuve, du pauvre, de celui qui n'a rien à donner; quant aux autres, vous pourrez charger d'autres juges du soin de les expédier; d'ailleurs elles ne méritent pas pour la plupart l'honneur même d'une audience, car je ne vois pas pourquoi vous consentiriez à entendre des gens que l'évidence de leurs crimes a condamnés d'avance. Telle est l'impudence de certains hommes qu'alors même que toute leur cause atteste manifestement à tous les yeux leurs coupables intrigues, ils ne rougissent pas de solliciter une audience et de faire appel à la conscience publique, tandis que la leur devrait suffire pour les confondre. Personne encore n'a essayé de réprimer l'audace de ces hommes sans pudeur, aussi n'a-t-on pas manqué de voir leur nombre et leur effronterie s'accroître. D'ailleurs je ne sais comment il se fait que les gens vicieux ne redoutent point le jugement de leurs semblables, sans doute c'est que là où tout le monde est souillé, personne ne fait attention à la souillure des autres. On ne vit jamais, en effet, un avare rougir d'un avare comme lui, ni l'impudique et le débauché avoir honte de ses semblables. Or l'Eglise aujourd'hui est pleine d'ambitieux, voilà pourquoi on n'y témoigne pas plus de répugnance et d'horreur pour les intrigues et les cabales de l'ambition qu'on n'en éprouve dans une caverne de voleurs pour le récit des actes de brigandages exercés contre les voyageurs.

CHAPITRE X.

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CHAPITRE XI. On doit sévir avec vigueur contre les avocats et les procureurs qui cherchent à s'enrichir par l'injustice.

14. Si vous êtes un vrai disciple de Jésus-Christ que votre zèle s'enflamme et que votre autorité s'élève contre cette impudence et cette peste publique. Le Maître vous donne l'exemple, fixez vos yeux sur lui; puis entendez-le vous dire : " Que celui qui me sert, me suive (Joan., XII, 26). " Or ce qu'il prépare ce ne sont point les oreilles pour écouter, mais un fouet pour sévir : il n'a le temps ni de faire ni d'entendre de longs discours, et, au lieu de s'asseoir pour juger, il se lève et se précipite pour infliger la peine méritée; vous savez pourquoi, car il le dit, c'est parce qu'on a fait une maison de trafic de la maison de prières. Je voudrais que nos modernes trafiquants du temple rougissent de même à votre aspect ou redoutassent ainsi votre présence, car vous aussi vous avez le fouet en main : oui, qu'ils tremblent tous ces hommes d'argent et que leur or soit pour eux un sujet d'alarmes au lieu de les rassurer, et qu'ils se sentent plus portés à le cacher qu'à l'étaler à vos yeux en voyant que vous êtes plutôt disposé à le jeter au vent qu'à le recevoir. Si vous tenez cette conduite, vous ferez rentrer nombre de gens dans le devoir, vous rendrez à des emplois honorables une foule d'hommes qui ne sont occupés aujourd'hui qu'à poursuivre des gains honteux, et vous ôterez à tous ceux qui voudraient les imiter la pensée de le faire. Ajoutez à cela que vous vous procurerez en même temps ces loisirs dont je vous ai montré l'avantage, car vous vous trouverez beaucoup de temps libre pour vaquer à la considération, dès que vous en consacrerez moins aux affaires, dont vous ne réserverez comme je l'ai dit, qu'un très-petit nombre à votre tribunal, et renverrez le reste à d'autres juges chargés de les terminer. Quant à celles que vous aurez jugées dignes d'être portées devant vous, vous devez les expédier avec toute la rapidité que leur bonne solution comporte.

Quant à la considération, j'ai la pensée de ne pas m'en tenir à ce que je vous en ai dit, mais ce sera dans un second livre que je vous en reparlerai, car il est temps que je termine celui-ci si je ne veux pas qu'il finisse par vous fatiguer et vous déplaire en le prolongeant davantage.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON.

LIVRE I.

CHAPITRE I, n. 1,

225. C'est pour vous un, véritable chagrin de tous sentir arraché des bras de votre Rachel. Les Pères et les écrivains de la théologie mystique désignent habituellement la vie contemplative et la vie active par les noms de Rachel et de Lia, femmes remarquables l'une par sa fécondité et l'autre par sa beauté, qualités qu'on se plaît à regarder comme étant celles de ces deux genres de vie. C'est dans le même sens qu'on emploie souvent aussi les noms de Marthe et de Marie pour désigner la vie active et la vie contemplative. Saint Bernard insinue donc dans cet endroit que le pape Eugène qui, jusqu'au moment de son élévation au souverain Pontificat, ne s'était adonné qu'aux exercices de la vie contemplative, souffre avec peine de s'y voir arraché pour descendre aux occupations de la vie active, qui est pleine de distractions pour l'esprit, et l'accable souvent au point de lui ôter quelquefois la force de s'élever ensuite, à la contemplation des choses célestes. On ne peut douter au langage des saints Pères, de la peine que ressentent les âmes vraiment pieuses et dévotes, à se voir arrachées aux doux repos de la contemplation pour être lancées dans les tracas du siècle, élevées aux honneurs et promues aux dignités qui sont inséparables d'une foule d'occupations. Qu'il me soit permis de citer ici un exemple fameux de la peine et de la douleur que peut causer à l'âme la perte de ce calme religieux et de ce repos de la contemplation. Le très-saint pape Grégoire le Grand, se voyant élevé au plus haut point d'honneur qui soit dans l'Église, déplorait vivement sa position et son sort en les comparant avec ceux qu'il avait quittés. Ses paroles éloquentes sont une leçon pleine d'utilité et d'à propos, pour des hommes qui, loin de redouter le poids des honneurs, des soucis qui les accompagnent et la perte de la vie contemplative, se montrent au contraire, comme la génisse d'Ephraïm qui aimait à fouler le grain, possédés du désir d'obtenir ces dignités et se figurent qu'ils trouveront le bonheur caché sous les épines. Que les gens de ce caractère écoutent donc les gémissements et les plaintes de saint Grégoire, quand il déplore de se voir ramené sous prétexte qu'il est souverain Pontife, à la vie du siècle, et à des préoccupations terrestres plus nombreuses et plus grandes qu'il n'en avait jamais connues auparavant dans le monde. " J'ai perdu toutes les joies que je goûtais dans la retraite, je suis descendu pour l'âme bien plus que je ne suis monté en apparence aux yeux du corps. Aussi ce que je déplore, c'est de me trouver éloigné de la face de mon Créateur., etc. " Et un peu plus loin il continue en ces termes: " De tous côtés fond sur moi un véritable déluge de procès à juger qui m'accablent, de sorte que je pourrais dire avec le Psalmiste: Je suis tombé au milieu de la mer et la tempête m'a submergé. (Psalm. LXVIII, 3). En descendant du tribunal je voudrais rentrer en moi-même, mais j'en suis empêché par les tracas de mille vaines pensées. Aussi depuis ce moment puis-je dire que ce qui est au milieu de moi est devenu loin de moi et qu'il m'est impossible de faire ce que le Prophète m'ordonne en ces termes: Rentres en vous-mêmes prévaricateurs de ma loi (Psalm. XLVI, 8). " Accablé de sottes préoccupations je ne puis que m'écrier avec lui: " Mon coeur même m'a abandonné (Psalm. XXXVII, 11). J'aimais la beauté de la vie contemplative; c'était rua Rachel bien-aimée, stérile peut-être mais voyante et belle; son repos était sans doute moins fécond, mais ses yeux supportaient mieux la lumière. Mais par je ne sais quel jugement, la lumière se confond maintenant pour moi avec les ténèbres, c'est-à-dire avec la vie active et féconde mais chassieuse et presque aveugle bien que plus féconde. Je m'étais assis avec empressement aux pieds de Jésus avec Marie, pour recueillir ses paroles, et maintenant voici que j'en suis tiré pour aller avec Marthe m'occuper de soins extérieurs et dépenser mes forces en une foule de choses. " Tel était le langage de ce saint Pontife (In. Regist. lib. I, epist. 5 et epist. 6, 7, 24, 25 et 26). "

Écoutons encore un autre Pontife du même nom et du même rang que celui que nous venons d'entendre, Grégoire IX; il était dans les mêmes pensées et animé des mêmes sentiments lorsque écrivant aux religieux Camaldules, il leur exposait en ces termes les angoisses de son âme sur le trône Pontifical et leur demandait le secours de leurs prières: " Nous sommes bien souvent distraits des doux embrassements de notre Rachel à la vue claire et limpide par les importunités de la chassieuse Lia, et nous ne pouvons vaquer à l'oraison comme il faut; mais vous qui êtes assis aux pieds du Seigneur avec l'heureuse Marie, et à qui depuis longtemps nous sommes unis par le ciment de la charité, nous avons pensé que nous devions solliciter le secours de vos prières.. etc. " (Note de Horstius.)

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CHAPITRE IV, n. 5.

226. Mais c'est des lois de Justinien et non de celles du divin Maître. L'abus qu'on fit des lois est cause que de très-saints personnages, bien qu'animés d'un zèle véritable pour la justice, ont vivement critiqué les lois; mais leurs blâmes s'adressaient moins aux lois qu'à ceux qui en abusent; car ce sont eux qui font que les lois engendrent des procès. Il en est de même du vin; il n'est pas rare qu'il fasse mal, mais ce n'est pas à lui qu'il faut s'en prendre, c'est à ceux qui en abusent, on aurait tort de faire autrement. Qu'est-ce que l'abus ne peut vicier? Or ce qui corrompt l'usage des lois, ce sont particulièrement l'ambition et l'avidité, voilà ce qui fait qu'il n'est cause si mauvaise même qu'elle soit qui ne trouve un avocat pour la défendre; de là viennent toutes ces procédures qui retardent la marche des procès et empêchent qu'ils n'arrivent promptement au but, c'est-à-dire à la sentence du juge. Mais en voilà assez pour le moment sur ce sujet; nous y reviendrons au chapitre X.

Dans le passage qui nous occupe, saint Bernard ne conseille qu'au souverain Pontife de ne pas laisser l'interprétation des lois de Justinien et le jugement des procès absorber tout son temps; mais qu'est-ce qui nous empêche d'étendre cette recommandation à tous les prélats de l'Église, et même à tous les ecclésiastiques que nous voyons bien sou vent s'adonner à l'étude du droit et des lois avec d'autant plus d'ardeur qu'ils savent que c'est la route la plus sûre aux honneurs, aux profits et à tous les avantages matériels de la vie?

227. Mais qu'est-ce qui a faussé la vie et le goût des clercs au point qu'ils sont à présent plongés tout entiers dans l'étude et la pratique des lois de Justinien, tandis que par état, ils ne devraient avoir d'attrait et trouver de bonheur que dans la loi du Seigneur? N'est-ce pas ce qui devrait être, à ne considérer que leur genre de vie et la signification même de leur nom, puisque le mot clercs veut dire échus en partage au Seigneur? N'est-ce pas ce qu'ils proclament eux-mêmes tous les jours quand ils s'écrient après le Prophète, heureux "celui qui met toute son affection dans la loi du Seigneur et qui médite jour et nuit cette loi sainte (Psalm. I, 2). " Mais au lieu de cela les saintes Lettres leur sont étrangères et inconnues, ils n'ont aucun goût pour les livres qui traitent de piété et de spiritualité; ils n'y touchent même jamais, tout entiers au Codex et au Digeste, aux Novelles et aux Libels, ils ne goûtent et n'aiment que les procès, unique objet de leurs prédilections. Quant au code sacré, des Évangiles, aux faits et restes des saints, ils s'en occupent à peine, et s'ils murmurent quelques passages des psaumes, c'est à la hâte et comme à la dérobée, pendant l'office qui les retient an choeur et dont il leur tarde toujours d'être débarrassés. Leurs goûts sont tous profanes, bien loin d'être religieux. Quand méditent-ils la loi de Dieu, quand s'occupent-ils des fonctions saintes qui conviennent à leur état? Et pourtant ils répètent tous les jours avec le Psalmiste: " Combien est grand, Seigneur, l'amour que j'ai pour votre loi ! Tant que le jour dure, elle est l'objet de mes méditations (Psalin. CXVIII, 97). " Je ne comprends pas qu'ils ne craignent point que Dieu qui voit le fond de leur coeur, ou même leur propre conscience, ne leur reproche leur mensonge et ne les convainque de n'avoir rien moins que le coeur d'accord avec leurs paroles. Dans quelle pensée récitons-nous les psaumes tous les jours ? n'est-ce pas pour nous pénétrer de sentiments qui soient en rapport avec le sens que les psaumes expriment, et pour conformer notre conduite aux enseignements divins que nous y entendons? Peut-on croire qu'ils sentent ce qu'ils disent, ou du moins ce qu'ils répètent tous les jours avec le Prophète, quand ils appellent bienheureux l'homme qui scrute la loi de: Dieu et en fait jour et nuit l'objet de ses méditations? On ne peut s'étonner après cela de les voir perdre peu à peu le suc de la vraie piété : l'influence vivifiante des choses de Dieu ne les pénètre plus, on les voit s'affaiblir insensiblement sans même qu'ils s'en aperçoivent et mourir enfin tout à fait à la vie spirituelle.

228. C'est ce qui faisait dire à Pierre de Blois, homme fort érudit et très-versé dans la connaissance des lois : " Il est dangereux pour les clercs de s'adonner à la pratique des lois; elles absorbent tellement toutes les facultés de l'homme qu'elles le détournent tout à fait de la pensée des choses spirituelles et divines (Lettre XXVI). " Et ailleurs il continue : " La pratique des lois est rarement sans quelques procès provenant de certains contrats , qui sont comme une source de dommages et une mine de chicanes de toutes sortes, d'actions, d'obligations, de jugements de sentences d'appels et de mille autres procédures qui ne devraient contribuer qu'à empêcher les procès, et qui les font, au contraire, constamment renaître de leur cendre. " Tel est le langage qu'il tient au roi d'Angleterre dans une lettre où il l'engage à détourner le clergé de son royaume, de l'étude de la jurisprudence pour l'appliquer tout entier à celle de l'Écriture sainte, qui convient beaucoup mieux à l'état ecclésiastique. Voir nos Trompettes de la discipline ecclésiastique (Tub. VI, pag. 553). Nous voyons de même. dans Boronius (Tom, XII, an 1165, n. 21, Jean de Salisbury, détourner de l'étude des lois. chose plus curieuse qu'utile, Thomas, archevêque de Cantorbéry qui depuis eut la gloire de souffrir le martyre pour l'Eglise. " J'aimerais mieux, lui dit-il, vous voir vous nourrir des psaumes et des livres de morales de saint Grégoire: qui jamais s'est senti touché de quelque sentiment de componction à l'étude des lois?"

229. Je vois que saint Charles Borromée était dans les mêmes dispositions. " L'auteur de sa vie nous apprend qu'une fois devenu évêque il ne crut pas que la science de la jurisprudence qu'il avait cultivée étant jeune pût désormais lui convenir. Il employa à l'étude de la théologie et du droit canon, tout le temps dont peut disposer un cardinal, placé à la tête d'un vaste diocèse. A la théologie il joignit en particulier l'étude de l'Ecriture sainte, des saints pères et des interprètes les plus renommés; il aimait par-dessus tout cette science des saints canons qui lui remettait sous les yeux les coutumes et la vie des Pères, et lui apprenait à façonner et à gouverner son Eglise. Affligé de voir que parmi les sacrés canons on ne s'occupait guère que de ceux qui avaient rapport aux jugements et aux procès, il nomma lui-même des gens chargés d'exposer les canons où l'on pouvait le mieux apprendre à connaître les saintes institutions des Pères, les rites sacrés et la meilleure manière de gouverner une Eglise (Lib. VII, cap. XI). "

230. Il faut prendre ce qui précède dans le bon sens; il est bien certain qu'il ne viendra jamais à la pensée d'un homme de sens de condamner l'étude et la pratique des lois quand elles sont raisonnables et qu'elles n'ont pas pour but de favoriser des vues cupides mais de servir la justice et la vérité. Seulement il faut que ceux qui se sont engagés dans les saints ordres, apprennent avant tout ce qui concerne leur état et leur office, qu'ils aient des goûts en rapport avec leur vocation et évitent de s'adonner à des études étrangères à cette vocation ; qu'ils s'appliquent surtout à acquérir tout ce qui peut contribuer à lai perfection de leur état, et qu'ils ne tombent pas dans le défaut de n'apporter qu'un soin médiocre aux choses importantes quand ils en donnent un excessif aux choses de moindre importance et étrangères à leur condition. Voyez Lindan, évêque de Ruremonde. (lib. de impe. fug.), où il se demande pourquoi une foule de clercs ont aujourd'hui l'étude de la jurisprudence en plus grand honneur que celle de la théologie. (Note de Horstius.)

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CHAPITRE IX.

231. On n'en vit pas moins le pape saint Grégoire, travailler en paix, etc. — Le bruit des armes ne détournait pas plus le pape saint Grégoire de ses saintes études qu'il n'avait autrefois distrait Archimède des siennes. Dans sa préface, au livre second de ses homélies sur Ezéchiel, il dit qu'il n'était troublé dans son travail que par deux choses, l'extrême obscurité des visions du Prophète et l'imminence des maux terribles qui menaçaient Rome. Je viens d'être informé, dit-il, qu'Agilulphe, roi des Lombards, a passé le Pô et marche sur Rome dont il a l'intention de faire le siège. Aussi, jugez mes Frères de la difficulté que mon esprit éprouve au milieu de ses préoccupations et de ses craintes à pénétrer le sens obscur et mystérieux des paroles du Prophète..., etc. " Ce fut pourtant à cette époque qu'il exposa avec autant de clarté que d'élégance la dernière partie qui est en même temps la plus obscure des prophéties d'Ezéchiel, ainsi que saint Bernard en fait la remarque. Comment de nos jours les prélats et les clercs consument-ils leurs loisirs au sein du calme et de la paix dont nous jouissons ? N'est-ce pas en soins temporels et vains, plutôt qu'à de saintes études. Combien, hélas, n'en voit-on pas d'occupés de choses étrangères à leur état, aussi oiseuses qu'indignes d'eux ! Qu’importe que vous demeuriez tout à fait oisif ou que vous consumiez votre temps à des futilités? Autrefois on voyait de saints prélats trouver. au sein des plus graves occupations le temps de vaquer encore à la prière et aux exercices du culte divin; maintenant c'est à peine si nous en trouvons qui fassent cas du temps et sachent en ménager l'emploi. (Note de Horstius.)

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CHAPITRE X.

232... Vous prissiez l'habitude de décider rapidement..., etc. Saint Bernard se plaint ici des avocats qui, au lieu dé chercher à éteindre les chicanes et les procès, ne semblent au contraire, penser qu'à les entretenir et à jeter, comme on dit, de l'huile sur le feu. Avec eux un procès devient la source de nouveaux procès, les chicanes, succèdent aux chicanes, et les discussions d'intérêts une fois entamées ne semblent plus pouvoir finir. Cependant les plaideurs se ruinent, et souvent il leur serait bien plus avantageux de céder une partie de leurs droits que d'en poursuivre le recouvrement au risque d'en être encore pour les frais du procès après avoir perdu leur cause. Saint Bernard veut donc qu'on abrège la procédure et qu'on en fasse disparaître tout ce qui en embarrasse la marche et le cours; car il était persuadé que le plus sûr moyen d'arriver à connaître la vérité n'est que dans une plaidoirie courte et simple.

Bien des conciles ont fait en ce sens des règlements et dés statuts que nous serions heureux de voir observés dans la pratique. Ainsi le concile de Trente, session XXIV, chapitre 20, et session XXV, chapitre 10; De la réforme, s'exprime ainsi à ce sujet : " Le saint Synode avertit les juges ordinaires et tels autres juges que ce puisse être, de mettre tous leurs soins à terminer les procès dans le plus court délai possible, et de mettre un terme, par tous les moyens en leur pouvoir, en fixant des délais légaux ou en recourant à toute autre voie convenable, aux artifices des plaideurs, tendant à entraver la marche du procès ou à en faire en partie retarder le jugement, etc. "

Voyez encore le dernier concile de Latran, session XI et les Clément. de verb. sig. c., Finem lilibus, etc. (fin. de do. et cont., cap. 2, de re jud. et constitut de procur. cap., Nonnulli, de Rescr. cle. Dispendiosam, de Judiciis, et alibi saepius).

Le zélé restaurateur de la discipline ecclésiastique, saint Charles Borromée, travailla de toutes ses forces à faire observer ces canons, et, chose mémorable, " de son temps les notaires et les greffiers en vinrent à oublier presque la conduite des procès en matière bénéficiale, jusqu'alors si fréquents dans le clergé (Livre VII de sa vie, chapitre XXXVI). "

On sait aussi par le récit de Stapleton, auteur de la vie de Thomas Morus, le martyr de l'Angleterre, combien ce saint prélat avait horreur des longueurs interminables des procès. " Il expédia si bien toutes les causes pendantes à son tribunal, qu'un jour, après avoir terminé un procès, ayant appelé la cause qui venait ensuite, on lui répondit qu'il n'y en avait plus d'inscrite au rôle. " Voir sa Vie, page 39. (Note de Horstius.)

 

 

 

 

 

LIVRE II.

CHAPITRE I. Saint Bernard repousse les attaques dont il se voit l'objet par suite de la malheureuse issue de la croisade.

1. Je n'ai pas oublié la promesse que je vous ai faite il y a bien longtemps déjà, très-excellent et très-saint père Eugène, et je veux enfin m'acquitter envers vous, dût-il être un peu tard pour le faire.

Je rougirais d'avoir tant différé si je devais l'imputer à l'indifférence ou à l'oubli; mais il n'en est rien, vous savez que cela tient aux événements a importants qui sont survenus et qui semblaient devoir mettre

a En effet, à l'époque où saint Bernard écrivait ces lignes, les gens du monde faisaient éclater leurs murmures et leurs plaintes de la fâcheuse issue qu'avait eue la croisade. V. aux notes.

fin non-seulement à nos travaux et à nos études, mais à notre existence même. Nous avons vu le Seigneur, provoqué par nos infidélités, nous traiter comme si, avant les temps marqués, il eût déjà jugé la terre, dans sa justice, sinon dans sa miséricorde; car il a semblé ne plus se souvenir de son peuple et n'avoir plus aucun souci de la gloire de son nom. Aussi avons-nous entendu les nations infidèles s'écrier : " Où donc est maintenant leur Dieu (Psalm. CXIII, 2) ? " Comment s'en étonner? Les enfants de l'Eglise, ceux qui ont l'honneur de porter le titre de Chrétiens, ont succombé au milieu des déserts, moissonnés par le glaive ou consumés par la famine? " Les princes sont tombés dans le dernier mépris a, et le Seigneur les a fait errer hors du droit chemin dans des lieux impraticables (Psalm. CVI, 40), où tous leurs pas n'ont été marqués que par des afflictions et des malheurs (Psalm. XIII, 7). " Aussi la peur, le chagrin et la honte ont assiégé " les rois eux-mêmes au fond de leurs palais (Psalm. CIV, 30). " Hélas! quelle confusion pour les ministres de la parole de Dieu qui avaient promis la paix et annoncé toutes sortes de succès! Nous avions dit : " Vous aurez la paix, et la paix est loin de nous (Isa.., LII, 7). " Nous n'avions parlé que d'avantages à remporter, et nous n'avons vu que des déroutes, si bien que nous semblons avoir agi en cette circonstance avec imprudence et légèreté.

Il est certain que je me suis lancé dans cette entreprise avec une grande ardeur, mais on ne peut pas dire que. ce fut au hasard, puisque je n'ai fait qu'obéir à vos ordres, ou plutôt aux ordres de Dieu même qui me parlait par votre bouche. Comment donc se fait-il que nous ayons jeûné et qu'il n'ait pas jeté les yeux sur nous; que nous ayons humilié nos cœurs et qu'il n'en ait point tenu compte? car rien de et,, que nous avons fait n'a apaisé sa colère, et son bras est encore levé sur nos tètes. Avec quelle patience cependant ne continue-t-il pas à entendre les voix sacrilèges et les blasphèmes des Egyptiens, qui disent hautement qu'il n'a conduit son peuple dans le désert que pour l'y faire périr (Exod., XXXII, 12)? Et pourtant les jugements de Dieu sont justes et équitables, nul n'en saurait douter; mais celui-ci est pour moi un tel abîme que je n'hésite point à proclamer bienheureux tous ceux qui n'en prendront point occasion de se scandaliser.

2. Après tout, d'où vient aux hommes la témérité de reprendre ce qu'ils ne sauraient comprendre ? Rappelons-nous que les décrets de Dieu sont éternels, si cela peut être une consolation pour nous, comme ce l'était

a Du temps de saint Bernard, ce passage du psaume CVI, verset 40, se lisait un peu différemment de la version actuelle. Il y avait contentio au lieu de contemptio, comme on le voit par un passage de Guillaume de Tyr, livre XVI, chapitre 21. Nous avons préféré la seconde version à la première comme étant plus conforme à l'expression grecque des Septantes, ‘ exoudenosis.

pour celui qui disait : " Je me suis souvenu que vos jugements sont éternels, et ce m'a été une consolation (Psalm. CXVIII, 52). "

Je vais dire une chose que personne n'ignore et que tout le monde oublie en ce moment, car tels sont les hommes, ils perdent de vue, quand ils devraient s'en souvenir, les choses qu'ils ont présentes à l'esprit quand ils n'en ont que faire. Lorsque Moïse voulut tirer son peuple de la terre d'Egypte, il leur promit de les mener dans une contrée plus fertile (Exod., III, 37); car il n'aurait pu autrement se faire suivre d'un peuple qui n'estimait que la terre. Il lui fit en effet quitter l'Egypte, mais ne l'introduisit pas aussitôt dans là terre qa'il lui avait promise. Gardons-nous bien d'imputer à la témérité du chef ce triste événement qu'il n'avait pas prévu; il n'agissait en toute occasion que par l'ordre de Dieu et avec son concours, car le Seigneur confirmait sa mission par de continuels prodiges. Vous me ferez sans doute remarquer que Io peuple hébreu avait la tête dure et se révoltait continuellement contre Dieu et contre Moïse. son serviteur; qu'ils n'ont que trop bien mérité leur châtiment et que c'étaient des incrédules et des rebelles ; les nôtres, au contraire, quel mal ont-ils fait ? Demandez-le-leur, vous répondrai-je; pourquoi vous dirai-je ce qu'eux-mêmes ne feront point difficulté de vous avouer? Je ne dirai qu'une chose et vous demanderai seulement comment les Hébreux auraient pu arriver au terme de leur voyage en revenant sans cesse sur leurs pas? Et les nôtres, que de fois leur arriva-t-il aussi de revenir, par les désirs de leur cœur, en Egypte. Si les Hébreux tombèrent et périrent pour leur iniquité, pourquoi nous étonner gire les croisés, coupables des mêmes crimes, aient reçu le même châtiment? Dira-t-on que le malheur des premiers est en contradiction avec les promesses de Dieu? Celui des seconds ne l'est pas moins, car les promesses de Dieu ne peuvent jamais préjudicier en rien à sa justice. Mais écoutez un autre exemple.

3. Benjamin a prévariqué, toutes les autres tribus prennent les armes pour punir son crime, Dieu même le leur ordonne, en même temps qu'il met à leur tête le chef qui doit les conduire au combat. Les voilà donc qui en viennent aux mains ayant pour elles l'avantage du nombre, la bonté de leur cause et, ce qui vaut mieux que toua; cela encore, la faveur du Tout-Puissant. Mais " que Dieu est terrible dans ses desseins sur les enfants des hommes (Psalm. LXV, 5) ! " On vit les vengeurs du crime fuir devant ceux qu'ils venaient châtier et la troupe la plus nombreuse tourner le dos à celle qui l'était moins. Cependant ils ont recours à Dieu, et Dieu leur dit: "Retournez au combat. " Ils le font sur sa parole et sont une seconde fois mis en déroute, Ainsi voilà des hommes justes qui, d'abord assurés de la faveur de Dieu, puis obéissant à ses ordres formels, combattent pour la justice et succombent; mais plus leur valeur fut déçue, plus leur foi éclata.

Quelle opinion pensez-vous qu'auraient de moi nos chrétiens si, retournant une seconde fois (a) au combat sur ma parole et succombant de nouveau dans la lutte, ils m'entendaient leur dire encore : Recommencez une troisième fois l'entreprise où vous avez deux fois échoué? Eh bien, les enfants d'Israël, ne comptant pour rien une première et une seconde défaite, obéissent une troisième fois à l'ordre de Dieu, et remportent enfin la victoire. Peut-être nos chrétiens diront-ils : Qui nous assure que c'est Dieu qui nous parle par votre bouche? Quels miracles faites-vous pour que nous croyions en vous? Il ne m'appartient pas de répondre, et on comprendra le sentiment qui me fait garder le silence (b); mais vous, Eugène, répondez vous-même pour moi, et dites ce que vous avez vu de vos yeux et entendu de vos oreilles; ou plutôt répondez d'après ce que vous inspirera le Seigneur.

4. Mais peut-être vous demandez-vous pourquoi j'insiste tant sur un sujet qui semble n'avoir aucun rapport avec celui que je me proposais de traiter. Ce n'est pas que j'aie perdu ce dernier de vue, mais ce que je viens de vous dire ne me parait pas étranger à ce sujet. En effet, s'il m'en souvient bien, c'est de la considération que j'avais l'honneur d'entretenir Votre Sainteté; or le sujet que je viens de toucher est assez grand pour réclamer une considération attentive. Si les grandet; choses méritent d'attirer l'attention des grands, quel homme plus que vous, qui n'avez pas d'égal sur la terre, doit considérer celle-là d'un oeil plus attentif ? Mais c'est à vous, avec la sagesse et la puissance que vous avez reçues du Ciel, de voir ce que vous avez à faire dans les circonstances présentes, ce n'est pas à un humble religieux comme moi de vous dire : Faites ceci ou cela; il me suffit de vous avoir rappelé que vous avez quelque chose à faire pour consoler l'Eglise et fermer la bouche à ses détracteurs. Permettez que ces quelques lignes me servent d'apologie, et trouvez bon que je les dépose dans votre cœur, pour me servir de justification auprès de vous, sinon aux yeux de ceux qui ne jugent des choses que sur l'événement. Le témoignage d'une bonne conscience est la meilleure de toutes les apologies, et je ne me mets point en peine de ce que pensent de moi ceux qui appellent bien ce qui est mal, et mal ce qui est bien; qui prennent la lumière pour les ténèbres et les ténèbres pour la lumière. (Isa., V, 20). D'ailleurs, s'il faut qu'on murmure, j'aime. mieux que ce soit contre moi que contre Dieu, et je m'estimerai infiniment heureux de lui servir de bouclier, et de recevoir les traits

a On voit dans les lettres deux cent cinquante-sixième, deux cent quatre-vingt-huitième et trois cent quatre-vingt-sixième, et dans la Vie de saint Bernard, livre III, chapitre IV, pour quelles raisons notre saint Docteur a prêché la croisade.

b Saint Bernard fait ici allusion aux miracles qui accompagnèrent sa prédication de la guerre sainte. Voir sa Vie, livre IV, chapitres V et suivants, ainsi que sa lettre deux cent quarante-deuxième aux habitants de Toulouse et les notes qui l'accompagnent.

acérés des médisants et les dards empoisonnés des blasphémateurs pour qu'ils n'arrivent point jusqu'à lui. Je fais volontiers bon marché de ma propre gloire pourvu qu'on respecte la sienne, qui me fera la grâce de pouvoir m'écrier avec le Prophète : " C'est pour vous, Seigneur, que j'ai souffert tant d'opprobres et que mon visage est couvert de confusion (Psalm. LXVIII, 8). " Car je n'ambitionne pas d'autre gloire que de ressembler au divin Rédempteur et de pouvoir m'écrier avec lui : " Les outrages de ceux qui s'élevaient contre vous sont retombés sur moi (Psalm. LXVIII, 10). "

Mais il est temps que je revienne à mon sujet et que je poursuive le but que je m'étais marqué.

CHAPITRE I, n. 4.

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CHAPITRE II. Il ne faut pas confondre la considération avec la contemplation.

5. Et d'abord veuillez remarquer ce que j'entends par la considération proprement dite. Je ne veux pas qu'on l'assimile en tout à la contemplation ; en effet, celle-ci supposé la vérité déjà connue, tandis que la première a plus particulièrement pour but la recherche de la vérité ; aussi définirai-je volontiers la contemplation, une intuition claire et certaine des choses par l'oeil de l'esprit, ou, en d'autres termes, l'acte par lequel l'esprit embrasse une vérité connue, indubitable. Quant à la considération, je dirai que c'est un effort de la pensée, une application de l'esprit à la recherche de la vérité; ce qui n'empêche pas qu'on n'emploie bien souvent ces deux mots l'un pour l'autre.

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CHAPITRE III. La considération se divise en quatre parties.

6. Pour en venir maintenant à l'objet même de la considération, je crois qu'on peut en assigner quatre qui se présentent d'eux-mêmes à la pensée: vous d'abord, puis ce qui est au-dessous de vous, autour de vous et au-dessus de vous. Que votre considération commence par vous, et ne la portez point sur ce qui est placé hors de vous, en vous négligeant vous-même. Que vous servirait en effet de gagner l'univers si vous veniez à perdre votre âme (Matth. XVI, 26) ? Soyez sage tant qu'il vous plaira, je dis qu'il manquera toujours quelque chose à votre sagesse si vous ne l'êtes pas pour vous. Que lui manquera-t-il donc ? Tout, à mon avis. Quand vous connaîtriez tous les mystères à la fois, combien la terre est vaste, le ciel élevé, l'océan profond, si vous ne vous connaissez pas vous-même, vous ressemblez à un homme qui bâtirait sans fondement, vous amassez des ruines au lieu d'élever un édifice. Tout ce que vous construirez hors de vous-même sera comme un tas de poussière exposé s à tous les vents. Nul ne peut donc passer pour sage s'il ne l'est pour lui-même, en sorte que tout sage sera d'abord sage pour soi et boira le premier de l'eau de sa propre fontaine. En conséquence, que votre considération non-seulement commence, mais aussi finisse par vous. Si elle s'égare ailleurs, ce sera toujours avec profit pour votre salut que vous la ramènerez à vous; soyez-en le premier et le dernier terme, prenez exemple sur le souverain créateur de toutes choses, qui envoie son Verbe et le retient en même temps ; votre verbe à vous, c'est votre considération; si loin qu'elle aille, il ne faut pas qu'elle vous quitte tout à fait; qu'elle fasse des excursions, mais qu'elle ne cesse pas néanmoins d'avoir toujours sa résidence dans votre âme. Quand il s'agit du salut, nul n'est plus intéressé au vôtre que le fils de votre mère. Gardez-vous donc bien d'avoir dans la pensée rien de contraire, que dis-je? rien d'étranger à votre salut; si donc il se présente à votre esprit quoi que ce soit qui ne s'y rapporte point d'une manière ou d'une autre, vous devez le repousser.

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CHAPITRE IV. La connaissance de soi-même exige de l’Homme une triple considération. Premier objet de la considération.

7. La considération de vous-même se divise en trois parties différentes; vous pouvez considérer en effet ce que vous êtes, qui vous êtes et quel vous êtes. Ce que vous êtes se rapporte à la nature; qui vous êtes, à la personne, et quel vous êtes, aux moeurs. Qu'êtes-vous en effet? un homme. Qui êtes vous? Le Pape ou le souverain Pontife. Enfin quel êtes-vous? Bienveillant, doux et le reste. Quoique la considération, le premier de ces trois points, convienne plutôt à un philosophe qu'à un successeur des Apôtres, pourtant il y a dans la définition de l'homme, qu'on appelle un animal raisonnable et sujet à la mort, quelque chose qui mérite encore de fixer votre attention, si vous permettez que nous nous .y arrêtions. D'ailleurs je ne vois rien dans cet examen qui répugne ni à votre profession ni à votre rang, j'y vois même quelque avantage pour votre salut. En effet, si vous considérez que vous êtes en même temps raisonnable et mortel, vous arrivez immédiatement à cette double conséquence, digne de l'attention d'un homme sage et réfléchi, que d'être mortel abaisse l'être raisonnable, et que d'être raisonnable relève l'être mortel. S'il se présente encore sur ce point quelques remarques à. faire, je les ferai plus tard et peut-être avec plus de fruit qu'en ce moment, à cause de l'enchaînement des sujets à traiter,

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CHAPITRE V. Le second objet de la considération est de voir attentivement qui nous sommes et d'où nous venons.

8. Qu'êtes-vous aujourd'hui et qu'étiez-vous auparavant? Voilà ce que nous avons à examiner. Toutefois sur ce dernier point, — qu'étiez-vous auparavant? — je pense qu'il vaudrait peut-être mieux garder le silence et laisser un pareil sujet à vos méditations. Pourtant qu'il me soit permis de vous dire qu'il serait indigne de vous de rester au-dessous de la perfection, quand on est allé vous prendre parmi les plus parfaits. N'y aurait-il pas en effet pour vous de quoi rougir de vous voir petit dans un poste élevé, quand vous vous souvenez d'avoir été grand dans une condition obscure? vous n'avez point oublie` votre premier état, on n'a pu en bannir le souvenir de votre coeur ni en effacer la mémoire de votre esprit, comme on vous y a vous-même arraché; ce ne sera jamais sans fruit que vous l'aurez devant les yeux dans l'exercice du souverain pouvoir, dans le jugement des causes portées à votre tribunal et dans toutes vos entreprises. Cette considération vous fera mépriser les honneurs au sein des honneurs mêmes, ce qui n'est pas peu de chose; que votre coeur n'en soit jamais vide, elle vous servira d'égide contre ce trait mortel: " Quand il était élevé au comble des honneurs, il n'a point compris sa dignité (Psalm. XLVIII, 13). "

Dites-vous donc à vous-même: J'étais placé bien bas dans la maison de mon Dieu; comment se fait-il donc que de pauvre et d'obscur que j'étais, je me voie maintenant élevé au-dessus des royaumes et des empires? Qui suis-je donc et qu'était la maison de mon père, pour que je sois assis sur le premier trône de l'univers? assurément celui qui m'a dit: " Mon ami, montez plus haut (Luc, XIV, 10), " a pensé que je serais toujours son ami; si je cesse de l'être, il ne peut en résulter rien que de fâcheux pour moi; car celui qui m'a élevé peut aussi m'abaisser; il serait trop tard alors de m'écrier : " Seigneur, en m'élevant vous avait fait mon malheur (Psalm. CI, 11). " L'élévation n'a rien de bien attrayant quand la sollicitude qui la suit est plus grande qu'elle encore. L'une est un piège, l'autre est une épreuve pour l'amitié: préparons-nous à en triompher si nous ne voulons pas être un jour honteusement relégués à la dernière place.

CHAPITRE V.

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CHAPITRE VI. A quoi doivent s'appliquer les princes de l'Église.

