OEUVRES DE SAINT JÉRÔME

 

 

 

Publiées par M. BENOIT MATOUGUES,
sous la Direction
DE M. L. AIMÉ-MARTIN.
PARIS AUGUSTE DESREZ,IMPRIMEUR-EDITEUR
Rue Neuve-Des-Petits-Champs, n°50.
MDCCCXXXVIII

Abbaye Saint Benoît de Port-Valais
CH-1897 Le Bouveret (VS)

 

Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/

 

 

 

 

 

 

 

CORRESPONDANCE

 

 

 

 

 

 

CORRESPONDANCE *

A THÉODOTIUS ET A QUELQUES AUTRES SOLITAIRES. IL SE RECOMMANDE A LEURS PRIÈRES. *

A CHROMATIUS, JOVINUS ET EUSÈBE. IL RECOMMANDE SA SOEUR ET LUI A LEURS PRIÈRES. *

A NICÉAS, SOUS-DIACRE D'AQUILÉE. REPROCHES SUR SON SILENCE. *

A CHRYSOGONE, SOLITAIRE D'AQUILÉE. REPROCHES ÉGALEMENT SUR SON SILENCE. *

A CASTORINA, SA TANTE. IL LA CONJURE D'OUBLIER LEURS RESSENTIMENTS. *

A EXUPERANTIUS. HOMME DE GUERRE. IL L'EXHORTE A MÉPRISER LES RICHESSES. En 372. *

A ANTOINE, SOLITAIRE. VIFS REPROCHES SON SILENCE. *

A PAUL, VIEILLARD DE LA VILLE DE CONCORDIA. ÉLOGE DE SA VIEILLESSE. *

A VINCENT, A L'OCCASION DE LA TRADUCTION DE QUATORZE HOMÉLIES D'ORIGÈNE, SUR LE PROPHÈTE JÉRÉMIE. OPHTALMIE DE JÉROME, SA PAUVRETÉ, SON MANQUE DE COPISTES. *

A MARCELLA, POUR LA REMERCIER DE SES PRÉSENTS. *

A EUSTOCHIA. Sur le même sujet. *

AU DIACRE JULIANUS. IL CHERCHE A SE JUSTIFIER DE SON SILENCE. *

A INNOCENTIUS. HISTOIRE LAMENTABLE D’UNE FEMME ACCUSÉE D’ADULTÈRE PAR SON MARI. *

AUX VIERGES DE LA MONTAGNE D'HERMON. *

A FLORENTIUS, SUR SA CHARITÉ ENVERS LES PAUVRES, ET LES SERVICES QU'IL A RENDUS A HÉLIODORE. *

A CHROMATIUS ET A HELIODORE (1), SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE TOBIE. *

A FLORENTIUS. DÉSIR EXTRÊME DE SAINT JERÔME D'ALLER A JÉRUSALEM. *

A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE JUDITH. *

A RUFIN. INFIRMITÉS DE SAINT JÉRÔME. — ÉLOGE DE BONOSUS. — DESCRIPTION DE SA SOLITUDE. *

A HELIODORE, POUR L’ENGAGER A FUIR LE MONDE ET A REVENIR DANS LE DÉSERT. *

AU PRÊTRE MARC. JÉRÔME PERSÉCUTÉ DANS SA SOLITUDE PAR LES MOINES D'ORIENT. *

A DIDIER, SUR LA TRADUCTION DU PENTATEUQUE. *

A MARCELLA, SUR LA MALADIE DE BLÉSILLA. *

A PAULA, SUR LA MORT DE SA FILLE BLÉSILLA. *

A MARCELLA. EXAMEN DE LA VERSION D’AQUILA. — SOUHAITS POUR LA SANTÉ d’ALBINA. *

A ASELLA. RÉFUTATION DES CALOMNIES DE SES ENNEMIS. *

A MARCELLA, SUR LES BLASPHÈMES CONTRE LE SAINT-ESPRIT. *

A MARCELLA. SAINT JÉRÔME L'ENGAGE A VENIR A BETHLÉEM. *

A EVAGRE, SUR LES DIACRES ET LES PRÊTRES. *

A MARCELLA. SUR UN OUVRAGE DE RHÉTICIUS, ÉVÊQUE D'AUTUN. *

A MARCELLA. RÉPONSE A SES DÉTRACTEURS. *

A PAULA ET A EUSTOCHIA. SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE JOB. *

A CASTRUCIUS. SUR LA PATIENCE DANS LES INFIRMITÉS ET LES MALADIES. *

AU SÉNATEUR PAMMAQUE. — TRAITÉ CONTRE JOVINIEN. — TRADUCTION DU LIVRE DE JOB. — QU'IL FAUT ÉCRIRE POUR TOUS LES HOMMES SANS DISTINCTION. *

A DOMNION ET A ROGATIEN. DÉFENSE DE SA TRADUCTION DES DIVERSES PARTIES DE L'ECRITURE. *

A CHROMATIUS ET A HELIODORE, SUR LA TRADUCTION DES TROIS LIVRES DE SALOMON. *

A SAINT PAULIN. SUR L’ÉTUDE DES LIVRES SACRÉS. *

AU PRÊTRE AMANDUS. RÉPONSE A DIVERSES QUESTIONS. — DE L'ADULTÈRE. — DU MARIAGE. *

A LUCINUS RICHE ESPAGNOL. *

A NEPOTIEN. *

A THEODORA, VEUVE DE LUCINUS. *

A HÉLIODORE, SUR LA MORT DE NÉPOTIEN. SON ÉLOGE FUNÈBRE. *

A DIDIER DE ROME *

A VITAL, PRÊTRE. *

A MARCELLA. RÉPONSE A DIVERSES QUESTIONS SUR L'ÉCRITURE SAINTE. *

A SAINT PAULIN. *

 

 

 

 

 

A THÉODOTIUS ET A QUELQUES AUTRES SOLITAIRES. IL SE RECOMMANDE A LEURS PRIÈRES.

Lettre écrite du désert, en 370.

Que je voudrais bien être maintenant avec vous, et, tout indigne que je suis de vous voir, que j'aurais de joie d'embrasser tous vos frères! Je verrais une solitude plus agréable que toutes les villes du monde, et des déserts habités, comme le Paradis terrestre, par une multitude de saints. Mais puisqu'un aussi grand pécheur que moi ne mérite pas de vivre en votre compagnie, je vous conjure du moins (et je suis sûr que vous pouvez obtenir cette grâce pour moi) de prier Dieu qu'il me délivre des ténèbres de ce monde. Je vous l'ai déjà dit de bouche, je vous le répète encore aujourd'hui dans cette lettre ; il n'y a rien que je souhaite avec tant de passion que de me voir affranchi de la servitude du siècle. Ménagez-moi donc par vos prières cette heureuse liberté. C'est à moi de vouloir, mais c'est à vous de m'obtenir la grâce de pouvoir exécuter ce que je veux. Je suis comme une brebis malade qui s'est écartée du troupeau; à moins que le bon pasteur ne me charge sur ses épaules pour me reporter à la bergerie, je serai toujours faible et chancelant, et je tomberai même lorsque je ferai tous mes efforts pour me relever. Je suis cet enfant prodigue qui ai consumé dans la débauche tout ce que mon père m'avait donné, et qui, toujours enchanté des plaisirs du monde, ai négligé jusqu'à ce jour de venir lui demander pardon de mes égarements. Comme tout ce que j'ai fait pour renoncer à mes désordres s'est borné à d'inutiles désirs et à de vains projets de conversion, le démon ne cesse de me tendre de nouveaux piéges et de me susciter de nouveaux obstacles. Il me semble qu'une vaste mer m’environne de tous côtés; et dans la situation où je me trouve, je ne saurais ni reculer ni avancer. C'est donc de vos prières que j'attends le vent favorable du Saint-Esprit pour continuer ma course, et pour arriver heureusement au port.

Haut du document

A CHROMATIUS, JOVINUS ET EUSÈBE. IL RECOMMANDE SA SOEUR ET LUI A LEURS PRIÈRES.

Lettre écrite du désert, en 370.

Je n'ai pas cru devoir vous faire mes compliments à part, ni séparer dans ma lettre des amis qui s'aiment avec tant de tendresse; car l'union que la nature a formée entre les deux frères (1) n'est ni plus forte ni plus étroite que celle que l'amitié a fait naître entre les trois amis. J'aurais même souhaité pouvoir renfermer vos trois noms en un seul, comme votre lettre semblait m'y engager, afin de faire voir trois personnes dans un seul ami, et trois amis dans une seule personne.

Evagre (2) m'a envoyé votre lettre dans ce vaste désert qui s'étend entre la Syrie et le pays des Sarrazins. La joie qu'elle m'a causée surpasse celle qu'eurent autrefois les Romains, lorsqu'après la bataille de Cannes ils virent renaître la gloire de leur empire par la défaite de l'armée d'Annibal que Marcellus tailla en pièces près de Nole. Quoique notre cher Evagre, qui m'aime comme lui-même , vienne

(1) Chromatius et Eusèbe.

(2) Cet Evagre avait accompagné saint Jérôme dans sou voyage de Syrie; mais il le quitta à Antioche. Il était prêtre de cette Eglise et il en fut fait évêque à la place de Paulin en 389. Il continua toujours à venir voir et à aider saint Jérôme dans son désert. Il ne faut pas le confondre avec Evagre de Pont, fameux Origéniste et ennemi déclaré du saint.

454

me voir très souvent , cependant comme nous sommes fort éloignés l'un de l'autre, j'éprouve autant de chagrin de son absence que j'avais eu de consolation en vivant avec lui dans le désert.

Je ne suis occupé maintenant que de votre lettre ; tout mon plaisir est de la tenir et de la lire sans cesse. Seule elle parle latin dans un pays où l'on doit se taire, si l'on ne veut apprendre un langage à demi barbare. Toutes les fois que je regarde les caractères qu'une main qui m'est si connue y a tracés, et dans lesquels il me semble voir des personnes qui me sont si chères, je m'imagine ne plus être ici ou y être avec vous. Croyez l'amitié qui me fait parler et qui ne sait dissimuler ses sentiments: lorsque je vous écris, il me semble vous voir.

Au reste je suis fort surpris, et je ne puis m'empêcher de m'en plaindre d'abord, de ce qu'étant séparés par tant de terres et de mers, vous m'ayez écrit une lettre si courte. Peut-être avez-vous cru devoir agir de la sorte avec; moi, pour me punir de ce que j'ai négligé, comme vous me le marquez dans votre lettre, de vous donner de mes nouvelles. Je ne crois pas que le papier vous ait manqué, l'Egypte en fournit assez (1) ; et quand bien même Ptolémée en aurait défendu le commerce (2), le roi Attalus y aurait suppléé par les parchemins qu'il a envoyés de Pergame, et qu'on appelle encore aujourd'hui Pergamenaie du nom de cette ville. Est-ce que le messager était pressé de partir? Il n'y a point de lettre si longue qu'on ne puisse écrire dans une nuit. Aviez-vous quelque affaire pressante? Il n'en est point, si importante qu'elle puisse être, qui ne doive céder aux devoirs de la charité. Il faut donc ou que vous n'ayez pas voulu vous donner la peine de m'écrire plus au long, ou que vous ne m'en ayez pas jugé digne.

J'aime mieux vous accuser de négligence, que de me condamner moi-même sans raison, parce qu'il vous sera plus aisé de vous corriger

(1) Le papier d'Égypte se faisait avec l'écorce d'un petit arbre ou d'une espèce de jonc appelé papyrus, d'où est venu le nom de papier.

(2) saint Jérôme fait ici allusion à ce que Pline rapporte, Hist., liv. XIII, chap. 11, "que Ptolémée, roi d'Egypte, jaloux de sa bibliothèque empêcha le commerce du papier, afin d'ôter aux autres nations le moyen de faire des livres; mais qu’Attalus, roi de Pergame, envoya à Rome des parchemins faits de peaux de bêtes.

de votre paresse, qu'à moi de m'attirer votre amitié et votre estime, si je ne l'ai pas encore.

Vous me mandez que Bonosus (1), semblable à un poisson, s'est retiré au milieu des eaux. Pour moi, tout souillé encore de mes anciennes iniquités, je cherche comme le scorpion et le basilic des lieux secs et arides. Bonosus écrase déjà la tête de la couleuvre, et moi je suis encore la pâture de ce serpent que Dieu condamna à manger la terre. Il touche déjà au dernier de ces degrés mystérieux dont parle le prophète-roi , tandis qu'occupé à pleurer mes péchés, je n'ai pas encore monté le premier. Je ne sais même si je pourrai jamais dire : " J'ai levé mes veux vers les montagnes, d'où me viendra du secours. " Parmi les orages et les agitations du siècle, il trouve dans son île, c'est-à-dire dans le sein de l'Eglise, un asile où il est à l'abri des tempêtes; et peut-être même qu'à l'exemple de saint Jean, il mange déjà ce livre mystérieux dont cet apôtre parle dans son Apocalypse; et moi enseveli encore dans le tombeau de nies crimes, et chargé des liens du péché, j'attends que le Seigneur me dise comme à Lazare : " Jérôme, venez dehors. " Enfin Bonosus " a porté sa ceinture au-delà de l'Euphrate; " (car, comme dit Job, " toute la force du démon consiste dans ses reins") il l'a " cachée dans le trou d'une pierre, " et l'ayant ensuite trouvée " toute pourrie; " il a chanté avec le prophète-roi: " Seigneur, vous êtes le maître de mes reins et de mon coeur; vous avez rompu mes liens; je vous offrirai un sacrifice de louanges. " Je me trouve dans une situation bien différente; car Nabuchodonosor m'a conduit à Babylone chargé de channes, je veux dire qu'il a jeté le trouble et la confusion dans mon coeur, et que m'assujettissant à son joug et me mettant un " cercle de fer au nez , " il m'a commandé de chanter les cantiques de Sion; mais je lui ai répondu: " Le Seigneur rompt les liens des captifs, le Seigneur éclaire les aveugles.. En un mot, pour achever la peinture que j'ai commencé à esquisser du bonheur de Bonosus et de ma misère, cet illustre solitaire est prêt à recevoir la couronne que Dieu lui destine, et moi je suis encore oteupé à implorer le pardon de mes péchés.

(1) Bonosus s'était retiré dans une île de la mer Adriatique. Voyez la lettre à Rufin, où saint Jérôme fait l'éloge de sa vertu et la description de son désert.

455

La conversion de ma soeur est l'ouvrage du saint homme Julianus; c'est lui " qui a planté " cet arbre, c'est à vous " de l'arroser, et le Seigneur lui donnera de l'accroissement. " Jésus-Christ l'a ressuscitée, et me l'a rendue pour me consoler de la blessure mortelle que le démon lui avait faite. Mais après tout, je ne la crois pas encore en sûreté, et comme dit le poète :

Tout pour elle me paraît dangereux.

Vous savez que la jeunesse parcourt des routes où l'on trouve des pas bien glissants; j’y suis tombé moi-même, et si vous avez été assez heureux pour en sortir, ce n'a pas été sans crainte de succomber. Tel est l'état où je vois aujourd'hui ma soeur ; dans une circonstance si difficile, elle a besoin que chacun la console et la soutienne par des avis salutaires.

Je vous conjure donc de la consoler par vos lettres; et comme " la charité souffre " tout, engagez aussi l'évêque Valérien (1) à lui écrire pour la fortifier dans ses bons desseins ; car rien n'anime davantage les jeunes gens que de voir des personnes respectables leur témoigner de l'intérêt. Elle habite un pays qui est comme le centre de la barbarie; on n'y connais point d'autre Dieu que la table; on ne s'y occupe que du présent, sans penser à l'avenir: et le plus riche y passe pour le plus saint. Ajoutez à cela que ces peuples grossiers sont dirigés par le prêtre Lupicinius qui ne l'est pas moins qu'eux; " tel vase, tel couvercle, " comme dit le proverbe ; ou pour me servir du mot qui, au rapport de Lucilius, est le seul dont Crassus ait jamais ri, et qui fut dit en sa présence à l'occasion d'un âne qui mangeait des chardons : " Telles lèvres, telles laitues." C'est-à-dire que Lupicinius est un pilote faible et ignorant qui se mêle de gouverner un vaisseau à demi brisé et faisant eau de tous côtés ; que c'est un aveugle qui conduit d'autres aveugles dans le précipice; en un mot, que le pasteur ressemble au troupeau.

Je salue votre vertueuse mère (que je regarde aussi comme la mienne) avec tout le respect que vous savez que j'ai pour elle. Quoiqu'elle marche avec vous dans les voies de la sainteté, on peut dire néanmoins qu'elle vous y a devancé, puisqu'elle a mis au monde des saints qui ont été la richesse et la bénédiction de ses

(1) Évêque d'Aquilée.

entrailles. Je salue aussi vos soeurs qui sont si dignes de l'estime et de la vénération publiques. Après avoir triomphé de la faiblesse de leur sexe et des vanités du monde, elles tiennent à la main leurs lampes pleines d'huile et toujours allumées, en attendant l'arrivée de l'époux. Heureuse la maison où la veuve Anne demeure avec des vierges qui prophétisent, et deux Samuels élevés dans le temple (1) ! Heureuse la famille où l'on voit la mère des Machabées, couronnée de la gloire de son propre martyre et de celui de ses enfants! Quoique vous confessiez tous les jours Jésus-Christ en gardant ses commandements, vous l'avez confessé d'une manière plus éclatante et plus glorieuse pour vous, en empêchant que votre ville ne fût corrompue par l'arianisme. Peut-être serez-vous surpris de ce qu'à la fin de ma lettre j'aborde un nouveau sujet; mais puis-je empêcher ma bouche d'exprimer les sentiments de mon coeur? Le plaisir que ,j'ai de m'entretenir avec vous m'emporte malgré moi au-delà des bornes d'une lettre. Je vous écris fort à la hâte , et vous ne trouverez aucun ordre dans mes paroles; mais l'amitié ne sait pas en avoir.

Haut du document

A NICÉAS, SOUS-DIACRE D'AQUILÉE. REPROCHES SUR SON SILENCE.

Lettre écrite du désert, en 371.

Turpilius, poète comique, parlant du commerce épistolaire, dit que c'est le seul moyen qui rend présents les absents. Cet auteur a dit vrai, quoique dans un sujet qui n'est qu'une pure fiction. En effet, n'est-ce pas en quelque façon voir et posséder ses amis, que de s'entretenir avec eux par lettres? Aussi le commerce en était-il établi parmi ces peuples barbares d'Italie qu'Ennus appelle Casques (2), qui, comme dit Cicéron dans ses livres de la Rhétorique, vivaient d'une manière sauvage. Comme le papier et le parchemin n'étaient pas encore connus, ils écrivaient ou sur des tablettes de

(1) Saint Jérôme compare ici Chromatius et Eusèbe son frère à Samuel, leur mère à Anne, fille de Phanuel, et leurs soeurs aux filles de Philippe, diacre, que l'Ecriture appelle prophétesses.

(2) Le mot casius, dans la langue des anciens Sabins, signifie vieux, ancien.

bois bien polies, ou sur des écorces d'arbres. De là vient qu'on appelait ceux qui portaient les lettres tabellarii, messagers; ceux qui les écrivaient , librarii, copistes, du mot liber, qui signifie cette petite écorce qui est immédiatement attachée au tronc de l'arbre. Si des hommes grossiers et sans aucune civilisation, avaient établi entre eux un commerce si doux et si agréable, comment pouvons-nous y renoncer, nous qui vivons dans un siècle où règnent la politesse et les beaux-arts? Chromatius et, Eusèbe son frère, qui ne sont pas moins unis par la conformité de leurs inclinations que par les liens de la nature, m'ont prévenu par leurs lettres, tandis que vous, mon cher Nicéas, qui venez de me quitter, vous rompez une amitié naissante, plutôt que vous ne l'affaiblissez; ce que Lelius condamne dans le livre que Cicéron a écrit sur l'amitié. Auriez-vous tant d’aversion pour l'Orient, que vous ne voudriez pas même que vos lettres y vinssent? Ah ! sortez, sortez de votre assoupissement et rompez enfin le silence. Accordez du moins une lettre à l'amitié; au milieu des douceurs que vous goûtez dans votre pays, souvenez-vous quelquefois des voyages que nous avons faits ensemble. Si vous m'aimez encore, je vous prie de me donner de vos nouvelles; si vous avez quelque sujet de chagrin contre moi, écrivez-moi toujours, même dans votre colère; il me sera toujours bien doux de recevoir des lettres d'un ami, quelque irrité qu'il puisse être.

Haut du document

A CHRYSOGONE, SOLITAIRE D'AQUILÉE. REPROCHES ÉGALEMENT SUR SON SILENCE.

Lettre écrite du désert, en 372.

Héliodore, notre ami commun, et à qui vous n'êtes pas moins cher qu'à moi, a pu vous apprendre combien je vous aime, et quel plaisir j'ai à parler souvent de vous, à rappeler dans toutes les conversations les agréables moments que nous avons passés ensemble, à louer votre humilité, votre charité et toutes vos autres vertus. Cependant, mon cher Chrysogone, on peut dire que vous êtes de la nature des lynx, qui oublient les objets placés devant leurs yeux dès qu'ils tournent la tête pour regarder ailleurs; car vous avez perdu le souvenir de notre ancienne amitié, au point que vous avez entièrement effacé cette lettre qui est imprimée, connue dit saint Paul, dans le coeur de tous les chrétiens.

Quand les lynx dont je viens de vous parler rencontrent dans les bois des chevreuils ou des cerfs, ils ne les laissent point échapper, mais s'attachant à leur côté, ils les déchirent et les dévorent tout en courant. Ils ne songent à leur proie que lorsqu'ils ont faim, et quand ils sont rassasiés ils n'y pensent plus.

Pourquoi donc, mon cher Chrysogone, renoncer si vite à une amitié qui ne fait que de naître, et dont vous n'avez pas eu le temps de vous ennuyer? pourquoi abandonner un ami avant que de l'avoir possédé ? Comme les paresseux ne manquent jamais de prétexte pour justifier leur négligence, peut-être me direz-vous que vous n'aviez rien à m'apprendre; mais c'est cela même que vous deviez m'écrire, savoir : que vous n'aviez rien à me dire.

Haut du document

A CASTORINA, SA TANTE. IL LA CONJURE D'OUBLIER LEURS RESSENTIMENTS.

Lettre écrite du désert, en 372.

Saint Jean, qui a uni en sa personne la qualité d'apôtre et celle d'évangéliste, dit que " tout homme qui hait son frère est homicide." C'est bien avec raison qu'il parle de la sorte; car comme l'homicide est ordinairement l'effet de la haine, un coeur qui s'abandonne à cette furieuse passion est souvent coupable d'un meurtre dont la main est innocente. A quoi bon un tel début, me direz-vous, et que prétendez-vous par là? C'est de vous exhorter à bannir de votre coeur toute l'aigreur que nos anciens différends y ont fait naître, afin d'y préparer une demeure agréable au Seigneur. " Mettez-vous en colère, " dit David, " et ne péchez point; " c’est-à-dire, comme l'explique saint Paul: " Que le soleil ne se couche point sur votre colère."

Que deviendrons-nous au jour du jugement, nous que le soleil voit persévérer dans la haine, non pas durant un jour, mais depuis tant d'années? Jésus-Christ dit dans l'Evangile : " Si en présentant votre don à l'autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque sujet de chagrin contre vous, laissez là votre don devant (457) l'autel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère, et puis vous reviendrez offrir votre don. " Que je suis malheureux, (je ne puis pas en dire autant de vous,) d'avoir passé tant d'années sans offrir de dons à l'autel, ou d'avoir perdu par une haine invétérée tout le mérite de ceux que j'ai offerts ! Comment avons-nous pu dire tous les jours dans nos prières: " Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ;" puisque notre coeur n'était pas d'intelligence avec notre bouche, et que nos actions démentaient nos prières? Je vous prie donc encore aujourd'hui, comme je vous en ai déjà prié il y a plus d'un an, de vouloir bien entretenir avec moi cette paix que le Seigneur nous a laissée; il voit votre coeur et le mien, et avant qu'il soit peu, nous paraîtrons devant son tribunal, et nous y serons ou récompensés pour avoir fait la paix, ou punis pour l'avoir rompue. Que si vous ne voulez pas, ce qu'à Dieu ne plaise, étouffer vos anciens ressentiments, pour moi je ne laisserai pas d'être déchargé devant Dieu; et cette lettre que je vous écris suffira pour me justifier.

Haut du document

A EXUPERANTIUS. HOMME DE GUERRE. IL L'EXHORTE A MÉPRISER LES RICHESSES. En 372.

De tous les avantages que j'ai retirés de l'amitié qu'a pour moi notre saint frère Quintilien, le plus grand, à mon gré, est l'union de coeur et d'esprit qu'il m'a fait contracter avec vous sans vous avoir jamais vu. Qui pourrait en effet se défendre d'aimer un homme qui mène sous un habit de soldat la vie d'un prophète; et qui, malgré les engagements de " l'homme extérieur " tout occupé, ce semble, des choses du monde, conserve toute l'innocence de " l'homme intérieur créé à l'image de Dieu? " Aussi ai-je désiré entretenir une correspondance avec vous; et je vous prie de me procurer l'occasion de vous écrire plus souvent, afin que je puisse le faire avec plus de liberté.

Je me contente aujourd'hui de vous rappeler ces paroles de l'apôtre saint Paul : "Etes-vous lié avec une femme, ne cherchez point à vous délier; êtes-vous libre, ne cherchez point de femme." C'est-à-dire, ne vous engagez point dans un état qui vous prive de votre liberté ; ce qui fait voir que les engagements du mariage sont de véritables liens. Or être lié, c'est être esclave; être délié, c'est être libre.

Pour vous, qui jouissez de la liberté de Jésus-Christ; qui, sous les dehors d'une vie toute mondaine , remplissez tous les devoirs d'un véritable chrétien; qui êtes presque arrivé " au haut du toit, n'en descendez point pour prendre vos habits, ne regardez point derrière vous et ne quittez point la charrue après y avoir mis la main. " Suivez plutôt l'exemple de Joseph, et abandonnez comme lui votre manteau à une femme égyptienne, pour suivre tout nu le Sauveur qui dit dans l'Évangile : " Quiconque ne renonce pas à tout et ne me suit pas en portant sa croix, ne peut être mon disciple." Déchargez-vous du pesant fardeau des biens de la terre, et ne cherchez point des richesses que l'Évangile compare à la bosse des chameaux. Élevez-vous au ciel dans un dépouillement et un dégagement parfait de toutes les choses du monde, de peur qu'accablé par le poids des richesses, vous ne puissiez arriver au comble de la perfection.

Si je vous parle de la sorte, ce n'est pas qu'on m'ait dit que vous soyez avare, mais c'est que je suis persuadé que vous ne continuez à porter les armes qu'afin d'amasser des biens dont Jésus-Christ nous ordonne de nous défaire. Vous savez. qu'il commande aux riches de vendre tout ce qu'ils, possèdent, d'en donner le prix aux pauvres et après cela de le suivre. Si vous avez du bien, vous devez vous soumettre à cette loi; si vous n'en avez pas, pourquoi chercher ce que vous serez obligé de distribuer aux pauvres ? Il est certain que Jésus-Christ nous tient compte de tout, quand il voit en nous un sincère désir de lui plaire. Jamais personne n'a été plus pauvre que les Apôtres, et cependant jamais personne n'a tant quitté qu'eux pour l'amour du Sauveur. Le Fils de Dieu préféra à tous les riches cette pauvre veuve de l'Évangile qui ne mit dans le tronc que deux petites pièces de monnaie, parce qu'elle donnait tout ce qu'elle avait. N'amassez donc point des biens que vous serez contraint de donner, mais donnez ceux que vous avez déjà amassés, afin que Jésus-Christ reconnaisse par là le courage et le zèle de son nouveau soldat. Que ce Père transporté de joie aille au-devant de vous lorsque vous (458) reviendrez à lui d'un pays éloigné; qu'il ordonne qu'on vous habille, qu'on vous mette un anneau au doigt, qu'on tue pour vous le veau gras; et qu'il permette que, dégagé de l'amour du monde et des embarras du siècle, vous veniez bientôt nous voir avec notre saint frère Quintilien. Je vous écris cette lettre pour vous demander votre amitié; si vous voulez bien me l'accorder, je goûterai souvent avec vous le plaisir qu'il y a de s'entretenir avec ses amis.

Haut du document

A ANTOINE, SOLITAIRE. VIFS REPROCHES SON SILENCE.

Lettre écrite du désert, en 373.

Le Fils de Dieu, venu sur la terre pour enseigner l'humilité aux hommes, voyant ses disciples se disputer entre eux à qui aurait le premier rang, leur dit, en prenant un petit enfant par la main : " Si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez semblables à ce petit enfant, vous n'entrerez point dans le royaume du ciel." Et de peur qu'on ne s'imaginât qu'il n'avait point souci de ce qu'il enseignait aux autres, il a pratiqué lui-même l'humilité en lavant les pieds à ses apôtres, donnant un baiser au perfide Judas, s'entretenant avec la Samaritaine, parlant du royaume du ciel pendant que Madeleine était assise auprès de lui, et ne voulant que de simples femmes pour premiers témoins de sa résurrection. N'est-ce point l'orgueil, au contraire, qui a précipité le premier des anges du haut de sa gloire dans l'abîme? :Le peuple juif, qui voulait" être salué sur les places publiques et tenir le premier rang dans les synagogues, " n'a-t-il pas été exterminé? et tous les avantages qu'il possédait ne sont-ils pas devenus la propriété des Gentils qui auparavant " n'étaient devant Dieu que comme une goutte d'eau? " Pour confondre les philosophes du siècle et les sages du monde, suivant l'Écriture : " Dieu résiste aux superbes, et donne sa grâce aux humbles. " Quels hommes choisit le Seigneur ? de pauvres pêcheurs, saint Pierre et saint Jacques.

Considérez, pion frère, combien doit être énorme un vice dont Dieu se déclare l'ennemi, et qui le porte, dans l'Évangile, à dédaigner le pharisien orgueilleux, et à écouter favorablement l'humble publicain. Je vous ai déjà écrit au moins dix lettres, si je ne me trompe, pour vous assurer de mon estime et de mon amitié, et vous n'avez pas encore daigné me répondre un seul mot. Vous refusez de parler à votre frère; et cependant le Seigneur ne daigne-t-il pas s'entretenir avec ses serviteurs? Mais c'est me faire injure, direz-vous, que de me parler de la sorte. Si je ne craignais dans mon ressentiment de passer les bornes, attendu que je suis indigné de votre procédé à mon égard, je vous accablerais de tant de reproches, que vous m'écririez vite, ne fût-ce que par un mouvement de colère et d'indignation. Mais comme l'homme naturellement s'emporte et que le devoir du chrétien est de réprimer ces emportements, je consens à être encore aujourd'hui indulgent envers vous comme par le passé. Donnez-moi de vos nouvelles, et aimez-moi autant que je vous aime. Adieu.

Haut du document

A PAUL, VIEILLARD DE LA VILLE DE CONCORDIA. ÉLOGE DE SA VIEILLESSE.

Lettre écrite du désert, en 373.

La brièveté de la vie est la peine du péché et tant de personnes qu'une mort précipitée enlève souvent dès le berceau font assez voir que dans la suite des siècles, les hommes de jour en jour deviennent plus méchants et plus corrompus. Après que le premier homme, séduit par les artifices du serpent, eut été chassé du paradis terrestre, d'immortel qu'il était il devint sujet à la mort. Cependant, comme les hommes vivaient encore quelquefois plus de neuf cents ans, une vie si longue, qui pouvait presque passer pour une seconde immortalité, suspendit l'effet de la sentence qui les avait condamnés à mort.

La corruption du siècle augmentant de jour en jour, l'impiété des géants attira sur la terre un déluge universel; depuis cette inondation générale, qui fut comme une espèce de baptême dont Dieu se servit pour purifier le monde de la corruption du péché, la vie des hommes fut bornée à un petit nombre d'années; mais peu s'en faut que nous n'ayons encore perdu, par notre désobéissance aux ordres du ciel, cette courte durée de notre vie. En effet, où trouver des hommes qui vivent plus de cent ans , ou à qui la vie ne soit à charge quand ils sont arrivés à ce grand âge, comme l'Écriture (459) le remarque dans ces paroles du Psalmiste: " Les jours de notre vie sont bornés à soixante-dix ans ou à quatre-vingts tout au plus. Si on va au-delà, le reste de la vie se passe dans les peines et dans la langueur."

A quoi bon, me direz-vous, prendre les choses de si haut, et pourquoi commencer par des récits si éloignés, qui pourraient donner occasion à des railleries piquantes où l'on appliquerait les paroles d'Horace : " il commence le récit de la guerre de Troye en parlant des oeufs de Léda? " Mais si je parle ainsi avec vous, c'est parce que j'ai dessein de faire l'éloge de vos cheveux blancs qui ressemblent à ceux que les prophètes ont donnés à Jésus-Christ dans leurs révélations.

On vous voit arriver à l'âge de cent ans, et toujours exact à garder les commandements du Seigneur; vous goûtez par avance, dans une heureuse vieillesse, le bonheur de la vie future. Vous avez encore la vue bonne, la démarche ferme, l'ouïe subtile, les dents blanches, la voix éclatante, le corps sain et robuste, un visage vermeil qui ne s'accorde point avec vos cheveux blancs, une vigueur qui dément votre âge. Vos longues années n'ont point diminué, comme chez beaucoup d'autres, la fidélité de la mémoire ; et la froideur du sang ne vous a rien fait perdre de la vivacité de l'esprit. Les rides n'ont point flétri votre visage; votre front paraît tout uni; quand vous écrivez sur des tablettes cirées, vous le faites d'une main ferme, sans qu'on y voie des lignes de travers. Le Seigneur a voulu nous montrer en votre personne une image de la résurrection future, pour nous apprendre que les incommodités que souffrent les autres vieillards dans un corps tout usé et à demi mort sont la punition du péché; et qu'au contraire, cette fleur de jeunesse que vous conservez dans un âge si avancé est la récompense de la vertu. Il est vrai qu'on voit quelquefois des pécheurs qui jouissent dans leur vieillesse d'une parfaite santé; mais c'est le démon qui la leur procure pour les entretenir dans leurs désordres; au lieu que c'est le Seigneur qui vous accorde celle dont vous jouissez, afin de vous faire passer cette vie avec joie.

Les plus habiles orateurs, parmi les Grecs (dont Cicéron, dans son plaidoyer pour Flavius, a remarqué la légèreté naturelle de l'esprit et la vanité de la science), se faisaient payer pour des louanges qu'ils accordaient à leurs rois et à leurs princes; c'est ce que je fais aujourd'hui; car je prétends que vous me récompensiez aussi pour celles que je viens de vous donner. Et ne pensez pas que je me borne à peu de chose; je ne vous demande pas moins que la parole de l'Évangile, je veux dire les paroles du Seigneur, qui sont des paroles chastes et pures.

Haut du document

A VINCENT, A L'OCCASION DE LA TRADUCTION DE QUATORZE HOMÉLIES D'ORIGÈNE, SUR LE PROPHÈTE JÉRÉMIE. OPHTALMIE DE JÉROME, SA PAUVRETÉ, SON MANQUE DE COPISTES.

Date incertaine

Vous me demandez, mon cher ami, une chose bien difficile et bien grave, c'est-à-dire que je fasse parler latin à Origène, afin que les Romains entendent la voix d'un homme qui, au sentiment de Didyme le savant, doit passer, après les Apôtres, pour le grand maître de toutes les Églises. Mais pour deux raisons je ne puis répondre à vos justes désirs, et faire promptement ce que vous souhaitez avec tant d'ardeur; car d'un côté vous savez que je suis tourmenté cruellement d'une ophtalmie, occasionnée par un excès de travail; d'un autre côté, je suis si pauvre maintenant, que je ne puis appeler des copistes pour écrire ce que je leur dicterais. Je me contente donc, dans les circonstances actuelles, de vous donner quatorze homélies sur Jérémie, que j'ai traduites saris ordre il y a déjà longtemps, et un pareil nombre sur Ezéchiel, que j'ai dictées à diverses reprises. J'ai eu grand soin d'y conserver le style naturel et facile de cet auteur, persuadé qu'il faut mépriser l'art de l'éloquence quand on veut se rendre utile, puisque nous ne louons point en lui les expressions et les paroles, mais les vérités qu'il nous enseigne. Vous remarquerez que nous avons aussi d'Origène trois sortes d'ouvrages sur toute l'Écriture; car il a fait sur certains endroits qui lui paraissent obscurs de petites notes que les Grecs appellent scholies, qui expliquent succinctement les difficultés que l'on rencontre en lisant les livres saints. Sa seconde espèce de livres consiste en homélies ou discours familiers qu'il prononçait devant le peuple ; et celles que je vous donne (460) aujourd'hui sont de ce genre-là. Enfin il a composé des volumes de commentaires qu'il appelle des thèmes ou grands traités, dans lesquels, abandonnant son esprit à toute son impétuosité, il s'élève pour pénétrer la hauteur et la profondeur de l'Écriture et les sens les plus mystérieux. Vous désirez, je le sais, que je vous traduise ces divers ouvrages; mais je vous ai déjà fait connaître ce qui m'en empêche. Toutefois je vous promets, si Jésus-Christ me rend la santé par vos prières, que je traduirai plusieurs ouvrages d'Origène; car pour vous les promettre tous, ce serait une trop grande témérité. Ce que je ferai même ne sera qu'à la condition, comme je vous l'ai dit, que je dicterai, et que vous me fournirez des copistes.

Haut du document

A MARCELLA, POUR LA REMERCIER DE SES PRÉSENTS.

Date incertaine.

Nous faisons tout ce que nous pouvons les uns et les autres pour nous consoler mutuellement de notre absence. Vous nous envoyez des présents, et nous vous envoyons des lettres pour vous en remercier. Mais comme les présents que vous nous avez, envoyés conviennent à des vierges, il faut. développer ici ce qu'ils ont de mystérieux. Le sac est le symbole de l’oraison et du jeûne ; les tabourets apprennent à une vierge à ne point sortir de son monastère; les bougies lui font voir qu'elle doit toujours avoir sa lampe allumée en attendant l'arrivée de son époux ; les coupes l'instruisent de l'obligation où elle est de mortifier sa chair, et d'être toujours prête à souffrir le martyre , selon ce que dit le prophète-roi : " Que le calice du Seigneur, qui a la force d'enivrer, est admirable! " Enfin les petits éventails dont vous faites présent à nos soeurs, et qui servent à chasser les mouches, marquent qu'on doit avoir soin d'étouffer dès leur naissance les désirs déréglés de la chair, parce que " les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent la bonne odeur. " Voilà des instructions pour les vierges et pour les femmes. Ces présents me conviennent aussi parfaitement bien, quoique dans un sens différent; car les tabourets sont propres aux gens oisifs ; le sac est nécessaire aux pécheurs qui font pénitence , et la coupe à ceux qui boivent. Ceux même qui, la nuit, sont troublés par une conscience inquiète et coupable, sont bien aises d'avoir une bougie allumée pour dissiper leurs craintes et calmer l'agitation de leur esprit.

Haut du document

A EUSTOCHIA. Sur le même sujet.

Date incertaine.

A juger des choses par les apparences, la lettre, les bracelets et les pigeons que vous m'avez envoyés, sont des présents de peu de valeur; mais l'affection avec laquelle vous me les avez faits, leur donne tout leur prix et me les rend importants. Cependant, comme Dieu défendait, dans l'ancienne loi, d'offrir du miel dans les sacrifices qu'on lui offrait, aussi avez-vous su l'art de mélanger, pour ainsi dire, vos présents, et de mêler l'amertume à vos douceurs. Les choses les plus agréables et les plus douces, selon Dieu, paraissent fades et insipides , à moins qu'on n'ait soin de les relever par les traits de quelque vérité un peu piquante. L'amertume est l'assaisonnement de la Pâque de Jésus-Christ; mais comme nous célébrons aujourd'hui la fête de saint Pierre, il est juste de passer cette journée un peu plus agréablement que les autres, de manière néanmoins à ne pas trop nous écarter de nos pratiques ordinaires, et à mêler toujours à nos réjouissances quelque trait de l'Écriture sainte.

Nous lisons dans les livres saints que le Seigneur mit des bracelets aux bras de Jérusalem, que Jérémie donna une lettre à Baruch, et que le Saint-Esprit descendit sous la forme d'une colombe. Pour rendre cette lettre plus piquante et vous rappeler celle que je vous ai écrite autrefois (1), prenez garde, je vous prie, d'abandonner la pratique des bonnes oeuvres, qui sont vos véritables ornements et qui doivent vous tenir lieu de bracelets; craignez de déchirer " la lettre qui est écrite dans votre coeur, " de même qu'un roi (2) impie arracha celle que Jérémie avait donnée à Baruch ; craignez enfin que le prophète Osée ne vous dise comme à Ephraïm " Vous êtes devenue semblable à une colombe sans intelligence. "

(1) Saint Jérôme veut parler du livre de la virginité qu'il dédia à Eustochia, et contre lequel tout nome se déchaîna, comme il le dit lui-même dans sa lettre à Népotien.

(2) Joachim, roi de Juda.

461

Votre style, me direz-vous, est un peu trop mordant , et je ne m'attendais pas à recevoir une semblable lettre un jour de fête. Vous vous l'êtes attirée, cette lettre, par l'amertume que vous avez mêlée aux présents que vous m'avez envoyés; je veux aujourd'hui vous rendre la pareille, et mêler un peu d'aigreur à mes compliments. Mais afin de vous ôter l'idée que j'ai dessein de diminuer le prix de vos présents, je vous remercie aussi du panier de cerises que vous m'avez envoyé; elles m'ont paru si fraîches et si vermeilles, que j'ai cru que Lucullus ne faisait que de les apporter; (car ce fut lui qui, après avoir conquis le Pont et l'Arménie, apporta le premier de Cerasonte à Rome cette sorte de fruit, qui a pris son nom du pays où il croit). Puisque l'Écriture sainte nous parle " d’un panier plein de figues " et qu'elle ne dit rien des cerises, j'appliquerai à celles-ci ce qu'elle dit de celles-là. Je désire donc que vous soyez comme ces figues que Jérémie vit devant le temple de Dieu, et dont le Seigneur disait

" Celles qui sont bonnes sont très bonnes. " En effet, le Sauveur ne veut rien de médiocre, il prend ses délices dans une âme toute de feu; il ne rebute pas même celle qui est toute de glace, mais il nous assure dans l'Apocalypse, qu'il rejette les âmes tièdes et languissantes. Nous devons donc avoir soin de passer la fête que nous célébrons aujourd'hui, non pas dans les festins, mais dans une joie toute spirituelle ; car ce serait une chose indigne de vouloir honorer par la bonne chère un martyr qui s'est rendu agréable à Dieu par ses jeûnes. Mangez en sorte que vous puissiez vous appliquer à l'oraison et à la lecture immédiatement après le repas; et si quelqu'un n'approuve pas votre conduite en cela, dites-lui avec l'apôtre saint Paul : " Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais pas servante de Jésus-Christ. "

Haut du document

AU DIACRE JULIANUS. IL CHERCHE A SE JUSTIFIER DE SON SILENCE.

Lettre écrite du désert, en 375.

On dit ordinairement qu'on ne croit pas les menteurs, lors même qu'ils disent la vérité. Les reproches que vous m'adressez au sujet de mon silence me font assez connaître votre opinion en cette circonstance. Vous dirai-je que je vous ai écrit plusieurs lettres, et qu'il faut que les messagers n'aient pas eu soin de vous les remettre? C'est là, me direz-vous, l'excuse ordinaire de tous ceux qui sont paresseux à écrire. Dirai-je que je n'ai trouvé personne pour vous faire tenir mes lettres? Vous me répondrez que je n'ai pas manqué d'occasions. Vous soutiendrai-je que je n'en ai laissé échapper aucune ? Ceux que j'ai chargés de mes lettres, et qui ne vous les ont point rendues, prétendront que je ne les leur ai point remises; de manière que nous ne pourrons jamais, éloignés que nous sommes l'un de l'autre, nous assurer de la vérité. Que ferai-je donc? je vous demanderai pardon; tout innocent que je suis, je crois qu'il m'est plus avantageux de demander la paix que de tenir ferme pour prolonger le combat. Je pourrais néanmoins vous dire pour ma justification qu'une maladie continuelle, jointe aux chagrins dont je suis accablé, m'a réduit à une telle extrémité et mené si près du tombeau qu'à peine pouvais-je alors me connaître moi-même. Et afin que vous ne doutiez pas de ce que je dis, j'imiterai les orateurs et je vous citerai les témoins, après avoir employé les raisons pour me défendre. Notre frère Héliodore était ici dans le temps que j'étais malade; il était venu dans le dessein de demeurer avec moi dans le désert, mais mes péchés l'en ont chassé. Au reste, si mon silence m'a rendu criminel, je sais le secret de réparer ma faute; c'est de vous écrire souvent. C'est ainsi qu'en jugeait Horace lorsqu'il dit : " Le défaut commun à tous les musiciens est de se faire beaucoup prier pour chanter, et de ne pouvoir se taire lorsqu'on ne leur dit rien." Je vais donc désormais vous accabler de tant de lettres, que vous serez le premier à me prier de ne plus vous écrire.

J'ai bien de la joie de ce que ma soeur, qui est votre fille en Jésus-Christ, continue à bien faire, et je vous remercie de m'avoir appris le premier cette bonne nouvelle; car je suis ici dans un lieu où, bien loin de savoir ce qui se passe en notre pays, j'ignore même s'il existe encore.

Quoique l'hydre espagnole soit toujours animée contre moi, je crains si peu le jugement des hommes (car je dois un jour avoir un juge équitable), que je dis avec le poète : " Quand même l'univers s'écroulerait, je resterais impassible sur ses ruines. "

462

Rappelez-vous, je vous prie, le précepte de l'Apôtre : " Que vos bonnes oeuvres doivent être continuelles, afin que vous obteniez du Seigneur une récompense," et consolez-moi en me parlant souvent de la gloire que nous devons avoir en Jésus-Christ.

Haut du document

A INNOCENTIUS. HISTOIRE LAMENTABLE D’UNE FEMME ACCUSÉE D’ADULTÈRE PAR SON MARI.

Lettre écrite du désert, en 373.

Vous m'avez prié plusieurs fois, mon cher Innocentius, d'écrire l'histoire d'un prodige arrivé de nos jours. J'ai toujours refusé par modestie, et je sens même aujourd'hui que je vous parlais alors très sincèrement, ne me croyant pas capable d'exécuter ce que vous souhaitiez de moi , soit parce que l'esprit de l'homme est trop faible et trop borné pour louer les oeuvres de Dieu; soit parce que je m'étais pour ainsi dire endormi dans une longue oisiveté, et que j'avais perdu le peu de facilité de m'exprimer que j'avais eue autrefois. Vous me représentiez au contraire que dans les choses de Dieu, on ne doit point envisager la grandeur de l'entreprise, qu'on ne doit consulter que son courage et son zèle, et qu'on ne peut jamais manquer de paroles quand on croit à celui qui est la parole de Dieu. Que ferai-je donc? Je n'ose vous refuser une chose qui est au-dessus de mes forces.

On veut que je gouverne un gros vaisseau sur une mer agitée de tempêtes, moi qui suis sans expérience et qui n'ai pas encore essayé de conduire une petite barque sur un lac. Déjà la terre disparaît à mes yeux ; de quelque côté que je me retourne, je ne vois plus que le ciel et la mer; une nuit affreuse et d'épaisses ténèbres se répandent sur la surface des eaux, et les flots irrités sont tout blancs d'écume. Cependant vous m'exhortez à déployer les voiles, à étendre les cordages, à prendre le gouvernail; je vais donc vous obéir, et comme la charité ne trouve rien d'impossible, j'espère, avec l'assistance du Saint-Esprit, avoir de quoi me consoler, quelque succès qu'ait mon voyage. Si j'arrive heureusement au port, je passerai pour un philosophe; et si je m'embarrasse dans des détours difficiles d'où je ne puisse me retirer, vous pourrez peut-être me reprocher mon incapacité, mais vous ne pourrez pas vous plaindre de mon obéissance, ni de mon zèle à vous servir.

Verceil est une ville de la Ligurie, située au pied des Alpes; elle était autrefois fort considérable, mais aujourd'hui elle est à demi ruinée et presque déserte. Le consulaire y étant allé faire la visite selon sa coutume, fit mettre en prison un jeune homme et une femme que son mari avait accusée d'adultère. Quelque temps après on fit appliquer le jeune homme à la question; on lui déchira tout le corps avec des ongles de fer, afin de lui arracher la vérité par la violence des tourments. Une courte mort lui paraissant préférable à de longs supplices, il accusa la femme en se trahissant lui-même. Ce malheureux , qui était seul à plaindre, fut donc condamné à perdre la tête; cette punition lui était due avec justice, puisque, par son mensonge, il ôtait à la femme, faussement accusée, la seule ressource qui restât à son innocence.

