OEUVRES DE SAINT JÉRÔME

 

 

 

Publiées par M. BENOIT MATOUGUES,
sous la Direction
DE M. L. AIMÉ-MARTIN.
PARIS AUGUSTE DESREZ,IMPRIMEUR-EDITEUR
Rue Neuve-Des-Petits-Champs, n°50.
MDCCCXXXVIII

Abbaye Saint Benoît de Port-Valais
CH-1897 Le Bouveret (VS)

 

Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/

 

 

 

 

 

 

 

POLEMIQUE

 

 

 

 

 

 

 

POLEMIQUE *

QUESTIONS SUR LE SCHISME DE L'ÉGLISE D'ANTIOCHE *

PARTIE I. *

PARTIE II. *

DÉFENSE DES LIVRES ÉCRITS PAR S. JÉRÔME CONTRE L'HÉRÉTIQUE JOVINIEN. *

TRAITÉ SUR LA DISCUSSION DE JEAN , EVÊQUE DE JÉRUSALEM, AVEC SAINT ÉPIPHANE. *

APOLOGIE DE SAINT JÉRÔME CONTRE LES ACCUSATIONS DE RUFIN. *

TRAITÉ CONTRE L'HÉRÉTIQUE VIGILANTIUS, ou RÉFUTATION DE SES ERREURS. *

TRAITÉ SUR LES ERREURS CONTENUES DANS LE LIVRE DES PRINCIPES D’ORIGÈNE. *

LES ERREURS DE PÉLAGE. *

TRAITÉ SUR LES JUIFS. *

CONTRE LES MONTANISTES. *

SUR LES ÉCRIVAINS GRECS ET LATINS. *

CONTRE UN MOINE DE SES ENNEMIS. *

TRAITÉ. A THÉOPHILE, PATRIARCHE D’ALEXANDRIE, SUR JEAN DE JÉRUSALEM. *

 

 

 

 

 

 

QUESTIONS SUR LE SCHISME DE L'ÉGLISE D'ANTIOCHE

AU PAPE DAMASE.

PARTIE I.

Comme l'Orient, agité par ses anciennes fureurs, déchire la robe sans coutures du Seigneur, comme les renards ravagent la vigne de Jésus-Christ, et comme parmi tant de citernes entr'ouvertes qui ne sauraient garder l'eau on a de la peine à découvrir où est la fontaine scellée et le jardin fermé de l'Église, j'ai cru devoir consulter la chaire de saint Pierre, et sa foi, qui a reçu autrefois des louanges de la bouche même de l'apôtre saint Paul, et chercher la nourriture de mon âme dans le lieu même où j'ai été revêtu de Jésus-Christ. La vaste étendue des terres et des mers qui me sépare de Rome n'a pu m'empêcher d'y aller chercher la perle évangélique. " En quelque lieu que soit le corps, les aigles s'y assembleront. " Tandis que les enfants libertins consument leur patrimoine en débauches, vous seul conservez sans partage l'héritage de vos pères. Votre terre, toujours féconde et abondante, produit sans mélange et rend au centuple la semence que le Seigneur y a jetée . dans la nôtre le pur froment, étouffé sous les sillons, dégénère en ivraie. Aujourd'hui le soleil de justice se lève dans l'occident, au lieu que dans l'orient cet orgueilleux Lucifer qui est tombé du ciel établit son trône au-dessus des astres. " Vous êtes la lumière du monde, vous êtes le sel de la terre, " vous êtes des vases d'or et d'argent. Ici nous n'avons que des vases de terre et de bois, qui doivent être brisés avec une verge de fer ou consumés dans des flammes éternelles.

Quoique je sois ébloui par l'éclat de votre dignité, je nie sens néanmoins attiré par votre bonté paternelle : je demande au grand prêtre la victime du salut, et au pasteur le secours qu'il doit donner à ses brebis. Qu'on ne m'accuse donc point de témérité, qu'on ne me vante point ici la dignité et la grandeur du siège de Rome : je parle au successeur d'un pécheur et à un disciple de la croix. Comme je ne veux suivre que Jésus-Christ, aussi ne veux-je communiquer qu'avec Votre Sainteté, c'est-à-dire avec la chaire de Pierre. Je sais que l'Église a été établie sur cette pierre : quiconque mange l’Agneau hors de cette maison est profane ; quiconque ne se trouve pas dans l'arche de Noé périt par le déluge. Comme le désir de pleurer mes péchés m'a obligé de me retirer dans cette vaste solitude qui sépare la Syrie d'avec le pays des Barbares, et que je suis trop éloigné de Rome pour pouvoir demander toujours à Votre Sainteté "le saint du Seigneur, " je m'attache aux saints confesseurs égyptiens, vos confrères, et je me cache parmi eux comme une petite barque qui se met à l'abri à côté des grands vaisseaux. Je ne connais pas Vital, je reflète Mélèce, je ne sais qui est Paulin. Celui qui n'amasse point avec vous dissipe au lieu d'amasser, c'est-à-dire que celui qui n'appartient pas à Jésus-Christ appartient à l'Antéchrist.

Je ne puis le dire sans douleur, après la division du concile de Nicée, après le décret du concile d'Alexandrie fait du consentement des évêques d'orient et d'occident, les chefs des ariens et ceux qui tiennent leurs assemblées à la campagne veulent que je reconnaisse trois hypostases, moi, élevé dans l’Eglise latine et à qui ces termes sont nouveaux. Quels sont, je vous prie, les apôtres qui out parlé de la sorte ? quel est le nouveau saint Paul, le (344) nouveau maître des nations qui a enseigné cette doctrine? Je leur demande ce qu'ils entendent par trois hypostases : ils répondent qu'ils entendent : trois personnes existantes. Je leur dis que c'est là ma croyance, mais ils ne se contentent pas du sens que je donne à ces paroles, ils veulent que je les prononce : il faut qu'il y ait quelque ruse cachée sous ces mots. Je dis hautement : " Quiconque ne confesse pas trois hypostases, c'est-à-dire trois personnes existantes, qu'il soit anathème; " mais parce que je ne me sers pas des termes qu'ils souhaitent ils me font passer pour hérétique. Que si par le mot hypostase on entend l'essence et la substance, et qu'on ne dise pas qu'il n'y a dans Dieu qu'une hypostase en trois personnes, l'on est séparé de Jésus-Christ. C'est sur cela qu'on me fait mon procès, et qu'on m'accuse d'être uni avec vous par la même confession de foi.

Dites-moi , je vous prie, quel parti je dois prendre : je ne craindrai pas de dire qu'il y a trois hypostases si vous me le commandez. Qu'on fasse, si vous le jugez à propos, une nouvelle confession de foi après celle qui a été faite dans le concile de Nicée, et que les orthodoxes se servent des mêmes termes que les ariens pour expliquer leurs sentiments. Toutes les écoles par le mot hypostase n'entendent autre chose sinon l'essence de la substance

or, je vous prie, peut-on dire sans sacrilège qu'il y a trois substances dans la Trinité? Il n'y a dans Dieu qu'une seule nature qui existe véritablement, car ce qui subsiste par soi-même tire existence de son propre fonds sans le secours d'aucun être étranger. Toutes les créatures n'existent point véritablement, quoiqu'elles paraissent exister, parce qu'il a été un temps qu'elles n'existaient point , et ce qui n'était point autrefois peut encore cesser d'être. Ainsi le nom d'essence n'appartient proprement qu'à Dieu seul qui est éternel, c'est-à-dire qui n'a point de commencement. C'est pour cela que, parlant à Moise du milieu du buisson ardent, il lui dit : " Je suis celui qui suis; "et encore: si Celui qui est m'a envoyé." Il est certain que les anges , le ciel , la terre, la mer existaient alors : comment donc Dieu s'attribue-t-il à lui seul le nom d'essence, qui est commun à toutes les créatures? Puis donc qu'il n'y a qu'une seule divinité, c'est-à-dire une seule et véritable nature en trois personnes, dire qu'il y a trois choses, trois hypostases, trois substances en Dieu, c'est vouloir soutenir, sous un prétexte spécieux de piété, qu'il y a trois natures.

Or si cela est, pourquoi nous séparer d'Arius puisque nous sommes dans les mêmes sentiments? que Votre Sainteté ne communique-t-elle avec Ursinus, et Ambroise avec Auxence? Mais à Dieu ne plaise que Rome abandonne sa foi pour prendre ces sentiments impies, et que les fidèles suivent cette doctrine sacrilège! Contentons-nous de dire qu'il n'y a en Dieu qu'une seule substance, et trois personnes existantes, parfaites, égales et coéternelles : qu'on ne parle point, je vous prie, de trois hypostases, et qu'on n'en admette qu'une. Si néanmoins vous jugez à propos qu'on confesse trois hypostases en expliquant ce que l'on doit entendre par ces mots, je ne m'y oppose pas; mais, croyez-moi, on cache ordinairement le poison sous le miel, et l'ange de Satan se transforme en ange de lumière. Ils expliquent le mot hypostase dans un sens très catholique; mais, quoique je l'admette dans le sens qu'ils lui donnent, ils ne laissent pas de me regarder comme un Hérétique. Pourquoi s'opiniâtrent-ils à vouloir qu'on prononce ce mot? quels pièges cachent-ils sous des paroles ambiguës? Si leur foi est conforme à l'explication qu'ils donnent à ces paroles, je ne leur ferai pas de procès sur les choses qu'ils ne veulent pas s'expliquer; mais aussi, si je suis dans les mêmes sentiments qu'ils affectent d'avoir, que ne me laissent-ils la liberté de les expliquer à ma manière ?

Je conjure donc Votre Béatitude, par ce Dieu crucifié qui a été le sauveur du monde et par les trois personnes de la Trinité qui n'ont qu'une même essence, de m'écrire si je dois confesser ou non trois hypostases; et, de peur que ceux qui porteront vos lettres n'aient de la peine à me trouver, je vous prie d'avoir la bonté de les adresser au père Evagrius, qui a l'honneur d'être connu de vous. Marquez-moi aussi, je vous prie, avec qui je dois communiquer dans Antioche, parce que les habitants de la plaine, joints aux hérétiques de Tarse, ne cherchent qu'à s'autoriser de la communion qu'ils disent avoir avec vous afin de soutenir les trois hypostases dans leur ancien sens.

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PARTIE II.

L'Évangile nous parle d'une femme qui par ses importunités mérita d'obtenir de son juge ce qu'elle souhaitait, et d'un ami qui, s'étant retiré chez lui avec ses domestiques et ayant déjà fermé la porte de sa maison, se leva néanmoins pour donner des pains à un de ses amis qui venait à minuit les lui demander. Dieu même, tout invincible qu'il est, s'est laissé vaincre par les prières du publicain, et la ville de Ninive, qui s'était perdue par ses crimes, se sauva par ses larmes. Je vous parle de la sorte afin que dans votre élévation vous ne dédaigniez pas de jeter les yeux sur moi, ni de prendre soin d'une brebis malade, quelque nombreux d'ailleurs que soit votre troupeau. Jésus-Christ fit autrefois passer un larron de la croix dans le ciel et changea en la gloire du martyre la peine de ses crimes, pour faire voir que la conversion du pécheur n'est jamais hors de saison. Ce divin Sauveur reçoit avec joie l'enfant prodigue lorsqu'il revient à la maison paternelle; ce bon Pasteur laissant quatre-vingt-dix-neuf brebis, en va chercher une qui était restée en arrière et la rapporte sur ses épaules. Saint Paul, de persécuteur de l'Église devient prédicateur de l'Évangile. Dieu le prive de la vue du corps afin d'éclairer son esprit, et cet homme, qui traînait devant les tribunaux des Juifs les serviteurs de Dieu chargés de chaînes, se fait gloire de celles qu'il porte pour l'amour de Jésus-Christ.

Je vous ai déjà dit que j'ai reçu autrefois à Rome la robe de Jésus-Christ, et que je demeure maintenant sur les frontières de la Syrie, pays sauvage et barbare. Ne regardez pas, s'il vous plait, ma retraite comme un exil auquel on m'aurait condamné malgré moi: je me suis moi-même imposé cette pénitence pour l'expiation de mes péchés. Mais, comme dit un poète païen, " celui qui se retire au delà des mers peut changer de climat, non d'esprit et d'inclinations : " poursuivi donc sans cesse par un implacable ennemi, j'ai à souffrir dans la solitude une guerre plus cruelle que jamais : d'un côté l'hérésie arienne, soutenue par le crédit et par la puissance des grands du siècle, vomit contre moi sa rage et sa fureur; de l'autre les trois différents partis qui déchirent l'Église d'Antioche s'efforcent à l'envi de m'engager dans leurs intérêts. Les solitaires du pays, plus anciens que moi, veulent me soumettre à leur autorité. Cependant je dis hautement : " Quiconque est uni à la chaire de saint Pierre est de mon parti. " Melèce, Vital et Paulin disent qu'ils sont dans votre communion : je le pourrais croire s'il n'y en avait qu'un seul qui le dit, mais dans l'état des choses il faut nécessairement que deux d'entre eux, ou même tous les trois, ne disent pas la vérité.

Je vous conjure donc par la croix du Seigneur, par la passion que Jésus-Christ a dû souffrir pour entrer dans cette gloire qui est la couronne de notre foi, de vouloir bien imiter le zèle des apôtres, dont vous tenez le rang et la dignité. Je souhaite que vous soyez assis sur un trône avec eux pour juger les nations, qu'une main étrangère vous ceigne sur la fin de vos jours à l'exemple de saint Pierre, et que vous deveniez enfin avec saint Paul citoyen du ciel. Mais je vous prie en même temps de me marquer avec qui je dois communiquer dans la Syrie. Ne méprisez point une âme pour le salut de laquelle Jésus-Christ a donné sa vie.

 

 

 

DÉFENSE DES LIVRES ÉCRITS PAR S. JÉRÔME CONTRE L'HÉRÉTIQUE JOVINIEN.

AU SÉNATEUR PAMMAQUE.

Votre silence est cause que j'ai différé jusqu'à présent de vous écrire : je n'ai osé l'interrompre, de peur que ma lettre ne vous donnât plus de chagrin que de satisfaction; mais puisque vous m'avez prévenu d'une manière si obligeante et que vous m'invitez à disserter sur un des points de notre religion, je reçois avec plaisir les honnêtetés que me fait un ancien condisciple que j'ai toujours regardé comme mon camarade et mon ami. J'ai dessein même de mettre mes ouvrages sous votre protection; mais auparavant il faut que je vous fléchisse comme mon juge, ou plutôt que je vous instruise, comme mon avocat, des griefs dont on me charge ; car, comme dit Cicéron, votre concitoyen , " un procès est à moitié gagné quand il est bien (345) instruit. " Antoine avait dit la même chose avant lui dans un petit ouvrage, le seul qu'il ait composé.

Quelques-uns donc me blâment d'avoir trop élevé la virginité et trop abaissé le mariage dans les livres que j'ai faits contre Jovinien : ils disent qu'élever si haut le mérite et la gloire de la chasteté et mettre une si grande différence entre une vierge et une femme mariée, c'est en quelque façon condamner le mariage. Si je me souviens bien de la dispute que j'ai eue avec Jovinien, il me semble qu'elle consistait en ce qu'il égalait le mariage à la virginité, et que moi je mettais la virginité au-dessus du mariage; qu'il trouvait peu ou point du tout de différence entre ces deux états, et que moi j'y en mettais une très grande; enfin il n'a été condamné (et c'est de quoi nous vous sommes redevables après Dieu) que parce qu'il avait osé égaler l'état du mariage à celui d'une perpétuelle virginité. Mais s'il n'y a aucune différence entre une vierge et une femme mariée, pourquoi donc Victorin n'a-t-il pu souffrir qu'on débitât dans Rome une doctrine si impie? L'homme engendre les vierges, mais les vierges n'engendrent pas l'homme. Il faut être de mon sentiment ou de celui de Jovinien, il n'y a point de milieu : si on me blâme d'avoir mis la virginité au-dessus du mariage, on doit le louer d'avoir égalé ces deux états; mais puisque son sentiment a été condamné, sa condamnation autorise le mien.

Je ne suis point surpris que les gens du monde ne puissent souffrir qu'on les mette audessous des vierges, mais je m'étonne que les ecclésiastiques, les moines et tous ceux qui gardent la continence ne fassent pas l'éloge de la profession qu'ils ont embrassée : ils s'abstiennent du mariage pour garder la chasteté comme les vierges, et cependant ils ne mettent aucune différence entre une vierge et une femme mariée. Qu'ils reprennent donc leurs femmes, ou, s'ils persistent à ne vouloir point avoir de commerce avec elles, leur conduite en cela, et leur silence même, fera assez connaître que l'état qu'ils préfèrent au mariage est le meilleur et le plus avantageux.

Suis-je si peu versé dans l'Ecriture sainte et si novice dans cette étude que je n'aie pu parler de la virginité et du mariage sans m'écarter de la vérité? ne sais-je pas ce que dit

l'Ecriture : " Ne soyez pas trop juste; " en me tenant en garde d'un côté me suis-je trompé d'un autre? Je m'explique : en combattant de pied ferme contre Jovinien me suis-je laissé prendre par-derrière et blesser par Manès? n'ai-je pas dit dès le commencement du livre que j'ai fait contre Jovinien : " Je ne condamne point le mariage à l'exemple de Marcion et de Manès; je ne donne point dans les erreurs de Tatien, chef des encratistes, qui regardait le mariage comme une conjonction infâme, et qui condamnait et détestait non-seulement les noces, mais encore toutes les viandes que Dieu a créées pour notre usage ? " Je sais que " dans une grande maison il n'y a pas seulement des vases d'or et d'argent, mais aussi de bois et de terre, " et que sur le fondement dont saint Paul est l'architecte, et qui est Jésus-Christ même, les uns bâtissent avec de l'or, de l'argent et des pierres précieuses, et les autres au contraire avec du foin, du bois et de la paille; "je sais que le mariage doit être traité avec honnêteté et que le lit nuptial doit être sans tache; " je n'ignore pas ce premier commandement que Dieu fit à l'homme:" Croissez et multipliez et remplissez la terre; , mais tout en approuvant le mariage je lui préfère la virginité, qui en est le fruit. L'argent cesse-t-il d'être argent parce qu'il est moins précieux que l'or? est-ce faire injure à l'arbre et à la semence que de préférer les fruits à la racine et aux feuilles et le froment au chalumeau et au chaume? Comme l'arbre produit le fruit et le chalumeau le froment, de même le mariage produit la virginité. Il y a des grains qui rendent cent pour un, d'autres soixante et d'autres trente. Quoique ces grains viennent d'une même terre et d'une même semence , néanmoins ils diffèrent beaucoup par le nombre : le nombre trente a rapport au mariage; il semble même que les deux doigts que l'on joint ensemble pour marquer le nombre trente représentent par leur union celle du mari et de la femme; le nombre soixante, que l'on marque en mettant un doigt sur l'autre, se rapporte aux veuves, dont l'état est pénible et laborieux ; mais leur récompense est d'autant plus grande qu'il est difficile dans cet état de se passer des plaisirs que l'on a goûtés autrefois; pour le nombre cent (écoutez ceci, je vous prie, mon cher lecteur), on passe de la gauche (347) à la droite et, avec les mêmes doigts dont on s'était servi à la main gauche pour marquer l'état des veuves et des personnes mariées, on forme un cercle qui représente la couronne de la virginité.

Or, je vous prie, parler de la sorte est-ce condamner le mariage? J'ai comparé la virginité à l'or et le mariage à l'argent; j'ai dit que les grains, dont les uns rendent cent pour un, les autres soixante et les autres trente, viennent de la même terre et de la même semence quoiqu'ils diffèrent beaucoup en nombre : quel est le lecteur assez peu équitable pour me condamner plutôt sur ses préjugés que sur mes propres paroles? Au reste j'ai parlé du mariage avec beaucoup plus de retenue et de réserve que la plupart des auteurs grecs et latins, qui appliquent aux martyrs le nombre cent, aux vierges le nombre soixante et aux veuves le nombre trente, et qui par-là excluent le mariage de la bonne terre et du champ que le père de famille a ensemencé.

Mais pour qu'on ne s'imagine pas qu'après m'être ménagé dans le commencement de mon ouvrage je n'ai plus gardé de mesures dans la suite, dès que j'ai eu fait le partage de mon discours, et étant sur le point d'entrer en matière, n'ai je pas dit : " Je vous prie, vierges de l'un et l'autre sexe, et vous tous qui vivez dans la continence, vous aussi qui êtes engagés dans le mariage, et qui même vous êtes mariés plusieurs fois, je vous prie, dis-je, de soutenir ma plume par vos prières. c'est à vous tous en général que Jovinien déclare la guerre? " ai-je pu, par une erreur semblable à celle de Manès, condamner la profession de ceux dont j'implore le secours et les prières et que je supplie de me soutenir dans mon entreprise?

Poursuivons, car les bornes étroites que demande une lettre ne me permettent pas de m'arrêter longtemps sur chaque article en particulier. En expliquant ce passage de l'apôtre saint Paul: " Le corps de la femme n'est point en sa puissance, mais en celle de son mari; de même le corps du mari n'est point en sa puissance, mais en celle de sa femme, " j'ai ajouté "Toute cette question ne regarde que les gens mariés, pour savoir s'il leur est permis de quitter leurs femmes, ce que Jésus-Christ défend dans l'Evangile. C'est pour cela que l’Apôtre a dit : " Il est bon que l'homme ne touche aucune femme, " comme s'il y avait du danger à toucher une femme et qu'on ne pût s'en approcher sans se perdre. De là vient que Joseph abandonne son manteau afin de s'échapper des mains de l'Egyptienne qui voulait le toucher. Mais comme celui qui s'est une fois engagé dans le mariage ne peut répudier sa femme sans sujet ni vivre dans la continence sans son consentement, il faut qu'il lui rende le devoir, parce qu'il s'y est engagé volontairement et qu'elle peut le contraindre à le lui rendre. " Peut-on m'accuser de condamner le mariage, moi qui dis que Jésus-Christ défend au mari de répudier sa femme, et qu'on ne peut sans un mutuel consentement séparer ce que Dieu a joint?