9. Il n'y a pas moyen de nous dissimuler votre élévation; mais pourquoi avez-vous été élevé au-dessus des autres? Voilà ce qui mérite toute votre attention. Je ne pense pas que ce soit pour dominer, car le Prophète, s'étant vu élever comme vous, entendit ces paroles retentir à ses oreilles: " C'est pour que tu arraches et que tu détruises, pour que tu perdes et que tu dissipes, et, enfin, pour que tu plantes et que tu édifies (Jerem., I, 10). " Trouvez-vous dans ces paroles un seul mot qui fasse songer au faste et à la grandeur ? Dans ces expressions figurée empruntées au travail des champs, je vois plutôt une image des pénibles

de travaux de l'administration spirituelle. Et nous aussi, quelque haute opinion que nous ayons de nous, il faut bien nous persuader que nous en ne sommes point appelés à commander en maîtres, mais à travailler comme de véritables serviteurs. Je ne suis point au-dessus du Prophète, et si par hasard j'ai reçu un pouvoir égal au sien, je ne saurais lui être comparé quant aux mérites. Voilà ce que vous devez vous dire, et la leçon que vous devez vous faire, vous qui êtes chargé d'instruire les autres. Regardez-vous comme un prophète; n'est-ce pas assez ? Je trouve que c'est même beaucoup trop; mais enfin ce que vous êtes, c'est par la grâce de Dieu que vous l'êtes. Qu'êtes-vous donc? Un prophète, si vous voulez; voulez-vous être davantage? Vous n'en devez pas moins, si vous êtes sage, vous contenter de la mesure à laquelle vous avez été mesuré par le Seigneur, tout ce qui excède vient d'une mauvaise source. Apprenez donc, à l'exemple du Prophète, à n'occuper la première place que pour faire par vous-même plutôt que pour faire faire ce qu'exige le besoin des temps, et soyez persuadé que pour imiter le Prophète vous avez plutôt besoin d'un sarcloir que d'un sceptre; vous savez bien qu'il n'a point été élevé pour régner mais pour extirper les mauvaises herbes. Mais trouverez-vous encore quelque chose à faire dans le champ du père de famille? Certainement, et beaucoup même! car les prophètes n'ont pu le purger tout entier et ils ont laissé encore quelque chose à faire aux apôtres, qui vinrent après eux; ceux-ci vous en ont laissé aussi, et soyez convaincu que vous n'achèverez pas la besogne que vous avez reçue de vos pères; il en restera pour votre successeur qui lui-même en laissera encore aux siens, et ainsi jusqu'à la fin. Vous savez bien que jusqu'à la onzième heure du jour, les ouvriers de l'Évangile sont repris de leur oisiveté et envoyés à la vigne. Vos prédécesseurs, les Apôtres, ont entendu cette parole: "La moisson est abondante, mais les ouvriers sont rares (Matth., IX, 37). " Eh bien, revendiquez pour vous l'héritage de vos pères, car si vous êtes leur fils, vous devez aussi être leur héritier (Galat., IV, 7). Pour montrer que vous l'êtes en effet, mettez-vous à l'œuvre et ne vous endormez pas dans l'oisiveté si vous ne voulez pas qu'on vous dise: " Pourquoi restez-vous là toute la journée à ne rien faire (Matth., XX, 6) ? "

10. Il faut bien moins encore qu'on puisse vous trouver au sein des délices, des pompes ou des vanités du monde, car ce n'est pas ce que vous avez reçu en héritage. Que vous revient-il donc. d'après les tablettes du testateur ? Si vous vous en tenez à la teneur du testament, il ne vous revient ni honneurs ni richesses, mais des soucis et des fatigues. La chaire pontificale flatte-t-elle votre amour-propre ? Rappelez-vous qu'elle n'est autre chose que le poste élevé d'où, semblable à la sentinelle, vous devez promener vos regards sur tout; car le nom même d'évêque emporte l'idée d'un devoir à remplir et non pas d'une domination à exercer. C'est en effet pour avoir l'oeil ouvert sur tout, que vous êtes placé dans un lieu élevé d'où vous puissiez tout embrasser du regard, et cette vigilance a pour conséquence naturelle non le repos, mais le

travail. Peut-on bien songer à la gloire quand le repos même est défendu? D'ailleurs, le moyen de se reposer sous le poids incessant d'une sollicitude qui s'étend à toutes les Eglises ? En effet, que vous a légué le saint Apôtre qui disait : " Je vous donne ce que j'ai (Act., III, 6) ? " Qu'est-ce que cela ? Tout ce que je sais, c'est que ce n'est ni de l'or ni de l'argent, car il a dit : " Pour ce qui est de l'or et ale l'argent, je n'en ai pas (Ibid). " Si donc il vous arrive d'en avoir, servez-vous-en, non selon vos caprices, mais suivant le besoin des temps; alors vous en userez comme n'en usant pas. Si les richesses, par rapport à l'âme, ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, on ne peut nier pourtant qu'en user est un bien; en abuser, un mal ; s'en mettre en peine, la pire des choses; et les rechercher, une honte. Je veux bien qu'à certains titres vous puissiez exiger de l'or et de l'argent, ce ne peut jamais être en tant que vous êtes le successeur de l'Apôtre, puisqu'il n'a pas pu vous laisser en héritage ce qu'il n'avait pas. Tout ce qu'il avait, il vous l'a donné, c'est, comme je vous l'ai déjà dit, le soin de veiller sur toutes les Eglises : faut-il entendre par-là le pouvoir de les dominer ? Ecoutez, il vous répond lui-même : " Nous ne sommes pas les dominateurs de la tribu sainte; mais nous devons être les modèles du troupeau (I Petr., V, 3) ; " et pour que vous ne croyiez pas qu'il ne s'exprime de la sorte que par humilité, et non dans la conviction qu'il ne disait rien que de très-vrai, écoutez la parole du Seigneur lui-même dans son saint Evangile : " Les rois des nations, dit-il, les dominent, et ceux qui exercent leur empire sur les peuples, se fout appeler par eux bienfaiteurs : ne faites pas de même (Luc., XXII, 25). " Rien de plus clair, vous le voyez, toute domination est interdite aux apôtres.

11. Allez donc maintenant et osez après cela vous arroger l'apostolat comme un attribut du pouvoir suprême, ou la puissance souveraine comme une conséquence de l'apostolat, évidemment vous ne pouvez revendiquer l'un et l'autre à la fois; songer à les posséder concurremment tous les deux, c'est vouloir les perdre en même temps l'un et l'autre.

D'ailleurs ne vous croyez pas excepté du nombre de ceux dont Dieu se plaint en ces termes : " Ils ont régné par eux-mêmes et non par moi; Ils ont été princes, et je ne l'ai point su (Oseae, VIII, 4). " Après cela, si vous aimez mieux régner sans le secours d'en haut, vous n'en aurez pas moins de gloire, mais non pas auprès de Dieu.

A présent que nous sommes fixés sur ce qui est défendu, voyons ce qui est prescrit. "Que celui qui est le plus grand parmi vous se fasse comme 1e plus petit, et que celui qui commande devienne comme celui qui sert (Luc., XI, 26). " Voilà la règle des apôtres: ils ont un devoir à remplir et non pas une domination à exercer; c'est d'ailleurs ce que le législateur confirme par son propre exemple quand il continue en ces termes: " Ainsi je suis au milieu de vous comme celui qui sert (Ibid., 27). " Qui est-ce qui craindra de se déshonorer en acceptant un titre qu e Seigneur lui-même a porté le premier? Saint Paul s'en glorifie, et il a raison, quand il dit : " S'ils sont ministres de Jésus-Christ, je le suis comme eux; " et qu'il continue: " J'ose le dire, dussé-je en cela manquer de sagesse, je le suis plus qu'eux ; en preuve, les longues fatigues que j'ai essuyées, les fers dont j'ai été chargé, les coups sans nombre que j'ai reçus et la, mort que j'ai tant de fois affrontée (II Corinth., XI, 23)." Quelle gloire de servir de la sorte ! cela ne vaut-il pas beaucoup mieux que de régner ? Si donc vous voulez de la gloire, vous avez l'exemple des saints sous les yeux, on vous propose la gloire même des apôtres. Est-ce trop peu à votre avis? Ali ! qui me donnera, à moi, d'égaler un jour les saints dans leur gloire ? Le Prophète en parle en ces termes : " A mes yeux, Seigneur, vos saints sont comblés d'un excès d'honneur, et leur puissance est établie d'une façon inébranlable (Psalm. CXXXVIII, 17) ! " Et l'Apôtre s'écrie à son tour, sur le même sujet : " Loin de moi la pensée de me glorifier jamais en autre chose que dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Gal., VI, 14). "

12. Puissiez-vous vous glorifier toujours de cette excellente manière et préférer pour vous la gloire que les prophètes et les apôtres ont seule ambitionnée et qu'ils vous ont laissée à poursuivre après eux ! Reconnaissez votre héritage dans la croix du Sauveur, dans les travaux et les fatigues. Heureux celui qui a pu dire: " J'ai travaillé plus que les autres (I Corinth., XV, 10) ! " Voila où il y a de la gloire, mais une gloire oit rien ne sent la vanité, la mollesse et l'oisiveté. Si le travail vous effraie, que la récompense vous excite; il est certain que chacun sera récompensé dans la proportion de ce qu'il aura fait. Or si ce grand Apôtre a travaillé plus que tous les autres, il n'a pourtant pas tout fait et vous avez encore de quoi vous occuper. Allez donc dans le champ de votre maître, et considérez attentivement combien, même de nos jours, il est encore hérissé des ronces et des épines de l'antique anathème. Oui, allez dans le monde, allez-y, vous dis-je, non pas comme un seigneur dans ses domaines, mais comme un colon qui vient surveiller et exécuter des travaux dont il doit rendre compte un jour ; et quand je vous dis : Allez-y, c'est des pieds d'une vigilance attentive, que je vous engage à vous y transporter à l'exemple de ceux qui avaient reçu l'ordre de parcourir le monde entier et qui ne se rendirent point de leur personne en tous lieux, mais y pénétrèrent par l'action de leur esprit. Je vous dirai donc aussi: Levez également les yeux de votre considération, et voyez si toutes les régions du monde ne sont pas plutôt desséchées pour devenir la proie des flammes que blanchies pour la faux du moissonneur. Hélas! que de fois ce qu'à première vue vous avez pris pour de riches récoltes, examiné de plus près ne vous offrira plus que des broussailles! que dis-je, des broussailles? moins que cela encore, de vieux troncs d'arbres minés par les ans et la pourriture, hors d'état de porter désormais aucun fruit, à moins que ce ne soit des glands et des siliques comme on en donne aux pourceaux. Jusqu'à quand faut-il qu'ils occupent inutilement la terre ? Je ne doute pas, si vous sortez pour jeter un coup d'oeil sur le champ du Père de famille, que vous ne rougissiez à la vue d'un pareil état de choses, de laisser dormir la cognée et d'avoir reçu en vain la serpe que vous ont léguée les apôtres.

13. C'est dans ce champ que le patriarche Isaac était sorti le jour où Rébecca s'offrit à lui pour la première fois, et, comme le dit l'Ecriture " Il y était venu pour s'y livrer à la méditation (Genes., XXIV, 62). " Mais s'il y alla pour méditer, vous c'est pour arracher que vous devez vous y rendre. Déjà votre méditation doit être terminée, le moment d'agir est venu, il est trop tard maintenant pour vous de demander ce que vous devez faire; c'était auparavant, suivant ce conseil du Sauveur, que vous deviez vous asseoir, examiner l'ouvrage, mesurer vos forces, vous demander si vous étiez capable d'une pareille entreprise, faire provision de mérites et supputer la somme de vertus que vous auriez à dépenser pour mener l'ouvre à bonne fin. A l'ouvre donc! le moment de trancher dans le vif est arrivé, si toutefois la méditation a eu son jour. Votre coeur a-t-il déjà commencé, que la langue, que la main agissent de concert avec lui. Ceignez vos flancs de votre glaive, c'est-à-dire, du glaive de l'esprit qui n'est autre que la parole de Dieu (Ephes., VI, 17). Que votre main, que votre bras se couvre de gloire en châtiant les nations, en réprimant les peuples, en serrant les rois dans de fortes entraves et les grands dans des menottes de fer (Psalm. CXLIX, 7 et 8). Voilà comment vous honorerez votre ministère et comment votre charge vous honorera. C'est là ce qui s'appelle exercer le souverain pouvoir, et repousser de votre héritage les animaux malfaisants, afin que vos troupeaux puissent se répandre sans crainte dans les pâturages. Mais après avoir dompté les loups, vous n'opprimerez point les brebis, car ce n'est pas pour cela que vous les avez reçues mais pour les faire paître. Si vous avez bien considéré qui vous êtes, vous n'ignorez pas que vous avez tous ces devoirs à remplir : or, si vous le savez et ne le faites pas, vous péchez (Jacob., IV, 17) ; car vous n'avez certainement pas oublié en quel endroit vous avez lu ces paroles : " Le serviteur qui connaît la volonté de son maître et ne l'accomplit pas, sera, rudement châtié (Luc., XII, 47). Voyez ce que faisaient les prophètes et les apôtres, de tout coeur à la lutte, on ne les voyait pas se reposer mollement sur des coussins de soie. Si vous descendez des apôtres et des prophètes, suivez l'exemple qu'ils vous ont donné et montrez en marchant sur leurs pas que vous êtes de leur noble race, de cette race dont l'éclat consiste dans la sainteté des moeurs et la fermeté de la foi. C'est par là qu'ils ont conquis des royaumes, accompli les devoirs de la justice et reçu l'effet des promesses (Hébr. XI., 33). Oui, tel est le titre authentique de l'héritage que vous ont laissé vos pères, je l'ai déroulé sous vos yeux afin que vous y cherchiez vous-même la part qui doit vous revenir. Revêtez-vous de force, c'est un vêtement qui fait partie de votre héritage; entrez en possession de la foi, de la piété, de la sagesse des saints, qui n'est autre que la crainte du Seigneur, et vous voilà maître de votre patrimoine; vous l'avez tout entier, rien n'y manque.

Quel fonds est plus riche que la vertu? Je n'en connais pas de plus solide que l'humilité ; tout édifice spirituel qui repose sur cette base s'élève et grandit comme un temple consacré au Seigneur. Que de gens sont parvenus par elle à vaincre leurs ennemis? car il n'est pas de vertu qui puisse au même point triompher de l'orgueil des démons et de la tyrannie des hommes. D'ailleurs, si elle est pour toutes sortes de personnes comme une tour inexpugnable qui les met à l'abri des coups de l'ennemi, il arrive encore, je ne sais comment, qu'elle paraît plus grande dans les grands et plus éclatante dans ceux qu'un certain éclat environne. C'est le plus beau joyau de la couronne d'un souverain pontife ; car plus il est élevé au-dessus des autres hommes, plus son humilité semble l'élever au-dessus de lui-même.

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CHAPITRE VII. Revenant sur la question qu'il s'est posée d'abord, saint Bernard examine plus en détail ce qu'est un souverain Pontife.

14. Peut-être me reprochera-t-on de traiter mon second point avant d'avoir suffisamment développé le premier; car ma plume, n'osant pas sans doute exposer dans sa nudité, à tous les regards, un homme assis au rang suprême, s'est laissée aller, je ne sais trop comment, à vous représenter tel que vous devez être et s'est hâtée de vous revêtir de vos plus beaux ornements, avant même d'avoir complètement achevé de retracer ce que vous êtes, sans cela vos imperfections auraient été d'autant plus apparentes que vous êtes plus élevé. Comment, en effet, ne pas apercevoir le délabrement d'une ville placée sur le faîte d'une montagne, ou la fumée d'une lampe qu'on laisse sur le chandelier après l'avoir éteinte? Un homme insensé sur le trône n'est qu'un singe sur le haut d'un toit. Or écoutez mon refrain maintenant, il est peu flatteur, je l'avoue, mais il n'en est pas moins salutaire pour cela. C'est quelque chose de monstrueux pour moi qu'une âme sans grandeur dans le rang suprême, une vie abjecte et basse dans un poste éminent, une langue habile à parler de grandes choses et une main paresseuse à les faire, des paroles sans nombre et des actions stériles, un visage plein de gravité et nue conduite légère, une autorité souveraine et une volonté sans consistance aucune. Voilà le miroir, que tout visage difforme s'y reconnaisse; mais vous, réjouissez-vous si vous n'y voyez point votre ressemblance. Regardez bien pourtant, de peur que tout en possédant quelques traits dont vous puissiez à hou droit vous montrer satisfait, vous n'en ayez aussi quelques-uns dont vous ayez moins lieu d'être charmé. Je veux bien que vous vous glorifiiez du témoignage de votre conscience, mais je voudrais que vous prissiez aussi occasion de vous humilier; il est rare de pouvoir se dire : " Ma conscience ne me reproche rien (I Corinth., IV, 4). " On est bien plus circonspect dans le bien quand on connaît le mal qu'on a fait. Ainsi donc, comme je vous l'ai dit plus haut, connaissez-vous vous-même afin que dans les épreuves qui ne vous font point défaut, non-seulement vous jouissiez du témoignage de votre conscience, mais, de plus, vous sachiez ce qui vous manque encore. Quel est l'homme à qui il ne manque rien? On manque de tout quand on se flatte de tout avoir. Qu'importe que vous soyez souverain Pontife? En êtes-vous pour cela le premier des hommes? Si vous le croyez, sachez que dès lors vous en êtes le dernier. On n'est le premier que lorsqu'on n'a plus personne à devancer or vous seriez dans une grande erreur si vous croyiez être dans ce cas. Mais non, vous n'êtes pas, tant s'en faut, du nombre de ceux qui prennent les dignités pour des vertus, car vous avez connu les unes avant de connaître les autres; et vous laissez cette erreur aux empereurs et à tous ceux qui n'ont pas craint de se faire décerner les honneurs divins, aux Nabuchodonosor, par exemple, aux Alexandre, aux Antiochus et aux Hérode; quant à vous, considérez bien que si on vous appelle souverain en tant que pontife, ce n'est pas dans un sens absolu, mais seulement par comparaison, eu égard au ministère, et non point au mérite. Pour tout homme vous êtes incontestablement le premier des ministres de Jésus-Christ, soit dit sans préjuger la sainteté de qui que ce soit ; mais pour le reste, je souhaite que vous tendiez à devenir et non pas à vous croire ou à vouloir paraître le premier des hommes. D'ailleurs comment pourriez-vous faire des progrès si vous étiez satisfait de vous? N'ayez donc ni négligence pour rechercher ce qui vous manque encore, ni répugnance à le reconnaître. Dites avec un de vos prédécesseurs : " Je n'ai pas atteint le but et ne suis pas encore parfait (Philipp., III, 12); " et encore : " Je ne me flatte pas d'être arrivé au bout de la carrière (Ibid. 13). " Voilà la science des saints, elle est bien différente de la science qui enfle. Celui qui se propose de l'acquérir se prépare, il est vrai, bien des souffrances, mais de ces souffrances devant lesquelles le sage ne recule jamais; car elles produisent une douleur salutaire qui dissipe la léthargie d'une âme impénitente et endurcie. Aussi était-il sage, celui qui a pu dire : "Ma douleur est constamment présente à mes yeux (Psalm. XXXVII, 18). " Mais il est temps de reprendre les choses au point où je les ai laissées tout à l'heure.

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CHAPITRE VIII. Excellence de la dignité et de l'autorité pontificales.

15. Eh bien, voyons maintenant de plus près qui vous êtes, c'est-à-dire quel est, dans le temps, votre rôle dans l'Église de Dieu. Qui êtes-vous donc? Le grand-prêtre, le souverain Pontife. Vous êtes le premier des évêques, l'héritier des apôtres, vous rappelez Abel par la primauté, Noé par le gouvernement, Abraham par le patriarchat, Melchisédech par l'ordre, Aaron par la dignité, Moïse par l'autorité, Samuel par la juridiction, Pierre par la puissance et Jésus-Christ par l'onction. C'est à vous que les clefs ont été remises, à vous aussi que les brebis ont été confiées. Sans doute il en est d'autres qui peuvent aussi ouvrir le ciel et prendre soin des brebis du Seigneur; mais ce pouvoir est d'autant plus glorieux entre vos mains due vous l'avez reçu d'une manière toute différente des autres. Ils n'ont de troupeau que celui qui leur est assigné, chacun d'eux a le sien, tandis que pour vous tous les troupeaux n'en font qu'un dont vous êtes le pasteur (a), chargé de paître seul non-seulement les brebis, mais tous leurs pasteurs avec elles. Vous me demandez la preuve de ce que j'avance, la voici dans un mot du Seigneur.

Quel est, je ne dis pas l'évêque, mais l'apôtre à qui toutes les brebis ont été confiées sans distinction aucune, et en des termes aussi absolus que ceux-ci: " Si vous m'aimez, Pierre, paissez mes brebis (Joan., XXI, 15) ? " Quelles brebis? Sont-ce les habitants de telle ou telle cité, de telle ou telle contrée, de tel ou tel royaume? "Mes brebis, n répond le Seigneur. N'est-il pas évident pour tout le monde qu'il n'a point voulu parler seulement de quelques-unes de ses brebis, mais de toutes? Irons-nous distinguer quand il ne fait point d'exception? Et peut-être les autres disciples étaient-ils présents lorsque, confiant toutes ses brebis à un seul pasteur, Jésus-Christ recommandait à tous ses apôtres l'unité de troupeau et de pasteur, selon cette parole du Cantique des cantiques: " Une seule est ma colombe, ma belle et ma parfaite amie(Cant., VI, 8). " Là où est l'unité, là est la perfection; les autres nombres ne deviennent pas plus parfaits en s'éloignant de l'unité, ils ne deviennent que plus divisibles. Voilà pourquoi les autres apôtres qui avaient compris le sens caché des paroles du Maître ne prirent chacun la conduite que d'un peuple en particulier. Saint Jacques lui-même, qui passait pour la colonne de l'Eglise, se contentant de l'Eglise de Jérusalem, laissa à Pierre la conduite de l'Eglise entière. Il était d'ailleurs déjà bien beau pour lui d'être destiné à susciter des enfants à son frère mort dans le lieu même où était mort celui dont il est appelé le frère (Galat., I, 19). Or quand le frère du Sauveur le cède lui-même à Pierre, qui oserait revendiquer pour lui ses prérogatives ?

16. Ainsi, d'après vos propres canons, les autres n'ont reçu en partage qu'une portion de la sollicitude (b), tandis que vous, vous avez été appelé à la plénitude de la puissance : leur pouvoir est resserré dans des bornes précises, et le vôtre s'étend sur ceux mêmes qui ont reçu le droit de commander aux autres. Ne pouvez-vous pas, lorsque le cas l'exige, fermer le ciel à un évêque, le déposer de son siège et même le livrer à Satan ? Vous avez donc un privilège incontestable sur les clefs du ciel qui vous ont été remises et sur les brebis du Seigneur qui vous ont été confiées.

Mais écoutez, voici qui prouve encore votre prérogative. Les disciples naviguaient sur la mer de Tibériade (Joan., XXI) quand le Seigneur

a Nous préférons cette leçon à celle de Vossius, qui fait dire en cet endroit à saint Bernard : " L'unique Pasteur vous a confié à vous seul tous les troupeaux à la fois. "

b La leçon donnée par l'exemplaire du pape Nicolas V nous plait moins que celle que nous avons adoptée, la voici: " Les autres n'ont reçu en partage qu'une portion de la sollicitude ou de la puissance, mais d'une puissance subordonnée à la vôtre ; tandis que vous, vous avez été appelé..... . " Ces mots : " ou de la puissance , mais d'une puissance subordonnée à la vôtre, " manquent dans tous les autres exemplaires.

leur apparut sur le rivage, et, ce qui augmentait leur joie, leur apparut dans son corps ressuscité. Pierre, ayant reconnu le Sauveur, se jette dans la mer et se dirige ainsi vers lui, tandis que les autres ne s'approchaient que montés sur leurs barques. Qu'est-ce à dire? C'est que nous avons là une image du pontificat singulier de Pierre qui n'a pas reçu une seule barque à conduire, comme les autres, mais le monde entier à gouverner; car la mer représente le monde et les barques, les différentes Eglises. De là vient encore que, dans une autre circonstance, Pierre marcha sur les eaux à l'exemple de son Maître, pour montrer par là qu'il était seul le vicaire (a) de Jésus-Christ appelé à gouverner, non pas un seul peuple, mais tous les peuples du monde, car nous savons que a les grandes eaux représentent tous les peuples (Apoc., XVII, 15). " Ainsi, pendant due les évêques ont chacun leur barque à conduire, vous en avez une aussi, mais immense, et composée de la réunion de toutes les autres, c'est l'Eglise universelle, répandue dans le monde entier.

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CHAPITRE IX. Il faut considérer ce que nous sommes par rapport à notre propre nature.

17. Voilà donc qui vous êtes, mais n'oubliez pas ce que vous êtes; pour moi, je n'ai point perdu de vue la promesse due je vous ai faite de revenir sur ce sujet à la première occasion favorable. Or, il ne s'en peut trouver de meilleure que de considérer ce que vous étiez d'abord, en même temps que vous considérez qui vous êtes maintenant. Mais que dis-je, ce que vous étiez d'abord? Vous l'êtes encore maintenant; or vous ne devez point cesser de considérer ce que vous n'avez point cessé d'être. Ce n'est à proprement parler qu'une seule et même considération, que d'examiner ce que vous avez été et ce que vous êtes maintenant, et c'en est une autre de considérer qui vous êtes devenu; il ne faut pas que ces deux considérations se nuisent l'une à l'autre dans leurs recherches; car, ainsi que je vous l'ai dit, vous êtes toujours ce que vous étiez d'abord, et vous ne l'êtes pas moins que vous n'êtes ce que vous êtes devenu ensuite, peut-être même l'êtes-vous davantage. Ce que vous êtes, vous l'êtes par le seul fait de votre naissance, mais ce que vous êtes devenu, vous le devez à un emprunt, non à un changement ; si bien que sans cesser d'être ce que vous étiez, vous êtes devenu ce que vous êtes. Eh bien, considérons ces deux points de vue en même

a Saint Bernard, comme on le verra dans le traité suivant n. 36, appelle aussi les évêques vicaires de Jésus-Christ. Voir aux notes qui se rapportent au n. 31 du traité cité plus haut, et celles qui accompagnent la lettre cent quatre-vingt-troisième.

temps; car, comme je vous l'ai dit plus haut, ainsi rapprochés l'un de l'autre, ils se font valoir mutuellement davantage.

J'ai dit plus haut qu'en considérant ce que vous êtes, vous aperceviez d'abord que vous êtes homme, et cela par le seul fait de votre naissance; mais si vous vous demandez ensuite qui vous êtes, le mot de la réponse est le nom même de votre dignité,vous êtes évêque, non pour être né tel, mais pour l'être devenu. Lequel des deux, d'être homme ou d'être évêque, vous semble le plus vôtre, et le plus à vous? N'est-ce pas ce que vous êtes par le fait de votre naissance? Aussi vous conseillé-je de considérer d'abord ce que vous êtes avant tout, c'est-à-dire de considérer l'homme en vous, puisque c'est ce que vous êtes par votre naissance

18. Mais si vous ne voulez perdre tout l'avantage et le fruit de votre considération, il ne faut pas vous contenter d'examiner ce que vous êtes, mais quel vous êtes par votre naissance. Commencez donc par ,vous dépouiller de la défroque que vous avez reçue de vos pères et qui fut maudite dés le commencement du monde ; déchirez ce voile de feuillage qui ne cache que votre honte et ne peut guérir vos plaies; enfin écartez ce prestige d'une gloire éphémère, cet éclat d'emprunt et mensonger, et considérez à nu votre propre nudité, en vous rappelant que vous êtes sorti nu du sein de votre mère (Job, I, 21). Vous n'étiez point alors paré de la tiare, couvert de pierreries, brillant des reflets de la soie, ombragé, couronné de plumes ou chargé de métaux précieux. Si tout cela, comme les nuées du matin qui passent rapidement et disparaissent dans les airs, se dissipe au souffle de votre considération, vous n'aurez plus devant les yeux qu'un homme nu, pauvre, malheureux et misérable; un homme fâché d'être homme, honteux de sa nudité, malheureux d'être né et maudissant la vie; un homme né pour le travail, non pour la gloire (Job. V, 7), né de la femme, et par là même né dans le péché; un homme qui n'a que peu de temps à vivre (Job. XIV,1), et qui le passe dans la crainte et dans les larmes parce qu'il est accablé de misères, de beaucoup de misères même, de celles du corps et de celles de l'âme: en est-il une seule dont puisse être exempt celui qui naît dans le péché, avec un corps périssable et un esprit stérile pour le bien ? On peut bien dire qu'il en est rempli, puisque à l'infirmité du corps et à l'aveuglement de l'esprit, s'ajoutent la transmission d'une souillure héréditaire et la nécessité de mourir.

C'est pour vous un salutaire rapprochement à faire que de songer qu'en même temps que vous êtes pape, vous êtes, je ne dis pas vous su avez été,vous êtes une méprisable poussière. Imitez la nature, ou plutôt l'auteur même de la nature, en rapprochant dans votre pensée ce qu'il y a de plus grand de ce qu'il y a de plus petit. Ainsi vous voyez que la nature a dans l'homme associé un souffle de vie à une vile poussière, et que l'Auteur de la nature a, dans sa personne, uni notre limon au Verbe de Dieu. Inspirez-vous donc de la pensée de notre double origine et du mystère de notre rédemption afin de ne point vous enorgueillir dans le haut rang que vous occupez, mais de concevoir d'humbles sentiments de vous-même et d'aimer ceux qui, comme vous, pratiquent l'humilité.

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CHAPITRE X. Le troisième objet de la considération est d'examiner quels nous sommes.

19. Si vous considérez combien grand vous êtes, considérez aussi, considérez surtout quel vous êtes, car voilà la considération qui vous retient en vous-même, ne vous permettant ni de prendre votre essor loin de vous ni de vous égarer dans des idées de grandeur et de gloire qui sont au-dessus de vous (Psalm. CXXX, 2). Oui, bornez-vous à vous-même, et gardez-vous bien soit de descendre plus bas que vous, soit de vous élever plus haut, soit enfin de vous égarer au loin et au large ; maintenez-vous dans un juste milieu si vous ne voulez point excéder la mesure : il n'y a que le milieu de sûr, parce qu'il n'y a que là que se trouve la juste mesure, et que dans la mesure seule, est la vertu. Aussi voyons-nous le Sage regarder comme un lieu d'exil pour lui tout ce qui n'est pas renfermé dans une juste mesure; il ne se place ni au loin, parce que ce serait perdre toute mesure; ni au large, ce serait en sortir; ni au haut, ce serait l'excéder; ni au bas, ce serait ne la point atteindre; car enfin on ne s'éloigne ordinairement qu'en sortant des bornes, on n'élargit une chose qu'en risquant de la rompre, on ne l'élève qu'en s'exposant à la voir tomber, et on ne la baisse qu'au risque de la voir submergée. J'insiste sur ces explications de peur que vous ne. croyiez que je veux parler ici de la longueur, de la largeur, de. la sublimité et de la profondeur que l'Apôtre, avec tous les saints, nous exhorte à saisir (Ephes., III, 18) ; j'en parlerai ailleurs et dans un autre moment (infra, lib. V, c. 13 et 14). Mais ici j'entends par longueur, se promettre une longue vie; par largeur, se répandre en soins superflus; par hauteur, s'estimer plus qu'il ne faut; et par profondeur, se laisser trop abattre. En effet, se promettre de longs jours, n'est-ce pas se laisser emporter au delà de toutes limites en dépassant les bornes de la vie par l'étendue de ses projets? C'est en agissant ainsi qu'on voit des hommes, oublieux du moment où ils vivent, sortir de la vie présente pour s'élancer, par de vains projets, dans un avenir qui ne sera jamais pour eux et ne leur servira de rien. Il en est de même de l'esprit qui veut embrasser trop de choses à la fois, il ne peut manquer d'être déchiré par la multitude de ses soucis; car en tendant trop une étoffe on l'amincit d'abord, puis on la déchire. Quant aux pensées présomptueuses qui nous élèvent, qu'est-ce autre chose que le prélude d'une chute plus profonde? Vous savez qu'il est dit : " Notre coeur s'élève et puis tombe (Prov., XVIII, 12). " D'un autre côté, l'abattement excessif d'une âme pusillanime ne ressemble que trop à un engloutissement sans espoir. L'homme fort ne se laissera jamais abattre ainsi; l'homme prudent se gardera bien de faire fond sur les espérances incertaines d'une longue vie; l'homme modéré non-seulement ne se laissera point aller à des soucis exagérés, mais s'abstiendra de tout excès, sans toutefois négliger les choses nécessaires; enfin l'homme juste ne présumera pas trop de sa justice et saura dire avec le Juste de l'Écriture : " Si je suis juste, je ne lèverai pas la tête pour cela (Job, X, 15). "

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CHAPITRE XI. Saint Bernard recommande tout particulièrement au souverain Pontife de s'examiner sérieusement lui-même.

20. Vous devez donc procéder, en voies considérant vous-même, avec une certaine précaution et apporter la plus grande droiture à ne vous point accorder plus qu'il ne faut et à ne vous point épargner plus qu'il n'est juste. Or on s'attribue plus qu'il ne faut, non-seulement en se donnant des qualités qu'on n'a pas, mais encore en s'imputant celles que l'on a. Vous devez donc faire soigneusement la part de ce que vous êtes par vous-même et de ce que vous n'êtes que par la grâce de Dieu. et apporter à cet examen un esprit exempt de toute mauvaise foi. C'est à quoi vous réussirez certainement si, par un fidèle partage, vous attribuez loyalement à Dieu ce qui vient de Dieu et à vous ce qui vient de vous. Or vous ne doutez pas, j'en suis sûr, que le bien est le fait de Dieu et que le mal est le vôtre. En considérant quel vous êtes il ne faut pas oublier de vous rappeler quel vous étiez précédemment, car c'est en comparant le présent au passé que vous verrez si vous avez fait quelques progrès en vertu, en sagesse, en intelligence et en mansuétude; ou bien ce qu'à Dieu ne plaise, si vous avez perdu du terrain du côté de ces vertus. Êtes-vous plus ou moins patient que par le passé, plus doux ou plus emporté, plus orgueilleux ou plus humble, plus affable ou plus raide, plus dur ou plus traitable, plus pusillanime ou plus magnanime, plus sérieux ou plus dissipé, plus circonspect on plus confiant en vous-même ? Quel vaste champ s'ouvre devant vous pour exercer cette sorte de considération! Je ne touche que quelque point, c'est comme une semence que je vous présente tel qu'un homme qui ne semant pas lui même fournirait de la semence au semeur. Vous devez examiner à fond quel est votre zèle et votre clémence, puis avec quel discernement vous réglez l'usage de ces deux vertus; c'est-à-dire quel compte vous savez tenir, en frappant les coupables ou en leur pardonnant, des circonstances de temps, de lieu et de manière qu'on ne saurait dans l'un et l'autre cas trop attentivement considérer, si on ne veut pas, en négligeant de le faire, que le zèle et la clémence ne cessent d'être des vertus ; ces qualités en effet ne sont pas des vertus par leur nature, mais seulement par l'usage qu'on en fait; d'elles-mêmes elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, c'est de vous qu'il dépend d'en faire des vices par un usage abusif et déréglé, ou des vertus par un service sage et modéré. Si l'œi1 du discernement s'obscurcit, elles se supplantent et ,s'excluent ordinairement l'une l'autre. Or il y a deux choses qui obscurcissent l'oeil du discernement, ce sont la colère et l'affection: l'une précipite et l'autre énerve le jugement. Comment en effet ne nuiraient-elles pas l'une et l'autre à la douceur de la clémence et à la juste rigueur du zèle ? L'oeil que trouble la colère ne voit plus rien avec clémence ; et s'il est fasciné par une sensibilité toute féminine, il ne voit rien selon la justice, Vous cessez d'être innocent soit que vous punissiez celui qui pouvait avoir quelques droits à la clémence, ou que vous fassiez grâce à celui qui méritait d'être châtié.

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CHAPITRE XII. Il ne faut ni s'endormir dans la prospérité, ni se décourager dans l'infortune.

21. II est une chose encore que vous ne devez pas vous dissimuler, es c'est ce que vous avez été dans les tribulations. Si vous vous êtes montré constant dans les vôtres et compatissant à celles du prochain, réjouissez-vous-en, c'est la marque d'un coeur droit ; au contraire, c'est l'indice d'une âme mauvaise de ne pouvoir supporter ses propres afflictions et d'ètre en même temps insensible à celles des autres. Mais que dirons-nous de la prospérité ? ne mérite-t-elle pas aussi votre considération à son tour? Certainement elle en est digne, surtout quand on réfléchit combien sont rares les hommes qui, dans la prospérité, ne se sont pas relâchés au moins un peu de leur vigilance et de la sévérité de leurs de principes. Quand n'a-t-elle pas produit sur le moral de ceux qu'elle a pris au dépourvu, l'effet du feu sur la cire ou des rayons du soleil sur la neige et sur la glace? David était bien sage, Salomon le fut davantage, mais les faveurs de la fortune affaiblirent la sagesse de l'un et la firent perdre entièrement à l'autre. Celui-là est grand qui peut tomber dans l'adversité sans que sa sagesse en souffre, mais je trouve plus grand encore celui qui a pu voir la fortune lui sourire sans en devenir le jouet. Mais, à vrai dire, il est plus facile de trouver des hommes qui sont demeurés sages au sein de l'adversité que dans les faveurs du sort. Pour moi, je crois qu'on doit placer au rang des hommes véritablement grands ceux qui, dans la prospérité, ont su se défendre d'insolence dans le rire, d'impertinence dans le langage et de toute recherche exagérée dans leur mise et dans leur personne.

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CHAPITRE XIII. Le souverain Pontife doit se garder de l'oisiveté, de la futilité et des entretiens inutiles.

22. Quoique le sage nous engage avec raison à cultiver la sagesse 1 à loisir, il ne faut pas moins pourtant se garder d'être oisif dans le loisir, l'o et fuir l'oisiveté comme la mère de la futilité et la marâtre des vertus. Chez les gens du monde, les propos frivoles ne sont que des propos frivoles ; chez un prêtre, ce sont des blasphèmes; si quelquefois pourtant il s'en tient en sa présence, il peut être bien qu'il les supporte, il ne le sera jamais qu'il v réponde; mieux vaudrait qu'il eût l'habileté de changer prudemment le cours de la plaisanterie et de faire tomber tout à coup l'entretien sur des choses sérieuses que non-seulement on puisse entendre avec intérêt et plaisir, mais encore qu'on préfère aux bagatelles. Depuis que vous avez consacré vos lèvres à l'Evangile, vous ne pouvez plus sans péché les ouvrir à des futilités; en prendre l'habitude serait un sacrilège, car, selon le Prophète, " les lèvres du prêtre seront les dépositaires de la science, et c'est de sa bouche que les peuples réclameront la loi (Malach., II, 7), " non pas des fables et des sornettes. Je vais plus loin encore: non-seulement ces discours légers et futiles que le monde déclare aimables et spirituels ne doivent point sortir de votre bouche, il faut encore qu'ils trouvent vos oreilles fermées; le gros rire ne vous sied pas, et il vous sied moins encore de le provoquer chez les autres. Enfin pour ce qui est de la détraction, je ne saurais cou dire lequel est le plus condamnable de celui qui la fait ou de celui qui l'écoute.

CHAPITRE XIII.

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CHAPITRE XIV. Il faut éviter avec soin dans les jugements de faire acception de personnes.