On étendit celle-ci sur le chevalet, et on lui lia derrière le dos des mains que l'infection d'un horrible cachot avait déjà flétries. Elle s'éleva par son courage au-dessus des faiblesses de son sexe, et levant au ciel des veux baignés de larmes, et qui de tous les membres de son corps étaient les seuls que le bourreau n'avait pu charger de chaînes. : " Vous savez, disait-elle, mon Seigneur Jésus, vous à qui rien n'est caché et qui sondez les reins et les coeurs, vous savez que ce n'est point l'appréhension de la mort qui m'oblige à nier le crime dont je suis accusée, mais que c'est la seule crainte du péché qui m'empêche de mentir. Et toi, malheureux, disait-elle au jeune homme, si la mort a tant d'attraits pour toi, pourquoi veux-tu faire mourir à la fois deux personnes innocentes? Pour moi, je souhaite aussi de mourir, et je ne crains point de perdre ma vie, qui m'est devenue à charge; mais je ne veux point en sortir souillée d'un crime infâme que je n'ai point commis. Je présenterai la tête au bourreau et je recevrai le coup de la mort sans crainte, mais je mourrai avec innocence; et ce n'est point mourir que de mourir pour vivre. "

Le consulaire, semblable à une bête toujours altérée du sang dont elle a une fois goûté, se repaît de ce cruel spectacle; il commande (463) qu'on redouble les tourments, et, grinçant les dents de rage, il menace le bourreau des mêmes supplices, s'il ne fait avouer à une femme ce qu'un homme n'avait pas eu la force de nier. " Secourez-moi, mon Seigneur Jésus, s'écriait cette femme innocente; on a bien inventé d'autres supplices pour vous." Le bourreau donc l'attache à un poteau par les cheveux, l'étend et la lie plus fortement sur le chevalet, lui brûle les pieds, lui déchire le sein, lui perce les côtés; mais toutes ces tortures ne sont point capables de l'ébranler. Elevée par la grandeur et la fermeté de son âme au-dessus des sentiments du corps, et jouissant des consolations intérieures que donne une conscience pure et innocente, elle paraissait insensible au milieu des plus cruels supplices. Le juge se sentant vaincu s'emporte de colère, et la femme toujours tranquille fait sa prière à Dieu; on lui brise tout le corps, et elle lève les yeux au ciel. Le jeune homme veut la rendre complice d'un crime qu'il n'a point commis; elle le nie pour lui, et s'expose elle-même au péril pour l'en dégager. " Croyez-moi, disait-elle, brûlez-moi, déchirez-moi, je suis innocente du crime dont on m'accuse; si on n'ajoute pas foi à mes paroles, j'ai mon juge, et un jour viendra où la vérité sera connue. "

Enfin le bourreau, las de la tourmenter, gémissait lui-même de la voir souffrir; il ne pouvait plus trouver sur elle de place pour y faire de nouvelles plaies, et la cruauté vaincue ne pouvait sans horreur regarder un corps qu'elle venait de mettre en pièces. Alors le consulaire transporté de colère, dit à ceux qui étaient présents à ce spectacle : " Pourquoi vous étonner, messieurs, que cette femme aime mieux souffrir la rigueur des tourments que de se voir condamner à mort?Une personne ne peut pas commettre un adultère sans avoir un complice, et il est bien plus naturel à un coupable de nier un crime qu'à un innocent de le confesser." Le juge donc prononce contre eux une même sentence, et le bourreau les mène au lieu du supplice. Tout le peuple accourt à ce spectacle ; on dirait que les citoyens abandonnent leur ville pour aller s'établir ailleurs, et la foule est si grande qu'à peine peuvent-ils passer par les portes. D'abord le bourreau fait sauter la tête au jeune homme du premier coup, et le laisse nageant dans son sang; il vient ensuite à la femme, la fait mettre à genoux, et tirant son glaive, il lui en décharge un coup de toutes ses forces; mais à peine l'eut-il touchée que son glaive s'arrêta et ne fit qu'effleurer la peau d'où il sortit un peu de sang. L'exécuteur, étonné de sa faiblesse et honteux , recommença; mais il ne fut pas plus heureux que la première fois, et comme si le glaive n'eût osé toucher la femme , il s'amollit et s'émousse sur son cou sans lui faire de mal. Alors le bourreau , tout hors d'haleine et furieux, jette son paludamentum en arrière, et ramassant toutes ses forces pour décharger encore un coup, il fait sauter sans s'en apercevoir, l'agrafe de sa chlamyde. "Voici une agrafe d'or, lui dit cette femme, que vous avez laissée tomber; ramassez-la, de peur de perdre ce que vous n'avez gagné qu'avec beaucoup de peine. " Quelle intrépidité ! Elle reçoit avec joie des coups qui font pâlir son propre bourreau; elle a des yeux pour voir une agrafe, et elle n'en a point pour voir l'épée qui doit lui donner le coup de la mort ; et comme si c'était peu pour elle de ne pas craindre de perdre la vie, elle rend encore un bon office à celui qui veut la lui ravir. Elle reçut donc un troisième coup sans en être endommagée; preuve sensible qu'elle était sous la protection de la sainte Trinité. L'exécuteur effrayé, et ne se fiant plus au tranchant de son épée, voulut la lui enfoncer dans la gorge; mais, par un prodige étonnant et inouï jusqu'alors, le glaive se replia vers le pommeau, comme s'il eût voulu regarder son maître et lui avouer son impuissance et sa défaite.

Souvenons-nous ici que les trois enfants hébreux, au lieu de pleurer chantèrent des hymnes au Seigneur parmi les flammes qui, ayant perdu leur vivacité naturelle, se jouaient pour ainsi dire, autour de leurs habits et de leurs cheveux sans les endommager. Rappelons-nous l'histoire de Daniel que les lions intimidés caressèrent avec leur queue, n'osant pas toucher à ce saint homme qu'on leur avait donné en proie. Remettons-nous devant les yeux la constance et la foi d'une Suzanne, qui, ayant été injustement condamnée à mort, fut sauvée par un jeune homme rempli du Saint-Esprit. Le Seigneur prit également les intérêts de ces deux femmes innocentes; Suzanne fut sauvée par son propre juge, et celle dont nous parlons, ayant été (464) condamnée à mort par le juge, en fut délivrée par le glaive de son propre bourreau.

Enfin tout le peuple prend le parti de cette femme innocente et s'arme pour sa défense. Tous ceux qui étaient présents, sans exception ni d'âge ni de sexe, se plaçant autour du bourreau, l'obligent par leurs cris à prendre la fuite. Chacun a peine à croire ce qu'il voit. Cette nouvelle met toute la ville en émotion ; et tous les licteurs étant venus au lieu du supplice, un d'entre eux, qui par sa charge était obligé de faire exécuter les criminels, s'avance, et se couvrant la tête de poussière : " Messieurs, dit-il aux assistants, si vous avez compassion de cette femme, et si vous voulez lui pardonner son crime et l’arracher à son supplice, il faut que je périsse et que je meure à sa place. Mais est-il juste qu'on me fasse périr, moi qui ne suis coupable d'aucun crime? " Tous les assistants, touchés de ses larmes et demeurant immobiles, changèrent tout à coup de sentiment, et crurent qu'ils devaient par charité abandonner celle qu'ils avaient voulu un peu auparavant sauver par charité. On fait donc venir un autre bourreau, avec une nouvelle épée; on lui présente cette innocente victime qui n'avait pour elle due Jésus-Christ; du premier coup il l'ébranle, du second il l'étourdit, du troisième il la blesse et l'abat à ses pieds. Quel prodige! cette femme, qui avait déjà reçu jusqu'à quatre coups sans en être endommagée, tombe comme morte peu de temps après, de peur qu'un innocent ne périsse pour elle.

Les clercs chargés du soin d'enterrer les morts ensevelissent ce corps sanglant, font une fosse, et se préparent à le porter en terre selon la coutume. Le soleil ayant pour ainsi dire précipité sa course, et la nuit, par une providence particulière de Dieu, étant survenue plus tôt qu'à l'ordinaire, on s'aperçut que le coeur de cette femme battait encore. En effet elle commence à ouvrir les yeux, elle revient à elle, elle respire, elle voit, elle, parle; elle se lève et a la force de dire : " Le Seigneur est mon aide, je ne craindrai point ce que l'homme pourra me faire. "

Dans ce temps-là, une vieille femme qui subsistait des aumônes de l'Eglise, vint à mourir; et comme si Dieu avait marqué exprès le moment de sa mort, on mit son corps dans le tombeau qu'on avait préparé pour l'autre. Dès la pointe du jour un licteur, possédé de l’esprit du démon, vient chercher le corps de cette innocente et demande à voir sa fosse, persuadé qu'elle est encore en vie, parce qu'il ne peut comprendre qu'elle ait pu mourir. Les clercs lui montrent la terre qu'on vient de jeter sur son corps, et qui est encore toute fraîche, en lui disant: " Déterrez des os déjà ensevelis, déclarez une nouvelle guerre à ce tombeau, mettez ce cadavre en pièces, et donnez-le en proie aux oiseaux et aux bêtes; portez votre cruauté au-delà du trépas contre une innocente qui a été frappée jusqu'à sept fois. "

Le licteur s'étant retiré confus, on porta cette femme dans une maison où on lui donna secrètement tous les secours dont elle avait besoin; mais de peur que les fréquentes visites du médecin ne fissent naître quelque soupçon, on la rasa et on l'envoya avec quelques vierges dans une métairie fort écartée, où elle demeura en habits d'homme jusqu'à ce qu'elle fût entièrement guérie de sa blessure. On a raison de dire qu'une justice trop exacte est souvent une grande injustice, puisqu'après tant de miracles que le ciel a faits en faveur de cette femme innocente, on veut encore la soumettre à la rigueur des lois.

La suite de cette histoire m'engage naturellement à vous parler de notre cher ami Evagre. Je n'ose me flatter de pouvoir dire tout ce que son zèle lui a fait entreprendre pour Jésus-Christ; mais d'ailleurs la joie que je ressens ne me permet pas de garder le silence. En effet, qui pourrait exprimer comment, toujours attentif aux démarches d'Auxence, il a ruiné les pernicieux desseins de ce tyran qui opprimait l'Eglise de Milan? Qui pourrait dire comment l'évêque de Rome, délivré par ses soins des piéges que le parti schismatique lui avait tendus et où il était près de tomber, a triomphé de ses ennemis et pardonné aux vaincus ? Mais le temps ne me permet pas d'écrire cette histoire; j'en laisse le soin à d'autres, et je me contente, pour finir celle que j'ai commencée, de dire qu'Evagre alla trouver exprès l'empereur, et qu'il sut si bien le fléchir par ses prières, le toucher par son zèle, le gagner par son mérite, que ce prince lui accorda la grâce de celle à qui le ciel avait conservé la vie.

Haut du document

465

AUX VIERGES DE LA MONTAGNE D'HERMON.

Lettre écrite du désert, en 375.

La brièveté de ma lettre est une preuve de ma solitude, et c'est pourquoi j'ai resserré beaucoup de choses en un court espace; car je voulais m'entretenir plus longuement avec vous; mais le manque de papier me réduisait au silence. J'ai trouvé ainsi le secret de vaincre ma pauvreté, et de vous dire bien des choses dans une petite lettre. Jugez par là de l'affection que j'ai pour vous, puisque n'ayant pas de quoi vous écrire, je n'ai pas laissé que de le faire.

Au reste, je vous prie de pardonner à ma douleur. Je vous le dis, les larmes aux yeux ,j'en suis véritablement touché. Après vous avoir écrit tant de fois, vous n'avez pas seulement daigné me répondre un seul mot. Je sais que " les ténèbres ne peuvent s'allier avec la lumière, " et qu'un pécheur comme moi est indigne d'avoir part à l'amitié des servantes de Dieu; mais je sais aussi qu'une femme de mauvaise vie lava de ses larmes les pieds du Seigneur, que les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Le Sauveur est venu appeler les pécheurs et non pas les justes, parce que les hommes bien portants n'ont pas besoin de médecin; il cherche la conversion du pécheur, et non pas sa mort; il rapporte sur ses épaules une brebis égarée; comme un père plein de tendresse, il reçoit avec joie un enfant prodigue qui revient à lui. Je sais que l'apôtre saint Paul nous a dit : " Ne jugez point avant le temps. Qui êtes-vous pour oser condamner le serviteur d'autrui ? S'il tombe ou s'il demeure ferme, cela regarde son maître; que celui qui est debout prenne garde de tomber. Portez les fardeaux les uns des autres. " Jésus-Christ, mes très chères soeurs, juge d'une manière et la passion humaine d'une autre. On n'est pas condamné à son tribunal avec autant de rigueur que dans ces lieux écartés où la médisance fait le procès à tout le monde. On trouvera un jour de l’injustice dans plusieurs actions qui aujourd'hui paraissent justes aux yeux des hommes. On cache souvent des trésors dans des pots de terre. Saint Pierre, après avoir renié son divin Maître ,jusqu'à trois fois, mérita par l'amertume de ses larmes d'être rétabli dans son premier état. " Celui à qui on remet davantage, aime aussi davantage. " Les anges oubliant tout le troupeau, ne se réjouissent dans le ciel que du salut d'une brebis malade. Si quelqu'un veut condamner cette conduite, le Seigneur lui dira : " Mon ami, si je suis bon, pourquoi votre oeil est-il mauvais? "

Haut du document

A FLORENTIUS, SUR SA CHARITÉ ENVERS LES PAUVRES, ET LES SERVICES QU'IL A RENDUS A HÉLIODORE.

Lettre écrite du désert, en 373.

Vous pouvez juger de la réputation que vous avez dans le monde par l'amitié que j'ai conçue pour vous, avant même de vous avoir connu. Il y a des personnes, selon l'apôtre saint Paul, dont les péchés sont connus avant l'examen que l'on en peut faire: pour vous, votre mérite au contraire est si universellement admis, que l'on se rendrait plus criminel en refusant de vous aimer, que cligne de louanges en vous aimant. Je ne dis rien de cette charité si étendue qui vous a porté à soulager, nourrir, visiter et revêtir Jésus-Christ en la personne d'une infinité de pauvres. Les secours que notre frère Héliodore a reçus de vous seraient seuls capables de délier la langue même des muets. Avec quels éloges et quelle reconnaissance ne m'a-t-il pas fait le récit des services que vous lui avez rendus dans son voyage? C'est pour cela que, malgré les cruelles douleurs qui me tourmentent et qui me rendent tout pesant, je me suis empressé de vous saluer et de vous embrasser, du moins de coeur et d'affection. Je vous remercie donc de toutes vos bontés, et je prie le Seigneur de vouloir bien serrer les noeuds d'une amitié qui ne fait que de naître.

J'ai appris que notre frère Rufin, avec qui je suis uni par les liens les plus étroits de la charité, est arrivé avec la vertueuse Mélania d'Egypte à Jérusalem; je vous prie de lui remettre la lettre que j'ai jointe à celle que je vous écris. Ne jugez pas, mon cher Florentius, de mon mérite par le sien. Vous verrez briller en sa personne des caractères de sainteté; mais pour moi, je ne suis que poussière, et qu'une très vile portion de boue; et même pour peu que je brûle, je deviens cendre aussitôt. C'est assez pour moi de pouvoir soutenir avec mes faibles yeux l'éclat de ses vertus. Il vient de se laver et de se purifier, et il est maintenant plus (466) blanc que la neige; tandis que, souillé de toutes sortes de péchés, je tremble jour et nuit dans l'attente du moment fatal où l'on doit me faire payer jusqu'à la dernière obole. Cependant, puisque le Seigneur brise les chaînes des âmes captives, et qu'il se repose sur les humbles et sur ceux qui écoutent sa parole avec une sainte frayeur, j'espère qu'il pourra venir sur le tombeau où mes crimes me tiennent enseveli, et me dire : " Jérôme, venez dehors. " Le saint prêtre Evagre vous salue de tout son coeur, et nous saluons conjointement lui et moi notre frère Martinien. Je souhaite avec passion de le voir; mais l’accablement où je suis s'y oppose. Adieu dans le Christ.

Haut du document

A CHROMATIUS ET A HELIODORE (1), SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE TOBIE.

Date incertaine.

En vérité, je ne saurais comprendre votre empressement; vous voulez absolument que je traduise en latin un livre écrit en chaldéen, je veux dire le livre de Tobie, que les Hébreux retranchent du nombre des livres canoniques pour le mettre au nombre des apocryphes. Je vous ai obéi, mais ce n'a pas été sans me faire violence; car les hébreux nous l'ont un procès sur cela, et nous accusent de traduire en latin des livres qui ne sont point dans leur canon. Leurs plaintes ne m'ont pourtant pas empêché de poursuivre mon travail, persuadé qu'il était plus à propos d'obéir à des évêques, que. de craindre les murmures des pharisiens. Comme donc le chaldéen approche beaucoup de l'hébreu, je me suis servi d'un homme qui parlait parfaitement bien l'une et l'autre langue, et après avoir fait venir un copiste, je lui ai dicté en latin tout ce due celui-là m'exprimait en hébreu. J'ai consacré un jour tout entier à cet ouvrage. Je n'en veux point d'autre récompense que le secours de vos prières et le plaisir de savoir que vous êtes contents de mon travail.

(1) Chromatius était évêque d'Aquilée, et Héliodore d'Altino.

Haut du document

A FLORENTIUS. DÉSIR EXTRÊME DE SAINT JERÔME D'ALLER A JÉRUSALEM.

Lettre écrite du désert, en 373.

J'ai reçu votre lettre dans cette partie du désert qui tient au pays des Sarrazins du côté de la Syrie. Je n'ai pu la lire sans éprouver de nouveau un violent désir d'aller à Jérusalem, au point que ce qui avait servi à enflammer l'amitié faillit presque changer ma résolution de demeurer dans la solitude. Je vous envoie donc aujourd'hui des lettres qui tiendront auprès de vous la place que je souhaiterais y avoir. Quoique absent, mon coeur et mes pensées me reportent sans cesse auprès de vous.

Je vous en conjure, que le temps et la distance des lieux ne donnent aucune atteinte à l'amitié que Jésus-Christ vient de former entre nous, et dort il est lui-même le lien ; tâchons au contraire d'en serrer les noeuds par un commerce de lettres; faisons en sorte qu'elles soient toujours en chemin, qu'elles aillent au-devant les unes des autres, et qu'elles nous instruisent de tout ce qui nous concerne. En nous entretenant de cette manière la charité n'y perdra pas beaucoup.

Vous me mandez que notre frère Rufin n'est pas encore arrivé à Jérusalem; quand même il y serait, je ne pourrais pas à présent profiter de son arrivée, et je ne suis plus à même de satisfaire la passion que j'ai de le voir. Il est trop éloigné pour pouvoir venir jusqu'ici, et la profession que j'ai faite de vivre dans une étroite solitude ne me laisse plus la liberté de

faire ce que je souhaite. C'est pourquoi je vous prie de lui demander de ma part les Commentaires (1) que le bienheureux Rheticius, évêque d'Autun, a faits sur le Cantique des Cantiques, qu'il a expliqué dans un sens spirituel et anagogique; j'ai dessein de les faire transcrire. Un certain vieillard, nommé Paul (2), me mande

(1) saint Jérôme, écrivant à Marcella, qui l'avait prié de lui faire part de ces Commentaires de Rhéticius, lui marque qu'il avait trouvé dans cet ouvrage une infinité de choses qui lui avaient déplu, et que c'est ce qui l'avait empêché de les lui envoyer. Cet évêque vivait en 314. II fut envoyé à Rome cette année-là par l'empereur Constantin pour l'affaire des Donatistes, comme saint Jérôme nous l'apprend dans cette même lettre à Marcella.

(2) C'est Paul de Concordia à qui saint Jérôme écrit.

aussi que notre frère Rufin , qui est de son pays, avait son Tertullien; il le supplie très instamment de le lui renvoyer. Obligez-moi encore de me faire copier les livres qui nie manquent, et dont je vous envoie la liste au bas de cette lettre. Je vous prie aussi d'y ajouter les Commentaires de saint Hilaire sur les psaumes de David, avec son grand Traité des Synodes, que je copiai pour notre frère Rufin, lorsque j'étais à Trèves; car vous savez que la méditation continuelle de la loi de Dieu est la véritable nourriture d'une âme chrétienne. Vous avez coutume d'exercer l'hospitalité envers les autres, de les consoler dans leurs disgrâces, de les secourir clans leurs nécessités; mais si vous m'accordez ce que je vous demande, je croirai due vous aurez fait tout cela pour moi. Et comme, grâce au Seigneur, je suis riche en exemplaires de la Bible, je vous prie de me faire savoir à votre tour ceux que vous désirez due je vous envoie. Ne craignez point de m'incommoder en cela, car j'ai ici des élèves qui me servent à transcrire les livres. Au reste, je ne vous demande rien pour les services que je m'offre de vous rendre. Notre frère Héliodore m'a appris que vous avez besoin de plusieurs ouvrages sur la sainte Écriture, et que vous aviez de la peine à les trouver. Riais quand vous les auriez tous, la charité est toujours en droit de demander davantage.

Lorsque j'étais encore à Antioche, le prêtre Evagre fit souvent en ma présence de rudes réprimandes au maître de votre esclave, dont vous me parlez dans votre lettre. Je ne doute point qu'il ne vous l'ait enlevé. Mais il répondit toujours qu'il ne craignait rien, et que vous lui aviez donné sa liberté. "Il est ici, nous disait-il, et vous pouvez, si vous voulez, le faire conduire où il vous plaira. Je ne crois pas que ce soit un crime d'arrêter un vagabond." Comme la vie solitaire que je mène ici ne me permet pas d'exécuter vos ordres, j'ai prié mon cher ami Evagre de se charger de cette affaire, tant à votre considération qu'à la mienne, et de n'épargner aucun soin pour la faire réussir. Je désire que vous soyez bien portant en Jésus-Christ.

Haut du document

A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE JUDITH.

Date incertaine.

Les Hébreux rangent le livre de Judith parmi les livres apocryphes qui n'ont pas assez d'autorité pour décider les questions religieuses. Il est écrit en langue chaldaïque, et on le met au rang des ouvrages historiques. Cependant, comme nous lisons que le concile de Nicée a mis ce livre au nombre des saintes Écritures, quelque pressé due. je fusse d'ailleurs, j'ai fait, trêve à mes autres occupations, et j'ai consacré à cette traduction une nuit entière: en y travaillant, je me suis attaché au sens plutôt qu'aux paroles. J'ai corrigé plusieurs exemplaires entièrement défigurés, et je n'ai traduit du chaldéen en latin que les endroits où le sens m'a paru très,juste et bien suivi. Recevez donc la veuve Judith, bel exemple de chasteté, et célébrez la gloire de son triomphe par des louanges continuelles. C'est un excellent modèle que présente, non-seulement aux femmes, mais aussi aux hommes, celui qui a couronné sa chasteté et qui lui a donné assez. de courage pour vaincre un homme jusqu'alors invincible, et dont plusieurs nations avaient été forcées de subir le joug.

Haut du document

A RUFIN. INFIRMITÉS DE SAINT JÉRÔME. — ÉLOGE DE BONOSUS. — DESCRIPTION DE SA SOLITUDE.

Lettre écrite du désert, en 375.

Je sais aujourd'hui par ma propre expérience, mon très cher Rufin, ce que j'avais déjà appris par les saintes Écritures : " que Dieu donne quelquefois plus qu'on ne lui demande, et qu'il accorde souvent ce due l'oeil n'a point vu, ce due l'oreille n'a point entendu et ce que le cœur de l'homme ne saurait comprendre. " Car moi qui n'avais d'autre désir que de correspondre avec vous, afin de jouir, du moins en idée, du plaisir de vous voir, j'ai la ,joie d'apprendre que vous êtes entré dans les déserts de l'Égypte pour y visiter les saints moines qui les habitent, et pour y voir de nombreuses familles de solitaires qui mènent sur la terre une vie céleste. Oh ! si par une grâce particulière de notre Seigneur (468) Jésus-Christ je pouvais être transporté comme le furent autrefois Philippe lorsqu'il baptisa l'eunuque de la reine Candace, et Abacuc lorsqu'il porta à manger à Daniel; avec quelle tendresse vous embrasserais-je! avec quelle ardeur baiserais-je cette bouche qui autrefois a reçu avec moi les impressions de l'erreur, et qui a repris aussi avec moi le goût de la vérité! Mais parce que je ne mérite pas que Dieu fasse un tel miracle en ma faveur, non pas tant pour vous approcher d'ici que pour me transporter où vous îles, et que d'ailleurs mon corps, qui en santé est toujours faible et, languissant, est maintenant tout-à-fait ruiné par mes fréquentes maladies, je vous envoie cette lettre en ma place, comme une chaîne que l'amitié même a formée pour vous jusqu'ici.

Notre frère Héliodore est le premier qui m'a appris votre arrivée, et qui par cette heureuse nouvelle m'a comblé d'une joie que je ne m'attendais pas à goûter. J'avais de la peine à y croire, tant je doutais qu'elle fût véritable; car, outre qu'il ne la savait que par ouï-dire, elle était si extraordinaire qu'elle ne me paraissait pas croyable. Dans le temps que, partagé entre le doute et l'espérance, je balançais encore à y ajouter foi, elle me fut confirmée par un homme qui la présentait comme certaine ; c'était un solitaire d'Alexandrie, que le peuple de cette grande ville avait envoyé en Egypte pour distribuer des aumônes à ces saints confesseurs, déjà martyrs d'affection.

Je vous avoue que je ne sus encore à quoi m'en tenir ; car cet homme ne savait ni de quel pays vous étiez, ni comment on vous appelait. Néanmoins, comme il me confirmait une nouvelle que j'avais apprise d'ailleurs, son témoignage ne laissait pas de me la rendre plus croyable. Enfin je sus la vérité à fond, et une infinité de gens qui revenaient d'Egypte m'assurèrent que Rufin était dans le désert de Nitrie, et qu'il était allé visiter le bienheureux Macaire. Je sentis alors toutes mes incertitudes s'évanouir; mais en même temps j'eus un chagrin de me voir malade. Sans mes infirmités, qui m'arrêtaient ici malgré moi, je serais allé vous trouver aussitôt, sans craindre ni les chaleurs excessives de l'été, ni les périls ordinaires de la navigation. Croyez-moi, mon frère, il n'est point, de pilote battu par la tempête qui regarde le port avec autant d'inquiétude, point de terre brûlée par les ardeurs du soleil qui désire la pluie avec autant d'ardeur, point de mure assise sur le rivage de la mer qui attende le retour de son fils avec autant d'impatience que j'ai d'empressement de vous voir.

Quand un coup fatal et imprévu nous eut arrachés l'un à l'autre, et rompu par cette cruelle séparation les liens qui nous unissaient ensemble, " alors la pluie obscurcit l'air, et je ne vis partout que le ciel et la terre." Après avoir parcouru, avec des peines et des fatigues incroyables, la Thrace, le Pont, la Bithynie, la Galatie, la Cappadoce et les brûlants climats de la Cilicie, enfin, ne sachant plus où aller, et errant cà et là, je suis entré dans la Syrie comme dans un port très propre à me mettre, après tant de fatigues, à l'abri des tempêtes. J'ai souffert dans cette solitude toutes les maladies possibles, et j'ai eu le malheur de perdre un oeil ; car Innocentius, autre moi-même, m'a été enlevé tout à coup par une fièvre violente. Il ne me reste plus que notre cher Evagre, pour lequel mes infirmités continuelles sont un surcroît de peines et de chagrins. Nous avions aussi avec nous Hylas, serviteur de sainte Mélania; il avait effacé par la pureté et l'innocence de ses moeurs la tache de la servitude, mais il a rouvert par sa mort une plaie qui n'était pas encore bien fermée. Au reste, puisque l'apôtre saint Paul nous défend de pleurer les morts, et que d'ailleurs la joie que me donne la bonne nouvelle de votre arrivée a modéré l'excès de ma douleur, je vous écris ceci pour vous l'apprendre si vous ne le savez pas, ou pour vous faire part de ma joie si vous le savez déjà.

Votre ami Tonosus, ou plutôt le mien, et pour parler plus juste notre ami commun, monte maintenant au ciel par cette échelle mystérieuse que Jacob vit en songe durant son sommeil; il porte sa croix sans penser au lendemain et sans regarder en arrière. Il sème avec larmes afin de recueillir avec joie, et il élève dans sa retraite ce serpent mystérieux que Moïse éleva autrefois clans le désert. Après ce bel exemple d'une vertu, non pas imaginaire, mais véritable, que les Grecs et les Latins cessent de nous vanter les vertus chimériques de leurs prétendus héros. Voici un jeune homme élevé avec nous dans les sciences et les arts, distingué parmi ses égaux par son rang et par ses richesses, qui abandonne sa mère, ses soeurs (469) et un frère chéri, pour se retirer dans une île , inhabitée, affreuse par sa solitude, environnée de rochers escarpés et de récifs redoutables aux navigateurs; il y est néanmoins comme un nouvel habitant du paradis. Là, dans ce vaste désert, pas un laboureur, pas un solitaire; il n'a pas même avec lui le petit Onésime que vous avez connu, qui par ses caresses lui rappelait un frère. C'est là que seul (si toutefois c'est être seul que d'être toujours avec Jésus-Christ) il contemple cette gloire de Dieu que les apôtres même ne purent voir que dans un lieu isolé. Sans doute, il n'y voit point ces grandes villes flanquées de tours, mais aussi il est devenu habitant d'une nouvelle cité. Tout son corps est couvert d'un rude cilice : mais c'est l'état le plus convenable pour aller clans les nuées au-devant de Jésus-Christ. Il n'a point le plaisir d'y voir les frais Euripes des riches du monde; mais il boit dans le sein même du Seigneur une eau vive et salutaire. Jetez pour un moment les yeux sur son désert, mon cher ami, et tournez de ce côté-là toutes vos pensées; témoin de ses travaux et de ses combats, vous pouvez plus aisément célébrer ses victoires.

Autour de cette île mugit une mer toujours furieuse, et les flots se brisent contre les rochers avec un bruit épouvantable qui retentit au loin. La terre stérile et nue n'y montre aucune verdure, et la campagne desséchée et sans arbres n'y offre point d'ombre. Partout ce ne sont que des rochers escarpés, qui forment une espèce de prison qu'on ne saurait envisager sans horreur. Là, Bonosus, tranquille , intrépide et armé de l'Apôtre , tantôt écoute Dieu dans de saintes lectures, et tantôt lui parle dans de ferventes prières ; peut-être même qu'enfermé dans son île il voit une partie de ce que saint Jean vit dans celle de Patmos. De quels artifices pensez-vous que le démon se sert pour le séduire? combien de piéges ne lui tend-il pas pour le surprendre? Peut-être qu'employant contre lui les mêmes ruses dont il se servit autrefois contre le Fils de Dieu, il tâchera de lui persuader de rompre son jeûne; mais on lui a déjà répondu que " l'homme ne vit pas seulement de pain. " Peut-être étalera-t-il à ses yeux les richesses et la gloire du siècle; mais on lui dira : " Ceux qui veulent devenir riches tombent dans les tentations. " Et avec saint Paul : " Je mets toute ma gloire en Jésus-Christ. " Il accablera par les maladies un corps déjà épuisé par le jeûne ; mais on le repoussera avec ces paroles de l'Apôtre : " Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis plus fort. " Et ailleurs : " La vertu se perfectionne dans la faiblesse. " Il le menacera de le faire mourir, mais on lui répondra: " Je souhaite de me voir dégagé des liens du corps et d'être avec Jésus-Christ. " Il lancera contre lui des traits enflammés; mais on les recevra avec le bouclier de la foi. Enfin le démon fera tous ses efforts pour le vaincre; mais Jésus-Christ le prendra sous sa protection.

Je vous remercie, seigneur Jésus, de m'avoir donné un homme qui puisse prier pour moi au grand jour du jugement. Vous savez (car vous pénétrez les secrets de nos coeurs, et avec ces yeux qui virent autrefois un prophète enfermé dans le ventre d’une baleine, vous découvrez tout ce qui s'y passe), vous savez, dis-je, que nous avons été, lui et moi, nourris du même lait, et élevés ensemble depuis nos plus tendres années jusqu'à l’âge de l'adolescence; que les mêmes personnes nous ont portés dans leurs bras; qu'après avoir fini nos études à Rome, et lorsque sur les bords demi-barbares du Rhin nous n'avions qu'une même table et un même toit, je commentai le premier à m'attacher à votre service. Souvenez-vous, je vous prie, que ce guerrier qui combat aujourd'hui si vaillamment pour votre gloire a commencé avec moi à porter les armes. Vous nous avez promis, Seigneur, et je compte sur votre parole, que " celui qui enseignera les autres, mais qui ne pratiquera pas, sera le dernier dans le royaume du ciel; mais que celui qui enseignera, et qui pratiquera, sera très grand dans le royaume du ciel. " Que Bonosus jouisse de la récompense due à sa vertu; que, revêtu de cette robe précieuse qu'il a méritée par un continuel martyre, il marche à la suite de l'Agneau (car il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste, et parmi les étoiles l'une est plus éclatante que l'autre). Quant à moi, Seigneur, je vous demande de pouvoir être aux pieds de vos saints. S'il a accompli ce que j'ai seulement souhaité de faire, accordez-moi le pardon que mérite ma faiblesse, et à lui la récompense due à son zèle.

Peut-être ai-je passé ici les bornes d'une lettre; mais c'est ma coutume, quand une fois (470) je suis sur les louanges de notre ami Bonosus. Pour revenir clone à ce que je vous ai dit d'abord, mon cher Rufin, ne perdez point le souvenir d'un ami absent, puisqu'un véritable ami se cherche, se trouve et se conserve si difficilement. Prenne plaisir qui voudra à se laisser éblouir par l'éclat de l'or et à voir dans de pompeuses cérémonies briller ce précieux métal sur de magnifiques équipages; la charité ne s'achète point, et l'amitié n'a point de prix. Un ami qui peut cesser d'aimer ne fut jamais un véritable ami. Adieu en Jésus-Christ.

 

 

 

 

 

A HELIODORE, POUR L’ENGAGER A FUIR LE MONDE ET A REVENIR DANS LE DÉSERT.

Lettre écrite du désert, en 374

Vous qui connaissez toute mon amitié pour vous, vous savez avec quelle ardeur je vous ai conjuré de rester avec moi dans la solitude, et cette lettre que vous voyez presque effacée par mes larmes témoigne aussi avec quelle douleur, quels regrets et duels soupirs je vous y ai suivi lors de votre départ. Mais, comme un petit enfant qui nous flatte, vous parvîntes si bien à adoucir par vos caresses le mépris due vous faisiez de mes prières, que je ne sus à quoi me déterminer. C'ar, aurais-je gardé le silence? Mais le moyen de pouvoir dissimuler par une modération affectée, ce que je souhaitais avec tant d'ardeur? Aurais-,je redoublé mes importunités et mes prières? Mais vous ne vouliez pas m'écouter, parce que votre amitié n'était pas égale à la mienne. Mon amitié dédaignée n'avait qu'une chose à faire, elle le fait ; elle cherche au loin celui qu'elle n'a pu retenir. Ainsi que vous l'aviez demandé en partant, je vous avais promis de vous écrire à mon entrée dans le désert, pour vous engager à y venir vous-même. Hâtez-vous donc, et ne pensez plus aux incommodités que nous y avons souffertes ; le désert aime ceux qui sont dépouillés de toutes choses. Les difficultés que nous y avons rencontrées lors de notre premier voyage ne doivent point vous étonner. Puisque vous croyez en Jésus-Christ, vous devez aussi croire en ses paroles lorsqu'il dit: " Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné. Ne prenez ni besace ni bâton; celui-là est assez riche, qui est pauvre avec; Jésus-Christ. "

Mais que fais-je ? je vous prie. encore sans y penser. Que toutes ces prières cessent ; une amitié blessée comme la mienne l'a été, doit plutôt se mettre en colère ; et peut-être qu'après avoir méprisé mes prières, vous serez sensible à mes reproches. Soldat efféminé, que faites-vous dans la maison de votre père? Où sont les remparts, où sont les tranchées, où sont ces hivers passés sous la tente? Voilà la trompette qui sonne dans le ciel ; voilà ce puissant roi qui parait en armes, et qui, marchant sur les nuées, vient pour conquérir toute la terre. Il sort de sa bouche, dit, l'Apocalypse, une épée à deux tranchants qui taille en pièces tout ce qu'elle rencontre; et vous croyez passer d'une couche efféminée au champ de bataille, et de l'ombre à la plus grande ardeur du soleil. Vous vous trompez; un corps habitué à la tunique ne saurait supporter le poids d'une cuirasse; une tète couverte légèrement ne saurait souffrir le casque, et le poignée d'un glaive semble trop dure à une main faible et délicate.

Ecoutez les paroles de votre roi : " Celui qui n'est pas avec moi est contre moi , et celui qui rie recueille pas avec moi dissipe. " Souvenez-vous du temps où vous vous êtes enrôlé sous le drapeau de Jésus-Christ, et où vous vous êtes enseveli avec lui dans le baptême; alors vous vous êtes obligé par un serment solennel de ne considérer ni père ni mère, lorsqu'il s'agirait de sa gloire. Voici le démon qui s'efforce de tuer le Christ dans votre coeur; voici des armées ennemies qui viennent pour vous ravir la solde que vous aviez reçue en vous enrôlant. Mais quelques caresses que vous fasse votre petit neveu; quoique votre mère, avec ses cheveux épars et ses habits déchirés, vous montre le sein qui vous a nourri ; et que votre père, pour vous empêcher de sortir, se jette à terre sur le seuil de votre porte : passez par-dessus lui avec des yeux secs, volez plutôt que de courir, pour vous ranger sous l'étendard de la croix; car alors, la piété consiste à être insensible.

Oui, oui, il viendra un jour où, après être resté victorieux, vous retournerez en votre patrie, et marcherez la couronne sur la tête dans la Jérusalem céleste. Alors vous jouirez avec saint Paul du droit qui appartient aux habitants de cette cité toute divine ; vous demanderez la même grâce pour ceux qui vous ont mis au monde, et vous la demanderez aussi pour moi (471) qui vous exhorte maintenant à remporter cette victoire.

Je sais quel empêchement vous pouvez alléguer. Je n'ai pas, non plus que vous, un coeur de fer ni des entrailles de bronze ; je n'ai pas été enfanté par un rocher ; je n'ai pas sucé le lait des tigresses d'Hircanie, et j'ai passé par les mêmes épreuves. Je sais que votre sueur, dans l'affliction de son veuvage, vous embrasse pour vous arrêter; que les enfants de vos esclaves qui ont été élevés avec vous vous disent, les larmes aux yeux : " Sous la puissance de quel maître nous laissez-vous en nous abandonnant de la sorte? " Je sais que cette femme qui autrefois vous portait dans ses bras, maintenant courbée par la vieillesse, se joint à votre gouverneur, qui est pour vous un second père, pour vous dire d'une voix lamentable : " Nous voilà sur le bord de notre fosse; tardez encore un peu afin de nous ensevelir. " Votre mère elle-même, vous montrant son sein et les rides de son front, vous fera peut-être ressouvenir des paroles que bégayait votre bouche enfantine alors qu'elle vous nourrissait de son lait. Ils pourront encore vous adresser ces paroles du poète : " Et vous, maintenant, vous soutenez seul votre maison chancelante. " Mais l'amour de Dieu et la crainte de l'enfer peuvent aisément triompher de tous ces obstacles.

Que si vous m'alléguez que l'Ecriture nous ordonne d'obéir à nos parents, je vous répondrai que celui qui les aime plus que Jésus-Christ perd son âme. Lorsque l'ennemi de mon salut tient le glaive pour me tuer, m'amuserai-je à penser aux pleurs de ma mère! et mon père me fera-t-il abandonner le service de Jésus-Christ, à moi qui ne dois pas m'arrêter à l'ensevelir lorsqu'il s'agit des intérêts de Jésus-Christ, pour l'amour duquel je ne dois refuser la sépulture à personne? Quand notre Seigneur parlait du supplice de la croix, saint Pierre lui devint un sujet de scandale par le conseil qu'il lui donna d'avoir plus de soin de sa vie; et quand les fidèles voulaient arrêter saint Paul pour l'empêcher d'aller à Jérusalem où il savait qu'il devait beaucoup souffrir, il leur répondit: " Pourquoi pleurez-vous ainsi inutilement et m'attristez-vous le coeur, puisque je ne suis pas seulement prêt à souffrir la prison, mais aussi la mort pour la confession de notre Sauveur? "

Toutes ces subtilités par lesquelles: on s'efforce d'attaquer notre foi sous prétexte de pitié doivent tomber devant ces paroles de l'Evangile : " Ceux-là sont ma mère et mes frères, qui font la volonté de mon Père qui est dans le ciel. " S'ils croient en Jésus-Christ, ne doivent-ils pas m'être favorables, lorsque je me prépare à combattre pour son service? et s'ils n'y croient pas, et s'ils sont comme des morts, alors qu'ils ensevelissent leurs morts. Mais cela est bon, me dites-vous, lorsqu'il s'agit du martyre. Vous vous trompez, mon frère, si vous croyez qu'en quelque temps que ce puisse être un chrétien soit exempt de persécution; car vous n'êtes jamais si près d'y succomber que lorsque vous ne vous en apercevez pas. Notre ennemi, ainsi qu'un lion rugissant, dit saint Pierre, tourne de tous côtés afin d'enlever quelqu'un pour le dévorer; et vous croyez être en sûreté! Il tend des piéges avec les riches pour tuer en secret l'innocent ; il jette les yeux sur le pauvre et l'épie, ainsi qu'un lion dans sa caverne. Et vous, vous dormez à votre aise sous l'ombrage épais et touffu d'un arbre, lorsque vous allez devenir la proie du lion !

L'impureté me sollicite, l'avarice s'efforce de me dominer, la gourmandise veut que je fasse un dieu de mon ventre, pour le mettre à la place de Jésus-Christ. L'amour matériel me presse de chasser le Saint-Esprit qui habite dans mon âme et de violer son temple; enfin cet ennemi, qui a mille noms, qui possède mille moyens de me séduire, me persécute sans cesse; et je serai assez malheureux pour me croire victorieux lorsque je suis vaincu!

Gardez-vous bien, après avoir examiné quelle est l'énormité de tous ces péchés, de croire qu'ils soient moindres que celui de l'idolâtrie; mais écoutez plutôt ces paroles de l'Apôtre : " Sachez et comprenez bien que nul impudique, nul avare et nul trompeur n'aura part au royaume de Dieu, car ils sont esclaves des démons. " Et quoiqu'en général tout ce qui est du démon soit contraire à Dieu, et que tout ce qui appartient à cet esprit impur soit idolâtrie, puisque toutes les idoles lui sont consacrées; le même apôtre ne laisse pas toutefois de le déclarer particulièrement et en termes formels en un autre endroit, lorsqu'il dit : " Mortifiez vos sens; renoncez à toute sorte d'impuretés, de mauvais désirs et d'avarice qui nous mettent dans la dépendance des idoles, et qui attirent la colère de Dieu sur les enfants d'incrédulité. " Car la servitude des idoles ne consiste pas à prendre avec le bout des doigts un peu d'encens et à le jeter dans le feu du sacrifice, ou à répandre un peu de vin d'une coupe. A celui-là qui ose donner le nom de justice à l'acte de vente de notre Seigneur pour trente pièces d'argent, il appartient de nier que l'avarice soit idolâtrie ; il appartient à celui qui, par un commerce infâme avec ces victimes publiques d'impudicité, â profané les membres de Jésus-Christ, cette hostie vivante et agréable à Dieu, de nier qu'il y ait du sacrilège dans cette action brutale; enfin, nier que la fraude soit idolâtrie, cela appartient encore à celui qui est insensible au sort de ceux que nous voyons, dans les Actes des Apôtres, frappés de mort pour s'être réservé une partie du prix de la vente de leur bien.

Considérez, je vous prie, mon frère, qu'il ne vous est permis de rien posséder de tout ce qui vous appartient, puisque notre Seigneur dit " Celui qui ne renoncera pas à tout ce qu'il possède ne peut. être mon disciple. " Pourquoi, chrétien, avez-vous si peu de courage? Ne savez-vous pas que saint Pierre abandonna ses filets, et que saint Mathieu, après avoir quitté sa barque, de publicain devint aussitôt apôtre? Le Fils de l'Homme n'a pas un lieu où reposer sa tête ; et vous avez d'immenses portiques et de magnifiques palais pour vous promener, comme si vous pouviez être co-héritier de Jésus-Christ et en même temps héritier d'une riche succession dans le monde! Considérez ce que signifie ce mot de solitaire qui est votre nom ; et puisqu'il vous oblige à être seul, pourquoi demeurez-vous au milieu de la foule?

Je vous parle ici comme un pilote qui n'ignore pas la fureur des flots, et qui, après avoir fait naufrage et être devenu habile par sa propre expérience, avertit d'une voix tremblante ceux qui sont prêts à s'embarquer de prendre garde au péril qui les menace. Dans ce dangereux détroit, l'impudicité, semblable à Charybde, engloutit notre salut ; et le plaisir sensuel', ainsi qu'un autre Scylla, attire notre pudeur en de funestes naufrages. Ces côtes sont barbares, et le démon, comme un pirate, porte avec ses compagnons quantité de chaînes pour attacher ceux qu'il doit réduire en esclavage. Gardez-vous donc bien de vous y fier, gardez-vous bien de vous croire en sûreté; car, quoique la mer paraisse calme et aussi tranquille qu'un étang, quoiqu'il semble due le vent puisse à peine agiter la superficie de ses eaux, cette surface si unie couvre des montagnes très élevées qui cachent le péril due vous devez craindre et les ennemis qui vous doivent être si redoutables. Préparez donc les cordages, déployez les voiles, et faites le signe de la croix sur vos fronts : ce calme est une véritable tempête.

Mais, me direz-vous, ceux qui demeurent dans les villes ne sauraient-ils donc être chrétiens? Je réponds que vous n'êtes pas dans la même position que les autres. Car écoutez notre Seigneur qui dit : " Si vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous avez, donnez-en le prix aux pauvres; puis, venez et suivez-moi. " Or, vous avez promis d'être parfait, puisqu' abandonnant la milice du siècle et renonçant au mariage pour gagner le ciel, vous avez en effet embrassé une vie parfaite. Or, un parfait serviteur de Jésus-Christ ne possède rien que Jésus-Christ ; et s'il possède quelque autre chose, il n'est pas parfait. Que s'il n'est pas parfait après avoir promis à Dieu de l'être, il passe devant lui pour un menteur, et le mensonge tue l'âme de celui qui le profère. Si donc vous êtes parfait, pourquoi désirez-vous les biens de la terre? et si vous n'êtes pas parfait, vous avez trompé notre Seigneur. L'Évangile nous dit d'une voix éclatante : " Vous ne pouvez servir deux maîtres. " Et se trouvera-t-il après cela des personnes assez hardies pour rendre Jésus-Christ menteur, en servant en même temps Dieu et les richesses? Il nous dit si souvent à haute voix: " Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, qu'il porte sa croix et qu'il me suive. " L'homme accablé sous le poids de l'or s'imaginerait-il pouvoir le suivre? Celui qui fait profession de croire en Jésus-Christ doit imiter ses actions. Que si vous prétendez ne rien posséder, comme je suis certain que vous le direz, pourquoi, si bien préparé pour cette guerre spirituelle, demeurez-vous ainsi inactif? Est-ce que vous croyez pouvoir combattre dans votre pays, quand Jésus-Christ lui-même n'a pu faire des miracles dans le sien? Et pourquoi n'en a-t-il point fait? En (473) voici la raison, appuyée sur l'autorité divine : " Nul prophète n'est honoré dans son pays. " Vous me répondrez peut-être : " Je ne recherche point l'honneur, et je me contente du témoignage de ma propre conscience. " Notre Seigneur ne le recherche point non plus, puisqu'il s'enfuit pour éviter d'être établi roi par les peuples. Mais où il n'y a point d'honneur il y a du mépris, où il y a du mépris il y a des injures à souffrir , où il y a des injures à souffrir il y a de l'indignation, où il y a de l'indignation il n'y a point de repos, où il n'y a point de repos il y a d'ordinaire du découragement. Ce découragement diminue quelque chose de notre ardeur; cette diminution affaiblit d'autant notre action, et l'on ne peut plus dire qu'une chose qui a souffert quelque affaiblissement est parfaite. Tirez la conclusion de ces principes, et vous trouverez qu'un solitaire ne saurait être parfait en restant dans son pays. Or, c'est déjà une imperfection de ne vouloir pas être parfait.

Mais, chassé de ce retranchement, vous passerez à l'état de clerc; et vous me demanderez si j'oserai dire quelque chose contre ceux de cette profession qui habitent les villes. Dieu me garde de rien dire au désavantage de ceux qui, succédant aux fonctions des Apôtres, consacrent par la vertu de leurs paroles le corps de Jésus-Christ, nous rendent chrétiens.; qui ayant entre leurs mains les clefs du royaume du ciel, jugent en quelque sorte avant le jour du jugement; et qui avec un coeur pur conservent l'épouse du Seigneur! Mais, comme je l'ai déjà dit, la position des solitaires et celle des clercs sont différentes : les clercs paissent les brebis, et je suis l'une de ces brebis; et moi, comme un arbre stérile, je vois la cognée prête à me couper par la racine si je n'offre mon présent à l'autel, sans que je puisse, pour m'en excuser, alléguer ma pauvreté; puisque le Seigneur a loué dans l'Évangile cette pauvre veuve qui donna les deux seuls deniers qu'elle avait. Il ne m'est pas permis de m'asseoir en la présence d'un prêtre, tandis qu'il lui est permis, si je tombe dans le péché, de me livrer à Satan, pour faire mourir mon corps, afin de faire vivre mon âme au grand jour de notre Seigneur. Ceux qui sous l'ancienne loi manquaient d'obéir aux prêtres étaient mis hors l'enceinte du camp, et y étaient lapidés ou avaient la tête tranchée, afin d'expier par leur sang le mépris qu'ils avaient fait des oints du Seigneur; et maintenant ceux qui n'obéissent pas sont retranchés par le glaive spirituel, ou sont chassés hors de l'Église pour être livrés aux démons. Que si des amis pieux vous persuadent par leurs avis d'embrasser un état si saint, je me réjouirai de votre élévation, mais je craindrai pour vous une chute. L'Apôtre, il est vrai, dit que celui qui désire l'épiscopat désire une oeuvre excellente ; mais joignez-y ce qui suit : il doit être irrépréhensible, mari d'une seule femme, sobre, chaste, prudent, honnête, hospitalier, capable d'enseigner, point sujet au vice, point violent, mais modeste. Et en expliquant ce qu'il ajoute sur le même sujet, on voit que ceux qui, après les évêques et les prêtres, sont appelés au troisième ordre entre les ecclésiastiques, ne doivent pas veiller avec moins de soin sur eux-mêmes, comme il parait par ces paroles : " Les diacres doivent aussi être chastes, sincères, point sujets au vin, point amateurs de gains illicites; ils doivent porter le témoignage secret de leur foi dans une conscience pure, et il faut qu'ils soient exempts de tous crimes et éprouvés avant d'être admis au ministère. "

Malheur à celui qui ose se trouver au festin des noces sans avoir sa robe nuptiale! car que peut-il entendre, sinon qu'on lui dise à l'instant même : " Mon ami, comment avez-vous la hardiesse d'entrer ici? " Et alors ne sachant que répondre, ne commandera-t-on pas aux serviteurs de l'emporter pieds et mains liés et de le jeter dans les ténèbres extérieures, où il y aura des pleurs et des grincements de dents? Malheur à celui qui, ayant enveloppé dans un linge le talent qui lui a été confié, se contente de le conserver, tandis que les autres l'ont profiter l'argent qui leur a été mis entre les mains! Ne sera-t-il pas frappé d'étonnement, lorsque son maître lui dira avec indignation et colère " Mauvais serviteur, pourquoi n'as-tu pas donné mon argent à la banque, afin que je le reçusse avec l'intérêt? c'est-à-dire pourquoi n'as-tu pas remis aux pieds de l'autel la charge que tu n'étais pas digne de porter, puisqu'en gardant cet argent, qui reste improductif par ton insouciance, tu tiens la place d'un autre qui aurait su le faire valoir au double? De même que celui qui s'acquitte bien de son devoir mérite une grande récompense; de même celui qui approche indignement de la coupe du Seigneur (474) se rend coupable de son corps et de son sang. Si vous jetez les yeux sur saint Pierre, jetez-les aussi sur Judas ; si vous considérez saint Etienne, considérez aussi saint Nicolas, contre lequel Jésus-Christ prononce sentence de condamnation dans l'Apocalypse, pour avoir été l'auteur d'une doctrine si infâme et si abominable qu'elle a été la source de l'hérésie qui porte son nom.

