OEUVRES DE SAINT JÉRÔME

 

 

 

Publiées par M. BENOIT MATOUGUES,
sous la Direction
DE M. L. AIMÉ-MARTIN.
PARIS AUGUSTE DESREZ,IMPRIMEUR-EDITEUR
Rue Neuve-Des-Petits-Champs, n°50.
MDCCCXXXVIII

Abbaye Saint Benoît de Port-Valais
CH-1897 Le Bouveret (VS)

 

Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/

 

 

 

 

 

 

 

OEUVRES MYSTIQUES

 

 

 

 

OEUVRES MYSTIQUES *

VIES DE QUELQUES PÈRES DU DÉSERT. *

VIE DE SAINT PAUL ERMITE. *

AVANT PROPOS. *

VIE DE SAINT MALC. *

AVANT-PROPOS. *

VIE DE SAINT HILARION *

AVANT-PROPOS. *

CHAPITRE I. Saint Hilarion, ayant passé quelque temps auprès de saint Antoine, se retire à l'âge de quinze ans dans un désert de la Palestine. *

CHAPITRE II. De la merveilleuse austérité avec laquelle saint Hilarion vivait dans ce désert, et de sa constance à soutenir les tentations des démons. *

CHAPITRE III. Abrégé de toute la vie de saint Hilarion. *

CHAPITRE IV. Saint Hilarion commence à faire des miracles. *

CHAPITRE V. Saint Hilarion guérit les enfants d’Elpide et d'Aristenète. *

CHAPITRE VI. saint Hilarion rend la vue à tune femme aveugle, guérit des paralytiques et délivre des possédés. *

CHAPITRE VII. De quelle sorte Italicus demeura victorieux au cirque par le moyen de saint Hilarion. *

CHAPITRE VIII. Saint Hilarion délivre une fille d'un charme qui l'avait rendue éperdument amoureuse. *

CHAPITRE IX. Saint Hilarion délivre un officier des gardes de l'empereur qui était possédé. *

CHAPITRE X. Saint Hillarion fait sortir le démon du corps d'un chameau prodigieux en grandeur. Estime que saint Antoine faisait de saint Hilarion. *

CHAPITRE XI. Saint Hilarion convertit à la foi toute une petite ville de païens. " Dieu punit l'avarice d'un solitaire qu'il alla visiter, et fait aussi voir en un autre la grandeur de ce péché. " *

CHAPITRE XII. Saint Hilarion regrette son ancienne solitude; voit en esprit la mort de saint Antoine; prédit la persécution que les fidèles souffriraient en la Palestine, et va visiter le lieu où saint Antoine était mort. *

CHAPITRE XIII. Description de la demeure de saint Antoine. *

CHAPITRE XIV Saint Hilarion va au désert d'Aphrodite, obtient de l'eau du ciel par ses prières, passe jusque dans le désert d'oasis; et ce qui lui arriva en chemin. *

CHAPITRE XV. Saint Hilarion va en en Libye et passe de là en Sicile, sans pouvoir être caché en aucun lieu, les démons le découvrant partout, et faisant partout des miracles. *

CHAPITRE XVI. Hesychius va trouver saint Hilarion, qui passe en Dalmatie, où il fait brûler un dragon épouvantable et arrête l'inondation de la mer. *

CHAPITRE XVII. Saint Hilarion passe en Cypre. Miracle qu'il lit en chemin et dans cette île, où Hesychius le va trouver. *

CHAPITRE XVIII. Mort de saint Hilarion, et conclusion de tout ce discours. *

VIE DE SAINTE LÉA, VEUVE. *

VIE DE SAINTE FABIOLA, VEUVE. *

AVANT-PROPOS. *

CHAPITRE I. De la faute que sainte Fabiola avait faite de se remarier du vivant, de son premier mari, bien qu'elle l'eût répudié pour des causes très légitimes. *

CHAPITRE II. Merveilleuse pénitence que sainte Fabiola fit de cette faute. *

CHAPITRE III. Sainte Fabiola vend tout son bien pour l'employer à assister les pauvres. Ses incroyables charités. *

CHAPITRE IV. Sainte Fabiola va en diverses provinces pour y faire des charités, et passe jusqu'en Jérusalem, où elle demeura quelque temps avec saint Jérôme. *

CHAPITRE V. Une irruption des Huns dans les provinces de l'Orient l’oblige sainte Fabiola de retourner à Rome. *

CHAPITRE VI. Des admirables vertus de sainte Fabiola. qui avec Pammaque bâtit un grand hôpital à Ostie, et meurt incontinent après. *

CHAPITRE VII. Extrêmes honneurs que toute la ville de Rome rendit à la mémoire de sainte Fabiola, et conclusion de ce discours. *

VIE DE SAINTE PAULA, VEUVE. *

AVANT-PROPOS. Où il est parlé de la haute origine de sainte Paula. *

CHAPITRE I. De quelle sorte Dieu a voulu récompenser l'extrême humilité de sainte Paula en la rendant illustre par toute la terre. De son mariage et de ses enfants. *

CHAPITRE II. Sainte Paule, étain demeurée veuve, fait des charités merveilleuses, et puis s'embarque pour aller en terre sainte. *

CHAPITRE III. Du voyage que fit sainte Paula avant de s'arrêter en Bethléem. *

CHAPITRE IV. Des admirables vertus de sainte Paula, et particulièrement de sa charité envers les pauvres et de son amour pour la pauvreté. *

CHAPITRE V. Du discernement dont sainte Paula usait dans ses charités, et de sa merveilleuse abstinence. *

CHAPITRE VI. De l'admirable patience avec laquelle sainte Paula supportait l'envie et l'insolence des ennemis de sa vertu. *

CHAPITRE VII. Excellente conduite de sainte Paula dans les monastères qu'elle établit. *

CHAPITRE VIII. De l'excessive douleur de sainte Paula dans la mort de ses proches, et des récompenses que Dieu a données à sa vertu. *

CHAPITRE IX. De quelle sorte saint Jérôme confondit des hérétiques qui avaient fait diverses questions à sainte Paula pour tâcher de faire naître des doutes dans son esprit sur le sujet de la foi. *

CHAPITRE X. De l’amour de sainte Paula pour l’Ecriture sainte, qui la porta à apprendre la langue hébraïque, et de l’extrême désir qu’elle avait que tous ses proches se donnassent à Dieu. *

CHAPITRE XI. Mort de sainte Paula. *

CHAPITRE XII. Honneurs tout extraordinaires rendus à sainte Paula en ses funérailles. *

CHAPITRE XIII. Consolation à sainte Eustochia. Apostrophe à sainte Paula. Inscriptions sur son tombeau. *

VIE DE SAINTE AZELLA, VIERGE. *

VIE DE SAINTE MARCELLA, VEUVE. *

AVANT-PROPOS. Où il est parlé de la grandeur de la naissance de sainte Marcella. *

CHAPITRE I. Sainte Marcella, étant demeurée veuve, ne veut point se remarier et refuse le plus grand de Rome. *

CHAPITRE II. L'admirable vertu de sainte Marcella la mit au-dessus de la médisance. *

CHAPITRE III. Amour de sainte Marcella pour l'Ecriture sainte. Son excellente conduite. hale fut la première dans Rome qui embrassa une vie retirée et solitaire. *

CHAPITRE IV. Des louanges des femmes. Sainte Marcella se préparait toujours à la mort. *

CHAPITRE V. Saint Jérôme, étant allé à Rome, fit amitié avec sainte Marcella. Combien cette sainte était savante dans les saintes Ecritures, et de sa vie solitaire et retirée. *

CHAPITRE VI. Services rendus à l’Eglise contre les hérétiques par sainte Marcella. *

CHAPITRE VII. Rome prise et saccagée par les Goths. Mort de sainte Marcella. *

TRAITÉ DES DEVOIRS DES PRÊTRES ET DES OBLIGATIONS DES SOLITAIRES. *

PARTIE I. A NEPOTIEN. *

PARTIE II. OBLIGATIONS DES SOLITAIRES. *

A RUSTIQUE. *

CONSEILS SUR LA VIDUITÉ. *

PARTIE I. *

SUR LA VIDUITÉ. PARTIE II. *

SUR LA VIDUITÉ. PARTIE III. *

DU SOIN DE CONSERVER LA VIRGINITÉ. *

 

 

 

VIES DE QUELQUES PÈRES DU DÉSERT.

 

 

 

 

VIE DE SAINT PAUL ERMITE.

AVANT PROPOS.

Plusieurs ont douté quel a été celui d'entre tous les solitaires qui a le premier habité les déserts; et il y en a qui, remontant bien loin jusque dans les siècles passés, veulent que les premiers auteurs d'une si sainte retraite soient le bienheureux Hélie et saint Jean-Baptiste ; dont l'un me semble devoir plutôt être considéré comme un prophète que comme un solitaire, et l'autre a commencé à prophétiser avant même que de naître. D'autres assurent, et c'est la commune opinion, que saint Antoine doit être considéré comme le maître de ce projet; ce qui est vrai en partie puisque, bien qu'il n'ait pas été le premier de tous les solitaires qui en fuyant le monde ait passé dans le désert, il a été le premier qui par son exemple a montré le chemin et excité l'ardeur de tous ceux qui se sont portés à embrasser une vie si sainte; car Amatas et Macaire, deux de ses disciples dont le premier l'a mis en terre, nous assurent encore aujourd'hui qu'un nommé Paul Thébéen a été celui qui a commencé à vivre de cette sorte, en quoi je suis bien de leur avis. Il y en a aussi d'autres qui, feignant sur cela tout ce qui leur vient en fantaisie, voudraient nous faire croire que Paul vivait dans un antre souterrain, et que les cheveux lui tombaient jusque sur les talons; à quoi ils ajoutent d'autres semblables contes faits à plaisir, et que je n'estime pas devoir prendre la peine de réfuter, puisque ce sont des mensonges ridicules et sans apparence.

Or, d'autant que l'on a écrit très exactement, tant en grec qu'en latin, la vie de saint Antoine, j'ai résolu de dire quelque chose du commencement et de la fin de celle de saint Paul, plutôt à cause que personne ne l'a fait jusqu'ici que par la créance d'y pouvoir bien réussir; car quant à ce qui s'est passé depuis sa jeunesse jusqu'à sa vieillesse, et aux tentations du diable qu'il a soutenues et surmontées, personne n'en a connaissance.

Du temps de la persécution de Decius et de Valérien, lorsque le pape Corneille à Rome et saint Cyprien à Carthage répandirent leur sang bienheureux , cette cruelle tempête dépeupla plusieurs Eglises dans l'Egypte et dans la Thébaïde. Le plus grand souhait des chrétiens était alors d'avoir la tête tranchée pour la confession du nom de Jésus-Christ. Mais la malice de leur ennemi le rendait ingénieux à inventer des supplices qui leur donnassent une longue mort, parce que son dessein était de tuer leurs âmes et non pas leurs corps; ainsi que saint Cyprien, qui l'a éprouvé en sa propre personne, le témoigne lui-même par ces paroles: " On refusait de donner la mort à ceux qui la désiraient."Et afin de faire connaître jusqu'à quel excès allait cette cruauté, j'en veux rapporter ici deux exemples pour en conserver la mémoire.

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Un magistrat païen, voyant un martyr demeurer ferme et triompher des tourments au milieu des chevalets et des lames de fer sortant de la fournaise, commanda qu'on lui frottât tout le corps de miel, et qu'après lui avoir lié les mains derrière le dos on le mit à la renverse, et qu'on l'exposât ainsi aux plus ardents rayons du soleil, afin que celui qui avait surmonté tant d'autres douleurs cédât à celles que lui feraient sentir les aiguillons d'une infinité de mouches.

Il ordonna que l'on menât un autre qui était en la fleur de son âge dans un jardin très délicieux, et que là, au milieu des lis et des roses, et le long d'un petit ruisseau qui avec un doux murmure serpentait à l'entour de ces fleurs, et où le vent en soufflant agréablement agitait un peu les feuilles des arbres, on le couchât sur un lit, et qu'après l'y avoir attaché doucement avec des rubans de soie pour lui ôter tout moyen d'en sortir, on le laissât seul. Chacun s'étant retiré, il fit venir une fort belle courtisane qui se jetta à son cou avec des embrassements lascifs, et, ce qui est horrible seulement à dire, porta ses mains en des lieux que la pudeur. ne permet pas de nommer, afin qu'après avoir excité en lui le désir d'un plaisir criminel, son impudence victorieuse triomphât de sa chasteté. Ce généreux soldat de Jésus-Christ ne savait en cet état ni que faire ni à quoi se résoudre, car se fût-il laissé vaincre par les délices après avoir résisté à tant de tourments ? Enfin par une inspiration divine il se coupa la langue avec les dents, et en la crachant au visage de cette, effrontée qui le baisait il éteignit, par l'extrême douleur qu'il se fit à lui-même, les sentiments de volupté qui eussent pu s'allumer dans sa chair fragile.

Au temps que ces choses se passaient Paul, n'étant âgé que de quinze ans et n'ayant plus ni père ni mère :nais seulement une soeur déjà mariée, se trouva maître d'une grande succession en la basse Thébaïde. Il était fort savant dans les lettres grecques et égyptiennes, de fort douce humeur et plein d'un grand amour de Dieu. La tempête de cette persécution éclatant de tous,côtés, il se retira en une maison des champs assez éloignée et assez à l'écart.

Son beau-frère se résolut de découvrir celui qu'il était si obligé de cacher, sans que les larmes de sa femme, les devoirs d’une si étroite alliance ni la crainte de Dieu, qui du haut du ciel regarde toutes nos actions, fussent capables de le détourner d’un si grand crime; et la cruauté qui le portait à cela se couvrait même d'un prétexte de religion.

Ce jeune garçon qui était très sage, ayant appris ce dessein et se résolvant à faire volontairement ce qu'il était obligé de faire par force, s'enfuit dans les déserts des montagnes pour y attendre que la persécution fût cessée ; et en s'y avançant peu à peu, et puis encore davantage, et continuant souvent à faire la même chose, enfin il trouva une montagne pierreuse au pied de laquelle était une grande caverne dont l'entrée était fermée avec une pierre, qu'il retira; et, regardant attentivement de tous côtés par cet instinct naturel qui porte l'homme à désirer de connaître les choses cachées, il aperçut au-dedans , comme un grand vestibule qu'un vieux palmier avait formé de ses branches en les étendant et les entrelaçant les unes dans les autres, et qui n'avait rien que le ciel au-dessus de soi. Il y avait là une fontaine très claire d'où il sortait un ruisseau, qui à peine commençait à couler qu'on le voyait se perdre dans un petit trou, et être englouti par la même terre qui le produisait. Il y avait aussi aux endroits de la montagne les plus difficiles à aborder diverses petites maisonnettes où l'on voyait encore des burins, des enclumes et des marteaux dont on s'était autrefois servi pour faire de la monnaie ; et quelques mémoires égyptiens portent que c'avait été une fabrique de fausse monnaie, durant le temps des amours d'Antoine et de Cléopâtre.

Notre saint, concevant de l'attrait pour cette demeure qu'il considérait comme lui ayant été présentée de la main de Dieu, y passa toute sa vie en oraisons et en solitude ; et le palmier dont ,j'ai parlé lui fournissait tout ce qui,lui était nécessaire pour sa nourriture et son vêlement; ce qui ne doit pas passer pour impossible, puisque je prends à témoin Jésus-Christ et ses anges que, dans cette partie du désert qui en joignant la Syrie tient aux terres des Arabes, j'ai vu parmi des solitaires un frère qui, étant reclus, il y avait trente ans, ne vivait que de pain d'orge et d'eau bourbeuse, et un autre qui, étant enfermé dans une vieille citerne, vivait de cinq figues par jour. Je ne doute pas néanmoins que cela ne semble incroyable aux (231)

personnes qui manquent de foi , parce " qu'il n'y a que ceux qui croient, à qui telles, choses soient possibles. "

Mais pour retourner à ce que j'avais commencé de dire, il y avait déjà cent treize axis que le bienheureux Paul menait sur la terre, une vie toute céleste; et Antoine, âgé de quatre-vingt-dix ans ( comme il l'assurait souvent ), demeurant dans, une autre solitude, il lui vint en pensée que nul autre que lui n'avait passé dans le désert la vie d'un parlait et véritable solitaire; mais lorsqu'il dormait il lui fut, la nuit, révélé en songe qu'à y en avait un autre, plus, avant dans le désert, meilleur que lui, et qu'il se devait hâter d'aller voir.

Dès la pointe du jour ce vénérable vieillard, soutenant son corps faible et exténué avec mi bâton qui lui servait aussi à se conduire, commença à marcher sans savoir où il allait; et déjà le, soleil, arrivé à son midi, avait échauffé l'air de telle sorte qu'il paraissait tout enflammé, sans que néanmoins il se pût résoudre à différer son voyage, disant en lui-même:

" Je me confie en mon Dieu, et ne doute point qu'il ne me fasse voir son serviteur ainsi qu'il me l'a promis." Comme il achevait ces paroles il vit un Homme qui avait en partie le corps d'un cheval, et était comme ceux que les poètes nomment Hippocentaures. Aussitôt qu'il l'eut aperçu il arma son front du signe salutaire de la croix et lui cria: " Holà! en quel lieu demeure ici le serviteur de Dieu ?." Alors ce monstre, marmottant je ne sais quoi de barbare et entrecoupant plutôt ses paroles qu'il ne les proférait distinctement, s'efforça de faire sortir une voix douce de ses lèvres toutes hérissées de poil, et, étendant sa main droite, lui montra le chemin tant désiré; puis en fuyant il traversa avec une incroyable vitesse toute une grande campagne, et s'évanouit devant les yeux de celui qu'il avait rempli d'étonnement. Quant à savoir si le diable pour épouvanter le saint avait pris cette figure, ou si ces déserts si fertiles en monstres avaient produit celui-ci, je ne saurais en rien assurer.

Antoine, pensant tout étonné à ce qu'il venait de voir, ne laissa pas de continuer son chemin ; et à peine avait-il commencé à marcher qu'il aperçut dans un vallon pierreux un fort petit homme qui avait les narines crochues, des cornes au front et des pieds de chèvre. Ce nouveau spectacle ayant augmenté son admiration, il eut recours, comme un vaillant soldat de Jésus-Christ, aux armes de la foi et de l'espérance; mais cet animal, pour gage de son affection, lui offrit des dattes pour le nourrir durant son voyage. Le saint s'arrêta et lui demanda qui il était. Il répondit : " Je suis mortel et l'un des habitants des déserts que les païens, qui se laissent emporter à tant de diverses erreurs, adorent sous le nom de Faunes, de Satyres et d'Incubes. Je suis envoyé vers vous comme ambassadeur par ceux de mon espèce, et nous Vous supplions tous de prier pour nous celui qui est également notre Dieu, lequel nous avons su être venu pour le salut du monde, et dont le nom et la réputation se sont répandus par toute la terre. "

A ces paroles ce sage vieillard et cet heureux pèlerin trempa son visage des larmes que l’excès de sa joie lui. faisait répandre, en abondance, et qui étaient des marques évidentes de ce qui se passait dans son coeur; car il se réjouissait de la gloire de Jésus-Christ et de la destruction de celle du diable, et admirait en même temps comment il avait pu entendre le langage de cet animal et être entendu de lui. En cet état, frappant la terre de son bâton, il disait: " Malheur à toi, Alexandrie, qui adores des monstres en qualité de dieux ! malheur à toi, ville adultère qui es devenue la retraite des démons répandus en toutes les parties du monde. De quelle sorte t'excuseras-tu maintenant? Les bêtes parlent des grandeurs de Jésus-Christ, et tu rends à des bêtes les honneurs et les hommages qui ne sont dus qu'à Dieu seul! " A peine avait-il achevé ces paroles , que cet animal si léger s'enfuit avec autant de vitesse que s'il avait eu des ailes. Et s'il se trouve quelqu'un à qui cela semple si incroyable qu'il fasse difficulté d'y ajouter foi, il en pourra voir un exemple dont tout le monde a été témoin et qui est arrivé sous le règne. de Constance; car un homme de cette sorte, ayant été mené vivant à Alexandrie, l'ut vu avec admiration de tout le peuple ; et, étant mort, son corps, après avoir été salé de crainte que la chaleur de l'été ne le corrompit, fut,porté à Antioche pour le faire voir à l'empereur.

Mais, pour revenir à mon discours, Antoine, continuant à marcher dans le chemin où il s'était engagé, ne considérai autre chose que la piste (232) des bêtes sauvages et la vaste solitude de ce désert, sans savoir ce qu'il devait faire ni de quel côté il devait tourner.

Déjà le second jour était passé depuis qu'il était parti, et il en restait encore un troisième afin qu'il acquit par cette épreuve une entière confiance de ne pouvoir être abandonné de Jésus-Christ. Il employa toute cette seconde nuit en oraisons, et à peine le jour commençait à poindre qu'il aperçut de loin une louve qui, toute haletante de soif, se coulait le long du pied de la montagne. Il la suivit des yeux et, lorsqu'elle fut fort éloignée, s'étant approché de la caverne et voulant regarder dedans, sa curiosité lui fut inutile, à cause due son obscurité était si grande que ses yeux ne la pouvaient pénétrer; mais, comme dit l'Écriture, " le parfait amour bannissant la crainte, " après s’être un peu arrêté et avoir repris Baleine, ce saint et habile espion entra dans cet antre en s'avançant peu à peu et s'arrêtant souvent pour écouter s'il n'entendrait point de bruit. Enfin, à travers l'horreur de ces épaisses ténèbres, il aperçut de la lumière assez loin de là. Alors, redoublant ses pas et marchant sur des cailloux, il fit du bruit. Paul l'ayant entendu, il tira sur lui sa porte qui était ouverte, et la ferma au verrou.

Antoine, se jetant contre terre sur le seuil de la porte, y demeura jusqu'à l'heure de Sexte et davantage, le conjurant toujours de lui ouvrir et lui disant : " Vous savez qui je suis, d'où je viens, et le sujet qui m'amène. J'avoue que je ne suis pas digne de vous voir, mais je ne partirai néanmoins jamais d'ici jusqu'à ce due j'aie revu ce bonheur. Est-il possible que, ne refusant pas aux bêtes l'entrée de votre caverne, vous la refusiez aux hommes? Je vous ai cherché, je vous ai trouvé; et,je frappe à votre porte afin qu'elle me soit ouverte : que si je ne puis obtenir cette grâce, je suis résolu de mourir en la demandant; et j'espère qu'au moins vous aurez assez de charité pour m'ensevelir. "

" Personne ne supplie en menaçant et ne mêle des injures avec des larmes, " lui répondit Paul " vous étonnez-vous donc si je ne veux pas vous recevoir, puisque vous dites n'être venu ici que pour mourir?" Ainsi Paul en souriant lui ouvrit la porte; et alors, s'étant embrassés à diverses fois, ils se saluèrent et se nommèrent tous deux par leurs propres noms. Ils rendirent ensemble grâces à Dieu; et, après s'être donné le saint baiser, Paul, s'étant assis auprès d'Antoine, lui parla en cette sorte :

" Voici celui que vous avez cherché avec tant de peine, et dont le corps flétri de vieillesse est couvert par des cheveux blancs tout pleins de crasse; voici cet homme qui est sur le point d'être réduit en poussière; mais, puisque la charité ne trouve rien de difficile, dites-moi, je vous supplie, comment va le monde : fait-on de nouveaux bâtiments dans les anciennes villes? qui est celui qui règne aujourd'hui ? et se trouve-t-il encore des hommes si aveuglés d'erreur que d'adorer les démons? "

Comme ils s'entretenaient de la sorte ils virent un corbeau qui, après s'être reposé sur une branche d'arbre, vint de là, en volant tout doucement, apporter à terre devant eux un pain tout entier. Aussitôt qu'il fut parti Paul commença à dire : " Voyez, je vous supplie, comme Dieu, véritablement tout bon et tout miséricordieux, nous a envoyé à dîner. Il y a déjà soixante ans que je reçois chaque jour de cette sorte une moitié de pain; mais depuis que vous êtes arrivé Jésus-Christ a redoublé ma portion, pour faire voir par là le soin qu'il daigne prendre de ceux qui, en qualité de ses soldats, combattent pour son service. "

Ensuite, ayant tous deux rendu grâces à Dieu, ils s'assirent sur le bord d'une fontaine aussi claire que du cristal, et voulant se déférer l'un à l'autre l'honneur de rompre le pain, cette dispute dura quasi jusqu'à vêpres, Paul insistant sur ce que l'hospitalité et la coutume l'obligeaient à cette civilité, et Antoine la refusant à cause de l'avantage que l'âge de Paul lui donnait sur lui. Enfin ils résolurent que chacun de son côté, prenant le pain et le tirant à soi, en retiendrait la portion qui lui demeurerait entre les mains. Après, en se baissant sur la fontaine et mettant leur bouche sur l'eau, ils en burent chacun un peu, et puis, offrant à Dieu un sacrifice de louanges, ils passèrent toute la nuit en prières.

Le jour étant venu, Paul parla ainsi à Antoine : " Il y a longtemps, mon frère, que je savais votre séjour en ce désert; il y a longtemps que Dieu m'avait promis que vous emploieriez comme moi votre vie à son service; mais parce que l'heure de mon heureux sommeil est arrivé, et qu'ayant toujours désiré avec ardeur d'être délivré de ce corps mortel pour (233) m'unir à Jésus-Christ, il ne me reste plus, après avoir achevé ma course, que de recevoir la couronne de justice, notre Seigneur vous a envoyé pour couvrir de terre ce pauvre corps, ou, pour mieux dire, pour rendre la terre à la terre. "

A ces paroles Antoine, fondant en pleurs et jetant mille soupirs, le conjurait de ne le point abandonner et de demander à Dieu qu'il lui tint compagnie en ce voyage; à quoi il lui répondit : "Vous ne devez pas désirer ce qui vous est plus avantageux, mais ce qui est plus utile à votre prochain : il n'y a point de doute que ce ne vous fût un extrême bonheur d'être déchargé du fardeau ennuyeux de cette chair pour suivre l'agneau sans tache, mais il importe au bien de vos frères d'être encore instruits par votre exemple. Ainsi, si ce ne vous est point trop d'incommodité, je vous supplie d'aller quérir le manteau que l'évêque Athanase vous donna, et de me l'apporter pour m'ensevelir. " Or si le bienheureux Paul lui faisait cette prière, ce n'est pas qu'il se souciât beaucoup que son corps fût plutôt enseveli que de demeurer nu, puisqu'il devait être réduit en pourriture, lui qui depuis tant d'années n'était revêtu que de feuilles de palmier entrelacées, mais afin que, Antoine étant éloigné de lui, il ressentit avec moins de violence l'extrême douleur qu'il recevrait de sa mort.

Antoine fut rempli d'un merveilleux étonnement de ce qu'il lui venait de dire de saint Athanase et du manteau qu'il lui avait donné; et, comme s'il eût vu Jésus-Christ dans Paul et adorant Dieu résidant dans son coeur, il n'osa plus lui rien répliquer; mais, pleurant sans dire une seule parole, après lui avoir baisé les yeux et les mains il partit pour s'en retourner à son monastère, qui fut depuis occupé par les Arabes; et, bien que son esprit fit faire à son corps affaibli de jeûnes et cassé de vieillesse une diligence beaucoup plus grande que son âge ne le pouvait permettre, il s'accusait néanmoins de marcher trop lentement. Enfin après avoir achevé ce long chemin, il arriva tout fatigué et tout hors d'haleine à son monastère.

Deux de ses disciples qui le servaient depuis plusieurs années ayant couru au-devant de lui et lui disant : " Mon père, où avez-vous demeuré si longtemps?" il leur répondit : "Malheur à moi, misérable pécheur, qui porte si indignement le nom de solitaire! J'ai vu Hélie, j'ai vu Jean dans le désert, et, pour parler selon la vérité, j'ai vu Paul dans un paradis. "Sans en dire davantage et en se frappant la poitrine il tira le manteau de sa cellule; et ses disciples le suppliant de les informer plus particulièrement de ce que c'était, il leur répondit : " Il y a temps de parler et temps de se taire ; " et, sortant ainsi de la maison sans prendre aucune nourriture, il s'en retourna par le même chemin qu'il était venu, ayant le coeur tout rempli de Paul, brûlant d'ardeur de le voir et l'ayant toujours devant les yeux et dans l'esprit, parce qu'il craignait, ainsi qu'il arriva, qu'il ne rendit son âme à Dieu durant son absence.

Le lendemain au point du jour, lorsqu'il y avait déjà trois heures qu'il était en chemin, il vit au milieu des troupes des anges et entre les chœurs des prophètes et des apôtres Paul, tout éclatant d'une blancheur pure et lumineuse, monter dans le ciel. Soudain, se jetant le visage contre terre, il se couvrit la tête de sable et s'écria en pleurant : " Paul, pourquoi m'abandonnez-vous ainsi? pourquoi partez-vous sans me donner le loisir de vous dire adieu? Vous ayant connu si tard, faut-il que vous me quittiez si tôt? "

Le bienheureux Antoine contait, depuis, qu'il acheva avec tant de vitesse ce qui lui restait de chemin qu'il semblait qu'il eût des ailes, et non sans sujet puisque, étant entré dans la caverne, il y vit le corps mort du saint qui avait les genoux en terre, la tête levée et les mains étendues vers le ciel. Il crut d'abord qu'il était vivant et qu'il priait, et se mit de son côté en prières; mais, ne l'entendant point soupirer ainsi qu'il avait coutume de le faire en priant, il s'alla jeter à son cou pour lui donner un triste baiser, et reconnut que par une posture si dévote le corps de ce saint homme, tout mort qu'il était, priait encore Dieu auquel toutes choses sont vivantes.

Ayant roulé et tiré ce corps dehors, et chanté des hymnes et des psaumes selon la tradition de l'Eglise catholique, il était fort fâché de n'avoir rien pour fouiller la terre, et pensant et repensant à cela avec inquiétude d'esprit, il disait : " Si je retourne au monastère il me faut trois jours pour revenir, et si je demeure ici, je n'avancerai rien : il vaut donc beaucoup mieux que je meure et que, suivant votre vaillant soldat, ô Jésus-Christ, mon cher maître, (234) je rende auprès de lui les derniers soupirs. "

Comme il parlait ainsi en lui-même, voici deux lions qui, sortant en courant dis fond du désert, faisaient flotter leurs longs crins dessus le cou. Ils lui donnèrent d'abord de la frayeur, mais, élevant son esprit à Dieu, il demeura aussi, tranquille que s'ils eussent été dés colombes, lis vinrent droit au corps du bienheureux vieillard, et, s'arrêtant là et le flattant avec leurs queues, ils se couchèrent à ses pieds, puis jetèrent de grands rugissements pour lui témoigner qu'ils le pleuraient en la manière qu'ils le pouvaient. Ils commencèrent ensuite à gratter la terre avec leurs ongles, en un lieu assez proche de là, et, jetant, à l'envi le sable. de côté et d'autre, firent une fosse capable de recevoir le corps d'un homme; et aussitôt après, comme s'ils eussent demandé récompense de leur travail, ils vinrent, en remuant les oreilles et la tête basse, vers Antoine, et lui léchaient les pieds et les mains. Il reconnut qu'ils lui demandaient sa bénédiction, et soudain, rendant des louanges infinies à Jésus-Christ de ce que même les animaux irraisonnables avaient quelque sentiment de la divinité, il dit : " Seigneur, sans la volonté duquel il ne tombe pas même une seule feuille des arbres ai le moindre oiseau ne perd la vie, donnez à ces lions ce que vous savez leur être nécessaire ; " et après, leur faisant signe de la main, il leur commanda de s'en aller.

Lorsqu'ils furent partis il courba ses épaules affaiblies par la vieillesse sous le fardeau de ce saint corps, et, l'ayant porté dans la fosse, jeta du sable dessus pour l'enterrer selon la coutume de l’Eglise. Le jour suivant étant venu, ce pieux héritier, ne voulant, rien perdre de la succession de celui qui était mort sans faire de testament, prit pour soi la tunique qu'il avait tissue de ses propres mains avec des feuilles de palmier, en la même sorte qu'on l'ait des paniers d'osier, et retournant ainsi à son monastère, il conta particulièrement à ses disciples tout ce qui lui était arrivé; et aux jours solennels de Pâques et de la Pentecôte il se revêtait toujours de la tunique du bienheureux Paul.

Je ne saurais m'empocher, sur la fin de cette histoire, de demander à ceux qui ont tant de biens qu'ils n'en savent pas le compte, qui bâtissent des palais de marbre, qui enferment dans un seul collier de diamants ou de perles le prix, de plusieurs riches héritages, ce qui a jamais manqué à ce, vieillard tout nu. Vous buvez dans des coupes de pierres précieuses; et lui avec le creux de sa main satisfaisait, au besoin de la nature; vous vous parez, avec des robes tissues d'or, et lui n'a pas eu le plus vil habit qu'eût pu porter le moindre de vos esclaves; mais, par un changement étrange, le paradis a été ouvert à cet homme si pauvre, et vous, avec votre magnificence, serez précipités dans les flammes. éternelles; tout nu qu'il était, il a conservé cette robe blanche dont Jésus-Christ l'avait revêtu au baptême, et vous, avec ces habits somptueux, vous l'avez perdue; Paul, n'étant couvert que d'une vile poussière, se relèvera un jour pour ressusciter en gloire, et ces tombeaux si élaborés et si superbes qui vous enferment aujourd'hui ne vous empêcheront pas de braver misérablement avec toutes vos richesses. Ayez pitié de vous-mêmes, je vous prie, et épargnez au moins ces biens que vous aimez tant. Pourquoi ensevelissez-vous vos morts dans des draps d'or et de soie? Pourquoi votre vanité ne cesse-t-elle pas même au milieu de vos soupirs et de vos larmes? Est-ce que vous croyez que les corps des riches ne sauraient pourrir que dans des étoffes précieuses?

Qui que vous soyez qui lirez ceci, je vous conjure de vous souvenir du pécheur Jérôme, lequel, si Dieu lui en avait donné le choix, aimerait incomparablement mieux la tunique de Paul avec ses mérites due la pourpre des rois avec toute leur puissance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VIE DE SAINT MALC.

AVANT-PROPOS.

Ceux qui doivent combattre sur la mer ont auparavant coutume, lorsqu'ils sont encore dans le port et dans le calme, de hausser et de baisser le gouvernail, de se servir des rames, de préparer les mains de fer destinées à accrocher les vaisseaux ennemis, et de mettre leur soldats en ordre le long des bancs pour le apprendre à demeurer fermes dans un champ de bataille aussi glissant qu'est celui d'un (235) vaisseau agité des flots, afin que, s'étant exercés de la sorte dans ces combats qui ne sont que feints, ils n'aient point d'appréhension ni de crainte lorsqu'ils se trouveront dans des combats véritables : ainsi, après avoir demeuré longtemps dans le silence que m'a fait garder celui qui ne peut souffrir que je parle, je veux m'exercer dans un petit ouvrage et comme dérouiller ma langue, afin de pouvoir entreprendre une histoire plus étendue; car j'ai résolu d'écrire ( si Dieu me conserve la vie, et si ceux qui me déchirent par Jours médisances cessent de me persécuter au moins maintenant qu'ils voient que je m'enfuis et que je me cache) comment et par qui, depuis l'avènement de notre. Sauveur jusqu'à notre siècle, c'est-à-dire depuis les apôtres jusqu'au temps où nous vivons, l'Eglise de Jésus-Christ s'est établie, s'est fortifiée, s'est accrue par les persécutions et a été couronnée par le martyre ; et comment, depuis que les empereurs ont embrassé sa créance, ses vertus se sont diminuées par l'augmentation de son autorité et de ses richesses ; mais ce n'est pas ici le lieu de traiter cette matière, et il faut venir au sujet que j'ai entrepris.

Le petit bourg de Marone, assis du côté de l'Orient à trente milles ou environ d'Antioche, ville de Syrie, après avoir changé de plusieurs maîtres, passa enfin (lorsque, étant encore fort jeune, je demeurais en ce pays-là) entre les mains de l'évêque Evagrius, mon allié, lequel je nomme pour indiquer comment j'ai appris ce que je vais écrire.

Il y avait un vieillard nommé Male , qui est un nom syriaque, lequel signifie roi. Il était Syrien de nation, parlait fort bien cette langue, et je croyais qu'il était originaire de ce même bourg, où une bonne femme cassée de vieillesse et toute prête à mourir demeurait aussi avec. lui. lis vivaient tous deux dans une telle piété et étaient si assidus à l'église qu'on les aurait iris pour Zacharie et Elisabeth , n'eût été que saint Jean ne paraissait point au milieu d'eux. M'enquérant soigneusement des habitants si le lien qui les unissait était le mariage, ou la parenté, ou la dévotion, tous d'une commune voix me répondirent que c'étaient des personnes saintes et très agréables à Dieu, et m'en contèrent certaines choses si merveilleuses que, poussé du désir d'en apprendre la vérité, j'allai trouver ce saint personnage; et ma curiosité m'ayant fait lui demander si je devais ajouter foi à ce que l'on m'avait rapporté, voici ce que j'appris de lui.

Mon fils, me dit-il, mon père et ma mère, qui vivaient d'un petit champ qu'ils cultivaient dans le territoire de Nisibe, n'ayant point d'autres enfants que moi, et me regardant comme le seul qui restait de leur. race et l'unique héritier de leur famille, me voulurent contraindre de me marier; à quoi avant répondu que j'aimais beaucoup mieux être solitaire, il ne faut point de meilleure preuve des persécutions que néon père me fit par ses menaces, et ma mère par ses flatteries, pour me faire perdre ma virginité, que ce que je fus contraint de les abandonner pour m'enfuir de leur maison ; et comme je ne pouvais aller en Orient à cause du voisinage des Perses, et que tous les passages étaient gardés par les gens de guerre des Romains, je tournai du côté de l'Occident) portant quelque peu de chose avec moi pour me garantir seulement de l'extrême nécessité. Or, pour ne m'arrêter point à des discours inutiles, je vous dirai que j'arrivai enfin au désert de Calcide qui, étant entre Imme et Beroé, est assis un peu plus vers le midi. Là ayant trouvé des solitaires, je nie luis sous leur conduite, et comme eux je gagnais ma vie par le travail de mes mains, et domptais par les ,jeûnes les aiguillons de la chair.

Après plusieurs années il me vint en l'esprit de retourner en mon pays, afin de consoler ma mère dans son veuvage durant le reste de sa vie, car j'avais déjà su la mort de mon père., et avec dessein, lorsque Dieu aurait disposé d'elle, de vendre ce peu d'héritages que j'avais pour en donner une partie aux pauvres, en employer une autre partie à bâtir un monastère,et ( ce que je ne saurais confesser sans rougir de honte de mon infidélité) réserver le reste pour m'entretenir et pour vivre. Quand je dis cela à mon abbé, il me répondit en s'écriant que c'était une tentation du diable, et une ruse dont cet ancien ennemi des hommes se servait pour me tromper sous prétexte d'une chose. qui d'elle-même n'était las mauvaise ; que c'était retourner comme un chien à son vomissement, (236) et que plusieurs solitaires avaient été surpris de la sorte , le démon ne se montrant jamais à découvert; sur quoi il m'alléguait plusieurs exemples de l'Écriture sainte, et entre autres celui d'Adam et d'Eve, qu'il ruina dès le commencement en leur faisant concevoir l'espérance de se rendre semblables à Dieu. Ne me pouvant persuader, il se jeta à mes genoux et me conjura de ne le point abandonner, et de ne me vouloir point perdre moi-même , et de ne point regarder derrière moi après avoir mis la main à la charrue. Misérable que je suis ! je remportai par mon opiniâtreté une malheureuse victoire, m'imaginant qu'il ne recherchait pas tant en cela mon avantage que sa consolation. Il m'accompagna au sortir du monastère comme s'il m'eût porté en terre, et enfin en me disant adieu il usa de ces paroles : " Je vous regarde , mon fils , comme marqué du caractère du diable. Ne m'alléguez point de raisons, je ne reçois point d'excuses : une brebis ne saurait quitter le troupeau sans courir fortune à toute heure d'être dévorée par les loups. "

En allant de Beroé à Edesse, il y a tout contre le grand chemin une solitude par laquelle les Arabes courent de tous côtés sans demeurer jamais en même lieu. L'appréhension qu'on a d'eux fait que tous les voyageurs se rassemblent là pour éviter, par cette escorte qu'ils se font les uns aux autres, le péril qui les menace. Nous nous trouvions donc de compagnie environ soixante-dix personnes, tant hommes que femmes, vieillards, jeunes gens et enfants, lorsque soudain des Ismaélites montés sur des chevaux et sur des chameaux vinrent se jeter sur nous. Ils avaient de forts longs cheveux tout tressés, le corps à demi-nu, de grands manteaux, des carquois qui leur pendaient derrière le dos, de longs javelots, et tenaient en leurs mains des arcs débandés ; car ils ne venaient pas pour combattre , mais seulement pour voler. Ainsi nous fûmes enlevés , dispersés, et emmenés de divers côtés ; et moi, avec ma belle prétention de rentrer dans mon bien quand je serais en mon pays, me repentant trop tard du mauvais conseil que j'avais suivi, je tombai, avec la femme d'un de ceux qui étaient en notre compagnie sous la puissance d'un même maître. Nous fûmes menés, ou, pour mieux dire, nous fûmes portés comme en l'air sur des chameaux, où nous étions plutôt attachés qu'assis par l'appréhension continuelle que nous avions de tomber, et de périr dans ce vaste désert. Nous avions pour nourriture de la chair à demi crue , et pour breuvage le lait des chameaux. Enfin , après avoir passé une grande rivière, nous arrivâmes dans le désert le plus reculé de tous, où ayant reçu commandement, selon la coutume de cette nation, d'adorer la femme et les enfants de notre maître, nous nous prosternâmes devant eux. Ainsi, étant comme en prison, et ayant changé d'habits, c'est-à-dire étant réduit à aller tout nu, j'appris à marcher de la sorte ; et il est vrai que les chaleurs excessives de ce climat ne permettent de couvrir aucune partie du corps que celles qu'il serait honteux de ne point cacher. On me donna la charge d'un troupeau de brebis, et, à comparaison de mes autres maux, cette occupation me consolait lorsque je pensais qu'elle était cause que je voyais plus rarement mes maîtres et les autres esclaves. II me semblait aussi que j'avais en cela quelque conformité avec Jacob et avec Moïse, qui ont été autrefois pasteurs de brebis dans le désert. Je vivais de lait et de fromages ; je priais souvent; je chantais des psaumes que j'avais appris dans le monastère. Ma captivité me donnait de la joie, et je rendais grâces à Dieu de son juste jugement, qui me faisait trouver dans le désert la solitude que j'aurais perdue en mon pays.

Oh! qu'il est bien vrai que l'on n'est jamais assuré, ayant en tête un ennemi aussi puissant qu'est le démon! Oh! combien de piéges il nous tend, et par combien de diverses et incroyables manières il nous attaque! L'envie qu'il porte aux hommes fit qu'il me trouva dans cette solitude où je pensais être bien caché. Mon maître, voyant son troupeau multiplier entre mes mains, et ne trouvant rien à redire à ma fidélité, parce que j'avais appris de l'Apôtre " qu'il faut servir comme Dieu même ceux à qui nous sommes assujettis, " et voulant me récompenser afin d'augmenter encore mon affection à son service, me donna pour femme celle dont j'ai parlé, et qui avait été prise en même temps que moi. Sur ce que je refusais de la recevoir, et lui disais qu'étant chrétien, il ne m'était pas permis d'épouser la femme d'un homme vivant (car son mari, ayant été fait esclave en même temps que nous, avait été emmené par un (237) autre maître ), cet homme, qui me témoignait auparavant tant de douceur, étant devenu tout furieux , tira son épée et s'en vint à moi , et si je ne me fusse hâté de prendre cette femme par le bras, il m'eût tué à l'heure même.

La nuit vint plus tôt que je ne voulais et plus obscure que de coutume. Je menai ma nouvelle épouse dans une caverne à demi ruinée, et, la seule tristesse assistant à nos noces, nous avions horreur l'un de l'autre, et ne le confessions pas néanmoins. Ce fut alors que je sentis véritablement le malheur de ma captivité, et, me jetant contre terre, je commençai à regretter avec larmes cette pureté d'un solitaire que j'allais perdre, et je disais en moi-même : " Misérable que je suis ! étais-je donc réservé pour souffrir cette affliction? et mes péchés m'ont-ils réduit à cet excès de malheur que, mes cheveux commençant déjà à blanchir , je devienne de vierge que je suis le mari de cette femme? De quoi me sert d'avoir abandonné pour l'amour de Dieu mes parents , mon pays et mon bien , si j'entre maintenant dans une condition pour laquelle j'ai une telle répugnance que , plutôt que d'y entrer, j'ai abandonné toutes ces choses? Mais ce qui me met en cette extrémité, c'est sans doute le désir que j'ai eu de retourner en mon pays. Que ferons-nous , mon âme? succomberons-nous dans ce combat ou remporterons-nous la victoire? attendrons-nous que la main de Dieu s'appesantisse sur nous pour nous châtier, ou perdrons-nous la vie par nos propres mains ? Tourne , tourne plutôt cette épée contre ton estomac : ta mort n'est-elle pas plus à craindre que celle de ce corps ? La chasteté, conservée aux dépens de la vie , n'a-t-elle pas son martyre aussi bien que la foi? Qu'importe que je meure sans sépulture dans ce désert , pourvu que je m'acquitte de ce que je dois à Jésus-Christ et que, mourant pour lui témoigner ma fidélité, je sois tout ensemble, en me traitant ainsi moi-même , et le persécuteur et le martyr? " Ayant achevé ces paroles, je tirai mon épée qui reluisait dans ces ténèbres , et , tournant la pointe contre mon estomac , je dis : " Adieu, femme infortunée ; tu m'auras plutôt pour martyr que pour époux. " Alors , se jetant à mes pieds , elle me dit : " Je te supplie, par Jésus-Christ et par cette extrémité

où nous nous trouvons 'maintenant, de ne verser point ton sang pour me faire répandre ensuite le mien ; mais si tu es résolu de mourir commence par m'ôter la vie avec cette épée, afin de nous unir plutôt en cette sorte qu'en celle que voulait notre maître. La servitude m'a si fort instruite dans la chasteté que, quand mon mari même reviendrait , je le conjurerais de trouver bon que je la gardasse. Pourquoi veux-tu donc mourir de peur d'être mon mari , puisque je mourrais si tu le voulais être ? Aie-moi plutôt pour compagne de ta pudeur, et préfère l'union de nos âmes à celle de nos corps. Que nos maîtres croient que tu es mon mari , mais que Jésus-Christ sache que tu n'es que mon frère. Il nous sera facile de leur persuader que nous sommes mariés lorsqu'ils verront que nous nous aimerons parfaitement. " J'avoue que ce discours m'épouvanta; et, admirant la vertu de cette femme , je l'aimai encore davantage que si elle eût été la mienne. Je ne l'ai pourtant jamais vue nue, ni jamais touché à sa chair, craignant de perdre dans la paix ce que j'avais conservé dans le combat. Plusieurs jours se passèrent dans cette sorte de mariage qui nous rendit plus agréables à nos maîtres, lesquels ne soupçonnaient nullement que nous eussions dessein de nous enfuir ; et , fidèle pasteur que j'étais, je passais quelquefois un mois tout entier dans le désert avec mon troupeau.

Longtemps après, comme j'étais un jour seul dans le désert et ne voyais rien que le ciel et la terre, je commençai à repasser plusieurs choses en mon esprit : il me souvint entre autres de la société dans laquelle j'avais vécu avec les solitaires ; et surtout je me représentais le visage de ce saint homme qui m'avait servi de père, qui m'avait instruit, qui m'avait tenu auprès de lui avec tant de soin, et qui avait si fort regretté ma perte. Comme j'étais dans ces pensées, j'aperçus un petit sentier tout plein de fourmis : les unes portaient des fardeaux plus grands qu'elles ; les autres traînaient avec leurs petites bouches, comme avec des tenailles, des graines d'herbes; et les autres tiraient de la terre de leurs fosses pour bouclier avec des digues les conduits qui amenaient de l'eau; celles-ci, se souvenant de l'hiver qui devait venir, coupaient le germe des grains qu'elles avaient amassés, de peur que (238) l'humidité de la terre ne fît venir de l'herbe dans leurs greniers , et les autres , avec un grand deuil , portaient les corps morts de leurs compagnes ; mais ce que j'admirais le plus dans une si grande multitude, c'est que celles qui sortaient n'empêchaient point celles qui entraient, et, au contraire, si elles en voyaient quelques-unes tomber sous la pesanteur de leur charge, elles les soulageaient en mettant leurs épaules sous le fardeau qui les accablait. Que dirai-je plus ? sinon que ce spectacle m'étant fort agréable , et m'ayant fait ressouvenir de Salomon qui nous renvoie à la prudence des fourmis, et nous excite par leur exemple à sortir de la paresse qui tient nos âmes engourdies, Je commençai à m'ennuyer de ma captivité, à désirer de revoir les cellules du monastère, et d'avoir part à la vigilance de ces fourmis saintes qui ne travaillent que pour le bien commun, et où, nul n'ayant rien de propre, toutes choses sont à tous.

Étant retourné au lieu où je couchais, ma femme de nom vint au-devant de moi. Je ne pus cacher dans mon visage la tristesse que j'avais dans le cour : elle me demanda pourquoi j'étais si abattu : je lui en dis la cause. Elle m'exhorta à la fuite et me supplia d'avoir pour agréable qu'elle me tint compagnie. Je lui demandai le secret, elle me le promit; et, nous entretenant souvent en particulier, nous flottions entre l'espérance et la crainte.

J'avais deux boucs dans mon troupeau d'une merveilleuse grandeur : je les tuai pour me servir de leur peau à ce que je vais dire, et de leur chair pour nous nourrir en chemin. Aussitôt que la nuit s'approcha, nos maîtres pensant que nous étions couchés ensemble, nous nous mimes en chemin, portant ces peaux de bouc et une partie de leur chair. Etant arrivés au fleuve qui est à dix milles de là, nous enflâmes ces peaux, montâmes dessus et nous laissâmes aller au fil de l'eau; remuant seulement un peu les pieds pour nous en servir comme d'avirons afin que le fleuve, nous portant en bas et nous faisant aborder de l'autre côté du rivage, beaucoup plus loin que le lieu d'où nous étions partis, ceux qui voudraient nous suivre perdissent notre piste. Une partie de la chair que nous portions s'étant mouillée et l'autre étant tombée dans l'eau, à peine nous en restait-il pour trois jours. Nous bûmes par-delà notre soif pour nous préparer à celle que nous devions souffrir. Nous courions plutôt que de marcher, regardant toujours derrière nous, et avancions davantage la nuit que le jour, tant par la crainte des Arabes, qui faisaient des courses de tous côtés, qu'à cause de L'ardeur excessive du soleil. Je tremble encore en vous rapportant ceci et tout le corps m'en frémit, bien que je sois en sûreté.

Le troisième jour nous entrevîmes de fort loin deux hommes montés sur des chameaux qui venaient en très grande diligence; et, comme, notre esprit présage toujours notre malheur, nous crûmes que c'était notre maître : nous n'eûmes plus d'autre pensée que la mort, et il nous semblait que le soleil était couvert de ténèbres. Etant dans cet effroi, et connaissant que nous avions été trahis par les marques de nos pas imprimés sur le sable, nous vicies à notre main droite une caverne qui allait fort avant sous terre. Craignant qu'il n'y eût dedans des animaux venimeux (car les vipères, les basilics, les scorpions et les serpents, cherchent d'ordinaire ces lieux-là pour éviter l'ardeur du soleil et trouver de l'ombre), nous entrâmes bien dedans la caverne, mais nous nous arrêtâmes dans une fosse qui était tout à l'entrée, sur la main gauche, n'osant passer outre de peur de rencontrer la mort en voulant la fuir, et pensant en nous mêmes : Si Dieu nous veut assister dans ce péril nous sommes en sûreté, et s'il nous abandonne à cause de nos péchés, nous trouverons ici un sépulcre. Mais dans quel abattement d'esprit et dans quelle frayeur croyez-vous que nous nous trouvâmes lorsque nous vîmes notre maître et l'un de ses esclaves arrêtés tout contre la caverne; et, nous, ayant suivis à la piste, être arrivés au lieu où nous croyions être cachés? O combien la mort est plus rude à attendre qu'à souffrir! La crainte fait encore maintenant bégayer ma langue, et comme si mon maître criait encore, je n'ose pas seulement ouvrir la bouche. Il envoya cet esclave pour nous tirer de la caverne, et lui cependant tenait les chameaux, et avait l'épée nue à la main pour nous tuer aussitôt que nous sortirions. L'esclave étant entré et passé trois ou quatre pas plus avant que le lieu où nous étions, nous lui voyions le dos, mais lui ne nous voyait point (parce que c'est le propre des yeux de ne pouvoir distinguer aucun objet lorsqu'au sortir de la lumière ils passent dans (239) les ténèbres) ; et nous entendîmes aussitôt retentir ces paroles dans cet antre : " Sortez, pendards ; sortez, misérables ; sortez pour recevoir la mort. Qu'attendez-vous? Pourquoi tardez-vous? Sortez, votre maître vous appelle. Comme il parlait encore, nous vîmes à travers l'obscurité venir une lionne qui le saisit, l'é1rangla et le traîna ainsi tout sanglant dans le plus profond de la caverne. Bon Dieu! quelles furent alors tout ensemble notre frayeur et notre joie! Nous voyions périr notre ennemi sans que son martre le sût; lequel, voyant qu'il demeurait si longtemps; s'imagina que deux personnes se défendaient contre une seule, et, ne pouvant davantage retenir sa colère, vint à, la caverne l'épée nue à la main; et, lorsqu'avec des cris furieux il reprochait à son esclave sa lâcheté, il fut plutôt emporté par la lionne qu'il rie fut arrivé au lieu où nous étions cachés. Chose étrange, et qui le croirait, qu'une bête sauvage ait ainsi devant nos yeux coup battu pour nous !

Etant délivrés de la crainte que nous avions de lui, nous nous voyions exposés à toute heure à une mort semblable à la sienne, si ce n'est que la fureur d'une lionne est moins à craindre que' la colère d'un homme. Nous étions saisis de frayeur, et, n'osant pas seulement nous remuer, nous attendions quel serait le succès de cette aventure ; et notre seul espoir, au milieu de tant de périls, était en la connaissance que nous avions de notre chasteté, qui nous servait tomme d'un mur contre cette bête furieuse: La lionne, voyant qu'elle avait été découverte et craignant qu'on ne lui dressât quelque piège, emporta dès le matin dans sa gueule son lionceau et nous quitta la place. N'osant néanmoins nous fier à cela, nous fie partîmes pas si tôt; mais, ayant longtemps attendu et pensant à sortir, nous nous imaginions toujours de l'avoir, à la rencontre.

Ayant passé tout le jour dans cette appréhension, nous sortîmes le soir et trouvâmes ces chameaux (auxquels ils donnent en ce pays le nom de dromadaires à causé de leur extffin1e vitesse) qui ruminaient. Nous montâmes dessus, et, après avoir repris un peu de forcé avec quelques grains nouveaux, nous traversâmes le désert et' arrivâmes enfin le dixième jour au camp des Romains, où, ayant été présentés au maître de camp, nous lui contâmes tout ce qui nous était arrivé. De là, étant envoyés à Sabinien qui commandait en Mésopotamie, nous y vendîmes nos chameaux. Et parce que mon abbé, dont j'ai ci-devant parlé, était déjà mort pour aller jouir avec Dieu d'une meilleure vie, je retournai avec les solitaires qu'il avait laissés; et mis cette femme entre les mains de quelques vierges très vertueuses, l'aimant comme ma soeur, et vivant néanmoins avec elle avec plus de menue que si elle eût été ma soeur.

Malc, étant déjà fort vieux, me contait ces choses lorsque j'étais encore fort jeune, et je vous les conte dans ma vieillesse. Je présente aux chastes un exemple célèbre de chasteté, et j'exhorte les vierges à la conserver. Contez cette histoire à ceux qui viendront après vous, afin qu'ils sachent qu'au milieu même des épées, des déserts et des bêtes farouches, la chasteté n'est jamais captive; et qu'un véritable serviteur de Jésus-Christ peut bien être tué, mais non pas vaincu.

 

 

 

VIE DE SAINT HILARION

 

AVANT-PROPOS.

A ASELLA.

Vertueuse Asella, l'ornement et la gloire des vierges, souvenez-vous de moi, je vous prie, en vos saintes oraisons. Entretenant d'écrire la vie du bienheureux Hilarion, j'invoque le Saint-Esprit dont il était rempli, afin que celui qui l'a comblé de tant de vertus m'assiste pour les raconter dignement, et: égale mes paroles à ses actions ; car, comme dit Salluste, on n'estime ceux qui ont fait des choses excellentes et extraordinaires qu'à proportion des louanges que des esprits rares leur ont données. Alexandre-le-Grand (que Daniel figure sous le nom d’un léopard ou d'un bouc), voyant le tombeau d'Acitille, s'écria : " O que tu as été heureux d'avoir rencontré un si grand esprit pour publier ton héroïque vaillance! " voulant signifier Homère par ces paroles.

Or j'ai a écrire la vie d'un homme si admirable que, si Homère était vivant, ou il me porterait envie d'avoir trouvé une matière si (240) favorable, ou, s'il entreprenait de la traiter, il y succomberait lui-même; car, encore que saint Epiphane, évêque de Salamine en Cypre, qui a eu grande familiarité avec Hilarion, ait écrit en peu de mots ses louanges dans une lettre qui est entre les mains de tout le monde, il y a toutefois grande différence entre se servir de lieux communs pour louer un homme mort ou représenter les vertus qui lui ont été particulières. Ainsi entreprenant, plutôt en faveur de saint Epiphane que pour lui faire tort, l'ouvrage qu'il n'a fait que commencer, je méprise la voix de la médisance, qui, ayant déjà trouvé à redire à la vie de Paul que j'ai écrite, pourra bien aussi blâmer celle d'Hilarion, prenant la solitude de l'un pour un sujet de calomnie, et reprochant à l'autre qu'il a trop conversé parmi le monde; comme si ce que je dis de celui qui s'est toujours caché n'était qu'une fable, ou que l'on dût moins estimer l'autre à cause qu'il a été vu de plusieurs. Leurs pères, qui sont les pharisiens, en ont autrefois usé de la même sorte, n'ayant pu approuver ni la solitude et le jeûne de saint Jean, ni de voir notre Sauveur environné de grandes troupes, et qu'il bût et mangeât en la manière ordinaire. Mais je vais mettre la main à l'oeuvre que j'ai entreprise, et boucher mes oreilles pour passer outre sans entendre aboyer les chiens de Scylla. Je souhaite, très sacrée vierge, que vous demeuriez toujours en la grâce de Jésus-Christ, et que vous ne m'oubliez pas en vos saintes prières.

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CHAPITRE I. Saint Hilarion, ayant passé quelque temps auprès de saint Antoine, se retire à l'âge de quinze ans dans un désert de la Palestine.

Hilarion était d'un bourg nommé Tabate qui est assis, du côté du midi, à cinq milles ou environ de Gaza, ville de Palestine. Son père et sa mère étant idolâtres, cette rose, ainsi que l'on dit communément, fleurit au milieu de ces épines. Ils l'envoyèrent apprendre les lettres humaines à Alexandrie, où il donna des preuves d'un grand esprit et d'une grande pureté de moeurs, autant que son âge le pouvait permettre; ce qui le rendit en peu de temps aimé de tous et savant en rhétorique. Mais, ce qui est incomparablement plus estimable, étant entré dans la foi de Jésus-Christ, il ne prenait plaisir ni aux fureurs du cirque, ni au sang des gladiateurs, ni aux dissolutions du théâtre, mais toute sa joie était de se trouver à l'église en l'assemblée des fidèles.

Ayant entendu parler de saint Antoine, dont le nom était si célèbre dans toute l'Égypte, l'extrême désir qu'il eut de le voir le fit aller dans le désert ; et aussitôt qu'il eut reçu cette consolation, il changea d'habit et demeura près de deux mois auprès de lui, observant avec grand soin sa manière de vivre et la gravité de ses moeurs, quelle était son assiduité en l'oraison, son humilité à recevoir ses frères, sa sévérité à les reprendre, sa gaîté à les exhorter, et comme nulle infirmité n'était capable d'interrompre son abstinence en toutes choses et l'âpreté de ses jeûnes.

Mais, ne pouvant souffrir davantage l'abord et la multitude de ceux qui venaient de tous côtés chercher saint Antoine pour être soulagés de diverses maladies, et particulièrement de l'obsession des démons, et disant que, puisqu'il n'y avait point d'apparence de voir dans le désert autant de monde que dans les villes, il fallait qu'il commençât ainsi qu'avait commencé Antoine, lequel, comme un vaillant soldat, pouvait alors jouir du fruit de ses victoires, au lieu que lui n'était pas encore seulement entré dans le combat, il s'en retourna en son pays avec, quelques solitaires; et ses parents étant déjà morts, il donna une partie de son bien à ses frères et l'autre aux pauvres, sans se réserver chose quelconque, à cause que cet exemple ou ce supplice d'Ananias et de Saphira, que nous voyons dans les Actes des apôtres, lui faisait peur, et principalement parce qu'il avait gravé dans son esprit cette parole de notre Seigneur : " Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne saurait être mon disciple. "

Il n'avait lors que quinze ans; et, s'étant en cette sorte dépouillé de toutes choses et armé de Jésus-Christ, il entra dans cette solitude qui, étant sur la main gauche lorsque l'on va en Egypte le long du rivage, est éloignée de sept milles de Majma, où se fait tout le trafic de Gaza. Ces lieux étant remplis de meurtres par les brigandages qui s'y faisaient, et ses proches et ses amis l'ayant averti d'un si grand péril, il méprisa la mort pour éviter une autre mort. Chacun s'étonnait de son courage; et on eût (241) encore plus admiré qu'il fût capable en cet âge de prendre une telle résolution, si l'on n'eût vu reluire dans ses yeux cette flamme qui brûlait son coeur, et ces étincelles de sa foi si vive et si ardente. Si son teint était délicat, son corps et sa complexion ne l'étaient pas moins; et, étant très sensible à toutes les injures de l'air, le moindre froid ou le moindre chaud était capable de lui donner beaucoup de peine.

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CHAPITRE II. De la merveilleuse austérité avec laquelle saint Hilarion vivait dans ce désert, et de sa constance à soutenir les tentations des démons.

Ainsi, se couvrant seulement d'un sac et prenant une tunique de poil (que le bienheureux Antoine lui avait donnée lorsqu'il prit congé de lui) avec un sayon de paysan, il s'arrêta, entre la mer et les marais, dans une vaste et effroyable solitude où il ne mangeait que quinze figues par jour après que le soleil était couché. Et comme cette contrée , ainsi que j'ai déjà dit, était toute pleine de voleurs, nul autre homme que lui n'avait jamais demeuré en ce lieu-là. Que pouvait faire le démon eu le voyant vivre de la sorte? de quel côté se pouvait-il tourner? Il en enrageait, et celui qui avait dit autrefois avec tant d'insolence et de vanité

" Je monterai dans le ciel; j'établirai mon trône sur les astres et serai semblable au Très-Haut," se voyait vaincu par un enfant, qui le foulait aux pieds avant que son âge lui permit de pécher. Cet esprit de ténèbres, ne pouvant lui faire pis, chatouillait ses sens et s'efforçait de faire sentir à son corps, qui entrait dans les premiers bouillons de la jeunesse, les ardeurs de la volupté qui jusqu'alors lui étaient inconnues. Ainsi ce jeune soldat de Jésus-Christ était contraint de porter son imagination à des choses qu'il ignorait, et de, penser et repenser à des pompes et à des magnificences qu'il n'avait jamais vues; sur quoi, entrant en colère contre lui-même et se meurtrissant l'estomac de coups, comme si en frappant son corps il eût pu chasser ces pensées de son esprit, il disait: " Malheureux animal, je t'empêcherai bien de regimber : je te chargerai excessivement et te ferai travailler par le chaud et par le froid, afin que tu penses plutôt à manger qu'à te donner du plaisir. " Ainsi après trois ou quatre jours de ,jeûne, il soutenait seulement avec le suc de quelques herbes et un peu de figues son corps qui n'en pouvait plus; il priait et chantait des psaumes quasi à toute heure, et labourait la terre afin que ce travail redoublât celui de ses jeûnes. Il imitait aussi la façon de vivre des solitaires d'Egypte en faisant des paniers d'osier, et suivait le précepte de l'Apôtre lorsqu'il dit que " celui qui ne travaille point ne doit point manger. " Ainsi son corps devint exténué de telle sorte qu'à peine sa peau tenait-elle encore à ses os.

Il entendit une nuit comme des plaintes de petits enfants, des pleurs de femmes, des bêlements de brebis, des mugissements de boeufs, des rugissements de lions, le bruit d'une armée et le son de plusieurs voix barbares et confuses, et fut en cette sorte plus épouvanté par l'ouïe que par la vue; mais reconnaissant que tout cela n'était que des jeux du démon, il se jeta à genoux, lit le signe de la croix sur son front, et s'étant ainsi armé du bouclier de la foi, il combattait d'autant plus courageusement qu'il était par terre. Ayant quelque désir de voir ce qu'il avait horreur d'entendre, il jetait les yeux de tous côtés lorsque soudain il aperçut, la lune étant fort claire, un chariot tiré par des chevaux enflammés tomber sur lui; sur quoi il n'eut pas plus tôt imploré à haute voix l'assistance de Jésus-Christ que la terre s'ouvrit et engloutit toute cette machine; ce que voyant, il commença de dire : " Il a précipité dans la mer le cheval et le cavalier; " et cet autre passage de l'Ecriture : " Ils se glorifient en leurs chariots et en leurs chevaux, mais nous ne nous glorifions qu'au nom du Seigneur. "

Hilarion a souffert tant de tentations et les démons lui ont dressé de jour et de nuit tant de diverses embûches que si je les voulais toutes raconter, je passerais les bornes d'un juste volume. Combien de fois, lorsqu'il était couché, des femmes toutes nues se sont-elles présentées devant lui! et combien de fois, lorsqu'il avait faim, des festins magnifiques ont-ils paru devant ses yeux! Quelquefois, lorsqu'il priait, des loups en hurlant et des renards en jappant sautaient par-dessus lui; et lorsqu'il chantait des psaumes, il eut pour spectacle un combat de gladiateurs dont l'un, tombant comme mort (242) à ses pieds, le priait de lui donner la sépulture. Une autre fois s'étant mis en oraison, la tête appuyée contre terre, et par la misère de l'infirmité humaine son esprit s'étant distrait et pensant à autre chose, ce vigilant charretier infernal sauta sur ses épaules et, en lui donnant des talons par les côtés et lui frappant la tête avec son fouet, lui criait, : " Sus! sus! cours donc! Pourquoi t'endors-tu? " et en cet état, s'éclatant de rire, lui demandait si le courage lui manquait et s'il voulait qu'il lui donnât de l'orge.