L'Apôtre dit ensuite : " Mais chacun a son don particulier, selon qu'il le reçoit de Dieu, l'un d'une manière et l'autre d'une autre. " En expliquant ce passage j'ai ajouté : " Il est aisé de voir, dit l'Apôtre, ce que je souhaite; mais, comme Dieu répand sur tous les fidèles des grâces différentes, je ne trouve pas mauvais qu'on se marie, de peur qu'on ne s'imagine que je condamne la nature de l'homme comme quelque chose de mauvais. Remarquez ici qu'il y a bien de la différence entre le don de la virginité et celui du mariage; car si Dieu destinait une même récompense aux vierges et aux personnes mariées, l'apôtre saint Paul, après avoir conseillé de garder la continence, n'aurait pas dit: " Mais chacun a son don particulier, selon qu'il le reçoit de Dieu, l'un d'une manière et l’autre d'une autre. " Si chacun a son don particulier, il faut nécessairement que ces dons soient différents. J'avoue que le mariage est un don de Dieu, mais il y a une grande différence entre don et don. C'est pourquoi saint Paul, parlant aux Corinthiens d'un incestueux qui faisait pénitence de son péché, leur dit : " Vous devez plutôt le traiter avec indulgence et le consoler; " et plus bas : " Ce que vous accordez à quelqu'un par indulgence je l'accorde aussi; " et, de peur qu'on ne fasse pas assez de cas des grâces d'un homme, il ajoute: " Car si j'use moi-même d'indulgence j'en use à cause de vous, au nom et en la personne de Jésus-Christ. " Les dons que fait Jésus-Christ ne sont pas d'une même espèce: Joseph, qui était la figure du Sauveur, avait une robe de différentes couleurs; le roi-prophète dit aussi au psaume (348) quarante-quatrième : " La reine s'est tenue debout à votre droite, revêtue d'un habit d'or et brillante de divers ornements; " l'apôtre saint Pierre dit encore : " Comme étant les dispensateurs des différentes grâces de Dieu; " ce que le texte grec exprime d'une manière encore plus forte et plus énergique par le mot poikiles, qui veut dire : divers.

Quelle prévention , je vous prie, et quel prodigieux entêtement de ne vouloir pas ouvrir les yeux à la lumière la plus vive et la plus éclatante! J'ai dit qu'il y avait dans l'Église plusieurs sortes de grâces; que le don de la virginité était différent de celui du mariage; j'ai ajouté un peu après que le mariage était un don de Dieu, mais qu'il y avait une différence entre don et don : comment donc peut-on m'accuser de condamner ce que je confesse hautement être un don de Dieu? Que si Joseph est la figure du Sauveur, cette robe de différentes couleurs dont il était revêtu nous représente aussi les différents états des vierges, des veuves, de ceux qui vivent dans la continence ou qui sont engagés dans le mariage : puis-je donc avoir regardé comme des profanes ceux qui composent la robe du Seigneur, surtout après avoir dit que cette reine dont parle le prophète, c'est-à-dire l'église de Jésus-Christ, qui est revêtue d'un habit d'or, est brillante de divers ornements?

Parlant ensuite du mariage, je me suis toujours expliqué de la même manière : " Ce mariage," ai-je dit, " ne fait rien à notre sujet ; car saint Paul nous enseigne par là ce que Jésus-Christ a dit dans l'Évangile, qu'un mari ne doit point répudier sa femme, à moins qu'elle ne soit coupable d'adultère, et que s'il la répudie elle ne peut se marier à un autre du vivant de son mari, mais qu'elle doit au contraire se réconcilier avec lui ; et dans un autre endroit, " la femme, " dit saint Paul, " est liée tant que son mari est vivant, mais si son mari meurt elle est affranchie de la loi du mariage, et il lui est libre de se marier à qui elle voudra pourvu que ce soit selon le Seigneur," c'est-à-dire pourvu qu'elle se marie à un chrétien. L'Apôtre permet de se marier à un chrétien en secondes et en troisièmes noces, mais il défend de se marier à un païen, même en premières noces. " Je prie ici mes calomniateurs de faire attention à ces paroles, et de remarquer que je consens qu'on se marie deux et trois fois, pourvu que ce soit selon le Seigneur : comment donc pourrais-je condamner les premières noces, puisque je ne condamne ni les secondes ni les troisièmes?

Lorsque j'ai expliqué cet endroit de l'apôtre saint Paul : " Si un homme est appelé à la foi étant circoncis, qu'il n'affecte point de paraître incirconcis, et s'il y est appelé n'étant point circoncis, qu'il ne se fasse point circoncire, " quoique plusieurs interprètes habiles appliquent ce passage à la circoncision et aux obligations de la loi, n'en ai-je pas fait l'application au mariage en disant : " Si quelqu'un est appelé n'étant point circoncis, qu'il ne se fasse point circoncire? " c'est-à-dire : Si vous étiez marié lorsque vous avez été appelé à la foi, ne pensez pas que la religion de Jésus-Christ, que vous avez embrassée, vous oblige à vous séparer de votre femme; car Dieu nous a appelés pour vivre en paix. Ce n'est rien d'être circoncis et ce n'est rien d'être incirconcis, mais le tout est d'observer les commandements de Dieu. Le mariage et le célibat sont inutiles sans les bonnes oeuvres, et la foi même des chrétiens est une foi morte si elle. n'est soutenue par la pratique des bonnes oeuvres; autrement l'on pourrait mettre au nombre des saintes les vestales et les femmes qui, après avoir été mariées une fois, se consacraient à Junon. Saint Paul ajoute : " Si vous avez été appelé étant esclave ne vous en mettez point en peine, mais, quand bien même vous pourriez devenir libre, demeurez dans la condition d'esclave , " c'est-à-dire: Si vous êtes marié et attaché à une femme, si vous lui rendez le devoir parce que votre corps n'est pas en votre puissance, ou, pour mieux dire, si vous êtes esclave de votre femme, ne vous chagrinez point pour cela et ne regrettez point la perte de votre virginité; et, quand bien même vous pourriez trouver quelque prétexte de rompre vos liens afin de vivre librement en continence, n'exposez point le salut de votre épouse pour ménager le vôtre : souffrez encore quelque temps; ne courez point plus vite qu'elle, attendez-la; ayez un peu de patience, et bientôt elle deviendra votre soeur.

En expliquant encore cet autre passage de saint Paul : " Quant aux vierges, je n'ai point reçu de commandement du Seigneur, " qui (349) oblige à la virginité, a mais voici le conseil que je donne, comme étant le fidèle ministre du Seigneur par la miséricorde qu'il m'en a faite, " j'ai loué la virginité sans préjudice du mariage; voici mes paroles : " Si le Seigneur avait fait un commandement d'embrasser la virginité l'on aurait cru qu'il aurait voulu condamner le mariage, et empêcher cette suite de générations qui perpétue les hommes sur la terre et qui produit les vierges; car s'il avait coupé la racine de l'arbre, quels fruits aurait-il pu recueillir? s'il n'avait pas d'abord jeté les fondements, comment aurait-il pu élever le bâtiment et le couvrir? " Puisque j'ai dit que les noces sont la racine et la virginité le fruit, que le mariage est le fondement et la chasteté l'édifice et le faite, ne faut-il pas être bien aveuglé par l'envie et par une démangeaison furieuse de me décrier pour ignorer que dans une même maison, où il y a un bâtiment et un faite, il doit aussi y avoir un fondement qui porte et le faite et le bâtiment?

Après avoir cité dans un autre endroit ce passage de l'Apôtre : " Etes-vous lié avec une femme, ne cherchez point à vous délier ; n'êtes-vous point lié avec une femme, ne cherchez point de femme, " j'ai ajouté aussitôt : " Nous sommes bornés vous et moi: rendez-moi ce qui m'appartient et gardez ce qui est à vous: si vous êtes lié avec une femme ne la répudiez point, si vous n'êtes point lié ne cherchez point de femme; comme je ne prétends point délier ceux qui sont unis ensemble par les liens du mariage, n'entreprenez point aussi de lier ceux qui ne sont point engagés dans ses liens. "

Je me suis encore expliqué très clairement dans un autre endroit sur la virginité et sur le mariage; voici mes propres termes: "L'Apôtre ne veut point nous surprendre, ni forcer nos inclinations; mais il nous conseille de prendre le parti le plus honnête et le plus saint, et d'embrasser un état où nous puissions servir Dieu sans partage, de considérer attentivement ce qu'il souhaite de nous et d'être toujours prêts à suivre ses volontés, afin que dès qu'il nous commandera quelque chose, semblables à de braves soldats qui sont toujours sous les armes, nous exécutions promptement ses ordres sans nous embarrasser de ces soins inutiles qui, selon l'Ecclésiaste, sont l'unique occupation des gens du monde. "

Après avoir comparé l'état des vierges avec celui des personnes mariées je finis par ces paroles : " Quand on compare un état qui est bon de lui-même avec un autre qui est meilleur, on ne peut pas dire que Dieu réserve une même récompense à ceux qui vivent dans ces différents états : or, s'il y a de la différence entre la récompense qu'il leur destine, il faut nécessairement qu'il y en ait aussi entre les dons qu'il répand sur eux : il y a donc autant de différence entre le mariage et la virginité qu'il y en a entre ne point pécher et faire le bien, ou tout au moins entre ce qui est bon et ce qui est meilleur. "

Je dis encore ensuite : " L'apôtre saint Paul, ayant terminé la question touchant le mariage et la virginité, prend si bien ses mesures que, sans s'écarter ni à droite ni à gauche, il marche par la voie royale et accomplit ce que dit le sage : " Ne soyez pas trop juste; " car, en comparant les secondes noces avec les premières, il préfère celles-ci à celles-là de même qu'il avait préféré la virginité au mariage. " Ne fais-je pas assez connaître ici ce qu'on doit entendre par " la droite " et " la gauche, " et par ces paroles du sage : " Ne soyez pas trop juste?" car c'est s'écarter à gauche que de s'abandonner comme les Juifs et les païens aux désirs déréglés de son coeur en se plongeant sans aucune retenue dans d'infâmes voluptés; c'est s'écarter à droite que de suivre les erreurs des manichéens en s'exposant aux piéges et aux tentations de l'impureté sous le voile apparent d'une chasteté feinte et affectée; mais embrasser la virginité sans condamner le mariage, c'est marcher dans la voie royale.

De plus, peut-on juger de mes ouvrages d'une manière assez peu équitable pour m'accuser de condamner les premières noces, moi qui, parlant des secondes, ai dit en termes formels : " L'apôtre saint Paul permet les secondes noces à celles qui veulent se remarier et qui ne peuvent pas vivre en continence, de peur qu'après avoir secoué le joug de Jésus-Christ par une vie molle et sensuelle elles ne veuillent se remarier, et ne s'engagent ainsi dans la condamnation en violant la foi qu'elles lui ont donnée auparavant; ce qu'il ne leur permet que parce que plusieurs se sont déjà égarées pour suivre Satan. " Au reste, " dit ce grand apôtre, " elles seront plus heureuses si elles demeurent (350) veuves; " et pour donner à son sentiment tout le poids de l'autorité apostolique il ajoute " C'est le conseil que je leur donne; " mais de peur qu'on ne regarde son conseil comme celui d'un homme ordinaire il ajoute encore " Et je crois que j'ai aussi en moi l'esprit de Dieu. " Lorsqu'il exhorte les fidèles à la continence il parle non pas en homme ordinaire, mais en homme inspiré de Dieu, et lorsqu'il permet de se remarier il ne dit point qu'il agit par le mouvement de l'esprit de Dieu, mais il se comporte en homme prudent qui use d'indulgence et qui sait s'accommoder aux faiblesses de chacun.

Après donc avoir cité les passages où l'apôtre saint Paul permet de se remarier j'ajoute aussitôt : " Comme l'Apôtre permet aux vierges de se marier afin de se garantir des désordres où la passion pourrait les engager, et qu'il l'ait voir par là qu'elles sont excusables de prendre par nécessité un parti qui d'ailleurs n'a aucun attrait pour elles, de même il permet aux veuves de se remarier pour éviter les mêmes périls; car il vaut mieux n'avoir qu'un homme, même en secondes et en troisièmes noces, que d'en avoir plusieurs; c'est-à-dire qu'il est plus pardonnable de se prostituer à un seul homme qu'à plusieurs. "

Que l'on ne me chicane point ici : j'ai parlé dans cet endroit des secondes, des troisièmes, et même, si l'on veut, des quatrièmes noces, mais non pas des premières; et pour faire voir que lorsque j'ai dit qu'il est plus pardonnable de se prostituer à un seul homme qu'à plusieurs je n'ai point prétendu parler des premières noces et qu'il ne s'agissait que des secondes ou des troisièmes, voici comment finit la question des secondes et des troisièmes noces : " Tout est permis, mais tout n'est pas expédient :je ne condamne point ceux qui se marient deux fois, trois fois, et même huit fois si cela se peut dire; je dis encore plus : je pardonne à un homme qui, après avoir passé sa vie dans les plus honteuses débauches, fait pénitence de ses crimes. Il faut juger également de ce qui est également permis. "

Que ceux donc qui m'accusent faussement d'avoir condamné les premières noces rougissent ici, puisque j'ai dit expressément: " Je ne condamne point ceux qui se marient deux et trois fois, et même huit si cela se peut dire. " Il y a bien de la différence entre ne pas condamner une chose et la louer, entre excuser des faiblesses et louer des vertus. Que si l'on trouve quelque chose de trop dur en ce que j'ai dit , qu'il faut juger également de ce qui est également permis , on sera convaincu que je ne suis point trop rude ni trop sévère si on veut bien faire réflexion que j'ai distingué les vierges et les gens mariés d'avec les pénitents et ceux qui se marient en troisièmes et même en huitièmes noces.

J'ai fait voir dans la suite que Jésus-Christ a toujours été vierge selon la chair et n'a été marié qu'une l'ois selon l'esprit, n'ayant jamais eu d'autre épouse que l'Eglise; et l'on m'accusera après cela de condamner le mariage ! Est-ce le condamner que de dire comme j'ai l'ait " Il est certain que les prêtres de l'ancienne loi sont descendus d'Aaron, d'Eléazar et de Phinée; et, comme ceux-ci ont été mariés, on pourrait avec raison se prévaloir contre moi de leur exemple si j'étais dans l'erreur des encratistes, qui condamnent absolument le mariage?" Comment peut-on m'accuser de condamner le mariage, moi qui combats les erreurs de Tatien, chef des encratistes, qui défendait de se marier?

D'ailleurs n'ai-je pas assez l'ait voir quel est mon sentiment sur cela lorsque, comparant les vierges avec les veuves, j'ai mis la virginité, la viduité ou continence et le mariage dans des classes différentes? "Je ne nie pas (ce sont mes propres termes) que les veuves ne soient heureuses si elles demeurent dans leur état après leur baptême; je ne prétends point non plus diminuer le mérite des femmes mariées qui vivent chastement avec leurs maris; mais comme les veuves sont dans un état plus parfait et plus agréable à Dieu que les femmes qui sont asservies à tous les devoirs du mariage , aussi ne doivent-elles pas trouver mauvais qu'on préfère la virginité au veuvage. "

Ayant encore cité ce passage de l'épître de saint Paul aux Galates : " Nul homme ne sera justifié par les oeuvres de la loi, " voici comment je l'ai expliqué: "Le mariage est aussi une ouvre de la loi : de là vient que la loi donnait sa malédiction aux femmes stériles. Que si la loi évangélique permet de se marier, ce n'est pas qu'elle regarde le mariage comme une perfection et qu'elle promette des (351) récompenses à ceux qui se marient, mais c'est qu'elle les traite avec indulgence et qu'elle compatit à leurs faiblesses." Je dis clairement dans cet endroit que la loi évangélique permet de se marier, mais néanmoins que ceux qui se marient et qui remplissent les devoirs du mariage ne peuvent prétendre au mérite et à la gloire de la chasteté. Que si ce sentiment révolte les gens mariés, ce n'est point à moi qu'ils, !rivent s'en prendre, mais à l'Écriture sainte, aux évêques, aux prêtres, aux diacres et à tout l'ordre ecclésiastique, qui sont bien persuadés qu'il ne leur est pas permis d'offrir des sacrifices au Seigneur et de s'acquitter en même temps des devoirs du mariage.

Ne me suis-je pas encore expliqué clairement sur le chapitre des vierges, des veuves et des personnes mariées à l'occasion d'un passage de l'Apocalypse que j'avais cité? voici mes paroles : "Ce sont ceux-là qui chantent ce cantique nouveau que les vierges seules peuvent chanter: ils sont purs et irrépréhensibles, et ils ont été offerts comme les prémices à Dieu et à l'Agneau. " Si les vierges sont les prémices qu'on offre à Dieu, les veuves et ceux qui gardent la continence dans le mariage ne sont donc qu'après les prémices, c'est-à-dire au second et au troisième rang. Je mets au second et au troisième rang les veuves et les gens mariés, et cependant je passe pour un hérétique furieux qui rejette et condamne le mariage.

J'ai rapporté dans mon livre plusieurs autres passages de l'Écriture touchant l'état des vierges, des veuves et des personnes mariées, et je les ai expliqués avec toute la retenue et toute la précaution imaginable; mais j'appréhende d'être trop long : je me contenterai d'en citer encore un ici auquel il n'y a qu'un ennemi déclaré ou un extravagant qui puisse trouver à redire.

Après avoir réfuté l'objection qu'on me faisait que Jésus-Christ même s'était trouvé aux noces de Cana en Galilée, voici ce que j'ai ajouté : " Comme le Sauveur ne s'est trouvé qu'une seule fois aux noces, il nous donne assez à entendre qu'on ne doit se marier qu'une seule fois. D'ailleurs l’objection qu'on me fait pourrait diminuer le mérite et le prix de la virginité si je ne mettais pas le mariage au troisième rang, c'est-à-dire après la chasteté des vierges et des veuves; mais comme il n'y a que des hérétiques qui condamnent l’état du mariage, que Dieu même a établi, j'écouterai toujours volontiers tout ce que l'on peut dire à son avantage ; car l'Église ne condamne point le mariage, mais elle lui préfère le veuvage et la virginité; elle ne le rejette point, mais elle le met au rang qui lui convient, persuadée, comme je l'ai déjà dit, que dans une grande maison il n'y a pas seulement des vases d'or et d'argent, mais aussi de bois et de terre; que les uns sont destinés à des usages honnêtes et les autres à des usages honteux, et que celui qui aura soin de se purifier deviendra un vase d'honneur, un vase nécessaire et propre à toutes sortes de bonnes œuvres. " Je dis que j'entends volontiers tout ce qu'on dit à la louange du mariage: comment donc puis-je le condamner puisque tout ce qu'on dit à son avantage me fait plaisir? J'ajoute que l'Église ne condamne point le mariage, mais qu'elle lui préfère le veuvage et la virginité : or, quoi qu'on dise , les personnes mariées seront toujours au-dessous des vierges et des veuves. L'Église ne condamne pas le mariage quand on en fait les oeuvres, mais elle lui préfère le veuvage et la virginité; elle ne le rejette pas, mais elle le met au rang qui lui convient. Il ne tient qu'à vous de vous élever au second degré de la chasteté: pourquoi vous fâchez-vous de n'être qu'au troisième rang puisque vous rie voulez pas monter plus haut?

Puis donc que je me suis conduit avec tant de ménagement et de précaution, et que j'ai averti si souvent le lecteur que j'approuvais le mariage, en sorte néanmoins que je lui préférais toujours la virginité, le veuvage et la continence, n'était-il pas de sa prudence et de son humanité de juger de ce qu'il y a de trop dur dans mon livre par les autres endroits qui sont plus favorables au mariage, et de ne me point accuser de m'être contredit dans un même ouvrage? Est-il quelque écrivain assez peu éclairé et assez dépourvu de bon sens pour louer et blâmer tout à la fois une même chose, pour détruire ce qu'il a bâti et pour bâtir ce qu'il a détruit, pour se blesser lui-même de son épée après avoir vaincu son ennemi? Si un homme ignorant qui n'aurait aucune idée de la rhétorique et de la dialectique déchirait ma réputation, je lui pardonnerais volontiers et je me mettrais peu en peine d'une accusation que (352) l'on formerait contre moi plutôt par ignorance que par malice; mais puisque ce sont des hommes savants et versés dans les belles-lettres qui aiment mieux noircir ma réputation que d'entendre mes écrits, je leur réponds en deux mots qu'ils doivent plutôt penser à se corriger de leurs défauts qu'à reprendre ceux des autres. Le champ est ouvert; l'ennemi est en présence, il ne se cache point, il défie ses adversaires qu'ils se mettent donc en état de tenir tête, qu'ils lui répondent; qu'ils paraissent dans la dispute en gens raisonnables et non pas, comme dans leurs écoles, avec un air de pédant et les verges à la main; qu'ils me prouvent qu'en citant leurs ouvrages j'y ai ajouté ou retranché quelque chose. Je méprise des calomniateurs qui me décrient, mais je suis tout prêt à écouter des maîtres qui m'enseignent. C'est être un officier lâche et efféminé due d'instruire du haut de la muraille un soldat qui est aux mains avec l'ennemi et de lui apprendre comment il doit combattre; il sied mal à un homme qui est tout embaumé de parfums d'accuser de lâcheté un guerrier tout couvert de sang.