Que personne ne s'approche donc des ordres sacrés qu'après s'être bien éprouvé soi-même. La dignité ecclésiastique ne rend pas un homme chrétien. Le centenier Corneille. fut. purifié par le don du Saint-Esprit, étant encore païen. Daniel, n'étant encore qu'un enfant, fut juge des prêtres. Amos en cueillant des figues sauvages dans le désert devint tout à coup prophète. David paissant des troupeaux fut élu roi, et Jésus-Christ aima avec tendresse le plus ,jeune de ses disciples. Mettez-vous à la dernière place, afin qu'à l'arrivée d'un inférieur on vous commande de monter plus haut. Car sur qui Dieu prend-il plaisir à se reposer, sinon sur celui qui est humble, paisible, et qui tremble au bruit de sa voix? On exige davantage de celui à qui on a confié davantage; les plus puissants souffriront les plus grands tourments. Et que personne ne se flatte d'être seulement chaste de corps, puisque les hommes rendront compte au ,jour' du jugement des paroles, même inutiles, qu'ils auront proférées; et que, pour avoir dit une injure à son frère, on est réputé coupable d'homicide. II n'est pas aisé de tenir la place de saint Paul, ni d'être élu à la dignité de saint Pierre, qui règnent maintenant avec Jésus-Christ; et il y a su jet de craindre que quelque ange ne vienne déchirer le voile de votre temple, et ôter votre chandelier de sa place. Si vous entreprenez de bâtir une tour, voyez à combien pourra monter la dépense de l'édifice. Le sel une fois corrompu n'est plus bon qu'à être jeté et foulé aux pieds par les pourceaux. Si un solitaire tombe dans le péché, le prêtre priera pour lui; mais qui priera pour le prêtre s'il y tombe?

Or, puisque ce discours est venu jusqu'ici, malgré tant d'obstacles, et que mon faible esquif après avoir passé au milieu de tant de récifs est arrivé en pleine mer, il faut que je déploie les voiles, et qu'après être sorti de ces questions si difficiles a démêler, j'imite les cris de joie des pilotes en chantant : O désert, que les fleurs de Jésus-Christ remplissent d'un émail si agréable ! ô solitude qui produit des pierres précieuses, avec lesquelles la ville du grand roi est bâtie! ô pays inhabité, où Dieu habite plus qu'en aucun autre ! que faites-vous, mon cher frère, dans le monde? L'ombre des maisons vous couvrira-t-elle encore longtemps? Jusqu'à quand demeurerez-vous emprisonné dans ces villes toutes noires de fumée? Croyez-moi ; je vois je ne sais quelle lumière que vous ne voyez point, et en me déchargeant du fardeau pénible de ce corps, je prends plaisir à me transporter dans un air plus pur. La pauvreté vous fait-elle peur? Mais Jésus-Christ nomme les pauvres bienheureux. Redoutez-vous le travail? mais nul athlète n'est couronné qu'après avoir été couvert de sueur et de poussière. Êtes-vous en peine de votre nourriture? mais la foi ne redoute pas la faim. Craignez-vous de meurtrir votre corps affaibli par des jeunes en couchant sur la terre? mais notre Seigneur y est avec vous. Une tête malpropre et des cheveux en désordre vous inspirent-ils du dégoût, de l'horreur? mais Jésus-Christ est votre tête. La vaste étendue du désert vous épouvante-t-elle? mais promenez-vous en esprit dans le paradis; et toutes les fois que vous vous y élèverez par vos pensées, vous ne serez plus dans le désert. Vous fâchez-vous de ce que, faute de pain, votre peau se sèche et devient rude? mais celui qui une fois a été purifié parla grâce de Jésus-Christ dans l'eau du baptême n'a plus besoin de se laver, et l'Apôtre vous dit en un mot pour ré. pondre à toutes vos difficultés : " Les souffrances de ce siècle ne sont pas dignes d'être comparées à la gloire qui nous attend et dont nous jouirons dans l'autre. " C'est bien chercher vos aises, mon cher frère, que de vouloir goûter les plaisirs ici-bas avec les personnes du siècle, et régner ensuite là-haut avec Jésus-Christ. Il viendra ce grand jour où nos corps, à présent mortels et corruptibles, seront incorruptibles et immortels. Bienheureux le serviteur que le maître trouvera veillant! Vous vous réjouirez lorsque la terre et toutes les nations trembleront au bruit de cette trompette terrible. Et quand Jésus-Christ viendra pour juger le monde, quand les pécheurs jetteront des cris effroyables, quand tous les peuples, en se frappant la poitrine, se plaindront (475) les uns aux autres dans l'horreur de leur misère; quand ceux qui étaient autrefois les plus puissants d'entre les rois se verront, sans suite et sans gardes, exposés aux yeux de tout le monde et pourront à peine respirer; quand le fabuleux Jupiter, au lieu de lancer la foudre, sera véritablement enseveli avec toute sa race dans les flammes éternelles; quand cet insensé Platon paraîtra avec ses disciples malheureux, et que tous les arguments d'Aristote seront inutiles ; vous, au contraire, tout simple et tout pauvre, vous serez dans les ris et dans la joie, et vous direz : " Voici mon Dieu qui a été crucifié; voici mon Dieu qui, étant né dans une étable, a été revêtu de langes et a jeté des cris comme les autres enfants; voici le fils d'un charpentier et d'une Vierge qui gagnait sa vie avec son travail; voici celui qui, étant Dieu, s'est enfui en Egypte dans les bras de sa mère, pour éviter la fureur d'un homme; voici celui qui a été vêtu de pourpre, qui a été couronné d'épines, qui a été pris pour un magicien, pour un Samaritain et pour un démoniaque. Considère, Juif, les mains que tu as attachées à une croix; regarde, Romain, le côté que tu as percé: et voyez tous deux si c'est le même corps que vous disiez avoir été enlevé de nuit par ses disciples.

Mon extrême affection pour vous, mon cher frère, m'a engagé à vous écrire ceci, afin que vous jouissiez un jour du bonheur pour la possession duquel vous entreprenez des travaux qui vous semblent maintenant si rudes et si difficiles.

Haut du document

AU PRÊTRE MARC. JÉRÔME PERSÉCUTÉ DANS SA SOLITUDE PAR LES MOINES D'ORIENT.

Lettre écrite du désert, en 379.

J'avais résolu de me servir ici de ces paroles du prophète-roi : " Dans le temps que le pécheur s'élevait contre moi, je me suis tu, et me suis humilié, et j'ai gardé le silence pour ne pas dire même de bonnes choses; " et ailleurs : " Pour moi, je ne les écoutais pas plus que si j'eusse été sourd, et je n'ouvrais pas plus la bouche que si j'eusse été muet. Je suis devenu semblable à un homme qui n'entend point. " Mais parce que la charité s'élève au-dessus de tout et étouffe les ressentiments de la nature, je vous écris, moins pour me venger de ceux qui m'outragent, mais pour répondre à votre demande. Comme dit un certain auteur: " Chez les chrétiens, ce n'est pas celui qui souffre une injure qui est malheureux, mais celui qui la fait. "

Avant de vous parler de ma foi, que vous savez être pure et très catholique, je ne puis m'empêcher de rapporter ici ces vers de Virgile qui sont dans la bouche de tout le monde, et que je trouve très propres pour vous donner une juste idée de la cruauté et de la barbarie que l'un exerce ici contre moi.

" Quelle est cette race d'hommes? Quel est ce pays barbare qui autorise la coutume de refuser l'hospitalité aux étrangers? On nous déclare la guerre, et on nous défend môme de prendre terre. "

J'ai emprunté ces vers d'un poète profane, afin que ceux qui troublent le repos des serviteurs de Jésus-Christ apprennent du moins d'un païen à vivre en paix.

Lorsque je dis qu'il n'y a dans la Trinité qu'une seule substance, l'on me l'ait passer pour hérétique ; et quand je dis qu'il y a trois substances véritables , entières et parfaites, et due je le répète sans cesse, l'on m'accuse d'être de l'opinion impie de Sabellius. Il est de l'intérêt des Ariens d'en juger de la sorte; mais les orthodoxes ne sauraient condamner ma croyance sans cesser d'être tels; ou, s'ils me condamnent, il faut qu'ils condamnent. aussi tout l'Occident et toute l'Egypte, c'est-à-dire Damase de Rome et Pierre d'Alexandrie. Pourquoi n'enveloppent-ils pas dans ma condamnation ceux qui sont de mon parti? Si les eaux d'un ruisseau sont trop basses, ce n'est pas au ruisseau, mais à la source qu'on doit s'en prendre. Je ne puis le dire sans rougir : du fond de nos cellules, nous condamnons tout le genre humain ; de dessous le sac et la cendre, nous faisons le procès aux évêques. Pourquoi cet orgueil royal sous un habit de pénitent? Nos chaînes, notre crasse, nos cheveux en désordre, sont les marques de la pénitence, et non pas les insignes de la royauté.

Qu'on me permette donc de rester dans le silence. Pourquoi attaquer un homme qui ne fait de peine à personne? Si je suis hérétique, que vous importe? Demeurez en repos et n'en parlons pas davantage. Craignez-vous, habile (476) comme je le suis dans les langues grecque et syriaque, que j'aille d'Eglise en Eglise séduire les peuples et les engager dans le schisme? Je n'ai rien pris à personne et je ne reçois rien gratuitement de qui que ce soit. Je travaille tous les jours et gagne mon pain à la sueur de mon front; car je sais que l'Apôtre a dit, que " celui qui ne travaille point ne doit point manger. " Saint et vénérable père, Jésus-Christ sait avec quelle douleur je vous écris ceci. " Je me suis tu, " dit le Seigneur dans Isaïe, " mais me tairai-je toujours? , On ne me permet pas de vivre en repos dans un coin de mon désert. On me demande tous les jours ma profession de foi, comme si je ne l'avais pas faite en recevant le baptême. Je la leur donne telle qu'ils la souhaitent, ils n'en sont pas contents; je la signe, ils ne me croient pas ; me chasser d'ici, c'est tout ce qu'ils veulent. Je leur cède donc la place ; aussi bien m'ont-ils déjà enlevé une partie de moi-même en me séparant de mes très chers frères, qui veulent se retirer d'ici, et qui même se retirent déjà, aimant mieux vivre avec des botes farouches qu'avec des chrétiens de ce caractère. Je m'enfuirais aussi avec eux si mes infirmités et la rigueur de l'hiverne me retenaient malgré moi. Je demande néanmoins qu'on me permette de demeurer encore quelques mois dans le désert, c'est-à-dire jusqu'au printemps. Si ce délai parait trop long, je pars aussitôt ; la terre et tout ce qu'elle renferme est au Seigneur. Que le ciel ne soit ouvert que pour eux seuls, que Jésus-Christ ne soit mort que pour eux, que rien ne leur manque, qu'ils soient maîtres de tout, qu'ils s'applaudissent tant qu'il leur plaira; pour moi, comme dit saint Paul, " à Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de notre Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme je suis mort et crucifié pour le monde ! "

Quant aux dogmes sur lesquels vous m'interrogez, je vous dirai que j'ai envoyé sur cela à saint Cyrille ma profession de foi par écrit. Celui qui n'a pas la même croyance n'appartient pas à Jésus-Christ. Au reste, je vous ai fait connaître quelle était ma foi dans une conversation que ,j'ai eue avec vous et notre bien heureux frère Zenobius, que nous saluons tous ainsi que vous.

Haut du document

A DIDIER, SUR LA TRADUCTION DU PENTATEUQUE.

En 380.

J'ai enfin reçu avec bien du plaisir la lettre que vous m'avez écrite, mon cher Didier, vous qui, par un heureux présage, avez reçu comme Daniel (1) un nom qui marque ce que vous deviez être un jour. Vous me priez par cette lettre de traduire pour nos églises le Pentateuque (2) d'hébreu en latin. C'est vouloir m’engager dans une entreprise difficile et qui ne peut manquer de m'exposer à tous les traits de la médisance. Car mes ennemis s'imaginant que pour les travaux intellectuels on doit préférer les anciens aux modernes, de même qu'on préfère le vin vieux au nouveau, m'accusent de n'avoir en vue dans mes traductions que de décrier la version des Septante. Cependant je leur ai déjà dit cent fois que je ne pensais qu'à contribuer selon mon pouvoir à la décoration du tabernacle de Dieu, et que la pauvreté des uns ne diminuait en rien le prix des riches présents que faisaient les autres.

Je me suis engagé dans une entreprise si difficile, d'après l'exemple d'Origène. Il a fait un mélange de la version de Théodotien et de l'ancienne édition, distinguant tout son ouvrage avec des astérisques et des obèles, afin de faire connaître par ceux-là ce qui manquait à l'ancienne édition, et par ceux-ci ce qu'il en fallait retrancher comme superflu, surtout dans les endroits que les évangélistes et les apôtres semblent autoriser; car ils citent plusieurs passages de l'Ancien-Testament qui ne se trouvent point dans nos exemplaires; exemple: " J'ai rappelé mon fils de l'Egypte. Il sera appelé Nazaréen. Ils verront celui qu'ils ont percé. Il sortira des fleuves d'eau vive de son coeur. L'mil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, et le cœur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment;" et plusieurs passages qui méritent une explication particulière. Que ces messieurs donc qui se déchaînent si fort contre moi, nous disent d'où ces passages sont tirés; et s'ils restent courts,

(1) Saint Jérôme fait allusion au nom Desiderius, et à ce que nous lisons au drap. R de Daniel, où ce prophète est appelé Vir desideriorum.

(2) C'est-à-dire les cinq Livres de Moïse, savoir: la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome.

477

faisons-leur voir qu'ils se trouvent dans les livres hébreux. Le premier est dans le prophète Osée (1); le second dans Isaïe (2); le troisième dans Zacharie (3); le quatrième dans les Proverbes (4); et le cinquième est encore tiré du prophète Isaïe (5). II y a plusieurs personnes qui, faute de savoir d'où les apôtres ont tiré ces passages, donnent aveuglément dans les visions des livres apocryphes, et préfèrent à l'autorité des originaux les rêveries et les extravagances qu'on a répandues en Espagne. Il ne m'appartient pas de démontrer ici pourquoi ces passages ne se trouvent point dans l'ancienne édition. Les Juifs prétendent que les Septante les ont omis à dessein, et par une sage précaution; de peur que Ptolémée qui adorait un seul Dieu, et qui paraissait avoir beaucoup de penchant pour la doctrine de Platon, ne s'imaginât que les Hébreux même reconnaissaient deux divinités. En effet, soit par complaisance pour ce prince, soit par l'appréhension de découvrir les mystères de notre foi, il est certain qu'ils ont ou traduit autrement, ou passé tout-à-fait les endroits de l'Écriture où il est parlé du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Au reste, je ne sais qui a inventé le premier une certaine fable que quelques-uns racontent, savoir: qu'on fit bâtir à Alexandrie soixante-dix cellules où l'on mit les septante interprètes chacun en particulier, et que, quoiqu'ils fussent ainsi séparés les uns des autres, néanmoins on ne trouva aucune différence entre leurs traductions. Car nous ne voyons rien ni dans Aristée qui était capitaine des gardes de Ptolémée, ni dans Joseph qui a écrit longtemps après lui; au contraire, ces deux écrivains nous apprennent que les Septante, réunis dans un temple, y firent leur traduction de concert, et non point par inspiration. Car il,'y a une grande différence entre un prophète et un interprète: celui-là, inspiré d'en haut, prédit les choses futures; celui-ci joignant l'érudition à une grande facilité de parler, exprime en sa langue les pensées d'un autre, de la manière qu'il les conçoit. A moins qu'on ne veuille dire que Cicéron a traduit par une inspiration divine le livre que Xénophon a fait sur l'Economie, celui de Platon intitulé Protagoras, et

(1) Osée, XI, 1. (2) Isaï, XI, 1. (3) Zach. XII, 10. (4) Prov. XVIII, 4. (5) Isaï, LXIV, 4.

le discours de Démosthène pour Ctésiphon; ou que le saint Esprit a inspiré aux septante interprètes et aux Apôtres des passages différents quoique tirés d'un même endroit; en sorte que ceux-ci aient cité faussement, comme étant de l'Écriture sainte, ce que ceux-là ont passé sous silence.

Quoi donc? est-ce que je condamne les anciens? Non, je m'occupe après eux dans la maison du Seigneur. Les Septante ont fait leur version avant la naissance de Jésus-Christ, et ont exprimé d'une manière obscure et embarrassée des mystères dont ils n'avaient aucune connaissance. Niais moi qui écris après la Passion et la Résurrection du Sauveur, c'est plutôt une histoire que je fais que des prophéties que je traduis; car on raconte tout autrement ce qu'on a vu que ce qu'on ne sait que par ouï-dire, et fon parle des choses avec d'autant plus de facilité et de certitude qu'on en est mieux instruit.

Écoutez donc, esprits jaloux, vous qu'une maligne passion déchaîne contre moi ; écoutez Je ne condamne point les Septante, et je ne prétends point m'ériger en censeur de leur traduction; mais sachez que je ne crains point de leur préférer les Apôtres, car c'est par leur bouche que Jésus-Christ m'instruit; et lorsque l'Écriture parle de ceux à qui Dieu a communiqué des dons spirituels pour l'édification de son Eglise, je remarque qu'elle met les Apôtres au-dessus des prophètes, tandis qu'elle donne à peine le dernier rang aux interprètes. Pourquoi. vous livrer vous-mêmes aux fureurs de l'envie? Pourquoi soulever contre moi une foule d'ignorants? Si vous trouvez à redire à ma traduction, interrogez les Hébreux, consultez leurs docteurs qui enseignent l'Écriture dans plusieurs de leurs villes. Les passages où il est parlé de Jésus-Christ, et qu'on lit dans leurs livres ne se trouvent point dans les vôtres; ou bien il faut dire que les Juifs ont reçu comme authentiques les passages dont les Apôtres se sont depuis servis contre eux, et que les exemplaires latins sont plus corrects que les grecs, et les grecs que les hébreux.

Voilà ce que j'avais à dire à mes envieux. Pour vous, mon cher Didier, qui m'avez engagé à entreprendre un si grand ouvrage et à commencer par la Genèse, je vous conjure de me soutenir dans mon travail par vos prières, afin (478) que le même Esprit qui a dicté ces livres saints, préside aussi à la traduction latine que j'en vais faire.

Haut du document

A MARCELLA, SUR LA MALADIE DE BLÉSILLA.

Lettre écrite de Rome, en 384.

Abraham est tenté dans soit fils; mais il est trouvé encore plus fidèle. Joseph est vendu en Egypte; mais c'est afin de nourrir son père et ses frères. Ezéchias, effrayé des approches de la mort, verse un torrent de larmes, et le Seigneur prolonge sa vie de quinze ans. Saint Pierre, faible et timide, renonce Jésus-Christ à la veille de sa Passion ; mais, après avoir pleuré amèrement son péché, il mérite d'entendre de la bouche du Sauveur ces consolantes paroles

Paissez mes brebis. " Saint Paul (1), " ce loup ravissant, ce petit Benjamin, " perd dans une extase la vue du corps, afin de recouvrer celle de l'esprit ; et parmi les épaisses ténèbres dont il se trouve environné, il reconnaît pour son Seigneur celui qu'il persécutait auparavant comme un homme.

C'est ainsi que Dieu a permis que Blésilla ait été tourmentée durant trente jours d'une fièvre violente, afin de lui apprendre à ne point traiter délicatement un corps qui devait bientôt devenir la pâture des vers. Jésus-Christ est venu la visiter (2), il l'a prise par la main, et la malade s'est levée aussitôt pour le servir. Jusqu'ici l'on avait remarqué dans sa conduite je ne sais quelle négligence à remplir ses devoirs; les richesses étaient ses liens, et le monde son tombeau ; mais le Sauveur (3) " frémissant et se troublant lui-même a crié: " Blésilla, venez dehors. " Elle a obéi à cette voix, et sortant du tombeau où elle était ensevelie, " elle s'est mise à table avec le Seigneur. " Que ce miracle révolte les Juifs; qu'ils tâchent d'en étouffer la gloire en faisant mourir celle que le Sauveur

(1) Comme saint haut était de la tribu de Benjamin, saint Jérôme, en parlant de lui, fait allusion à ce que dit l'Ecriture, Gen. 49, " Benjamin sera un loup ravissant, " et Psal. 67, " Là, émit le petit Benjamin dans un ravissement d'esprit. "

(2) Saint Jérôme fait encore ici allusion à la guérison de la belle-mère de saint Pierre, dont parle saint Luc, chap. 4.

(3) Autre allusion que fait saint Jérôme à la résurrection de Lazare.

a ressuscitée, et que les Apôtres seuls en triomphent. Blésilla sait qu'il est de son devoir de consacrer sa vie à celui qui la lui a rendue, et d'embrasser les pieds d'un Dieu dont un peu auparavant elle craignait les jugements redoutables. On l'a vue mourante et prête à rendre le dernier soupir. Dans cette triste circonstance; quel secours pouvait-elle attendre de ses parents? quel avantage pouvait-elle tirer de leur vains discours et de leurs frivoles consolations? Non, elle ne vous doit rien, ingrate famille; elle est morte au monde pour ne plus vivre qu'e Jésus-Christ. Un changement si surprenant doit réjouir tous les véritables chrétiens, et celui qui s'en fâche n'est pas chrétien.

Une veuve qui se voit dégagée des liens du mariage ne doit plus penser qu'à persévérer. Mais, dira-t-on, on est scandalisé de la voir habillée de brun. Qu'on se scandalise donc aussi de ce que saint Jean portait un habit de poil de chameau et une ceinture de cuir, lui qui était le plus grand d'entre les enfants des hommes, qui a été appelé " l'ange du Seigneur, " et qui a eu l'honneur de baptiser Jésus-Christ. On trouve mauvais qu'elle use d'une nourriture simple et commune; mais est-il rien de plus commun que les sauterelles dont saint Jean se nourrissait dans le désert? Ah ! qu'on se scandalise plutôt de voir des femmes qui mettent tous leurs soins a se farder; qui, semblables à des idoles, paraissent aux yeux des hommes avec un visage de plâtre, et tout défiguré par le blanc qu'elles y mettent; qui conservent sur leurs joues fardées les traces et les sillons des larmes qui leur échappent quelquefois malgré elles; qui élèvent par étage sur leur tête des cheveux empruntés; qui tâchent de faire revivre sur un front ridé les traits usés d'une jeunesse que le temps a flétrie; et qui, courbées et chancelantes sous le poids des années, prennent des airs de jeunes filles, parmi une foule de neveux et de petits-fils qui les environnent. Une femme chrétienne ne devrait-elle pas rougir de tous les soins qu'elle se donne pour paraître belle malgré la nature, et pour flatter les désirs de la chair, qu'on ne peut satisfaire, comme dit l'apôtre saint Paul, sans déplaire à Dieu?

Autrefois Blésilla perdait beaucoup de temps à sa toilette, et passait les journées entières à consulter son miroir pour voir s'il ne manquait rien à sa beauté; mais aujourd'hui elle dit avec (479) confiance : " Nous tous qui n'avons plus de voile sur le visage, et qui contemplons la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, nous avançant de clarté en clarté, par l'illumination de l'Esprit du Seigneur. " Alors ses femmes la coiffaient avec art, et mettaient en la frisant sa tête innocente à la torture ; aujourd'hui elle se néglige tout-à-fait et se contente d'avoir la tête couverte. Les lits de plume lui semblaient trop durs autrefois, et à peine pouvait-elle y reposer; maintenant elle se lève de grand matin pour faire oraison, et elle est la première à chanter les louanges du Seigneur. Prosternée contre terre, elle verse des torrents de larmes pour laver son visage que le fard avait gâté. Elle fait succéder la psalmodie à l'oraison , et telle est sa ferveur dans ces exercices de piété que, quoique accablée de lassitude et de sommeil , à peine peut-elle consentir à prendre un peu de repos. Comme sa tunique est de couleur sombre, elle ne craint point de la salir en se mettant à genoux. Sa chaussure est simple et modeste, et elle distribue aux pauvres le prix des souliers dorés qu'elle avait coutume de porter autrefois. On ne lui voit plus de ceinture brodée d'or et chargée de pierreries; elle se contente d'en avoir d'une laine très simple et très commune, et qui puisse serrer sa tunique sans la couper.

Si le serpent, jaloux d'une conduite si sainte, veut l'engager par ses artifices à manger encore du fruit défendu, il faut qu'elle l'écrase par ses anathèmes, et que, le voyant expirer dans son venin, elle lui dise : " Retire-toi de moi, Satan, " qui veut dire " ennemi; " car quiconque ne peut souffrir qu'on vive selon les règles et les maximes de l'Evangile, est un véritable antéchrist et un ennemi déclaré de Jésus-Christ. Pourquoi, je vous prie, se scandaliser de notre manière de vivre? Que faisons-nous qui approche de ce qu'ont fait les Apôtres? Ils abandonnent leur barque, leurs filets, leur père même, qui était déjà avancé en âge. Un publicain quitte son bureau pour suivre le Sauveur ; Jésus-Christ empêche un de ses disciples de retourner chez lui pour mettre ordre à ses affaires et dire adieu à ses parents ; il refuse à un autre la permission d'aller ensevelir son père , nous apprenant par là qu'il y a une sorte de piété à se montrer cruel envers ses parents pour l'amour de Jésus-Christ. On nous traite de moines, parce que nous ne sommes pas vêtus de soie; on nous regarde comme des gens incommodes et d'une humeur chagrine, parce que nous ne saurions ni boire ni rire avec excès; on nous fait passer pour des imposteurs et des Grecs, parce que nous ne portons pas des habits riches et élégants. Mais qu'ils nous traitent d'une manière encore plus indigne ; qu'ils déchaînent contre nous des hommes de plaisir et de bonne chère; Blésilla, qui sait que son Sauveur a été appelé Beelzébuth, se moquera de leurs injures et de leurs calomnies.

Haut du document

A PAULA, SUR LA MORT DE SA FILLE BLÉSILLA.

Lettre écrite de Rome, en 384.

" Qui donnera de l'eau à ma tête et une source de larmes à mes yeux pour pleurer, " non pas, comme Jérémie, " la mort des enfants de mon peuple, " ni comme le Sauveur les malheurs de Jérusalem, mais la sainteté, la miséricorde, l'innocence, la chasteté et toutes les vertus qui ont été ensevelies avec Blésilla dans un même tombeau? Ce n'est pas que je plaigne sa destinée ni que je l'estime malheureuse d'avoir quitté la terre; mais c'est que je ne saurais assez déplorer la perte que nous avons faite d'une personne d'un si grand mérite. En effet, qui pourrait, sans verser des larmes, se souvenir qu'on l'a vue, à l’âge de vingt ans, animée de ce beau zèle qu'inspire la foi, porter courageusement l'étendard de la croix , et regretter plus la perte de sa virginité que la mort de son époux? Qui pourrait, sans gémir, parler de son assiduité à la prière, de la grâce avec laquelle elle savait s'exprimer, de la fidélité de sa mémoire, de la vivacité de son esprit? Parlait-elle grec, on eût dis qu'elle ne sas ait pas la langue latine; parlait-elle latin, on ne remarquait dans son langage aucun accent étranger. Quelque difficile que soit la langue hébraïque, elle s'y était rendue si habile, je ne dis pas en peu de mois, mais en peu de jours (habileté que toute la Grèce a admirée dans Origène), qu'elle apprenait et chantait les psaumes en cette langue aussi facilement que sa mère. La pauvreté de ses habits n'était pas en elle, comme dans la plupart des autres, la marque d'une vanité secrète ; elle était l'effet d'une humilité profonde et sincère, qui la portait à ne se (480) distinguer des femmes qui la servaient que par un air plus modeste et plus négligé. Quoique abattue par une longue maladie, et pouvant à peine se soutenir, elle avait néanmoins toujours le livre de l'Évangile ou des prophètes entre les mains.

Ici je sens les larmes qui me coulent des yeux; les sanglots étouffent ma voix, et l'excessive douleur dont je suis pénétré ne me permet pas de parler. Consumée donc par les ardeurs d'une violente fièvre, et près d'expirer, elle dit à ses parents qui étaient autour de son lit : " Priez le Seigneur de me faire miséricorde, parce due je n'ai pu exécuter le dessein que j'avais formé de me consacrer entièrement à son service. " Ah ! ne craignez rien, Blésilla ; nous savons , et vous en faites vous-même une heureuse expérience, qu'on ne se convertit jamais trop tard. Jésus-Christ lui-même nous a donné les premières assurances de cette vérité, en disant au larron : " Je vous promets due vous serez aujourd'hui arec moi dans le Paradis. ,A peine Blésilla, déchargée du poids d'une chair mortelle, eut-elle quitté le lieu de son exil pour retourner à son Créateur et rentrer en possession de son ancien héritage, qu'on se prépara à faire ses funérailles selon la coutume. Plusieurs personnes de qualité marchaient en rang à la tète du convoi, et l'on voyait ensuite paraître le cercueil couvert d'un drap d'or. A la vue de ce superbe appareil, il me sembla entendre Blésilla crier du haut du ciel : " Tous ces vains ornements ne m'appartiennent pas; ce ne sont point là les habits que j'ai portés, je ne les reconnais point. "

Mais que faisons-nous? je veux arrêter les larmes d'une mère affligée, et je ne saurais m'empêcher d'en répandre moi-même. Je ne puis dissimuler ici mes sentiments; on ne verra dans cette lettre aucun caractère qui ne soit imprimé de mes larmes. Jésus-Christ lui-même en répandit sur la mort de Lazare, parce qu'il l'aimait. Hélas ! qu'on est peu propre à consoler les autres quand on succombe soi-même sous le poids de sa douleur, et que la voix est entrecoupée par les sanglots et étouffée par les larmes! Jésus-Christ, que Blésilla suit maintenant, et les saints anges avec qui elle se trouve, me sont témoins que je partage avec vous vos peines et vos chagrins. Je sens que j'étais son père et son nourricier selon l'esprit, et je ne puis m'empêcher de dire quelquefois avec Job: " Périsse le jour où je suis né! " et avec Jérémie: " Hélas! ma mère, pourquoi m'avez-vous mis au monde pour être un homme de contradiction et de discorde dans toute la terre? " Et encore " Je sais que vous êtes juste, Seigneur; cependant permettez-moi de vous faire ces justes plaintes: Pourquoi les méchants passent-ils leur vie dans la prospérité? " Et avec le prophète-roi: "Mes pieds ont chancelé, et je me suis vu tout près de tomber, parce que j'ai été enflammé d'indignation en voyant la paix dont jouissent les pécheurs, et j'ai dit: Comment est-il possible que Dieu sache ce qui se passe, et que le Très. Haut ait la connaissance de toutes choses? Voilà les pécheurs eux-mêmes qui vivent dans l'abondance de tous les biens de ce monde, et qui ont acquis de grandes richesses. " Mais en même temps je pense à ce que dit le prophète: " Je ne saurais parler de la sorte sans condamner la sainte société de vos enfants. "

Combien de fois agité, et troublé par ces fâcheuses réflexions , ai-je dit en moi-même: Pourquoi voit-on dans l'abondance des hommes qui ont vieilli dans le crime et dans l'iniquité? Pourquoi des jeunes gens qui ont encore toute leur innocence sont-ils enlevés tout à coup par une mort précipitée? Pourquoi des enfants de deux à trois ans, et attachés encore à la mamelle, sont-ils possédés du démon, couverts de lèpre, dévorés par la jaunisse ? Pourquoi au contraire voit-on des hommes impies, adultères, homicides, sacrilèges, jouir d'une heureuse santé, et blasphémer sans cesse contre Dieu; puisque l'iniquité du père ne retombe point sur ses enfants, et que " l'âme qui pèche meurt elle-même?" Ou si Dieu veut encore aujourd'hui comme autrefois punir les enfants des péchés de leurs pères, est-il juste qu'il fasse tomber sur un enfant innocent les châtiments que mérite un père criminel ? Et j'ai dit: " C'est donc en vain que j'ai travaillé à purifier mon coeur et que j'ai lavé mes mains en la compagnie des innocents, puisque j'ai été affligé durant tout le jour. " Le prophète-roi a calmé aussitôt toutes ces pensées dont j'étais agité. " J'ai donc voulu pénétrer la profondeur de ce mystère, mais je me suis donné sur cela des peines inutiles ; quand je serai entré dans le sanctuaire de Dieu, alors seulement je comprendrai quelle doit être la fin des méchants; car les jugements (481) du Seigneur sont un abîme très profond. Ce qui fait dire à l'apôtre saint Paul : " O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! que ses jugements sont impénétrables et ses voies incompréhensibles!

Dieu est bon, et comme il agit toujours par bonté, il ne saurait rien faire qui ne soit bon. Si je perds un mari, cette perte m'est sensible; mais parce qu'elle me vient de la part du Seigneur, je la souffre sans murmure. Si la mort m'enlève un fils unique, quelque cruelle que soit cette perte, je la supporte avec patience, sachant que c'est Dieu qui reprend ce qu'il m'avait donné. Si je deviens aveugle, je me servirai pour lire des yeux d'un ami, et je trouverai en lui une ressource à ma disgrâce. Si je viens aussi à perdre l'ouïe, ma surdité me garantira de la corruption du vice, et toute mon occupation alors sera de penser à Dieu. Si, pour comble de misère, je me vois encore réduit à souffrir la pauvreté, le froid, la nudité, la maladie, j'espérerai que la mort mettra fin à mes peines, et tous les maux de la vie présente me paraîtront courts dans l'attente d'une vie plus heureuse.

Considérons un peu ce que dit David dans ce psaume où il a renfermé une morale si belle " Vous êtes juste, Seigneur, "dit ce prophète, " et vos jugements sont équitables. " Ces pieux sentiments n'appartiennent qu'à une âme qui bénit le Seigneur au fort de sa misère, et qui, attribuant à ses propres péchés toutes les peines qu'elle endure, ne cesse de louer au milieu de ses adversités celui qui la fait souffrir.

" Les filles de Juda, " dit ailleurs le même prophète , " ont tressailli de joie à cause de vos ,jugements, Seigneur. " " Juda, "veut dire "louange" ou "confession ;" et comme l'emploi d'une âme fidèle est de louer Dieu, tous ceux qui croient en Jésus-Christ, doivent mettre leur joie dans les jugements du Seigneur. Malade ou en bonne santé, je bénis également Dieu. Car " lorsque je suis faible, c'est alors que je suis plus fort, et la vertu ", de l'esprit " se perfectionne dans la faiblesse de la chair. " Saint Paul, assujetti malgré lui aux tentations, pria trois fois le Seigneur de l'en affranchir; mais le Seigneur lui répondit : " Ma grâce vous suffit, car la vertu se perfectionne dans la faiblesse. " Dieu livra ce grand apôtre à l'ange de Satan, pour lui rappeler la misère humaine, et réprimer la vanité que ses révélations auraient pu lui inspirer; de même que dans les triomphes on mettait un homme derrière le triomphateur pour lui crier à chaque acclamation du peuple : " Souvenez-vous que vous êtes homme. " Pourquoi se révolter contre un mal inévitable? Pourquoi pleurer une personne que la mort nous enlève? Sommes-nous au monde pour y vivre éternellement? Abraham, Moïse, Isaac, saint Pierre, saint Jacques, saint Jean, saint Paul, ce vaisseau d'élection, Jésus-Christ même, n'ont-ils pas tous été sujets à la mort? Pourquoi donc murmurer, lorsque nous venons à perdre une personne qui nous est chère? Peut-être que " le Seigneur ne l'a enlevée du monde que pour la sauver de la corruption du siècle, et qu'il s'est hâté de retirer du milieu de l'iniquité une âme qui lui était agréable, " de peur que, dans le long voyage de la vie, elle ne s'engageât dans des routes écartées.

Déplorons la triste destinée de ceux qui ne meurent que pour brûler dans l'enfer, et que la divine justice livre à des supplices éternels.

Quant à nous " qui devons aller au-devant de Jésus-Christ, " accompagnés des choeurs des anges, regardons une longue vie comme un pesant fardeau et comme une véritable mort. Car " tandis que nous demeurons ici-bas, nous sommes éloignés du Seigneur. " Disons avec le prophète-roi: " Hélas! que mon exil est long! J'ai demeuré avec les habitants de Cédar, mon âme y a été longtemps étrangère. " Comme le mot " Cédar ", signifie " ténèbres, " et que le siècle présent est enveloppé d'une profonde nuit, (" parce que la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise "), nous devons prendre part au bonheur de Blésilla qui a passé. des ténèbres à la lumière, et qui, par l'ardeur d'une foi naissante, s'est rendue digne de la couronne que Dieu n'accorde qu'aux vertus parfaites.

Si une mort imprévue, ce qu'à Dieu ne plaise, l'avait surprise avec un coeur tout occupé des plaisirs de la vie présente, nous aurions sujet de déplorer son sort et de répandre des torrents de larmes sur une mort si funeste. Mais puisque par une grâce particulière de Jésus-Christ, le vœu qu'elle avait fait (1), près de quatre mois avant sa mort, de se consacrer à Dieu, a

(1) Blésilla avait fait ce voeu dans cette grande maladie dont parle saint Jérôme dans la lettre précédente.

482

été pour elle comme un second baptême, et que depuis ce temps-là elle a méprisé toutes les vanités du monde et tourné toutes ses pensées vers le monastère, ne craignez-vous point que le Sauveur ne vous dise : " Paula, pourquoi vous désolez-vous de ce que votre fille est devenue la mienne? Pourquoi vous élevez-vous contre mes jugements? Pourquoi, jalouse de me voir en possession de Blésilla, m'outragez-vous par des larmes que répand un coeur rebelle à mes volontés? Pouvez-vous pénétrer les desseins que j'ai sur votre famille? Vous vous refusez toute sorte de nourriture, non point par une louable abstinence, mais par un excès de tristesse. Je n'aime point cette espèce de frugalité, et jeûner ainsi c'est se déclarer mon ennemi. Je ne puis recevoir dans mon sein une âme qui se détache du corps malgré moi et contre mes ordres. Que la folle philosophie du siècle se flatte d'avoir de pareils martyrs; qu'elle compte parmi ses héros un Zénon (1), un Cléombrote, un Caton : " mon esprit ne se repose que sur les humbles et les pacifiques, et sur ceux qui écoutent mes paroles avec crainte. "

" Est-ce donc là l'effet de la promesse que vous m'avez faite, de quitter le monde pour vous retirer dans un monastère, et une marque de cette régularité de vie dont vous faisiez profession en vous habillant d'une manière différente des femmes du siècle? Cette âme qui s'afflige est bien digne d'un corps vêtu de soie. Bientôt la mort va vous surprendre plongée dans la tristesse, et, comme si vous pouviez échapper à ma justice, vous me fuyez comme un juge inexorable. Jonas, ce prophète dont l'âme était si grande , voulut autrefois se dérober à mes poursuites; mais il se vit tout à coup englouti dans les abîmes de la mer. Si vous étiez bien persuadée que votre fille est vivante, vous ne plaindriez pas son sort, puisqu'elle n'a fait que quitter une vie pleine de misères pour une plus heureuse. Est-ce ainsi que vous obéissez au commandement annoncé par l'Apôtre, de ne point pleurer comme les infidèles ceux qui dorment du sommeil de la mort ? Rougissez ici

(1) Zénon, chef de la secte des stoïciens, s'étrangla de ses propres mains. Cléombrote, natif d'Ambracie, et philosophe académicien, se précipita dans la mer après avoir lu le livre de l'Immortalité de l'âme que Platon avait composé. Caton, se voyant poursuivi par César après la défaite de Pompée, se retira à Utique, où il se poignarda lui-même.

de voir une femme païenne (1) vous surpasser, et une esclave du démon prévaloir sur ma servante. Elle se flatte que son mari, qui était païen, a été reçu dans le ciel et admis au nombre des dieux ; et vous, vous ne pouvez vous persuader que votre fille soit avec moi! "

Vous me direz peut-être: Pourquoi ne pas pleurer la mort de ma fille? Jacob ne se couvrit-il pas d'un sac pour pleurer celle de Joseph? Ne refusa-t-il pas les consolations de toute sa famille qui s'était réunie pour le consoler dans sa douleur? " Je pleurerai toujours, " disait-il, " jusqu'à ce que je descende avec mon fils dans le tombeau. "

David ne se couvrit-il pas la tête lors de la mort d'Absalon, répétant souvent ces tristes paroles : " Mon fils Absalon, Absalon mon fils, qui me donnera de mourir pour toi, mon fils Absalon ? " Les funérailles des autres justes n'ont-elles pas été célébrées par un deuil solennel ?

Rien n'est plus aisé que de répondre à toutes ces raisons dont vous vous servez pour justifier votre douleur. Jacob pleura son fils, persuadé qu'il avait été tué, et que bientôt la mort devait les réunir tous deux; c'est dans cette vue qu'il disait: -Je pleurerai toujours jusqu'à ce que je descende avec mon fils dans le tombeau; parce que Jésus-Christ n'avait pas encore ouvert la porte du paradis, ni éteint par son sang ce glaive de feu que tenait un chérubin pour en défendre l'entrée. De là vient que l'Écriture nous représente Abraham dans les limbes°- avec Lazare, quoique cet endroit fût pour eux un lieu de rafraîchissement. David avait raison de pleurer la mort d'un fils parricide; mais celle d'un autre de ses enfants à qui ses prières n'avaient pu conserver la vie, et qu'il volait mourir innocent, il ne la pleura pas.

Que d'après l'ancienne coutume les Juifs aient pris le deuil à la mort de Moïse et d'Aaron, rien d'étonnant, puisque nous lisons dans les Actes des Apôtres que, dès les premiers jours de l'Église naissante , les fidèles de Jérusalem " firent les funérailles de saint Etienne avec un deuil solennel. " Or cela doit s'entendre,

(1) Saint Jérôme veut parler de la femme de Prétextai dont il fait mention dans la vie de Léa.

(2) Le texte porte " dans l'enfer, " c'est-à-dire, au fond de la terre. Ce lieu est proprement " les limbes " où les âmes des justes ont été jusqu'à la venue de Jésus-Christ.

483

non comme vous vous l'imaginez, de leur douleur excessive, mais de la pompe de ses funérailles et de la foule prodigieuse qui s'y trouva.

Enfin, voici ce que l'Écriture sainte dit de Jacob : " Joseph alla ensevelir son père; les premiers officiers de la maison de Pharaon et les anciens de l'Égypte l'accompagnèrent en ce vol age; la maison de Joseph et tous ses frères le suivirent aussi. " Et un peu après : " Il y eut aussi des chariots et des cavaliers qui le suivirent, et il se trouva là une grande multitude de personnes. " Et ensuite: " Et ils y célébrèrent les funérailles de Jacob avec beaucoup de pleurs et de grands cris. " Ce deuil solennel des Égyptiens ne doit pas s'entendre de leurs larmes ni de l'excès de leur douleur, mais de la magnificence des funérailles qu'ils firent à Jacob; et c'est ainsi qu'Aaron et Moïse furent pleurés.

Je ne saurais assez admirer les profonds mystères que cache l'Écriture sainte, sous des paroles simples en apparence. Pourquoi dit-elle qu'on célébra les funérailles de Moïse avec un grand deuil, et qu'elle n'en dit point autant du saint homme Josué? En voici la raison; c'est que, du temps de Moïse, c'est-à-dire dans l'ancienne loi, tous les hommes étaient enveloppés dans la condamnation du péché d'Adam et, comme en mourant ils descendaient dans les limbes, il était juste de pleurer leur mort, d'après les paroles de l'apôtre saint Paul: " La mort a régné depuis Adam jusqu'à Moïse, même sur ceux qui n'ont point péché. " Mais depuis l'établissement de l'Évangile, c'est-à-dire sous Jésus-Christ, ce véritable Josué qui nous a ouvert le paradis, on célèbre avec ,joie les funérailles des morts. On voit encore aujourd'hui les Juifs répandre des larmes sur ceux qui meurent, marcher nu-pieds, se coucher sur le cilice , se rouler sur la cendre; et, afin que rien ne manque à leurs superstitieuses cérémonies , par une ridicule tradition des pharisiens, manger des lentilles avant de prendre aucune autre nourriture; indiquant par là que ce mets fatal leur a fait perdre leur droit d'aînesse. Leur aveuglement est une juste punition de leur incrédulité, puisque, ne croyant point que Jésus-Christ soit ressuscité, ils ne doivent attendre que la venue de l'Antéchrist.

Mais pour nous qui avons été revêtus de Jésus-Christ, et qui, comme dit l'apôtre saint Pierre, sommes de la race royale et sacerdotale, nous ne devons point pleurer les morts. Moïse dit à Aaron, à Éléazar et Itamar (1) ses autres fils : " Ne découvrez pas votre tête (2) et ne déchirez pas vos habits, de peur que vous ne mouriez et que la colère du Seigneur ne tombe sur tout le peuple. " Prenez garde, dit-il, de déchirer vos habits et de vous abandonner comme les païens à l'excès de votre douleur, de peur que vous ne mouriez. Il n'y a que le péché qui nous donne la mort. Dieu, dans le même livre du Lévitique, fait un commandement qui semble dur, mais qui néanmoins est nécessaire à la foi; car il défend au grand-prêtre d'approcher du cadavre de son père, de sa mère, de ses frères et de ses enfants, de peur que les sentiments de la nature ne partagent un cœur qui ne devait être occupé que du soin d'offrir des sacrifices au Seigneur.

Jésus-Christ n'exige-t-il pas des chrétiens ce parfait détachement de cœur, lorsqu'il défend à un de ses disciples d'aller mettre ordre à ses affaires domestiques, et qu'il refuse à un autre la permission d'aller rendre à son père les devoirs de la sépulture? " Le grand-prêtre. " dit Dieu dans l'Écriture, " ne sortira point des lieux saints, de peur qu'il ne profane le caractère de sainteté dont il est revêtu, parce que le Seigneur a répandu sur lui l'huile sainte de son onction. " Ce qui fait voir qu'un chrétien qui a embrassé la foi de Jésus-Christ, et qui porte en lui-même fonction sainte dont il a été consacré, ne doit point sortir du temple, c'est-à-dire s'écarter des devoirs que la religion lui impose; qu'il ne doit point aller dehors en suivant les voies des infidèles ; mais qu'il doit toujours demeurer dans la maison du Seigneur, pour pratiquer ses commandements.

Je vous ai rapporté tous ces passages de l'Écriture, de peur qu'en leur donnant un mauvais sens, vous ne vous en serviez pour autoriser votre douleur et justifier votre égarement. Je ne vous ai même parlé jusqu'à présent que comme à une personne du vulgaire. Mais comme

(1) Il les appelle " ses autres fils, " parce qu'ils étaient les seuls qui restaient à Aaron ; Nadab et Abiud ayant été consumés par le feu.

(2) C'est-à-dire, de ne pas ôter l'ornement de votre tête pour la couvrir de cendre, selon la coutume de ceux qui sent dans une grande affliction.

484

je sais que vous avez entièrement renoncé au monde et à tous ses plaisirs pour vivre dans la pratique continuelle du jeûne, de la lecture et de la prière; qu'à l'exemple d'Abraham vous souhaitez d'abandonner la Chaldée et la Mésopotamie, votre pays et vos parents, pour entrer dans la terre promise; et qu'étant morte au monde avant de mourir d'une mort naturelle, vous avez donné tout votre bien aux pauvres et à vos enfants : je m'étonne que vous fassiez paraître dans votre affliction des faiblesses que l'on condamnerait dans les personnes même les plus attachées aux choses de la terre. Vous rappelez dans votre esprit les caresses de Blésilla, le charme de sa conversation , de sa société; et cette perte vous parait insupportable.

Je ne saurais blâmer les larmes d'une mère; je vous prie seulement de donner des bornes à votre douleur. Vous êtes mère, et vous pleurez la mort de votre fille; je ne veux pas vous faire un crime d'une affection si légitime: mais vous êtes aussi et chrétienne et religieuse; et ces deux titres doivent exclure en vous les sentiments de la nature. Je touche votre plaie avec toute sorte de précaution ; mais elle est encore trop récente, et je sens bien que ma main ne sert qu'à irriter le mal, au lieu de le guérir. Cependant, pourquoi ne vaincrez-vous pas par raison un mal que le temps doit un jour adoucir?

Noémi, s'étant retirée chez les Moabites pour se défendre contre la famine, y perdit son mari et ses enfants. Dans une conjoncture si fatale, où elle était privée du secours des siens, Ruth s'attacha à elle et ne l'abandonna jamais. Mais voyez combien est agréable aux yeux de Dieu le soin que l'on prend de consoler une personne affligée. Le Christ naît de la race de Ruth. Pour vous faire comprendre jusqu'où va votre délicatesse, considérez combien Job a essuyé de disgrâces; considérez-le parmi les ruines de sa maison , levant les yeux au ciel, avec les douleurs aiguës de son ulcère, après la perte de tous ses biens et la mort de ses enfants, cri butte aux railleries d'une femme artificieuse qui veut le porter à blasphémer le Seigneur. Vous me direz sans doute que Dieu n'exposa cet homme juste à tant de malheurs qu'afin d'éprouver sa vertu. Choisissez donc ici le parti qu'il vous plaira; car si vous êtes juste, la perte que vous

avez faite est une épreuve; si vous êtes pécheresse, vous méritez encore de plus grands châtiments.

Mais laissons là les anciens exemples; suivez ceux que vous avez devant les yeux. La vertueuse Melania,véritable illustration chrétienne de notre temps et avec laquelle je prie le Seigneur de nous réunir vous et moi au jour du jugement; cette vertueuse femme, dis je, n'avait pas encore rendu les derniers devoirs à son mari qui venait d'expirer, quand la mort lui enleva encore deux de ses enfants. On aura peut-être peine à me croire, mais Jésus-Christ m'est témoin que je ne dirai que la vérité.

Qui n'eût cru que Melania, dans une conjoncture si affligeante, après avoir déchiré ses habits et s'être arraché les cheveux, devenue in. sensée par l'excès de sa douleur, allait encore se déchirer le sein de ses propres mains? Cependant elle ne répandit pas une seule larme; elle soutint avec une fermeté inébranlable une si cruelle disgrâce ; et, se jetant aux pieds de Jésus-Christ, elle lui dit avec un air content, comme si elle l'eût tenu entre ses bras: " Puisque vous m'avez déchargée, Seigneur, d'un si pesant fardeau, je vous servirai désormais avec plus de liberté. " Et ne pensez pas que, se démentant dans la suite, elle se soit laissé vaincre par la tendresse qu'elle avait pour ses autres enfants; jugez de son détachement par la manière dont elle traita le seul qui lui restait; car, après lui avoir formé tout son bien, elle l'abandonna, et se mit en mer au commencement de l'hiver pour se retirer à Jérusalem.