23. Je n'ai pas à fatiguer Votre Considération (a) de la vue de l'avarice; car vous passez pour ne pas faire plus de cas de l'argent que d'une

a Vossius fait observer que plusieurs leçons placent ici le mot esprit au lieu de considération, mais c'est une remarque sans importance pour les savants;. il est clair que saint Bernard parle ici de la considération, qui est le propre sujet de tout son traité, et nous n aurions fait nous-même aucune attention si, dans plusieurs endroits, et eu particulier dans le livre III, n. 16, Vossius, par une sorte de glossème, ne substituait d'après certains manuscrits le mot dîne au mot sang.

vile paille. Il est de, toute évidence qu'il n'y a pas à craindre qu'elle dicte vos arrêts dans les jugements, mais il est pour un juge un autre danger non moins ordinaire et non moins funeste à redouter, et, sur ce point surtout, je ne voudrais pas que vous fussiez dans l'ignorance de ce qui peut se passer dans votre coeur. Quel est-il donc? me direz-vous. C'est de faire acception de personnes; car ne pensez pas que ce soit pour vous une faute sans gravité de considérer la personne du prévenu plutôt que le mérite de ses actions.

Il y a encore un autre défaut dont je veux vous parler, et si votre conscience vous dit que vous en êtes exempt je puis bien assurer que vous êtes le seul de tous ceux qui, à ma connaissance, se sont assis pour juger leurs semblables, à qui sa conscience ne reproche rien sur ce point, et que vous vous êtes élevé, par un prodige unique et véritable, au-dessus de vous-même, pour emprunter le langage du Prophète (Thren. III, 28). Ce défaut, c'est la crédulité; je n'ai jamais vu les grands savoir se garantir tout à fait des ruses du serpent infernal en ce point. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison de ces emportements que rien ne motive, de ces rigueurs dont les innocents ne souffrent que trop souvent, et de ces condamnations irréfléchies prononcées contre des absents. Pour vous, je vous félicite au contraire, et je ne crains pas, en m'exprimant ainsi, de passer pour flatteur à vos yeux, je vous félicite, dis-je, de rie vous être attiré jusqu'à présent aucun reproche de cette nature, depuis que vous rendez la justice; mais je vous laisse à décider si en effet vous n'avez point donné lieu qu'on vous en adresse.

Maintenant c'est aux choses qui sont placées au-dessous de vous que je veux appliquer votre considération; mais ce sera la matière d'un autre livre, d'autant plus qu'à cause de vos occupations, l'entretien le plus court est aussi le meilleur.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON.

LIVRE II.

CHAPITRE I, n. 4.

233. Cela tient aux événements importants gui sont survenus. L'expédition de la Terre-sainte que saint Bernard avait prêchée lui-même, eut une fin malheureuse : de là contre notre Saint des plaintes et des murmures qu'il s'efforce de repousser et de détruire au commencement de ce livre. Il ne faut pas croire qu'il fut seul de son avis, plusieurs autres écrivains ont abondé dans son sens, soutenu la bonté de sa cause et montré qu'il n'avait rien fait pour s'attirer tous les reproches qu'on lui a adressés. Voyez Geoffroy, livre III de la Vie de saint Bernard, chapitre IV et Othon de Freisingen dans ses faits et gestes de Frédéric, livre I, chapitre LX où, après avoir fait plusieurs considérations philosophiques sur ce sujet, il continue en ces termes : " Cette expédition malgré le nombre des chrétiens auxquels elle a coûté la vie, fut bonne et salutaire; si elle ne contribua pas à l'agrandissement du royaume de Palestine, et si elle dévora des masses de guerriers, elle fut du moins utile à une multitude d'âmes, pour lesquelles elle fut une occasion de salut. D'ailleurs, en disant que le saint abbé Bernard était inspiré de Dieu pour nous prêcher la croisade, et que c'est nous qui, dans nos désordres et notre orgueil oubliant ses salutaires recommandations, avons causé tous les malheurs de cette entreprise et la perte de tant de monde, nous ne dirions rien qui ne fût parfaitement conforme à la raison et à ce qui s'est vu autrefois." Tel est le langage d'Othon, qui prit part à la Croisade, vit tout de ses propres yeux et dont on ne peut révoquer en doute la véracité. Voir la lettre CCCLXXXVI de Jean de Casamario à saint Bernard, et Guillaume de Tyr, dans Baronius, à l'année 1148, où il est question des causes qui ont amené l'insuccès de l'expédition.

Mais qu'on nous permette de rapporter ici le sentiment d'un auteur contemporain sur les causes de l'insuccès de la seconde Croisade; cet écrivain, d'une valeur incontestable et d'une foi reconnue, c'est Guillaume de Neubridge; voici comment il s'exprime dans son Histoire d'Angleterre, livre I chapitre XX : " L'histoire nous apprend, dit-il, qu'autrefois une armée considérable fut. souillée par le crime secret d'un seul homme et que, dépouillée par là de la protection divine, elle n'offrit plus que le spectacle d'une armée languissante et sans force. Le Seigneur, consulté sur ce qui se passait, répondit que le peuple était frappé d'anathème et ajouta: L'anathème est au milieu de vous, Israël, tu ne pourras pas soutenir l'effort de tes ennemis, jusqu'à ce que celui qui est souillé de ce crime soit exterminé du milieu de toi (Jos., VII, 13). Or, notre armée avait tellement foulé aux pieds toutes les lois chrétiennes en même temps que la discipline militaire, qu'on ne peut s'étonner qu'elle ait paru souillée et immonde aux yeux de Dieu et ait éloigné d'elle sa protection divine. Si on ne consulte que l'étymologie du mot, les camps ne sont appelés ainsi, - castra - que parce qu'on en a banni la débauche. Mais il s'en fallait bien qu'il en fût de la sorte de notre camp où, par une licence déplorable, les plus honteux désordres régnaient presque sans partage. Pleins de confiance dans leur nombre et dans leur tactique, nos troupes comptaient beaucoup plus sur la force de leurs bras de chair que sur la puissance et la miséricorde du Seigneur pour lequel il semblait qu'elles avaient pris les armes: aussi ont-elles été une preuve éclatante que Dieu résiste aux superbes, tandis qu'il accorde sa grâce aux humbles. De plus, on vit les nôtres se livrer au pillage sur les terres mêmes d'un Empereur chrétien avec lequel ils avaient fait alliance, et qui avait donné ordre qu'on leur fournît toutes sortes de provisions et qu'on ne les laissât manquer de rien; cette conduite irrita l'Empereur qui tourna ses armes contre eux en même temps qu'il intercepta les vivres dont ils avaient besoin, et ne recula pas, tout chrétien qu'il était, devant l'effusion du sang de tant de soldats chrétiens comme lui. Personne n'apportant plus rien au camp, et nos soldats ne pouvant plus s'écarter pour chercher des vivres, il s'ensuivit une disette affreuse qui les décima; enfin, les Turcs leur tendirent des embûches dans lesquelles ils donnèrent et, ils périrent sous le fer des ennemis, ou bien, faits prisonniers, ils se virent réduits à la plus honteuse des servitudes. La colère divine, excitée par l'orgueil et les désordres des masses, ne se borna point à ces châtiments, des pluies qui tombèrent en abondance avant le temps causèrent des inondations qui firent périr encore plus de monde que le glaive des ennemis. Tous ces fléaux réunis réduisirent presqu'à rien les deux plus belles armées qu'on eût vues, et les deux grands princes qui s'étaient mis à leur tète parvinrent à peine avec les rares débris de leurs troupes à gagner Jérusalem d'où ils revinrent avec la honte de n'avoir rien fait de mémorable. " Tel est le récit de Neubridge. (Note de Horstius.)

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CHAPITRE V.

234. Comment se fait-il donc que de pauvre et d'obscur que j'étais, je me voie maintenant élevé au dessus des royaumes et des empires? D'après saint Bernard, il faut que le souvenir de notre ancienne obscurité nous maintienne dans les bornes de la modestie; il est très-propre à modérer les élans de notre orgueil et de notre arrogance. Nous en avons un bel exemple dans Agathoclès de Sicile, qui, de fils d'un obscur potier, devint tyran de Sicile. Pour que la pensée du rang où il se trouvait parvenu ne le fit point sortir des limites de la modestie ni oublier son origine et l'état précaire de sa première fortune, il voulut, pour ne point perdre le souvenir de son humble extraction, ne jamais se servir que de vaisselle de terre, dont la vue lui rappelait ce qu'il avait été autrefois. Ausone a conservé ce trait d'histoire dans une de ses élégantes épigrammes. Nicolas Serar, dans son Histoire de Mayence, attribue un trait semblable à Guilgise, archevêque de cette Eglise : issu d'une famille obscure, il se conduisit constamment dans la haute dignité où il fut élevé, avec d'autant plus d'humilité qu'il était monté plus haut, et ne manquait point l'occasion de rappeler d'où il était parti. Comme son père avait exercé l'état de charron, il avait fait dessiner çà et là des roues sur la muraille avec cette devise : Guilgise, Guilgise, n'oublie pas ce que tu fus autrefois. Il voulut ne jamais perdre de vue ce glorieux emblème, dont l'aspect lui rappelait son origine, et la ville de Mayence l'a conservé jusqu'à cette époque. Voir Serar, page 723, où, à propos du sens symbolique de la roue, il exprime quelques bonnes pensées sur la rapidité de la vie et l'inconstance de la fortune. (Note de Horstius.)

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CHAPITRE XIII.

235. Chez les gens du "fonde les propos frivoles ne sont que des propos frivoles, mais chez un prêtre..., etc. Saint Bernard ne veut pas que les lèvres du prêtre s'ouvrent aux plaisanteries et aux discours frivoles, à plus forte raison ne le souffre-t-il pas dans un Pape. Une bouche consacrée à l'Évangile, ne doit selon lui, s'ouvrir qu'à des paroles sérieuses et utiles, non point à des discours vains et frivoles gui ne pourraient que la profaner, de quelque nom qu'on les décore. Pierre Damien nous a laissé un bien bel exemple de ce genre de vertu antique et sévère que prêche saint Bernard quand il se prit de dégoût pour la vie publique, et d'amour pour le repos et la solitude, ou du moins sentit ces dispositions se fortifier dans son âme à la vue des moeurs des clercs de la cour de Rome, et en entendant leurs entretiens remplis de facéties, de jeux de mots et de frivolités, pour me servir de l'expression même de saint Bernard. Entendons-le parler lui-même dans la lettre qu'il écrivit au souverain Pontife et aux autres cardinaux pour leur faire agréer sa démission d'évêque d'Ostie. "Il fut un temps, dit-il, oui il fut un temps qui malheureusement n'est plus, où la modestie était en honneur et la mortification un titre de gloire, où la réserve et la gravité étaient les compagnons honorables du Sacerdoce, mais aujourd'hui, pour n'accuser que moi, vous ne me voyez vous-même dès que je vous aborde que le mot piquant ou jovial à la bouche, c'est un langage recherché, un flot de politesses, de mots mordants et de questions, un véritable déluge de paroles futiles qui montrent moins en nous, des prêtres que des orateurs et des rhéteurs, et même qui pis est de véritables bouffons. En effet, à peine la conversation est-elle engagée entre nous, qu'insensiblement le charme de la réplique nous entraîne, l'esprit perd sa gravité et se relâche, le sérieux disparaît au milieu des éclats de rire, et l'on n'entend bientôt plus que de honteux jeux de mots: voilà comment il arrive que l'âme trop répandue hors d'elle-même se trouble, que le 'coeur s'endurcit, que la déférence et le respect dus au sacerdoce se perdent, et ce qui est plus dangereux encore, que l'on s'écarte de la ligne de conduite dent on ne devrait point se départir pour ne pas cesser d'être un exemple aux autres. Que si une sorte de crainte et une certaine retenue nous retiennent et nous empêchent de tomber dans cet excès, on nous regarde comme des gens qui n'ont rien d'humain, des hommes raides, quelque chose comme des tigres d'Hyrcanie, de vraies statues de marbre. Mais je m'arrête, car je rougirais de laisser ma plume retracer certaines inepties plus honteuses encore; par exemple ces chasses à courre et au vol, cet amour du jeu, etc. " On voit au langage de Pierre Damien qu'il était de l'avis de saint Bernard et qu'il ne blâmait pas moins que lui les discours frivoles dans la bouche d'un prêtre. Mais aujourd'hui, loin de voir des blasphèmes dans les paroles frivoles, une foule d'ecclésiastiques et même de prélats n'y trouvent pas même l'ombre d'une faute vénielle.

236. La faute dans laquelle saint Bernard veut que le pape Eugène évite avec soin de tomber, le saint pape Grégoire se la reproche sévèrement à lui-même comme s'il s'en était rendu coupable. Arrivé à ces paroles d'Ezéchiel : Fils de l'homme, je vous ai placé comme une sentinelle en observation dans la maison d'Israel (Ezéch. III, 17), il fait un retour sur sa charge et éclate en paroles bien propres à toucher nos coeurs ; nous ne les citerons qu'en partie, le lecteur pourra les lire en entier dans son Homélie onzième, sur Ézéchiel. " Que ces mots me semblent difficiles à articuler, s'écrie-t-il, c'est contre moi que je les prononce.... contre moi. dis-je, qui me répands souvent en conversations inutiles et qui oublie dans ma tiédeur et néglige d'exhorter et d'édifier le prochain. Je suis devenu muet et verbeux en même temps devant le Seigneur; muet pour les choses nécessaires à dire et verbeux pour les entretiens frivoles, etc.... Quand j'étais dans mon monastère je pouvais sevrer ma langue des discours inutiles et maintenir mon esprit dans une prière presque continuelle; mais depuis que j'ai pris sur les épaules de mon âme le fardeau de la charge pastorale, je ne puis plus me recueillir, ma pensée se trouve répandue sur une multitude de choses.... et comme je me trouve souvent en rapport avec les gens du monde, je me suis imposée dans mes discours, parce que je me relâche quelquefois de la règle que je me suis aperçu que si je l'observe trop rigoureusement j'éloigne de moi les personnes faibles et ne puis plus les amener où je veux. Voilà pourquoi aussi j'écoute quelquefois avec patience les choses oiseuses qu'ils me disent. Mais parce que je suis faible aussi moi-même, il n'est pas rare que je me laisse entraîner par le charme de ces entretiens frivoles au point de finir par y prendre part avec plaisir quand je n'avais commencé à les écouter qu'à regret, de sorte que je reste volontairement là même où j'avais d'abord craint de tomber, etc. "

Saint Ambroise, en parlant des offices croit qu'il doit s'interdire à lui-même l'habitude prise par les gens du monde de s'abandonner à des entretiens frivoles, et la raison qu'il en donne : " c'est, dit-il, que si quelquefois les plaisanteries ont quelque chose d'agréable à entendre, elles n'en sont pourtant pas moins contraires aux moeurs ecclésiastiques (Liv. I, chap. 23). "

237. " Mais c'est particulièrement aux orateurs sacrés, dont la bouche, comme dit saint Bernard, est consacrée à l'Evangile, " qu'il appartient de s'observer sur ce point et de ne se permettre soit en particulier, soit en public, ni paroles légères ni plaisanteries. Je ne puis voir sans indignation ces orateurs qui dans la chaire même vous débitent des jeux de mots, des plaisanteries et des historiettes et des fables, telles que celles que je vois consignées dans les écrits nouvellement publiés d'un certain religieux. Qu'on lise donc saint Jean Chrysostome (cap. V, Epist., ad Ephes.), on verra combien à ses yeux il convient à la gravité chrétienne de s'abstenir de toute parole bouffonne et ridicule, et en même temps, continue Charles Leroi, religieux de la compagnie de Jésus, dans son Orateur chrétien, on s'étonnera de trouver que la plupart des orateurs chrétiens soient si éloignés dans leurs discours de cette gravité que cet homme plein de sagesse, aurait voulu, avec raison, rencontrer chez tous les fidèles à qui il rappelle en ces termes le passage de saint Bernard qui nous occupe : " Il avertit prudemment l'orateur sacré de se mettre en garde contre cette manière d'agir qui sied mieux à des courtisans et aux personnes qui sont animées de l'esprit du monde, qu'à des religieux et à des hommes animés de l'esprit de Dieu, et qui convient plutôt à des hommes politiques, comme on les appelle, qu'à des gens qui font profession de simplicité évangélique. Il en est de même de la liberté pleine de légèreté avec laquelle dans le commerce ordinaire de la vie, on se permet, sous prétexte de certaine gaîté et d'enjouement, de mêler à sa conversation des paroles et des récits bouffons ou ridicules et des historiettes propres à faire rire, dans le but de captiver ainsi dans ces entretiens familiers l'attention de ses amis et des grands. Liv. II, cap. 16). " Ainsi s'exprimait cet auteur bien capable de former l'orateur chrétien, et bien digne de se trouver entre les mains de tous ceux qui se disent tels. (Note de Horstius.)

 

 

 

LIVRE III.

CHAPITRE I. Le rôle du souverain Pontife est moins de soumettre tous les hommes à son empire que de les faire entrer tous, s'il est possible, dans le Sein de l'Église.

1. Je commencerai ce livre par où j'ai fini le précédent, et, suivant la promesse que je vous faisais en le terminant, je veux attirer votre considération sur ce qui est placé au-dessous vous. Qu'est-ce due cela comprend? Ce n'est pas à moi, je pense, qu'Eugène, le meilleur des prêtres, doit le demander; peut-être me demanderait-il avec plus de raison ce que cela ne comprend pas; car il faudrait chercher ailleurs que dans ce monde, pour trouver quelque chose qui ne fût pas soumis à votre sollicitude pastorale. Vos aïeux ont été envoyés à la conquête non de quelques provinces seulement, mais du monde entier, par ces paroles qui leur étaient adressées : " Allez dans tout l'univers (Marc., XVI, 15). " A ces mots, vendant leurs tuniques, ils ont acheté des glaives, c'est-à-dire cette parole de feu, cette inspiration puissante qui sont les armes du Très-Haut. En quel lieu du monde ne sont point parvenus ces glorieux vainqueurs, ces enfants des vaincus (Psalm. CXXVI, 5) ? Quel but n'ont point atteint leurs flèches acérées et puissantes qu'un feu dévorant accompagnait (Psalm. XVIII, 5) ? Il n'est lieu sur la terre qui n'ait entendu parler d'eux, et leurs paroles ont retenti jusqu'au bout du monde a. Embrasées au feu que le Seigneur est venu apporter sur la terre, elles ont pénétré partout, et partout porté l'incendie. On les a vus tomber, ces généreux athlètes, mais non pas succomber; leur mort même était un triomphe. Leur puissance s'est établie sur une base solide (Psalm. CXXXVIII, 17), et le monde entier, soumis à leur autorité (Psalm. XLIV, 17). Or vous êtes leur héritier et le monde est votre héritage. Mais voyons dans une courte considération dans quelles conditions ils l'ont possédé et à quelles conditions vous le possédez vous-même, car je ne pense pas que ce soit sans réserve aucune que vous ayez reçu, je ne dis pas la possession, mais le gouvernement du monde. Si vous entreprenez de le posséder, vous empiétez sur les droits de celui qui dit: " La terre avec tout ce qu'elle renferme m'appartient (Psalm. XLIV, 12); " car ce n'est pas de vous que le Prophète disait : "La terre entière sera sa possession (Psalm. CIII, 24 ); " mais de Jésus-Christ, qui peut seul revendiquer pour lui ce domaine, non-seulement à titre de créateur et de rédempteur, mais aussi pour l'avoir reçu. de son Père. N'est-ce point à lui en effet que s'adressaient ces paroles : " Demandez-moi, et je vous donnerai les nations pour héritage, et la terre entière sera votre domaine (Psalm. II, 8). " Laissez-lui donc sa possession et son domaine, et contentez-vous de l'administrer. Tel est votre partage, n'étendez pas vos prétentions plus loin.

2. Eh quoi, me direz-vous, vous reconnaissez que je suis à la tête de l'Église et vous ne voulez point que j'y domine? Non, je ne le veux point. Mais d'ailleurs n'est-ce pas être vraiment le maître que d'avoir seul toutes les sollicitudes du gouvernement? comme la ferme s'administre au gré du fermier et de même que le jeune seigneur subit la loi de son précepteur, quoique le fermier ne soit pas le maître de la ferme, ni le précepteur celui de son pupille, ainsi en doit-il être de vous, vous êtes placé à la tête de l'Église pour veiller sur elle, la, protéger, prendre

a Cela ne doit pas s'entendre à la lettre, mais se prendre au figuré, de même qu'un passage analogue du n.12 du livre précédent.

soin d'elle et la conserver : votre devoir est de lui être utile, de la gouverner comme un serviteur prudent et fidèle que le maître a établi sur toute sa famille pour lui donner de là nourriture en son temps (Matth., XXIV, 45), c'est-à-dire pour en être l'économe et non le maître. Voilà ce que vous devez être et gardez-vous bien de vouloir dominer sur les hommes n'étant qu'un homme vous-même, si vous ne voulez pas que toutes sortes d'iniquités vous dominent. Il a déjà été assez longuement question de cela plus haut, quand nous examinions qui vous êtes; néanmoins j'ai cru devoir y revenir encore ici, car il n'y a ni fer ni poison que je redoute autant pour vous que la passion de dominer. Assurément, quelque loin que vous étendiez vos prérogatives, vous ne vous imaginez pas, à moins que vous ne vous fassiez une bien grande illusion, avoir reçu rien de plus des grands Apôtres dont vous êtes l'héritier.

Rappelez-vous maintenant cette autre parole : "Je me dois aux sages et aux insensés (Rom., I,14); " et si vous croyez que vous avez le droit de vous l'approprier, sachez du moins que ces mots, je une dois, désignent plutôt un serviteur qu'un maître. En effet, c'est au serviteur qu'il est dit dans l'Evangile : " Combien devez-vous à votre maître (Luc, XVI, 5)? " Si donc vous reconnaissez que vous êtes non le maître, mais le débiteur des sages et des insensés, vous devrez faire tous vos efforts et employer tous vos soins pour rendre sages ceux qui ne le sont pas, et pour ramener à la sagesse ceux qui s'en sont écartés. Or de tous les insensés les plus insensés, si j'ose le dire, ce sont les infidèles; vous vous devez donc aussi aux infidèles, c'est-à-dire aux Juifs, aux Grecs et aux gentils.

3. Il suit de là que vous devez faire tout ce qui dépend de vous pour convertir les infidèles à la foi, pour empêcher ceux qui se sont convertis de quitter la bonne voie, et pour y rappeler ceux qui s'en sont écartés ; par conséquent il faut que ceux qui ont fait fausse route soient ramenés dans le droit chemin; que ceux qui se sont laissé séduire soient rappelés à la vérité et que les séducteurs soient pressés d'arguments si péremptoires qu'ils soient obligés de se convertir, si faire se peut, on du moins se trouvent privés de tout crédit et mis dans l'impossibilité de faire de nouvelles victimes. Vous ne devez même, pour rien au monde, négliger de vous occuper des insensés de la pire espèce, je veux de dire des hérétiques et des schismatiques qui sont à la fois pervertis et les pervertisseurs, de vrais chiens pour mordre et déchirer, et de véritables renards quand il s'agit de mettre la ruse en oeuvre ; vous aurez donc à vous occuper d'eux tout particulièrement ou pour les corriger afin de les arracher à leur perte, ou pour les réprimer de peur qu'ils ne nuisent. Je veux bien qu'en ce qui regarde les Juifs, le temps que le Seigneur lui-même a marqué et qu'on ne saurait devancer, vous fournisse une excuse; car il faut que les gentils les précèdent. Mais touchant les gentils eux-mêmes qu'avez-vous à répondre, ou plutôt que vous répond votre propre considération quand vous vous demandez à quoi ont pensé vos devanciers quand ils ont assigné des bornes aux progrès de l'Evangile et cessé de faire annoncer la foi tant qu'il existe des infidèles? Pourquoi s'est arrêtée cette parole au vol rapide et qui le premier a retenu son élan salutaire? Après tout, peut-être ont-ils eu des motifs ou cédé à des nécessités inconnues.

4. Mais moi, pouvez-vous dire, quelle raison ai-je de fermer les yeux sur ce mal? Quelle est mon espérance et à quoi pensé je quand je néglige d'annoncer Jésus-Christ à ceux qui ne le connaissent pas Faut-il que je retienne injustement la vérité captive? Et pourtant il faut bien qu'un jour toutes les nations croient en lui. Attendrai-je que la foi leur tombe du ciel? Je ne sache pas que jamais personne la tienne du hasard. " Comment, est-il dit, les peuples croiront-ils si personne ne leur prêche l'Evangile ( Rom., X, 14)? " Pierre fut envoyé à Corneille et Philippe à l'eunuque; et s'il me faut un exemple plus rapproché de nous, Augustin fut envoyé par saint Grégoire pour annoncer la foi aux habitants de l'Angleterre. Voilà ce que vous pouvez vous dire à vous-même au sujet des gentils. Et moi je ne passerai pas sous silence ces Grecs qui sont avec nous sans y être, et qui partagent notre foi jusque dans le schisme, bien qu'à vrai dire ils n'en suivent pas exactement tous les sentiers; et je vous parlerai aussi de cette hérésie qui se glisse en secret presque partout et même sévit ouvertement en quelques endroits où elle dévore sous les yeux de tout le monde les tendres enfants de l'Eglise (a). Vous me demandez où ces choses se passent. Mais vos envoyés qui visitent si souvent nos contrées du Midi le savent fort bien et pourront vous l'apprendre. Ils vont et viennent au milieu de ces populations ou passent dans leur voisinage; mais je suis encore à me demander quel bien ils y font. Peut-être n'en serais-je pas là si l'or de l'Espagne n'avait pas fait pâlir le salut de ces peuples. Voilà encore une plaie qu'il vous appartient de cicatriser.

5. Mais il est une folie qui déjà, pour ainsi dire, a gagné la sagesse Uni même de la foi. Comment ce venin a-t-il pu infester l'Eglise catholique de e presque tout entière? Le voici: c'est que comme jusque dans son sein nous ne songeons qu'à nos intérêts, il en résulte entre nous des jalousies mutuelles, des provocations réciproques, des haines ardentes, des attaques injustes, des procès acharnés. On a recours aux sophismes

a Les hérétiques de Cologne et les Henricieus dont il est parlé dans la lettre deux cent quarante et unième et dans les sermons soixante-cinquième et soixante-sixième sur le Cantique des cantiques, roulaient qu'on refusât le baptême aux enfants. Il se peut que ces hérétiques se soient répandus d'Aquitaine en Espagne, que saint Bernard désigne plus bas par ces mots : " les contrées du midi, " à cause de sa position au sud de la France.

et à la ruse, on fait armes de la détraction et de la médisance. Ecrasés par ceux qui sont plus forts que nous, nous écrasons à notre tour ceux qui le sont moins. Quel mérite et quelle gloire pour vous de diriger toutes les pensées de votre âme contre une aussi pernicieuse folie qui infeste, vous le voyez, le corps entier de Jésus-Christ, je veux dire toute la masse des fidèles ! O ambition, supplice des âmes que tu dévores, comment se fait-il que faisant le tourment de tout le monde tu aies su plaire à tous les hommes? Il n'est pas de tortures plus grandes, pas d'inquiétudes plus vives que les tiennes, et pourtant rien n'est plus en faveur que tes oeuvres parmi les mortels. N'est-ce pas en effet l'ambition plutôt que la piété qui conduit bien des gens au seuil vénérable des Apôtres. N'est-ce pas du bruit de sa voix que retentissent les échos de votre palais tant que le jour dure? N'est-ce pas à l'occasion des avantages qu'elle recherche que les hommes de loi et les canonistes se donnent tant de peine ? N'est-ce pas après les dépouilles opimes de l'ambition que soupire avec une insatiable avidité la rapacité de tous vos Italiens?

Qu'est-ce qui vous oblige autant, ou plutôt quelle autre chose vous oblige non-seulement d'interrompre, mais même d'omettre entièrement vos exercices spirituels? Que de fois ce mal qui ne connaît et ne laisse goûter aucun repos a-t-il rendu stériles vos saints et féconds loisirs ! Je fais une grande différence entre les opprimés qui en appellent à votre justice et les ambitieux qui ne recourent à vous que pour régner par vous dans l'Eglise; et si vous ne devez point faire défaut aux premiers, vous ne sauriez en quoi que ce soit condescendre aux seconds; car quelle injustice n'y aurait-il pas à faire bon accueil à ceux-ci et à dédaigner ceux-là, quand vous vous devez également aux uns et aux autres: aux premiers, pour les relever; et aux seconds, pour les abaisser!

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CHAPITRE II. Mode qu'il convient d'adopter dans les appels au saint Siège.

6. Puisque je viens de parler des appels, il ne sera pas hors de propos que j'en dise ici quelques mots. Il faut apporter à ces sortes d'affaires une grande et religieuse attention, si vous ne voulez que ce qui a été établi pour répondre à une impérieuse nécessité ne soit rendu inutile par le mauvais usage qu'on en fait; car je crois qu'ils peuvent être la source de maux infinis (a), si l'exercice n'en est réglé avec une extrême prudence. On en appelle à vous de toutes les parties du monde, c'est un

a Sur l'abus des appels en cour de Rome, on peut se reporter à la lettre cent soixante-dix-huitième ainsi qu'aux notes qui l'accompagnent. Voir également la lettre quatre-vingt-deuxième d'Hildebert.

hommage rendu à votre primauté; mais si vous êtes sage, c'est moins de cette prérogative que du bien qui peut en résulter pour le public que vous serez heureux, car il a été dit aux apôtres: " Ce n'est point de ce que les esprits immondes vous sont soumis que vous devez vous réjouir (Luc., X, 20). " On en appelle à vous, dis-je, et plût à Dieu que ai ce recours fût toujours aussi profitable qu'il est quelquefois nécessaire! Oui, plût à Dieu qu'aux cris de l'opprimé l'oppresseur reçût son châtiment et que les méchants ne s'enorgueillissent pas de ce qui fait le désespoir du pauvre! Y a-t-il rien de plus beau que de voir les faibles à couvert de l'oppression dès qu'ils se couvrent de votre nom et les méchants se bien garder de l'invoquer (a)? Mais quel renversement et quelle injustice de voir au contraire celui qui a fait le mal en triompher, tandis que celui qui le souffre se donne une peine inutile. Vous seriez le plus inhumain des hommes si vous ne vous sentiez pas ému de compassion à la vue d'un malheureux qui, après avoir été victime de l'injustice, se trouve encore forcé pour surcroît de malheur, d'entreprendre un pénible voyage et de supporter des frais ruineux, et vous en seriez le plus apathique si vous ne ressentiez de l'indignation contre celui qui fut pour cet infortuné la cause ou l'occasion de tant de maux. Réveillez-vous, homme de Dieu, lorsque cela arrive; c'est l'heure de la pitié, c'est aussi celle de l'indignation; que l'une vous parle en faveur de l'opprimé et que l'autre vous enflamme contre l'oppresseur. Il faut que le premier soit consolé par la réparation des torts qu'il a soufferts, par le redressement des injustices dont il se plaint et par la fin de procès qui l'accablent, tandis que le second doit apprendre à se repentir amèrement d'avoir agi comme il n'a pas craint de le faire et à ne plus se rire des tribulations des innocents.

7. Je suis d'avis que la peine d'un appel interjeté sans motif sérieux retombe tout entière sur son auteur; c'est d'ailleurs la règle qui vous a été tracée d'avance par les principes immuables de la justice divine, et si je ne me trompe, par la loi même qui régit la matière et qui ne permet pas qu'un appel injuste profite à l'appelant et nuise à l'intimé. Pourquoi, en effet, avoir tourmenté cet homme sans raison ? N'est-il pas plus juste que tout le mal retombe sur celui qui a voulu (b) porter un préjudice à son prochain ? Interjeter appel injustement, est une manifeste injustice; mais l'interjeter injustement et impunément, c'est ouvrir la

a On retrouve la même expression réfugiant dans le sermon I de Guerri sur l'Assomption, n. 1, et dans plusieurs bons auteurs, avec le sens que nous donnons ici.

b Quelques éditions suppléent ici le mot que nous rendons par v porter préjudice, n et le font suivre de ceux-ci : " Interjeter appel injustement est une manifeste injustice; mais le faire et demeurer impuni, c'est ouvrir la porte toute grande... etc. ", Vossius croit qu'on doit adopter cette version. Pour nous, nous préférons celle que nous donnons et que nous trouvons dans tous nos manuscrits.

porte toute grande à une foule d'autres appels injustes. Or il faut tenir pour injustes tous ceux qui ne sont pas dictés par la difficulté de se faire rendre justice. Il est permis d'interjeter appel non pour nuire au prochain mais pour se soustraire soi-même à une injustice. On ne peut appeler que d'une sentence ; le faire avant qu'elle soit portée, à moins qu'un dommage manifeste ne nous y contraigne, c'est évidemment agir dans un but mauvais. Celui donc qui interjette un appel, quand il n'est pas lésé, n'a évidemment en vue que de léser lui-même le prochain ou de gagner du temps. Or la voie de l'appel n'est pas un subterfuge, mais un refuge. Que de grands personnages avons-nous vus recourir à un appel avec la pensée de se ménager ainsi tout le temps de faire ce qu'il n'est jamais permis de faire! Combien même ont pu, tout le monde le sait, grâce à un appel, persister tant qu'ils ont vécu dans d'incroyables désordres, tels que l'inceste et l'adultère! Quel renversement est-ce là, protéger d'affreux désordres par l'institution même qui devrait causer la plus grande terreur au désordre ? Jusqu'à quand feindrez-vous de ne pas entendre ou ne daignerez-vous pas écouter les plaintes de la terre entière? Jusqu'à quand dormirez-vous? Votre considération n'ouvrira-t-elle pas enfin les yeux sur un pareil abus des appels et sur les désordres qu'il entraîne? On en fait contre tout droit et toute justice, en dépit de toute règle et de toute coutume, sans tenir compte d'aucune circonstance de lieu, de manière, de temps, de cause et de personnes. On y a recours an hasard, avec une légèreté et souvent une mauvaise foi évidentes. Jadis les plaideurs injustes n'avaient pas de plus terrible écueil à redouter que celui-là, c'est le contraire à présent; ils s'en servent pour se rendre plus redoutables aux gens de bien eux-mêmes, de sorte qu'on peut dire que l'antidote s'est changé en poison. Assurément un pareil changement ne vient pas de la main du Très-Haut (Psalm. LXXVI, 11).

8. Les méchants interjettent appel contre les bons pour les empêcher de faire le bien, et ceux-ci, en entendant parler de vos foudres, s'arrêtent à l'instant effrayés. Enfin on recourt aux appels contre les évêques, afin qu'ils n'osent ni empêcher ou dissoudre des mariages illicites, ni prendre sur eux de réprimer ou de punir les vols, les rapines, les sacrilèges, et cent autres attentats pareils. On fait encore appel pour qu'ils ne puissent ni écarter ni dépouiller des fonctions saintes ou des bénéfices ecclésiastiques, des personnes indignes ou notées d'infamie. Quel remède vous proposez-vous d'apporter à ce mal, et comment empêcherez-vous que ce qui fut inventé pour guérir ne serve précisément à donner la mort? Le Seigneur se sentit enflammé d'un saint zèle quand il vit la maison de prières convertie en une caverne de voleurs (Matth., XXI, 13) ; et vous, qui êtes son ministre, feindrez-vous de ne pas vous apercevoir que ce qui doit être le refuge des malheureux est changé en un arsenal d'injustices? Ne voyez-vous pas comme on s'empresse partout à jouer le rôle d'opprimés pour avoir recours aux appels, non pas tant parce qu'on est lésé soi-même que pour léser les autres. Quelle injustice se cache là-dessous? c'est à vous d'y réfléchir, et non à moi de le rechercher. Mais pourquoi, me direz-vous peut-être, ceux qui sont victimes d'un injuste appel ne se présentent-ils pas polir prouver leur innocence et montrer la malice de leurs parties adverses ? Je vous ferai la réponse qu'ils ont coutume de faire eux-mêmes: il leur répugne de se donner du mal pour rien. Or il y a des gens, à la cour de Rome, qui se montrent toujours favorables aux appelants et encouragent les appels. A quoi bon aller à Rome pour y perdre son procès? mieux vaut le perdre chez soi.

9. J'avoue que je suis un peu de leur avis a. Pourriez-vous me citer un seul appelant qui ait remboursé même un écu pour ses frais de voyage à celui contre lequel il avait interjeté un appel hasardé? Je ne pense pas que, après avoir examiné chaque cause, vous ayez constamment trouvé que les appelants étaient fondés dans leur appel et que les intimés avaient tort. Or que dit le Sage ? "Aimez la justice, ô vous qui jugez la terre (Sap., I, 1). " C'est que ce n'est pas assez d'être juste si on n'aime pas la justice; car ce qu'on est simplement, on l'est; mais ce qu'on est par amour, on l'est avec zèle. Quiconque aime la justice la recherche avec ardeur et ne peut faire grâce à aucune injustice. Sans doute on ne peut pas vous confondre avec ceux qui voient de bonnes aubaines , dans les appels et qui pourraient s'écrier avec les païens " Nous avons lancé là deux fameux cerfs ! " J'ose à peine citer ici ce proverbe que je trouve plus bouffon que juste, pour ne rien dire de plus. Mais si vous aimez la justice, vous n'aimerez pas les appels et les soutiendrez encore moins. Peut-être me demanderez-vous de quel avantage peut être à mes yeux, pour les Eglises de Dieu, votre attachement personnel pour la justice, là où prévaut l'opinion de ceux qui sont dans d'autres dispositions. Je répondrai à votre question quand je traiterai de ce qui vous entoure.

10. Mais en attendant ne croyez pas que pour vous, ce soit perdre votre temps, que de considérer par quels moyens vous pourrez ramener les appels dans les bornes d'un usage légitime; et si vous me demandez là-dessus mon avis, ou plutôt, si vous en faites quelque cas, je vous dirai qu'il ne faut ni déprimer à l'excès ni préconiser à outrance l'usage des appels. Du reste je ne saurais dire précisément lequel de ces deux excès je trouve le plus blâmable: pourtant il me semble que l'abus d'une chose la faisant nécessairement tomber dans le mépris

a Plusieurs éditions remplacent le mot que nous rendons par ces expressions : " Je suis un peu de leur avis, " par le même mot dont saint Bernard s'est servi dans sa lettre cent cinquante-huitième au pape Innocent. Mais cette différence de versions n'en fait aucun pour le sens.

mérite d'être plus sévèrement proscrit, puisque par là même il nuit davantage. Comment douter qu'il en soit ainsi, quand on sait que l'abus d'une chose non-seulement est mauvais en soi, mais encore entraîne à sa suite les pires conséquences? En effet, n'est-ce pas l'abus des choses qui en altère et en détruit presque la nature? Car souvent il diminue ou même anéantit tout à fait le prix des choses les plus précieuses. Est-il, par exemple, rien de plus excellent que les sacrements? Et pourtant si on les reçoit ou si on les administre indignement, on n'en fait plus la même estime; l'oubli du respect qui leur est dû entraîne après lui une plus sévère réprobation. Je n'en suis pas moins d'avis que l'institution des appels c'est d'un grand bien pour tout le monde et aussi nécessaire aux hommes que le soleil lui-même; il est d'ailleurs comme un soleil de justice qui se lève pour éclairer et confondre les oeuvres des ténèbres. Il faut donc absolument les conserver et les maintenir, je parle de ceux que la nécessité réclame; non pas de ceux auxquels la ruse seule fait recourir; car, en ce dernier cas, l'appel est une entreprise coupable qui, au lieu de répondre à un légitime besoin, ne sert qu'à favoriser l'iniquité. Comment de semblables appels ne tomberaient-ils pas dans le mépris ? Que de fois n'est-il pas arrivé qu'au lieu de répondre à de tels appels on a préféré faire l'abandon de ses droits pour échapper ainsi aux fatigues d'un long et inutile voyage. Mais on a vu aussi quelquefois des hommes qui ne pouvaient se résoudre à sacrifier leurs droits, prendre le fâcheux parti de ne tenir aucun compte de tous ces appels abusifs non plus que des noms respectables invoqués par les appelants.