Ce n'est pas par vanité que je parle de la sorte, comme si j'avais combattu tout seul tandis que les autres demeuraient oisifs et tranquilles: je veux seulement leur faire voir par les blessures que j'ai reçues qu'ils peuvent combattre avec moins de péril. Je ne veux pas que dans le combat vous vous contentiez d'être en garde et que, sans vous servir de votre main droite, vous tâchiez seulement de parer les coups de votre ennemi avec le bouclier que vous portez à la main gauche : il faut ou se battre ou mourir, et je ne puis vous attribuer la victoire à moins que de voir votre ennemi étendu mort sur le champ de bataille. Je veux bien due vous sachiez, messieurs les docteurs, que j'ai autrefois été à l'école aussi bien que vous et que je suis instruit comme vous des principes d'Aristote, qu'il avait lui-même appris de Gorgias; je sais qu'il y a bien de la différence entre le style qui est propre aux déclamations du collège et celui dont on se sert dans les disputes réglées : quand on s'exerce à la déclamation on ne parle des choses qu'en général, on répond à son adversaire ce que l'on veut, on raisonne à sa fantaisie , on dit une chose et on fait tout le contraire, on présente un morceau de pain, comme dit le pro

verbe, et on cache une pierre; mais dans les disputes réglées et dogmatiques il faut de la droiture et de la bonne foi. Il y a bien de la différence entre proposer une question et faire une définition: par l'une on attaque, par l'autre on instruit.

Tandis que je suis dans la mêlée et en danger d'être tué vous venez me dire avec l'empressement d'un maître zélé et officieux: "Ne faites point de feinte en vous battant contre votre ennemi, poussez tout droit: vous n'aurez point d'honneur à le vaincre par stratagème; c'est par la force que vous devez triompher;" comme si toute l'adresse et toute l'habileté de ceux qui se battent ne consistait pas à faire semblant de porter une botte en un endroit et à la porter en même temps en un autre. Lisez, je vous prie, Cicéron et Démosthène, ou, si vous n'avez pas de goût pour les orateurs parce qu'ils mettent tout leur art plutôt à donner aux choses un air de vraisemblance qu'à dire la vérité, lisez Platon, Théophraste, Xénoplion, Aristote, et les autres philosophes qui sont sortis de l'école de Socrate comme autant de différents ruisseaux d'une même source : trouve-t-on dans leurs ouvrages cette bonne foi, cette candeur, cette simplicité que vous vantez tant? Avec quel art savent-ils accommoder les paroles à leurs sentiments et leur donner un sens favorable ! Origène, Methodius, Eusèbe et Apollinarius ont beaucoup écrit contre Celse et Porphyre : de quels arguments et de quelles subtilités ne se servent-ils pas pour combattre des erreurs que l'esprit du démon avait inventées! Comme la nature de leur sujet ne leur permet pas toujours d'expliquer leurs propres pensées, ils emploient quelquefois contre leurs adversaires l'autorité même des païens.

Je ne dis rien des auteurs latins, de Tertullien, de saint Cyprien, de Minutius, de Victorin, de Lattante, de saint Hilaire, de peur qu'on ne s'imagine que je cherche plutôt à accuser les autres qu'à me défendre moi-même; je me contenterai de vous citer encore ici l'exemple de l'apôtre saint Paul, dont je ne lis jamais les écrits que je ne croie entendre autant de coups de tonnerre qu'il y a de mots: lisez ses épîtres , et particulièrement celles qu'il a écrites aux Romains, aux Galates et aux Ephésiens, qui sont toutes polémiques, et vous verrez avec quel art il sait ajuster à son sujet (353) les passages de l'Ancien Testament, avec quelle prudence il va à ses fins, avec quel artifice il cache le dessein qu'il se propose. A en juger par cet air simple et naïf avec lequel il dit les choses, on le prendrait pour un homme qui n'y entendrait point finesse, et qui est aussi peu capable de tendre des piéges aux autres que d'éviter ceux qu'on lui tend; mais, sur quelque endroit de ses épîtres que vous tombiez, il y lance des foudres de toutes parts, ne s'écartant jamais de son sujet, profitant de tout, tournant le dos pour vaincre, faisant semblant de fuir afin de tuer son ennemi. Faisons donc son procès et disons-lui : " Les passages dont vous vous servez contre les Juifs et contre les autres hérétiques n'ont pas dans vos épîtres le même sens qu'ils ont dans les livres d'où vous les tirez; vous réduisez l'Écriture en captivité, et vous faites servir à vos victoires des passages qui, bien à leur place, ne me paraissent nullement propres à la discussion.

Cet apôtre ne nous dit-il pas comme le Sauveur : " Je ne tiens pas le même langage aux étrangers qu'aux serviteurs? " On parle au peuple en paraboles, mais on découvre la vérité aux disciples. Jésus-Christ n'explique point aux pharisiens les questions qu'il leur propose. Il y a bien de la différence entre instruire un disciple et combattre un ennemi. " Mon secret est pour moi, " dit le prophète, " mon secret est pour moi et pour mes amis. "

Vous me voulez du mal de ce que j'ai vaincu Jovinien au lieu de m'instruire, mais ceux-là seuls briment ma conduite qui ne peuvent, souffrir la condamnation de cet hérétique et qui, en louant ses erreurs dont ils sont infectés, condamnent la foi catholique qu'ils font semblant de professer. Est-ce qu'au lieu de le forcer malgré lui à se soumettre au joug de la vérité, je devrais le prier de me céder la victoire? C'est ce que je dirais si je m'étais écarté du véritable sens des Écritures ; je tâcherais de me justifier de la faute qu'on m'impute par l'utilité et les avantages qu'on en peut tirer, semblable à ces grands hommes qui, pour se purger des accusations qu'on formait contre eux, vantaient les immenses services qu'ils avaient rendus à la république; mais puisque je n'ai rien dit de moi-même, que je n'ai été que l'interprète de l'apôtre saint Paul et que je n'ai fait qu'expliquer ses sentiments, si l'on trouve quelque chose de trop dur dans mon ouvrage, c'est à lui et non pas à moi qu'on doit s'en prendre; à moins qu'on ne m'accuse de lui faire dire ce qu'il ne dit pas et d'avoir donné à ses paroles une interprétation maligne ou forcée, mais c'est ce qu'il faut me prouver par mes propres écrits.

Voici ce que j'ai dit : " S'il est bon de ne toucher aucune femme, c'est clone quelque chose de mauvais que d'en toucher quelqu'une; car il n'y a que le mal qui soit contraire au bien or, si c'est un mal que de toucher une femme, et un mal pardonnable, on ne le permet que pour en éviter un plus grand; " et le reste, jusqu'à la question que j'examine clans le chapitre suivant, Je n'ai parlé de la sorte que pour expliquer ce passage de l'apôtre saint Paul : " Il est bon que l'homme ne touche aucune femme. Néanmoins, pour éviter la fornication, que chaque homme vive avec sa femme et chaque femme avec son mari. " En quoi me suis-je écarté du sens de l'Apôtre? peut-être en ce qu'il parle d'une manière décisive et moi comme on homme qui doute; c'est un jugement qu'il prononce, et moi une question que je propose ; il dit absolument : " Il est bon que l'homme ne touche aucune femme, " et moi je dis avec beaucoup de précaution et de réserve : " S'il est bon de ne toucher aucune femme. " Quand on se sert du mot si on n'assure pas une chose, mais on marque par là qu'on en doute. Saint Paul dit : " Il est bon de ne point toucher, " et moi , j'ajoute ce qui peut être contraire à ce bien dont il parle. Je dis encore immédiatement après : "Remarquez avec quelle prudence l'Apôtre s'explique, car il ne dit pas : " Il est bon que l'homme n'ait point de femme, " mais : " Il est bon que l'homme ne touche aucune femme comme s'il y avait du danger à la toucher et, qu'on ne pût le faire sans se perdre ; ce qui lait voir que je n'ai point prétendu parler des personnes mariées, mais de l’usage et des devoirs du mariage , tout mon dessein étant de comparer les noces avec la continence et la virginité qui nous rendent semblables aux anges, et de faire voir qu'il est bon à l'homme de ne toucher aucune femme.

" Vanité des vanités, " dit l'Ecclésiaste, " et tout n'est que vanité. " Si toutes les créatures sont bonnes puisqu'elles ont été tirées du néant par un Dieu qui est la Monté même, comment (354) tout n'est-il que vanité? Si la terre est vanité, peut-on dire que le ciel, les anges, les trônes, les dominations, les puissances et les autres vertus célestes ne sont que vanité? Toutes ces créatures sont bonnes, ayant reçu l'être d'un créateur qui est bon ; mais quand on les compare avec quelque chose de meilleur, on dit qu'elles ne sont que vanité. Par exemple, la lumière d'une lampe n'est rien en comparaison de celle d'un flambeau, un flambeau est sans lumière si on le compare à une étoile, une étoile, par rapport à la lune, n'est qu'obscurité ; la lune n'a aucun éclat si vous la comparez au soleil, et le soleil, en comparaison de Jésus-Christ, n'est que ténèbres. "Je suis celui qui existe, " dit le Seigneur: toutes les créatures ne sont donc qu'un pur néant en comparaison de Dieu. " Seigneur, " dit Esther, " ne livrez pas votre héritage à ceux qui ne sont rien, " c'est-à-dire aux idoles et aux démons. Cependant ces idoles et ces démons auxquels cette reine conjure Dieu de ne point livrer son peuple étaient quelque chose. Baldad, comme nous lisons dans le livre de Job, parlant de l'impie, dit : " Les choses où il mettait sa confiance seront arrachées de sa maison, et la mort le foulera aux pieds comme un roi qui le dominera. Les compagnons de celui qui n'est plus habiteront dans sa maison. " Ces paroles : " celui qui n'est plus, " doivent s'entendre du démon. Or, puisqu'il a des compagnons, il faut nécessairement qu'il existe, car s'il n'existait point il n'aurait pas de compagnons : cependant on dit qu'il n'est plus, parce qu'aux yeux de Dieu il est comme anéanti et abîmé.

C'est donc dans ce sens que j'ai dit ( sans néanmoins parler des femmes mariées) que c'était un mal de toucher une femme, parce que c'est un bien de ne la point toucher. C'est pour cela que dans la suite j'ai comparé la virginité au froment, le mariage à l'orge et la fornication à du fumier. Il est certain que le froment et l'orge sont des créatures de Dieu : cependant nous remarquons dans l'Evangile que Jésus-Christ, ayant voulu donner à manger une fois à cinq mille hommes et une autre fois à quatre mille, qui l'avaient suivi dans le désert, distribua des pains d'orge à ceux-là et des pains de froment à ceux-ci. "Seigneur, " dit le prophète, "vous sauverez et les hommes et les bête. " J'ai dit la même chose en d'autres termes lorsque

j'ai comparé la virginité à l'or et le mariage à l'argent, et que j'ai parlé de ces cent quarante-quatre mille vierges qui étaient marqués au front et qui ne s'étaient jamais souillés avec les femmes, voulant faire voir par là qu'on doit regarder comme des gens impurs et souillés ceux qui ne conservent point leur virginité, si on compare leur état avec la pureté des anges et de notre seigneur Jésus-Christ.

Que si on trouve quelque chose de trop dur dans mes comparaisons, et si on me blâme d'avoir mis une aussi grande différence entre la virginité et le mariage qu'il v en a entre l'orge et le froment, qu'on lise le livre des veuves que saint Ambroise a composé, et on verra qu'en parlant de la virginité et du mariage il dit entre autres choses : " L'Apôtre n'élève pas tellement le mariage qu'il étouffe dans les coeurs l'amour de la virginité. " Il conseille d'abord de garder la chasteté, et il donne ensuite des remèdes contre l'incontinence; il montre aux forts la récompense qui est attachée à l'état sublime auquel Dieu les appelle, mais il ne souffre pas que personne tombe en défaillance au milieu du chemin; il exhorte les premiers sans abandonner les derniers , sachant que Jésus-Christ même avait donné aux uns du pain d'orge de peur qu'ils ne tombassent en faiblesse dans le chemin, et aux autres son propre corps afin de les soutenir dans la voie qui conduit au royaume céleste. " Et un peu après : " Il ne faut donc pas s'abstenir de l'usage du mariage comme d'une action criminelle, mais il faut s'en affranchir comme d'un joug qui nous assujettit à des nécessités indispensables; car la loi condamne la femme à enfanter dans le travail et dans la tristesse, à se tourner vers son mari et à se soumettre à son empire. Ce sont donc les femmes mariées et non pas les veuves que la loi condamne à enfanter dans le travail et dans la douleur; ce sont les femmes mariées et non pas les vierges qui doivent se soumettre à l'empire d'un mari. " Et dans un autre endroit, expliquant ce passage de l'apôtre saint Paul, il dit : " Vous avez été achetés bien cher : ne vous rendez pas esclaves des hommes. Vous voyez que l'Apôtre dit nettement que le mariage est une servitude. " Et un peu après : " Si donc le mariage, quelque bon qu'il soit, n'est qu'une servitude, que doit-on penser d'un mauvais mariage, où, bien loin de se (355) sanctifier, on ne travaille qu'à se perdre l'un l'autre?" Ce père renferme en peu de mots ce que j'ai dit fort au long de la virginité et du mariage. Il appelle la virginité une exhortation à la chasteté, et le mariage un remède contre l'incontinence ; et, descendant peu à peu et comme par degré, il montre aux vierges la récompense qui leur est destinée, et console les femmes mariées de peur qu'elles ne tombent en défaillance au milieu du chemin; il loue celles-là sans mépriser celles-ci ; il compare le mariage à l'orge et la virginité au corps de Jésus-Christ. Or il y a beaucoup moins de différence entre le froment et l'orge qu'entre l'orge et le corps de Jésus-Christ. Enfin il regarde le mariage comme un joug accablant et une véritable servitude. Il s'étend encore fort au long sur cette matière dans les trois livres qu'il a faits des vierges. Tout cela fait voir que je n'ai rien dit de nouveau en parlant des vierges et des personnes engagées dans le mariage , et que je n'ai fait que suivre ceux qui ont écrit avant moi , c'est-à-dire saint Ambroise , dont je viens de parler, et les autres écrivains ecclésiastiques, dont j'aime beaucoup mieux imiter l'heureuse négligence que l'exactitude obscure et embarrassée des autres.

Que les hommes mariés se déchaînent tant qu'ils voudront contre moi parce que j'ai dit : " Comment , je vous prie, peut-on appeler un bien ce qui nous empêche de prier et de recevoir le corps de Jésus-Christ? Je ne puis tout à la fois user du mariage et remplir les devoirs d'un homme qui vit dans la continence. Le même apôtre nous ordonne dans un autre endroit de prier sans cesse : or, si l'on est obligé de vaquer sans cesse à la prière, il ne faut donc jamais user du mariage , car il est impossible qu'un homme puisse prier et rendre en même temps tous les devoirs à sa femme." Il est aisé de voir que je n'ai dit cela que pour expliquer ce passage de l'Apôtre : " Ne vous refusez point l'un à l'autre le devoir, si ce n'est du consentement de l'un et de l'autre, pour un temps, afin de vous appliquer à l'oraison." Saint Paul dit qu'on ne peut pas allier la prière avec les devoirs du mariage: si donc l'usage du mariage nous empoche de prier, à combien plus forte raison doit-il nous empocher de recevoir le corps de Jésus-Christ , puisque la communion est quelque chose de plus saint et de plus excellent que la prière? L'apôtre saint Pierre nous exhorte aussi à la continence," afin que nos prières ne soient point interrompues. " En quoi, je vous prie, ai-je manqué ici? de quoi peut-on m'accuser?quelle faute ai-je commise? Si les eaux d'un ruisseau sont troubles et bourbeuses, ce n'est pas au ruisseau, c'est à la source qu'on s'en doit prendre. Mon crime est-il d'avoir osé ajouter de moi-même: " Comment peut-on appeler un bien ce qui nous empêche de recevoir le corps de Jésus-Christ? " A cela je réponds en deux mots: " Qu'est-ce qui est plus important de la prière ou de la participation au corps de Jésus-Christ? " Il est certain que c'est la participation au corps de Jésus-Christ : si donc l'usage du mariage nous empêche de prier, à plus forte raison doit-il nous empêcher de communier.

J'ai dit dans le même livre que David et ses soldats n'auraient pu, selon la loi , manger les pains de proposition, s'ils n'avaient déclaré au grand prière qu'il y avait déjà trois jours qu'ils n'avaient vu aucune femme, je ne dis pas des femmes de mauvaise vie , ce qui était absolument défendu par la loi , mais leurs propres épouses, desquelles il leur était permis d'approcher. J'ai ajouté que Moïse, étant sur le point de donner la loi de Dieu au peuple d'Israël sur le mont Sinaï , leur défendit d'approcher de leurs femmes durant trois jours. Je sais bien que dans l'Eglise de home on a coutume de communier tous les jours; je ne veux ni condamner ni approuver cette pratique chacun peut suivre en cela ses lumières particulières; mais je demande à ceux qui communient le même jour qu'ils se sont approchés de leurs femmes et qui , comme dit Perse , " vont laver le matin les taches de la nuit, " je leur demande pourquoi ils n'osent approcher des tombeaux des martyrs ni entrer dans les églises? Adore-t-on chez soi un autre Jésus-Christ que celui qu'on adore en public? Ce qu'il est défendu de faire dans l'église, il n'est pas permis de le faire dans une maison particulière. On ne saurait rien cacher à Dieu; les ténèbres même sont lumière pour lui. Que chacun donc s'éprouve et s'examine avant d'approcher du corps de Jésus-Christ. Ce n'est pas qu'en différant d'un jour ou deux d'approcher des autels on en devienne plus saint et meilleur chrétien , et qu'on soit plus digne de (356) communier aujourd'hui qu'hier ou avant-hier; mais c'est que la douleur qu'on a de n'avoir pu participer au corps du Seigneur oblige à se priver pour un temps de l'usage du mariage , et à préférer l'amour de Jésus-Christ à celui d'une femme. " C'est là," nie direz-vous, " nous imposer un joug dur et insupportable. Où trouver dans le siècle un homme qui pût supporter un si pesant fardeau? " Que celui qui peut le supporter le supporte , et que celui qui ne le peut pas prenne le parti qu'il lui plaira. Je parle selon les règles et les maximes que l'Ecriture sainte nous prescrit , sans m'embarrasser de ce que chacun peut ou veut faire.

On m'intente encore un procès, parce qu'en expliquant un passage de l'Apôtre j'ai dit -lais, de peur qu'on ne s'imagine que saint Paul,en disant: "...afin que vous puissiez vaquer à l'oraison, et ensuite vivez ensemble comme auparavant , " veut absolument qu'on use du mariage, au lieu qu'il n'en permet l'usage qu'afin de prévenir de plus grands désordres , cet apôtre ajoute aussitôt : " de peur que votre incontinence ne fournisse au démon quelque occasion de vous tenter. Ensuite, vivez ensemble comme auparavant. " Quelle indulgence de permettre ce qu'on a honte même de nommer, et ce qu'on n'accorde que pour prévenir les tentations du démon et les dangers où l'incontinence pourrait nous exposer ! Mais pourquoi donner la torture à notre esprit pour expliquer ce passage comme s'il était fort difficile, puisque saint Paul, qui en est l'auteur, l'explique lui-même en disant: " Quand je vous parle de la sorte ce n'est pas un commandement que je vous fais , c'est une condescendance que j'ai pour vous. " Après cela pouvons-nous balancer un moment à dire que le mariage est une indulgence et non pas un commandement, puisqu'on permet lie même et les secondes et les troisièmes noces, etc? "

En quoi peut-on m'accuser de m'être écarté ici des paroles de l'Apôtre? Est-ce en disant qu'il a honte de nommer ce qu'il permet? mais quand il dit : " Vivez ensemble comme auparavant , " sans s'expliquer davantage , il donne assez à entendre qu'il veut parler des devoirs mutuels qu'on se rend dans le mariage , quoiqu'il ne dise pas la chose clairement et qu'il prenne soin de l'envelopper. Est-ce en ce que j'ai ajouté que " il n'accorde cela que pour prévenir les tentations du démon et les dangers où l'incontinence pourrait nous exposer? " mais l'Apôtre ne dit-il pas la même chose en d'autres termes : " De peur que votre incontinence ne fournisse au démon quelque occasion de vous tenter? " Est-ce enfin en ce que j'ai dit : " Après cela pouvons-nous balancer un moment à dire que le mariage est une indulgence et non pas un commandement? " Si cela parait trop dur on doit s'en prendre à l'Apôtre, qui a dit : " Quand je vous parle de la sorte ce n'est pas un commandement que je vous fais, c'est une condescendance que j'ai pour vous, " et non pas à moi qui, excepté l'ordre des choses, que je n'ai pas suivi exactement, n'ai rien ajouté ni au sens ni aux paroles de l'Apôtre.