Epargnez-vous donc . je vous en conjure, épargnez la gloire de Blésilla qui règne déjà dans le ciel; épargnez du moins la grande jeunesse d'Eustochia, que vous avez pris soin d'élever de. puis son enfance. Car le démon, qui voit triompher l'une de vos filles, chagrin d'avoir été vaincu par elle, redouble aujourd'hui tous ses efforts pour gagner sur celle qui reste au monde la victoire remportée sur lui par celle qui règne dans le ciel. C'est être impie envers Dieu que d'aimer ses enfants avec trop de tendresse. Abraham immole avec plaisir son fils unique, et vous ne pouvez voir sans chagrin que, de plusieurs enfants que vous avez, Dieu en prenne un pour le couronner d'une gloire immortelle!

J'ai à vous dire une chose dont je ne saurais (485) vous parler sans gémir. Lorsqu'on vous retira du milieu du convoi, et qu'on vous en rapporta à demi morte, le peuple se disait tout bas " Ne l'avions-nous pas bien dit? Ce qui fait aujourd'hui la douleur et l'accablement de Paula, c'est que sa fille, qui s'est tuée à force de jeûner, ne lui a point laissé d'enfant d'un second mariage. Que ne chasse-t-on de la ville ces misérables moines? que ne les lapide-t-on? que ne les ,jette-t-on dans la rivière? Car ce sont eux qui ont séduit cette pauvre femme; et il est aisé de voir qu'elle n'a embrassé la vie monastique que malgré elle, puisque jamais païenne n'a pleuré de la sorte la mort de ses enfants. " Avec quel déplaisir Jésus-Christ n'écoutait-il pas de semblables discours? Quelle joie et quel triomphe pour le démon, qui tâche aujourd'hui de vous perdre en flattant votre douleur par les prétextes spécieux de piété qu'il vous suggère ; et qui ne vous remet sans cesse devant les yeux l'image de votre fille, qu'afro de faire mourir la mère de celle qui l'a vaincu, et de se rendre maître (1) de sa soeur qui n'aura plus personne pour la soutenir et pour la conduire dans les voies de Dieu!

Je ne veux point vous alarmer, et le Seigneur m'est témoin que je vous parle ici avec autant de sincérité que si j'étais aux pieds de son redoutable tribunal. Ces larmes que vous répandez sans mesure, et qui vous conduisent presque ,jusqu'au tombeau, sont des larmes sacrilèges, que l'infidélité seule fait verser. Vous criez, vous hurlez, et, devenue comme furieuse, vous faites tout ce que vous pouvez pour vous donner la mort. Mais dans l'état où vous êtes, Jésus-Christ s'approche de vous pour vous dire : " Pourquoi pleurez-vous? votre fille n'est pas morte, elle n'est qu'endormie. " Que les assistants s'en moquent tant qu'il leur plaira; ils imitent en cela l'incrédulité des Juifs. Si vous allez au tombeau de votre fille pour vous abandonner à votre désespoir, un ange vous fera ces justes reproches: " Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celle qui est vivante? " C'est ce qui arriva à Marie Madeleine; elle se jeta aux pieds du Sauveur qui l'appelait, et dont elle avait reconnu la voix; mais Jésus-Christ lui dit: " Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père; " c'est-à-dire : Je

(1) Eustochia.

suis ressuscité; mais puisque vous trie croyez encore enseveli dans le tombeau, vous n'êtes pas digne de me toucher.

Quel tourment n'est-ce point pour Blésilla de voir Jésus-Christ irrité contre vous? Dans l'accablement où elle vous voit, elle vous crie du haut du ciel : " Si jamais vous m'avez aimée, ma chère mère; si vous m'avez nourrie de votre lait et élevée dans la pratique de la vertu par vos sages conseils, ne m'enviez point la gloire que je possède, et n'obligez point Dieu par vos plaintes à nous séparer pour toujours. Ne pensez pas que je sois seule; si je vous ai perdue, j'ai ici la sainte Vierge, mère du Sauveur, qui me dédommage de cette perte. J'y vois plusieurs personnes que je n'avais jamais connues, et je trouve en leur compagnie un agrément qu'on ne rencontre point dans les sociétés mondaines. J'ai le bonheur d'y vivre avec Anne, cette illustre veuve qui autrefois a prophétisé la venue du Sauveur; et ce qui doit redoubler votre joie et vous combler de consolation, c'est que j'ai mérité en trois mois de temps la même gloire qu'elle n'a acquise que par un long travail et une viduité de plusieurs années; et nous avons reçu également, elle et moi, la récompense que Dieu réserve à la chasteté des veuves. Vous me plaignez de ce que je ne suis plus au monde ; mais vous me paraissez bien plus à plaindre d'être encore asservie aux vanités du siècle, et réduite à la dure nécessité de combattre sans cesse tantôt la colère, tantôt, l'avarice, ici la volupté, là toutes sortes de vices qui vous entraînent dans des précipices affreux. Si vous voulez que je vous reconnaisse pour ma mère, ayez soin de plaire à Jésus-Christ; car je ne saurais vous donner ce nom tant que vous serez désagréable à ses yeux. "

Blésilla vous dit encore plusieurs autres choses que je passe ici sous silence. Elle prie le Seigneur pour vous; et, comme je connais son coeur, je suis persuadé qu'elle emploie aussi le crédit qu'elle a auprès de lui pour m'obtenir le pardon de mes péchés, afin de reconnaître par là mes salutaires conseils, le zèle avec lequel je l'ai sollicitée de se donner à Dieu et les chagrins qu'il m'a attirés de la part de ses parents. C'est pourquoi je promets de lui consacrer tous mes travaux tant que je serai au monde, et d'employer mon esprit et ma langue à publier ses louanges. Il n'y aura dans mes (486) ouvrages aucune page qui ne porte le nom de Blésilla ; elle les suivra partout, et j'apprendrai aux vierges, aux veuves, aux solitaires et aux évêques le mérite de cette vertueuse femme dont je conserve toujours le souvenir. L'immortalité de son nom la dédommagera du peu de temps qu'elle a vécu sur la terre. Elle vit dans le ciel avec Jésus-Christ, et elle vivra encore dans la bouche des hommes. Le siècle présent passera, et les siècles futurs jugeront sans intérêt et sans passion des vertus de cette illustre veuve. Je la placerai entre Paula et Eustochia; elle vivra éternellement dans mes écrits, et elle m'entendra toujours parler d'elle avec sa mère et sa soeur.

Haut du document

A MARCELLA. EXAMEN DE LA VERSION D’AQUILA. — SOUHAITS POUR LA SANTÉ d’ALBINA.

Lettre écrite de Rome, en 384.

Deux motifs m'ont empêché de vous écrire plus au long: d'abord, le porteur était sur son départ; ensuite, je ne pouvais le faire sans interrompre un autre ouvrage auquel je travaille. Voulez-vous savoir quel est cet ouvrage si grand, si important qu'il ne me permet pas de vous écrire? C'est la confrontation de la version d'Aquila avec le texte hébreu, pour voir si les Juifs, ces ennemis déclarés de Jésus-Christ, n'y ont rien changé; et je vous avoue que j'y ai découvert bien des choses dont nous pouvons nous servir utilement pour prouver les dogmes de notre foi. J'ai déjà examiné le psautier, les livres des prophètes, de Salomon et des Rois; j'en suis à l'Exode que les hébreux appellent "Ellesmoth, " après quoi je passerai au Lévitique. Vous voyez bien qu'on ne doit rien préférer à un ouvrage de cette importance; cependant, pour que votre courrier ne soit pas venu inutilement, j'ai joint à ce petit billet lieux lettres que j'écris à sainte Paula et à sa chère Eustochia. Vous pouvez les lire, et si vous y trouvez quelque chose qui vous fasse plaisir et qui vous instruise, regardez-les comme si je les adressais à vous-même.

Je souhaite que notre mère Albina soit en bonne santé; je parle de celle du corps, car pour celle de Pâme je suis persuadé qu'elle est parfaite. Saluez-la, je vous prie, de ma part, et rendez-lui pour moi tous les devoirs d'amitié et de respect que nous sommes doublement obligés de lui rendre à titre de bonne mère et de véritable chrétienne.

Haut du document

A MARCELLA, SATIRE PIQUANTE CONTRE, UN CERTAIN ONOSIUS DE SÉGESTE.

Lettre écrite de Rome, en 584.

Les médecins, appelés chirurgiens, passent pour des gens cruels, tandis qu'ils sont fort à plaindre. N'est-il pas triste, en effet, de ne pouvoir compatir aux souffrances d'un pauvre malade? de porter impitoyablement le fer dans ses plaies pour couper les chairs mortes? de panser de sang-froid un mal que le malade même ne peut regarder sans horreur, et de passer pour l'ennemi de celui qu'on veut guérir? Tel est le caractère de l'homme; la vérité lui parait amère et le vice seul a des attraits pour lui. Isaïe n'a point honte de marcher tout nu pour indiquer les malheurs de la prochaine captivité. Dieu ordonne à Jérémie de sortir de Jérusalem, d'aller vers l'Euphrate, fleuve de la Mésopotamie, d'y cacher sa ceinture au milieu des nations ennemies, dans le camp des Assyriens et des Chaldéens, et de l'y laisser jusqu'à ce qu'elle soit entièrement pourrie. Ezéchiel reçoit ordre de manger un pain fait avec plusieurs espèces de grains et cuit premièrement sous des excréments de l'homme, et ensuite sous de la bouse de vache. Ce prophète voit d'un oeil sec mourir sa femme; Amos est chassé de Samarie. Pourquoi ces figures? C'est que ces médecins spirituels exhortaient le peuple à la pénitence et employaient le fer pour guérir les plaies que le péché avait faites à Israël. Aussi, l'apôtre saint Paul dit-il : " Je suis devenu votre ennemi parce que je vous ai dit la vérité. " C'est encore pour cela que plusieurs disciples abandonnèrent Jésus-Christ, parce que ses paroles leur paraissaient trop dures.

Faut-il donc s'étonner que le zèle avec lequel je me suis déclaré contre le vice, m'ait mal mis avec plusieurs personnes? J'ai entrepris de couper un nez qui sent mauvais; que ceux qui ont les écrouelles craignent pour eux. Je veux rabaisser le caquet de la corneille; qu'elle

(487) comprenne qu'elle n'est qu'une babillarde. Mais n'y a-t-il dans Rome qu'une seule personne à qui on ait coupé le nez et défiguré le visage? Onosius de Ségeste, d'une voix emphatique, pèse gravement comme dans une balance des mots sonores.

Je dis que certaines gens ont eu recours au mensonge, au parjure, au crime, pour s'élever à je ne sais quelles dignités. Que vous importe? Je me ris d'un avocat qui manque de causes, je me moque de sa ridicule éloquence. Pourquoi le trouvez-vous mauvais, vous qui vous distinguez par la vôtre? Je veux m'élever contre la cupidité de quelques prêtres qui n'ont, souci que de l'argent. Pourquoi vous en fâcher, vous qui n'êtes pas riche? Je veux renfermer Vulcain et le brûler à son propre feu ; êtes-vous son hôte ou son voisin pour vous opposer à mon dessein, et pour empêcher qu'on ne mette le feu au temple de cette idole? Je prends plaisir à me moquer des larves, du chat-huant, du hibou et. des monstres du Nil, et vous vous appliquez tout ce que je dis. Dès que j'attaque quelque vice, vous prétendez que c'est vous que j'attaque; vous voulez m'intenter un procès à cette occasion et vous m'accusez d'écrire des satires en prose. Vous croyez-vous joli garçon parce que vous portez un nom qui indique quelque chose d'heureux? N'appelle-t-on pas sacré un bois qui est très sombre? Ne donne-t-on pas aux déesses qui président à la vie le nom de Parques, parce qu'elles n'épargnent personne? aux Furies, celui d'Euménides, parce qu'elles sont impitoyables? aux Ethiopiens, celui d'hommes argentés? Mais puisqu'on ne peut parler contre le vice sans vous mettre de mauvaise humeur, je vous dirai avec Perse : " que le roi et la reine vous désirent pour gendre; que les jeunes filles se disputent votre main, et que les roses naissent en foule sous vos pas! " Cependant, si vous voulez paraître plus beau, j'ai un avis à vous donner; c'est de cacher votre nez et de garder le silence; par ce moyen vous paraîtrez éloquent et joli garçon.

 

 

 

A ASELLA. RÉFUTATION DES CALOMNIES DE SES ENNEMIS.

Lettre écrite au moment de son départ de Rome, en 385.

Je ne suis pas assez téméraire pour me flatter de pouvoir reconnaître vos bontés. Il n'y a que Dieu qui puisse vous donner une récompense proportionnée à vos mérites. Pour moi, qui suis indigne de l'amitié que vous me témoignez en Jésus-Christ, jamais je n'ai dû croire ni même souhaiter que vous m'en donniez des marques si sensibles. Quoique je passe dans l'esprit de quelques-uns pour un scélérat et pour un homme plongé dans toutes sortes de crimes ( ce qui est encore peu en comparaison de mes péchés), c'est néanmoins bien agir que de juger si favorablement, même ceux qui sont méchants dans votre opinion. Car il est toujours très dangereux de condamner le serviteur d'autrui; et celui qui dénature les bonnes actions des autres obtient difficilement le pardon de sa médisance. Viendra, viendra un jour, un jour où nous gémirons, vous et moi, des tourments auxquels plusieurs seront condamnés.

On me dit un infâme, un fourbe, un menteur, un magicien. Lequel vaut mieux ou d'avoir cru cela, ou de l'avoir supposé contre des innocents, ou même de ne l'avoir pas voulu croire touchant des coupables? Quelques-uns me baisaient les mains tandis qu'ils déchiraient ma réputation de la manière la plus impitoyable. Ils me témoignaient de bouche qu'ils prenaient part à mes peines, et dans le fond du coeur ils se réjouissaient de mes disgrâces; mais le Seigneur, qui lisait dans leur âme, se moquait de leur malice et se réservait de me juger un jour avec eux. L'un blâmait ma démarche et mon rire; l'autre remarquait dans les traits de mon visage je ne sais quoi de choquant; mes manières simples et naturelles paraissaient à d'autres affectées. C'est ainsi que, pendant près de trois ans, j'ai été en butte à leurs sarcasmes et à leurs calomnies.

Je me suis trouvé plusieurs fois avec des vierges; j'ai expliqué souvent à quelques-unes l'Écriture sainte le mieux qu'il m'a été possible. Cette étude nous obligeait d'être souvent ensemble; l'assiduité donnait lieu à la (488) familiarité, et la familiarité faisait naître la confiance. Mais qu'elles-mêmes disent si elles ont remarqué dans ma conduite quelque chose d'indigne d'un chrétien ! Ai-je reçu de l'argent de qui que ce soit? N'ai-je pas toujours rejeté avec mépris tous les présents qu'on a voulu me faire? A-t-on entendu sonner dans mes mains l'or d'autrui? A-t-on remarqué quelque chose d'équivoque dans mes discours ou de passionné dans mes regards ? Mon sexe seul fait tout mon crime ; encore ne me l'objecte-t-on , ce crime, qu'à l'occasion du voyage de Paula et de Melania à Jérusalem. Je pardonne à mes ennemis d'avoir cru celui qui m'a calomnié avec tant d'injustice; mais puisqu' aujourd'hui cet imposteur désavoue tout ce qu'il a inventé contre moi, pourquoi refusent-ils de le croire? C'est le même homme qui, après m'avoir accusé de faux crimes, avoue maintenant que je suis innocent; et certes ce qu'un homme confesse au milieu des tourments, est bien plus croyable que ce qu'il dit en plaisantant. Mais peut-être aime-t-on mieux croire des impostures, parce qu'on trouve plus de plaisir à les entendre et qu'on force même les autres à les publier.

Avant d'avoir connu sainte Paula , tout Rome m'estimait et applaudissait à ma vertu; chacun me jugeait digne du souverain sacerdoce. Le pape Damase, d'heureuse mémoire, faisait le sujet de mes discours; je passais pour un saint, pour un homme véritablement. humble et d'une érudition profonde.

M'a-t-on vu entrer chez quelque femme d'une conduite peu régulière? Me suis-je attaché à la magnificence des habits, à un visage fardé, à l'éclat des pierreries et à l'or? N'y avait-il dans Rome qu'une femme pénitente et mortifiée qui fût capable de me toucher, une femme desséchée par des jeûnes continuels, négligée dans ses habits, devenue presque aveugle à force de pleurer, et qui passait les nuits entières en oraison ? une femme qui n'avait d'autres chansons que les psaumes, d'autre entretien que l’Evangile, d'autre plaisir que la continence, d'autre nourriture que le jeûne; une femme enfin que je n'ai jamais vue manger ? N'y avait-il, encore une fois, que cette femme qui pût avoir de l'attrait pour moi ? Touché de sa chasteté merveilleuse, à peine ai-je commencé à la voir et à lui donner des marques de respect, qu'aussitôt tout mon mérite a disparu, toutes mes vertus se sont évanouies.

O envie qui commences par te déchirer toi-même! ô ruses et artifices du démon qui fait à la sainteté une guerre continuelle ! De toutes les femmes de Rome, Paula et Melania sont les seules qui soient devenues la fable de la ville, elles qui, en abandonnant leurs biens et leurs enfants, ont porté devant tout le monde la croix du Sauveur; comme l'étendard de la piété. Si elles allaient au bain, si elles se servaient des parfums les plus exquis, si elles savaient profiter de leurs richesses et de leur veuvage pour vivre avec plus de liberté et pour entretenir leur luxe et leur vanité , alors on les traiterait avec respect, on les appellerait saintes. Mais, dit-on, elles veulent plaire sous le sac et la cendre; elles veulent aller en enfer avec tous leurs jeûnes et toutes leurs mortifications! Comme si elles ne pouvaient, pas se damner avec les autres, en s'attirant par une vie mondaine l'estime et les applaudissements des hommes ! Si c'étaient des païens ou des Juifs qui condamnassent la vie qu'elles mènent , elles auraient du moins la consolation de voir que leur conduite ne déplairait qu'à ceux à qui Jésus-Christ ne plait pas ; mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est que ce sont des chrétiens qui, au lieu de prendre soin de leurs propres affaires et d'arracher la poutre qui leur crève les yeux, tâchent de découvrir une paille dans l'oeil de leur prochain, déchirent continuellement la réputation de ceux qui ont pris le parti de la piété, et s'imaginent remédier à leurs maux en censurant la conduite de tout le monde et en grossissant le nombre de ceux qui vivent dans le libertinage.

Vous aimez à prendre un bain tous les jours, mais Paula et Melania croient qu'il ne sert qu'à les salir au lieu de les laver. Vous êtes dégoûtés de francolins, et vous faites gloire d'avoir manqué à l'esturgeon; et moi, je ne me nourris que de fèves. Vous prenez plaisir à entendre les bouffonneries d'une troupe de plaisants qui vous environnent; et moi je me plais à voir couler les larmes que répandent Paula et Melania. Vous souhaitez de posséder ce qui appartient aux autres, et elles méprisent ce qu'elles possèdent. Vous aimez les vins mêlés de miel, et elles trouvent l'eau froide plus agréable. Vous croyez perdre tout ce que vous ne possédez pas, tout ce que vous ne mangez (489) pas, tout ce que vous ne dévorez pas dès à présent; pour elles, sûres des promesses de Dieu, elles tournent du côté du ciel toutes les affections de leur coeur. J'admets pour un moment que leur espérance soit chimérique ; que vous importe? elle est fondée , cette espérance, sur l'assurance qu'elles ont de ressusciter un jour.

Quant à nous, nous avons horreur de la vie que vous menez. Soyez gros et gras, à la bonne heure ; moi , je préfère avoir le visage pâle et décharné. Vous vous imaginez que notre genre de vie n'est propre qu'à faire des malheureux; et pourtant nous vous croyons plus malheureux que nous. Nous nous rendons la pareille, et nous nous regardons les uns et les autres comme des insensés.

Je vous écris ceci, Asella, au moment de m'embarquer, et je vous l'écris les larmes aux yeux et le coeur pénétré de douleur. Je rends grâce à mon Dieu de m'avoir jugé digne de la haine du monde. Obtenez-moi de lui de pouvoir retourner de Babylone à Jérusalem, afin qu'affranchi de la domination de Nabuchodonosor, je puisse passer mes jours sous celle de Jésus, fils de Josedech. Qu'un nouvel Esdras vienne me conduire en mon pays! J'étais bien fou de vouloir chanter les cantiques du Seigneur dans une terre étrangère, et d'abandonner la montagne de Sinaï pour mendier le secours de l'Égypte. J'avais oublié ce que dit l'Évangile, qu'on ne peut sortir de Jérusalem sans tomber aussitôt entre les mains des voleurs qui dépouillent, blessent et tuent tous ceux qu'ils rencontrent. Quoique le prêtre et le lévite me méprisent, je ne serai pas abandonné du charitable Samaritain , je veux dire de celui que les Juifs appelèrent autrefois Samaritain, et possédé du démon; et qui, après avoir rejeté le nom de possédé, ne refusa pas celui de Samaritain, qui, dans la langue hébraïque, signifie "gardien. " Quelques-uns m'accusent de magie; comme je suis serviteur de Jésus-Christ, je reconnais en cela la marque et le caractère de ma foi. Les Juifs ont donné à mon divin maître le nom de magicien, et l'apôtre saint Paul a été traité comme un séducteur. Dieu veuille que je ne sois exposé qu'à des "tentations humaines et ordinaires! " Quelle part ai-je encore eue aux souffrances de Jésus-Christ, moi qui combats sous l'étendard de sa croix? L'on m'a imputé des crimes infâmes, mais je sais qu'on arrive au royaume du ciel " à travers la bonne et la mauvaise réputation. "

Je vous prie de saluer de ma part Paula et Eustochia, qui, malgré les propos de mes ennemis, me seront toujours chères dans le Christ. Saluez aussi notre bonne mère Albina, notre soeur Marcella, Marcellina et sainte Félicité dites-leur que nous comparaîtrons un jour devant le tribunal de Jésus-Christ, où notre conscience paraîtra à nu. Souvenez-vous de moi, ma chère soeur Asella, vous qui êtes l’exemple et l'ornement des vierges , et calmez par vos prières les tempêtes de la mer.

Haut du document

A MARCELLA, SUR LES BLASPHÈMES CONTRE LE SAINT-ESPRIT.

En 385.

La question que vous me proposez est fort courte, et il est très facile d'y répondre. Si c'est par ce passage de l'Évangile : " Quiconque aura parlé contre le Fils de l'Homme, il lui sera pardonné; mais si quelqu'un a parlé contre le Saint-Esprit, il ne lui sera pardonné ni en ce siècle ni dans le siècle futur; " si, dis-je, c'est par ce passage que Novatien conclut qu'il n'y a que les chrétiens seuls qui, en renonçant Jésus-Christ, puissent pécher contre le Saint-Esprit; il est certain que les Juifs, qui blasphémaient le Sauveur, n'étaient point coupables de blasphème. Jésus-Christ les avait comparés à ces vignerons impies qui, après avoir tué les Prophètes, avaient formé le dessein de faire aussi mourir leur maître; et leur salut était tellement désespéré qu'il annonçait n'être venu au monde que pour eux. Il faut donc démontrer par l'ensemble de ce passage, que le blasphème qui ne mérite point de pardon ne concerne pas ceux qui, vaincus par la violence des supplices, renoncent Jésus-Christ; mais ceux qui, découvrant visiblement le doigt de Dieu dans les miracles du Sauveur, ne laissaient pas de les calomnier en les attribuant à la puissance du démon. Aussi la réponse du Fils de Dieu aux pharisiens tend à prouver que le démon ne peut chasser le démon, et que le royaume de ce prince des ténèbres n'est point divisé. En effet, comme le démon est sans cesse appliqué à nuire aux hommes, est-il possible qu'il voulût guérir (490) les maladies et se bannir lui-même des corps qu'il possède? Que Novatien prouve donc que quelqu'un de ceux qui ont été contraints par la violence des tourments de sacrifier aux idoles, ait attribué à Béelzébut prince des démons, et non pas au Fils de Dieu, tous les prodiges dont parle l'Evangile; et alors il pourra soutenir que l'aveu de ce chrétien devant les tribunaux est un blasphème contre le Saint-Esprit, et un blasphème qui jamais ne pourra lui être pardonné.

Mais pressons-le un peu plus, et demandons-lui ce que c'est que " parler contre le Fils de l'Homme et blasphémer contre le Saint-Esprit. " Car je soutiens que, selon son opinion, renier Jésus-Christ dans la persécution, c'est parler contre le Fils de l'homme et non pas blasphémer contre le Saint-Esprit. Lorsqu'un fidèle à qui l'on demande s'il est chrétien, répond qu'il ne l'est pas, il renie Jésus-Christ, c'est-à-dire le Fils de l'Homme, sans offenser le Saint-Esprit. Mais si en renonçant Jésus-Christ on renie en même temps le Saint-Esprit, que cet hérétique nous dise comment, en renonçant le Fils de l'Homme, on ne pèche point contre le Saint-Esprit; ou s'il prétend que par le Saint-Esprit on doit entendre le Père, alors il est certain que celui qui renonce Jésus-Christ ne parle point du Père. Lorsque saint Pierre, étourdi et effrayé par la demande que lui fit une simple servante renia son divin maître, pécha-t-il contre le Fils de l'Homme ou contre le Saint-Esprit ? Si cet hérétique, par une interprétation ridicule, prétend que cet apôtre en disant : " Je ne connais point cet homme, " ne renonça pas Jésus-Christ, mais qu'il nia seulement qu'il fût un simple mortel, c'est faire passer le Sauveur pour un menteur, puisqu'il avait formellement prédit que saint Pierre le renierait, lui Fils de Dieu. Or, si cet apôtre renonça le Fils de Dieu (péché qui lui coûta tant de larmes, et qu'il effaça ensuite en confessant trois fois la Divinité de celui qu'il avait renoncé par trois fois), il est évident que la raison pour laquelle le péché contre le Saint-Esprit ne peut être remis, c'est qu'il renferme un horrible blasphème, en attribuant à la puissance de Béelzébut des miracles où l'on découvre visiblement la vertu de Dieu. Que Novatien donc nous montre un seul chrétien qui, en renonçant Jésus-Christ, fait appelé Béelzébut; et alors je tomberai d'accord avec lui que ce chrétien ne peut obtenir le pardon d'un crime si énorme. Car autre chose est de céder à la violence des tourments et de nier au milieu des supplices qu'on soit chrétien, et autre chose de dire que Jésus-Christ est un démon. Vous pouvez vous en convaincre vous-même, en lisant un peu attentivement toute la suite du passage sur lequel vous m'avez consulté.

J'aurais désiré traiter cette question avec plus d'étendue; mais comme la charité ne me permet pas de quitter quelques-uns de nos amis qui sont venus nous voir, et comme d'ailleurs je ne pouvais me dispenser de vous répondre de suite, j'ai été obligé de faire, au lieu d'une longue dissertation, une réponse fort courte qui ressemble moins à une lettre qu'à un petit commentaire.

Haut du document

A MARCELLA. SAINT JÉRÔME L'ENGAGE A VENIR A BETHLÉEM.

Son genre de vie. — Habitudes laborieuses des habitants.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 535.

Ambroise (1), aux dépens duquel Origène, qui est notre Chalcentère et notre Adamante (2), composa ce nombre prodigieux de livres qu'il a mis au ,jour, dit dans une lettre qu'il lui écrivait d'Athènes, qu'il ne se mettait jamais à table en la compagnie de ce grand homme sans faire lire quelque livre durant le repas, ni au lit sans entendre la lecture de l’Ecriture sainte; et que ,jour et nuit la prière succédait à la lecture et la lecture à la prière. Lâches et sensuels que nous sommes , avons-nous jamais rien fait de semblable ? Hélas! après une ou deux heures de lecture nous bâillons d'ennui ; nous nous frottons le front, nous nous plaignons de l'estomac; et, comme si nous avions beaucoup travaillé, nous cherchons à nous délasser dans des occupations toutes mondaines.

(1) Cet Ambroise, comme dit Eusèbe, liv. VI, Hist. eccl., c.15 suivait les erreurs des valentiniens, ou des Marcionites, selon saint Jérôme, lib. de Script. Eccl. Origène le convertit à la religion chrétienne.

(2) Chalcentère, selon l'élymologie grecque, veut dire "qui a des entrailles de fer. " Ammien Marcellin, liv. XXII, donne ce nom à Didyme le grammairien. saint Jérôme est le premier qui l'ait applique à Origène, pour marquer qu'il était infatigable dans le travail. C'est aussi pour cela qu'on l'appelait " Adamantius " c'est-à-dire "qui est de diamant. "

491

Je ne dis rien de ces festins qui appesantissent l'esprit; de cette démangeaison qu'on a de faire ou de recevoir des visites; de ces conversations où l'on parle sans aucune retenue, où l'on déchire la réputation des absents, où l'on esquisse le portrait de chacun, où l'on s'attaque et l'on se calomnie les uns les autres. Tout le repas se passe dans ces sortes d'entretiens. Quand les convives se sont retirés, on compte la dépense, et alors, ou l'on entre en fureur comme un lion, ou fon se donne mille mouvements inutiles pour amasser de quoi vivre durant plusieurs années, sans penser à ce que dit l'Evangile : " Insensé! on enlèvera ton âme cette nuit; et à qui restera ce que tu as amassé? " On cherche dans les habits non la nécessité, mais le luxe et la vanité. Trouve-t-on quelque chose à gagner? on est toujours sur pied. A-t-on l'ait quelque perte, comme il arrive ordinairement dans les familles? on se chagrine, on languit : le moindre bénéfice nous transporte de joie, la moindre perte nous accable de tristesse. De là vient que le prophète-roi, voyant qu'un même homme changeait à tout moment de visage, disait à Dieu: " Seigneur, effacez leur image dans votre cité. " Créés à l'image et à la ressemblance d'un Dieu, nous prenons plusieurs formes différentes par le penchant malheureux que nous avons au mal ; et, comme un comédien représente sur le théâtre le personnage tantôt d'un Hercule robuste et vigoureux, tantôt d'une Cybèle faible et chancelante: de même nous, que le monde haïrait si nous n'appartenions pas au monde, nous jouons autant de personnages que nous commettons de crimes différents.

Or, comme nous avons déjà passé la meilleure partie de notre vie dans le trouble et dans l'agitation, et comme nous avons ou essuyé des tempêtes, ou heurté contre des écueils; pourquoi ne pas saisir la première occasion qui se présente de nous retirer dans la solitude, comme dans un port assuré? Là, nous vivons d'un pain grossier, de légumes que nous avons arrosés nous-mêmes, et de lait qui fait les délices de la campagne. Nos repas sont simples, mais ils sont innocents; et en vivant de la sorte, le sommeil n'interrompt point nos oraisons, ni l'excès des viandes nos lectures.

En été, couchés à l'ombre d'un arbre, nous nous en faisons un lieu de retraite; en automne, l'air doux et tempéré qu'on respire, et les feuilles qui jonchent la terre, nous invitent à y prendre notre repos; au printemps, toute la campagne y est couverte de fleurs , et le chant des oiseaux nous l'ait trouver un nouvel agrément dans la psalmodie; en hiver, nous n'avons pas besoin d'acheter du bois; nous veillons et nous dormons chaudement au milieu des frimas et des neiges, et, tout pauvres que nous sommes, nous ne laissons pas de nous bien chauffer. Que Rome donc mette son plaisir et sa vanité dans la multitude de ses habitants , dans la fureur de ses gladiateurs , dans les folies de son cirque, dans la pompe et la magnificence de ses théâtres. Que les solitaires même de cette grande ville se fassent une occupation habituelle de voir les femmes, de se trouver dans leurs assemblées ; pour nous, " nous avons avantage à demeurer attachés à Dieu et à mettre notre espérance dans le Seigneur, " afin de pouvoir dire dans le ciel quelle doit être la récompense de notre pauvreté : " Qu'y a-t-il à désirer pour moi dans le ciel, Seigneur, et qu'ai-je souhaité sur la terre que vous seul? " En effet , nous trouverons dans ce royaume céleste une si grande abondance de biens, que nous nous repentirons d'avoir cherché sur la terre des biens fragiles et périssables.

Mais pour revenir à notre petit bourg de Bethléem et à la demeure de Marie ( car on se fait un plaisir de louer ce qu'on possède ) , quelle idée assez grande puis-je vous inspirer de cet endroit où le Sauveur du monde est né, et de cette crèche où il jeta ses premiers cris? Il vaut mieux ne rien dire d'un lieu si saint, que de n'en point dire assez. Où sont ces vastes galeries , ces lambris dorés, ces maisons magnifiques qui ne sont ornées, pour ainsi dire, que des sueurs des malheureux et des travaux des criminels? Où sont ces superbes palais que des citoyens bâtissent , pour procurer à une créature méprisable le plaisir de se promener dans des appartements richement meublés et d'en considérer la beauté plutôt que celle du ciel; comme si le firmament n'était pas le plus agréable de tous les objets et le plus digne d'attirer nos regards? C'est à Bethléem, c'est dans ce petit coin de la terre que le Créateur du ciel a voulu naître; c'est là qu'il a été enveloppé de langes; c'est là que les bergers l'ont (492) vu, que l'étoile l'a fait connaître, que les mages l'ont adoré. Peut-on douter que ce lieu , tout petit qu'il est , ne soit plus saint que le mont Tarpéien, qui n'a été si souvent frappé de la foudre que parce que Dieu l'avait en aversion? Il est vrai que l'Église de Rome est sainte, qu'on y voit les tombeaux des Apôtres et des martyrs, que c'est là qu'ils ont prêché l'Évangile et rendu témoignage à Jésus-Christ , et que la gloire du nom chrétien s'élève tous les jours sur les ruines même du paganisme. Mais au reste, la magnificence, la pompe, la grandeur de cette ville; l'envie qu'on a de voir et d'être vu, de faire des politesses et d'en recevoir, de louer et de médire, d'écouter et de parler; cette foule de monde qu'on y trouve tous les jours, tout cela est entièrement contraire à la profession et au repos des solitaires. Car si on reçoit de la société, on est obligé de rompre le silence; si on ne veut voir personne, on passe pour un orgueilleux ; si on veut rendre les visites qu'on a reçues, il faut aller à la porte des grands du monde et entrer dans des antichambres dorées, au milieu d'une foule d'esclaves qui vous critiquent en passant.

A Bethléem tout est champêtre, et le silence n'y est interrompu que par la psalmodie. De quelque côté qu'on se tourne, on entend le laboureur chanter alleluia, le moissonneur tout en eau psalmodier pour alléger son travail, et le vigneron réciter quelques psaumes de David en taillant sa vigne. Voilà les airs, et, comme on dit communément, les chansons amoureuses que l'on entend ici. Adieu en Jésus-Christ.

Haut du document

A EVAGRE, SUR LES DIACRES ET LES PRÊTRES.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 388.

Nous lisons dans le prophète Isaïe : " L'imprudent dira des extravagances. " J'apprends qu'un quidam a été assez fou pour préférer les diacres aux prêtres, c'est-à-dire aux évêques. Car lorsque l'apôtre saint Paul enseigne clairement que les prêtres sont les mêmes que les évêques, que veut donc le ministre des tables et des veuves quand il s'élève orgueilleusement au-dessus de ceux qui consacrent par leurs prières le corps et le sang de Jésus-Christ? Voulez-vous une autorité? Écoutez l'apôtre saint Paul, dans son épître aux Philippiens : " Paul et Timothée, serviteurs de Jésus-Christ, à tous les saints en Jésus-Christ qui sont à Philippes, avec les évêques et les diacres. " En voulez-vous encore une autre? Voici comment saint Paul parle, dans les Actes des Apôtres, aux prêtres d'une seule Eglise : " Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques pour gouverner l'Église de Dieu, qu'il a acquise au prix de son sang. " Mais pour qu'on ne soutienne pas mal à propos qu'il y avait plusieurs évêques dans une seule Eglise, voici un autre endroit qui montre clairement que l'Apôtre ne met aucune différence entre l'évêque et le prêtre: " Je vous ai laissé en Crète, écrit-il à Tite, pour régler tout ce qu'il y a à régler, et pour établir des prêtres en chaque ville, selon l'ordre que je vous en ai donné, choisissant celui qui sera irréprochable, qui n'aura épousé qu'une femme, dont les enfants seront fidèles, chastes et obéissants. Car il faut que l'évêque soit irréprochable comme le dispensateur de Dieu. " Et dans sa première épître à Timothée : " Ne négligez pas la grâce qui est en vous, qui vous a été donnée , suivant une révélation prophétique, par l'imposition des mains des prêtres. " Saint Pierre, dans sa première épître, dit encore: " Je m'adresse à vous, prêtres, moi, prêtre comme vous, témoin des souffrances de Jésus-Christ, et devant participer à sa gloire, qui sera un jour révélée; paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, veillez sur sa conduite, non par une nécessité forcée, mais par une affection toujours volontaire et selon Dieu. " Le texte grec a quelque chose encore de plus expressif, car il porte episkopos, qui signifie " surveillant, " d'où est dérivé le nom " d'évêque. " L'autorité de si grands hommes vous parait elle faible, écoutez la trompette évangélique, l'enfant du tonnerre, le disciple que Jésus aima et qui, s'étant reposé sur son sein, y puisa, comme à une source, une doctrine céleste. " Le prêtre à Electa, et à ses enfants, que j'aime dans la vérité; " et, dans une autre épître : " Le prêtre à mon cher Caïus, que j'aime dans la vérité. "

Que si dans la suite on en a choisi un pour l'élever au-dessus des autres, cela ne s'est l'ait que contre les schismes qui auraient immanquablement déchiré l'Église de Jésus-Christ. (493) En effet, nous voyons que dans l'église d'Alexandrie, depuis l'évangéliste saint Marc jusqu'au temps des évêques Héraclas et Denis, les prêtres en choisissaient un parmi eux qu'ils mettaient sur un siège plus élevé, et auquel ils donnaient le nom " d'évêque;" à peu près comme une armée élit un général, ou comme les diacres choisissent le plus capable d'entre eux, en lui donnant le nom " d'archidiacre. " En effet, que fait l'évêque que le prêtre ne fasse aussi, l'ordination? Il ne faut pas s'imaginer que l'Église romaine soit une Eglise différente de l'église universelle. Les Gaulois, les Bretons, les Africains, les Persans, les Indiens, tout l'Orient et tous les peuples barbares n'adorent qu'un même Jésus-Christ et ont une même règle de vérité. Si c'est l'autorité que l'on recherche, l'univers est plus grand qu'une seule ville. Un évêque, de quelque ville du monde qu'il soit évêque, de Rome ou de Guebio, de Constantinople ou de Reggio, d'Alexandrie ou de Tunis, porte partout le même caractère ; c'est la même dignité et le même sacerdoce. Riche ou pauvre, il ne devient ni plus considérable par ses richesses, ni plus méprisable par sa pauvreté. Tous les évêques sont les successeurs des Apôtres.

Mais, me direz-vous, d'où vient donc qu'à Home on n'ordonne point un prêtre, si un diacre ne rend témoignage en sa faveur? Pourquoi m'opposer la coutume d'une seule Eglise?Pourquoi me faire une loi d'un usage particulier, qui est une cause de présomption et d'orgueil? 'l'out ce qui est rare est vivement recherché. On fait plus de cas du thym dans les Indes que du poivre, parce qu'il n'y est pas si commun. Le petit nombre a fait estimer les diacres, et le grand nombre de prêtres les a rendus méprisables. Au reste, dans l'Église de Rome même, les diacres se tiennent debout pendant que les prêtres sont assis; quoique, par un abus qui s'est insensiblement glissé, j'y aie vu un diacre s'asseoir au rang des prêtres, en l'absence de l'évêque, et même donner la bénédiction de la table en leur présence. Mais que ceux qui agissent ainsi apprennent qu'ils font mal ; qu'ils écoutent les Apôtres : " Il n'est pas bon que nous quittions la prédication de la parole de Dieu pour avoir soin des tables; " qu' ils apprennent pourquoi les diacres ont été établis dans l'Église; qu'ils lisent les Actes des Apôtres, et qu'ils se souviennent de leur ordre. Le nom du prêtre marque l'âge, et celui de l'évêque la dignité. Delà vient que, dans les épîtres à Timothée et à Tite, il n'est parlé que de l'ordination des évêques et des diacres, sans aucune mention des prêtres, parce que les prêtres sont compris sous le nom d'évêque. Veut-on élever quelqu'un? on le tire d'un rang intérieur pour un rang supérieur. Si l'on prétend que le prêtre est au-dessous du diacre, qu'on le fasse passer de la prêtrise au diaconat, comme d'un ordre inférieur à un ordre supérieur. Mais puisque l'on passe du diaconat au sacerdoce, il faut qu'on avoue que le prêtre est au-dessus du diacre par sa dignité et par son caractère, quoique peut-être le diacre soit au-dessus du prêtre par ses revenus et par ses richesses. Et afin que nous sachions que les traditions apostoliques sont fondées sur l'Ancien-Testament, les évêques, les prêtres et les diacres sont maintenant dans l'Église ce qu'Aaron, ses enfants et les lévites étaient autrefois dans l'ancienne loi.

Haut du document

A MARCELLA. SUR UN OUVRAGE DE RHÉTICIUS, ÉVÊQUE D'AUTUN.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 388.

Je lisais dernièrement les commentaires de Rhéticius, évêque d'Autun (c'est lui que l'empereur Constantin envoya à Rome, sous le pape Silvestre, dans l'affaire des Donatistes(1) ), je lisais, dis-je, ses commentaires sur le Cantique des Cantiques, que les Hébreux appellent. Sirhasirim; et j'y ai trouvé plusieurs passages insipides; mais, ce qui m'a étonné, c'a été de voir un homme de son caractère, et d'ailleurs éloquent, prendre le mot tharsis pour la ville de Tarse, patrie de l'apôtre saint Paul; et l'or d'ophax pour saint Pierre, parce que cet apôtre est appelé Cephas dans l'Évangile. Rhéticius n'avait qu'à consulter l'Écriture

(1) Il y a dans le texte: Ob causam montensium, c'est-à-dire, pour l'affaire des montagnards. C'est ainsi que l'on appelait les Donatistes, parce que ceux de leur parti qui étaient à nome tenaient leurs assemblées hors de la ville sur mie montagne, comme le rapportent saint Jérôme dans sa chronique; J. Optat, évêque de Milève, liv. II du schisme des Donatistes; et saint Augustin, ép. 42 et lib. de Hœoes. ch. 69, quelques-uns appellent même les partisans de Donat montagnards, parce qu'ils ont commencé à avoir une église à Rome sur une montagne.

494

sainte, et il aurait trouvé le mot de tharsis dans Ezéchiel, qui, parlant des quatre animaux mystiques, dit: " Les roues étaient de la couleur de tharsis (1); " et dans le prophète Daniel qui dit du Seigneur: " Son corps ressemblait à tharsis ; " ce que Symmaque a traduit par le mot hyacinthe, et Aquila par celui de crisolite. Nous lisons encore dans les Psaumes : " Vous briserez les vaisseaux de tharsis par le souffle d'un vent impétueux. " Cette pierre que l'on nomme tharsis ou crisolite, est aussi du nombre de celles où étaient gravés les noms des tribus d'Israël, et que le grand-prêtre portait sur son rational. Enfin dans l'Écriture sainte le mot de tharsis est répété fréquemment.

Que dirai-je de celui d'ophaz? Le même prophète Daniel, après avoir passé trois semaines dans le jeûne et dans la tristesse , la troisième année de l'empire de Cyrus, roi des Perses, ne dit-il pas : " Et ayant levé les yeux je vis tout à coup un homme qui était vêtu de lin, et dont les reins étaient ceints d'une ceinture d'ophaz? " Car il y a parmi les Hébreux plusieurs sortes d'or. C'est pourquoi l'on s'est servi ici du mot d'ophaz, pour ne pas le confondre avec le zaab, qui, selon la Génèse, nait avec l'escarboucle.

Mais si le mot tharsis signifie, suivant plusieurs interprètes, la pierre crisolite ou l'hyacinthe dont Dieu, selon l'Écriture, a quelquefois emprunté les couleurs, pourquoi donc lisons-nous que le prophète Jonas voulait aller à Tharsis? et que Salomon et Josaphat, comme il est rapporté dans le livre des Rois, avaient coutume d'envoyer une flotte à Tharsis pour trafiquer? Il est facile de répondre à cette difficulté. Vous devez savoir que le mot tharsis a diverses significations, et qu'on le prend tantôt pour les Indes, et tantôt pour la mer dont les eaux sont bleues, et qui, frappée des rayons du soleil, reçoit la couleur et le nom de ces pierres précieuses. Cependant Josèphe

(1) On a cru devoir laisser dans la traduction de ces deux passages le mot de tharsis, afin de se conformer à saint Jérôme, qui fait voir ici que ce mot se trouve dans l'Écriture, quoique lui-même, après Aquila, l'ail expliqué par le mot crisolite, comme nous le lisons dans notre Vulgate qui porte: Ezecli., lib. 9, " Les roues paraissaient de la couleur d'une pierre de crisolite ; " et Daniel, lib. 6, "Son corps était comme la pierre de crisolite. "

croit que les Grecs, en changeant la lettre tan, ont pris tarse pour tharsis.

Il y a dans ces commentaires plusieurs autres explications ridicules. Il est vrai que le style en est châtié et élevé, caractère de l'éloquence gauloise; mais convient-il à un interprète qui doit écrire non pour faire parade de son érudition et de son éloquence, mais seulement pour faire comprendre à ses lecteurs les choses comme il les entend lui-même? N'avait-il pas les dix volumes d'Origène et les écrits des autres interprètes? ne pouvait-il pas consulter quelqu'un qui sût l'hébreu, et lui demander l'explication de ce qu'il n'entendait pas? Non, il a eu assez mauvaise opinion des autres pour croire qu'il n'y aurait personne capable de découvrir ses erreurs.

Ne me demandez donc pas ces commentaires, où je trouve beaucoup plus de choses à chanter qu'à approuver. Vous me direz sans doute que je les ai communiqués à d'autres; c'est vrai, mais la même nourriture ne convient pas à toutes sortes de personnes. Ceux que Jésus-Christ nourrit autrefois de pains d'orge dans le désert étaient plus nombreux que ceux qu’il nourrit de pain de froment. Les Corinthiens, parmi lesquels il s'était commis une impureté que les païens ne commettent pas; les Corinthiens, dis-je, dans cet état, ne reçoivent de l'apure saint Paul que du lait, incapables de supporter une nourriture plus solide. Mais pour les Ephésiens, dont la conduite est irréprochable, le Seigneur lui-même les nourrit d'un pain céleste, et leur découvre le mystère qui a été caché dans tous les siècles. N'ayez souci ni de la dignité ni de l'âge de ceux à qui j'ai fait voir ces commentaires, puisque Daniel tout jeune a jugé des vieillards; et que le prophète Amos, simple berger, n'a pas craint de s'élever contre les princes des prêtres.

Haut du document

A MARCELLA. RÉPONSE A SES DÉTRACTEURS.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 588.

Depuis ma dernière lettre dans laquelle je vous expliquais quelques mots hébreux, j'ai appris que certaines gens se plaignaient hautement de ma témérité à corriger quelques endroits de l'Évangile, contrairement à l'autorité (495) des anciens et à la tradition universellement reçue dans toutes les Eglises. Je pourrais fort bien mépriser de semblables plaintes; car, comme dit le proverbe: " C'est perdre son temps que de jouer de la harpe devant les ânes. " Mais pour que, selon leur coutume, ils n'attribuent pas mon silence à une humeur fière et hautaine, je veux bien qu'ils sachent que je ne suis ni assez ignorant ni assez sot (ce en quoi consiste toute leur sainteté, se faisant gloire d'être disciples de pêcheurs, et se flattant d'être saints parce qu'ils sont ignorants,) pour croire qu'il y a quelque chose à corriger dans les paroles du Sauveur, ou que tout n'est point inspiration divine dans l'Evangile. Mon dessein ( qui ne se justifie que trop par les variantes de tous les exemplaires) est de les rétablir dans leur ancienne pureté, en les confrontant avec les originaux grecs, sur lesquels mes censeurs même avouent que les traductions ont été faites. Que s'ils ne veulent pas puiser à une source très pure, qu'ils boivent l'eau bourbeuse des ruisseaux. Curieux de savoir dans quelles forêts l'on trouve le gibier le plus délicat, et sur quelles côtes l'on pêche les meilleurs huîtres , que l'étude de l'Ecriture sainte soit la seule chose qu'ils jugent indigne de leur application. Qu'ils disent ( et c'est en cela seulement que parait leur simplicité), qu'ils disent que Jésus-Christ s'exprime d'une manière commune, et que tant de beaux génies, qui depuis plusieurs siècles ont cherché le véritable sens de ses paroles, l'ont plutôt deviné qu'expliqué. Qu'ils accusent enfin l'apôtre saint Paul d'ignorance, lui à qui l'on reprochait autrefois que son grand savoir l'avait mis hors de son bon sens.

Je m'attends bien à vous voir alarmée de la liberté avec laquelle je vous écris. Vous craindrez qu'elle ne soit un nouveau sujet de disputes; et si vous le pouviez, vous me fermeriez la bouche pour m'empêcher de dire ce que les autres n'ont pas honte de faire. Mais encore, que m'est-il échappé de trop libre? Ai-je fait graver dans des bassins les images des faux dieux? Etant à table avec des femmes chrétiennes, ai-je exposé aux yeux des vierges les infâmes embrassements des Bacchantes et des Satyres? Ai-je jamais parlé de quelqu'un avec trop d'aigreur? Me suis-je élevé contre les pauvres, devenus immensément riches? Ai-je déclamé contre ceux qui courent après les successions? Mon crime n'est-il pas d'avoir dit que les vierges devaient plutôt fréquenter les femmes que les hommes? Voilà ce qui a révolté Rome contre moi ; c'est pour cela qu'on me montre au doigt. " Ceux qui me haïssent sans sujet sont en plus grand nombre que les cheveux de ma tête, et je suis devenu pour eux un sujet de risée " Et vous pensez que je dirai quelque chose encore?

Mais de peur d'être ridicule et de m'entendre dire avec Flaccus : " Vous aviez commencé une grande coupe, d'où vient qu'après avoir bien tourné la roue vous n'avez fait qu'un petit vase? " revenons à nos ânes bipèdes , et au lieu de jouer de la harpe devant eux, sonnons de la trompette à leurs oreilles. Qu'ils soutiennent donc qu'on doit lire dans l'apôtre saint Paul : " Réjouissez-vous dans votre espérance, accommodez-vous au temps. " Pour nous, suivons cette autre leçon : " Réjouissez-vous dans votre espérance, servez le Seigneur. " Qu'ils disent que, selon saint Paul, on doit admettre les accusations contre un prêtre; attachons-nous, nous autres, au véritable texte de l'Apôtre qui porte : " N'admettez d'accusation contre un prêtre que sur la déposition de deux ou trois témoins ; mais reprenez devant tout le monde ceux qui pèchent. " Qu'ils approuvent cette leçon: "C'est un discours humain et digne d'être reçu avec une soumission parfaite. " Pour nous, dussions-nous errer, attachons-nous aux exemplaires grecs et à l'Apôtre, qui a dit en grec . " C'est une vérité certaine et digne d'être reçue avec toute la soumission possible. " Enfin qu'ils se plaisent à soutenir que le Christ monta sur un de ces chevaux qui viennent des Gaules; quant à nous, nous aimons à dire qu'il prit cet ânon dégagé de tout lien, préparé, suivant Zacharie, pour le Sauveur, et qui en servant de monture au Christ, justifia cette prophétie d'Isaïe : " Heureux celui qui sème sur les bords de toutes les eaux, où travaillent le boeuf et l'âne. "

496

A PAULA ET A EUSTOCHIA. SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE JOB.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 391.