11. Laissez-moi vous citer quelques exemples à l'appui de ce que j'avance. Un jeune homme s'était publiquement fiancé avec une jeune fille. Le jour du mariage arrivé, tout étant prêt et les invités réunis, voilà qu'un individu, qui désirait pour lui la fiancée de l'autre, fait inopinément retentir le mot d'appel en déclarant qu'ayant reçu le premier la parole de la jeune fille, elle doit lui appartenir. Le fiancé demeure stupéfait, tout le monde se regarde, et le prêtre n'ose passer outre. Tous les préparatifs se trouvent faits en pure perte et chacun s'en retourne et va dîner chez soi. Quant à la fiancée, elle dut attendre pour partager la table et le lit de son futur que l'affaire revint de Rome. Or cela s'est passé à Paris, dans la capitale de la France, là où résident nos rois.

Autre fait, c'était encore à Paris, un jeune homme, après la cérémonie des fiançailles, avait fixé un jour pour célébrer ses noces. Mais sur ces

a Ce que saint Bernard dit ici confirme ce qu'il avançait plus haut, n. 8, en ces termes .. " A quoi bon aller à Rome pour y perdre son procès? mieux vaut encore le perdre chez soi. " Juvénal avait dit de même, satyre VIII, vers 97 : " Après avoir tout perdu, il y aurait de la folie à perdre encore les frais du voyage. "

entrefaites on lui cherche chicane et on soutient qu'il ne peut passer outre au mariage. L'affaire est portée devant le juge ecclésiastique; mais, sans même attendre sa décision, on interjette un appel sans cause, sans pouvoir même alléguer un seul grief, uniquement dans le but de faire traîner l'affaire en longueur. Que fait le fiancé? Comme il ne voulait ni perdre les frais qu'il avait faits ni se voir plus longtemps privé de jouir de la femme de son choix, il ne tient aucun compte de l'appel, feint même de n'en avoir pas connaissance et poursuit jusqu'au bout l'accomplissement de ses desseins.

Mais que dire de ce qu'un tout jeune homme (a) a osé faire dernièrement dans l'église d'Auxerre? Le saint évêque (b) de cette ville venait de mourir; tout le clergé voulait, selon l'usage, procéder à l'élection de son successeur; mais tout à coup ce jeune homme intervient, par un appel, dans cette affaire et défend qu'on passe outre avant qu'il soit allé à Rome et qu'il en soit revenu. Il est vrai que lui-même ne tint pas plus compte de cet appel que les autres, car, voyant qu'on se moquait de lui et de son déraisonnable appel, il réunit le plus de partisans qu'il lui fut possible et procéda à son élection trois jours après que les autres électeurs eurent consommé la leur.

12. Il résulte de ces exemples et d'une infinité d'autres semblables que je pourrais citer, qu'on abuse des appels, non pas parce qu'on les méprise, mais qu'on ne s'en met plus en peine parce qu'on en a trop abusé. Jugez donc ce qu'il faut penser du zèle avec lequel vous punissez le mépris qu'on en fait en même temps que vous semblez fermer les yeux sur la cause du discrédit qui les frappe. Voulez-vous apporter à ce mal un remède efficace? Étouffez-en le germe jusque dans ses détestables racines, et pour cela punissez l'abus des appels comme il le mérite; l'abus une fois retranché, le mépris reste sans excuse; or le défaut d'excuse force les hommes à rabattre de leur audace. En un mot, que personne n'abuse des appels, et personne ou du moins presque personne ne les méprisera plus.

Vous agissez très-sagement lorsque, refusant une foule d'appels qui sont plutôt des expédients que des recours à votre justice, vous renvoyez une quantité d'affaires au jugement de ceux qui les connaissent ou sont plus à même que vous de les connaître. C'est en effet à l'endroit où l'instruction d'une affaire est plus certaine et plus facile, qu'elle peut être terminée par un jugement plus sûr et plus expéditif. Que de services vous rendez en agissant ainsi, et à combien de gens vous

a Voir cette affaire exposée tout au long dans les lettres deux cent soixante-quinzième, deux cent soixante-seizième et deux cent quatre vingtième de saint Bernard.

b Il se nommait Hugues. Saint Bernard lui donne encore ailleurs, dans sa deux cent soixante-seizième lettre, le nom de saint.

épargnez par là des embarras et des dépenses ! Mais à quels hommes devrez-vous donner la préférence en ce cas? C'est ce qui mérite de votre part une attention toute particulière.

Je pourrais sur ce sujet ajouter ici bien des développements utiles; mais, satisfait pour le moment de vous avoir mis sur la voie, je vais passer à un autre sujet, car je n'ai pas oublié le but que je me suis proposé en commentant.

CHAPITRE II, n. 7.

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CHAPITRE III. Ce n'est ni pour dominer ni pour s'engraisser eux-mêmes que les prélats de l'Eglise sont placés à la tête des fidèles, mais pour procurer le bien des âmes.

13. Je ne crois pas devoir passer légèrement sur mon premier sujet. Vous occupez le premier rang dans l'Eglise, le premier rang par excellence; savez-vous à quelle fin vous y avez été placé? C'est là, vous dis-je, ce qui réclame de vous une attention toute particulière. Est-ce pour vous élever aux dépens de vos inférieurs ? Non, certes, c'est au contraire pour contribuer à leur avantage, car s'ils vous ont placé à leur tète, c'est pour eux et non pour vous. S'il en était autrement, comment pourriez-vous vous croire supérieur à ceux à qui vous iriez mendier quelque profit pour vous? Vous savez bien que le Seigneur a dit: " Ceux qui ont autorité sur les peuples en sont appelés les bienfaiteurs (Luc., XXI, 25). " Mais, direz-vous, il s'agit là des rois de la terre, et ces paroles ne me concernent pas. Ce serait donc à tort qu'on vous donnerait le nom de Souverain, si vous teniez moins à être appelé bienfaiteur vous même qu'à régner sur les bienfaiteurs des peuples. C'est la marque d'une âme petite et basse que de voir dans ses inférieurs, non le bien à leur faire, mais le profit à en tirer; mais je ne connais rien de honteux comme de pareils sentiments dans celui qui est, par excellence, le Souverain des souverains mêmes. Qu'elle est belle la pensée de l'Apôtre des nations disant: " C'est aux parents de thésauriser pour leurs enfants, et non à ceux-ci d'amasser pour leurs pères (II Corinth.., XII, 14) ! " Et combien ces autres paroles me semblent admirables aussi: " Ce n'est pas que je désire vos dons; mais je désire le fruit que vous en tirez (Philipp., IV, 17) ! " Mais passons outre et quittons ce sujet, de peur qu'on ne pense, si je m'y arrêtais davantage, que je vous soupçonne d'être porté à l'avarice; or j'ai dit dans le livre précédent combien je vous crois éloigné de ce vice, et je sais quels dons vous avez repoussés, malgré le pressant besoin d'argent où vous vous trouviez alors. C'est à vous, il est vrai, mais ce n'est pas pour vous que j'ai écrit les ligues qui précédent ; c'est bien à vous que je m'adresse, mais ce n'est pas vous uniquement que j'ai en vue: j'ai blâmé le vice de l'avarice, quoique je sache bien que vous y êtes tout à fait étranger, mais en est-il sous ce rapport de vos actes comme de votre coeur? c'est ce que je vous laisse à décider. En attendant, je n'en ai pas moins vu de mes yeux comment, sans parler des offrandes des pauvres auxquelles vous n'avez jamais voulu toucher, vous dédaigniez les richesses, quand l'opulente Allemagne voulut répandre ses trésors à vos pieds et ne réussit qu'à se convaincre, dans un désenchantement complet, du peu de cas due vous en faisiez, et que pour vous l'argent n'a pas plus de valeur que la paille. On vit alors les chevaux du fisc (a) retourner dans leur pays, malgré leur résistance, la charge sur le dos, comme ils étaient venus. C'était vraiment nouveau, car on ne vit jamais Rome rejeter l'or qu'on venait répandre dans son sein; et aujourd'hui même je ne puis croire que cela se ferait encore du consentement des Romains. On vit un jour arriver à Rome deux hommes également riches et tous deux également sous le poids d'une accusation; l'un était de Mayence (b), l'autre de Cologne. L'un obtint un jugement favorable sans qu'il lui en coûtât rien, et l'autre, peu digne, je suppose, d'une sentence pareille, se vit éconduit en ces termes: " Vous pouvez sortir d'ici avec le même habit que vous aviez en y entrant (Exod., XXI, 3). " Admirable parole et bien digne de l'esprit indépendant des Apôtres, elle peut aller de pair avec celles-ci : " Périsse ton argent, et péris toi-même avec lui (Act., VIII, 20). " Je ne fais qu'une seule différence entre l'une et les autres, c'est que les secondes sont plus énergiques et la première plus modérée.

Que dirai-je de cet insulaire (c) qui vint presque du bout du monde, traversant la terre et la mer, pour acheter une seconde fois à Rome, de son argent et des deniers d'autrui, ce titre d'évêque qu'il avait déjà une première fois acheté. Il avait apporté beaucoup d'argent avec lui, mais il le remporta, non pas toutefois sans en laisser une partie à des gens plus disposés que vous à recevoir qu'à donner, entre les mains desquels il eut le malheur de tomber; vous n'en avez pas moins très-bien agi, en refusant avec désintéressement pour garder vos mains pures d'une double souillure, de les imposer à un ambitieux et d'en faire l'appui

a Les bêtes de somme appelées vulgairement les sommiers, du mot somme, ou plutôt du mot Sagma, charge de bêtes de somme.

b C'étaient Henri I de Mayence et Arnold de Cologne. D'après Serarius, le premier était accusé de simonie et le second de viol. Saint Bernard écrivit aux légats du saint Siège, en faveur de Henri, sa trois cent deuxième lettre. Voir les notes dont Horstius a fait suivre cette lettre.

c Saint Bernard veut sans doute parler ici de Guillaume, évêque intrus d'York, dont il est parlé dans les lettres deux cent trente-cinquième, deux cent trente-huitième et suivantes. A ce que saint Bernard dit en cet endroit on peut ajouter ce que Jean de Salisbury rapporte du pape Eugène, dans son Polycratique, livre V, chapitre 15, où il s'exprime en ces termes : " Ce pape ne recevait jamais de présents de la main de ceux qui avaient intenté un procès ou qui eux-mêmes étaient menacés d'en avoir un. "

d'un homme injuste, et cela en dépit de ses trésors. Mais on ne vous vit pas toujours fermer la main; vous avez su l'ouvrir pour donner à un évêque pauvre de quoi faire des largesses, afin qu'on ne critiquât point son peu de générosité: vous lui donniez en secret l'or et l'argent qu'il devait répandre publiquement. Voilà comment vous avez su puiser dans votre bourse pour ménager l'amour-propre de ce prélat, et lui fournir le moyen de s'accommoder aux usages de votre cour et d'échapper ainsi, grâce à vous, au mauvais vouloir de tous ces gens qui ne songent qu'à recevoir des gratifications. Vous ne pouvez tenir cette bonne action secrète, je la connais, et je connais aussi celui qui en a été l'objet. Eprouveriez-vous de la contrariété à l'entendre publier? Pour moi, plus vous ressentirez de déplaisir à me voir en parler plus je me ferai un devoir de la divulguer. Il convient que vous soyez dans ces dispositions, mais il n'est pas moins juste que j'agisse, moi, comme je le fais ; et s'il vous est défendu de rechercher votre gloire il l'est également pour moi de tenir celle de Jésus-Christ cachée ; et même si vous persistez à murmurer et à vous plaindre, je vous répondrai par ce trait de l'Evangile: " Plus il leur ordonnait de le taire, plus ils s'empressaient à le publier;... et ils allaient répétant: Il a bien fait tout ce qu'il fait (Marc.. VII, 36). "

CHAPITRE III.

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CHAPITRE IV. Il ne faut pas sans raison troubler et confondre les rangs et les degrés de la hiérarchie ecclésiastique et, à ce sujet, saint Bernard blâme sévèrement l'abus des demandes de privilèges et d'exemptions.

14. Ecoutez maintenant autre chose, si toutefois ce n'est pas la même chose, comme on pourrait peut-être le dire avec raison. C'est ce que je laisse à décider à votre propre considération. Pour moi, il ne me semble pas qu'on s'éloigne beaucoup de la vérité quand on attribue à l'avarice ce dont je veux vous parler, et je ne puis disconvenir que ce ne soit en effet, une sorte d'avarice, ou du moins que cela n'en ait toutes les apparences. Or il importe à votre perfection d'éviter le mal et les apparences mêmes du mal, l'un et l'autre dans le double intérêt de votre conscience et de votre réputation. N'oubliez pas qu'il ne vous est point permis, cela le fût-il d'ailleurs à un autre titre, de rien faire qui ait l'apparence du mal. En effet, consultez vos devanciers, et ils diront : " Abstenez-vous de toute apparence de mal (I Thess., V., 22 ). " D'ailleurs on ne peut nier que le serviteur du Seigneur doit marcher sur les pas de son maître, puisque lui-même a dit. " Que celui qui est à mon service me suive (Joan., XII, 26). " Or il est dit à son sujet: " Le Seigneur a régné, il s'est revêtu de gloire et de force (Psalm. XCII, 1);" vous devez donc, vous aussi, faire preuve de force dans cette foi et posséder dignement la gloire si vous voulez imiter votre Dieu. Or votre force, à vous, c'est le témoignage d'une conscience qui ne se reproche aucune infidélité, et votre gloire, c'est l'éclat d'une bonne réputation. Voilà la force dont vous devez vous revêtir, car votre force fait la joie du Seigneur. D'un autre côté l'éclat de votre beauté est à ses yeux comme une image de la sienne qui le charme, revêtez-vous donc aussi de gloire; que ce soient là pour vous ces deux vêtements dont la femme forte revêt ses domestiques (Prov. XXXI, 21). Que votre conscience ne connaisse point ces faiblesses d'une foi modique qui chancelle, et que votre réputation n'offre aucune tache capable de blesser les yeux, vous auriez alors le double vêtement qui attirera les regards charmés de l'Époux sur votre âme, son épouse, et vous remplirez de joie le coeur de votre Dieu. Peut-être vous demandez-vous où je veux en venir, car vous ignorez encore ce que je veux vous dire; je ne vous laisserai pas plus longtemps en suspens. Je veux parler des murmures et des plaintes des Eglises ; elles s'écrient qu'on les a mutilées (a) et démembrées, il n'y en a plus ou du moins il ne s'en trouve que bien peu qui n'aient à gémir ou à craindre de l'être. Voulez-vous savoir de quel fléau elles se plaignent ? Le voici on soustrait les abbés à la juridiction des évêques, ceux-ci à la juridiction des archevêques et ces derniers à celle des patriarches et des primats. Un tel état de choses est-il satisfaisant? Je serais bien surpris que ce fait en lui-même fût susceptible d'excuse. Vous montrez en agissant ainsi que vous avez la plénitude du pouvoir. Montrez-vous en même temps d'une justice égale à votre puissance ? Ce que vous faites, sans doute vous pouvez le faire, mais le devez-vous? C'est là la question. On vous a élevé au poste que vous occupez, non pour ôter, mais pour conserver à chacun son rang dans la hiérarchie, sa charge et ses dignités, pour rendre enfin " l'honneur à qui l'honneur est dû (Rom., XIII, 7), " suivant l'expression d'un de vos ancêtres.

15. Tout homme vraiment spirituel qui s'applique à juger sainement des choses afin de n'être lui-même jugé par personne (I Corinth., II, 15), fera précéder toutes ses actions des trois considérations suivantes : Est-ce permis? est-ce convenable? est-ce utile? Car, si pour un philosophe chrétien il est certain qu'il n'y a de convenable que ce qui est permis, et d'utile que ce qui est permis et convenable en même temps, il ne s'ensuit pas que tout ce qui est permis soit en même temps utile et convenable. Faisons maintenant l'application de ces principes au sujet qui nous occupe. Je vous demande donc s'il vous sied bien de n'avoir d'au-, tre loi que votre bon vouloir, et, parce qu'on ne peut en appeler de vous à personne, de ne prendre conseil que de votre puissance et non de

a Si on veut savoir quelles exemptions saint Bernard approuve ou désapprouve, on le verra plus loin au n. 18, et dans sa lettre ou traité à Henri, archevêque de Sens, chapitre 9.

la raison. Seriez-vous plus grand que Notre-Seigneur qui disait : " Je ne suis pas venu pour faire ma volonté ( Joan., VI, 38)?" D'ailleurs, c'est le propre d'un esprit aussi bas qu'orgueilleux, que de vouloir agir non selon les lumières de la raison, mais suivant son caprice, comme s'il n'était pas un être raisonnable, et de se laisser conduire, non par le jugement, mais par l'instinct, à l'exemple de la brute. Et, s'il est indigne de quiconque a reçu la raison en partage, de vivre à la façon des hôtes, qui pourrait souffrir de vous voir, vous qui devez régir le monde entier, ravaler ainsi votre nature et ternir à ce point votre gloire? Si vous étiez capable de tomber si bas, ce qu'à Dieu ne plaise , vous mériteriez qu'on vous appliquât le sanglant reproche fait à l'espèce humaine en général: "L'homme était dans la gloire, et il ne l'a point compris; il s'est rendu pareil aux animaux qui n'ont point l'intelligence en pariage, et il est devenu semblable aux brutes (Psalm. XLVIII, 13). " Y a-t-il encore quelque chose de moins digne de vous, que de vous voir, peu satisfait de tenir l'empire du monde dans vos mains, vous évertuer encore à accaparer, par je ne sais quels moyens, des parcelles, de misérables bribes de ce que vous possédez en entier, comme si déjà elles n'étaient point à vous? Je vous conseille de vous rappeler le riche de la parabole du prophète Nathan : Possesseur de nombreuses brebis a, il convoite encore l'unique brebis du pauvre (II Reg., XII, 1), et l'action ou plutôt le forfait du roi Achab qui, maître de tout un royaume, voulut s'emparer d'une pièce de vigne ( III Reg., XXI, 2). Dieu vous préserve d'entendre jamais le reproche qu'il entendit lui-même : " Vous avez tué Naboth et vous avez pris ses biens (Ibid., 19). "

16. N'allez pas m'alléguer l'utilité des exemptions; car elles n'ont pas d'autre résultat que de rendre les évêques plus arrogants, les moines plus relâchés et même plus pauvres. Examinez de près quels sont un peu partout les ressources et le genre de vie de ces sortes d'affranchis, et dites-moi s'il n'y a pas de quoi rougir du dénûment des uns et de la vie mondaine des autres, car ce sont là les deux conséquences d'une liberté funeste. Et comment le peuple des monastères, abandonné à lui-même, et devenu indépendant pour son malheur, ne pécherait-il pas avec d'autant plus de licence qu'il n'y a plus là personne en position de le reprendre? Mais en même temps comment les monastères ne seraient-ils pas rançonnés et pillés d'autant plus librement qu'ils n'ont plus personne qui les défende? A qui, en effet, auront-ils recours? Aux évêques? Blessés

a Dans quelques éditions il y a : Possesseur de cent brebis; mais dans la parabole du second livre des Rois, chapitre 12, on lit: " Possesseur de nombreuses brebis. " Il est probable que le mot cent a été substitué au mot nombreuses par quelque copiste inhabile que le souvenir de la parabole des cent brebis de l'Évangile (Luc XV) aura induit en erreur.

du tort qu'on leur a fait, ils ne feront que rire du mal qu'ils verront arriver aux moines comme ils rient déjà de celui qu'ils font.

Or que peut-il résulter de là pour vous? J'ai bien peur qu'il n'en sorte pas autre chose que le châtiment dont Dieu menace. son prophète en ces termes : " L'impie mourra dans son péché; mais c'est à toi que je redemanderai son sang (Ezech., III, 18). " En effet, si l'exemption a pour effet d'enfler d'orgueil celui qui en profite et d'inspirer un violent dépit à celui dont les droits sont lésés par elle, comment celui qui l'accorde peut-il être à l'abri de tout reproche? C'est trop peu dire. Je cache le feu sous la cendre, laissez-moi vous parler d'une façon plus explicite. Si celui qui murmure des exemptions est déjà mort dans son âme, comment celui qui a donné lieu à ces murmures pourrait-il être encore vivant? Comment n'aurait-il pas à répondre de deux morts à la fois sans compter la sienne, lui qui a fourni l'épée, qui a fait deux victimes d'un coup? Voilà ce qui me faisait dire avec le Prophète: " Vous avez tué Naboth et vous avez pris ses biens. " Notez après cela que ceux qui entendent parler de ces choses en sont scandalisés, en conçoivent de l'indignation, éclatent en médisances et en blasphèmes, et par conséquent sont aussi blessés à mort. Oh, non, ce n'est point un bon arbre que celui dont les fruits sont l'arrogance, le relâchement, les dilapidations, les ressentiments, les haines et les scandales, et, qui pis est, de profondes inimitiés et d'interminables discordes entre les Eglises. Voyez combien est vraie cette parole de l'Apôtre : " Si tout m'est permis, tout ne m'est pas avantageux (I Corinth., X, 22). " Que dirons-nous si, par hasard, ce n'est même pas permis? Pardonnez-moi de vous dire qu'il ne vous est pas permis de consentir à ce qui produit tant de maux.

17. Croyez-vous d'ailleurs que ce vous soit chose permise de mutiler les Eglises, de bouleverser l'ordre établi, d'arracher les bornes que vos pères ont posées? Si la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient, n'est-ce pas commettre une injustice que d'ôter son bien à quelqu'un? Vous vous trompez si vous croyez que votre puissance apostolique soit la seule établie de Dieu parce qu'elle est souveraine; et si tel est votre sentiment, vous n'êtes point d'accord avec Celui qui a dit: " Il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu (Rom., XIII, 1), " d'oie il suit que ces mots, " celui qui résiste à une puissance résiste à l'ordre établi de Dieu (Ibid., 2), " s'ils sont favorables à votre autorité, ils ne le sont pas d'une manière exclusive. Enfin le même Apôtre dit encore : " Que tout homme soit soumis aux puissances supérieures (Ibid. 3), non pas à la puissance supérieure comme s'il n'y en avait qu'une, mais " aux puissances supérieures, " montrant par là qu'il en reconnaît plusieurs. Votre autorité ne vient donc pas seule de Dieu, il y en a d'inférieures et il en est d'intermédiaires; et, de même qu'on ne doit point séparer ceux que Dieu a joints ensemble, ainsi il n'est pas juste non plus de tenir pour égaux ceux que Dieu n'a pas faits tels. Vous composeriez, un monstre si, arrachant un doigt de la main vous alliez le placer sous la tête, juste sur la même ligne que les bras; il en est de même dans le corps de Jésus-Christ, si vous en disposez les membres autrement qu'il l'a fait lui-même, à moins toutefois que vous ne pensiez que ce n'est pas lui mais un autre qui a établi dans l'Eglise " les uns pour être apôtres, et les autres prophètes; ceux-ci pour être évangélistes, et ceux-là docteurs et pasteurs, pour la consommation des saints, pour les besoins du ministère, et pour l'édification du corps de Jésus-Christ (Ephes., IV, 11 et 12). " C'est là ce corps que saint Paul nous dépeint dans son langage vraiment apostolique et qu'il nous montre en harmonie parfaite avec son chef quand il nous le représente comme " ne faisant avec lui qu'un tout dont les parties sont reliées ensemble non-seulement par leurs attaches naturelles, mais encore par les rapports intimes de leurs fonctions spéciales, en sorte qu'il reçoit de l'accroissement par tous ses membres dans la proportion qui convient à chacun d'eux, jusqu'à ce que la charité en fasse un corps parfait (Ephes., IV, 16). " Gardez-vous bien, de mépriser cet ordre de choses sous prétexte qu'il est fait pour la terre; car il a son modèle dans les cieux; le Fils, a-t-il dit en effet, ne peut faire que ce qu'il a vu faire à son Père (Joan., V, 19); et il est incontestable que c'est à lui qu'il a été dit dans la personne de Moïse : " Ayez soin de tout faire conformément au modèle qui vous a été montré sur la montagne (Exod., XXV, 40). "

18. Voilà ce qu'avait vu celui qui disait : " J'ai vu la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, descendre du ciel, parée de la main de Dieu même (Apoc., XXI, 2). " Je pense en effet qu'en s'exprimant ainsi l'auteur sacré fait allusion à la ressemblance des deux cités. De même que dans les cieux les chérubins, les séraphins et tous les autres ordres, jusqu'aux angc;s et aux archanges, sont disposés sous un seul chef qui est Dieu; ainsi sur la terre les primats et les patriarches, les archevêques, les évêques, les prêtres, les abbés et tous les autres membres de l'Eglise sont distribués dans un ordre analogue, sous un seul et même chef aussi, qui est le souverain Pontife. Il ne faut pas mépriser un ordre qui a Dieu pour auteur et qui tire son origine du ciel. Si un évêque dit : Je ne veux pas être soumis à un archevêque, et un abbé: Je ne veux pas obéir à un évêque, ces sentiments n'ont pas d'analogues dans le ciel, à moins que par hasard vous n'ayez entendu quelque ange dire : Moi, je ne veux pas être au-dessous des archanges, ou tout autre esprit célesta d'un ordre inférieur déclarer qu'il ne reconnaît d'autre supérieur que Dieu.

Eh quoi! me direz-vous, me défendez-vous d'agir en dispensateur ? Non pas d'agir en dispensateur, mais d'agir en dissipateur. car je sais trop bien que vous avez reçu le pouvoir d'accorder des dispenses, mais c'est pour édifier et non pour détruire (I Corinth., IV, 2). Quand il y a nécessité (a) urgente de dispenser, la dispense est excusable; quand il y a utilité, je dis utilité publique et non privée (b), de le faire, la dispense est louable; mais si elle n'est ni nécessaire ni utile, ce n'est plus une dispense consciencieuse, c'est une dissipation coupable des biens de l'Eglise. Il y a néanmoins des monastères situés dans différents diocèses qui relèvent spécialement du saint Siège, dès le premier jour de leur existence, par suite de la volonté formelle des fondateurs, fout le monde le sait; mais il y a une grande:différence entre ce qui vient de la piété et ce m que poursuit une ambition qui ne veut pas souffrir de supérieurs. Mais c'est assez sur ce sujet.

CHAPITRE IV, n. 18.

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CHAPITRE V. C'est un devoir pour le souverain Pontife de faire observer avec soin dans l'Église entière les décrets du saint Siège et les règlements de ses prédécesseurs.

19. Il vous reste maintenant à considérer en général l'état de l'Église entière; vous devez examiner si les peuples sont soumis aux clercs, ceux-ci aux prêtres et les prêtres à Dieu, avec l'humilité requise. C'est à vous de voir si l'ordre et la discipline règnent dans les monastères et les établissements religieux; si les mauvaises moeurs et les doctrines perverses sont efficacement réprimées par les censures de l'Église; si la vigne du Seigneur est florissante, grâce à la vie édifiante et sainte des prêtres; si elle porte des fruits, je veux dire si les fidèles sont obéissants et soumis; si enfin vos propres règlements et décrets apostoliques sont observés avec toute la sollicitude dont ils sont dignes, afin que, dans le champ de votre Maître, rien ne soit en souffrance par votre faute et rien né soit enlevé par la fraude. Or il ne serait pas impossible de trouver que ce double mal existe, soyez-en bien convaincu, pour ma part, je pourrais vous montrer plusieurs endroits plantés de votre propre main, sans parler d'une infinité d'autres restés terres incultes, qui sont maintenant complètement bouleversés. Ainsi n'avez-vous pas promulgué vous-même, au concile de Reims (En 1148), les canons que je vais transcrire? Qui est ce qui les observe aujourd'hui? qui même les a jamais observés ? Vous êtes dans une bien grande illusion si vous croyez qu'on en tient compte, et si vous ne le croyez pas, vous êtes coupable ou d'avoir

a Voici comment Jean de Salisbury s'exprime dans son Polycratique, livre IV, chapitre 7: " Je ne conteste pas aux dépositaires de l'autorité la faculté de dispenser de la loi; mais pourtant je ne crois pas qu'ils puissent l'étendre jusqu'à ce qui a le caractère de la perpétuité dans ce que la loi prescrit ou défend. La dispense ne peut porter que sur la partie de la toi susceptible de changer, encore n'y a-t-il lieu à dispenser que pour des raisons d'honnêteté et d'utilité telles que l'esprit même de la loi ne cesse point d'être conservé.

b Vossius note en marge à cet endroit que le mot privée se rapporte au souverain Pontife et non à celui qui obtient de lui quelque dispense.

fait des règlements qu'on ne doit point observer, ou de faire maintenant comme si vous ne saviez pas qu'on les méprise. " Nous enjoignons, avez-vous dit, tant aux évêques qu'aux clercs, de ne point choquer les regards des peuples dont ils doivent être la règle et le modèle, par le luxe, les couleurs voyantes et variées et la coupe de leurs vêtements non plus que par la manière dont ils portent la barbe et les cheveux; nous leur recommandons au contraire de condamner ces abus par leur propre exemple et de montrer dans toute leur conduite leur estime pour cette vie pure et sainte dont l'honneur de l'ordre clérical leur fait une loi. Les clercs qui, après avoir été avertis par leur évêque, laisseront passer quarante jours sans se soumettre, seront privés, par ce même évêque, de tous leurs bénéfices ecclésiastiques. Quant aux évêques eux-mêmes qui négligeront d'infliger à leurs clercs la peine portée ci-dessus, comme il est reconnu qu'il n'est rien qui contribue davantage aux fautes des inférieurs que la faiblesse et la négligence des supérieurs, nous voulons qu'ils soient suspens de toute fonction épiscopale jusqu'à ce qu'ils aient infligé à leurs clercs les peines par nous édictées. De plus il nous a paru bon d'ajouter encore que nul ne pourra être fait archidiacre ou doyen s'il n'est diacre ou prêtre. Quant aux archidiacres, doyens et prévôts qui n'ont pas encore reçu les ordres susdits, ils seront privés de leur titre s'ils refusent par insubordination de se faire ordonner. Nous défendons d'ailleurs de conférer les susdites dignités à de tout jeunes gens ni à des individus qui ne seraient pas encore engagés dans les ordres sacrés, quand bien même ils se feraient remarquer par la sagesse et la sainteté de leur vie. "

20. Ce sont là vos propres paroles, voilà ce que vous avez vous-même décrété. Qu'en est-il résulté? On voit encore élever de tout jeunes gens et des sujets qui ne sont point dans les ordres sacrés, aux dignités ecclésiastiques. Pour ce qui est du premier chapitre, le luxe des habits qu'il interdit, n'a rien perdu de ce qu'il était, et néanmoins la peine que vous avez décrétée est demeurée lettre morte. Voilà bientôt quatre ans passés que ces règlements sont faits, et nous n'avons pas encore eu à gémir sur un seul clerc privé de son bénéfice ni sur un seul évêque suspens de ses fonctions. Mais ce qui doit nous faire verser des larmes bien amères, c'est la conséquence qui s'en est suivie; l'impunité, fille de l'insouciance, a produit l’indiscipline, mère de l'effronterie et source de toutes les transgressions; je vous estimerai maintenant le plus heureux des hommes si vous réussissez, à force de soins, à prévenir cette insouciance cause première de tous les maux. C'est à quoi vous vous appliquerez sans doute; mais pour le moment ouvrez un peu les yeux et voyez si, aujourd'hui comme autrefois, l'éclat des couleurs variées ne déshonore plus les hommes du sanctuaire, si les énormes fentes de leurs vêtements ne laissent pas voir toutes leurs formes d'une manière indécente (a). Ils ont coutume de dire: Est-ce donc aux habits que Dieu fait attention, n'est-ce pas plutôt aux moeurs (a)? Mais ne voyez-vous pas que la forme de vos vêtements est l'indice et la preuve de l'état de vos âmes et de la corruption de vos moeurs? Qu'est-ce que cela signifie, que les gens d'église veulent être une chose et en paraître une autre? Cela n'est ni franc ni modeste. Au fait, à les juger sur l'habit ce sont des militaires; si on ne considère que leur avidité, ce sont bien des clercs; mais à l'oeuvre ils ne sont ni militaires ni clercs, car ils ne combattent point comme les premiers et n'évangélisent point comme les seconds. Que sont-ils donc? Voulant appartenir à deux ordres à la fois, ils ne sont ni de l'un ni de l'autre et les confondent tous les deux ensemble. Il est dit que " chacun ressuscitera dans son ordre (I Corinth. XV, 23) ; " dans quel ordre ressusciteront-ils donc? est-ce que pour avoir péché sans appartenir à aucun ordre ils ne seront plus d'aucun ordre non plus le jour où ils devront périr? Ah ! plutôt si ce n'est pas à tort que nous croyons que le Dieu souverainement sage assigne un rang à chaque créature, depuis la plus élevée jusqu'à la plus humble, j'ai bien peur qu'il ne trouve d'autre place pour ceux dont je parle que ces lieux d'éternelle horreur où ne règne aucun ordre. Oh! qu'elle est à plaindre l'épouse confiée à de tels paranymphes qui ne craignent pas de retenir pour eux les objets destinés à sa parure. Ah! ils ne sont certainement pas les amis de l'Epoux, mais ses véritables rivaux. Au reste, en voilà bien assez sur ce qui est au-dessous de vous, sinon par rapport au sujet lui-même, qui est presque infini, du moins pour le but que je me suis proposé. Il me reste à vous entretenir de ce qui vous entoure; ce sera la matière de mon quatrième livre.

a Pour ce qui est des vêtements inconvenants des clercs, on peut lire le chapitre deuxième de l'Opuscule de saint Bernard à Henri, archevêque de Sens, et les notes dont Horatius le fait suivre.

CHAPITRE V, n. 20.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON.

LIVRE III.

CHAPITRE II, n. 7.

238. Or, il faut tenir pour injustes tous ceux fui ne sont pas dictés par la difficulté de se faire rendre justice...., etc. Voici à ce sujet la doctrine pleine de sagesse du concile de Trente, session VIII. Chapitre 1er de la Réforme : " Comme il arrive souvent que ceux qui sont accusés de quelques crimes ont recours à la voie des appels, feignent d'être lésés, formulent des plaintes, et font naître des obstacles sous les pas du juge pour se soustraire au châtiment qu'ils ont mérité et pour échapper au jugement des évêques, ne voulant pas qu'i!s puissent faire servir ce qui a été établi comme un remède et une ressource pour l'innocence, à leurs ruses et à leurs chicanes, le saint Synode a établi que..., etc. " (Note de Horstius.)

CHAPITRE III.

239. L'un était de Mayence et l'autre de Cologne; Henri I, archevêque de Mayence, accablé sous le poids des accusations calomnieuses de ses chanoines, avait appelé au saint Siège qui l'avait absous. C'est pour lui que saint Bernard a écrit sa CCCII lettre ; voir aux notes dont nous l'avons accompagnée.

L'autre, archevêque de Cologne, était Arnaud, qui, de prévost de saint André, était devenu archevêque, en 1138; ce fut peu de temps après qu'il fut accusé de Simonie. En parlant de lui, l'auteur de la Grande chronique de Belgique, un chanoine royal de saint Augustin de Nussia, assure, qu'il fut accusé de simonie en présence du pape Eugène III, au concile de Reims et frappé d'une sentence de déposition en même temps que l'archevêque de Mayence. Ces deux archevêques allèrent à Rome pour traiter de leur absolution; Henri l'obtint, mais Arnaud, malgré tous ses présents ne put l'obtenir. (Note de Horstius.)

CHAPITRE IV, n. 18.

240. Quand il y a nécessité urgente de dispenser...., etc. Il est bon de remarquer ici le sentiment de saint Bernard en matière de dispense qu'on ne doit accorder, à son avis, qu'en cas de nécessité et pour le bien général. Or, je crains bien que maintenant on ne dispense souvent sans nécessité, sans aucun souci du bien public, et en songeant tout au plus au bien de quelques particuliers. Or, dispenser de la sorte ce n'est pas autre chose que dissiper. Il nous semble qu'il n'est pas hors de propos de rappeler ici à ce sujet le langage que notre Saint tenait dans une de ses lettres: u c'est en vain qu'on cherche à endormir, en lui parlant de la dispense du saint Siège, celui dont la conscience est liée par la parole de Dieu même Lettre I, à Robert, n. 9) ; " et ailleurs il disait encore: " Nous avons, disent-ils, demandé et obtenu la permission du Pape. Quel pauvre remède ! Semblables à nos premiers parents, vous avez cherché, non pas un vêtement pour couvrir vos consciences ulcérées, mais à peine des ceintures pour cacher le mal, sans le guérir. Plût à Dieu qu'au lieu d'une autorisation vous eussiez demandé un conseil, c'est-à-dire, non pas qu'il vous fût permis, mais s'il vous était permis! " C'est ainsi que saint Bernard s'exprime dans sa lettre VII, n. 9 et 10. (note de Horstius.)

CHAPITRE V, n. 20.

241. Le luxe des habits qu'il interdit, etc.: Plusieurs auteurs pensent qu'on doit attribuer la facilité avec laquelle, au temps de saint Bernard, le luxe et la délicatesse des habits se répandirent presque impunément dans le clergé, à ce fait que la plupart des clercs appartenaient alors à la première noblesse du royaume; élevés dans le luxe, ils n'embrassaient qu'avec peine la modestie et la simplicité que réclamait d'eux leur nouvel état; bien plus ils tenaient à leur ancien faste et au luxe des vêtements, afin qu'on ne pût les confondre avec les clercs de moins haute origine. Mais quel homme sensé pourra jamais applaudir à ce goût? Ils devaient en effet renoncer à leurs anciennes manières de vivre et de se vêtir en changeant d'état et de vie, et se bien convaincre que le plus bel ornement et la parure la plus digne d'un homme consacré à Dieu c'est la vertu, la modestie, la piété. Mais, comme bien des clercs faisaient fausse route de ce tété, on vit toujours de pieux auteurs et de saints religieux, prendre à tâche de percer d'une plume acérée, cet abcès pestilentiel, dont l'enflure tous les jours grossissante menaçait l'Eglise entière. Plusieurs prélats, des conciles même entreprirent de réprimer par leurs ordonnances et leurs décrets le luxe des vêtements, et saint Bernard se plaint qu'ils n'aient jamais été observés. Voyez le traité des moeurs et devoirs des évêques contre le luxe des vêtements du clergé, chapitre II.