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CHAPITRE III. Abrégé de toute la vie de saint Hilarion.

Depuis l'âge de seize ans jusqu'à vingt il n'eut autre défense contre le chaud et la pluie qu'une cabane qu'il avait faite avec du jonc et quelques autres herbes marécageuses. Depuis il lit un petite cellule qui se voit encore aujourd'hui, large de quatre pieds et haute de cinq, et ainsi plus basse que lui, mais un peu plus longue qu'il ne fallait pour son petit corps, en sorte qu'elle paraissait plutôt un sépulcre que non pas la retraite d'un homme vivant. Il ne coupait ses cheveux qu'une fois l'année, le jour de Pâques ; il coucha jusqu'à la mort sur la terre dure et sur un peu de jonc; il ne lava jamais le sac dont il s'était revêtu, disant qu'il n'y avait point d'apparence de chercher la propreté dans le cilice ; il ne changeait de tunique que quand la sienne était en pièces; et, sachant toute l’Ecriture sainte par coeur, après qu'il avait fait oraison et chanté clos psaumes il la récitait tout haut comme si Dieu eût été présent. Or, parce qu'il serait trop long de raconter ses grandes actions selon les divers temps qu'il les a faites, je les renfermerai en peu de mots et représenterai par même moyen toute sa vie devant les yeux du lecteur, et puis je reprendrai la suite de ma narration.

Depuis vingt-un ans jusqu a vingt-sept il ne mangea autre chose, durant les trois premières années, qu'un peu de lentilles trempées dans de l'eau froide, et durant les autres trois années que du pain avec du sel et de l'eau ; depuis vingt-sept ans jusqu'à trente il ne vécut que d'herbes sauvages et de racines crues de quelques arbrisseaux ; depuis trente-un ans jusqu'à trente-cinq il n'eut pour toute viande que six onces de pain d'orge et un peu d'herbes cuites sans huile; mais sentant obscurcir ses yeux, et étant tourmenté d'une gratelle qui lui donnait une violente démangeaison par tout le corps et rendait sa peau aussi dure que de la pierre ponce, il ajouta de l'huile à ce. que je viens de dire, et continua jusqu'à soixante-trois ans à vivre dans cette extrême abstinence, ne goûtant outre cela ni d'aucun fruit, ni d'aucun légume, ni de chose quelconque. Alors voyant que son corps s'exténuait et croyant que sa mort était proche, il ne mangea plus de pain depuis soixante-quatre ans jusqu'à quatre-vingts, sa ferveur étant si incroyable qu'il semblait qu'il ne fit que d'entrer dans le service de Dieu en un âge où les autres ont coutume de diminuer leurs austérités. on lui faisait un breuvage avec de la farine et quelques Herbes hachées, lotit son boire et son manger pesant ainsi à peine cinq onces. II continua jusqu'à la mort en cette manière de vivre, ne mangeant jamais qu'après que le soleil était couché, et ne rompant jamais son jeune ni aux jours de fêtes ni dans ses plus grandes maladies.

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CHAPITRE IV. Saint Hilarion commence à faire des miracles.

Mais il est temps de reprendre la narration que j'avais quittée. Lorsque Hilarion demeurait encore dans sa cabane, n'étant lors âgé que de dix-huit ans, les voleurs vinrent le chercher la nuit , soit qu'ils crussent qu'il eût quelque chose qu'ils laissent dérober, ou qu'ils estimassent qu'il leur fût honteux qu'un jeune homme seul ne craignit point leurs violences. Ainsi courant de tous côtés, entre la mer et les marais depuis le soir jusqu'au lever du soleil, ils tic purent jamais trouver le lieu où il se retirait; mais l'ayant rencontre, lorsque le jour était déjà fort grand, ils lui dirent en riant : " Que ferais-tu si des voleurs venaient à loi? " Il répondit: " Un homme qui n'a rien n'a point de peur des voleurs; " et sur ce qu' ils repartirent : " Mais ils te peuvent tuer." — " Ils le peuvent sans doute, " répliqua- t-il, " mais cela ne t'ait pas que je les craigne, parce que je suis tout préparé à la mort; " sur quoi ces voleurs admirant sa foi et sa constance, ils lui contèrent leur égarement (243) de la nuit précédente, de quelle sorte leurs yeux avaient été obscurcis, et lui promirent de mieux vivre à l'avenir.

Il était dans la solitude et âgé de vingt-deux ans sans être connu de personne que par sa réputation, qui le rendait célèbre en toutes les villes de la Palestine, lorsqu'une femme d'Eleuteropolis qui, ayant demeuré quinze ans sans avoir des enfants, se voyait méprisée de son mari à cause de sa stérilité, osa la première l'aborder, et, comme il ne pensait à rien moins, se jeta à ses genoux et lui dit : " Pardonnez à ma hardiesse, pardonnez à mon besoin. Pourquoi détournez-vous vos yeux de moi? pourquoi fuyez-vous celle qui vous prie? Ne nie regardez pas comme femme, mais regardez-moi comme misérable. Mon sexe a porté le sauveur du monde, et " ce ne sont pas les sains mais les malades qui ont besoin de médecin." Il s'arrêta à ces paroles, et, y ayant si longtemps qu'il n'avait vu de femme, lui demanda la cause de sa venue et de ses pleurs, laquelle ayant apprise, il leva les yeux au ciel, lui dit d'avoir bonne espérance, l'accompagna de ses larmes lorsqu'elle l'eut quitté, et au bout d'un an la revit avec un fils que Dieu lui donna.

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CHAPITRE V. Saint Hilarion guérit les enfants d’Elpide et d'Aristenète.

Ce fut là le commencement de ses miracles; mais un autre beaucoup plus grand le rendit encore plus célèbre. Aristenète, femme d'Elpide qui fut depuis grand-maître du palais de l'empereur, fort recommandable entre ceux de sa nation mais beaucoup plus entre les chrétiens, retournant avec son mari et trois de. ses enfants de visiter saint Antoine, fut obligée de s'arrêter à Gaza à cause de leur indisposition; mais soit par la corruption de l'air ou (comme il parut ensuite) pour la gloire d'Hilarion, serviteur de Dieu, ses trois enfants étant tombés dans une violente fièvre, ils furent abandonnés des médecins. Cette pauvre mère, criant et hurlant, courait au milieu de ses trois fils qui étaient comme autant de corps morts, allant tantôt vers l'un et tantôt vers l'autre sans savoir lequel elle devait pleurer le premier. Enfin ayant appris qu'il y avait un solitaire dans un désert assez proche, oubliant la pompe des personnes de sa condition et se souvenant seulement qu'elle était mère, elle part accompagnée de quelques servantes et de quelques eunuques, son mari lui ayant à peine persuadé de monter sur un âne. Etant arrivée, vers Hilarion, elle lui dit : " Je vous conjure par le Dieu que nous adorons , par notre seigneur Jésus-Christ qui est la clémence même, et par sa croix et par son sang, de me rendre mes trois fils, et de venir à Gaza afin que le nom de notre Sauveur et de notre maître soit glorifié dans une ville païenne, et que l'idole de Marnas tombe par terre. Hilarion, ne pouvant se résoudre à lui accorder sa demande, et disant qu'il n'était jamais sorti de sa cellule et qu'il n'avait point coutume, non-seulement d'aller dans les villes, mais d'entrer même dans les moindres villages, Aristenète se jeta par terre en criant par diverses fois : " Hilarion, serviteur de Dieu, rendez-moi mes enfants, et que ceux qu'Antoine a embrassés en Egypte soient conservés par vous en Syrie! " Tous ceux qui étaient présents fondaient en larmes, et lui-même pleurait en lui refusant sa prière. Que dirai-je plus? cette dame ne s'en voulut jamais aller qu'après qu'il lui eût promis que le soleil ne serait pas plus tôt couché qu'il entrerait dans Gaza. Etant arrivé, et ayant considéré l'un après l'autre dans leurs lits ces jeunes enfants que l'ardeur de la fièvre dévorait, il invoqua le nom de Jésus-Christ. O effet admirable de la souveraine puissance de ce nom! on vit soudain d'une même manière sortir une sueur de ces trois corps ainsi que de trois fontaines; et en même temps ces malades, prenant de la nourriture, reconnaissant leur mère éplorée et rendant des actions de grâces à Dieu, baisèrent les mains du saint. Ce miracle ayant été su et s'étant répandu de tous côtés, on voyait comme à l'envi les peuples de Syrie et d'Égypte aller vers lui à grandes troupes ; en sorte que plusieurs embrassaient la foi de Jésus-Christ et faisaient profession de la vie solitaire, car il n'y avait point encore jusqu'alors de monastères dans la Palestine, et avant saint Hilarion on n'avait point vu de solitaires dans la Syrie. Il fut le premier fondateur en ce pays de cette manière de vivre ; il fut le premier qui en donna les instructions; et, comme notre seigneur Jésus-Christ avait le vieillard Antoine dans l'Égypte, il avait le jeune Hilarion dans la Palestine.

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CHAPITRE VI. saint Hilarion rend la vue à tune femme aveugle, guérit des paralytiques et délivre des possédés.

Les solitaires qui demeuraient avec Hilarion (car il y en avait alors plusieurs) lui amenèrent de Facidia, qui est un canton de Rhinocorure, ville d'Égypte, une femme aveugle depuis dix ans, laquelle lui dit qu'elle avait employé tout son bien à se faire traiter par les médecins. Le saint lui répondit : " Si vous l'aviez donné aux pauvres, Jésus-Christ qui est le véritable médecin vous aurait guérie. " Sur quoi cette pauvre femme redoublant ses prières et le conjurant d'avoir pitié d'elle, il cracha sur ses yeux et soudain, à l'exemple du Sauveur et par sa même vertu, elle recouvra la vue.

Un cocher de Gaza, du nombre de ceux qui conduisaient les chariots dans le cirque, ayant été frappé du démon lorsqu'il était sur son chariot, et étant demeuré de telle sorte entrepris de tout son corps qu'il ne pouvait pas même remuer les mains ni tourner la tête, lui fut apporté dans son lit et en cet état où il n'avait que la langue libre pour prier le saint, lequel lui ayant dit qu'il ne pouvait être guéri si auparavant il ne croyait en Jésus-Christ et ne promettait de renoncer à son métier, il crut, il promit de faire ce qu'on lui ordonnait. Il fut guéri, et se réjouit beaucoup plus d'avoir recouvré la santé de son âme que celle de son corps.

Un jeune homme nommé Marcitas, qui était du territoire de Jérusalem et extraordinairement fort, avait tant de complaisance en sa force qu'il portait fort longtemps et fort loin quinze mesures de froment, et croyait avoir gagné une belle victoire lorsqu'il soutenait un plus grand fardeau que n'eût su faire un âne. Celui-ci, étant possédé par l'un des plus méchants des démons, mettait en pièces les entraves dont on se voulait servir pour l'arrêter, et les gonds mêmes et les serrures. Il avait coupé avec les dents le nez et les oreilles de plusieurs personnes; il avait brisé les pieds des uns et les mâchoires des autres , et avait imprimé une telle terreur dans l'esprit de tout le monde que l'on l'amena au monastère chargé de chaînes, et à force de bras de plusieurs hommes qui le traînaient avec des cordes ainsi que l'on aurait fait à un taureau très furieux. Les frères, le voyant en cet état. et étant tout épouvantés (car il était d'une grandeur démesurée ), le vinrent dire à leur père; mais lui, sans se lever d'où il était assis, commanda qu'on le lui amenât et qu'on le déliât. Étant délié, il lui dit: " Baisse la tète et viens ici. " Alors ce misérable, toute sa fureur ayant cessé, commença à trembler, à baisser la tête sans oser lever les yeux, et à lécher les pieds d'Hilarion , lequel, l'ayant exorcisé et chassé le démon qui le possédait, le renvoya le septième jour.

Mais je ne dois pas taire ce qui arriva à Orion, le premier et le plus riche de la ville d'Ayla, assise sur la mer Rouge. Cet homme, possédé d'une légion de démons, lui fut amené ayant les mains, le col, les côtés et les pieds chargés de chaînes, et ses yeux égarés et menaçants témoignaient assez, l'extrême fureur dont il était agité. Le saint se promenait alors avec ses frères, auxquels il expliquait quelque chose de l'Écriture sainte; et Orion, s'étant échappé d'entre les mains de ceux qui le tenaient et étant venu à lui, l'embrassa par-derrière et l'enleva bien haut en l'air; sur quoi tous ceux qui étaient présents jetèrent un grand cri de la peur qu'ils eurent qu'il ne brisât ce corps si exténué de jeûnes ; mais le saint leur dit en souriant: " Laissez-le faire, et ne vous mettez pas en peine de la lutte qui doit se passer entre lui et moi." Ayant ensuite tourné sa main sur son épaule et touché la tête de ce malheureux, il le prit par les cheveux et l'amena à ses pieds ; puis, lui serrant les mains l'une contre l'autre et avec ses deux pieds marchant sur les siens, et redoublant encore, il dit : " Troupe de démons, soyez tourmentée, soyez tourmentée! " Orion, jetant de grands cris mêlés de pleurs et touchant la terre du derrière de sa tête renversée contre mont, dit : " O Jésus mon maître, délivrez-moi de cette misère et de cet esclavage. C'est à vous qu'il appartient de vaincre non-seulement un, mais plusieurs démons." Or voici une chose inouïe : on entendait sortir de la bouche d'un seul homme diverses voix et comme un cri confus de tout un peuple. Hilarion l'ayant délivré, il revint quelque temps après le revoir avec sa femme et ses enfants, et lui apporta plusieurs présents pour lui témoigner sa reconnaissance, sur quoi le saint lui dit : " N'avez-vous pas lu (245) de quelle sorte Giézi et Simon ont été châtiés, l'un pour avoir pris de l'argent et l'autre pour en avoir offert, l'un pour avoir voulu vendre les dons du Saint-Esprit et l'autre pour avoir voulu les acheter?" Orion lui ayant répondu les larmes aux yeux : " Recevez cela, je vous supplie, et le donnez aux pauvres, " il lui répliqua : " Vous le pouvez mieux faire que moi, puisque vous allez dans les villes et connaissez ceux qui en ont besoin. Mais ayant abandonné tout ce que j'avais, pourquoi désirerais-je le bien d'autrui? Il y en a beaucoup qui emploient le nom des pauvres pour servir de prétexte à leur avarice. La véritable charité n'est point artificieuse, et personne ne distribue mieux son bien aux pauvres que celui qui ne se réserve rien pour lui-même; " à quoi il ajouta, voyant duel était le déplaisir d'Orion et qu'il demeurait toujours prosterné par terre : " Ne vous affliger. point, mon fils: ce que je fais en ceci n'est pas moins pour votre intérêt que pour le mien, puisque si je recevais vos présents j'offenserais Dieu, et cette légion de démons retournerait dans vous. "

Qui pourrait aussi passer sous silence ce qui arriva à Zanane Mayumitain, qui, fendant le long du rivage de la mer des pierres pour bâtir, devint paralytique de tout le corps, et, ayant été apporté au saint par ceux qui travaillaient avec lui, fut soudain renvoyé sain à son ouvrage? Cette côte, qui s'étend depuis la Palestine jusqu'à l'Egypte, étant naturellement molle, se durcit parce que le sable se convertit en pierres et, s'unissant peu à peu ensemble, perd la nature du gravier encore qu'il n'en perde pas l'apparence.

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CHAPITRE VII. De quelle sorte Italicus demeura victorieux au cirque par le moyen de saint Hilarion.

Italicus, habitant du même bourg et qui était chrétien, nourrissait des chevaux pour courir au cirque contre ceux de l'un des deux premiers magistrats de Gaza, fort affectionné à l'idole de Marnas; ce qui était une coutume observée dans toutes les villes romaines depuis Romulus, lequel, par suite de l'heureux succès du rapt des Sabines, avait ordonné que des chariots tirés par quatre chevaux feraient sept tours en l'honneur de Confus, dont il avait fait une divinité sous le nom du Dieu des conseils, bien que ce fût en effet à cause d'une action qui n'était qu'une pure tromperie; et dans cette course celui-là était réputé victorieux qui avait devancé les chevaux de ses concurrents. Italicus voyant que son antagoniste, par le moyen d'un enchanteur qui usait de certaines paroles pour invoquer les démons, empêchait ses chevaux. d'aller et redoublait la vitesse des siens, vint trouver le bienheureux Hilarion pour le supplier non pas tant de faire tort à son adversaire que d'empêcher qu'il n'en reçût point de lui. Ce vénérable vieillard trouvant qu'il était ridicule d'employer inutilement des oraisons pour de semblables niaiseries, et lui disant en souriant : " Que ne vendez-vous plutôt ces chevaux, afin d'en donner le prix aux pauvres pour le salut de votre âme? " il répondit que c'était une fonction publique à laquelle il ne se portait pas volontairement, mais y était contraint, et qu'un chrétien ne pouvant user de charmes, il avait jugé beaucoup plus à propos d'avoir recours à un serviteur de Jésus-Christ, principalement contre ceux de Gaza, qui étaient ennemis de Dieu, et dont l'insolence ne le regardait pas tant que l'Église de Jésus-Christ. Sur quoi Hilarion, en étant prié par les frères qui se trouvèrent présents, commanda qu'on emplit d'eau un pot de terre dans lequel il avait coutume. de boire, et qu'on le lui donnât. Italicus l'ayant reçu, en arrosa l'écurie, les chevaux, le cocher, le chariot et les barrières du cirque. Tout le peuple était dans une merveilleuse attente de ce qui devait arriver; car son adversaire, se moquant de cela comme d'une superstition, l'avait publié partout, et ceux qui favorisaient Italicus se réjouissaient déjà dans la croyance qu'ils avaient d'une victoire assurée. Le signal étant donné, les chevaux d'Italicus allaient aussi vite que s'ils eussent eu des ailes, et les autres semblaient avoir des entraves aux pieds. Les roues du chariot tiré par ceux-ci paraissaient tout enflammées, et à peine ceux qui conduisaient l'autre pouvaient-ils voir le dos de leurs adversaires qui volaient ainsi devant eux. Il s'éleva un grand cri de tout le peuple, et les ennemis mêmes d'Italicus ne purent s'empêcher de dire tout haut : " Jésus-Christ a vaincu Marnas. " Mais ceux qui avaient reçu ce déplaisir, frémissant de rage, (246) demandaient que l'on punit Hilarion comme étant le sorcier des chrétiens. Cette victoire, si connue et si publique, servit beaucoup pour faire embrasser la foi et à ceux qui en furent témoins et depuis à plusieurs autres qui étaient employés dans les jeux du cirque.

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CHAPITRE VIII. Saint Hilarion délivre une fille d'un charme qui l'avait rendue éperdument amoureuse.

Dans le même bourg oit se fait une partie du trafic de Gaza il y avait un jeune homme éperdument amoureux d'une vierge consacrée à Dieu, lequel, n'ayant rien pu gagner sur elle par toutes les caresses, cajoleries et autres témoignages de passion qui sont les commencements de la ruine de la chasteté, s'en alla à Memphis pour y chercher un remède à la fureur qui le transportait, et s'armer de tous les secrets de la magie afin d'attaquer de nouveau la vertu de cette fille. Après avoir passé une année à se faire instruire par les prêtres d'Esculape, qui ne savent que perdre encore davantage et non pas guérir les aines, il revint dans l'espérance d'accomplir le crime qu'il avait conçu en son esprit, et enterra sous le seuil de la porte de la fille une lame d'airain de Cypre dans laquelle étaient. gravées des conjurations violentes et quelques figures monstrueuses. Cette vierge, perdant aussitôt tous les sentiments de la pudeur, jetant le voile qui lui couvrait la tête, n'avait autre pensée que de commettre le crime qui lui faisait horreur auparavant, grinçait les dents et appelait à haute voix celui qui par ses charmes l'avait réduite en cet état, son amour étant si violent qu'il s'était tourné en fureur. Ses parents l'amenèrent au monastère et la mirent entre les mains d'Hilarion. Aussitôt le démon commença à hurler et à confesser toutes choses : " C'est par force, " disait-il, " que je suis venu ici ; j'y ai été amené contre mon gré. O que,je trompais bien les hommes à Memphis par des rêveries et par des fables! O quelle croix! ô quels tourments je souffre à cette heure! Tu me veux contraindre de sortir du corps de cette fille, et j'y suis attaché par la lame de cuivre et par la tresse de fil qui sont enterrées sous le seuil de sa porte. Je n'en sortirai donc point si celui qui m'y a ainsi engagé ne me dégage. " A quoi le saint vieillard répondit : " Certes ta force doit être bien grande, puisque tu es ainsi enchaîné et arrêté par une laine de cuivre et par une tresse de fil! Mais dis-moi, commentas-tu eu la hardiesse d'obséder une vierge consacrée à Dieu?" " Afin, " répliqua-t-il, " de conserver sa virginité. " — " De conserver sa virginité, " répondit Hilarion, " toi qui es l'ennemi déclaré de la chasteté ! Et pourquoi n'entrais-tu pas plutôt dans le corps de celui qui t'envoyait ? " — " Pourquoi y serais-je entré, " dit-il,"puisqu'il est déjà possédé par le démon de l'amour, qui est l'un de mes compagnons? " Or le saint ne voulut pas que l'on recherchât les sortilèges ni le jeune homme avant qu'il eût délivré la fille, de peur qu'il ne semblât ou que le démon se fût retiré lorsqu'il aurait été délié par la dissolution de ses charmes, ou qu'il eût ajouté foi à ses paroles; disant que les dénions sont toujours trompeurs et, très artificieux à feindre des choses fausses. Ainsi, avant délivré cette fille, il la reprit fort de ce que sa mauvaise conduite avait donné pouvoir au démon de l'obséder comme il avait fait.

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CHAPITRE IX. Saint Hilarion délivre un officier des gardes de l'empereur qui était possédé.

La réputation d'Hilarion ne s'étendait pas seulement dans la Palestine. et dans les villes voisines de l'Égypte et de la Syrie, mais aussi dans les provinces les plus éloignées; ce qui lit que l'un des officiers des gardes de l'empereur Constance, et qui par ses cheveux dorés et la blancheur de son corps faisait assez voir quel était son pays (car il y a une nation qui n'est pas aussi étendue qu'elle est puissante, laquelle, étant entre les Saxons et les Allemands, est appelée Germanie par les historiens), étant dès sa jeunesse possédé par un démon qui faisait que toutes les nuits il hurlait, gémissait et grinçait les dents, demanda en particulier à l'empereur la permission de l'aire un voyage en la Palestine, et lui en dit tout naïvement la cause. L'empereur lui ayant donné des lettres de faveur adressées au gouverneur de la Palestine, il fut conduit à Gaza avec grand honneur et grande suite ; et avant demandé aux magistrats en quel lieu demeurait le solitaire Hilarion, les habitants de Gaza, épouvantés de ce qu'ils (247) croyaient qu'il l'allait trouver de la part de l'empereur , l'accompagnèrent jusqu'au monastère, tant afin de rendre honneur à une personne recommandée par sa majesté impériale que pour effacer par ce moyen le ressentiment d'Hilarion, s'il en avait conçu quelqu'un des injures qu'ils lui avaient faites. Le vieillard se promettait lors sur le sable, et disait eu lui-même, sans qu'on le pût entendre distinctement, quelque chose des Psaumes. Voyant venir à lui celle grande troupe, il s'arrêta, et, leur avant à louis rendu le salut et donné sa bénédiction, leur dit une heure après de s'en retourner, ne retenant que l'étranger avec ses officiers et ses serviteurs, parce qu'il avait reconnu à ses veux et à son visage quelle était la cause qui l'amenait. Sitôt que le saint commença à l'interroger on le vit comme élevé en l'air, touchant à peine. la terre du bout des pieds et rugissant. effroyablement. Il répondit en la même langue syriaque en laquelle il était interrogé; et ainsi l'on voyait sortir d'une bouche barbare, et qui ne, savait autre langue que la sienne et la latine, des paroles syriaques si pures qu'il n'y manquait ni le sifflement, ni l'aspiration, ni autres marques quelconques de l'idiome de la Palestine. Ainsi cet esprit impur confessa par quel ordre il était entré en lui, et afin que ses truchements, qui savaient seulement la langue grecque et la latine, entendissent ce qui se passait, le saint l'interrogea aussi en grec. Sur quoi le démon répondant en la même langue, et alléguant pour ses excuses divers charmes et divers effets de la magie qui l'avaient contraint d'entrer dans ce corps, " je ne me mets guère en peine, " lui dit- il, " de savoir de quelle sorte tu y es entré; mais je te commande d'en sortir au nom de Jésus-Christ notre Seigneur." Cet homme avant été ainsi délivré, il offrit au saint avec une grande simplicité dix livres d'or; mais au lieu de les recevoir il lui donna un pain d'orge, pour lui faire entendre que ceux qui se contentent d'une telle nourriture ne font non plus de cas de l'or que si c'était de la fange.

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CHAPITRE X. Saint Hillarion fait sortir le démon du corps d'un chameau prodigieux en grandeur. Estime que saint Antoine faisait de saint Hilarion.

Mais c'est peu de parler des hommes ; on lui amenait aussi tous les jours des animaux furieux, entre lesquels fut un chameau bactriaque d'une prodigieuse grandeur, lequel avait fracassé plusieurs personnes et était amené par plus de trente hommes qui le traînaient avec de grosses cordes. Il avait les yeux pleins de taches de sang, la bouche écumante, la langue enflée et dans un mouvement continuel. Mais ses effroyables rugissements, qui remplissaient tout l'air d'un bruit étrange, donnaient encore plus de terreur que tout le reste. Le saint vieillard commanda qu'on le déliât, et dès qu'il le l'ut ceux qui étaient avec lui et ceux qui avaient amené cet animal s'enfuirent tous sans en excepter un seul ; mais lui s'en alla au-devant et dit en langage syriaque : " Tu ne m'étonneras pas, ô démon, par une si grande masse corporelle, puisque soit que tu sois dans un renard ou dans un chameau, tu es toujours le même. " Ayant achevé ces paroles, il demeura ferme et étendit la main. Celte, bête, qui venait toute furieuse et comme si elle eût voulu le dévorer, tomba aussitôt qu'elle fut arrivée auprès de lui, et, baissant la tète, la tint contre terre. Tous ceux qui l'aperçurent ne pouvaient assez admirer de voir en un moment une si grande furie changée en une si grande douceur; sur quoi le saint les instruisant, leur apprit que le diable s'empare aussi des animaux à cause des hommes, auxquels il porte une haine si violente qu'il voudrait pouvoir tuer et eux et tout ce qui leur appartient ; dont il leur apportait l'exemple du bienheureux Job, lequel il ne lui fut permis de tenter qu'après qu'il eut fait mourir tout ce qui était à lui; et qu'ainsi personne ne devait s'étonner de ce que par le commandement de notre Seigneur les démons avaient fait noyer deux mille pourceaux, parce qu'à moins que de voir un si grand nombre d'animaux, comme poussés par plusieurs personnes, s'être précipités en même temps dans la mer, ceux qui en avaient été témoins n'auraient pu croire qu'il fût sorti du corps d'un seul homme une si grande multitude de démons.

Le temps me marquerait si je voulais rapporter tous les miracles qu'il a faits; car Dieu l'avait élevé à une si grande gloire que saint Antoine même, apprenant quelle était sa manière de vivre, lui écrivait et recevait très volontiers de ses lettres; et lorsque des malades venaient à lui du côté de la Syrie, il leur disait; (248) " Pourquoi vous êtes-vous donné la peine de venir de si loin, puisque vous avez de delà mon fils Hilarion ? " Ainsi à son exemple on commença à faire beaucoup de monastères dans toute la Palestine, et tous les solitaires couraient à l'envi vers lui ; ce que voyant, il rendait des louanges il Dieu de tant de grâces, et les exhortait tous à s'avancer dans la perfection en leur disant que la figure de ce monde passe, et que celle-là est la seule véritable vie qui s'acquiert par les travaux et les incommodités de la vie présente. Voulant aussi leur donner exemple d'humilité et du soin que chacun doit prendre de s'acquitter de son devoir, il visitait à certains jours, avant les vendanges, les cellules de tous les solitaires ; ce que les frères ayant reconnu, ils venaient tous en foule vers lui, et sous la conduite d'un tel chef allaient de monastère en monastère, portant chacun de quoi vivre, car ils s'assemblaient quelquefois jusqu'à deux mille. Mais, dans la suite du temps, chaque bourgade portait avec joie aux solitaires dont elle était proche de quoi nourrir tous ces saints qui les venaient visiter.

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CHAPITRE XI. Saint Hilarion convertit à la foi toute une petite ville de païens. " Dieu punit l'avarice d'un solitaire qu'il alla visiter, et fait aussi voir en un autre la grandeur de ce péché. "

Or il ne faut point de meilleure marque de ce que son extrême charité ne lui faisait négliger aucun des frères, quelque peu considérable qu'il fût, que ce qu'allant au désert de Cades, accompagné d'une très grande troupe de solitaires, pour en visiter un, il se rencontra par hasard dans une petite ville nommée Elusa, le jour qu'une solennité qui s'y faisait tous les ans avait rassemblé tout le peuple dans le temple de Vénus, qu'il révère à cause de Lucifer, au culte duquel les Arabes ont une grande dévotion; et la situation du lieu fait, à ce que l'on dit, que cette villette est à demi barbare. Les habitants, ayant su que saint Hilarion passait (car ils le connaissaient à cause qu'il avait délivré plusieurs Arabes possédés du diable), le vinrent trouver par troupes avec leurs femmes et leurs enfants, en baissant la tête et criant en syriac , barec , c'est-à-dire : donnez-nous votre bénédiction. Le saint, les recevant avec douceur et humilité, les conjurait d'adorer plutôt Dieu que non pas des pierres, ce qu'il disait en fondant en larmes, en élevant les yeux au ciel, et on leur promettant que s'ils croyaient en Jésus-Christ il les viendrait souvent visiter. Merveilleuse grâce de notre Seigneur! Ils ne lui permirent de s'en aller qu'après qu'il leur eut tracé la place d'une église et que leur prêtre, tout couronné comme il était, eut été marqué du caractère de Jésus-Christ.

Une autre année, lorsqu'il était prêt d'aller visiter les monastères, et faisait un mémoire de ceux chez qui il voulait demeurer et de ceux qu'il ne voulait voir qu'en passant, les frères, sachant qu'entre les autres solitaires il y en avait un qui était trop bon ménager, et désirant le corriger de ce vice, le priaient de le mettre au nombre de ceux chez lesquels il s'arrêterait. Il leur répondit : " Pourquoi voulez-vous que je lui fasse peine et que je vous fasse tort par même moyen? " Ce solitaire trop bon ménager, ayant su cela et en ayant honte, obtint avec grande difficulté d'Hilarion , à l'instance de tous les autres frères, que son monastère fût mis au nombre de ceux où il devait s'arrêter. Dix jours après ils y arrivèrent, et trouvèrent des gardes disposés par toute sa vigne, qui, jetant des pierres et des mottes, empêchaient que l'on n'en approchât. Ainsi ils partirent le lendemain matin sans avoir mangé une seule grappe de raisin, le vieillard n'en faisant que rire et feignant d'ignorer ce qui s'était passé. Un autre solitaire nommé Sabas (car il faut supprimer le nom de l'avare et ne pas taire celui du libéral), les ayant repos en passant un jour de dimanche, les pria tous d'entrer en sa vigne, afin qu'en mangeant des raisins avant l'heure du repas, le travail du chemin leur fût plus aisé à supporter; sur quoi le saint dit: " Malheur à celui qui nourrira son corps plutôt que son âme! Prions, chantons des psaumes; rendons ce que nous devons à Dieu ; et puis vous entrerez dans la vigne. " S'étant acquitté de toutes ces choses, il monta sur un lieu élevé d'où il bénit la vigne, et envoya ainsi paître ses ouailles. Le nombre de ceux qui se rassasièrent de ces raisins n'était pas moindre que de trois mille, et cette vigne avant qu'on v eût touché ayant été estimée pouvoir rendre cent, mesures de vin de ce pays-là , elle en rendit trois cents vingt jours après ; au lieu que ce solitaire avare, en ayant recueilli beaucoup moins qu'il n'avait (249) coutume, et tout cela encore s'étant tourné en vinaigre, se repentit trop tard de sa faute; en quoi il n'y eut rien que le vieillard n'eût prédit à plusieurs des frères devoir arriver.

Il avait en horreur sur toutes choses les solitaires qui, par une espèce d'infidélité, mettaient ce qu'ils avaient en réserve, et prenaient trop de soin ou de leur dépense, ou de leurs habits, ou de quelqu'une de ces autres choses qui passent avec le siècle. Ainsi il ne voulait plus voir l'un d'entre eux qui demeurait à cinq milles de lui, parce qu'il avait appris qu'il gardait son petit jardin avec trop de soin, de crainte que l'on y prît quelque chose, et qu'il avait un peu d'argent. Ce frère, se voulant réconcilier avec lui, venait souvent voir les autres frères, et particulièrement Hesychius, que saint Hilarion aimait avec une extrême tendresse, et lui apporta un jour une botte de pois chiches encore tout verts. Hesychius les ayant servis le soir sur la table, le vieillard s'écria qu'il ne pouvait souffrir cette puanteur, et demanda d'où ils venaient. Hesychius répondant que c'étaient les prémices du jardin d'un des frères qui les avait apportées, " ne sentez-vous pas, " repartit le saint, " cette effroyable puanteur, et combien ces pois chiches sentent l'avarice? Envoyez-les aux bœufs, envoyez-les à d'autres animaux, et. vous verrez s'ils en mangeront. " Hesychius ayant obéi et les ayant portés dans l'étable, les bœufs, tout épouvantés et mugissant extraordinairement, rompirent leurs cordes et s'enfuirent de çà et de là; car le vieillard avait le don de connaître, par l'odeur des corps, des habits et des autres choses auxquelles on avait touché, à quel démon ou à quel vice on était assujetti.

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CHAPITRE XII. Saint Hilarion regrette son ancienne solitude; voit en esprit la mort de saint Antoine; prédit la persécution que les fidèles souffriraient en la Palestine, et va visiter le lieu où saint Antoine était mort.

A l'âge de soixante-trois ans, considérant la grandeur de son monastère, la multitude des frères qui demeuraient avec lui, et les troupes de ceux qui lui amenaient des personnes travaillées de diverses maladies et possédées du diable, ce qui remplissait sa solitude de toutes sortes de gens, il n'y avait point de jour que le souvenir de son ancienne manière de vivre et l'incroyable regret d'en être si éloigné ne lui fissent jeter des larmes. Les frères lui demandant ce qu'il avait et pourquoi il s'affligeait de la sorte, " hélas! "dit-il," je suis retourné dans le siècle, et j'ai reçu ma récompense en cette vie. Voilà que toute la Palestine et les provinces voisines me considèrent comme si j'étais quelque chose, et sous prétexte du monastère et de pourvoir aux besoins des frères, j'ai des héritages et des meubles. " Ses disciples observaient avec attention ce qui se passait en lui, mais particulièrement Hesychius, qui avait un amour et un respect incroyable pour le saint vieillard.

Ayant ainsi passé deux années en pleurs, Aristenète dont j'ai ci-devait, parlé, femme du grand-maître, mais qui n'avait rien de sa pompe et de sa magnificence, vint trouver saint Hilarion avec dessein d'aller ensuite visiter saint Antoine; sur quoi il lui dit, fondant en larmes

" Je voudrais bien y aller aussi si ce n'étais point arrêté comme en prison dans ce monastère, ou si ce voyage pouvait être utile; mais il y a deux jours que le monde a été privé d'un tel père. " Cette dame ajouta foi à ses paroles, changea de résolution, et. peu de jours après sut par un messager venu de là que saint Antoine était passé à une meilleure vie.

Que les autres admirent les miracles et les prodiges si extraordinaires faits par saint Hilarion; qu'ils admirent son incroyable abstinence, sa science et son humilité: quant â moi, rien ne m'étonne si fort que de voir qu'il ait foulé aux pieds avec tant de mépris les honneurs qu'on lui rendait et cette liante réputation que sa vertu lui avait acquise. On voyait venir à lui de tous côtés des évêques, des prêtres , des troupes de clercs et de solitaires ; on y voyait venir des principales femmes d'entre les chrétiens (ce qui est d'ordinaire un sujet de grande tentation), et non-seulement du simple peuple des villes et de la campagne, mais aussi des hommes très considérables et des magistrats , afin de recevoir de lui ou du pain béni ou de l'huile bénite ; mais au milieu de tout cela il n'avait autre pensée que la solitude ; ce qui le fit résoudre à s'en aller ; et ayant l'ait amener son âne (car il était si affaibli de jeûnes qu'il lui était presque impossible de marcher), il voulait à toute force se mettre en chemin. Ce bruit ayant été répandu et reçu comme un (250) présage de la désolation et de la ruine de la Palestine, plus de dix mille personnes de divers âges et de divers sexes s'assemblèrent autour de lui pour l'arrêter; mais lui, demeurant inflexible à leurs prières et frappant sur le sable avec son bâton , disait : " Je n'ai garde de m'imaginer que mon Dieu soit trompeur : je ne puis voir ses églises renversées, les autels de Jésus-Christ foulés au pieds, et le sang de mes enfants arroser la terre." Tous ceux qui étaient présents connurent bien qu'il avait eu révélation de quelque secret qu'il ne voulait point déclarer, et le gardaient néanmoins pour l'empêcher de partir ; sur quoi il résolut et protesta devant tous à haute voix de ne boire ni ne manger chose quelconque jusqu'à ce que l'on le laissât aller. Enfin le septième jour, voyant l'extrême faiblesse on il était réduit faute de manger, ils lui permirent de faire ce qu'il voudrait. Ainsi disant adieu à plusieurs, et une infinie multitude le suivant encore, il vint en Béthel, où il persuada à toutes ces troupes de s'en retourner, et choisit seulement quarante solitaires qui portaient de quoi se nourrir et qui étaient assez robustes pour marcher en jeûnant, c'est-à-dire pour ne manger qu'après que le soleil était, couché. Le cinquième jour il vint à Peluse, où, ayant visité les frères qui demeuraient dans un désert proche de là nommé Lychnos, il arriva trois jours après à Thébate pour y voir Dragonce, évêque et confesseur, qui y était en exil. Ayant revu une incroyable consolation de l'entretien d'un si grand personnage, il arriva, à trois autres jours de là, avec un extrême travail en Babylone, pour y voir l'évêque Philon, lequel souffrait aussi pour la confession de la foi ; car l’empereur Constance, favorisant l'hérésie des Ariens, les avait relégués tous deux en ces lieux-là. Etant parti de Babylone, il vint en deux jours à la villette d'Aphrodite, où, ayant envoyé quérir le diacre Baïsane, qui, à cause du manquement d'eau qu'il y a dans le désert , avait coutume de louer des chameaux fort vites pour mener ceux qui allaient voir saint Antoine, il déclara à ses disciples que le jour que ce saint était mort s'approchait, et qu'il le voulait célébrer au même lieu où il avait fini sa vie, en y passant toute la nuit en prières. Ainsi, ayant traversé en trois jours cette vaste et effroyable solitude, ils arrivèrent enfin sur une très haute montagne où ils trouvèrent deux solitaires, Isaac et Pélusian, dont le premier avait servi de truchement à saint Antoine.

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CHAPITRE XIII. Description de la demeure de saint Antoine.

Puisque l'occasion s'en offre et que j'en suis venu là, il me semble qu'il sera bien à propos de décrire en peu de paroles la demeure d'un si grand personnage. Une montagne pierreuse et fort élevée, laquelle a environ mille pas de circuit, pousse de son pied des eaux dont le sable boit une partie, et le reste, tombant plus bas, forme peu à peu un petit ruisseau. Il y a au-dessus un nombre infini de palmiers qui contribuent extrêmement à la beauté et à la commodité élu lieu. Vous eussiez vu Hilarion courir de çà et de là avec les disciples du bienheureux Antoine, qui lui disaient : " Voici où il avait coutume de chanter des psaumes; voici oit il priait d'ordinaire; voici où il travaillait, et voici oit il se reposait lorsqu'il était las. Lui-même a planté cette vigne et ces arbrisseaux ; lui-même de ses propres mains a fait cette petite aire; lui-même, avec beaucoup de sueur et de travail, a creusé ce réservoir pour arroser son petit jardin; et cette bêche, que vous voyez lui a servi plusieurs années à labourer la terre. " Hilarion voulut coucher dans son petit lit, et le baisait continu si saint Antoine n'eût fait que de le quitter. Sa cellule ne contenait en carré qu'autant d'espace qu'il en faut à un homme pour s'étendre en dormant, Il y avait outre cela sur le sommet de la montagne (où l'on n'allait duc par un sentier fait en forme de limaçon et par lequel il était très difficile de monter) deux autres cellules de la même grandeur, où il se retirait lorsqu'il voulait fuir la presse de ceux qui venaient vers lui et la communication de ses disciples; mais ces deux cellules étant taillées dans le roc, on y avait seulement mis deux portes Lorsqu'ils furent venus au petit jardin, " voyez-vous, " leur dit Isaac, " ce jardin planté de petits arbres et plein de légumes? il y a environ trois ans qu'une troupe d'ânes sauvages le ravageant tout, le saint commanda à l'un de ceux qui conduisaient les autres de s'arrêter, et, lui donnant de son petit bâton par le flanc, lui dit: "Pourquoi mangez- vous ce que vous n'avez pas (251) semé?" Depuis ce ,jour-là ces animaux n'ont jamais touché ni à aucun arbrisseau ni à aucun herbage ; mais ils venaient seulement boire." Hilarion priant ces deux disciples de saint Antoine de lui montrer le lieu de sa sépulture, ils le menèrent à l'écart, et on ne sait s'ils le lui montrèrent ou non. lis disaient que la raison pourquoi ils le tenaient secret, suivant ce que saint Antoine le leur avait ordonné, était de crainte que Pergame , qui était un homme fort riche de ces quartiers-là, n'enlevât le corps pour le l'aire porter chez lui et lui bâtir une chapelle.

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CHAPITRE XIV Saint Hilarion va au désert d'Aphrodite, obtient de l'eau du ciel par ses prières, passe jusque dans le désert d'oasis; et ce qui lui arriva en chemin.

Hilarion, étant retourné à Aphrodite, ne retint que deux frères avec lui et s'arrêta dans le désert proche de là, oie il vivait avec tant d'abstinence et dans un si grand silence qu'il disait n'avoir commencé qu'alors à servir Jésus-Christ. Il y avait déjà trois ans qu'il n'avait plu en ce pays-là, et ainsi la terre était dans une sécheresse étrange ; ce qui faisait dire aux habitants que les éléments mêmes pleuraient la mort de saint Antoine. Or, la réputation de saint Hilarion ne leur avant pu être cachée, ils vinrent à lui en foule, hommes et femmes, avec des visages plombés et exténués de faim, le conjurant due, comme serviteur de Jésus-Christ et successeur de saint Antoine, il leur obtint de la pluie par ses prières. Les voyant en cet état, il fut touché d'une merveilleuse compassion, et, élevant les yeux et les mains au ciel, il obtint de Dieu à l'heure même l'effet de sa demande. Mais dès que cette terre altérée et sablonneuse eut été trempée de pluie, elle produisit un si grand nombre de serpents et d'autres bêtes venimeuses qu'infinies personnes en étant piquées, elles fussent mortes à l’heure même si elles n'eussent eu recours au saint, qui leur donna de l'huile bénite, laquelle mettant sur leurs plaies, elles ne manquaient point d'être guéries.

Hilarion, voyant les extrêmes honneurs qu'on lui rendait, s'en alla à Alexandrie pour passer ensuite dans le désert le plus reculé de tous, nommé Oasis; et, comme depuis qu'il avait embrassé la vie solitaire il n'avait jamais demeuré dans aucune ville, il s'arrêta citez des solitaires qu'il connaissait, en un lieu nommé Bruchion, fort peu éloigné d'Alexandrie. Ils le reçurent avec une merveilleuse joie, et la nuit étant proche, ils furent extrêmement surpris de voir que ses disciples préparaient son âne parce qu'il s'en voulait aller ; ils se jetèrent à ses pieds en le conjurant de ne leur point faire ce tort, protestant qu'ils mourraient plutôt que de souffrir d'être privés d'un tel hôte. Il leur répondit : " Je ne me hâte de partir qu'afin de n'être pas cause que vous receviez un déplaisir, et vous connaîtrez par la suite que ce n'est pas sans sujet que je m'en vais si promptement." Le lendemain les magistrats de Gaza, qui le jour précédent avaient su son arrivée, entrèrent dans le monastère avec des archers, et, ne le trouvant point, disaient l'un à l'autre " Ce que l'on nous a rapporté est bien véritable, qu'il est magicien et connaît l'avenir. " Sur quoi il faut savoir qu'après qu'Hilarion eut quitté la Palestine et que Julien eut succédé à l'empire, les habitants de Gaza ruinèrent le monastère du saint, et obtinrent de l'empereur par leurs prières qu'on le ferait mourir et Hesychius avec lui, y ayant ordre pour cela de les chercher tous deux en quelque lieu du monde qu'ils fussent. Hilarion, après avoir traversé une solitude inaccessible, arriva en Oasis, oit ayant passé environ un au, et vouant que son nom était arrivé jusque-là, comme s'il lui eût été impossible de se cacher en tout l'Orient oit tant de gens le connaissaient par réputation et même de visage , il était dans le dessein de passer en des îles désertes, afin de rencontrer au moins sur la mer la sûreté qu'il ne pouvait trouver sur la terre.

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CHAPITRE XV. Saint Hilarion va en en Libye et passe de là en Sicile, sans pouvoir être caché en aucun lieu, les démons le découvrant partout, et faisant partout des miracles.

Environ ce temps, Adrien. l'un de ses disciples, arrivant de Palestine, lui dit que Julien avait été. tué, qu'un empereur chrétien régnait en sa place, et qu'il devait retourner pour voir les reliques de son monastère. Le saint, ne pouvant se résoudre à cela, loua un chameau, et arriva à travers une vaste solitude dans une (252) ville de Libye nommée Parétoine, assise sur le bord de la mer, d'où le malheureux Adrien, voulant retourner en Palestine, et se servant du nom de son maître pour recevoir les mêmes honneurs qu'il lui avait vu rendre autrefois, lui fit un extrême tort; et, ayant volé et tourné à son profit tout ce que les frères avaient mis entre ses mains pour porter à Hilarion, il s'en alla enfin sans lui dire adieu. Sur quoi, n'étant pas ici le lieu de m'étendre, je dirai seulement pour faire trembler ceux qui méprisent ainsi leurs maîtres, que quelque temps après il mourut de la jaunisse.

Hilarion, ayant avec lui Zanane , monta sur un vaisseau qui faisait voile en Sicile; et, comme il était en résolution de vendre un livre des Evangiles qu'il avait transcrit étant jeune, afin d'avoir de quoi payer son passage, lorsqu'ils furent vers le milieu de la mer Adriatique le fils du Pilote, étant agité par un démon, commença à crier : " Hilarion, serviteur de Dieu, pourquoi faut-il que par toi nous ne soyons pas en sûreté même sur la mer? Donne-moi au moins le temps d'aller à terre, de peur qu'étant chassé dès d'ici, je ne sois précipité dans les abîmes. "Le saint lui répondit: " Si mon Dieu te permet de demeurer, demeure; mais si c'est lui qui te chasse, pourquoi en ,jettes-tu la haine sur moi, qui ne suis qu'un pécheur et un pauvre mendiant? " ce qu'il disait de crainte que les mariniers et les marchands qui étaient sur le vaisseau ne le découvrissent lorsqu'ils seraient arrivés en terre. Incontinent après il délivra cet enfant, le père et tous les autres qui étaient présents lui ayant donné parole de ne dire son nom à qui que ce fût. Lorsqu'ils furent arrivés au promontoire de Pachyne en Sicile, il offrit au pilote ce livre des Evangiles pour le salaire du passage de Zanane et de lui ; mais le pilote ne voulut pas le recevoir, et, en étant pressé, il jura qu'il ne le recevrait point, étant d'autant plus porté à cela qu'il vit qu'excepté ce livre et leurs habits, ils n'avaient chose quelconque. Ainsi Hilarion le garda, se confiant sur ce qu'il savait en sa conscience qu'il n'était pas moins pauvre de volonté que d'effet ; et il n'avait point une plus grande joie que de penser qu'il ne possédait rien de toutes les choses du siècle, et que les habitants de ce lieu-là le prenaient pour un mendiant. Or, craignant que les marchands qui venaient du Levant ne le reconnussent et ne le fissent connaître, il s'enfuit vers le milieu de l'île, à vingt milles de la mer, où, s'arrêtant dans un petit champ abandonné, il ramassait tous les jours du bois pour faire un fagot, qu'il mettait sur le dos de son disciple, lequel, le vendant dans un village proche de là, achetait de quoi les nourrir tous deux, et un peu de pain pour ceux qui par hasard les venaient voir.

Mais certes, ainsi qu'il est écrit : " Une ville assise sur une montagne ne saurait être cachée. "Un armurier, étant tourmenté du démoli dans l'église de saint Pierre de Rome et ce malin esprit parlant par sa bouche, s'écria : "Il y a quelque jours qu'Hilarion, serviteur de Jésus-Christ, est entré dans la Sicile, où personne ne le tonnait et où il croit être bien caché; mais j'irai et le découvrirai. " Aussitôt après cela il monta avec ses valets sur un vaisseau qui était au port, lequel le mena à Pachyne, d'où il fut conduit par le démon à la petite cabane du vieillard, devant lequel il se prosterna contre terre et fut aussitôt délivre. Ce premier des miracles qu'il fit en Sicile fut cause qu'une multitude incroyable, non-seulement de malades, mais aussi de personnes de piété, le vinrent trouver, entre lesquels l'un des principaux, qui était hydropique, fut guéri le même jour; et lui ayant ensuite apporté de très grands présents, le saint au lieu de les recevoir lui dit cette parole de Jésus-Christ à ses disciples

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CHAPITRE XVI. Hesychius va trouver saint Hilarion, qui passe en Dalmatie, où il fait brûler un dragon épouvantable et arrête l'inondation de la mer.

Tandis que ces choses se passaient en Sicile Hesychius, son fidèle disciple, cherchait le saint vieillard par tout le monde. Il n'y avait point de rivages qu'il ne courût ni de déserts qu'il ne pénétrât; et. toute son espérance pour le trouver était fondée sur ce qu'en quelque lieu qu'il fût, il était impossible qu'il demeurât longtemps caché. Au bout de trois ans il apprit à Methone, d'un Juif qui vendait de vieux baillons aux pauvres gens, qu'il avait paru en Sicile un prophète des chrétiens, lequel faisait tant de miracles que l'on croyait que c'était un des saints du temps passé. Sur quoi, lui (253)demandant comment il était vêtu, quel était son marcher, son langage et particulièrement son âge, il n'en put rien apprendre, ce Juif disant qu'il ne le connaissait que par réputation. Hesychius, s'étant ensuite embarqué sur la mer Adriatique, arriva heureusement à Pachyne; et, s'informant du vieillard dans un hameau qui est sur le rivage, il apprit par le bruit commun le lieu où il était et ce qu'il faisait; en quoi on n'admirait rien tant en lui que ce qu'après avoir fait un si grand nombre de miracles, il n'avait pas seulement voulu recevoir un morceau de pain de qui que ce fût.

Mais, pour ne m'étendre pas trop sans besoin, le saint homme Hesychius, se jetant aux genoux de son maître et arrosant ses pieds de ses larmes, après avoir été relevé par lui et l'avoir entretenu deux ou trois jours, apprit de Zanane que le saint vieillard ne pouvait se résoudre à demeurer là plus longtemps, mais voulait s'en aller dans quelques pays barbares où on ne le connût point et où on n'entendit pas même son langage. Il le mena donc à Epidaure, qui est un bourg de Dalmatie, où, ayant demeuré quelques jours dans un petit champ proche de là, il ne put être caché davantage parce qu'un dragon d'une prodigieuse grandeur, et qui était du nombre de ceux qu'ils nomment en ce pays-là Boa à cause qu'ils sont si extraordinairement grands qu'ils dévorent même les bœufs, ravageait toute cette province, et n'engloutissait pas seulement les troupeaux et les bêtes, mais aussi les paysans et les pasteurs, qu'il attirait à lui par son souffle. Saint Hilarion, après avoir fait élever un grand bûcher et adressé sa prière à Jésus-Christ, commanda au dragon de monter sur le monceau de bois, et puis y mit le feu. Ainsi en présence de tout le peuple il brûla cette monstrueuse bête. Cette action le mettant en inquiétude à cause qu'elle l'avait fait connaître, il ne savait que faire ni à quoi se résoudre et se préparait à une autre fuite; son amour pour la solitude lui faisait courir en esprit toute la terre afin d'y trouver un lieu pour se cacher, et il s'affligeait de ce que, quelque soin qu'il prit de se taire, ses miracles parlaient pour lui et le découvraient.

En ce temps cet. universel tremblement de terre qui arriva après la mort de Julien lit sortir les mers de leurs bornes, et, comme si Dieu eût menacé les hommes d'un second déluge ou que toutes choses dussent retourner dans leur ancien chaos, les vaisseaux pendaient sur le haut des montagnes où la tempête les avait portés. Les habitants d'Epidaure, voyant les flots bruire de la sorte et ces effroyables montagnes d'eau venir fondre sur leurs tûtes, craignant, ainsi qu'il était autrefois arrivé, que leur bourg ne fût submergé, vinrent trouver le vieillard et, comme s'ils fussent allés au combat, le mirent à leur tête sur le rivage. Le saint ayant fait trois signes de croix sur le sable et étendu ses mains vers ce déluge qui les menaçait, il n'est pas croyable jusque à quelle hauteur la mer s'enfla et se tint ainsi devant lui ; mais, après avoir grondé longtemps comme si elle eût supporté avec impatience de rencontrer cet obstacle, elle s'abaissa peu à peu et lit retourner ses eaux dans elle-même. Epidaure et toute cette contrée publient encore aujourd'hui ce miracle, et les mères le content à leurs enfants afin d'en faire passer la mémoire à toute la postérité. Ainsi il se voit que ce que Jésus-Christ a dit à ses apôtres : " Si vous avez de la foi vous direz à cette montagne : " Jette-toi dans la mer, " et elle s'y jettera, " se peut accomplir au pied de la lettre, pourvu que l'on ait une foi égale à celle des apôtres et telle que notre Seigneur leur commanda de l'avoir; car quelle différence y a-t-il ou qu'une montagne saute dans la. mer, ou que d'épouvantables montagnes d'eau soient demeurées fixes en un moment et due, d'un coté étant comme de pierre devant les pieds de saint Hilarion, elles se soient doucement écoulées de l'autre. Tout le bourg fut rempli d'admiration, et le bruit d'un si grand miracle se répandit mime jusqu'à Salone.

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CHAPITRE XVII. Saint Hilarion passe en Cypre. Miracle qu'il lit en chemin et dans cette île, où Hesychius le va trouver.

Hilarion, ayant su cela, s'enfuit de nuit dans une petite chaloupe; et deux ,jours après, ayant rencontré un vaisseau marchand, il prit la route de Cypre. Des pirates, qui avaient laissé sur le rivage, entre les îles de Malée et de Cythère, le reste de leur flotte, composée de vaisseaux qui allaient à rames et non pas à voiles , vinrent, pour rencontrer ce vaisseau, sur deux (254) grandes fustes très légères et qui avaient double rang de rames. Tous ceux qui étaient avec Hilarion commencèrent à trembler, à pleurer leur malheur, à courir de çà, de là, et à préparer leurs rames ; et, comme si un seul message n'eût pas été suffisant, ils allaient coup sur coup dire au vieillard que les pirates étaient proches. Lui, les regardant de loin, se mit à sourire, et, se tournant vers ses disciples, leur dit : " Gens de petite foi, pourquoi avez-vous peur? Ceux qui vous font ainsi trembler sont-ils en plus grand nombre que l'armée de Pharaon, dont, par la volonté de Dieu, il ne resta un seul qui ne fût submergé. " Durant qu'il parlait ainsi les pirates s'avançaient toujours et étaient déjà prêts à fondre sur eux , n'étant éloignés que d'un jet de pierre. Alors Hilarion, demeurant ferme sur la proue du vaisseau , étendit sa main vers eux et leur dit : " Contentez-vous d'être venus jusqu'ici. " O merveilleux effet et presque incroyable de la foi! ces barques commencèrent soudain à reculer, et tout l'effort des rames tournait contre la poupe. Les pirates ne pouvaient assez s'étonner de ce que malgré eux ils retournaient ainsi en arrière, et, s'efforçaient de tout leur pouvoir d'aborder le vaisseau d'Hilarion, ils furent reportés au rivage beaucoup plus vite qu'ils n'en étaient venus.

Je passe plusieurs autres choses, de peur qu'il ne semble qu'en les racontant toutes je veuille faire un volume; au lieu d'un discours. Je dirai seulement que, naviguant avec un vent favorable entre les îles des Cyclades, il entendait les voix des démons qui criaient de côté et d'autre dans les villes et les bourgs, et couraient vers le rivage. Etant entré dans l'une des villes de Cypre nommée Paphos, que les poètes ont rendue si célèbre, et qui par plusieurs tremblements a été réduite en tel état que l'on ne voit plus maintenant que par ses ruines quelle elle a été autrefois, il demeurait à deux vrilles de là, avec une extrême joie de ce que, n'étant connu de personne, il y avait passe quelques journées en repos. Mais vingt jours n'étaient pas encore, accomplis que tous ceux de l'île qui étaient possédés des démons commencèrent à crier qu'Hilarion, serviteur de Jésus-Christ, était venu, et qu'ils devaient se hâter de l'aller trouver. Ce bruit retentissait dans Salamine, dans Curie, dans Lapète et dans toutes les autres villes, plusieurs assurant qu'ils savaient bien quel était Hilarion et que c'était un véritable serviteur de Dieu, mais qu'ils ignoraient où il était. Au bout de trente jours ou un peu plus, environ deux cents personnes , tant. hommes que femmes, s'assemblèrent auprès de lui ; ce que voyant, et étant fâché de ce que les démons ne pouvaient souffrir qu'il demeurât en repos, devenant plus cruel que de coutume contre ces malins esprits, et comme s'il se fût voulu venger d'eux, il les persécuta de telle sorte qu'il les contraignit à force de prières de sortir des corps de ces misérables, les uns sur-le champ, les autres au bout de deux jours, et tous généralement avant que la semaine fût passée.

Ayant demeuré là deux ans dans une continuelle pensée de s'enfuir, il envoya Hesychius en Palestine, avec ordre de retourner au printemps pour y visiter ses frères et voir les reliques de son monastère. Après son retour il désira d'aller encore en Egypte pour demeurer dans ces lieux que l'on nomme Bucolia, à cause qu'il n'y a pas un seul chrétien et qu'ils sont seulement habités par une nation barbare et farouche ; mais Hesychius lui conseilla de se retirer plutôt dans le lieu le plus écarté de l'île où ils étaient; et, ayant pour cela tout visité avec beaucoup de temps et de soin, il le mena, à douze milles de la mer, dans des montagnes fort reculées et très rudes, où l'on pouvait à peine monter en se traînant sur les mains et sur les genoux. Saint Hilarion, y étant arrivé et considérant ce lieu caché et si effroyable, vit qu'il était environné d'arbres de tous côtés, qu'il y avait des eaux coulantes, un petit jardin fort agréable et plusieurs arbres fruitiers dont il ne mangea néanmoins jamais de fruit, et que proche de là était un très ancien temple tout ruiné, d'où, à ce qu'il disait et comme ses disciples le témoignent, on entendait retentir nuit et jour les voix d'une si incroyable multitude de démons qu'il semblait que ce fussent celles de toute une armée; ce qui lui donna beaucoup de ,joie, voyant par là qu'il aurait si près de lui des ennemis à combattre. Il y demeura cinq années, Hesychius l'allant souvent visiter; et ce ne lui fut pas une petite consolation dans ce dernier temps de sa vie de ce que, à cause de l'extrême difficulté d'un chemin si rude et de tant d'ombrages qui le couvraient, il n'y avait que peu ou point de personnes qui (255) pussent ou qui osassent entreprendre de monter cette montagne.

Un soir, au sortir de son petit jardin, il vit un homme paralytique de tout le. corps couché par terre devant la porte; sur quoi, ayant demandé à Hesychius qui il était et comment il avait été amené là, il lui répondit qu'il avait été receveur de cette petite métairie et que le jardinet où ils étaient lui appartenait. Alors le saint se mit à pleurer, et, tendant la main à ce pauvre malade, lui dit : " Je te commande, au nom de Jésus-Christ, de te lever et de marcher. " O admirable promptitude! il n'avait pas encore achevé de prononcer ces paroles que, toutes les parties du corps de cet homme étant déjà fortifiés, il se trouva en état de se pouvoir lever et de se tenir debout. Ce miracle ayant été su, plusieurs personnes, par le besoin qu'elles avaient de l'assistance du saint, surmontèrent la difficulté d'aller vers lui par ces chemins inaccessibles; et tous les habitants d'alentour ne travaillaient à rien avec. tant de soin qu'à prendre garde qu'il ne s'échappât ; car le bruit s'était répandu parmi eux qu'il lie pouvait demeurer longtemps en un même lieu; ce qu'il ne faisait ni par légèreté ni par une impatience et une inquiétude puériles, mais à cause qu'il fuyait l'honneur et l'importunité des visites, ayant toujours aimé le silence et une vie inconnue aux hommes.

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CHAPITRE XVIII. Mort de saint Hilarion, et conclusion de tout ce discours.

Etant arrivé à l'âge de quatre-vingts ans, et Hesychius étant absent , il lui écrivit de sa main une petite lettre, qui était comme son testament, par laquelle il lui laissait toutes ses richesses,qui consistaient en un livre des Evangiles, en ce sac dont il était revêtu, en une cape et en un petit. manteau ; car Zanane, qui le servait, était mort quelques jours auparavant. Plusieurs hommes de grande piété vinrent de Paphos le visiter, sachant qu'il était malade ; et principalement sur ce qu'ils lui avaient entendu dire qu'il serait bientôt délivré de la prison de son corps pour aller à Dieu et passer à une meilleure vie. Constance y l'ut aussi, qui était une sainte femme au gendre et à la fille de laquelle il avait sauvé la vie avec de l'huile bénite. Il les conjura tous de ne garder pas son corps un seul moment après sa mort , mais de l'enterrer à l'heure même dans ce petit jardin, tout vêtu comme il était avec sa haire, sa cape et son savon. Il avait encore un peu de chaleur; et, bien qu'il ne lui restât rien d'un homme vivant chie le seulement, il ne laissa pas de dire, ayant les yeux encore tout ouverts . "Sors, mon âme ; que crains-tu? Sors, mon âme; de quoi as-tu peur? Tu as servi Jésus-Christ près de soixante-dix ans, et tu crains la mort! " En achevant ces paroles il rendit l'esprit, et à l'instant avant été mis en terre, on sut plus tôt à la ville son enterrement que sa mort. Le saint homme Hesychius, ayant appris cette nouvelle en Palestine , vint en Cypre; et, feignant de vouloir demeurer dans le même petit jardin, afin d'imiter tout soupçon aux habitants et d'empêcher que, se défiant de lui, ils ne l'observassent, il déroba son corps, environ dix mois après, avec lui tris grand danger de sa vie, et le porta à Majuma , où , avec tous les solitaires et les habitants des environs qui l'accompagnaient par grandes troupes, il l'enterra dans son ancien monastère. Sa haire, sa cape et son petit manteau étaient encore au même état que lorsqu'il mourut, et tout son corps, aussi entier que s'il eût été vivant , répandait une odeur si excellente qu'il semblait qu'il eût été embaumé avec des parfums précieux.

Je crois ne devoir pas oublier à la fin de ce livre de rapporter quelle fut la dévotion de Constance, cette très sainte femme dont j'ai parlé. Ayant su que le corps d'Hilarion avait été transporté en la Palestine, elle rendit l'esprit à l'instant, témoignant ainsi, même par sa mort, sa véritable charité pour ce grand serviteur de Dieu, sur le sépulcre duquel elle avait coutume de passer les nuits entières sans fermer les yeux et de lui parler connue s'il eût été présent, afin qu'il l'assistât en ses prières. Il y a encore aujourd'hui une très grande contestation entre les habitants de la Palestine et ceux de Cypre ; les uns soutenant qu'ils ont le corps et les autres qu'ils ont l'esprit d'Hilarion, lequel fait tous les jours de grands miracles dans l'une et dans l'autre de ces provinces , mais principalement dans le petit jardin de Cypre, à cause sans doute qu'il a plus aimé ce lieu-là qu'aucun autre.

 

 

 

 

 

 

 

 

VIES DE PLUSIEURS SAINTES FEMMES DE ROME

 

 

 

VIE DE SAINTE LÉA, VEUVE.

A SAINTE MARCELLA.