Si je faisais de petits paniers avec du jonc, ou quelque ouvrage avec des feuilles de palmier, pour manger mon pain à la sueur de mon iront; et si je gagnais ma vie au milieu des sollicitudes d'esprit, personne n'y trouverait à redire, et je ne me verrais point exposé aux traits de la médisance. Mais parce que, selon la parole du Sauveur, je travaille pour avoir une nourriture qui ne périt point, et que je m'applique à rétablir les livres de l'Écriture sainte dans leur ancienne pureté, on me déchire par des calomnies atroces, on me traite de faussaire, moi qui ne pense qu'à rendre le texte de ces livres plus correct, et on m'accuse d'y semer de nouvelles erreurs au lieu de corriger les anciennes. Car les préjugés sont tellement invétérés, que des livres pleins de fautes ne laissent pas que de plaire; et pourvu que les exemplaires soient bien propres, on ne s'inquiète pas si le texte en est altéré.

Au lieu donc d'éventails, de corbeilles et de petits paniers, bagatelles que font et que donnent les solitaires, je vous prie, vous qui seules joignez une humilité profonde à une grande naissance, d'agréer le présent que je vous fais, et qui n'a rien que de spirituel et de solide. Réjouissez-vous de voir dans toute son intégrité et toute sa pureté le livre de Job, qui, chez les Latins, était encore pour ainsi dire couché sur son fumier et rongé de vers. Comme ce grand homme , après les épreuves et la victoire, mérita que Dieu lui rendit au double tout ce qu'il avait possédé , aussi puis-je me vanter de lui avoir rendu en notre langue tout ce qu'il avait perdu dans les anciennes versions.

Je vous avertis donc, comme je le fais dans toutes mes préfaces, vous et tous ceux qui liront cet ouvrage, que, partout où il y a un obèle, c'est une marque que ce qui suit ne se trouve point dans le texte hébreu à la version latine. Outre cela, soutenu par des prières, j'ai corrigé, non sans un travail immense, les éditions latines où nous nous flattions d'avoir l'Écriture dans toute sa pureté, et qui néanmoins étaient tellement défectueuses que le lecteur n'y pouvait rien comprendre. En m'occupant de la sorte dans ma solitude, je crois faire quelque chose de plus utile pour l'Église de Jésus-Christ, que ceux qui sont à la tète des plus grandes affaires.

Haut du document

A CASTRUCIUS. SUR LA PATIENCE DANS LES INFIRMITÉS ET LES MALADIES.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 392.

Le saint diacre Héraclius, mon fils en Jésus-Christ, m'a rapporté que vous étiez venu jusqu'à Cissa dans le dessein de me voir; que, quoique né dans la Pannonie et au milieu des terres, vous n'aviez craint ni les tempêtes ni les dangers de la mer Adriatique et de la mer Ionienne ; et que vous auriez exécuté votre projet si nos frères, qui vous aiment tendrement, ne vous avaient pas contraint d'y renoncer. Je vous en remercie et vous en liens compte; c'est l'affection et non pas les effets qu'on doit chercher dans les amis ; ceux-ci se trouvent quelquefois dans les plus grands ennemis, mais celle-là ne peut venir chie d'un fond de charité chrétienne.

Au reste, ne croyez pas que votre infirmité soit une peine du péché. C'est ainsi qu'en jugèrent les Apôtres, lorsque voyant un aveugle de naissance, ils demandèrent à Jésus-Christ: " Est-ce le péché de cet homme ou celui de son père et de sa mère qui est la cause de sa cécité?. Mais le Sauveur leur répondit : " Ni lui ni ses parents n'ont péché; mais c'est afin que les oeuvres et la puissance de Dieu éclatent en lui. " En effet, combien voyons-nous de païens, de Juifs et d'hérétiques, de gens de toutes sortes de religions, qui se plongent dans de honteuses débauches, qui trempent leurs mains dans le sang de leurs frères, qui sont plus cruels que les loups, plus voraces que les milans, et qui néanmoins sont à couvert des fléaux de la divine justice et n'ont point de part aux calamités publiques; prenant sujet de là de s'élever contre Dieu et de blasphémer contre le ciel? Combien au contraire voyons-nous de saints affligés de maladies, accablés de misères, réduits à la dernière indigence, et qui disent peut-être : " C'est donc en vain que j'ai travaillé à purifier mon coeur, et que j'ai lavé mes mains dans la compagnie (497) des innocents? " mais qui, rentrant en eux-mêmes, ajoutent aussitôt: "Je ne puis avoir ces sentiments-là, Seigneur, sans condamner la sainte société de vos enfants. "

Si vous croyez que la perte de la vue et les autres maladies qui occupent si souvent les médecins sont une punition du péché et un effet de la colère de Dieu, vous condamnerez donc Isaac, qui voyait si peu que, se trompant, il donna sa bénédiction à celui qu'il ne voulait pas bénir; et Jacob, qui ne put distinguer Éphraïm d'avec Manassès, quoique d'ailleurs par une lumière intérieure et un esprit prophétique, il perçât jusque dans l'avenir, et prévît que le Messie devait naître de la famille royale de Juda. Fut-il un roi plus saint que Josias? il périt dans la bataille qu'il donna au roi d'Égypte. Fut-il rien de plus grand que saint Pierre et saint Paul? ils ont été les victimes de la cruauté de Néron. Mais pour ne rien dire des hommes, le Fils de Dieu même n'a-t-il pas souffert les opprobres et les humiliations de la croix ? Peut-on après cela regarder comme véritablement heureux ceux qui jouissent des prospérités du siècle et qui goûtent les douceurs de la vie présente? La colère de Dieu est grande quand il ne se fâche pas contre les pécheurs. " Je ne me mettrai plus en colère contre vous, " dit-il à Jérusalem par la bouche d'un prophète; " et vous ne serez plus l'objet de mon zèle et de ma jalousie; car le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit au nombre de ses enfants. " Un père ne corrige que l'enfant qu'il aime; un maître ne châtie que ceux en qui il remarque beaucoup de vivacité d'esprit; si un médecin abandonne son malade, c'est qu'il en désespère. Si vous dites qu'à l'exemple de Lazare, qui passa toute sa vie dans l'affliction et dans la misère, vous êtes prêt à souffrir tous les maux de la vie présente afin de vous ménager une gloire immortelle dans la vie future, vous n'avez qu'à lire le livre de Job, et vous y verrez quelle l'ut la cause de tous les malheurs qu'éprouva cet homme si saint, si innocent et si juste.

Mais pour me renfermer dans les bornes d'une lettre, et laisser là tous ces exemples qui me mèneraient trop loin, je me contente de vous rapporter ici une petite histoire qui s'est passée lorsque je n'étais encore qu'un enfant. Saint Athanase, évêque d'Alexandrie, voulant confondre les hérétiques (1), avait prié saint Antoine de venir en cette ville ainsi que Didyme, qui était aveugle, mais d'ailleurs fort savant. Celui-ci alla rendre visite à l'illustre solitaire; et après une longue conversation qui roula toute sur les saintes Ecritures, saint Antoine, charmé de son érudition et de la vivacité de son esprit, lui demanda s'il n'était pas fâché d'avoir perdu la vue. Didyme, confus et un peu déconcerté, ne lui répondit rien d'abord; mais enfin voyant qu'il le pressait, il lui avoua franchement que cette perte lui était très sensible. " Je suis surpris, lui dit alors saint Antoine, de ce que vous, homme sage, vous soyez fâché de n'avoir pas ce qu'ont les fourmis et les moucherons; et qu'au contraire vous ne vous réjouissiez pas de posséder ce que les saints et les apôtres seuls ont mérité d'avoir. " Par là vous devez apprendre, mon cher Castrucius, qu'il vaut mieux être privé de la vue corporelle, que de ces yeux spirituels où la paille du péché ne saurait entrer.

Au reste, quoique vous ne soyez pas venu ici cette année, je ne désespère pas d'avoir un jour le plaisir de vous y voir. Si par vos amitiés vous déterminez Héraclius, porteur de cette lettre, à rester longtemps avec vous, je me consolerai aisément de son absence, pourvu que vous m'en dédommagiez en l'accompagnant ici.

Haut du document

AU SÉNATEUR PAMMAQUE. — TRAITÉ CONTRE JOVINIEN. — TRADUCTION DU LIVRE DE JOB. — QU'IL FAUT ÉCRIRE POUR TOUS LES HOMMES SANS DISTINCTION.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 392.

Il sied quelquefois à la modestie chrétienne de ne point écrire à ses amis et de se renfermer en soi-même par un humble silence, plutôt que de se rendre suspect d'ambition, en renouvelant une ancienne amitié. Comme vous j'ai gardé le silence, tant que vous l'avez gardé à mon égard; et je n'ai jamais voulu vous obliger à le rompre, de peur qu'on ne s'imagine que je vous écris, plutôt pour ménager un puissant patron que pour m'entretenir avec un ami. Mais puisque vous m'avez prévenu par des lettres bienveillantes, je tâcherai désormais de vous prévenir moi-même, et de vous envoyer

(1) C'est-à-dire les Ariens, qui se vantaient que saint Antoine était de leur opinion.

498

non pas des réponses, mais des lettres; afin qu'on voie que c'est la modestie seule qui jusqu'ici m'a fait garder le silence, et que c'est par une modestie encore plus grande que je prends aujourd'hui la liberté de le rompre.

Quant à mes traités contre Jovinien, je suis très persuadé que c'est par prudence et par amitié que vous avez tâché d'en retirer les exemplaires. Mais toutes vos précautions ont été inutiles; car quelques personnes venues ici m'en ont lu des extraits, qu'elles m'ont dit avoir faits elles-mêmes à Rome. On avait même déjà répandu mes livres dans toute notre province. Or vous savez ce que dit le poète : " Un mot lâché ne revient jamais. "

Je n'ai pas le bonheur, comme la plupart des écrivains d'aujourd'hui, de pouvoir corriger quand il me plait les bagatelles dont je m'occupe. A peine ai-je fait quelque ouvrage, que mes amis et mes envieux le répandent aussitôt dans le public, avec un égal empressement, quoique par des motifs bien différents; et comme ils le jugent, non d'après son mérite, mais d'après leurs dispositions à mon égard, tout est outré et dans les louanges et dans les reproches. Ainsi tout ce que j'ai pu faire est de vous envoyer l'apologie (1) dont je vous ai parlé. Quand vous l'aurez lue, vous pourrez répondre pour moi aux objections que l'on me fait; ou si vous ne goûtez pas vous-même mes raisons, vous serez obligé d'expliquer autrement que moi ce que dit l'apôtre saint Paul de la virginité et du mariage.

Je ne prétends pas par là vous engager à écrire, persuadé que vous avez encore plus d'ardeur que moi pour l'étude de l'Écriture sainte. Tout ce que je souhaite c'est que vous ameniez mes censeurs à me répondre. Comme ils sont écrivains et qu'ils se piquent d'érudition, ils peuvent m'instruire au lieu de me critiquer. Qu'ils donnent quelque ouvrage au public, et le mien tombera aussitôt.

Lisez, je vous prie, et examinez attentivement les paroles de l'Apôtre, et vous verrez que, pour me soustraire à la censure et à la calomnie, j'ai parlé du mariage avec beaucoup plus de ménagement que lui. Origène, Denis , Pierius Eusèbe de Césarée, Didyme et Apollinaire, ont expliqué fort au long cette épître de saint Paul. Pierius surtout voulant développer

(1) Voyez le Traité contre Jovinien, cinquième série; Polémique.

le véritable sens de 'Apôtre, et expliquer ce passage : " Je voudrais que tous les hommes fussent en l'état où je suis moi-même, " ajoute aussitôt: " Saint Paul se déclare ici ouvertement en faveur du célibat. " Qu'ai-je dit qui approche de cela? En quoi donc, je vous prie, ai-je manqué, et que peut-on trouver de trop dur et de trop outré dans mes écrits? Lisez les commentaires de tous les auteurs dont je viens de parler ; cherchez dans les bibliothèques de toutes les Eglises, et vous serez pleinement convaincu de mon innocence.

J'apprends que vous êtes généralement estimé dans Rome; j'apprends que le pontife et le peuple jettent les yeux sur vous. Mériter la dignité du sacerdoce, c'est plus avantageux que de la posséder. Si vous voulez lire les seize livres des prophètes que j'ai traduits de l’hébreu en latin, et si cet ouvrage est de votre goût, cela m'engagera à publier mes autres écrits.

J'ai traduit aussi depuis peu en latin le livre de Job ; vous pourrez en emprunter un exemplaire à Marcella, votre parente. Tachez de le lire en grec et en latin ; comparez l'ancienne édition avec ma traduction, et vous verrez quelle différence il y a entre la vérité et le mensonge. J'avais envoyé au saint évêque Domnion quelques-uns de mes commentaires sur les douze prophètes et sur les quatre livres des Rois. Si vous les lisez, vous verrez combien il est difficile d'entendre l'Écriture et surtout les Prophètes; vous verrez aussi que des passages très purs dans l'original fourmillent d'erreurs dans la traduction par la faute des traducteurs. Au reste, cette éloquence que vous méprisez dans Cicéron pour l'amour du Christ, ne la che; chez pas dans un auteur aussi ordinaire que moi. Un écrivain ecclésiastique, quand même il posséderait toutes les grâces du langage, doit les cacher et les dédaigner, afin de parler non point aux écoles oisives des philosophes ou à un petit nombre de disciples, mais à tous les hommes en général.

Haut du document

A DOMNION ET A ROGATIEN. DÉFENSE DE SA TRADUCTION DES DIVERSES PARTIES DE L'ECRITURE.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 593.

Je ne sais pas encore ce qui est le plus difficile, ou de vous faire ce que vous me (499) demandez, ou de m'en dispenser; car d'un côté je ne puis vous refuser, et de l'autre, ce que vous me demandez me paraît si fort au-dessus de mes forces, qu'il faut nécessairement que je succombe sous un si pesant fardeau, même avant que de m'en charger. D'ailleurs je redoute la jalousie de mes envieux, qui croient devoir critiquer tous mes ouvrages, et qui, contre le témoignage de leur propre conscience, déchirent en public tout ce qu'ils lisent en secret. Ils m'obligent par leur injustice à m'écrier avec le prophète-roi: " Seigneur, délivrez mon âme des lèvres injustes et de la langue trompeuse. " Vous ne cessez depuis trois ans de m'écrire lettres sur lettres pour m'engager à traduire d'hébreu en latin le livre d'Esdras; comme si vous n'aviez pas des exemplaires grecs et latins, ou comme si le sort de mes traductions, dès qu'elles commencent à paraître, n'était pas de passer par la critique publique. Or, comme dit un auteur, c'est être fou que de travailler jour et nuit pour se faire des ennemis.

Je vous prie donc de lire cette traduction en particulier et de ne la pas rendre publique. Il ne faut point forcer à manger des gens dégoûtés, ni s'exposer à la critique de ces esprits superbes, toujours prêts à censurer les autres, incapables eux-mêmes de rien produire. Que si quelques-uns de nos frères veulent bien lire mes ouvrages, vous pouvez leur donner une copie de celui-ci. Mais avertissez-les surtout de transcrire avec le plus d'exactitude et de netteté possibles les noms hébreux dont ce livre est tout rempli; car il serait inutile de l'avoir corrigé avec tant de soin, si les copistes ne le retranscrivaient pas fidèlement.

Au reste, on ne doit point s'étonner que je n'aie traduit qu'un livre d'Esdras, ni désirer avec empressement de voir le troisième et le quatrième, qui sont apocryphes et remplis de chimères ; car Esdras et Nehemias ne font qu'un seul livre selon les Hébreux, et on doit rejeter tout ce qui n'est pas dans leur canon , ni du nombre des vingt-quatre vieillards. Que si quelqu'un oppose à ma traduction celle des septante interprètes, dont tous les exemplaires sont défectueux, comme on peut en juger par la différence qu'il y a entre eux ( car, s'ils ne sont point conformes, ils ne peuvent être vérifiés) , si, dis-je, quelqu'un oppose leur version à la mienne, renvoyez-le aux évangélistes, qui citent plusieurs passages comme de l'Ancien-Testament, et qui néanmoins ne se trouvent point dans les Septante ; tels sont ceux-ci : " II sera appelé Nazaréen. J'ai appelé mon fils d'Égypte. Ils verront celui qu'ils ont percé; " et plusieurs autres dont j'espère parler avec plus d'étendue dans un autre ouvrage. Demandez-lui d'où ces passages sont tirés, et comme il restera muet sur cela, lisez-les vous-même dans les traductions que j'ai données depuis peu au public, et qui sont l'objet de la critique de mes envieux.

Voici encore une raison à laquelle mes ennemis doivent se rendre, pour peu qu'ils soient équitables. S'il est vrai qu'il y ait dans mes traductions quelque chose qui ne se trouve point dans les exemplaires grecs, ou qui n'y soit pas entièrement conforme, pourquoi se déchaîner contre le traducteur? Qu'ils consultent les Hébreux, et que sur leur témoignage ils approuvent ou condamnent mes ouvrages. Mais peut-être se font-ils un plaisir de me calomnier sans sujet, et ne veulent-ils pas imiter le zèle et la reconnaissance des Grecs, qui, après la version des Septante et l'établissement de l'Évangile par toute la terre, ont lu avec soin l'Aucien-Testament traduit par des Juifs et des Ebionites; je veux dire par Aquila, par Symmaque et par Théodotien, et ont autorisé dans leurs Eglises ces traductions qu'Origène nous a données dans ses Hexaples. Avec combien plus de raison les Latins doivent-ils être contents de voir la Grèce, cette fière nation, venir leur emprunter quelque chose? Car premièrement il en coûte beaucoup pour avoir tous les exemplaires grecs; de plus, ceux qui les ont et qui n'entendent pas l'hébreu s'égarent de plus en plus, incapables de distinguer quelle est la plus exacte de toutes ces différentes versions. C'est ce qui est arrivé depuis peu à un des plus savants hommes de la Grèce, qui, s'écartant quelquefois du véritable sens de l'Écriture, tombait aveuglément dans les erreurs de chaque interprète. Pour moi, qui sais quelque peu d'hébreu et qui parle assez bien latin, j'ose me flatter de pouvoir juger des ouvrages des autres et exprimer en notre langue ce que je conçois. Que l'hydre donc siffle tant qu'elle voudra, et que Sinon, ce superbe vainqueur, réduise tout en poussière : le Christ aidant, je ne me tairai jamais ; et dût-on me couper la langue, je ne laisserais pas de bégayer encore. Que ceux qui (500) voudront lire mes ouvrages, les lisent ; que les autres les rejettent avec mépris, si cela leur plaît; qu'ils les examinent avec la dernière sévérité, et qu'ils en critiquent les lettres et les points même. Votre amitié me portera plus à l'étude de l'Ecriture sainte, que leur haine ne m'en détournera.

Haut du document

A CHROMATIUS ET A HELIODORE, SUR LA TRADUCTION DES TROIS LIVRES DE SALOMON.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 393.

Que ma lettre réunisse ceux que réunit le sacerdoce, et que le papier ne divise pas ceux qui sont unis par l'amour du Christ. Vous demandez des commentaires sur les prophètes Osée, Amos, Zacharie et même Malachie : je les aurais écrits si ma santé me l'eût permis. Vous m'envoyez de quoi subvenir aux frais des secrétaires et des copistes, afin que je travaille spécialement pour vous.

Mais des demandes m'arrivent en foule de toutes parts, comme si je pouvais travailler à la fois pour les autres et pour vous qui attendez après le résultat de mes travaux, ou comme si, sous le rapport de la reconnaissance, je ne vous devais pas plus qu'à tout autre. C'est pourquoi, bien qu'affaibli par une longue maladie, pour ne pas rester cette année sans rien faire, et pour ne pas garder le silence à votre égard, je vous ai dédié un travail de trois jours, savoir : la traduction des trois livres de Salomon; Misle que les Hébreux appellent Paraboles, et qu'on nomme vulgairement Proverbes; Coeleth, que nous pouvons appeler en grec Ecclésiaste, et en latin Harangue ; sir Hasirim qui dans notre langue signifie Cantique des Cantiques. Le livre de Jesu, fils de Sirach, passe pour être fort remarquable; quant à celui qu'on appelle la Sagesse de Salomon, il porte un faux titre. J'ai vu que le titre du premier n'était pas en hébreu l'Ecclésiastique, comme chez les Latins, mais Proverbes. L'Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques lui étaient joints afin de se rapprocher de Salomon non-seulement par le nombre des ouvrages, mais par le même genre de sujets. Le second ne se trouve nulle part chez les Hébreux, aussi a-t-il un parfum d'éloquence grecque; et cependant quelques-uns

des anciens auteurs affirment qu'il est du Juif Philon. C'est comme les livres de Judith, de Tobie et des Machabées que l'Eglise lit à la vérité, mais ne reçoit pas au nombre des livres canoniques. Il en est de même pour ces deux ouvrages que l'Eglise admet pour l'édification du peuple et non pour confirmer l'autorité de ses dogmes. Si quelqu'un aime mieux l'édition des Septante, il a celle que j'ai revue; car je ne compose pas de nouveaux ouvrages pour détruire les anciens.

Haut du document

A SAINT PAULIN. SUR L’ÉTUDE DES LIVRES SACRÉS.

Sa nécessité et son importance. — Eloge de Platon. — Réputation de Tite-Live. — Le Pentateuque. — Le livre des Lois. — Les livres de Salomon. — Les Prophètes. — Les quatre Evangélistes. — Les Actes des Apôtres. — Les épîtres de saint Paul. — L'Apocalypse.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 394.

J'ai reçu de notre frère Ambroise, avec vos présents, une lettre qui m'a causé un véritable plaisir; car, quoique votre amitié commence, on aperçoit en vous toute la fidélité d'un vieil ami. En effet, l'amitié n'est jamais plus sincère et plus solide que lorsqu'elle est fondée, non pas sur aucun intérêt temporel, sur la seule présence des amis, sur d'indignes flatteries, sur des complaisances affectées, mais sur la crainte du Seigneur et sur l'amour des saintes Écritures.

Nous lisons dans les anciens historiens qu'il y a eu des hommes qui ont parcouru les provinces, voyagé parmi les nations étrangères et passé les mers, afin de voir de leurs propres yeux des personnages célèbres qu'ils ne connaissaient que par leurs ouvrages. Pythagore, par exemple, alla consulter les sages de Memphis; Platon vint à Tarente écouter Architas, après avoir parcouru, avec beaucoup de peines, l'Égypte et toute cette côte d'Italie appelée autrefois la Grande-Grèce. Quoique maître et puissant à Athènes, où sa doctrine était reçue dans toutes les écoles de l'académie, il se fit voyageur et disciple; aimant mieux écouter les autres avec modestie que de répandre ses opinions par vanité. Enfin tandis qu'il cherchait avec empressement des connaissances qui semblaient se dérober à son zèle et à ses poursuites (501), il fut pris et vendu par des pirates; mais, quoique esclave d'un barbare qui le chargea de chaînes et qui lui fit sentir toutes les rigueurs d'une dure captivité, néanmoins la vertu et la sagesse dont il faisait profession le rendirent supérieur à celui qui l'avait acheté.

Nous lisons aussi que des personnes illustres vinrent à Rome, des extrémités de l'Espagne et des Gaules, attirées non point par la magnificence de cette grande ville, mais par l'immense réputation de Tite-Live, dont les écrits purs et éloquents occupaient les hommes distingués. Il y eut alors un spectacle extraordinaire et admirable; ce fut de voir dans Rome, cette ville immense et si célèbre, des gens qui venaient y chercher une réputation plus grande que la sienne même.

Apollonius, soit qu'il fut magicien, comme on le croit communément, soit qu'il fût philosophe, comme les disciples de Pythagore le prétendent, parcourut la Perse, le mont Caucase, l'Albanie, la Scythie, les pays des Messagètes et les riches royaumes des Indes; et après avoir passé le Gange, il alla chez les Brachmanes (1) pour entendre Hiarchas (2) qui, assis sur un trône d'or et buvant de l'eau de la fontaine de Tantale, enseignait à un petit nombre d'écoliers les secrets de la nature, le mouvement des astres et le cours journalier du soleil. De là il passa chez les Elamites, les Babyloniens, les Chaldéens, les Mèdes, les Assyriens et les Parthes, visita la Syrie, la Phénicie, l'Arabie, la Palestine; et, de retour à Alexandrie, il alla en Ethiopie voir les Gymnosophistes (3), et cette fameuse table du soleil (4) qui est au milieu des

(1) C'est le nom que les Indiens donnaient à leurs sages et à leurs philosophes.

(2) Philostrate, lib. 3, cap. 7, dit qu'il y avait dans l'école de Marchas une statue qui représentait Tantale, tenant à sa main une coupe pleine d’eau, dont ces philosophes buvaient avant de se coucher. Saint Jérôme l'appelle une fontaine, parce que, selon le même auteur, cap. X, cette coupe se remplissait à mesure qu'on la vidait.

(3) C'est ainsi que les Égyptiens appelaient leurs philosophes et leurs sages.

(4) Voici ce que Hérodote, lib. III, nous apprend de celte fameuse table du soleil : " On dit que la table du soleil est une prairie tiers d'une ville, où l'on trouve tous les malins de la chair rôtie de toutes sortes d'animaux à quatre pieds, que les magistrats de la même ville y font porter pendant la nuit,et que, quand il est jour, il est permis à chacun d'y venir faire bonne chère, les habitants du pays soutiennent que la terre produit ces viandes toutes les nuits, et c'est ce qu'on appelle la table du soleil! "

sables. Il trouvait partout quelque chose de nouveau à apprendre, et ne cherchait qu'à faire des progrès dans les sciences et dans la vertu. C'est ce que nous apprend l'histoire de sa vie, que Philostrate a écrit fort au long en huit livres.

Mais pourquoi m'arrêter ici aux exemples des auteurs profanes? Saint Paul, ce vaisseau d'élection, ce docteur des nations, fortifié par la présence de celui qu'il portait au dedans de lui-même, ne disait-il pas avec confiance: " Est-ce que vous voulez. éprouver la puissance de Jésus-Christ, qui parle par ma bouche? " Après avoir demeuré longtemps à Damas, et parcouru toute l'Arabie, n'alla-t-il pas à Jérusalem pour conférer avec saint Pierre, chez qui il demeura quinze jours, afin de s'instruire durant ce temps-là de l'Évangile qu'il prêchait aux Gentils? Quatorze ans après, ayant quitté Tite et Barnabé, il alla encore à Jérusalem pour rendre compte aux apôtres de l'Évangile qu'il prêchait, afin de profiter de de ce qu'il avait déjà fait ou de ce qu'il lui restait à faire dans le cours de son ministère. En effet, les instructions que l'on donne de vive voix ont je ne sais quelle vertu secrète qui touche et persuade tout à la fois; et lorsqu'elles viennent d'un maître habile, elles font sur l'esprit et le coeur de ceux qui l'entendent de plus vives impressions. De là vient qu'Eschine, étant exilé à Rhodes, et entendant lire la harangue que Démosthène avait composée contre lui, dit en soupirant à ceux qui louaient et admiraient cette pièce : "Que serait-ce, hélas ! si vous aviez entendu cet orateur prononcer lui-même son plaidoyer? "

Quand je parle de la sorte, ce n'est pas que je me pique de savoir quelque chose qui soit digne de vos recherches ou de votre attention ; mais c'est qu'indépendamment de ce que vous espérez de moi, je crois devoir louer votre zèle ardent pour l'étude. Car un esprit docile est toujours digne de louanges, bien qu'il n'ait point de maître pour le former. Je n'examine pas tant ce que je puis l'aire pour vous que ce que vous attendez de moi. Une cire molle, quoique informe, contient en elle-même toutes les figures qu'un habile ouvrier peut lui donner. L'apôtre saint Paul se fait gloire d'avoir appris la loi de Moïse et les prophètes aux pieds de Gamaliel, de sorte que, muni de ces armes spirituelles, il put ensuite dire avec (502) confiance: " Les armes de notre milice ne sont point matérielles, mais puissantes en Dieu pour renverser les remparts qu'on leur oppose: c'est avec ces armes que nous détruisons les raisonnements humains, comme tout ce qui s'élève avec hauteur contre la science de Dieu, et que nous réduisons en servitude tous les esprits, pour les soumettre à l'obéissance de Jésus-Christ, ayant. en main le pouvoir de dompter tous les rebelles. " Le même apôtre exhorte Timothée, qui dès ses plus tendres années avait été élevé dans l'étude des saintes Ecritures, à s'appliquer sans cesse à cette divine lecture, pour ne pas négliger la grâce qu'il avait revue par l'imposition des mains. Après avoir tracé à Tite le portrait d'un évêque et des vertus qu'il doit posséder, il lui ordonne de n'élever à cette haute dignité que ceux qui joindront à toutes ces vertus la science de l'Ecriture sainte. " Il faut, " dit-il, " qu'un évêque soit fortement attaché à la parole de vérité, telle qu'on la lui a enseignée, pour exhorter selon la saine doctrine et convaincre ceux qui s'y opposent. "

En effet un ignorant, quelque vertueux qu'il puisse être d'ailleurs, n'est bon que pour lui-même ; et s'il ne s'oppose pas à ceux qui attaquent l’Eglise de Dieu, il lui nuit autant par son ignorance qu'il l'édifie par sa vertu. " Allez demander aux prêtres l'explication de la loi, " dit Aggée, ou plutôt le Seigneur par la bouche de ce prophète: tant il est vrai qu'un prêtre est obligé, par son ministère, de répondre à toutes les questions qu'on lui adresse sur la loi de Dieu. " Interrogez votre père, et il vous enseignera; interrogez vos anciens et ils vous instruiront. " Et dans le psaume cent dix-huitième : " Je chante votre sainte loi dans le lieu de mon pèlerinage. " David, après le portrait de l'homme juste et l'éloge de ses vertus, le compare à l'arbre de vie qui est dans le paradis, et ajoute : " Il met toute son affection dans la loi du Seigneur, et il la médite jour et nuit. " Daniel, à la fin de sa vision, dit que les justes brillent comme les étoiles, et que les savants sont semblables au tir manient. Vous voyez par là quelle différence il y a entre un homme vertueux, privé de lumières, et un homme qui sait allier la vertu à la science; puisque le prophète compare celui-là aux étoiles, et celui-ci au firmament. On peut néanmoins, en suivant le texte hébreu, entendre l'un et l'autre de ceux qui se distinguent par leur science, car voici son sens: " Les savants brilleront d'un éclat pareil au firmament, et ceux qui apprennent aux autres les voies de la justice brilleront comme des astres durant toute l'éternité. "

Pourquoi saint Paul a-t-il été appelé " vaisseau d'élection? " N'est-ce point parce qu'il était rempli de la loi de Dieu et de la science des saintes Ecritures? Les pharisiens étaient tout surpris d'entendre Jésus-Christ parler des choses de Dieu avec tant de sagesse, et ils admiraient la connaissance de la loi dans saint Pierre et saint Jean,qui n'avaient jamais étudié. Mais le Seigneur, comme parle l'Ecriture, les instruisait lui-même, et le Saint-Esprit leur inspirait, ce que les autres n'apprennent que par de longues méditations et. un travail continuel. Le Fils de Dieu, avant atteint. l'âge de douze ans, alla au temple, et proposa aux anciens quelques difficultés sur la loi, mais avec tant de sagacité, que les questions qu'il leur fit lurent autant d'instructions pour eux. Saint Pierre et saint Jean étaient des hommes ignorants, eux qui pouvaient dire l'un et l'autre: " Si je suis peu habile dans l'art de parler, il n'en est pas de même pour la science. " Saint Jean n'était-il pas un homme rustique et un pauvre pêcheur? D'où venaient donc, je vous prie, ces belles paroles : " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. " Car ce mot " Verbe" signifie en grec plusieurs sortes de choses; on le prend tantôt pour la " parole, " tantôt pour la " raison; " quelquefois il veut dire " supputation, " ou la " cause universelle de tous les êtres. " Or toutes ces expressions conviennent parfaitement à Jésus-Christ.

Ces grandes vérités ont été inconnues aux Platon et aux Démosthènes. " Je perdrai, " dit Dieu, " la sagesse des sages et je réprouverai la science des savants. " La véritable sagesse confondra la fausse prudence des hommes. Quoique la prédication de la croix paraisse une folie aux yeux du monde, néanmoins saint Paul prêche la sagesse aux parfaits : " Non la sagesse de ce monde ni des princes de ce monde qui se détruisent, mais la sagesse de Dieu, cette sagesse cachée dans le mystère et prédestinée avant tous les siècles. " Ce que saint Paul dit ici de la sagesse de Dieu, (503) il faut l'appliquer à Jésus-Christ; car il est la vertu et la sagesse de Dieu. Or cette sagesse est cachée dans le mystère; de là vient que David a intitulé le neuvième psaume : " Pour les secrets du Fils, " c'est-à-dire, de ce Fils qui a en lui tous les trésors de la science et de la sagesse, et qui, caché dans le mystère, a été prédestiné avant tous les siècles et représenté sous la figure de la loi et des prophètes. C'est pour cela qu'on appelait ceux-ci " voyants, " parce qu'ils voyaient celui qui était caché et inconnu à tous les autres. Abraham vit le jour de ce divin Sauveur, et il s'en réjouit. Le ciel fut ouvert à Ezéchiel, tandis qu'il était fermé à un peuple pécheur. " Otez le voile de dessus mes yeux, " disait David, " afin que je puisse contempler les merveilles de votre loi. " Comme la loi de Dieu est spirituelle, nous avons besoin de la révélation pour comprendre Dieu et contempler sa gloire face à face.

Saint Jean parle, dans son Apocalypse, d'un livre fermé avec sept sceaux. " Donnez ce livre à un homme qui saura lire, il vous répondra Je ne saurais le lire, parce qu'il est fermé. " Combien en voyons-nous aujourd'hui qui se flattent d'être savants, et qui ne sauraient ouvrir ce livre scellé, à moins qu'il ne leur soit ouvert par celui " qui a la clef de David, laquelle ouvre ce que personne ne peut fermer, et ferme ce que personne ne peut ouvrir. " Nous lisons dans les Actes des Apôtres, que saint Philippe ayant demandé à l'eunuque de la reine d'Éthiopie, qui lisait le prophète Isaïe, s'il entendait bien ce qu'il lisait, cet homme (car c'est ainsi que l'Écriture le désigne) répondit : " Comment puis-je l'entendre si quelqu'un ne m'en donne l'intelligence? " Pour moi ( s'il faut en parler), je n'ose me flatter d'être ni plus saint, ni plus attaché à l'étude de l'Écriture que cet eunuque qui quitta la cour et vint du fond de l'Éthiopie, c'est-à-dire des extrémités du monde, visiter le temple de Jérusalem, et qui était si passionné pour la science de la loi de Dieu et des saintes Ecritures qu'il les lisait même sur son char. Mais quoiqu'il eût le livre entre les mains, qu'il entendît bien les paroles du prophète, et qu'il les répétât souvent, néanmoins il ne savait quel était celui qu'il ado. rait dans ce livre sans le connaître. Saint Philippe, l'ayant abordé, lui fit connaître Jésus-Christ, qui était caché sous les paroles qu'il lisait. Admirez ici les avantages qu'on peut tirer des instructions d'un habile maître. Cet officier dans un même moment croit à Jésus-Christ, reçoit le baptême, entre parmi les fidèles, devient maître de disciple qu'il était, et trouve dans les eaux sacrées de l'Église , quoique peu fréquentées alors, ce qu'il avait inutilement cherché dans le magnifique temple de la synagogue.

Comme les bornes d'une lettre ne me permettent pas de m'étendre plus au long sur ce sujet, je me contente de vous dire ceci en passant, pour vous faire comprendre que vous avez besoin d'un maître dans l'étude des saintes Ecritures, et que vous ne devez point vous engager sans guide dans des routes si difficiles. Je ne dis rien ici des grammairiens, des orateurs, des philosophes, des géomètres, des astronomes, ni des médecins, dont la science est si utile aux hommes, et dans laquelle on distingue les règles, la méthode et la pratique; je ne parle que des arts mécaniques, où l'on se sert plus de la main que de la langue. Tous ceux qui exercent quelque métier, comme laboureurs, maçons, forgerons, charpentiers, drapiers, tous ces ouvriers ne sauraient jamais se rendre habiles dans leur profession sans le secours d'un maître.

Le médecin s'en tient à son art, le forgeron à sa profession; il n'y a que la science de l'Écriture sainte dans laquelle chacun veut être maître. Ignorants et savants, tous se mêlent d'écrire.

Une vieille femme qui bavarde sans cesse, un vieillard qui radote, un sophiste qui ne sait se taire, tous se piquent d'entendre la sainte Ecriture. Chacun la commente de son côté, et prétend l'enseigner avant de l'avoir apprise. Les uns, prenant un air de pédant et un ton de professeur, agitent, dans un cercle de femmes, les questions les plus difficiles; quelques-uns n'ont point honte d'apprendre des femmes même ce qu'ils doivent enseigner aux autres. Ils portent même leur impudence plus loin; car, enorgueillis de leur facilité à s'exprimer, ils viennent effrontément montrer aux autres ce qu'ils n'entendent pas eux-mêmes. Je ne parle point de ceux qui, comme moi, s'appliquent à l'étude de l’Ecriture sainte, après avoir étudié les lettres humaines; s'ils plaisent à leurs auditeurs par un style élégant et recherché, ils prétendent (504) qu'on doit recevoir tout ce qu'ils disent, 1 comme s'il sortait de la bouche de Dieu même; et sans se mettre en peine d'expliquer le véritable sens des prophètes et des apôtres, ils font violence aux passages de l'Ecriture pour la concilier avec leurs propres idées, comme si c'était quelque chose de grand, ou plutôt comme si ce n'était pas une faute très grave de l'altérer et de lui donner un sens forcé. C'est ainsi que certains auteurs, accommodant à leurs idées les vers d'Homère et de Virgile, en ont composé des ouvrages qu'on appelle Centons. On pourrait, d'après cela, faire de Virgile un chrétien, tout païen qu'il était, parce qu'il a dit : " Déjà la Vierge est de retour, et l'âge d'or revient aussi. C'est le ciel qui nous a donné l'enfant qui vient de naître (1). "

On pourrait mettre ces paroles dans la bouche de l'Eternel : " Mon Fils, vous êtes seul et ma force et ma puissance (2). "

On pourrait dire du Sauveur, parlant du haut de la croix où il était attaché : " Il parle de la sorte et cependant il reste immobile (3). "

Que toutes ces applications sont puériles! Ne faut-il pas être un charlatan pour entreprendre d'enseigner aux autres ce qu'on ignore, ou plutôt (car je rie puis m'empêcher de traiter ici des hommes de ce caractère avec toute l'indignation qu'ils méritent) pour ne pas se convaincre soi-même de sa propre ignorance?

Quoi donc? est-ce qu'il n'y a aucune difficulté dans le livre de la Genèse, qui comprend l’histoire de la création du monde, de la formation de l'homme, de la division de la terre, de la confusion des langues, et de l'entrée des Hébreux en Egypte? N'en trouve-t-on point dans l'Exode, où il est parlé des dix plaies dont le Seigneur frappa Pharaon, du Décalogue et, des commandements de Dieu, qui renferment tant de mystères? Le Lévitique est-il si aisé

(1) Ces vers sont de la Sibylle de Cumes, qui prédisait par là la naissance du Sauveur: Virgile s'en est servi pour célébrer la naissance de Pollio, arrivée au moment où Asinus Pollio, son père, venait de faire la paix entre Auguste et Marc-Antoine. Par le nom de Vierge, le poète entend la justice ou Astrée, fille de Jupiter et de Thémis. Mais ceux dont parle ici saint Jérôme appliquaient ces paroles à la sainte Vierge, mère de Jésus-Christ

(2) C'est ainsi que Virgile fait parler Vénus à son fils Cupidon.

(3) Le poète parle d'Anchise, qui refusait de suivre son lits Enée et de se dérober aux malheurs de sa patrie.

à comprendre? Le nombre des sacrifices, les habits du grand-prêtre, les différents emplois des Lévites, les syllabes même de ce livre divin, tout y est mystère. Le livre des Nombres n'est-il pas tout mystérieux, soit dans le dénombrement du peuple, soit dans la prophétie de Balaam, soit dans les quarante-deux campements que les Israélites firent dans le désert? Le Deutéronome, une seconde loi et figure de l'Evangile, ne renferme-t-il pas ce qui a été dit dans les autres livres, de manière cependant qu'il semble être un livre tout nouveau? Ce sont là les cinq livres de Moïse, qu'on appelle le Pentateuque, et qui sont comme les cinq paroles que l'apôtre saint Paul se fait gloire de prononcer dans l'assemblée des fidèles.

Combien de mystères Job, ce beau modèle de patience, n'a-t-il pas renfermés dans le livre qui porte son nom (1) ? Le commencement et la fin de ce livre sont en prose, et le reste en vers. L'auteur y observe exactement toutes les règles de la dialectique, proposant d'abord le sujet de son discours, le prouvant ensuite par des raisonnements, le fortifiant par des autorités et tirant enfin des conclusions. Toutes les expressions sont vives et pathétiques, et il parle surtout de la résurrection des morts d'une manière si claire et si positive que jamais personne ne s'en est mieux expliqué. "Je sais, " dit-il, " que mon rédempteur est vivant, et que je ressusciterai de la terre au dernier jour, que je verrai mon Dieu dans ma chair; que je le verrai, dis-je, moi-même, et non un autre, et que je le contemplerai de mes propres yeux. C'est là l'espérance que j'ai, et qui repose toujours dans mon coeur. "

Venons à Josué, fils de Navé, figure de Jésus-Christ, non-seulement par ses actions, mais encore par son nom. Il passe le Jourdain, il se rend maître du pays ennemi, il le divise entre les Israélites victorieux, et, par le partage qu'il fait des villes, des bourgs, des montagnes, des fleuves, des torrents et des frontières de la Palestine, il nous représente une image du royaume

(1) Saint Jérôme explique lui-même cet endroit dans sa préface sur le livre de job; car il dit que les deux premiers chapitres de ce livre sont en prose ; que, depuis le troisième verset du troisième chapitre jusqu'au septième verset du chapitre quarante-deuxième, ce sont des vers composés de dactyles et de spondées; et que le reste du quarante-deuxième chapitre, par où le livre finit, est en prose.

505

spirituel de l'Église, et de la Jérusalem céleste.

Tous les gouverneurs du peuple d'Israël, dont il est parlé dans les livres des Juges, sont autant de figures des choses futures. Nous voyons dans Ruth, qui était Moabite, l'accomplissement de cette prophétie d'Isaïe : " Seigneur, envoyez l'agneau dominateur de la terre, de la pierre du désert, à la montagne de la fille de Sion. "

Les livres (1) de Samuel nous montrent, dans la mort d'Héli et de Saül, une figure de l'abolition de l'ancienne loi, et nous représentent en la personne du grand-prêtre Sadoch et du roi David l'établissement d'un nouveau sacerdoce et d'un nouvel empire. Le troisième et le quatrième livre des Rois, que les Hébreux appellent " Malachim, " contiennent l'histoire des rois de Juda, depuis Salomon jusqu'à Jéchonias, et des Rois d'Israël, depuis Jéroboam fils de Nabat, jusqu'à Osée, qui fut mené captif à Babylone.

Si vous vous arrêtez à l'histoire, le récit en est très simple; si, au contraire, vous vous arrêtez à l'esprit caché sous la lettre, vous v verrez et le petit nombre de fidèles, et les guerres des hérétiques contre l'Église.

Les douze prophètes contenus en un seul volume renferment un bien autre sens que le sens littéral.

Osée parle souvent d'Ephraïm, de Samarie, de Joseph, de Jezraël, de la prostituée et de ses enfants, de la femme adultère enfermée dans la chambre de son mari, restée longtemps seule et attendant son retour vêtue d'habits de deuil.

Joël, fils de Phatuel, nous montre les terres des douze tribus ravagées par les chenilles, les vers, la nielle et les sauterelles ; puis, après la ruine de l'ancien peuple, la descente du Saint-Esprit sur les serviteurs et les servantes de Dieu, c'est-à-dire la descente du Saint-Esprit sur les cent vingt croyants réunis dans le cénacle de Sion. Or ce nombre de cent vingt, si l'on compte en multipliant depuis un jusqu'à quinze, amène le nombre de quinze degrés renfermé mystérieusement dans le livre des psaumes.

Amos, berger, paysan, qui cueillait des

(1) C'est ce que nous appelons les deux premiers livres des Rois.

mures sauvages, ne peut être connu en quelques lignes; car qui peut nous mettre dans le secret de trois ou quatre crimes de Damas, de Gaza, de Tyr, de l'Idumée, des fils d'Ammon, de Moab, et en dernier lieu de Juda et d'Israël ? Ce prophète s'adresse à des vaches grasses de la montagne de Samarie et à la grande et petite maison dont il prédit la ruine. Il voit tantôt celui qui produit les sauterelles; tantôt le Seigneur se tenant sur une muraille crépie, ou de diamant; tantôt un crochet servant à faire tomber les fruits, figure énergique des supplices que les pécheurs se préparent, et de la faim qui domine en ce monde, non la faim du pain ni la soif de l'eau, mais la soif de la parole de Dieu.

Abdias, qui veut dire " esclave de Dieu, " s'élève contre Edom, cet homme de terre et de sang, et il frappe moralement cet incessant ennemi de Jacob.

Jonas, qui signifie une belle colombe, représentant par son naufrage la Passion du Sauveur, appelle, sous le nom de Ninive, le monde à la pénitence et annonce le salut aux nations.

Michée de Morasthi, cohéritier de Jésus-Christ, prédit à la fille du voleur ( Jérusalem) son pillage; il en fait en quelque sorte le siège, pour avoir frappé à la joue le prince d'Israël.

Nahum, consolateur de l'univers, apostrophe la ville de sang (Ninive), et, après sa ruine qu'il annonce, il s'écrie : " Voilà, sur la montagne, les pieds de celui qui apporte la bonne nouvelle et annonce la paix. "

Habacuk, lutteur fort et vigoureux, se tient sur ses gardes, et fixe sa lance sur la muraille pour contempler le Christ sur la croix et dire " Sa gloire a couvert les cieux, et la terre est remplie de ses louanges; sa splendeur est éclatante comme la lumière, sa force est dans ses mains; c'est là que réside sa puissance. "

Sophonias, méditateur et connaisseur des secrets de Dieu, entend un grand cri à la porte aux poissons, un gémissement à la seconde porte, et le bruit du carnage sur les collines. Il exhorte les habitants, qui devaient être pilés comme dans un mortier, à pousser des hurlements; " car, " dit-il, " toute la race de Chanaan est réduite au silence, et tous les hommes couverts d'argent ont péri. "

Aggée, c'est-à-dire " solennel et joyeux, " qui a semé dans les larmes pour recueillir dans (506) la joie, rétablit le temple et fait aussi parler Dieu le Père : " Encore un peu de temps et j'ébranlerai le ciel et la terre, la mer et l'espace, et je remuerai tous les peuples, et le Désiré de toutes les nations viendra. "

Zacharie, qui signifie "souvenir du Seigneur, " offre plusieurs prophéties; il voit Jésus revêtu d'habits sales, une pierre qui a sept yeux, un chandelier d'or à sept branches, et deux oliviers à droite et à gauche; des chevaux roux, blancs, tachetés; les chariots d'Ephraïm dispersés, un cheval chassé de Jérusalem; puis il présage la venue d'un roi pauvre, monté sur le poulain d'une ânesse qui est sous le joug.

Malachie, ce dernier de tous les prophètes, parlant ostensiblement de la réprobation des Juifs et de la vocation des Gentils, dit : " Ma volonté n'est point pour vous, " dit le Seigneur Dieu des armées, " et je ne recevrai point de présents de votre main; car, depuis l'Orient jusqu'à l'Occident, mon nom est grand parmi les nations, et l'on m'offre en tous lieux des sacrifices purs. "

Qui peut comprendre ou expliquer Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et Daniel ? Quant, au premier, il me parait plutôt rapporter l'Évangile que faire une prophétie.

Le second voit une baguette de coudrier, une chaudière enflammée du côté de l'aquilon, et un léopard dépouillé de ses couleurs; et il fait quatre sortes de vers au moyen de l'alphabet.

Le troisième a de si grandes obscurités à son commencement et à sa fin, que les Hébreux ne pouvaient le lire, avec le commencement de la Genèse, avant l'âge de trente ans.

Le quatrième, ce dernier des quatre grands prophètes, qui a la connaissance des temps et de toute l'histoire du monde, prédit d'une manière claire qu'une pierre, se détachant d'elle-même d'une montagne, renversera tous les royaumes de la terre.

David, notre Simonide, notre Pindare, notre Alcée, notre Horace, notre Catulle et notre Serenus, chante la gloire de Jésus-Christ sur la lyre, et sa résurrection sur un instrument à dix cordes.

Salomon, le pacifique, le bien-aimé du Seigneur, nous trace des règles de conduite, nous instruit de la nature des choses, célèbre l'union de Jésus-Christ avec l'Église, et chante l'épithalame de ces noces sacrées.

Le livre des Paralipomènes, abrégé de l'Ancien-Testament, est d'une si haute importance qu'il y aurait folie à vouloir sans lui connaître l'Écriture; car, par les noms et la liaison même des mots, on éclaircit quelques points d'histoire omis dans le livre des Rois, ou les nombreuses questions de l'Évangile.

Esdras et Nehemias, suscités parle Seigneur dans l'intérêt du peuple, sont renfermés dans un volume qui traite de la restauration du temple et du rétablissement des murailles de la ville. Le dénombrement de tout le peuple qui revient en foule dans sou pays, des prêtres, des Lévites, des prosélytes, et des travaux publics distribués à chaque famille, offre un sens littéral et un sens spirituel.