242. Si les énormes fentes de leurs vêtements ne laissent pas voir toutes leurs formes d'une manière indécente, etc. Les saints canons ont sévèrement interdit aux clercs l'usage de vêtements rayés.

Ce que les anciens appelaient vêtements à fenêtres et de luxe, comme on peut le voir dans la Chronique de Vuindesheim, livre II, chapitre XLVII, étaient des vêtements courts, à larges ouvertures, à peu près semblables aux larges pourpoints que les Français portent en été, avec lesquels on n'est guère qu'à moitié vêtu, ce qui faisait dire à Pierre Chrysologue, dans son sermon cent vingt-deuxième: Ils sont artistement vêtus de nudités, et à saint Bernard, les énormes fentes de leurs vêtements laissent voir toutes leurs formes d'une manière indécente, d'autant plus que du temps de notre saint Docteur, non-seulement on portait les pourpoints ouverts et à fenêtres, comme on pourrait dire, mais les braies ou hauts-de-chausses n'étaient pas moins ouverts, ainsi qu'on peut en juger par les dessins du temps. Ce qui fait qu'en sortant de l'église après avoir déposé le long habit de choeur, on les voyait passer dans les rues dans un costume dont l'indécence choquait les sentiments non moins que les regards des gens de bien. On lit à peu près la même chose dans Crésoll (In mystag., lib. IV, cap. 13, sect. 5), qui constate que le même mal sévissait cruellement en Allemagne, malgré les efforts et la vigilance des prélats pour empêcher qu'il ne s'étende et ne s'enracine davantage. Il cite même plus loin un certain nombre d'archevêques de Cologne qui se sont appliqués de toutes leurs forces à l'extirper à l'aide des censures ecclésiastiques; entre autres, Conrad, en 1260, Gualram, en 1337, Guillaume, en 1353 et en 1360 : ce dernier même s'exprime ainsi sur ce sujet: " Nous interdisons désormais à tous les clercs en général et à chacun en particulier l'usage des vêtements ouverts, rayés, taillés, etc. de même que des habits d'une seule couleur, rouges, verts ou bleus, à noeuds ou à boutons, " et le reste que je passe. (Note de Horstius.)

 

 

 

LIVRE IV.

CHAPITRE I.

1. Très-aimable Eugène, si j'avais su l'accueil que les premières parties de ce travail ont reçu de vous, j'en aurais profité pour le continuer avec plus de confiance ou de circonspection, ou même pour l'interrompre tout à fait. Mais puisque la distance des lieux qui nous sépare n'a pas permis qu'il en fùt ainsi, je vous prie de ne pas être surpris si j'hésite à le continuer, tout en l'abrégeant, et si je n'entre qu'avec une certaine crainte, je l'avoue, dans le coeur même de mon sujet. Puis donc que dans les livres précédents j'ai traité des premiers objets de la considération, j'ai à vous entretenir maintenant des choses qui vous entourent; ce n'est pas qu'elles ne soient aussi placées au-dessous de vous, mais comme elles vous touchent de plus près, elles peuvent aussi vous nuire plus que les autres. En effet, les choses que l'on a sous les yeux ne souffrent pas qu'on les néglige, qu'on feigne de ne les point s apercevoir, ou qu'on les oublie. Elles nous pressent plus vivement que les autres, fondent sur nous avec plus de violence; on pourrait même craindre qu'elles ne nous accablassent. Aussi réclament-elles de nous, je ne doute pas que vous n'en soyez convaincu par votre propre expérience, une attention plus grande et plus complète. S'il arrive, au contraire, qu'on ne les considère pas avec la prudence et l'à propos qu'elles réclament, on en est accablé sans relâche, tourmenté sans mesure et inquiété sans fin. Elles ne nous laissent pas un instant de répit, notre cour même avec elles ne s'appartient plus, on se donne beaucoup plus de mal, et on obtient beaucoup moins de résultats. Or, pour m'expliquer clairement, je vous dirai que la ville, la cour et votre Eglise particulière, qui réclament tous les jours de vous des soins incessants, sont précisément ce que j'entends par les choses qui vous entourent. Le peuple et le clergé dont vous êtes spécialement l'évêque et qui par conséquent ont un droit particulier à vos soins; ces anciens du peuple qui tous les jours vous prêtent leur assistance en qualité de juges; ceux enfin qui composent votre maison et s'assoient à votre table, vos chapelains, vos camériers et tous les gens attachés à votre service, à quelque titre que ce soit, voilà ceux dont je veux vous parler; ils vous approchent plus familièrement, frappent plus souvent à votre porte, et vous pressent avec plus d'importunité. On peut dire d'eux qu'ils ne craignent pas de tirer la bien-aimée de son sommeil plus tôt qu'elle ne le veut.

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CHAPITRE II. Mœurs du clergé et du peuple romain, vigilance et sollicitude des anciens pasteurs.

2. La première raison pour que le clergé de Rome soit le plus régulier de tous, c'est qu'il sert plus que tout autre de modèle au clergé du s: reste de l'Église; la seconde, c'est que la honte des désordres qui se trépassent en votre présence rejaillit plus fortement sur vous. Il y va de l'honneur de Votre Sainteté que le clergé qui vit sous vos yeux soit si régulier et si exemplaire qu'il offre à tous les regards, dans sa conduite, le miroir et le modèle de la décence et de la régularité. Il faut qu'il se montre, plus que tous les autres clergés, exercé aux fonctions sacrées, propre à l'administration des sacrements, zélé pour l'instruction des peuples et attentif à se garder dans une chasteté parfaite. Quant à votre peuple, que dirai-je, sinon que c'est le peuple romain, c'est tout dire en deux mots; je ne saurais mieux exprimer ce que j'en pense. Ce n'est pas de peuple, en effet, plus connu que, celui-là depuis des siècles pour son faste et son arrogance. Ce peuple, ennemi de la paix et ami de la sédition, n'a jamais cessé de se montrer dur et intraitable et ne s'est soumis an joug que lorsqu'il n'a pu faire autrement. Je vous ai signalé le mal, c'est à vous de chercher à le guérir; il ne vous est pas permis de faire comme si vous ne le voyiez pas. Vous riez peut-être, en m'entendant parler ainsi, parce que vous le croyez incurable; mais n'en montrez pas moins de zèle. Ce qu'on vous demande, ce n'est pas de guérir mais de soigner ce malade. Il est dit, en effet, non pas : Guérissez-le ou rendez-lui la santé, mais : " Ayez soin de lui (Luc, X, 13). " Un poète a dit avec raison : " Il n'est pas toujours au pouvoir du médecin de guérir son malade (Ovid., I de Ponto, eleg. 10). " Mais il vaut mieux que je vous cite un des vôtres: Saint Paul s'exprime ainsi: " J'ai travaillé plus que tous les autres (I Corinth., XV, 10); " mais il ne dit pas : J'ai fait plus de bien, j'ai produit plus de fruits que les autres, c'eût été d'un orgueil qu'il évite avec soin. D'ailleurs il avait appris à l'école de Dieu même que chacun recevra selon son travail, et non pas selon ses succès (I Corinth., III, 8); voilà pourquoi il se glorifiait plutôt d'avoir travaillé que d'avoir réussi, comme on le voit dans un autre endroit où il parle " de travaux sans nombre ( II Corinth., XI, 23). " Ce que je vous demande, c'est donc, à son exemple, de faire ce qui dépend de vous; Dieu saura bien, de son côté, faire ce qui le regarde, sans que vous ayez à vous en préoccuper et à vous en mettre en peine. Plantez, arrosez, prodiguez vos soins, et vous avez rempli votre tâche; c'est Dieu, non pas vous, qui donnera ensuite l'accroissement quand il lui plaira; cela ne fait pas un doute, et s'il ne lui plait pas de le donner, vous n'en perdrez toujours rien, puisqu'il est dit : " Dieu récompensera les travaux de ses saints (Sap., X, 17). " Vous pouvez donc être sans inquiétude sur le prix de votre travail; l'insuccès ne saurait vous en frustrer; je le dis sans trop présumer de la puissance et de la bonté de Dieu. Je sais que ce peuple a le coeur endurci, mais Dieu peut, de ces pierres, faire des enfants d'Abraham. Qui sait s'il ne reviendra point sur ses pas pour lui pardonner, s'il ne le convertira et ne le guérira point ? Mais Dieu me garde de lui dicter ce qu'il doit faire, je ne lui demande qu'une chose, celle de pouvoir vous amener vous-même à faire ce qu'il faut et comme il faut.

3. Je touche là, je le sais, à un point délicat et j'entame une discussion épineuse, car à peine aurai-je commencé à dire ce que je pense, que je vois ce qui m'attend; on va crier à la nouveauté, ne pouvant crier à l'injustice; que dis-je? à la nouveauté ! Je ne suis point de cet avis ; car ce que je réclame a existé autrefois; il a pu tomber en désuétude avec le temps, mais ce ne saurait être une nouveauté d'y revenir. Qui est-ce qui contestera que ce que je demande, non-seulement exista quelquefois, mais s'est pratiqué pendant assez longtemps ? Qu'est-ce donc? Je veux bien vous le dire; mais ce sera en pure perte. Pourquoi cela? Parce que ça ne plaira pas à tous vos satrapes, qui font plus volontiers leur cour au pouvoir qu'à la vérité. Il y eut avant vous des pasteurs qui se dévouèrent tout entiers au soin de paître leurs brebis, qui se faisaient une gloire du titre et des fonctions de pasteurs des âmes et ne trouvaient indigne d'eux que ce qu'ils croyaient funeste au salut de leurs ouailles; au lieu de chercher leurs intérêts, ils en faisaient le sacrifice et prodiguaient leurs peines, leurs biens et leurs personnes. Ce qui permettait à l'un d'eux de dire : " Après avoir sacrifié tout le reste, je me sacrifierai moi-même par-dessus le marché pour le salut de vos âmes (II Corinth., XII, 15). " Et, comme s'ils avaient dit: Nous ne sommes pas venus pour être servis, mais pour servir les autres (Marc., X, 45), ils annonçaient l'Evangile toutes les fois qu'il le fallait, sans en faire une occasion de gain. D'ailleurs, ils n'avaient d'autre ambition, en fait de profit, de gloire et de bonheur, c'était de faire de leurs ouailles, autant qu'ils le pouvaient, un peuple parfait aux yeux du Seigneur (Luc., I, 1) ; c'était là le but unique de tous leurs efforts, et voilà pourquoi ils brisaient leurs corps et leur âme et supportaient le travail et la peine, la faim et la soif, le froid et la nudité.

4. Qu'est devenu maintenant cet usage? Il a fait place à un autre bien différent; les goûts ne sont plus les mêmes, plaise à Dieu qu'on n'ait point perdu au change ! Sans doute ce sont encore les mêmes peines et les mêmes soucis; ce sont toujours la même sollicitude et la même ardeur, ils n'ont rien perdu de leur force, ils ont seulement changé d'objet. Je reconnais hautement que vous ne ménagez pas plus les biens de la fortune aujourd'hui qu'on ne les ménageait autrefois. Il n'y a qu'une différence, c'est qu'on ne les consacre plus aux mêmes usages. Aussi voyez quel abus étrange résulte de là : c'est que bien peu de gens sont attentifs maintenant à la voix du législateur, la plupart n'ont les yeux ouverts que sur ses mains. Est-ce à tort? Non certes, car c'est d'elles que dépendent toutes les affaires de la papauté. Pourriez-vous me citer un seul habitant de cette ville immense qui vous a élu pape, qui ait salué votre exaltation sans être gagné par l'argent qu'il avait déjà reçu ou par l'espoir d'en obtenir encore? Tous ces gens-là sont d'autant plus animés du désir de dominer, qu'ils ont protesté avec plus d'ardeur de leurs dispositions d'être vos serviteurs : ils protestent de leur fidélité pour perdre plus aisément quiconque se confie en eux. Dès lors vous ne formerez point un projet d'où ils croient qu'on puisse les exclure, et vous n'aurez point un secret dans lequel ils ne prétendent avoir le droit de s'immiscer. Si par malheur à votre porte, l'huissier les fait attendre le moins du monde, je ne voudrais pas être à sa place. Jugez maintenant par le peu que je vous dis, si je connais bien les moeurs de votre entourage : ce sont gens fort habiles au mal et tout à fait incapables de bien faire. Egalement odieux au ciel et à la terre, ils se soucient aussi peu de l'un que de l'autre (a). Sans piété pour Dieu, sans respect pour les choses saintes, ils sont divisés entre eux, jalousent leurs voisins et molestent les étrangers; n'aimant personne, ils sont détestés de tout le monde, et comme ils se font redouter de tous, il n'est pas un homme qu'ils ne redoutent eux-mêmes. Voilà ces gens qui ne veulent point obéir et ne savent point commander; infidèles à leurs supérieurs, ils sont insupportables à leurs inférieurs ; sans pudeur quand il s'agit de solliciter, ils ont un front d'airain pour refuser (b). Ce sont des hommes importuns quand ils veulent avoir quelque. chose; ils ne se donnent de cesse qu'ils ne l'aient obtenue et ne savent point ce que c'est que de s'en montrer reconnaissants. Ils ont de grands mots à la bouche, mais ne font rien de grand. Des promesses, ils en sont prodigues; mais de faits, point. Ils ont la langue aussi habile à flatter que les dents à mordre; et on les voit feindre avec une candeur égale à la malice qu'ils sont capables de déployer pour nuire. J'ai cru devoir entrer dans ces détails, afin de vous faire connaître à fond ceux qui vous entourent.

5. Mais revenons à notre sujet. Que dirai-je de l'usage d'acheter, au prix des dépouilles des églises, les vivat qu'on fait retentir sur votre passage? Le pain des pauvres est jeté à pleines mains dans les rues qu'habitent les riches. Des pièces d'argent brillent dans la boue ; de tous côtés on s'élance, elles sont la proie, non des plus pauvres, mais des plus forts ou des plus alertes. Ce n'est pas à vous, je le sais, qu'a commencé cet usage ou plutôt ce mortel abus; puisse-t-il du moins finir à vous! Mais poursuivons. Qui voit-on s'avancer au milieu de tout cela? C'est vous, le pasteur de ce peuple, tout brillant d'or et diapré des plus riches couleurs. Que revient-il de tout cela à vos ouailles? Si j'osais, je vous dirais que vous travaillez là beaucoup plus pour le démon que pour vos brebis. Croyez-vous que Pierre et Paul ont fait ce que vous faites et se sont amusés à ces jeux-là? Voyez comme tout votre clergé n'a de zèle et d'ardeur que pour conserver ses dignités : on ne songe guère qu'à la pompe extérieure; on n'accorde rien ou presque rien à la sainteté. Quand le besoin l'exige, si vous essayez de descendre un peu et de vous rendre plus accessible, prenez garde, vous crie-t-on de tous côtés;

a C'est-à-dire ils se soucient aussi peu du Ciel que de la terre, ainsi que saint Bernard ne tarde pas à le montrer. Les Romains se soulevèrent à la voix d'Arnaud de Brescia, pour rétablir l'ancienne république romaine, en ne laissant au souverain Pontife à Rome que son autorité spirituelle. Tous ces événements sont rapportés en détail dans la lettre deux cent quarante-troisième. Baronius en parle aussi à l'année 1152.

b Saint Bernard emploie la même expression dans sa lettre cent quatre-vingt-dix-huitième n. 1.

cela ne convient plus au temps où nous vivons, vous devez songer au rang que vous occupez. Quant à ce qui peut plaire à Dieu, c'est ce dont on parle le moins; et pour le salut, on se met peu en peine de le compromettre, à moins qu'on ne trouve propre au salut ce qui respire la grandeur, et que pour eux faste et sainteté ne sonnent de même. Tout ce qui sent l'humilité parait si peu honorable aux gens de votre cour qu'ils aimeraient mieux être humbles que de le paraître. Quant à la crainte de Dieu, c'est à leurs yeux une pure simplicité, pour ne pas dire une folie, et on donne le nom d'hypocrite à quiconque a souci de son âme, et se montre d'une conscience timorée. Quant à ceux qui aiment la retraite et se réservent quelques moments pour soi, on les regarde comme des gens inutiles.

CHAPITRE II, n. 5.

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CHAPITRE III. De la réforme à faire dans le luxe des vêtements et du zèle nécessaire au souverain Pontife.

6. Mais vous, que faites-vous? Avez-vous encore les yeux ouverts sur ces hommes qui vous enlacent dans les filets de la mort? Ne vous fâchez point, je vous en prie, et veuillez m'écouter avec patience; ou plutôt veuillez excuser la réserve bien plus que l'audace de mon langage. Je brûle pour vous d'un amour ardent, Dieu veuille qu'il soit aussi utile pour vous qu'il est grand dans mon âme ? Je sais au milieu de quels hommes vous vous trouvez ; vous n'êtes entouré que de gens incrédules et amis du désordre, de loups plutôt que de brebis, et cependant vous êtes leur pasteur. S'il est une considération utile à faire, c'est celle qui vous fera trouver, s'il est possible, le moyen de les convertir, de peur qu'ils ne vous pervertissent. Faut-il, après tout, désespérer de les voir redevenir des brebis, quand ils ont pu de brebis devenir des loups? Sur ce point, je ne veux pas vous ménager, afin que Dieu un jour vous n'aménage: niez donc que vous êtes le pasteur d'un pareil peuple, ou eue prouvez que vous l'êtes en effet. Vous n'oserez pas le nier, de peur que et celui dont voles tenez la place ne vous renie aussi un jour ; or celui-là, c'est Pierre lui-même, et je ne sache pas qu'on l'ait vu paraître en publie chargé d'or et de pierreries, vêtu de soie, monté sur une blanche haquenée (a), entouré de soldats et suivi d'un bruyant cortége. Certes, sans cet appareil, Pierre n'en a pas moins cru pouvoir accomplir sa mission salutaire: " Si vous m'aimez, paissez mes brebis (Joan., XXI, I5). " A voir la pompe qui vous environne, on vous prendrait plutôt

a C'était alors la coutume que le souverain Pontife se servit pour monture d'une haquenée blanche comme l'abbé Suger en fait la remarque dans sa Vie de Louis le Gros, page 318.

pour le successeur de Constantin que pour le successeur de Pierre. Je vous conseille toutefois de tolérer ces usages pour un temps, mais non pas de les regarder comme indispensables. Je vous recommande bien plutôt ce que je sais être pour vous un véritable devoir; quoique dans la pourpre (a) et dans l'or vous ne devez point appréhender les peines et les sollicitudes de la charge pastorale, puisque vous êtes l'héritier d'un pasteur, et vous ne devez point rougir de l'Évangile. Bien plus, si vous évangélisez les peuples avec zèle, vous pourrez paraître avec gloire dans les rangs des apôtres. Evangéliser, c'est paître vos brebis; faites donc l'office d'un prédicateur de l'Évangile, et vous aurez rempli celui d'un pasteur.

7. Vous me répondrez peut-être : Ceux que vous m'engagez à paître ne sont rien moins que des brebis, ce sont des scorpions et des dragons. Raison de plus, vous dirai-je, pour que vous entrepreniez de les soumettre, mais avec la parole, et non avec le fer. Pourquoi d'ailleurs chercheriez-vous à vous servir encore du glaive qu'on vous a ordonné un jour de remettre au fourreau? Il est vrai qu'on ne saurait nier que ce glaive vous appartint sans oublier en quels termes le Seigneur en a parlé quand il vous dit: "Remettez cotre glaive au fourreau (Joan., XVIII, 11). " Il est donc bien à vous ce glaive, peut-être même ne doit-il pas en être fait usage sans votre aveu, quoique votre main ne puisse plus le tirer. En effet, s'il ne vous appartenait pas, le Seigneur n'aurait pas répondu à ses apôtres quand ils lui dirent : " Nous avons deux glaives C'est bien (Luc., XXII, 38), " mais, C'est trop. On ne peut donc nier que l'Église n'ait deux glaives aussi, le temporel et le spirituel; si le premier doit être tiré pour elle, le second ne le doit être que par elle, celui-ci par la main du prêtre et l'autre par celle du soldat, mais du consentement du Pontife (b), et sur l'ordre de l'empereur, comme je l'ai déjà dit ailleurs. Mais pour vous aujourd'hui, armez-vous de celui qui vous est donné pour en user vous-même et frappez pour sauver, sinon tous les pécheurs, sinon même un grand nombre d'entre eux, du moins tous ceux que vous pourrez atteindre.

8. Je ne suis pas meilleur que mes pères, allez-vous me dire; or quel

a Pierre Damien, lettre vingtième, livre I, donne une chappe rouge au souverain Pontife. Le pape Adrien IV, selon le récit de Jean de Salisbury dans son Polycratique, livre VIII, chapitre 23, dit que " la couronne et la couleur de Phrygie, expressions usitées pour désigner la royauté, semblent remarquables avec d'autant plus de raison qu'elles ont l'éclat du feu. " Voir plus loin n. 5, et livre II, n. 18.

b Notre Saint parle à peu près dans les mêmes termes du double glaive de l'Église dans sa lettre cinquante-sixième. Jean de Salisbury, dans son Polycratique, livre IV, chapitre 3, s'exprime ainsi : " C'est de l'Eglise que les princes tiennent ce glaive, car elle n'a point conservé dans ses mains celui qui est destiné à faire couler le sang des hommes; mais il ne lui appartient pas moins en propre, quoiqu'elle n'en fasse usage que par la main des princes. " Voir le chapitre II du Livre aux Templiers, et les notes de Horstius sur cet endroit:

est celui d'entre eux due cette nation exaspérante, je ne dis pas a écouté, mais n'a pas tourné en ridicule? Raison de plus pour vous de vous montrer plus puissant; peut-être vous écoutera-t-elle, peut-être se tiendra-t-elle tranquille; insistez d'autant plus qu'ils vous résisteront davantage. Est-ce moi qui vous dis : " Insistez à temps et à contre-temps (II Tim., IV, 2) ? " Oserez-vous dire due celui qui s'exprime ainsi a outré les choses? Il est ordonné au Prophète " de crier sans cesse ( Isa., LVIII, 1); " mais à qui doit-il s'adresser, sinon aux prévaricateurs et aux pécheurs? Car il lui est dit: " Dénonce ses prévarications à mon peuple et ses péchés à la maison de Jacob (Ibidem). Remarquez qu'il s'agit ici en même temps de prévaricateurs et du peuple de Dieu; faites l'application de ces paroles à votre propre peuple, il a prévariqué, il a péché, je le veux bien, mais prenez garde qu'on ne vous dise : "Ce que vous n'avez pas voulu faire pour les moindres de mes enfants, c'est pour moi que vous avez refusé de le faire (Matth., XXV, 45). " Je reconnais volontiers que ce peuple a toujours fait preuve jusqu'à présent d'un inflexible entêtement et d'un coeur indompté; mais sur quoi vous fonderez-vous pour prétendre qu'il est indomptable? Ce qui ne s'est pas vu encore peut se voir, et si vous ne croyez pas au succès en ne comptant que sur vos propres forces, vous savez bien qu'il n'est rien d'impossible à Dieu. Si votre peuple est d'un inflexible entêtement, travaillez à ne leur céder en rien de ce côté; vous savez bien qu'il n'est rien de si dur qui ne cède à plus dur que soi. Voilà pourquoi le Seigneur disait an avec prophète : " Je t'ai donné un front plus dur que le leur (Ezech., III, 8)." Vous serez toujours sans excuse tant que vous ne pourrez dire à votre peuple : " Qu'ai-je dit faire, ô mon peuple, que je n'aie fait pour toi (Isa., V, 4)? " Si vous avez agi de manière à pouvoir vous exprimer de la sorte et si vous l'avez fait sans succès, ce qui vous reste à faire maintenant et à dire, c'est de sortir du pays de Hur et de vous écrier : "Je dois maintenant aller porter l'Evangile à d'autres nations (Luc., IV, 43). " Vous n'aurez pas, je pense, à regretter un exil qui vous donne le monde entier à la place d'une seule ville.

CHAPITRE III, n. 7.

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CHAPITRE IV. Quels hommes le souverain Pontife doit choisit pour être auprès de lui et le seconder dans son ministre. Vertus requises en un prélat.

9. Parlons maintenant de ceux qui siègent à vos côtés (a) et partagent vos travaux, de vos affidés, de vos intimes : s'ils sont hommes de bien,

a Jean de Salisburv, livre V, chapitre 10, parle " de l'entourage des princes, c'est-à-dire de ceux qui doivent les assister. "

vous en profitez le premier, mais s'ils ne valent rien, vous en souffrez plus que les autres. Il ne faut pas vous croire en parfaite santé si vous avez mal nu côté; en d'autres ternies, ne croyez pas être bon si vous vous appuyez sur des méchants; ou si vous l'êtes, à quoi peut servir que vous le soyez tout seul. Je vous ai déjà demandé plus haut (livre III, n. 9), s'il m'en souvient, de quel avantage peut être à vos yeux, pour les églises de Dieu, votre attachement personnel pour la justice là où prévaut l'opinion de ceux qui sont dans d'autres dispositions. D'ailleurs toutes vos vertus au milieu des méchants ne sont pas plus en sûreté que votre vie dans le voisinage d'un serpent, on ne peut fuir un mal intérieur par la même raison, le bien qu'on possède chez soi est d'autant meilleur qu'on en peut user plus souvent. Mais que votre entourage vous serve, ou vous nuise, on ne s'en prendra qu'à vous qui l'avez choisi ou accepté. Je ne dis pas cela de tous ceux qui vous entourent, car s'il en est parmi ceux que vous avez choisis vous-même, il en est aussi qui ont fait choix de vous; mais en tout cas ils n'ont d'autre pouvoir que celui qu'ils tiennent de vous; c'est donc toujours la même chose, et vous devez vous imputer tout le mal qu'ils font, puisque sans vous ils seraient dans l'impuissance de faire quoi que ce fût. En mettant donc ceux-ci de côté, vous voyez que quant aux autres vous ne devez pas les choisir à la légère pour les faire entrer en partage de votre ministère. Vous devez , à l'exemple de Moïse (Num., XI, 16), appeler à vous de tous les points du monde et vous adjoindre des vieillards plutôt que des jeunes gens, mais des vieillards qui soient tels et connus de vous pour a être les anciens du peuple, moins encore par le nombre des années que par la maturité de leurs moeurs. Pourquoi d'ailleurs ne les choisiriez-vous pas dans le monde entier? Ce qui importe, c'est que nul solliciteur ne puisse s'ingérer dans votre entourage, car c'est sur la prudence et non sur la sollicitation due nous devons régler notre conduite. Il y a des choses que nous ne pouvons refuser aux solliciteurs, soit que leur s importunité triomphe enfin de nous, soit que l'amitié nous porte à céder à leurs prières. Mais cela ne doit s'entendre que des choses qui sont à nous; dans le cas au contraire où il ne m'est pas permis d'en disposer au gré de ma volonté, il n'y a plus place pour le solliciteur, à moins pourtant que par hasard il ne se contente de désirer, non pas que je veuille lui accorder a ce qu'il demande, mais qu'il me soit permis de vouloir ce qu'il veut. Tel sollicite pour soi, tel autre peut-être sollicite pour un tiers ; or tenez d'abord pour suspect celui en faveur de qui on vous sollicite; quant au premier, ce doit être déjà pour vous un homme jugé, peu importe d'ailleurs qu'il sollicité directement lui-même

a Horstius et Vossius ont préféré, mais à tort, dans cet endroit; chacun une version un peu différente de la nôtre.

ou qu'il fasse solliciter par un autre. Quant au clerc qui fréquente la cour sans être de la cour, soyez sûr qu'il appartient à la même espèce d'intrigants. Si vous tombez sur quelque flatteur, sur un homme qui est constamment de l'avis de tout le monde, rangez-le aussi parmi les solliciteurs quand même il n'aurait encore rien demandé. Ce n'est pas de la tête du scorpion, mais de sa queue où se cache son dard, qu'il faut se défier.

10. Si vous sentez que votre cour est disposé à se laisser prendre aux cajoleries de pareils hommes, comme cela ne se voit que trop souvent, rappelez-vous ces paroles. " On sert toujours le bon vin le premier, et quand les gens sont enivrés, on leur en donne de moins bon (Joan. II, 10). " On peut ne pas discerner l'humilité que l'appréhension inspire de celle que donne (espérance, mais un homme astucieux et fourbe ne manque jamais de prendre un air d'humilité toutes les fois qu'il veut obtenir quelque chose. C'est de ces derniers que l'Ecriture a dit: " Il y a des gens dont l'humilité cache de mauvais desseins, et dont le coeur est plein de fourberies (Eccl. XIX, 23 ). " Vous pouvez en trouver un exemple frappant et quotidien dans ce qui se passe habituellement sous vos yeux. Que de gens n'avez-vous pas accueillis à cause de leur extérieur , humble et suppliant que vous avez ensuite trouvés désagréables, insolents, opiniâtres et rebelles! Dans le commencement, ils réussissent à déguiser le vice de leur âme, mais ils ne tardent pas à le laisser paraître. Avez-vous affaire avec un jeune homme bavard et se piquant d'éloquence, mais vide de bon sens, soyez sûr de ne trouver en lui qu'un ennemi de la justice. C'est pour cette espèce de faux frères que l'Apôtre vous a dit: " Ne vous hâtez d'imposer les mains à qui que ce soit (I Tim. V, 22). "

11. Après avoir écarté de vous, comme une peste, tontes ces sortes de gens, apportez tous vos soins à vous entourer d'hommes que vous ne regrettiez jamais d'avoir placés auprès de vous. Il serait peu honorable pour vous que vous eussiez fréquemment à revenir sur ce que vous avez fait, et il ne convient pas que votre jugement se trouve souvent en défaut; en conséquence, quoi qu'il s'agisse d'entreprendre, commencez par l'examiner soigneusement en vous-même et avec ceux qui vous sont attachés ; commencez, dis-je, par là, car il serait trop tard devons livrer à cet examen une fois la chose faite. C'est d'ailleurs le conseil du Sage qui vous dit: "Ne faites rien sans réflexion, vous ne vous repentirez pas de ce que vous aurez fait (Eccli., XXXII, 22)." Du reste, soyez bien persuadé qu'il est bien difficile d'éprouver ceux que vous devez attirer auprès de vous si déjà ils sont à la cour; aussi vous conseillerai-je de ne pas appeler les gens à vous pour les éprouver, mais après les avoir éprouvés. Nous autres, dans nos monastères, nous recevons ceux qui se présentent avec l'espérance de les rendre meilleurs ; mais si on peut arriver bon à la cour, il est rare qu'on l'y devienne. Aussi, si l'expérience nous montre qu'on a vu plus de gens de bien se perdre à la cour que de méchants y vie devenir meilleurs, le mieux, c'est de n'y recevoir que des hommes qui de ne puissent plus ni craindre de descendre ni espérer de monter davantage les degrés du bien parce qu'ils sont parfaits.

12. Ne prenez donc pas ceux qui n'aspirent et ne courent (a) qu'après les honneurs, choisissez plutôt ceux qui les redoutent et les fuient; faites-leur même violence et forcez-les d'entrer à votre cour. A mon avis, vous ne pourrez jamais vous reposer avec confiance qu'en ces sortes de gens, vous ne les trouverez pas armés d'un front d'airain, mais plein de modestie et de retenue; ils ne craindront rien que Dieu et n'espéreront aussi rien que de lui. Ils regarderont moins aux mains de ceux qui se ce présenteront, qu'à l'urgence des affaires qui les amènent. Ils se déclareront courageusement pour l'opprimé, et leur équité éclatera dans les jugements en faveur de l'homme inoffensif et timide. Ils seront de moeurs exemplaires et d'une sainteté éprouvée; on les verra prêts à obéir, en exercés à la patience; soumis à la règle, sévères dans leur censure, catholiques dans leur foi, fidèles dans leur administration, pleins d'attachement pour la paix et de respect pour l'unité. Ils se feront remarquer par leur droiture dans le jugement, par leur prudence dans le conseil, par leur discernement dans le choix des ordres à donner et des mesures à prendre, par leur courage dans l'action et par leur réserve dans leurs paroles. On pourra compter sur eux dans l'adversité comme on les aura trouvés remplis de dévouement dans la prospérité; ils se distingueront par la sagesse de leur zèle et par leur indulgence sans faiblesse; leurs loisirs seront exempts d'oisiveté et leur manière de recevoir les étrangers sera simple et sans faste; leur table sera servie sans profusion, on ne les verra ni absorbés par les soins inquiets de leur patrimoine, ni dévorés du désir de la fortune d'autrui, ni prodigues de la leur; en tout et partout ils feront preuve de la plus grande circonspection. Lorsqu'il faudra remplir quelque mission pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, ils ne refuseront pas de s'en charger si vous l'ordonnez; mais vous ne les verrez point s'empresser de l'obtenir si vous ne songez pas à eux, après s'être excusés avec modestie., ils ne mettront aucune obstination dans leur refus; mais une fois partis, ils ne courront point après l'or, ils se feront au contraire C une loi de marcher sur les pas du Seigneur, et au lieu de croire qu'on d les a délégués pour qu'ils s'enrichissent, ils n'auront qu'une pensée , faire du bien et non des bénéfices. Ils seront en présence des rois de vrais Jean-Baptistes, des Moïses pour les nouveaux Egyptiens, des

a Saint Grégoire le Grand s'est exprimé sur ce sujet, dans la lettre quatrième du livre VI en termes également remarquables : " S'il faut, dit-il, refuser la charge de pasteur à quiconque la désire, il faut la faire accepter à ceux qui la redoutent. " Voir sur ce point les notes de Horstius.

Phinées pour les fornicateurs, des Elies pour les idolâtres, des Aisées pour les avares, des Pierres pour les imposteurs, des Pauls pour les blasphémateurs, d'autres Christ pour les traficants sacrilèges. Ils instruiront le peuple au lieu de le dédaigner, et feront trembler les riches au lieu de les flatter; ils prendront soin des pauvres bien loin de les accabler, et les menaces des grands au lieu de la crainte ne leur inspireront que du mépris. Ils arriveront sans fracas et partiront sans colère, et au lieu de piller les églises, ils s'attacheront à les réformer. On ne les verra point épuiser les bourses, mais réchauffer les coeurs et corriger les vices; ils auront un souci légitime de leur propre réputation et ne porteront aucune envie à celle des autres comme ils auront le goût et l'habitude de l'oraison, ils s'en rapporteront en toutes choses beaucoup plus à la prière qu'à leur habileté et à leurs efforts. Leur arrivée sera toute pacifique et leur départ sera vu avec peine (a). Leur parole n'aura rien que d'édifiant, leur vie rien que de juste, leur présence rien que d'agréable, et leur mémoire ne méritera que des bénédictions. Ils se rendront aimables non pas par leurs paroles, mais par leurs oeuvres, et frapperont les esprits non par le faste, mais par les actes. Humbles et doux avec ceux qui sont humbles et doux, ils reprendront sans ménagement ceux qui ne ménagent personne, réprimeront les méchants et feront expier leur orgueil aux superbes. On ne les verra point empressés à s'enrichir eux-mêmes ou à enrichir les leurs de la dot de la veuve et du patrimoine du Crucifié; donnant pour rien ce qui ne leur a rien coûté, ils rendront gratuitement la justice aux opprimés, séviront contre les nations et gourmanderont sévèrement les peuples. Enfin, pareils aux soixante-dix vieillards de Moïse (Nunc., XI, 16), ils s'inspireront de votre pensée et ne songeront, absents ou présents qu'à vous complaire en complaisant à Dieu. Lorsqu'ils reviendront à vous, vous les trouverez harassés de fatigue mais non point chargés de butin; se glorifiant bien plus d'avoir laissé la paix aux empires, des lois aux barbares, le repos aux monastères, l'ordre dans les Eglises, la régularité dans le clergé, et dans les chrétiens lin peuple digne de Dieu, et adonné aux bonnes oeuvres, que des choses rares et précieuses qu'ils auront pu rapporter des pays étrangers.

a Telle est la version de la plupart des manuscrits : dans plusieurs on lit au contraire : " Leur départ n'aura rien d'hostile; " mais nous préférons notre version et croyons que saint Bernard a voulu dire qu'on les verra partir avec peine. Vossius a lu différemment encore, comme s'il y avait, " leur départ sera modeste. ".

CHAPITRE IV, n. 9.

MÊME CHAPITRE, n. 12.

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CHAPITRE V. Exemples à l'appui de la nécessité de ne point accepter de présents : blâme sévère infligé à l'arrogance des ministres du Pape.

13. Il me semble que c'est ici le lieu de citer un trait du cher Martin (a), de douce mémoire. Vous le connaissez certainement, mais je ne sais pas s'il est encore présent à votre mémoire. Revêtu du titre de cardinal-prêtre, il avait été envoyé en Dacie (b) en qualité de légat du saint Siège ; il en revint si pauvre qu'il était sur le point de manquer d'argent et de monture quand il arriva à Florence. L'évêque de cette ville lui donna un cheval qui le porta jusqu'à Pise, oit je me trouvais alors. Le lendemain, je crois, l'évêque de Florence, qui avait un procès sur le point d'être appelé, le suivit et se mit en devoir de s'assurer la voix de ses amis, et comme il leur rendait successivement visite, il se présenta chez Martin à son tour; il comptait d'autant plus sur lui qu'il ne pouvait avoir oublié le service, qu'il venait de lui rendre. Biais Martin lui répondit " Vous m'avez trompé,j'ignorais que voies eussiez un procès sur les bras, reprenez votre cheval, il est à l'écurie ; " et il le lui rendit en effet sur-le-champ. Qu'en dites-vous, mon cher Eugène? Ne vous semble-t-il pas que cela se soit passé dans un autre siècle que le maître? Un légat revenir les mains vides d'un pays où il y a de l'or, traverser des contrées où l'argent abonde et n'en point rapporter un sou, et rendre un présent qu'il a reçu, uniquement parce qu'il peut être suspect!