Poursuivons, car je ne puis pas m'étendre beaucoup dans une simple lettre. " Quant aux veuves, " dit l'Apôtre, " et à ceux qui ne sont point mariés, je leur déclare qu'il leur est bon de demeurer dans cet état , comme j'y demeure moi-même. Que s'ils sont trop faibles pour garder la continence, qu'ils se marient, attendu qu'il vaut mieux se marier que brûler. " Voici comment j'ai expliqué ce passage : "Après avoir accordé aux personnes mariées l'usage du mariage, et leur avoir fait voir ce qu'il voulait par inclination et ce qu'il permettait par condescendance, l'Apôtre vient ensuite à parler des veuves et des personnes qui vivent dans le célibat, et, se proposant lui-même pour exemple, il dit que c'est un bonheur pour elles de demeurer dans cet état. Que si elles sont trop faibles pour garder la continence , il leur ordonne de se marier, conformément à ce qu'il avait dit auparavant : " Pour éviter la fornication , que chaque homme vive avec sa femme, etc.; " et plus bas : " De peur que votre incontinence ne fournisse au démon quelque occasion de vous tenter. " Il ajoute la raison pourquoi il a dit : " Que s'ils sont trop faibles pour garder la continence, qu'ils se marient:,, "parce que," dit-il, " il vaut mieux se marier que brûler. " Pourquoi vaut- il mieux se marier? Parce que c'est quelque chose de moins mauvais que de brûler. Eteignez les feux de la concupiscence, et l'Apôtre ne dira pas : "Il vaut mieux se marier. " Quand on dit qu'une chose est meilleure c'est toujours par rapport à quelque autre chose qui est pire , et non pas par rapport à ce qui est absolument bon de soi-même. C'est (357) comme si l'Apôtre disait: "Il vaut mieux n'avoir qu'un œil que de n'en avoir point du tout. " Ensuite, après avoir adressé la parole à saint Paul, voici ce que j'ai ajouté : " Si le mariage est bon de lui-même , pourquoi le comparez-vous à un embrasement? Que ne dites-vous simplement : " Il est bon de se marier. " Je ne saurais goûter cette espèce de bien qui n'est un moindre mal que par rapport à un plus grand; je veux, non pas ce qui est moins mauvais, mais ce qui est absolument bon. "

L'apôtre saint Paul ne veut point que les veuves ni ceux qui vivent dans le célibat usent du mariage; il les exhorte par son exemple à prendre ce parti; il dit qu'il leur est avantageux de demeurer dans cet état, mais que, s'ils ne peuvent pas se contenir et qu'ils aiment mieux assouvir leur passion dans la débauche que de la réprimer par la continence, alors " il vaut mieux se marier que brûler. " C'est ce qui m'a fait dire : " Pourquoi vaut-il mieux se marier? parce que c'est quelque chose de moins mauvais que de brûler ;" expliquant ainsi, non pas mon propre sentiment, mais ce passage de l'Apôtre : " II vaut mieux se marier que brûler, " c'est-à-dire : il vaut mieux prendre un mari que de goûter des plaisirs criminels. Si vous pouvez me faire voir que c'est un bien de brûler et de s'abandonner à l'impureté, alors ce qu'on préférera à ce bien prétendu sera quelque chose de meilleur ; mais si le mariage ne peut passer pour quelque chose de meilleur que par rapport à ce qui est mauvais , il ne saurait jamais égaler cette pureté inviolable et cette heureuse chasteté qui nous rend semblables aux anges. Lorsque je dis : " La virginité est préférable au mariage, " je préfère ce qui est meilleur à ce qui est bon ; mais si j'ajoute : " Le mariage est préférable à l'impureté , " alors je ne préfère pas ce qui est meilleur à ce qui est bon , mais ce qui est bon à ce qui est mauvais. Il y a une grande différence entre ce qui est meilleur par rapport au mariage, et ce qui est meilleur par rapport à l'impureté.

Or , je vous prie , que peut-on trouver à redire à cette explication due j'ai donnée au passage de l'apôtre saint Paul? Mon dessein était d'en développer le véritable sens , et non pas de l'interpréter à ma fantaisie. Le devoir d'un interprète est d'expliquer, non pas son propre sentiment, mais la pensée et le sens de son auteur ; le faire parler autrement qu'il n'a pensé, c'est être son adversaire et non pas son interprète. Lorsque je n'ai point été obligé d'expliquer quelque passage de l'Ecriture et que j'ai parlé selon mes propres sentiments, qu'on me fasse voir si j'ai dit quelque chose de contraire au mariage; mais si on ne, peut le prouver., qu'on attribue donc à l'écrivain sacré, et non pas à son interprète , ce qu'on trouve de trop dur et de trop austère dans mes écrits.

Mais qui pourrait souffrir qu'on trouve mauvais qu'en expliquant ce que dit l'Apôtre des gens mariés : " Ces personnes sentiront dans la chair des afflictions et des maux, " j'aie dit : " Ignorants que nous sommes , nous nous imaginons que dans le mariage on goûtait du moins tous les plaisirs qui peuvent flatter la chair et contenter les sens; mais si les gens mariés ont à souffrir dans les plaisirs même qui semblent faire tout le bonheur de leur état , quel autre attrait le mariage peut-il avoir pour eux puisque l'esprit , le coeur et la chair trouvent leur supplice? " Est-ce condamner les noces de dire que les cris et la mort des enfants, les divorces, les disgrâces et autres semblables misères sont des peines inséparables du mariage?

Du vivant du pape Damase de sainte mémoire, j'écrivis contre Helvidius un traité de la virginité perpétuelle de la sainte Vierge, dans lequel je fus oblige, pour relever le bonheur des vierges , de m'étendre fort au long sur les maux et les chagrins que le mariage traîne après soi. Ce grand homme , qui savait à fond les saintes Ecritures , et qui était vierge et docteur de l'Eglise, qui est vierge, trouva-t-il dans mon ouvrage quelque chose digne de censure? J'ai parlé du mariage. d'une manière encore plus forte clans un livre que j'ai dédié à Eustochia cependant personne ne m'a fait de procès sur cela. Ce saint pape , qui aimait la chasteté , en écoutait l'éloge avec plaisir. Lisez Tertullien , saint Cyprien , saint Ambroise , et condamnez ou justifiez-moi avec eux. Il s'est trouvé des gens du caractère de ceux due Plaute fait paraître sur la scène, qui ne sont habiles qu'à médire des autres, qui font consister tout leur art et toute leur science à décrier les ouvrages de tout le monde et qui, nous enveloppant , mon adversaire et moi, dans une même condamnation, prétendent que nous avons tort l'un et (358) l'autre , quoiqu'il soit impossible que l'un des deux n'ait raison.

Lorsqu'en parlant de ceux qui se marient en secondes et troisièmes noces j'ai dit que : "Il vaut mieux n'avoir qu'un seul homme , même en secondes et en troisièmes noces , que d'entretenir commerce avec, plusieurs, " c'est-à-dire qu'il est plus pardonnable de s'abandonner à un seul homme que de se prostituer à plusieurs , ne me suis-je pas expliqué aussitôt en ajoutant : " En effet nous lions dans l'Évangile que, la Samaritaine ayant dit à Jésus-Christ qu'elle en était à son sixième mari, ce divin Sauveur lui répondit que l'homme avec lequel elle habitait n'était point véritablement son mari? " Je déclare donc encore hautement que l’Eglise ne condamne point les secondes noces, ni même les troisièmes, et qu'elle, permet d'épouser un cinquième et un sixième mari, et plus encore si l'on veut, de même qu'elle permet d'en épouser un second ; mais, comme on ne prétend pas condamner ces sortes de mariages, aussi ne veut-on pas les approuver. Ils sont une ressource à nos misères et à nos faiblesses, mais ils ne font point honneur à la chasteté. C'est pourquoi j'ai dit dans un autre endroit : " Lorsqu'on se marie plus d'une fois, il n'importe qu'on aille jusqu'aux secondes et aux troisièmes noces puisqu'on ne se borne pas aux premières. Tout est permis et tout n'est pas avantageux. Je ne condamne ni les secondes, ni les troisièmes , ni même, si cela se peut dire , les huitièmes noces. Qu'une femme donc épouse, si elle veut , un huitième mari plutôt. que de vivre dans le libertinage. "

Venons au reproche qu'on me fait d'avoir dit que, " selon le texte hébreu, l'Écriture sainte; parlant du second jour de la création, ne dit point comme au premier, au troisième et aux autres jours suivants : " Dieu vit que cela était bon ; " et que " par là elle veut nous donner à entendre que le nombre deux n'est pas bon , parce qu'il détruit l'unité et qu'il est la figure du mariage; " que " c'est pour cela que les animaux impurs entrèrent par couples dans l'arche de Noé, les animaux purs étant en nombre impair.

Je ne vois pas ce qu'on peut trouver à redire à ce que j'ai dit du second jour de la création. Me blâme-t-on de n'avoir pas dit que les paroles que j'ai citées se trouvent dans

l'Écriture , ou de les avoir mal entendues et de leur avoir donné une explication violenté et peu naturelle ? Qu'ils s'en rapportent sur cela, non pas à moi , mais à tous les Hébreux et aux autres interprètes; je veux dire à Aquila, à Symmaque et à Théodotien , et ils seront convaincus que l'Écriture sainte, parlant du second jour de la création , ne dit point : " Dieu vit que cela était bon. " Puis donc que l'Écriture n'en dit rien au second jour et qu'elle l'a néanmoins remarqué aux autres jours, il faut nécessairement que mes censeurs ou m'apportent une meilleure raison de ce silence , ou se rendent malgré eux à celle que j'en ai donnée.

J'ai dit que les animaux qui entrèrent par couples dans l’arche de Noé étaient impurs, et que ceux qui étaient en nombre impair étaient des animaux purs : puisque tout le monde convient que cela est dans l'Écriture sainte, il faut ou qu'on nous donne la raison de cette différence, ou qu'on reçoive, bien qu'on en ait, celle que j'ai apportée. Est-il nécessaire que je fasse ici un détail de tous les écrivains ecclésiastiques qui ont fait des traités sur le nombre impair, tels que Clément, Hyppolite, Origène, Denis, Eusèbe, Didymus; et, parmi nos Latins, Tertullien, saint Cyprien, Victorin , Lactance, saint Hilaire? Le traité que celui-ci a adressé à Fortunat fait assez voir combien il s'est étendu sur le nombre sept, c'est-à-dire sur le nombre impair. Faut-il que je cite ici tout ce que Pythagore, Architas de Tarente, et Scipion dans le sixième livre de la République ont dit du nombre impair? Si mes censeurs refusent de se rendre à l'autorité de ces grands hommes, toute l'école des grammairiens leur dira en parlant du nombre impair : " Ce nombre plaît aux Dieux. " Dire que l'état de la virginité est plus pur que celui du mariage, préférer le nombre impair au nombre pair, établir les vérités évangéliques sur les figures de l'Ancien Testament, c'est un crime qui n'est pas pardonnable, c'est renverser toutes les Eglises , c'est révolter tout le genre humain.

Toutes les autres choses qu'on trouve dignes de censure dans mon livre ne sont que des minuties, ou reviennent aux explications que j'ai déjà données. C'est pourquoi je n'ai pas jugé à propos d'y répondre, de peur de dépasser les bornes d'une lettre, et de crainte aussi qu'on (359) ne s'imagine que je ne vous crois pas capable de suppléer au reste, vous, mon cher Pammaque , qui avez pris mon parti avant même que je vous en aie prié. Je finis donc en déclarant que je n'ai jamais condamné et que je ne condamne point encore le mariage. Je n'ai pensé qu'à répondre à mon adversaire, sans appréhender les pièges que les catholiques pourraient me tendre. Si j'élève jusqu'au ciel le mérite et la gloire de la virginité, ce n'est pas que je me flatte de l'avoir conservée; c'est que je suis charmé de cette vertu, quoique je ne la possède pas. II faut être bien sincère et bien ingénu pour louer dans les antres ce qu'on n'a pas. Attaché à la terre par le poids d'un corps mortel , le ni, laisse pas pour cela d'admirer le vol des oiseaux ci la rapidité avec laquelle la colombe fend les airs sans presque remuer les ailes. Ne nous flattons point nous-mêmes, et ne nous laissons point empoisonner par les louanges des flatteurs. Il y a deux sortes de virginité : la première est celle qu'on garde depuis sa naissance ; la seconde est celle que l'on conserve depuis le baptême. Il y a longtemps qu'on a dit , et cette maxime ne vient pas de moi : " Personne ne peut. servir cieux maîtres tout à la fois , c'est-à-dire la chair et l'esprit ; car la chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit , et l'esprit en a de contraires à ceux de la chair; ils sont opposés l'un à l'autre , de manière que nous ne faisons pas ce due nous voudrions faire. "

Lorsque vous trouverez quelque chose de trop fort dans mon ouvrage, ne vous arrêtez point à mes paroles , mais à l' Ecriture sainte, d'où je les ai tirées. Jésus-Christ est vierge, et celle qui l'a mis au monde, ayant toujours conservé sa virginité , est mère et vierge tout ensemble. Ce divin Sauveur est sorti de son sein de même qu'il entra dans le lieu où étaient les disciples, les portes étant fermées. Ce sein virginal est ce sépulcre tout neuf et taillé dans un roc où personne n'a été mis ni avant ni après Jésus-Christ; c'est ce " jardin fermé " et cette " fontaine scellée " dont parle l'Ecriture , et d'où tire sa source ce fleuve qui, selon le prophète Joël, " arrose le torrent ou des liens ou des épines, " des liens des péchés dans lesquels nous étions autrefois engagés , et des épines qui étouffent la semence du père de famille; c'est cette porte orientale dont parle le prophète Ezéchiel, qui est toujours fermée et toute brillante de lumière, qui cache ou qui découvre le Saint des saints, et par laquelle doit entrer et sortir le soleil de justice et notre pontife , selon l'ordre de Melchisédech. Que mes censeurs me disent comment Jésus-Christ entra dans le cénacle, les portes étant fermées, lorsqu'il fit toucher à ses disciples ses mains , son côté , ses os et sa chair pour les convaincre qu'il n'était pas un fantôme et. qu'il avait un véritable corps, et moi je leur dirai comment Marie est mère et vierge tout à la fois , vierge après ses couches et mère avant son mariage.

Jésus-Christ et Marie, ayant donc toujours été vierges, ont consacré la virginité dans l'un et clans l'autre sexe. Les apôtres étaient vierges , ou du moins gardèrent la continence après leur mariage ; les évêques , les prêtres et les diacres doivent être ou vierges ou veufs avant d'être ordonnés, ou du moins vivre toujours en continence après leur ordination. Pourquoi nous faisons-nous illusion à nous-mêmes? plongés que nous sommes dans d'infâmes plaisirs , pourquoi trouvons-nous mauvais qu'on nous refuse la récompense qui n'est due qu'à la chasteté? Prétendons-nous régner avec Jésus-Christ , en la compagnie des vierges et des veuves , tandis que nous entretenons une table délicate et que nous goûtons tous les plaisirs du mariage? La faim et la bonne chère, la misère et la propreté , le sac et la soie auront-ils donc une même récompense? Lazare a passé ses jours dans la misère , et ce riche qui était vêtu de pourpre, toujours propre, toujours dans le repos, a goûté durant sa vie tout ce qui peut flatter la délicatesse de la nature; mais après leur mort ils se trouvent l'un et l'autre dans une situation bien différente : la misère a succédé aux plaisirs, et les plaisirs ont succédé à la misère. Il ne tient qu'à nous de suivre ou Lazare ou le riche.

 

 

 

TRAITÉ SUR LA DISCUSSION DE JEAN , EVÊQUE DE JÉRUSALEM, AVEC SAINT ÉPIPHANE.

AU SÉNATEUR PAMMAQUE.

Si nous ne savons pas ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières , comme dit l'apôtre saint Paul , si nous ne pouvons pas même exprimer nos propres pensées, combien plus est-il dangereux de vouloir sonder le coeur des autres et juger de leurs intentions? L'homme est naturellement porté à la. clémence; il pardonne volontiers les défauts des autres afin de pouvoir se pardonner à lui-même: ses propres faiblesses. Si vous l'accusez d'indiscrétion dans ses paroles, il dira que c'est franchise et simplicité ; si vous lui reprochez d'être un homme rusé et artificieux , il vous dira que ses prétendus artifices viennent de son peu d'expérience et non point de malice; et ainsi l'accusateur passera pour un imposteur, et l'accusé pour un homme grossier et impoli, et non pour un hérétique.

Vous savez, mon cher Pammaque, vous savez que ce n'est qu'à vos sollicitations et dans le seul intérêt de la foi que j'entreprends cet ouvrage, que la passion et la vanité n'y ont aucune part , que je souhaiterais voir, si cela se pouvait , tous les hommes réunis dans les mêmes sentiments ; et qu'enfin on ne peut m'accuser ni de témérité ni de trop de vivacité puisqu'il y a trois ans que je garde le silence. J'avais même résolu de le garder toujours, et, si je le romps aujourd'hui, c'est parce que vous m'avez écrit que l'apologie contre laquelle j'ai dessein de m'élever avait jeté le trouble dans l'esprit de plusieurs personnes, quine savaient quel parti prendre. Loin d'ici donc l'hérétique Novalius, qui refuse de donner la main à ceux qui s'égarent ! loin d'ici Montan avec ses femmes insensées, qui, au lieu de relever ceux qui sont tombés, les précipite dans l'abîme ! Nous sommes tous pécheurs, et il n'y a personne qui ne tombe tous les jours dans quelque faute. Comme donc nous avons beaucoup d'indulgence pour nous-mêmes, aussi ne traitons-nous pas les autres avec rigueur ; au contraire, nous les prions, nous les sollicitons, nous les conjurons, ou d'entrer de bonne foi dans nos sentiments, ou de défendre ouvertement ceux des autres. Je n'aime point les équivoques; je ne veux point qu'on me parle d'une manière ambiguë et susceptible de plusieurs sens. Mons le voile qui nous couvre les yeux afin de contempler à découvert la gloire du Seigneur. Le peuple d'Israël balançant autrefois à prendre le parti du vrai Dieu ou celui des idoles, Elie, qui signifie le Fort du Seigneur, lui dit : " Jusqu'à quand serez-vous comme un homme qui boite des deux côtés? Si le Seigneur est Dieu, marchez après lui ; si Baal est le vrai Dieu, suivez-le. " Le Seigneur dit aussi en parlant des Juifs : " Des enfants étrangers ont agi avec dissimulation à mon égard , des enfants étrangers ont vieilli dans leurs mauvaises habitudes; ils ont boité et n'ont plus marché dans leurs voies. "

Si l'évêque de Jérusalem n'est point hérétique, ce que je souhaite et ce que je veux bien croire, et s'il partage mon opinion, pourquoi ne s'explique-t-il pas comme moi? Ce qu'il appelle simplicité et franchise , je l'appelle. dissimulation et malice. S'il veut me persuader due sa croyance est pure, qu'il s'explique simplement et sans détour. S'il ne s'exprimait d'une manière équivoque que dans deux ou trois endroits, je pardonnerais à son ignorance, et je ne ,jugerais pas ce qu'il y a dans son apologie d'obscur et de douteux par les endroits qui sont clairs et bien évidents; mais est-ce parler avec franchise et sans déguisement que de tâtonner sans cesse comme il fait et de s'exprimer d'une manière toujours douteuse et toujours enveloppée, semblable à un charlatan qui semble marcher sur des oeufs et qui parait suspendu sur la pointe des épées? Son apologie a plutôt l'air d'une pièce de rhétorique que d'une exposition de foi. Je suis versé aussi bien que lui dans le genre d'écrire qu'il affecte , et j'ai appris à manier les armes dont il se sert contre moi. Quand bien même sa foi serait orthodoxe , néanmoins cette affectation , ces réserves , ces précautions avec lesquelles il s'explique me la rendraient suspecte. Celui qui marche avec simplicité marche en assurance. Il faut être fou pour compromettre sa réputation sans sujet.

361

Il dit qu'il ne se sent point coupable du crime dont on l'accuse ; mais puisque sa justification ne dépend que d'un mot , qu'il nie hardiment ce crime, et qu'il fasse tomber l'infamie et la confusion sur son accusateur ; qu'il se défende avec la même hardiesse et la même confiance que l'on met à l'accuser; et, après qu'il aura tout dit et qu'il se sera clairement expliqué et pleinement justifié , alors, si l'on continue à le calomnier, qu'il crie à l'imposture et qu'il en demande hautement justice. Nous ne devons point souffrir patiemment qu'on nous soupçonne d'hérésie , de peur qu'en demeurant dans le silence et en dissimulant une accusation si énorme, nous ne passions pour coupables dans l'esprit de ceux qui ne connaissent pas notre innocence.

Mais au reste, Jean de Jérusalem, puisque vous avez en main la lettre de votre accusateur, il est fort inutile que vous le citiez et due vous l'obligiez de prouver ce qu'il avance contre vous. Nous savons tous ce qu'il vous a écrit, et de quels griefs, ou, comme vous dites, de quelles calomnies il vous charge: répondez-lui article par article ; suivez-le pied à pied , discutez toutes ses médisances et n'en laissez échapper aucune; car, si vous n'examinez sa lettre que d'une manière superficielle, et si vous en passez quelque endroit par inadvertance, comme je le veux croire après le serment que vous en avez fait , il ne manquera pas de se récrier aussitôt et de vous dire : " C'est ici que je vous tiens; c'est en cela que consiste toute la difficulté et tout le fond de notre dispute. " Un ennemi n'est pas si indulgent qu'un ami: celui-là chicane sur une vétille, celui-ci justifie tout, même les choses les plus mauvaises ; ce qui l'ait dire à un auteur profane que " les amis sont aveugles dans leurs jugements. " Mais peut-être avez-vous entièrement négligé cette sorte de littérature , occupé de l'étude de l'Écriture sainte. Ne comptez donc point sur le jugement de vos amis, et ne vous flattez point des sentiments qu'ils ont de vous. Le témoignage d'un ennemi est toujours véritable; si c'est nu ami qui parle en votre faveur, on le regardera, non comme un témoin ni comme un juge , mais comme un homme partial et qui est entièrement dans vos intérêts.