Emporté par l'amour de l'étude des saintes Écritures, j'ai dépassé, comme vous le voyer, les bornes d'une lettre, et cependant je n'ai pas encore fait ce que j'ai voulu. J'ai seulement indiqué ce que nous devons connaître et ce que nous devons désirer, afin que nous puissions dire aussi avec David : " Mon âme désire de méditer votre loi en tout temps. " Au reste, ce mot de Socrate nous convient: " Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien. "

Je parlerai aussi, mais en peu de mots, du Nouveau-Testament. Mathieu, Marc, Luc et Jean sont le chariot du Seigneur et de véritables chérubins, c'est-à-dire la plénitude de la science. " Tout leur corps, " comme dit le prophète Ezéchiel , " est plein d'yeux ; ils brillent comme des étincelles, ils éclatent en l'air comme la foudre, ils ont les pieds droits et tendant à s'élever, ils ont des ailes par-derrière et volent partout, ils se tiennent réciproquement, sont attachés l'un à l'autre, et entraînés comme une roue par une autre roue; ils s'avancent partout où les emporte l'inspiration du Saint-Esprit. "

L'apôtre saint Paul a écrit à sept Eglises (car beaucoup n'admettent pas sa lettre aux Hébreux). Il instruit Timothée et Tite, et demande à Philémon la grâce d'un esclave fugitif. Mais je crois qu'il vaut mieux ne rien dire de cet apôtre, que de n'en pas parler assez.

Les Actes des Apôtres ne semblent d'abord qu'une histoire fort simple, celle du commencement de l'Église; mais si nous remarquons que son auteur est Luc, médecin, qui s'est illustré par son Evangile, nous verrons que (507) toutes ses paroles sont un remède pour les âmes malades.

Les apôtres saint Jacques, saint Pierre, saint Jean et saint Jude, ont écrit sept lettres aussi mystérieuses que concises, brèves et longues tout à la fois, brèves en paroles, mais pleines d'idées : de sorte qu'il y a peu de personnes qui les comprennent bien.

L'Apocalypse de saint Jean compte autant de mystères que de mots, c'est même peu dire de cet ouvrage; et l'éloge est ici au-dessous du livre, dont chaque parole renferme un sens différent.

Je vous le demande, très cher frère, vivre au milieu de ces livres, les méditer, les connaître et ne chercher qu'eux, cela ne vous semble-t-il pas constituer, sur la terre, un avant-goût du bonheur du ciel ?

Je ne veux pas que vous soyez blessé de la simplicité et comme de la familiarité du style de l'Ecriture sainte, familiarité qui vient ou de la faute ou peut-être du système des interprètes, qui ont l'ait leur traduction pour la mettre à la portée des intelligences ordinaires, et pour la faire comprendre, quoique d'une manière différente, du savant comme de l'ignorant.

Quant à moi, je ne suis ni assez vain ni assez inconsidéré pour me vanter de connaître à fond les livres sacrés, et pour cueillir les fruits d'un arbre qui a ses racines dans le ciel; mais j'avoue en avoir la volonté. Je me préfère à celui qui reste oisif, je ne fais pas le professeur, je m'offre seulement comme camarade d'étude. " On donne à celui qui demande, on ouvre à celui qui frappe, et celui qui cherche trouve, " dit l'évangile de saint Mathieu.

Apprenons donc, sur la terre, la science qui nous restera dans le ciel. Je vous recevrai à bras ouverts ; et tout ce que vous chercherez, quoique je me laisse peut-être, comme Hermagoras, emporter à ma vanité, je tâcherai de l'apprendre avec vous.

Votre cher frère Eusèbe, qui est ici, a ajouté à la joie que m'a causée votre lettre par ce qu'il m'a dit de la douceur de vos moeurs, de votre mépris pour le siècle, de la constance de votre amitié, et de votre amour pour Jésus-Christ. Quant à votre prudence et à votre éloquence, votre lettre me les faisait assez connaître; hâtez-vous, je vous prie, et, au lieu de lever l'ancre, coupez plutôt le câble qui retient votre vaisseau, Celui qui a renonce au siècle et est décidé à vendre les biens qu'il méprise ne doit pas chercher à les bien vendre; tout ce que vous perdrez, regardez-le comme un bénéfice. Les anciens ont dit : " Ce que l'avare possède lui fait défaut aussi bien que ce qu'il ne possède pas. "

" Le croyant a tout un monde de richesses, l'incroyant manque même d'une obole. " Vivons comme n'ayant rien et possédant tout. La nourriture et le vêtement sont les richesses des chrétiens. Si vous êtes maître de votre bien, vendez-le, sinon abandonnez-le. Laissez votre manteau à celui qui veut prendre votre tunique.

Pourquoi différer de jour en jour l'exécution de votre dessein? Appréhendez-vous que Jésus-Christ n'ait pas de quoi nourrir les pauvres, si vous n'avez soin de vendre peu a peu tout ce que vous possédez? On donne tout à Dieu quand on se donne soi-même. Les Apôtres n'abandonnèrent que leur barque et leurs filets. Les deux petites pièces de monnaie que la veuve de l'Evangile mit dans le tronc furent plus agréables aux yeux de Dieu que les richesses d'un Crésus. Celui-là méprise facilement tout qui pense toujours à la mort.

Haut du document

AU PRÊTRE AMANDUS. RÉPONSE A DIVERSES QUESTIONS. — DE L'ADULTÈRE. — DU MARIAGE.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 394.

Répondre brièvement et dans une seule lettre à des questions sur lesquelles il y a beaucoup à dire, impossible. — Ces paroles de saint Mathieu : " N'ayez souci du lendemain, car à chaque jour suffit sa peine. " D'après le style de l'Écriture sainte, le lendemain signifie le temps à venir, comme dans la Genèse où Jacob dit à Laban : " Mon innocence me justifiera un jour devant vous. " Cette réponse n'est-elle pas celle des deux tribus de Ruben et de Gad, et de la demi-tribu de Manassès au grand-prêtre Phinées, envoyé par les enfants d'Israël pour leur demander pourquoi ils avaient élevé un autel: "Nous l'avons fait, " lui dirent-ils, "pour empêcher " qu'un jour on ne dispute à nos enfants le droit de servir Dieu. " Vous trouverez sur ce sujet plusieurs autres passages dans l'Ancien-Testament.

(1) le texte de l'Écriture porte dans l'un et l'autre de ces passages: cras , demain,

508

En nous défendant de penser à l'avenir, le Christ nous permet, pour s'accommoder à notre faiblesse, de penser au présent. " A chaque jour, " ajoute le Sauveur, " suffit sa peine; " c'est-à-dire penser aux maux présents est assez. S'occuper des choses futures, qui sont fort incertaines ou qui nous échappent tout à coup dans le temps même que nous commençons à les posséder, est donc inutile. Car le mot grec kakia, que le traducteur latin a exprimé par celui de malitia, signifie et malice et affliction, que les Grecs appellent kakôsis, et c'est dans ce dernier sens qu'on devait traduire ce passage. Que si l'on veut que kakia signifie malice, et non point affliction et accablement, on doit l'expliquer conformément à ce passage de saint Jean: " Tout le monde est sous l'empire du diable, " et à ce que nous disons dans l'oraison Dominicale : " Délivrez-nous du mal. " Ainsi il faudra entendre ces paroles, " à chaque jour suffit sa peine, " dans ce sens que c'est assez pour nous d'avoir à souffrir les afflictions de la vie présente.

Vous me demandez ensuite l'explication de ces paroles de la première épître de saint Paul aux Corinthiens : " Quelque autre péché que l'homme commette, il est hors du corps; mais celui qui commet une fornication pèche contre son propre corps. " Pour comprendre ce passage, il faut voir ce qui précède. " " Le corps ", dit cet apôtre, " n'est point pour la fornication, mais pour le Seigneur, et le Seigneur est pour le corps. Car comme Dieu a ressuscité le Seigneur, il nous ressuscitera de même par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres de Jésus-Christ? Arracherai-je donc à Jésus-Christ ses propres membres pour les faire devenir membres d'une prostituée? A Dieu ne plaise! Ne savez-vous pas que celui qui se joint à une prostituée est un même corps avec elle? Car ceux qui étaient deux ne seront plus qu'une même chair, dit l'Ecriture. Mais celui qui demeure attaché au Seigneur est un même esprit avec lui. Fuyez la fornication. Quelque autre péché que l'homme commette, il est hors du corps; mais celui qui commet une fornication pèche contre son propre corps, etc. "

Saint Paul parlait contre l'amour déréglé des plaisirs, et après avoir dit : " Les viandes sont pour le ventre, le ventre est pour les viandes, et un jour Dieu détruira l'un et l'autre, " son

sujet le conduit naturellement à parler de la fornication; car la bonne chère est la source de l'impureté. L'excès du vin et des viandes échauffe le sang et révolte la nature. Les vices se suivent et se succèdent d'après l'harmonie qui existe entre les membres du corps. Tous les péchés donc, tels que le larcin, l'homicide, le vol, le parjure et les autres crimes de cette nature, laissent toujours après eux un fond d'amertume; et l'avantage qu'on espère en retirer n'est pas capable d'étouffer les remords de la conscience.

L'impureté seule nous tourmente sans cesse. Au moment même où nous regrettons de nous y être abandonnés, nous éprouvons encore les révoltes de la chair, de manière que le désir de notre conversion est souvent pour nous une occasion de chute et de péché.

Voici encore un autre sens qu'on peut donner à ces paroles de l'apôtre saint Paul: " Quelque autre péché que l'homme commette, il est hors du corps. " Tout le mal que nous faisons n'est préjudiciable qu'au prochain; il n'y a que la fornication seule qui corrompt le corps de celui qui la commet. Un impudique pèche contre son propre corps, en profanant le temple de Jésus-Christ, et le faisant devenir le corps d'une prostituée; et lorsqu'il se joint à elle il devient avec elle une même chair, selon cette parole du Seigneur: " C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et demeurera avec sa femme, et ils ne seront tous deux qu'une seule chair. "

Ajoutons une troisième explication d'après les auteurs grecs sur ce passage de saint Paul. Il y a bien de la différence entre pécher par le corps et pécher dans le corps. Le larcin, l'homicide et tous les autres péchés sont extérieurs et hors de nous. La fornication seule nous corrompt personnellement; nous la commettons dans notre propre corps contre nous-mêmes, et non point par le corps contre les autres; car la préposition par signifie l'instrument avec lequel on fait quelque chose, et la préposition dans marque le sujet sur lequel on agit et qui est le terme de l'action. Quelques auteurs expliquent autrement ce passage, en disant que, selon l'Ecriture sainte, le corps est la femme de l'homme, et que celui qui commet la fornication pèche contre son corps, c'est-à-dire contre sa femme, parce qu'il la corrompt par son (509) impureté , et qu'il l'engage malgré elle dans le crime en la joignant à une prostituée.

La troisième et dernière difficulté que vous me proposez est sur ces paroles de la même épître aux Corinthiens : " Jésus-Christ doit régner jusqu'à ce que le Père ait mis tous les hommes sous ses pieds. Car l'Écriture dit que Dieu lui a mis tout sous les pieds et lui a tout assujetti. Or la mort sera le dernier ennemi détruit. Quand l'Écriture dit que tout lui est assujetti, il est indubitable qu'il en faut excepter celui qui lui a assujetti toutes choses. Lors donc que toutes choses auront été assujetties au Fils, alors le Fils sera lui-même assujetti à celui qui lui aura assujetti toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous. "

Je suis surpris que vous me demandiez la solution de cette difficulté, puisqu'elle se trouve fort au long dans le onzième livre de l'ouvrage de saint Hilaire de Poitiers contre les Ariens. Il faut pourtant en parler. Ce qui choque dans ce passage, c'est que saint Paul dit que le Fils de Dieu sera assujetti à son Père. Mais est-il plus humiliant pour lui d'être assujetti à son Père (ce qui souvent est une marque de tendresse, selon cette parole du prophète-roi : " Mon âme ne sera-t-elle pas soumise à Dieu" ) que d'être crucifié comme un homme maudit de Dieu, suivant ce que dit l'Écriture : " Maudit celui qui est pendu au bois? "

Jésus-Christ donc pour nous sauver de la malédiction, l'ayant acceptée lui-même, doit-on s'étonner qu'il s'assujettisse à son Père afin de nous y assujettir avec lui, comme dit l'Évangile : " Personne ne vient à mon Père que par moi; " Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi? " Le Fils de Dieu est assujetti à son Père en la personne de tous les fidèles; car tous ceux qui croient en lui, ou plutôt tous les hommes sont les membres de son corps. Mais il ne lui est pas assujetti en la personne des infidèles; c'est-à-dire des Juifs, des païens et des hérétiques, parce que cette partie de son corps n'est point soumise à la foi.

Mais lorsqu'à la fin du monde tous les membres verront régner leur corps, c'est-à-dire Jésus-Christ, alors ils s'assujettiront à lui afin que tout le corps de Jésus-Christ soit assujetti à Dieu et au Père, et que Dieu soit tout en tous. Il ne dit pas que le Père soit tout en tous, mais que " Dieu soit tout en tous, " ce qui convient à toute la Trinité, c'est-à-dire tant au Père qu'au Fils et au Saint-Esprit, en sorte que l'humanité soit assujettie à la divinité. Par le mot d'humanité, j'entends toute la nature humaine, et non pas cette douceur et cette affabilité que les Grecs expriment par le mot philanthropia.

Jésus-Christ, dans cette vie du temps, n'est pas tout en tous; il n'est qu'en partie dans chacun des saints. Par exemple, il est dans Salomon par la sagesse, dans David par la douceur, dans Job par la patience, dans Daniel par la connaissance de l'avenir, dans saint Pierre par la foi, dans Phinées et dans saint Paul par le zèle, dans saint Jean par la virginité, et ainsi des autres. Mais à la consommation des siècles, il sera tout en tous, c'est-à-dire que chaque saint possèdera toutes les vertus, et que Jésus-Christ sera dans chaque individu.

J'ai trouvé dans votre lettre cette petite note "Il faut lui demander (c'est de moi qu'on parle) si une femme qui a quitté son mari, parce qu'il avait commis un adultère et d'autres crimes abominables, et qui ensuite a été mariée à un autre malgré elle, peut, sans faire pénitence, avoir part à la communion de l'Église du vivant du premier mari qu'elle a abandonné. " En lisant ce billet je me suis souvenu de ce que dit le prophète-roi : " Ne souffrez point que mon coeur se laisse aller à des paroles de malice pour chercher des excuses à mes péchés. " Nous nous flattons toujours dans nos désordres et nous tâchons de justifier, par les prétendues nécessités de la nature, les péchés où nous porte notre corruption.

Un jeune homme dit : Je ne puis résister aux mouvements d'une chair rebelle qui me fait une guerre continuelle; l'ardeur de l'âge et la vivacité des passions m'assujettissent à l'amour des plaisirs; mon sexe même me fait sentir que je ne saurais m'en passer.

Un assassin dira: Je me voyais réduit à la dernière misère; je n'avais ni de quoi vivre ni de quoi me couvrir, et je me suis vu dans la nécessité d'ôter la vie à un autre pour m'empêcher de mourir moi-même de faim et de froid.

Répondez donc à cette femme qui veut bien me consulter sur son état, et parlez-lui non pas selon mon sentiment, mais selon la règle que saint Paul nous prescrit : " Ignorez-vous, mes frères, " dit cet apôtre, " (je parle à ceux qui sont instruits de la loi) que la loi ne domine sur l'homme que pour autant de temps qu'elle est (510) en vigueur? Ainsi, une femme mariée est liée par la loi du mariage à son mari tant qu'il est vivant; mais lorsqu'il est mort, elle est dégagée de la loi qui la liait à son mari. Si donc elle épouse un autre homme du vivant de son mari, elle sera considérée comme adultère. " Et dans un autre endroit: "La femme est liée à la loi du mariage tant que son mari est vivant; mais si son mari meurt, elle est libre; qu'elle se marie à qui elle voudra, pourvu que ce soit selon le Seigneur. " L'apôtre saint Paul , voulant donc prévenir tous les prétextes spécieux dont on a coutume de se servir pour justifier de pareils divorces, dit expressément qu'une femme est adultère si elle épouse un autre homme du vivant de son mari.

Qu'on ne dise point que son prétendu mari l'a enlevée par force; qu'elle a été obligée de se rendre aux sollicitations d'une mère, à l'autorité d'un père, aux conseils de tous ses parents qui l'ont forcée à prendre ce parti; qu'elle se voyait exposée aux mépris de ses esclaves, et qu'enfin elle avait le chagrin de voir dissiper son bien. Tout cela ne la justifie point ; car tant que son mari est vivant, fût-il un adultère, un homme coupable des plus grandes abominations, plongé dans toutes sortes de crimes et abandonné de sa femme à cause de son libertinage et de ses désordres, il est toujours son mari, et il ne lui est pas permis d'en épouser un autre.

Or, ce n'est point de lui-même que saint Paul parle de la sorte ; il ne l'ait que suivre les maximes de Jésus-Christ qui parle en lui, et qui dit dans l'Evangile : " Quiconque aura quitté sa femme, si ce n'est en cas d'adultère, la fait devenir adultère, et quiconque épouse celle que son mari aura quittée, commet un adultère. " Remarquez ce que dit le Christ : " Quiconque épouse une femme que son mari aura quittée, commet un adultère. " Soit qu'une femme ait quitté son mari, ou que son mari l'ait abandonnée, quiconque l'épouse commet un adultère.

Mais je ne comprends pas qu'on l'a mariée à un autre malgré elle. Est-ce que celui-ci l'a enlevée par force? Mais pourquoi ne l'a-t-elle pas abandonné depuis? Elle n'a qu'à consulter les livres de Moïse, et elle verra que dans l'ancienne loi on faisait mourir, comme coupable d'adultère, une fille qui, étant promise en mariage, s'était laissé déshonorer dans la ville sans crier; et qu'au contraire, si on l'avait prise par force dans les champs, on la regardait comme innocente et on ne punissait de mort que celui qui lui avait fait violence. Si donc cette femme, qui dit qu'on l'a mariée malgré elle à un autre, veut participer à la sainte table et ne point passer pour adultère, elle doit faire pénitence et rompre tout commerce avec son prétendu mari, qui est plutôt son adultère que son époux. Que si cette séparation lui parait dure et qu'elle ne puisse se résoudre à quitter un homme qu'elle aime et à renoncer pour l'amour de Jésus-Christ à des plaisirs criminels, qu'elle écoute ce que dit l'apôtre saint Paul dans son épître aux Corinthiens : " Vous ne pouvez pas boire le calice du Seigneur et le calice des démons; vous ne pouvez pas participer à la table du Seigneur et à la table des démons. " Et dans un autre endroit : " Quel commerce entre la lumière et les ténèbres? quel accord entre Jésus-Christ et Bélial? " On prendra peut-être pour une nouveauté ce que je vais dire; ce n'est pourtant point une opinion nouvelle, mais très ancienne, puisqu'elle est appuyée sur l'autorité de l'Ancien Testament ; c'est que si cette femme abandonne son second mari, il ne lui est pas permis de reprendre le premier; car il est écrit dans le Deutéronome : " Si un homme, ayant épousé une femme et vécu avec elle, en conçoit ensuite du dégoût à cause de quelque défaut honteux, il fera un écrit de divorce, et, l'ayant mis entre les mains de celte femme, il la renverra hors de sa maison. Que si en étant sortie et ayant épousé un second mari, celui-ci conçoit aussi de l'aversion pour elle et qu'il la renvoie encore de sa maison après lui avoir donné un écrit de divorce, ou s'il vient même à mourir, le premier mari ne pourra plus la reprendre pour sa femme, parce qu'elle a été souillée et qu'elle est devenue abominable devant le Seigneur. Ne souffrez pas qu'un tel péché se commette dans la terre dont le Seigneur votre Dieu vous a mis en possession. "

Je vous supplie donc de consoler la femme dont il est question, et de l'exhorter à rentrer dans les voies du salut. Quand une chair est gangrénée, on est obligé d'y appliquer le fer et le feu; et lorsqu'un médecin, par une intelligente cruauté, coupe les chairs pour les guérir et cause du mal pour faire du bien, ce n'est point à la médecine, c'est à la plaie qu'il faut s'en prendre.

Haut du document

511

A LUCINUS RICHE ESPAGNOL.

Eloge de la vertu de Lucinus. — Jérôme l'exhorte a se détacher des richesses, et l'invite à venir à Jérusalem. — Grand nombre d'étrangers qui y viennent. — Il remercie Lucinus de ses présents.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 394.

Votre lettre est arrivée au moment où je n'espérais plus recevoir de vos nouvelles; elle m'a été d'autant plus agréable que je m'y attendais moins, et elle a réveillé toute mon affection endormie par un long silence. Quoique je ne vous aie jamais vu, j'ai souhaité ardemment de me voir uni avec vous par les liens de l'amitié, et j'ai dit en moi-même :"Qui me donnera des ailes comme celles de la colombe, et je m'envolerai et trouverai mon repos, " en trouvant celui que j'aime.

Ce que Jésus-Christ a dit autrefois : que " plusieurs viendraient d'Orient et d'Occident, et se reposeraient dans le sein d'Abraham, " est aujourd'hui accompli à votre égard. Je crois voir dans la foi de Corneille, qui était centenier dans une cohorte de la légion appelée l'Italique, une image de la foi de mon cher Lucinus. L'apôtre saint Paul, écrivant aux Romains, leur dit : " Lorsque je ferai le. voyage d'Espagne, j'espère vous voir en passant, et que vous me conduirez en ce pays-là. " Quand cet apôtre passe tant de mers pour venir en Espagne, il prouve ce qu'il espérait de cette province. Après avoir jeté en peu de temps les fondements de l'Évangile dans le pays qui s'étend depuis Jérusalem jusqu'à l'Illyrie, il entre dans Rome enchaîné pour délivrer ceux qui gémissaient sous les chaînes de l'erreur et des superstitions païennes. Il demeure deux ans entiers dans un logis qu'il avait loué, afin de nous préparer une demeure éternelle dans l'un et l'autre Testament. " Ce pêcheur d'hommes " vous a pris comme une belle dorade dans son filet apostolique, et vous a tiré sur le rivage parmi une infinité d'autres poissons. Vous avez abandonné les eaux amères et les gouffres salés de la mer; vous avez quitté les cavernes des montagnes ; et, méprisant ce monstrueux Leviathan qui règne dans les eaux, vous vous êtes retiré avec Jésus-Christ dans le désert, afin de pouvoir dire, comme le prophète-roi : " Sur une terre déserte , sans route et sans eau , je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire. " Et ailleurs : " Je me suis éloigné par la fuite et j'ai demeuré dans la solitude, où j'attendais celui qui m'a délivré de l'effroi de la tempête. "

Maintenant donc que vous êtes sorti de Sodome, et que vous vous hâtez de gagner le haut de la montagne, je vous conjure avec toute l'affection d'un père, de ne point regarder derrière vous. Vous avez mis la main à la charrue ; vous avez touché le bord de la robe du Sauveur, et ses cheveux, encore tout mouillés de la rosée tombée pendant la nuit, je vous prie de ne les quitter jamais.

Élevé au faite des vertus, ne descendez point pour prendre les habits dont vous vous êtes dépouillé; ne quittez point le champ où vous êtes pour retourner en votre maison; ne vous laissez point enchanter, à l'exemple de Lot, par ces jardins délicieux, arrosés non comme la Terre-Sainte, des pluies du ciel, mais des eaux du Jourdain, qui, malgré leur pureté, deviennent bourbeuses en se mêlant avec les eaux de la mer Noire. Plusieurs commencent bien, mais peu arrivent à perfection. " Lorsqu'on court dans la carrière, tous courent : mais il n'y en a qu'un seul qui remporte le prix. " Quant à nous, l'apôtre saint Paul nous dit : " Courez de manière à remporter le prix. " Celui qui préside à nos combats n'est point susceptible de jalousie ; il ne cherche point à humilier les uns par le triomphe des autres, et il ne souhaite rien tant que de voir tous ses athlètes digues de la couronne.

Mon cœur est plein de joie, et je verse des larmes comme si j'étais pénétré de la douleur la plus vive. Semblable à Ruth, je ne m'exprime que parles pleurs que l'amitié me, fait répandre. Zachée, chef des publicains, se convertit en un moment et mérite de recevoir le Christ dans sa maison. Marthe et Marie le reçoivent chez elles et lui préparent à manger. Une femme de mauvaise vie lui lave les pieds avec ses larmes ; et, répandant sur lui le parfum de ses bonnes oeuvres, elle embaume son corps d'avance et prévient le temps de sa sépulture. Simon le lépreux invite ce divin maître et ses disciples à venir manger chez lui, et Jésus-Christ y va.

Dieu dit à Abraham : " Quittez votre pays, vos parents et la maison de votre père, et (512) venez en la terre que je vous montrerai. " Abraham, quittant aussitôt la Chaldée et la Mésopotamie, va chercher ce qu'il ne connaît point, de peur de perdre ce qu'il a trouvé ; persuadé qu'il ne pouvait tout à la fois et demeurer dans son pays et posséder le Seigneur. Aussi fut-il appelé " hébreu, " nom mystérieux qui veut dire " passager, " et que les Grecs expriment par le mot "perates, " parce que les vertus qu'il avait pratiquées ,jusqu'alors, ne satisfaisant pas son zèle, et oubliant ce qu'il avait déjà fait, il ne pensait qu'à ce qu'il lui restait à faire, comme dit le prophète : " Ils iront de vertu en vertu. " Cet illustre patriarche vous apprend par son exemple à ne point chercher vos propres intérêts, mais ceux d'autrui, et à regarder comme vos frères, vos proches et vos parents, ceux qui vous sont unis en Jésus-Christ. " Ceux-là sont ma mère et mes frères, qui font la volonté de mon Père. "

Vous avez une femme qui autrefois vous était unie selon la chair, et qui aujourd'hui est votre compagne selon l'esprit. Vous ne la regardez plus comme votre femme, mais comme votre su;ur. Elevée au-dessus des faiblesses de son sexe , elle a le courage d'un homme ; inférieure à vous autrefois, elle vous égale aujourd'hui " par la pratique des mêmes vertus. " Attachés l'un et l'autre à un même joug, vous travaillez de concert à vous avancer vers le royaume du ciel.

Lorsqu'on est trop économe et que l'on compte souvent ses revenus, on n'est guère disposé à s'en dépouiller. Joseph ne put s'échapper des mains de l'Egyptienne qu'en abandonnant son manteau. Ce jeune homme qui suivait Jésus-Christ couvert seulement d'un linceul, voyant que les soldats l'avaient saisi par là, il le leur laissa entre les mains et s'enfuit tout nu. Elie, se voyant enlevé au ciel dans un chariot de feu , laissa tomber à terre son manteau qui n'était que de peau de brebis. Elisée offrit à Dieu, en sacrifice, les boeufs et les charrues dont il se servait pour labourer la terre. " Celui qui touche la poix, " dit un sage, " en sera souillé. " Quand on est uniquement occupé des choses du monde et du soin d'augmenter ses revenus, on ne conserve jamais assez de liberté d'esprit pour penser aux choses de Dieu. " Car quelle union peut-il v avoir entre la justice et l'iniquité? quel commerce entre la lumière et

les ténèbres? quel accord entre Jésus-Christ et Bélial? quelle société entre le fidèle et l'infidèle? " "Vous ne pouvez, " dit le Seigneur, "servir tout à la fois Dieu et l'argent. " Renoncer aux richesses, c'est la vertu des commençants, et non pas des parfaits. Cratès de Thèbes et Antisthène ont porté leur détachement jusque-là. C'est aux chrétiens et aux apôtres à se donner à Dieu sans réserve et à sacrifier au Seigneur tout ce qu'ils possèdent, à l'exemple de cette pauvre veuve qui jeta dans le tronc deux petites pièces malgré sa propre indigence. Aussi méritèrent-ils d'entendre de la bouche de Jésus Christ même : " Vous serez assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d'Israël. "

Vous pensez bien vous-même que mon dessein est de vous inviter à venir demeurer dans la Terre-Sainte. Vous avez employé vos richesses à soulager les nécessités des malheureux, afin de pouvoir trouver un jour dans leur abondance une ressource à votre misère. Vous vous êtes servi de ces richesses injustes pour vous ménager des amis qui puissent vous recevoir dans les tabernacles éternels. Cet usage que vous avez l'ait de vos biens est digne de louanges, et égale les vertus de ces siècles apostoliques où les fidèles, après avoir vendu leurs héritages, en apportaient le prix aux pieds des apôtres, pour faire voir que l'avarice n'est digne que d'être foulée aux pieds. Mais le Seigneur ne cherche pas tant les richesses des fidèles que leur coeur. " L'homme riche, " dit le sage, " rachète sa vie par ses propres richesses, " c'est-à-dire par des biens qui ne sont point mal acquis, comme le même auteur dit ailleurs: " Honorez le Seigneur pour les biens que vous avez acquis par des voies justes et par votre propre travail. " On peut encore entendre par ces richesses que le sage appelle " propres " des trésors cachés, que les voleurs ne sauraient découvrir ni enlever par violence. Ce sens me parait le plus naturel.

Mes ouvrages ne sont point dignes de votre curiosité; ce n'est que par bonté que vous me témoignez avoir envie de les lire. Quoi qu'il en soit, je les ai donnés à vos envoyés pour les transcrire ; j'ai vu moi-même la copie qu'ils en ont faite, et je les ai avertis souvent d'avoir soin de les collationner et de corriger exactement sur l'original; car pour moi, je suis si occupé à recevoir les passants et les étrangers, qu'il m'a (513) été impossible de relire tant de volumes. Vos envoyés même sont témoins que lors de leur départ d'ici, c'est-à-dire pendant le carême, j'étais à peine rétabli d'une longue maladie que j'ai faite. Si donc vous y trouvez quelque faute qui vous empêche d'en comprendre le sens, ne vous en prenez point à moi, mais à vos envoyés aussi bien qu'à l'ignorance des copistes, qui écrivent les choses comme ils les entendent, et qui, voulant se mêler de corriger les fautes des autres, démontrent eux-mêmes leur ineptie.

Au reste, il n'est pas vrai, comme on vous l'a dit, que j'ai traduit les livres de Josèphe et les traités de saint Papias et de saint Polycarpe; je n'ai ni le temps ni la capacité pour traduire des ouvrages si excellents, et pour leur conserver, dans une langue étrangère, leurs beautés naturelles. J'ai traduit quelques traités d'Origène et de Dydime afin de faire connaître aux Latins , du moins en partie, les opinions des Grecs. J'ai fait transcrire par vos copistes le Canon de la Vérité hébraïque (1), excepté l'Octateuque (2), auquel je travaille actuellement. Je ne doute point que vous n'ayez la version des Septante ; il y a déjà plusieurs années que je l'ai corrigée avec beaucoup d'exactitude pour ceux qui aiment l'étude de l'Ecriture sainte. J'ai aussi rétabli le Nouveau-Testament sur l'autorité du texte grec; car comme on juge des versions de l'Ancien-Testament par rapport aux exemplaires hébreux, aussi doit-on juger des versions du nouveau par rapport au texte grec.

Vous me demandez si l'on doit jeûner le samedi et communier tous les jours, selon la pratique des Eglises de Rome et d'Espagne. Vous pouvez sur cela consulter les ouvrages d'Hippolyte, auteur habile, et de plusieurs autres écrivains qui ont réuni dans leurs écrits les opinions de différents auteurs. Pour moi, je crois que quand les traditions ecclésiastiques ne donnent aucune atteinte aux règles de la foi, nous devons les observer de la même manière que nous les avons reçues de nos prédécesseurs.

(1) Ce sont les vingt-deux livres de l'Ancien-Testament, que saint Jérôme a traduits d'hébreu en latin, et dans le même ordre que les juifs leur donnent dans leur Canon. On avait toujours cru que cet excellent ouvrage était perdu; mais D. Jean Martianay l'a donné au public dans le premier volume des ouvrages de saint Jérôme.

(2) C'est-à-dire les huit premiers livres de l’Ancien-Testament.

Les pratiques d'une Eglise particulière ne préjudicient point à celles qui s'observent dans une autre. Plût à Dieu que nous pussions jeûner en tout temps, de même que saint Paul et les fidèles qui étaient avec lui (ainsi que nous le lisons dans les Actes des Apôtres) jeûnaient les jours de la Pentecôte et le dimanche ! On ne doit pas pour cela les accuser d'avoir été manichéens; car ils ne devaient pas préférer la nourriture du corps à celle de l'âme. Pourvu aussi qu'on ne se sente, coupable d'aucun crime et qu'on ne s'expose pas à recevoir sa condamnation, on peut communier tous les jours, comme dit le prophète : " Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux; " afin de pouvoir chanter avec lui: " Mon coeur a émis au dehors une bonne parole. " Ce n'est pas que je croie qu'on doive jeûner le dimanche, et depuis Pâques jusqu'à la Pentecôte. Chaque province peut avoir sur cela des pratiques particulières, et suivre les traditions des anciens comme des lois apostoliques.

J'ai reçu les deux petits manteaux et l'habit de peau que vous avez bien voulu m'envoyer, pour mon usage ou pour en faire présent à quelque serviteur de Dieu. Pour moi, je vous envoie, et à votre sueur aussi (1), quatre petits cilices, qui marquent la pauvreté et la pénitence; ils conviennent à l'état que vous avez embrassé. J'y ai joint un livre (2), que j'ai composé depuis peu, et dans lequel j'ai expliqué d'une manière historique les visions prophétiques d'Isaïe, qui sont très obscures. J'espère que, toutes les fois que vous lirez mes ouvrages, vous vous souviendrez d'un ami qui vous aime tendrement; et que vous penserez à vous embarquer pour la Terre-Sainte, voyage que vous avez différé jusqu'à présent. Mais comme " la voie de l'homme ne dépend point de lui, et que c'est le Seigneur qui conduit ses pas ; " si par hasard vous trouviez quelque obstacle à votre dessein, ce qu'à Dieu ne plaise, je vous prie de faire en sorte que la distance des lieux ne sépare point

(1) C'est-à-dire votre femme, parce que Lucinus la regardait comme sa propre saur.

(2) Saint Jérôme veut parler d'un commentaire qu'il fit sur les dix visions prophétiques d'Isaïe, depuis le treizième chapitre jusqu'au vingt-quatrième, et qu'il explique dans un sens littéral et prophétique. Ce commentaire fait le cinquième livre de ses grands commentaires sur Isaïe. Il l'entreprit à la sollicitation d'un évêque nommé Amable, à qui il le dédia.

514

ceux que la charité a unis, et qu'il y ait entre nous un commerce de lettres qui, malgré notre absence, me rende toujours présent mon cher Lucinus.

 

 

 

 

 

 

A NEPOTIEN.

Que le prêtre ne doit pas se mêler de mariage. — Que les biens de l'Eglise doivent être distribues aux pauvres — soulèvement général à Rome contre le Livre de la virginité.

En 395.

Que le prêtre qui doit toujours louer la continence ne se mêle pas de mariage; car pourquoi engager une vierge à se marier, lui qui a lu dans l'apôtre saint Paul : " Que ceux qui ont des femmes, vivent comme s'ils n'en avaient point? " Pourquoi conseiller le mariage à une veuve, lui qui n'est entré dans la cléricature qu'après avoir renoncé aux secondes noces? Comment un clerc, qui doit mépriser les richesses et renoncer à son patrimoine, peut-il se résoudre à faire valoir le bien d'autrui et se charger du soin d'une famille étrangère? C'est un vol que d'usurper le bien d'un ami, mais c'est un sacrilège que de voler les biens dont l'Église nous a confié l'administration. Il n'est rien de plus inhumain due de ménager par une timide prévoyance l'argent reçu pour les pauvres, ou même (ce qui est évidemment coupable) d'en détourner quelque partie; tandis qu'on laisse mourir de besoin une infinité de malheureux auxquels il était destiné. Dans le temps que je souffre de faim, vous prétendez mesurer mes besoins et peser mes morceaux. Ou donnez-moi sans aucun retard ma part de l'argent que vous avez reçu pour le soulagement des pauvres, ou, si vous voulez le ménager avec tant de précaution, laissez à celui qui me fait cette aumône le soin de le distribuer lui-même. Je ne dis pas que vous vous enrichissez de ce que l'on vous remet pour subvenir à mes besoins; mais personne ne saurait mieux due moi conserver un bien qui m'appartient. L'on ne peut faire un meilleur usage des ressources de l'Église, due de les employer au soulagement des pauvres, sans en rien réserver pour soi-même.

Après que tout le monde s'est déchaîné contre le livre de la Virginité que j'ai composé à home, et dédié à la vertueuse Eustochia, vous m'avez engagé malgré moi à rompre le silence que je gardais dans ma retraite de Bethléem et à m'exposer encore une fois aux calomnies des hommes. Car, pour éviter leurs censures, il faudrait me résoudre à ne plus écrire (mais vous ne me l'avez pas permis), ou, si je voulais encore donner quelque ouvrage au public, je devais m'attendre à me voir en butte à tous les traits de la calomnie. Mais enfin je supplie mes adversaires de demeurer en paix et de ne plus m'attaquer; car je les ai traités dans mes écrits, non pas avec la haine d'un ennemi, mais avec la douceur d'un véritable ami; et au lieu de m'élever ouvertement contre les pécheurs, je me suis borné à les avertir de ne plus pécher. Au reste, je ne me suis pas épargné moi-même ; J'ai eu part comme les autres à ma propre censure, et, avant de tirer la paille que j'apercevais dans l'oeil de mon frère, j'ai eu soin d'abord d'ôter la poutre que je sentais dans le mien. Je n'ai porté aucune atteinte à la réputation des autres, et on ne peut m'accuser d'avoir nommé quelqu'un dans mes ouvrages; je me suis toujours contenté de parler contre les vices en général, sans jamais attaquer personne en particulier. Ceux qui s'emportent contre moi avec tant de chaleur indiquent qu'ils se sentent coupables des désordres que j'ai condamnés.

Haut du document

A THEODORA, VEUVE DE LUCINUS.

Eloge funèbre de Lucinus. — Erreurs de Basilidés répandues dans la Gaule narbonnaise et en Espagne.

Lettre écrite du monastère de Bethléem 395.

Je ne vous écris que quelques mots, encore ai-je eu bien de la peine à les dicter, tant je suis consterné de la triste nouvelle de la mort de Lucinus, pour qui j'avais une estime toute particulière. Ce n'est pas que je plaigne sa destinée, persuadé qu'il est maintenant en possession d'une vie plus heureuse, d'après ce que dit Moïse: " Il faut que j'aille reconnaître quelle est cette merveille que je vois. " Ce qui m'afflige, c'est d'être privé du plaisir que je m'étais promis de le voir bientôt ici.

Un prophète parlant des rigueurs de la mort, a eu raison de dire " qu'elle sépare les frères les uns d'avec les autres, " et qu'elle rompt (515) d'une manière impitoyable les liens les plus doux de la nature. Ce qui doit nous consoler, c'est cette parole terrible que le Seigneur adresse à la mort même lorsqu'il dit : " O mort ! un jour je serai ta mort; ô Enfer! je serai ta ruine; " et lorsqu'il ajoute ensuite : " Le Seigneur fera venir un vent brûlant du désert, qui mettra à sec les ruisseaux de la mort et qui en tarira la source. " Car" un rejeton est sorti de la tige de Jessé, et ce rejeton virginal a produit une fleur, " qui dit dans le Cantique des cantiques : " Je suis la fleur des champs et le lys des vallées. " Notre " fleur " a fait mourir la mort; et elle n'est morte, cette fleur, qu'afin de détruire la mort par la sienne. Ce désert d'où doit s'élever ce vent brûlant dont parle le Prophète nous marque le sein d'une Vierge qui , sans avoir eu commerce avec aucun homme, nous a donné un Dieu enfant ; et dans laquelle le Saint-Esprit a desséché par la chaleur de son souffle les sources de la concupiscence, afin qu'elle pût chanter avec le roi-prophète: " Dans une terre déserte, sans route et sans eau, je me suis présentée devant vous, comme dans votre sanctuaire. "

Ce qui doit donc nous consoler dans cette dure nécessité de perdre les personnes qui nous sont chères, c'est due bientôt nous aurons le plaisir de voir ceux dont l'absence nous cause tant de douleur; car la mort n'est pas tant une privation de la vie qu'un sommeil. C'est pour cela que l'apôtre saint Paul nous défend de nous affliger de l'absence de ceux qui " dorment du sommeil de la mort, " afin que, les regardant comme des gens endormis , nous espérions qu'ils pourront ressusciter, veiller avec les saints après leur sommeil, et dire avec les anges : " Gloire à Dieu au plus haut des cieux , et paix sur la terre aux hommes chéris de Dieu! "

C'est dans le ciel que Dieu est glorifié, parce que le péché en est banni; là il est loué sans cesse, et là honoré sans cesse. Mais quant à la terre, où règnent les séditions, les guerres et les troubles, il faut prier que Dieu y répande la paix , non pas sur tous les hommes, mais sur ceux,, qui sont chéris de Dieu, , et qui méritent qu'on leur dise avec l'Apôtre : " Que Dieu le Père et notre Seigneur Jésus-Christ répandent sur vous de plus en plus la grâce et la paix;" afin que Dieu établisse sa demeure dans la paix et sa tente dans Sion, qui signifie " guérite; " c'est-à-dire dans la sublimité de la science et des vertus, ou dans une âme fidèle, " dont l'Ange voit toujours la face de Dieu, " et contemple à découvert la gloire du Seigneur.

Quoique je vous croie très convaincue de velte vérité, je vous exhorte néanmoins à la mettre en pratique. Vous pouvez regretter Lucinus comme votre frère, mais vous devez vous réjouir de ce qu'il règne avec Jésus-Christ. " Le Seigneur vous l'a enlevé de peur que son esprit ne se laissât corrompre par la perversité du siècle; car son âme était agréable à Dieu, et il a rempli en peu de temps la course d'une longue vie. " Que nous sommes bien plus à plaindre, nous qui tous les jours sommes obligés d'être en garde contre le péché, qui nous laissons souiller par la contagion des vices, qui recevons à toute heure des blessures mortelles, et qui un jour devons rendre compte même d'une parole inutile!

Lucinus, victorieux et sûr de sa gloire, vous regarde du haut du ciel, vous soutient dans vos peines et vous prépare une place auprès de lui, conservant toujours pour vous cette même charité avec laquelle il vous aima comme sa soeur et vécut avec vous comme un frère, sans souci du nom de mari et d'épouse. Car dans l'union que la chasteté forme entre deux cœurs, on ne connaît point cette différence de sexe qui fait le mariage. Quand une fois nous avons reçu en Jésus-Christ une nouvelle naissance, quoiqu'environnés encore d'une chair mortelle, " nous ne sommes plus ni Grec ni Barbare, ni esclave ni libre, ni homme ni femme, mais nous ne sommes tous qu'un en Jésus-Christ. " A plus forte raison " lorsque ce corps corruptible sera revêtu d'incorruptibilité, et que ce corps mortel sera revêtu de l'immortalité, les hommes n'auront-ils point de femmes, ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. "

Quand Jésus-Christ dit que " les hommes n'auront point de femmes, ni les femmes de maris, mais qu'ils seront comme les anges dans le ciel; " il ne veut pas dire que la nature et la substance de nos corps sera détruite ; il veut seulement par là nous donner une idée de la gloire immense qui nous est préparée. En effet, il ne dit pas : " ils seront anges ; " mais (516) ils seront comme les anges. " Ils nous en promet la ressemblance et non pas la nature. Ils seront., " dit-il, " comme les anges, " c'est-à-dire semblables aux anges. Ils ne cesseront donc point d'être hommes. On verra briller sur leur visage un éclat et une beauté angéliques; mais cependant ils seront toujours hommes; Paul sera Paul et Marie sera Marie. Loin d'ici donc ces hérétiques(1) qui, pour nous repaître d'une béatitude incertaine et d'une grandeur chimérique, nous ravissent une gloire qui sans doute a ses bornes, mais qui d'ailleurs est assurée.

A propos d'hérésie, qui pourrait dignement louer le zèle de notre cher Lucinus,qui,dans le temps que l'infâme doctrine de Basilidès infectait l'Espagne, toutes les provinces situées entre les Pyrénées et l'Océan, conserva toujours la pureté de la foi de l'Église, et rejeta avec mépris leur Armagil, leur Barbelon, leur Abraxas (2), leur Balsame, et leur ridicule Leusibore: noms monstrueux que ces hérétiques supposaient faussement être dans le texte hébreu, mais qu'ils inventaient eux-mêmes, afin d'engager les femmes et les ignorants dans leurs erreurs, et d'épouvanter par ces mots barbares une populace simple et crédule qui admire le plus ce qu'elle comprend le moins.

Saint Irénée, évêque de Lyon, qui touchait de près aux siècles des Apôtres, et qui avait eu pour maître Papias, disciple de saint Jean l'évangéliste, rapporte qu'un certain Marc, sorti de récole de Basilidès et des Gnostiques, vint répandre ses erreurs dans cette partie des Gaules qu'arrosent le Rhône et la Garonne ; qu'il séduisit particulièrement quelques femmes nobles , en promettant de leur découvrir plusieurs mystères; et qu'il sut les gagner par ses sortilèges et par les infâmes plaisirs qu'il leur permettait de goûter en secret: que de là étant passé en Espagne, il tâcha de s'introduire dans les maisons des riches, et surtout des femmes, " qui, possédées de diverses passions, apprennent toujours, et n'arrivent jamais à la connaissance de la vérité. " Voilà ce que saint Irénée nous apprend, dans un traité plein d'érudition et d'éloquence qu'il a composé n sur toutes les hérésies. Jugez de là de quelles

(1) Les origénistes.

(2) Les disciples de Basilidès donnaient ce nom barbare et monstrueux à Dieu, que les Gentils appelaient Mithras.

louanges est digne notre cher Lucinus, "qui se boucha toujours les oreilles, de peur d'entendre un jugement sanguinaire, " et qui distribua tout son bien aux pauvres, afin que sa justice demeurât éternellement.

L'Espagne n'offrant pas à son gré un théâtre assez vaste à ses libéralités, il envoya aux Eglises de Jérusalem et d'Alexandrie, des aumônes assez abondantes pour subvenir aux nécessités de plusieurs. Que d'autres célèbrent et admirent une action si belle; pour moi, je me borne à louer le zèle et l'amour qu'il avait pour l’Ecriture sainte. Avec quel empressement ne demanda-t-il pas tous mes ouvrages ! Et comme on trouve ici difficilement des copistes qui entendent le latin, il eut le soin de m'en envoyer six pour transcrire tout ce que j'ai composé depuis ma jeunesse jusqu'à présent. Ce n'était pas à moi qu'il faisait cet honneur, moi, dis-je, qui tiens le dernier rang dans l’Eglise, et qui me suis retiré dans les déserts et au milieu des rochers de Bethléem pour v faire pénitence de mes péchés; c'était à Jésus-Christ qu'il le rendait, lui qui se trouve honoré dans ses serviteurs et qui dit à ses Apôtres "Ceux qui vous reçoivent me reçoivent; et ceux qui me reçoivent, reçoivent celui qui m'a envoyé. "

Regardez donc cette lettre, ma très chère fille, comme l'éloge funèbre de votre cher Lucinus et comme une marque de l'amitié que j'ai eue pour lui. Si je puis vous être utile à quelque chose, vous n'avez qu'à commander. Je suis bien aise que la postérité sache que celui qui dit dans Isaïe : " Il m'a mis en réserve comme une flèche choisie, il m'a tenu caché dans son carquois, " a blessé des traits de son amour deux personnes qui, quoique séparées l'une de l'autre par la vaste étendue des mers et des terres, n'ont pas laissé de s'aimer en esprit, sans s'être jamais vues.

En finissant cette lettre, je prie ce divin Samaritain, c'est-à-dire ce Sauveur et ce gardien dont il est dit dans les psaumes : " Celui qui garde Israël veillera toujours, et il ne se laissera point surprendre au sommeil, " je le prie, dis-je, de vous conserver dans la sainteté de l'esprit et du corps, afin que l'ange qui veille et que Dieu envoya vers Daniel vienne aussi vers vous, et que vous puissiez dire : " Je dors, et mon coeur veille. "

517

Haut du document

A HÉLIODORE, SUR LA MORT DE NÉPOTIEN. SON ÉLOGE FUNÈBRE.

Ravages des Barbares en Occident et en Orient. — Fin malheureuse de plusieurs empereurs. — Révolte des généraux. — État déplorable de l'empire.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.

Un grand sujet est un fardeau trop lourd pour un petit esprit; quand il s'engage dans une entreprise qui surpasse ses forces, il y succombe malgré tous les efforts qu'il fait pour en soutenir le poids; et plus le sujet qu'il entreprend de traiter a de grandeur, plus il est accablé des choses qu'il a à dire et qu'il ne saurait exprimer.

Népotien, mon fils, votre fils, le nôtre, ou plutôt celui de Jésus-Christ, et qui, par cette raison-là même, était plus véritablement à nous. Népotien a laissé des vieillards accablés de sa perte et d'une douleur insupportable. Celui que nous regardions comme notre successeur, il est mort. A qui consacrerai-je désormais le fruit de mes travaux et de mes veilles? A qui prendrai-je le plaisir d'écrire des lettres? Où est-il celui qui ne me donnait ; jamais de relâche, et qui, avec une voix plus douce que celle du cygne (1), fit encore l'éloge de mes ouvrages un peu avant de mourir? Mon esprit est stupéfait, ma main tremble, mes veux se troublent, nia langue bégaie. En vain voudrais-je parler; puisque Népotien ne m'entend plus, il me semble que personne ne m'entend ; mon stylet (2) même, sensible en quelque sorte à ma douleur, est couvert de rouille, et la cire de mes tablettes a je ne sais quoi de plus sombre qu'à l'ordinaire. Dès que je m'efforce de parler , et que j'entreprends de jeter pour ainsi dire quelques fleurs sur la tombe de cet illustre mort, aussitôt les larmes coulent de mes yeux, ma douleur se réveille, et je me trouve comme enseveli dans un abîme de deuil et d'amertume.

Les enfants avaient coutume autrefois de faire l'éloge funèbre de leurs parents, en présence du cadavre, afin d'exciter par un chant

(1) Saint Jérôme compare la voix de Népotien mourant à celle cru cygne, parce chie l'on prétend que cet oiseau lie chaule jamais mieux qu'aux approches de la mort.

(2) Le mol de " stylet " est pris ici pour l'instrument dont on se serait autrefois pour écrire sur des tablettes de cire.

lugubre les larmes et les gémissements de leurs auditeurs. Mais aujourd'hui les choses ont changé à notre égard; et la nature, pour notre malheur, a perdu ses droits, puisque l'on voit deux vieillards rendre à un jeune homme les devoirs de la sépulture qu'ils devaient attendre de lui. Que ferai-je donc? Mêlerai-je mes larmes aux vôtres? Mais l'apôtre saint Paul semble nous le défendre, lorsqu'il appelle la mort des Chrétiens un sommeil. Jésus-Christ dit aussi dans l'Evangile : " Cette fille n'est pas morte, elle n'est qu'endormie;" et il ressuscita Lazare, parce due sa mort n'était qu'un sommeil. Me réjouirai-je avec vous de ce que Dieu a enlevé Népotien du monde, de peur que la corruption et la malignité qui y règnent ne corrompissent cette âme innocente qui était si agréable à ses yeux ? Mais en vain m'efforcé je de retenir mes larmes; je les sens couler malgré moi, et l'espérance de la résurrection future, jointe aux maximes de vertu que la religion nous enseigne, n'est point capable de me soutenir dans l'accablement où me jette la perte d'une personne qui m'était si chère.