14. Je suis heureux que l'occasion se présente ici à moi de rappeler et de nommer un homme d'une excellente odeur, Geoffroy, évêque de Chartres, qui remplit à ses frais pendant plusieurs années les fonctions de légat (c) du saint Siège en Aquitaine. J'ai vu de mes propres yeux le fait que voici: j'étais avec lui dans ce pays-là, quand un prêtre de la contrée lui offrit un poisson qu'on appelle vulgairement esturgeon. Le

a Ce Martin fut créé cardinal-prêtre par le pape Innocent, en 1136. Saint Bernard l'appelle a notre cher Martin, " non pas qu'il ait été religieux à Clairvaux; Ernald ne le compte pas parmi les prélats sortis de ce monastère, dans le n. S du livre II de la Vie de saint Bernard; mais, soit parce qu'il ressentait pour lui une affection particulière, ou parce qu'il était Français, ou peut-être encore parce qu'il était du même ordre que lui, c'est-à-dire de l'ordre de Cîteaux, ce que toutefois Manrique n'ose pas assurer. La légation de Martin en Dacie se place en 1132. Jean de Salisbury, dans son Polycratique, livre V, chapitre 15, rapporte ce même fait ainsi que le trait de Geoffroy de Chartres, sur la foi de saint Bernard. On peut trouver d'autres exemples du même genre, dans le chapitre XVI du même auteur.

b Telle est la version de tous les manuscrits et de toutes les éditions : Manrique a lu Dania, Danemark au lieu de Dacia, Dacie.

c On trouvera des détails sur cette légation en Aquitaine, contre les Henriciens, dans le livre II de la Vie de saint Bernard, chapitre 6, et dans le livre III, chapitre 6. Saint Bernard a écrit plusieurs lettres sur cette mission à ce même. Geoffroy de Chartres.

légat lui en ayant demandé la valeur, lui dit: " Je n'en veux point si vous n'en acceptez le prix, " et il donna cinq pièces de monnaie au prêts qui les reçut à regret et en rougissant. Un autre jour, nous nous trouvions dans un château; la dame du lieu lui offrit, dans son pieux empressement, deux ou trois bassins de prix, quoiqu'ils ne fussent que de bois, avec un linge pour essuyer ses mains: le scrupuleux prélat les ayant considérés quelque temps, en fit l'éloge, mais ne voulut point les accepter. Pensez-vous qu'il aurait jamais reçu des plats d'argent, quand il en refusait ainsi qui n'étaient que de bois ? Bien certainement, personne n'aurait pu dire de ce légat: "Nous avons enrichi Abraham (Gen., XIV, 23) ; " mais lui, au contraire, disait à tout le monde avec le prophète Samuel: " Plaignez-vous de moi devant le Seigneur et devant l'oint du Seigneur, et déclarez si j'ai pris le boeuf ou l'âne de personne, si j ai imputé à quelqu'un des crimes dont il était innocent, ou si j'ai opprimé qui que ce soit; dites si j'ai reçu des présents des mains d'un seul d'entre vous, et je vous montrerai le cas que j'en fais en vous le rendant aujourd'hui même (I Reg., XII, 3). " Ah! si nous avions beaucoup d'hommes comme ceux-là, qui serait plus heureux que vous et quel siècle vaudrait mieux que le nôtre. Ne vous semblerait-il pas dès maintenant avoir un avant-goût de la bienheureuse éternité, si vous vous voyiez, de quelque côté que vous vous tourniez, entouré d'un si noble et si saint cortège ?

15. Si je ne me trompe, cette pensée vous fait pousser de profonds soupirs et vous vous dites : Est-il possible d'en arriver là? Vivrai-je assez longtemps pour voir ces choses ? Qui me fera la grâce de ne pas mourir avant de les avoir vues? Oh ! s'il m'était donné de voir, pendant ma vie, l'Église de Dieu appuyée sur de pareilles colonnes! Si je voyais jamais l'Epouse de mon Seigneur tombée en des mains si fidèles et confiée à des cœurs si purs! Qu'y aurait-il au-dessus de mon bonheur et de ma sécurité que de me savoir entouré de semblables gardiens de ma personne et de pareils témoins de ma vie. Je leur confierais sans crainte tous les secrets de mon coeur, je leur ferais part de tous mes desseins, je m'ouvrirais tout entier à eux comme à d'autres moi-même. Ce seraient eux, si je tentais de m'écarter de la droite voie, qui y mettraient obstacle, qui me retiendraient sur la pente et me tireraient de mon assoupissement. Leur respect pour ma personne ne les empêcherait pas de réprimer avec indépendance les élans de mon orgueil et de tempérer l'excès de mon zèle; leur constance et leur fermeté raffermiraient ma volonté flottante et relèveraient mon courage abattu; enfin leur foi et leur sainteté me porteraient à tout ce qui est saint, honnête, pur, aimable et de bonne édification. " Et maintenant, mon cher Eugène, promenez vos yeux sur l'état présent de l'Église et de la Cour romaine, et sur les tendances des prélats, de ceux-là même qui vous entourent.

16. Mais en voilà assez sur ce sujet. Je ne voulais que toucher et non percer (a) la muraille, c'est à vous de la sonder et de voir, cri qualité de descendant du Prophète. Pour moi, je n'ai pas le droit d'aller plus loin; tout ce que je puis me permettre, c'est de parler de ce qui saute aux yeux de tout le monde. Ainsi, n'est-ce point une prétention ridicule de la part de vos ministres de s'arroger le pas sur vos confrères dans le sacerdoce ? Quoi de plus contraire à la raison, à l'antiquité et à l'autorité? S'il faut, pour excuser de pareils abus, invoquer l'usage établi, mieux vaut assurément sacrifier l'usage que de méconnaître la prééminence de l'ordre. Peut-on voir rien de plus frivole que le motif sur lequel ils s'appuient ? C'est nous, disent-ils, qui, dans toutes les cérémonies, sommes placés le plus près du souverain Pontife et assis (b) sur les sièges les plus rapprochés de son trône, nous enfin qui formons le cortège qui

le précède. Mais tout cela n'est pas un privilège de votre dignité, c'est la conséquence de votre charge, et ce qui vous a fait donner le titre de diacres à cause des fonctions que vous avez à remplir dans ces circonstances solennelles. D'ailleurs, pendant que les prêtres, dans une, assemblée régulière, sont assis autour du souverain Pontife, vous êtes assis à ses pieds, et vous n'êtes placés plus près de lui que pour être plus à portée de le servir. Nous lisons dans l'Évangile qu'il " s'éleva une contestation entre les disciples pour savoir lequel d'entre eux était le plus grand (Luc., XXII, 24). " Vous seriez bien heureux si, pour tout le reste, ceux qui vous entourent se disputaient ainsi le premier rang.

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CHAPITRE VI. Le souverain Pontife a mieux à faire que de s'occuper du soin de sa maison ; il doit laisser ce détail à un économe.

17. Mais c'est trop nous arrêter à la cour, sortons du palais, on nous attend à la maison. Il ne s'agit plus là de votre entourage, mais de votre intérieur en quelque sorte. Non-seulement il n'est point superflu de considérer de quelle manière vous prétendez régler votre maison et pourvoir à ce que réclament de vous les gens qui vivent avec vous et dans votre familiarité, mais encore je déclare que c'est une nécessité;

a Espèce de locution proverbiale empruntée au prophète Ezéchiel, chapitre VIII. C'est comme s'il avait dit: Je n'ai touché à ce sujet que légèrement et comme en passant, du bout des doigts, pour ainsi dire; c'est à vous à scruter plus avant, et voir à fonds et en détail quels vices souillent l'Eglise et ses ministres. C'est à peu près la remarque que fait Horstius sur cet endroit.

b Telle est la version de tous les manuscrits et nous croyons que c'est la bonne; il est en effet d'usage à Rome que les serviteurs précèdent leur maître et que les plus dignes parmi eux se trouvent placés près de sa personne. Quelques éditions portent : " Nous venons les premiers après lui. "

écoutez en quels termes saint Paul s'exprime à ce. sujet : " Comment un homme qui ne sait point gouverner sa maison aura-t-il soin de l'Église de Dieu ( I Tim., III, 5) ? " Ailleurs il ajoute : " Celui qui n'a pas soin des siens, et surtout de ses serviteurs, a renié la foi, il est pire qu'un infidèle (I Tim., V. 8). " En vous parlant ainsi, je ne prétends pas qu'étant occupé de grandes choses comme vous l'êtes, vous descendiez jusqu'à donner vos soins aux plus humbles et prodiguiez à de minimes intérêts ce que vous devez à des intérêts d'un ordre supérieur. Pourquoi iriez-vous vous engager dans des soins dont Dieu vous a tiré? " Toutes ces choses, a-t-il dit, vous seront données comme par surcroît (Matth., VI, 33). " Ce n'en est pas moins un devoir pour vous; en vous occupant des unes, de ne point négliger les autres et de pourvoir à ce qu'on exécute les secondes pendant que vous faites les premières. Car si le même serviteur ne peut s'occuper en même temps des chevaux et de la table de son maître, comment pourriez-vous prodiguer également vos soins à votre maison et à celle de Dieu, dont il est écrit: " O Israël, combien est grande la maison du Seigneur (Baruch., III, 24)?" L'esprit qui se consacre à tant de choses importantes doit être complètement affranchi d'un détail petit et misérable; il faut qu'il soit libre et qu'aucun objet étranger ne le domine; qu'il soit pur et dégagé de toute indigne affection capable de l'abaisser; qu'il soit droit et qu'aucune mauvaise tendance ne le détourne de sa voie; qu'il se tienne sur ses gardes et que nul soupçon ne le trouble en secret; qu'il soit vigilant et qu'aucune pensée curieuse, aucune distraction ne l'égare; qu'il soit ferme et que nulle épreuve, même inattendue, ne l'ébranle; qu'il soit invincible et que l'affliction, si longtemps qu'elle dure, ne puisse l'abattre; qu'il soit large enfin et qu'aucune. perte temporelle ne l'affecte.

18. Soyez sûr que vous vous priverez de tous ces biens et serez atteint de tous ces maux si, divisant votre esprit, vous prétendez l'appliquer en même temps aux choses de Dieu et aux minces intérêts de votre maison. Il faut que vous trouviez quelqu'un qui tourne la meule à votre place, à votre place, dis-je, et non pas avec vous. Car s'il y a des choses que vous devez faire par vous-même, s'il en est que vous ne sauriez accomplir seul et sans le secours d'autrui, il en est aussi que d'autres que vous doivent faire. Il faut un homme de sens pour faire ce discernement (Psalm. CVI, 43), ce n'est donc pas ici, pour votre considération, le cas de s'endormir. Pour moi, la conduite de votre maison me paraît de la dernière classe des choses que je viens d'indiquer, c'est donc par un autre, comme je l'ai dit, que vous devez y pourvoir. Mais si celui due vous en chargerez n'est pas fidèle, il vous volera; s'il n'est pas capable, il se laissera tromper; il faut donc que vous recherchiez un homme à la fois capable et fidèle pour le placer à la tète de votre maison (Luc., XII, 42). Ce n'est pas tout, il vous serait encore inutile s'il lui manquait une troisième qualité. Laquelle? dites-vous. L'autorité. A quoi lui servirait-il, en effet, de vouloir et de savoir tout disposer comme il faut s'il n'a pas le pouvoir de faire ce qu'il sait et veut faire? Il faut donc le laisser libre d'agir comme il l'entendra. Si vous craignez que cette liberté d'action ne soit que la liberté de mal gérer sa charge, rappelez-vous qu'il est fidèle, et due, certainement. il ne voudra jamais agir que selon ce que son devoir exige; n'oubliez pas de plus qu'il est capable et que, par conséquent, il saura toujours faire ce qu'il faut faire. Mais sa fidélité et son habileté ne vous seront vraiment utiles que s'il a en main tous les moyens d'action possibles, et s'il peut se faire obéir sans retard de tout le monde; pour cela il faut nécessairement que tout le monde lui soit subordonné et que personne ne puisse le contredire ou lui dire: Pourquoi avez-vous fait ceci ou cela ? Qu'il soit maître de recevoir ou de renvoyer qui il voudra, de changer vos serviteurs et de transférer les offices à qui et quand il lui plaira. Il faut que chacun le craigne pour qu'il soit vraiment utile ; qu'il soit le premier de tous pour tirer parti de tous et pouvoir être utile à tous. Si on murmure tout bas et si on vient en secret vous faire des dépositions contre lui, n'en tenez pas compte, ou plutôt regardez tout ce qu'on pourra vous dire comme autant de calomnies. D'ailleurs, en règle générale, je voudrais qu'on tint pour suspecte la déposition de tout homme qui n'oserait articuler en face ce qu'il a dit en secret. S'il refuse de s'expliquer ainsi quand vous jugez nécessaire qu'il le fasse, tenez-le pour un délateur, et non pour un accusateur.

19. Ainsi donc, qu'il y en ait un parmi vos serviteurs qui ait le droit de prescrire à chacun ce qu'il doit faire et à qui chacun soit obligé de rendre compte. Quant à vous, reposez-vous sur lui, et vaquez de votre côté au salut de votre âme et ai soin de l'Église. Dans le cas où vous ne pourriez trouver un serviteur qui fût en même temps fidèle et capable, donnez la préférence à celui qui est fidèle, c'est le plus sûr; mais si vous ne pouvez vous procurer de sujet convenable, je vous engage à supporter celui que vous aurez, ne fût-il pas fidèle, plutôt que de vous enfoncer dans un pareil labyrinthe. Notre-Seigneur n'a-t-il pas eu Judas pour économe (Joan., XII, 6) ? Est-il rien de moins digne d'un évêque que de s'occuper des choses du ménage et de l'administration de son modeste revenu, de fureter partout, de se faire rendre compte de tout, avec une pensée soupçonneuse, et de se montrer affecté de chaque perte et de chaque négligence. Je le dis à la honte de certains prélats qui recomptent tous les jours ce qu'ils peuvent avoir, qui examinent minutieusement chaque chose et se font rendre compte de tout par sous et deniers. Ce n'est pas ainsi qu'en usait cet Egyptien qui avait confié à Joseph le soin de sa maison et qui ne savait pas même ce qu'il avait dans son palais. N'y aurait-il pas de quoi rougir pour un chrétien, de n'oser confier l'administration de ses biens à un autre chrétien, quand un infidèle eut confiance en son serviteur, un étranger pour lui, et le plaça à la tète de sa maison?

20. Chose étonnante! Quand un évêque a autant et même plus de sujets qu'il ne veut pour leur confier le soin des âmes, il n'en trouve pas un digne d'administrer ses revenus ! Voilà, il faut en convenir, un habile appréciateur des choses; il réserve tous ses soins pour les moindres, et n'en a que peu ou point pour les plus grandes ! Cela prouve bien que nous sommes beaucoup moins touchés des pertes que peut faire Notre-Seigneur que des nôtres. Nous nous rendons compte jour par jour de nos dépenses quotidiennes, et les pertes continuelles que fait le troupeau du Seigneur passent pour nous inaperçues. On se rend compte tous les jours avec ses serviteurs du prix des vivres et du nombre des pains que l'on a consommés, voit-on bien souvent un évêque se faire rendre par ses prêtres un compte aussi exact des péchés de son peuple. Qu'un âne tombe, on trouve quelqu'un pour le relever; les

s âmes périssent, et personne ne s'en met en peine. Et cela n'a rien s d'étonnant, puisque c'est à peine si nous sentons nous-mêmes nos pertes continuelles. Toutes les fois que nous comptons avec nos serviteurs, on nous voit mécontents, indignés, irrités même. La perte des âmes nous émeut bien moins que celle de nos biens. Pourquoi, dit saint Paul, ne souffrez-vous pas plutôt le préjudice qu'on porte à vos intérêts (I Corinth., VI, 7) ? " Je vous en prie donc, ô vous qui instruisez les autres, instruisez-vous (a) vous-mêmes, si déjà vous ne l'avez fait, à vous estimer plus que tout ce qui est à vous. Tous ces biens passagers que vous ne sauriez en aucune manière fixer pour toujours dans vos mains, doivent passer devant vous, mais non point par vous là où coule le ruisseau il creuse son lit, ainsi en est-il des biens temporels dans les âmes qu'ils traversent, ils les rongent aussi. Si un torrent débordé ne peut couler à travers les campagnes sans préjudice pour les récoltes, croyez que vous pourrez aussi sans danger pour votre âme, vous occuper de tous ces soins temporels. Faites tout ce que vous pourrez, croyez-moi, pour vous préserver de pareils embarras; tâchez en bien des cas de ne les pas connaître, le plus ordinairement de n'en point tenir compte, et quelquefois de les oublier.

21. Il est cependant des choses que vous ne sauriez ignorer, ce sont les moeurs et les inclinations de chacun de vos serviteurs; vous ne devez pas être le dernier instruit des désordres de vos gens, comme cela arrive à tant d'autres. En conséquence, que chacun ait chez vous,

a Le quatrième concile de Carthage, canon vingtième, veut que " l'évêque se décharge de l'administration de ses biens pour vaquer tout entier à la lecture, à la prière et à la prédication de la parole de Dieu. " Voir encore sur ce sujet saint Grégoire de Naziance dans le poème de sa Vie, et Posidius dans la Vie de saint Augustin, chapitre XXIV.

comme je l'ai dit plus haut, sa tâche distincte; pour vous, la vôtre est de veiller à la discipline, vous ne devez point vous décharger de ce soin sur un autre. Si on se permet en votre présence des paroles ou des manières inconvenantes, punissez à l'instant le coupable et vengez vous-même votre honneur offensé; ne point sévir en ce cas, c'est encourager le mal. Il faut que la maison d'un évêque respire la sainteté, la modestie et la décence; la discipline garantit tout cela. Si les prêtres de votre maison ne sont pas plus réservés que les autres, ils deviendront la fable de tout le monde; vous ne devez donc souffrir sur leur visage, dans leurs manières et leur démarche rien qui blesse l'honnêteté ou la bienséance; g que vos collègues dans l'épiscopat apprennent de vous à n'avoir point auprès d'eux de ces jeunes garçons à la longue chevelure ni de ces jeunes gens à la mise recherchée; toutes ces têtes frisées ne sont guère à leur place au milieu de tètes mitrées. Rappelez-vous la parole du Sage : " Si vous avez des filles, n'allez pas leur montrer un visage gai et souriant (Eccli., VII, 20). "

22. Toutefois, ce que je vous conseille ce n'est point d'être austère, mais grave : l'austérité épouvante les faibles, la gravité impose aux personnes trop légères. Avec la première on cesse d'être aimable, mais sans la seconde on s'expose à se faire manquer de respect; ce qu'il y a de mieux, c'est la mesure en toutes choses, et je ne voudrais ni trop de sévérité ni trop de laisser-aller; pour moi, je ne vois rien au-dessus de ce terme moyen également éloigné de la sévérité qui nous rend à charge aux autres et de la familiarité qui nous expose au mépris. Dans votre palais, soyez pape; dans votre intérieur, soyez père, faites-vous aimer de vos serviteurs ou bien faites-vous-en craindre. Il est toujours bon de veiller sur ses paroles sans pourtant cesser d'être affable dans ses discours, veillez donc sur votre langue, surtout à table. Enfin ce qui vous convient le mieux, c'est d'avoir la conduite grave, le visage serein et la conversation sérieuse. Vos chapelains et ceux qui vous assistent habituellement dans les fonctions sacrées, doivent être entourés d'une certaine considération; choisissez-les si bien d'ailleurs qu'ils soient dignes d'être traités ainsi. Qu'ils reçoivent de votre main tout ce qui leur est nécessaire; il faut qu'ils se contentent de ce que vous leur donnez, mais vous devez veiller à ce qu'ils ne manquent de rien. Si, après cela, vous en surprenez qui exigent quelques gratifications des personnes qui viennent au palais, traitez-les comme de nouveaux Giezis (IV Reg., V, 20). Vous devez en user de même à l'égard des huissiers et to des autres employés de votre maison. Mais ma recommandation est ici superflue, car je sais que depuis longtemps vous avez ainsi réglé les choses. Quoi de plus digne d'un successeur des Apôtres, de plus salutaire pour la conscience, de plus honorable pour la réputation, et d'un meilleur effet comme exemple? Je ne connais pas de meilleure règle de conduite, après avoir banni l'avarice des coeurs, que d'ôter même à la calomnie tout ce qui pourrait lui fournir un prétexte à parler.

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CHAPITRE VII. Epilogue ou resumé des qualités requises en un souverain Pontife.

23. Il est temps de finir ce livre, mais en le terminant je voudrais résumer en forme d'épilogue une partie de ce que j'ai dit précédemment et ajouter ce due j'ai pu omettre. Considérez avant tout que la sainte Eglise romaine dont Dieu vous a établi le chef, est la MÈRE et non la DOMINATRICE des autres Eglises ; que vous-même, vous êtes non le SOUVERAIN des évêques, mais l'un d'entre eux, le frère de ceux qui aiment Dieu, le compagnon de ceux qui le craignent. Considérez encore qu'il faut que vous soyez un modèle de justice, un miroir de sainteté et nu exemple de piété; l'organe de la vérité, le défenseur de la foi, le docteur des nations, le guide des chrétiens, l'ami de l'Epoux, le paranymphe de l'Epouse, la règle du clergé, le pasteur des peuples, le maître des ignorants, le refuge des opprimés, l'avocat des pauvres, l'espérance des malheureux, le tuteur des orphelins, le protecteur des veuves, l'œil des aveugles, la langue des muets, le bâton des vieillards, le vengeur des crimes, la terreur des méchants, la gloire des bons, la verge des puissants, le fléau des tyrans, le père des rois, le modérateur des lois, le régulateur des canons, le sel de la terre, la lumière du monde, le pontife du Très-Haut, le vicaire du Christ, l'oint du Seigneur, enfin le Dieu de Pharaon. Comprenez bien ce que je vais vous dire, et vous le comprendrez avec la grâce de Dieu, lorsque la puissance s'unit à la malice, c'est pour vous le moment de faire voir que vous êtes élevé au-dessus de tous les hommes, et de montrer un front menaçant à ceux qui font le mal. Qu'ils craignent le souffle de votre colère, s'ils se rient des hommes et s'ils n'ont pas peur du glaive de la justice; qu'ils redoutent l'efficacité de vos prières, s'ils ne tiennent aucun compte de vos remontrances ; qu'ils sentent que Dieu même est irrité contre ceux qui sont l'objet de votre courroux; enfin que ceux qui ne vous ont point écouté tremblent d'entendre Dieu lui-même élever la voix contre eux à son tour. Il ne me reste plus maintenant à parler que de ce qui est au-dessus de vous; j'espère avec l'aide de Dieu traiter ce point dans un dernier livre et m'acquitter en même temps de la promesse que je vous ai faite.

a Grégoire le Grand était rempli des mêmes pensées quand il refusait de prendre de pareils titres, dans sa lettre trentième du livre VII, à Euloge d'Alexandrie : " Pour moi, disait-il, ce ne sont pas de vains mots, mais de bonnes moeurs qu'il me faut pour être heureux ; je n'ai aucune envie de titres qui rabaissent mes frères mon titre de gloire, à moi, c'est la gloire même de l'Eglise universelle ; et ce dont je me fais honneur, c'est la vigueur et l'énergie de nos frères. "

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LIVRE IV.

CHAPITRE II, n. 5.

243. Prenez garde, vous crie-t-on de tous côtés, cela ne convient plus, etc. Voilà donc la source de la corruption des princes et des prélats, les mauvais conseillers et les mauvais amis qui ne songent qu'à flatter et à plaire dans tout ce qu'ils disent. C'est ce qui faisait dire à Sénèque : " Je veux vous montrer ce qui manque à ceux qui sont arrivés au comble de tout, et à ceux qui ne manquent de rien, il leur manque quelqu'un qui leur dise la vérité... Voyez en effet comme l'absence d'une parole indépendante et l'attachement changé en un honteux servilisme, les précipitent tous à leur perte. Personne ne leur parle comme il pense, personne ne les dissuade comme il sent qu'il devrait le faire, chacun lutté de flagornerie, tous leurs amis semblent ne songer qu'à une chose et n'avoir rien de mieux à faire que de les tromper par les paroles le plus flatteuses possible. (Senec., lib. VI, de Benef., cap. 30). "

Voilà pourquoi saint Ambroise redoutait moins l'esprit naturellement emporté et l'âpre naturel de Théodose, que les conseils que son entourage pouvait lui donner; c'est ce qui lui faisait demander à l'empereur d'une manière très-pressante dans sa lettre vingt-huitième, de ne point s'en rapporter à d'autres qu'à lui-même pour régler les mouvements de son naturel âpre et emporté. " Je voudrais, lui écrit-il, que, si vous n'avez personne qui vous apaise, vous n'eussiez non plus personne qui vous excite. Je compte beaucoup plus sur vous que sur d'autres pour vous calmer; rappelez-vous vous-même à d'autres sentiments, et que votre piété triomphe de l'emportement de votre nature. " Il avait certes bien raison de parler ainsi, car il est certain que quelque excès qu'on puisse craindre d'un prince, on doit en appréhender de plus grands encore de ses familiers, s'ils ne sont pas vertueux. Ce qui arriva à l'empire autrefois si florissant de Théodose montre assez combien justes étaient les veaux de saint Ambroise. En effet, d'après Baronius, tome V, à l'année 446, "ce qui perdit l'empire de Théodose et causa sa ruine complète, c'est que cet empereur gouverna selon le bon plaisir de ses courtisans, non pas suivant les conseils de la raison. " Il est donc de la plus grande importance pour un prince, de bien choisir les personnes qu'il doit admettre dans sa familiarité, de ne cesser d'entendre ou plutôt d'avoir sous les yeux l'exemple même de David qui avait constamment cette parole à la boucha et en faisait sa règle de conduite : " Celui qui agit avec orgueil ne demeurera point dans mon palais, et celui qui préfère des paroles injustes, n'a pas pris le moyen de se rendre agréable à mes yeux. (Psalm., VI, 9.) " (Note de Horstius.)

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CHAPITRE III, n. 7.

244. Pourquoi d'ailleurs chercheriez-vous à vous servir encore du glaive? etc. Saint Bernard enseigne ici que les deux glaives, le spirituel et le temporel, appartiennent à l'Église; elle se sert elle-même du premier, et c'est pour elle qu'on doit tirer le second. L'un est dans sa main. l'autre dans celle du soldat qui ne doit s'en servir qu'au gré de l'Église et sur l'ordre de l'Empereur. Bon nombre de politiques, sans parler des sectaires et même des théologiens et des canonistes, se sont emparés jadis de ces paroles de saint Bernard, peut-être même y en a-t-il encore qui les invoquent de nos jours, en faveur des Empereurs et des princes armés contre le souverain Pontife, à qui ils font la guerre avec leur plume pendant que les rois la lui font les armes à la main. Ils prétendent que le glaive temporel n'appartient pas au souverain Pontife , et qu'il peut seulement en qualité de chef de l'Église, requérir en sa faveur, l'appui de l'Empereur, comme étant le membre le plus puissant et le plus honorable de l'Église, ainsi que des autres princes temporels, et les prier de la protéger et de la défendre, mais qu'il n'a pas lui-même le pouvoir de faire la guerre. Pour le prouver, ils invoquent le sentiment que saint Bernard exprime en cet endroit, en faisant remarquer qu'il dit que le glaive temporel ne doit être tiré du fourreau par la main du soldat, mais du consentement du Pontife et sur l'ordre de l'Empereur. Ils citent encore dans ce sens quelques paroles de saint Bernard dans sa lettre deux cent cinquante-sixième au pape Eugène, où il lui dit : " Puisque le Sauveur souffre de nouveau aux lieux où jadis il est mort pour nous, il est temps de tirer du fourreau les deux glaives dont Pierre était armé pendant la passion du Sauveur. Mais qui les tirera, si ce n'est vous? Or si l'un se tire d'un mot de votre bouche ou d'un signe de votre tête, c'est la main qui doit tirer l'autre de sa gaine : lorsque saint Pierre voulut faire usage de ce dernier, dont il semblait qu'il ne dut pas se servir, le Seigneur lui dit: Remettez votre glaive dans son fourreau. " Il était donc bien à lui, mais ce n'était pas lui qui devait s'en servir (Lettre CCLVI, n. 1). On peut consulter encore la Glose sur le chapitre unam Sanctam, où ce passage de saint Bernard qui nous occupe se trouve expliqué. On peut lire également la lettre de Grégoire IX, édition de Vossius, traitant ex professo des deux glaives du souverain Pontife et de leur usage.

Pierre Damien, livre IV, lettre sixième, en parlant du glaive temporel, ne semble pas en permettre l'usage à l'Église, mais un anonyme, peut-être Constantin Cajétan qui édita les oeuvres de Pierre Damien, le réfute dans une note assez longue. On pourra lire aussi Baronius, à l'année 1053, mais l'auteur que je recommande plus particulièrement au lecteur est Sixte de Sienne. Cet écrivain fort instruit, de l'ordre des frères prêcheurs, commente au livre XI, de la Bibliothèque sainte, annotation 72, le passage de saint Bernard et le dégage de toutes les interprétations fausses de Calvin et consors. Qu'il nous suffise d'avoir indiqué ces sources au lecteur; il ne me serait pas possible de m'arrêter plus longtemps ici sur ce sujet, sans donner trop de développement à ces notes. (Note de Horstius.)

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CHAPITRE IV, n. 9.

245. Pourquoi d'ailleurs ne les choisiriez-vous pas dans le monde entier ? etc. Saint Bernard rappelle ici fort à propos au souverain Pontife qu'il ne doit point choisir les cardinaux dans un seul pays et dans un seul peuple, mais dans le monde entier. C'est d'ailleurs ce qu'a réglé le concile de Bâle, session XXIII, et plus tard celui de Trente qui s'exprime en ces termes, session XXIV, chapitre Ier de la Réforme : " Pour les cardinaux, dit-il, le très-saint Pontife de Rome, les prendra dans tous les pays chrétiens, autant que faire se pourra." La meilleure. raison qu'on puisse en donner c'est qu'il importe qu'il en soit ainsi pour que les procès et les affaires qui peuvent surgir de tous les points du monde soient bien connus et l'état des peuples bien exploré car on ne commet jamais de plus grandes fautes dans le gouvernement que lorsqu'on ignore l'état de la république. Or, il est presque impossible que des étrangers aient présent à l'esprit, comme il serait désirable que ce fût, tout ce qui concerne l'instruction, la pacification et le gouvernement des nations autres que la leur. De plus comme la cour de Rome a affaire avec tous les princes et tous les États du monde, il importe que dans le conseil du souverain Pontife se trouvent des grands de tous les pays, avec l'assistance et le concours desquels on mène les choses à bonne fin. Enfin dans le consistoire, le grand tribunal de l'Église, qui doit être le tribunal le plus intègre du monde, il ne faut pas qu'on puisse remarquer que certains peuples et certaines nations jouissent de quelque préférence, tandis que d'autres pourraient se croire méprisées et privées de protecteurs et de défenseurs. (Note de Horstius.)

246. Quant aux clercs qui fréquentent la cour sans être de la cour, etc. Bien des princes séculiers ont été du même avis que saint Bernard et ont pensé que les clercs qui fréquentent la cour sont suspects d'aspirer aux honneurs; et les ont regardés pour cela comme indignes de les obtenir. Ainsi Philippe il, roi d'Espagne, avait nommé un certain ecclésiastique à un évêché; à peine sut-il qu'il se trouvait à la cour qu'il retira sa nomination et déchira ses lettres de promotion qui déjà étaient faites. On peut lire ce que Pierre Damien et Pierre de Blois ont écrit contre les clercs qui fréquentent la cour, de même que la Digression de CI. Espencée sur l'épître de saint Paul à Timothée, livre II, chapitre X. Mais ce qu'il y a de pire que cela encore et de moins supportable, c'est que des prélats et de hauts dignitaires de l'Église négligent la résidence et abandonnent leurs ouailles pour suivre la cour et se mettre au service des grands et des princes; et ceux qui les retiennent sans motif auprès d'eux ou ne les renvoient pas dans leurs diocèses ne sont pas moins coupables qu'eux. Indigné de voir qu'il en était ainsi, Gentien Hervet s'exprimait comme il suit à propos d'un canon du concile de Chalcédoine : " C'est une véritable misère aux yeux de tous les gens de bien de voir à Rome une foule d'évêques qui aiment mieux se mettre dans la suite et au service des cardinaux que d'aller remplir leur charge dans leurs diocèses. En vérité, le souverain Pontife qui armerait sa main du fouet pour les chasser non de l'Église, mais de Rome vers leur propre Église, remplirait à mes yeux à la lettre le rôle de vicaire de Jésus-Christ: " Ainsi s'exprimait-il, avec un peu de sévérité peut-être. (Note de Horstius.)

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MÊME CHAPITRE, n. 12.

247. Ne prenez donc pas, ceux qui n'aspirent et ne courent qu'après les honneurs, etc. Saint Bernard ne veut pas dire qu'on doit choisir des sujets indignes; mais seulement que ceux qui sont dignes d'être élus ont peur de l'être. Pourquoi, en effet, trouve-t-on tant de gens qui n'aspirent qu'aux honneurs, c'est évidemment parce qu'ils n'ont pas songé aux obligations qui en sont inséparables. Tant qu'on ne songe qu'aux honneurs, on se sent attiré par eux; mais dès qu'on considère les devoirs qui y sont attachés, ils effraient et on les redoute. Or, comment peut-on penser que ceux qui ne se sont pas mis en peine de connaître les devoirs de la charge qu'ils ambitionnent s'en acquitteront jamais comme il faut quand une fois ils auront obtenu le titre qu'ils ambitionnent ? On a fait la remarque qu'on a toujours été obligé de contraindre les saints d'accepter les charges et les honneurs auxquels on les a élevés, et que plus ils ont montré de répugnance à s'y laisser porter, plus ils se sont ensuite acquittés de leurs devoirs avec conscience. C'est que s'ils fuyaient les honneurs, ce n'était pas ce qui en paraît au dehors et qui est de nature à flatter le coeur, mais les épines qui se cachent dessous qu'ils voyaient, et qui les poussaient à s'en tenir à l'écart et même à les fuir. Mais comme malgré leur répugnance et leurs refus ils ne peuvent les fuir tout à fait sans offenser la Providence et sans manquer à l'obéissance qu'ils doivent à leurs supérieurs, ils finissent toujours par accepter le fardeau; il font de nécessité vertu, et cette pensée les stimule et les aiguillonne à la peine; dès qu'ils sentent la charge peser sur leur tête ils s'efforcent de se mettre à la hauteur des devoirs qu'ils ont acceptés, par tous les moyens possibles. On les voit alors mettre la main à l'oeuvre des forts, montrer qu'ils se sentent appelés pour travailler, non pour vivre dans le repos et les délices, s'appliquer à porter des fruits dans le poste élevé qu'on leur a confié, et se mettre en état de rendre bon compte du talent qu'ils ont reçu. Tel était cet Héliodore que saint Jérôme nous présente comme un modèle, et qui avait refusé le sacerdoce: Il méritait, dit-il, d'être élevé à ce poste parce qu'il le refusait, et il en était d'autant plus digne qu'il protestait davantage du contraire. " Tel était aussi le pape Corneille, dont saint Cyprien disait, dans sa lettre cinquante-deuxième " Au lieu de faire violence pour obtenir le pontificat, il fallut le violenter lui-même pour le lui faire accepter. " C'est donc avec infiniment de sagesse que l'empereur Léon régla en 469 (L. XXXI, c. de Episc. et Cler.), que ce n'est pas pour de l'argent qu'un évêque doit être ordonné, mais après l'avoir décidé à force de prières. Il doit être si éloigné de toute pensée d'ambition qu'on doit être obligé de le rechercher partout pour le contraindre, que prié de se laisser ordonner il doit refuser, invité à s'approcher, il doit s'enfuir et n'éprouver qu'un besoin, celui de faire agréer les raisons de son refus. "

Quant aux autres qualités requises dans les cardinaux, on peut consulter les actes du concile de Latran, sous Léon X, session IX. de la Réforme. (Gur.... et le canon Bona, de postulat. Praela., c. Exsurabilis, ext. de prob. Anton.. Flor. 3, p. Summ. Tit. 21, cap. 2, 2.), Jérôme Platus (lib. singulari de statu Cardin.), dont la doctrine, en ce qui concerne les cardinaux, peut aisément s'appliquer aux autres prélats et à tous les ecclésiastiques.

248. On ne les verra pas empressés à enrichir eux ou les leurs de la dot de la veuve et du patrimoine du crucifié..., etc. Voir les notes à la lettre CCLXXI; le concile de Trente, session XXV, chapitre I, de la Réforme, qui confirme les paroles de saint Bernard; les canons des Apôtres, canons LXV et XXIX; le concile d'Antioche, canon XXV, le IVe concile de Carthage, chapitre XV et XXXI; celui de Mâcon, chapitre sur, le premier de Séville, chapitre I. On peut lire aussi si l'on veut, ce que dit Cornélius sur le XLIVC chapitre d'Ezéchiel, à l'occasion du commandement de Dieu qui défend au grand prêtre de verser des larmes sur un mort, fût-il son père ou sa mère. " Voilà, dit-il, comment devaient se conduire les prêtres de l'ancienne Loi, bien que engagés dans les liens du mariage et de la famille : que font aujourd'hui les prêtres et les évêques de la Loi nouvelle, à qui Dieu a imposé le célibat et la continence afin qu'ils pussent vaquer aux choses du Ciel, libres de tout soin terrestre et appliquer un esprit dégagé de tout à Dieu et à la méditation des biens éternels? " C'est dans cette pensée que saint Basile, dans ses Constitutions Monasliques, chapitre XXIII, dit : " Puisque nous savons que l'amour de nos proches est un mal intolérable, cessons de nous occuper d'eux et regardons la préoccupation dont ils sont l'objet de notre part, comme une arme dont le démon se sert pour nous vaincre. " Mais voici, dit un sage docteur, voici les embûches que l'ennemi du salut prépare sous leurs pas, il remplace les enfants qu'ils n'ont pas par des parents, et leur suggère la pensée de s'occuper d'eux, de les tirer de leur obscurité et de les élever peu à peu au comble des honneurs et de la fortune; c'est, pour eux, la famille à élever et à perpétuer, et le moyen de conserver leur nom et de le rendre fameux dans la postérité, de sorte qu'on peut dire avec un poète : " Le créateur ayant voulu que les clercs n'eussent point de postérité, le Diable vit à souhait la foule des proches les remplacer. "

Oui, voilà les ruses et les piéges du démon, voilà la pierre d'achoppement où bien des ecclésiastiques, d'ailleurs vertueux; viennent se heurter, en se laissant vaincre et enchaîner par les liens de l'amour de la famille qui leur inspire la pensée de combler leurs proches, à tout prix et avec un zèle et une ardeur extrême, de places et de richesses et même des biens de l'Eglise sans souci du péril auquel ils exposent leur âme et le salut des leurs.

Ce besoin se glisse, s'insinue et grandit comme un feu caché, à proportion des aliments qu'on lui donne, et bientôt il devient inextinguible et semblable à un vaste incendie. Voilà comment les prêtres deviennent tout terrestres de célestes qu'ils devraient être, et s'abaissent au lieu de s'élever. Ils auraient dû voir de haut toutes les choses humaines se montrer supérieurs à elles et apprendre aux autres par leur exemple à les compter pour rien, et il se trouve qu'ils s'abaissent jusqu'à elles et font descendre sur la terre un esprit qui était appelé à planer dans les cieux...

O âme courbées vers la terre, ô esprits vides des choses du Ciel !

Que ces ecclésiastiques sont loin de Jésus-Christ et dégénérés de leurs Pères! " Voyez la suite de ce passage de Cornélius à Lapide, chapitre XLIX, verset 25e, sur Ezéchiel. (Note de Horstius.)

 

 

LIVRE V.

CHAPITRE I. De la considération de ce qui est au-dessus de vous, c'est-à-dire de Dieu et des choses divines: l'âme s'y élève quelquefois par la contemplation des choses créées.