Comme vers la troisième heure du jour nous commencions à lire le soixante-douzième psaume,qui est le commencement du troisième livre, et que nous nous trouvions obligés de faire voir qu'une partie du sujet de ce psaume se rapporte à la fin du second livre, ces paroles: " Ici finissent les prières de David fils de Jessé, " faisant la fin du livre précédent, et ces autres: " Psaume d'Asaph, " le commencement du suivant, comme enfin nous étions arrivés à l'endroit où le prophète, parlant en la personne du reste, use de ces termes: " Si j'entrais en ce discours, je me rendrais prévaricateur de la cause de vos enfants, " ce qui n'est pas exprimé de la même sorte dans les exemplaires latins, on nous est soudain venu dire que la très sainte Léa était affranchie de la prison de ce corps; sur quoi je vous ai vu pâlir de telle sorte qu'il parait bien qu'il y a peu, ou, pour mieux dire, qu'il n'y a point d'esprits si fermes qui ne soient touchés d'affliction en apprenant que ce vase d'argile dans lequel notre âme est enfermée se brise en pièces. Je sais que la cause de votre douleur ne procédait nullement de l'incertitude de son salut, mais de ce que vous ne lui aviez pas rendu les derniers devoirs eu assistant à ses funérailles. Nous apprîmes aussi ensuite que son corps avait déjà été porté à Ostie.

Que si vous me demandez à quoi tend cette répétition de ce que vous savez aussi bien que moi, je nie servirai des paroles de l'Apôtre pour vous répondre que diverses considérations la rendent utile : premièrement parce que chacun est obligé de témoigner de la ;joie dans la mort de celle qui, après avoir foulé aux pieds toute la puissance du démon, jouit maintenant en repos dans le ciel de la couronne de justice qu'elle a reçue de la main de Dieu; en second lieu, afin que cela m'engage à représenter sa vie en peu de mots; et en troisième lieu, pour faire voir de quelle sorte ce consul désigné, qui a été enlevé du monde avant que de pouvoir jouir de la félicité de ce siècle, éprouve maintenant les peines éternelles de l'enfer.

Mais qui est celui qui pourrait dignement louer une vie aussi excellente qu'a été celle de notre chère Léa, puisqu'elle s'est de telle sorte donnée tout entière à Dieu que , sa vertu, l'ayant élevée à la charge de supérieure du monastère, elle est devenue, la mère de plusieurs vierges; et qu'après avoir été richement vêtue elle a mâté son corps par la rudesse d'un cilice, elle a passé les nuits entières sans fermer l’oeil, et a encore beaucoup plus instruit ses saintes compagnes par son exemple que par ses paroles. Son humilité était si extrême due, s1etant vue autrefois maîtresse d'une maison pleine d'un grand nombre de serviteurs, on l'aurait prise pour la servante de toutes les autres, si ce n'est qu'elle devait d'autant plus passer pour servante de Jésus-Christ qu'elle ne passait plus pour maîtresse parmi les gens du monde. Son habit était très modeste, sa coiffure très négligée et son manger très simple, parce qu'elle ne craignait rien tant que de recevoir sa récompense dès ce monde. Maintenant au lieu de ces travaux passagers elle jouit d'une félicité éternelle; elle est reçue entre les choeurs des anges, et elle est heureuse dans le sein d'Abraham où elle voit, avec le Lazare autrefois si pauvre, ce riche vêtu de pourpre, ce consul, non pas couvert de palmes mais couvert de deuil, lui demander une goutte d'eau.

Oh! quel changement ! celui qui quelques jours auparavant était élevé au comble des dignités les plus éminentes, qui montait au Capitole comme un victorieux prêt à triompher des nations qu'il avait domptées, que le peuple romain avait reçu avec des cris, des acclamations et des réjouissances publiques, et par la mort duquel toute la ville a été troublée, se trouve maintenant, tout nu et sans consolation quelconque, non pas dans un céleste palais dont (257) l'avenue semée d'étoiles brillantes ait mérité par son éclat d'être nommée la voie lactée ainsi que sa femme le dit faussement, mais dans des ténèbres épouvantables ; et au contraire cette sainte, qui était enfermée dans la solitude d'une petite cellule, qui passait pour pauvre et pour abjecte et dont la manière de vivre était estimée une folie, suit maintenant Jésus-Christ et dit : " Nous voyons dans la cité de notre Dieu les merveilles qui nous en avaient été rapportées.

C'est pourquoi, tandis que nous courons dans la carrière de cette vie mortelle, je vous exhorte et vous conjure, les larmes aux yeux et les gémissements dans le coeur, que nous ne nous revotions point de deux tuniques, c'est-à-dire d'une foi double ; que nous ne couvrions point nos pieds de peaux d'animaux, c'est-à-dire d'oeuvres mortes; que le poids des richesses ne nous fasse point pencher vers la terre; que nous ne cherchions point l'appui d'un bâton, c'est-à-dire des puissances séculières, et que nous ne nous imaginions point de pouvoir nous attacher en même temps et à Jésus-Christ et au monde; mais que des biens éternels succèdent à des biens passagers et périssables, et que, commençant tous les jours à mourir selon le corps, nous ne nous persuadions pas d'être immortels, afin que nous le puissions être dans une meilleurs vie.

 

 

 

 

 

VIE DE SAINTE FABIOLA, VEUVE.

 

AVANT-PROPOS.

A OCÉANUS.

Il y a plusieurs années que j'écrivis à Paula, cette femme si illustre par sa vertu entre toutes celles de son sexe, pour la consoler de l'extrême déplaisir qu'elle venait de recevoir de la perte de Blesilla ; il y a quatre ans que j'employai tous les efforts de mon esprit pour faire l'épitaphe de Népotien, que j'envoyai à l'évêque Héliodore; et il y a environ deux ans que j'écrivis une petite lettre à mon cher ami Pammaque sur la mort si soudaine de Pauline, ayant honte de faire un plus long discours à un homme très éloquent, et de lui représenter des choses qu'il pouvait trouver en lui-même, ce qui n'aurait pas tant été consoler mon ami que, par une sotte vanité, vouloir instruire un homme accompli en toutes sortes de perfections.

Maintenant, mon fils Océanus, vous m'engagez dans un ouvrage à quoi mon devoir m'engageait déjà et auquel je suis assez porté de moi-même, qui est de donner un jour tout nouveau à une matière qui n'est plus nouvelle, en représentant dans leur éclat et dans leur lustre tant de vertus qui peuvent passer pour nouvelles en ce qu'elles sont extraordinaires; car dans ces autres consolations je n'avais qu'à soulager l'affliction d'une mère, la tristesse d'un oncle et la douleur d'un mari; et, selon la diversité des personnes, chercher divers remèdes dans l'Ecriture sainte; mais aujourd'hui vous me donnez pour sujet Fabiola, la gloire des chrétiens, l'étonnement des idolâtres, le regret des pauvres et la consolation des solitaires.

Quoi que je veuille louer d'abord, ce semblera peu de chose en comparaison de ce que je dirai ensuite, puisque si je parle de ses jeûnes, ses aumônes sont plus considérables; si j'exalte son humilité, l'ardeur de sa foi la surpasse; et si je dis qu'elle a aimé la bassesse et que, pour condamner la vanité des robes de soie, elle a voulu être vêtue comme les moindres d'entre le peuple et comme les esclaves, c'est beaucoup plus d'avoir renoncé à l'affection des ornements qu'aux ornements mêmes, parce qu'il est plus difficile de nous dépouiller de notre orgueil que de nous passer d'or et de pierreries. Après les avoir quittées nous sommes quelquefois enflammés de présomption en portant des habits sales et déchirés qui nous sont fort honorables, et nous faisons parade d'une pauvreté que nous vendons pour le prix des applaudissements populaires; au lieu qu'une vertu cachée, et qui n'a pour consolation que le secret de notre propre conscience, ne regarde que Dieu seul comme son juge.

Il faut donc que j'élève la vertu de Fabiola par des louanges tout extraordinaires, et que, laissant l'ordre dont les orateurs se servent, je prenne le sujet de mon discours des commencements de sa confession et de sa pénitence. Quelque autre, se souvenant de ce qu'il a vu dans le poète, représenterait ici ce Fabius Maximus (258)

Qui par les grands succès d'une valeur prudente

Soutint, seul des Romains la gloire chancelante,

et toute cette illustre race des Fabiens; il dirait quels ont été leurs combats, il raconterait leurs batailles, et vanterait la grandeur de Fabiola en montrant qu'elle. a tiré sa naissance d'une. si longue suite d'aïeux et d'une tige si noble et si éclatante, afin défaire voir dans le tronc des preuves de la grandeur qu'il ne pourrait trouver dans les branches; mais quant à moi, qui ai tant d'amour pour l'étable de Bethléem et pour la crèche de notre Sauveur, où la Vierge-mère donna aux hommes un Dieu-enfant, je chercherai toute la gloire d'une servante de Jésus-Christ, non dans les ornements et les avantages que les histoires anciennes lui peuvent donner, mais dans l'humilité qu'elle a apprise et pratiquée dans l'Eglise.

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CHAPITRE I. De la faute que sainte Fabiola avait faite de se remarier du vivant, de son premier mari, bien qu'elle l'eût répudié pour des causes très légitimes.

Or, parce que dès l'entrée de mon discours il se rencontre comme un écueil et une tempête formée par la médisance de ses ennemis, qui lui reprochent d'avoir quitté son premier mari pour en épouser un autre, je commencerai par faire voir de quelle sorte elle a obtenu le pardon de cette faute, avant de la louer depuis la pénitence qu'elle en a faite.

On dit que son premier mari était sujet à de si grands vices que la plus perdue femme du monde et la plus vile de toutes les esclaves n'aurait pu même les souffrir; mais je n'ose les rapporter, de crainte de diminuer le mérite de la vertu de Fabiola, qui aima mieux être accusée d'avoir été la cause de leur divorce que de perdre de réputation une partie d'elle-même en découvrant les défauts de son mari : je dirai simplement ce qui suffit pour une femme pleine de pudeur et pour une chrétienne. Notre Seigneur défend au mari de quitter sa félonie, si ce n'est pour adultère, et, en cas qu'il la quitte pour ce sujet, il ne veut pas qu'elle puisse se marier. Or tout ce qui est commandé aux hommes ayant nécessairement lieu pour les femmes, il n'est pas moins permis à une femme de quitter son mari s’il est adultère qu'à un mari de répudier sa femme pour le même crime; et si celui qui commet un péché avec une courtisane

n'est qu'un même corps avec elle, selon le langage de l'Apôtre, la femme qui a pour mari un homme impudique et vicieux ne fait qu'un même corps avec lui. Les lois des empereurs et celles de Jésus-Christ ne sont pas semblables; et Papinien et saint Paul ne nous enseignent pas les mêmes choses : ceux-là lâchent la bride à l'impudicité des hommes et, ne condamnant que l'adultère, leur permettent de s'abandonner en toutes sortes de débordements dans les lieux infâmes et avec des créatures de vile condition, comme si c'était la dignité des personnes et non pas la corruption de la volonté qui fût la cause du crime; mais parmi nous ce qui n'est pas permis aux femmes n'est non plus permis aux hommes, et dans des conditions égales l'obligation est égale.

Fabiola, à ce que l'on dit, quitta donc son mari à cause qu'il était vicieux; elle le quitta parce qu'il était coupable de di-,ers crimes; elle le quitta, je l'ai quasi dit, pour des causes dont son voisinage témoignant d'être scandalisé, elle seule ne voulut pas le publier. Que si on la blâme de ce que, s'étant séparée d'avec lui, elle ne demeura pas sans se marier, j'avouerai volontiers sa faute , pourvu que je dise aussi quelle fut la nécessité qui l'obligea de la commettre. Saint Paul nous apprend " qu'il vaut mieux se marier que brûler : " elle était fort jeune et ne pouvait demeurer dans le veuvage; " elle éprouvait un combat dans elle-même entre ses sens et sa volonté, entre la loi du corps et celle de l'esprit, " et se sentait traîner, comme captive et malgré qu'elle en eût, au mariage ainsi, elle crut qu'il valait mieux confesser publiquement sa faiblesse et se couvrir en quelque façon de l'ombre d'un misérable mariage que, pour conserver la gloire d'avoir été femme d'un seul mari, tomber dans les péchés des courtisanes. Le même apôtre veut que les jeunes veuves se remarient pour avoir des enfants et afin de ne donner aucun sujet de médisance à leurs ennemis, dont il rend aussitôt! la raison en ajoutant : " Car il y en a déjà quelques-unes qui ont lâché le pied et tourné la tête en arrière poursuivre le démon : " ainsi Fabiola étant persuadée qu'elle avait eu raison de quitter

son mari, et ne connaissant pas dans toute sou étendue la pureté de l'Evangile, qui retranche aux femmes, durant la vie de leurs maris, la liberté de se remarier sous quelque prétexte (259) que ce soit, elle reçut sans y penser une blessure, en commettant une action par laquelle elle croyait pouvoir éviter que le démon ne lui en fit plusieurs autres.

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CHAPITRE II. Merveilleuse pénitence que sainte Fabiola fit de cette faute.

Mais pourquoi m'arrêter à des choses passées et abolies il y a si longtemps, en cherchant à excuser une faute dont elle a témoigné tant de regret? Et qui pourrait croire qu'étant rentrée en elle-même après la mort de son second mari, en ce temps où les veuves qui n'ont pas le soin qu'elles devraient avoir de leur conduite ont coutume, après avoir secoué le joug de la servitude, de vivre avec plus de liberté, d'aller aux bains, de se promener dans les places publiques et de paraître comme des courtisanes, elle ait voulu pour confesser publiquement sa faute se couvrir d'un sac, et à la vue de toute la ville de Rome, avant le jour de Pâques, se mettre au rang des pénitents devant la basilique de Latran? qu'elle ait voulu, ayant les cheveux épars, le visage plombé et les mains sales, baisser humblement sa tête couverte de poudre et de cendre sous la discipline de l'Eglise, le pape, les prêtres et tout le peuple fondant en larmes avec elle?

Quel péché ne serait point remis par une telle douleur, et quelle tache ne serait point effacée par tant de pleurs? Saint Pierre par une triple confession obtint le pardon d'avoir renoncé trois fois son maître ; les prières de Moïse firent remettre à Aaron le sacrilège qu'il avait commis en souffrant qu'on fit le veau d'or ; Dieu, ensuite d'un jeûne de sept jours, oublia le double crime où David, qui était si juste et l'un des plus doux hommes du monde, était tombé en joignant l'homicide à l'adultère, car il le vit couché par terre, couvert de cendre, oubliant sa dignité royale, fuyant la lumière pour demeurer dans les ténèbres, et tournant seulement les yeux vers celui qu'il avait offensé, et lui disant d'une voix lamentable, et tout trempé de ses larmes : " C'est contre vous seul que j'ai péché, c'est en votre présence que j'ai commis tous ces crimes; mais, mon Dieu, redonnez-moi la joie d'être dans les voies de salut et fortifiez-moi par votre esprit souverain. " Il est arrivé que ce saint roi, qui nous

apprend par ses vertus comment lorsque nous sommes debout nous devons nous empêcher de tomber, nous a montré par sa pénitence de quelle sorte quand nous sommes tombés nous devons nous relever. Vit-on jamais un roi plus impie qu'Achab, dont l'Ecriture dit : " Il n'y en a point eu d'égal en méchanceté à Achab, qui semble s'être rendu esclave du péché pour le commettre en la présence du Seigneur avec des excès incroyables? " ce prince ayant répandu le sang de Nabot, et le prophète lui faisant connaître quelle était la colère de Dieu contre lui par ces paroles qu'il lui porta de sa part: " Tu as tué cet homme, et outre cela tu possèdes encore son bien, mais je te châtierai comme tu le mérites, je détruirai ta postérité, etc., " il déchira ses vêtements, se couvrit d'un cilice, se revêtit d'un sac, il jeûna et marcha la tête baissée contre terre. Alors Dieu dit à Elie: " Ne vois-tu pas qu'Achah s'est humilié en ma présence? et parce qu'il est entré dans cette humiliation par le respect qu'il me doit, je suspendrai durant sa vie les effets de ma colère. "

O heureuse pénitence, qui fait que Dieu regarde le pécheur d'un oeil favorable, et qui en confessant ses fautes oblige ce souverain juge , à révoquer l'arrêt qu'il avait prononcé en sa fureur! Nous voyons dans les Paralipomènes que la même chose arriva au roi Manassès,dans le prophète Jonas au roi de Ninive, et dans l'Evangile au publicain ; dont le premier se rendit digne non-seulement de pardon, mais aussi de sauver son royaume , le second arrêta la colère de Dieu prête à lui tomber sur la tête, et le troisième, en meurtrissant de coups son estomac et n'osant lever les yeux vers le ciel, s'en retourna beaucoup plus justifié par l'humble confession de ses péchés que le pharisien par la vaine ostentation de ses vertus.

Mais ce n'est pas ici le lieu de louer la pénitence et de dire, comme si j'écrivais contre Montan ou contre Novat, que " c'est une hostie qui apaise Dieu; que nul sacrifice ne lui est plus agréable qu'un esprit touché du regret de ses offenses; qu'il aime mieux la pénitence du pécheur que non pas sa mort ; lève-toi, lève-toi, Jérusalem, " et plusieurs autres paroles semblables qu'il nous fait entendre par la bouche de ses prophètes ; je dirai seulement, pour (260) l'utilité de ceux qui liront ceci et à cause qu'il convient particulièrement à mon discours, que Fabiola n'eut point de honte de se confesser pécheresse en la présence de Dieu sur la terre, et qu'il ne la rendra point confuse dans le ciel en la présence de tous les hommes et de tous les anges. Elle découvrit sa blessure à tout le monde, et Rome ne put voir sans répandre des larmes les marques de sa douleur imprimées sur son corps si pâle et si exténué de jeûnes. Elle parut avec des habits déchirés, la tête nue et la bouche fermée. Elle n'entra point dans l'église du Seigneur, mais demeura hors du camp, séparée des autres comme Marie, sueur de Moïse, en attendant que le prêtre qui l'avait mise dehors la fit revenir. Elle descendit du trône de ses délices; elle tourna la meule pour moudre le blé, selon le langage figuré de l'Ecriture; elle passa courageusement et les pieds nus le torrent de larmes; elle s'assit sur les charbons de feu dont le prophète parle, et ils lui servirent à constituer son péché. Elle se meurtrissait le visage à cause qu'il avait plu à son second mari; elle haïssait ses diamants et ses perles; elle ne pouvait voir ce beau linge dont elle avait été si curieuse ; elle avait du dégoût. pour toutes sortes d'ornements. Elle n'était pas moins affligée que si elle eût commis un adultère ; et elle se servait de plusieurs remèdes pour guérir une seule plaie.

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CHAPITRE III. Sainte Fabiola vend tout son bien pour l'employer à assister les pauvres. Ses incroyables charités.

Je me suis longtemps arrêté à sa pénitence comme en un lieu fâcheux et difficile, afin de ne rencontrer plus rien qui m'arrête lorsque j'entrerai dans un champ aussi grand qu'est celui des louanges qu'elle mérite. Etant reçue dans la communion des fidèles à la vue de toute l'église , son bonheur présent ne lui fit point oublier ses afflictions passées, et après avoir l'ait une fois naufrage elle ne voulut plus se mettre au hasard de tomber dans les périls d'une nouvelle navigation, trais elle vendit tout son patrimoine, qui était très grand et proportionne à sa naissance, et en destina tout l'argent à assister les pauvres dans leurs besoins, ayant été la première qui établit un hôpital pour y rassembler les malades abandonnés, et soulager tant de malheureux consumés de langueur et accablés de nécessité.

Représenterai-je ici sur ce sujet les divers maux qu'on voit arriver aux hommes? des nez coupés, des yeux crevés, des pieds à demi brûlés, des mains livides, des ventres enflés, des cuisses desséchées, des jambes bouffies, et des fourmilières de vers sortir d'une chair à demi mangée et toute pourrie. Combien a-t-elle elle-même porté sur ses épaules de personnes toutes couvertes de crasse et languissantes de jaunisse! combien de fois a-t-elle lavé des plaies qui jetaient une humeur si puante que nul autre n'eût pu seulement les regarder! Elle donnait de ses propres mains à manger aux pauvres, et faisait prendre de petites cuillerées de nourriture aux malades.

Je sais qu'il y a plusieurs personnes riches et fort dévotes qui, ne pouvant voir de tels objets sans soulèvement de coeur, se contentent d'exercer par le ministère d'autrui semblables actions de miséricorde, et qui font ainsi avec leur argent des charités qu'elles ne peuvent faire avec leurs mains : certes je ne les blâme pas, et serais bien fâché d'interpréter à infidélité cette délicatesse de leur naturel, mais, comme je pardonne à leur infirmité, je puis bien aussi par mes louanges élever jusque dans le ciel cette ardeur et ce zèle d'une âme parfaite, puisque c'est l'effet d'une grande foi de surmonter toutes ces peines. Je sais de quelle sorte, par un juste châtiment, l'âme superbe de ce riche vêtu de pourpre fut condamnée pour n'avoir pas traité le Lazare comme il devait. Ce pauvre que nous méprisons , que nous ne daignons pas regarder et dont la vue nous fait mal au coeur est semblable à nous, est formé du même limon, est composé des mêmes éléments, et nous pouvons souffrir tout de qu'il souffre: considérons donc ses maux comme si c'étaient les nôtres propres, et alors toute cette dureté que nous avons pour lui sera amollie par ces sentiments si favorables que nous avons toujours pour nous-mêmes.

Quand Dieu m'aurait donné cent bouches et cent voix,

Quand je ferais mouvoir cent langues à la fois,

Je ne pourrais nommer tous les maux déplorables

Qui tourmentaient les corps de tant de misérables,

maux que Fabiola changea en de si grands soulagements que plusieurs pauvres qui étaient (261) sains enviaient la condition de ces malades; mais elle n'usa pas d'une moindre charité envers les ecclésiastiques, les solitaires et les vierges. Quel monastère n'a point été secouru par ses bienfaits? quels pauvres nus ou retenus continuellement dans le lit par leurs maladies n'ont point été revêtus et couverts par les largesses de Fabiola? et à quel besoin ne s'est pas porté avec une promptitude incroyable le plaisir qu'elle prenait à bien faire, qui était tel que Rome se trouva trop petite pour recevoir tous les effets de sa charité?

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CHAPITRE IV. Sainte Fabiola va en diverses provinces pour y faire des charités, et passe jusqu'en Jérusalem, où elle demeura quelque temps avec saint Jérôme.

Elle courait par toutes les îles et par toute la mer de Toscane ; elle visitait toute la province des Volsques, et faisait ressentir les effets de sa libéralité aux monastères bâtis sur les rivages les plus reculés, qu'elle visitait tous elle-même, ou y envoyait des personnes saintes et fidèles; et elle craignait si peu le travail qu'elle passa en fort peu de temps, et contre l'opinion de tout le monde, jusqu'en Jérusalem, où plusieurs personnes ayant été au-devant d'elle, elle voulut bien demeurer un peu chez nous; et quand je me souviens des entretiens que nous eûmes, il me semble que je l'y vois encore. Bon Dieu ! quelle était sa ferveur et son attention pour l'Ecriture sainte! Elle courait les Prophètes, les Evangiles et les Psaumes comme si elle eût voulu rassasier une faim violente ; elle me proposait des difficultés et conservait dans son coeur les réponses que j'y faisais; elle n'était jamais lasse d'apprendre, et la douleur de ses péchés s'augmentait à proportion de ce qu'elle augmentait en connaissance ; car, comme si l'on eût jeté de l'huile dans un feu, elle ressentait des mouvements d'une ferveur encore plus grande. Un jour, lisant le livre des Nombres, elle me demanda avec modestie et humilité que voulait dire cette grande multitude de noms ramassés ensemble; pourquoi chaque tribu était jointe diversement à d'autres en divers lieux ; et comment il se pouvait faire que Balaam, qui n'était qu'un devin, eût prophétisé de telle sorte les mystères qui regardent Jésus-Christ que presque nul des prophètes n'en a parlé si clairement. Je lui répondis comme je pus, et il me sembla qu'elle en demeura satisfaite. Reprenant le livre, et étant arrivés en l'endroit où est fait le dénombrement de tous les campements du peuple d'Israël depuis sa sortie d'Egypte jusqu'au fleuve du Jourdain, comme elle me demandait les raisons de chaque chose, je lui répondis sur-le-champ à quelques-unes, j'hésitai en d'autres, et il y en eut où j'avouai tout simplement mon ignorance; mais elle me pressa alors encore plus de l'éclaircir sur ses doutes, et, comme s'il ne m'était pas permis d'ignorer ce que j'ignore, elle m'en priait avec instance, disant toutefois qu'elle était indigne de comprendre de si grands mystères. Enfin elle me contraignit d'avoir honte de la refuser, et m'engagea à lui promettre un traité particulier sur cette petite dispute ; ce que je reconnais n'avoir différé jusque ici, par la volonté de Dieu, que pour rendre ce devoir à sa mémoire, afin que, maintenant qu'elle est revêtue de ces habits sacerdotaux dont il est parlé au Lévitique, elle ressente la joie d'être arrivée à la terre promise après avoir traversé avec tant de peines la solitude de ce monde, qui n'est rempli que de misères.

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CHAPITRE V. Une irruption des Huns dans les provinces de l'Orient l’oblige sainte Fabiola de retourner à Rome.

Mais il faut revenir à mon discours. Lorsque nous cherchions quelque demeure propre pour une personne de si éminente vertu, et qui désirait d'être dans une solitude qui ne l'empêchât pas de jouir du bonheur de voir souvent le lieu qui servit de retraite à la sainte Vierge, divers courriers qui arrivaient de tous côtés firent trembler tout l'Orient en rapportant qu'un nombre infini de Huns, qui venaient de l'extrémité des Palus Méotides (entre les glaces du Tanaïs et la cruelle nation des Massagètes ) , s'étaient débordés dans les provinces de l'empire et que, courant de toutes parts avec des chevaux très vites, ils remplissaient de meurtres et de terreur tous les lieux par où ils passaient. L'armée romaine se trouvait alors absente à cause quelle était occupée aux guerres civiles d'Italie.

Hérodote rapporte que, sous le règne de Darius, roi des Mèdes. cette nation assujettit (262) durant vingt années tout l'Orient, et se faisait payer tribut par les Egyptiens et les Ethyopiens. Dieu veuille éloigner pour jamais de l'empire romain ces bêtes farouches! On les voyait arriver de toutes parts à l'heure qu'on y pensait le moins, et, allant plus vite que le bruit de leur venue, ils ne pardonnaient ni à la piété, ni à la qualité, ni à l'âge; ils n'avaient pas même pitié des enfants qui ne savaient pas encore parler: ces innocents recevaient la mort avant que d'avoir commencé de vivre, et, ne connaissant pas leur malheur, riaient au milieu des épées et entre les mains cruelles de ces meurtriers. La croyance générale était qu'ils allaient droit en Jérusalem, leur passion violente de s'enrichir les faisant courir vers cette ville, dont on réparait les murailles qui étaient en mauvais état par la négligence dont on use dans la paix. Antioche était assiégée; et Tyr, pour se séparer de la terre, travaillait à retourner en son ancienne île.

Dans ce trouble général nous nous trouvâmes obligés de préparer des vaisseaux, de nous tenir sur le rivage, de prendre garde à n'être pas surpris par l'arrivée des ennemis, et, quoique les vents fussent fort contraires, d'appréhender moins le naufrage que ces barbares, non pas tant par le désir de conserver notre vie que par celui de sauver l'honneur des vierges. II y avait alors quelque contestation entre ce que nous étions de chrétiens, et cette guerre domestique surpassait encore la guerre étrangère. Comme j'avais établi ma demeure dans l'Orient, l'amour que j'avais eu de tout temps pour les lieux saints m'y arrêta ; mais Fabiola, qui n'avait pour tout équipage que quelques méchantes hardes et qui était étrangère partout, retourna en son pays pour vivre dans la pauvreté au même lieu où elle avait vécu dans les richesses, pour demeurer chez autrui après avoir logé tant de gens chez elle, et, afin de n'en dire pas davantage, pour donner aux pauvres, à la vue de toute la ville de Rome, ce que toute la ville de Rome lui avait vu vendre ; en quoi mon affliction fut que nous perdîmes dans les lieux saints le plus grand trésor que nous eussions. Rome au contraire recouvra sa perte, et l'insolence et l'effronterie de tant de langues médisantes de ses citoyens qui avaient déclamé contre Fabiola fut confondue par les yeux d'un si grand nombre de témoins.

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CHAPITRE VI. Des admirables vertus de sainte Fabiola. qui avec Pammaque bâtit un grand hôpital à Ostie, et meurt incontinent après.

Que d'autres admirent sa compassion pour les pauvres, son humilité et sa foi; mais quant à moi, j'admire encore davantage la ferveur de son esprit. Elle savait par coeur le discours que j'avais, étant encore jeune, écrit à Héliodore pour l'exhorter à la solitude. En regardant les murailles de Rome, elle se plaignait d'y être retenue captive, oubliant son sexe, ne considérant point sa faiblesse, et n'ayant passion que pour la solitude. Il se pouvait dire qti elle y était puisqu'elle y était en esprit. Les conseils de ses amis n'étaient pas capables de la retenir dans Rome, d'où elle ne désirait pas avec moins d'ardeur de sortir que d'une prison. Elle disait que c'était une espèce d'infidélité que de distribuer son argent avec trop de précaution ; et elle souhaitait, non pas de mettre une partie de son bien entre les mains des autres pour l'employer en des charités, mais, après l'avoir tout donné et n'ayant plus rien en propre, de recevoir elle-même l'aumône en l'honneur de Jésus-Christ. Elle avait donc tant de hâte de partir, et tant de peine à souffrir ce qui retardait l'exécution de son dessein, qu'il y avait sujet de croire qu'elle l'exécuterait bientôt. Ainsi la mort ne la put surprendre, puisqu'elle s'y préparait toujours.

Mais je ne saurais louer une femme si illustre sans que mon intime ami Pammaque me vienne aussitôt en l'esprit. Sa chère Pauline dort dans le tombeau afin qu'il veille; elle a prévenu par sa mort celle de son mari, afin de laisser un fidèle serviteur à Jésus-Christ; et lui, ayant hérité de tout le bien de sa femme, en mit les pauvres en possession. Ils contestaient saintement, Fabiola et lui, à qui planterait le plus tôt son tabernacle sur le port de Rome, pour y recevoir les étrangers à l'imitation d'Abraham, et disputaient à qui se surmonterait l'un l'autre en charité. Chacun fut victorieux et vaincu dans ce combat; et l'un et l'autre l'avouèrent, parce que tous deux accomplirent ce que chacun avait désiré: ils mirent leurs biens ensemble et s'unirent de volonté, afin d'augmenter par cette bonne intelligence ce que la division aurait dissipé.

A peine leur résolution fut prise qu'elle fut (263) exécutée: ils achetèrent un lieu pour recevoir les étrangers, et soudain l'on y vint en foule ; car " la charité doit vriller à ce qu'il n'y ait point d'affliction en Jacob ni de douleur en Israël, "comme. dit l'Écriture. La mer amenait là à la terre des personnes qu'elle recevait en son sein, et Rome y en envoyait pour se fortifier sur le rivage contre les incommodités de la navigation. La charité dont Publius usa une fois en file de Malte et envers un seul apôtre, ou (pour ne donner point sujet de dispute) envers tous ceux qui étaient dans le même vaisseau, ceux-ci l'exerçaient d'ordinaire, et envers plusieurs; et ils ne, soulageaient pas seulement la nécessité des pauvres, mais, par une libéralité Favorable à tous, ils pourvoyaient aussi au besoin de ceux qui pouvaient avoir quelque chose. Toute la terre apprit en même temps qu'il avait été établi un hôpital dans le port de Rome, et, les Égyptiens et les Parthes l'avant su au printemps, l'Angleterre le sut l'été.

On éprouva dans la mort d'une femme si admirable la vérité de ce que dit saint Paul " l'otites choses coopèrent en bien à ceux qui aiment et qui craignent Dieu. " Elle avait, comme par un présage de ce qui lui devait arriver, écrit à plusieurs solitaires de la venir voir pour la décharger d'un fardeau qui lui était fort pénible, et afin d'employer ce qui lui restait d'argent à s’acquérir des amis qui la reçussent dans les tabernacles éternels : ils vinrent, ils furent faits ses amis, et elle, après s'être mise en l'état qu'elle avait désiré, s'endormit du sommeil des justes, et, déchargée de ces richesses terrestres qui ne lui servaient que d’empêchement, s'envola avec plus de légèreté dans le ciel.

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CHAPITRE VII. Extrêmes honneurs que toute la ville de Rome rendit à la mémoire de sainte Fabiola, et conclusion de ce discours.

Rome fit voir à la mort de Fabiola jusqu'à quel point elle l'avait admirée durant sa vie, car, comme elle respirait encore et n'avait pas encore rendu son âme à Jésus-Christ,

Déjà la Renommée en déployant ses ailes

Avait tout mis en deuil par ces tristes nouvelles,

et rassemblé tout le peuple pour se trouver à ses funérailles. On entend partout chanter des psaumes; le mot d'alleluia résonne sous toutes les voûtes des temples.

Les triomphes que Camille a remportés sur les Gaulois, Papirius sur les Samnites, Scipion sur Numance et Pompée sur Mithridate, roi du Pont, n'égalent pas ceux de cette femme héroïque, puisqu'ils n'ont vaincu que les corps et qu'elle a dompté la malice des esprits. Il me semble que je vois le peuple qui court en foule de tous côtés pour se trouver à ses obsèques : les places publiques, les galeries et les toits même des maisons ne pouvaient suffire pour donner place à tant de spectateurs. Ce fui alors que houle vit tous ses citoyens ramassés ensemble, et chacun croyait avoir part à la gloire. de cette sainte pénitente; mais il ne faut pas s'étonner si les hommes se réjouissaient en la terre du salut de celle qui avait par sa conversion réjoui les anges dans le ciel.

Recevez, bienheureuse Fabiola, ce présent de mon esprit due je vous offre en nia vieillesse, et ce devoir que je rends à votre mémoire. J'ai souvent loué des vierges, des veuves et des femmes mariées qui, ayant conservé la pureté de cette robe blanche qu'elles avaient reçue au baptême, avaient toujours suivi l'agneau en quelque lieu qu'il allât ; et certes c'est un grand sujet de louange que de ne s'être souillé d'une seule tâche durant tout le cours de sa vie ; mais due l'envie et la médisance ne prétendent pas néanmoins en tirer de l'avantage: " Si le Père de famille est bon, pourquoi notre oeil sera-t-il mauvais ? " Jésus-Christ a rapporté sur les épaules la brebis qui était tombée entre les mains des voleurs; il v a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste ; la grâce surabonde où abondait le péché; et celui-là aime davantage à qui il a été plus remis. "

 

 

 

 

VIE DE SAINTE PAULA, VEUVE.

 

 

AVANT-PROPOS. Où il est parlé de la haute origine de sainte Paula.

Quand toutes les parties de mon corps seraient changées en autant de langues et que (264) chacune d'elles formerait une voix humaine, je ne pourrais rien dire qui approchât des vertus de la sainte et incomparable Paula. Elle fut illustre par sa race, mais beaucoup plus parla sainteté; elle fut considérée par la grandeur de ses richesses, mais elle l'est maintenant bien plus parce qu'elle a voulu être pauvre avec Jésus-Christ; elle a tiré son origine des Gracques et des Scipions, elle a été l'héritière du grand Paul-Emile dont elle portait le nom, et Martia Papiria, sa mère, était véritablement descendue de Scipion l'africain ; mais elle préféra Bethléem à tous ces avantages qu'elle avait dans Rome, et changea les lambris dorés de son palais contre une chaumière enduite de boue.

Néanmoins, au lieu de nous affliger d'avoir perdu une personne si éminente en mérite, nous devons plutôt rendre grâces à Dieu de l'avoir eue, ou, pour mieux dire, de ce que nous l'avons encore, puisque tout est vivant en lui, et que tout ce qui retourne dans son sein doit être mis au rang des choses qui nous demeurent. N'est-il pas raisonnable que la Jérusalem céleste soit la demeure de celle qui, durant qu'elle a vécu dans son corps mortel, a toujours été comme dans un pèlerinage qui l'éloignait de la présence de son maître, et qui disait sans cesse avec une voix lamentable : " Hélas! que mon pèlerinage dure! J'ai demeuré avec les habitants de Cedar, et mon âme est longtemps voyageuse sur la terre?" Or il ne faut pas s'étonner si elle se plaignait de demeurer dans les ténèbres, qui est ce que le nom de cedar signifie, vu que " le monde n'est que malice, que sa lumière est semblable à ses ténèbres, et. que, la lumière luisant dans les ténèbres, les ténèbres ne l'ont point comprise;" ce qui lui faisait dire souvent : "Je suis étrangère et pèlerine ainsi que tous mes pères l'ont été. Que je souhaite d'être délivrée de la prison de ce corps, afin d'être avec Jésus-Christ ! "

Combien de fois, lorsqu'elle était travaillée des infirmités où son corps si délicat était tombé par son incroyable abstinence et par ses jeûnes redoublés, entendait-on ces paroles sortir de sa bouche : " Je dompte mon corps et le réduis en servitude, de peur qu'ayant exhorté les autres, je ne sois moi-même réprouvée ! Il est bon de ne boire point de vin et de ne manger point de chair : j'ai humilié mon âme par mes jeûnes. Vous m'avez remplie d'infirmités,

je n'ai éprouvé que des afflictions et des épines;" et dans le milieu des douleurs les plus violentes, lesquelles elle supportait avec une patience admirable, elle disait, comme si elle eût vu les cieux ouverts : " Qui me donnera des ailes semblables à celles d'une colombe, afin que je m'envole et que je trouve un lieu de repos? "

Je prends à témoin Jésus-Christ, tous les saints et l'ange gardien de cette femme admirable que je ne parlerai ni avec complaisance ni avec flatterie, et que je ne dirai rien que pour rendre témoignage à la vérité, et qui ne soit au-dessous de ses mérites, que toute la terre publie, que les prêtres admirent, qui sont la cause des regrets de tant de compagnies de vierges, et qui font qu'elle est pleurée par une si grande multitude de solitaires et de pauvres. Mais voulez-vous, lecteur, apprendre en peu de paroles quelles furent ses vertus? elle laissa tous les siens pauvres, étant elle-même encore plus pauvre ; ce qu'il ne faut pas trouver étrange au regard de ses proches et de ses domestiques dont. elle avait fait ses frères et ses sueurs, de serviteurs et de servantes qu'ils étaient auparavant, vu que, sans considérer la grandeur de la naissance de sa fille Eustochia, cette vierge consacrée à Jésus-Christ et pour la consolation de laquelle j'écris ce discours, elle ne lui laissa autres richesses que celles de la foi et de la grâce.

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CHAPITRE I. De quelle sorte Dieu a voulu récompenser l'extrême humilité de sainte Paula en la rendant illustre par toute la terre. De son mariage et de ses enfants.

Commençons donc cette narration avec ordre. Que d'autres, reprenant les choses de plus haut et comme dès le berceau de sa race, disent s'ils veulent qu'elle eut pour mère Blésilla et pour père Rogat, dont l'une est descendue des Scipions et des Gracques, et l'autre, par les statues de ses ancêtres, par l'illustre suite de sa race et par ses grandes richesses, est encore aujourd'hui cru presque par toute la Grèce être descendu du roi Agamemnon, qui ruina Troie en suite d'un siège de dix ans; mais, quant à moi, je ne louerai que ce qui lui est propre, sorti d'une source aussi pure qu'était celle de son âme sainte.

Notre Sauveur et notre maître dit, dans (265) l’Evangile, aux apôtres qui lui demandaient quelle serait leur récompense, que ceux qui donneraient tout pour l'amour de lui recevraient le centuple dès ce monde, et en l'autre la vie éternelle ; ce qui nous fait voir qu'on ne mérite point de louanges pour posséder des richesses, mais seulement lorsqu'on les méprise pour l'amour de Jésus-Christ, et qu'au lieu de s'enfler de vanité quand on est dans les honneurs, il faut témoigner la croyance que l'on a aux paroles de Dieu en n'en tenant aucun compte. Nous voyons cette parole de Jésus-Christ parfaitement accomplie en la personne de Paula, puisqu'il lui a rendu dès le temps présent ce qu'il a promis à ceux qui le servent : celle qui a méprisé la gloire d'une ville est aujourd'hui célèbre dans tout le monde par sa haute réputation, et celle qui, en demeurant à Rome, n'était hors de Rome connue de personne, depuis s'être cachée en Bethléem n'est pas seulement admirée par toutes les provinces de l'empire, mais par les nations même les plus barbares; car quel pays y a-t-il au monde d'où quelqu'un ne vienne pour visiter les lieux saints? et qui trouve-t-on, entre toutes les créatures, qu'on doive plus estimer que Paula? Ne brille-t-elle pas comme une pierre précieuse entre plusieurs autres, dont elle efface le lustre, et comme un soleil qui dès son lever obscurcit par l'éclat de ses rayons toute la splendeur des étoiles ? Ainsi elle surmonta par son humilité la vertu et la puissance de tous les autres, et, en se rendant la moindre de tous, elle se trouva de beaucoup élevée sur tout le reste, parce que plus elle s'abaissait, et plus Jésus-Christ la faisait paraître. Elle se cachait et ne pouvait être cachée; elle fuyait la gloire et l'acquérait en la fuyant, parce que la gloire suit la vertu, son ombre, et qu'en méprisant ceux qui la cherchent elle cherche ceux qui la méprisent. Mais pourquoi quitté-je l'ordre de ma narration, et puissé-je par-dessus les préceptes de la rhétorique en m'arrêtant ainsi trop longtemps à chaque chose?

Etant descendue d'une telle race, elle fut mariée à Toxotius, qui tire sa haute origine d'Enée et des Jules ; ce qui est cause que sa fille Eustochia,cette vierge consacrée à Jésus-Christ, porte le nom de Julie, et ce nom de Jules vient du grand Jules, fils d'Enée ; ce que je rapporte ici, non que ces hautes qualités soient fort considérables en ceux qui les possèdent, mais parce qu'on ne saurait trop les admirer en ceux qui en font pou de compte. Les hommes attachés au siècle révèrent les personnes si élevées au-dessus des autres par leur naissance, mais quant à moi, je ne saurais louer que ceux qui foulent aux pieds cette grandeur par l'amour qu'ils portent à Jésus-Christ; et d'autre côté, je ne saurais trop estimer en eux, lorsqu'ils les méprisent, ces avantages que je méprise lorsqu'ils les estiment.

Paula ayant donc pour ancêtres ceux dont je viens de parler, ci sa fécondité aussi bien que sa chasteté l'ayant l'ait estimer, premièrement par son mari, et puis par ses proches, et enfin par toute la ville de Rome, elle eut cinq enfants : Blésilla, sur la mort de laquelle je lui écrivis pour la consoler; Pauline, qui laissa pour héritier de ses biens et de ses excellentes résolutions son saint et admirable mari Pammaque, auquel j'ai adressé un petit discours sur le sujet de sa perte; Eustochia, qui demeure encore aujourd'hui dans les lieux saints, et est, par sa virginité et par sa vertu une perle précieuse et un ornement de l'Eglise; Rufina, qui par sa mort précipitée accabla de douleur l'âme si tendre de sa mère ; et Toxotius, après la naissance duquel elle cessa d'avoir des enfants, ce qui témoigna qu'elle n'en avait désiré que pour plaire à son mari, qui souhaitait avec passion d'avoir un fils.

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CHAPITRE II. Sainte Paule, étain demeurée veuve, fait des charités merveilleuses, et puis s'embarque pour aller en terre sainte.

Dieu lui ayant ôté son mari, elle en eut une telle affliction qu'elle pensa perdre la vie, et elle se donna de telle sorte au service de Dieu qu'on aurait pu croire qu'elle aurait désiré de devenir veuve pour être dans la pleine liberté de le servir. Dirai-je qu'elle était si charitable qu'elle distribuait aux pauvres quasi tous les biens d'une aussi grande maison et aussi riche qu'était la sienne, et que sa bonté était telle qu'elle se répandait même sur ceux qu'elle n'avait jamais vus? Quel pauvre, étant mort, n'a point été enseveli à ses dépens? et quel malade, languissant sans pouvoir sortir du lit , n'a pas été nourri de son bien? Ne les cherchait (266) elle pas avec très grand soin par toute la ville? et ne croyait-elle pas avoir beaucoup perdu lorsque quelqu'un, pressé de faim et de misère, était secouru et nourri par d'autres? Elle appauvrissait ses enfants pour assister les nécessiteux ; et lorsque ses proches s'en fâchaient, elle leur répondait que ce qu'elle faisait en cela était pour leur laisser une succession beaucoup plus grande que la sienne, à savoir la miséricorde de Jésus-Christ. Elle ne put souffrir longtemps ces visites et ce grand abord de monde que lui attirait de tous côtés la grandeur d'une maison aussi illustre et aussi élevée dans le monde qu'était la sienne ; ces honneurs qu'on lui rendait lui faisaient une extrême peine, et, elle se hâtait de se mettre en état de n'être plus importunée de tant de louanges.

En ce temps des ordres de l'empereur ayant fait assembler à Rome des évêques d'Orient et d'Occident sur le sujet de quelques divisions arrivées entre les Eglises, elle vit deux hommes admirables , Paulin, évêque d'Antioche , et Epiphane, évêque de Salamine en Cypre, que l'on nomme maintenant Constance, dont elle eut le dernier pour hôte ; et, bien que Paulin demeurât dans un autre logis, il lui témoigna tant de bonté qu'elle ne jouit pas moins du bonheur de sa conversation que s'il eût été logé chez elle. La vertu de ces grands personnages ayant encore enflammé la sienne, elle pensait incessamment à abandonner son pays, et, oubliant sa maison, ses enfants, ses domestiques et généralement toutes les choses du siècle, elle n'avait autre passion que de s'en aller seule et sans être suivit: de personne, s'il était possible, dans ces déserts où saint Paul et saint Antoine ont fini leur vie.

Enfin l'hiver étant passé, la met' commençant à devenir navigable et ces excellents évêques retournant à leurs Eglises, elle les accompagna par ses voeux et par ses souhaits. Mais pourquoi différé je davantage à le dire? elle descendit sur le port, son frère, ses cousins, ses plus proches, et, ce qui est beaucoup plus que tout le reste, ses enfants même l'accompagnant et s'efforçant par la compassion qu'ils lui faisaient de faire changer de résolution à une mère qui les aimait avec une incroyable tendresse. Déjà on déployait les voiles et à force de rames on tirait le vaisseau dans la mer : le petit Toxotius joignait les mains vers sa mère sur le rivage, et Rufina, prête à marier, la conjurait par ses pleurs, ne l'osant faire par ses paroles, de vouloir attendre ses noces; mais Paula, élevant les yeux au ciel sans jeter une seule larme, surmontait par son amour pour Dieu celui qu'elle avait pour ses enfants, et oubliait qu'elle était mère pour témoigner qu'elle était servante de Jésus-Christ. Ses entrailles étaient déchirées, et elle combattait contre ses sentiments, qui n'étaient pas moindres que si on lui eût arraché le coeur, son affection pour ses enfants étant si grande qu'on ne saurait trop admirer en elle la force qu'elle eut de la surmonter. Il n'arrive rien de plus cruel aux hommes, entre les mains même de leurs ennemis et la rigueur de la servitude, que d'être séparés de leurs enfants ; mais l'on voit ici que, contre les lois de la nature, une foi parfaite et accomplie non-seulement le souffre, mais en a joie ; et ainsi Paula, en oubliant sa passion pour ses enfants par une plus grande qu'elle avait pour Dieu, ne trouvait du soulagement qu'en Eustochia, sa chère fille, qu'elle avait pour compagne dans ses desseins et dans son voyage. Son vaisseau faisant voile et tous ceux qui étaient dedans regardant vers le rivage, elle en détourna les yeux pour n'y point voir des personnes qu'elle ne pouvait voir sans douleur; car j'avoue que nulle autre mère n'a tant aimé ses enfants, auxquels avant de partir elle donna tout ce qu'elle avait, ne réservant rien pour elle,et se déshéritant elle-même sur la terre afin de trouver un héritage dans le ciel.

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CHAPITRE III. Du voyage que fit sainte Paula avant de s'arrêter en Bethléem.

Etant arrivée à l'île de Pontia, si célèbre par l'exil de Flavia Domitilla, la plus illustre femme de son siècle, laquelle y fut reléguée par l'empereur Domitien à cause qu'elle était chrétienne, et voyant les petites cellules où elle avait souffert un long martyre, il sembla que sa foi y prit des ailes, tant elle se sentit touchée du désir de voir Jérusalem et les lieux saints, Elle trouvait que les vents tardaient trop à lever, et il n'y avait point de diligence qui ne lui semblât fort lente. Elle s'embarqua sur la mer Adriatique, et, passant entre Sylla et (267) Crybde par un aussi grand calme que si c'eût été sur un étang, elle vint à Méthone, où mettant pied à terre sur le rivage, et avant redonné un peu de force à son corps si faible de son naturel , elle passa ensuite les îles de Malée et de Cythère, les Cyclades répandues dans cette mer, et tant de détroits où l'agitation des eaux est si grande à cause qu'elles sont pressées de la terre. Enfin, ayant laissé derrière elle Rhodes et la Lycie, elle arriva en Cypre, où s'étant jetée aux pieds du saint et vénérable Epiphane, il l'y retint dix ,jours, non pas, comme il le croyait, pour lui donner le temps de se rafraîchir du travail qu'elle avait souffert sur la mer, mais pour s'occuper à des œuvres de piété , ainsi que l'événement le fit connaître ; car elle visita tous les monastères de cette île, et assista le mieux qu'elle put les solitaires que l'amour et l'estime d'un homme aussi saint qu'était Epiphane y avait attirés de tous les endroits du monde. De là elle passa en diligence la Séleucie et vint à Antioche , où l'évêque Paulin, ce saint confesseur du nom de Jésus-Christ, la retint un peu par la grande charité qu'il avait pour elle. Quoique l'on fût alors au milieu de l'hiver, l'ardeur de sa foi surmontant toutes sortes de difficultés , on vit cette femme d'une condition si illustre, et qui était portée autrefois par des eunuques, continuer son voyage montée sur un âne.

Ayant passé en divers autres lieux de l'Egypte, elle arriva à Nitrie, qui est un bourg proche d'Alexandrie, où on voit tous les jours les taches des âmes de plusieurs êtres lavées par l'exercice des plus excellentes vertus. Là le saint et vénérable Isidore, évêque et confesseur, vint au-devant d'elle accompagné d'une multitude incroyable de solitaires, entre lesquels il y en avait plusieurs d'élevés à la qualité de diacres et de prêtres ; ce qui ne lui donna pas peu de joie, encore qu'elle se reconnût indigne d'un si grand honneur. Que dirai-je des Macaire, des Arsace, des Sérapion et des autres colonnes de la foi de Jésus-Christ? y en eut-il un seul dans la cellule duquel elle n'entrât et aux pieds duquel elle ne se jetât? Elle croyait voir Jésus-Christ en la personne de chacun de tous ces saints, et ressentait une extrême joie dans les honneurs qu'elle leur rendait , parce qu'elle pensait les rendre à lui-même. Mais qui peut assez admirer son zèle et cette force d'esprit quasi incroyable à une femme ? ne considérant ni son sexe ni la faiblesse de son corps, elle désirait demeurer dans la solitude, avec les filles qui l'accompagnaient, au milieu de ce grand nombre de solitaires; et il est possible que, tous consentant à cause de la révérence qu'ils portaient à son éminente vertu, elle eût obtenu ce qu'elle désirait, si le désir encore plus violent de demeurer dans les lieux saints ne l'y eût point rappelée. Ainsi, à cause de l'excessive chaleur, s'étant embarquée pour aller de Peluse à Majuma, elle revint en la Palestine aussi vite que si elle avait eu des ailes ; et parce que son dessein était de passer le reste de sa vie en Bethléem , elle s'arrêta dans une petite maison, où elle demeura trois ans en attendant qu'elle eût fait des cellules et des monastères, et bâti des retraites pour les pèlerins le long de ce chemin où la Vierge et saint Joseph n'avaient pu trouver où se loger.

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CHAPITRE IV. Des admirables vertus de sainte Paula, et particulièrement de sa charité envers les pauvres et de son amour pour la pauvreté.

Ayant rapporté jusqu'ici le voyage qu'elle fit étant accompagnée de plusieurs vierges entre lesquelles était sa fille Eustochia, il me faut maintenant parler plus au long de sa vertu, qui est ce qui lui est véritablement propre ; et je proteste devant Dieu, que je prends pour témoin et pour ;juge, de n'ajouter ni de n'exagérer rien dans le discours que j'en ferai , ainsi qu'ont accoutumé ceux qui entreprennent de louer quelqu'un ; mais qu'au contraire je retrancherai beaucoup de la vérité, de crainte qu'on eût peine à la croire si je la rapportais dans toute son étendue , et aussi afin que mes ennemis qui, selon la coutume des calomniateurs, cherchent continuellement des sujets de me déchirer, ne m'accusent point d'écrire des choses feintes et imaginaires, et de parer la corneille d'Esope avec les plumes d'autrui.

Paula s'abaissa jusqu'à un tel point par son extrême humilité, qui est la première des vertus chrétiennes, que des personnes qui ne l'auraient point connue,et que sa grande réputation aurait portées à désirer de la voir, n'auraient jamais cru que ce fût elle et l'auraient prise pour la moindre de ses servantes; car, étant (268) d'ordinaire environnée de grandes troupes de vierges, elle paraissait par ses habits, par ses paroles et par son marcher être la moindre de toutes. Depuis la mort de son mari jusqu'au jour qu'elle rendit son âme à Dieu elle ne mangea jamais avec un seul homme, quelque saint qu'il fût, et quoique élevé à la dignité épiscopale. Elle ne fut aussi jamais aux bains, à moins que de se trouver en danger de sa vie; et elle ne se servait point de matelas, même dans des fièvres très violentes, mais elle reposait sur la terre dure qu'elle couvrait seulement avec des cilices, si l'on peut appeler repos de joindre les nuits aux jours pour les passer en des oraisons presque continuelles , accomplissant ainsi ce que dit David : " J'arroserai toutes les nuits mon lit de mes pleurs : je le tremperai de mes larmes. " Il semblait qu'il y en eût une source dans ses yeux , car elle pleurait de telle sorte pour des fautes très légères qu'on eût estimé qu'elle avait commis les plus grands crimes.

Lorsque nous lui représentions souvent qu'elle devait épargner sa vue et la conserver pour lire l'Écriture sainte, elle nous répondait " Il faut défigurer ce visage que j'ai si souvent peint avec du blanc et du rouge, coutre le commandement de Dieu ; il faut affliger ce corps qui a été dans tant de délices; il faut que des ris et des joies qui ont si longtemps duré soient récompensés par des pleurs continuels; il faut changer en l'âpreté d'un cilice la délicatesse de ce beau linge et la magnificence de ces riches étoffes de soie ; et comme autrefois j'ai pris tant de soin de plaire à mon mari et au monde, je désire maintenant de pouvoir plaire à Jésus-Christ. "

Entre tant et de si grandes vertus il me semble qu'il serait inutile de louer sa chasteté, qui, lors même qu'elle était encore engagée dans le siècle, a servi d'exemple à toutes les dames de Rome, sa conduite avant été telle que les plus médisants même n'ont osé rien inventer pour la blâmer. Il n'y avait point d'esprit au monde plus doux que le sien ni plus rempli d'humanité vers les pauvres. Elle ne cherchait point les personnes élevées en autorité, et elle ne méprisait point avec une aversion dédaigneuse ceux qui avaient de la vanité et de la gloire ; lorsqu'elle rencontrait des pauvres elle leur faisait du lien, et lorsqu'elle voyait des riches elle les exhortait à les assister. Il n'y avait que sa libéralité qui fût excessive ; et, prenant de l'argent à intérêt , elle changeait souvent de créanciers pour conserver son crédit , afin d'être par ce moyen en état de ne refuser l'aumône à personne ; sur quoi je confesse ma faute, en ce que, lui voyant faire des charités avec tant de profusion, je l'en reprenais et lui alléguais le passage de l'Apôtre : " Vous ne devez pas donner en sorte qu'en soulageant les autres vous vous incommodiez vous-même; mais il faut garder quelque mesure afin que, comme maintenant votre abondance supplée à leur nécessité, votre nécessité puisse être un jour soulagée par leur abondance; et qu'ainsi il y ait de l'égalité ; " et cet autre passage de l'Évangile : " Que celui qui a deux robes en donne une à celui qui n'en a point ; " et j'ajoutais qu'elle devait prendre garde à ne se mettre pas dans l'impuissance de pouvoir toujours faire le bien, qu'elle faisait de si bon coeur; à quoi elle me répondait en fort peu de paroles et avec grande modestie, prenant Dieu à témoin qu'elle ne faisait rien que par l'amour qu'elle avait pour lui ; qu'elle souhaitait de mourir en demandant l'aumône , de ne laisser pas un écu à sa fille, et d'être ensevelie dans un drap qui lui fût donné par charité. Enfin elle ajoutait pour dernière raison: " Si j'étais réduite à demander je trouverais plusieurs personnes qui me donneraient ; mais si ce pauvre meurt de faim faute de recevoir de moi ce que je lui puis aisément donner en l'empruntant , à qui est-ce que Dieu demandera compte de sa vie? " Ainsi je désirais qu'elle eût plus de soin de ses affaires domestiques ; mais l'ardeur de sa foi l'unissant tout entière à son Sauveur, elle voit lait être pauvre d'esprit pour suivre Jésus-Christ pauvre, lui rendant ainsi ce qu'elle avait reçu de lui en se réduisant dans l'indigence par l'amour qu'elle lui portait ; en quoi elle obtint enfin ce qu'elle avait désiré, ayant. laissé sa fille chargée de beaucoup de dettes, lesquelles n'ayant pu payer jusqu'ici, elle espère les acquitter un jour, se confiant pour cela, non pas au moyen qu'elle en ait, mais en la miséricorde de Jésus-Christ.

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CHAPITRE V. Du discernement dont sainte Paula usait dans ses charités, et de sa merveilleuse abstinence.

La plupart des femmes ont coutume de faire (269) des présents à ceux qui publient partout leurs louanges, et, prodigues envers quelques-uns, elles ne l'ont aucun bien aux autres; mais Paula était très éloignée de ce défaut, distribuant ses gratifications selon la nécessité de ceux à qui elle les faisait, et pourvoyant seulement à leur besoin sans user d'un excès qui leur aurait été préjudiciable. Nul pauvre ne s'en retourna jamais d'auprès d'elle les mains vides ; et ce n'était pas la grandeur de ses richesses, mais sa prudence à bien distribuer ses aumônes, qui lui donnait moyen de faire ainsi du bien à tous. Elle avait quasi toujours ces mots en la bouche : " Bienheureux sont les miséricordieux, parce que Dieu leur fera miséricorde ! Comme l'eau éteint le feu , ainsi l'aumône éteint le péché. Employez cet argent, qui ne sert d'ordinaire qu'à faire des injustices, pour vous acquérir des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels; donnez l'aumône, et toutes choses vous seront pures; " et les paroles de Daniel au roi Nabuchodonosor lorsqu'il l'exhortait à " racheter ses péchés par des aumônes." Elle ne voulait point employer d'argent en ces pierres qui passeront avec la terre et avec le siècle, mais en ces pierres vivantes qui marchent dessus la terre, et dont i'Apocalypse dit que la ville du grand roi est bâtie, en ces pierres auxquelles l'Écriture nous apprend qu'il faut changer les saphirs, les émeraudes , le jaspe et les autres pierres précieuses.

Mais ces bonnes qualités lui pouvaient être communes avec plusieurs autres personnes ; et comme le diable sait qu'elles ne sauraient passer le comble de la perfection, il disait à Dieu après que Job eut perdu tout son bien, toutes ses maisons et tous ses enfants : " Il n'y a rien que l'homme ne donne pour racheter sa vie : appesantissez donc votre main sur lui ; faites-lui sentir la douleur dans sa propre chair et jusque dans la moelle de ses os, et vous verrez qu'il vous maudira en face." Ce qui fait que nous voyons plusieurs personnes qui donnent l'aumône, mais sans vouloir rien donner qui les incommode en leur propre corps ; qu'ils ouvrent libéralement les mains aux nécessités des pauvres, mais qu'ils sont surmontés par la volupté; et qu'avant blanchi seulement ce qui est au dehors ils sont pleins d'ossements de morts au dedans, selon le langage de l'Écriture.

Paula était très éloignée de ces imperfections, son abstinence étant telle qu'elle passait quasi dans l'excès, et affaiblissait son corps par trop de travail et de jeûnes. A peine mangeait-elle de l'huile, excepté les jours de fête; ce qui fait assez connaître quel pouvait être son sentiment touchant le vin, les autres liqueurs délicates, le poisson, le lait, le miel, les œufs et autres choses semblables qui sont agréables au goût , et dont quelques-uns qui s'estiment fort sobres croient pouvoir se soûler sans avoir sujet de craindre que cela fasse tort à leur continence.

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CHAPITRE VI. De l'admirable patience avec laquelle sainte Paula supportait l'envie et l'insolence des ennemis de sa vertu.

Il est sans aucun doute que l'envie s'attache toujours aux vertus les plus éminentes :

Ces monts qui jusqu’au ciel semblent porter leur tête

Sont frappés les premiers de coups de la tempête;

ce qu'il ne faut pas trouver étrange de voir arriver aux hommes, puisque Notre Seigneur même a été crucifié par la jalousie des pharisiens, et qu'il n'y a point eu de saints qui n'aient été persécutés par les effets de cette passion si cruelle. Le serpent n'est-il pas entré jusque dans le paradis terrestre, et n'a-t-il pas l'ait entrer le péché dans le monde par l'envie qu'il conçut contre nos premiers parents? Dieu avait suscité à Paula, ainsi qu'à David, comme un autre Adad iduméen qui la tourmentait sans cesse pour l'empêcher de s'élever, et qui, lui tenant lieu de cet aiguillon de la chair dont saint Paul se plaint, lui apprenait à ne se laisser pas emporter à la vanité par l'excellence de ses vertus, et à ne se croire pas élevée au-dessus de tous les défauts des femmes.

Sur quoi, lorsque je lui disais qu'il fallait souffrir cette envie, et en quittant Bethléem donner lieu à la folie de ceux qui en étaient tourmentés, ainsi élue Jacob avait fait envers son frère Esaü et David envers Saül, le plus opiniâtre de tous ses persécuteurs, l'un s'en étant fui en Mésopotamie, et l'autre avant mieux aimé se mettre entre les mains des Philistins, quoique ses ennemis, que de tomber en celles de ses envieux, elle me répondait : "Vous auriez raison de me parler de la sorte si le démon ne combattait pas partout contre les serviteurs et les servantes de Dieu, (270) s'il n'arrivait pas plus tôt qu'eux en tous les lieux où ils pourraient s'enfuir , si je n'étais pas retenue ici par l'amour que j'ai pour les lieux saints, et si je pouvais trouver ma chère Bethléem en quelque autre endroit de la terre; mais pourquoi ne surmonterais-je pas par ma patience la mauvaise volonté de ceux qui m'envient? pourquoi ne fléchirais-je pas leur orgueil par mon humilité? et pourquoi , en recevant un soufflet sur une joue, ne présenterais-je pas l'autre, puisque saint Paul me dit : " Surmontez le mal par le bien? " Lorsque les apôtres avaient reçu quelque injure pour l'amour de leur maître, ne s'en glorifiaient-ils pas? notre Sauveur même ne s'est-il pas humilié en prenant la forme d'un serviteur et en se rendant obéissant à son Père jusqu'à la mort, et la mort de la croix, afin de nous sauver par le mérite de sa passion? et si Job n'avait combattu et n'était demeuré victorieux dans ce combat, aurait-il reçu la couronne de justice? et Dieu lui aurait-il dit . " Pourquoi penses-tu que je t'aie éprouvé par tant d'afflictions , si ce n'est pour faire paraître ta vertu?" L'Evangile nomme bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. C'est assez d'avoir l'esprit en repos, sachant en notre conscience que nous n'avons point donné lieu par notre faute à cette haine de nos ennemis. Les afflictions de ce siècle sont des matières de récompense pour l'autre. "

S'il arrivait que l'insolence de ses ennemis allât ,jusqu'à lui dire des paroles offensantes, elle chantait ces versets des Psaumes : " Lorsque le pécheur s'élevait contre moi, je me taisais et n'osais pas même alléguer des raisons pour ma défense. " J'étais comme un sourd qui n'entend point et comme un muet qui ne saurait ouvrir la bouche ; j'étais semblable à un homme qui n'entend rien, et qui ne saurait parler pour répondre aux injures qu'on lui dit. "

Elle répétait souvent, dans ses tentations, ces paroles du Deutéronome : " Le Seigneur notre Dieu vous tente pour éprouver si vous l'aimez de tout votre cœur et de toute votre âme; " et dans ses afflictions et ses peines elle disait plusieurs fois ce passage d'Isaïe : "Vous autres qui avez été sevrés, et tirés comme par force de la mamelle de vos nourrices, préparez-vous à recevoir affliction sur affliction, et prenez courage pour souffrir encore un peu les effets de

la malice de ces langues médisantes; " sur quoi elle disait que ce passage de l'Ecriture lui donnait une grande consolation, parce qu'elle entend par ceux qui " sont sevrés" les personnes arrivées à un âge parfait, et les exhorte à souffrir coup sur coup tant de diverses tribulations, afin de se rendre dignes d'espérer toujours de plus en plus, sachant que " l'affliction produit la patience, la patience l'épreuve , l'épreuve l'espérance, et que l'espérance ne confond point; " à quoi elle ajoutait cet autre passage de l'Apôtre : " A mesure que notre homme extérieur se détruit , l'intérieur se renouvelle. Il faut que vos souffrances présentes, qui sont si légères et ne durent qu'un moment, produisent en vous un poids éternel de gloire, en tournant vos yeux, non pas vers les choses visibles, mais vers les invisibles ; car celles qui tombent sous nos sens sont passagères, au lieu que celles qui ne se peuvent apercevoir que par les yeux de l'esprit sont éternelles ; " et, encore que le temps semble long à l'impatience des hommes, nous ne demeurons guère sans éprouver le secours de Dieu , qui dit par la bouche d'Isaïe : " Je t'ai exaucé dans ton besoin; je t'ai secouru dans le temps nécessaire pour ton salut. " Elle ajoutait qu'il ne faut pas craindre la malice et la médisance des méchants , mais plutôt nous réjouir de ce que Dieu ne nous refuse point alors son assistance, et l'écouter quand il nous dit par son prophète : " Ne craignez ni les injures ni les outrages des hommes; car les vers les mangeront comme ils mangent leurs habits, et la vermine les dévorera comme elle dévore la laine. Vous vous sauverez par la patience. Les souffrances de cette vie n'ont point de proportion avec la gloire dont nous jouirons en l'autre. Encore que vous éprouviez afflictions sur afflictions, supportez-les sans vous plaindre pour témoigner votre patience en tout ce qui vous arrive; car c'est une grande prudence que de soutenir les traverses avec courage, et une très grande imprudence que de se montrer lâche à les souffrir. "

Elle disait dans ses langueurs et dans ses infirmités ordinaires : " Je ne suis jamais si forte que lorsque je suis faible. Nous portons un trésor dans des vaisseaux de terre jusqu'à ce que ce corps mortel soit revêtu d'immortalité, et que ce qu'il y a de corruptible en nous ne le soit plus. Comme les souffrances de (271) Jésus-Christ surabondent en nous, ainsi nous jouissons par son assistance d'une consolation surabondante ; et comme nous participons à ses peines, nous participerons aussi à son bonheur."