Cruelle et impitoyable mort, qui sépares les frères les uns d'avec les autres, et qui romps tous les liens due forme l'amitié la plus vive! " Le Seigneur a fait venir un vent brûlant qui s'est élevé du désert, qui a mis tous tes ruisseaux à sec, et qui en a fait tarir la source.

Il est vrai que tu as englouti notre Jonas, mais il a toujours été vivant dans ton sein; il y est entré comme un homme mort, afin de calmer la tempête dont le monde était agité et de sauver notre Ninive par sa prédication; il t'a vaincue, il t'a égorgée. Ce prophète fugitif, après avoir abandonné son héritage et sa maison, s'est livré lui-même entre les mains de ceux qui cherchaient à le perdre; c'est lui qui autrefois te disait par la bouche d'Osée, avec un air menaçant : " O mort, un jour je serai ta mort! ô enfer, je serai ta ruine ! " Sa mort a été pour toi un principe de mort, et pour nous une source de vie ; tu as cru le dévorer, mais c'est lui-même qui t'a dévorée; car , dans le temps qu'attirée par l'appât du corps mortel dont il s'était revêtu, tu t'apprêtais déjà à le dévorer comme ta proie, tu t'es trouvée prise toi-même à un hameçon qui t'a cruellement déchiré les entrailles.

Divin Sauveur, nous vous rendons grâces, (518) nous qui sommes vos créatures, de nous avoir délivrés par votre mort de ce redoutable ennemi. Avant sa défaite qu'y avait-il de plus misérable que l'homme, qui, toujours frappé de l'image affreuse d'une mort éternelle, semblait n'avoir revu la vie que pour la perdre sans ressource ? Car " depuis Adam jusqu'à Moïse, la mort a exercé son empire sur ceux même qui n'ont point péché par une transgression de la loi de Dieu, comme a fait Adam. " Si Abraham, Isaac et Jacob sont descendus aux enfers, quel est l'homme qui sera monté au ciel ? Si ces hommes justes, qui n'étaient coupables d'aucun crime, et due vous regardiez comme vos amis, ont été compris dans le péché d'Adam et dans le résultat de sa désobéissance, quelle aura été la destinée de ces impies qui ont dit dans leur coeur : " Il n'y a point de Dieu ; " qui se sont corrompus et qui sont devenus abominables dans leurs désirs; qui se sont écartés du droit chemin, et qui, depuis le premier jusqu'au dernier, n'ont fait aucun bien ! Quoique l'on nous représente Lazare dans le sein d'Abraham et dans un lieu de rafraîchissement, n'y a-t-il pas toujours une différence infinie entre l'enfer et le royaume des cieux? Avant Jésus-Christ, Abraham est détenu dans les enfers, mais après sa mort le larron est revu dans le paradis. C'est pourquoi, lorsque ce divin Sauveur sortit du tombeau, plusieurs saints, qui étaient dans le sommeil de la mort, en sortirent avec lui et parurent dans la Jérusalem céleste. Et l'on vit alors la réalisation de cette parole de l'apôtre saint Paul : " Levez-vous, vous qui dormez, sortez d'entre les morts, et Jésus-Christ vous éclairera. " Jean-Baptiste crie dans le désert: " Faites pénitence, parce que le royaume du ciel est proche. " Car depuis le temps de Jean-Baptiste jusqu'à présent, on ne prend le royaume du ciel que par force et on ne l'emporte que par violence. Jésus Christ nous a ouvert le paradis par sa mort, et il a éteint dans son sang ce glaive de feu que tenait un chérubin pour nous en défendre l'entrée.

Il ne faut point s'étonner que l'on nous promette tous ces avantages au jour de la résurrection, puisque ceux même qui dans une chair mortelle ne rivent point selon la chair sont déjà censés citoyens du ciel, et que le Fils de Dieu dit dans l'Evangile à des hommes (tua

vivaient encore sur la terre : " Le royaume de Dieu est au dedans de vous. " Ajoutez à cela due quoique, avant la résurrection de Jésus-Christ, Dieu ne fût connu que dans la Judée, et que son nom ne fût grand qu'en Israël, néanmoins cette connaissance que les Juifs avaient du vrai Dieu, ne les empêchait pas de descendre aux enfers. Dans ces temps malheureux, tous les hommes qui habitaient la terre, depuis les Indes jusqu'à la Bretagne, depuis le septentrion jusqu'au midi ; toute cette foule prodigieuse de peuples, toutes ces nations aussi innombrables dans leur multitude que différentes dans leur langage, dans leurs coutumes, dans leurs habits et leurs armes, tous ces gens-là vivaient alors et mouraient comme des bêtes (car sans la connaissance de son Créateur, tout homme est une brute). Maintenant chez toutes les nations, la renommée et les écrits ont fait connaître la Passion et la Résurrection du Christ. Je ne compte point ici les hébreux, les Grecs et les Latins, ces peuples dont Jésus-Christ consacra la foi par l'inscription mise au haut de sa croix. Les Indiens, les Perses, les Egyptiens et les Goths raisonnent aujourd'hui en véritables philosophes sur l'immortalité de l'âme, qui a paru incroyable à Démocrite, un songe à Pythagore, et dont Socrate ne s'entretint dans sa prison que pour se consoler de sa condamnation. Les Besses (1) et tant d’autres peuples barbares, couverts de peaux de bêtes, et qui autrefois immolaient des hommes aux mânes des morts, oubliaient leur férocité naturelle au doux nom de la croix ; et aujourd'hui le Christ est la voix du monde entier.

Mais que fais-je? quel est mon dessein? Que dois-je dire d'abord? que dois-je taire? Ai-je donc oublié les règles de la rhétorique? Occupé: du sentiment de ma douleur, abîmé dans mes larmes, étouffé par mes sanglots, me serais-je écarté de mon sujet? Qu'est devenue cette étude des belles-lettres dont j'ai fait mon occupation et mon plaisir dès mes plus tendres années? Quel usage fais-je, aujourd'hui de ces belles paroles de Télamon et d'Anaxagore, qui sont dans la bouche de tout le monde : " Je savais bien que j'étais père d'un homme mortel. " J'ai lu tous les ouvrages de Crantor, où Cicéron

(1) Les Besses étaient d'anciens peuples de la Thrace qui ne vivaient que de larcins et de brigandages. Pli. Liv. 4.

même a été chercher des adoucissements à sa douleur. J'ai parcouru tout ce que Platon, Diogène, Clitomaque, Carnéade et Possidonius ont écrit de plus propre à dissiper les plus grands chagrins; de manière que si je voulais puiser dans les ouvrages que ces philosophes ont composés en divers temps pour adoucir les peines de plusieurs personnes affligées, j'y trouverais des sources abondant es qui me rendraient fécond, quelque stérile que je fusse d'ailleurs sur ces sortes de sujets. Ils nous proposent la fermeté admirable de plusieurs grands hommes, et particulièrement de Périclès et de Rénoplion, disciples de Socrate : le premier eût le courage de parler en public avec la couronne sur la tête, dans le temps même qu'il venait de perdre deux de ses enfants; et le second, apprenant la mort de son fils, au moment où il offrait des sacrifices aux dieux, ôta la couronne qu'il portait, puis la remit aussitôt sur sa tète, ayant su due son fils avait été tué en combattant courageusement pour la patrie. Que dirai-je de ces capitaines romains, dont les grandes actions sont comme autant d'étoiles qui brillent dans nos histoires? Pulvillus faisait la consécration du Capitole, lorsqu'on lui annonça la mort de son fils qu'un accident imprévu venait de lui ravir; il n'en parut pas ému et commanda froidement que l'on fit ses obsèques en son absence. L'on a vu un Lucius Paulus recevoir dans Rome durant sept jours les honneurs du triomphe, au milieu même des funérailles de deux de ses enfants. Je ne dis rien ici d'un Maxime, d'un Caton, d'un Gallus, d'un Pison, d'un Erutus, d'un Scévola, d'un Metellus, d'un Scaurus,d'un Martius,d'un Crassus, d'un Marcellus et d'un Aufidius, qui n'ont, pas fait paraître moins de fermeté dans les disgrâces que de courage dans les combats; et dont Cicéron nous a décrit les malheurs dans le livre qu'il a intitulé de la Consolation (1).

(1) Cicéron avait composé ce livre pour se consoler de la mort de sa fille, comme il dit dans ses Tusculanes, liv. III; mais nous avons perdu cet ouvrage. Juste-Lipse en a fait imprimer un sous ce même titre, attribué à Cicéron. Il revient assez à l'idée que saint Jérôme nous donne ici de celui de cet orateur romain ; car l’auteur y fait profession de suivre les maximes de Vrantor. On y trouve aussi tout ce que saint Jérôme nous dit ici de Télamon, d’Anaxagoe, de Périclès, de Xénophon, de Pulvillus et des autres romains dont il cite les exemples. Il est néanmoins aisé de reconnaître la supposition de cet ouvrage, et Juse-Lipse a eu raison de dire que celui qui en est l’auteur n’est pas capable d’être seulement le singe de Cicéron. Quid tam dissimile ab illo auro quam hoc plumbum ? ne simla quidem Ciceronis esse posset.

Car je ne veux pas que l'on puisse me reprocher d'avoir emprunté des autres tout ce que je dis, au lieu de le tirer de mon propre fonds. Au reste, ce que je viens de dire ici en passant doit nous couvrir de confusion, si notre foi ne nous rend pas capables de cette constance héroïque dont la vertu païenne nous a laissé de si grands exemples; je reviens donc à mon sujet.

Je ne pleurerai point ici, comme Jacob et David (1), des enfants due la Loi a vus mourir, mais je recevrai avec Jésus-Christ des morts que l'Evangile voit ressusciter. Car le deuil des Juifs est la joie des chrétiens. "Le soir, " dit le prophète-roi, " nous serons dans les larmes, et le matin dans la joie. La nuit est déjà fort avancée,et le jour s'approche. " Aussi voyons-nous dans l'Ecriture sainte que les enfants d'Israël pleurèrent la mort de Moïse, et qu'au contraire ils ensevelirent Josué sur la montagne, sans donner aucune marque de douleur. Lorsque j'étais à Rome, j'écrivis à Paula une lettre pour la consoler de la mort de sa fille Blesilla, et j'employai dans cet ouvrage tout ce due les saintes Ecritures peuvent fournir de plus propre à calmer les chagrins d'une personne affligée. Je suis donc obligé aujourd'hui d'aller au même but par une route différente, de peur due l'on ne m'accuse de prendre le même chemin que j'ai fait autrefois, et dont les traces sont déjà effacées.

Nous savons, vous et moi, que notre citer Népotien est avec le Christ et en la compagnie des saints, et que, voyant de près ces biens immortels qu'il n'avait qu'aperçus de loin et qu'il recherchait ici-bas avec nous comme les seuls capables de le rendre heureux, il s'écrie maintenant: " Nous avons vu de nos yeux dans la cité du Dieu des armées, dans la cité de notre Dieu tout ce que nous avions entendu dire. " Néanmoins nous gémissons toujours sous le poids de la douleur que nous cause son absence. Ce n'est pas son sort, c'est le nôtre que nous plaignons; et plus son bonheur est grand, plus aussi est grand notre regret d'en être privé. Marthe et Marie, quoique assurées de voir ressusciter

(1) Jacob pleura amèrement la mort de joseph et David celle d’Absalon.

520

leur frère Lazare, pleurèrent sa mort; et Jésus-Christ. même, qui devait lui rendre la vie, le pleura pour faire voir, par ces marques de douleur, qu'il était sensible comme le reste des hommes. Saint Paul, qui souhaitait avec tant d'ardeur de se voir dégagé des liens du corps, et qui disait : " Jésus-Christ est ma vie, et la mort m'est un gain ; " cet apôtre donc, par un sentiment de charité plutôt que par un manque de foi, remercie Dieu de lui avoir rendu Epaphras, qui était atteint d'une maladie mortelle, et dont la perte aurait été pour lui un surcroît d'affliction. Combien plus vive donc doit être votre douleur, vous dont le coeur a été cruellement déchiré par la mort de Népotien, dont vous étiez tout. à la fois et l'oncle et l'évêque, c'est-à-dire le père et selon l'esprit et selon la chair? plais je vous supplie de ne vous pas abandonner à une tristesse exagérée, et de vous souvenir de cette maxime : " rien de trop. " Modérez donc un peu votre douleur, pour entendre l'éloge d'un neveu dont vous avez toujours aimé la vertu; et ne regrettez pas sa perte, mais réjouissez-vous de l'avoir eu vertueux. Je vais retracer, non pas un portrait achevé, mais une légère esquisse de ses vertus ; imitant les géographes qui ont l'art de faire sur une petite carte le plan de toute la terre. Ne regardez point mes forces, mais ma volonté.

Pour louer quelqu'un les rhéteurs ont coutume de remonter jusqu'à ses aïeux, de rappeler la mémoire de leurs belles actions, et de descendre ensuite, comme par degrés, jusqu'à celui dont ils entreprennent l'éloge, afin de relever sa gloire par les vertus de ses ancêtres, en faisant voir, ou qu'il s'est toujours montré digne des plus célèbres, ou qu'il a lui-même rendu illustres ceux qui ne l'étaient pas. Dais pour moi je ne prétends point mêler ici, avec les qualités du coeur que je veux louer en Népotien, les avantages de la chair et du sang qu'il a toujours méprisés. Je ne vanterai point sa naissance, c'est-à-dire un bien qui ne lui appartient pas, puisque je sais qu'Abraham et Isaac, ces hommes si saints, ont été les pères d'lsmaël et d'Esaü, qui n'étaient que des pécheurs ; et qu'au contraire l'apôtre saint Paul met au rang des justes Jephté, dont la naissance n'était pas légitime. " Celui qui aura commis un péché, " dit Dieu dans Ezéchiel, " sera lui-même condamné à mort en punition de son

crime; " par conséquent, celui qui n'aura point péché ne sera point puni de mort; car Dieu ne rejette sur les enfants ni les vertus ni les vices de leurs pères, et ils ne répondent pour eux-mêmes que depuis leur régénération en Jésus-Christ. Saint Paul commença d'abord par persécuter l'Église; mais ensuite ce loup ravissant de la tribu de Benjamin partagea sa proie et se soumit à Ananias, une des brebis du troupeau. Remontons donc jusqu'au temps où notre cher Népotien commença de renaître en Jésus-Christ, et envisageons-le comme s'il ne faisait que de sortir des eaux du Jourdain.

Si quelque autre que moi faisait ici son éloge, peut-être rappellerait-il que, sacrifiant tout aux intérêts de son salut, vous avez quitté autrefois l'Orient et la solitude où vous vous étiez retiré; que, malgré notre amitié, vous m'avez abandonné cruellement, en me faisant néanmoins toujours espérer votre retour ; qu'enfin vous avez voulu donner vos premiers soins à une sueur demeurée veuve et chargée d'un petit enfant, pour, en cas qu'elle ne voulût pas suivre vos conseils , songer du moins à conserver un neveu qui vous était si cher. (Car c'est de Népotien même que je vous disais autrefois : " Quelques caresses que votre petit neveu vous fasse pour vous retenir. " ) L'on ajouterait encore qu'étant au service des empereurs, il portait un dur cilice sous la cuirasse et sous le lin; qu'il ne paraissait jamais en présence de ces maîtres du monde qu'avec un visage défait et abattu par une continuelle abstinence; que sous les habits du siècle, il combattait pour Dieu : de sorte qu'il semblait n'avoir embrassé cette profession que pour être plus en état de secourir les malheureux, de protéger les veuves et les pupilles, et de défendre ceux qui étaient injustement opprimés. Quoique tous ces retards qui nous empêchent de nous donner entièrement à Dieu ne me plaisent pas, et que l'Écriture sainte, après nous avoir fait le détail des bonnes couvres du centurion Corneille, nous parle aussitôt de son baptême; néanmoins, je compte beaucoup sur ces heureux commencements d'une foi naissante, persuadé qu'un homme qui a servi avec tant de zèle un prince étranger gagnera des couronnes dès qu'il viendra à combattre sous les enseignes de son propre roi.

Népotien après avoir changé d'habit et (521) quitté le baudrier, distribua aux pauvres tout ce qu'il avait gagné au service de l'empereur, pratiquant à la lettre ce que Jésus-Christ dit dans l'Évangile : " Si quelqu'un veut être parfait, qu'il vende tout ce qu'il possède, qu'il en donne le prix aux pauvres, et qu'il me suive. " Et ailleurs : " On ne saurait servir deux maîtres; on ne saurait aimer tout à la fois Dieu et l'argent. " De tout ce qu'il possédait, il ne se réserva qu'une méchante tunique et un pauvre manteau pour se garantir du froid ; s'habillant d'ailleurs à la mode du pays, sans affecter de paraître ou plus propre ou plus négligé que les autres. Il souhaitait ardemment de se retirer dans les monastères de l'Égypte, ou de visiter les solitaires de la Mésopotamie, ou de mener une vie cachée dans ces îles de la Dalmatie qui ne sont séparées de la terre ferme que par le détroit d'Altino: cependant, il ne put jamais se résoudre à quitter un oncle et un évêque dont la vie était un modèle accompli de vertu, qu'il avait sans cesse devant les yeux, et sur lequel il pouvait aisément se former sans sortir de chez lui. Dans une même personne il imitait la sainteté d'un solitaire et respectait la dignité d'un évêque. Quoiqu'il fût toujours eu la compagnie de son oncle, néanmoins l'assiduité, comme il arrive ordinairement, ne le rendit jamais plus familier ni la familiarité moins respectueux; il l'honorait comme son propre père, et il l'admirait comme si chaque jour il l'eût vu pour la première fois.

Quoi de plus? il s'engage dans l'état ecclésiastique, et, après avoir passé par tous les degrés de la cléricature, il est ordonné prêtre. O Dieu! combien ce rang où il se vit élevé lui arracha-t-il de gémissements et de soupirs ! Combien de fois refusa-t-il de prendre un peu de nourriture ! Combien de temps fut-il sans oser se montrer en public! C'est la première et la seule l'ois qu'il ait montré du chagrin contre son oncle, se plaignant qu'on le faisait prêtre trop jeune, et qu'on lui imposait un fardeau dont il ne pouvait soutenir le poids. Mais toute sa résistance ne servait qu'à redoubler l'empressement que l'on avait de le voir élevé à ces hautes fonctions; il s'en rendait plus digne par ses refus, et le sentiment qu'il avait de son indignité ne faisait qu'augmenter l'idée que l'on avait conçue de son mérite. Nous avons vu de nos jours un second Timothée (1); nous avons vu dans une grande jeunesse cette prudence consommée qui tient lieu de cheveux blancs; nous avons vu Moïse élever au rang des prêtres un jeune homme en qui il trouvait la maturité des vieillards.

Népotien donc, ne voyant dans la cléricature qu'un fardeau et non un honneur, songea d'abord à vaincre l'envie par son humilité. Il prit soin ensuite de ne donner par sa conduite aucune occasion aux mauvais bruits, et de s'attirer par sa réserve l'estime de ceux qui ne pouvaient sans jalousie voir un jeune homme au-dessus d'eux. Il soulagea les pauvres, visita les malades, les retira chez lui, adoucit leurs maux par des manières honnêtes, se réjouit avec ceux qui étaient dans la joie, pleura avec ceux qui pleuraient, servit de guide aux aveugles, nourrit ceux qui avaient faim, releva l'espérance des malheureux, consola les affligés.

A voir dans quel degré de perfection il pratiquait chaque vertu en particulier, l'on eût dit que toutes les autres vertus lui manquaient. Se trouvait-il avec ses égaux ou avec des prêtres, il était toujours le dernier en rang et le premier au travail. Faisait-il une bonne oeuvre, il en renvoyait aussitôt le mérite et la gloire à son oncle. S'il échouait dans quelque entreprise, il donnait à entendre qu'il s'y était engagé sans sa participation, et se chargeait lui seul du mauvais succès. En public, il le respectait comme son évêque; en particulier, il le regardait comme son hère. Il savait l'art de tempérer, par la sérénité de son visage, cet air grave que donne la vertu; son ris était toujours modéré, mais jamais bruyant. Se trouvait-il avec les veuves et les vierges consacrées à Dieu , il les respectait comme ses mères et les exhortait comme ses sœurs, sans jamais passer les bornes que prescrivent la modestie et la pudeur.

Mais à peine était-il de retour chez lui, il se dépouillait en quelque. façon de sa qualité d'ecclésiastique, et se livrait tout entier aux pénibles exercices de la vie solitaire; s'appliquant souvent à l'oraison, passant toujours une partie de la nuit en prières, offrant à Dieu et non

(1) La comparaison que saint Jérôme fait ici de Népotien avec Timothée est fondée sur ce que celui-ci fut élevé fort jeune à l’épiscopat . C’est pourquoi saint Paul lui dit : I, Tim., 4, 12, " Que personne ne vous méprise à cause de votre jeunesse. "

522

pas aux hommes le sacrifice de ses larmes; jeûnant autant que ses forces, épuisées par un travail continuel, le lui pouvaient permettre; imitant en cela la prudence d'un cocher, qui ne pousse jamais trop ses chevaux. Était-il à table avec son oncle, il mangeait un peu de tout ce que l'on y servait, de manière que sans être superstitieux il était toujours sobre. Il ne parlait durant le repas que pour y proposer quelque question sur la sainte Ecriture, écoutant les autres avec plaisir, leur répondant avec modestie, s'attachant toujours à l'opinion qu'il croyait la véritable, réfutant sans emportement celle qui lui paraissait fausse, et songeant toujours plus à instruire qu'à vaincre ceux contre qui il disputait. Par une probité qui convenait parfaitement bien à son âge, il avouait de bonne foi de quel auteur il avait tiré ce qu'il disait, montrant ainsi une érudition profonde, alors même qu'il tâchait de s'en dérober la gloire.

" Cette pensée, " disait-il, " est de Tertullien; celle-ci de saint Cyprien; c'est l'opinion de Lactance; c'est le sentiment de saint Hilaire; voici ce qu'en dit Minutius Félix; Victorin parle de la sorte; c'est ainsi qu'Arnobe s'explique. " Il me regardait et m'aimait comme l'intime ami de son oncle: aussi voulait-il bien me citer quelquefois.

Appliqué sans cesse à la lecture des livres saints, il avait lait de son coeur comme une bibliothèque sacrée. Combien de lois m'a-t-il écrit au-delà des mers, pour me prier de lui envoyer quelqu'un de mes ouvrages! Combien de fois nia-t-il fait violence sur ce point; semblable à cet homme dont parle l’Evangile, qui, par sa persévérance, contraignit son ami de se lever au milieu de la nuit pour lui prêter trois pains semblable encore à cette pauvre veuve qui, par ses importunités, força un mauvais juge à lui rendre justice. Mais il vit bien par mon silence plutôt que par mes lettres que je n'étais pas disposé à répondre à ses désirs. C'est pourquoi il me lit prier par sou oncle, qui pouvait plus librement demander cette grâce pour un autre, et qui, par le respect que réclame sa dignité, pouvait aussi l'obtenir plus aisément. Je cédai enfin à ses instantes prières, et lui dédiai un petit ouvrage qui sera un monument éternel de notre amitié. Après l'avoir reçu, il se vantait de posséder un trésor que n'avaient jamais égalé toutes les richesses de Darius et de Crésus. Il ne pouvait s'empêcher de le lire à tout moment, de l'avoir toujours entre les mains, de le porter dans son sein, d'en parler à toute heure; et comme il le lisait fort souvent dans le lit, il s'endormait sur cette lecture et laissait tomber doucement le livre sur son cœur. Si quelque étranger ou quelqu'un de ses amis venait le voir, il témoignait en leur présence combien il était sensible à cette marque que je lui avais donnée de mon amitié et de mon estime. Quand il rencontrait dans mon ouvrage quelque endroit un peu faible, il prononçait tous les mots avec tant de mesure, et les faisait si bien valoir par les différentes inflexions de sa voix, que l'approbation ou la censure des auditeurs ne tombait jamais que sur celui qui le lisait. D'où pouvait naître un si grand empressement, sinon d'un grand amour de Dieu? D'où pouvait venir cette application continuelle à méditer la mort du Seigneur, sinon d'un ardent désir de se voir uni à l'auteur de la loi ? Que les autres mettent tous leurs soins à amasser de l'argent, à en remplir leurs coffres à gagner par leurs services les femmes dévotes, et à s'enrichir à leurs dépens; qu'ils deviennent plus riches dans le désert qu’ils ne l'étaient dans le siècle; qu'ils possèdent, au service d'un Dieu pauvre, des biens qui leur manquaient au service du démon qui les donne; et que l'Église ait la douleur de voir dama l'abondance des gens que le monde a vus auparavant dans la mendicité : le caractère de Népotien au contraire fut de regarder toujours les richesses avec dédain, et de n'avoir de l'empressement due pour les livres.

Mais comme il se négligea toujours lui-même, et qu'il ne chercha point d'autre ornement que celui que donne la pauvreté, aussi n'épargna-t-il aucuns soins pour bien orner l'église (1). Si l'on regarde ce que je vais dire, par rapport à ce que j'ai déjà dit, peut-être n'y remarquera-t-on rien que de fort commun; mais du moins y découvrira-t-on le même esprit jusque dans les plus petites choses. Car comme Dieu ne se fait pas seulement admirer dans la création du ciel, de la terre, du soleil, de l'océan, des éléphants,

(1) L'édition d'Erasme porte : Totum anima investigat ornatum, c’est-à-dire, " il n'épargna aucuns soins pour orner et embellir son âme. " Les manuscrits portent Ecc1esia, au lieu de anima. Nous nous sommes attache à cette version comme.

523

des chameaux, des boeufs, des chevaux, des léopards, des lions, mais encore dans la production des plus petits insectes, tels que sont les fourmis, les mouches, les moucherons, les vermisseaux de terre et autres semblables dont les corps nous sont plus connus que les noms et où nous découvrons les nièmes traits de la sagesse du Créateur, qui parait en toutes choses également adorable ; de même une âme qui s'est entièrement consacrée à Jésus-Christ fait les plus petites actions avec autant de soin et de zèle que les plus grandes, persuadée qu'un jour Dieu lui demandera compte de tout, même d'une parole inutile. Népotien donc fut toujours fort soigneux de bien orner l'autel, de nettoyer les murailles, de frotter le pavé de l'église, de tenir le sanctuaire propre, de rendre les vases sacrés clairs et reluisants, de faire garder exactement la porte et de la couvrir toujours d'un voile ; enfin il se montra zélé pour les moindres cérémonies, et ne négligea rien de tout ce qui concernait son ministère. Si l'on voulait le trouver , c'était dans l'église qu'il fallait le chercher.

L'antiquité a vu avec admiration Quintus Fabius (1) qui, outre l'Histoire romaine qu'il composa, excella encore dans la peinture, et se rendit même plus recommandable par son pinceau que par sa plume. L'Écriture sainte nous montre aussi un Beseleel et un Hiram, né d'une femme tyrienne, qui furent remplis l'un et l'autre de la sagesse et de l'esprit de Dieu : le premier faisait tous les ornements du tabernacle, et le second tous les meubles du temple. Car il est des pommes d'un esprit si étendu et si heureux

(1) Saint Jérôme confond ici Fabus le peintre avec l’historien, et de deux personnes il n'en fait qu'une. Le peintre s'appelait Caïus Fabius. Il peignit le temple du Salut l'an de la fondation de Coule 450, comme nous l'apprenons de Pline l. 35. c. 4. La réputation qu'il s'acquit dans cet état lui Mérita le surnom de Pictor, que ses descendants ont toujours conservé depuis. L'historien était petit-fils, de ce Caïus, et s'appelait Quintus Fabius Piclor. Il vivait du temps de la seconde guerre de Carthage dont il écrivit l'histoire, et ce fut lui, au rapport d'Appien, que le sénat envoya à Delphes après la bataille de Cannes pour consulter l'oracle d’Apollon sur les affaires de la république. Senatus Q. Fabium, qui et ipse annibalicarum rerum historiam conscripsit, Delphos ad oraculum misit, etc. Tite-Live nous assure aussi l. 22, c. 7. que dans son histoire de la guerre d’Annibal, il a particulièrement suivi les mémoires de Fabius, auteur contemporain. Fabium aequalem temporibus hujusce belli, potissimum auctorem habui.

qu'il n'est point d'art où ils ne se distinguent par leur habileté; semblables en quelque sorte à ces terres grasses et à ces moissons abondantes, qui souvent ne sont due troll fertiles en tiges et en épis. C'est sous ce rapport que la Grèce autrefois estima tant un certain philosophie qui se vantait d'avoir fait lui-même tout ce qui servait à ses usages : tout, jusqu'à son anneau et son manteau, était de sa façon. C'est aussi la louange que l'on peut donner à Népotien ; car il avait soin d'orner les chapelles de l’Eglise et les autels des martyrs de toutes sortes de fleurs, de feuillages, et de branches de vigne; et l'on ne pouvait s'empêcher d'admirer le travail et le zèle d'un prêtre dans ces divers ornements, qui plaisaient à la vue autant par leur arrangement que par leur beauté naturelle. Fasse le ciel que cette vertu naissante se soutienne toujours! Que ne doit-on point attendre d'un jeune pomme qui commence ainsi?

Mais hélas! qui pourrait comprendre l'étendue de notre misère? qui pourrait dire quelle est la fragilité de la vie, et sans le Christ tout n'est-il pas vanité?Pourquoi reculer? pourquoi balancer si longtemps à parler de la mort de Népotien? Je ne saurais y penser sans frémir; et comme si je pouvais ou prolonger sa vie ou différer sa mort, j'appréhende toujours d'aborder ce moment fatal. "Toute chair n'est que de l'herbe, et toute sa gloire passe comme la fleur des champs. " Que sont devenus les traits de ce beau visage et Pair majestueux de ce corps si bien fait, dont cette belle âme semblait être revêtue? Hélas! nous l'avons vu dans l'abattement et dans la langueur, semblable à un lis que le vent du midi dessèche; ou à une violette qui pâlit peu à peu et qui perd insensiblement tout son éclat. Consumé par les ardeurs d'une violente fièvre et pouvant à peine respirer, il consolait son oncle, accablé de tristesse. La joie était répandue sur son visage, et tandis que tout le monde fondait en larmes autour de son lit, il était le seul que fou voyait sourire. Vous l'eussiez vu rejeter lui-même le pallium, donner la main à ceux qui étaient auprès de lui, s'apercevoir de mille choses qui échappaient aux autres, se lever à demi pour saluer ceux qui entraient et comme pour aller au-devant d'eux. A le voir, vous eussiez dit qu'il se préparait, non pas à mourir, mais à partir, et qu'il ne quittait pas ses amis, mais (524) qu'il en changeait. Ici je sens couler mes larmes; et malgré tous mes efforts pour vaincre ma douleur, il m'est impossible de la cacher plus longtemps. Qui croirait que dans ces derniers moments il se souvint encore de notre amitié, et que dans son agonie il parut sensible au plaisir qu'il avait goûté dans nos études? Ayant pris la main de son oncle : " Je vous prie, lui dit-il, d'envoyer cette tunique, que j'avais coutume de porter lorsque je servais à l'autel, à mon citer ami Jérôme, mon père par l'âge, mon frère par la cléricature. Quoiqu'il ne vous soit pas moins citer qu'à moi, je vous conjure néanmoins de lui donner dans votre coeur la place que j'y devais occuper moi-même. " Sa vie finit avec ces paroles, et il expira en tenant la main de son oncle et en lui marquant qu'il se souvenait de moi.

Vous auriez bien désiré, j'en suis sûr, qu'un coup si funeste ne vous eût pas fait connaître combien vous étiez aimé de vos compatriotes, et je ne cloute point que les marques d'affection qu'ils vous donnèrent alors ne vous eussent fait plus de plaisir dans une circonstance moins triste. Mais si ces témoignages d'estime ont quelque chose de plus agréable dans la prospérité, ils ont aussi dans l'adversité quelque chose de plus consolant. Toute la ville d'Altino (1), toute l'Italie même pleura la mort de Népotien. L'on mit son corps en terre, et son âme fût rendue au Christ. Alors vous cherchiez un neveu, et l’Eglise un prêtre. Votre successeur vous a précédé. Car tout le monde le jugeait digne de remplir votre place; en sorte que de deus évêques sortis d'une même famille, l'on a eu la joie d'en voir l'un élevé à cette haute dignité, et la douleur d'en voir l'autre privé par une mort prématurée.

C'est une maxime de Platon, estimée et applaudie de tous les autres philosophes, " que la vie du sage doit être une méditation continuelle de la mort. " Mais l'apôtre saint Paul ajoute encore à cette pensée, lorsqu'il dit : " Il n'y a point de jour que je me meure pour votre gloire. " Car autre chose est de tenter, autre chose d'agir; autre chose de vivre pour mourir, autre chose de mourir pour vivre. Celui-là doit en mourant se voir dépouillé de toute sa gloire, au lieu que, celui-ci meurt tous les jours pour

(1) Héliodore, oncle de Népotien, était de cette ville.

acquérir une gloire toujours nouvelle. Nous devons donc avoir sans cesse devant les yeux le moment fatal qui doit décider de notre destinée, et auquel, malgré nous, nous touchons toujours de près. En effet, quand mente nous irions au-delà de neuf cents ans, couine ceux qui existaient avant le déluge, et que nous vivrions autant que Mathusalem; néanmoins, dès que cette longue suite d'années se serait écoulée, il faudrait toujours la compter pour rien. Lorsqu'une fois l'on a fourni sa carrière, et qu'une mort présente et inévitable nous ôte l'espérance d'une plus longue vie, toute la différence qu'il y a entre un homme qui n'a vécu que dix ans et un autre qui en a vécu mille est que celui-ci part chargé d'un plus grand nombre de péchés.

La jeunesse passe rapidement ; les infirmités et les soucis de la vieillesse arrivent derrière elle, puis la mort impitoyable.

Les anciens ont feint que Niobé, à force de pleurer, avait été changée en pierre et en bête (1). Hésiode disait qu'il fallait pleurer à la naissance des hommes, et se réjouir à leur mort. C'est aussi une belle pensée d'Ennius, qu'un des avantages des masses sur les rois, c'est qu'il est permis à un homme du peuple de pleurer ; mais qu'il sied mal à un roi de répandre des larmes.

Un évêque doit en cela imiter les rois. Que dis-je? il est encore moins permis à un évêque de pleurer qu'à un roi. Un roi commande à des hommes qui sont contraints malgré eux de ployer sous son autorité; tandis qu'un évêque conduit des personnes qui se soumettent volontairement à sa direction. Celui-là gouverne ses peuples par la crainte et en fait des esclaves celui-ci au contraire se rend esclave de ceux qu'il gouverne. L'un a soin des corps qui doivent mourir un jour; l'autre veille à la conservation des âmes qui doivent vivre éternellement. Comptez que tout le monde a maintenant les yeux ouverts sur vous; que chacun observe ce qui se passe dans votre maison; que votre conduite, exposée à la vue de votre peuple, va devenir la règle de la sienne, et qu'il se croira

(1) Il faut que cet endroit ait été corrompu, car aucun auteur ne dit que Niobé ait été changée en bête; aussi saint Jérôme, dans sa lettre à Oceanus, parlant encore de cette métamorphose, dit seulement que Niobé fut changée en pierre : niobem putares, quae nimio fletu in lapidem versa est.

525

obligé de vous imiter en tout ce qu'il vous verra faire. Soyez donc toujours sur vos gardes, et l'ailes en sorte qu'il ne vous échappe rien qui puisse ou autoriser les calomnies de ceux qui ne cherchent qu'à censurer vos actions, ou engager dans le mal ceux qui prennent votre conduite pour le modèle de la leur. Faites tout ce que vous pourrez, et au-delà même de ce que vous pouvez, pour vaincre la tendresse de votre coeur et pour arrêter le cours de vos larmes , de peur que l'excès de votre affection pour votre neveu ne passe, dans l'esprit des infidèles, pour un véritable désespoir. Vous devez témoigner de l'empressement de le revoir, comme s'il était absent, et non pas le regretter comme un homme mort. Enfin donnez à connaître que vous ne pleurez pas sa perte, mais que vous attendez son retour.

Mais que fais-je? et pourquoi m'amuser à panser une plaie que le temps et la raison ont déjà fermée? N'est-il pas plus à propos d'exposer ici à vos yeux les calamités de notre siècle et les disgrâces de nos derniers empereurs, pour vous faire comprendre qu'au lieu de plaindre Népotien de ce qu'il n'est plus au monde, vous devez le féliciter de ce qu'il est affranchi par sa mort de toutes les misères de la vie présente? L'empereur Constance, protecteur de l'hérésie arienne, mourut au petit bourg de Mopsueste, lorsqu'il s'avançait à grandes journées pour livrer bataille aux Perses, et en mourant il eut le chagrin de laisser l'empire à son ennemi (1). Julien, après avoir vendu son âme au démon et laissé l'armée chrétienne en proie aux ennemis, se sentit frappé dans la Médie de la main de Jésus-Christ même, qu'il avait renié dans les Gaules; et en voulant ajouter à l'Empire romain de nouvelles conquêtes, il perdit celles que ses prédécesseurs avaient faites autrefois. A peine Jovien commençait-il à goûter les douceurs de la royauté, qu'il fut étouffé par la vapeur de charbon (2) ; et sa mort funeste et prématurée fut une nouvelle preuve de la fragilité et de l'inconstance des grandeurs humaines. L'empereur Valentinien, après avoir vu ravager le pays qui lui

(1) Il parle, de Julien, qui s'était fait proclamer empereur dans les Gaules et qui s'avançait déjà du côté de Constantinople pour usurper l'empire.

(2) ou avait allumé ce charbon dans sa chambre pour la faire sécher. Ce prince ne rogna que huit mois.

avait donné naissance (1), mourut d'un vomissement de sang avant d'avoir eu le temps de venger sa patrie. Son frère, Valens, ayant été défait par les Goth dans la Thrace, trouva en un même lieu et sa mort et son tombeau (2). Gratien, trahi par son armée et abandonné de toutes les villes qui étaient sur son passage, se vit exposé aux outrages et. à la cruauté de ses ennemis; et tes murailles, ville de Lyon, portent encore les marques sanglantes de la main qui l'assassina (3). Le jeune Valentinien, qui n'était presque qu'un enfant, obligé d'abandonner sa cour et de vivre exilé dans un pays étranger, fut enfin tué (4) assez près de la même ville où son frère avait été assassiné (5) ; et pour ajouter l'infamie à la cruauté, l'on pendit à un arbre son corps inanimé. Que dirai-je de Procope (6), de Maxime (7) et d'Eugène (8), qui durant leur règne firent trembler toute la terre? Ils ont paru chargés de fers en présence de leurs vainqueurs, et, par une disgrâce insupportable à des hommes qui se sont vus élevés

(1) Valentinien Ier était né à Cibla en Pannonie. Les Quades ayant ravagée cette province pour venger la mort de leur roi Gabinus que Maximin avait fait assassiner, Valentinien alla lui-même les châtier ; et ces peuples ayant député les premiers, de leur nation pour lui demander pardon, il leur parla avec tant de violence qu'il se rompit une veine et mourut quelques heure; après.

(2) Valens fut brûlé tout vif dans une chaumière où les Goths avaient mis le feu, sans savoir qu'il fit dedans.

(3) Le comte Andragatius assassina Gratien dans Lyon par l'ordre de maxime qui s'était révolté contre lui.

(4) Valentinien le jeune fut assassiné sur les bords du Rhône par Arbogaste, général de ses armées. Quoique saint Jérôme dise que ce prince n'était alors presque qu'on enfant, il avait néanmoins vingt-cinq ans, dont il en avait passé dix-sept sur le trône.

(5) C'est-à-dire Gratien. Valentinien Ier , leur père, avait eu Graticn de Severa sa première femme, et Valentinien le jeune de Justine sa seconde femme.

(6) Procope prit la pourpre dans Constantinople, en l'absence des deux empereurs Valentinien et Valens. Il tomba un peu après sa révolte entre les mains de Calons, qui lui fit trancher la tête et l'envoya à Valentinien.

(7) Maxime était général de l'armée romaine dans la Grande-Bretagne, où il se fit proclamer empereur. De là il passa dans les Gaules, dont il se rendit maître, après avoir fait assassiner Gratien. Théodose l'assiégea et le prit dans Aquilée; et comme ce prince était sur le point de lui pardonner, les soldats l'arrachèrent à sa clémence et lui coupèrent la tête.

(8) Eugène était un homme de naissance obscure, à qui Arbogaste donna l'empire, après l'avoir ôté avec la vie au jeune Valentinien. Théodose le délit encore et l'abandonna aux soldats, qui lui tranchèrent la tête.

526

au faîte des grandeurs, ils ont éprouvé, avant de périr par l'épée de leurs ennemis, tout ce que la servitude a de plus honteux et de plus humiliant.

L'on me dira peut-être que c'est le sort des princes d'être exposés à toutes ces révolutions, et que la foudre tombe ordinairement sur les plus hautes montagnes. Voyons donc quelle a été la destinée des simples citoyens. Je ne parle que de ceux que nous avons vus tomber depuis deux ans, et, laissant à part une infinité de personnes qui ont fini leurs jours dans la misère, je me borne à vous rapporter ici la chute de trois hommes consulaires qui ont été depuis peu le jouet de la fortune. Abundantius (1) est exilé à Pytionte, où il manque de tout. L'on a porté dans les rues de Constantinople la tête de Rufin (2) au bout d'une lance; et, pour se moquer de son insatiable avarice, l'on a été mendier de porte en porte avec sa main droite, que l'on avait coupée. Timase (3) s'est vu précipiter tout à coup du sommet des grandeurs; et, s'imaginant avoir échappé aux coups de sa mauvaise fortune, il s'estime trop heureux de mener à Asse une vie obscure et cachée.

Mon dessein n'est pas de vous faire ici l'histoire des disgrâces de quelques malheureux ;j e prétends seulement exposer à vos yeux la fragilité et l'inconstance des choses humaines. Mais je ne puis sans horreur décrire toutes les calamités de notre siècle. Depuis plus de vingt ans, l'on voit tous les jours couler du sang humain entre Constantinople et les Alpes Juliennes. La Scythie, la Thrace, la Macédoine thessalonique, l'Achaïe, l'Epire, la Dalmatie, l'une et l'autre Pannonie, sont en proie aux Goths, aux Sarmates, aux Quades, aux Alains, aux Huns, aux Vandales, aux Marcomans. Combien de femmes illustres, combien de vierges consacrées à Dieu, combien d'autres personnes du sexe, également distinguées et par leur mérite et par leur naissance, ont été exposées aux emportements

(1) Abundantius avait trempé dans la révolte de Rufin. Baronius dit qu'il fut exilé à Sidon dans la Phénicie. Pytionte était un lieu désert du pays de Tzanes sur le bord du Pont-Euxin.

(2) Théodose avait élevé Rufin aux premières charges de l'empire. Tandis que ce prince était allé combattre Eugène, cet ingrat trama une conspiration contre son fils Arcadius; mais elle lui coûta la vie.

(3) Timase était aussi l’un des complices de Rufin. Baronius dit qu'il fut relégué dans l'Oasis en Egypte.

et aux outrages de ces hommes brutaux! L'on a vu les évêques chargés de fers, les prêtres et les clercs égorgés, les églises détruites, les autels de Jésus-Christ changés en écuries, les reliques des martyrs enlevées de leurs tombeaux. Partout ce n'était que deuil et que gémissement, et l'on était frappé en tous lieux et à toute heure de l'image affreuse d'une mort présente et inévitable. Hélas ! nous voyons tomber toute la puissance et toute la voyons de l'empire romain, et néanmoins notre orgueil se soutient toujours au milieu de ses ruines! Dans quelle horrible désolation sont plongés aujourd'hui les Corinthiens, les Athéniens. les Lacédémoniens, les Arcadiens, et tous les autres peuples de la Grèce qui gémissent sous la cruelle domination de ces Barbares ! Je ne parle ici que de quelques villes qui formaient autrefois clés royaumes assez considérables. L'Orient semblait être à couvert de tous ces malheurs, et la seule consternation des peuples, alarmés du bruit qui s'en répandait partout, les lui faisait sentir. Mais enfin l'année dernière, des loups (1) non pas de l'Arabie, mais du Septentrion, sortis des extrémités du mont Caucase, ravagèrent en peu de temps toutes ses provinces. Combien de monastères ces Barbares ne prirent-ils pas! combien de fleuves ne firent-ils pas rougir du sang humain! que de monde ils traînèrent en esclavage! Antioche et toutes les villes qu'arrosent l’Halis, le Cidnus , l'Oronte et l'Euphrate furent assiégées; et l'Arabie, la Phénicie, la Palestine et l'Egypte épouvantées, semblaient ne plus attendre que des fers.

Quand même j'aurais les cent voix de la renommée, même une voix de fer, je ne pourrais faire l'énumération de tous les maux qu'on a eu à souffrir.

Je ne songe qu'à rapporter nos calamités, et je n'entreprends pas ici d'en retracer l'histoire: Salluste même et Thucydide ne pourraient pas trouver des termes assez énergiques, ni des expressions assez vigoureuses pour les raconter.

Quel bonheur donc pour Népotien de ne point voir toutes ces misères! quel avantage pour lui de

(1) Saint Jérôme veut parler des Huns que Rufin vivait fait entrer sur les terres de l'empire, pour soutenir les intérêts de sa révolte. Quand il dit qu'ils ne sont pas des loups d’Arabie il fait allusion à ce passage d'Abac. 1, 9. où ce prophète parlant des Chaldéens, dit selon la version des LXX. Velociores erant lupis Arabiae : ils étaient plus rapides que les loups d'Arabie.

n'en point entendre parler! Nous sommes seuls à plaindre, nous qui les ressentons et qui sommes témoins de tous les maux qu'endurent nos frères. Cependant quelque grands que soient nos malheurs, ils ne sont point capables de nous détacher de la vie présente; et nous nous imaginons toujours que la destinée de ceux que la mort a affranchis de toutes ces misères, est plus digne de compassion que d'envie. Il y a longtemps que Dieu nous l'ait sentir le poids de sa colère, et néanmoins nous ne songeons point à l'apaiser. Ce sont nos péchés qui font triompher les Barbares et succomber les Romains; et comme si nous n'étions pas assez malheureux d'être exposés à tant de revers, nous avons encore la douleur de voir périr presque plus de monde par les guerres civiles que par l'épée des ennemis. Telle fut autrefois la misère des Juifs, qu'au mépris de cette malheureuse nation, Dieu donna à Nabuchodonosor la qualité de son serviteur; et tel est aujourd'hui notre manieur que Dieu, irrité de l'excès de nos crimes, et ne daignant pas nous punir lui-même, se sert pour nous châtier d'un peuple cruel et barbare.

La pénitence du roi Ezéchias arma pour sa défense un ange qui extermina durant une nuit quatre-vingt-cinq mille Assyriens. Josaphat chanta les louanges du Seigneur, et le Seigneur triompha pour Josaphat. Moïse eut recours à l'oraison, au lieu de se servir de l'épie pour combattre les Amalécites. Humilions-nous donc aussi, si nous voulons sortir de l'état malheureux oit nous sommes réduits. Je ne saurais le dire qu'à notre honte ; mais à voir les Romains, ces vainqueurs et ces maîtres du monde, craindre, trembler et succomber à la vue d'un ennemi qui ne peut pas seulement marcher, et qui se croit en danger dès qu'il touche (1) à terre , ne dirait-on pas que nous avons perdu tout à la fois et la raison et la foi? ne voyons-nous pas ici l'accomplissement de ce que les prophètes ont prédit, qu'un seul homme en ferait fuir mille? Si nous voulons nous délivrer de tous ces maux, faisons-en tarir la source ; et nous verrons en même temps les flèches de nos ennemis céder à nos javelots, leurs tiares à nos casques, et leurs méchants chevaux à notre cavalerie.

J'ai passé ici les bornes d'une lettre de

(1) Jornandès ch. 24. de l’hist. des Gètes, dit que les Huns étaient sans cesse à cheval, même durant la nuit. C'est ce qui fait dire à saint Jérôme qu’ils n'osaient toucher à terre.

consolation, et en voulant vous empêcher de pleurer la mort d'une seule personne, je n'ai pu me défendre de pleurer moi-même celle de tous les hommes. L'on dit que Xerxès, ce roi si puissant qui aplanit les [montagnes et combla les mers, considérant d'un lieu élevé cette multitude prodigieuse d'hommes dont son armée était composée, ne put retenir ses larmes, en pensant que de tous ceux qu'il voyait alors il n'y en aurait pas un seul en vie au bout de cent ans. Ali! plût à Dieu que nous fussions aussi, vous et moi, en un lieu d'où l’on pût découvrir toute la terre! De là je vous ferais voir le monde enseveli sous ses propres ruines ; tous les hommes acharnés à se détruire les uns les autres, nation contre nation, royaume contre royaume; les uns livrés aux tourments, les autres mis à mort; ceux-ci abîmés dans les flots, ceux-là t rainés en esclavage. Vous y verriez naître les uns et mourir les autres; ici des gens qui se marient, là des malheureux qui gémissent; ceux-là enivrés de délices, ceux-ci accablés de misère. Vous y verriez enfin non-seulement l'armée d'un Xerxès, mais tous les hommes de la terre, qui sont aujourd'hui pleins de vie et qui dans peu de temps ne seront plus au monde.

Mais il faut que je succombe ici sous le poids d'un si grand sujet, et je sens bien qu'il m'est impossible de vous en donner une juste idée. Revenons donc à nous-mêmes, et descendant pour ainsi dire de ce ciel où nous nous étions élevés, faisons quelque réflexion sur ce qui nous regarde. Dites-moi, je vous prie, vous êtes-vous jamais aperçu comment vous avez passé par tous les différents degrés de l'enfance, de l'âge de puberté, de la jeunesse, de l'âge viril et de la vieillesse? Nous mourons tous les jours et nous changeons à toute heure, et néanmoins nous nous croyons immortels. Le temps même que j'emploie, ici à dicter, à écrire, à retoucher et à corriger ce que j'ai écrit est un temps qu'il faut retrancher de tua vie. A chaque point que font mes copistes, j'en perds toujours quelque portion. Nous nous écrivons souvent; nos lettres passent les mers ; et à mesure que le vaisseau avarice, nos jours s'écoulent, et chaque flot en emporte quelque moment. L'union étroite que l'amour de Jésus-Christ a formée entre nous, est le seul avantage qui nous reste. " La charité est patiente, elle est douce et bienfaisante; la charité n'est point envieuse, elle n'est point téméraire (528) ni précipitée; elle ne s'enfle point d'orgueil, " elle tolère tout, elle croit tout, elle espère tout, elle souffre lotit. La charité ne finit jamais: " elle est toujours vivante crins le coeur. C'est par elle que Népotien, quoique absent, est toujours avec nous ; c'est par elle qu'il nous embrasse tendrement, malgré ces espaces infinis qui nous séparent. Nous trouvons en lui un gage assuré de notre amitié. Unissons-nous donc étroitement ensemble et d'esprit et d'affection. Supportons la perte d'un fils qui nous était si citer, avec cette fermeté d'âme que le saint évoque Cliromatius a fait paraître à la mort de son frère. Ne parlons que de Népotien dans nos écrits et dans nos lettres : souvenons-nous de lui, puisque nous ne pouvons plus le posséder; et si sa conversation nous manque, raisons du moins en sorte qu'il ne manque jamais à nos conversations.