Voilà ce que vos ennemis ne manqueront pas de vous dire, s'ils ne veulent pas ajouter foi à vos paroles et s'ils prennent plaisir à vous exaspérer ; mais pour moi , à qui vous n'avez jamais donné le moindre chagrin , et que vous êtes obligé de citer à tout moment dans vos lettres, je vous conseille ou de confesser ouvertement la foi de l'Église, ou d'expliquer nettement vos sentiments ; car cette affectation avec laquelle vous mesurez et pesez toutes vos paroles peut bien surprendre les ignorants , mais un auditeur éclairé et un lecteur qui sera sur ses gardes découvrira sans peine les piéges que vous lui tendez, et fera connaître les artifices dont vous vous servez pour détruire la vérité. Les ariens , gens que vous connaissez parfaitement bien , firent longtemps semblant de condamner le mot homousion à cause du scandale qu'ils prétendaient que ce terme pouvait causer dans l'Église, couvrant ainsi sous des apparences spécieuses , comme avec un peu de miel , le poison de leur hérésie; mais enfin ce serpent entortillé se développa, et l'on frappa avec un glaive spirituel sa tête envenimée, qu'il avait cachée au milieu des replis de tout son corps. L'Église, comme vous savez, reçoit les pénitents, et, accablée par la multitude des pécheurs, elle pardonne aux pasteurs afin de ramener les brebis égarées. L'ancienne et nouvelle hérésie qui règne aujourd'hui se sert du même artifice que les ariens, afin que les peuples prennent dans un sens ce que les évêques disent. et entendent dans un autre.

Avant d'insérer ici en latin la lettre que vous avez écrite à l'évêque Théophile , et de vous faire voir que je sais pourquoi vous en usiez avec tant de réserve et de ménagement, je suis bien aise de vous demander une explication. Pourquoi, je vous prie, refusez-vous avec tant de fierté et tant d'orgueil de rendre compte. de votre foi à ceux qui vous interrogent à ce sujet? pourquoi regardez-vous comme des ennemis déclarés cette multitude de frères et de solitaires qui demeurent dans la Palestine et qui refusent de communiquer avec vous? Le fils de Dieu a laissé sur les montagnes quatre; vingt-dix-neuf brebis pour en chercher une qui était malade, recevant pour elle des soufflets et le fouet, souffrant le supplice de la croix, la rapportant jusqu'au ciel sur ses propres épaules, et supportant patiemment les faiblesses et les langueurs de cette pauvre pécheresse ; mais vous, fier de votre dignité et plein de (362) l'orgueil que vous inspire le rang que vous tenez dans l’Eglise, comme si vous aviez seul en partage les richesses, la naissance, l'éloquence et la sagesse, vous regardez de travers et avec un superbe dédain vos frères , qui ont été rachetés comme vous du sang de Jésus-Christ. Est-ce là ce que vous apprend l'Apôtre qui dit : " Soyez toujours prêts de répondre pour votre défense à tous ceux qui vous demanderont raison de votre espérance? "

J'accorde que nous ne cherchions que des occasions de vous chagriner et que, sous prétexte de défendre les intérêts de la foi, nous ne songions qu'à brouiller, à faire schisme et à mettre la division partout ; niais ne nous fournissez donc point ces occasions et ces prétextes que nous cherchons. Répondez aux accusations qu'on dresse contre vous sur les dogmes de la foi ; débarrassez-vous des questions qu'on vous propose ; et, quand une fois vous nous aurez satisfaits sur cela, faites voir qu'il ne s'agit point des dogmes de la foi, mais de l'ordination de Paulinien; à moins que vous ne croyiez qu'il est de votre intérêt de ne pas répondre sur les points de foi, de peur que votre réponse n'indique que vous êtes hérétique. D'après ce raisonnement, on ne devrait donc jamais se justifier des crimes dont on est accusé, de peur de s'en rendre coupable en les niant? Vous méprisez les laïques, les diacres et les prêtres, et vous vous vantez de pouvoir faire mille clercs en une heure.

Saint Epiphane vous a écrit une lettre dans laquelle il vous accuse ouvertement d'être hérétique : est-ce que vous oseriez dire que ce prélat vous est inférieur en âge, en science, en mérite, en réputation? Quant à l'âge, vous êtes beaucoup plus jeune que lui; vous lui cédez encore en science, quoi que vos partisans publient partout, et bien qu'ils vous aient peut-être persuadé à vous-même, que vous êtes plus éloquent que Démosthène, plus subtil que Chrysippe, plus sage que Platon; quant à l'innocence des moeurs et à la pureté de la foi, je n'en dirai rien pour ne pas sembler vouloir vous insulter. A l'époque où tout l'Orient, à l'exception de saint Athanase et de Paulin, était assujetti à l'hérésie des ariens et des eunomiens, pendant que vous n'osiez communiquer avec les Occidentaux, avec les confesseurs bannis pour la foi, Epiphane , quoiqu'il ne fût encore que prêtre de son monastère, avait Eutychès pour auditeur; et quand il fut ensuite ordonné évêque de Chypre, Valens même n'osa le persécuter; car on eut toujours pour lui un si profond respect que les hérétiques, qui étaient absolument les maîtres , croyaient se déshonorer eux-mêmes s'ils persécutaient un si grand homme. Ecrivez-lui donc; répondez à sa lettre: que tout le monde connaisse votre foi , votre éloquence et votre prudence , afin que vous ne soyez pas seul à vous croire habile et éloquent. Pourquoi , étant attaqué d'un côté, portez-vous la guerre de l'autre? On vous fait des questions dans la Palestine, et vous répondez à l'Egypte; pendant que les uns ont les yeux malades, vous appliquez des remèdes à ceux qui les ont sains. Si vous dites à un étranger des paroles qui nous pourraient être agréables , c'est une pure vanité ; c'est tout autre chose que ce que nous demandons, c'est donc inutilement. " Mais, " dites-vous, " l'évêque d'Alexandrie a approuvé ma lettre. " Qu'a-t-il approuvé? que vous avez attaqué fortement Arius , Photin et Manès. Vraiment c'est bien là de quoi il s'agit ! Eh ! qui est-ce qui vous accuse maintenant d'arianisme? y a-t-il quelqu'un qui rejette a prisent sur vous le crime de Photin et de Manès? Il y a déjà longtemps que tout cela a été expliqué et renversé. Vous n'étiez pas assez dépourvu de sens pour défendre ouvertement une hérésie que vous saviez que l'Eglise a en horreur; vous n'ignoriez pas que, si vous l'aviez fait, on vous aurait aussitôt déposé de l'épiscopat. Or vous ne soupiriez qu'après les délices de votre trône. C'est pourquoi vous avez tellement adouci vos opinions que vous avez pris soin de ne pas déplaire aux simples ni offenser vos bons amis. Vous avez bien écrit, mais il n'y a rien qui regarde le fond de votre cause. Par qui l'évêque d'Alexandrie pouvait-il connaître les articles sur lesquels on vous accuse et dont ou vous demande uni confession pure et simple? Vous deviez vous proposer ce que l'on vous objecte, et répondre à chaque point en particulier.

On trouve dans une ancienne histoire qu'un certain rhéteur ayant parlé longtemps avec beaucoup d'impétuosité et un torrent de paroles sans aborder la question, le juge, prudent auditeur, lui dit : " Fort bien, mais où irez-vous en parlant si bien? " Les médecins ignorants n'ont qu'un seul remède pour (363) toutes les maladies des yeux. Lorsqu'un homme est accusé sur plusieurs chefs, si, voulant se justifier, il en passe quelques-uns sous silence, il se reconnaît coupable de tout ce qu'il tait. N'avez-vous pas répondu à la lettre d'Epiphane, et ne vous êtes-vous pas fait à vous-même des objections pour les réfuter? C'est pour cela que vous y avez répondu avec tant de confiance: quand on se bat soi-même on ne se porte pas des coups trop rudes, on s'épargne toujours. De deux partis prenez celui qui vous conviendra ; on vous en donne le choix. Ou vous avez répondu à la lettre d'Epiphane, ou vous n'y avez pas répondu: si vous y avez répondu, pourquoi passez-vous plusieurs choses sous silence , et particulièrement les principales dont on vous accuse? si vous n'y avez pas répondu, où est donc cette belle apologie dont vous tirez vanité parmi les ignorants, et que vous répandez de tous côtés comme si on n'en savait pas le sujet?

On vous accuse de huit erreurs touchant la foi et l'espérance chrétiennes, comme je vais vous le démontrer bientôt : vous ne parlez que de trois dans votre réponse, encore le faites-vous d'une manière fort superficielle et comme en passant ; pour les autres , vous n'en dites pas un seul mot. Si vous vous étiez pleinement justifié sur sept articles , je ne pourrais vous faire votre procès que sur un seul , et je m'attacherais à celui que vous auriez passé sous silence; mais dans la situation où vous êtes vous ne sauriez vous tirer d'affaire, semblable à un homme qui tiendrait un loup par les oreilles sans pouvoir l’arrêter et sans oser le lâcher. Ces trois articles même auxquels vous répondez , vous les abordez si superficiellement, vous en dites si peu de chose , vous passez si légèrement par-dessus qu'il semble que vous n'y pensiez seulement pas, ou que vous n'y trouviez pas la moindre petite difficulté. Enfin votre réponse est si ambiguë et si obscure que vous nous en apprenez plus par votre silence que par toutes vos explications. Ne pourrait-on pas vous appliquer ici ce que dit l'Évangile : " Si la lumière qui est en vous n'est que ténèbres, combien seront grandes les ténèbres même ! " Si l'explication que vous donnez aux trois articles que vous n'avez abordés qu'en passant est si suspecte et ci vicieuse , et si vous y faites paraître tant de mauvaise foi, tant d'artifice et de dissimulation, que deviendront les cinq autres articles, sur lesquels vous ne sauriez biaiser ni tromper le lecteur, et que vous avez mieux aimé passer sous silence que d'en reconnaître la vérité?

Origène, dans son livre des Principes, dit 1° que, comme on ne doit pas dire que le Fils peut voir le Père, on ne doit pas dire non plus que le Saint-Esprit peut voir le Fils ; 2° que les âmes sont dans les corps comme dans une espèce de prison, et qu'avant la création de l'homme dans le paradis terrestre, elles étaient dans le ciel parmi les créatures raisonnables ,

et que c'est pour cela que depuis sa chute l'âme, touchée de sa disgrâce , dit dans les Psaumes " J'ai péché avant d'être Humiliée ; " et dans un autre endroit : " Rentrez, ô mon âme, dans le lieu de votre repos ; " et ailleurs: " Seigneur, tirez mon âme de sa prison ; " et autres choses semblables; 3° que le diable et les démons feront un jour pénitence, et régneront à la fin des siècles avec les saints; 4° que les habits de peau dont Dieu couvrit Adam et Eve après leur chute et leur bannissement du paradis terrestre n'étaient autres que les corps dont il les revêtit : par là il nous donne à entendre qu'ils n'avaient point de corps avant leur péché. 5° Dans son explication du premier psaume et dans plusieurs autres traités il nie ouvertement la résurrection de la chair, et soutient que nous ne ressusciterons point avec les membres qui composent notre corps et qui distinguent l'homme d'avec la femme. 6° Il parle du paradis terrestre d'une manière si allégorique qu'il détruit entièrement la vérité de l'histoire, entendant par les arbres les anges , et par les fleuves les vertus célestes , et renversant par des explications violentes et forcées tout ce que l’Ecriture nous dit de ce lieu de délices. 7° Par les eaux qui, selon l'Écriture, sont au-dessus des cieux , il entend les anges et les vertus célestes, et par celles qui sont sur la serre et au-dessous de la terre il entend les démons et les puissances ennemies. 8° Enfin il dit que l'homme a perdu l'image de Dieu que le Créateur lui avait imprimée en le formant, et qu'aussitôt qu'il fut banni du paradis terrestre il ne lui resta plus aucun trait de cette divine ressemblance.

Voilà ce que vous écrit saint Epiphane, voilà les coups qu'il vous porte; mais en même temps , prosterné à vos genoux sans avoir (364) égard ni à son âge ni à sa dignité, il vous prie de ménager les intérêts de votre salut : " Pour l'amour de moi, " vous dit-il, " et pour l'amour de vous-même, sauvez-vous, comme dit l'Écriture " de cette race corrompue ! " renoncez, mon très cher frère, renoncez à l'hérésie d'Origène et à toutes sortes d'erreurs! Attaché au parti de l'hérésie, vous soulevez toute la terre contre moi, et vous rompez l'union que la charité avait formée entre nous ; de manière que le zèle avec lequel vous défendez les erreurs et la doctrine d'Origène m'a obligé de me repentir d'avoir communiqué avec vous. "

Dites-moi, je vous prie, valeureux champion : avez-vous répondu à aucun des huit articles qu'on vous a objectés ? Sans parler des autres, avec quelle force et par combien de raisons a-t-on battu en ruine ce premier blasphème qu'Origène a osé avancer , que le Fils ne peut voir le Père, et que le Saint-Esprit ne peut voir le Fils! " Nous confessons," vous dit saint Epiphane , " que les trois personnes de la sainte et adorable Trinité ont une même substance, une même éternité, une même gloire et une mène divinité, et nous anathématisons ceux qui dans la Trinité admettent quelque inégalité, quelque chose de visible et différents degrés de supériorité. Ce que nous disons du Père, qu'il est incorporel, invisible, éternel, nous le disons aussi et du Fils et du Saint-Esprit. "

On vous bannirait de l'Église si vous n'étiez pas dans ces sentiments. Je ne m'informe point si vous avez été autrefois d'un sentiment contraire; je n'examinerai point ici si vous êtes attaché à ceux qui suivent cette doctrine , ni de quel parti vous étiez lorsqu'on exilait ceux qui en faisaient profession; ni quel est celui qui, entendant dire au prêtre Théonas que le Saint-Esprit est Dieu , se boucha les oreilles et sortit de l'église avec, ses partisans, de peur d'entendre cet horrible blasphème. " Il ne faut se convertir " disait un impie, "et se faire chrétien que le plus tard qu'on peut. " Le malheureux Prétextat. cet homme sacrilège et livré au culte des idoles, qui mourut dans le temps qu'on l'avait désigné consul. avait coutume de dire en plaisantant au pape Damase : " Qu'on me fasse évêque de Rome , et dès demain je me fais chrétien." A quoi bon employer tant de raisons et prendre de si longs détours pour prouver que vous n'êtes point arien? Ou niez qu'Origène ait avancé les erreurs dont on l'accuse, ou condamnez-le s'il est vrai qu'il les ait avancées. Voulez-vous savoir jusqu'où doit aller sur cela le zèle des chrétiens? écoutez ce que dit l'Apôtre : "Quand nous vous annoncerions nous-mêmes ou quand un ange du ciel vous annoncerait un évangile différent de celui que nous vous avons annoncé, qu'il soit anathème. " Vous affectez dans votre lettre de casher le nom du criminel afin de diminuer le crime; et comme si cette affaire n'était d'aucune conséquence et comme si on n'accusait personne d'avoir proféré des blasphèmes, vous tâchez de donner à une foi suspecte et douteuse les couleurs les plus belles et les plus séduisantes. Commencez votre lettre par dire anathème à celui qui a osé enseigner ces erreurs. Quand la foi est pure et sans déguisement, elle ne balance pas un seul moment à se déclarer. Il faut écraser le scorpion dès qu'on l'aperçoit. " Seigneur," dit David, cet homme selon le coeur de Dieu , "n'ai-je pas haï ceux qui vous haïssent, et n'ai-je pas séché d'ennui en voyant vos ennemis? Je les haïssais d'une haine absolue. " Si j'avais entendu prononcer de pareils blasphèmes contre Jésus-Christ à mon père, à ma mère, à mon frère , je les aurais regardés comme des chiens enragés, je les aurais déchirés à belles dents, je leur aurais moi-même porté les premiers coups. Celui-là fait la volonté du Seigneur qui dit à son père et à sa mère : " Je ne vous connais point; " mais celui qui aime son père et sa mère plus que Jésus-Christ " n'est pas digne de lui. "

Quand on vous objecte que votre maître , qui selon vous est si bon catholique et dont vous défendez les intérêts avec tant de chaleur, dit que le Fils ne voit point le Père et que le Saint-Esprit ne voit point le Fils, vous nous dites pour toute réponse : " Le Père est invisible, le Fils est invisible, le Saint-Esprit est invisible ; " comme si les anges, les chérubins et. les séraphins n'étaient pas aussi selon leur nature invisibles à notre égard. De là vient que David , incertain si l'on pouvait voir les cieux d'une manière sensible, disait : "Je verrai les cieux qui sont les ouvrages de vos mains. " Il dit: " Je verrai, " et non pas : " Je vois; " je les verrai lorsque je contemplerai à découvert la gloire du Seigneur; car dans la vie présente nos vues et nos connaissances sont très imparfaites (365). On vous demande si le Fils voit le Père, et vous répondez que le Père est invisible; on vous prie de dire si le Saint-Esprit voit le Fils , et vous répondez que le Fils est invisible; il s'agit de savoir si les trois personnes de la Trinité se voient l'une l'autre, et vous répondez que la Trinité est invisible. Vous vous étendez fort au long sur tous leurs autres attributs , mais toujours hors de propos; vous déployez votre éloquence sur des choses dont il n'est point question, et vous donnez sans cesse le change à vos auditeurs de peur d'être obligé de répondre aux objections qu'on vous fait.

Je vous passe néanmoins cet article; j'admets que vous ne soyez point arien, et même que vous ne l'ayez jamais été ; je veux bien croire qu'en répondant à la première objection qu'on vous a faite vous avez expliqué vos sentiments sans détour, sans déguisement et de la meilleure foi du monde. Je vous parle aussi avec la même candeur et la même franchise. Saint Epiphane vous a-t-il accusé d'être ou arien, ou dans les sentiments d'Eunomius, cet athée qui ne tonnait point Dieu? II ne vous accuse dans toute sa lettre que de suivre les erreurs d'Origène et d'y avoir engagé plusieurs autres personnes. Pourquoi ne répondez-vous jamais juste aux questions qu'on vous fait? pourquoi dissimulez-vous les crimes dont saint Epiphane vous charge dans sa lettre? pourquoi nous répétez-vous sans cesse ce que vous avez dit dans l'église en sa présence? Pensez-vous donc avoir affaire à des imbéciles? On vous demande votre confession de foi, et vous venez nous étourdir malgré nous par de pompeux discours où vous étalez tout ce que vous avez d'érudition et d'éloquence.

Ici, mon cher lecteur, je vous prie de ne prendre parti ni pour moi ni pour mon adversaire : contentez-vous d'examiner les pièces du procès sans avoir égard à la qualité des personnes, persuadé qu'un jour vous paraîtrez devant le tribunal du Seigneur pour y rendre compte de vos jugements. Poursuivons.

Vous dites dans votre lettre, Jean de Jérusalem, qu'avant l'ordination de Paulinien saint Epiphane ne vous a jamais accusé d'être origéniste : ce point est un peu douteux, et je ne puis pas vous l'accorder. Saint Epiphane prétend qu'il vous a averti de vos erreurs: vous ne voulez pas en convenir; il produit des témoins : vous les récusez; il dit qu'il en a donné avis à une autre personne : vous faites l'ignorant; il vous envoie une lettre par un de ses clercs et vous prie en même temps d'y répondre , mais vous gardez un profond silence; vous n'oseriez seulement souffler; et, tandis qu'on vous accuse dans la Palestine, vous envoyez votre ,justification à Alexandrie. Ce n'est pas à moi à décider lequel de vous deux est le plus croyable, et je ne vous crois pas assez hardi vous-même pour oser vous vanter d'être plus sincère et de meilleure foi que ce grand homme; mais comme il se peut l'aire que chacun pai le en sa faveur, j'en appelle ici à votre propre témoignage et vous prends à témoin contre vous-même. S'il ne s'agissait point des dogmes de la foi entre vous et saint Epiphane , si vos erreurs n'avaient pas excité le zèle de ce vénérable vieillard, s'il ne vous avait pas écrit sur cela, pourquoi donc auriez-vous entrepris de traiter dans un seul ouvrage tous les dogmes de la foi, vous surtout dont le talent n'est pas d’être fort éloquent ? quel besoin de parler de la Trinité, (le l'incarnation de Jésus-Christ, de sa croix, des enfers, de la nature des anges, de l'état des âmes, de la résurrection du Sauveur et de celle de tous les hommes? à quoi bon ce discours que vous avez prononcé avec tant de hardiesse tout d'une haleine en présence de tout le peuple et de ce prélat, et dans lequel vous vous êtes étendu sur des choses que vous aviez peut-être oubliées dans votre apologie? Où sont ces anciens écrivains ecclésiastiques qui étaient obligés quelquefois de faire plusieurs volumes pour développer une seule question ? où est ce vaisseau d'élection , cette trompette évangélique, cette bouche par laquelle notre lion fait entendre ses rugissements, ce tonnerre des nations, ce fleuve de l'éloquence chrétienne, qui n'ose pénétrer " la profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu , " et qui admire plutôt qu'il n'explique " un mystère qui nous a été caché dans tous les siècles qui nous ont précédés? " où est Isaïe, qui nous prédit l'enfantement d'une vierge et qui, succombant sous le poids de cette seule question, dit : " Qui racontera sa génération? " Eh bien! il s'est trouvé de nos jours un assez petit homme qui a expliqué tous les dogmes de la foi dans un seul discours, et de la manière du monde la plus aisée et la plus claire!