Quand elle était triste elle chantait ce verset du Psaume : " Pourquoi es-tu triste, mon âme , et pourquoi nie troubles-tu? Espère en Dieu ; c'est en lui que j'aurai toujours confiance, car il est mon Dieu, et je ne regarde que lui seul comme l'unique espérance de mon salut. "

Quand elle était dans quelque péril elle disait : " Que celui qui veut venir après moi renonce à soi-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Celui qui voudra sauver sa vie la perdra, et celui qui la perdra pour l'amour de moi la sauvera. "

Lorsqu'on lui rapportait le mauvais ordre et. la ruine de toutes ses affaires domestiques elle disait : " Quand un homme aurait gagné tout le monde, à quoi lui servirait cela s'il perdait son âme? et que pourrait-on lui donner en échange pour récompenser cette perte? Je suis sortie toute nue hors du ventre de ma mère, et j'entrerai toute nue dans le sépulcre. Il ne m'est rien arrivé que par la volonté de Dieu: son nom soit à jamais béni! Nie mettez point votre affection au monde ni aux choses qui sont du monde ; car il n'y a rien dans le monde que concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie, qui ne procèdent point du père que nous avons dans le ciel, mais du monde. Le monde passe, et toutes les passions qu'on a pour le monde passent avec lui. "

Quand on lui donnait avis que quelqu'un de ses enfants était extrêmement malade , comme je l'ai vu, et particulièrement son Toxotius qu'elle aimait avec une merveilleuse tendresse, elle faisait voir par sa vertu l'accomplissement de ces paroles du Psaume : " J'ai été troublé, et écu milieu de ce trouble je suis demeuré dans le silence. "Puis on entendait sortir de sa bouche ces paroles animées de zèle et de foi : " Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi ; " et alors , adressant sa prière à Dieu, elle lui disait : " Seigneur, soyez le protecteur et le maître des enfants de ceux qui sont morts au monde, et qui mortifient continuellement leur corps pour l'amour de vous. "

Entre ces envieux cachés qui sont les personnes du monde les plus dangereuses il y en eut un qui, sous prétexte d'affection , lui vint dire que son extraordinaire ferveur la faisait passer pour folle dans l'esprit de quelques-uns, qui disaient qu'il lui l'allait fortifier le cerveau; elle lui répondit : " Nous sommes exposés à la vue du monde, des anges et des hommes. Nous sommes devenus fous pour l'amour de Jésus-Christ ; mais la folie de ceux qui sont à Dieu surpasse toute la sagesse humaine." Ce qui fait que notre Seigneur dit à son Père : " Vous connaissez ma folie. J'ai passé pour un prodige dans la créance de plusieurs; mais vous m'êtes un très puissant défenseur. Je me suis trouvé auprès de vous comme une bête ; mais je suis toujours avec vous. " C'est de lui qu'il est dit dans l'Évangile : " Ses proches le voulaient lier comme s'il eût été insensé, et ses ennemis déchiraient sa réputation, en disant " : Il est possédé du diable, et c'est un Samaritain; il chasse les diables au nom de Béelzébut, prince des diables. " Mais écoutons de quelle sorte l'Apôtre nous exhorte à mépriser les calomnies. " Notre gloire consiste dans le témoignage que nous rend notre propre conscience d'avoir vécu dans le monde saintement, sincèrement et avec la grâce de Dieu. " Écoutons notre Sauveur lui-même lorsqu'il dit à ses apôtres : " Le monde vous liait parce que vous n'êtes pas du monde ; car si vous étiez du monde le monde aimerait ce qui serait à lui. " Ecoutons-le aussi lorsqu'en adressant la parole à son Père il lui dit dans le psaume : " Vous connaissez le secret de nos pensées, et savez que dans toutes les afflictions que nous avons souffertes nous tic vous avons pas oublié, que nous avons observé vos commandements, que notre coeur ne s'est point détourné de vous. Nous sommes continuellement persécutés pour l'amour de vous et mis au rang des brebis destinées à la boucherie; mais, nous confiant comme nous le faisons en l'assistance du Seigneur, quoi que les hommes nous fassent, ils ne nous sauraient donner de crainte ; " car nous avons lu dans l'Écriture : " Mon fils, honore Dieu ; ne crains que lui seul , et il te soutiendra par son assistance. " Paula, se servant de tous ces passages de l'Écriture sainte comme d'autant d'armes divines, se préparait à combattre contre tous les vices, et particulièrement contre (272) l'envie qui la persécutait de la sorte, et en souffrant les injures elle adoucissait l'aigreur des plus acharnés. Tout le monde remarqua jusqu'au jour de sa mort et son extrême patience, et combien ses ennemis étaient animés contre elle de cette cruelle passion de l'envie qui ronge le cœur des personnes qui en sont possédées et qui, en s'efforçant de nuire à ceux qu'elle hait, tourne sa fureur contre elle-même.

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CHAPITRE VII. Excellente conduite de sainte Paula dans les monastères qu'elle établit.

Que dirai-je de l'ordre de son monastère et de quelle sorte elle tirait profit des vertus des saints? " Elle semait, " comme dit l'Apôtre, " des biens temporels pour en moissonner de spirituels ; elle donnait des choses terrestres pour en recevoir de célestes, et elle changeait des satisfactions de peu de durée contre des avantages qui dureront éternellement."Après avoir bâti un monastère d'hommes dont elle donna la conduite à des hommes, elle divisa en trois autres monastères plusieurs vierges, tant nobles que de moyenne et de liasse condition, qu'elle avait rassemblées de diverses provinces, et elle les disposa de telle sorte due, quoique séparées pour le travail et les repas, elles n'en psalmodiaient pas moins et n'en priaient pas moins toutes ensemble. Après que l'alleluia, qui était le signal pour s'assembler, était chanté, il n'était permis à aucune de différer à venir ; mais la première ou l'une des premières qui se rendait au choeur attendait la venue des autres, les excitant ainsi à leur devoir non par la crainte, mais par la honte de ne les pas imiter. Elles chantaient à prime, tierce, sexte, none, vêpres et matines le Psautier par ordre. et toutes les sueurs étaient obligées de le savoir, et d'apprendre tous les jours quelque chose de l'Ecriture sainte. Le dimanche elles se rendaient toutes à l'église du côté qu'elles demeuraient , en trois troupes séparées dont chacune suivait sa supérieure particulière, et elles retournaient dans le même ordre. Elles travaillaient avec assiduité aux ouvrages qui leur étaient ordonnés, et faisaient des habits pour elles-mêmes et pour d'autres. Il n'était pas permis à celles d'entre elles qui avaient de la naissance d'amener de leur maison quelque compagne, de peur qu'en se ressouvenant de leurs anciennes habitudes elles ne renouvelassent par de fréquents entretiens la mémoire des petites libertés dont elles avaient usé en leur enfance. Elles étaient toutes vêtues d'une même sorte, et ne se servaient de linge que pour essuyer les mains. Leur séparation d'avec les hommes était si grande qu'il ne leur était pas seulement permis de voir les eunuques, afin d'ôter toute occasion de parler aux médisants, qui pour se consoler dans leurs péchés veulent trouver à redire aux actions des personnes les plus saintes. Lorsqu'il y en avait quelqu'une paresseuse à venir au choeur ou à travailler à son ouvrage, elle employait divers moyens pour la corriger; car si elle était colère elle usait de douceur et de caresses, et si elle était patiente elle la reprenait fortement, imitant en cela l'Apôtre lorsqu'il dit : " Voulez-vous que je vous reprenne avec sévérité ou avec un esprit de douceur et de condescendance? ", Elle ne leur permettait d'avoir chose quelconque, sachant que saint Paul dit : " Pourvu que nous soyons nourris et vêtus nous devons être contents, " et de crainte qu'en s'accoutumant d'avoir davantage elles ne se portassent à l'avarice, que nulles richesses ne sont capables de contenter, qui devient d'autant plus insatiable qu'elle est plus riche, et qui ne diminue ni par l'abondance ni par l'indigence. Si quelques-unes contestaient ensemble elle les accordait par la douceur de ses paroles. Elle affaiblissait par des jeûnes fréquents et redoublés les corps de ces jeunes filles, qui étaient dans l'âge où ils avaient le plus de besoin de mortification, préférant la santé de leur esprit à celle de leur estomac. S'il y en avait quelqu'une trop curieuse de sa personne et de ses habits, elle la reprenait avec un visage triste et sévère, en lui disant que l'excessive propreté du corps et de l'habit était la saleté de l'âme, et qu'il ne devait jamais sortir de la bouche d'une fille la moindre parole libre, parce que c'est une marque du dérèglement de l'esprit, les défauts extérieurs témoignant quels sont les intérieurs. Si elle en remarquait quelqu'une qui aimât trop à parler, qui fût de mauvaise humeur, qui prit plaisir à faire des querelles entre les soeurs, et qui après en avoir été souvent reprise ne se voulût point corriger, elle lui faisait faire les prières hors le choeur avec les dernières des sueurs, et la faisait (273) manger séparément hors du réfectoire, afin que la honte gagnât sur son esprit ce que les remontrances n'avaient pu faire. Mlle avait en horreur le larcin comme un sacrilège, et disait que ce qui passe pour une faute légère et pour une chose de néant entre les personnes du siècle est un très grand péché dans un monastère. Que dirai-je de sa charité et de son soin envers les malades; qu'elle soulageait par des assistances nonpareilles ? mais bien qu'elle leur donnât en abondance toutes les choses dont elles avaient besoin et leur fit même manger de la viande, s'il arrivait qu'elle tombât malade elle ne se traitait pas avec une pareille indulgence, et péchait seulement contre l'égalité en ce qu'elle était aussi sévère envers elle-même que pleine de douceur et de bonté envers les autres. Nulle de ces jeunes filles, quoique dans une pleine santé et dans la vigueur de l’âge, ne se portait à tant d'abstinences qu'elle en faisait, bien qu'elle fût fort délicate de son naturel, et qu'elle eût. le corps si affaibli d'austérités et déjà cassé de vieillesse. J'avoue qu'elle fut opiniâtre à vivre de la sorte, et qu'elle ne voulut jamais se rendre aux remontrances qu'on lui faisait sur ce sujet; sur quoi je veux rapporter une chose dont j'ai été témoin. Durant un été très chaud elle tomba malade au mois de juillet d'une fièvre fort violente , et lorsque, après avoir désespéré de sa vie, elle commença à sentir quelque soulagement, les médecins l'exhortant à boire un peu de vin , d'autant qu'ils le jugeaient nécessaire pour la fortifier et empêcher qu'en buvant de l'eau elle ne devint hydropique, et moi de mon côté avant prié en secret le bienheureux évêque Epiphane de le lui persuader, et même de l'y obliger, comme elle était très clairvoyante et avait l'esprit fort pénétrant, elle se douta aussitôt de ce que j'avais fait, et me dit en souriant que le discours que l'évêque lui avait tenu venait de moi. Lorsque ce saint évêque sortit après l'avoir longtemps exhortée, je lui demandai ce qu'il avait fait, et il me répondit : " J'ai si bien réussi en ce que je lui ai dit qu'elle a quasi persuadé à un homme de mon âge de ne point boire de vin ; " ce que je rapporte, non pour nous engager à nous charger inconsidérément d'un fardeau qui soit au-dessus de nos forces, sachant que l'Écriture nous dit : " Ne te charge point d'un fardeau plus pesant que tu ne saurais le porter, " mais afin de faire voir par cette persévérance la vigueur de son esprit et le désir qu'avait cette âme fidèle de s'unir à son Dieu, auquel elle disait souvent : " Mon âme et mon corps sont altérés de la soif de vous voir. "

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CHAPITRE VIII. De l'excessive douleur de sainte Paula dans la mort de ses proches, et des récompenses que Dieu a données à sa vertu.

Il est difficile de demeurer dans le milieu en toutes choses, et la sentence des philosophes grecs est très véritable : " La vertu consiste en la médiocrité, et qui va dans l'excès passe pour un vice ; " ce que nous pouvons exprimer par ce peu de mots : " Rien de trop. " Cette sainte femme, qui était si opiniâtre et si sévère dans l'abstinence des viandes, était très tendre en la perte de ceux qu'elle aimait, se laissant abattre à l'affliction de la mort de ses proches, et particulièrement de ses enfants, comme il parut en celle de son mari et de ses filles, ce qui la mit en danger de sa vie ; car, bien qu'elle fit le signe de la croix sur sa bouche et sur son estomac pour tâcher d'adoucir par cette impression sainte la douleur qu'elle ressentait comme femme et comme mère, son affection demeurait la maîtresse, et ses entrailles étant déchirées, elles accablaient la force de son esprit par la violence de leurs sentiments. Ainsi son âme se trouvait en même temps et victorieuse par sa piété et vaincue par l'infirmité de son corps , ce qui la faisait tomber dans une langueur qui lui durait si longtemps qu'elle nous mettait dans de très grandes inquiétudes, et lui faisait courir fortune de mourir. Elle en avait de la joie et disait presque sans cesse : " Misérable que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? " Que si le lecteur judicieux m'accuse de la blâmer plutôt que de la louer, je prends à témoin Jésus-Christ, qu'elle a servi et que je désire de servir , que je ne déguise rien en tout ceci, mais que, parlant comme chrétien d'une chrétienne, je ne rapporte que des choses véritables, voulant écrire son histoire, et non pas faire son panégyrique en cachant ses défauts, qui en d'autres auraient passé pour vertus. Je les appelle néanmoins des défauts, parce que j'en juge par mon sentiment et par le regret qui m'est commun avec (274)

tant de bonnes âmes de l'un et de l'autre sexe avec lesquelles je l'aimais, et avec lesquelles je la cherche maintenant qu'elle est absente de nous par la mort.

Elle acheva donc sa course ; elle conserva inviolablement sa foi : elle jouit à cette heure de la couronne de justice; elle suit l'Agneau en quelque lieu qu'il aille. Mlle est rassasiée de la justice parce qu'elle en a été affamée, et elle chante avec joie : " Nous voyons ce qu'on nous avait dit dans la cité du Dieu des vertus, dans la cité de notre Dieu." O heureux changement! elle a pleuré, et ses pleurs sont changés en des ris qui ne finiront jamais. Elle a méprisé des citernes entrouvertes pour trouver la fontaine du Seigneur; elle a porté le cilice pour porter maintenant des habits blancs et pour pouvoir dire : " Vous avez déchiré le sac dont j'étais couverte et m'avez comblée de joie. " Elle mangeait de la cendre comme du pain, et mêlait ses larmes avec son breuvage en disant : " Mes larmes ont été le pain dont j'ai vécu jour et nuit, afin d'être rassasiée éternellement du Main des anges et de chanter avec le psalmiste : " Voyez et éprouvez combien le Seigneur est doux! J'ai proféré des paroles saintes de l'abondance de mon coeur, et je consacre ce cantique à la gloire du Roi des rois. " Ainsi elle a vu accomplir en elle ces paroles d'Isaïe, ou pour mieux dire ces paroles que Dieu prononce par la boucla, d'Isaie : " Ceux qui me servent seront rassasiés, et vous au contraire languirez de faim ; ceux qui me servent seront désaltérés, et vous au contraire demeurerez dans une soif perpétuelle; ceux qui me servent seront dans la joie , et vous au contraire serez couverts de confusion; ceux qui me servent seront comblés de bonheur, et vous au contraire sentirez votre coeur déchiré de telle sorte que vous ne vous pourrez empêcher de jeter des cris de douleur et de hurler dans l'excès de tant de maux qui accableront votre esprit. "

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CHAPITRE IX. De quelle sorte saint Jérôme confondit des hérétiques qui avaient fait diverses questions à sainte Paula pour tâcher de faire naître des doutes dans son esprit sur le sujet de la foi.

J'ai dit qu'elle a toujours fui les citernes entrouvertes afin de pouvoir trouver cette source d'eau vive qui est Dieu même, et chanter heureusement avec David : " Le cerf ne désire pas avec plus d'ardeur de désaltérer sa soif dans les claires eaux des fontaines que mon âme désire d'être avec vous, mon Dieu. Quand sera-ce donc que je viendrai vers vous et que je paraîtrai en votre présence?" Ceci m'oblige à toucher en peu de mots de quelle sorte elle a évité les citernes bourbeuses des hérétiques et les a considérés comme des païens. L'un d'entre eux, qui était un dangereux esprit, fort artificieux, et qui s'estimait savant, lui fit quelques questions sans que je le susse, disant : " Quels crimes ont commis les enfants pour être possédés du démon? A quel âge ressusciterons-nous? si c'est en celui-là même auquel nous mourrons, les enfants auront donc besoin de nourrices après leur résurrection? que si c'est un autre âge, ce ne sera donc pas une résurrection des morts, mais une transformation de personnes en d'autres personnes? Y aura-t-il ou n'y aura-t-il pas diversité de sexes? s'il y en a diversité, il y aura donc des noces et une génération d'enfants? que s'il n'y a point de diversité de sexes, ce ne seront donc pas les mêmes corps qui ressusciteront? car " les corps que nous avons maintenant sont si terrestres qu'ils abattent et appesantissent l'esprit, " au lieu que les corps qui ressusciteront seront légers et spirituels, ainsi que nous l'enseigne l'Apôtre lorsqu'il dit: " Le corps qui entre dans le tombeau comme un grain que l'on sème dans la terre est un corps terrestre, mais lorsqu'il ressuscitera il sera spirituel. " Par ces différentes propositions il s'efforçait de prouver que les âmes descendent dans les corps à cause des péchés qu'elles ont commis autrefois, et que, selon la diversité et la nature de ces péchés, elles y sont unies à certaines conditions, comme d'être heureuses par la santé dont jouissent ces corps et par la noblesse et les richesses de ceux qui les engendrent, ou bien d'être châtiées de leurs crimes précédents en venant dans des familles misérables, en entrant dans des corps malsains et y demeurant enfermées durant cette vie ainsi que dans une prison. Paula m'ayant rapporté ce discours et dit qui était cet homme, je me trouvai obligé de m'opposer à une si dangereuse vipère, et qui était du nombre de celles dont parle David lorsqu'il dit : " N'abandonnez point à la fureur de ces bêtes farouches (275) ceux qui confessent votre nom, " et en un autre endroit : " Réprimez, Seigneur, ces bêtes venimeuses qui l'ont tant de mal avec leurs plumes, qui n'écrivent que des méchancetés et qui parlent de vous avec une si grande insolence. " J'allai donc trouver cet homme , et, par le secours des prières de celle qu'il voulait tromper, je le réduisis à ne savoir que répondre. Je lui demandai s'il croyait la résurrection des morts ou s'il ne la croyait pas. M'ayant répondu qu'il la croyait, je continuai ainsi : " Seront-ce les mêmes corps qui ressusciteront, ou bien en seront-ce d'autres? — Ce seront les mêmes, me dit-il. " Sur quoi je poursuivis : "Sera-ce dans le même sexe ou dans un autre?" Étant demeuré muet à cette question, et faisant comme la couleuvre, qui pour éviter d'être frappée tourne la tête de tous côtés, je lui dis : "Puisque vous vous taisez il faut que je réponde pour vous, et que je tire les conséquences qui suivent de ce que nous venons de dire. Si une femme ne ressuscite pas comme femme et un homme comme homme il n'y aura point de résurrection des morts, parce que chaque sexe est composé de parties et que ces parties font tout le corps. Que s'il n'y a ni sexe ni parties , où sera donc cette résurrection des corps, qui ne sauraient subsister sans sexe et sans les parties qui les composent? Or s'il n'y a point de résurrection des corps, il ne saurait y avoir aussi de résurrection des morts. Et quant à l'objection que vous faites, que si ce sont les mêmes parties et les mêmes corps il s'ensuit donc qu'il y aura des mariages, notre Seigneur l'a détruite lorsqu'il a dit : " Vous vous trompez en ignorant les Écritures et la puissance de Dieu, car après la résurrection des morts il ne se fera plus de mariages entre les hommes , mais ils seront semblables aux anges. " Or en disant qu'il ne se fera plus de mariages il témoigne qu'il y a diversité de sexe, car on ne dirait pas en parlant d'une pierre et d'un arbre qu'ils ne se marieront point, parce qu'ils ne sont pas de nature à le pouvoir être ; mais on le dit seulement de ceux que la grâce et la puissance de Jésus-Christ empêchent de se marier, encore qu'ils le pussent. Que si vous demandez comment nous serons donc semblables aux anges, puisqu'il n'y a point entre eux de différence de sexe, je réponds en peu de mots : Jésus-Christ ne nous promet pas de nous rendre de même nature que les anges, mais bien de rendre notre vie et notre béatitude semblables à la leur; ce qui fait que saint Jean-Baptiste avant d'avoir eu la tète tranchée a été appelé un ange, et que tous les saints et les vierges consacrées à Dieu , durant même qu'ils sont encore dans le monde, mènent déjà la vie des anges. Ainsi quand notre Seigneur dit que nous serons semblables aux anges il nous promet bien que nous leur ressemblerons, mais non pas que nous changerons notre nature en la leur. Dites-moi aussi, je vous prie, comment vous interprétez cet endroit de l'Évangile qui porte que saint Thomas toucha les mains de notre Seigneur après sa résurrection et vit son côté percé d'une lance, et que saint Pierre le vit, debout sur le rivage, manger du poisson cuit et du miel. Certes celui qui était debout avait des pieds; celui qui montra son côté blessé avait aussi un ventre et une poitrine, puisque sans cela l'on ne saurait avoir des côtés, vu qu'ils résultent de l'ensemble du ventre et de la poitrine; celui qui a parlé avait une langue, un palais et des dents, car, comme l'archet touche les cordes , ainsi la langue touche les dents et articule les sons; et celui dont on toucha les mains avait par conséquent des bras. Puisqu'il ne lui manquait aucune partie, il s'ensuit nécessairement qu'il avait un corps tout entier, vu qu'il est composé de ses parties, et que ce corps n'était pas un corps de femme, mais un corps d'homme, c'est-à-dire du même sexe que celui dont il était lorsqu'il mourut. Que si vous m'objectez sur cela . " Nous mangerons donc aussi après notre résurrection? et comment est-il donc entré, les portes fermées, malgré la nature des corps, qui sont matériels? " je vous répondrai : " Ne prenez point sujet du manger pour ruiner par vos pointilleries la foi de la résurrection; car notre Seigneur commanda de donner à manger à la fille du prince de la Synagogue, et l'Écriture nous apprend que le Lazare, ayant été quatre jours dans le tombeau, se trouva à un festin avec lui, de peur que ces résurrections ne passassent pour des chimères. Que si, à cause qu'il est entré les portes étant fermées , vous prétendez prouver qu'il avait un corps spirituel et composé d'air seulement, il faudra donc dire qu'avant même qu'il fût crucifié il n'avait qu'un corps (276) spirituel puisque, contre la nature des corps pesants et solides, il marcha sur la mer, et que l'apôtre saint Pierre, qui v marcha aussi d'un pas tremblant, n'avait qu'un corps spirituel? au lieu que la puissance et la vertu de Dieu ne paraît jamais tant que lorsqu'il fait quelque chose contre l'ordre de la nature. Et afin que vous sachiez que la grandeur des miracles ne témoigne pas tant le changement de la nature comme la toute-puissance de Dieu, celui qui par la foi marchait sur les eaux s'en allait être submergé par son infidélité, si le Seigneur ne l'eût soutenu en lui disant : " Homme de petite foi, pourquoi as-tu douté? " Et certes j'admire. de vous voir demeurer dans votre opiniâtreté lorsque le Seigneur dit lui-même : " Apporte ici ton doigt et touche mes mains; mets ta main dans mon côté, et ne sois plus incrédule, mais fidèle; " et en un autre endroit : "Voyez mes mains, voyez mes pieds, et reconnaissez que c'est moi-même. Volez et touchez, car les esprits n'ont ni chair ni os ainsi que vous voyez que j'en ai; " et ayant dit cela, il leur montra ses mains et ses pieds. Il faut donc que vous demeuriez d'abord par ses propres paroles qu'il a des os, de la chair, des pieds et des mains; et vous me venez alléguer ces globes célestes dans lesquels les stoïques nous veulent faire croire que les âmes des gens de bien demeurent après cette vie, et d'autres imaginations ridicules ! Quant à ce que vous demandez: Pourquoi un enfant qui n'a point de péché est possédé du démon, ou : En quel âge les hommes ressusciteront , vu qu'ils meurent en divers âges, vous saurez, malgré vous que " les jugements de Dieu sont de grands abîmes, " et que l’Apôtre s'écrie : " O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont impénétrables et que ses voies sont cachées! car qui est celui qui connaît les pensées de Dieu ou qui a été son conseiller ? " Or la diversité des âges n'apporte point de changement en la vérité des corps , puisque si cela était, nos corps ne demeurant jamais en même état mais croissant ou diminuant toujours de forces, nous serions donc autant de divers hommes comme nous changeons de fois de constitution, et j'aurais été un autre que je ne suis en l'âge de dix ans, un autre à trente, un autre à cinquante, et un autre maintenant que j'ai les cheveux tout blancs.

Ainsi il faut répondre, selon la tradition des Églises et selon saint Paul, " que nous ressusciterons comme des hommes parfaits et dans l'accomplissement de la plénitude de l'âge de Jésus-Christ, qui est celui auquel les Juifs assurent qu'Adam fut créé et auquel nous lisons que notre Sauveur ressuscita.", J'alléguai aussi plusieurs autres passages, tant de l'Ancien que du Nouveau-Testament , pour confondre cet hérétique; et depuis ce jour Paula l'eut en telle horreur, et tous ceux qui étaient infectés de semblables rêveries, qu'elle les nommait publiquement les ennemis de Dieu. Je n'ai pas rapporté ce que je viens de dire comme croyant pouvoir réfuter par ce peu de mots une hérésie à laquelle on pourrait répondre par plusieurs volumes, niais seulement afin de faire connaître quelle était la foi d'une femme si admirable, et qui a mieux aimé attirer sur elle des inimitiés mortelles des hommes que d'irriter la colère de Dieu par des amitiés dangereuses.

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CHAPITRE X. De l’amour de sainte Paula pour l’Ecriture sainte, qui la porta à apprendre la langue hébraïque, et de l’extrême désir qu’elle avait que tous ses proches se donnassent à Dieu.

Je dirai donc, pour reprendre mon discours, qu'il n'y eut jamais un esprit plus docile que le sien. Elle était lente à parler et prompte à entendre, se souvenant de ce précepte de l'Écriture : " Écoute, Israël, et demeure dans le silence." Elle savait par coeur l'Écriture sainte, et bien qu'elle en aimât extrêmement l'histoire à cause qu'elle disait que c'était le fondement de la vérité , elle s'attachait néanmoins beaucoup plus au sens allégorique et spirituel, et elle s'en servait comme du comble de l'édifice de son âme. Elle me pria fort qu'elle et sa fille pussent lire en ma présence le Vieux et le Nouveau-Testament, afin que je leur en expliquasse les endroits les plus difficiles, ce que je lui refusai, comme m'en croyant incapable. Enfin, ne pouvant résister à ses instances continuelles, je lui promis de lui enseigner ce que j'en avais appris, non pas de moi-même, c'est-à-dire de la présomption de mon propre esprit, qui est le plus dangereux de tous les maîtres, mais des plus grands personnages de l'Église. Lorsque j'hésitais en quelque lieu et confessais ingénument ne l'entendre pas , elle ne se contentait pas de cela, mais elle me (277) contraignait par ses demandes de lui dire quelle était celle d'entre plusieurs différentes explications que je jugeais la meilleure.

Je dirai aussi une chose qui semblera peut-être incroyable à ceux à qui ses admirables qualités ont donné de la jalousie. Elle désira d'apprendre la langue hébraïque, dont j'ai acquis quelque connaissance , y ayant extrêmement travaillé dès ma jeunesse et y travaillant continuellement de peur que, si je l'abandonnais, elle ne m'abandonnât aussi. Elle vint à bout de son dessein, tellement qu'elle chantait des psaumes en hébreu, et le parlait sans y rien mêler de l'élocution latine; ce que nous voyons faire encore aujourd'hui à sa sainte fille Eustochia, qui a toujours été si attachée et si obéissante à sa mère qu'elle n'est jamais sortie d'auprès d'elle, n'a jamais fait un pas sans elle, n'a jamais mangé qu'avec elle, et n'a jamais eu un écu en sa disposition, mais au contraire avait une extrême joie de voir sa mère donner aux pauvres ce peu qui lui restait de bien, considérant comme une très grande succession et de très grandes richesses le respect et les devoirs qu'elle rendait à une si bonne mère.

Mais je ne dois pas passer sous silence de quelle joie Paula fut touchée lorsqu'elle sut que Paula, sa petite-fille et fille de Toxotius et de Leta, qui l'avaient eue ensuite du vœu qu'ils avaient fait de consacrer sa virginité à Dieu, commentait dès le berceau, et au milieu des jouets dont on l'amusait, à chanter alleluia avec une langue bégayante, et à prononcer à demi les noms de sa grand'mère et de sa tante; et rien ne lui faisait penser à son pays que le désir qu'elle avait d'apprendre que son fils, sa belle-fille et sa petite-fille eussent renoncé à toutes les choses du siècle pour se donner entièrement au service de Dieu; ce qu'elle obtint en partie, car sa petite-fille est destinée pour prendre le voile qui la consacrera à Jésus-Christ, et sa belle-fille, avant fait voeu de chasteté, imite par sa foi et par ses aumônes les actions de sa belle-mère, et s'efforce de l'aire voir dans Rome ce que Paula a pratiqué en Jérusalem.

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CHAPITRE XI. Mort de sainte Paula.

Qu'y a-t-il donc, mon âme? pourquoi as-tu tant de crainte de venir à la mort de Paula?

N'y a-t-il pas assez longtemps que j'allonge ce discours par l'appréhension d'arriver à ce qui le doit conclure? comme si je pouvais retarder sa mort en n'en parlant point et en m'occupant toujours de ses louanges. J'ai navigué jusqu'ici avec un vent favorable, et mon vaisseau a fendu les ondes sans peine; mais maintenant cette narration va rencontrer des écueils, et la mer qui s'enfle nous menace l'un et l'autre par l'impétuosité de ses flots d'un naufrage inévitable : elle de celui de son corps par la mort, et moi de celui de la plus grande consolation que j'eusse en ce monde; en sorte que je suis contraint de dire : " Mon maître, sauvez-nous ! nous périssons, " et ce verset du psaume : " Pourquoi vous endormez-vous , Seigneur ? levez-vous pour nous assister! " car qui pourrait sans verser des larmes dire que Paula s'en va mourir?

Elle tomba dans une très grande maladie, ou, pour mieux dire, elle obtint ce qu'elle désirait, qui était de nous quitter pour s'unir parfaitement à Dieu. Ce fut alors que l'extrême amour qu'Eustochia avait toujours témoigné pour sa mère fut encore plus reconnu de tout le monde: elle ne bougeait d’auprès de son lit; elle la rafraîchissait avec un éventail ; elle lui soutenait la tête ; elle lui donnait des oreillers pour l'appuyer ; elle lui frottait les pieds; elle lui échauffait l'estomac avec ses mains; elle lui accommodait des matelas; elle préparait l'eau qu'elle devait boire , en sorte qu'elle ne fût ni trop chaude ni trop froide; elle mettait sa nappe; et enfin elle croyait que nul autre tic pouvait. sans lui faire tort lui rendre le moindre petit service. Combien de courses fit-elle du lit de sa mère à la crèche de notre Sauveur ! et avec combien de prières, de larmes et de soupirs le supplia-t-elle de ne la point priver d'une si chère compagnie, de ne point souffrir qu'elle vécût après sa mort, et de trouver bon qu'elles fussent toutes deux portées en terre dans un même cercueil !

Mais combien notre nature est-elle faible et fragile puisque, si la loi que nous avons en Jésus-Christ ne nous élevait vers le ciel et s'il n'avait rendu notre âme immortelle, nos corps seraient de même condition que ceux des bêtes! On voit mourir d’une même sorte le juste et l’impie, le vertueux et le vicieux, le pudique et l’impudique, celui qui offre des sacrifices et, (278) celui qui n'en offre point, et l'homme de bien comme le méchant, le blasphémateur comme celui qui abhorre les serments; et les hommes comme les botes seront tous réduits en cendre et en poussière.

Mais pourquoi m'arrêtai-je et fais-je ainsi durer encore davantage ma douleur en différant de la dire? Cette femme si prudente sentait bien qu'elle n'avait plus qu'un moment à vivre et que, tout le reste de son corps étant déjà saisi du froid de la mort, son âme n'était plus retenue que par un peu de chaleur qui, se retirant dans sa poitrine sacrée, faisait que son coeur palpitait encore; et néanmoins, comme si elle eût abandonné des étrangers afin d'aller voir ses proches, elle disait ces versets entre ses dents : " Seigneur, j'ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire. Dieu des vertus, que vos tabernacles sont aimables! Mon âme les désire de telle sorte que l'ardeur qu'elle en a fait qu'elle se pâme en les souhaitant, et j'ai mieux aimé être la moindre de tous en la maison de Dieu que de demeurer dans des palais avec les pécheurs. " Lorsque je lui demandais pourquoi elle se taisait et ne voulait pas répondre, et si elle sentait quelque douleur, elle me dit en grec que nulle chose ne lui donnait peine, et qu'elle ne voyait rien que de calme et de tranquille. Elle se tut toujours depuis ; et, ayant fermé les veux comme méprisant déjà toutes les choses mortelles, elle répéta jusqu'au dernier soupir les mîmes versets, mais si bas qu'à peine les pouvions-nous entendre, et tenant le doigt tout contre sa bouche, elle faisait le signe de la croix sur ses lèvres. Ayant perdu connaissance et étant à l’agonie, lorsque son âme fit le dernier effort pour se détacher de son corps elle changea en louanges de Dieu ce bruit, ce râlement avec lequel les hommes ont coutume de finir leur vie. Les évêques de Jérusalem et des autres villes, plusieurs prêtres et un nombre infini de diacres étaient présents, et des troupes de solitaires et de vierges consacrées à Dieu remplissaient tout son monastère. Aussitôt que cette sainte âme entendit la voix de son époux qui l'appelait et lui disait : " Levez-vous, ma bien-aimée, qui êtes si belle à mes yeux; venez, ma colombe; et hâtez-vous, car l'hiver est passé et toutes les pluies sont écoulées," elle lui répondit avec joie : " La campagne a été vue couverte de fleurs: le temps de la moisson est arrivé, et je crois voir les biens du Seigneur dans la terre des vivants. "

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CHAPITRE XII. Honneurs tout extraordinaires rendus à sainte Paula en ses funérailles.

On n'entendait point alors de cris ni de plaintes ainsi qu'on a coutume parmi les personnes attachées au siècle, mais des troupes tout entières faisaient retentir des psaumes en diverses langues. Elle fut portée en terre par des évêques qui mirent son cercueil sur leurs épaules; d'autres évêques allaient des devant avec des flambeaux et des cierges allumés, et d'autres conduisaient les troupes de ceux qui chantaient des psaumes. En cet état elle fut mise dans le milieu de l'église de la crèche de notre Sauveur. Les habitants de toutes les villes de la Palestine vinrent en foule à ses funérailles; il n'y eut point de cellule qui pût retenir les solitaires les plus cachés dans le désert, ni de sainte vierge qui pût demeurer dans sa petite chambrette, parce qu'ils eussent tous cru faire un sacrilège s'ils eussent manqué de rendre leurs devoirs à une femme si extraordinaire. Les veuves et les pauvres, ainsi qu'il est dit de Dorcas, montraient les habits qu'elle leur avait donnés, et. tous les nécessiteux criaient qu'ils avaient perdu leur mère et leur nourrice. Mais ce qui est admirable, la pâleur de la mort n'avait point changé son visage, et il était si plein de majesté qu'on l'aurait plutôt crue endormie que morte. On récitait par ordre des psaumes en hébreu, en grec, en latin et en syriaque, non-seulement durant trois jours et jusques à ce que son corps eut été enterré sous l'église, tout contre la crèche de notre Seigneur, mais aussi durant toute la semaine. Tous ceux qui arrivaient considéraient ses funérailles comme les leurs propres, et la pleuraient comme ils se seraient pleurés eux-mêmes. Sa sainte fille Eustochia, qui se voyait comme sevrée de sa mère, selon le langage de l'Ecriture, ne pouvait souffrir qu'on la séparât d'avec elle : elle lui baisait les yeux, elle se collait à son visage, elle l’embrassait, et elle eût désiré d'être ensevelie avec sa mère.

Jésus-Christ sait que cette femme si excellente ne laissa pas un écu vaillant à sa fille, (279) mais qu'au contraire, comme je l'ai déjà dit, elle la laissa chargée de beaucoup de dettes et d'un nombre infini de solitaires et de vierges qu'il lui était très difficile de nourrir, et. qu'elle n'eût pu abandonner sans impiété. Qu'y a-t-il donc de plus admirable que de voir une personne d'une maison aussi illustre qu'était Paula, et qui avait été autrefois dans de si grandes richesses, avoir eu tant de vertu et tant de foi que de donner tout son bien, et de s'être ainsi trouvée quasi réduite à la dernière extrémité? Que d'autres vantent l'argent qu'ils donnent aux, églises et ces lampes d'or qu'ils consacrent à Dieu devant ses autels, nul n'a plus donné aux pauvres que celle qui ne s'est rien réservé pour elle-même. Maintenant, elle jouit de ces richesses et de ces biens que nul oeil n'a jamais vus, que nulle oreille n'a jamais entendus et que nul esprit humain n'a jamais pensés. C'est donc nous-mêmes que nous plaignons ; et. il y aurait sujet d'estimer que nous envierions sa gloire si nous pleurions plus longtemps celle qui règne avec Dieu dans l'éternité.

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CHAPITRE XIII. Consolation à sainte Eustochia. Apostrophe à sainte Paula. Inscriptions sur son tombeau.

Ne vous mettez en peine de rien, Eustochia : vous avez hérité d'une très grande et très riche succession, le Seigneur est votre partage; et ce qui vous doit encore combler de joie, c'est que votre sainte mire a été couronnée par un long martyre ; car ce n'est pas seulement le sang que l'on verse pour la confession de la foi qui fait les martyrs, mais les services d'un amour pur et sans tache qu'une aine dévote rend à Dieu passent pour un martyre continuel. La couronne des premiers est composée de roses et violettes, et celle des derniers est faite de lys. C'est pourquoi il est écrit dans le Cantique des cantiques : " Celui que j'aime est blanc et vermeil, " attribuant ainsi à ceux qui sont victorieux dans la paix les mêmes récompenses qu'à ceux qui le sont, dans la guerre. Votre excellente mère entendit comme Abraham Dieu qui lui disait : " Sors de ton pays, quitte tes parents et viens en la terre que je te montrerai; " elle l'entendit lui dire par Jérémie : " Fuis du milieu de Babylone et sauve ton âme." Aussi est-elle sortie de son pays, et jusqu'au jour de sa mort n'est point retournée dans la Chaldée. " Elle n'a point regretté les ognons ni les viandes de l'Égypte; " mais étant accompagnée de plusieurs troupes de vierges, elle est devenue citoyenne de la ville éternelle du Sauveur; et, étant passée de la petite Bethléem dans le royaume céleste, elle a dit à la véritable Noémi : " Ton peuple est mon peuple, et ton Dieu est mon Dieu."

Étant touché de la mime douleur qui vous afflige, j'ai dicté ceci en deux nuits, parce que toutes les fois que j'avais voulu travailler à cet ouvrage comme je vous l’avais promis, mes doigts étaient demeurés immobiles et la plume. m'était tombée des mains, tant mon esprit languissant se trouvait sans aucune force; mais ce discours, si négligé et sans ornement de langage, témoigne mieux qu'un plus éloquent. quelle est mon extrême affliction.

Adieu, grande Paula, que je révère du plus profond de mon âme. Assistez-moi, je vous supplie, par vos prières dans l'extrémité de ma vieillesse : votre foi jointe à vos oeuvres vous unit à Jésus-Christ; et ainsi, lui étant présente, il vous accordera plutôt ce que vous lui demanderez.

 

 

 

 

VIE DE SAINTE AZELLA, VIERGE.

A SAINTE MARCELLA.

On ne me doit point reprendre de ce que je loue quelques personnes dans mes lettres et en blâme d'autres, puisqu'en blâmant les méchants on corrige ceux qui leur ressemblent, et qu'en louant les gens de bien on excite les bons à imiter leur vertu. J'écrivis quelque chose, ces jours passés, de Léa d'heureuse mémoire; et aussitôt il me vint en l'esprit qu'après avoir parlé de celles qui tiennent, comme les veuves, le second rang dans la chasteté, je ne devais pas demeurer dans le silence sur le sujet d'une vierge. Ainsi je me trouve obligé de rapporter en peu de mots la vie d'Azella qui nous est si chère à l'un et à l'autre ; mais, comme elle a peine d'entendre parler de ses louanges, je vous supplie de ne lui point montrer cette lettre et (280) de vous contenter, s'il vous plaît, de la lire aux jeunes filles qui sont auprès de vous afin que, connaissant que sa manière de vivre est la règle d'une vie parfaite, elles se forment sur son exemple.

Je ne m'arrêterai point à ce que, étant encore dans le ventre de sa mère, elle fut bénie avant sa naissance, à ce que son père vit en songe une vierge enfermée dans un vase de cristal plus clair et plus pur que celui d'aucun miroir, et à ce que, étant encore enfant et n'ayant pas dix ans accomplis, elle fut consacrée à Dieu pour jouir un jour de l'éternelle béatitude: il faut attribuer à la grâce tout ce qui a précédé ses travaux, bien que Dieu, par la connaissance qu'il a de l'avenir, ait sanctifié Jérémie dans le sein de sa mère, ait fait que saint Jean a tressailli de joie lorsqu'il était encore dans les flancs de la sienne, et ait, dès auparavant la création du monde, choisi saint Paul entre le reste des hommes pour annoncer l'Evangile de son fils ; mais je passerai aux choses que cette sainte vierge, depuis l'âge de douze ans, a choisies comme les meilleures, a embrassées, a poursuivies, a entreprises, a commencées et a accomplies avec beaucoup de peines et de travaux.

Etant enfermée dans le petit espace d'une cellule, elle jouissait de la vaste étendue du paradis : ce même petit coin de terre était le lieu de ses oraisons et de son repos ; elle trouvait ses délices dans le jeûne et la bonne chère dans l'abstinence ; et quand elle était contrainte de prendre quelque nourriture, non par le désir de manger, mais par la défaillance de ses forces, elle se contentait de pain, de sel et d'eau froide, excitant ainsi plutôt sa faim qu'elle ne la rassasiait.

Mais il semble que j'ai quasi oublié ce que je devais dire dès le commencement. Lorsqu'elle se porta à prendre cette résolution, elle tira de son cou un de ces colliers que l'on nomme communément des Murenes à cause que l'or, tissu ensemble par des filets retors, fait une sorte de chaîne qui a de la ressemblance à ce poisson, et, sans que ses parents en sussent rien, elle le vendit et en acheta une robe de couleur fort brune et propre pour une religieuse, que sa mère lui avait toujours refusée quelque instance qu'elle lui en eût faite; et par ce saint trafic, qui fut comme un heureux présage de la suite de ses actions, elle se consacra aussitôt à notre Seigneur, afin que tous ses proches connussent que l'on ne pourrait jamais contraindre à prendre part dans les délices du siècle celle qui condamnait le luxe du siècle par la simplicité de cet habit.

Mais, comme j'avais commencé à dire,elle se conduisit toujours avec une telle retenue et demeura toujours dans sa chambre dans une si grande retraite qu'elle ne paraissait jamais en public. Elle ne parlait jamais à aucun homme; et, ce qui est encore plus admirable, elle aimait beaucoup plus qu'elle ne voyait sa soeur, qui était vierge comme elle. Elle travaillait de ses mains, sachant qu'il est écrit " que celui qui ne travaille point ne doit point manger. " Elle parlait à son époux ou en priant ou en chantant des psaumes. Elle allait avec un extrême zèle aux tombeaux des martyrs sans que personne s'en pût quasi apercevoir; et la joie qu'elle ressentait de vivre en cette manière était extrêmement augmentée de ce que personne ne la connaissait. Elle jeûnait si austèrement durant toute l'année qu'elle passait d'ordinaire deux ou trois jours sans manger, et quand le carême était venu, alors, comme si son âme eût été un vaisseau qui eût voulu entreprendre une plus longue navigation, elle en déployait toutes les voiles, en passant avec un visage gai quasi toutes les semaines entières sans manger; et, ce qu'il est comme impossible aux hommes de croire mais ce qui est possible par l'assistance de Dieu, elle est arrivée, en vivant de cette sorte, à l'âge de cinquante ans, sans sentir aucune douleur d'estomac, sans être tourmentée de colique, sans que la terre dure qui lui sert de lit lui froisse le corps, et sans que sa peau, devenue sèche et rude par l'âpreté du cilice dont elle est revêtue, ait aucune mauvaise odeur. Ainsi, étant saine de corps et encore plus saine d'esprit, elle trouve ses délices dans la solitude, et les déserts des anachorètes dans une ville pleine de bruit et de trouble.

Mais vous savez toutes ces choses mieux que moi, qui n'ai connaissance que d'une partie de ses actions, et vous avez vu de vos yeux sur ses genoux des talus semblables à ceux des chameaux, que son assiduité à prier a formés sur son saint corps: il faut donc que je me contente de rapporter ici ce que j'en ai pu apprendre. Il n'y a rien de plus agréable que sa sévérité, rien de plus sévère que sa douceur et rien (281) de plus doux que sa tristesse. La pâleur qui parait sur son visage est telle, qu'encore qu'elle fasse connaître jusqu'à quel point va son extrême abstinence, elle n'a rien de vain ni d'affecté. Ses paroles tiennent du silence et son silence parle. Elle ne marche ni trop vite ni trop lentement. Elle est toujours vêtue d'une même sorte; sa propreté est accompagnée de négligence; son habit n'a rien de curieux. Le soin qu'elle prend de ce qui la touche est sans aucun soin; et la seule égalité de sa vie fait que, dans une ville pleine de pompe, de dissolutions et de délices, et où l'humilité passe pour une bassesse, les gens de bien publient ses louanges et les méchants n'osent la blâmer. Je souhaite que les veuves et les vierges l'imitent, que les femmes mariées la révèrent, que celles qui se sentent coupables la craignent, et que les évêques l'honorent.

 

 

 

VIE DE SAINTE MARCELLA, VEUVE.

 

 

AVANT-PROPOS. Où il est parlé de la grandeur de la naissance de sainte Marcella.

A LA VIERGE PRINCIPIA.

Vous désirez de moi avec instance et me demandez sans cesse, ô vierge de Jésus-Christ, illustre Principia, de renouveler par mes écrits la mémoire d'une femme aussi sainte qu'était Marcella, et de faire par ce moyen connaître aux autres et leur donner sujet d'imiter les vertus dont nous avons joui si longtemps, et certes je me plains de ce que vous m'excitez de la sorte à entrer dans une carrière où je cours si volontiers de moi-même, et de ce que vous croyez que j'aie besoin en cela d'être prié, moi qui ne vous cède nullement en l'affection que vous lui portiez, et qui sais que je recevrai beaucoup plus d'avantage que je n'en procurerai aux autres en représentant. par ce discours les admirables qualités de celle dont j'entreprends de parler. Or mon silence de deux ans ne doit pas être attribué à négligence, comme vous m'en accusez injustement, mais à mon incroyable affliction, qui m'abattait l'esprit de telle sorte que jusqu'ici j'ai jugé plus à propos de lue taire que de ne rien dire qui fût digne de son mérite.

Ayant donc à louer votre Marcella, ou plutôt la mienne, et, pour parler encore plus véritablement, la nôtre et celle de tous ceux qui font profession d'être à Dieu, et qui a été un si grand ornement de Rome, je n'observerai point les règles des orateurs en représentant la noblesse de sa race, la longue suite de ses aïeux et les statues de ses ancêtres, qui, de siècle en siècle et jusqu'à notre temps, ont été honorés des charges de gouverneurs de provinces et de préfets du palais de l'empereur; mais je louerai seulement en elle ce qui lui est propre, et d'autant plus admirable qu'ayant méprisé ses richesses et sa noblesse, elle s'est encore rendue plus illustre par sa pauvreté et par son humilité.

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CHAPITRE I. Sainte Marcella, étant demeurée veuve, ne veut point se remarier et refuse le plus grand de Rome.

Marcella ayant perdu son père et étant demeurée veuve sept mois après avoir été mariée, sa jeunesse, la splendeur de sa maison, la douceur de son esprit, et, ce qui touche d'ordinaire davantage les hommes, son excellente beauté portèrent Cereal, dont le nom est si célèbre entre les consuls, à désirer avec ardeur de l'épouser; et, étant déjà fort vieux, il lui promettait de la rendre héritière de ses grands biens, voulant par une telle donation la traiter comme si elle eût été sa fille et non pas sa femme. Albina, sa mère, souhaitait fort un si puissant appui pour sa maison qui en était alors destituée; mais Marcella dit que, quand elle n'aurait point résolu de faire un voeu de chasteté, si elle eût voulu se marier elle aurait cherché un mari et non pas une succession. Sur quoi Cereal lui ayant mandé que les vieux peuvent vivre longtemps et les jeunes mourir bientôt, elle répondit de fort bonne grâce: " Il est vrai qu'une jeune personne peut mourir bientôt, mais un vieillard ne saurait vivre longtemps. " Ainsi, avant eu son congé, nul autre n'osa plus prétendre de l'épouser.

Nous lisons dans l'évangile de saint Luc (282) qu'Anne, fille de Phanuel, de la tribu d'Aser, prophétisait, et était extrêmement âgée ; qu'elle avait vécu sept ans avec son mari ; qu'elle avait quatre-vingt-quatre ans; qu'elle ne bougeait du temple, et passait les jours et les nuits en jeûnes et en oraisons, employant ainsi toute sa vie au service de Dieu; ce qui fait que l'on ne doit pas trouver étrange qu'elle ait vu son Sauveur, puisqu'elle le cherchait avec tant de soins et tant de peines. Comparons sept ans avec sept mois : espérer la venue de Jésus-Christ et le posséder ; le confesser après sa naissance et croire en lui après sa mort; ne le méconnaître pas étant enfant, et se réjouir de ce qu'étant homme parfait il règne à jamais dans le ciel

je ne vois pas que l'un doive faire différence entre ces saintes femmes, ainsi que quelques-uns en mettent d'ordinaire si mal à propos entre les hommes les plus saints et les princes mêmes de l'Eglise. Ce que je dis seulement pour faire connaître qu'ayant travaillé toutes deux également , elles jouissent maintenant de la même récompense.

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CHAPITRE II. L'admirable vertu de sainte Marcella la mit au-dessus de la médisance.

Il est fort difficile dans une ville aussi médisante que Il orne, dont. le peuple était autrefois composé de toutes les nations du monde et où les vices triomphent, de ne recevoir pas quelque attaque par les impostures des bruits malicieux inventés et semés par ces personnes qui prennent plaisir à blâmer les choses les plus innocentes et la vouloir découvrir des taches en celles qui sont les plus pures; ce qui fait que le prophète souhaite plutôt qu'il n'estime qu'on puisse trouver une chose aussi difficile et presque aussi impossible à rencontrer qu'est celle-ci, lorsqu'il dit : " Bienheureux sont ceux qui marchent dans la voie du Seigneur, et qui ne rencontrent rien en leur chemin qui leur puisse imprimer la moindre tache! " Il dit que ceux-là sont sans tache dans la voie de ce siècle qui n'ont point été infectés de l'air de ces bruits malicieux, et à qui l'on n'a point fait d'injure. Notre Sauveur dit dans l'Évangile : " Ayez une opinion favorable de votre adversaire lorsque vous êtes en chemin avec lui." Or, qui a jamais entendu publier quelque chose de désavantageux de la personne dont je parle et y a ajouté créance? ou qui est celui qui l'a cru sans s'accuser lui-même de malice et de lâcheté? Marcella a été la première qui a confondu le paganisme en faisant voir à tout le monde quelle doit être cette vertu d'une veuve chrétienne qu'elle portait dans le coeur, et qui paraissait en ses habits ; car les veuves païennes ont coutume de se peindre le visage de blanc et de rouge, d'être très richement vêtues, d'éclater de pierreries, de tresser leurs cheveux avec de l'or, de porter à leurs oreilles des perles sans prix, d'être parfumées, et de pleurer de telle sorte la mort de leurs maris qu'elles ne peuvent ensuite cacher leur joie d'être affranchies de leur domination, ainsi qu'il parait lorsqu'on les voit en chercher d'autres, non pas pour leur être assujetties comme Dieu l'ordonne., mais au contraire pour leur commander; ce qui fait qu'elles en choisissent de pauvres, afin que, portant seulement le nom de maris, ils souffrent avec patience d'avoir des rivaux, et soient aussitôt répudiés s'ils osent seulement ouvrir la bouche pour s'en plaindre. La sainte veuve dont je parle portait des robes pour se défendre seulement du froid, et non pas pour montrer seulement à découvert une partie de son corps; elle ne garda rien qui fût d'or, non pas même son cachet, aimant mieux employer toutes ces superfluités à nourrir les pauvres que de les enfermer dans ses coffres; elle n'allait jamais sans sa mère. Les diverses rencontres d'une aussi grande maison qu'était la sienne y faisant quelquefois venir des ecclésiastiques et des solitaires, elle ne les voyait qu'en compagnie, et elle avait toujours avec elfe des vierges et des veuves de grande vertu, sachant qu'on juge souvent des maîtresses par l'humeur trop libre des filles qui sont à elles, et que chacun se plait en la compagnie des personnes qui lui ressemblent.

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CHAPITRE III. Amour de sainte Marcella pour l'Ecriture sainte. Son excellente conduite. hale fut la première dans Rome qui embrassa une vie retirée et solitaire.

Son amour pour l'Écriture sainte était incroyable, et elle chantait toujours : "J'ai caché et consacré vos paroles dans mon cœur,afin de ne vous point offenser; " et cet autre verset (283) où David, parlant de l'homme parfait, dit : " Il n'a point d'autre volonté que la loi de son Seigneur, laquelle il médite jour et nuit, " entendant par cette méditation de la loi, non pas de répéter souvent les paroles de l'Ecriture ainsi que faisaient les pharisiens, mais de les pratiquer selon ce que l'Apôtre nous l'enseigne lorsqu'il dit: " Soit que vous buviez, que vous mangiez ou que vous vous occupiez à quelque autre chose, faites toutes ces actions pour la gloire de Dieu; , à quoi se rapportent ces paroles du Prophète royal : " L'exécution de vos commandements m'a donné intelligence, pour témoigner par là qu'il ne pouvait mériter d'entendre l’Ecriture sainte qu'après qu'il aurait accompli les commandements de Dieu. Nous lisons aussi la même chose dans les Actes, où il est porté que Jésus " commença à agir et à enseigner ; " car il n'y a point de doctrine, si relevée qu'elle soit, qui nous puisse empêcher de rougir de honte lorsque notre propre conscience nous reproche que nos actions ne sont pas conformes à nos connaissances; et en vain. celui qui est enflé d'orgueil à cause qu'il est aussi riche qu'un Crésus, et qui par avarice étant couvert d'un méchant manteau, ne travaille qu'à empêcher que les vers ne mangent les riches habillements dont ses coffres sont remplis, prêche aux autres la pauvreté et les exhorte à faire l'aumône.

Les jeûnes de Marcella étaient modérés. Elle ne mangeait point de chair, et, la faiblesse de son estomac et ses fréquentes infirmités l'obligeant de prendre un peu de vin, elle se contentait le plus souvent de le sentir au lieu de le goûter. Elle sortait peu en public et évitait particulièrement d'aller chez les dames de condition, de peur d'y voir ce qu'elle avait méprisé. Elle allait en secret faire ses prières dans les églises des apôtres et des martyrs, et évitait de s'y trouver aux heures qu'il y avait grande multitude de peuple. Elle était si obéissante à sa mère que cela la faisait agir quelquefois contre ce qu'elle aurait désiré; car Albina. aimant extrêmement ses proches et se voyant sans fils et sans petit-fils, voulait tout donner à ses neveux, et Marcella au contraire eût beaucoup mieux aimé le donner aux pauvres; mais, ne pouvant se résoudre à la contredire, elle donna ses pierreries et tous ses meubles à ses parents, qui, étant fort riches, n'en avaient point besoin; ce qui était comme les dissiper et les perdre, aimant mieux faire cette perte que de déplaire à sa mère.

Il n'y avait point alors à Rome de femme de condition qui sût quelle était la vie des solitaires, ni qui en osât prendre le nom, à cause que cela était si nouveau qu'il passait pour vil et pour méprisable dans l'esprit des peuples. Marcella apprit premièrement par des prêtres d'Alexandrie, et puis par l'évêque Athanase, et enfin par Pierre (qui, fuyant la persécution des hérétiques ariens, étaient venus se réfugier à Rome comme à un port assuré de la foi catholique) la vie du bienheureux Antoine, qui n'était lias encore mort, la manière de vivre des monastères de saint Pacôme en la Thébaïde, et dos vierges et des veuves. Alors elle n'eut point de liante de faire profession de ce qu'elle connut être agréable à Jésus-Christ, et plusieurs années après elle fut imitée par Sophronia et par d'autres. L'admirable Paula eut le bonheur de jouir de son amitié, et Eustochia, la gloire des vierges, fut nourrie en sa chambre, d'où il est aisé de juger quelle devait être la maîtresse qui eut de telles disciples.

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CHAPITRE IV. Des louanges des femmes. Sainte Marcella se préparait toujours à la mort.

Quelque lecteur sans pitié. se rira peut-être de ce que je m'arrête si longtemps à louer des femmes; mais s'il se souvenait de celles qui ont accompagné notre Sauveur et l'ont assisté de leur bien, s'il se souvenait de ces trois Maries qui demeurèrent debout au pied de sa croix, et particulièrement de cette Marie-Madeleine qui, à cause de sa vigilance et de l'ardeur de sa foi, a été nommée une tour inébranlable et s'est rendue digne de voir, autant même qu'aucun des apôtres, Jésus-Christ ressuscité, il s'accuserait plutôt de présomption qu'il iîe m'accuserait d'extravagance, lorsque je juge des vertus non pas par le sexe, mais parles qualités de l'âme, et que j'estime qu'il n'y en a point qui méritent tant de gloire que ceux qui pour l'amour de Dieu méprisent leur noblesse et leurs richesses; ce qui lit que Jésus-Christ eut une si grande affection pour saint Jean l'évangéliste, lequel, étant si connu du pontife parce qu'il était de bonne famille, ne put (284) néanmoins être retenu par la crainte qu'il avait de la malice des Juifs de faire entrer saint Pierre chez Caïphe, de demeurer seul de tous les apôtres au pied de la croix, et de prendre pour mère celle: de notre Sauveur, afin qu'un fils vierge recût une mère-vierge comme la succession de son maître-vierge.

Marcella passa donc plusieurs années de telle sorte qu'elle connut plutôt qu'elle vieillissait. qu'elle ne se souvint d'avoir été jeune, et elle estimait fort cette belle pensée de Platon, que la philosophie n'est autre chose qu'une méditation de la mort; ce qui fait aussi dire à l'Apôtre : " Je meurs tous les jours pour votre salut, " et à notre Seigneur, selon les anciens exemplaires : "Nul ne peut être mon disciple s'il ne porte tous les jours sa croix et ne me suit. " et longtemps auparavant à David inspiré du Saint-Esprit: " Nous sommes à toute heure condamnés à la mort à cause de vous, et traités comme des brebis destinées à la boucherie ; ,et depuis longtemps l'Ecclésiastique nous apprend cette belle sentence : " Souviens-toi toujours de l'heure de ta mort, et tu ne pécheras jamais; " et nous lisons aussi dans un éloquent ,tuteur, qui a écrit des satires pour l'instruction des moeurs, cet avertissement si utile :

Grave la mort dans la pensée.

Le temps vole en fuyant toujours;

Et tu le vois par ce discours,

Car cette parole est passée.

Marcella, ainsi que je commençais de dire, a donc passé sa vie comme croyant toujours mourir, et. a été vêtue comme ayant toujours son tombeau devant les ceux, s'offrant continuellement a Dieu comme une hostie vivante, raisonnable, et agréable à sa divine majesté.

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CHAPITRE V. Saint Jérôme, étant allé à Rome, fit amitié avec sainte Marcella. Combien cette sainte était savante dans les saintes Ecritures, et de sa vie solitaire et retirée.

Lorsque les affaires de l'Eglise m'obligèrent d'aller à home avec les saints prélats Paulin et Epiphane, dont l'un était évêque d'Antioche en Syrie, l'autre de Salamine en Chypre, et que j'évitais par modestie de voir des dames de condition, elle se conduisit de telle sorte, selon le précepte de l'Apôtre, en me pressant en toutes rencontres de lui parler, qu'enfin elle surmonta ma retenue par ses instances et son adresse. Et d'autant que j'étais en quelque réputation touchant l'intelligence de l'Écriture sainte, elle ne me voyait jamais sans m'en demander quelque chose, et au lieu de se rendre soudain à ce que je lui disais, elle me faisait des questions, non pas à dessein de contester, mais afin d'apprendre par ces doutes les réponses aux difficultés qu'elle savait que l'on y pouvait former.

J'appréhende de dire ce que j'ai reconnu de sa vertu,de son esprit,de sa pureté et de sa sainteté, de peur qu'il ne semble que j'aille au-delà de tout ce que l'on en saurait croire, et de crainte d'augmenter votre douleur en vous faisant ressouvenir de quel bien vous êtes privée ; je dirai seulement que, n'ayant écouté que comme en passant tout ce que j'avais pu acquérir de connaissance de l'Ecriture sainte par une fort longue étude, et qui m'était devenu une autre nature par une méditation continuelle, elle l'apprit et le posséda de telle sorte que, lorsqu'après filon départ il arrivait quelque contestation touchant des passages de l'Écriture, on l'en prenait pour juge. Mais comme elle était extrêmement prudente et savait parfaitement les règles de ce que les philosophes nomment bienséance, elle répondait avec tant de modestie aux questions qu'on lui faisait qu'elle rapportait comme l'ayant appris de moi ou de quelque autre les choses qui venaient purement d'elle, afin de passer pour disciple en cela même où elle était une fort grande maîtresse ; car elle savait que l'Epître a dit: " Je ne permets pas aux femmes d'enseigner, " et elle ne voulait pas qu'il pût sembler qu'elle fit tort aux hommes et même aux prêtres qui la consultaient quelquefois sur des choses obscures et douteuses.

Etant retournés en Bethléem, nous apprîmes aussitôt que vous vous étiez tellement unie avec elle que vous ne la perdiez jamais de vue, que vous n'aviez qu'une même maison et un même lit, et que toute la ville savait que vous aviez trouvé une mère et elle une fille. Le jardin qu'elle avait aux faubourgs vous servit de monastère, et une maison qu'elle choisit à la campagne de solitude, et vous vécûtes longtemps de telle sorte que l'imitation de votre vertu ayant été cause de la conversion de plusieurs personnes, nous nous réjouissions de ce que home était devenue une autre Jérusalem : on v vit tant de monastères de vierges et un si (285) grand nombre de solitaires que la multitude de ceux qui servaient Dieu avec une telle pureté rendit honorable cette sorte de vie, qui était auparavant si méprisée. Cependant nous nous consolions Marcella et moi dans notre absence en nous écrivant fort souvent, suppléant ainsi par l'esprit à la présence, et étant dans une sainte contestation à qui se préviendrait par ses lettres, à qui se rendrait le plus de devoirs, et à qui manderait le plus soigneusement de ses nouvelles ; et nos lettres nous rapprochant de la sorte, nous ne sentions pas tant cet éloignement.

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CHAPITRE VI. Services rendus à l’Eglise contre les hérétiques par sainte Marcella.

Lorsque nous jouissions de ce repos et ne pensions qu'à servir Dieu, une tempête excitée par les hérétiques s'éleva dans ces provinces, laquelle mit tout en trouble. Leur fureur était portée à un tel point qu'ils ne pardonnaient ni à eux-mêmes ni à un seul de tout ce qu'il y avait de plus gens de bien ; et, ne se contentant pas d’avoir tout mis ici sens dessus dessous, ils envoyèrent jusque dans le port de Home un vaisseau plein de personnes qui vomissaient des blasphèmes contre la vérité. Il se trouva aussitôt des gens disposés à embrasser leurs erreurs, et leurs pieds tout bourbeux remplirent de fange la source très pure de la foi de l'Église romaine. Mais il ne faut pas s'étonner si ce taux prophète abusait les simples, vu qu'une doctrine si abominable et si empoisonnée a trouvé dans Home des gens qui s'en sont laissé persuader. Ce fut alors qu'on vit cette infâme traduction des livres d'Origènes intitulés Périarchon, ou Des principes; ce fut alors qu'ils eurent pour disciple Macaire, lequel eût été véritablement digne de porter ce nom, qui signifie : bienheureux, s'il ne fût point tombé entre les mains d'un tel maître ; ce fut alors que les évêques, qui sont nos maîtres, s'opposèrent à ce ravage et troublèrent toute l'école des pharisiens; et ce fut alors que sainte Marcella, après avoir demeuré longtemps dans le silence de crainte qu'il ne semblât qu'elle ne fit quelque chose par vanité, voyant que cette foi, si louée par la bouche de l'Apôtre, se corrompait

de telle sorte dans les esprits de la plupart de ses concitoyens que les prêtres même et quelques solitaires, mais principalement les hommes engagés dans le siècle, se portaient à embrasser l'erreur et se moquaient de la simplicité du pape, qui jugeait de l'esprit des autres par le sien, elle s'y opposa publiquement, aimant beaucoup mieux plaire à Dieu qu'aux hommes.