Haut du document

A DIDIER DE ROME

Sain Jérôme l’engage à faire le voyage de la Terre-Sainte; il lui parle de ses ouvrages.

Lettre écrite du monastère de Bethléem 396.

Après avoir lu la lettre que vous m'avez écrite , j'ai ressenti à la vérité une grande joie des témoignages d'estime que m'accorde un homme aussi respectable et aussi éloquent que vous; mais après m'être examiné moi-même, c'est avec une véritable douleur que je me trouve indigne de toutes les louanges que vous me donnez ; et vos éloges m'honorent moins qu'ils ne m'accablent. Car, vous le savez , notre religion veut que nous marchions dans la voie de l'humilité, et c'est par la pratique de cette vertu que les chrétiens arrivent à la gloire. plais enfin, qui suis-je et quelles grandes qualités brillent en moi pour mériter l'approbation d'un savant homme comme vous? et pourquoi celui dont je crains l'éloquence me place-t-il, en me répondant, au premier rang parmi les hommes éloquents du jour? Toutefois ,j'entreprends hardiment de m'acquitter envers vous de tous les devoirs de la charité chrétienne, puisque je ne puis prendre à votre égard la qualité de maître.

Je commence donc par féliciter votre sainte et vénérable soeur Sérénilla, qui, après avoir foulé aux pieds les agitations de ce monde, s'est élevée jusqu'à la tranquillité d'âme que son nom indique et que Jésus-Christ procure à ceux qui s'attachent à son service. Il est vrai que le nom qu'on vous a donné à vous-même semblait nous annoncer que vous auriez part aussi à ce même bonheur; car nous lisons que Daniel, ce prophète si saint, fut surnommé l'Homme de désirs et l'ami de Dieu, parce qu'il avait désiré comme vous de connaître les mystères des livres sacrés. Je m'acquitte donc avec plaisir de la mission que la vénérable Paula ln'a donnée, et je vous engage, avec toute l'affection que le Seigneur nous inspire, à visiter les saints lieux, afin que nous ayons la consolation de vous voir ici et de nous entretenir ensemble. S'il arrive que vous ne soyez pas content de nous et de notre société, vous aurez du moins la satisfaction d'avoir donné des marques de votre foi, en visitant les lieux consacrés par la naissance et la Passion du Sauveur, dont il semble qu'on voit encore des vestiges tout récents.

Je ne vous envoie aucun de mes ouvrages, parce qu'étant publiés et entre les mains de tout le monde, je craindrais de vous envoler ce que vous avez déjà ; néanmoins, si vous désirez les l'aire copier, vous pourrez emprunter les exemplaires de sainte Marcella qui demeure au mont Aventin, ou du très saint homme Domnion qu'on peut regarder connue le Lotit de notre siècle. Pour moi, attendant votre présence, je vous donnerai tout ce que vous voudrez; ou si quelque affaire vous empêche de venir, je vous enverrai tout ce que vous pourrez me demander. A l'instar du Suétone des Latins et de l'Apollonius des Grecs, j'ai écrit il y a quelques années le Livre des hommes illustres, qui commence aux Apôtres et finit aux auteurs de notre temps. Et après avoir parlé des grands hommes qui ont honoré l'Eglise par leur science, je me suis mis moi-même comme un avorton et le moindre de tous les chrétiens à la fin de cet ouvrage, afin de faire connaître aux lecteurs les livres que j'ai composés jusqu'à la quatorzième année du règne de l'empereur Théodose. Vous pouvez emprunter ce livre des personnes que je vous ai déjà nommées ; et dans le cas où il vous manquerait quelques-uns des ouvrages marqués dans le catalogue, je m'offre de vous les l'aire transcrire, si vous le souhaitez.

Haut du document

529

A VITAL, PRÊTRE.

Question sur Salomon et Achaz qui ont eu des enfants à l’âge de onze ans. — Réponse à cette question. — L'homme monstre de Lydda. — Histoire d'une veuve.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.

Le pilote Zénon, à qui vous dites avoir donné une lettre pour moi, ne m'en a remis qu'une seule fort courte de l'évêque Amable, qui m'envoie ses présents d'habitude. Je suis fort surpris qu'il ait oublié la vôtre, puisque d'ailleurs il a eu soin de m'apporter les présents de cet évêque et les vôtres. Car je ne puis m'imaginer que vous , qui aimez la vérité , vous ayez pu vous tromper à ce point : je crois plutôt que votre lettre, dont la suscription était en latin, se sera aisément perdue parmi les papiers de cet homme, Grec de nation.

Je vais donc répondre à votre seconde lettre que le diacre Héraclius m'a remise. Vous me priez de vous expliquer comment Salomon et Achaz, d'après l'Écriture, ont eu des enfants à l'âge de douze ans ; car s'il est vrai que Salomon soit monté sur le trône à l'âge de douze ans, qu'il en ait régné quarante, et que son fils Roboam avait quarante et un ans lorsqu'il succéda à son père, il résulte que Salomon a été père à l'âge de douze ans, puisqu'ordinairement les femmes n'accouchent qu'au bout de dix mois. Le même Achaz, fils de Joathan, avait vingt ans lorsqu'il fut élu roi des deux tribus de Juda et de Benjamin, et son règne dura seize ans. Après sa mort, son fils Ezéchias lui succéda, alors âgé de vingt-cinq ans; ce qui indique que, lorsqu' Ezéchias vint au monde, son père Achaz ne pouvait avoir que dix ou onze ans.

Si le texte hébreu rapportait ces deux histoires autrement que les Septante, nous aurions recours à notre interprète ordinaire, et nous trouverions dans le texte quelque explication de cette question. Mais comme les exemplaires hébreux s'accordent ici avec toutes les autres versions, ce n'est point dans le texte, mais dans le sens de l'Écriture qu'il faut chercher la solution de cette difficulté. En effet qui pourrait croire qu'un enfant pût devenir père à l'âge de onze ans? On trouve dans les saintes Écritures plusieurs autres faits qui paraissent incroyables, et qui néanmoins sont très véritables; car la nature est forcée de plier sous la toute-puissance de Dieu, son auteur, et le vase d'argile ne peut dire au potier: " Pourquoi m'avez-vous fait de telle ou telle manière? "

Mais d'ailleurs tout ce qui est miracle et prodige n'est plus dans l'ordre commun, et la nature ne peut en faire une règle. L'on a vu de nos jours à Lydda un homme qui était venu au monde avec deux têtes, quatre mains, un ventre et deux jambes; doit-on conclure de là que tous les hommes doivent naître de même? Nous n'avons qu'à lire les anciennes histoires, et particulièrement les auteurs grecs et latins, et nous verrons que les anciens purifiaient par des aspersions les monstrueuses productions de la nature, tant parmi les hommes que parmi les animaux. J'ai ouï dire (et Dieu m'est témoin de la vérité de mes paroles) qu'une femme prit soin d'un enfant abandonné de ses parents, lui servant elle-même de nourrice, et le faisant toujours coucher avec elle, lors même qu'il avait déjà atteint l'âge de dix ans. Or, un jour cette femme but avec excès, et se sentant brûlée par la volupté, elle engagea cet enfant par des caresses criminelles à satisfaire sa passion. Ce que le vin avait fait la première nuit, l'habitude le fit les nuits suivantes. En moins de deux mois cette femme devint enceinte par la permission du Seigneur, afin de rendre publique sa honte, elle qui, au mépris de Dieu et contre les lois ordinaires de la nature, avait abusé de la simplicité de cet enfant, et afin que ces paroles de l’Evangile fussent accomplies : " Il n'y a rien de caché qui ne doive être découvert. "

Considérons en même temps que l'Écriture semble accuser Salomon et Achaz d'impiété et de débauche. En effet; quoique l'un et l'autre de la race de David, ils se sont néanmoins éloignés du Seigneur; car Salomon s'est livré aux plaisirs avec tant de fureur, qu'il a entretenu jusqu'à sept cents femmes, trois cents concubines, et un nombre infini de jeunes filles qui servaient à ses plaisirs; et après avoir abandonné le Dieu de ses pères, il éleva des autels aux idoles de plusieurs nations, perdant ainsi le titre d'Ididia, c'est-à-dire de bien-aimé du Seigneur, pour celui d'amateur de femmes. Achaz envoya demander des secours au roi des Assyriens; et dans le temps même de sa plus grande affliction, il fit paraître encore un plus grand mépris du Seigneur; immolant des victimes aux (530) dieux de Damas, qu'il regardait comme les auteurs de son malheur; élevant des autels dans toutes les villes de Juda pour y offrir de l'encens, et provoquant ainsi la colère du Dieu de ses ancêtres. Il porta encore son impiété plus loin; car ayant pris et brisé tous les vases dans le temple du Seigneur, il en fit fermer les portes et dresser des autels dans toutes les places de Jérusalem. Il marcha dans les voies des rois d'Israël, élevant des statues à Baal, offrant de l'encens dans la vallée des fils d'Ennon, et faisant passer ses enfants par le feu, suivant l'idolâtrie que le Seigneur avait détruite à l'arrivée des enfants d'Israël. Il résulte de là que ces deux princes ont vécu dans le dérèglement dès leurs plus tendres années, et que la naissance prématurée de leurs enfants est une preuve qu'ils s'étaient déjà abandonnés au péché avant le temps fixé par la nature.

Enfin l'on peut dire que Salomon monta sur le trône de David, son père, à l'âge de douze ans ; qu'ensuit (car l'Ecriture ne s'explique point là-dessus) David vécut encore sous le règne de son fils quelques années qu'on lui attribue, et non point à Salomon ; qu'après sa mort son fils régna seul durant quarante ans; et qu'ainsi l'histoire sainte marque et le commencement du règne de Salomon, et le temps qu'il a régné seul , c'est-à-dire qu'il n'a vécu en tout que cinquante-deux ans. Si vous doutez que, lorsque les enfants règnent du vivant de leurs pères, on compte la durée de leur règne par les années des pères et non pas des enfants, vous n'avez qu'à lire le livre des Bois, et vous verrez qu'Ozias ayant été frappé de lèpre et vivant à part dans une maison isolée, son fils Joathan gouverna le royaume et jugea le peuple jusqu'au jour de la mort de son père; et que cependant l'Ecriture dit qu'ayant succédé à son père à l'âge de vingt-cinq ans, il en régna seize, c'est-à-dire qu'il régna seul ce temps-là. Ce que nous disons de Salomon, nous devons le dire aussi d'Achaz, fils de Joathan et père d'Ezéchias.

Voici une autre explication qu'on m'a donnée, ou plutôt un conte que m'a fait un certain Juif, fondé sur cette prophétie que j'ai expliquée depuis peu dans mes commentaires sur les dix divisions d'Isaïe, où ce prophète, pour réprimer la joie des Philistins qui semblaient triompher de la mort d'Achaz, leur dit : " Ne te réjouis point, terre de Palestine, de ce que la verge de celui qui te frappait a été brisée; car de la race du serpent il sortira un basilic, et ce qui en naîtra dévorera les oiseaux. " Par là l’Ecriture nous indique qu'Ézéchias devait succéder à Achaz. Fondé sur ce passage, ce Juif prétendait qu'Ezéchias n'était pas monté sur le trône de Juda aussitôt après la mort de son père, parce que les séditions populaires, les interrègnes, les malheurs dont toute la nation était accablée, et les différentes guerres qui s'élevèrent alors de tous côtés, avaient obligé les Juifs de différer le couronnement de ce prince.

Comme ces endroits sont très difficiles à expliquer, je rapporte les différents sentiments des auteurs, plus par manière de conversation que dans le dessein de traiter la matière à fond. Au reste, il me semble que l'on doit mettre ces sortes de questions au nombre de ces fables judaïques et de ces généalogies sans fin sur lesquelles l'Apôtre défend aux fidèles de disputer. Car à quoi sert de s'attacher à la lettre, et de. s'amuser ou à critiquer un auteur, ou à démêler un point de chronologie, puisque saint Paul nous dit en termes formels : " La lettre tue et l'esprit vivifie. " Prenez la peine de relire tous les livres tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, et vous trouverez une variation si grande dans la chronologie, et tant de confusion dans les années des rois de Juda et d'Israël, que pour s'arrêter à ces sortes de questions il faut non pas aimer l'étude, mais avoir du temps à perdre.

J'ai volontiers accepté les petits présents que vous m'avez envoyés, et je vous demande très instamment la continuation de l'amitié que vous m'accordez; car la vertu tic consiste pas à bien commencer, mais à persévérer. Acceptez aussi ce que j'ai chargé Didier de vous remettre.

Haut du document

A MARCELLA. RÉPONSE A DIVERSES QUESTIONS SUR L'ÉCRITURE SAINTE.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.

Vous me proposez de grandes questions, et en me les proposant vous m'instruisez moi; même et me retirez de mon apathie actuelle.

Vous me demandez d'abord quelles sont ces (531) choses dont parle saint Paul, " que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, que le coeur de l'homme n'a jamais connues, et que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment? " Et comment cet apôtre a pu dire

" Mais pour nous, Dieu nous les a révélées par son Esprit ? " Car si Dieu les a révélées à saint Paul, pourquoi ne pourrions-nous pas comprendre ce que cet apôtre a depuis révélé lui-même aux autres?

Je vous réponds en peu de mots que nous ne devons point porter notre curiosité jusqu'à vouloir connaître ce que l’oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu et ce que le coeur de l'homme n'a jamais conçu. Car si l'on ignore ce que c'est, comment peut-on le comprendre? Nous ne saurions voir durant la vie présente ce que Dieu nous promet dans la vie future. " Quand on voit ce qu'on a espéré, " dit le même apôtre, " ce n'est plus espérance, " c'est une possession paisible et assurée de ce que l'on a espéré. Ainsi, vouloir comprendre des choses qui surpassent l'intelligence humaine, c'est colonie si quelqu'un disait : " Faites-moi voir ce qui est invisible, dites-moi ce qu'on ne peut entendre, expliquez-moi ce qu'aucun ne peut concevoir. " Saint Paul veut donc dire que les choses spirituelles sont entièrement au-dessus des sens et des pensées d'un homme mortel. " Si nous avons connu Jésus-Christ selon la chair, " dit cet apôtre, " maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière. " Saint Jean dit aussi dans une de ses épîtres : " Mes bien-aimés, nous sommes déjà enfants de Dieu, mais notre situation future n'est pas encore évidente. Nous savons que Jésus-Christ se montrera dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est. " Parce que saint Paul dit que lui et les saints ont connu ces choses par la révélation du Saint-Esprit, il ne résulte pas qu'il les a lui-même révélées aux autres; car lorsqu'il fut ravi dans le paradis, " il y entendit des paroles ineffables qu'il n'a pu raconter aux autres, " autrement elles n'auraient pas été ineffables.

Vous dites, en second lieu, que vous avez lu en passant dans mes ouvrages, que par les agneaux qui au jour du jugement seront à la droite de Jésus-Christ et par les boucs qui seront à sa gauche, on doit entendre les chrétiens et les païens, et non pas les bons et les méchants. Je ne me rappelle pas avoir jamais avancé celte proposition, mais si elle m'avait échappé, je ne serais pas assez opiniâtre pour la soutenir. Je crois pourtant, si ma mémoire est fidèle, avoir traité cette question dans mon second livre contre Jovinien, et y avoir parlé aussi (ce qui est à peu près la même chose) de la séparation des bons chrétiens d'avec les mauvais. Nous pouvons donc passer cette difficulté, puisque je rai expliquée fort au long dans cet ouvrage.

Vous me demandez, en troisième lieu, comment on doit entendre saint Paul, quand il dit qu'à l'avènement du Sauveur quelques-uns " étant encore en vie seront emportés dans les nuées pour aller au-devant de lui, " et qu'ils ne seront point " prévenus par ceux qui seront morts en Jésus-Christ. " Vous voulez savoir s'ils iront au-devant de lui avec leurs corps, et s'ils ne mourront point auparavant, vu que Jésus-Christ lui-même est mort, et qu'Enoch et Elie, comme saint Jean le dit dans son Apocalypse, doivent aussi mourir, afin que personne n'échappe à l'inévitable mort.

Pour peu qu'on veuille examiner toute la suite de ce passage, l'on verra que les saints qui vivront encore à l'avènement du Sauveur iront au-devant de lui avec leurs corps; en sorte néanmoins que ces corps mortels, terrestres et corruptibles seront changés en des corps glorieux, incorruptibles et immortels, et revêtus, tout vivants qu'ils seront alors, de toute la gloire qu'auront ceux qui ressusciteront. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul dit en un autre endroit : " Nous ne désirons pas d'être dépouillés de ce corps, mais d'être revêtus par-dessus, eu sorte que ce qu'il y a de mortel en nous soit absorbé par la vie; " c'est-à-dire que nous ne souhaitons pas que notre âme abandonne notre corps, mais que ce corps étant toujours uni à l'âme, soit revêtu d'une gloire qu'il ne possédait pas auparavant. Ce n'est point ici l'occasion de parler d'Enoch et d'Elie qui, selon l'Apocalypse, doivent prévenir l'avènement du Sauveur; car on ne peut expliquer ce livre de saint Jean que dans un sens spirituel; ou si l'on veut s'attacher à la lettre, on se trouve réduit à donner dans les visions et les fables des Juifs, qui prétendent qu'un jour on rebâtira leur ville de Jérusalem, qu'on (532) immolera des victimes dans le temple, et que le culte spirituel que nous rendons aujourd'hui à Dieu doit faire place à leurs anciennes cérémonies, qui n'ont rien que d'extérieur et de matériel.

La troisième difficulté que vous me proposez est sur ce passage de l'Evangile de saint Jean où Jésus-Christ ressuscité dit à Marie-Madeleine : " Ne me touchez pas, parce que je ne suis pas encore monté vers mon Père. " Vous êtes en peine de concilier ces paroles avec saint Matthieu qui rapporte que le Sauveur s'étant présenté devant les femmes qui le cherchaient dans le sépulcre, elles lui embrassèrent les pieds. Car enfin, dites-vous, toucher et ne point toucher sont deux choses entièrement opposées.

Marie-Madeleine dont parle saint Jean est celle que Jésus-Christ avait délivrée de sept démons, afin que " là où il y avait eu une abondance de péchés, il y eût une surabondance de grâces. "Or, comme elle prenait le Sauveur pour un jardinier, qu'elle lui parlait comme à un homme ordinaire, et qu'elle cherchait parmi les morts celui qui était vivant, ce ne fut pas sans raison que Jésus-Christ lui dit : " Ne me touchez pas; " car c'est comme s'il lui eût dit Vous ne croyez pas que je suis ressuscité, vous ne méritez pas de m'approcher, ni d'embrasser mes pieds, ni de m'adorer comme votre Seigneur, parce que d'après l'idée que vous avez de moi je ne suis pas encore monté vers mon Père. Quant aux autres femmes, comme elles le reconnaissaient pour le Seigneur, et qu'elles étaient persuadées qu'il était monté vers son Père, elles méritèrent de le toucher et de lui embrasser les pieds. Mais quand bien même ce serait la même femme qui, selon un évangéliste, aurait embrassé les pieds du Sauveur, et selon un autre ne les aurait point embrassés, il serait toujours fort aisé d'expliquer et de détruire cette contradiction apparente en disant que d'abord Jésus-Christ lui défendit de le toucher, parce qu'elle était incrédule, et qu'ensuite il lui permit parce qu'elle avait reconnu son erreur. C'est aussi de la sorte qu'on explique ce que l'Evangile dit des deux larrons qui furent crucifiés avec Jésus-Christ ; car selon saint Luc l'un d'eux se confessa, mais selon saint Matthieu et saint Marc, ils le blasphémèrent tous les deux.

Vous me demandez à la fin de votre lettre si notre Sauveur après sa résurrection conversa pendant quarante jours avec ses disciples, et si pendant tout ce temps il n'était point ailleurs, s'il montait au ciel ou s'il en descendait, sans priver ses apôtres de sa présence. Pour peu que vous pensiez que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, que c'est de lui qu'un prophète a dit, ou plutôt que c'est lui-même qui a dit par la bouche de ce prophète : " N'est-ce pas moi qui remplis le ciel et la terre, dit le Seigneur? " et ailleurs : " Le ciel est mon trône et la terre mon marche-pied; " et dans un autre endroit: " C'est lui qui tient le ciel et la terre dans le creux de sa main ; " et David dit aussi dans ses psaumes : " Où irai-je pour me dérober à votre Esprit, et où fuirai-je pour éviter votre face? Si je monte dans le ciel vous y êtes; si je descends dans l'enfer, vous y êtes encore; si je vais demeurer au-delà des mers; votre main même m'y conduira et ce sera votre droite qui me soutiendra ; " pour peu, dis-je, que vous réfléchissiez sur tous ces passages de l’Ecriture, vous n'aurez pas de peine à vous persuader due le Fils de Dieu, même avant sa ré. surrection, était tellement dans le corps dont il s'était revêtu qu'il ne cessait point d'être aussi dans son Père, renfermant tout le ciel par son immensité, pénétrant tout, contenant tout. Il est donc ridicule de croire que la puissance d'un Dieu, que le ciel ne saurait contenir, puisse être renfermée dans les bornes étroites d'un corps humain. Néanmoins ce Verbe divin qui remplissait tout, était en même temps tout entier dans le Fils de l'Homme, parce que le Verbe de Dieu, selon sa nature divine, ne peut ni être coupé par parties, ni séparé par la distance des lieux. Comme il est partout, il y est aussi tout entier. Ainsi durant. les quarante jours d'après sa résurrection, il était en même temps avec ses apôtres, et avec les anges, et avec son Père. Il occupait les extrémités de la mer et tous les lieux de la terre. Il était dans les Indes avec saint Thomas, à Home avec saint Pierre, dans l'Illyrie avec saint Paul, dans l’île de Crète avec Tite, dans l'Achaïe avec saint André, dans chaque pays avec les apôtres et les hommes apostoliques. Or, quand on dit qu'il abandonne les uns et qu'il n'abandonne pas les autres, ce n'est pas que sa nature soit bornée; mais c'est qu'il demeure avec nous et qu'il s'en éloigne selon nos mérites divers.

Haut du document

533

A SAINT PAULIN.

Conseils à Paulin sur la vie monastique. — Qu'il n'est pas nécessaire d'aller à Jérusalem pour bien vivre. — Que le ciel est ouvert pour tous les peuples .— panégyrique de l’empereur Théodose, par Paulin. — Jérôme l’engage fortement à joindre à l’étude des belles-lettres celle des lettres sacrées.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.

" L'homme de bien tire de bonnes choses du trésor de son coeur, et l'arbre se reconnaît à son fruit. " Vous nous jugez d'après vos vertus, et grand vous élevez les petits et prenez la dernière place parmi les conviés, afin que le père de famille vous fasse monter plus haut. Comment ai-je pu mériter des éloges de cette bouche éloquente (1) qui a si bien défendu les intérêts et la gloire d'un prince très religieux, moi qui n'ai rien de distingué et en qui tout est médiocre? Ne jugez donc point de mon mérite, mon très cher frère, par le nombre de mes années; ne pensez pas qu'on soit sage dès qu'on a les cheveux blancs; croyez au contraire qu'on a les cheveux blancs dès qu'on est sage, comme dit Salomon " La prudence de l'homme lui tient lieu de cheveux blancs. " Aussi Dieu commanda-t-il à Moïse de choisir soixante-dix vieillards, qu'il connût pour être de véritables vieillards, c'est-à-dire pour des hommes plus recommandables par leur sagesse que par leur âge. Daniel, jeune homme, juge des vieillards, et dans un âge où l'on n'a du penchant et du goût que pour le plaisir , il condamna les dérèglements d'une vieillesse impudique. Je le répète encore , ne jugez point de ma foi par les années, et ne pensez pas que, pour m'être engagé plus tôt que vous au service de Jésus-Christ, je sois meilleur et plus vertueux que vous. Saint Paul, ce vaisseau d'élection, cet homme qui de persécuteur est devenu apôtre de Jésus-Christ quoique appelé le dernier à l'apostolat, est néanmoins supérieur en mérite aux autres

(1) saint Jérôme veut parler d'un ouvrage que saint Paulin avait composé pour l'empereur Théodose-le-Grand. Nous n’avons plus aujourd'hui cet ouvrage. Il semble parce qu'en dit ici saint Jérôme, que c'était une espèce d'apologie de Théodose, peut-être parce que l'auteur y justifiait la conduite de ce grand prince contre Zozime qui n’a rien épargné pour noircir sa réputation. Cependant Gennade, dans son catalogue des hommes illustres, dit que c'était un panégyrique de ce prince. Et saint Paulin écrivant à Sévère Sulpice, dit aussi qu'il lui envoie par Victor le panégyrique de l'empereur Théodose qu'il avait composé.

apôtres , parce qu'il a plus travaillé qu'eux tous. Judas, de qui il avait été dit : " Vous qui trouviez tant de douceur à vous nourrir des mêmes viandes que moi, qui étiez mon conseil et mon confident, avec qui je marchais avec tant d'union dans la maison de Dieu, " Judas, dis-je, trahit son ami et son maître, et convaincu de cette perfidie par les justes reproches que lui fait le Sauveur, il se pend lui-même.

Le larron, au contraire, change la croix contre la couronne du martyre dans le supplice qu'il souffre pour ses crimes. Combien en voit-on aujourd'hui dont la longue vie n'est qu'une longue mort, et qui, semblables à des sépulcres blanchis, ne sont pleins au dedans due d'ossements de morts! Une ferveur naissante surmonte quelquefois une longue tiédeur; aussi vous a-t-on vu vous-même, touché de ces paroles du Sauveur : " Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, puis venez et me suivez , " on vous a vu, dis-je, mettre ce conseil en pratique, vous dépouillant de tout pour suivre la croix toute nue, et vous déchargeant du poids accablant des richesses pour monter plus aisément au ciel par l'échelle mystérieuse de Jacob. Vous avez changé tout à la fois et de coeur et d'habit. On ne vous voit; point conserver votre argent par une sordide avarice , et porter en meule. temps, par une vanité secrète, des habits malpropres; mais prenant soin d'avoir toujours les mains pures et le coeur exempt de souillures, vous faites gloire d'être pauvre et d'esprit et d'effet. Il est fort aisé de cacher sous un visage pâle et abattu une abstinence feinte ou affectée, et de porter par orgueil un pallium déchiré, tandis qu'on vit dans l'opulence et qu'on a des revenus considérables. Cratès de Thèbes, qui était très riche, allant à Athènes pour se donner tout entier à l'étude de la philosophie, jeta une grande somme d'or qu'il portait, persuadé qu'il ne pouvait être riche et vertueux en même temps. Cependant nous marchons chargés d'or et d'argent à la suite de Jésus-Christ pauvre; et, sous un prétexte apparent de charité, nous nous appliquons entièrement à augmenter et à conserver nos richesses. Continent pouvons-nous distribuer fidèlement aux pauvres le bien d'autrui, nous qui prenons tant de soin à ménager le nôtre? (534) Quand on a bien mangé, il est fort aisé de faire l'éloge du jeûne.

On ne mérite, pas de louanges pour avoir été à Jérusalem, mais pour y avoir bien vécu. La Jérusalem où l'on doit souhaiter de demeurer, n'est pas celle qui a tué les prophètes et répandu le sang de Jésus-Christ, mais celle " qu'un fleuve réjouit par l'abondance de ses eaux; " qui, située sur la montagne, ne peut être cachée; que saint Paul appelle la mère des saints, et où cet apôtre se réjouit d'avoir droit de cité avec les justes (1).

Quand je parle de la sorte, ce n'est pas que je prétende m'accuser moi-même de légèreté et d'inconstance, ni condamner la démarche que ,j'ai faite en abandonnant , à l'exemple d'Abraham , mes parents et ma patrie ; mais c'est que je n'ose donner des bornes si étroites à la toute-puissance de Dieu, ni renfermer dans un petit coin de la terre celui due le ciel ne saurait contenir. On doit juger de chaque fidèle en particulier, non point par le lieu où il fait sa résidence, mais par le mérite de sa foi. Ce n'est ni dans Jérusalem ni sur la montagne de Garizim, que les véritables adorateurs adorent le Père céleste. " Dieu est esprit; il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité. L'esprit souille où il veut. La terre et tout ce qu'elle renferme est au Seigneur. " Depuis que la Judée, semblable à la toison de Gédéon, est demeurée dans la sécheresse , et que la rosée du ciel s'est répandue par toute la terre ; depuis que plusieurs sont venus d'Orient et d'Occident se reposer dans le sein d'Abraham, Dieu n'a pas seulement été connu dans la Judée, et son grand none n'a pas été renfermé dans Israël ; niais la voix des Apôtres a retenti par toute la terre, et leurs paroles se sont fait entendre jusqu'aux extrémités du monde. Le Sauveur, parlant à ses disciples dans le Temple : " Levez-vous, " leur dit-il, " sortons d'ici. " Et aux Juifs : " Vos maisons demeureront

(1) Le texte porte : In qua se municipatum cum justis laetatur habere. Saint Jérôme fait ici allusion, non pas comme l'a prétendu Erasme, à ce que dit saint Paul dans les Actes des Apôtres : Ego homo sum, non ignotae civitatis municeps ; mais à ce qu'il dit dans l'épître aux Philippiens 3, 20, selon notre vulgate: Nostra autemem conversatio in coelis est, et selon le grec: emeron gar politeuma anouranois uparxei. Noster enim municipatus in coelis est. Saint Jérôme et les anciens pères suivent ordinairement cette version.

désertes. " Si le ciel et la terre doivent passer, toutes les choses de la terre passeront aussi.

Si donc il y a quelque avantage à demeurer dans les lieux où le Sauveur du monde a accompli les mystères de sa croix et de sa résurrection, c'est pour ceux qui, portant leur croix, et qui, ressuscitant tous les jours avec Jésus-Christ, se rendent dignes d'une demeure si sainte. Mais que ceux qui disent : " Ce temple est au Seigneur, ce temple est au Seigneur, " écoutent ce que leur dit l'apôtre saint Paul: " Vous êtes le temple du Seigneur, et le Saint-Esprit habite en vous. " Le ciel est également ouvert et aux citoyens de Jérusalem et aux habitants de la Bretagne, parce que " le royaume de Dieu, " dit Jésus-Christ, " est au-dedans de vous. " Saint Antoine et une infinité de solitaires de l’Egypte, de la Mésopotamie, du Pont, de la Cappadoce, de l'Arménie sont allés au ciel, quoiqu'ils n'aient jamais vu Jérusalem. Saint Hilarion, qui était né et qui vivait dans la Palestine, ne visita qu'une seule fois Jérusalem et n'y demeura qu'un seul jour, pour ne pas paraître mépriser les lieux saints dont il était voisin et renfermer Dieu dans cette seule ville. Depuis l'empereur Adrien jusqu'à Constantin, c'est-à-dire pendant près de cent quatre-vingts ans, les païens ont adoré l'idole de Jupiter au lieu même où Jésus-Christ est ressuscité; ils ont rendu le même culte à une statue de marbre qu'ils avaient consacrée à Vénus sur la montagne où le Fils de Dieu fut crucifié. Ces ennemis déclarés du nom de chrétien s'imaginaient qu'en profanant les lieux saints par un culte idolâtre ils pourraient abolir la croyance à la mort et à la résurrection du Sauveur. Il y avait aussi un bois consacré à Thamus (1), c'est-à-dire à Adonis près de la ville de Bethléem, ce lieu le plus auguste de l'univers, dont le prophète-roi a dit : " La vérité est sortie de la terre ; " et l'on pleurait le favori de Vénus dans l'étable

(1) Thamus est un mot hébreu et syriaque qui se trouve dans Ezéchiel, 8. 11. et que les LXX ont conservé dans leur version. Et ecce ibi mulieres sedebant plangentes Thamus. Notre fulgale porte : plangentes Adonidem. Saint Jérôm expliquant cet endroit d’Ézéchiel, dit que les femmes célébraient tous les ans au mois de juin une fête solennelle, et pleuraient la mort d'Adonis qui avait été tué dans ce mois-là, et que c'est pour cela que les hébreux donnaient le nom de Thamus à leur quatrième mois, qui répond à notre moi, de juin.

535

où l'on avait entendu les premiers cris de Jésus-Christ enfant.

Mais à quoi bon, me direz-vous, un si long préambule ? C'est pour vous apprendre que vous pouvez, sans préjudice de votre foi, vous passer de voir la ville de Jérusalem ; que, quoique je demeure dans un lieu si saint, je n'en suis pas meilleur pour cela; et que, soit ici, soit ailleurs, vos bonnes œuvres sont toujours d'un égal mérite aux yeux de Dieu. Au reste, pour ne point vous déguiser ici mon opinion, quand je pense et au parti que vous avez embrassé et à la ferveur avec laquelle vous avez renoncé au monde, il me semble que vous ne devez plus être indifférent aux lieux de votre demeure. Après vous être éloigné de la foule et du tumulte des villes, vivez à la campagne, cherchez le Christ dans la retraite, priez seul avec; lui sur la montagne, n'ayez d'autre voisinage que celui des lieux saints, afin de renoncer entièrement aux villes et de demeurer constamment attaché à votre état.

Je ne parle ici ni aux évêques, ni aux prêtres, ni aux clercs; leur condition est différente de la vôtre ; je parle à un moine, mais un moine autrefois distingué dans le monde par sa naissance; qui, pour mener une vie humble et cachée, et pour mépriser toujours ce qu'il a une fois méprisé, a mis aux pieds des Apôtres tout. ce qu'il possédait, et montré par là que toutes les richesses de la terre ne méritent que d'être foulées aux pieds. Si les lieux que Jésus-Christ a sanctifiés par sa mort et par sa résurrection n'étaient pas dans une ville très célèbre, où il y a avocats, et soldats, et femmes débauchées, et comédiens, et baladins, et tout ce qu'on a coutume de. voir dans les autres villes; ou si cette ville n'était fréquentée que par les moines, tous les moines devraient y établir leur demeure. Mais quelle folie serait-ce de renoncer au siècle , d'abandonner son pays, de s'éloigner des villes, de faire profession de la vie monastique, si l'on venait à s'engager dans le commerce du grand monde avec moins de ménagement et beaucoup plus de péril que dans le lieu même de sa naissance!

On vient à Jérusalem de toutes les parties du monde; cette ville est remplie de toutes sortes de gens , et l'on y voit une si grande foule d'hommes et de femmes, qu'on est contraint d'y souffrir tout à la fois la vue de mille objets qu'on avait voulu éviter et qu'on ne rencontre ailleurs qu'en partie. Mais puisque vous me priez en frère de vous marquer la route que vous devez tenir, je vous parlerai sans déguisement et à coeur ouvert. Si vous avez dessein de vous engager dans les fonctions du sacerdoce, ou si le ministère et peut-être même la dignité de l'épiscopat a de l'attrait pour vous, demeurez dans les bourgs et dans les villages , et tâchez de vous sauver en travaillant au salut des autres. Mais si vous voulez mener une vie qui réponde au nom de moine que vous portez, c'est-à-dire d’un homme qui est séparé du reste des hommes , abandonnez les villes qui sont la demeure de plusieurs personnes et non point de ceux qui l'ont profession de vivre seuls et à l'écart. Il n'y a point de condition dans la vie humaine qui n'ait ses héros et ses maîtres. Que les généraux de l'armée romaine imitent les Camilles, les Fabricius, les Régulus, les Scipions; que les philosophes suivent Pythagore, Socrate, Platon, Aristote; que les poètes étudient Ménandre, Homère, Virgile , Térence ; les historiens Thucydide, Salluste, Hérodote, Tite-Live ; les orateurs les Gracques, Lysias, Cicéron, Démosthène ; et pour venir à notre religion, que les évêques et les prêtres imitent les Apôtres et les hommes apostoliques ; héritiers de leurs charges et de leurs dignités, qu'ils tâchent de l'être encore de leur mérite et de leurs vertus. Mais nous, nous avons aussi les maîtres de notre profession , c'est-à-dire les Pauls, les Antoines, les Juliens, les Macaires et les Hilarions; et pour revenir à l'autorité des saintes Ecritures, reconnaissons pour nos maîtres Élie, Élisée et les enfants des prophètes qui, toujours retirés à la campagne et vivant dans la solitude, se bâtissaient des cabanes sur les bords du Jourdain. On doit mettre aussi au nombre de ces illustres solitaires les enfants de Rechab, dont Dieu même a lait l'éloge par la bouche de Jérémie : ils ne buvaient ni vin ni aucune autre liqueur capable d'enivrer; ils logeaient sous des tentes, et le Seigneur leur promit que leur race ne cesserait point de produire des hommes qui se tiendraient toujours en sa présence. Je crois que c'est en ce sens qu'on doit entendre le titre du psaume soixante-dixième, qui porte : " Des enfants de Jonadab et de ceux qui ont été les premiers conduits en (536) captivité (1). " C'est de ce Jonadab, fils de Rechab, qu'il 4-st dit dans le livre des Rois, que Jéhu le fil monter avec lui dans son chariot; et c'étaient ses enfants qui demeuraient toujours sous des tentes et qui furent contraints de se réfugier dans la ville de Jérusalem pour se mettre à couvert des irruptions de l'armée des Chaldéens. C'est pour cela qu'on dit qu'ils souffrirent les premiers les malheurs de la captivité, parce que, ayant toujours joui dans la solitude d'une heureuse liberté, ils se virent alors renfermés dans la ville de Jérusalem comme dans une espèce de prison.

Puis donc que vous êtes encore attaché à une femme vertueuse (2) qui est votre soeur en Jésus-Christ, et que vos engagements ne vous permettent pas de marcher avec liberté dans les voies de la perfection, je vous conjure de fuir les compagnies, les festins, les vains compliments et les complaisances affectées des hommes du monde, comme autant de chaînes qui ne sont propres qu'à vous rendre esclave de la volupté. Mangez sur le soir un peu d'herbes et de légumes; que ce soit pour vous des délices exquises que de manger quelquefois quelques petits poissons. Quand on se nourrit de Jésus-Christ, et qu'on tourne vers lui tous les désirs de son coeur, on se met fort peu en peine de la qualité des viandes dont on nourrit le corps. Estimez autant le pain et les légumes que les viandes les plus délicates qui ne flattent le goût qu'en passant, et qu'on ne sent plus quand une fois on en est rassasié. J'ai traité ce sujet plus à fond et avec plus d'étendue dans les livres contre Jovinien ; vous pouvez les consulter.

Soyez toujours appliqué à la lecture de l'Ecriture sainte, vaquez souvent à la prière; prosterné devant Dieu, élevez vers lui toutes vos pensées, veillez souvent et mettez-vous quelquefois au lit sans avoir mangé. Fuyez les vains applaudissements des hommes, et regardez comme de véritables ennemis ceux qui vous donnent des louanges affectées. Distribuez vous-même votre argent à vos frères et aux pauvres; car il est rare de trouver de la bonne foi parmi

(1) Ce titre ne se trouve point dans le texte hébreu ; et il a été ajouté depuis pour nous marquer que David était l’auteur de ce psaume, et que les enfants de Jonadab s’en servirent lors de la première captivité de Babylone, qui arriva sous le règne de Joachim.

(2) Elle s’appelait Thérasia.

les hommes. Si vous ne voulez pas me croire, souvenez-vous de l'avarice et de la perfidie de Judas. Ne faites point vanité d'être vêtu pauvrement. N'ayez aucun commerce avec les gens du siècle et particulièrement avec les grands. Qu'est-il nécessaire de voir souvent ce que vous avez méprisé pour embrasser la vie monastique? Que votre femme surtout ait soin d'éviter la compagnie des femmes du monde; et si quelquefois elle est obligée de se trouver avec elles, qu'elle ne rougisse point de se voir avec un habit pauvre et négligé parmi des personnes couvertes de soie et de pierreries; puisqu'un habit simple et modeste est en elle la marque de la vie pénitente dont elle fait profession, et qu'au contraire la richesse et la magnificence des habits est dans les autres un motif d'orgueil et de vanité.

Après avoir distribué votre bien aux pauvres avec une fidélité et un désintéressement qui a fait tant d'éclat dans le monde et qui a été si universellement applaudi, prenez garde de vous charger du soin de distribuer celui des autres. Vous comprenez bien ce que je veux dire, car le Seigneur vous a donné l'intelligence en toutes choses. Ayez la simplicité de la colombe pour ne tendre des piéges à personne, et la prudence du serpent pour éviter ceux qu'on pourrait vous tendre. Un chrétien qui se laisse tromper est presque aussi blâmable que s'il trompait les autres. Quand un solitaire ne vous entretiendra due d'argent (excepté lorsqu'il s'agira de faire l'aumône, car il est permis à tout le monde de la faire), regardez-le plutôt comme un marchand que comme un véritable solitaire. Ne donnez rien à qui que ce soit, sinon à ceux qui sont véritablement dans le besoin et qui n'ont pas de quoi se nourrir et se vêtir; de peur que les chiens ne mangent le pain des enfants. Une âme chrétienne est le véritable temple de Jésus-Christ, c'est elle que vous devez orner et revêtir; c'est à elle que vous devez faire des présents, c'est en elle que vous devez recevoir Jésus-Christ. A quoi sert de faire briller les pierreries sur les murailles, tandis due Jésus-Christ meurt de faim en la personne du pauvret Vous n'êtes plus le maître de vos biens; vous n'en êtes que le dispensateur. Souvenez-vous d'Ananie et de Saphire. Ils se réservèrent par une timide précaution une partie de leur héritage ; mais pour vous, prenez garde de dissiper, par une (537) profusion indiscrète, le bien qui appartient à Jésus-Christ , c'est-à-dire de donner, par une charité mal réglée, le bien des pauvres à ceux qui ne sont point véritablement pauvres, et de perdre ainsi, selon la pensée d'un homme très sage, le fruit de vos libéralités par une libéralité mal entendue. Prenez garde de vous laisser surprendre par ces gens qui, sous les apparences trompeuses d'une fausse sagesse, veulent passer pour des Catons, et à qui on peut appliquer ce que dit un poète : " Malgré l'apparence de la sagesse, je vous connais à fond et je lis dans votre coeur. "

C'est quelque chose de grand, non pas de paraître chrétien, mais clé l'être véritablement. Il arrive même, par je ne sais quel renversement de raison, que le monde donne ordinairement son approbation à ceux qui n'ont point celle de Dieu.

Ne m'appliquez pas ici ce qu'on dit vulgairement . que la truie veut instruire Minerve. Comme vous êtes prêt à vous embarquer sur une mer dangereuse, j'ai cru devoir vous donner en ami ces salutaires conseils, afin que vous puissiez éviter les écueils où j'ai fait moi-même naufrage. J'aime mieux que vous ayez à me reprocher mon peu d'expérience que mon peu d'amitié.

J'ai lu avec bien du plaisir le livre que vous avez composé pour la défense de l'empereur Théodose et que vous m'avez l'ait la grâce de m'envoyer. Il y a dans cet ouvrage beaucoup d'éloquence et de logique; le dessein surtout m'en plait extrêmement. Comme vous surpassez les autres dans la première partie de votre ouvrage, aussi vous surpassez-vous vous-même dans la dernière. Le style en est concis et les expressions nettes; on y trouve une pureté égale à celle de Cicéron, jointe à des pensées solides et, judicieuses. Car, comme dit an certain auteur, un discours dont toute la beauté consiste dans les mots est toujours faible et pauvre. Il y a d'ailleurs beaucoup d'ordre dans votre livre; tout y est soutenu, tout y est lié naturellement, ou avec ce qui précède, ou avec ce qui suit. Heureux l'empereur Théodose d'avoir eu pour avocat un orateur chrétien si éloquent et si habile! Vous avez relevé par cet ouvrage l'éclat de la pourpre de ce prince; vous avez démontré aux siècles futurs l'utilité de ses lois. Courage donc! après un si beau coup d'essai, que ne doit-on pas attendre de vous? Oh ! si je pouvais conduire un esprit de ce caractère, non point, comme disent les poètes, sur les monts ioniens et sur le haut de l'Hélicon, mais sur les montagnes de Sion, de Thabor, et de Sinaï! Si je pouvais l'instruire de ce que j'ai appris, et lui donner, comme de la main à la main, l'intelligence des mystères qui sont renfermés dans les livres des prophètes! nous verrions naître parmi nous quelque chose de plus beau et de plus grand que tout ce que la savante Grèce a jamais produit.

Ecoutez donc, mon cher ami, mon cher frère, vous qui servez avec moi le même maître, écoutez et apprenez par quelle route vous devez marcher pour arriver à l'intelligence des Ecritures saintes. Il n'y a aucun endroit dans les livres divins qui n'ait de grandes beautés ; et jusque dans le sens littéral, tout y brille; mais ce qu'ils ont de plus agréable et de plus doux est caché sous la lettre. Si l'on veut manger l’amande, il faut casser le noyau." Otez le voile qui est sur mes yeux, " disait David, " et je considèrerai les merveilles qui sont renfermées dans votre loi. " Si ce grand prophète avoue qu'il est dans les ténèbres de l'ignorance, de quelle profonde nuit devons-nous être environnés, nous qui lie, sommes que des enfants presque encore à la mamelle ! Dieu a mis ce voile, non-seulement sur les yeux de Moïse, mais encore sur les livres des Evangélistes et des Apôtres. Le Sauveur ne parlait au peuple qu'en paraboles; et, pour leur faire voir que ce qu'il leur enseignait était mystérieux, il disait: " que celui-là entende, quia des oreilles pour entendre. " Il faut que tout ce qui est écrit nous soit ouvert par celui " qui a la clef de David ; qui ouvre, et personne ne ferme ; qui ferme, et personne n'ouvre. " Tout autre que lui ne saurait nous ouvrir ces livres sacrés. Si vous bâtissiez sur ce solide fondement, ou plutôt si vous mettiez par là la dernière main à vos ouvrages, nous n'aurions rien de plus ])eau, de plus savant ni de mieux écrit en notre langue. Tertullien est fort sentencieux, mais son style est dur et obscur. Celui de saint Cyprien,

(1) La texte porte Itabyrium, conformément aux Septante, qui ont coutume, comme saint Jérôme le remarque dans son commentaire sur le chap. 5 d’Osée, de donner aux noms hébreux une terminaison grecque. C’est ainsi que d’Edom, ils ont fait Idumaea , et de Tabor , Itabyrium.

533

semblable à une source très pure, est doux et coulant, et toujours égal; mais ce Père n'a fait aucun traité sur les saintes Ecritures, parce qu'il s'est uniquement appliqué à inspirer l'amour et la pratique des vertus chrétiennes, et que d'ailleurs il s'est vu continuellement exposé à une cruelle persécution qui ne lui laissait ni le temps ni la liberté d’écrire. Victorin, qui a revu la couronne d'un illustre martyre, ne saurait exprimer ses pensées. On trouve dans Lactance un fond d'éloquence qui égale presque celle de Cicéron ; mais plût à Dieu qu'il eût établi aussi solidement la vérité de notre foi, qu'il a facilement ruiné les fondements des religions étrangères! Arnobe est inégal et confus, et il n'y a ni ordre ni justesse dans ses ouvrages. Le style de saint Hilaire se ressent de cette élévation et de cette majesté propres à l'éloquence gauloise. Mais comme ce Père y joint aussi les beautés et les ornements de la langue grecque , il s'embarrasse quelquefois dans des périodes si longues que les simples n'y sauraient rien comprendre. Je ne dis rien de nos autres écrivains, soit morts, soit vivants, et je laisse à d'autres à faire après moi la critique de leurs ouvrages.

Je reviens à vous, mon cher camarade , mon ami , mais un ami que j'ai aimé avant de le connaître. Je vous prie d'être persuadé que l'adulation n'a aucune part aux sentiments d'estime et d'amitié que j'ai pour vous, et que je suis plus capable de me laisser ou aveugler par l'erreur, ou prévenir par l'amour, que de séduire un ami par d'indignes flatteries. Vous faites paraître dans vos ouvrages beaucoup d'esprit et beaucoup d'éloquence ; votre style est pur et facile ; cette facilité et cette pureté avec laquelle vous vous exprimez est accompagnée de beaucoup de justesse ; car quand la tête est saine, tous les sens sont vifs et animés. Si à cette justesse et à cette éloquence qui parait dans vos écrits vous joigniez ou l'étude ou l'intelligence des saintes Ecritures, je vous verrais bientôt tenir le premier rang parmi nos écrivains, monter avec Joab (1) sur les toits de Sion,

(1) Les éditions d'Erasme et de Marianus portent : ascendentem cum Jacob ; nous avons suivi les manuscrits qui portent rare Joab; car saint Jérôme fait ici allusion à ce qui est écrit au livre 1, des Paral. c. 11. v. 6, que Joab monta le premier à l'assaut , lorsque David assiégea la citadelle de Sion.

et prêcher sur le haut des maisons ce que vous auriez appris en secret. Hâtez-vous donc, je vous prie, de vous appliquer sérieusement à cette étude.

" On n'a rien en ce monde sans soucis et sans travail. "

Distinguez-vous dans l'Eglise comme vous vous êtes distingué dans le sénat. Tandis que vous êtes jeune et à la fleur de votre âge, avant d'être surpris par les infirmités de la vieillesse ou une mort imprévue; amassez des richesses que vous puissiez répandre tous les jours, sans que la source en tarisse jamais. Je ne saurais rien souffrir en vous de médiocre, je désire que tout y soit dans un souverain degré de perfection.

Je ne vous dis point avec quelle affection et quel empressement j'ai reçu ici le respectable prêtre Vigilantius; j'aime mieux que vous l’appreniez de lui-même. Il est parti bien vite et il n'a pas fait ici un long séjour. Je ne vous dirai point quelle a été la cause d'un départ si précipité; car je ne veux offenser personne. Cependant je l'ai retenu quelque temps, comme un homme qui ne faisait que passer et qui avait hâte de partir. Je n'ai cessé de lui faire connaître les sentiments d'estime et d'amitié que j'ai pour vous; vous jugerez, par ce qu'il vous en dira, si je mérite d'être de vos amis. Saluez, je vous brie, de ma part, votre sainte femme qui sert avec vous le Seigneur.