1. Quoique les livres précédents soient intitulés de la Considération, il s'y mêle néanmoins bien des choses qui ont rapport à l'action, puisqu'ils montrent et enseignent quelquefois, non-seulement ce qu'il est nécessaire de considérer, mais encore ce qu'il est indispensable de faire. Il n'en sera pas ainsi de celui-ci qui ne doit rouler que sur la considération. En effet, les choses qui sont placées au-dessus de vous, or ce sont celles dont il me reste à vous parler (a), ne réclament de vous aucune action, elles ne vous demandent que de les contempler. En effet, quelle action pourriez-vous avoir sur des choses qui subsistent et subsisteront toujours de la même manière, dont plusieurs même subsistent des, toute éternité ? Aussi voudrais-je, mon cher Eugène, qu'avec la sagacité qui vous distingue, vous fissiez cette judicieuse remarque que votre considération s'égare toutes les fois qu'elle descend de ces choses supérieures aux choses inférieures et visibles pour apprendre à les connaître, à en user, à les ordonner ou à les régler selon ce que votre devoir l'exige. Si pourtant elle ne s'arrête à celles-ci que pour arriver aux premières, elle ne s'écarte pas trop de son objet; et même en suivant cette voie elle retourne, en effet, comme un exilé dans sa patrie (b); on ne saurait faire un usage plus digne et plus élevé des créatures présentes et visibles que de s'en servir, selon le sage conseil de saint Paul. " Pour voir et comprendre par elles les choses invisibles qui se trouvent en Dieu Rom., I, 20). " Les citoyens de la céleste patrie n'ont pas besoin de semblables degrés pour s'élever jusque-là, mais ils sont indispensables aux exilés. C'est bien la pensée de celui qui s'exprimait ainsi, puisqu'après avoir dit que les choses invisibles peuvent être aperçues au moyen des choses visibles, il ajoute expressément " par une créature de ce monde."

a Nous avons préféré cette leçon, " ce sont celles dont il nous reste à parler, " à celle de certains manuscrits où on lit : " comme cela est évident. "

b Ici encore les leçons varient ; quelques manuscrits portent: " Elle se rapproche en effet; " mais dans plusieurs autres on lit : " Elle retourne en effet dans sa patrie. " Horstius et quelques éditeurs avec lui ont les deux versions. Pour nous, nous trouvons ces mots, " elle retourne en effet dans sa patrie, " , plus en harmonie avec le reste du contexte où l’âme est représentée comme en exil; plus loin, n. 2, nous retrouverons la même expression employée encore par saint Bernard.

En effet, qu'est-il besoin de degrés pour monter encore, à celui qui est déjà assis sur le trône? Il est une créature du ciel et il a à sa disposition un excellent moyen de contempler les choses célestes; il voit le Verbe, et dans le Verbe il voit tout ce qui a été fait par le Verbe, et il n'a plus besoin de mendier aux créatures la connaissance du Créateur : bien plus, pour les connaître elles-mêmes, il n'est pas nécessaire qu'il descende jusqu'à elles, car il les voit dans un lieu où elles sont beaucoup mieux visibles qu'en elles-mêmes; aussi pour les atteindre, n'a-t-il pas besoin de recourir au témoignage des sens, il se tient lieu de sens et perçoit toutes ces choses par lui-même. Il n'y a pas de vue parfaite que celle qui n'a besoin d'aucun secours pour voir ce qu'il lui plaît et qui se contente d'elle-même. Au contraire, celle qui a besoin d'un secours étranger est esclave de ce secours, elle est moins parfaite et moins libre.

2. Mais que sera-ce si vous avez besoin du secours d'objets inférieurs à vous ? Ne trouvez-vous pas que c'est l'ordre renversé, quelque chose d'indigne? C'est une honte pour un supérieur d'attendre un secours de ses inférieurs, mais aucun de nous ne peut entièrement s'y soustraire avant d'avoir pris son essor vers la liberté des enfants de Dieu, car il n'y a que là que nous serons tous éclairés de Dieu et que, sans le secours d'aucune créature, nous serons heureux de Dieu lui seul; alors, sortis de la région des corps pour retourner dans celle des esprits, nous aurons retrouvé notre patrie, qui n'est antre que Dieu même, l'esprit immense et la demeure infinie des esprits bienheureux; là il n'y a place ni pour les sens ni pour l'imagination, c'est la vérité même, la sagesse, la force, l'éternité, le bien suprême. Quant au lieu de notre exil, à notre séjour actuel, ce n'est rien qu'une vallée de larmes où les sens dominent et un exil pour la considération; les organes corporels s'y exercent sans doute en toute liberté, mais l'oeil de l'esprit y est troublé et mal à l'aise. Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant que celui qui ne s'y trouve que comme un étranger ait recours aux gens du pays; heureux encore s'il se fait payer comme une redevance le service des habitants, sans lequel il ne pourrait continuer sa route; s'il sait s'en servir sans en abuser, se le faire rendre sans le demander ou le réclamer avec autorité, et non point sur le ton de la prière.

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CHAPITRE II. La considération a différents degrés.

3. Celui-là est grand qui regarde les sens comme un bien commun â tous les habitants de la cité de ce monde et s'efforce d'en acquitter le prix en les faisant servir à son salut et à celui des autres; mais je n'estime pas moins grand celui qui s'en sert comme d'un marchepied pour s'élever, par la philosophie, jusqu'à la connaissance des choses invisibles; toutefois de ces deux genres de vie l'un est plus utile et l'autre plus doux; mais à mes yeux l'homme le plus grand de tous est celui qui, dédaignant de se servir des choses visibles et des sens, autant toutefois que cela est possible à la fragilité humaine, s'est fait une habitude de la s'envoler, sur l'aile de la contemplation, vers ces hauteurs sublimes, la non par degrés, mais par des élans subits, tels que furent, je pense, les fameux ravissements de saint Paul. C'étaient des élévations impétueuses et non de paisibles ascensions ; aussi déclare-t-il lui-même quelque part qu'il fut enlevé plutôt qu'il ne monta (II Corinth., XII, 14), et, dit-il ailleurs: " Si je suis ravi en esprit hors de moi-même, c'est pour Dieu qu'il en est ainsi (II Corinth., V,13). " Or voici comment ces trois états différents se produisent: la considération, même dans le lieu de son exil, se trouvant élevée au-dessus des choses de la terre, par l'amour de la vertu et par le secours de la grâce de Dieu, réprime les sens pour en prévenir les excès, leur assigne des limites pour en empêcher les écarts, ou les fuit de peur d'en être souillée; elle se montre ainsi plus puissante dans le premier cas, plus indépendante dans le second et plus pure dans le troisième. Car l'indépendance et d' la pureté sont les deux ailes sur lesquelles la considération prend son essor.

4. Voulez-vous que j'appelle chacune de ces trois considérations par le nom qui leur convient? Nous nommerons, si vous le voulez, la première dispensative, la seconde estimative et la troisième spéculative; et pour rendre ces démonstrations plus claires, je vais les définir. La considération que j'appelle dispensative est celle qui se sert en même temps et sans confusion, des sens et des choses sensibles pour arriver à la possession de Dieu. L'estimative examine et pèse chaque chose avec attention et prudence, pour arriver par elles à la connaissance de Dieu; enfin la considération spéculative se recueille en elle-même, et, aidée de la grâce de Dieu, elle se dégage des choses humaines pour ne contempler que Dieu. Vous voyez déjà, je pense, que la troisième est la conséquence des deux autres, et que ces dernières, si elles ne se rapportent point à elle, pourront bien paraître ce que j'ai dit qu'elles sont, mais ne le seront point effectivement. Il est clair; en effet, que si la première ne tend pas à celle-ci, elle sème à pleines mains pour ne rien moissonner; quant à la seconde, si elle ne mène à la troisième, il est clair qu'elle chemine toujours et n'arrive jamais au but. Aussi dirai-je que la première prépare les choses, la seconde les assaisonne et la troisième les savoure. Il est vrai que les deux premières conduisent au même résultat, mais beaucoup plus lentement, avec cette différence encore que la première y mène par une voie plus pénible, et la seconde par un chemin plus doux et plus tranquille.

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CHAPITRE III. Nous avons trois moyens de connaître les êtres placés au-dessus de nous, c'est-à-dire Dieu et les anges; ce sont l'opinion, la foi et l'intelligence.

5. Peut-être me direz-vous que j'ai assez expliqué par quelle voie on monte et qu'il me reste à dire maintenant ou, il faut monter. Vous êtes dans l'erreur si vous croyez que je puisse le faire; sur ce chapitre, la parole est impuissante. Voulez-vous que je vous dépeigne ce que l’oeil de l'homme n'a jamais entendu, ce dont son cour n'a pas, la moindre idée (I Corinth., II, 9) ? " Dieu seul, nous dit l'Apôtre, nous l'a révélé par son esprit (ibid. 10). " Ce n'est point par la parole que les choses ut qui sont au-dessus de nous nous sont enseignées, mais elles nous sont révélées par l'esprit. Mais ce que la langue de l'homme ne peut expliquer, c'est à la considération de le rechercher, à la prière de le demander, aux bonnes oeuvres de le mériter et à la pureté de l'obtenir. Quand je vous invite à considérer ce qui est au-dessus de vous, n'allez pas croire que je vous engage à contempler le soleil, la lune, les étoiles, le firmament ou les eaux qui sont placées plus haut que lui encore; car si toutes ces choses sont supérieures à vous par le lieu qu'elles occupent, elles vous sont inférieures en valeur et en dignité, car ce ne sont que des corps. Or une portion de vous est esprit, et c'est en vain que vous chercherez quelque chose qui vous soit supérieur, si ce n'est parmi les esprits. Or il n'y a d'esprit que Dieu et les saints anges, et il n'y a qu'eux aussi qui soient au-dessus de vous, l'un par nature, c'est Dieu; les autres par un effet de la grâce, ce sont les anges; car ce qu'il y a d'excellent dans vous et dans les anges, c'est la raison; quant à Dieu, au contraire, ce n'est pas en un point qu'il excelle, mais dans son être tout entier. Pour arriver à le connaître ainsi que les esprits bienheureux qui sont avec lui, la considération a trois moyens qui sont comme autant de routes qui s'ouvrent devant elle: ce sont l'opinion, la foi et l'intelligence. Or l'intelligence s'appuie sur la raison, la foi sur l'autorité, et l'opinion sur le vraisemblable. Il n'y a due les deux premières qui possèdent, avec certitude, la vérité; mais elle est obscure et voilée pour la foi, claire et manifeste pour l'intelligence. Quant à l'opinion, elle n'est pas en possession de la vérité, on pourrait même dire qu'elle recherche la vérité par le vraisemblable plutôt qu'elle ne la possède.

6. Il faut bien se garder de confondre ces trois moyens entre eux; ainsi la foi ne doit pas accepter pour certain ce qui n'est que d'opinion, ni l'opinion remettre en question ce que la foi tient pour sûr et certain. D'ailleurs l'une ne peut affirmer sans être téméraire, ni l'autre hésiter sans être chancelante. J'en dirai autant de l'intelligence : si elle prétend rompre le sceau de la foi, elle se rend coupable d'effraction et d'une sacrilège curiosité. Il est arrivé bien souvent de prendre l'opinion pour l'intelligence, c'est une erreur; en tout cas, si on peut confondre quelquefois l'opinion avec l'intelligence, on ne saurait jamais tomber dans la confusion contraire et prendre l'intelligence pour l'opinion. Pourquoi cela? Parce que si l'une peut se tromper, l'autre ne le peut pas; ou si elle le peut, c'est qu'elle n'est pas l'intelligence, mais simplement une opinion. L'intelligence proprement dite non-seulement est sûre qu'elle possède la vérité ; mais encore elle en a la connaissance intime. Voici comment on pourrait définir ces trois moyens. La foi est un acte de la volonté qui nous fait goûter avec certitude la vérité avant même qu'elle nous soit dévoilée; l'intelligence est la connaissance certaine, évidente d'une chose qui ne tombe pas sous les sens; l'opinion enfin consiste à tenir pour vraie une chose qu'on ne sait pas être fausse. Ainsi, comme je le disais plus haut, la foi n'admet point d'incertitude, ou si elle en admet, elle n'est plus la foi, mais une simple opinion. En quoi donc diffère-t-elle de l'intelligence? En ce que, si elle exclut toute incertitude de même que l'intelligence, elle a néanmoins un voile que l'intelligence n'a pas. Enfin ce que l'intelligence possède n'exige plus de recherches de sa part, ou s'il en exige encore c'est une preuve que l'intelligence ne le possède pas. Au contraire, il n'y a rien que nous désirions plus connaître que ce que nous possédons par la foi, et le comble de la félicité sera pour nous de voir sans voile et sans obscurité ce que nous ne possédons maintenant que par la foi.

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CHAPITRE IV. De quelle manière nous devons considérer les anges.

7. Cela posé, procédons maintenant à la considération de la Jérusalem céleste, notre mère, et mettons en oeuvre les trois moyens dont je viens de parler, pour pénétrer avec toute la prudence et l'attention possible ce qui est impénétrable, autant du moins que cela est permis ou donné à l'homme. Et d'abord nous savons par les saintes Lettres, et la foi nous enseigne qu'il existe dans la céleste patrie des esprits bienheureux doués de puissance et de gloire, formant des personnes parfaitement distinctes entre elles, mais classées selon leurs dignités et gardant, dès le premier jour de leur existence, le rang qui leur a été assigné; ils sont parfaits chacun en son genre et doués d'un corps éthéré (a) ; êtres immortels,

a Rapprochez ce passage de ce que saint Bernard dit du corps des anges dans son cinquième sermon sur le Cantique des cantiques, et des notes de Horstius sur ce sermon.

ils sont devenus impassibles par un effet de la grâce, mais n'ont pas été créés tels par nature: ce sont des esprits aux pensées pures, aux sentiments affectueux et bienveillants, d'une piété ardente, d'une pureté sans tache, d'une union parfaite et d'une paix inaltérable; sortis des mains de Dieu, ils sont uniquement occupés à le louer et à le servir. Quant au corps de ces esprits bienheureux, non-seulement on n'est pas d'accord sur sa nature, mais on ne l'est pas même sur son existence; aussi ne ferai-je aucune difficulté de me ranger au sentiment de ceux qui voudront reléguer ce point au nombre des pures opinions; mais que ces esprits soient des intelligences, c'est ce que nous savons non par la foi ou par l'opinion, mais par notre propre intelligence, attendu que s'il en était autrement ils ne pourraient jouir de la possession de Dieu. Les anges ont des noms que nous savons pour les avoir entendus et qui nous permettent de conjecturer et même de discerner parmi ces esprits bienheureux, des choses que l'oreille n'a jamais entendues, telles que leurs ministères, leurs mérites, leurs rangs et leurs ordres ; mais il faut bien le reconnaître, ce que nous en savons sans l'avoir appris par l'ouïe, n'appartient pas à la foi, puisque " la foi nous vient par l'ouïe (Rom., X, 17) ; " par conséquent ce que je vais en dire n'est qu'une pure opinion de ma part. Mais dans quel but ces noms nous auraient-ils été révélés, s'il ne nous était pas permis, sauf le respect dû à la foi, de rechercher ce que ces noms expriment? Or voici ces noms Anges, Archanges, Vertus, Puissances, Principautés, Dominations, Trônes, Chérubins et Séraphins. Que signifient-ils ? N'y a-t-il aucune différence entre ces esprits qu'on appelle simplement anges et ceux qu'on nomme Archanges?

8. Que signifient cette distinction et ces degrés? A moins que votre considération n'ait trouvé quelque chose de mieux à dire, je suis porté à croire qu'on donne le nom d'anges à ceux qui, selon l'opinion générale, sont attribués à chaque homme, et qui, selon la doctrine de saint Paul, " ont été envoyés pour exercer leur ministère, en faveur de ceux qui sont héritiers du ciel (Hebr., I, 16). " C'est d'eux que le Sauveur parlait quand il disait:" Leurs anges voient toujours la face de mon Père (Matth., XVIII, 10). " Au-dessus d'eux je place les Archanges, initiés plus avant dans les mystères divins, ils ne servent qu'aux plus hauts et plus importants messages. De ce nombre est le grand archange Gabriel, qui fut envoyé à Marie, ainsi que nous le voyons, dans les saintes Lettres, pour une mission dont rien sans doute ne peut surpasser la grandeur (Luc., I, 26). Au-dessus d'eux, je placerai les Vertus. Ce sont ces esprits qui ordonnent ou accomplissent dans les éléments, ou par leur concours, ces phénomènes extraordinaires et miraculeux destinés à servir d'avertissements aux hommes. De là vient sans doute que dans l'Evangile, après ces mots : " Il y aura des signes dans le soleil dans la lune et dans les étoiles, " il est dit un peu plus loin : " Car les Vertus des cieux seront mises en mouvement (Luc, XXI, 26), " ce qui doit sans doute s'entendre des esprits célestes par lesquels ces merveilles doivent s'accomplir. Quant aux Puissances, je les mettrai au-dessus des dernières, parce que leur vertu est d'enchaîner les puissances des ténèbres et de circonscrire leur maligne influence de manière à ne pouvoir l'exercer que pour un bien. Les Principautés viendront ensuite pour moi, attendu que c'est leur pouvoir et leur sagesse qui établissent tout pouvoir supérieur sur la terre, le dirigent, le limitent, le transfèrent, le mutilent et le changent. Quant aux Dominations, je leur donnerai une place d'autant plus élevée au-dessus des ordres précédents, que les autres esprits semblent chargés auprès d'elles de fonctions subalternes, et que c'est d'elles comme dé leurs véritables maîtres que dépendent le gouvernement des Principautés, la protection des Puissances, les opérations des Vertus, les révélations des Archanges, les soins et l'utile ministère des Anges. Pour les Trônes, je croirais volontiers qu'ils dépassent singulièrement les Dominations par le lieu du ciel où ils ont pris leur vol; leur nom leur vient de ce qu'ils sont assis : or, ils sont assis parce que c'est sur eux que Dieu s'assoit; il ne pourrait s'asseoir sur eux s'ils n'étaient assis eux-mêmes. Vous me demandez ce que j'entends par là : ils sont assis? J'entends qu'ils sont dans une tranquillité complète, dans une sérénité inaltérable, dans une paix qui surpasse tout ce qu'on peut imaginer. Tel est, en effet, celui qui est assis sur les trônes, le Seigneur Dieu de Sabaoth, jugeant toutes choses dans le calme, la tranquillité, la sérénité et la paix la plus profonde; voilà pourquoi il s'est préparé des Trônes semblables à lui. Les Chérubins puisent à la source même de la sagesse ces torrents de science qu'ils déversent à flots sur leurs concitoyens de la sainte cité. N'est-ce pas là le fleuve dont parlait le Prophète, quand il disait que ses eaux abondantes réjouissent la cité de Dieu (Psalm. XIV, 5)? Enfin les Séraphins, tout embrasés de l'amour divin, en répandent partout les flammes, de sorte que tous les habitants du ciel sont comme des lampes qui brûlent et qui éclairent; qui brûlent du feu de la charité et brillent de l'éclat de la connaissance des choses éternelles.

9. O mon cher Eugène, qu'il fait bon ici! Mais combien nous y serons mieux encore s'il est donné un jour à notre être tout entier, d'arriver là où il ne pénètre que par une de ses puissances ! Notre esprit seul s'y élève maintenant, encore n'est-ce pas dans la plénitude de son être, mais seulement par une faible partie de lui-même. Nos affections rampent sur la terre, où le poids de notre corps les ramène; et pendant que nos désirs ne peuvent se détacher de la boue, notre considération seule, mais faible, mais avide, prend son vol et devance le reste. Et pourtant il suffit du peu qu'elle découvre pour que nous puissions nous écrier : " Seigneur j'aime la beauté de votre maison et la demeure où réside votre gloire (Psalm. XXV, 8). " Que sera-ce si notre âme se recueille tout entière, rappelle à elle toutes les affections des lieux où elles sont enchaînées et captives, parce qu'elle craint ce qui n'est point à craindre, aime ce qu'elle ne doit point aimer, s'attriste ou se réjouit là où il n'y a pas lieu de le faire, et puis s'envole avec elles en toute liberté, prend son essor avec l'impétuosité qui convient aux esprits et va se plonger dans l'onction même de la grâce? Quand elle aura commencé à parcourir ces séjours de lumière, à jeter un regard curieux jusque dans le sein d'Abraham et à visiter sous l'autel a, quoiqu'il faille entendre par ce lieu mystérieux, où les âmes des martyrs attendent patiemment dans leur premier vêtement de gloire d'être revêtus du second, alors elle ne pourra se contenir et s'écriera avec le Prophète: " Je n'ai demandé qu'une chose au Seigneur, je veux la redemander encore: c'est d'habiter dans sa maison tous les jours de ma vie, de voir clairement sa volonté, et de visiter son saint temple (Psalm. XXVI, 4). " Et pourquoi n'y verrait-on pas le coeur de Dieu à découvert pourquoi n'y découvrirait-on pas sa volonté sainte, toujours bonne, aimable et parfaite? Bonne en elle-même, aimable dans ses effets, mais aimable pour ceux qui savent, la goûter, parfaite pour les parfaits et pour ceux qui ne désirent rien après elle. C'est là qu'on voit à découvert ces entrailles de miséricorde, ces pensées de paix, ces trésors de salut, ces mystères d'amour, ces arcanes de bénignité, qui demeurent impénétrables au reste des hommes et se dérobent à la connaissance même des justes, afin qu'ils ne cessent pas de craindre tant qu'ils ne sont pas capables d'aimer comme il faut.

10. Il faut voir dans ces esprits qu'on appelle les Séraphins comment aime Celui qui ne trouve hors de lui rien qui soit digne de son amour, mais qui ne voit non plus dans les oeuvres de ses mains rien qui le soit de sa haine. Comment il réchauffe dans son sein ceux qu'il a faits pour le salut, comme il les fait avancer, comme il les porte dans ses bras, comme il consume tel qu'un feu dévorant les fautes de leur jeunesse (b) élue et les pailles de leur ignorance, comme il les purifie et les rend de plus en plus dignes de son amour. Il faut voir dans les Chérubins, en qui réside la plénitude du savoir, comment Dieu est le Seigneur des sciences, et n'ignore que l'ignorance même; comment il est tout lumière

a On voit par ces paroles que saint Bernard, dans son second sermon pour la fête de tous les saints, ne regardait pas comme article de foi ou comme une vérité incontestable de l'ordre intellectuel ce qu'il dit de cet autel mystérieux, et ne donnait sa pensée sur ce sujet que comme une pure opinion. Nous reviendrons plus loin sur cette opinion de notre saint Docteur.

b Dans quelques éditions on lit à la place du mot " élue ", le mot " négligée; " mais c'est évidemment par suite d'une faute de copiste, attendu que le conteste prouve qu'il est question des élus dans ce passage.

et n'a point de ténèbres en lui ; comment il est tout oeil et ne craint pas d'être trompé, parce que c'est un oeil qui ne se ferme jamais, qui ne va pas chercher au dehors la lumière qui l'éclaire, qu'il est mil et lumière en même temps. Il faut voir dans les Trônes combien est rassurant pour l'innocence le juge qui les a pris pour sièges; il ne veut pas circonvenir et ne peut être circonvenu, car il est amour et lumière. Ses assises sont éternelles, c'est l'emblème de la tranquillité. Puissé-je être jugé par un tel juge qui ne connaît que l'amour, est étranger à l'erreur et inaccessible au trouble et à l'agitation! Il faut voir quelle est la majesté du Seigneur, pour qui vouloir c'est pouvoir, et dont l'empire n'a d'autres bornes que l'univers et l'éternité. II faut voir dans la Principauté le principe dont tout émane et sur lequel roule l'univers entier comme; une porte sur ses gonds. Il faut voir dans les Puissances avec quelle force ce Souverain protège ceux qu'il gouverne, écarte et repousse loin d'eux toute puissance ennemie. Il faut voir dans les Vertus comme il est lui-même une vertu également présente et répandue partout, comme il donne à tous l'existence; comme il est vivifiant et efficace, invisible et immobile, et pourtant comme il met tout en mouvement pour le bien, et maîtrise tout avec force. Quand cette puissance se manifeste aux hommes par des effets peu ordinaires, on dit que ce sont des prodiges et des miracles. Enfin il faut voir et admirer, dans les Anges et les Archanges, l'accomplissement et la vérité de cette parole " C'est Dieu lui-même qui prend soins de nous (I. Petr., V, 7); " c'est, lui, en effet, qui ne cesse de nous envoyer ces esprits si parfaits et si grands qui nous charment par leurs visites, nous instruisent par leurs inspirations et nous consolent par leur assistance.

CHAPITRE IV, n. 8.

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CHAPITRE V. Les grâces et les dons que possèdent les anges leur viennent de Dieu.

11. Celui de qui les esprits célestes tiennent tous les dons qu'ils possèdent, est le même qui les a créés. C'est l'esprit suprême, un, toujours le même et qui distribue à chacun ses grâces selon qu'il lui plait. Voilà ce qu'il opère en eux et leur permet d'opérer à leur tour; mais d'une manière différente. Ainsi les Séraphins brûlent, mais du feu de Dieu, ou plutôt d'un feu qui n'est autre que Dieu même. Leur attribut propre est d'aimer, mais non autant que Dieu, ni de la même manière. Les Chérubins brillent, ils sont éminents en science; mais ce n'est que parce qu'ils participent à la vérité: aussi ne brillent-ils ni autant ni de la même manière que la Vérité même. Les Trônes sont assis; mais c'est une grâce de celui qui est lui-même assis sur eux. Ils jugent avec calme comme lui, mais sans posséder, au même degré et de la même manière, cette paix puissante et qui surpasse tout ce qu'on peut concevoir. Les Dominations dominent, mais elles dominent sous le Seigneur en même temps qu'elles le servent. Aussi, qu'est-ce que leur empire en comparaison de celui du Dominateur unique, éternel et suprême? Les Principautés règnent et gouvernent, mais elles sont elles-mêmes gouvernées, de telle sorte qu'elles ne sauraient plus régner si elles n'étaient plus régies. La force distingue les Puissances, mais celui à qui elles sont redevables de cet attribut, est bien plus fort et l'est d'une autre manière; il n'est même pas fort, à proprement parler, il est la force par excellence. Les Vertus ont pour fonctions et pour prérogative de tirer le coeur des hommes de la torpeur en renouvelant les prodiges; mais ce qui, en elles, opère ces merveilles c'est une Vertu en comparaison de laquelle elles n'ont aucune vertu. La différence entre elles est telle, qu'il semble que le Prophète ne songeait qu'à cette dernière Vertu quand il disait " C'est vous, ô mon Dieu, qui faites les miracles (Psalm., LXXVI, 15), " comme il disait ailleurs : " Il n'y a que lui qui fasse des prodiges (Psalm., CXXXV, 4). " Enfin les Anges et les Archanges sont là qui nous assistent; mais celui qui donne l'accroissement en nous à la semence qu'ils y répandent, c'est celui qui, non-seulement se tient près de nous, mais encore est en nous.

12. Si vous me dites que l'ange aussi peut être en nous, je n'en disconviens pas; car je me souviens qu'il est dit: " L'ange qui parlait en moi (Zach., I, 14) ; " ruais il y a là une grande différence. Les anges sont en nous par les bonnes pensées qu'ils nous suggèrent et non pas par le bien qu'ils y opèrent; ils nous exhortent au bien, mais ne le créent pas en nous. Au contraire, Dieu est en nous de telle sorte qu'il affecte directement notre âme, qu'il y fait couler ses dons, ou plutôt, qu'il s'y répand lui-même et nous fait participer à sa divinité, à ce point qu'un auteur n'a pas craint de dire qu'il ne fait plus qu'un avec nous, bien qu'il ne fasse ni une seule et même substance ni une seule et même personne. L'Apôtre ne nous dit-il pas en effet: " Celui qui est uni à Dieu ne fait qu'un esprit avec lui (I Corinth., VI, 77) ?" Les anges donc sont avec notre âme, mais Dieu est au dedans d'elle: les premiers habitent avec elle sous le même toit, mais Dieu est avec elle comme sa vie. Ainsi de même que c'est l'âme qui voit par les yeux, qui entend par les oreilles, qui perçoit les odeurs par l'odorat, les saveurs par le goût, et qui touche par tout le reste du corps, de même c'est Dieu qui opère d'une manière différente dans les différents esprits, qui se manifeste comme amour dans les uns, comme science dans les autres, comme puissance dans les troisièmes, selon que l'esprit se manifeste en eux pour la plus grande utilité de tous (I Corinth., XII, 7). Quel est donc cet être étonnant, si fréquemment sur nos lèvres et si loin de nous en réalité Comment se fait-il que celui dont nous parlons sans cesse, renfermé dans le secret de sa majesté échappe à tous nos regards et à tous nos élans? Écoutez-le lui-même disant aux hommes : " Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont au-dessus des vôtres, et mes pensées au-dessus de vos pensées (Isa., LV, 9). " On dit que nous sommes des êtres capables d'aimer, on en doit dire autant de Dites Dieu; de connaître, on le doit également affirmer de Dieu, et ainsi du reste. Mais Dieu aime comme charité; il connaît comme science; il siège et pour juger, comme justice, il domine comme majesté; il règne comme principe; il protège comme salut, il opère comme vertu; il éclaire comme lumière; il assiste comme piété. Tout cela, les anges le font, nous le faisons aussi nous-mêmes, mais d'une manière bien inférieure; car ce n'est pas en vertu du bien toue nous sommes, mais en raison du bien dont nous participons.

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CHAPITRE VI. La notion de principe et d'essence ne convient qu'à Dieu.

13. Mais laissons là ces esprits et allons plus loin: peut-être pourrez-vous dire alors avec l'Épouse des Cantiques : " A peine les avais-je dépassés que je rencontrai le bien-aimé de mon âme (Cant. III, 4). " Quel est ce bien-aimé? Je ne saurais mieux vous répondre qu'en disant " C'est celui qui est (Exod. III, 14); " c'est ainsi qu'il voulut qu'on le nommât; c'est la réponse qu'il suggéra à Moïse pour son peuple en lui ordonnant de dire: " Celui qui est m'a envoyé vers vous (Ibidem). " Il n'en est pas de plus juste ni qui convienne mieux à l'éternité, qui n'est autre chose due Dieu même. Si vous dites qu'il est bon, qu'il est grand, qu'il est heureux, qu'il est sage, et le reste, tout est compris dans ce mot: " Il est; " car pour lui être, c'est être tout cela en même temps, quand vous ajouteriez cent expressions pareilles, vous ne diriez rien de plus que si vous disiez: Il est. Nommez-les donc si vous voulez, vous n'ajoutez rien à ce mot; ne les nommez pas, et vous ne lui ôtez rien. Si vous comprenez bien ce qu'il y a d'unique et de suprême dans son être, je suis sir qu'en comparaison, tout ce qui n'est pas lui vous paraîtra plutôt un pur néant qu'un être. Mais qu'est-ce encore que Dieu? C'est l'être sans lequel nul autre être n'existe. Il est même aussi impossible à quoi que ce soit d'exister sans lui qu'à lui-même d'être sans lui. Il est pour lui, il est pour tout ce qui est; de sorte qu'on peut dire en un sens qu'il n'y a que lui qui soit, puisqu'il est son propre principe à lui-même, comme il l'est pour tous les autres êtres. Qu'est-ce que Dieu ? Le principe, c'est même le nom qu'il se donne lui-même (Joan., VIII, 25). Il y a bien des choses qui sont appelées principes, mais elles ne méritent ce nom que par rapport à celles qui les suivent, de sorte que si vous considérez la chose qui les précède, c'est à celle-ci que vous réserverez le nom de principe. D'où il suit que si vous voulez avoir un principe pur et simple, il faut que vous en veniez à ce qui n'a point eu de principe ; il est évident que l'être par qui tout a commencé n'a point eu lui-même de commencement; car s'il en a eu un, il lui vient nécessairement d'ailleurs: il n'est rien qui soit son propre principe à soi-même, à moins qu'on ne s'imagine que ce qui n'était pas a pu se donner le commencement de l'être, ou bien qu'une chose a été avant d'être; or, ces deux propositions répugnent également à la raison; il s'en suit, par conséquent, que rien n'a pu se servir de principe à soi-même. Mais ce qui a eu une autre chose que soi pour principe, n'a pas été à soi-même son premier principe. Le vrai principe n'a donc point eu de principe, il existe tout entier par lui-même.

14. Qu'est-ce que Dieu? C'est celui qui n'a ni passé ni avenir, rien d'éternel comme lui. Qu'est-ce donc que Dieu? " C'est celui de qui tout vient, par qui et en qui tout est (Rom., XI, 36). " "De qui tout vient, " par voie de création, non de génération. " Par qui tout est, " non-seulement créé, mais ordonné. " En qui tout est, " non localement, mais virtuellement. " De qui tout vient, ", comme d'un principe unique, auteur de toutes choses. " Par qui tout est, " car il n'y a pas après lui un autre principe qui ait mis les choses en oeuvre. " En qui tout est, " car il n'y a pas un troisième principe, l'espace qui les reçoive. "De qui tout vient, " non pas de qui tout émane, car Dieu n'est pas matière, il est la cause efficiente et non matérielle de toutes choses. C'est en vain eu que les philosophes cherchent une matière première, Dieu n'en a pas eu besoin, il a su se passer d'atelier et d'artisan pour son oeuvre ; il fit tout lui-même, par lui-même et en lui-même. De quoi? De rien ; car s'il l'eût fait de quelque chose, il n'eût pas fait cette autre chose, et par conséquent il n'eût pas tout fait. Dieu me garde de dire que c'est de sa substance incorrompue et incorruptible qu'il a fait tant de choses, bonnes il est vrai, mais pourtant sujettes à se corrompre. Mais si toutes choses sont en lui, vous me demanderez peut-être où il est lui-même. A cela je ne sais trop que répondre, sinon vous demander quel lieu pourrait le contenir. Si vous me demandez où il n'est pas, je ne vous répondrai pas davantage. En quel lieu n'est-il pas présent? Dieu est incompréhensible, mais vous ne le saisissez pas médiocrement, si vous comprenez bien que, ne pouvant être enfermé en aucun lieu, il ne se trouve nulle part, et que ne pouvant être exclu d'aucun endroit, il se trouve partout; et de même que tout est en lui, ainsi il est en tout d'une manière sublime et incompréhensible qui lui est propre. Enfin, comme dit l'Evangéliste : " Il était dans le monde (Joan., 1, 10) ; " ou bien encore, il est toujours là où il était avant même que le monde fût. Mais ne me demandez pas maintenant où il était alors; rien n'existait que lui, donc il ne pouvait être qu'en lui.

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CHAPITRE VII. De la simplicité de Dieu et de la trinité des personnes divines.

15. Qu’est-ce que Dieu? C'est ce qui peut se concevoir de meilleur. Si Di est vous acceptez cette réponse, vous ne pouvez admettre qu'il existe une chose par laquelle (a) Dieu soit qui ne serait pas lui, Dieu même; car il est évident qu'elle serait meilleure que lui. Comment en effet, ce qui donne l'être à Dieu, si ce n'est Dieu lui-même, ne serait-il pas meilleur que lui? Nous avons donc bien raison de dire que cette divinité par laquelle, selon quelques auteurs, Dieu serait Dieu (b), n'est autre que Dieu lui-même, de sorte qu'en Dieu il n'y a que Dieu. Mais quoi! dira-t-on peut-être, allez-vous nier que Dieu ait la divinité? Certainement non, mais je dis que cette divinité qu'il a n'est autre que lui-même. Est-ce due je nie que s'il est Dieu c'est par la divinité? Nullement, je dis seulement que la divinité (c) n'est autre chose que Dieu lui-même; si on soutient le contraire- que la divine Trinité daigne m'aider de sa grâce, je m'inscris en faux contre. cette invention nouvelle (d) : la quaternité convient aux divisions du monde, mais ne va point à la Divinité. Dieu est Trinité, et chacune des trois personnes est Dieu; s'il convient à quelqu'un d'en compter une quatrième, pour moi elle n'est pas Dieu et je lui refuse mes adorations. Vous pensez sans doute de même que moi, en vous rappelant ces paroles de l'Evangile : " Vous adorerez le Seigneur votre Dieu et ne servirez que lui (Luc., IV, 8). " La belle divinité vraiment que celle qui n'oserait revendiquer les honneurs divins! Mieux vaut rejeter de Dieu cette quatrième personne que de la recevoir sans lui rendre l'honneur dû à Dieu. Ce n'est pas qu'on n'admette bien des choses en Dieu; mais c'est toujours en un sens raisonnable et catholique, de manière que la multiplicité ne détruit point l'unité; autrement ce n'est pas la paternité qu'il faudrait admettre en Dieu, mais la centénité. Ainsi nous admettons en Dieu la grandeur, la

a Il nous a semblé que nous devions préférer cette leçon à celle qui faisait dire à saint Bernard " ..... une chose qui soit Dieu et ne soit pas Dieu elle-même ; " le contexte exige la leçon que nous avons donnée.

b Il faut ranger parmi ces auteurs Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers, et ses partisans : ils furent condamnés par le concile de Reims de l'année 1148, dont Geoffroy parle au livre III de sa Vie de saint Bernard, n. 15. Le même Geoffroy publia à part l'histoire de ce qui s'est fait dans ce concile contre Gilbert, dont il est encore parlé dans le quatre-vingtième sermon sur le Cantique des cantiques.

c Il s'est glissé ici dans certaines éditions une faute qui s'est trouvée reproduite dans le quatre-vingtième sermon, sur le Cantique des cantiques, et qui faisait dire à saint Bernard en cet endroit: " Est-ce que je nie que la divinité est Dieu? "

d Dans plusieurs éditions on lit : " Je m'inscris en faux contre cette paternité. " Mais ce dernier mot manque dans quelques-unes.

bonté, la justice et mille autres attributs; si tout cela n'est pas une seule et même chose en Dieu et avec Dieu, nous allons avoir le multiple en lui...

16. Pour moi, je ne serais pas en peine d'imaginer un Dieu meilleur que celui-là. Si vous me demandez lequel, je vous dirai : Un Dieu qui soit la simplicité même. Pour quiconque juge sainement les choses, ce qui est simple de sa nature est préférable à ce qui est multiple. Je n'ignore pas qu'on répond ordinairement à cela : Ce que nous disons, ce n'est pas que la multiplicité fasse que Dieu soit Dieu, mais que la divinité, qui n'est autre que la multiplicité des attributs dont il a été parlé plus haut, fait que Dieu est Dieu. Ainsi, pour eux, si Dieu n'est pas un être multiple, il est au moins un être double, de sorte qu'ils n'ont point un Dieu parfaitement simple et tel qu'on ne puisse rien concevoir de mieux. En effet, un être n'est pas plus simple pour ne connaître qu'une seule forme, qu'une jeune fille n'est vierge pour ne connaître qu'un seul homme. Je le dis donc sans crainte, un Dieu, encore qu'il ne soit que double, ne sera jamais mon Dieu, j'en ai un autre qui vaut mieux. Si à la rigueur je préfère un Dieu double à un Dieu multiple, je ne tiens plus du tout à lui que j'en trouve un simple; car, pour m'exprimer en bon catholique, ce dernier seul est véritablement Dieu. Il n'a pas plus en lui ceci ou cela que ces choses-ci ou ces choses-là: il est celui qui est et non pas les choses qui sont. Pur, simple, entier, parfait, toujours le même, il n'emprunte rien ni aux temps, ni aux lieux, ni aux choses, mais il ne leur abandonne non plus rien de ce qu'il est : il n'est ni divisible, ni réductible à l'unité; il est un, et non uni; car il n'est pas un à la manière des corps qui se composent de plusieurs parties, ni même à la manière des âmes, dont les sentiments sont divisés, enfin il ne doit rien à des formes particulières, comme tout ce qui existe, pas même à une seule, comme l'ont imaginé certains auteurs. Où serait la gloire pour Dieu, de ne pouvoir échapper à l'indétermination qu'en étant obligé d'être soumis à une forme ! Ce serait dire que tout le reste doit à plusieurs formes d'être ce qu'il est, et que Dieu ne le doit qu'à une; celui par le bienfait duquel tout ce qui est subsiste ne subsisterait donc lui-même que par la volonté d'un autre bienfaiteur (a) ? Un pareil éloge, comme on dit, équivaudrait à un blasphème. N'est-il pas mieux de n'avoir besoin de rien que d'avoir besoin ter de quelque chose ? Respectons donc assez Dieu pour lui reconnaître ce de qu'il y a de mieux. Si notre pensée a pu s'élever à cette hauteur, comment oser ensuite placer notre Dieu plus bas qu'elle? Dieu est à lui-même sa forme et son essence. En ce moment voilà le point où je le place et le contemple, mais si j'en découvrais un plus élevé, je le lui donnerais à l'instant. Devons-nous donc craindre que notre pensée s'élève plus haut

a Les leçons sinon le sens varient légèrement en cet endroit dans plusieurs éditions:

que lui? Si haut qu'elle prenne son essor, il est plus haut encore chercher Dieu plus bas que la pensée de l'homme peut atteindre, c'est une dérision; l'y placer, une impiété. C'est au delà et non en deçà qu'il faut le chercher.