Notre Sauveur loue dans l'Evangile ce mauvais maître-d'hôtel qui, ayant agi infidèlement envers son maître, s'était conduit si prudemment dans ses propres intérêts : les hérétiques voyant qu'une petite étincelle était capable de produire un très grand embrasement, que le feu qu'ils avaient allumé était déjà arrivé au comble de la maison du Seigneur, et que les artifices dont ils avaient usé pour en surprendre plusieurs ne pouvaient demeurer plus longtemps cachés, ils demandèrent et obtinrent des lettres ecclésiastiques, afin qu'il parût qu'en partant de Rouie ils étaient dans la communion de l'Église.

Peu de temps après Anastase l'ut élevé au saint-siège : c'était un homme admirable, et home n'en jouit pas longtemps, parce qu'il n'y aurait point eu d'apparence que cette ville impératrice, qui était le chef de tout le monde, fût misérablement ruinée sous un si grand pape; ou plutôt il fut enlevé d'entre les hommes et porté dans le ciel, de peur qu'il ne s'efforçât de fléchir par ses prières l'arrêt que Dieu avait déjà prononcé contre cette malheureuse ville, ainsi qu'il se voit dans l'Ecriture disant à Jérémie : " Ne me prie point pour ce peuple, et ne tâche point de me fléchir afin que je leur fasse miséricorde ; car quand ils jeûneraient je n'écouterais pas leurs prières, et quand ils m'offriraient des sacrifices je ne les recevrais pas; mais je les détruirai par la guerre, par la famine et par la peste."

On me dira peut-être : Quel rapport a tout ceci avec les louanges de Marcella ? Je réponds qu'il y en a un très grand puisqu'elle l'ut cause de la condamnation de ces hérétiques, car elle produisit des témoins qui, ayant été instruits par eux, avaient depuis renoncé à leur erreur; elle fit voir une grande multitude de personnes qu'ils avaient trompées de la même sorte; elle représenta divers exemplaires de ce livre impie de Périarchon, corrigé de la propre main de ce dangereux scorpion qui en faisait (286) glisser le venin dedans les âmes, et elle écrivit grand nombre de lettres pour presser ces hérétiques de se venir défendre; ce qu'ils n'osèrent jamais faire, leur conscience les bourrelant de telle sorte qu'ils aimèrent mieux se laisser condamner en leur absence que d'être convaincus en se présentant. Marcella a été la première cause d'une si glorieuse victoire ; et vous, mon Dieu, qui en êtes le chef et la souveraine origine, vous savez que je ne dis rien que de véritable, et que je ne rapporte que la moindre partie de ses grandes et admirables actions, de peur d'ennuyer le lecteur en m'étendant davantage sur ce sujet, et afin qu'il ne semble pas à mes ennemis que sous prétexte de la louer je veuille me venger d'eux. Mais il faut venir au reste.

Cette tempête étant passée d'Occident en Orient, elle menaçait plusieurs personnes d'un grand naufrage. Ce fut alors qu'on vit accomplir cette parole de l'Écriture : " Croyez-vous que le lits de l’homme, revenant au monde, trouve de la foi parmi les hommes? " La charité de la plupart étant refroidie, ce peu qui aimait la vérité de la foi se joignait à moi : on m attaquait publiquement comme leur chef, et on les persécutait aussi de telle sorte que Barnabé même, pour user des termes de saint Paul, se porta dans cette dissimulation, ou plutôt dans un parricide manifeste qu'il exécuta, sinon d'effet, au moins de volonté. Mais par le souffle procédant de la bouche de Dieu toute cette tempête fut dissipée; et alors ou vit l'effet de cette prédiction du prophète . " Vous retirerez d'eux votre esprit, et aussitôt ils tomberont et retourneront dans la poussière dont ils ont été formés, et en ce même moment tous leurs desseins s'évanouiront; " comme aussi de cet autre endroit de l'Évangile : " Insensé que tu es! je séparerai cette nuit ton âme d'avec ton corps; et qui possédera alors tous ces grands biens que tu as amassés avec tant de son?"

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CHAPITRE VII. Rome prise et saccagée par les Goths. Mort de sainte Marcella.

Comme ces choses se passaient en Jérusalem, on nous apporta d'Occident une épouvantable nouvelle, que Rome avait été assiégée, et que ses citoyens, s'étant rachetés en donnant ce qu'ils avaient d'or et d'argent, on les avait encore assiégés de nouveau afin de leur faire perdre aussi la vie après les avoir dépouillés de leurs richesses. Ma langue demeure attachée à mon palais et mes sanglots interrompent mes paroles : cette ville qui avait conquis tout le monde se trouve conquise, ou pour mieux dire elle périt par la faim avant que de périr par l'épée; et il n'y resta quasi plus personne que l'on pût réduire en servitude. La rage qu'inspirait la faim les avait portés jusqu'à manger des viandes abominables; ils se déchiraient les uns les autres pour se nourrir, et il se trouva des mères qui ne pardonnèrent pas même aux enfants qui pendaient à leurs mamelles, faisant ainsi rentrer dans leur sein ceux qu'elles en avaient mis dehors peu de temps auparavant. Moab fut prise de nuit et ses murailles tombèrent la nuit. " Seigneur, les nations idolâtres sont entrées dans votre héritage; elles ont violé la sainteté de votre temple, saccagé Jérusalem, donné les corps morts de vos saints en pâture aux oiseaux du ciel et leur chair à dévorer aux animaux de la terre; elles ont répandu leur sang comme de l'eau tout autour de la sainte cité, et il ne se trouvait personne pour les enterrer."

Quels cris et quels sanglots par leur triste langage

Pourraient de cette nuit raconter le carnage?

Et qui, changeant ses yeux en des sources de pleurs,

Pourrait de tant de maux égaler les douleurs?

Cette ville superbe et si longtemps régnante

Tombe et nomme en tombant la fortune inconstante;

Elle nage en son sang, et la rigueur du sort

Y montre eu cent façons l'image de la mort.

En cette horrible confusion les victorieux, tout couverts de sang, entrèrent aussi dans la maison de Marcella. Ne me sera-t-il pas permis de dire ici ce que j'ai entendu, ou plutôt de raconter des choses qui ont été vues par des hommes pleins de sainteté qui se trouvèrent présents lorsqu'elles se passèrent, et qui témoignent, ô sage Principia, que, l'accompagnant dans ce péril, vous ne courûtes pas moins de danger. Ils assurent donc qu'elle reçut sans s'étonner et d'un visage ferme ces furieux, lesquels lui demandant de l'argent, elle leur répondit qu'une personne qui portait une aussi méchante robe qu'était la sienne n'était. pas pour avoir caché des trésors dans la terre. Cette pauvreté volontaire dont elle faisait profession ne fut pas capable de leur faire ajouter foi à ses paroles; mais ils la fouettèrent cruellement, et (287) elle, se jetant à leurs pieds comme si elle eût été insensible à ses douleurs, ne leur demandait autre grâce sinon qu'ils ne vous séparassent point d'avec elle, tant elle avait peur que votre jeunesse vous fit recevoir des outrages et des violences qu'elle n'avait point sujet de craindre pour elle-même à cause de sa vieillesse. Jésus-Christ amollit la dureté du coeur de ces barbares : la compassion trouva place entre leurs épées teintes de sang; et vous ayant menées toutes deux dans l'église de saint Paul, pour vous assurer de votre vie si vous leur donniez de l'argent ou pour vous y faire trouver un sépulcre, on dit qu'elle fut comblée d'une telle joie qu'elle commença de rendre grâces à Dieu de ce qu'ayant conservé votre virginité, il vous réservait à finir votre vie pour son service; de ce que la captivité l'avait trouvée, mais non pas rendue pauvre; de ce qu'il n’avait point de jour que, pour être nourrie, elle n'eût besoin qu'on lui fit quelque charité; de ce qu'étant rassasiée de son Sauveur, elle ne sentait pas la faim, et de ce que l'état où elle était réduite pouvait, aussi bien que sa langue, lui faire dire : " Je suis sortie toute nue du ventre de ma mère, et j'entrerai toute nue dans le tombeau. La volonté de Dieu a été accomplie son saint nom soit béni! "

Quelques jours après, son corps étant sain et plein de vigueur, elle s'endormit du sommeil des justes, vous laissant héritière du peu qu'elle avait dans sa pauvreté, ou, pour mieux dire, en laissant les pauvres héritiers par vous. Vous lui fermâtes les yeux ; elle rendit l'esprit entre les baisers que vous lui donniez, et, trempée de vos larmes, elle souriait, tant était grand le repos que la manière dont elle avait vécu donnait à sa conscience, et tant elle était contente d'aller jouir des récompenses qui l'attendaient dans le ciel.

Voilà, bienheureuse Marcella que je ne saurais trop révérer, voilà, ô Principia, sa chère fille, ce que j'ai dicté en une nuit pour m'acquitter de ce que je vous dois à toutes deux. Vous n'y trouverez point de beauté de style, mais une volonté pleine de reconnaissance envers l'une et envers l'autre, et un désir de plaire à Dieu et à ceux qui le liront.

 

 

 

 

 

TRAITÉ DES DEVOIRS DES PRÊTRES ET DES OBLIGATIONS DES SOLITAIRES.

PARTIE I. A NEPOTIEN.

Dans toutes les lettres que je reçois si souvent de votre part vous me demandez que je vous apprenne en peu de paroles à bien vivre, et que j'enseigne celui qui a quitté le monde pour se faire solitaire ou ecclésiastique à marcher dans la voie de Jésus-Christ, afin de ne pas s'égarer dans les divers sentiers du vice. Pendant que j'étais jeune et presque encore enfant, et que je commençais à dompter par les austérités du désert un corps robuste et sensuel, j'écrivis sur ce sujet à votre oncle Héliodore une lettre pleine de plaintes, et où je lui marquais l'amitié de celui qu'il abandonnait; mais cet ouvrage était un jeu d'esprit proportionné à mon âge, et où d'un style fleuri je traitais quelque chose en jeune homme qui sort de rhétorique. Aujourd'hui que j'ai les cheveux blancs, le front ridé, et que mon sang est glacé dans mes veines, j'ai oublié toutes ces chansons, pour me servir des termes du pointe, et même ma voix est devenue faible. En effet les infirmités de la vieillesse affaiblissent les vertus dont la pratique dépend des exercices du corps; la seule sagesse s'y fortifie pendant que les autres choses y périssent : les jeûnes, les veilles, la défense des opprimés, les visites des malades, le travail des mains, qui fournit de quoi faire des aumônes, en un mot toutes les bonnes actions où le corps a part perdent de leur éclat à proportion que l'âge diminue ses forces. Ce n'est pas que les jeunes gens soient incapables d'avoir de la sagesse, et particulièrement ceux qui sont devenus habiles par un travail continuel joint à la sainteté d'une vie innocente et à des prières ferventes; mais comme ils ont à combattre contre un corps sensuel, leur sagesse est étouffée dans les attraits de la volupté ainsi que le feu qui s'éteint dans du bois vert. Au contraire ceux qui ont employé leurs (288) jeunes ans à l'étude de la vertu, méditant la loi du Sauveur le jour et la nuit, deviennent plus savants et plus sages en avançant en âge; et c'est alors qu'ils goûtent véritablement ce qu'ils ont appris autrefois. De là vient que Thémistocle, mourant âgé de cent sept ans, dit qu'il était fâché de quitter la vie quand il commençait à être sage. Platon, composant des ouvrages, mourut à la quatre-vingt-unième année de son âge, et Isocrate passa quatre-vingtdix-neuf ans à enseigner et à écrire. Je ne dis rien de Pythagore, de Démocrite et des autres philosophes qui, à la fin de leur vie, se rendirent fameux par leur sagesse. Les poètes même, Homère, Hésiode, Simonide et les autres ont mieux réussi dans leurs derniers ouvrages, à l’exemple des cygnes, qui ne chantent jamais avec plus de douceur que quand ils sont proches de la mort. Sophocle, ayant été accusé de folie par ses enfants à cause de son extrême vieillesse et du peu de soin qu'il avait des affaires de sa famille, récita devant ses juges Oedipe, qui était sa dernière pièce, et par là fit voir tant de sagesse dans un âge décrépit qu'il recul du tribunal les applaudissements qu'il pouvait attendre du théâtre; Caton le censeur, un des plus éloquents hommes de son temps, n'eut point de honte d'étudier la langue grecque en sa vieillesse, et il ne désespéra point de l'apprendre ; et, si nous en croyons Homère, rien n'approcha de l'éloquence de Nestor quand il fut extrêmement vieux.

Mais, me direz-vous, à quel dessein rechercher des choses si éloignées? C'est afin que vous n'attendiez pas ici les discours d'un jeune écolier, ou des périodes harmonieuses qui causent de l'admiration à ceux qui les entendent. Écoutez donc, non pas un discours éloquent, mais persuasif; comme dit saint Cyprien, écoutez-moi comme votre frère si vous considérez mon emploi, et comme votre père si vous avez égard à a vieillesse: je vous conduirai depuis le berceau jusqu'à un âge parfait, et donnerai des leçons aux autres en vous enseignant à bien vivre. Je sais que le grand évêque Héliodore, votre oncle, vous a appris et vous apprend tous les jours les lois de la sainteté, et que sa vie vous tient lieu d'un modèle de toutes les vertus : néanmoins recevez de bonne part cet ouvrage, de quelque manière qu'il soit, et l’ajoutez au livre que je lui ai envoyé, afin que, si l'un vous a appris à être bon solitaire, l'autre vous montre à être un bon prêtre.

D'abord il faut qu'un clerc qui s'est consacré au service de l'Église sache l'étymologie de son nom, afin qu'en connaissant sa dignité il tâche d'y répondre par sa vie. Le mot grec pleros signifie: sort ou partage; le nom de clerc en dérive, parce que les clercs sont le partage de Dieu ou parce que Dieu est leur partage. Or celui qui est partage doit se rendre digne de posséder ou d'être possédé : de là vient que quand un homme possède le Seigneur et qu'il dit avec David : "Le Seigneur est mon partage, " il ne peut posséder que lui, et s'il retient quelque autre chose en sa possession le Seigneur ne peut être son partage. Si j'ai de l'or, de l'argent, des biens et des meubles précieux, je ne puis être le partage du Sauveur; mais si je veux l'être véritablement je ne serai point du nombre des autres tribus, je vivrai des dîmes en prêtre et en lévite; servant à l'autel, je recevrai les offrandes qui y seront présentées ; je me contenterai d'avoir de quoi me vêtir et de quoi me nourrir, et je me dépouillerai de tout pour suivre Jésus-Christ attaché nu à la croix. Croyez donc qu'il n'en est pas de la condition d'un clerc comme de celle des anciens soldats , c'est-à-dire qu'on ne doit pas chercher son intérêt sous l'étendard du Fils de Dieu, et qu'on ne doit pas devenir plus riche qu'on était quand on a commencé à le suivre. On voit des solitaires plus opulents dans le désert qu'ils n'étaient dans le monde; on voit des clercs qui ont embrassé la pauvreté de Jésus-Christ, et qui cependant ont plus de richesses que quand ils vivaient dans le siècle sous les lois du démon ; de sorte que l'Église, en soupirant, voit dans l'abondance des gens que le monde avait vus dans la mendicité. Que votre table soit frugale et que les pauvres et les pèlerins y trouvent place en la compagnie de Jésus-Christ. Fuyez comme un pestiféré un ecclésiastique qui se mêle d'affaires, qui de pauvre est devenu riche, et qui fait le vain quoiqu'il soit sans naissance : les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs. Si vous méprisez l'or et les richesses, un autre les aimera; si le silence et la retraite vous plaisent, le bruit, l'embarras, les assemblées publiques plairont à un autre : quelle union peut-on attendre de cette grande diversité d'humeurs? Que (289) les femmes viennent peu chez vous, ou, s'il se peut faire, point du tout ; ne connaissez aucune fille, ou, si vous en connaissez quelques-unes, aimez-les toutes également ; ne demeurez point avec elles dans la même maison, vous fiant à une vertu qui a déjà été mise à l'épreuve ; car vous n'êtes pas plus saint que David, plus fort que Samson ni plus sage que Salomon. Souvenez-vous qu'une femme l'ut cause qu'Adam fut chassé du paradis terrestre. Si vous tombez malade faites-vous assister par quelqu'un de vos frères, par votre sœur, votre mère, ou quelque autre femme dont la vertu et la probité soient connues; si vous êtes éloigné de votre famille, ou que vous n'y trouviez pas une personne telle que je la dépeins, servez-vous de quelque une de ces vieilles femmes que les églises nourrissent : elle sera bien aise de gagner quelque chose en vous servant, et votre maladie vous fera naître l'occasion de faire l'aumône. J'en connais plusieurs qui, se guérissant des infirmités corporelles, sont tombés dans une maladie d'esprit ; en un mot, celle que l'on considère avec trop d'attachement vous expose au danger en vous servant. Si votre devoir vous oblige à rendre visite à une veuve, à une fille, n'entrez point chez elle seul, et que la compagnie de celui qui vous y suivra ne vous donne point de confusion : s'il est acolyte, lecteur ou chantre, qu'il soit plus paré de ses vertus que de ses habits, que ses cheveux ne soient point frisés, enfin que l'extérieur fasse connaître la pureté du dedans. Ne parlez jamais seul à une femme seule . si vous avez quelque chose de particulier à lui dire, il y aura chez elle une fille, une veuve ou une femme mariée; car il ne serait pas possible qu'il n'y eût que vous au monde en qui elle pût avoir de la confiance. Evitez ce qui peut faire naître le soupçon, et prenez garde que l'on n'interprète à votre désavantage ce que l'on peut imaginer avec fondement : une amitié honnête ne sait ce que c'est que recevoir des mouchoirs, des rubans et des lettres d'amour, et manger des viandes qu'une femme aura touchées. Si l'on rougit d'entendre dans une comédie des termes d'amour et s'ils sont insupportables en la bouche d'une personne du monde, comment les souffrirait-on dans la bouche d'un solitaire ou d'un ecclésiastique, dont la condition est relevée par le sacerdoce comme le sacerdoce semble être relevé par la sainteté de sa vie? Ce n'est pas que je craigne que des personnes vertueuses telles que vous tombent dans ces désordres; mais dans toutes les conditions de la vie il se trouve des bons et des méchants, et la condamnation de ceux-ci sert d'éloge aux autres. C'est une chose qu'on ne peut voir sans confusion, que les prêtres païens, les comédiens et d'autres gens semblables puissent, être institués héritiers , et qu'il v ait des lois qui défendent que les ecclésiastiques et les religieux ne le soient, surtout quand ces lois n'ont pas été faites par des tyrans, mais par des princes chrétiens; et l'on ne doit point se plaindre de leur sévérité, mais regretter plutôt les circonstances qui les ont obligés à en user. Ces lois sont assez rigides et ont été établies sagement; cependant elles ne remédient point à l'avarice: on y contrevient par le moyen des fidéi-commis, car on redoute moins l'Evangile que les ordonnances de l'empereur, comme si elles étaient au-dessus. Si la gloire d'un évêque consiste à pourvoir à la nécessité des pauvres, un prêtre se rend infâme en travaillant à devenir riche. Il y a des prêtres qui, nés et élevés dans l'indigence, sont aujourd'hui dégoûtés des mets les plus délicieux. Ils savent les noms et les différentes espèces des poissons, en quelle mer se pêchent les bonnes huîtres ; au goût du gibier ils connaissent d'où il vient, ne l'aiment que pour sa rareté, et savent s'en priver quelquefois pour le trouver ensuite plus agréable. Il court aussi un bruit qu'il y en a quelques-uns qui s'attachent à des vieillards sans enfants, auprès de qui ils font des bassesses inouïes : ils assiègent leur lit, ils leur préparent le linge, ils tremblent à l'arrivée du médecin, et, s'informant si le malade est mieux, s'ils apprennent qu'il y a quelque amélioration ils feignent d'en être bien aises, quoique l'avarice les dévore en secret et qu'ils disent que le vieillard est un autre Mathusalem. Certes ils auraient plus de récompense de tant de services en l'autre monde s'ils n'en attendaient point en celui-ci. Avec quels soins achètent-ils une petite succession ? la pierre précieuse du Sauveur se peut acquérir avec beaucoup moins de peine. Lisez souvent l'Ecriture sainte, ou,pour mieux dire, ayez la toujours entre les mains. Apprenez-la pour instruire : puisez-y un discours fidèle et conforme a ses maximes, afin d'enseigner une (290) doctrine orthodoxe et de confondre ceux qui seront d'un sentiment contraire. Soyez attaché à ce que vous avez appris et à ce qui vous a été confié. vous souvenant du maître qui vous a instruit, et étant prêt à répondre à celui qui vous interrogera de l'espérance et de la foi qui est en vous. Que vos actions soient conformes à vos paroles, et quand vous parlerez dans l'église, que l'on lie dise point eu soi-même : " que ne pratique-t-il ce qu'il enseigne? " On écouterait peu celui qui, après avoir bien dîné, enseignerait il jeûner, car un larron même blâme l'avarice. La bouche, les mains et l'esprit d'un prêtre doivent agir ensemble de concert.

Soyez soumis à votre évêque et le regardez comme le pire de votre âme. C'est, le propre des enfants d'aimer et des esclaves de craindre. " Si je suis votre père, " dit Dieu, " où est le respect qui m'est dû ? si je suis votre seigneur, pourquoi ne me craignez-vous point? ", D'ailleurs, outre la dignité d'évêque, vous devez encore considérer dans le vôtre un solitaire et un oncle qui vous a montré à pratiquer tout ce qui est saint. J’avertis aussi les évêques de ne pas oublier qu'ils sont prêtres, et qu'ils doivent honorer les ecclésiastiques comme des ecclésiastiques afin que ceux-ci les respectent comme des évêques. On sait quelle fut la réponse du sénateur Domitius : "Pourquoi, " dit-il, " vous traiterais-je comme un empereur, puisque vous ne me traitez pas comme un sénateur ? " En un mot, un évêque et les prêtres sont aujourd'hui ce qu'étaient autrefois Aaron et ses enfants. Comme ils n'adorent que le même Dieu, et dans In même église, ils exercent aussi le même ministère. Souvenez,-vous toujours de ce que saint Pierre commande aux prêtres : " Gouvernez, " dit-il, "le troupeau de Dieu qui vous a été commis, veillant sur sa conduite non par une nécessité forcée, mais par une affectation toute volontaire; non par un honteux désir du gain, mais par une charité désintéressée; non en dominant sur l’héritage du Seigneur, mais en vous rendant les modèles du troupeau du fond du cœur ; et lorsque le prince des pasteurs paraîtra, vous remporterez une couronne de gloire qui ne flétrira jamais. " Il s'est établi une très mauvaise comme en de certaines Eglises, où les prêtres ne parlent point devant les évêques, comme si ceux-ci étaient jaloux de leur vertu ou qu'ils ne voulussent pas les entendre. "S'il a été révélé quelque chose à un de ceux qui sont assis aux dernières places, " dit saint Paul, " que celui qui est assis au-dessus de lui se taise; car chacun peut prophétiser, afin que tout le monde soit instruit et reçoive de la consolation. L'esprit des prophètes est soumis aux prophètes mêmes, et le Seigneur est un Dieu de pair et non de division." Au reste, comme un sage fils est la gloire de son père, un évêque peut se réjouir d'avoir choisi des prêtres dignes de leur condition. Quand vous prêcherez, que l'église retentisse plutôt de gémissements que d'applaudissements; car les larmes des auditeurs sont le véritable éloge du prédicateur. Le discours d'un prêtre doit être rempli de passages de l’Ecriture sainte, et vous ne devez point parler en déclamateur qui n'a que des paroles, mais en homme consommé dans les mystères de la religion. C'est le propre d'un ignorant de discourir beaucoup et de se faire admirer d'une populace grossière par un torrent de paroles. Un effronté se mêle souvent d'enseigner ce qu'il ignore, et quand il a persuadé aux autres qu'il est savant il se le persuade à lui-même. Je demandais un jour à Grégoire de Nazianze, qui était mon maître, ce que voulait dire saint Luc par ces paroles : " Une fête seconde première. " — "Je vous l'apprendrai à l'église, " me répliqua-t-il en se raillant; "car parmi les acclamations de tout le monde si vous demeurez seul dans le silence, au moins vous passerez seul pour un ignorant. " Il est en effet très aisé de surprendre par une facilité de langage un peuple simple qui admire ce qu'il n'entend point. Voyez, dans le plaidoyer de la cause de Quintus Callus, quel est le sentiment de Cicéron touchant le peuple et les orateurs ignorants; et, pour vous dire ce que j'ai vu moi-même depuis peu, un certain poète qui avait fait parler dans un dialogue Euripide et Ménandre, Socrate et Epicure, quoiqu'il y ait plus de cent ans de distance d'Euripide à Ménandre et de Socrate à Epicure, fut néanmoins applaudi par toute l'assemblée, car il y avait sur le théâtre des artisans aussi ignorants que lui. N'affectez point dans vos habits une couleur plutôt qu'une autre, ni une extrême propreté plutôt qu'une négligence étudiée: l'une approche du luxe et l'autre de la vanité. Il n'est point louable de ne se servir point de linge, mais on mérite beaucoup en ne gardant point (291) dans un coffre de quoi en avoir. En effet, il serait honteux et même ridicule de se faire gloire de n'avoir point de mouchoir et d'avoir une bourse pleine d'argent. Il y en a qui assistent un peu les pauvres afin de se faire rendre au double ce qu'ils donnent, et de devenir riches sous prétexte qu'ils font quelques aumônes: cela s'appelle plutôt une tromperie qu'une charité. C'est ainsi que les chasseurs prennent les oiseaux et les pêcheurs les poissons. L'évêque doit donc connaître celui qu'il charge du soin des pauvres et de l'administration de leur revenu. Pour moi, j'aimerais mieux n'avoir point de quoi donner que demander effrontément ce que j'ai envie de garder. fout le monde n'est pas capable de tout à la lois : celui-ci dans l'Eglise fait la fonction de l'oeil, celui-là de la langue, cet autre de la main; et vous pouvez voir dans l'épître que saint Paul a écrite aux Corinthiens de quelle manière toutes ces parties différentes ne composent qu'un corps. Un chrétien qui sera ignorant ne doit pas s'estimer saint parce qu'il ne sait rien, ni un autre qui sera habile faire consister la sainteté dans l'éloquence; seulement je préfèrerais une ignorance innocente à une éloquence criminelle. Plusieurs bâtissent de marbre des églises dont les lambris sont dorés et les autels enrichis de diamants, sans se mettre en peine de choisir les prêtres qui y doivent servir. Qu'on ne m'objecte pas ce temple fameux de Judée dont la table, les lanternes, les encensoirs et les vases étaient d'or : ces richesses plaisaient à Dieu dans un temps où l'on immolait des victimes, et où le sang des bêtes était le prix de la rédemption des péchés ; et d'ailleurs ces choses étaient des figures, et elles ont été écrites pour nous qui sommes à la fin des temps ; mais, aujourd'hui que le Sauveur a sanctifié la pauvreté de sa maison par la pauvreté de sa vie, ayons toujours les yeux sur la croix, et regardons les richesses comme de la boue. Pourquoi rechercher ce que Jésus-Christ appelle trésor d'iniquité, et aimer ce que saint Pierre fait gloire de ne point posséder? D'ailleurs, si nous jugeons de l'arbre par l'écorce et que, prenant seulement le sens littéral de l'histoire, nous nous arrêtions aux richesses, pourquoi ne point s'arrêter aussi aux autres cérémonies? alors, qu'un évêque épouse une vierge; qu'on rejette du sacerdoce un homme de bon sens qu'une cicatrice rendra difforme; que l'on ait moins d'égards aux vertus de l'âme qu'à la beauté du corps; et ayons une nombreuse famille pour peupler la terre; cessons d'immoler l'agneau ou de célébrer la Pâque parce que la loi défend de la faire hors du temple de Jérusalem ; en un mot faisons publier au son des trompettes le jeûne universel du septième mois et la fête des Tabernacles. Cependant si nous donnons à ces choses le sens qui leur est dû et que nous disions comme David : " Seigneur, ouvrez-moi les yeux afin que je contemple les merveilles de votre loi, " nous en jugerons comme le Seigneur en a lui-même jugé. Rejetons donc l'or des Juifs comme leurs autres cérémonies, ou, si nous le recevons, soyons de leur parti; car nous ne pouvons approuver leurs richesses et les condamner. Evitez de donner à manger aux séculiers, et particulièrement aux fonctionnaires : il serait honteux qu'un gouverneur de province fût traité plus somptueusement chez vous que chez lui, et que l'on vit les gardes et les officiers d'un consul à la porte d'un serviteur de Jésus crucifié. Vous direz peut-être que vous faites cette dépense afin d'acquérir du crédit et de solliciter pour les opprimés; mais un juge écoutera plutôt un prêtre qui chérira la pauvreté que celui qui vivra dans l'opulence; il aura plus de respect pour votre sainteté que d'estime pour vos richesses, ou, s'il est d'humeur à n'entendre un ecclésiastique qu'à table et dans la bonne chère, ne vous adressez point à lui : priez Jésus-Christ en sa place, vous en serez plutôt secouru. Il vaut mieux se confier au Sauveur que mettre son espérance en l'homme, et il vaut mieux attendre du secours de Dieu qu'en espérer des grands de la terre.

Votre haleine ne sentira jamais le vin, de peur qu'on ne vous dise comme à ce philosophe : " Ce n'est pas là baiser, mais donner à boire." Saint Paul condamne les prêtres qui aiment le vin, et l'ancienne loi les rejetait. " Que ceux qui servent à l'autel," dit-elle," ne boivent point de vin ni d'autres liqueurs qui puissent enivrer. " Le texte hébreu se sert de sicera, qui signifie liqueur qui enivre, soit qu'elle soit faite de blé, de pommes, de miel ou de dattes; car ce qui peut altérer ta raison est autant à appréhender que le vin. Ce n'est pas que je défende absolument l'usage de ce que Dieu a créé : Jésus-Christ (292) a bu du vin, et on permet à Timothée d'en boire lorsqu'il est malade; mais je voudrais qu'on en usât avec modération et que l'on considérât son âge, sa santé, son tempérament. En effet, si mon sang est échauffé et si je me porte bien sans boire de vin, pourquoi m'empoisonner de ce breuvage? Que vos abstinences soient proportionnées à vos forces, qu'elles soient simples, modérées et sans superstition : pourquoi ne manger point d'huile et chercher avec beaucoup de difficulté d'autres ragoûts? pourquoi mettre les jardins à la gêne pour ne point manger du pain ordinaire? On dit même qu'il y en a quelques-uns qui ne boivent point d'eau, qui ne mangent point de pain, et qui se servent de breuvages délicieux et artificiels qu'ils prennent, non pas dans une tasse ou dans un verre ordinaire, mais dans une coquille : ne sont-ils point honteux de ces sottises et de ces superstitions, et veulent-ils encore passer pour des gens sobres au milieu de ces délices ? Le véritable jeûne consiste dans le pain et dans l'eau ; mais, parce qu'il n'y a point, de gloire à acquérir dans une manière de jeûner pratique, on la rejette. Ne cherchez point à faire parler de vous avantageusement. "Si je plaisais encore aux hommes," dit saint Paul, "je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ. " Vous voyez que ce grand apôtre cessa de plaire aux hommes pour être serviteur de Jésus-Christ. Le soldat qui marche sous ses étendards parmi la bonne et la mauvaise réputation combat à droite et à gauche sans souci des louanges et des richesses, du mépris et de la pauvreté, des bonnes et des mauvaises nouvelles; le soleil ne le brûle point pendant le jour et il n'est point incommodé de la lune pendant la nuit.

Je vous défends aussi de prier Dieu au coin des rues, de peur que le peuple en vous applaudissant n’empêche vos prières d'aller droit au ciel. Je ne veux point non plus que, par une affectation de pharisien, vous fassiez voir vos habits : il vaut mieux avoir du zèle dans le coeur qu'en porter les marques au dehors, et Dieu en doit plutôt être le témoin que les hommes. Cela dépend de la pratique de ce qui est commandé dans l'Évangile et dans l'ancienne loi; où il est dit : " qu'il vaut mieux avoir toutes ces choses dans le coeur que sur le corps. " Au reste, en lisant cette loi vous découvrirez aisément ce que je passe sous silence, et ce silence vous apprendra assez ce que je veux que vous sachiez. Faites-vous à vous-même autant de lois qu'il y a d'occasions où vous pouvez être attaqué de la vaine gloire. Voulez-vous savoir ce que Dieu vous demande? ayez de la prudence, de la justice, de la tempérance, de la force : c'est par là que vous arriverez au ciel. Il n'est rien de plus précieux que ce collier ni rien de plus beau que ces perles: outre qu'elles vous pareront de toutes parts, elles se changeront en un bouclier qui vous mettra à couvert. Contenez aussi vos oreilles et votre langue, c'est-à-dire ne médisez point des autres et n'écoutez point les autres médire. " Vous avez parlé étant assis contre votre frère, et vous avez déshonoré le fils de votre mère, " dit David ; " vous avez fait toutes ces choses, et je nie suis tenu dans le silence; vous avez cru que je vous ressemblerais, mais je vous accuserai et vous ferai paraître devant vos yeux tel que vous êtes. " Ne soyez donc point médisant; prenez garde à ce que vous direz. et sachez que votre conscience vous accuse de ce que vous reprenez dans les autres, et que l'on vous trouvera coupable des crimes que vous leur imputez. Ne prétendez point vous excuser en disant que vous ne parlez qu'après un autre, car rarement on raconte ce qu'on n'a pas été bien aise de savoir; on ne lance point une flèche contre une pierre, ou elle rejaillit contre celui qui l'a lancée. Qu'un médisant apprenne à se taire en voyant que vous ne l'écoutez pas volontiers. " Ne vous mettez point parmi les médisants," dit Salomon, " car leur perte arrivent tout d'un coup. " Et qui sait si les uns et autres n'y seront point enveloppés, c'est-à-dire, ceux qui médisent et ceux qui les écoutent? Enfin, comme votre ministère vous oblige à visiter les malades, à savoir où demeurent les femmes vertueuses, à connaître leurs enfants et à garder fidèlement les secrets qui vous seront confiés par des personnes honorables, il est de votre devoir non-seulement de veiller sur vos regards, mais encore sur vos paroles. Ne parlez donc jamais de la beauté d'une femme, et que par votre moyen on ne sache point en une maison ce qui se fait dans une autre. Hippocrate, avant que de recevoir ses disciples, les engageait par un serment à garder le silence, et leur prescrivait une manière de marcher, de s'habiller et de vivre.

 

 

PARTIE II. OBLIGATIONS DES SOLITAIRES.

A RUSTIQUE.

Il n'y a rien de plus heureux qu'un chrétien à qui le ciel a été promis; rien de plus exposé aux fatigues, sa vie étant tous les jours en danger; rien de plus fort, parce qu'il surmonte le démon, et rien enfin de plus faible, parce qu'il se laisse vaincre par ses passions. Il y en a une infinité d'exemples. Un larron a de la foi sur la croix, et Jésus lui parle de la sorte : " Je te dis en vérité que tu seras dans le paradis avec moi." De la grandeur de l'apostolat Judas tombe dans la perfidie et la trahison, et le banquet où il eut l'honneur d'assister ni le baiser qu'il reçut ne purent l'empêcher de livrer comme un homme celui qu'il connaissait bien pour le fils de Dieu. Il n'y avait rien au-dessous de la Samaritaine, et néanmoins non-seulement elle eut de la foi, et connut au bord d'une fontaine le Sauveur que le peuple ne connaissait point dans la synagogue; mais encore elle fut cause du salut de plusieurs autres, et eut le bonheur de faire reposer Jésus-Christ qui était las, et de lui donner à manger en l'absence de ses apôtres. Il n'était rien de plus sage que Salomon, cependant il se laissa séduire par les femmes. Le sel est excellent; l'on s'en servait dans les sacrifices, et saint Paul commande que tous nos

secours en soient assaisonnés : toutefois, s'il vient à se gâter il n'est plus propre à rien. J'ai commencé par là ce discours pour vous avertir d'abord de la grandeur de votre entreprise et de la gloire que vous en devez attendre. Vous triomphez des plaisirs que vous pouviez goûter dans la jeunesse où vous êtes; mais le chemin que vous tenez est glissant, et il semble qu'il y aurait plus de honte à le quitter que de gloire à continuer de le suivre. Je ne vous entretiendrai pas ici de la beauté des vertus; seulement je vous parlerai comme un pilote expérimenté dans les naufrages qui instruit un jeune voyageur : je vous apprendrai quelles mers courent les pirates de la pudicité, ce que c'est que l'avarice, où sont ces monstres qui déchirent la réputation , comment enfin on se perd contre des écueils au milieu du calme. Soyez persuadé que ceux qui naviguent sur la mer Rouge, où nous devons souhaiter de voir le véritable Pharaon submergé avec son armée, n'arrivent au port qu'après avoir essuyé une infinité de périls : des nations barbares, ou plutôt des bêtes féroces habitent sur les côtes; tout y est plein de rochers cachés; de sorte qu'il faut avoir sans cesse les armes à la main, et une sentinelle attentive au haut du mât pour donner les avis nécessaires à la conduite du vaisseau. C'est voyager heureusement quand après six mois de navigation on arrive au port dont je viens de vous parler, et d'où l'on commence à découvrir la mer par laquelle à peine en une année on arrive dans les Indes. A quoi bon cela? me direz-vous. Il est aisé de vous en rendre raison : si les marchands du siècle vont si loin et courent tant de périls pour trouver des trésors périssables et qu'ils ne conservent qu'en mettant leur vie dans un danger évident, que doit faire un marchand de Jésus-Christ , qui vend tout ce qu'il a pour acheter une perle de grand prix et un champ oit il a trouvé un trésor que les larrons tic peuvent lui enlever? J'offenserai sans doute une infinité de gens qui prennent pour eux tout ce qu'on écrit contre le vice en général : mais leur colère sera le témoin de leur conscience, et j'en ai meilleure opinion qu'ils n'en ont eux-mêmes. Néanmoins je ne nommerai personne, et je ne m'attacherai à aucun en particulier , comme il se faisait dans les anciennes comédies. Les gens bien avisés feignent d'ignorer ce qu'on leur reproche : ils s'en corrigent, et se fâchent plutôt contre eux-mêmes que contre l'écrivain. En effet, quoique cet écrivain ait les défauts dont il les accuse, il a cet avantage sur eux qu'il en a de l’horreur en sa propre personne. J'ai appris que vous aviez une mère, vertueuse, qui est veuve depuis longtemps, et. qui vous a nourri et élevé avec beaucoup de soin pendant votre enfance. Après vous avoir fait étudier dans les Gaules, oit les lettres sont très florissantes, elle vous a envoyé à Rome, supportant votre absence dans l'espoir de la consolation que vous lui donnez aujourd'hui. Là elle n'a rien épargné pour vous faire joindre la majesté de l'éloquence romaine à l'élégance et à la. facilité de l'éloquence gauloise. Elle a cru qu'il fallait plutôt contenir votre naturel que l'exciter; et en cela elle vous a fait imiter les plus grands hommes de la Grèce, qui se corrigeaient à Athènes du langage boursouflé qu'ils avaient pris en Asie. Nous devez donc la considérer comme votre mère, la chérir comme votre nourrice et la respecter comme une sainte. C'est pourquoi ne suivez pas l'exemple de ceux qui abandonnent leurs mères pour s'attacher à d'autres femmes, et qui sous le nom de piété entretiennent un commerce qui n'est point exempt de soupçons. J'ai connu même des femmes, déjà assez, avancées en âge, qui d'abord se plaisaient à avoir chez elles des enfants d'affranchis qu'elles appelaient leurs fils spirituels, mais qui ensuite , renonçant au nom simulé de mère, sans aucune retenue se faisaient des maris de ces enfants. Quelques-uns préfèrent des veuves d'une famille étrangère à des vierges qui sont leurs propres soeurs; il se trouve aussi des femmes qui ont une forte aversion pour leurs parents, et dont l'emportement inexcusable rompt comme une toile d'araignée ce qui peut mettre leur honneur à couvert. Mais que direz-vous de ceux qui, avec. un visage maigre , une longue barbe, des vêtements mal faits et d'étoffe grossière, sont, unis si étroitement à des femmes qu'ils demeurent dans la même maison, se trouvent avec elles à des festins, ont de jeunes servantes, et vivent comme dans le mariage, excepté que ce commerce n'en a pas le nom ? Quoique des personnes qui paraissent vertueuses commettent bien souvent ces fautes, on ne doit pas néanmoins les imputer au christianisme : au contraire elles couvrent de confusion les idolâtres, qui voient que toutes les Eglises désapprouvent ce qui est condamné par les gens de bien. Pour vous, si vous ne vous contentez pas de paraître solitaire et que vous vouliez l'être effectivement, avez soin de votre âme, et ne songez plus à des richesses auxquelles vous avez dû renoncer en embrassant le parti où vous êtes : que la pauvreté de vos habits soit une marque de l'excellence de votre coeur; montrez par un mauvais manteau le mépris que vous faites du monde; mais n'en tirez pas de vanité, et que vos discours s'accordent avec votre habit. Que celui qui éteint les ardeurs du corps par des jeûnes et des abstinences ne cherche point les rafraîchissements du bain. Vos jeûnes doivent être modérés, de peur qu'ils ne soient préjudiciables à votre santé en devenant excessifs. Voyez votre mère, mais de telle sorte qu'elle ne vous oblige pas à voir d'autres femmes dont la vue vous frappe l'imagination. Croyez que ses servantes vous préparent des piéges, car elles succombent d'autant plus aisément que leur condition est plus abjecte. Saint Jean-Baptiste était fils d'un grand-prêtre et d'une mère très vertueuse cependant ni la tendresse de celle-ci ni les richesses de celui-là ne purent l'engager à demeurer dans leur maison, où sa chasteté était en danger : il se retira dans le désert, où ses yeux n'avaient point d'autre objet que celui dont il était le précurseur. Il y portait un habit grossier et rude qu'il ceignait d'une ceinture de cuir; il vivait de miel sauvage et d'autres choses propres à entretenir la continence. Les enfants des prophètes, qui sont appelés solitaires dans l'Ancien-Testament, renonçaient à l'embarras des villes et se bâtissaient des cabanes sur les bords du Jourdain, où ils se nourrissaient d'herbes sauvages. Pendant que vous demeurerez en votre pays regardez votre cellule comme le paradis, et y cueillez les fruits divers de l'Écriture sainte. Arrachez-vous l'œil, coupez-vous le pied ou la main si vous êtes scandalisé; ne négligez rien pour mettre votre âme en sûreté. " Celui qui voit une femme et la désire, " dit le Sauveur, " est déjà coupable dans son coeur." Après cela, qui peut se vanter d'avoir de la pureté dans le coeur? Et si les astres même ne sont pas purs devant Dieu, que doit-on croire des hommes, dont la vie est une tentation continuelle? Que leur condition est malheureuse, puisque le crime est inséparable de leurs désirs! Saint Paul réprimait son corps par des macérations : cependant il trouvait toujours de la rébellion dans sa chair, et elle l'obligeait à faire ce qu'il ne voulait pas. "Misérable que je suis," disait-il, "qui me délivrera de ce corps de mort?" Croirez-vous encore être exempt des chutes et des blessures si vous ne conservez votre coeur avec toutes sortes de soins, et que vous ne disiez avec le Sauveur : " Ceux qui font la volonté de mon père sont ma mère et mes frères ?" Cette cruauté est pleine de tendresse, et c'est en donner de véritables marques à une mère que de lui conserver son fils. La vôtre désire que vous viviez sans pouvoir mourir, c'est-à-dire qu'elle souhaite de vous voir dans le ciel. Anne mit au monde Samuël, moins pour elle que pour le service des autels. On dit que (295) les enfants de Jonadab, qui ne buvaient pas de liqueur qui pût enivrer, et qui vivaient sous de simples tentes, passant la nuit où ils se rencontraient, tombèrent les premiers en esclavage; car l'armée des Chaldéens, ravageant les campagnes de Judée, s'empara des villes où ils s'étaient réfugiés. Quel que soit le sentiment des autres, car chacun a le sien, pour moi, les villes me paraissent une prison et le désert un paradis. Pourquoi demeurer parmi le monde quand notre nom nous engage à être solitaire? Moïse demeura quarante ans dans le désert pour y apprendre à gouverner les Juifs, et le conducteur d'un troupeau y devint le conducteur des peuples ; les apôtres renoncèrent au métier de pêcheur pour gagner dos âmes à Jésus-Christ; ils quittèrent pour embrasser la croix et suivre le Sauveur leurs filets, leurs nacelles et leurs parents, sans même qu'il leur restât un bâton à la main. Je vous tiens ce langage afin que, si vous désirez vous faire ecclésiastique, vous appreniez ce que vous devez enseigner aux autres, que vous offriez à Dieu une victime digne de lui, et que vous ne soyez pas capitaine sans avoir été soldat ou maître sans avoir été écolier. Ce n'est point à moi à juger des ecclésiastiques, et je ne puis avoir une mauvaise opinion des ministres de l’Eglise. Si vous voulez en augmenter le nombre, vous en apprendrez les devoirs dans une lettre que j'ai écrite à Népotien : je parlerai ici du noviciat et de la conduite d'un jeune solitaire, et particulièrement de celui qui s'est soumis au joug de Jésus-Christ après avoir passé sa jeunesse dans l'étude des belles-lettres.

D'abord examinons si vous devez vivre seul ou en la compagnie des autres solitaires. Je trouve plus à propos que vous demeuriez avec eux que de rester seul, afin de n'être peint sans guide dans un chemin que vous ne connaissez pas. En effet vous pourriez vous égarer en prenant une route pour une autre, aller trop vite ou trop lentement et enfin vous lasser ou vous endormir. La vanité se glisse aisément dans l'esprit d'un solitaire : fait-il quelque abstinence ou est-il quelque temps sans voir personne, il ne se connaît plus lui-même; il oublie d'où il vient et ce qui l'amène; son coeur s'emporte au dedans et sa langue au dehors; il juge des autres malgré la défense de l'Apôtre; il suit les mouvements de sa gourmandise; il dort autant qu'il lui plait; il ne craint rien ; il tient les autres au-dessous de lui; on le trouve moins dans sa cellule que dans les villes, et il affecte une modestie étudiée parmi ses frères, quoiqu'il aime la foule et l'embarras du monde.

Mais pourquoi blâmer les solitaires? Je les ai toujours trop loués pour les blâmer aujourd'hui. J'ai dessein de les instruire de telle sorte que les austérités du désert ne les épouvantent point, qu'ils se fassent connaître par une longue expérience, qu'ils se croient les derniers de tous pour devenir les premiers, que la pauvreté ou l’abondance ne les allaite pas, que l'on voie leur vertu dans leurs habits, sur leurs visages et dans leurs instructions, et afin que, à l'exemple de quelques moines ridicules, ils n'inventent point des combats imaginaires avec des démons pour se faire admirer du peuple et en attraper l'argent. Depuis peu nous avons vu, les larmes aux yeux, les richesses immenses qu'un solitaire a laissées dans sa famille, et qu'il avait amassées pour les pauvres : c'est alors que le fer qui était au fond a nagé sur l'eau, et que l'amertume de la myrrhe a paru parmi les palmiers. Pour moi , je n'en ai pas été surpris, car cet homme était disciple d'un maître qui s'était enrichi de ce qui lui avait été confié pour la subsistance des malheureux ; mais leurs cris, arrivant enfin au ciel , surmontèrent la patience de Dieu, et il envoya son ange exterminateur qui lui dit comme à un autre Nabal : " Tu mourras cette nuit, insensé; et à qui appartiendra ce que tu as amassé?" Je ne veux donc pas que vous demeuriez avec votre mère, tant à cause de ce que je vous ai déjà dit que parce que vous la fâcheriez en refusant un morceau délicat qu'elle vous présenterait, ou que vous mettriez de l'huile dans le feu en le recevant. D'ailleurs, étant parmi les femmes, vous pourriez penser la nuit à ce que vous auriez vu le jour. Ayez toujours un livre entre les mains; apprenez par coeur le Psautier; priez sans cesse; tenez, toujours nos sens en action de peur que de mauvaises pensées ne s'en emparent ; surmontez la colère par la patience; soyez attaché à l'étude de l'Écriture sainte, et les plaisirs déshonnêtes ne feront point d'impression sur votre esprit. En un mot que votre âme ne soit point ouverte aux passions, car si elles y entrent une fois elles y deviendront souveraines et y causeront un désordre surprenant. (296) Travaillez a quelque ouvrage de peur que le diable ne vous surprenne oisif. Si les apôtres, qui pouvaient vivre de l'apostolat et de l'Évangile, travaillaient de leurs mains pour n'être à charge à personne et pour assister ceux dont ils devaient attendre du secours, pourquoi ne travaillez-vous point vous-même à ce qui vous est nécessaire? Faites des nattes de ;jonc ou des corbeilles d'osier, sarclez le jardin, faites-y des parterres, et quand vous y aurez semé des légumes arrosez-les, ou les transplantez pour avoir le plaisir de les considérer ; greffez des arbres, et peu de temps après vous recueillerez le fruit de vos peines; faites des ruches d'abeilles, et apprenez de ces insectes à régler une communauté ; travaillez à des filets de pêcheurs; transcrivez des livres, et, cherchant ainsi la nourriture du corps, donnez en même temps à votre âme la sienne. C'est une coutume établie dans les monastères d'Égypte de ne recevoir personne qui ne sache travailler , et cela se pratique moins afin qu'il gagne sa. vie que pour empêcher que son âme oisive, s'attachant à des pensées criminelles, ne s'abandonne enfin aux passants à l'exemple de la pécheresse Jérusalem. Lorsque j'entrai au désert en ma jeunesse, je ne pouvais résister à la volupté ni à la concupiscence, bien que mes privations et mes abstinences fussent continuelles; j'étais tourmenté par les pensées dont mon âme était esclave : cela m'obligea de devenir écolier d'un solitaire hébreu; et quoique je fusse accoutumé à la beauté et à la douceur des auteurs profanes, je résolus d'étudier l'alphabet d'une langue qui se prononce en grinçant les dents et avec beaucoup de peine. Ceux qui étaient. alors avec moi, et ma propre conscience, sont témoins des difficultés que je rencontrai en cette entreprise; ils savent combien de fois je désespérai d'y réussir, combien de fois j'y renonçai , et combien de fois enfin l'ardeur de la science m'y appela : cependant je rends grâce à Dieu de ce que je goûte aujourd'hui les fruits d'une étude qui m'a tant coûté. Je vous dirai encore ce que j'ai vu en Égypte. Il y avait dans un monastère un jeune homme originaire de Grèce qui ne pouvait éteindre les ardeurs de l'impureté ni par les jeûnes ni par les fatigues du travail le plus pénible, et il était perdu sans l’artifice dont son abbé se servit. Il commanda à un ancien solitaire de quereller et d'injurier ce jeune homme, et de venir se plaindre le premier après l'avoir insulté. Ceux qu'on prenait pour témoins étaient pour l'agresseur, et l'innocent pleurait en entendant leur mensonge , sans que personne voulût le croire. Il n'y avait que l'abbé qui le défendait adroitement, de peur que dans cette persécution il ne mourut de douleur. Un an s'étant passé de la sorte, son supérieur lui demanda s'il était encore tourmenté de ses anciennes pensées. "Mon père, " répondit-il, "je n'ai pas le loisir de vivre : comment aurais-je celui de songer au crime?" Si ce jeune solitaire eût été seul comment eût-il pu se conserver ? Les politiques du monde remédient à une vieille passion par une affection nouvelle; et c'est ce qui arriva à Assuérus, que les Perses détachèrent de Vasthi en lui donnant de l'amour pour d'autres femmes. Cela s'appelle arrêter le crime par le crime, et la seule vertu doit en éloigner les chrétiens. " Évitez le mal et faites le bien, " dit David; " aimez la paix et la recherchez." Sans doute on ne peut aimer le bien si l'on n'a de l'aversion pour le mal , et il faut s'appliquer à celui-là pour éviter celui-ci; il faut chercher la paix pour n'avoir point de guerre, et il ne suffit pas de la chercher, on doit la conserver avec toutes sortes de soins quand on l'a trouvée; car on ne peut en concevoir les douceurs. David assure qu'elle est le séjour de Dieu, et l'Écriture n'en parle point qu'elle ne dise qu'il faut la rechercher. En un mot, on ne peut se perfectionner dans un art sans le secours d'un maître; les bêtes même ont des conducteurs : les abeilles sont gouvernées par une reine , et parmi les grues il y en a une que les autres suivent. Chaque province a son gouverneur, son juge ; et Rome, ne pouvant obéir en même temps à deux rois, vit ensanglanter ses murailles par un parricide. Rébecca sentit dans ses entrailles les combats de Jacob et d'Ésaü qu'elle y portait. Toutes les Églises ont leurs évêques et leurs ministres, et la hiérarchie ecclésiastique subsiste par le gouvernement de ceux qui y commandent; il n'y a qu'un pilote dans un vaisseau, qu'un maître dans une maison; et, quelque nombreuse que soit une armée, on n'y prend les ordres que d'un général. Pour tout dire en un mot et ne pas être ennuyeux, vous ne devez pas vous abandonner à votre propre conduite; il faut que vous viviez dans un monastère, sous la direction d'un supérieur et avec d'autres solitaires : (297) vous apprendrez de celui-ci à être humble ou patient, de celui-là à être affable et à garder le silence; vous ne ferez point ce que vous voudrez; vous prendrez un habit tel qu'on vous le donnera, et vous rendrez un compte exact de votre emploi à votre abbé ; mais souvenez-vous d'être soumis à vos frères de souffrir une injure sans murmurer, de craindre votre supérieur comme votre maître et de l'aimer comme votre père. Prenez pour un avis salutaire ce qu'il vous ordonnera, et que celui dont le métier est d'obéir ne ;juge pas des pensées des autres. "Écoute, Israël, " dit Moïse, " et tais-toi."Si vous accomplissez fidèlement ces préceptes les mauvaises pensées n'auront pas d'accès en votre âme, et pendant qu'une occupation succédera ponctuellement à une autre vous ne songerez qu'à l'ouvrage que vous devez commencer. J'ai connu quelques solitaires qui n'avaient renoncé au monde que par l'habit, étant demeurés tels qu'ils étaient auparavant; leur bien était plutôt augmenté depuis leur retraite que diminué ; ils se faisaient toujours servir, leur table était magnifique; et parmi la foule d'un peuple de valets ils croyaient être encore dignes du nom de solitaires. D'autres, au contraire, ne pouvant pas faire une dépense pareille à celle de ces premiers, paraissent en public en de certains jours, et, se persuadant qu'ils ont quelque science, y médisent de leur prochain; d'autres haussent les épaules, et, remuant continuellement les lèvres , regardent fixement la terre, de sorte qu'on les prendrait pour des magistrats si un huissier marchait devant eux. Il y en a encore quelques-uns qui par le mauvais air de leur cellule, parles abstinences et des lectures indiscrètes, demeurent si mélancoliques qu'ils ont plus besoin des remèdes d'Hippocrate que de mes amis. D'autres ne peuvent renoncer au trafic qu'ils faisaient dans le monde; ils changent seulement de nom sans changer d'occupation et sont plus attachés au gain que les séculiers même, quoique saint Paul borne toutes leurs richesses à un habit et à leur nourriture. Autrefois les édiles devaient fixer le prix des denrées et mettre des bornes à la cupidité de ceux qui les vendaient, châtiant rigoureusement les coupables; mais aujourd'hui le titre de solitaire sert de prétexte à un, commerce plein d'injustice : nous demandons effrontément l'aumône quoique nous ayons de l'or que nous cachons sous un habit de solitaire, et nous mourons dans l'abondance après avoir vécu comme si nous avions été véritablement pauvres. Pour vous, vous ne tomberez pas dans ces désordres si vous entrez dans unie communauté. L'habitude vous fera trouver du plaisir dans ce que vous ferez d'abord avec contrainte. Regardez plutôt devant vous que derrière, et songez moins au mal que font les autres qu'au bien que vous devez faire ; ne vous laissez pas surprendre par le nombre des pécheurs, et qu'ils ne vous obligent point de tenir en vous-même ce langage : " Quoi! serait-il possible que tous ceux qui demeurent dans les villes fussent perdus? Cependant ils jouissent de leurs biens en servant l'Église; ils vont au bain , ils se parfument, et le peuple n'en a pas de mauvaise opinion." Je répondrais à cela comme j'ai déjà fait, que cet ouvrage ne regarde point un ecclésiastique et qu'il n'est fait que pour l'instruction d'un solitaire. Les ecclésiastiques sont des saints, et il n'y en a point dont la vie ne soit à louer. Conduisez-vous donc de telle manière dans votre solitude que vous méritiez un jour de l'être; que le péché ne souille pas votre ;jeunesse, afin que vous approchiez des autels comme: une vierge sans tache qui sort de sa couche ; que chacun renfle un témoignage favorable de votre vie, et que les femmes connaissent votre nom sans avoir vu votre visage.

Quand vous aurez atteint l’âge, si néanmoins vous l'atteignez, et que vous soyez appelé dans le clergé par le peuple ou par votre évêque, acquittez-vous des fonctions d'un ecclésiastique, et ne fréquentez que les plus vertueux ; car dans toutes sortes de conditions il se trouve des méchants parmi les bons. Ne vous hâtez point d'écrire, et que cette ridicule démangeaison ne vous entraîne pas; soyez longtemps à apprendre ce que vous devez enseigner aux autres. Ne croyez pas ceux qui vous flatteront , ou, pour mieux dire, n'écoulez point ceux qui se moqueront de vous. En effet, après qu'ils vous auront loué par un discours plein de dissimulation, si vous tournez la tête en arrière vous les surprendrez allongeant le cou comme des cigognes ou tirant la langue comme des chiens. Ne médisez de personne, car la vertu ne consiste pas à déchirer la réputation des autres, et souvent notre langue se déchaîne (298) contre nous-mêmes en reprenant des fautes que nous commettons les premiers. Un certain personnage appelé Grunnius se rendait ordinairement à pas comptés au lieu où il devait parler en public, disant très peu de choses en chemin. néanmoins quand il était arrivé, après avoir étalé un monceau de livres il se ridait le front, fronçait les sourcils, et, ayant imposé silence à ses auditeurs de la main, il leur contait de pures bagatelles et attaquait tout le monde. On l'eût pris pour un autre Longin qui réformait l'éloquence romaine, et retranchait du nombre des savants ceux qu'il jugeait indignes d'en être. Cet homme était, sans doute plus agréable dans ses festins que dans ses harangues, et vous ne devez pas vous étonner que, tenant table ouverte, tous les parasites lui applaudissent en public. Ne croyez jamais de tels gens. Que votre cœur en un mot n'ait point de penchant à la médisance, de peur qu'on ne nous fasse ce reproche : " Vous avez parlé étant assis contre votre frère , et vous avez déshonoré le fils de votre mère ; " ou, comme dit. David en un autre endroit : " Ses paroles étaient coulantes contrite l'huile et elles perçaient comme des épées." Le sage assure que celui qui médit de son frère est semblable à un serpent qui se cache pour mordre. Vous répondrez peut-être que vous ne médisez point, et que vous ne pouvez empêcher les autres de parler : c'est une des excuses dont nous tâchons ordinairement de couvrir nos défauts, mais Dieu n'est pas surpris par l'artifice. "Ne vous y trompez pas, " dit saint Paul, " on ne se moque pas de Dieu : nous ne voyons que le dehors, et il cornait le dedans. " Salomon a remarqué qu'un visage triste et abattu faisait fuir la langue des médisants comme le vent dissipe les nuages; car si l'on tire une flèche contre quelque chose de dur elle rejaillit contre celui qui l'a tirée : de même, quand un médisant s'aperçoit qu'on lui fait mauvais visage et qu'on se bouette les oreilles pour, ne pas l'entendre, il se tait, il pâlit et ne sait plus où il en est. Au reste, on défend à Timothée de recevoir légèrement une accusation contre un prêtre; mais on lui recommande de le reprendre devant tout le monde s'il pêche, afin de donner de la crainte au peuple. On ne doit pas même prendre aisément de mauvais sentiments d'un homme que son âge avancé et sa dignité défendent contre les soupçons; néanmoins, comme nous sommes hommes et que la vieillesse n'est, pas exempte des fautes de la jeunesse, si vous voulez me reprendre faites-le ouvertement, de peur que vous me déchiriez en secret. Le Seigneur reprend celui qu'il aime et châtie un enfant qu'il adopte. Isaïe même parle de la sorte : " Celui, ô mon peuple, qui dit que vous êtes bienheureux vous trompe et dresse des embuscades sous vos pas. " Il m'est sans doute inutile que vous appreniez aux autres mes défauts, que sans ma participation vous les rendiez coupables de mes crimes en leur faisant un récit plein de médisance, et que, les contant à tout le monde, vous leur en parliez comme s'ils étaient les seuls qui les sussent : ce n'est point là corriger son prochain, mais satisfaire à une démangeaison de médire. Enfin Jésus-Christ commande de reprendre les pécheurs en secret ou devant un témoin, et, s'ils ne font pas de cas de cette réprimande, de les dénoncer à l'Église, et de les tenir pour des endurcis, des idolâtres, des publicains. Je vous marque tout cela en termes exprès pour vous ôter l'envie de dire du mal des autres ou d'écouter ceux qui en disent, afin que vous vous présentiez à Dieu sans tache et semblable à une vierge aussi chaste du corps que de l'esprit, et qu'ayant plus que le nom de solitaire, vous ne soyez pas banni de la compagnie de l'époux, votre lampe s'étant éteinte pour n'avoir pas été entretenue de l'huile des bonnes oeuvres. Vous avez auprès de vous le saint évêque Proculus , personnage d'une grande érudition, qui peut de vive voix vous en dire plus que mes lettres : les avis que vous eu recevrez à toute heure vous empêcheront de quitter ce chemin par où le peuple d'Israël , allant à la terre de promission , était assuré de passer.

Dieu veuille que la prière de l'Église soit écoutée : "Seigneur, donnez-nous la paix, " dit-elle, " car vous nous avez tout donné; " Dieu veuille que, renonçant au monde, nous ayons suivi les mouvements de notre volonté, et que nous ne l'ayons pas fait par contrainte! Dieu veuille que nous soyons récompensés d'une pauvreté volontaire plutôt que d'être punis de l'avoir embrassée par contrainte! Après tout, parmi les misères du monde et les fureurs de la guerre générale, c'est être assez riche que d'avoir du pain et assez puissant que de n'être point esclave. Le grand Exupère, évêque de Toulouse, (299) endure la faim pour nourrir les autres; il a le visage hâve de la nécessité des pauvres, et a donné aux entrailles de Jésus-Christ tout ce qu'il avait : imitez ce voisin et ceux qui lui ressemblent, que le sacerdoce a rendus plus pauvres et plus humbles; ou si vous voulez aller droit à la perfection, quittez comme Abraham votre patrie et vos parents, et cheminez sans savoir où vous irez. Si vous avez du bien, vendez-le et en donnez l'argent aux pauvres; si vous n'en avez pas, vous êtes déchargé d'un fardeau très pesant. L'avis est sans doute fort difficile à suivre, mais il y a de grandes récompenses pour ceux qui s'en serviront.

 

 

 

CONSEILS SUR LA VIDUITÉ.

PARTIE I.

A FURIA.

On ne peut rien voir de plus pressant que la lettre que vous m'écrivez pour me prier de vous apprendre comment vous devez vivre pour ne pas perdre la couronne de la viduité, et pour vous maintenir dans toute la pureté que demande cet état. Je ne saurais assez vous exprimer la joie que j'ai de ce que vous souhaitez vivre, après la mort de votre mari, comme votre mère Titienna de sainte mémoire a vécu si longtemps dans fie mariage. Le ciel, exauçant ses voeux et ses prières, lui a accordé pour sa fille unique un avantage qu'elle-même a possédé durant sa vie, et qui semble être attaché à votre famille ; car depuis Camille on n'y a point vu de veuves, ou du moins l'on n'y en a vu très peu qui se soient remariées. Aussi vous serez bien moins digne de louanges si vous persévérez dans le dessein que vous avez formé que de blâme si , étant chrétienne, vous abandonniez le parti que des dames païennes ont suivi durant tant de siècles. Je ne vous dis rien de Paula et d'Eustoquia, qui font la gloire et l'ornement de votre famille, de peur qu'on ne s'imagine qu'en vous exhortant à la vertu, je veuille profiter de cette occasion pour l'aire leur éloge; je ne vous parle point non plus de votre belle-sœur Blesilla, qui, étant morte un peu après son mari, acheva en peu de temps la longue carrière des vertus. Plût à Dieu que les hommes suivissent les femmes dans des routes si belles, et qu'on pût obtenir d'une vieillesse décrépite ce qu'une florissante jeunesse nous donne d'elle-même!