366

Si l'on ne vous demandait point raison de votre foi et si personne ne vous inquiétait là-dessus, quelle nécessité de vous engager témérairement dans des questions si difficiles et dans de si longues disputes? S'il s'agissait alors de votre foi, ce. n'est donc point l'ordination de Paulinien qui vous a brouillé avec saint Epiphane, puisqu'il est certain que Paulinien n'a été ordonné prêtre que longtemps après. Vous avez trompé les absents, et vous ne leur avez écrit que pour les engager dans vos intérêts. Pourrions, qui étions ici sur les lieux, nous sommes témoins de tout ce qui s'y est passé. Pendant que saint Epiphane parlait dans l'église contre les erreurs d'Origène, et qu'il vous attaquait vous-même sous le nom de cet hérétique, nous vous avons vus, vous et vos partisans, le visage chagrin, faire mille grimaces et traiter ce prélat de vieux radoteur. Comme il parlait un jour devant le saint Sépulcre sur le même sujet, ne lui avez-vous pas envoyé un archidiacre pour lui imposer silence ? Quel évêque a jamais fait taire de la sorte un simple prêtre en présence du peuple? Une autre fois qu'il allait du lieu de la résurrection au Calvaire, suivi d'une multitude prodigieuse de peuple de tout âge et de tout sexe qui s'empressait pour le voir, lui baiser les pieds, toucher ses habits, lui présenter leurs enfants, et comme il ne pouvait ni avancer ni demeurer en une même place à cause de la foule qui le pressait, alors, rongé de jalousie, vous vous êtes emporté contre ce vénérable vieillard, et vous avez été assez audacieux pour lui dire en face qu'il prenait plaisir à s'arrêter et qu'il le faisait exprès.

Souvenez-vous, je vous prie, du jour où tout le peuple attendit saint Epiphane jusqu'à sept heures, dans l'espérance d'entendre de sa bouche la parole de Dieu : avec quel emportement et avec quelle fureur n'avez-vous pas déclamé alors contre les antropomorphites , qui sont assez simples pour s’imaginer que Dieu est composé des membres que l'Écriture sainte lui attribue! avec quelle affectation ne tourniez-vous pas les yeux, les mains et tout le corps du côté de ce saint vieillard, afin de le rendre suspect de cette impertinente hérésie ! Après avoir cessé de parler, ce qui lit un vrai plaisir à vos auditeurs, fatigué et épuisé par un si long discours, vous aviez la bouche toute sèche et les lèvres encore toutes tremblantes, à cause des grands mouvements que vous vous étiez donnés en parlant. Que fit néanmoins ce bon vieillard que vous traitiez de fou et de radoteur ? Il se leva pour faire voir qu'il avait quelque chose à dire, et, ayant salué l’assemblée de la voix et de la main, il dit : " Tout ce que mon collègue et mon fils vient de dire contre l'hérésie des antropomorphites est très véritable et très catholique, et je suis sur cela de son sentiment ; mais il est juste que, comme nous condamnons cette hérésie, nous condamnions aussi les erreurs d'Origène. " Vous vous souvenez sans doute des éclats de rire et des huées qui eurent lieu alors. C'est ce qui vous fait ajouter dans votre lettre qu'en parlant au peuple il disait tout ce qu'il voulait, et de la manière qu'il voulait. Il fallait en effet qu'il eût perdu le sens pour oser combattre vos sentiments dans un lieu soumis à votre juridiction. Il disait, selon vous, tout ce qu'il voulait, et de la manière qu'il voulait: ou approuvez ou condamnez ce qu'il disait. Pourquoi toujours biaiser ? Si ce qu'il disait était bon, que ne le louez-vous hautement? si mauvais, que ne le condamnez-vous sans façon ?

Mais voyons un peu avec quelle retenue, avec quelle modestie, avec quelle humilité vous parlez de vous-même , vous qui croyez être la colonne de la foi et de la vérité, et qui reprochez à ce grand homme de débiter au peuple tout ce qu'il lui plait. " Expliquant un jour, " dites-vous, " en sa présence et dans l'assemblée des fidèles, un passage de l'Écriture dont on venait de l'aire la lecture, je fis un discours sur tous les dogmes de la foi, et dis ce que Dieu me fait la grâce d'enseigner tous les jours dans l'église et dans le catéchisme que je fais au peuple. " D'où peut naître, je vous prie, tant de présomption et tant d'orgueil? Tous les philosophes et tous les orateurs déchirent cruellement Gorgias le Léontain,parce qu'il se vantait de répondre en public et sur-le-champ à toutes les questions qu'on voudrait lui adresser. Si je n'étais retenu par le respect qui est dû à votre dignité et à votre caractère, et par l'exemple de l'Apôtre, qui disait : " Je ne savais pas, mes frères, que ce fût le grand prêtre, car il est écrit : "Vous ne maudirez point le prince du peuple, " quels sanglants reproches ne vous ferais-je pas de put ce que vous avez osé avancer dans, votre lettre? quoique au reste (367) vous avilissiez vous-même la dignité dont vous êtes revêtu en traitant si indignement et par vos actions et par vos discours un prélat qui est le père de presque tous les évêques, et en qui nous voyons reluire encore cette vertu antique et ces caractères de sainteté que l'on admirait autrefois dans les premiers pasteurs de l'Église.

Vous dites qu'un jour, expliquant un passage de l'Écriture sainte dont on venait de faire la lecture, vous fîtes en sa présence et dans l'assemblée de tous les fidèles un long discours sur les dogmes de la foi. Qu'on cesse d'admirer Démosthène, qui , à ce que l'on dit, employa beaucoup de temps et de travail à composer la belle harangue qu'il a faite contre Eschine ; qu'on ne nous vante plus l'éloquence de Cicéron, qui, sur-le-champ et sans préparation, récita en présence de Cornelius Nepos, presque mot à mot et telle que nous l'avons aujourd'hui, l'oraison qu'il a faite pour Cornelius, tribun du peuple, homme turbulent et séditieux voici un nouveau Lysias, un nouveau Gracchus, et, pour dire quelque chose des modernes, un nouveau Quintus Aterius, qui était toujours prêt à parler, qui ne tarissait jamais à moins qu'on ne l'avertit de finir, et dont César Auguste disait agréablement : " Il faut enrayer notre Quinius. " Un homme sage et de bon sens se vanta-t-il jamais d'avoir expliqué dans un seul discours tous les dogmes de la foi? Montrez-moi, je vous prie, ce passage de l'Ecriture si fécond et si pathétique qui vous a donné occasion de faire voir de quoi vous étiez capable. Si vous ne vous laissiez pas entraîner par le torrent de votre éloquence, on n'aurait jamais pu s'imaginer que vous eussiez été capable de parler sur-le-champ de tous les dogmes de la foi. Cependant il me semble que les effets ne répondent pas à vos paroles. Nous avons coutume d'instruire les catéchumènes en public, durant quarante-jours, du mystère de la sainte et adorable Trinité : si ce passage de l'Écriture qu'on a lu en votre présence vous a engagé à parler durant une heure de tous les points de la religion, pourquoi expliquer en abrégé et en si peu de temps ce qu'on a coutume d'enseigner durant quarante jours? Ou, si votre discours n'a roulé que sur les matières que vous avez coutume d'expliquer durant tout le carême, Comment se peut-il l'aire que vous vous soyez trouvé engagé à parler de tous les dogmes de la foi à l'occasion d'un seul passage de l'Ecriture?

Mais Jean de Jérusalem biaise encore ici; car il ne se peut faire qu'un seul passage de l'Écriture lui ait donné occasion d'expliquer ce qu'il a coutume d'enseigner aux catéchumènes durant quarante jours, puisqu'il faut être également éloquent ou pour s'étendre sur un sujet stérile, ou pour se resserrer sur une matière féconde et abondante. On pourrait dire encore que, sa verve s'étant échauffée à l'occasion d'un seul passage de l'Écriture, il a parlé durant quarante jours sans discontinuer; et que saint Epiphane, l'écoutant attentivement afin de profiter des choses rares et nouvelles qu'il débitait, s'était presque laissé tomber, accablé qu'il était de lassitude et de sommeil. Tout cela est en quelque façon supportable; peut-être parle-t-il en cette occasion avec sa droiture et sa franchise ordinaires.

Voyons le reste de sa lettre, où, après plusieurs détours, il s'explique ouvertement et sans biaiser, et termine ainsi ses admirables traités : "Après avoir parlé de la sorte en sa présence je le priai de parler après moi, ce que je faisais pour lui faire honneur, n'ayant laissé échapper aucune occasion de l’honorer. Il applaudit donc à tout ce que j'avais dit, et déclara qu'il était charmé de mon discours et que je n'avais rien dit que de très orthodoxe. " On doit juger des honneurs prétendus dont vous l'avez comblé par les outrages sanglants que vous lui avez faits en envoyant votre archidiacre pour lui imposer silence , et en lui reprochant publiquement qu'il ne s'arrêtait avec la populace qu'afin de se repaître des louanges et des applaudissements qu'on lui donnait; le présent nous répond du passé. Depuis trois ans il ne vous a fait aucun rapport de la manière outrageuse dont vous vous êtes conduit envers lui; et, oubliant ses propres intérêts, il se contente de vous demander raison de votre foi. Pour vous, qui possédez des richesses immenses et qui tirez de gros revenus de la dévotion des fidèles, vous envoyez de tous côtés vos ambassadeurs, hommes de poids, de mérite, afin de réveiller ce prélat de son assoupissement et de l'engager à vous répondre. Puisque vous lui aviez fait tant d'honneur, il était bien juste qu'il applaudit à un discours que vous aviez composé sur-le-champ et sans préparation. Or, comme les hommes ont (368) coutume quelquefois de louer ce qu'ils n'approuvent pas et de repaître par des louanges flatteuses la vanité de ceux qui veulent être flattés, il ne se contenta pas de louer votre discours, il avoua qu'il en était charmé . et, de peur qu'on ne vous dérobât une partie de la gloire que méritait ce prodige d'éloquence, il déclara devant tout le peuple que vous n'aviez rien dit qui ne fût très orthodoxe. Mais nous savons ses sentiments sur cela mieux que personne : il s'en expliqua devant nous lorsque, étourdi de vos criailleries personnelles, il vint nous voir, pénétré. de douleur de ce qu'il avait été trop facile à communiquer avec vous. Toute notre communauté l'ayant conjuré de vous aller trouver, et lui ne pouvant résister aux prières étaux sollicitations de tant de personnes, il alla chez vous le soir; mais il s'échappa la nuit pour revenir à Bethléem, comme il le témoigne dans une lettre qu'il a écrite au pape Sirice. Lisez-la cette lettre, et vous verrez comment il a admiré votre discours et déclaré qu'il le trouvait très-orthodoxe. Mais laissons là ces fadaises; c'est perdre le temps que de s'amuser à les réfuter.

Passons à la seconde question, que Jean traite d'une manière si superficielle et avec tant de nonchalance qu'on dirait qu'il n'a aucun dessein ou qu'il ne songe qu'à endormir les lecteurs. " Quant aux autres points qui regardent la foi, je disais qu'un seul et même dieu, c'est-à-dire la sainte Trinité, avait créé les choses visibles et invisibles, les vertus célestes et les créatures inférieures; selon ce que dit David : " C'est par la parole du Seigneur que les cieux ont été affermis, et c'est le souffle de sa bouche qui fait toute leur vertu ; " ce qui parait d’une manière très sensible dans la création de l'homme; car c'est Dieu qui l'a formé du limon de la terre; et qui par son souffle lui a donné une âme raisonnable et douée du libre arbitre, et une nature qui lui est propre; non pas, comme l'enseignent quelques impies, une portion de sa substance, dont il a fait part aussi, à ce qu'ils prétendent, aux saints anges, selon ce que l'Ecriture dit de Dieu : " Vous prenez des esprits pour vos ambassadeurs et des feux ardents pour vos ministres. " Mais l'Ecriture sainte ne nous permet pas de croire que les anges ne soient pas sujets au changement, puisqu'elle dit : " Il retient liés de chaînes éternelles dans de profondes ténèbres et réserve pour le jugement du grand jour les anges qui n'ont pas conservé leur première dignité, mais qui ont quitté leur propre demeure ; " parce qu'ils ont changé d'état et de condition, et qu'ils sont devenus démons, étant malheureusement déchus de leur ancienne dignité et de ce haut rang de gloire dans laquelle ils avaient été créés. Quant aux âmes humaines, nous n'avons jamais cru ni enseigné que ce sont ou les anges après leur chute, ou les démons après leur conversion qui entrent dans les corps humains pour les animer. A Dieu ne plaise que nous ayons jamais eu ces sentiments, que nous savons être très contraires à la doctrine de l'Eglise ! "

Il s'agit de savoir si avant la création de l'homme les âmes ont été parmi les créatures raisonnables, si elles ont été créées dans un état qui leur fût propre, si elles ont vécu, subsisté et demeuré longtemps dans cet état; si c'est une erreur de dire, comme a fait Origène, que toutes les créatures raisonnables sont incorporelles et invisibles; si par leur négligence elles déchoient peu à peu de leur premier état, si elles prennent des corps conformes à la qualité et à la nature des lieux où elles descendent, pat exemple si d'abord elles prennent des corps d'un air très subtil et ensuite d'un air plus matériel; si leurs corps s'épaississent à mesure qu'elles approchent de la terre, si enfin elles animent des corps de chair; si les démons, qui ont volontairement quitté le service de Dieu à l'exemple du diable, qui est leur chef, entrent dans des corps humains après avoir changé de vie et de moeurs; et si, par la pénitence qu'ils font en cet état, ils méritent après la résurrection d'être dégagés des corps d'air dont ils étaient environnés, de voir Dieu et de remonter au ciel en passant par les mêmes états où ils se sont trouvés en descendant sur la terre, " afin que tout genou fléchisse devant Dieu dans le ciel, sur la terre et dans les enfers, et que Dieu soit tout en toutes choses. " Puis donc qu'il s'agit de cela entre nous; pourquoi abandonnez-vous la question, et quittez-vous le champ de bataille pour vous amuser à combattre des chimères?

Vous croyez que Dieu seul a créé toutes les choses visibles et invisibles : Arius est aussi de ce sentiment et confesse que le Fils a créé toutes choses. Je me contenterais de cette réponse si on nous accusait de l'hérésie de Marcion, qui admettait un dieu bon, créateur des choses (369) invisibles, et un dieu juste, créateur des choses visibles. Vous croyez que l'univers est l'ouvrage de la Trinité; c'est ce que nient les ariens et les demi-ariens, qui, par un horrible blasphème, prétendent que le saint-Esprit est créature et non pas créateur. Mais, vous accuse-t-on aujourd'hui d'être arien? Vous dites que, l'âme humaine n'est pas une portion de la substance de Dieu, comme si saint Epiphane vous imputait les erreurs des manichéens. Vous détestez ceux qui disent que les anges deviennent âmes, et qu'après être déchus du comble de leur gloire, ils animent des corps humains et deviennent une portion de notre substance. Ne déguisez point vos sentiments et ne nous en imposez point sous un air de franchise et de bonne foi. Origène lui-même n'a jamais dit que les anges deviennent âmes, puisque selon lui le nom d'ange indique non pas la nature, mais l'emploi de ces créatures spirituelles. Car dans son livre des Principes il dit que les anges, les trônes, les dominations, les puissances, les princes du monde et des ténèbres, " tous les titres qui peuvent être non-seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle futur, " sont les âmes des corps qu'ils prennent, soit par leur propre penchant, soit à cause du besoin qu'ils en ont pour s'acquitter de leurs ministères. Il dit même que le soleil, la lune et tous les autres astres, sont. les âmes de certaines créatures qui autrefois étaient raisonnables et incorporelles, et qui, étant aujourd'hui assujetties à la vanité, c'est-à-dire à des corps de feu que nous prenons par ignorance pour des astres destinés à éclairer le monde, seront un jour affranchies de cette servitude et de cette corruption pour participer à la liberté et. à la gloire des enfants de Dieu. De là vient que " toutes les créatures soupirent après cette liberté et sont comme dans le travail de l'enfantement; " et que l'apôtre saint Paul s'écrie en gémissant : " Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? "

Ce n'est point ici le lieu de réfuter cette doctrine païenne, et qui tient beaucoup de celle de Platon. Je crois m'être assez expliqué là-dessus dans mon Commentaire sur l'Ecclésiaste, que j'ai composé il y a environ dix ans, et dans celui que j'ai fait sur l'Epître aux Ephésiens. Je vous prie, vous dont l'éloquence est si féconde, et qui dans un seul discours expliquez à fond tous les dogmes de la foi, je vous prie, dis-je, de répondre, mais en deux mots et sans détour, à la question que je vais vous faire. Lorsque Dieu forma l'homme du limon de la terre, et qu'il l'anima. de son souffle, l'âme qu'il lui donna existait-elle avant sa création? en quel lieu était-elle avant que le Créateur la communiquât à l'homme par son souffle? Dieu par sa puissance lui a-t-il donné l’être et la vie lorsque le sixième jour il forma le corps de l'homme du limon de la terre? A tout cela vous ne répondez rien, et, comme si vous ne saviez pas ce qu'on vous demande, vous vous arrêtez à des questions inutiles et qui sont indifférentes à notre sujet. Muet et tranquille sur tout ce qui regarde Origène, vous vous déchaînez contre Marcion, contre Apollinarius, contre Eunomius, contre Arius, contre Manès, contre les visions et les rêveries de tous les autres hérétiques. Vous ne répondez jamais aux questions qu'on vous adresse, et vous tâchez à tout. moment de nous faire prendre le change. Cependant vous donnez assez à connaître que vous êtes toujours dans les mîmes sentiments, et comme nous sommes trop simples pour découvrir vos artifices, vous savez l'art de nous apaiser sans déplaire à ceux de votre parti.

Vous dites que les anges sont plutôt changés en démons qu'en âmes; comme si Origène ne disait pas que les démons même sont des âmes qui animent des corps d'air ( ce qui est vrai ) et que, s'ils changent de vie, de démons qu'ils sont ils deviendront des âmes humaines. Vous ajoutez que les anges sont sujets au changement, et, faisant passer l'impiété et le mensonge à la faveur de la vérité, vous soutenez qu'après plusieurs changements ils deviendront âmes, non pas en quittant l'état d'anges oit ils ont été créés, mais celui où ils se sont trouvés après leur chute. Je m'explique. Supposons qu'un chef de cohorte qu'on dégraderait pour quelque faute qu'il aurait faite, redevienne simple soldat, en passant successivement par tous les grades de la cavalerie, devient-il tout d'un coup soldat de chef de cohorte qu'il était? non; mais on le fait d'abord sous-chef, ensuite sénateur, capitaine d'une compagnie de deux cents hommes, commissaire des vivres , officier de ronde, cavalier, et enfin simple soldat; et quoiqu'il ait été autrefois soldat avant d'être chef de cohorte, cependant il ne redevient pas d'abord de chef de cohorte soldat, mais sous-chef. Origène dit que les (370) créatures raisonnables descendent peu à peu, comme par l'échelle de Jacob, jusqu'au dernier échelon, c'est-à-dire ,jusqu'à des corps de chair et de sang; qu'il est impossible que de cent on vienne tout d'un coup à un, sans passer par tous les autres nombres , comme par les échelons d'une échelle, et que les anges changent de corps à mesure qu'ils changent de condition et de demeure en descendant du ciel en terre.

Voilà les ruses et les artifices dont vous vous servez pour nous faire passer pour des hommes grossiers et des stupides, incapables de concevoir les choses spirituelles. Mais vous qui êtes citoyen de Jérusalem, vous vous moquez des anges même. Cependant on dévoile vos mystères et on fait connaître aux chrétiens les dogmes que vous avez puisés dans les fables du paganisme. J'ai autrefois méprisé dans Platon ce que vous regardez aujourd'hui avec admiration ; et je l'ai méprisé, parce que j'ai fait profession de cette sagesse de Jésus-Christ qui passe pour folie aux yeux du monde, et qui néanmoins " est plus sage que la sagesse de tous les hommes. " Des chrétiens et des évêques même ne rougissent point de traiter les choses de Dieu comme une comédie, de s'exprimer sur les dogmes de la foi d'une manière ambiguë et obscure, de s'attacher malicieusement à des termes équivoques, et de se tromper ainsi eux-mêmes plutôt que ceux qui les écoutent.

Ayant pressé un jour un de vos philosophes de me dire ce qu'il pensait de la nature de l'âme, et s'il croyait qu'elle eût existé avant le corps, il me répondit que le corps et l'âme existaient en même temps. Je savais bien que cet hérétique voulait m'en imposer et me jeter de la poussière aux yeux; mais, après l'avoir attaqué de tous ailés, enfin il me donna assez à entendre que l'âme ne doit être appelée âme qu'après son union avec le corps qu'elle anime; et qu'avant cette union on l'appelait ou démon, ou ange de Satan, ou esprit de fornication. ou bien domination, puissance, esprit dirigeant ou envoyé de Dieu. Si l'âme existait avant la création du premier homme, dans quelque état et quelque situation qu'on la considère, elle vivait, cette âme, elle agissait; car enfin on ne peut pas s'imaginer qu'étant incorporelle et éternelle, elle fût toujours immobile et endormie comme un loir. Ce n'est donc pas sans raison que Dieu a mis dans un corps cette âme qui auparavant n'en avait point. Que s'il est de la nature de l'âme d'être sans corps, il suit qu'il est contre sa nature d'être unie au corps; la résurrection sera donc contraire aux lois de la nature. Or, comme cela ne se peut dire, il faut conclure, selon vos propres principes, qu'après la résurrection les corps n'auront point d'âme, puisqu'ils ne peuvent ressusciter contre l'ordre de la nature.