17. Mais que votre esprit s'élève davantage encore, s'il est possible, Dieu s'élèvera d'autant lui-même : Dieu n'est pas formé, il est forme, de même qu'il n'est pas affecté, il est affection ; ce n'est pas un être composé, c'est l'être simple par excellence, et pour vous faire bien comprendre ce que j'entends par un être simple, c'est la même chose qu'un être parfaitement un. L'unité se confond en Dieu avec la simplicité, il est un à la manière que rien autre que lui ne l'est; il est, si vous me permettez ce mot, unissime. Le soleil est un; parce qu'il n'y en a pas d'autre, c'est pour la même raison. que la lune est une ; Dieu l'est pareillement, mais beaucoup plus encore. En quoi l'est-il plus? C'est qu'il est un avec lui-même. Faut-il que je vous explique ce que j'entends par là? Il est toujours le même et d'une même et unique manière. Ainsi, si le soleil est un, si la lune est une, ce n'est pas à la manière de Dieu; en effet, ils nous crient l'un et l'autre qu'ils ne sont pas uns avec eux-mêmes, puisque le premier a ses révolutions, et la seconde ses phases. Dieu, au contraire, est un en soi comme avec soi, il n'a rien en lui qui ne soit lui : le temps n'apporte en lui aucun changement et sa substance n'éprouve aucune modification. C'est ce qui faisait dire à Boëce : " Il n'y a de véritable un que ce qui exclut toute idée du nombre et n'a en soi rien autre que soi, qui ne saurait être sujet, mais qui est forme ; comparez à cet être vraiment un, tout ce qu'on peut encore appeler un, et vous verrez que ce dernier un ne sera plus un. " Et pourtant Dieu est trinité. Mais quoi, est-ce que je ne détruis pas l'unité dont je viens de parler, en disant maintenant que Dieu est trinité? Aucunement, je maintiens toujours l'unité, car en nommant le Père, le Fils et le Saint-Esprit, je n'entends point nommer trois dieux, mais seulement trois personnes en Dieu. Que signifie, dira-t-on peut-être, ce nombre d'où le nombre est absent, s'il m'est permis de parler ainsi ? S'il y a trois, comment nier qu'il y ait nombre ? Et s'il n'y a qu'un, comment trouver place pour le nombre? Il y a lieu, me direz-vous, et en même temps il n'y a pas lieu à supputer ; car s'il se trouve trois personnes, il n'y a qu'une substance. Que voit-on là d'étonnant ou d'obscur ? Absolument rien, si on considère les personnes séparément de la substance. Et maintenant, si on admet que ces trois personnes es sont cette substance unique et que cette substance est ces trois personnes, on ne peut nier le nombre, le nombre en Dieu, car évidemment il y a trois; et pourtant qui est-ce qui pourra nombrer en Dieu, puisqu'il est certainement un. Si vous croyez la chose facile à expliquer, veuillez donc me dire ce que vous avez compté quand vous avez dit trois : sont-ce trois natures? Il n'y en a qu'une : sont-ce trois essences? Il n y en a qu'une : sont-ce trois divinités? Il n'y en a qu'une également. Aussi n'est-ce pas cela que j'ai compté, mais les personnes, me répondez-vous; c'est vrai, mais des personnes qui ne sont ni cette nature unique, ni cette essence unique, ni cette substance absolument une, ni cette unique divinité. Vous êtes catholique et ne pourriez avancer une pareille proposition.

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CHAPITRE VIII. La pluralité des personnes en Dieu provient de ses propriétés, mais sa substance n'en est pas moins une et simple.

13. Tout catholique confesse que les propriétés des personnes divines ne sont autres que ces personnes elles-mêmes et que ces personnes à leur tour ne sont qu'un seul Dieu, une seule substance, une seule nature, une seule majesté divine et suprême. Après cela, comptez si vous le pouvez les personnes sans la substance divine, quand elles sont cette substance elle-même; ou les propriétés divines sans les personnes elles-mêmes qui ne sont autres non plus que ces propriétés: si vous voulez séparer les personnes de la substance avec les propriétés des personnes, je ne vois pas comment vous pourrez vous dire encore adorateur de la Trinité, car en ce cas vous admettrez en Dieu un bien grand nombre de choses différentes. Disons donc trois, mais sans préjudice pour l'unité; et disons un, sans confusion de personnes dans la Trinité, car ce ne sont pas là des mots vides de sens et privés de signification. Si quelqu'un me demande comment peut subsister ce dogme de la foi catholique, je lui répondrai qu'il lui suffit de tenir pour certain qu'il en est ainsi; si ce dogme excède la portée de la raison, il n'offre pourtant aucune ambiguïté à l'opinion, et la foi en est pleinement convaincue. C'est là un grand mystère que nous devons vénérer et non approfondir : comment la pluralité peut-elle exister dans l'unité, dans une telle unité surtout; on comment cette unité elle-même peut-elle subsister dans la pluralité ? Il serait téméraire de scruter ce mystère, mais il y a piété à le croire, et le connaître, ce n'est rien moins que la vie, mais la vie éternelle. Après cela, mon cher Eugène, que votre considération, si vous le jugez à propos, parcoure plusieurs sortes d'unités afin de voir dans tolite son évidence l'excellence sans égale de l'être véritablement un. Il y a l'unité qu'on peut appeler collective, telle, par exemple, que celle d'un tas de pierres amoncelées ensemble; celle que je nommerai constitutive, par exemple, l'unité d'un corps que plusieurs membres constituent ou d'un tout quelconque composé de parties; l'unité conjugative, qui fait que deux cessent d'être deux pour ne plus faire qu'une seule chair; l'unité native par laquelle de l'union d'un corps et d'une âme nait un homme; l'unité potestative par laquelle quiconque a de la force et de l'énergie s'applique à n'être ni inconstant ni changeant, mais toujours semblable à lui-même; il y a encore l'unité de sentiments, qui fait que par la charité, par exemple, plusieurs personnes ne font qu'un coeur et qu'une âme : puis l'unité de désir, par exemple, quand une âme s'attache à Dieu de toute la force de ses désirs et ne fait plus qu'un esprit avec lui; enfin il y a une unité de faveur, telle est celle qui a fait une seule et même personne de notre limon et du Verbe de Dieu qui se l'est uni.

19. Mais que sont toutes ces unités-là comparées à cet un suprême, à cet un uniquement un, s'il m'est permis de parler ainsi, à cet un où la consubstantialité même fait l'unité? Rapprochées de cette unité, toutes celles-là pourront bien être unes sous un rapport ou sous un autre; mais si vous les comparez à elle, elles ne seront plus unes à aucun point de vue. Ainsi entre toutes les unités qu'on peut nommer, la première place appartient à l'unité de la Trinité, par laquelle trois personnes ne sont qu'une seule et même substance; la seconde revient à celle qui, au contraire, réunit trois substances en en une seule personne, la personne de Jésus-Christ. Mais cette seconde unité et toutes celles qu'on peut citer encore ne sont appelées unités que parce qu'elles imitent, et non parce qu'elles égalent cette unique unité que reconnaît une considération sage et véritable. D'ailleurs, nous ne cessons pas de professer cette unité, parce que nous reconnaissons trois personnes, puisque nous. n'en admettons pas plus pour cela la multiplicité dans la Trinité que la solitude dans l'unité. Aussi quand je dis un, le nombre dans la Trinité ne nie déconcerte nullement, attendu qu'il ne multiplie point l'essence, il ne la change ni ne la fractionne. De même quand je dis trois, la vue de l'unité ne me trouble pas, car elle ne confond point ces trois êtres, quels qu'ils soient, l'un avec l'autre, et ne les réduit point en un seul.

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CHAPITRE IX. De même qu'en Dieu la nature est simple en trois personnes, ainsi en Jésus-Christ la personne est une en plusieurs natures.

20. J'en dirai autant de cette unité à laquelle j'ai assigné le second rang entre toutes, après celle dont je viens de parler. En Jésus-Christ le Verbe, l'âme et le corps ne font qu'une personne sans confusion d'essences, et les essences à leur tour font nombre sans préjudice de l'unité de personne. Je ne puis nier d'ailleurs que cette espèce d'unité a du

a Horstius a ajouté ici le mot " natures ", mais on voit beaucoup de manuscrits où il manque.

rapport avec celle par laquelle le corps et l'âme constituent l'homme; il convenait en effet que le mystère qui s'est accompli en faveur de l'homme eût avec sa constitution une sorte de ressemblance et de parenté, de même qu'il convenait aussi à l'unité suprême qui est en Dieu, et n'est autre que Dieu, que comme en elle les trois personnes ne lainent pas que de ne faire qu'une seule et même essence, ainsi, par une opposition qu'on s'explique très-bien, trois essences dans l'autre, ne fissent qu'une seule et même personne; en sorte que cette seconde unité se trouve admirablement bien placée entre les deux autres, dans là personne de l'Homme-Dieu, Jésus-Christ, le médiateur entré Dieu et l'homme. Oui, c'est par une convenance pleine de beauté que le mystère du salut répond par une certaine similitude, à l'une et à l'autre unité, à celui qui sauve et à celui qui est sauvé. Cette unité qui tient le milieu entre les deux autres unités est supérieure à l'une de même qu'elle est inférieure à l'autre, et dépasse l'une d'autant qu'elle est elle-même dépassée par l'autre.

21. Enfin la force qui unit en cette personne Dieu et l'homme ensemble pour en faire le Christ, est telle et si grande que vous pouvez sans crainte de vous tromper l'appeler Dieu et homme à volonté, sans cesser de vous exprimer en vrai catholique; mais vous ne sauriez, sans tomber dans la plus manifeste absurdité, donner de même le nom de chair à l'âme et d'âme au corps, quoi qu'il en soit de l'homme comme du Christ, et qu'il soit un corps et une âme en même temps. D'ailleurs il ne faut pas trop s'étonner que l'âme, par la force vitale qui lui est propre, si grande qu'elle soit, et par ses affections, ne puisse s'attacher et s'unir la chair aussi étroitement que la divinité s'unit cet homme qui avait été prédestiné Fils de Dieu par sa puissance et par ses miracles (Rom., I, 4). C'est que c'est une chaîne bien longue et bien forte pour unir que la prédestination divine, car elle est éternelle; or qu'y a-t-il de plus long que l'éternité et de plus puissant que la divinité? Aussi la mort n'a-t-elle pi rompre cette union, même en séparant le corps de l'âme, et c'est peut-être à quoi pensait le précurseur, lorsqu'en parlant de Jésus Christ il se déclarait indigne de dénouer les cordons de ses souliers (Marc., I, 7).

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CHAPITRE X. Application à la personne de Jésus-Christ de la parabole des trois mesures de farine de saint Matthieu.

22. Je vais plus loin encore, et je crois que ce ne serait pas faire un rapprochement déplacé que d'entendre les trois mesures de farine qui, mélangées et fermentées, deviennent un pain, comme il est dit dans l'Evangile (Matth., XIII, 33 et Luc., XIII, 21), autrefois essences de la personne de Jésus-Christ. Oh! comme une femme les avait bien fait fermenter ensemble, puisque le Verbe de Dieu ne cessa point d'être uni au corps et à l'âme séparés l'un de l'autre. Jusque dans la séparation, mi l'unité demeura inséparable: la division qui se produisit en partie dans cette unité ne put rien sur elle et la laissa subsister dans toutes les trois. Deux d'entre elles ont pu être unies ou séparées, l'unité personnelle n'en subsista pas moins constamment dans les trois essences; et même après la mort de l'homme, le Verbe, l'âme et le corps en Jésus-Christ ne cessèrent point de faire un seul et même Christ, une seule et même personne. C'est, je pense, dans le sein de la vierge Marie que se sont produits ce mélange et cette fermentation, et la femme qui a fait l'un et l'autre n'est autre que Marie, et son levain fut sa foi, pourrais-je dire peut-être, et non sans raison, car elle fut bienheureuse d'avoir cru, puisqu'en elle s'accomplirent les paroles qui lui avaient été adressées de la part du Seigneur (Luc., I, 45). Or elles ne se fussent point accomplies si la masse entière n'avait pas fermenté, selon l'expression .du Seigneur, et fermenté pour toujours , de manière à nous conserver un et entier jusque dans la mort, aussi bien que dans la vie, le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, Dieu et homme tout à la fois.

23. Il est à remarquer que dans cet admirable mystère on retrouve quelque chose qui rappelle les trois mesures de froment dans les trois d degrés d'une distinction aussi juste que frappante ; on y voit en effet le nouveau, l'ancien et l'éternel. Le nouveau, c'est-à-dire l'âme que nous croyons créée au moment même où elle est unie au corps; l'ancien, c'est-à-dire la chair que nous savons venir du premier homme ou d'Adam ; l'éternel, je veux parler du Verbe, que nous croyons fermement et proclamons engendré de toute éternité par le Père et éternel comme lui. Et là, si vous voulez bien y faire attention, vous découvrirez une triple preuve de la puissance de Dieu: il a fait quelque chose de rien; il a fait du neuf avec du vieux, et il a fait un être éternel et heureux avec ce qui était déjà condamné et mort. En quoi cela importe-t-il à notre salut? En bien des choses et de bien des manières. Et d'abord, réduits presque au néant par le péché., nous nous retrouvons par là en quelque façon créés de nouveau pour devenir par rapport à Dieu comme les prémices de ses créatures; en second lieu, nous sommes passés de l'antique servitude dans la liberté des enfants de Dieu, nous marchons dans la voie nouvelle de l'esprit ; enfin nous avons été rappelés de l'empire des ténèbres dans celui de la lumière éternelle, où nous avons même déjà pris place dans la personne de Jésus-Christ. Loin de nous donc ceux a qui s'efforcent de prouver que la chair de Jésus-Christ est étrangère

a Horstius a ajouté en cet endroit le mot Novatien, qui a passé de la marge où il se trouvait en note, dans le texte de saint Bernard.

à la nôtre, et qui ont l'impiété de dire que Dieu n'a pas pris la chair même de la Vierge, mais en a créé une nouvelle dans son sein. Longtemps avant eux le Prophète avait été au-devant de cette proposition impie ou plutôt de ce blasphème, en disant : " Un rameau sortira de la racine de Jessé et une fleur naîtra de cette même racine (Isa., XI, 1). " Il aurait pu dire, une fleur sortira du rameau, mais il a mieux aimé dire, sortira de cette racine, afin de faire bien comprendre qu'elle aurait la même racine que le rameau lui-même. La chair de Jésus-Christ a donc aussi la même origine que celle de Marie ; or la chair de Marie n'est pas nouvelle, puisqu'elle sort elle-même de sa source.

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CHAPITRE XI. Continuation de la considération de Dieu.

24. Peut-être vous impatienterez-vous de me voir continuer encore à chercher qu'est-ce que Dieu, soit parce que je me suis adressé déjà bien des fois cette question, soit parce que vous désespérez d'arriver jamais à la réponse qu'elle demande. Je vous dirai, très-saint Père Eugène, qu'il n'y a que Dieu qu'on ne cherche pas en vain, alors même qu'on ne peut le trouver. J'en appelle pour cela à votre propre expérience, sinon à la mienne, ou, à son défaut, du moins à celle du saint homme qui a dit: " Vous êtes bon, Seigneur, pour ceux qui ont mis leur ;espérance en vous, et pour l'âme qui vous cherche (Thren., III, 25). " Qu'est-ce donc que Dieu? Par rapport à l'univers, c'est la fin; à l'égard des élus, c'est le salut; mais par rapport à lui-même, lui seul sait ce qu'il est. Qu'est-ce que Dieu? Dieu, c'est la volonté toute-puissante, la bienveillance et la force infinies, la lumière éternelle, la raison immuable et la suprême béatitude; il a créé les âmes pour se communiquer à elles, il les vivifie pour qu'elles sentent sa présence; il leur donne un coeur pour qu'elles le désirent; il les dilate pour qu'elles le reçoivent; il les justifie pour qu'elles le méritent; il les enflamme pour qu'elles aient du zèle, il les rend fécondes pour qu'elles fructifient; il les dirige pour qu'elles marchent dans les voies de l'équité; il les forme à la bienveillance ; il les maintient dans les justes bornes de la sagesse; il leur donne la force qui fait la vertu; il les visite pour les consoler; il les éclaire pour qu'elles le connaissent; il les fait vivre éternellement, les comble de félicité et les entoure d'une sécurité complète.

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CHAPITRE XII. Dieu récompense les bonnes oeuvres avec bonté et punit les mauvaises avec la plus grande justice.

25. Qu'est-ce que Dieu? Il n'est pas moins le supplice des méchants que la gloire des humbles ; car il est la règle raisonnable de l'équité, règle inflexible et inévitable, puisqu'elle atteint également partout; nulle iniquité ne saurait se heurter impunément à elle. Comment ne serait-elle pas l'écueil de l'orgueil et du désordre ? Malheur ! tout ce qu'elle rencontrera sur son passage, car en même temps qu'elle est la rectitude même qui ne sait pas céder, elle est aussi la force! Qu'y a-t-il de plus opposé et de plus contraire à une volonté perverse que de lutter sans cesse, de s'acharner sans relâche et toujours en vain? Malheur à ces volontés rebelles qui ne reçoivent après tout que. le châtiment de leur y révolte. Quel supplice que de ne cesser tue vouloir ce qui ne sera jamais! Quelle damnation affreuse que de ne pouvoir plus se soustraire à la nécessité de vouloir ou de ne pas vouloir, mais dans de telles conditions que, de quelque côté que la volonté se tourne, elle ne veut que le mal, et que pour son malheur! Eternellement elle se prive de ce qu'elle veut, et ce qu'elle ne veut pas, elle sera éternellement contrainte de le supporter. Il est bien juste en effet que celui qui n'a jamais appliqué ses facultés au bien ne puisse plus jamais arriver à voir ses désirs satisfaits. Qui est-ce qui fait qu'il en soit ainsi ? Le Seigneur notre Dieu, qui est l'équité même, qui devient méchant à l'égard des méchants (II Reg., XXII, 27). Jamais il n'y aura d'accord entre ce qui est droit et ce qui ne l'est pas; ce sont deux ennemis qui se font une guerre continuelle, bien qu'ils ne puissent se blesser mutuellement. Celui des deux que l'autre atteint et blesse ne peut être Dieu, car il dit quelque part: " Il vous est dur de regimber contre l'aiguillon (Act., IX, 5) : " dur non pour l'aiguillon, mais pour celui qui regimbe. Dieu est aussi le supplice des âmes impudiques, parce qu'il est la lumière même. Or il n'est rien que les coeurs obscènes et corrompus redoutent davantage. Il est dit en effet: " Quiconque fait le mal hait la lumière (Joann., III, 20). " Je me demande s'ils ne pourront pas en éviter les rayons; ils ne le pourront point, car si elle ne luit pas pour tous, elle éclate en tous lieux, elle brille même au sein des ténèbres, mais les ténèbres ne la comprennent pas a (Joann., 1, 5). La lumière voit les ténèbres; car pour elle, luire c'est voir: mais

a Les manuscrits du Vatican présentent en cet endroit une leçon différente quant à l'ordre des phrases; nous croyons préférable la traduction que nous avons donnée ici.

de leur côté les ténèbres ne la voient pas comme elles en sont vues, parce que les ténèbres ne peuvent la saisir. En sorte donc que les impudiques sont vus pour leur confusion, et ils ne voient pas eux-mêmes pour qu'ils ne soient point consolés: ils sont vus non-seulement par la lumière, mais encore à l'éclat de cette lumière. Par qui, me demanderez-vous? Par quiconque peut voir, de sorte que le nombre de ceux qui les voient augmente leur confusion. Mais dans ce nombre infini de regards il n'en est pas qui les importune autant que le leur: il n'est pas de témoins dans le ciel et sur la terre dont une conscience ténébreuse désire plus fuir et réussit moins à éviter les regards. Les ténèbres ne peuvent même pas être obscures pour elles se mêmes; elle se voient, elles qui ne peuvent voir autre chose, et les oeuvres de ténèbres suivent leur condition, elles ne sauraient se cacher d'elles, non pas même en se cachant dans leur sein. Voilà ce ver qui ne meurt pas, c'est le souvenir du passé; une fois jeté ou plutôt une fois né dans les âmes par le péché, il s'attache à elles avec force et ne peut plus en être jamais arraché: il ne cesse plus de ronger la conscience, c'est pour lui une pâture inépuisable qui le fait vivre à perpétuité. Je tremble à la pensée de ce ver rongeur, je frissonne à l'idée de cette mort vivace, j'ai peur d'être victime de cette mort vivante et de cette vie constamment mourante.

26. C'est là cette seconde mort qui tue tous les jours, et cependant n'ôte jamais la vie. Oh ! qui est-ce qui donnera de mourir un jour, pour ne point mourir éternellement, à ces malheureux qui crient aux montagnes : " Tombez sur nous, et aux collines, engloutissez-nous (Luc., XXIII, 30) ? " Que demandent-ils, sinon le bienfait de mourir à leur mort et la grâce d'échapper à la mort par la mort? Enfin, dit l'Écriture, " Ils invoqueront la mort, et la mort ne répondra point à leur appel (Apoc., IX, 6). " Pour voir cela plus clairement encore, rappelez-vous qu'il est hors de doute que l'âme est immortelle et qu'elle ne subsistera jamais sans sa mémoire, afin de ne jamais cesser d'être une âme. Ainsi, tant que l'âme dure, sa mémoire dure aussi. En quel état, me demandez-vous? Chargée d'impuretés, remplie de crimes horribles, gonflée d'orgueil, hérissée de dédains comme une terre inculte l'est de chardons. Le passé, pour elle, est passé et ne l'est pas; il est passé, car il n'existe plus en acte, mais il subsiste encore dans l'esprit. Ce qui est fait est fait et ne peut pas ne pas être fait, de sorte que si le faire n'eut qu'un temps, l'avoir fait est éternel; ce qui se passe dans le la temps ne passe point avec le temps, voilà pourquoi on sera éternellement tourmenté par le mal qu'on se rappellera éternellement avoir fait, et on reconnaîtra ainsi la vérité de ces paroles: " Je vous reprendrai sévèrement et vous opposerai à vous-même (Psalm. XLIX, 21). " Ce sont les propres paroles du Seigneur, dont nul ne peut se déclarer l'ennemi sans le devenir de soi-même, et par là il a voulu montrer la vanité de cette plainte tardive: " O vous qui êtes le gardien des hommes, pourquoi avez-vous permis que je m'élevasse contre vous, et que je me devinsse à charge à moi-même (Job., VII, 21)? " C'est qu'il en est en effet ainsi, mon cher Eugène, personne ne peut se faire ennemi de Dieu et vivre en paix avec soi-même; et celui à qui Dieu fera des reproches se, sera lui-même le premier à s'en adresser. Il n'y aura plus moyen alors ni pour la raison de faire comme si elle ne discernait pas la vérité, ni pour l'âme elle-même de fuir les regards de la raison, quand elle sera dépouillée de ses organes corporels et tout entière concentrée en elle-même. Comment le pourrait-elle après le sommeil et la mort de ses sens qui lui permettaient de sortir d’elle-même pour satisfaire sa curiosité et de se lancer à la suite de la figure du monde qui ne fait que passer? Vous le voyez, rien ne manquera à la honte des âmes impudiques quand elles paraîtront sous les yeux de Dieu, des anges, des hommes et d'elles-mêmes. Mais dans quel affreux état se trouveront également les autres de méchants, qui se seront opposés au torrent de l'invincible équité et placés sous les rayons de l'éclatante vérité! Comment pourront-ils éviter d'être frappés sans cesse et d'être sans cesse confondus, selon ce que disait le Prophète : " Seigneur mon Dieu, brisez-les d'une double douleur (Jerem., XVII, 18) ? "

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CHAPITRE XIII. Saint Bernard disserte avec autant de profondeur que d'élégance sur la longueur, la largeur, la profondeur et la sublimité de Dieu,

27. Qu'est-ce que Dieu ? Il est tout à la fois longueur, largeur, hauteur et profondeur. Ah! me répondrez-vous, je vous y prends vous-même à professer cette quaternité que vous aviez en abomination. Il n'en est rien, je l'ai condamnée et la condamne encore. Il vous semble que je parle de plusieurs choses; je ne parle que d'une; seulement je définis ce Dieu unique tel que nous pouvons le comprendre et non pas tel qu'il est en effet; et les divisions que j'établis en parlant de lui, ce n'est pas en lui, mais pour moi que je les établis; car si je le désigne par plusieurs noms ou si je le cherche par plusieurs chemins, il n'en est pas moins toujours un. Ce ne sont pas des divisions dans la substance divine qu'expriment ces quatre mots, ni des dimensions telles qu'on en voit dans les corps, ni une distinction de personnes, comme celles que nous adorons dans la Trinité, ni enfin un certain nombre de propriétés, telles que celles que nous admettons dans les personnes divines avec lesquelles, d'ailleurs, elles ne font qu'un; mais an contraire chacune de ces choses en Dieu est ce qu'elles sont toutes les quatre réunies, et toutes les quatre ne sont autre chose, que ce qu'est chacune d'elles en particulier. Pour nous, dont l'intelligence est incapable d'atteindre à la simplicité de Dieu, pendant que nous nous efforçons de nous le représenter un, il se présente à notre esprit comme un être quadruple. La cause de cette illusion, c'est ce miroir et cette énigme à travers laquelle seulement il nous est maintenant permis de le voir; mais quand nous le contemplerons face à face, nous le verrons tel qu'il est effectivement. Alors la vue délicate et faible de notre intelligence sera capable de contempler attentivement, sans craindre de s'émousser ou de voir les objets multiples; au contraire, elle recueillera toutes ses forces, les concentrera sur un point et se conformera à l'unité de Dieu; ou plutôt, devenue semblable à cette unité par excellence, elle la contemplera seule à seule et face à face; car " nous serons semblables à Dieu et le verrons tel qu'il est (I Joan., III, 2). " Bienheureuse vision que celle-là! C'est avec raison que le Psalmiste soupirait après elle en s'écriant: " Ma face vous a cherché, Seigneur, Seigneur, je chercherai toujours votre face (Psalm. XXVI. 8). " En attendant, puisque nous aussi nous la cherchons encore, n'hésitons point à nous servir du quadrige dont notre faiblesse et notre misère ont besoin. Peut-être arriverons-nous par là à saisir ce qui nous a saisis, c'est-à-dire la signification de ce quadrige lui-même. En effet, le conducteur de ce char, celui qui nous l'a montré le premier, nous engage à nous appliquer " avec tous les saints à saisir quelle est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur (Eph., III, 18) " de l’être par excellence. Saint Paul a dit saisir et non connaître, afin que nous ne nous contentions point de satisfaire notre curiosité par la science, ruais que nous aspirions de toutes nos forces à en recueillir les fruits or ce n'est pas celui qui tonnait, mais celui qui saisit, qui recueille les fruits de la science. D'ailleurs, " connaître le bien et ne le point mettre en pratique, dit un autre apôtre, c'est se rendre coupable de péché (Jacob., IV, 17). " Voilà pourquoi saint Paul dit ailleurs : " Courez de manière à vous saisir du prix (I Corinth., IX, 24). " Mais que faut-il entendre ici par ce mot saisir ? C'est ce que je dirai plus loin.

28. Qu'est-ce donc que Dieu? Il est longueur, dirai-je. Que faut-il te entendre par là? l'éternité; car elle est si longue qu'elle n'a point de limites ni dans le temps ni dans l'espace. Il est aussi largeur. Qu'est-ce à dire? qu'il est charité. Or comment celle-ci pourrait-elle à son tour avoir des limites dans un Dieu qui ne hait rien de ce qu'il a créé (Sap., II, 25) ? Ne fait-il pas, en effet, lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et tomber la pluie sur les injustes comme sur les justes? Ainsi la charité de Dieu bénit dans son sein jusqu'à ses ennemis: ce n'est même pas assez pour elle, elle s'étend à l'infini, et dépasse non-seulement tout ce que nous pouvons sentir, mais encore tout ce que nous pouvons connaître, au dire de l'Apôtre lui-même, qui voudrait que nous connussions la charité de. Jésus-Christ qui surpasse toute science (Ephes., III, 19). " Que dirai-je de plus? qu'elle est éternelle; ou bien, ce qui est peut-être encore plus fort, elle est l'éternité même. Vous le voyez donc, en Dieu la longueur est égale à la largeur; je voudrais que vous vissiez non pas qu'elle est aussi grande, mais qu'elle se confond avec elle; que l'une ne diffère point de l'autre, qu'une seule n'est pas moins que les deux ensemble, et que les deux ne sont pas plus qu'une seule. Dieu est éternité, Dieu est charité, longueur sans tension, largeur sans distension. Il excède également les étroites limites du temps et de l'espace, non point par la masse de sa substance, mais par la liberté de son être. Voilà comment celui qui a donné la mesure à toutes choses est lui-même sans mesure, et comment encore, tout immense qu'il soit, il est néanmoins la mesure de l'immensité elle-même.

29. Qu'est-ce encore que Dieu? Il est hauteur cet profondeur, et se trouve ainsi d'un côté au-dessus, de l'autre au-dessous de toutes choses; car dans les attributs divins l'équilibre ne pèche en aucun sens, il est constant et demeure toujours le. même. Dans la hauteur considérez sa puissance, et dans la profondeur voyez sa sagesse; l'une égale l'autre, et nous savons qu'il est aussi impossible d'atteindre à sa hauteur que de scruter à fond sa profondeur; c'est d'ailleurs ce que nous dit saint Paul lui-même en s'écriant avec transport : " O admirable profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sons incompréhensibles et ses voies impénétrables (Rom., XI, 33)! " Ecrions-nous aussi avec lui en voyant comment en Dieu et avec Dieu ces deux attributs ne laissent pas que de former la plus simple unité: O sagesse pleine de puissance qui atteint partout avec force, ô puissance pleine de sagesse qui dispose tout avec douceur (Sap., VIII, 1) ! Il n'y a là qu'une seule et même chose, les effets seuls sont nombreux et les opérations distinctes; et cette chose unique est en même temps longueur par son éternité, largeur par sa charité, hauteur par sa majesté et profondeur par sa sagesse.

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CHAPITRE XIV. Continent nous pouvons selon la recommandation de l'Apôtre arriver à saisir les quatre attributs dont il parle.

30. Nous savons toutes ces choses, pensons-nous pour cela les avoir saisies? On n'y parvient que par la sainteté et non pas le raisonnement, si toutefois il est possible de comprendre ce qui est incompréhensible. Mais, si c'était impossible,l'Apôtre ne nous aurait par exhortés à " saisir avec tous les saints (Ephes., III, 18). " Les saints les saisissent : me demandez-vous de quelle manière? je vous dirai que si vous ôtes saint, vous les avez saisies vous-même et par conséquent vous savez comment on les saisit: si vous ne l'ôtes pas, devenez-le, et vous le saurez par votre propre expérience. Ce qui fait les saints, ce sont les affections saintes: or il y en a deux, la sainte crainte du Seigneur et son saint amour: l'âme qui possède ces deux affections s'en sert comme de deux bras pour saisir, embrasser, étreindre et retenir, et s'écrie: " Je le possède, je ne le laisserai pas aller (Cant., III, 4). " La crainte répond à la hauteur et à la profondeur, et l'amour à la largeur et à la longueur, Qu'y a-t-il, en effet, de plus à craindre qu'une puissance à la quelle on ne saurait résister, qu'une sagesse à laquelle on ne peut se soustraire? Dieu serait moins à craindre s'il manquait de l'un ou de l'autre attribut, mais il n'y a pas moyen de ne pas craindre celui dont l'œil voit tout et dont le bras peut tout. D'un autre côté, qu'y a-t-il de plus aimable que l'amour même qui fait que vous aimez et que vous êtes aimé? C'est l'amour auquel l'éternité s'ajoute; car, ne pouvant jamais faiblir, il ne permet aucun soupçon, aucune crainte. Aimez donc avec constance et persévérance, et vous avez la longueur; que votre amour s'étende jusqu'à vos ennemis, et vous avez la largeur; enfin ayez en toutes choses l'âme timorée, et vous aurez saisi la hauteur et la profondeur.

31. Mais si vous préférez correspondre par quatre sentiments de l'âme aux, quatre attributs de Dieu, vous y réussissez par l'admiration, la crainte, la ferveur et la, constance. La première nous est en effet commandée par la majesté de Dieu, la seconde par l'abîme de ses jugements; la troisième par sa charité, et la quatrième par son éternité. Qui est-ce qui n'est dans l'admiration en contemplant la gloire de Dieu? Qui n'est: saisi de crainte en sentant les abîmes de sa sagesse? qui n'est embrasé d'amour en méditant sur l'amour de Dieu ? et qui est-ce qui ne dure et ne persévère dans l'amour en voulant imiter l'éternité de la charité de Dieu? La persévérance, en effet, a quelque rapport avec l'éternité, et d'ailleurs elle est la seule vertu qui mérite l'éternité, ou plutôt qui nous conduise jusque dans l'éternité, si nous en croyons le Seigneur qui a dit: " Quiconque persévérera jusqu'à la fin sera sauvé ( Matth. X, 22). "

32. Remarquez maintenant que ces quatre attributs divins sont l'objet d'autant de contemplations différentes. La première et la plus haute est la contemplation et l'admiration de la majesté de Dieu ; elle requiert un coeur pur, afin que dégagé de tout vice et déchargé de tout péché, il puisse s'élever facilement vers les choses célestes ou même demeure suspendu, ne fût-ce que pendant quelques instants, par une sorte de sainte stupeur et d'extase. La seconde est nécessaire à la première; car elle considère les jugements de Dieu, et par cette vue terrible elle porte à l'âme un coup qui met le vice en fuite, fonde la vertu, initie à la sagesse et conserve l'humilité. Or l'humilité est le fondement solide et durable de la vertu; si elle bouge, toutes les vertus ne sont plus qu'une ruine. La troisième sorte de contemplation s'occupe ou plutôt se repose dans le souvenir des bienfaits, et en nous rappelant les bienfaits que nous avons reçus, nous presse d'en témoigner notre reconnaissance par l'amour du bienfaiteur. Voilà de qui le Prophète voulait parler quand il disait: " Ils publieront hautement le souvenir de votre douceur et de vos bienfaits (Psalm. CXLIV, 7). " La quatrième, fermant les yeux sur le passé, ne les ouvre que sur les promesses dont elle attend l'accomplissement; et comme elle n'est autre chose qu'une méditation de l'éternité, puisque l'objet des promesses est éternel, elle nourrit la longanimité et donne de nouvelles forces à la persévérance. Il est, je crois, facile maintenant de rapporter ces quatre sortes d'oraison aux quatre. expressions employées par l'Apôtre, car nous saisissons la longueur par la méditation des promesses, la largeur par le souvenir des bienfaits, la hauteur par la contemplation de la majesté divine, la profondeur par la vue des jugements de Dieu. Il nous resterait encore à chercher celui que nous n'avons encore trouvé que d'une manière imparfaite et qu'on ne saurait trop chercher. Mais peut-être la prière est-elle préférable à la discussion pour le rechercher et un moyen plus facile de le découvrir. Finissons donc ici notre livre, mais ne bornons pas là nos recherches.

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NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON.

CHAPITRE IV, n. 8.

219. Que signifient celle distinction et ces degrés. ., etc. On compte neuf choeurs d'Anges, ni plus ni moins. On les distingue entre eux par le rang et la dignité; telle est l'opinion de plusieurs Pères, parmi lesquels on peut citer saint Ignare (Epis., ad Trallian.), saint Denys qui traite ce sujet ex professo dans sa Hiérarchie céleste, chapitre VI, où il distingue trois Hiérarchies d'anges divisées chacune en trois choeurs. Ces deux Pères ont été suivis par saint Grégoire (Hom. XXIV, super Evang.), saint Jérôme (Lib. II, de Apoleg. adversus Ruff.), saint Jean Chrysostome (Hom, IV, super Gen.); Rupert (lib. III, de proches, spir. s., cap. VI), et notre Saint, dans le traité qui nous occupe, et de plus dans son sermon sur saint Martin et dans son homélie huitième, sur le Cantique des cantiques. Mais les Pères ne sont pas tous d'accord quant à l'ordre dans lequel ils placent ces neuf choeurs et semblent ne s'être pas appuyés sur des raisons péremptoires pour faire cette classification. Voir encore sur ce sujet saint Thomas, 1. p. 9. 108. a. c.

Il est digne de remarque que sur ce sujet saint Bernard émet plutôt une opinion qu'une affirmation, cela se conçoit d'autant mieux que pour ce qui est du nombre et des propriétés distinctives des anges, c'est une chose qui dépasse tout à fait la portée des sens et l'expérience humaine. Or, dans un sujet rempli d'obscurité et de points difficiles, loin de s'avancer imprudemment et de s'appuyer sur les lumières de la raison, un auteur doit marcher avec toutes les précautions imaginables et ne pas dépasser l'horizon éclairé par le double flambeau des saintes Ecritures et de l'Eglise. Aussi n'est-ce qu'avec la plus grande réserve que les saints Pères ont cru devoir aborder ces sortes de questions, comme on peut le voir dans saint Hilaire (Enarr. Psalm. CXXIX) Saint Augustin avoue (Euchir. cap. LVIII), qu'il ignore ce qu'est en elle-même cette bienheureuse et suprême société des anges, et en quoi ils se distinguent personnellement les uns des autres. Il exprime le même sentiment dans son livre à Orose contre les Priscilliens et les Origénistes, tout en reconnaissant qu'il n'y a aucun péril à craindre dans cette ignorance. Bien plus, saint Denys, lui-même, dans sa Hiérarchie Céleste, chapitre VI, en traitant de l'ordre des anges, déclare qu'il n'y a que Dieu et les anges qui sachent le nombre et la nature des esprits célestes. Voir encore saint Thomas (loco citatio, art. 5 et 6, et ibid. comm.). (Note de Horstius.)