En parlant de la sorte je me mets la main dans le feu : on nie regardera de mauvais Gril, et cette lettre sera cause que plusieurs vieillards de qualité se soulèveront contre moi, disant que je suis un magicien, un séducteur, et qu'on doit me reléguer aux extrémités de la terre ; mais qu'ils m'appellent encore Samaritain, m'honorant d'un nom qui a été donné à mon Sauveur, ils ne m'accuseront pas au moins de mettre de la division entre le père et la fille, et de me servir de ces mots de l'Evangile : " Laissez aux morts le soin d'ensevelir les morts ; "car celui qui croit en Jésus-Christ est vivant, et il doit marcher comme il a marché. Au reste, nous sommes à couvert de l'envie et de la haine que les médisants portent ordinairement aux chrétiens : nous ne nous connaissons l'un l'autre que par des lettres, et l'on peut dire qu'une connaissance de cette nature n'a pour fondement que la charité. Honorez votre père, mais pourvu qu'il ne vous éloigne pas de Dieu, dont vous êtes véritablement la fille; écoutez la voix du sang et celle de la nature , pourvu que la nature et le sang écoutent celui dont ils sont la créature. " Ecoutez, ma fille, " dit David, " ouvrez les yeux et prêtez l'oreille; oubliez votre famille et la maison de votre père , et alors le roi concevra de l'amour pour votre beauté, car il est votre souverain seigneur. " On promet une, grande récompense à celles qui oublieront la maison de leur père : le roi concevra de l'amour pour leur beauté. Pour moi , puisque vous avez écouté, que vous avez ouvert les yeux et prêté l'oreille , oubliant votre famille et la maison de votre père, je ne doute point qu'il ne conçoive de l'amour pour lit vôtre, et qu'il ne dise en parlant de vous : " Mon épouse est entièrement belle, et il ne se trouve rien à dire en elle. "

Il n'y a rien de plus l’eau qu'une âme qui est appelée la fille de Dieu : elle a de la confiance en Jésus-Christ, et dans cette confiance elle marche vers son seigneur et son époux. Vous avez appris dans le mariage même ce que le mariage a d'ennuis; vous vous êtes rassasiée (300) de cailles jusqu'à en avoir du dégoût; votre bouche a senti l'amertume de la bile: voudriez vous manger encore de ce qui vous a rendu malade, et retourner comme un chien à votre vomissement? Les oiseaux et les autres bêtes ne tombent pas deux fois dans les mêmes embuscades. Craignez-vous que la famille des Furius ne s'éteigne, et que vous ne laissiez point à votre père un petit-fils qui lui saute au cou , comme si tous ceux qui ont été mariés devaient avoir des enfants, ou que tous les enfants répondissent à la vertu de leurs ancêtres? Le fils de Cicéron fut-il aussi éloquent que son père? Cornélia, que vous comptez parmi vos aïeules et qui fut un modèle achevé de vertu , n'a-t-elle point été fâchée d'avoir été la mère des Gracques? Il est ridicule d'attendre comme une chose assurée ce que nous voyons manquer à d'autres, ou ce que nous leur voyons perdre quand ils cri ont la possession. Mais à qui laisserez-vous une succession si opulents? qui sera votre héritier? Jésus-Christ, qui ne meurt point et qui est votre seigneur. Votre père en aura de la douleur, mais Dieu s'en réjouira ; votre famille en sera dans la consternation , mais les anges vous en féliciteront. Que votre père dispose de son bien comme il lui plaira: vous n'appartenez pas à celui qui vous a mise sur la terre, mais au Sauveur, qui vous a rachetée par le prix infini de son sang.

Déliez-vous de votre nourrice et des autres femmes de cette nature, dont la langue est empoisonnée : comme elles veulent s'enrichir à vos dépens, elles vous parleront moins pour votre bien que pour leur intérêt particulier. La frugalité est inséparable de la pudicité , et la frugalité est la ruine de ces âmes basses qui croient qu'on leur dérobe ce qu'elles ne volent point, et qui ,jugent de ce qu'elles prennent par sa valeur , sans regarder à qui elles le prennent. Aussitôt qu'elles voient un chrétien elles l'appellent imposteur et déchirent, sa réputation, feignant d'avoir appris des autres ce qu'elles en inventent elles-mêmes. Ainsi leur mensonge sert, de fondement à la renommée, qui, s'étant répandue par leur moyen dans la haute société, parcourt des provinces entières. Vous en verrez la plus grande partie, avec une langue envenimée et des yeux de vipère, reprendre les chrétiens ; quelques-uns même de notre profession prennent parti avec elles, et médisent des autres comme on médit d'eux à leur tour. Ils parlent de nous évitant de rien dire d'eux-mêmes, comme s'il y avait de la différence entre les ecclésiastiques et les solitaires, et comme si ce que l'on impute à ceux-ci ne rejaillissait pas sur les autres puisqu'ils en sont les pères. La ruine du troupeau est toujours honteuse à celui qui en a la conduite; et d'ailleurs la vie d'un solitaire est digne de louange, particulièrement lorsqu'il a de la vénération pour les ecclésiastiques, et qu'il rend ce qui est dû à un ordre à qui il a l'obligation d'être chrétien.

Si je parle de la sorte, ma chère fille, ce n'est pas que je doute de votre résolution ; car si vous n'étiez persuadée des avantages de la monogamie vous n'auriez pas exigé de moi que je vous en écrivisse: mon dessein est seulement de vous découvrir la malice de vos servantes, qui voudraient vous vendre à l'encan les embûches de vos parents et l'erreur de votre père. Peut-être que ce dernier ne manque pas d'amour pour vous, mais il n'a pas la science de l'amour, et je puis à son occasion me servir des termes de saint Paul : " Je puis leur rendre ce témoignage qu'ils ont du zèle pour Dieu, mais c'est un zèle qui n'est point selon la science. " Imitez, imitez plutôt notre illustre mère, je vous le répèterai toujours : je ne me souviens jamais d'elle sans me représenter sa ferveur extraordinaire, son visage pile et exténué de jeûnes, les aumônes qu'elle faisait , son obéissance aux serviteurs de Dieu, la pauvreté de son coeur et de ses habits, et enfin la modération avec laquelle elle parlait à tout le monde. Pour votre père, dont je fais ici mention parce qu'il est chrétien , et non pas parce qu'il a été consul et qu'il est un des premiers de Rome , qu'il se réjouisse d'avoir plutôt donné une fille à Jésus-Christ qu'au monde, et qu'il regrette tout à la fois et la perte de votre virginité et la stérilité de votre mariage. Où est le mari qu'il vous avait donné? Quand morne il se serait rendu aimable et qu'il aurait eu pour vous beaucoup de complaisance, la mort pour cela ne l'aurait lias épargné davantage. Servez-vous donc de l'occasion et faites, comme on dit, de nécessité vertu. On ne considère pas dans un chrétien le commencement, mais la fin. Saint Paul commença mal, mais il finit heureusement; les premières années de la vie de Judas furent dignes de louange, mais la fin en fut (301) abominable par la trahison qu'il commit. " La justice du juste", dit Ezéchiel, " ne le délivrera point quand il péchera, et l'impiété du pécheur ne le perdra point pourvu qu'il se convertisse. " C'est là l'échelle de Jacob, par laquelle les anges montent et descendent , sur laquelle Dieu est appuyé , présentant la main à ceux qui sont tombés et encourageant par sa présence ceux qui sont las. Mais si Dieu désire moins la mort du pécheur que sa conversion , il ne peut aussi souffrir les tièdes. Plus on pardonne à quelqu'un, plus on l'aime.

Cette femme de mauvaise vie de l'Evangile qui fut baptisée de ses larmes et qui, essuyant les pieds du Sauveur avec les cheveux qui lui avaient servi à séduire. le monde, mérita d'être sauvée, ses sourcils n'étaient point peints, et cette femme paraissait d'autant plus belle qu'elle était plus négligée. En effet, quel est le dessein d'une femme qui s'est donnée à Jésus-Christ en se servant de fard , et en se mettant du rouge sur les joues, sur les lèvres, et du blanc sur le cou? C'est allumer et entretenir le l'en de la concupiscence dans l'âme des jeunes gens et faire voir des marques de son impureté. Celle qui se lave la peau avec des eaux distillées et qui se peint le visage est-elle capable de pleurer pour ses péchés? Ces ornements ne sont point de Dieu, ils sont de l'Antéchrist : comment osera-t-elle lever vers le ciel un visage qui ne sera point reconnu par celui qui l'a formé? Que l'on ne prenne point. pour prétexte la jeunesse, qui semble être un âge. où l'on doive souffrir ce désordre parmi celles de votre sexe. Une veuve, qui a perdu son mari à qui elle était obligée de plaire , et qui est vraiment veux e, pour me servir des termes de l'Apôtre , n'a besoin que de persévérance. Elle se souvient des plaisirs passés, de ce qui a contribué à les lui donner et de la perte qu'elle a faite; mais il faut qu'elle éteigne le l'en allumé par le diable dans la rigueur de ses jeûnes et de ses veilles. Nous devons parler comme nous sommes vêtus ou nous vêtir comme nous parlons. Pourquoi promettre le contraire de ce que nous faisons voir? La pureté est dans votre bouche, et l'impureté parait dans vos habits! D'ailleurs, et ceci n'est pas de moi mais encore de l'Apôtre : " La veuve qui vit dans les délices est morte, quoiqu'il semble qu'elle soit vivante?" Quel est le sens de ces paroles : " est morte quoiqu'il semble qu'elle soit vivante? " C'est-à-dire qu'il semble aux ignorants qu'elle vive et qu'elle ne soit pas morte par le péché, quoiqu'elle le soit effectivement devant Jésus-Christ, que les replis d'un coeur ne peuvent tromper. " L’âme, " dit l’Ecriture, " qui aura péché mourra. Il y a quelques personnes dont les péchés sont connus avant le jugement et l’examen qu'on en pourrait faire; il y en a d'autres dont les défauts ne se découvrent qu'ensuite de cet examen : de même il y en a dont les bonnes ouvres sont visibles d'abord, ou, si elles ne le sont pas, elles ne demeureront pas longtemps cachées. " Voilà en d'autres ternies la même pensée : Il y en a qui pèchent avec tant de liberté et si ouvertement qu'on les prend pour des pécheurs en les voyant, et d'autres au contraire qui cachent leurs fautes avec tant d'artifice qu'on ne s'en aperçoit que par l'habitude qu'on a dans la suite avec eux : de même il y en a dont les bonnes actions paraissent d'abord, et il y en a d'autres dont on ne connaît le mérite qu'avec le temps. Pourquoi vous vanter d'avoir de la pureté, ce que l'on ne peut reconnaître qu'à votre frugalité et à votre modération, qui en sont les compagnes inséparables?

Si saint Paul assujettit son corps à son âme par des macérations de peur de ne pas pratiquer lui-même ce qu'il enseigne aux autres , la chasteté d'une jeune femme peut-elle être en sûreté avec un corps échauffé par l'abondance des viandes? Ce n'est pas que je condamne les viandes, que Dieu a créées pour s'en servir avec actions de grâces; mais je veux ôter aux jeunes gens une amorce à la volupté et aux plaisirs. Le Vésuve et l'Olympe ne sont pas plus embrasés que le corps d'une jeune personne, quand il est enflammé par la bonne chair et par le vin dont il est plein. La plupart triomphent de l'avarice et s'en défont en renonçant à l'argent; on corrige un homme de la médisance en lui ordonnant de garder le silence ; le désir d'être paré et d'avoir des habits magnifiques se passe en une heure ; en un mot les autres péchés étant extérieurs, on les évite facilement; mais Dieu ayant enraciné en nous-mêmes l'amour des plaisirs parce qu'il est nécessaire pour faire naître des enfants, il devient un crime en allant au-delà de la fin pour laquelle il a été créé.

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C'est donc l'ouvrage d'une grande vertu et d'une exacte précaution de vaincre ce qui est né avec nous , de vivre dans un corps comme si l'on n'en avait point, de combattre contre nous-mêmes tous les jours, et d'observer avec les cent yeux de l'Argus de la Fable un ennemi enfermé dans nous-mêmes. C'est ce que disait saint Paul : " Quelque autre péché que l’homme commette, il est hors du corps; mais celui qui commet fornication pèche contre son propre corps. "Les médecins qui ont écrit des propriétés du corps humain, et entre autres Galien, assurent que celui des enfants, des jeunes gens, des hommes formés et celui des femmes sont naturellement chauds; de sorte que les viandes qui peuvent augmenter cette chaleur leur sont contraires ; et de là ils concluent qu'ils doivent user de choses froides. Il n'en est pas de mène des vieillards, à qui le vin vieux et tout ce qui est chaud est propre parce qu'ils sont pleins de pituite et d'humeurs froides. " Prenez garde à vous, " dit le Sauveur, " de peur que vos coeurs ne s'appesantissent par l'excès des viandes et du vin et par les inquiétudes de cette vie. " L'Apôtre ajoute : " Ne vous laissez pas aller aux excès du vin, d'où naissent les dissolutions. " C'est pourquoi le premier avis que je vous donne est de mettre de l'eau dans votre vin jusqu'à ce que l'âge ait tempéré les ardeurs de votre première jeunesse; ou, si quelque infirmité vous en empêche, suivez l'avis que saint Paul donne à Timothée : "Usez d'un peu de vin à cause de votre estomac et de vos fréquentes maladies. " Ensuite prenez garde de ne point manger de ce qui est chaud ; et je ne parle pas seulement de la chair, dont le vaisseau d'élection a dit: "Il est bon de ne point manger de chair et de ne point boire de vin, " mais encore des légumes, qui enflent et qui appesantissent. Sachez qu'il n'y a rien de plus convenable à la jeunesse chrétienne que les herbes : " Que celui qui est malade, " ajoute saint Paul, " mange des herbes; " et il dit en un autre endroit : " Car il faut éteindre le feu de nos corps par des viandes froides. " Daniel et les trois enfants ne vivaient que de légumes, quoiqu'ils fussent dans un âge d'innocence. Nous ne cherchons pas dans cette nourriture la beauté du corps, dont ceux-ci furent récompensés, mais la force de l'âme qui augmente à proportion que le corps s'affaiblit. De même quelques-uns de ceux qui travaillent à devenir chastes succombent au milieu de la carrière, car, faisant consister toute l'abstinence à ne point manger de chair, ils se chargent l'estomac de légumes qui leur auraient été profitables s'ils en avaient mangé avec modération. Il n'y a rien qui nous échauffe davantage que l'indigestion qui naît des viandes prises avec excès. J'aime mieux, ma fille, avoir quelque confusion de parler si librement que hasarder la cause que je défends. Estimer, un poison tout ce qui peut faire naître la volupté. Un repas léger et un estomac légèrement chargé sont préférables à une abstinence de trois journées entières; il vaut mieux manger tous les jours un peu que manger rarement et se rassasier entièrement. La pluie qui tombe insensiblement est plus fertile que ces orages qui, venant avec précipitation, ravagent la campagne. Quand vous êtes à table, songez à vous appliquer ensuite à la lecture et à la prière : ayez un nombre fixé de pages de l’Ecriture sainte à lire. Payez tous les jours ce tribut à votre Sauveur, et ne vous endormez jamais que vous n'en soyez quitte. Après l'Écriture sainte, lisez les ouvrages des savants hommes dont la foi est sans reproche, et ne cherchez point de pierres précieuses dans la boue; au contraire, pourvu que vous puissiez en posséder une seule ne balancez pas à sacrifier toutes les autres; que la passion que vous pouvez avoir pour les perles et les habits somptueux cède à l'amour des livres sacrés. Entrez dans la terre de promission,où le miel et le lait se trouvent en abondance; portez comme Joseph un habit de diverses couleurs, percez vos oreilles, comme Jérusalem, de la parole de Dieu, afin que l’on y voie pendre les grains précieux d'une moisson nouvelle. Vous avez auprès de vous l'illustre Exupère, qui est dans un âge avancé et dont la foi est éprouvée : il peut vous donner souvent des avis salutaires. Employez les richesses injustes à vous faire des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels ; faites part de votre bien à ceux qui ont besoin de pain et non pas à ceux qui vivent dans l'opulence, afin de rassasier les uns et de ne pas augmenter le luxe des autres. Soyez touchée de compassion pour les pauvres; donnez à tous ceux qui vous demanderont, mais particulièrement aux fidèles; habillez les nus , donnez à manger à ceux qui ont faim , visitez les malades. Quand vous (303) étendrez la main pour donner quelque chose, mettez-vous Jésus-Christ devant les yeux, et prenez garde d'enrichir les autres pendant qu'il mendiera un morceau de pain. m'ayez point de commerce avec les jeunes gens ni avec ceux qui sont toujours bien frisés; bannissez de votre maison les musiciens et les joueurs d'instruments comme des suppôts de Satan ; n'usez point de la liberté des veuves en sortant souvent accompagnée d'une foule d'eunuques.

C'est une mauvaise coutume qu'un sexe fragile, et dans un âge peu avancé, s'abandonne à sa propre conduite et croie que tout lui soit permis. "Tout m'est permis, mais tout ne m'est pas avantageux, " dit saint Paul. N'ayez point de maître-d'hôtel frisé et parfumé, ni d'écuyer bien lait dont le visage soit couvert de vermillon, car on juge quelquefois des maîtres par leurs valets. Recherchez la compagnie des vierges saintes et des veuves. S'il est nécessaire que vous parliez à des bouillies, ce que je ne crois pas que vous deviez éviter, faites-le de telle manière que vous n'ayez pas de peur et ne rougissiez pas à l'arrivée (l'un autre. Le visage est le miroir de l'âme, et les yeux, quoique muets, découvrent ce que l'âme a de plus caché. Nous avons entendu depuis peu un bruit fort désavantageux qui a couru par tout l'0rient : à l'âge, aux habits, à la démarche, aux compagnies, aux repas somptueux et à l'équipage magnifique d'une dame , on eût dit qu'elle épousait un Sardanapale ou un Néron : que la blessure des autres nous serve de préservatif. Le coupable devient sage par le châtiment de celui qui lui ressemble; on fait bientôt cesser un mauvais propos, et la vie qu'on mène dans la suite fait juger de celle qu'on a menée auparavant. Il est impossible en ce monde de se mettre toujours à l'abri de quelque médisance , car c'est la consolation des coupables de pouvoir reprendre les bons, et ils croient que leurs fautes deviennent plus rémissibles à proportion que le nombre des pécheurs augmente; mais un feu de paille est de peu de durée; la flamme même la plus ardente s'éteint quand elle n'a rien à consumer. Si le bruit qui courut. l'an passé est faux, et quand il serait véritable, il cessera quand on en fera cesser la cause.

Je ne crains pas en parlant de la sorte quelque chose de semblable pour vous; niais par un mouvement de charité je tremble même quand il n'y a rien à appréhender. Ah! si vous voyiez votre soeur et si vous entendiez les paroles qui sortent de sa bouche, vous jugeriez de quel esprit est animé un si petit corps, et vous avoueriez que son coeur est enrichi des dépouilles de l'Ancien et du Nouveau-Testament. Les jeunes lui tiennent lieu de divertissement et les prières de délices. Elle tient des timbales comme une autre Marie, et, voyant Pharaon submergé, elle s'écrie à la tête d'une troupe de vierges en ces termes : " Chantons des cantiques au Seigneur : il a été exalté d'une manière sans pareille, et il a précipité dans la mer le cheval et le cavalier." Elle passe les jours et les nuits de la sorte, attendant l'arrivée de l'époux avec de l'huile , dont elle a fait provision pour sa lampe. Imitez-la donc : que l'on trouve à Rome ce qu'on rencontre à Béthléem, qui est une ville beaucoup plus petite que la capitale de l'empire romain. Vous êtes riche, vous pouvez facilement donner à manger aux pauvres : employez à des actes de charité ce qui avait été préparé pour le luxe. Si vous n’êtes point dans le dessein de vous remarier vous ne devez point craindre la pauvreté. Retirez des vierges de l'esclavage du siècle et les conduisez dans l'appartement du roi; rachetez des veuves et les vêlez comme de belles violettes parmi les lis des vierges et les roses des martyrs; faites de ces bouquets, au lieu de la couronne d'épines sous laquelle le Sauveur a porté la peine des péchés des hommes. Donnez de la joie et de l'assistance à votre illustre père; que sa fille lui remette dans la mémoire ce qu'il a appris de sa femme. Il a les cheveux blancs, les dents lui tombent, son front est couvert de rides, la mort est à ses côtés, et il semble que le lieu où sera son tombeau soit déjà marqué; car, que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, nous vieillissons : qu'il prépare donc ce qui est nécessaire pour un long voyage; qu'il emporte avec lui ce qu'il sera contraint de quitter; ou, pour mieux dire , qu'il envoie au ciel devant lui ce que la terre dévorera s'il ne le fait pas.

Les jeunes veuves, dont quelques-unes suivent Satan et violent en se remariant la foi qu'elles avaient promise à Jésus-Christ, tiennent ordinairement ce langage : " Le peu de biens que j'ai se perd tous les jours; je dissipe ce que mes ancêtres m'ont laissé ; un valet me (304) parle avec arrogance; une servante ne m'obéit, point : qui fera mes affaires de dehors? qui élèvera ires enfants et aura soin de mes domestiques?" C'est ainsi qu'elles prennent pour prétexte de leur second mariage ce qui devrait les en détourner : en effet, une mère ne donne pas à ses enfants un homme qui les élève, mais un ennemi; elle ne les abandonne pas à la conduite d'un père, mais elle les assujettit à un tyran. L'ardeur de la concupiscence lui fait oublier une partie d'elle-même : de petits innocents qui ne sont pas encore capables de connaître leur infortune voient une nouvelle mariée en celle qui a pleuré longtemps la mort de leur père. Pourquoi alléguer votre bien et l'arrogance de vos valets ? avouez plutôt votre infamie, car une femme ne prend point un mari pour ne point coucher auprès de lui. Si la concupiscence ne vous porte pas à ce dessein, quelle folie de vous prostituer comme une courtisane pour devenir riche, et de souiller votre pureté, dont le prix est inestimable, pour des richesses périssables et de nulle valeur! Pourquoi vous remarier si vous avez des enfants? si vous n'en avez point, pourquoi vous exposer à une stérilité achevée dont vous avez vu le commencement dans votre premier mariage, et préférer unie chose incertaine à une honte assurée? On fait aujourd'hui votre contrat de mariage, et bientôt on vous forcera de faire votre testament : votre mari , dans une parfaite santé, feindra d'être malade et fera le sien pour vous engager à en faire autant, et à mourir s'il le peut. D'ailleurs, s'il vous liait des enfants ils seront la cause de divisions domestiques : il ne vous sera pas permis d'aimer ceux de votre premier lit ni de les regarder de bon oeil. Si vous leur donnez à manger en cachette, votre second mari portera envie à leur père, quoique décédé, et il semblera que vous l'aimez encore si vous ne haïssez ses propres enfants. Si vous épousez un homme qui en ait de sa première femme, fussiez-vous la plus douce de toutes les mères, on rappellera contre vous tout ce que les comédiens et les rhéteurs ont jamais dit de plus injurieux et de plus piquant contre les plus cruelles marâtres. Si le fils de votre mari a seulement un petit mal de tête on médira de vous comme d'une magicienne; vous passerez pour barbare si vous ne lui donnez point à manger, et si vous lui en donnez on dira que vous l'aurez empoisonné.

Après cela quel avantage ont les secondes noces que vous puissiez comparer à tant de maux? Mais voulons-nous savoir quelles doivent être les véritables veuves ? lisons l'Evangile de saint Luc. "Il y avait, " dit-il, " une prophétesse appelée Anne, fille de Phanuel, de la tribu d'Aser. " Anne signifie: grâce; Phanuel en notre langue veut dire: visage de Dieu, etAser peut être pris pour : richesse, ou pour: béatitude. Parce que cette femme était demeurée veuve depuis sa jeunesse, jusqu'à quatre-vingt-quatre ans qu'elle avait alors, et qu'elle était sans cesse dans le temple, servant Dieu nuit et jour dans les jeûnes et les prières, elle fut trouvée digne d'une grâce surnaturelle, d'être appelée la fille du visage de Dieu, et de jouir de la béatitude et des richesses de son bisaïeul. Mettons-nous devant les yeux cette veuve qui aima mieux rassasier Elie que son propre fils ou manger elle-même, et mourir de faim elle et son fils la nuit suivante, pour sauver la vie à ce prophète, que perdre l'occasion de faire l'aumône, méritant par une poignée de farine de recevoir la bénédiction du ciel. Elle sema cette poignée de farine , qui produisit des muids d'huile. La cherté était dans la Judée, où la semence de froment était morte , pendant que parmi les idolâtres une veuve avait de l'huile en abondance. Nous lisons dans le livre de Judith l'histoire d'une autre veuve: celle-ci,exténuée de jeûnes et vêtue d'un habit de deuil, ne pleurait pas la mort de son mari; mais elle attendait dans les mortifications l'arrivée du véritable époux. Il me semble que je la vois l'épée à la main et couverte de sang; je reconnais la tête d'Holopherne qu'elle rapporte à travers les ennemis. Une femme a plus de courage que les hommes, et la chasteté triomphe de l'incontinence. Mais elle change aussitôt d'habit, elle reprend celui de deuil, auquel elle est redevable de sa victoire, et qui la pare mieux certes que les habits les plus somptueux du siècle.

Quelques-uns mettent au nombre des veuves Débora, et croient qu'elle fut mère de Barach, général de l'armée des Hébreux; mais ils se trompent, car l'Ecriture en parle autrement. Pour moi, j'en fais ici mention parce qu'elle a été prophétesse et qu'elle a été mise au rang des juges d'Israël. Elle fut appelée Abeille , se (305) nourrissant des fleurs de l'Écriture sainte , et pouvant dire avec David : " Vos paroles sont plus douces à ma bouche que le miel. " 1Voëmi, ou, en notre langue, consolée, après la mort de son mari et de ses enfants en pays étranger revint dans sa patrie avec sa pureté, et, soutenue par cette vertu dans son voyage, elle retint auprès d'elle sa bru, quoiqu'elle fût Moabite, pour l'accomplissement de cette prophétie d'Isaïe : " Envoyez, Seigneur, l'agneau dominateur de la terre de la pierre du désert à la montagne de la fille de Sion."Je viens enfin à cette pauvre veuve de l'Évangile qui dans sa pauvreté était plus riche que tout le peuple d'Israël : elle mit deux pièces d'argent dans le tronc, donnant de son indigence, et tout ce qu'e1le avait pour subsister.

Mais pourquoi rapporter ici les anciennes histoires des femmes vertueuses, puisqu'il y en a plusieurs à Rome que vous pouvez vous proposer pour modèle, sans rien dire d'aucune en particulier, de peur qu'il ne semble que je veuille les flatter? Marcella, répondant à la noblesse de sa maison, nous rappelle quelque chose de l'Évangile : Anne vécut sept ans avec son mari depuis qu'elle l'avait épousé étant vierge, celle-ci n'a vécu que sept mois avec le sien; l'une attendait l'arrivée de Jésus-Christ, l'autre le tient entre ses bras; l'une en entretenait tous ceux qui espéraient la rédemption d'Israël, et l'autre chante avec ceux qui ont été rachetés : "Un frère ne rachète point son frère, mais un homme étranger le rachètera. "

Au reste j'ai mis au jour depuis deux ans quelques livres contre Jovinien, où j'ai répondu par des raisons tirées de l'Écriture sainte à quelques passages de saint Paul qui semblent autoriser les secondes noces; de sorte que je ne répéterai point ici ce que vous pouvez lire dans ces ouvrages.

Voilà seulement ce que j'avais à vous dire sur cette matière; et je finirai en vous avertissant que, si vous pensez sans cesse à mourir un jour, vous ne songerez jamais à vous remarier.

 

 

 

SUR LA VIDUITÉ. PARTIE II.

A SALVINA.

Je crains qu'on ne me soupçonne ici de faire par ambition et par vanité ce que je ne fais que par devoir et à l'exemple de celui qui a dit : " Apprenez de moi que je suis doux et Humble de coeur; , je crains qu'on ne s'imagine que, sous prétexte d'écrire à une veuve et. de consoler une affligée, je songe à m'introduire à la cour des princes et à gagner l'amitié des grands; mais on n'aurait pas ces pensées là de moi si l'on savait que Dieu défend d'avoir égard dans les jugements à la misère du pauvre, de peur que sous prétexte de compatir à la disgrâce d'un malheureux on ne blesse les intérêts de la justice; car c'est la nature des choses et non pas la qualité dos personnes qui doit être la règle de nos jugements. Si le riche sait user de ses richesses elles ne sont point un obstacle à son salut, et si le pauvre couvert de haillons et réduit à une. extrême misère n'a pas soin d'éviter le péché, son indigence ne le rend pas plus recommandable. Il est aisé de justifier cette vérité par l'exemple du patriarche Abraham et par l'expérience que nous en faisons tous les jours : celui-là conserva toujours l'amitié de Dieu parmi les grands biens qu'il possédait, au lieu que nous voyons tous les jours des pauvres subir toute la rigueur des lois pour les crimes qu'ils commettent.

Je parle à une veuve dont je ne considère point les facultés mais la pureté de l'âme ; à une veuve pauvre dans l'opulence et ne sachant pas elle-même ce qu'elle a; je parle à une personne dont je connais la vertu par le cri public sans la connaître de visage, dont la jeunesse rend la continence plus admirable, qui a pleuré la mort d'un jeune mari d'une manière à servir de modèle aux gens mariés, et qui l'a soufferte comme étant parti le premier, et non pas comme l'ayant perdu. L'excès de son affliction lui est avantageux, car elle cherche son mari absent comme si elle devait ne le trouver qu'en Jésus-Christ.

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Mais pourquoi écrire à une veuve que l'on ne connais point ? Trois raisons m'ont obligé à le faire : la première c’est qu'il est du devoir d'un prêtre d'aimer tous les chrétiens comme ses enfants; la seconde est l'étroite amitié qui me liait à votre beau père; la dernière enfin et la plus forte c'est que je n'ai pu le refuser à mon cher Avitus qui m'en a prié, qui a surpassé par le nombre de ses lettres les importunités de cette veuve dont parle l'Evangile, et qui, me rapportant l'exemple de celles à qui j'ai écrit autrefois sur le même sujet, m'a tellement couvert de confusion que j'ai plus considéré ce qu'il désirait de moi que ce qu'il était de la bienséance que je fisse.

Un autre louerait peut-être Nebride de sa dualité de neveu de l'impératrice, de son éducation à laceur, où l'empereur eut pour lui tant l’affection qu'il lui chercha lui-même une femme d'une illustre origine, et s'assura par cet otage de la fidélité de l'Afrique qui remuait : pour moi, je dirai d'abord à sa louange que, peut-être par une sorte de pressentiment de la mort qui le devait bientôt enlever, il vécut parmi les grandeurs de la cour et les dignités dont il fut honoré avant l'âge compte un homme qui a la mort devant lui. L'Ecriture rapporte que Corneille, qui était centenier dans une cohorte de la légion appelée l'Italienne, fut si agréable au Sauveur qu'il lui envoya un ange pour lui apprendre que la grâce de l’Evangile, alors bornée à la Judée, allait s'étendre aux gentils, à cause de son mérite, par le ministère de saint Pierre. Cet homme fut le premier des fidèles incirconcis qui fut baptisé par le prince des apôtres, et son baptême fut le présage du salut des autres, dont il offrit les prémices en sa personne. " Il y avait un homme à Césarée nommé Corneille," dit l’Ecriture, " qui était centenier dans une cohorte de la légion appelée l'italienne : il était religieux et craignant Dieu, avec toute sa famille; il faisait beaucoup d'aumônes au peuple et, priait Dieu incessamment."

Tout ce qui est dit de ce centenier convient à Nebride en y changeant le nom était si religieux et aimait tant la pureté qu'il était vierge quand il fut marié; il était si craignant Dieu que , sans songer a sa dignité, il n'avait commerce qu'avec des solitaires et des ecclésiastiques; il faisait de si grandes aumônes que la porte de son palais était tous les jours assiégée par une armée de pauvres, et il priait Dieu si soupent qu'il en obtint à la lin ce qui lui était le plus avantageux. Ainsi on peut dire qu'il a été enlevé de peur que son esprit ne fût changé par la malice, car son âme était agréable à Dieu. Après cela, je puis à son occasion me servir des paroles de saint Pierre: " J'ai reconnu qu'il est très véritable que Dieu n'a point d'égard aux diverses conditions des personnes, mais qu'en toute condition celui qui le craint et qui fait des oeuvres justes lui est agréable."

L'épée, la cuirasse, et les gardes qui l'environnaient ne ruinèrent point ses desseins pendant qu'il était à l'armée, parce que sous les étendards d'un prince il combattait pour un autre. De même un méchant habit et une pauvreté apparente n'avancent point ceux dont les actions ne répondent, point à la dignité du pont de chrétien. Nous trouvons encore dans l'Evangile un témoignage avantageux rendu par le Sauveur en faveur d'un autre, centenier : " Je vous dis en vérité (ce sont les paroles de Jésus-Christ) que je n'ai point trouve une si grande foi dans Israël." Même, pour prendre la chose de plus loin, Joseph, dont la vertu a paru également dans la pauvreté et parmi les richesses, qui a fait voir dans la liberté et dans les chaînes que son âme ne pouvait être esclave, Joseph, dis-je, qui, après Pharaon, eut toutes les marques de la royauté, ne plut-il pas tellement à Dieu qu'il fut choisi pour être le père de deux tribus? Daniel et les trois jeunes gens hébreux étaient des premiers de Babylone , où ils avaient l'administration des finances; et néanmoins leur âme était entièrement attachée au service de Dieu, quoiqu'il semblât qu'ils servissent Nabuchodonosor. Mardochée et Esther y vainquirent sous des habits précieux leur ennemi par leur humilité, et leur vertu alla jusqu'à commander à leurs vainqueurs tout étant esclaves.

Je rapporte ces exemples pour montrer que l'alliance de l'empereur, l'opulence et les dignités ont servi à faire éclater la vertu de Nebride; car Salomon nous apprend que " les richesses servent comme la sagesse." Que l'on ne m'objecte point ce passage de l'Evangile : " Je Vous le dis en vérité, il est bien difficile qu'un riche entre dans le royaume des cieux ; " ni cet autre: " Je vous le dis encore une fois, il est plus aisé qu'un chameau passe par le trou d'une aiguille (307) qu'il ne l'est qu'un riche entre dans le royaume du ciel; " autrement il semblerait que Zachée, chef des publicains, et dont l'Ecriture parle comme d'un homme très-riche, n'aurait pas dû être sauvé. Le conseil que donne saint Paul dans son épître à Timothée nous découvre de quelle manière ce qui est impossible aux hommes ne l'est point à Dieu : " Ordonnez aux riches de ce monde, " dit-il, "de n'être point orgueilleux, de ne mettre point leur confiance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant qui nous fournit avec abondance ce qui est nécessaire à la vie, d'être charitables et bienfaisants, de se rendre rides en bonnes ouvres, de donner l'aumône de bon coeur, de faire part de leurs biens à ceux qui en ont besoin, de s'acquérir un trésor et de s'établir un fondement solide pour l'avenir, afin de pouvoir arriver à la véritable vie. " Ces paroles enseignent de quelle manière un chameau peut passer par le trou d'une aiguille, et de quelle manière cet animal bossu, ayant mis bas son fardeau, peut prendre des ailes de colombe pour aller se reposer sur les branches de l’arbre qui a pris racine d'un grain de sénevé. Les chameaux d’Isaïe, qui apportèrent de l'or et de l'encens à la ville du Seigneur, sont la figure de ce chameau bienheureux; et même nous lisons dans les fables d'Esope qu'une belette, ayant le ventre trop plein; ne put sortir par le trou par où elle était entrée.

Nebride donc, avant incessamment ces mots devant les yeux : " Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piégé élu diable et en divers désirs, " employait à faire subsister les pauvres ce qu'il recevait des libéralités de l'empereur et les émoluments des charges qu'il remplissait. Il se souvenait. que Dieu a parlé de la sorte : " Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres, venez et me suivez ; " et parce qu'il ne pouvait pas exécuter ce commandement, ayant une femme, des enfants encore petits et une famille nombreuse, il employait les richesses injustes à se faire des amis qui le reçussent dans les tabernacles éternels. Il ne quittait pas une fois seulement ce qui l'embarrassait , comme les apôtres qui n'abandonnèrent qu'une fois leur bateau et leurs filets; mais il suppléait à la pauvreté des autres afin que la sienne fût soulagée un jour parleur abondance , et qu'ainsi tout fût réduit à la même égalité.

La personne à qui ce petit ouvrage est adressé sait que je ne parle qu'après les autres, n'avant rien vu de ce que je dis, et que ce n'est point un bienfait qui m'a porté à raconter ceci, à l'exemple des écrivains de la Grèce, qui payaient par des louanges les grâces qu'ils avaient reçues d'un prince. On ne doit point avoir ce soupçon d'un chrétien : ayant de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents ; ne mangeant que des lé gurnes et du pain noir, les richesses me seraient inutiles, et la flatterie, qui a toujours pour but d'être récompensée, ne me servirait de rien,et par conséquent il faut croire que je parle avec sincérité puisqu'il n'y a rien qui puisse m'obliger à mentir.

Mais, de peur qu'on ne se persuade que Nebride ne mérite d'être loué que par les aumônes qu'il a faites, quoique l'aumône soit d'elle-même d'une haute importance et que Salomon assure " qu'elle éteint le péché comme l'eau éteint le feu, " je rapporterai encore ses autres vertus, dont une seule se trouve dans peu de personnes en un degré aussi éminent qu'il les a eues toutes ensemble. Qui est celui qui a été jeté dans la fournaise du roi de Babylone sans être brûlé? quel est le jeune homme qui a laissé son manteau entre les mains d'une maîtresse égyptienne ? qui n'est point effrayé de ces paroles de saint Paul : " Je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans les membres de mon corps?" Chose difficile à croire, un seigneur élevé à la cour, familier avec l'empereur, et nourri à une table dont la mer et la terre entretiennent le luxe de ce qu'elles ont de plus précieux, eut à la fleur de son âge plus de pudeur qu'une jeune fille, et ne donna jamais lieu au moindre bruit qui eût porté préjudice à sa pudicité; un seigneur qui était cousin des fils de l'empereur, avec qui il avait fait ses exercices, ce qui seul est capable d'unir étroitement ceux que le sang n'avait pas unis , ne s'enfla point d'orgueil et ne méprisa point les autres; mais, se rendant aimable à tout le monde, aima les princes comme ses frères, les craignit comme ses souverains, et avoua que son bonheur dépendait de leur fortune. Il avait tellement gagné l'esprit des ministres, et de ce grand nombre d'officiers où la vanité des princes veut. faire paraître la (308) grandeur de leur fortune, que, quoiqu'ils fussent avec; raison au-dessous de lui , ils crurent cependant lui être égaux par les lions services qu'il leur rendait.

Il est bien difficile de ne point jouir de sa gloire, et de se faire aimer par des personnes au-dessus de qui l'on est. Quelle veuve n'a point été assistée de Nebride et quel orphelin n'a point trouvé en lui un père ? Il recevait les prières de tous les évêques d'Orient; il employait ce qu'il demandait à l'empereur à faire des aumônes, à racheter les esclaves et à soulager les malheureux ; et il l'obtenait avec d'autant plus de facilité que l'on savait que ce qui lui était accordé était une grâce pour plusieurs personnes.

Mais pourquoi différer à le dire? " toute la chair n'est que de l'herbe, et sa gloire la fleur de l'Herbe : " la terre est retournée dans la terre ; il, est mort en paix, il a été mis auprès de ses pères plein de lumière et de jours ; et étant parvenu à une heureuse vieillesse, car" les cheveux blancs d'un homme consistent dans sa sagesse, " il a rempli en peu de temps l'espace de plusieurs siècles. Mais il vous a laissé ses ennemis, et une femme qui est un trésor de pureté. Le jeune Nebride, qui reste au monde, est le portrait du mort : la majesté du père. parait dans le fils, et, la conformité de leurs âmes se faisant voir au travers de son corps, on peut dire que ce petit corps est animé d'un grand courage. Il a une soeur qui est un assemblage de lys et de roses et qui, mêlant la beauté de son père avec, les traits de sa mère, est seule une parfaite image de l'un et de l'autre. L'empereur ne fait point de difficulté de la porter à son cou ni l'impératrice, de la tenir entre ses bras. L'humeur de cette petite fille est si douce qu'elle est la joie de toute sa famille. Elle cause, et ses bégaiements rendent ce qu'elle dit plus agréable.

vous avez donc, madame, des enfants à élever, et que vous pouvez, considérer comme votre mari. "Les enfants d'une maison sont un don de la bonté du Seigneur, et le fruit des entrailles est une récompense qui vient de lui seul. " Vous avez deux fils pour un mari que vous avez perdu rendez à ceux-ci ce duc vous deviez à l'autre, et que l'amour duc vous leur portez vous consol, de son absence.

Ce n'est pas peu de chose devant Dieu que de bien élever ses enfants. Ecoutez l'opinion de saint Paul sur ce sujet : " Que celle qui sera choisie pour être mise au rang des veuves n'ait pas moins de soixante ans; qu'elle n'ait eu qu'un mari, et qu'on puisse rendre témoignage de ses bonnes œuvres, si elle a bien élevé ses enfants, si elle a exercé l'hospitalité , si elle a lavé les pieds des saints, si elle a secouru les affligés, si elle s'est appliquée à toutes sortes d'actions pieuses. " Ne vous étonnez pas de l'âge de soixante ans qu’il demande, et ne croyez pas pour cela qu'il rejette les jeunes veuves: au contraire soyez persuadée que vous serez choisie par celui qui a dit : " Que personne ne vous méprise à cause de votre jeunesse ; " car il a plus d'égard à la pureté qu'à l'âge; autrement toutes les veuves au-dessous de soixante ans devraient se remarier; mais l'Apôtre donnant des conseils à l'Eglise, qui était en ce temps-là dans sa naissance, et pourvoyant aux nécessités de ceux qui la composaient et principalement à celles des pauvres, qui avaient été confiées à ses soins et à ceux de Barnabé, il veut en ce passage que l'on fasse part des biens de l’Eglise aux véritables veuves qui ne peuvent plus travailler de leurs mains et qui ont été éprouvées par leur âge et par leur vie. Le prêtre Héli devient criminel par les péchés de ses enfants, et par conséquent il faut croire que ceux qui demeurent dans la foi et qui s'appliquent aux exercices de charité et de continence rendent leurs pères agréables à Dieu. " Timothée, " dit l'Apôtre, "conservez inviolablement la pureté. "

Ce n'est pas que je craigne rien de mauvais de vous, mais la charité nie porte à vous avertir, parce que vous êtes dans un âge enclin aux plaisirs : croyez donc que ce que je vais dire s'adresse à vos jeunes ans et ne vous regarde point. " La veuve qui vit dans les délices est morte quoiqu'elle paraisse vivante. " C'est l'avis du vaisseau d'élection, et ces paroles viennent du trésor d'où celles-ci sont sorties : " Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle par ma bouche? " C'est le témoignage de celui qui connaissait par son expérience particulière la fragilité du corps de l'homme ; " car je n'approuve pas ce que je fais, " disait- il, " parce que je ne fais pas ce que je veux, mais jetais ce que je condamne. C'est pourquoi, " ajoute-t-il ailleurs, " je traite rudement mon corps et je le réduis en servitude, de peur qu'avant prêché aux autres, je ne sois réprouvé (309) moi-même. " Si ce grand apôtre appréhende, qui de nous peut être en sûreté? Si David et Salomon, qui étaient agréables à Dieu l'un et l'autre, ont été vaincus comme des hommes afin que leur défaite nous servit de préservatif et l'exemple de leur pénitence de moyen de nous sauver, qui ne craindra de tomber dans un chemin si glissant?

Que l'on ne serve point à votre table de ces oiseaux qui coûtent tant, et ne croyez pas que ce soit ne manger point de chair que de vous abstenir de manger du lièvre et du cerf, puisque l'on ne mesure pas les animaux par le nombre de leurs pieds, mais par la délicatesse et le plaisir du goût. Je sais bien que saint Paul a dit que " tout ce que Dieu a créé est bon, et que l'on ne doit rien rejeter de ce qui se mange avec actions de grâce; "mais il a dit en un autre endroit : " Il est bon de ne point manger de chair et de ne point boire de vin; " et ailleurs

" Ne vous laissez point aller aux excès du vin, d'où naissent les dissolutions. Tout ce que Dieu a créé est bon. " Ces paroles sont pour les femmes qui, ayant encore leurs maris, travaillent à leur plaire: pour vous qui avez enseveli les plaisirs dans le tombeau du vôtre, qui avez effacé avec vos larmes les parures de votre visage, et qui avez quitté les habits somptueux pour en prendre un de deuil, vous n'avez besoin que de persévérance dans le jeûne. Que la pâleur et la négligence vous tiennent lieu de perles: ne couchez point sur un lit de plumes, et n'échauffez point par les bains un sang déjà échauffé par l'ardeur de la jeunesse. Ecoutez ce qu'un poète païen fait dire à une veuve chaste qui veut demeurer dans la continence : " Celui à qui j'ai été mariée le premier a emporté mon amour avec lui en mourant; qu'il le garde dans son tombeau." Si l'on parle de la sorte d'un verre de nulle valeur et d'une païenne, que doit-on dire d'un diamant de grand prix et d'une veuve chrétienne? si une femme idolâtre rejette les plaisirs par un simple sentiment de la nature, que doit-on attendre d'une dame chrétienne, qu'un époux dans le tombeau et un autre avec qui elle vivra un jour dans le ciel obligent à demeurer dans la continence?

Je vous prie encore une fois de ne pas croire que j'aie dessein de vous offenser par des avis donnés en général à une jeune personne : je vous écris parce que je crains et non pas pour vous faire des reproches, et je voudrais même que vous ignorassiez toujours ce que je crains. La réputation d'une femme est une chose fragile; c'est une fleur dont le moindre vent ternit bientôt la beauté, et particulièrement en un âge enclin aux plaisirs, et lorsque l'on n'est plus sous l'autorité de son mari dont l'ombre seule lui est un asile assuré. Que fait une veuve au milieu d'une famille nombreuse, parmi une foule de valets qu'elle ne doit pas mépriser parce qu'ils sont ses domestiques, mais avec qui elle doit rougir parce qu'ils sont hommes? S'il faut donc que le train d'une maison réponde à sa grandeur, que l'on en donne la conduite à un vieillard de bonnes laceurs et de qui la probité soit digne de celle qui l’aura choisi. Plusieurs femmes dont les maisons n'étaient ouvertes à personne n'ont pas laissé d'être calomniées à l'occasion de quelques domestiques qui passaient pour suspects, soit à cause de leurs Habits somptueux, de leur embonpoint et de leur jeunesse, ou de l'orgueil que leur inspirait l'opinion secrète où ils étaient de n'être pas haïs; car quoiqu'ils cachassent cet orgueil, il paraissait néanmoins quelquefois en traitant leurs égaux comme s'ils eussent été leurs valets. Recevez ceci comme un avis, afin que vous veilliez avec toute sorte de soin sur votre coeur et que vous preniez garde à tout ce que l'on petit inventer à votre préjudice. Que l'on ne voie point auprès de vous de faiseurs d'affaires trop ajustés, de ces comédiens qui joueraient le personnage de femme s'ils étaient sur un théâtre, de musiciens dont les airs empoisonnés sont. le langage de Salan, ni de jeunes Hommes mis avec coquetterie; qu'il n'y ait rien d'efféminé et qui approche de la comédie dans les services qu'on vous rendra. Cherchez de la consolation avec des personnes de votre sexe, avant auprès de vous des veuves et des vierges ; car on juge aussi des maîtresses par les moeurs des servantes. Puisqu'il vous reste encore une mère tris vertueuse et une tante qui n'a jamais été mariée, avec qui vous pouvez vous entretenir avec sûreté, pourquoi vous exposer au danger en recherchant la compagnie des étrangers?

Lisez sans cesse l'Ecriture sainte, et vaquez si souvent a l'oraison qu'elle vous serve comme d'un bouclier pour repousser les mauvaises pensées qui attaquent ordinairement la jeunesse. Il est impossible d'être exempt de ces premiers (310) mouvements qui sont comme les avant-coureurs de la passion et qui, chatouillant notre esprit de l'amorce du plaisir, nous mettent dans l'irrésolution de rejeter la pensée ou de nous y arrêter. De là vient que le Sauveur dit dans l'Évangile : " C'est du coeur que partent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les fornications, les larcins, les faux témoignages, les médisances; " ce qui nous apprend que le coeur de l'homme est enclin au final dès sa jeunesse, et que l'âme se trouve partagée entre les désirs de la chair et ceux de l'esprit, se laissant aller tantôt à ceux-ci et tantôt à ceux-là. Personne ne naît exempt de vices, et celui qui en a le moins est sans doute le meilleur. De là vient que le prophète a dit : " J'ai été si troublé que je n'ai pu parler; " et en un autre endroit "Mettez-vous en colère et ne péchez pas. " "Je t'assommerais de coups si je n'étais pas en colère, " dit un jour Archytas de Tarente à un paresseux; car " la colère de l'homme n'accomplit point la justice de Dieu."

Ce que nous avons dit d'une passion peut être appliqué aux autres: comme c'est le propre de l'homme de se mettre en colère et d'un chrétien de ne pas pécher, de même la chair désire ce qui est de la chair, et entraîne l'âme par des amorces dans des plaisirs qui lui donnent la mort; mais nous devons éteindre ces plaisirs dans l'amour de Jésus-Christ, et par le moyen de l'abstinence tenir dans la sujétion un animal qui se révolte. Pourquoi tout cela? pour vous apprendre que vous êtes femme, et par conséquent sujette aux passions si vous ne prenez garde à vous. Nous sommes faits tous d'un même limon, la même concupiscence règne parmi la soie et parmi la bure; elle ne craint point la grandeur des rois et ne méprise point la bassesse des pauvres. Ayez plutôt mal à l'estomac qu'à l'âme; assujettissez plutôt votre corps que souffrir qu'il vous assujettisse.

Ne m'alléguez point le secours de la pénitence, qui est le remède: des malheureux : il faut craindre une blessure qui se guérit avec douleur; il vaut mieux arriver au port dans un vaisseau qui n'ait point été battu de la tempête que s'exposer à être brisé contre les rochers en se sauvant nu sur une planche. En un mot, qu'une veuve ne passe point à un second mariage sous prétexte qu'il est toléré; qu'elle n'écoute point ces paroles de l'Apôtre : " Il vaut

mieux se marier que brûler; " car si l'on ne brûle point, se marier n'aura en soi rien de bon.

Que les hérétiques ne prennent point ici occasion de me calomnier : je sais que le mariage et un lit sans tache méritent d'être honorés; mais je sais aussi qu'Adam n'eut qu'une femme, mime après avoir été chassé du Paradis terrestre. Lamech, homme de sang, de malédiction, et de la race de Caïn, divisa le premier la côte en deux, et cet auteur de la bigamie en fut incontinent puni par le déluge. Il est vrai que saint Paul, craignant la fornication, écrivit en ces termes à Timothée : " J'aime mieux que les jeunes veuves se marient, qu'elles aient des enfants, qu'elles gouvernent leur ménage et qu'elles ne donnent aucun sujet aux ennemis de notre religion de nous l'aire des reproches. " Il en rend aussitôt la raison : " Car déjà quelques unes se sont égarées pour suivre Satan. " Ainsi vous voyez qu'il ne couronne pas celles qui sont demeurées fermes, mais qu'il tend la main à celles qui sont tombées.

Regardez ce que c'est qu'un second mariage, que l'on préfère seulement à un égarement abominable : "Parce que, " dit-il,"quelques-unes se sont égarées pour suivre Satan, , c'est pourquoi il permet à une jeune veuve, qui ne peut pas demeurer dans la continence ou qui ne veut pas le faire, de prendre plutôt un second mari que de suivre le diable. Un second mari est sans doute fort à souhaiter, puisqu'on ne se donne à lui que pour n'être point à Satan. Jérusalem se laissa aussi aller autrefois à la débauche et s'abandonna à tous les passants. Elle cessa en Egypte d'être vierge; mais, étant entrée dans le désert et s'ennuyant de la longueur du chemin, elle reçut des lois qui ne lui étaient pas avantageuses, et de mauvais moyens de justification qui étaient plutôt un châtiment pour elle qu'un secours.

Il ne faut pas s'étonner que les veuves incontinentes, de qui l'Apôtre dit: "La mollesse de leur vie les portant à secouer le joug de Jésus-Christ, elles veulent se remarier, s'engageant ainsi dans la condamnation par le violement de la foi qu'elles lui avaient donnée auparavant, " il ne faut pas, dis-je, s'étonner qu'elles aient obligé saint Paul à permettre les secondes noces. Cette loi, bien loin de leur être avantageuse, est un mauvais moyen de justification, puisqu'en leur (311) laissant la liberté de se marier deux fois, trois fois, et vingt même si elles le voulaient, on leur donne moins des maris qu'on ne les empêche de commettre des adultères.

Je vous dis ceci, ma chère fille, et vous le répète toujours, afin qu'oubliant le passé, vous regardiez l'avenir. Il y a des veuves comme vous dont vous pouvez suivre l'exemple, et entre autres Judith, et Anne, fille de Phanüel, qui demeuraient jour et nuit dans le temple, conservant le trésor de leur pureté par les jeûnes et par les prières. La première, qui est la figure de l’Eglise, coupa la tête au diable, et, l'autre, informée des misères qui devaient s'accomplir, reçut le Sauveur entre ses bras.

Au reste , je vous supplie en finissant cette lettre de croire que si elle n'est pas plus longue, le défaut de paroles ou la stérilité de la matière n'en est pas cause : je crains d'être ennuyeux à une personne que je n'ai point l'honneur de connaître, et j'ai redouté le jugement qu'en feront en secret ceux qui la liront.

 

 

 

SUR LA VIDUITÉ. PARTIE III.

A AGÉRUCHIA

Je cherche un sentier tant nouveau dans un chemin que j'ai déjà fait plusieurs fois : je pense à donner une nouvelle forme à une matière que j'ai ira fée souvent et presque épuisée ; je veux parler d'un même sujet sans dire les mêmes choses, et je vais prendre plusieurs détours pour arriver au terme que je me propose, sans néanmoins m'écarter du chemin qui y conduit. J'ai souvent écrit, aux veuves , et , cherchant dans les saintes Ecritures plusieurs exemples pour les animer à la pratique de la vertu, j'ai ramassé différents passages, comme autant de fleurs pour couronner la chasteté. Je parle maintenant à Agéruchia, à qui, par une conduite particulière de la divine Providence, l'on donna un nom qui marquait ce qu'elle devait être un jour;car elle semble réunir en sa personne le mérite de son aïeule, de sa mère et de sa tante , de ces saintes femmes qui se sont rendues si recommandables par leur piété et leur attachement à Jésus-Christ : Métronia, son aïeule, étant demeurée veuve durant quarante ans, a retracé dans sa vie une image des vertus d'Anne, tille de Phanuël, dont parle l'Evangile; sa mère Benigna, veuve depuis quatorze ans, se voit en la compagnie des vierges dont la chasteté porte du fruit au centuple. Il y a vingt ans que sa tante Agéruchia, soeur de son père Cèlerin , a perdu son mari. Ce fut elle qui reçut sa nièce entre ses bras aussitôt qu'elle fut née; c'est elle qui t'a élevée dans son enfance, et c'est elle qui l'instruit encore aujourd'hui, et qui la forme dans les mêmes maximes que sa mère lui a enseignées.

Je n'ai touché tout cela en passant, ma très chère fille, que pour vous faire voir qu'en demeurant veuve ce n'est pris tant un honneur que vous faites à votre famille qu'un devoir dont vous vous acquittez envers elle, et que vous seriez plus digne de mépris si vous refusiez de lui renvoyer cette gloire que vous en avez reçue que de louanges si vous étiez la première qui l'eût relevée par cet endroit. D'ailleurs depuis la mort de votre mari Simplicius il vous est né de. lui un enfant qui porte son nom : ainsi vous n'avez plus sujet de craindre que votre maison s'éteigne faute d'héritier, prétexte ordinaire dont se servent les femmes pour couvrir l'emportement de leur passion, en donnant à entendre que si elles se remarient ce n'est point par incontinence mais par le seul désir d'avoir des enfants.

Mais pourquoi vous exhorter à la continence comme si vous aviez de la peine à prendre ce parti? Ne sait-on pas que vous avez cherché dans l'Église un asile à votre chasteté pour vous dérober aux recherches des plus grands seigneurs de la cour, qui, poussés par le démon, l'ont tous leurs efforts pour gagner uns veuve qui par sa jeunesse, par sa beauté, par sa naissance, par ses richesses attire les cœurs de tout le monde, et dont le triomphe est d'autant plus beau et plus éclatant qu'elle a plus de combats à soutenir pour les intérêts de la chasteté.

D'abord on nous oppose ici , comme dès la sortie du port, une espèce d'écueil pour nous empêcher de prendre le large : c'est l'autorité de l'apôtre saint Paul qui, écrivant à Timothée, parle des veuves en ces termes : " Je veux que les jeunes veuves se marient, qu'elles aient des enfants, qu'elles gouvernent leur ménage, et qu'elles ne donnent aucun sujet aux ennemis (312) de notre religion de nous faire des reproches ; car déjà quelques-unes se sont égarées pour suivre Satan. "Expliquons d'abord le véritable sens de ce passage , mettons-le dans tout son jour, et suivons pied à pied l'apôtre saint Paul sans le perdre un moment de vue. Il avait dit un peu auparavant cri faisant le portrait d'une véritable veuve : " Il faut qu'elle n'ait eu qu'un mari , qu'elle ait bien élevé ses enfants , qu'on puisse rendre témoignage de ses bonnes oeuvres, qu'elle ait secouru les affligés, qu'elle mette toute son espérance en Dieu, et qu'elle persévère jour et nuit dans la prière et l'oraison. " Parlant ensuite des veuves qui sont d'un caractère tout différent : " Pour celle, " dit-il, " qui vit dans les délices, elle est morte quoiqu'elle paraisse vivante;" et afin d'instruire son disciple à fond il ajoute aussitôt : " Mais n'admettez point en ce nombre les jeunes veuves, parce que la mollesse de leur vie les portant à secouer le joug de Jésus-Christ , elles veulent se remarier , s'engageant ainsi dans la condamnation par le violement de la foi qu'elles lui avaient donnée auparavant. " Ce n'est donc qu'à celles qui ont outragé leur époux Jésus-Christ par une conduite libertine ( car c'est ce que signifie le mot grec catastreniasôsi ) que l'apôtre saint Paul ordonne de se marier, préférant les secondes noces à une vie licencieuse et déréglée. Au reste , ce n'est pas ici un commandement qu'il leur fait, mais une condescendance dont il use à leur endroit.

Examinons toutes les paroles de ce passage les unes après les autres. " Je veux, "dit l'Apôtre, " que les jeunes veuves se marient. " Pourquoi cela, je vous prie? parce que je ne veux pas qu'elles s'abandonnent au crime. " Je veux qu'elles aient des enfants. " Pour quelle raison? c'est de peur que l'appréhension de devenir grosses ne les oblige à t'aire mourir les enfants qu'elles auraient conçus par des voies criminelles. " Je veux qu'elles gouvernent leur ménage. " Pourquoi? parce qu'il y a moins d'infamie à se marier qu'ès. se prostituer, à prendre un second mari qu'à s'abandonner à plusieurs débauchés , puisqu'on trouve dans les secondes noces une ressource à sa misère , au lieu qu'on ne rencontre dans la débauche que la peine du péché. " Je veux qu'elles ne donnent aucun sujet aux ennemis de notre religion de nous faire des reproches." L'Apôtre renferme dans ce peu de paroles plusieurs avis importants , car par là il défend aux veuves d'exposer la sainteté de leur état aux reproches et aux railleries des infidèles par une propreté trop étudiée , d'attirer après elles une foule de jeunes gens par un visage riant et des regards affectés et de démentir leurs paroles par leurs actions, de peur qu'on ne leur applique ce que dit un poète :

Et son ris et ses yeux m'ont promis quelque chose.

Enfin pour faire voir en peu de mots les raisons qui l'ont obligé d'ordonner aux veuves de se remarier il ajoute : " Car déjà quelques-unes se sont égarées pour suivre Satan. " S'il permet donc les secondes noces et même les troisièmes à celles qui ne sauraient garder la continence , ce n'est que pour les arracher à Satan , aimant mieux qu'une femme s'attache à un homme , quel qu'il puisse être, qu'au démon.

C'est à peu près dans ce même. sens qu'il d dans son épître aux Corinthiens : " Pour ce qui est de celles qui ne sont point mariées et des veuves, je leur déclare qu'il leur est bon de demeurer en cet état, comme j'y demeure moi-même. Que si elles sont trop faibles pour garder la continence, qu'elles se marient, car il vaut mieux se marier que brûler. " Pourquoi cela, grand apôtre? Il vient de nous le dire : parce que c'est un plus grand mal de brûler que de se marier; car si l'on envisage la chose en elle-même et non point par rapport à ce qu'elle a de plus faible ; c'est un bien que d'être ce qu'était saint Paul, c'est-à-dire dégagé des liens du mariage et non point attaché à une femme, libre et non pas esclave , occupé du soin des choses de Dieu et non point de ce qui regarde une femme. L'Apôtre ajoute incontinent après " La femme est liée à son mari tant que son mari est vivant, mais si son mari vient à mourir il lui est libre de se marier à qui elle voudra pourvu que ce soit selon le Seigneur; mais elle sera plus heureuse si elle demeure veuve, comme je le lui conseille; et je crois que j'ai aussi en moi l'esprit de Dieu. " Ces paroles ont ici le mente sens que dans l'épître à Timothée parce qu'elles viennent d'un même esprit; ce sont deux lettres différentes, mais elles sont du (313) même auteur. " La femme est liée à son mari tant que son mari est vivant , " et elle devient libre après la mort de son mari : le mariage est donc une chaîne et le veuvage une liberté. La femme est liée à son mari et le mari est lié à sa femme, en sorte due, n'étant pas maîtres de leurs propres corps, ils sont obligés de se rendre le devoir l'un à l'autre, et qu'étant esclaves du mariage , il ne leur est plus libre de garder la chasteté. L'apôtre saint Paul ajoute " Pourvu que ce soit selon le Seigneur." Par là il défend aux fidèles de contracter des mariages avec les païens. C'est ce qu'il avait dit ailleurs : " Ne faites point alliance avec les infidèles en vous attachant à un même joug avec eux; car quelle union peut-il y avoir entre la justice et l'iniquité, quel commerce entre la lumière et les ténèbres, quel accord entre Jésus-Christ et Bélial, quelle société entre le fidèle et l'infidèle, duel rapport entre le temple de Dieu et les idoles? " Ce serait là, contre la défense de l'Ecriture, mettre à une charrue un boeuf et un âne, et porter en un jour de noces un habit de différentes couleurs. Mais saint Paul, se repentant en quelque manière de ce qu'il avait dit , semble se rétracter aussitôt et refuser ce qu'il avait accordé d'abord : " Elle sera plus heureuse, " dit-il , " si elle demeure veuve ; " et il ajoute que selon lui c'est le meilleur parti qu'elle puisse prendre; et, de peur qu'on ne méprise son conseil comme celui d'un homme du commun, il le confirme par l'autorité du Saint-Esprit, afin qu'on n'envisage pas tant en lui un homme qui compatit à la faiblesse humaine que le Saint-Esprit qui parle par sa bouche.

Au reste, une veuve ne doit point s'excuser sur sa jeunesse sous prétexte que saint Paul a dit : " Que celle qui sera choisie pour être mise au rang des veuves ait du moins soixante ans;" car comment cet apôtre aurait-il obligé les filles et les veuves à se marier, lui qui , parlant filles ceux même qui sont mariés, dit : " Le temps est court ; et ainsi, que ceux même qui ont des femmes soient comme n'en ayant point. " Il parle donc ici des veuves qui étaient entretenues par leurs parents et qui subsistaient par les soins et aux dépens de leurs fils et de leurs petits-fils , à qui saint Paul commande d'apprendre à exercer leur piété envers leur propre famille, à rendre à leurs pères et à leurs mères ce qu'ils ont reçu d'eux et à les secourir dans leurs besoins, afin que l'Église, déchargée du soin de les entretenir, soit plus en état de subvenir aux nécessités de celles dont parle le même apôtre écrivant à Timothée. " Honorer, " lui dit-il , " et assistez les veuves qui sont vraiment veuves, " c'est-il dire entièrement abandonnées de leurs parents, incapables de travailler des mains , également accablées et par le nombre des années et par le poids de leurs misères, mettant toute leur espérance en Dieu seul et n'ayant point d'autre occupation que la prière; ce qui fait voir que les jeunes veuves ( excepté celles qui n'étaient pas en état de travailler) devaient subsister ou par leur propre travail ou par les soins de leurs parents. Le mot " honneur ", dont se sert ici saint Paul signifie en cet endroit : aumône, ou : récompense. C'est dans ce sens que le même apôtre dit encore : " Que les prêtres soient doublement honorés, particulièrement ceux qui travaillent à la prédication de la parole et à l'instruction des peuples; " et le fils de Dieu, expliquant dans l'Évangile ce commandement de la loi : " Honorez votre père et voire mère, " fait voir qu'il ne: consiste pas dans un langage de cérémonie et dans des compliments stériles qui souvent ne sont d'aucune ressource à leur misère, mais qu'il consiste à leur donner toutes les choses nécessaires à la vie ; car, au mépris du commandement que le Seigneur fait aux enfants de nourrir leurs pères et leurs mères quand ils sont pauvres , et de leur rendre dans leur vieillesse les services qu'ils en ont eux-mêmes reçus dans leur enfance , les pharisiens et les docteurs de la loi apprenaient aux enfants à dire à leurs pères: " Les dons que j'ai offerts à l'autel et consacrés au temple du Seigneur vous soulageront autant dans notre misère que si je vous donnais de quoi subsister. " Ainsi les enfants, abandonnant leurs pères et leurs mères dans leur indigence, offraient à Dieu des sacrifices dont les prêtres et les docteurs de la loi profitaient. Si donc l’apôtre saint Paul oblige les pauvres veuves qui sont jeunes et robustes de travailler, pour décharger l’Eglise du soin de les entretenir et pour la mettre en état de subvenir plus aisément aux besoins des veuves qui sont avancées en âge, de quel prétexte peuvent se servir celles qui sont dans l'abondance, et qui (314) peuvent elles-mêmes soulager la misère des autres et employer des richesses injustes à se faire des amis qui les reçoivent dans les tabernacles éternels?

Considérez aussi qu'on ne met au rang des veuves que celles qui n'ont eu qu'un seul mari ; car on s'était imaginé que ce privilège était uniquement attaché au sacerdoce, où l'on n'admet point ceux qui ont été mariés plus d'une fois; mais non-seulement on exclut du ministère de l'autel ceux qui ont eu plus d'une femme, on prive encore des aumônes de l'Eglise les veuves qui se sont remariées, et on les juge indignes d'avoir part aux charités des fidèles. Les laïques même sont obligés à celle loi afin de se rendre dignes du sacerdoce; car on choisit les prêtres parmi les laïques, et comme ceux qui ont été mariés deux fois ne sauraient prétendre à cette dignité, il s'ensuit que les laïques mêmes ne sont obligés de se soumettre à une lui qui sert de degré pour monter au sacerdoce.