Vous dites que l'âme n'est point une portion de la substance de Dieu; vous avez raison, et par là vous condamnez l'impie Manès, dont on ne peut seulement prononcer le nom sans se souiller soi-même. Vous dites que les anges ne deviennent point âmes; je vous passe cette assertion, quoique je sache bien dans quel sens vous l'entendez. Mais puisque nous savons ce que vous niez, obligez-nous maintenant de nous dire ce que vous croyez . "Dieu, dites-vous, ayant pris du limon de la terre, en forma l'homme; de son souffle il lui donna une âme raisonnable, douée du libre arbitre, une âme d'une nature toute particulière, et qui n'était pas, comme le disent quelques impies, une portion de sa propre substance. " Quel détour Jean prend pour dire ce qu'on ne lui demande point! Nous savons que Dieu a formé l'homme du limon de la terre, et qu'ayant répandu sur son visage un souffle de vie, l'homme devint vivant et animé. Nous n'ignorons pas que l'âme est raisonnable et clouée du libre arbitre, que sa création est l'ouvrage clé Dieu. 'l'out le monde convient que c'est une erreur d'enseigner, comme fait Manès, que l'âme est une portion de la substance de Dieu. Mais je vous demande, cette âme qui est l'ouvrage de Dieu, qui est raisonnable et douée du libre arbitre, et qui n'est point une portion de la substance du Créateur, quand a-t-elle été créée? était-ce lorsque Dieu forma l'homme du limon de la terre et répandit sur son visage un souffle de vie? ou existait-elle parmi les créatures raisonnables et incorporelles avant que Dieu la communiquât à l'homme par son souffle? C'est ici que vous demeurez muet, que vous faites semblant de ne rien comprendre à la question qu'on vous adresse, et que vous employez les paroles de l'Écriture à nous annoncer une doctrine que l'Écriture n'enseigna jamais. Au lieu de nous dire (ce qu'on ne vous demandait pas ) que l'âme n'est point une portion de la (371) substance de Dieu, comme l'enseignent quelques impies, vous deviez dire, pour répondre juste à ce qu'on vous demandait, que l'âme que Dieu donna à l'homme par son souffle n'était pas une âme qui eût existé, qui eût été créée, qui eût vécu parmi les créatures raisonnables, incorporelles et invisibles longtemps avant son union avec le corps. Vous produisez Manès sur la scène et vous tirez le rideau sur Origène. Semblable à ces nourrices qui, lorsque leurs petits enfants demandent à manger; leur présentent quelque poupée pour les amuser et pour leur en faire perdre l'idée, vous tâchez de nous mettre sur d'autres voies, afin qu'occupés du nouveau personnage que vous nous présentez, nous perdions de vue celui que nous cherchons.

Je veux bien que vous agissiez en cela de bonne foi et que la dissimulation et l'artifice n'aient aucune part à votre silence; mais pourquoi avoir commencé à parler de la nature de l’âme en remontant pour cela jusqu'à la création de l'homme, abandonnez-vous tout à coup cette question pour traiter celle des anges et de l'incarnation du Verbe? Pourquoi, sautant ces longues et épineuses questions, nous laissez-vous pour ainsi dire embourbés au milieu du chemin? Si Dieu a créé l'âme par son souffle ( c'est ce que vous n'accordez pas et sur quoi vous ne voulez pas maintenant vous expliquer), quelle est donc l'origine de l'âme d'Eve, puisque Dieu n'a point répandu son souffle sur son visage? Laissons là Eve; comme elle a été formée d'une des côtes de l'homme, et qu'en cela elle est la figure de l'Eglise, il ne faut pas l'exposer après tant de siècles aux outrages de ses descendants. Quelle est l'origine des âmes de Caïn et d'Abel, qui sont les premiers enfants d'Adam et d'Eve? Quelle est l’origine des âmes de tous les autres hommes? Viennent-elles par la voie de la génération comme les animaux , en sorte qu'une âme engendre une autre âme, de même qu'un corps engendre un autre corps? Ou les créatures raisonnables étant descendues du ciel en terre, entraînées par le penchant naturel qu'elles ont de s'unir au corps, sont-elles entrées dans des corps humains pour les animer? Ou enfin faut-il s'en tenir au sentiment et à la doctrine de l'Eglise, qui nous enseigne que Dieu, dont la volonté est toute-puissante, crée tous les jours des âmes et ne cesse point d’être Créateur, selon ce que dit Jésus-Christ : " Mon Père n'a point cessé d'agir jusqu'à présent, et j'agis aussi sans cesse. " Et le prophète Zacharie: Dieu forme dans l'homme, l'esprit de l'homme. " Et le psalmiste : " Dieu forme le coeur de chacun d'eux. "

Je sais ce que vous avez coutume d'opposer à ces passages pour en diminuer la force et D'autorité; je sais les objections que vous nous faites, et que vous puisez dans des sources étrangères et corrompues; le temps ne me permet pas de les réfuter, cela mènerait trop loin. Nous pouvons aussi tourner contre vous les mêmes armes dont vous vous servez pour nous combattre. Ce qui paraît indigne de Dieu dans les ouvrages qu'il fait tous les jours n'est point indigne de lui dès qu'il en est l'auteur. Naître d'un adultère, ce n'est point la faute de l'enfant, c'est le crime du père. La terre ne pèche point en recevant la semence dans son sein, et le grain en tombant sur les sillons, ni l'humidité ou la chaleur en nourrissant et faisant, germer le froment; mais celui qui pèche est, par exemple, un voleur qui enlève le grain ou par fraude ou par la violence. Il en est de même de la génération des hommes. La terre, c'est-à-dire le sein maternel, reçoit le sang qui lui est propre; ce sang s'échauffe et prend peu à peu la figure d'un corps; chaque partie se développe et se met à sa place, et Dieu, qui est tout à la fois le créateur et de l'âme et du corps, opère sans cesse dans cet étroit et sombre réduit. Ne méprisez point la bonté de l'ouvrier qui vous a fait tel qu'il a voulu ; il est la vertu et la sagesse de Dieu, et il s'est bâti lui-même une demeure dans le sein d’une vierge. Jephthé, que saint Paul met au nombre des justes, est né d'une femme de mauvaise vie. Esaü, fils d'Isaac et de Rebecca, étant venu au monde tout couvert de poil, et pour ainsi dire aussi difforme d'esprit que de corps, l'ut comme un pur froment qui dégénéra en herbe et en ivraie; parce que ce n'est point le sang du père, mais la volonté des enfants qui est la source ou des vices ou des vertus. Si c'est un crime de naître avec un corps humain, pourquoi donc la naissance d'Isaac, de Samson et de saint Jean-Baptiste a-t-elle été prédite et annoncée par un ange? Vous voyez ce que c'est que de professer librement et hautement sa foi. Prenez que je me trompe; du moins je dis ouvertement ce que je pense. Usez-en donc avec la même franchise en vous (372) déclarant hautement pour notre opinion, ou . en défendant la vôtre constamment. Ne faites Î point semblant d'être de mon parti et ne cachez point, vos mauvais desseins sous un air de sincérité, afin de pouvoir me blesser par-derrière quand il vous plaira, et vous sauver après avoir fait votre coup. Ce n'est pas ici le lieu de réfuter les erreurs d'Origène ; je me réserve, si Dieu me donne des jours, de le faire dans un autre ouvrage. Il s'agit ici d'examiner comment vous vous ,justifiez des accusations qu'on a formées contre vous, et si vos réponses sont sincères, sans dissimulation et sans équivoque.

Passons maintenant à la fameuse question de la résurrection du corps et de la chair. A ce sujet je crois devoir encore vous avertir, mon cher lecteur, qu'en écrivant j'ai toujours devant les yeux la crainte et les jugements de Dieu, et que vous devez entrer dans les mêmes dispositions en lisant cet ouvrage; car si la croyance est pure, et si Jean s'explique d'une manière qui ne laisse aucun sujet de douter de la sincérité de sa foi, je ne suis pas assez fou pour lui faire son procès sous de vains et spécieux prétextes, et pour me rendre moi-même coupable de calomnie, en voulant le l'aire passer pour hérétique. Lisez donc ce qu'il dit de la résurrection de la chair, et après que vous l'aurez lu et condamné (car je suis bien persuadé qu'on ne peut pas approuver une telle doctrine) suspendez votre jugement et attendez pour vous déclarer que vous ayez entièrement lu ma réponse; si vous n'en êtes pas satisfait, je consens que vous me regardiez comme un imposteur.

" Nous confessons; dit-il, que la Passion de Jésus-Christ, sa mort, sa sépulture (car ce divin Sauveur a bien voulu s'assujétir à tout cela) et sa résurrection sont réelles et véritables, et non pas chimériques et imaginaires; " qu'il est le premier-né des morts, "et qu'ayant tiré du tombeau les prémices de nos corps, il les a élevés avec lui jusque dans le ciel, afin de nous engager à fonder sur sa résurrection l'espérance de la nôtre. Car nous espérons tous ressusciter un jour de la même manière qu'il est ressuscité lui-même ; or comme il est ressuscité avec le même corps qu'il avait et qui a été mis dans le saint sépulcre, nous espérons de mime ressusciter, non pas avec des corps étrangers et fantastiques, mais avec les mêmes corps dont nous sommes revêtus et qui ont été mis dans le tombeau. Car selon l'apôtre saint Paul, " le corps comme une semence est maintenant mis en terre plein de corruption, et il ressuscitera incorruptible; il est mis en terre tout difforme, et il ressuscitera glorieux; il est mis en terre comme un corps animal, et il ressuscitera comme un corps spirituel. " Ce qui a fait dire au Sauveur " Mais pour ceux qui seront jugés dignes d'avoir part au siècle futur et à la résurrection des morts, ils ne se marieront plus; car alors ils ne pourront plus mourir, mais ils seront semblables aux anges, parce qu'ils sont enfants de la résurrection. "

Voici encore les détours qu'il prend et les équivoques dont il se sert dans un autre endroit de sa lettre, je veux dire à la fin de ses traités, pour décrire le terrible et pompeux appareil de la résurrection future, afin d'imposer par là aux ignorants. "Nous n'avons pas oublié, dit-il, de parler du second et glorieux avènement de notre Seigneur Jésus-Christ, qui doit venir dans toute sa majesté juger les vivants et les morts; car il ressuscitera tous les morts, et les faisant paraître devant son redoutable tribunal, il rendra à chacun selon les oeuvres soit bonnes soit mauvaises dont le corps aura été l'instrument; couronnant ceux qui se seront servi de leurs corps pour vivre dans la chasteté et dans la justice, et condamnant ceux qui les auront plongés dans l'iniquité et dans de honteuses débauches. "

Nous voyons ici la vérité de ce que nous lisons dans l'Evangile, qu'à la fin les élus mêmes, s'il est possible, se laisseront séduire par les faux prophètes. Le peuple ignorant entend parler de corps morts et ensevelis dans le tombeau; il entend dire que la résurrection des morts sera véritable et non point imaginaire ; que Jésus-Christ en montant au ciel y a porté avec lui les prémices de nos corps ; que nous devons ressusciter non point avec des corps étrangers et fantastiques, mais avec les mêmes corps dont nous sommes revêtus et avec lesquels nous sommes ensevelis dans le tombeau; de mime que Jésus-Christ est ressuscité avec le même corps qu'il avait durant sa vie mortelle, et qui a été mis dans le saint sépulcre. Et pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de sa foi, l'évêque de Jérusalem ajoute enfin que Jésus-Christ rendra à chacun selon ses oeuvres bonnes et mauvaises dont le corps aura été (373) l'instrument; couronnant ceux qui se seront servi de leurs corps pour vivre dans la chasteté et dans la justice, et condamnant ceux qui les auront plongés dans l'iniquité et dans de honteuses débauches. Une populace ignorante et crédule qui n'entend parler que de corps, de sépulture et de résurrection, ne peut s'imaginer qu'on ait dessein de lui faire illusion, et croit de bonne foi tout ce qu'on lui dit ; car les oreilles du peuple sont plus pures et plus innocentes que l'esprit et le coeur de l'évêque. Je vous prie donc, mon cher lecteur, et vous conjure de nouveau de prendre patience, pour apprendre ce que je n'ai découvert moi-même qu'avec le temps. Mais avant d'anatomiser la tête de ce dragon et d'expliquer la doctrine d'Origène sur la résurrection (car vous ne pouvez juger de la bonté de l'antidote, si vous ne connaissez pas toute la malignité du poison ), remarquez, je vous prie, et comptez exactement, et vous verrez que notre apologiste, parlant de la résurrection, a employé neuf fois le mot de corps, sans se servir une seule fois de celui de chair. Défiez-vous de ce silence affecté et perfide.

Origène donc dit en plusieurs endroits de ses ouvrages, mais particulièrement dans le quatrième livre de la résurrection, dans l'explication du premier psaume et dans ses oeuvres mêlées, " qu'il y a dans l'Eglise deux sortes d'erreurs sur la résurrection des morts. Car les uns ( c'est de nous qu'il parle ), gens grossiers et charnels, soutiennent que nous ressusciterons avec les mêmes os, le même sang, la même chair, le même visage et les mêmes parties dont notre corps est composé; et qu'ainsi nous aurons des pieds pour marcher, des mains pour travailler, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un estomac pour digérer les viandes, et un ventre que nous ne pourrons jamais rassasier; d'où l'on doit conclure que nous aurons besoin de boire et de manger, de nous décharger des excréments et des superfluités de la nature, d'avoir des femmes et d'user du mariage; car de quel usage seront les parties qui servent à la génération, si on ne se marie point? de quelle utilité seront et le ventre et les viandes, si, selon saint Paul, " Dieu doit détruire l'un et l'autre, " et si " la chair et le sang, comme dit le même apôtre, ne peuvent posséder le royaume de Dieu, ni la corruption entrer en possession de cet héritage incorruptible ? " Voilà, à ce qu'il prétend, les erreurs oit notre simplicité et notre ignorance nous a engagés.

" Les autres ( il parle des hérétiques, Marcion, Apellès, Valentin et Manès, qui signifie extravagance ), les autres, dit-il, nient absolument la résurrection de la chair et du corps, et prétendent que l'âme seule sera sauvée, qu'en vain nous nous flattons que notre résurrection sera semblable à celle de Jésus Christ, puisqu'il n'est ressuscité , qu'en apparence et qu'il n'a eu, non-seulement dans sa résurrection, mais même dans sa naissance, qu'un corps fantastique et apparent. "

Origène dit qu'il ne saurait partager ni l'une ni l'autre de ces opinions ; qu'il a horreur et de la résurrection charnelle que nous admettons, et de la résurrection fantastique qu'enseignent les hérétiques; que ces deux opinions sont également outrées, et donnent dans des extrémités contraires ; les uns soutenant qu'ils seront tels qu'ils ont toujours été, et les autres niant absolument la résurrection des corps. "Tous les philosophes, dit-il, et tous les médecins conviennent que toutes les choses sensibles et les corps humains sont composés de quatre éléments, savoir, de terre, d'eau, d'air et de feu. La terre est représentée par la chair, l'air par la respiration, l'eau par l'humide radical et le feu par la chaleur naturelle. Or, lorsque Dieu aura séparé l'âme d'avec le corps terrestre et périssable, chaque chose se réunira à son principe; la chair deviendra terre, la respiration et le souffle qui nous anime se dissipera dans les airs, l'humide radical rentrera dans les abîmes d'eau, et la chaleur naturelle. s'élèvera vers la sphère du feu. Il en sera, de la résurrection de nos corps comme d'un setier de lait ou de vin qu'on répandrait dans la mer , et qu'on voudrait ensuite séparer d'avec l'eau après leur mélange et leur absorption; car de même que ces liquides qu'on répand ne sont pas détruits par l'eau de la mer, et que cependant on ne peut pas les séparer après les avoir mêlés ; de même notre chair et notre sang ne périssent pas en se réunissant à la matière première dont ils étaient composés; néanmoins ils ne peuvent jamais redevenir ce qu'ils étaient, ni être rétablis dans leur premier état. "

" Selon ce principe on ne peut pas dire que nous ressusciterons avec un corps composé de (374) chair, de sang, de nerfs, de veines et d'os, mais nous avons une autre idée de la résurrection des corps qui sont ensevelis dans le tombeau et réduits en poussière; car nous croyons due Paul sera Paul, et que Pierre sera Pierre; en un mot, que chacun ressuscitera avec son propre corps; parce qu'il n'est pas juste de punir dans un corps une aime qui a péché dans un autre, ni de couronner un corps qui n'a point souffert pour Jésus-Christ, à la place d'un autre qui a répandu son sang par amour pour lui. "

A l'entendre parler de la sorte, pourrait-on s'imaginer qu'il nie la résurrection de la chair? " La sagesse de Dieu, dit-il, a mis dans chaque semence un germe qui contient en petit tout ce qu'elle doit produire un jour. Quoiqu'on ne puisse pas découvrir dans la semence toute la grandeur de l'arbre qui en doit naître, c'est-à-dire son tronc, ses branches, ses fruits et ses feuilles ; tout cela néanmoins ne laisse pas d'être enfermé dans ce petit germe, ou, selon les Grecs, dans cette petite étincelle qui est au coeur de la semence. Il y a par exemple dans un grain de froment une espèce de petits, veille, qui, se développant et s'étendant par la Chaleur de la terre, se lie et s'incorpore avec la matière dont elle est environnée , et ensuite se change en herbe, en chalumeau et en épi. Ce que la terre a reçu dans son sein, elle le reproduit sous une nouvelle forme ; car la racine, l'herbe, le chalumeau, l'épi, la paille, tout cela n'est ni distingué ni arrangé dans le grain de froment.

" Or il en est de même du corps humain; car il y a dans chaque corps un ancien germe qui étant échauffé par la terre, devient pour les morts la source et le principe d'une nouvelle vie. Au jour du jugement, la terre étant ébranlée par la voix de l'archange et le dernier son de la trompette, tous ces germes se développeront et reproduiront les morts en un instant. non pas avec la même chair, mais sous une forme: nouvelle et différente de celle qu'ils avaient auparavant. Voulez-vous être convaincu de cette vérité? écoutez ce que dit l'apôtre saint Paul : " Mais quelqu'un me dira de quelle manière les morts ressusciteront-ils, et quel sera le corps dans lequel ils reviendront? Insensé que vous êtes, quand vous semez, vous ne semez pas le corps de la plante qui doit naître, mais seulement la graine, par exemple du blé, de la vigne ou d'un arbre. "

" Après avoir parlé du grain de froment et de la semence des arbres, parlons maintenant du grain de raisin. Il est si petit, ce grain, qu'à peine peut-on le tenir avec les deux doigts. Où est la racine? où est le cep? où sont ces branches entrelacées les unes avec les autres? ces larges feuilles qui font un ombrage si agréable? ces belles grappes qui doivent un jour donner du vin ? Ce grain que vous tenez entre vos mains est tout sec et presque imperceptible; cependant, par la puissance de Dieu et par une vertu secrète et mystérieuse qu'il renferme au dedans de lui-même, ce petit grain, tout sec qu'il est, produira un jour d'excellent vin. Vous accordez tous ces avantages à un bois fragile et périssable qui ne reprendra jamais la forme vile qu'il avait dans sa première origine, et vous les refusez au corps humain. Vous voulez qu'il ressuscite avec des os, du sang et toutes les autres parties qui le composent; en sorte qu'on aura besoin de se faire raser, de se moucher, de couper ses ongles, de se décharger des humeurs et des superfluités de la nature. Si vous vous arrêtez à toutes ces visions dont les esprits faibles et grossiers ont coutume de se repaître, et si vous vous attachez si fort à la chair, " qui ne peut nous rendre agréable à Dieu, parce qu'elle est elle-même ennemie de Dieu, " vous ne pouvez avoir qu'une idée très fausse de la résurrection des morts; car selon l'apôtre saint Paul, " le corps comme une semence est maintenant mis en terre plein de corruption, et il ressuscitera incorruptible; il est mis en terre tout difforme, et il ressuscitera tout glorieux ; il est mis en terre privé de mouvement, et il ressuscitera plein de vigueur: il est mis en terre comme un corps animal, et il ressuscitera comme un corps spirituel. " Nous nous servons à présent de nos yeux pour voir, de nos oreilles pour entendre, de nos mains pour agir, de nos pieds pour marcher; mais dans ce corps spirituel avec lequel nous ressusciterons, il n'y aura aucune partie qui ne voie, aucune qui n'entende, aucune qui ne marche; parce que le Seigneur " transformera notre corps tout vil et abject qu'il est afin de le rendre conforme à son corps glorieux. " Lorsque l'Apôtre dit que le Seigneur transformera notre corps, en lui don nant une nouvelle figure, il ne nie pas que nous (375) n'ayons les mêmes parties dont notre corps est maintenant composé; mais il nous promet un corps spirituel et d'une substance très hure, un corps léger et sans pesanteur, et qui changera selon la différence des lieux où il se trouvera. Car si nous ressuscitons avec; la même chair et le même corps que nous avons maintenant, il s'ensuit qu'il y aura encore une différence de sexe, qu'on fera encore des mariages, que les hommes auront les sourcils épais et la barbe longue, et les femmes les joues douces et la poitrine étroite; que l'on usera du mariage comme auparavant; que les enfants ressusciteront avec un corps proportionné à leur âge, et les vieillards avec un corps usé et chargé d'années ; qu'il faudra donner à manger à ceux-là. et que ceux-ci auront besoin d'un bâton pour se soutenir.