Il y a bien de la différence entre ce qu’elle veut l'apôtre saint Paul et ce qu'il est obligé de vouloir : la liberté qu'il laisse aux veuves de se remarier ne vient pas de son choix , mais de leur incontinence; car il souhaite que tous les fidèles lui ressemblent , qu'ils ne s'occupent que des choses de Dieu , et qu'après avoir été affranchis de la servitude du mariage ils ne s'engagent plus dans leurs premières chaises ; mais quand il voit un homme qui se laisse entraîner au gré de ses pussions dans de honteuses débauches, alors il lui tend la main pour le retirer de cet abîme , lui permettant les secondes noces connue lui remède nécessaire à son incontinence.

Que ceux qui se sont remariés ne m'accusent pas d'Aller contre le sentiment de saint Paul, et de parler contre les secondes noces par un zèle amer et un travers d'humeur; car cet apôtre veut deux choses: l'une par autorité, lorsqu'il dit : " Pour ce qui est de ceux qui ne sont point mariés et des veuves, je leur déclare qu'il leur est bon de demeurer en cet état, comme j'y demeure moi-même ; " l'autre par condescendance, en disant : " Que s'ils sont trop faibles pour garder la continence, qu'ils se marient ; car il vaut mieux se marier que brûler. " D'abord il fait voir ce qu'il veut et ensuite ce qu'il est forcé de vouloir ; il veut qu'après le mariage nous demeurions dans l'état où il est lui-même, et que nous goûtions à son exemple le bonheur de la continence; mais s'il voit que nos inclinations ne s'accordent pas avec les siennes, alors, ménageant notre faiblesse, il nous permet les secondes noces par condescendance. A laquelle de ces deux volontés nous conformons-nous? Prendrons-nous le parti pour lequel l'Apôtre penche davantage ? choisirons-nous ce qui est en soi un véritable bien , ou ce qui n'est un moindre sial que par rapport à un plus grand, ce qui, ayant en soi quelque chose de mauvais, ne peut en quelque façon être un vrai bien? Si nous choisissons ce que saint Paul ne veut pas niais est forcé de vouloir, ce qu'il n'accorde qu'a ceux dont les désirs sont déréglés, ce ne sera pas la volonté de l'Apôtre, ce sera la nôtre que nous suivrons.

Nous lisons dans l'Ancien-Testament que les filles de prêtres qui étaient veuves et qui n'avaient eu qu'un mari devaient manger des viandes consacrées à Dieu , et qu'après leur mort leur père pouvait leur rendre les derniers devoirs ; mais que si elles se remariaient, leur père devait les regarder comme des étrangères et ne leur donner aucune part aux sacrifices. Les païens même observent cette loi, et par là ils condamnent notre lâcheté, si, éclairés que nous sommes des lumières de la vérité, nous ne faisons pas pour Jésus-Christ ce qu'une aveugle superstition fait pour le démon, qui a su l'art d'inventer une chasteté meurtrière : les prêtres des Athéniens se rendaient impuissants (1) pour être toujours chastes; les Romains n'admettaient au ministère de leurs faux dieux que ceux qui n'avaient eu qu'une femme, laquelle aussi devait n'avoir eu qu'un mari ; le prêtre d'Apis (2), chez les Egyptiens, devait n'avoir été marié qu'une fois. Je ne dis rien des vierges de Vesta, d'Apollon, de Junon, de Diane et de Minerve, qui se consacraient à ces fausses divinités par le voeu d'une virginité perpétuelle : je me contente de dire un mot en passant de la reine de Carthage, (3), qui aima

(1) S. Jérôme, liv. I, cont. Jovin., dit que ces prêtres d’Athènes buvaient de la ciguë pur se rendre impuissantes.

(2) Apis était que les Egyptiens adoraient comme un dieu.

(3) Didon. Elle était veuve de Sichée, elle se brûla de peur d'épouser Hiarbas. Virgile attribue cette étrange résolution à la douleur qu’elle eut de ce qu'Énée l'avait abandonnée.

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mieux se briller toute vive que d'épouser le roi Hiarbas; de la femme d'Asdrubal (1), qui , ayant pris ses deux enfants par la main , se précipita avec eux dans les flammes pour conserver sa pureté; de Lucrèce (2), qui, avant perdu la gloire de sa chasteté, ne put se résoudre de survivre à une disgrâce dont sa vertu indignée ne pouvait soutenir la honte.

Je ne m'étendrai pas davantage sur ce sujet; vous pouvez lire vous-même pour votre édification ce que j'en ai dit dans le premier livre contre Jovinien : je vous dirai seulement ce qui s'est passé dans votre pays, pour vous faire voir que la chasteté est respectable aux nations même les plus cruelles et les plus barbares. Les Teutons, peuples qui habitaient les extrémités de l'Océan germanique, avant inondé toutes les Gaules et taillé plusieurs fois en pièces les armées romaines, furent enfin défaits par Marius près de la ville d'Aix en Provence. Trois cents de leurs femmes les plus distinguées par leur naissance , avant su qu'on devait les donner à d'autres hommes comme prisonnières de guerre , prièrent d'abord le consul de leur permettre de se consacrer au service de Vénus et de Cérès (3); mais n'ayant pu obtenir cette grâce et se voyant repoussées par les gardes de Marius, enfin, après avoir égorgé leurs petits enfants , elles s'étranglèrent elles-mêmes de leurs propres mains, et le lendemain on les trouva mortes et se tenant embrassées les unes les autres. Une dame de qualité voudrait-elle donc abandonner lâchement les intérêts de la chasteté que des femmes barbares ont soutenus avec tant de courage au milieu même de leur captivité? Après s'être vue ou privée d'un bon mari ou délivrée d'un mauvais , voudra-t-elle encore s'attacher à un autre et se révolter

(1) Scipion ayant pris Carthage, Asdrubal, chef des Carthaginois, se rendit au victorieux; mais sa femme, aimant mieux périr que de se rendre aux ennemis, prit ses deux enfants par la main (Florus dit qu'elle les poignarda) et se jeta avec eux au milieu des flammes qui dévoraient le temple d’Esculape, où elle s'était retirée.

(2) Lucrèce, ayant été violée par Sextus, fils de Tarquin-le-superbe, roi des Romains, fit venir ses parents, et, après leur avoir exposé son infortune, elle s'enfonça un poignard dans le sein.

(3) C'est-à-dire, comme l'explique Valère-Maxime qui rapporte cette histoire, liv. VI, c. 1, de vivre parmi les vestales, qui faisaient profession de virginité et qui la consacraient à de fausses divinités.

ainsi contre les jugements de Dieu? Si elle vient à perdre ce second mari elle en cherchera un troisième, et après la mort de celui-là elle en prendra un quatrième et un cinquième. Or, je vous prie , une telle conduite n'est-elle pas celle d’une prostituée? Une veuve doit surtout prendre garde de ne point passer les premières bornes que prescrit la continence, car si une fois elle vient à s'échapper et à donner la moindre atteinte à sa pudeur, on la verra aussitôt s'abandonner sans aucune retenue aux plus infâmes débauches et prendre , selon l'expression d'un prophète , le front d'une femme perdue qui ne sait ce que c'est que de rougir.

Mais quoi donc? blâmé-je ici les secondes noces ? Non, je loue les premières; rejetté-je du sein de l'Eglise ceux qui ont plus d'une femme? A Dieu ne plaise, j'exhorte à la continence ceux qui n'en out vu qu'une. Il y avait dans l'arche de Noé des animaux impurs aussi bien que des purs, des serpents aussi bien que des hommes. Dans une grande maison il y a des vases de toutes les sortes : les uns sont destinés à des usages honnêtes et les autres à des usages honteux ; il y a des tasses pour boire et des pots pour les nécessités secrètes. L’Evangile nous apprend que la semence qui tombe dans une bonne terre porte du fruit, quelques grains rendant cent pour un, d'autres soixante et d'autres trente : le nombre cent forme la couronne de la virginité et tient le premier rang ; le nombre soixante est au second et représente l'état laborieux des veuves; enfin le nombre trente, que l’on marque enjoignant les doigts ensemble, est en cela, même, le symbole de l'union conjugale. A quel nombre donc répondront les secondes noces? Il n'y en a point pour elles : ce n'est point dans la bonne terre qu'elles naissent , c'est parmi les ronces et les épines qui servent de retraite à ces renards que Jésus-Christ compare à l'impie Hérode. Ainsi celles qui se remarient se flattent d'être dignes de louanges pourvu qu'elles soient meilleures que ces femmes débauchées qui vivent dans un libertinage déclaré, qu'elles en usent avec plus de retenue que ces malheureuses victimes qui s'immolent à la brutalité publique , et qu'elles ne s'abandonnent pas comme elles à plusieurs hommes, mais à un seul.

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Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra incroyable, mais qui néanmoins est très constante et dont plusieurs personnes sont témoins. Il y a plusieurs années qu'étant à Rome, ou je servais de secrétaire au pape Damase pour répondre aux lettres synodales des Eglises d'Orient et d'Occident qui le consultaient sur les affaires ecclésiastiques, j'y vis un homme et une femme de la classe du peuple, dont celui-là avait déjà enterré vingt femmes et celle-ci avait eu vingt-deux maris. Ils se marièrent ensemble, persuadés que c'était pour la dernière fois. Tout le monde , hommes et femmes, était dans l'attente pour voir lequel des deux , après tant de combats , mettrait l'autre au tombeau. Enfin le mari l'emporta, et on le vit, la couronne sur la tète et lit palme à la main, illustres marques de sa victoire, marcher à la tête du convoi de la femme à ]il vue de toute la ville et parmi les acclamations d'une foule de peuple qui était accourue à ce spectacle. que dirons-nous à une femme de ce caractère? ce que le Fils de Dieu dit à la Samaritaine : " Vous avez eu vingt-deux maris, et celui que vous avez maintenant, et qui doit vous enterrer, n'est pas votre mari."

Je vous conjure donc, ma chère fille, de ne point vous arrêter à ces passages de l'Ecriture à ceux qui ne sauraient vivre dans la continence trouvent des remèdes à leurs maux et une ressource à leur misère : lisez plutôt ceux où les écrivains sacrés relèvent et couronnent la chasteté. Il vous doit suffire d'être déchue du premier degré de la pureté et d'avoir passé par le troisième pour venir au second , c'est-à-dire d'être parvenue à la continence des veuves après avoir été attachée à tous les devoirs du mariage. Prenez des sentiments nobles et dignes de vous; ne cherchez point des exemples au loin et parmi des étrangers; imitez votre aïeule, votre mère et votre tante: vous trouverez dans leur manière de vie et dans les instructions qu'elles vous donneront un modèle accompli de toutes les vertus. Si plusieurs femmes mariées, convaincues de ce que dit l'apôtre saint Paul : " Tout est permis, mais tout n'est pas avantageux , " se sont interdit l’usage du mariage du vivant même de leurs maris , pour gagner le royaume du ciel , et si elles ont pris ce parti ou après leur baptême, du consentement de l'un et de l'autre , ou immédiatement après leurs noces par une foi vive et ardente, pourquoi une veuve à qui Dieu, par une conduite particulière de sa providence, a enlevé son mari, ne dira-t-elle pas avec des transports de joie : " Le Seigneur me l'avait donné, le Seigneur me l'a ôté? " pourquoi ne profitera-t-elle pas de l'occasion qui se présente de se mettre en liberté, de rentrer dans les droits qu'elle a sur son propre corps et de s'affranchir de la servitude d'un mari? En effet il est bien plus difficile de se priver de ce qu'on possède que de désirer ce qu'on a perdu. Aussi une vierge trouve-t-elle d'autant plus de facilité et de douceur à vivre dans son état qu'elle n'a aucune expérience des plaisirs charnels. Une veuve au contraire ressent d'autant plus vivement les peines et les chagrins de sa condition que le souvenir du passé l'afflige et la trouble, surtout si, au lieu de croire que son mari n'a fait que prendre les devants (ce qui serait pour elle un sujet de joie et de consolation), elle s'imagine l'avoir entièrement perdu (ce qui n'est propre qu'à irriter son mal et à aigrir sa douleur).

On peut tirer de la création du premier homme une preuve contre la pluralité des noces; car Dieu ne créa d'abord qu'un homme et, une femme, ou plutôt il tira une des côtes de l'homme pour en faire une femme, et réunir ensuite par les liens du mariage ce qu'il avait séparé, selon ce que dit l'Ecriture : " Ils seront deux," non pas en deux ni en trois, mais "en une même chair. C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera, " non pas à ses femmes, mais " à sa femme. "Saint Paul, expliquant ce passage, en fait l'application à Jésus-Christ et à l'Eglise; ce qui fait voir que le second Adam aussi bien que le premier n'a eu qu'une seule épouse. Il n'y a qu'une Eve, mère de tous les vivants; il n'y a aussi qu'une Eglise, mère de tous les chrétiens; mais comme Lamech, cet homme maudit de Dieu, partagea celle-là en deux femmes, de même les hérétiques partagent celle-ci en plusieurs Eglises qui, comme dit saint Jean dans son Apocalypse, sont plutôt des synagogues de Satan que des assemblées faites au nom de Jésus-Christ. Nous lisons dans le livre des Cantiques : "Il y a soixante reines, quatre-vingts femmes du second rang et des jeunes filles sans nombre; mais une seule est ma colombe et ma parfaite amie: elle est unique (317) à sa mère , et celle qui lui a donné la vie l'a choisie préférablement à toute autre. " C'est le nom que portait cette dame à qui saint Jean écrit : " Le prêtre à la dame Electa (1) et à ses enfants. " Quanti les trois fils de Noé entrèrent dans l'arche, qui selon saint Pierre était la figure de l'Eglise , ils n'avaient que chacun une femme, et non pas deux. On y lit aussi entrer deux mâles et deux femelles des animaux impurs afin de bannir la bigamie d'entre les bêtes même, d'entre les serpents, les crocodiles et les lézards. On prit aussi sept mâles et sept femelles, c'est-à-dire un nombre impair d'animaux purs, mais c'est ce qui relève encore la gloire de la virginité et de la continence; car, Noé étala sorti de l'arche, immola au Seigneur des victimes qu'il prit, non pas parmi les animaux qui étaient en nombre pair, mais parmi ceux qui étaient en nombre impair, l'un d'eux étant destiné au sacrifice et les autres à la propagation de leur espèce.

Il est vrai que les patriarches ont eu plusieurs femmes et même plusieurs concubines; et, pour dire encore quelque chose de plus, David en a eu plusieurs et Salomon un nombre presque infini; Judas connut Thamar, qu'il prenait pour une femme de mauvaise vie. Si l'on s'arrête à la lettre, qui tue, le prophète Osée prit pour femme non-seulement une prostituée, mais encore une adultère : si nous voulons nous mettre sur le morne pied , nous n'avons dette qu'à nous abandonner sans retenue aux plus honteuses passions et à vivre en sorte due, le dernier jour venant nous surprendre tout à coup et nous trouvant occupés, comme les habitants de Sodome et de Gomorrhe , à vendre, à acheter, à faire des mariages, nous ne cessions de nous marier qu'en cessant de vivre. Il est vrai qu'on a dit avant et après le déluge " Croissez, multipliez et remplissez la terre; " mais cette loi nous regarde-t-elle, nous autres qui nous sommes rencontrés dans la fin des temps et à qui l'on a dit : " Le temps est court, et l'on a de là mis la cognée à la racine des arbres, " pour couper par la chasteté évangélique les arbres stériles de la loi et du mariage? " Il y a un temps de s'embrasser et un temps de se séparer. " Aux approches de la captivité du

(1) saint Jérôme fait ici allusion au mot electa, qui en latin signifie : choisie.

peuple de Dieu le Seigneur défendit à Jérémie de se marier, et Ezéchiel, étant à Babylone, disait : " Après la mort de ma femme le Seigneur m'a ouvert la bouche. " Celui-là était sur le point de se marier et celui-ci l'était déjà ; mais, occupés qu'étaient ces deux prophètes des soins du mariage , ils n'avaient pas la liberté de prophétiser. Autrefois on faisait gloire d'entendre dire : " Vos enfants seront comme de jeunes oliviers autour de votre table; " et: " Puissiez-vous voir les enfants de vos enfants ; " mais aujourd’hui on dit de ceux qui gardent la continence : " Celui qui demeure attaché au Seigneur devient un même esprit avec lui; " et : " Mon âme s'est attachée à vous suivre, et votre droite m'a soutenu. " On disait alors : " oeil pour oeil ; " aujourd'hui, quand ou nous donne un soufflet sur une joue; nous présentons l'autre. On disait aux gens de guerre : " Vous qui êtes le très puissant, ceignez votre épée sur votre cuisse; " aujourd'hui on dit à saint Pierre : " Remettez votre épée dans son fourreau , car celui qui frappera de l'épée périra par l'épée. "

Je ne prétends pas ici distinguer l'ancienne loi d'avec la nouvelle comme a lait l'imposteur Marcion : je reconnais dans l'une et dans l'autre un seul et même Dieu qui, selon la diversité des temps et des causes, dont il est le principe et la fin, sème pour recueillir, plante pour couper, et jette le fondement pour achever son édifice à la consommation des siècles. Au reste, si nous voulons développer les figures de l'ancienne loi et approfondir les mystères qu'elles renfermaient, en suivant en cela non pas nos propres lumières mais les règles que nous donne l'apôtre saint Paul, nous verrons qu'Agar et Sara, ou les montagnes de Sina et de Sion, étaient la figure des deux testaments; que Lia, qui avait mal aux yeux, et Rachel, que Jacob aimait avec tant d'ardeur, représentaient la synagogue et l’Église, dont nous trouvons encore une figure dans Anne, qui, avant d'abord été stérile , devint ensuite plus féconde que Fenenna. Nous ne laissons pas néanmoins de trouver dans l’ancienne loi des personnes qui ne se sont mariées qu'une fois : nous en voyons un exemple dans Isaac et Rebecca. Aussi celle-ci est-elle la seule à qui Dieu ait fait connaître par une révélation particulière ce qu'elle portait dans son sein , et de toutes les femmes il n'y a qu'elle qui ait consulté le Seigneur. Que (318) dirai-je de Thamar, qui mit au monde d'une seule couche Zara et Pharès? Ces deux jumeaux rompirent en naissant le mur qui les divisait, et par cette séparation ils nous figurèrent celle de deus différents peuples (1). Le ruban d'écarlate que la sage-femme attacha à la main de l'un de ces ennemis nous marquait aussi que les Juifs, par un crime détestable, devaient un jour répandre le sang de Jésus-Christ. Que dirai-je encore de cette prostituée que le prophète Osée prit pour femme ? Elle était la figure des gentils, dont le fils de Dieu a formé son Eglise ; ou, pour parler plus conformément au sens du prophète, elle était la figure de la synagogue, qui d'abord fut tirée, en la personne d'Abraham et par le ministère de Moïse, du milieu d’un peuple idolâtre, et qui, après avoir outragé son Dieu et refuse de reconstruire son sauveur, devait être longtemps sans autel , sans prêtre; et ses prophètes, attendant le retour de son premier époux, "Afin que la multitude des nations entrât dans l'Église, et qu'ainsi tout Israël fut sauvé. "

J'ai voulu vous faire voir ici, comme dans une espèce de carte de géographie , une grande étendue de pays, afin d'entamer promptement une autre matière.

Vous ne me parlez que des plaisirs et des douceurs du mariage, et moi je ne vous parle que de bûchers, que de flammes, que d'épées. Les maux qui peuvent arriver et qui sont à craindre dans le mariage surpassent tous les biens qu'on espère y trouver; car la cupidité, quand une fois elle est satisfaite, laisse après soi un fond de chagrin et d'amertume; on ne saurait jamais la rassasier ; à peine ses feux sont-ils éteints qu'ils se rallument aussitôt; un même moment les voit croître et expirer dans le sein même de la volupté, et, emportée qu'elle est par l’impétuosité de ses désirs, elle ne sait ce que c'est que d'obéir à la raison.

Vous me direz peut-être que vous avez besoin d'un mari qui puisse par son autorité conserver vos grands biens et gouverner votre maison. Quoi donc! est-ce que tous ceux qui vivent dans le célibat se ruinent et s'abîment ? est-ce que vous ne sauriez commander à vos

(1) C'est-à-dire des Juifs et des gentils, comme saint Jérôme l’explique dans ses commentaires sur le deuxième chapitre de Michée, le deuxième de l’épître aux Éphésiens et le troisième de l’épître aux Galates.

serviteurs sans vous rendre esclave avec eux? les respects que les évêques et toute la province rendent à votre aïeule, à votre mère et à votre tante ne font-ils pas voir qu'elles n'ont rien perdu de leur première dignité et qu'elles se sont même attiré de nouveaux honneurs? Est-ce que les soldats et les voyageurs ne sauraient sans femmes gouverner leur petit ménage et se réjouir avec leurs amis? comme si vous ne pouviez avoir chez vous des serviteurs d'un âge non suspect ou des affranchis qui vous ont élevée dans votre enfance, et qui aient soin de gouverner votre famille, de répondre aux gens de dehors et d'acheter tout ce qu'il faut vous respectant comme leur maîtresse , vous aimant comme leur élève, vous honorant comme une sainte. " Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît." Si vous vous mettez en peine d'avoir de quoi vous vêtir, on vous fora considérer les lys des champs, dont parle l'Évangile; si vous pensez à avoir de quoi boire et de quoi manger, ou vous renverra aux oiseaux du ciel, qui ne sèment et ne moissonnent point, et qui néanmoins reçoivent leur nourriture de la main du père céleste. Combien y a-t-il de vierges, de veuves qui ont su ménager leur petit bien sans compromettre leur réputation?

Evitez la compagnie des jeunes veuves, et n'ayez jamais de commerce avec celles à qui l'apôtre saint Paul permet de se remarier, de peur que vous ne fassiez naufrage dans le temps nième que vous jouissez d'un heureux calme. Pourquoi lie voudriez-vous pas profiter de l'avis que je vous donne puisque saint Paul dit à Timothée : " Evitez les jeunes veuves; et derechef: " Aimez les femmes âgées comme vos mères, les jeunes comme vos sœurs, vous conduisant envers elles avec toute sorte de pureté? " Fuyez tous ceux dont la conduite est suspecte, et ne dites point comme on fait ordinairement: Je me contente du témoignage de ma conscience, et me mets fort peu en peine de tout ce qu'on peut dire de moi. L'apôtre saint Paul avait soin de faire le bien non-seulement devant Dieu mais aussi devant les hommes, de peur de donner occasion aux païens de blasphémer le nom de Dieu. Il pouvait mener partout avec lui une femme qui fût sa soeur en Jésus-Christ, mais il ne voulait pas scandaliser les infidèles (319) ni s'attirer leurs reproches. Quelque droit qu'il eût d'exiger de ceux à qui il prêchait l’Evangile les choses qui lui étaient nécessaires pour sa subsistance, néanmoins il travaillait des mains jour et nuit pour n’être il charge à personne. " Si ce que je mange, " disait-il, "scandalise mon frère. Je ne mangerai jamais de viande. " Disons de même : Si ma soeur élu mon frère scandalisent, non pas une ou deux personnes, mais toute l'Église, je ne veux jamais les voir. Il vaut mieux exposer son bien que son âme, et abandonner volontairement des richesses périssables qui doivent un jour nous échapper malgré nous que de perdre des biens solides auxquels faut sacrifier tous les autres. Quoi! nous nous mettrons en peine de trouver de quoi manger et de quoi boire, nous qui ne saurions ajouter à notre taille, je ne dis pas la hauteur d'une coudée (ce qui serait énorme), mais seulement la dixième partie d'une once! Ne pensons donc point au lendemain : " A chaque jour suffit son mal. "

Jacob, voulant se dérober à la colère de son frère, abandonna un riche patrimoine, et, dépouillé de tout, il se retira en Mésopotamie. Il mit aussi une pierre sous sa tête, pour nous donner par lit une marque de sa fermeté et de sa constance. Dans cette situation il vit une échelle qui touchait jusqu'au ciel , et sur le haut de laquelle le Seigneur était appuyé; il vit aussi des anges qui montaient et descendaient le long de l'échelle , pour nous apprendre que le pécheur ne doit point désespérer de son salut ni le juste compter sur sa vertu. En un mot (car ce n’est pas ici le lieu d'expliquer tous les mystères qui sont renfermés dans ce passage) ce saint nomme, qui autrefois avait passé le Jourdain avec un bâton à la main, revint en son pays au bout de vingt ans avec trois troupeaux de bétail, riche en serviteurs, mais plus riche encore en enfants. Les apôtres, qui étaient étrangers par toute la terre, ne portaient ni monnaie dans leur bourse, ni bâton à leur main , ni souliers à leurs pieds , et cependant ils pouvaient dire : " Nous n'avons rien, et nous possédons tout. Nous n'avons ni or ni arpent , mais ce que nous avons nous vous le donnons. Levez-vous, au nom du Jésus de Nazareth, et marchez. " Déchargés qu'ils étaient du poids accablant des richesses , ils pouvaient passer par le trou d'une aiguille; et, demeurant debout avec Elie dans la caverne d'un rocher, ils étaient en état de voir le Seigneur par derrière.

Quant à nous, nous sommes passionnés pour les biens de la terre, et tandis que nous déclamons contre les richesses nous ouvrons notre cœur à l'or et à l'argent. Rien au monde ne saurait satisfaire notre convoitise ; de manière que, dans l'état misérable où cette aveugle passion nous réduit , on peut nous appliquer ce qu'on disait autrefois des Mégariens : "Ils bâtissent comme s'ils devaient vivre éternellement , et ils vivent comme s'ils devaient mourir le lendemain. "Pourquoi cela? c'est que nous n'ajoutons aucune foi aux paroles de Jésus-Christ; c'est que, étant parvenus à l'âge que nous souhaitions, nous regardons la mort qu'en éloignement, quoique tous les hommes soient assujettis à son empire par les lois mêmes de la nature, et que nous nous promettons toujours, par une espérance chimérique, une longue suite d'années. Il n'est point de vieillard , quelque usé qu'il soit, qui ne se flatte toujours d'avoir du moins encore un an à vivre. De là vient qu'oubliant que nous ne sommes que boue et que bientôt nous retournerons en boue, nous portons notre orgueil jusqu'à nous regarder comme des hommes immortels et célestes.

Mais à quoi m'amuse-je de parler des biens du monde dans le temps même que le monde périt? Toute la gloire de l'empire romain disparaît à nos yeux , et cependant nous ne pensons point aux approches de l’Antéchrist, que le Seigneur Jésus détruira par le souffle de sa bouche. Malheur aux femmes qui seront grosses ou qui nourriront des enfants en ce temps-là! Ce sont là des suites ordinaires du mariage.

Si nous avons échappé aux calamités publiques, nous qui en sommes les pitoyables restes, c'est à la miséricorde du Seigneur et non pas à nos propres mérites que nous en sommes redevables. Une multitude prodigieuse de nations cruelles et barbares a inondé toutes les Gaules; tout ce qui est entre les Alpes et les Pyrénées, entre l'Océan et le Rhin a été en proie aux Quades , aux Vandales, aux Sarmates , aux Alains, aux Gépides, aux Hérules, aux Saxons, aux Bourguignons, aux Allemands, et aux Pannoniens; mes malheureux compatriotes, à qui l'on peut appliquer ce que dit (320) David : " Les Assyriens sont aussi venus avec eux." Mayence , cette ville autrefois si considérable , a été prise et entièrement ruinée , et elle a vu égorger dans ses temples plusieurs milliers de personnes; Worms, après avoir soutenu un long siège, a été enfin ensevelie sous ses propres ruines ; Reims, cette ville si forte , Amiens, Arras, Térouenne, Tournay, Spire, Strasbourg, toutes ces villes sont aujourd'hui sous la domination des Allemands; les Barbares ont ravagé presque toutes les villes d'Aquitaine,de Gascogne et des provinces lyonnaise et narbonnaise; l'épée au dehors, la faim au dedans, tout conspire leur ruine. Je ne saurais sans répandre des larmes ni de souvenir de la ville de Toulouse , qui jusqu'ici avait été conservée par les mérites de son saint évêque Exupère. L’Espagne, qui se voit il la veille de sa ruine et qui se soi vient encore de l'irruption des Cimbres, est dans des alarmes continuelles, et la crainte lui fait sentir à tout moment tous les maux que les autres ont déjà soufferts.

Je n'en dis pas davantage, de peur qu'il ne semble que je désespère de la bonté du Seigneur. Autrefois depuis la mer Noire jusqu'aux Alpes Juliennes nous étions maîtres de notre pays et de nos biens; et quand une fois les Barbares eurent. passé le Danube,qui nous servait de barrière, les provinces de l'empire romain devinrent le théâtre de la guerre. Il y a si longtemps que nous pleurons nos malheurs, que la source de nos larmes semble être tarie : à l'exception de quelques vieillards, tous les autres, qui étaient nés dans les fers ou dans des villes assiégées, ne soupiraient point après une liberté qui leur était inconnue. Qui le croira jamais ou qui le rendra croyable à la postérité, que home ait combattu jusque dans son propre sein non pas pour la gloire, mais pour sa conservation, ou plutôt que, sans attendre l'ennemi, elle lui ait sacrifié son or et tous ses meubles précieux pour se racheter la vie? Ce n'est point par la négligence de nos empereurs (1), qui sont très pieux , que tous ces malheurs nous arrivent ; c'est par la perfidie d'un homme demi-barbare (2) , d'un traître qui s'est servi de nos richesses pour armer nos ennemis contre

(1) Arcade et Honorius.

(2) Stilicon, qui avait attiré ces barbares dans le dessein d’élever son fils Eucher sur le trône d'Honorius.

nous. Quand Brennus, capitaine des Gaulois, entra dans Rome après avoir désolé tout le pays et défait l'armée romaine près de la rivière d'Allia, les Romains alors furent couverts d'une honte éternelle , et ils ne purent se laver de cette tache faite à leur gloire qu'après avoir soumis à leur empire les Gaules, pays natal des Gaulois, et la Gaule-Grèce, où ces vainqueurs de l'Orient et de l'Occident s'étaient établis. Annibal, qui s'était élevé comme une tempête des extrémités de l'Espagne , après avoir ravagé toute l'Italie vit Rome de. près, mais il n'osa l'assiéger; Pyrrhus eut tant de respect pour le nom romain qu'après avoir renversé tout ce qu'on lui opposa, et se voyant aux portes de Rome, il s'en éloigna, n'osant pas, tout victorieux qu'il était, regarder une ville qu'on lui avait dit être la cité des rois : cependant, pour avoir traité les Romains, je ne dis pas avec tant d'orgueil, mais avec si peu de ménagement, la guerre cul des suites fatales à l'un et à l'autre ; car celui-là (1), après avoir erré par toute la terre, mourut enfin de poison dans la Bythinie,et celui-ci (2), étant de retour en son pays, fut tué dans son propre royaume; et les états de l'un et de l'autre devinrent tributaires du peuple romain.

Mais aujourd'hui, quand bien même la victoire se déclarerait en notre faveur, nous ne pourrions enlever aux ennemis vaincus que ce que nous ayons déjà perdu. Lucain, dont les pensées sont si vives et les expressions si brillantes, voulant nous donner une idée de la grandeur et de la puissance romaine; dit

Qui pourra satisfaire un coeur ambitieux

Si Rome ne peut pas contenter tous ses voeux?

Au reste, ce que je viens de vous dire est quelque chose de si délicat qu'il n'est pas moins dangereux d'en parler que d'en entendre faire le récit ; car on ôte jusqu'à la liberté de soupirer en secret , et nous ne voulons pas, ou plutôt nous n'oserions pleurer les maux que nous souffrons.

Eh bien ! ma chère fille , penserez-vous à vous remarier dans de si tristes conjonctures? Qui prendrez-vous donc pour époux? sera-ce un homme qui fuira de devant l'ennemi ou qui ira à sa rencontre pour le combattre? Vous

(1) Annibal.

(2) Pyrrhus.

concevez assez que l'une et l'autre de ces extrémités est également à craindre pour vous. Au lieu des vers que l'on a coutume de chanter en l'honneur des nouveaux mariés, vous n'entendrez que le son effroyable des trompettes, et peut-être que les personnes que vous inviterez à vos noces ne les honoreront que par leurs larmes. Quels plaisirs espérez-vous goûter, vous qui avez tout perdu, et qui voyez encore votre petite famille assiégée par les ennemis et en proie aux maladies et à la faim ? Mais à Dieu ne plaise que j'aie ces sentiments-là de vous, et que je juge si désavantageusement d'une personne qui a consacré son âme au Seigneur! ce que je dis ici vous regarde moins que tant d'autres à qui je parle sous votre nom. J'en veux à ces veuves curieuses , fainéantes , causeuses , qui courent de maison en maison, qui font leur dieu de leur ventre, qui mettent leur gloire dans leur propre honte, qui de toute l'Écriture sainte ne savent que les passages qui semblent autoriser les secondes noces, qui justifient leurs désirs déréglés par l'incontinence des autres , qui prennent plaisir à les voir engagées avec elles dans les mêmes désordres, et qui trouvent un adoucissement à leurs maux dans ceux d'autrui. Après avoir confondu ces sortes de personnes et détruit tous leurs raisonnements en leur expliquant le véritable sens des Epîtres de saint Paul, si vous voulez apprendre comment vous devez vivre dans l'état de veuve que vous avez embrassé, vous n'avez qu'à lire le traité de la Virginité, que j'ai dédié à Eustochia, et deux autres ouvrages que j'ai adressés , l'un à Furia, bru de Probus qui a été autrefois consul , et l'autre à Salvina, fille de Gildon qui fit soulever l’Afrique. Pour celui-ci, il paraîtra sous votre nom, et sera intitulé De la Monogamie.

 

 

 

 

DU SOIN DE CONSERVER LA VIRGINITÉ.

A LA VIERGE EUSTOCHIA.

" Écoutez, ma fille, ouvrez les yeux, prêtez l'oreille ; oubliez votre famille et la maison de votre père, et le roi souhaitera de voir votre beauté. " Ainsi dans le psaume quarante-quatrième Dieu parle à notre âme pour l'engager, à l'exemple d'Abraham, à quitter son pays et sa famille, à se séparer des Chaldéens, nom qui signifie : semblable au démon, et à établir sa demeure dans cette région des vivants dont la possession faisait soupirer le prophète-roi : " Je crois fermement voir un jour les biens du Seigneur dans la terre des vivants. "

Mais vous suffit-il de sortir de votre pays? non : n'avoir souci ni de votre famille, ni de la maison de votre père, ni de tout ce qui flatte les sens est une nécessité pour vous unir étroitement à votre divin époux. " Ne regardez point derrière vous," disaient à Loth les anges du Seigneur, " et ne restez point dans les environs de la ville , mais sauvez-vous sur la montagne, de peur que vous ne périssiez aussi vous-même avec les autres." La main une fois mise à la charrue, doit-on regarder derrière soi, revenir en sa maison des champs? non. Est-ce que l'on descend du toit pour prendre d'autres vêtements quand on a été revêtu de Jésus-Christ?

Voici ce qui est bien plus digne de surprise et d'admiration : un père exporte sa fille à ne plus penser à son père. " Vous êtes les enfants du démon, " disait Jésus-Christ aux Juifs, " et vous ne songez qu'à satisfaire les désirs de votre père. " L'apôtre saint Jean dit aussi ailleurs : " Celui qui commet le péché est enfant du démon. " Tel est notre premier père ; c'est de lui que nous sortons, et la naissance criminelle que nous en avons reçue nous a rendus tout noirs, de sorte qu'après avoir fait pénitence et avant d'avoir atteint la perfection de la vertu nous sommes obligés de dire avec l'épouse des Cantiques : " Je suis noire, mais je suis belle, ô Elles de Jérusalem. La maison où je suis née, je l'ai quittée, j'ai oublié mon père, mais je vais renaître en Jésus-Christ." Or quel sera le résultat de cette heureuse renaissance? Le voici

" Et le roi souhaitera de voir votre beauté. " Voilà quel est ce grand sacrement dont l'apôtre saint Paul a dit : " C'est pourquoi l'homme abandonnera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme, et ils ne feront l'un et l'autre ( non plus comme autrefois ) qu'une même chair, " mais qu'un même esprit. Votre époux n'est ni fier ni superbe : il n'a pas dédaigné de prendre une Éthiopienne pour épouse. Voulez-vous connaître les sages maximes qu'enseigne (322) ce véritable Salomon? approchiez-vous de lui il vous admettra dans le secret de sa pensée, vous fera entrer dans son appartement, vous fera prendre une nouvelle couleur, et alors on vous appliquera ce qui est dit de l'épouse dans les Cantiques : " Quelle est celle qui s'élève et qui est vêtue de blanc? "

En vous écrivant de la sorte je vous préviens d'abord que mon intention n'est point de faire ici l'éloge de l'état de la virginité que vous avez choisi et embrassé comme vous convenant le mieux, et de vous entretenir de toutes les peines qu'entraîne avec soi le mariage. Je ne vous parlerai donc ni des douleurs de la grossesse, ni des désagréments d'entendre sans cesse crier autour de soi de petits enfants. ni de la jalousie et des chagrins amers que l’ infidélité du mari occasionne, ni des soins continuels qu'exige la conduite d'une maison, ni de mille autres embarras qu'on regarde comme de véritables biens, et qui nous échappent à l'heure de la mort; je sais que les femmes mariées tiennent un rang dans l’Eglise, qu'elles peuvent user du mariage avec pudeur et conserver sans tache le lit nuptial : je veux seulement vous dire qu'il faut craindre, en sortant de Sodome, de tomber dans le même malheur qui arriva à la femme de Loth ; car je ne viens pas pour vous flatter. Un flatteur est un ennemi séduisant qui nous empoisonne avec de fausses louanges et de perfides caresses. Aurai-je recours à ce que l'éloquence a de plus solennel et de plus majestueux pour faire ressortir à vos yeux l'excellence de la virginité, et jeter le monde à vos pieds en vous élevant jusqu'au rang des anges? Non ; car je ne veux pas que votre état vous inspire de l'orgueil, mais plutôt une humble crainte. Vous portez avec vous un trésor de prix : prenez garde de tomber entre les mains des voleurs. La vie présente est une carrière où nous courons tous pour recevoir la couronne dans la vie future. On ne marche qu'en hésitant parmi les serpents et les scorpions. " Mon épée, " dit le Seigneur, " s'est enivrée de sang dans le ciel. " Comment espérer trouver la paix sur une terre qui ne produit que des épines et des ronces, et qui a été donnée en nourriture au serpent? "Nous avons à combattre non contre des hommes de chair et de sang, mais contre les principautés et les puissances de ce monde, c'est-à-dire de ce siècle ténébreux, contre les esprits de malice répandus dans l'air. " Nos ennemis sont partout; ils nous environnent de tous côtés, ils dirigent toutes leurs attaques contre notre chair si fragile, qui bientôt ne sera que cendre et que poussière; mais à peine débarrassée des liens de ce corps mortel, à l'abri des reproches que pourrait vous adresser le prince de ce monde, vous entendrez, libre et tranquille, ces paroles du prophète : " Tout ce qui effraie la nuit ne vous fera pas trembler; vous ne craindrez ni la flèche qui vole durant le jour, ni les maux que l'on prépare dans les ténèbres, ni les attaques du démon du midi. Mille tomberont à votre côté et dix mille à votre droite, mais la mort ne vous touchera plus. " Que si, effrayée de leur multitude et troublée à chaque mouvement excite par la passion, vous dites en vous-même : " Que ferons-nous? " Elizée vous répondra : " Ne craignez point, car il y a plus de gens armés avec nous qu'il n'y en a avec eux; " et il adressera à Dieu cette prière pour vous: " Ouvrez; Seigneur, les yeux de votre servante, afin qu'elle voie. " Alors, ouvrant les veux, vous verrez un chariot de feu tout prêt à vous enlever au ciel comme Elie, et vous chanterez dans le transport de votre joie: " Notre âme s'est échappée comme un passereau du filet des chasseurs ; le filet s'est brisé, et nous avons été délivrés. " Est-ce que la victoire n'est pas toujours incertaine tant qui, nous sommes attachés à un corps fragile et mortel, que nous portons ce trésor dans des vases de terre , que l'esprit a des désirs contraires à ceux de la chair et la chair à ceux de l'esprit ? Le démon, notre ennemi, tourne sans cesse autour de nous comme un lion rugissant, cherchant une proie à dévorer : " Vous avez répandu les ténèbres, " dit le prophète-roi, " et la nuit a été faite; et c'est dans la nuit que toutes les bêtes de la forêt passent, et que les petits des lions rugissent après leur proie et cherchent la nourriture que Dieu leur a destinée. " Le démon ne cherche point à dévorer les infidèles, " ni ceux de dehors que le roi d'Assyrie a l'ait brûler dans une poêle ardente; " il ne s'étudie qu'à réduire les fidèles et à les arracher du sein de l'Église de Jésus-Christ; il ne se nourrit, comme dit le prophète Abacuc, que de viandes choisies et succulentes : tantôt c'est un Job qu'il veut renverser, tantôt ce sont des apôtres (323) qu'il veut abattre après avoir dévoré le perfide Judas. Le Sauveur n'est point venu apporter la paix sur la terre, mais l'épée. Lucifer, qui paraissait si brillant au point du jour, est. tombé du ciel, et cet ange superbe nourri des délices du paradis a entendu de la bouche du Seigneur ces terribles menaces : " Quand tu t'élèverais aussi haut que l’aigle, j'irais t'arracher de là; " car il avait dit en son coeur: " J'établirai mon trône au-dessus des astres, et je serai semblable au Très-Haut. " Aussi Dieu dit-il à ceux qui descendent tous les jours par cette échelle mystérieuse que Jacob vit en songe : "J'ai dit : Vous êtes des dieux et vous êtes tous enfants du Très-Haut, mais cependant vous mourrez comme des hommes et vous tomberez, comme l'un des princes. " Le démon est tombé le premier, et comme " Dieu se trouve dans l'assemblée des dieux, et qu'il juge les dieux étant au milieu d'eux, " l'apôtre saint Paul dit à ceux qui tombent de ce haut rang où ils étaient élevés : " Puisqu'il y a parmi vous de la division et de la jalousie, n'est-il pas évident que vous êtes des hommes et que vous agissez en cette qualité? " Or si l'apôtre saint Paul, ce vaisseau d'élection, cet homme destiné à porter l'Evangile de Jésus-Christ parmi les nations, s'efforce de réprimer les mouvements d'une nature rebelle, d'étouffer les passions qui fermentent en lui, de mortifier son corps, de le maîtriser comme un esclave pour ne pas être lui-même réprouvé après avoir prêché les autres; si, malgré cette étude constante, ces macérations continuelles, il ressent en lui-même les impressions de la nature qui cherche à prévaloir contre l'esprit en faveur de la loi du péché; si, après avoir souffert la nudité, les jeûnes, la faim, la prison, le fouet . et les supplices, revenu enfin à lui-même il s'écrie : " Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort?" croyez-vous pouvoir vivre sans crainte et sans inquiétude? Prenez garde, je vous prie, que Dieu ne dise un jour de vous : " La vierge d'Israël est tombée, et personne ne lui tend la main pour la relever. " Qu'une vierge succombe : Dieu même avec sa puissance, j'ose le dire, ne peut la rétablir dans sa première innocence; il peut bien pardonner à une vierge coupable, mais non couronner une vierge corrompue. Craignons pour nous l’accomplissement de cette prédiction d'un prophète : " On verra tomber les filles les plus sages. " Remarquez l'expression du prophète : " On verra tomber les filles les plus sages, " car il y a des vierges de mauvaise vie. " Quiconque," dit Jésus-Christ, " regardera une femme avec un mauvais désir pour elle a déjà commis l'adultère dans son coeur. " Les désirs d'un coeur corrompu peuvent donc faire perdre la virginité. Telles sont ces vierges déréglées, ces vierges de corps et non d'esprit, ces vierges folles qui, pour n'avoir pas d'huile dans leurs lampes, n'entrent pas dans la salle de l'époux. Or si des vierges de ce caractère, qui se souillent par les dérèglements du coeur, se perdent cependant malgré le soin qu'elles ont de conserver la pureté du corps, que deviendront celles qui prostituent les membres de Jésus-Christ et qui font du temple du Saint-Esprit un lieu de débauche ? " Descendez, " leur dira-t-on aussitôt, " descendez, asseyez-vous dans la poussière, ô vierge, fille de Babylone; asseyez-vous sur la terre. Vous n'êtes plus sur votre trône, fille des Chaldéens : vous ne recevrez plus de louanges de votre délicatesse et de votre coquetterie; mais tournez la meule, faites moudre la farine ; décoiffez-vous, levez vos habits, passez les fleuves. Votre ignominie sera révélée, et vous serez dans la confusion de vous voir exposée aux yeux de tout le monde. " Cette destinée sera celle d'une vierge qui était l'épouse du fils de Dieu; et qui avait reçu mille caresses de son époux et de son bien-aimé. On la verra, cette vierge que le prophète-roi représente au psaume quarante-quatrième : " La reine s'est tenue à votre droite, portant un habit enrichi d'or et de divers ornements; "on la verra, dis-je, dépouillée de ses habits précieux, couverte de confusion à la vue de mille actions honteuses qu'elle avait dissimulées à elle-même et qu'on lui remettra devant les yeux, on la verra poser sa cruche à terre , s'asseoir dans la solitude sur le bord du fleuve, s'abandonner publiquement à la débauche et se plonger dans un abîme de corruption et de péché. N'aurait-elle pas mieux fait de se marier et de mener la vie commune que de se perdre pour avoir voulu s'élever trop haut? Ah! que Sion, je vous prie, cette ville si fidèle, ne devienne point semblable à une prostituée; qu'un lieu où la sainte Trinité avait établi sa demeure ne serve pas de retraite aux syrènes et aux (324) hérissons, et que les démons ne viennent pas y célébrer leurs danses ! Ne suivons point l'attrait du vice, mais, aux premiers mouvements de la concupiscence et aux premières impressions de la volupté, écrions-nous avec le prophète-roi :

" Le Seigneur est mon aide : je ne craindrai point tout ce que la chair pourra faire contre moi. " Votre coeur est-il agité par des mouvements divers, partagé entre le vice et la vertu, dites avec le même prophète : " Pourquoi, mon âme, êtes-vous triste, et pourquoi me troublez-vous? Espérez en Dieu, parce que je lui rendrai des actions de grâces comme à celui qui est le salut et la lumière de mon visage. "

Que les mauvaises pensées n'aient point le loisir de se fortifier dans votre esprit; étouffez toutes ces semences de Babylone, qui ne sont propres qu'à produire dans votre coeur le désordre et la confusion; tuez votre ennemi lorsqu'il est faible, et arrêtez la passion à son origine. Écoutez ce que dit le prophète-roi : " Malheur à toi , fille de Babylone! Heureux celui qui te rendra les maux que tu nous a fait souffrir! heureux celui qui prendra tes petits enfants et. qui les brisera contre la pierre ! "

Comme il est impossible d'échapper aux ardeurs d'un feu qui brûle dans tous nos membres, on loue et on regarde comme heureux celui qui étouffe les mauvaises pensées aussitôt leur apparition, et qui les brise contre la pierre, qui est Jésus-Christ.

(1) Au sein des déserts, dans ces vastes solitudes brûlées du soleil, combien de fois j'ai rêvé les délices de Rome ! Assis au fond de ma retraite, seul parce que mon âme était pleine d'amertume,défiguré, maigri, le visage noir comme un Éthiopien, mes membres se desséchaient sous un sac hideux ; tous les jours des larmes, tous les jours des gémissements; je criais au Seigneur, je pleurais, je priais; et lorsque, oppressé par le sommeil et luttant contre lui, il venait me surprendre, mon corps épuisé tombait nu sur la terre nue. Je m'étais condamné à ces supplices pour échapper au feu de l'enfer. Eh bien! dans ces tristes déserts, environné de bêtes féroces et d'affreux reptiles, je me revoyais en idée parmi les danses des vierges romaines. Le visage était abattu par la pénitence,

(1) La traduction de ce passage est tirée de l'ouvrage de M. Aimé-Martin intitulé : De l’éducation des mères de famille, il était impossible de mieux traduire ce morceau si célèbre.

le coeur brûlé par d'infâmes désirs; dans un corps exténué, dans une chair morte avant l'homme la concupiscence attisait ses feux dévorants. Alors j'invoquais le Seigneur, je mouillais ses pieds de mes larmes ; le jour, la nuit je criais, me frappant la poitrine et ne cessant d'implorer mon Dieu jusqu'au moment où il rendait le calme à mon âme. Je, me souviens d'avoir passé des semaines entières sans manger, craignant même d'entrer dans ma cellule où j'avais nourri de si coupables pensées, cherchant des vallées profondes, d'âpres rochers, de hautes montagnes pour en faire un lieu d'oraisons et de supplices ; bourreau impitoyable de cette chair toujours rebelle. Là, Dieu m'en est témoin, après des torrents de larmes, les yeux toujours attachés au ciel, triomphant, je m'élevais parmi les anges, et, dans les ravissements d'une vision céleste, je chantais : " Je suis arrivé jusqu'à vous, attiré par l'odeur de votre encens! "

Si une imagination déréglée peut produire un tel désordre dans ceux même dont le corps est tout abattu et tout usé par des austérités continuelles, que deviendra une jeune fille qui accorde à ses sens tout ce qui peut flatter leur délicatesse? L'apôtre saint Paul nous l'apprend : " Elle est morte, quoiqu'elle paraisse vivante. " Le premier avis que j'ai à donner à une vierge de Jésus-Christ, si je suis capable de donner des conseils et si l'on veut s'en rapporter à la triste expérience que j'ai acquise, est d'éviter de boire du vin, poison véritable entre les mains du démon pour perdre la jeunesse. L'avarice ne remue pas aussi fortement le coeur, l'orgueil inspire moins de présomption et de vanité , l'ambition offre moins de charmes et d'attraits que la concupiscence: il nous est facile de nous débarrasser des autres vices, mais la concupiscence est un ennemi intérieur que nous portons partout avec nous le vin, joint à la jeunesse, attise le feu qui ajoute à l'ardeur de cet ennemi. Pourquoi jeter de l'huile sur la flamme ? pourquoi entretenir le feu dans un corps qui ne brûle déjà que trop? " Ne continuez pas à boire de l'eau, " disait l'apôtre saint Paul à Timothée, " mais usez d'un peu de vin, à cause de votre estomac et de vos fréquentes maladies. " Saint Paul ne voit ici dans l'usage du vin qu'il permet à son disciple qu’ un remède à ses fréquentes (325) maladies, et un adoucissement à ses douleurs d'estomac; et, crainte que nos maladies ne semblent nous autoriser à boire du vin, saint Paul recommande à Timothée de n'en boire que fort peu; car en cette circonstance il parle plutôt en médecin qu'en apôtre ( quoiqu'un apôtre soit un médecin spirituel ), et il craint que Timothée ne puisse, à cause de ses infirmités continuelles, supporter les fatigues de la prédication et remplir les autres devoirs de son ministère. Il se rappelait bien avoir dit ailleurs : " Le vin est une source d'impuretés et de dissolutions; " et encore : " Il est bon de ne point boire de vin et de ne point manger de viande." Noé but du vin et s'enivra. Il est vrai que, vivant dans un siècle nouveau et ayant lui-même planté de la vigne, il ignorait les propriétés de son fruit ; et comme il n'y a pas d'endroit dans l'Écriture sainte qui ne renferme quelque mystère (car la parole de Dieu est comme une perle de prix que l'on peut percer de tous côtés) , remarquez que la nudité du corps fut le résultat de l'ivresse, et l'impureté de l'intempérance : le ventre se remplit et s'étend, et cette réplétion amène la révolte des autres membres. Le peuple, dit l'Écriture, but et mangea, puis il se leva pour se divertir. Loth, qui s'était sauvé sur la montagne, cet ami de Dieu, ce juste trouvé seul parmi tant de milliers d'hommes, commit dans l'ivresse une action honteuse. Ses filles, persuadées que le monde était détruit et que leur père ne se prêterait pas de sang-froid à leur dessein, l'enivrèrent plutôt pour avoir des enfants que pour satisfaire leur passion. Mais l'ignorance de Loth ne laissait pas d'être criminelle, bien que sa volonté n'ait eu aucune part à cette action coupable. De cette union contraire à la nature vinrent les Moabites et les Ammonites, ennemis déclarés du peuple d'Israël, et qui n'entrèrent jamais dans l'assemblée du Seigneur, non pas même après la quatorzième génération.

Elie, fuyant la persécution de la cruelle Jézabel, se couche sous un chêne pour se reposer. Un ange le réveille et lui dit : " Levez-vous et mangez. " Le prophète regarde autour de lui, et aperçoit un petit pain cuit sous la cendre et un vase d'eau. Dieu ne pouvait-il aussi bien lui envoyer un vin généreux, des viandes délicates et des mets bien assaisonnés? Elizée invite les enfants des prophètes à manger avec lui, leur fait servir des herbes sauvages. Aussitôt les conviés s'écrient en même temps : " Il y a du poison dans le vase ! " L'homme de Dieu, loin de s'emporter contre le cuisinier puisqu'il n'avait pas coutume de se mieux traiter, jette un peu de farine sur ces herbes et en corrige l'amertume, semblable à Moïse, qui par la vertu du même esprit changea en douceur l'amertune des eaux de Mara. Comment le même prophète traita-t-il les gardes envoyés pour s'emparer de lui? Il les priva de la vue et de la raison, les introduisit dans Samarie sans qu'ils s'en doutassent, et dit au roi d'Israël : " Faites-leur servir du pain et de l'eau afin qu'ils mangent et qu'ils boivent, et qu'ils s'en retournent vers leur maître. " Daniel ne pouvait-il se nourrir des viandes servies sur la table du roi de Babylone? Abacuc néanmoins, par ordre du Seigneur, lui porte le Biner qu'il avait préparé pour ses moissonneurs, c'est-à-dire une nourriture propre à des hommes de journée. Aussi ce prophète, qui s'abstint de ce pain délicieux et de ces vins exquis qui sont la source des mauvais désirs, fut-il appelé " homme de désirs." L'Écriture est remplie de belles maximes qui démontrent les tristes résultats de l’intempérance et l'avantage d'une nourriture simple et commune; mais ce que j'ai dit me suffit, car je ne veux pas parler ici du jeûne. Si je voulais m'étendre à fond sur cette question j'aurais un volume à faire, et il faudrait lui donner un titre particulier; vous pouvez vous-même du reste réunir tout ce qui concerne ce sujet, d'après la marche que j'ai suivie : voyez par exemple la disgrâce du premier homme, chassé du paradis terrestre et condamné à passer sa vie dans la tristesse et dans la misère pour avoir obéi à son ventre plutôt qu'à Dieu ; les ruses du démon dans le désert pour engager le Fils de Dieu à rompre son jeûne; l'énergique expression de saint Paul : " Les viandes sont pour le ventre et le ventre est pour les viandes, mais un jour Dieu détruira l'un et l'autre; , et ailleurs, en parlant des gens sensuels et efféminés : " Ils se font un dieu de leur ventre." Et en effet chacun a son idole dans l'objet de sa passion.

Méditons ces grandes vérités, pour rentrer par le jeûne dans le paradis de délices que l'intempérance nous a fermé. Ne me dites pas qu'une personne de votre rang, élevée dans les jouissances de (326) ce monde, nourrie avec luxe, ne peut se priver ni de vin ni de mets délicats, ni enfin mener une vie si austère et si dure à la nature; car alors je vous répondrai : Vivez donc selon les lois du monde puisque vous ne pouvez vivre selon la loi de Dieu. Ce n'est pas que Dieu, maître et créateur de l'univers, prenne plaisir à nous voir tourmentés par une faim cruelle, épuisés par de longues abstinences, exténués par des jeûnes rigoureux, oh! non; mais sans ces privations l'innocence est impossible à conserver. Job, ce favori de Dieu, Job, dont l'innocence et la simplicité ont été louées par le Seigneur mime, dit du démon : " Sa force est dans ses reins et sa vertu consiste dans son nombril. "

Ce saint homme s'exprime ainsi pour cacher sous des termes plus modestes ce que la pudeur ne permet pas de nommer. L'Écriture sainte se sert des mêmes expressions en rapportant que Dieu promit à David d'établir sur son trône un enfant " sorti de ses reins " ; et que soixante et quinze personnes " sorties de la cuisse de Jacob " entrèrent avec lui en Égypte. Ce saint patriarche n'avait point eu d'enfants depuis que le nerf de sa cuisse avait été blessé en luttant avec le Seigneur. L'Écriture dit encore que " ceux qui faisaient la Pâque devaient ceindre et mortifier leurs reins. " Dieu dit aussi à Job : " Ceignez vos reins comme un homme ; " et Jésus-Christ commande à ses apôtres de " se ceindre les reins " et d'avoir toujours la lampe à la main. S'il est donné au démon de prévaloir contre nous, c'est donc grâce à la révolte que la concupiscence excite dans nos membres et aux passions qui nous maîtrisent. En voici des exemples : Samson, plus fort que les lions, plus ferme que les rochers, vainqueur seul et sans armes de mille Philistins, perd son courage entre les bras de Dalila; David, roi selon le coeur du Seigneur, qui avait chanté tant de fois dans ses admirables cantiques la venue du Messie, se promène sur la terrasse de son palais , aperçoit Bethsabée nue , remarque sa beauté, et ajoute l'homicide à l'adultère. Remarquez qu'un seul regard suffit pour nous blesser et nous perdre jusque dans notre propre maison. Aussi ce prince, au-dessus des autres hommes par la dignité royale, disait-il à Dieu dans ses remords: " J'ai péché contre vous seul, Seigneur, et j'ai commis le mal en votre présence. " Salomon, qui avait parlé la langue de la sagesse, qui avait fait des traités sur tous les su jets, depuis le cèdre du Liban jusqu'à l'hysope qui croit sur les murailles, abandonne le Seigneur après s'être abandonné à l'amour des femmes. Ne nous flattons même pas de conserver notre innocence auprès de celles qui nous sont unies par les liens du sang, puisque Ammon viola les lois les plus saintes de la nature en s'éprenant d'une passion violente pour sa soeur Thomar.

Puis-je raconter sans douleur combien de vierges succombent tous les joua, combien l'Église en voit périr dans son sein, combien, semblables à des étoiles scintillantes, deviennent les esclaves du démon, combien de coeurs enfin, aussi durs que la pierre, s'ouvrent cependant à ce serpent, qui s'y glisse comme dans une retraite? Quelles sont celles-là qui, la tête haute, marchent à pas comptés, cachant sous une toilette simple et modeste une vie déréglée que l'on ne connaît que par leur grossesse ou par les cris de leurs enfants? Ce sont des vierges devenues veuves avant le mariage. Il y en a qui demandent la stérilité à la science, et font ainsi périr leurs enfants avant mime leur conception; d'autres ont recours à des breuvages empoisonnés pour se débarrasser du fruit de leur libertinage; et, comme souvent elles périssent avec lui, elles descendent en enfer chargées de trois crimes, homicides d'elles-mêmes, adultères de Jésus-Christ, parricides de leur enfant mime avant sa naissance.

Telles sont ces vierges qui ont coutume de dire : "Tout est pur pour ceux qui sont purs. — Je me repose sur le témoignage de ma propre conscience. — Dieu ne demande que la pureté du coeur: pourquoi m'abstenir des viandes qu'il a créées pour mon usage? " Veulent-elles plaisanter et se mettre de belle humeur, elles disent, après avoir bu avec excès et joignant le sacrilège à l'ivresse: " A Dieu ne plaise que je m'abstienne de boire le sang de Jésus-Christ! " Des visages froids, des figures tristes ne leur conviennent pas : on est alors des moinesses, des manichéennes. En cela elles sont logiques, car en effet ceux qui pratiquent l'abstinence sont des hérétiques pour les voluptueux de profession. Suivez-les en public: elles se donnent de grands airs, elles jettent des regards à la dérobée sur des jeunes gens pour les attirer à elles. Elles méritent ainsi ces reproches que (327) leur fait un prophète : " Vous avez le front d'une femme débauchée, et vous ne savez ce que c'est que rougir." En quoi consiste leur virginité? à n'avoir sur leurs robes que quelques filets de pourpre, à se coiffer négligemment pour laisser tomber leurs cheveux , à porter des souliers simples, des manches courtes et étroites et tune écharpe violette voltigeant sur leurs épaules au gré du vent, et à affecter dans toute leur personne une nonchalance et une préciosité ridicules. Qu'elles s'attirent tant qu'il leur plaira les louanges de ces sortes de personnes afin que, sous le nom de vierges dont elles sont fières, elles mettent à plus haut pris la perte de leur innocence : pour nous, nous ne cherchons point à plaire à des gens de ce caractère, et unies sommes contents de n'avoir aucune part à leur estime. Je ne peux le dire sans rougir, tant la chose est déplorable, quoi que d'ailleurs elle ne soit que trop vraie, comment s'est introduit dans l'Eglise ce coupable usage, aujourd'hui toléré, d'avoir des femmes agapètes, c'est-à-dire des femmes qui, sous un nom emprunté et sans être mariées, tiennent lieu d'épouses? ou plutôt d'avoir des concubines d'une nouvelle espèce, ou mieux des femmes débauchées qui ne se prostituent qu'à un seul homme? N’y a-t-il pas des gens qui font avec elles même maison, même chambre et souvent même lit? et si l'on se permet quelques observations ou passe peur un esprit chagrin et ombrageux. Le frère se sépare de sa soeur qui fait profession de virginité; la soeur dédaigne son frère qui vit dans le célibat, et cherche ailleurs un autre frère; tous deux paraissent prendre le même parti, se lient intimement avec des étrangers sous prétexte de se procurer des consolations spirituelles. Il faut leur appliquer ces paroles de Salomon : " Un homme peut-il cacher le feu dans son sein sans que ses vêtements en soient consumés, ou peut-il marcher sur des charbons ardents sans se brûler la plante des pieds? "

Arrière donc ces prétendues vierges qui portent seulement avec elles l'apparence de la virginité! c'est à vous seule. ma chère Eustochia, que je veux adresser ce traité. De toutes les jeunes filles de Rome célèbres par leur naissance et la noblesse de leurs familles vous êtes la première qui avez fait à Dieu voeu de virginité; mais plus cet état est parfait et sublime,

plus vous devez craindre de perdre tout à la fois et les avantages de la vie présente et les mais de la vie future. Vous avez appris dans votre propre famille combien les douceurs du mariage sont courtes et fragiles et combien elles deviennent amères et accablantes: votre soeur Blesilla, votre aînée par l'âge et votre inférieure dans l'ordre de la grave, se trouve veuve après sept mois de mariage que les hommes sont à plaindre et que leur destinée est incertaine! douceurs du mariage et couronne de la virginité, Blesilla perd tout à la fois, quoiqu'elle soit maintenant dans le second degré de continence. Pensez un peu quel est son chagrin de voir à tout moment que vous possédez ce qu'elfe a perdu et que sa chasteté, quelque pénible qu'elle lui soit d'ailleurs par le soutenir des plaisirs passés, est néanmoins d'un moindre mérite aux yeux de Dieu que la vôtre! Elle doit cependant vivre sans souci et sans inquiétude puisque les fruits de la chasteté sont tous les mêmes, qu'ils soient nombreux ou non.

Ne fréquentez pas les femmes mariées ; ne rendez nulle visite aux personnes d'un haut rang : vous ne devez point voir ce que vous avez dédaigné pour Dieu. Si une femme ordinaire tire vanité d'avoir pour mari un juge ou un magistrat civil, si l'on se hâte tant de faire sa cour à la femme de l'empereur, pourquoi iriez-vous compromettre la gloire de votre époux? pourquoi vous abaisseriez-vous auprès de la femme d'un homme mortel, vous, épouse d'un Dieu ? Montrez en cette occasion une sainte fierté, et songez que vous êtes bien au-dessus d'elle.

Ces femmes enorgueillies de la dignité de leurs maris et qui ne s'avancent en public que couvertes de drap d'or et escortées d'une foule d'esclaves, vous devez non-seulement les fuir, nais aussi celles qui sont veuves plutôt par nécessité que par inclination. Je ne veux pas dire qu'elles auraient dû souhaiter la mort de leurs maris, mais elles n'ont pas su profiter de l'occasion qu'elles avaient de vivre dans la continence : satisfaites seulement de leur changement d'habits, elles se gardent bien de diminuer en rien leur vanité et leur luxe ordinaires. Examinez-les dans leurs riches litières, précédées d'une foule d'esclaves, avec le teint frais, la peau blanche, le visage plein et vermeil : (328) , vous ne diriez pas qu'elles ont perdu leurs maris, mais vous diriez au contraire qu'elles en cherchent. Chez elles on ne rencontre que des flatteurs, on y est. toujours en festins. Quels sont les premiers à papillonner autour d'elles? Des prêtres, qui devraient au contraire les instruire et leur inspirer une crainte respectueuse. S'ils étendent la main ce n'est pas pour leur donner la bénédiction, c'est pour recevoir la récompense de leur honteuse complaisance ; car ces femmes voient avec une joie superbe des prêtres se mettre à leur disposition. Préférant la liberté de leur veuvage à la contrainte qu'elles éprouvaient avec leurs maris, elles portent le nom de " chastes " et de " nonnes, " et, après d'excellents repas où l'estomac s'est trouvé indécis entre des mets également succulents, également exquis, elles ont des vidons et des béatitudes où elles s'imaginent voir les Apôtres.

Que vos compagnes soient des filles mortifiées par le jeûne, et que la pénitence apparaisse sur leur visage pâle et défait ; que la maturité de leur âge et la régularité de leur vie leur aient acquis l'estime générale; qu'elles chantent tous les jours dans leurs coeurs : " Où faites-vous paître votre troupeau, où prenez-vous votre repos à l'heure de midi? " et " Je désire me voir dégagé des liens du corps et rester avec Jésus-Christ. "

A l'exemple de votre époux, obéissez à vos parents; sortez rarement, et visitez les martyrs dans votre chambre. Si vous sortez chaque fois que, vous le croyez nécessaire, les prétextes ne vous manqueront jamais. Mangez peu, et ne chargez jamais votre estomac de viandes. Il y en a qui se réservent sur le vin, mais qui s'accablent de viandes. Quand la nuit vous vous levez pour prier Dieu, si vous avez des rapports, qu'ils viennent de besoin et non de réplétion. Lisez souvent et apprenez beaucoup de mémoire; ne vous endormez jamais que le livre à la main, et laissez-le tomber de sommeil. Jeûnez tous les jours et restez toujours sur votre appétit. A quoi sert un jeûne de deux ou trois jours, si par compensation on mange ensuite avec excès? Un estomac chargé matérialise l'esprit et donne lieu à mille désirs impurs, comme une terre qui a reçu trop d'eau ne produit que des épines et des ronces. Si, après le repas du soir, vous vous sentez au lit trop émue par ces désirs vagues que la jeunesse inspire et par les douces impressions des sens, armez-vous aussitôt du bouclier de la foi pour éteindre ces traits enflammés du malin esprit. " Ce sont tous des adultères, " dit le prophète Osée, " et leur cœur est semblable à un four chaud. Mais vous, en la compagnie de Jésus-Christ, écoutez bien sa parole et dites avec les disciples : " N'est-il pas vrai que notre cœur brûlait dans le chemin lorsque Jésus nous expliquait les Ecritures? " et avec le prophète-roi " Votre parole est toute brûlante, et votre serviteur l'aime uniquement. "

Ne rien aimer c'est difficile ; il y a nécessité pour le cœur humain de s'attacher à un objet quelconque : l'amour spirituel bannit de nos coeurs l'amour matériel ; les désirs de l'un étouffent ceux de l'autre, et celui-là s'accroît au détriment de celui-ci. Dites souvent sur votre lit : " J'ai cherché mon bien-aimé durant toute la nuit. " " Faites donc mourir, " dit saint Paul, , " les membres de l'homme terrestre qui est en vous. " Aussi le même apôtre disait-il avec confiance: " Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi. " Quand on mortifie son corps et qu'on voit le siècle présent comme une ombre fugitive, craint-on de dire : " Je suis devenu comme un vase l'ait de peau exposé à la gelée? " Comme la cigale, toutes les nuits arrosez votre lit de vos larmes; veillez comme le passereau sur un toit isolé, chantez de coeur et d'esprit : " Mon âme, bénissez le Seigneur et n'oubliez jamais ses bienfaits, puisque c'est lui qui vous pardonne toutes vos iniquités, qui vous guérit de tous vos maux et qui rachète votre vie de la mort. " Qui de nous peut dire du fond du coeur : " Je mangeais la cendre comme le pain, et je mêlais mes larmes à ma boisson? "Ne dois-je pas pleurer et gémir sans cesse? le serpent par ses dangereuses suggestions ne me sollicite-t-il pas de manger du fruit défendu? Après m'avoir chassé ' du paradis, où je jouissais des douceurs de la virginité, ne veut-il pas me couvrir de cet habit de peau qu'Elie jeta à terre en retournant à ce jardin de délices? Pourquoi goûter des plaisirs qui n'existent qu'en passant? pourquoi, se laisser prendre à l'harmonie enchanteresse mais fausse de ces dangereuses syrènes? Non, point de cette peine à laquelle Dieu a condamné l'homme-coupable. "Vous enfanterez," dit-il à (329) la femme, " dans les tourments et dans les angoisses. " Cette loi n'a point été faite pour moi : " Et vous vous attacherez uniquement à votre mari. " Qu'elle s'attache donc à son mari celle qui n'a point Jésus-Christ pour époux. Enfin Dieu a ajouté . " Et vous mourrez. " Voilà le résultat du mariage. Il n'y a point de différence de sexe dans la profession que j'ai embrassée. J'admets que Dieu a autrefois établi le mariage, mais Jésus-Christ et Marie ont consacré la virginité.

On me dira sans doute. Comment osez-vous mal parler du mariage, que Dieu a béni ? Préférer la virginité au mariage n'est pas en dire du mal. Compare-t-on jamais le mal au bien? Les femmes mariées doivent même se l'aire gloire de marcher après les vierges. Dieu dit à l'homme : " Croissez, multipliez et peuplez la terre. " Que ceux-là croissent et multiplient qui doivent peupler la terre; mais ils sont dans le ciel ceux qui comme vous pratiquent la virginité. " Croissez et multipliez : " chassé du paradis terrestre, dépouille de la justice originelle et couvert de feuilles de figuier, indice des désirs déréglés du mariage, alors l'homme a exécuté le commandement du Créateur. Que ceux qui ont été condamnés à manger leur pain à la sueur de leur front, à cultiver une terre ingrate qui ne rapporte que des ronces et des épines, et à voir leur semence étouffée sous les ronces, que ceux-là se marient : la semence que je jette en terre produit au centuple. Tous les hommes ne peuvent pas garder la continence: ceux-là le peuvent qui ont reçu de Dieu le don de chasteté. La nature et la violence l'ont des eunuques involontaires : pour moi, je veux le devenir par mon propre choix. " Il v a un temps d'embrasser et un temps de ne pas embrasser ; il y a un temps de jeter les pierres et un temps de les ramasser : " durs et insensibles auparavant, les gentils sont devenus enfants d'Abraham, et " les pierres saintes ont commencé à rouler sur la terre; " car elles sont. dans le chariot de Dieu comme des roues roulant avec impétuosité au travers des bouleversements et des révolutions qui caractérisent le siècle présent. A-t-on perdu la robe sans couture dont on était revêtu , prend-on plaisir aux cris d'un nouveau-né qui déjà pleure le malheur de sa naissance , qu'on se fasse des habits de peau. Dans le paradis terrestre Ève était vierge, et le mariage ne vint qu'après que l'homme et la femme eurent des habits de peau. Née dans le paradis, maintenez-vous dans les droits de votre heureuse naissance, et dites avec le prophète-roi : " Retournez, ô mon âme, au lieu de votre repos. " La virginité n'est-elle pas naturelle à l'homme et le mariage n'est-il pas une suite et une conséquence de sa désobéissance, puisqu'il produit des enfants vierges, et qu'il donne dans le fruit ce qu'il a perdu dans la racine? " Il sortira un rejeton de la tige de Jessé, et une fleur naîtra de sa racine. " Ce rejeton est la mère de notre Seigneur, rejeton simple, pur, isolé de germe étranger, et qui seul et sans le secours d'aucune autre créature a produit son fruit par une fécondité comme semblable à celle de Dieu même.

La fleur qui sort de ce rejeton est Jésus-Christ, qui dit dans les Cantiques : " Je suis la fleur des champs et le lis des vallées. " Il est encore figuré par cette pierre qui se détacha d'elle-même de la montagne, le prophète voulant indiquer parce qu'un homme vierge devait naître d'une mère vierge. L’Ecriture sainte prend souvent la main pour l'action même du mariage, comme dans les Cantiques : " Il met sa main gauche sous ma tête. et il m'embrasse de sa main droite. " C'est ce qui est encore indiqué et par les animaux impurs entrés deux à deux dans l’arche de Noé, les animaux purs étant en nombre impair, et par l'ordre donné à Moïse et à Josué de marcher pieds nus sur la terre que Dieu avait sanctifiée par sa présence, et par l'ordre donné aux apôtres d'aller prêcher l'Evangile sans porter de souliers, qui auraient pu les embarrasser dans les fonctions de leur ministère. Les soldats qui tirèrent au sort les vêtements du Sauveur et qui se les partagèrent ne trouvèrent pas de souliers, car Jésus-Christ, qui les avait défendus à ses disciples, n'en portait pas.

Je loue le mariage parce qu'il enfante des vierges : c'est une épine qui porte des roses, une terre qui rend de l'or, une nacre à perles. Est-ce que le laboureur laboure sans cesse? ne prend-il pas le loisir de jouir de ses travaux? Aimer beaucoup les fruits du mariage c'est le respecter. O mère, pourquoi regarder votre fille avec envie? Ne l'avez-vous pas nourrie de votre lait, élevée sur votre sein? n'avez-vous pas veillé sur sa virginité avec toute la (330) sollicitude d'une mère? La blâmez-vous d'avoir épousé un roi plutôt qu'un simple soldat ? Remerciez-la de son choix, puisque vous êtes devenue la belle-mère d'un Dieu.

" Je n'ai point revu d'ordres du Seigneur, " dit l'apôtre saint Paul," relativement aux vierges. " Pourquoi? parce que cet apôtre lestait vierge par sa propre volonté, et non par aucun ordre de Jésus-Christ. Quelques-uns ont prétendu que saint Paul avait été marié : ne le croyez pas. En parlant de la continence il exhorte les fidèles à rester vierges : " Je voudrais voir tous les hommes dans le même état que moi ; " et ailleurs : " Je déclare aux personnes qui ne sont point mariées ou aux veuves qu'il leur est avantageux de demeurer en cet état, comme j'y demeure moi-même; " et encore : " N'avons-nous pas la faculté de mener des femmes partout avec nous, compte tous les autres apôtres ? " Pourquoi donc; le Seigneur ne lui a-t-il rien dit de la virginité? parce que les sacrifices volontaires faits à Dieu méritent une plus grande récompense ; et pouvait-on imposer l'obligation de la virginité sans proscrire le mariage? Il aurait d'ailleurs été mal de contrarier la nature dans ses plus douces inclinations, de forcer l'homme à mener sur la terre une vie angélique, et de condamner pour ainsi dire l'œuvre du Créateur. Les idées de bonheur de l'ancienne loi diffèrent beaucoup de celles de la nouvelle: " Heureux, " disait Isaïe, " ceux qui ont des enfants dans Sion et une famille dans Jérusalem! maudite soit la femme stérile qui n'enfante point! Vos enfants seront autour de votre table comme de jeunes oliviers; " de grandes richesses et point de malades dans leurs tribus, telles sont les promesses qu'on faisait aux Juifs. Aujourd'hui on nous dit : " Ne vous imaginez pas être comme un tronc desséché, " car, au lieu d'enfants sur la terre, vous aurez dans le ciel une place pour l'éternité ; aujourd'hui les pauvres sont " bienheureux, " et la pauvreté de Lazare l'emporte sur la pourpre du riche; aujourd'hui la langueur et la faiblesse fortifient. Le grand bonheur des patriarches, quand la terre manquait encore d'habitants, était el avoir une nombreuse famille (je ne dis rien de ce que leurs mariages avaient de mystérieux) : quoique fort âgé, Abraham épousa Cethura; pour habiter avec Jacob Lia lui donna de la mandragore, et la belle Rachel, figure de l'Eglise, se plaignait de sa stérilité; mais comme la moisson fructifiait, le moissonneur est venu faire la récolte : Elie, Elizée, plusieurs enfants des prophètes ont pratiqué la virginité; Dieu dit à Jérémie : " Ne vous mariez point. "

Cette défense s'explique : Jérémie avait été sanctifié dans le sein de sa mère, et le peuple Juif allait portez les chaînes de l'esclavage. L'apôtre saint Paul nous dit en d'autres termes : " Il est bon, à cause des calamités de la vie présente, que l'homme ne se marie pas." Quelles sont ces calamités ? c'est, dit cet apôtre, que " le temps est court; et ainsi que ceux qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas." Nabuchodonosor arrive; ce lion sort déjà de sa tanière : à quoi bon le mariage, s'il fournit des esclaves à ce prince superbe? pourquoi mettre au monde des enfants dont le malheureux sort fait peine au prophète : " La langue de l'enfant à la mamelle s'est collée à son palais dans l'extrême soif qu'il ressent; les petits enfants ont demandé du pain, et personne ne s'est rencontré pour leur en donner. "

Les hommes seuls pratiquaient donc la continence, la femme enfantait toujours dans la douleur; mais la malédiction qui pesait sur elle a été effacée par la fécondité d'une vierge et par l'enfant qu'elle nous a donné, enfant Dieu fort, père du siècle futur; qui avait sur l'épaule la marque de sa principauté. Eve fut le principe de mort pour l’homme, et Marie la source de vie. Commencée par une femme, la virginité a prévalu chez les femmes. Aussitôt sa naissance le fils de Dieu se tonne une nouvelle femme, pour être sur la terre servi par des anges comme dans le ciel il est adoré par des anges : alors la chaste Judith coupe la tête à Holopherne; Aman, qui signifie : iniquité , est victime du feu qu'il avait lui-même allumé ; saint Jacques et saint Jean abandonnent pour le Sauveur leur père, leurs filets et leur nacelle. Ainsi il y a tout à la fois abnégation des intérêts, des engagements contractés et des sentiments les plus tendres de la nature. Alors on dit à l'homme : " Que celui qui veut venir après moi renonce à lui-même, prenne sa croix et me suive. " Un soldat va-t-il avec sa femme au-devant de l’ennemi? non. Jésus Christ refuse à son disciple la permission d'aller rendre à sou propre père les devoirs de la sépulture. " Les renards ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nids (331) pour s'y reposer, mais le Fils de l'homme n'a pas seulement où mettre sa tête. " Si quelque fois nous sommes logés à l'étroit, apprenons de là à n'en avoir aucun souci.

Celui qui n'est point marié, a dit l'apôtre saint Paul, " a soin des choses du Seigneur et pense à lui plaire ; mais celui qui est marié a les choses de ce monde en tête et ne pense qu'à plaire à sa femme. Une lemme et une vierge sont aussi partagées : celle qui n'est point mariée est tout entière aux choses du Seigneur afin d'être sainte de corps et d'esprit, mais celle qui est mariée est sous le poids des affaires et ne songe qu'à plaire à son mari. " Dans mon livre contre Helvidius, pour la défense de la virginité de la sainte Vierge, je crois avoir retracé les chagrins et les inquiétudes du mariage: ceux qui veulent les connaître peuvent le lire, car ce serait trop long d'y revenir ici; mais pour éviter le reproche de les avoir passés sous silence je dirai seulement qu'il faut, ou rester vierge si l'on veut pouvoir prier toujours, ou cesser de prier si l'on veut s'acquitter des obligations du mariage, puisque saint Paul d'un côté nous recommande de prier sans cesse, et que d'un autre côté les engagements du mariage sont un obstacle à la prière. Le même apôtre dit encore: " Si une fille se marie elle ne pèche pas, mais tous ceux qui prendront ce parti souffriront dans leur chair. " Je vous ai déjà prévenue que je ne dirais qu'un mot des inconvénients du mariage : je vous le répète encore ici; et si vous tenez à savoir quelles peines, quels ennuis une vierge s'évite par la continence et une femme s'occasionne par le mariage , consultez le traité de Tertullien à un philosophe de ses amis, les deus livres qu'il a faits sur la virginité, le bel ouvrage de saint Cyprien sur le même sujet, les livres du pape Damase tant en prose qu'eu vers, et le traité que saint Ambroise a composé depuis peu pour sa saur, Il y a dans cet ouvrage tant d'exactitude, tant d'ordre et tant d'éloquence, que l'auteur n'a rien oublié de tout ce qui peut ajouter à la gloire des vierges. Pour moi, je suis une autre route, puisque je ne fais pas ici l'éloge de la virginité, mais je vous apprends ce que vous avez à l'aire pour la conserver. Connaître le bien ne suffit pas , il faut encore s'y maintenir une fuis qu'on y est : pour le connaître il ne faut que les lumières de la raison, mais pour y persévérer il faut violenter la nature, beaucoup le connaissent, mais peu s'y attachent avec constance. " Celui-là sera sauvé, " dit Jésus-Christ, "qui persévérera, jusqu'à la fin; beaucoup sont appelés, mais peu sont élus.

Ne portez donc point en public, ma chère Eustochia , je vous en prie en présence de Dieu, de Jésus-Christ et de ses anges, les vases du temple, que les prêtres seuls peuvent voir, pour ne pas exposer le sanctuaire du Seigneur à des regards profanes. Oza a la témérité de mettre la main sur l'arche d'alliance, qu'il ne lui était pas permis de toucher: il est frappé de mort subite. Les vases d'or et d'argent n'ont jamais valu dus yeux de Dieu le corps d'une vierge, qui est son temple. Plus d'ombres et de ligures aujourd'hui : c'est la vérité qui éclate. Vous parlerez aux gens avec simplicité et candeur, vous aurez même des égards pour des personnes inconnues ; mais un oeil impudique voit différemment: comme il ne comprend pas la beauté de l’âme, il est tout entier à celle du corps. Le roi Ezéchias fit passer tous les trésors du Seigneur devant les Assyriens, tandis qu'il n'aurait pas fallu leur montrer ce qui pouvait enflammer leur cupidité : aussi dans toutes les guerres de la Judée les vases de Dieu devenaient le premier butin de l'ennemi. Transportés à Babylone, Balthazar s'en servit dans un festin pour boire avec ses femmes, parce, que le dernier degré de la licence est de profaner les choses saintes.

Fermez l'oreille aux mauvais discours. Souvent ceux qui laissent comme échapper devant vous quelques paroles libres cent un but : ils veulent vous éprouver, s'assurer si cela vous déplait et si vous aimez à rire et à plaisanter. Applaudir à toutes vers paroles, condamner ce que vous n'approuvez pas, s'arrêter complaisamment sur votre piété, votre enjouement et votre franchise est pour eus un système : " Voilà une véritable servante de Jésus-Christ: c'est la candeur et la simplicité même. Quelle différence de manières avec cette autre, farouche , grossière et stupide , qui n'a sans doute renoncé au mariage que faute de mari ! " Par une suite de notre malheureuse nature nous écoutons toujours avec plaisir ceux qui nous flattent; nous nous laissons prendre à ces compliments, et nous les recevons avec une certaine satisfaction, bien que par une certaine (332) honte et une apparence de modestie nous paraissions les refuser. Comme l'arche d'alliance, qu'une épouse de Jésus-Christ soit revêtue d'or au dedans comme au dehors; qu'elle garde le dépôt de la loi du Seigneur. Eloignez votre intelligence de toutes les choses extérieures et sensibles, puisque l'arche ne contenait que les tables du Testament. Le Seigneur veut s'asseoir sur ce propitiatoire comme sur les ailes des chérubins. Il vous envoie ses disciples pour vous délier comme ce petit ânon dont parle l'Evangile, pour vous délivrer des soins et des embarras du siècle; et, laissant la paille et les briques d'Egypte, suivez Moïse dans le désert et entrez dans la terre de promission. Le Seigneur a besoin de vous: que personne ne vous empêche de rompre vos liens, ni mère, ni père, ni soeur, ni frère. S'il vous arrêtent, n'auront-ils pas la main de Dieu sur la tête? lisez dans l'Ecriture la série des malheurs qui accablèrent Pharaon pour avoir refusé au peuple d'Israël la liberté d'aller adorer le Seigneur. Entrez dans le temple : Jésus-Christ jette dehors tout ce qui ne sert point au culte. C'est un Dieu jaloux : il ne peut souffrir que la maison de son père devienne une caverne de voleurs. Se trouve-t-il dans un lieu oit l'on manie l'argent par profession; où l'on vend des colombes, où l'on immole l'innocence; voit-il le cœur d'une vierge préoccupé et livré à toutes les affaires de ce monda : aussitôt le voile du temple se déchire, et ce divin époux dit avec colère à ces âmes mondaines : " Votre maison va demeurer déserte. " Voyez dans l'Évangile le Sauveur préférer Marie, assise à ses pieds, à Marthe, sa soeur , qui s'empresse pour le recevoir avec tout le zèle que demande l'hospitalité. Marthe prépare à manger à Jésus-Christ et à ses disciples : il lui dit néanmoins : " Marthe, Marthe, vous vous inquiétez et vous vous tourmentez de beaucoup de choses; peu cependant sont nécessaires. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas enlevée. " Imitez Marie, et préférez la nourriture de l'âme à celle du corps laissez à vos soeurs l'embarras du ménage et le soin de recevoir Jésus-Christ en leur maison; trais vous, déchargée des affaires accablantes du siècle, mettez-vous à ses pieds et dites-lui avec l'épouse des Cantiques : " J'ai trouvé celui que mon âme cherchait: je l'arrêterai et ne le laisserai point partir; " et qu'il vous réponde : " Une seule est ma colombe et ma parfaite amie, elle est unique à sa mère, et celle qui lui a donné la vie, " c'est-à-dire la Jérusalem céleste, " l'a choisie préférablement à toute autre. " Jouissez, dans le secret de votre chambre des caresses de votre époux. Faites-vous oraison? vous lui parlez; faites-vous quelque lecture? c'est lui qui vous parle. Il viendra pendant votre sommeil par derrière la touraille, il passera sa main par l'ouverture de la porte, et vous serez émue à son approche. Réveillez-vous vite et, sortant du lit, dites : " Je suis blessée d'amour; " et il ajoutera : " Ma soeur, mon épouse est un jardin fermé ; c'est un jardin fermé et une fontaine scellée. "

Ne quittez jamais votre maison pour visiter des filles étrangères, quand même vous seriez scieur des patriarches et fille de Jacob. Dina sort de la maison de son père: elle perd son innocence. Est-il besoin de chercher votre époux sur les places publiques et de faire le tour de la ville pour le trouver ? En vain direz-vous : " Je me lèverai, je ferai le tour de la ville, et je chercherai dans le marché et sur les places publiques le bien-aimé de mon âme, " personne ne daignera vous répondre. N'espérez pas rencontrer votre époux sur les places publiques; le chemin qui conduit à la vie est petit et étroit. Aussi l'épouse ajoute : " Je l'ai cherché et ne l'ai pas trouvé, je l'ai appelé et il ne m'a point répondu. " Hélas! n'eussiez-vous point d'autre chagrin! mais vous en aurez un autre plus accablant, car on vous blessera, on vous dépouillera, et dans l'excès de votre douleur vous direz : " Les gardes qui parcourent la ville m'ont rencontrée ; ils m'ont frappée, blessée, et m'ont enlevé mon manteau. " Si l'épouse qui disait: " Je dors, et mon coeur veille.... Mon bien-aimé est pour moi comme un bouquet de fleurs de myrrhe; il demeurera sur mon sein; " si cette épouse, pour être sortie de chez elle, a éprouvé tant de malheurs, que ne nous arrivera-t-il pas, à nous jeunes files, qu'on laisse dehors tandis que l'épouse entre dans la chambre de l'époux? Jésus-Christ est jaloux; personne que lui ne doit voir votre visage. En vain justifierez-vous votre conduite : " J'étais couverte de mon voile; je suis allée vous chercher où vous étiez et je vous ai dit : " O bien-aimé de mon âme, apprenez-moi où vous menez paître votre troupeau et où vous reposez à midi, pour ne pas être (333) obligée de me cacher le visage en rencontrant les troupeaux de vos compagnons : ", irrité contre vous, l'époux vous répondra dans sa colère " Si vous ne vous connaissez pas, ô vous qui êtes belle entre toutes les femmes, sortez et suivez les traces des troupeaux, et menez paître vos chevreaux dans les tentes des pasteurs. " Si, malgré votre beauté et l'amour de votre époux pour vous seule, vous vous compromettez; si vous ne surveillez votre coeur avec la plus grande vigilance, si vous ne fuyez les yeux des jeunes gens , l'époux cependant vous chassera de son lit, et vous fera paître ces boucs qui au jour du jugement doivent être placés à la gauche.

Écoutez, ma chère Eustochia, ma mère, ma fille, ma compagne, ma soeur ( car vous êtes ma mère par votre mérite, ma fille par votre âge, ma compagne par la profession que nous faisons tous deux de servir le même Dieu, et ma sueur par les liens que la charité a formés entre nous ), écoutez le prophète Isaïe : " Mon peuple, entrez dans vos chambres, fermez vos portes, et tenez-vous cachés pour un moment jusqu'à ce que la colère du Seigneur soit passée. " Que les vierges folles courent les rues quant à vous , restez avec votre époux dans l'intérieur de votre maison ; fermez sur vous la porte avec soin, et priez, suivant l'Evangile, votre père dans le secret. Alors cet époux viendra et dira, frappant à votre porte : " Me voici à la porte, et c'est moi qui frappe : si quelqu'un m'ouvre j'entrerai, et je souperai avec lui et lui avec moi. " Répondez tout de suite avec un saint empressement : " J'entends la voix de mon bien-aimé qui frappe à la porte: " Ouvrez-moi, " me dit-il, " ma soeur, ma colombe, ma parfaite amie. " Ne lui dites pas : " J'ai quitté ma robe, comment la revêtirai-je? J'ai lavé mes pieds, comment pourrai-je les salir?" Ne tardez pas un instant à vous lever, ouvrez-lui la porte vite; car il pourrait passer outre si vous étiez trop longtemps à lui ouvrir; et dans votre affliction vous diriez : " J'ai ouvert ma porte à pion bien-aimé, mais il était déjà parti. " Pourquoi fermer la porte de votre cœur? ouvrez-la à Jésus-Christ votre époux, fermez-la au démon selon cette parole du sage : " Si l'esprit de celui qui a la puissance s'élève sur vous, ne quittez point votre place. " Daniel pour prier se retirait dans le haut de sa maison, et ouvrait ses fenêtres du côté de Jérusalem : ouvrez aussi les vôtres pour laisser pénétrer la lumière dans votre chambre et pour voir la cite du Seigneur; mais n'ouvrez pas ces fenêtres dont a parlé un prophète : " La mort est entrée par vos fenêtres. " Soyez sur fa défensive contre les attraits et les surprises de la vaine gloire. " Comment pourriez-vous croire,"dit, Jésus-Christ aux Juifs, " vous qui recherchez l'estime des hommes?" Un vice qui apporte à la foi des obstacles presque invincibles doit être bien grand. Quant à nous, disons avec un prophète : " C'est en vous, Seigneur, que je mets toute ma gloire ; " et avec saint Paul : " Que celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur. Si je voulais encore plaire aux hommes je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ. A Dieu ne plaise que je me glorifie autrement qu'en la croix de notre Seigneur! " et avec le prophète : " Nous nous glorifierons en vous durant tout le jour; mon âme se glorifiera dans le Seigneur. " Que Dieu soit le seul témoin de voire aumône, et ayez toujours au milieu du jeune un visage ouvert et joyeux. Ne vous faites pas montrer au doigt et n'arrêtez pas les passants par une tenue trop négligée, ou par une propreté trop recherchée, où par une singularité bizarre dans votre costume. Vous avez perdu votre frère et déjà l'on prépare la tombe de votre soeur : en rendant si souvent ces tristes devoirs aux autres songez que la mort peut aussi vous appeler.

Évitez de paraître plus dévote et plus humble qu'il ne convient, et. ne courez pas après la gloire tout en paraissant la fuir. Il y en a qui sont mystérieux sur leur pauvreté, leurs aumônes et leurs jeûnes que personne ne tonnait, mais qui recherchent l'approbation des hommes, bien qu'ils affectent de la mépriser. Ainsi par un raffinement de vanité inexplicable ils retiennent d'une main la gloire qu'ils repoussent de l'autre. On trouve beaucoup de gens qui, exempts d'autres passions, restent maîtres d'eux mêmes en face de la joie, du chagrin, de l'espérance et de la crainte; mais il en est très peu qui restent insensibles à la vaine gloire; de sorte que , comme le visage le plus beau est celui qui a le moins de défauts, de même l'homme le plus humble est celui qui a le moins de vanité. Je ne vous dis pas de ne point vous élever au-dessus des autres et de ne pas vous prévaloir de vos richesses et de votre (334) naissance : je sais quelle est votre modestie, et que vous dites du fond de l'âme : " Seigneur, mon coeur ne s'est point enflé d'orgueil, et mes yeux ne se sont point élevés; " l'orgueil, qui a précipité le démon, vous est resté étranger ainsi qu'à votre mère : il est donc inutile de vous en parler; car il est ridicule de vouloir apprendre à un autre ce qu'il sait déjà. Si je vous en parle c'est pour ne pas tomber, par suite du mépris des vanités de ce monde, dans l’orgueil de l'humilité. Souvent, après avoir renoncé à la richesse et à la magnificence des habits, on met de l'amour-propre dans un extérieur négligé et sale; ou l'on recherche dans la compagnie de: frères et sueurs la dernière place comme la méritant; ou l'on parle d'une voix faible et languissante, on s'appuie sur les autres pour faire comprendre qu'on est épuisé par les jeûnes et qu'on va se trouver mal. Il y a des vierges qui recherchent un visage pâle et abattu pour révéler leurs jeûnes aux hommes : aperçoivent-elles quelqu'un de loin, aussitôt elles gémissent, baissent modestement les yeux, se couvrent la ligure de leur voile , laissant à peine un oeil pour se conduire. Elles ont une robe de couleur brune, une ceinture de cuir, les mains et les pieds sales ; mais l'estomac, qu'on ne peut voir intérieurement, est rempli de viandes. Appliquons à ces femmes ce que nous chantons tous les jours dans les Psaumes : " Dieu brisera les os de ceux qui ont une vaine complaisance d'eux-mêmes. " D'autres , rougissant de leur sexe, s'habillent en hommes, se coupent les cheveux, et marchent effrontément tête levée avec un visage efféminé; quelques-unes, pour imiter l'innocence et la simplicité des enfants, portent des cilices et des capes faites au métier, et, se rendent ainsi semblables aux chouettes et aux hiboux.

Comme je ne veux pas qu'on me reproche de ne parler que des femmes, je vous préviens que vous avez aussi à éviter des hommes; et quels hommes? ceux qui portent des chaînes de fer, des cheveux longs comme les femmes malgré la défense de l'apôtre saint Paul, une barbe de bouc, un manteau noir, et qui restent les pieds nus quelque froid qu'il fasse : ce costume est la livrée du démon. Tel a été cet Antoine si fameux, et tel est aujourd'hui ce Sophrone qui afflige Rome par ses scandales. Ces hommes s'introduisent dans les maisons des riches, séduisent " des femmes chargées de péchés, qui apprennent toujours; et qui n'arrivent jactais jusqu'à la connaissance de la vérité," qui se revêtent à volonté d'un air de tristesse et d'abattement, mais mangent en secret la nuit pour prolonger leurs prétendus jeûnes. Je me tais, j'ai honte de tout dire : on m'accuserait peut-être de faire une satire au lieu de donner des conseils. Il y en a (je parle de ceux de mon ordre) qui ne reçoivent le diaconat et la prêtrise que pour visiter les femmes plus librement : alors des habits bien parfumés, la peau des pieds bien douce, une chevelure élégamment arrangée et des bagues étincelantes aux doigts, voilà toute leur vie; pour ne pas ramasser de boue dans les rues ils marchent sur la pointe des pieds, de sorte qu'ils paraissent toujours vouloir s'élancer en l'air, et qu'on les prend plutôt pour des nouveaux mariés que pour des ecclésiastiques. Connaître le nom et l'adresse des femmes nobles et riches, leurs goûts et leurs habitudes est une occupation et une étude sérieuse pour d'autres. Jugez du caractère des disciples par le portrait suivant d'un de leurs maures renommé pour ses souplesses et ses artifices.

Il sort du lit avec le soleil , règle l'ordre de ses visites de la journée, prend le chemin le plus court, et vous oies encore au lit que ce vieillard importun vous arrive. Aperçoit-il une nappe artistement brodée, un coussin bien conservé ou tout autre meuble élégant, vite il le loue, le retourne en tous sens, en admire le travail, et, faisant entendre qu'il en aurait grand besoin, il l'arrache plutôt qu'il ne l'obtient; car les femmes se gardent bien, en sa qualité de directeur à la mode, de le contrarier en quoi que ce soit. La chasteté et le jeûne lui sont odieux; il juge d'un repas par le fumet des viandes ; on l'appelle Pipizo parce qu'il est gourmand de volailles, et spécialement de petites grues. II a la barbe longue et épaisse; et il y a dans toute sa personne je ne sais quoi de lier et d'impudent ; aussi est-il fort sur la médisance et les injures. Il est partout ; c'est toujours lui qu'on aperçoit en entrant dan.; une oraison. Il sait les nouvelles dont on parle, les raconte et les arrange à sa manière. A tout moment il change de chevaux : à leur beauté et à leur vigueur on le prendrait pour le roi de Thrace.

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Nous sommes en face d'un ennemi qui tire partout pour nous perdre. " Le serpent, " dit l’Ecriture, " était le plus rusé de tous les animaux que le Seigneur avait criés sur la terre. " Aussi saint Paul dit : " Nous n'ignorons pas les desseins. " Coquetterie ou négligence dans les habits ne convient pas à un chrétien. Il faut exposer les difficultés ou les doutes qui vous embarrassent dans la lecture de l’Ecriture sainte à un homme d'un mérite reconnu, d'un âge. à l'abri du soupçon, d'une réputation intacte, et qui puisse dire : " Je vous ai fiancée à un époux unique qui est Jésus-Christ, pour vous présenter à lui comme une Vierge toute pure. " S'il ne s'en rencontre pas de ce caractère, préférez votre ignorance à une instruction dangereuse. La route que vous suivez est semée d'écueils, et plusieurs vierges, après une longue et inviolable chasteté, ou perdu la couronne de la virginité à l'heure même de la mort.

Ne traitez point avec hauteur Nos compagnes, quand même elles appartiendraient aux classes intérieures de la société, et ne prenez pas avec elles des airs de supériorité. Pourquoi ne pas manger à la même table puisque vous n'avez toutes qu'un même époux, que vous psalmodiez en commun et que vous recevez ensemble le corps de Jésus-Christ? Tâchez au contraire de lui faire des prosélytes : les vierges doivent mettre leur gloire à inspirer aux autres l’estime et l’amour de la virginité. En voyez-nous qui chancellent dans leur foi, tendez-leur les bras, pressez-les contre votre coeur, consolez-les , et faites-vous un mérite auprès de Dieu de les maintenir dans la chasteté ; mais rappelez ces paroles de l'apôtre saint Paul : " Il vaut mieux se marier que de brûler, " à celles qui pour s'affranchir de la servitude sembleraient vouloir vivre dans la continence.

Il y a des vierges et des veuves aussi fainéantes que curieuses qui courent de oraison en maison rendre des visites, et qui par leur verbiage et leur impudence se distinguent même des parasites de théâtre: évitez-les comme la peste, car " les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs. " Quoique livrées tout entières à la bonne chère et à d'autres plaisirs plus criminels encore, elles n'en donnent pas moins des avis aux autres : " Ma chère soeur, profitez du beau temps de votre vie, ne le perdez pas inutilement; il faut user des biens que Dieu nous a accordés. Prétendez-vous les laisser à vos enfants ? " Adonnées au vin et aux autres jouissances matérielles , ces femmes peuvent flétrir les âmes les plus pures, corrompre les coeurs les plus fermes, et inspirer l'amour des plaisirs à la vertu la plus austère. Cette vie molle et sensuelle leur rend lourd le joug de Jésus-Christ : alors elles veulent se marier, et elles se condamnent par la violation de la foi qu'elles avaient engagée auparavant.

Ne vous piquez point d'érudition , ni de faire de jolies pièces de vers ; n'affectez point de parler du bout des lèvres, de grasseyer sans cesse, et de ne prononcer les mots qu'à demi comme font quelques femmes par une nonchalance ridicule : elles se plaisent à outrer la nature jusque dans le langage, parce que le naturel leur paraît grossier et rustique. Quel rapport peut-il y avoir entre la lumière et les ténèbres, entre Jésus-Christ et Beliat? comment allier Horace avec les Psaumes, Virgile avec les Evangiles, Cicéron avec l'apôtre saint Paul ? n'y aurait-il pas scandale à vous voir assise dans un lieu consacré aux idoles? Tout est pur sans cloute pour ceux qui sont purs, et l'on ne doit. rien rejeter de ce qui se mange avec actions de grâce ; mais néanmoins il ne faut pas boire en même temps au calice du Seigneur et au calice des démons. Je vais à ce sujet vous raconter une fâcheuse aventure qui m'est arrivée.

Je quittai il y a plusieurs années pays, père, mère, soeur, parents, et, ce qui coûte aussi à quitter, une table où je faisais bonne chère : j’allai à Jérusalem pour y servir Dieu et pour y gagner le royaume du ciel. J'avais avec moi des livres demi ,je ne pouvais nie passer, et que je m'étais procurés à home avec beaucoup clé peines et de recherches. Ma passion et mon aveuglement étaient alors si grands que je jeûnais pour lire Cicéron. Après de longues et de fréquentes vrilles, après des larmes abondantes occasionnées par le souvenir de mes péchés passés, je lisais Pluton; et lorsque; rentrant en moi-même,.le lisais les prophètes, leur style dur et incorrect nie dégoûtait aussitôt. Aveugle et incapable de voir la lumière; je m'en prenais au soleil au lieu de reconnaître ma folie. Entraîné ainsi par les artifices du démon, il me prit vers la mi-carême une fièvre (336) violente qui, me fatiguant jour et nuit, réduisit mon corps, déjà accablé par de continuelles austérités, à un tel état de maigreur que je n'avais plus que les os. Je commençais déjà à me refroidir. Je n'avais plus qu'un reste de vie qui se révélait par le battement du coeur et l'on se disposait à m'ensevelir, lorsque soudain il me sembla en songe paraître devant un tribunal stupéfait de l'éclatante majesté de ceux qui étaient présents, je restai prosterné contre terre sans oser seulement lever les veux. "Quelle est votre profession ? " me dit le juge. " Chrétien. " — " Vous en imposez : vous n'êtes pas chrétien, mais cicéronien ; car où est votre trésor là est aussi votre coeur. "

Je gardais le silence, plus déchiré par les remords de ma conscience que par les coups de verges qu'on me donnait. ( car le juge avait ordonné qu'on me frappât ), et je me rappelais ce verset du Psalmiste : " Qui publiera vos louanges dans l'enfer, Seigneur? " Je me mis à crier et à dire en gémissant : " Ayez pitié de moi, Seigneur ! avez pitié de moi ! " On m'entendait continuellement répéter cette prière au milieu des coups que je recevais. Enfin les spectateurs, s'étant jetés aux pieds du juge, le prièrent de pardonner à ma jeunesse et de m'accorder le temps de faire pénitence de ma faute, sauf, à me punir ensuite rigoureusement si j'y retombais. Quant à moi, dans une telle circonstance j'aurais voulu promettre encore plus : je lui fis les plus grands serments du monde, et, le prenant lui-même à témoin, je lui dis : " Seigneur, s'il m'arrive jamais d'avoir ou de lire des livres profanes, je consens que vous me regardiez comme un homme qui vous a renié. " Aussitôt après je fus mis en liberté. Je revins à moi, et, au grand étonnement de ceux qui entouraient mon lit , je versai des larmes si abondantes que les plus incrédules furent convaincus de la douleur que j'éprouvais. J'en atteste et ce tribunal redoutable devant lequel j'ai comparu et ce jugement rigoureux qui m'a tant effrayé, il n'y avait là ni songe ni vision. Fasse le ciel que je ne sois jamais appliqué à une telle question ! j'avais les épaules meurtries à mon réveil, et je ressentais encore la douleur des coups que j'avais reçus. Aussi ma passion pour l'étude des livres sacrés fut-elle beaucoup plus grande que ne l'avait été ma passion pour les livres profanes.

L'avarice est un vice contre lequel vous devez vous tenir sur la défensive : ne point convoiter par une cupidité déréglée le bien d'autrui ne suffit pas, puisque les lois civiles même sévissent contre cette injustice ; mais il ne faut point ménager par un attachement criminel votre propre bien, qui appartient encore à d'autres qu'à vous. " Si vous n'avez pas été fidèles, " dit Jésus-Christ, " dans la dispensation d'un bien qui n'était pas à vous, qui vous donnera celui qui vous appartient ?"

Posséder beaucoup d'or et beaucoup d'argent c'est posséder un bien étranger : les biens spirituels sont nos seules et véritables richesses, comme dit l'Écriture : " L'homme trouve dans ses propres richesses de quoi se racheter. " Nul ne peut servir deux maîtres ; car ou il hait l'un et aime l'autre, ou il s'attache à l'un et méprise l'autre. On n'est pas en même temps à Dieu et à l'argent (mammona en langue syriaque). La foi s'étiole et meurt au milieu des soucis d'argent, qui n'amènent que l'avarice et nous assimilent aux païens.

Mais, direz-vous peut-être, je suis une jeune fille délicate qui ne tonnait guère le travail des mains : qui me soulagera dans ma vieillesse ou dans la maladie? Écoutez ce que Jésus-Christ dit à ses apôtres : " Ne vous inquiétez ni de votre nourriture ni de votre habillement. Est-ce que la vie ne vaut pas mieux que la nourriture, et le corps que le vêtement? Considérez les oiseaux du ciel, qui ne sèment ni ne moissonnent, et qui n'amassent point dans des greniers, mais votre pire céleste les nourrit. "

Manquez-vous de vêtements, pensez à la beauté pure et éclatante des lys; avez-vous faim, n'oubliez pas que les pauvres et ceux qui souffrent de la faim sont les bienheureux de Jésus-Christ; êtes-vous malade, lisez saint Paul : " Mes faiblesses sont ma satisfaction et ma joie ; et, afin qu'il ne fût pas donné à l'orgueil de prévaloir contre moi, Dieu a permis que j'éprouvasse les mouvements de la nature, qui ne sont autres que les attaques de l'ange de Satan. " Soyez dans la joie des jugements de Dieu sur vous, comme dit le prophète-roi

" Les filles de Juda ont tressailli de joie à cause de vos jugements, ô Seigneur. " Dites toujours avec Job : " Sorti nu du sein de ma mère, j'y retournerai nu ; " et avec saint Paul : " Arrivés (337) en ce monde avec rien, nous en sortirons de même. "

Plusieurs femmes ne font pas attention à ces paroles; car leur garde-robe est remplie d'habits, elles en mettent de nouveaux chaque jour, et elles ne peuvent les préserver des vers. D'autres qui montrent un peu plus de religion n'ont qu'un seul habit; elles le portent jusqu'aux lambeaux, et leur coffre est plein d'or et d'argent. Leurs livres, écrits en lettres d'or sur du parchemin de couleur pourpre, sont enrichis de pierreries, et Jésus-Christ nu meurt de besoin à leur porte. Font-elles l'aumône aux pauvres, c'est au son de la trompette; donnent-elles à manger à ceux qui ont faim, un crieur à gages court le publier par les rues et les places publiques.

J'ai été témoin, il y a peu de temps, d'une scène étrange dans l'église Saint-Pierre de Rome. Une darne des premières familles de Rome (je ne la nommerai pas, afin qu'on ne prenne pas ceci pour une satire), précédée d'une troupe d'esclaves, donnait elle-même, pour signaler sa charité, à chaque pauvre une pièce d'argent une vieille femme couverte de haillons, qui avait reçu la sienne, alla se placer sur un autre rang pour recevoir une seconde fois ; mais la dame la reconnut, et, pour la punir de sa faute, au lieu d'une pièce d'argent lui appliqua un si violent soufflet qu'elle la mit tout en sang.

L'avarice est l'origine de tous les maux. Saint Paul l'appelle, idolâtrie: " Cherchez d'abord le royaume de Dieu, "dit-il, " et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît. Le Seigneur ne laissera point mourir de faim l'âme du juste. " Le prophète-roi dit : " J'ai été jeune, maintenant je suis vieux : je ne me rappelle pas que le juste ait été abandonné et que ses enfants aient cherché du pain. " Des corbeaux apportent â manger à Elie ; la veuve de Sarepta, à la veille de mourir de faim avec ses enfants, se prive néanmoins pour donner à ce prophète; mais sa portion d'huile augmente d'une manière miraculeuse, et elle reçoit la nourriture de celui qui était venu lui en demander. " Je n'ai ni or ni argent, " disait saint Pierre, " mais je vous donne ce que j'ai. Levez-vous au nom de Jésus-Christ, et marchez. " Combien aujourd'hui qui disent, non en paroles mais par leurs couvres: Je n'ai ni foi ni charité, mais j'ai de l'or et de l'argent, et je ne vous donne pas ce que j'ai.

Soyons contents d'être seulement nourris et vêtus. Ecoutez la prière de Jacob : " Que mon Seigneur reste avec moi, qu'il me conduise dans le chemin où je me trouve, qu'il me donne du pain pour manger et des vêtements pour me couvrir." Que demande-t-il à Dieu? le nécessaire. Et après vingt ans d'absence que fait-il? Il revient en la terre de Chanaan avec une famille nombreuse et riche en esclaves. L'Ecriture sainte nous apprend à fuir l’avarice par beaucoup d'exemples : je les ai déjà rapportés, et comme je me propose de traiter à part cette question, je vais me borner au récit de ce qui est arrivé il y a quelques années dans un monastère de Nitrie. Plus économe qu'avare, ignorant que le Sauveur avait été vendu trente deniers, un frère laissa en mourant cent écus qu'il avait gagnés à faire des filets : les solitaires de ce pays, qui sont au nombre de cinq mille dans des cellules séparées, se réunirent pour délibérer sur le parti à prendre : les uns pensaient à distribuer l'argent aux pauvres, les autres à le donner à l'Eglise, quelques-uns à le remettre à la famille du mort; mais Macaire, Pambo, Isidore, et les autres appelés pères, inspirés par le Saint-Esprit, voulurent qu'on enterrât tout à la fois l'argent et le mort en disant : " Que ton argent périsse avec toi!" Cette conduite n'avait rien de dur et d'inhumain, et elle frappa tellement les solitaires d'Egypte qu'ils regardaient comme un crime de laisser seulement un écu en mourant.

Comme je sais que tout ce qui peut exciter votre piété vous fait plaisir, donnez-moi un moment d'attention pour vous parler des solitaires d'Egypte. Il y en a de trois sortes : les cénobites, sausés en langue égyptienne, c'est-à-dire: qui vivent en commun; les anachorètes, ainsi appelés parce qu'ils demeurent seuls dans le désert entièrement séparés du reste des hommes; les remoboth, hommes d'une conduite peu réglée, et généralement méprisés. Notre province (la Pannonie) n'en connaît pas d'autres; du moins y sont-ils au premier rang. Ils se réunissent deux ou trois ( rarement plus de trois ) pour vivre dans l'indépendance et à leur fantaisie. La table est commune entre eux, et ils contribuent aux frais par le travail de leurs mains. Ils habitent volontiers les villes et bourgs, (333) et assez souvent ils vendent leurs ouvrages plus cher que les ouvriers ordinaires, comme si la sainteté consistait à bien travailler et non à vivre saintement. Subvenant eux-mêmes à leur entretien et à leur nourriture, ils ne veulent se soumettre à personne, et souvent. ils se brouillent ensemble. Il est vrai qu'il y a lutte entre eux pour le jeûne ; car ils cherchent à prévaloir dans une couvre qu'ils devraient tenir silencieuse et cachée. Tout en eux est étudié et affecté, et leur vertu consiste dans l'ampleur des manches de leur vêtement, dans la largeur de leurs souliers, dans de fréquents soupirs, dans des visites aux vierges et dans la censure des ecclésiastiques. Les jours de fête ils boivent jusqu'à se rendre malades.

Mais laissons là ces moines déréglés et scandaleux, et parlons des cénobites, qui vivent en commun. Leur premier engagement, base de leur association, est une soumission absolue aux anciens. On les divise en décuries et en centuries, en sorte qu'un décurion commande à neuf moines et un centenier à dix décuries. Ils demeurent en particulier dans des cellules séparées les unes des autres, et ils ne peuvent se réunir avant l'heure de none, à l'exception des décurions, qui peuvent visiter ceux qu'ils dirigent pour soutenir et consoler celui que tourmentent de mauvaises pensées.

Ils s'assemblent habituellement à l'heure de none pour chanter des psaumes et lire l'Ecriture sainte. Après la prière ils se rangent dans un profond silence autour de celui qu'ils appellent père, pour entendre une exhortation spirituelle, sans cracher ni lever les yeux. Leurs applaudissements ne se révèlent que par leurs larmes, et ils étouffent jusqu'aux soupirs que la componction leur occasionne. Mais néanmoins ils en laissent échapper quelques-uns lorsque le père en vient au royaume de Jésus-Christ, à la félicité et à la gloire qui leur sont promises ; et ils disent en eux-mêmes en levant les yeux au ciel: " Qui me donnera des ailes comme à la colombe, afin que je puisse m'envoler et me reposer? " Puis ils vont se mettre à table, chaque décurie avec son décurion. Chaque solitaire y sert à son tour pendant une semaine. On n'entend jamais de bruit, et ils prennent très silencieusement leurs repas qui se composent de pain, de légumes, d'herbes, dont le sel est tout l'assaisonnement. Les vieillards seuls

boivent du vin: souvent on leur en donne à dîner, ainsi qu'aux jeunes, pour soutenir la vieillesse des uns et fortifier la faiblesse des autres. Le repas terminé ils l'ont une prière, et se retirent dans leurs cellules où ils s'entretiennent jusqu'à vêpres avec ceux de leur décurie. " Avez-vous remarqué, " disent-ils, "de combien de grâces le ciel a prévenu celui-ci, combien celui-là est silencieux, combien cet autre a l'air grave et modeste ? " Ils consolent les faibles, et excitent les fervents à s'avancer de plus en plus dans les voies de la perfection. Ne font-ils point leurs prières en commun, alors ils veillent en particulier la nuit dans leurs cellules , et. il y en a qui viennent observer ce qui s'y fait: s'ils en découvrent un qui soit tiède et languissant ils ne lui disent rien, mais sous un prétexte indifférent ils le visitent plus souvent, causent avec lui, et, au lieu de. lui parler de l'oraison comme d'une loi, ils lui en tracent un si beau portrait qu'ils la lui font aimer. Chaque jour on leur donne de l'ouvrage à tâche, qui est remis entre les mains du décurion : celui-ci le porte à l'économe, qui tous les mois rend compte au supérieur avec une crainte respectueuse. L'économe goûte avec soin la nourriture des frères ; et, comme on ne doit pas dire qu'on n'a point de robe ou de natte pour coucher, il règle tout avec tant de prudence et de sagesse que personne ne demande rien parce que rien ne manque. Un frère est-il malade , on le transporte de sa cellule dans une chambre plus grande, et les anciens en ont tellement soin qu'il n'a pas sujet de regretter les avantages des villes ou la sollicitude d'une mère. Le dimanche est consacré à la lecture et à la prière, bien qu'ils s'y appliquent chaque jour après le travail manuel et qu'ils apprennent l'Ecriture sainte. Leur jeûne dure toute l'année : ils peuvent l'augmenter en carême par des mortifications et austérités nouvelles. Depuis Pâques jusqu'à la Pentecôte on change le souper en dîner, tant pour se conformer à la tradition de l'Eglise que pour ne pas se charger l'estomac en faisant deux repas par jour. Tels étaient ces esséniens dont parle Philon, cet écrivain qui a si bien imité le style de Platon; tels ceux dont Joseph, le Tite-Live des Grecs, nous fait le portrait dans son second livre de la Captivité des Juifs.

Tout en vous parlant des vierges je vous ai aussi beaucoup parlé des solitaires : je n'ai (339) cependant pas fini, et j'ai encore à vous parler de la troisième classe, des anachorètes, qui n'emportent avec eux dans le désert que du pain et du sel. Leur fondateur est saint Paul ermite, ou mieux saint Jean-Baptiste, en remontant plus haut; et saint Antoine les a illustrés. Ces paroles de Jérémie conviennent bien à saint Jean-Baptiste : " Il est bon à l'homme de porter le joug dès sa jeunesse : il s'assiéra, se tiendra dans la solitude et dans le silence, parce qu'il s'est chargé de ce joug ; il tendra la joue à celui qui le frappera, il se rassasiera d'opprobres, et le Seigneur ne le rejettera pas pour toujours. " Je reviendrai plus tard, si vous voulez, sur leurs travaux et leur vie angélique dans un corps de chair. J'en étais à l'avarice lorsque je vous ai parlé des solitaires : je continue donc. Si vous suivez leurs exemples et imitez leurs vertus, vous n'aurez que du mépris non-seulement pour l'argent, l'or et les richesses de ce monde, mais encore pour le ciel et la terre, et, vous attachant uniquement à Jésus-Christ, vous chanterez avec le prophète-roi : " Le Seigneur est mon partage. "

Quoique l'apôtre saint Paul nous ordonne de prier sans cesse, et que le sommeil soit pour les saints une sorte d'oraison, nous n'en devons pas moins partager en heures différentes le temps que nous donnons à la prière, et tout quitter pour y vaquer. Outre le matin et le soir, moments que tout le monde sait consacrés à la prière, outre tierce, sexte, none, nous devons encore prier Dieu avant de nous mettre à table et en la quittant. Il n'est pas mal, la nuit, de nous lever deux ou trois fois pour nous rappeler les passages de l'Ecriture que nous avons appris, de nous munir de la prière en sortant de la maison, et à notre retour de ne nous asseoir qu'après avoir prié; car il faut. donner à l'âme la nourriture dont elle a besoin avant de reposer le corps. Il est bon aussi de faire le signe de la croix sur toutes nos actions et nos démarches. Ne parlez mal de personne, et gardez-vous de donner du scandale à vos frères. Qui êtes-vous pour oser condamner le serviteur d'autrui? S'il tombe ou s'il demeure ferme, cela regarde son maître; mais il demeurera ferme parce que le Seigneur est tout-puissant pour l'affermir. Ne vous flattez pas de l'emporter en vertu et en mérite sur ceux qui ne jeûnent pas parce que vous jeûneriez deux jours de suite : vous jeûnez, il est vrai, mais n'êtes-vous point impatiente et emportée? et puis celui qui ne jeûne pas est peut-être doux et rempli de l'amour de Dieu. Sobre à ses repas, réglé dans sa nourriture, il en rend grâce à Dieu, tandis que vous, quoique mortifiée de corps et d'esprit, vous digérez, pour ainsi dire, vos peines et votre faim dans les plaintes et la mauvaise humeur. Aussi le prophète Isaïe répète-t-il sans cesse : " Ce n'est point là le jeûne que j'ai choisi, dit le Seigneur; " et encore : " Vous jeûnez au milieu des procès et des querelles, et vous frappez les petits avec une violence impitoyable: pourquoi jeûnez-vous pour moi?" Est-ce jeûner que de conserver de la haine, je ne dis pas jusqu'à la nuit, mais des mois entiers?

Attentive sur vous-même, que vos bonnes couvres soient votre propre gloire, et ne la placez point dans les fautes des autres; ne vous réglez point sur les femmes qui, ne cherchant qu'à satisfaire leurs passions, n'ont d'autre occupation que de compter leurs revenus et de calculer la dépense de chaque jour pour leur maison : la chute du perfide Judas n'a pas entraîné les autres apôtres dans le précipice; la foi des fidèles n'a pas fait naufrage avec Phigelle et Alexandre. Ne me dites point que celle-ci jouit de son bien, que celle-là est généralement estimée, que les frères et les soeurs lui rendent de fréquentes visites et qu'elle ne cesse pas pour cela d'être vierge. A cela je réponds d'abord qu'il n'est pas certain que cette personne soit véritablement vierge; car Dieu a bien d'autres yeux que nous; l'homme ne voit que ce qui frappe les sens, mais Dieu lit au fond du coeur. De plus, elle peut être vierge de corps sans l'être d'esprit. Cependant en parlant d'une véritable vierge saint Paul dit : " II faut qu'elle soit sainte de corps et d'esprit. " Qu'elle jouisse au reste tant qu'elle voudra de la vaine estime des hommes, qu'elle démente l'apôtre saint Paul en conservant la vie de l'âme dans les délices du siècle : quant à nous, suivons toujours les exemples de ceux qui se distinguent par la régularité de leur vie et la pureté de leurs mœurs.

Prenez pour modèle de votre conduite la sainte Vierge, qui par son extrême pureté mérita d'être la mère du Seigneur. Marie, qui n'avait pas encore été saluée par aucun homme , (340) surprise et effrayée, ne sut que répondre à l'ange Gabriel, qui lui apparut sous la forme d'un homme en la saluant : " Je vous salue, pleine de grâces; le Seigneur est avec vous; " mais enfin sachant qui il était, elle lui répondit, et, quoique tremblante à la vue d'un homme, elle ne craignit point de s'entretenir avec un ange. Il vous est loisible de devenir aussi la mère du Sauveur : prenez ce grand, ce nouveau livre dont parle un prophète, tracez sur ses pages en caractères ordinaires et lisibles : " Hâtez-vous de prendre les dépouilles; " et lorsque vous vous serez approchée de la prophétesse et que vous aurez conçu et enfanté un fils, dites à Dieu "Nous avons conçu par votre crainte, Seigneur, nous avons senti les douleurs de l'enfantement, et nous avons enfanté et mis au monde l'esprit du salut. " Alors votre fils vous répondra " Voici ma mère et mes frères. " Cet enfant, conçu et dépeint dans l'étendue d'un coeur nouveau, croîtra; et après avoir remporté les dépouilles de ses ennemis, après avoir attaché à la croix les principautés et les puissances, il vous épousera devenu plus grand, et par un changement étonnant vous deviendrez son épouse après avoir été sa mère. Il est difficile sans doute, mais il est glorieux de devenir semblable aux martyrs, aux apôtres, à Jésus-Christ même.

Pour arriver à ce magnifique résultat il faut être dans le sein de l'Eglise, manger la Pâques dans une même maison, entrer dans l'arche avec Noé; il faut que Rahab, cette femme débauchée qui est devenue juste aux yeux de Dieu, nous retire chez elle tandis que Jéricho tombe en ruines. Quant aux vierges que se vantent d'avoir certains hérétiques et surtout les manichéens, mettez-les au nombre des prostituées et non au rang des vierges. En effet, si le démon a formé leurs corps, quel respect peuvent-elles avoir pour l'ouvrage de leur ennemi? Mais, comme elles n'ignorent pas que le nom de vierge est glorieux et respectable aux yeux des hommes, elles se couvrent de la peau de brebis ; antéchrists, elles contrefont Jésus-Christ, et dissimulent sous un nom honorable les infamies d'une vie déréglée et corrompue, réjouissez-vous, ma soeur, réjouissez-vous, ma fille, réjouissez-vous, vierge de Jésus-Christ, puisque vous possédez le fond et la solidité d'une vertu dont les autres n'ont que les dehors et l'apparence. " Nos paroles jusqu'à présent paraîtront dures à ceux qui n'aiment pas Jésus-Christ: mais ceux qui, convaincus que le soleil ne luit que sur une immense vanité, regarderont comme une boue infecte l'éclat des grandeurs humaines, mépriseront tout pour gagner Jésus-Christ, mourront avec lui pour ressusciter avec lui, crucifieront leur chair avec ses passions et ses désirs déréglés, ceux-là s'écrieront hautement: " Qui pourra nous séparer de l'amour de Jésus-Christ? sera-ce l'affliction, ou les chagrins, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou le fer et la violence?" et encore " Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les futures, ni la violence, ni tout ce qu'il y a de plus haut ou de plus profond, ni aucune autre créature ne pourra jamais nous séparer de l'amour de Dieu en Jésus-Christ notre sauveur." Le fils de Dieu s'est fait fils de l'homme pour notre salut : il attend pendant neuf mois dans le sein de sa mère le moment de sa naissance; il y éprouve mille ennuis et mille dégoûts; il en sort couvert de sang; aussitôt on l'enveloppe de langes, on le caresse, on lui sourit; et celui qui tient le monde dans sa main se renferme lui-même dans une pauvre étable. Dirai-je que, content de la pauvreté de ses parents, il mène jusqu'à l'âge de trente ans une vie silencieuse et obscure aux yeux des hommes; qu'il reste dans le silence lorsqu'on l'outrage, et qu'il prie pour ses bourreaux qui l'attachent à la croix? " Que rendrai-je donc au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a faits?Je prendrai le calice du salut et j'invoquerai le nom du Seigneur : la mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux. " Nous ne pouvons reconnaître toutes les grâces que nous avons reçues de Jésus-Christ qu'en lui donnant sang pour sang, qu'en sacrifiant notre vie pour son amour de même qu'il a sacrifié la sienne pour notre salut. Quel est le saint qui a été couronné sans avoir combattu ? Abel, innocent, est tué; Abraham court risque de perdre sa femme... Je m'arrête. Si vous voulez considérer vous-même la vie des justes sur la terre, vous verrez qu'ils ont tous souffert et que l'adversité a été leur partage. Salomon seul a vécu dans les délices; mais aussi les délices ne l'ont-elles pas perdu? " Le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tous ceux qu'il (341) reçoit au nombre de ses enfants." Ne vaut-il pas mieux combattre, s'imposer des privations, rester sous les armes, fatiguer sous le poids de la cuirasse pendant quelque temps et goûter ensuite les fruits de la victoire, que de s'engager dans une servitude éternelle pour échapper à une peine passagère? Rien ne coûte quand on aime et tout parait facile à un coeur tendre et passionné. Que ne fit pas Jacob pour posséder Rachel qui lui avait été promise en mariage! " Il servit sept ans pour Rachel, " dit l'Ecriture, " et ce temps ne lui paraissait que quelques jours. " Aussi disait-il lui-même dans la suite : " J'étais accablé de chaleur le jour et j'avais froid la nuit. " Aimons donc Jésus-Christ, attachons-nous étroitement à lui, et nous verrons les plus grandes difficultés s'évanouir et les peines les plus longues disparaître à nos yeux. Blessés des traits de son amour, nous dirons à tout moment : " Hélas! que mon exil est long! Les souffrances de cette vie n'ont point de proportion avec la gloire qui paraîtra un jour en nous, parce que l'affliction produit la patience, la patience l'épreuve et l'épreuve l'espérance. Or cette espérance n'est point trompeuse. " Vous sentez-vous accablée sous le poids de vos peines, lisez la seconde épître de saint Paul aux Corinthiens : " J'ai passé par une infinité de travaux : j'ai souvent supporté la prison, j'ai reçu des coups sans nombre, je me suis vu souvent tout près de la mort, j'ai reçu des Juifs par cinq fois différentes trente-neuf coups de fouet, j'ai été battu de verges par trois fois et une fois lapidé, trois fois j'ai fait naufrage, j'ai passé un jour et une nuit au fond de la mer, j'ai voyagé souvent, j'ai couru des dangers et sur les fleuves, et sur la mer, et au milieu des villes, et dans le désert, et de la part des voleurs, et de la part de ma nation, et de la part des païens, et de la part des faux-frères; j'ai souffert toutes sortes de travaux et de fatigues, les veilles fréquentes, la faim, la soif, les jeûnes réitérés, le froid et la nudité. " Qui de nous peut se vanter d'avoir souffert seulement la moindre partie des peines que ce grand apôtre a supportées? Aussi se disait-il avec confiance: "J'ai fourni ma carrière, j'ai gardé la foi: il ne me reste plus qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée, que le Seigneur, comme un juge équitable, me rendra en ce grand jour. "

Les viandes sont-elles mal assaisonnées, on se met de mauvaise humeur; boit-on du vin avec beaucoup d'eau, on s'imagine faire une action fort agréable à Dieu, mais on casse les verres, on renverse la table, on frappe les domestiques, et on se venge par l'effusion de leur sang de l'eau qu'on a bue. " Le royaume du ciel se prend par violence, et ce sont les violents qui l'emportent : " vous ne l'emporterez jamais si vous ne vous faites violence; vous n'obtiendrez jamais ce pain mystérieux dont parle l'Evangile si vous ne frappez à la porte avec importunité. N'est-ce pas en effet faire une grande violence au ciel que de vouloir, nous qui ne sommes que matière, devenir semblables à Dieu même et nous élever, pour juger les anges, jusqu'à la place d'où ces esprits rebelles ont été précipités?

Dégagez-vous pour un moment des liens du corps, et examinez cette grande récompense que Dieu nous prépare comme indemnité des peines de la vie présente , récompense que l’oeil n'a point vue, que l'oreille n'a point entendue, et que le coeur de l'homme ne saurait jamais comprendre. Qui pourrait raconter votre gloire en ce jour où la Vierge Marie , mère du Seigneur, viendra au-devant de vous accompagnée des choeurs de vierges, chantant la première au bruit du tambour avec ses compagnes la défaite de Pharaon enseveli sous les eaux avec son armée après le passage de la mer Rouge : " Chantons les louanges du Seigneur. qui a fait éclater sa gloire et sa puissance en précipitant dans la mer le cheval et le cavalier! " Alors sainte Thècle, transportée de joie, se jettera à votre cou pour vous embrasser tendrement; alors votre époux viendra lui-même vous recevoir en disant : " Levez-vous, venez, mon amie, mon épouse, ma colombe; car l'hiver est déjà passé et les pluies ont cessé; " alors les anges, saisis d'étonnement, diront : " Quelle est celle-ci qui s'avance comme l'aurore, belle comme la lune, éclatante comme le soleil?" Les filles vous verront, les reines feront votre éloge, et les autres femmes publieront vos louanges. D'un autre côté, une nouvelle troupe de femmes chastes viendra à votre rencontre Sara paraîtra avec les femmes mariées, et Anne, fille de Phanuël, avec les veuves. Celles qui ont été vos mères et selon la chair et selon l'esprit seront dans différents choeurs : l'une se réjouira de vous avoir mise au monde, l'autre se félicitera de vous avoir donné une bonne éducation. Alors on verra véritablement le Seigneur entrer dans la Jérusalem céleste monté sur une ânesse; alors ces petits enfants dont le Sauveur a dit dans le prophète Isaïe : " Me voici, moi et les enfants que Dieu m'a donnés, " portant des palmes à la main pour marque de leur victoire, chanteront ensemble : " Hosanna ! Salut et gloire! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! Hosanna! Salut et gloire au haut des cieux! " alors les cent quarante-quatre mille qui sont devant le trône et devant les vieillards, prenant leurs harpes, chanteront un cantique nouveau que nul autre ne pourra chanter. Ceux-là ne se sont point souillés avec les femmes, car ils sont restés vierges, et ils suivent l'Agneau partout où il va. Si la vanité fait quelque impression sur votre coeur, si le siècle vous apparaît avec ses pompes et sa gloire, élevez-vous en esprit jusqu'au ciel, commencez à être ce que vous devez être un jour, et votre époux vous dira : " Mettez-moi comme un signe sur votre coeur et comme un sceau sur votre bras; " et par là votre coeur et votre corps étant à l'abri des tentations, vous direz : " Les grandes eaux n'ont pu éteindre la charité, et les fleuves ne seront point capables de l'étouffer. "