" Lorsque vous lisez dans l'Evangile que Jésus-Christ après sa résurrection montra son côté et ses mains, parut debout sur le rivage de la mer, voyagea avec Cléophas et assura ses apôtres due son corps était composé de chair et d'os; ne soyez pas assez simple pour vous imaginer que notre résurrection sera semblable à la sienne. Comme son corps n'a pas été conçu par la voie ordinaire de la génération, il a aussi des privilèges auxquels les autres hommes ne doivent point prétendre. S'il boit et mange après sa résurrection, s'il parait revêtu d'habits, s'il se laisse toucher, c'est qu'il veut convaincre ses apôtres de la vérité de sa résurrection. Mais cependant lorsqu'il entre dans le cénacle, les portes fermées, et qu'il disparaît aux yeux de deux de ses disciples en rompant le pain, il fait assez connaître par là que son corps est tout spirituel et composé d'un air très subtil. Selon vos principes nous serons donc encore assujettis après la résurrection à boire, à manger et à nous décharger de ce que l'estomac aura digéré? Si cela est, comment s'accomplira ce que dit l'apôtre saint Paul : " Il faut que le corps mortel soit revêtu de l'immortalité? "

Voilà la seule raison, Jean de Jérusalem, pour laquelle dans votre exposition de foi vous employez jusqu'à neuf fois le mot de " corps, "sans vous servir une fois de celui de " chair; "et cela dans la vue de faire illusion aux ignorants, qui, vous entendant parler de la résurrection du corps, s'imaginent que vous confessez. la résurrection de la chair, et que chair et corps c'est la même chose. Si c'est la mime chose, ils n'ont donc point de signification différente. Car je prévois bien que vous m'allez dire que vous n'y entendez point finesse, et que vous avez toujours cru que " corps " et " chair" étaient une même chose. Pourquoi donc ne vous servez-vous point du mot de " chair " pour signifier le corps? pourquoi n'employez-vous pas indifféremment tantôt l'un, tantôt l'autre, pour montrer que par le mot de " corps" vous entendez la chair, et que par le mot de " chair" vous entendez le " corps? " Avouez-le de bonne foi, votre silence sur cela n'est pas sans dessein ; car enfin la chair et le corps n'ont pas une même définition. Tout ce qui est chair est corps; mais tout ce qui est corps n'est pas chair. Ce qu'on appelle proprement " chair, " est une substance composée de sang , de veines , d'os et de nerfs. Mais le nom de " corps " ( quoiqu'il convienne aussi à la chair ) on le donne quelquefois à une substance éthérée ou aérienne , qu'on ne peut ni voir ni toucher, et qui néanmoins devient souvent visible et palpable. Une muraille est un corps, mais elle n'est pas chair. Il y a , selon saint Paul , des corps célestes et des corps terrestres. Le soleil , la lune, les étoiles sont des corps célestes ; le feu, l'air, l'eau, la terre, et tous les êtres inanimés qui sont composés de ces quatre éléments, sont des corps terrestres.

Vous voyez bien que vos artifices ne me j sont pas inconnus, et que je dévoile ici des mystères que vous ne découvrez qu'aux âmes parfaites , et auxquels le simple peuple ne uiérite pas d'avoir part. C'est ce qui vous fait dire en riant, et avec un certain air puéril et badin : "Toute la gloire de la fille du roi lui vient du dedans. " Et : " Le roi m'a fait entrer dans son appartement secret. " Il est aisé de voir à quel dessein vous parlez de la résurrection du corps, sans faire aucune mention de la résurrection de la chair. C'est afin que nous autres gens simples et grossiers , nous entendions de la chair tout ce que vous dites du corps ; et que ceux due vous appelez parfaits jugent par l'affectation avec laquelle vous vous servez du mot de " corps, " que vous ne croyez, point la résurrection de la chair. Mais l'apôtre saint Paul voulant faire voir que Jésus-Christ avait un corps de chair, et non pas un corps spirituel, aérien, ou composé d'une autre matière " subtile, " dit expressément dans son épître aux (376) Colossiens : " Lorsque vous étiez autrefois éloignés de Jésus-Christ , et que vos rouvres criminelles vous rendaient ennemis de son esprit, il vous a réconciliés par sa mort dans le corps de sa chair. " Et puis : " C'est en lui que vous avez été circoncis d'une circoncision qui n'est pas faite de main d'homme, mais qui consiste dans le dépouillement du corps de la chair. " Si le mot de " corps ", ne signifie que la chair, et ne peut point avoir plusieurs sens, qu'était-il nécessaire que l'Apôtre parlât d'un " corps de chair, " comme si par le mot de " corps ", on pouvait entendre autre chose que la chair? Dans le symbole de notre espérance et de notre foi , que nous avons reçu des apôtres, et qui est écrit "non pas avec de l'encre," ni sur du papier, " mais sur des tables de chair qui sont nos cœurs, " après avoir confessé le mystère de la sainte Trinité, et l'unité de l'Église, nous finissons notre confession de foi en déclarant que nous croyons la résurrection de la chair. Les apôtres se servent toujours du mot de " chair, " sans parler du corps; et vous, au contraire , vous employez jusqu'à neuf fois le mot de " corps, " sans parler une fois de la chair.

Je sais aussi quelles sont vos vues dans ce que vous dites ensuite avec tant de précaution et tant d'artifice. Car, vous prouvez la vérité de la résurrection par les mômes passages dont Origène se sert pour la nier; et, confirmant ce qui est incertain par ce qui est douteux , vous détruisez la certitude de notre croyance, et renversez, comme par une espèce de tempête subite et imprévue, tout l'édifice de notre foi. " Le corps , " dit Origène, " semblable à une semence, est mis en terre comme un corps animal, et il ressuscitera comme un corps spirituel. " Car, "après la résurrection, les hommes n'auront point de femmes, ni les femmes de maris , mais ils seront comme les anges dans le ciel. " Si vous vouliez hier la résurrection des morts , de quels autres passages vous serviriez-vous pour appuyer votre sentiment? Mais voulez-vous confesser que nous ressusciterons avec de véritables corps, et non point, comme vous dites, avec des corps fantastiques? A ces passages que vous avez cités pour tromper les ignorants , et pour prouver que nous ressusciterons avec les mêmes corps dans les quels nous mourrons et avec lesquels nous serons ensevelis , ajoutez celui-ci : " Considérez qu'un esprit n'a ni chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai; " et particulièrement ce que Jésus-Christ dit à Thomas : " Portez-ici votre doigt et examinez mes mains ; approchez ici votre main et la mettez dans mon côté, et ne soyez plus incrédule, mais fidèle. " Ce qui fait voir qu'après la résurrection nous aurons la même chair, le même sang, les mimes os et les mêmes parties dont notre corps est maintenant composé, et dont l'Écriture sainte condamne les oeuvres, et non pas la nature, selon ce qui est écrit dans la Genèse : " Mon esprit ne demeurera pas avec ces hommes, parce qu'ils ne sont que chair. " De là vient que l'apôtre saint Paul, parlant de la mauvaise doctrine des Juifs et de la corruption de leurs couvres , dit : " Je n'ai consulté ni la chair, ni le sang. " Et écrivant à des saints qui étaient encore environnés d'une chair mortelle : " Pour vous , " leur dit-il, " vous n'êtes pas dans la chair , mais dans l'esprit ; si toutefois l'esprit de Dieu habite en vous. " Lorsqu'il dit qu'ils n'étaient point dans la chair , quoiqu'ils fussent environnés d'un corps de chair, il fait bien voir que ce sont les péchés , et non pas la substance de la chair qu'il condamne. Voilà en quoi consiste la foi de la résurrection , à croire que notre chair sera revêtue de gloire, sans cesser d'être une véritable chair.

Quand l'apôtre saint Paul dit : " Ce corps corruptible et mortel, " il fait bien voir qu'il parle du corps, c'est-à-dire de la chair qu'il voyait à ses yeux. Et lorsqu'il ajoute : " doit être revêtu de l'incorruptibilité et de l'immortalité, " il ne dit pas que le corps doit être détruit par cette gloire dont il sera revêtu ; mais qu'il deviendra glorieux et éclatant, d'abject et de difforme qu'il était : c'est-à-dire, qu'après nous être dépouillés de cette mortalité et de ces faiblesses qui rendent notre corps vil et méprisable , nous serons revêtus , pour ainsi dire , de l'or de l'immortalité , et comblés d'un bonheur solide et constant. Car, " nous ne désirons pas d'être dépouillés de la chair, mais d'être revêtus comme d'un manteau de cette gloire qui est notre maison céleste, en sorte que ce qu'il y a de mortel en nous soit absorbé par la vie. " Un manteau ne se met que sur les autres habits. Lorsque notre Seigneur se transfigura sur la montagne et parut tout brillant (377) de gloire, il n'était pas sans pieds, sans mains, ni sans les autres parties de son corps, comme s'il fût devenu tout à coup semblable au soleil ou à quelque globe céleste; mais ses membres, sans changer de nature, devinrent éclatants comme le soleil, en sorte que les apôtres en furent éblouis. Et de peur que vous ne disiez que ses habits étaient spirituels, il est marqué, non pas qu'ils furent changés en une substance aérienne, mais qu'ils devinrent blancs comme la neige. "Son visage, " dit l'Evangile, " devint éclatant comme le soleil. " Puisque l'on vouait son visage, il est à croire qu'on voyait aussi toutes les autres parties de son corps. Hénoch et Elie étaient revêtus d'une chair mortelle lorsqu'ils furent enlevés au ciel. Affranchis jusqu'à présent des lois de la mort, et déjà habitants du paradis, ils ont le même corps qu'ils avaient lorsque le Seigneur les enleva de la terre. Ils jouissent dans la compagnie de Dieu de tous les avantages que nous tâchons de mériter par le jeûne , se nourrissant d'un pain céleste , se rassasiant de la parole de Dieu , et n'ayant point d'autre nourriture que le Seigneur même.

Ecoutez ce que dit le Sauveur : " Ma chair se reposera dans l'espérance. " Et dans un autre endroit : " Sa chair n'a point éprouvé la corruption. " Et encore : " Toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu. " Voilà ce que dit l’Ecriture ; cependant vous ne nous parlez que de corps. Que ne nous citez-vous plutôt le prophète Ezéchiel qui nous représente des os sortant de leurs tombeaux , se joignant les uns aux autres, et se tenant debout ; des nerfs qui s'étendent sur ces os, des chairs qui les environnent, et une peau qui les couvre? Que ne nous rapportez-vous l'exemple de Job, qui, vainqueur des douleurs qu'il souffrait, et ôtant avec un morceau de pot de terre la pourriture qui sortait de ses plaies, se soutenait au milieu de ses disgrâces par l'espérance et la certitude de sa résurrection future? " Qui m'accordera , " disait-il , " que mes paroles soient écrites? qu'elles soient tracées dans un livre , et, gravées sur une laine de plomb avec une plume de fer, ou sur la pierre avec le ciseau? Car, je sais que mon Rédempteur est vivant, et que je ressusciterai de la terre au dernier jour ; que je serai encore revêtu de cette peau, et que je verrai Dieu dans ma chair; que je le verrai, dis-,je, moi-même, et non un autre, et que je le contemplerai de nies propres yeux. C'est là l'espérance que j'ai , et qui reposera toujours dans mon coeur. " Qu'y a-t-il de plus formel et de mieux marqué due cette prophétie? Personne au monde , depuis Jésus-Christ , n'a parlé de la résurrection d'une manière plus claire que ce prophète a fait avant Jésus-Christ. Il veut que ses paroles demeurent éternellement , et qu'on les grave sur le plomb ou sur la pierre , afin qu'elles puissent échapper à la vicissitude des temps. Il est plein de l'espérance ou plutôt de la certitude de sa résurrection. Il sait que Jésus-Christ , son Rédempteur, est vivant ; il est assuré de ressusciter au dernier jour. Le Seigneur n'était pas encore mort, et déjà ce généreux athlète voyait son Rédempteur sortir du tombeau. Lorsqu'il dit : " Je serai encore revêtu de cette peau, et je verrai Dieu dans ma chair, " ce n'est pas qu'il aimât cette chair qui était couverte d'ulcères . pleine de corruption et de pourriture ; mais c'est que la certitude de sa résurrection et l'espérance des biens futurs lui faisaient mépriser les choses présentes. " Je serai , " dit-il, " encore revêtu de cette peau. " Où est-il ici fait mention d'un corps aérien ou composé d'une matière subtile et éthérée, et qui tienne de la nature des esprits? Là où il y a de la peau, de la chair, des os, des nerfs, du sang et des veines , il doit aussi y avoir un corps revêtu de chair, et distingué par le sexe qui lui est propre. " Je verrai Dieu, " dit Job , "dans ma chair. " Quand " toute chair verra le Sauveur que Dieu a envoyé, " c'est-à-dire, Jésus-Christ Dieu; " alors, je verrai aussi mon Rédempteur, mon Sauveur et mon Dieu; je le verrai, dis-je, dans cette chair qui maintenant me fait si cruellement souffrir , et qui aujourd'hui est toute épuisée par la grandeur de mes maux. Je verrai Dieu dans ma chair, parce qu'il m'a délivré par sa résurrection de toutes les misères dont je suis accablé. " Ne semble-t-il pas que Job écrivait dès lors contre Origène , et qu'il soutenait un nouveau combat contre les hérétiques, pour défendre la vérité de cette chair dans laquelle il souffrait? Il n'aurait pu voir sans chagrin l'inutilité de ses souffrances, s'il eût du ressusciter avec un corps spirituel et différent de celui qui avait été en proie à de si longues et si cruelles douleurs. Pour ruiner donc dans tous ses (378) retranchements une confession équivoque et artificieuse , et pour ne lui laisser aucune ressource , il s'exprime d'une manière très claire, et répète plusieurs fois ces paroles : " Je le verrai moi-même, et non un autre, et je le contemplerai de mes propres yeux. " S'il ne doit point ressusciter avec le sexe qui lui est propre, ni avec le même corps qui a été étendu sur le fumier; s'il ne voit pas Dieu des mêmes yeux avec; lesquels il voyait les vers fourmiller dans ses plaies , où donc sera Job? Vous le détruisez pour mettre un fantôme à sa place; c'est comme si vous vouliez soutenir qu'un vaisseau qu'on a radoubé après le naufrage n'a aucune des parties dont il est composé.

Pour moi , je dirai franchement mon opinion, et dussiez-vous vous décharger contre moi, et prendre, comme les Juifs, des pierres pour me lapider , je me déclarerai toujours hautement pour la foi de l'Eglise. Prétendre que nous ressusciterons sans chair et sans os, sans sang et sans membres, c'est une chimère qu'on ne peut comprendre, et qui détruit entièrement la vérité de la résurrection. Si nous ressuscitons avec de la chair , des os , du sang et les autres parties qui composent le corps, nous serons aussi de différents sexes. Si les sexes sont différents, Jean sera Jean, et Marie sera Marie. Et vous ne devez pas appréhender que des personnes qui durant leur vie mortelle ont renoncé au mariage , désirent se marier après la résurrection. Quand l'Evangile dit : " Les hommes n'auront point de femmes, ni les femmes de maris ; , il parle de ceux qui peuvent se marier, et qui néanmoins ne se marient pas. Car, enfin, ce passage de l'Ecriture ne peut pas s'appliquer aux anges; et je n'ai jamais ouï dire qu'on ait célébré dans le ciel les noces de ces esprits célestes. La différence de sexe ne se trouve qu'entre l'homme et la femme. C'est pour cela que ne pouvant résister aux vives impressions de la vérité, vous avez été obligé, malgré vous, d'avouer que nous serons ou couronnes dans le corps qui aura vécu chastement et marché dans les voies de la justice , ou condamnés dans le corps qui se sera abandonné à l'iniquité et à la débauche. Au lieu du mot de " corps, " servez-vous de celui de "chair," et vous avouerez que l'homme et la femme seront distingués par leurs sexes : car, peut-on mériter la couronne de la chasteté quand on n'est point d'un sexe capable de s'abandonner à l'impureté? A-t-on jamais couronné la virginité d'une pierre ? On nous promet de nous rendre semblables aux anges, c'est-à-dire de nous faire jouir, dans notre propre chair et dans notre sexe, du même bonheur que les anges, qui n'ont ni chair ni sexe, possèdent dans le ciel.

Telle est ma croyance, et voilà, simple et grossier que je suis, l'idée que j'ai de la résurrection. Je crois que tous les hommes ressusciteront avec le sexe qui leur est propre, sans néanmoins en faire aucun usage ; et que c'est en cela qu'ils seront semblables aux anges. Mais quoique alors nous n'employions pas ces membres aux usages qui leur sont propres et naturels, on ne doit pas conclure de là qu'ils nous seront inutiles, puisque, même durant cette vie mortelle, nous tâchons de ne nous en point servir. Or, lorsqu'on nous fait espérer due nous deviendrons semblables aux anges, cela ne veut pas dire que les hommes seront changés en anges, mais qu'ils entreront en possession de l'immortalité et de la gloire dont jouissent ces esprits bienheureux.

Quant aux arguments que vous nous posez sur la condition des enfants et des vieillards, et sur le besoin que nous aurons de manger et de nous décharger des superfluités de la nature; vous ne les avez pas tirés, ces arguments, de votre propre fond ; vous les avez puisés dans la philosophie des païens qui s'en servent aussi contre nous. Puisque vous vous vantez d'être chrétien , n'employez point contre nous les armes des gentils. Au lieu d'apprendre d'eux à nier la résurrection de la chair, qu'ils apprennent de vous à la confesser : ou si vous voulez prendre leur parti, déclarez-vous ouvertement, afin due nous vous traitions en ennemi et en païen. Quant à vos nourrices, je vous les laisse pour empocher les enfants de crier : je vous laisse aussi vos vieillards, de peur qu'ils ne gèlent de froid en hiver. Il était encore fort inutile que vos barbiers se missent en apprentissage; car on sait bien due, pendant les quarante années que les Israélites passèrent dans le désert, leurs ongles et leurs cheveux ne crurent point; et qui plus est , que leurs habits et leurs souliers ne s'usèrent point. Hénoch et Elie , dont nous venons de parler, ne sont pas plus vieux (379) qu'ils étaient lorsque le Seigneur les enleva de la terre : ils ont des dents, un ventre, et les parties qui servent à la génération, cependant ils n'ont besoin ni de viandes ni de femmes.

Quelle idée donc avez-vous de la puissance de Dieu , et pourquoi lui donnez-vous des bornes si étroites? Puisqu'il peut bien non-seulement former une chair d'une autre chair, mais encore tirer le corps humain d'une source impure, et de ce corps en produire encore un autre; puisqu'il peut changer en un vin excellent et délicieux l'eau qui est le plus vil de tous les éléments dont le corps est composé : il peut bien aussi, par cette même puissance qui a tiré toutes choses du néant, redonner l'être à celles qui ont existé autrefois; car il est plus aisé de rétablir une chose dans son premier état que de la tirer du néant. Pourquoi vous étonner I qu'à la résurrection les enfants et les vieillards aient l'âge d'un homme parfait, puisque Dieu, en formant l'homme du limon de la terre, le créa en cet état sans le faire passer par l'enfance et par la jeunesse? La femme fut aussi formée d'une des côtes de l'homme. La matière même qui sert à notre génération ( c'est la troisième manière dont l'homme a été fait), quelque vile et impure qu'elle soit , se change une partie en chair, l'autre en nerfs pour lier les membres les uns avec les autres ; celle-ci en veines pour distribuer le sang , celle-là en os pour soutenir le corps. Vous parlerai-je d'une quatrième espèce de génération? L'Évangile nous la fait connaître par ces paroles : " Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre. " Adam, Eve, Abel et Jésus-Christ ne sont pas venus au monde d'une même manière ; mais, quoique leur origine soit différente, leur nature est toujours la même.

Il me faudrait faire plusieurs volumes , si je voulais entreprendre de prouver la résurrection de la chair et de toutes les parties qui composent le corps humain , et d'expliquer chaque passage en particulier. Cela n'est point nécessaire à mon sujet , car je n'ai pas dessein de suivre Origène pied à pied, mais seulement de faire voir les artifices et les déguisements de votre réponse. Cependant, comme je ne me suis déjà que trop étendu sur cela, et que j'appréhende qu’en voulant découvrir vos supercheries je ne laisse au lecteur quelque sujet de douter de la vérité de la résurrection , je vais vous citer ici une foule de passages (que je n'aborderai néanmoins qu'en passant) afin de réfuter votre doctrine empoisonnée, et de vous accabler par le poids et l'autorité de toute l'Écriture sainte.

De quelle manière traite-t-on cet homme dont parle l'Évangile, qui était allé aux noces sans la robe nuptiale , et qui n'avait pas pratiqué ce que. dit le sage : " Que vos vêtements soient blancs en tout temps ? " On lui lie les pieds et les mains , on l'exclut du nombre des conviés, on l'empêche. de s'asseoir sur un trône et de se mettre à la droite de Dieu ; et on le précipite dans un lieu de supplices, " où il y a des pleurs et des grincements de dents. Tous les cheveux de votre tête sont comptés, dit Jésus-Christ. Si l'on compte nos cheveux, il est encore plus aisé de compter nos dents : or, il serait inutile de les compter s'ils devaient périr un jour. " Un temps viendra où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du Fils de Dieu, et sortiront de leurs tombeaux... Ils auront donc des oreilles pour entendre cette voix, et des pieds pour sortir de leurs tombeaux? c'est ce qui était déjà arrivé à Lazare. " Ils sortiront de leurs tombeaux ; " c'est-à-dire que les morts ressusciteront et sortiront des tombeaux où ils auront été ensevelis; parce que " la rosée que Dieu répand sur eux ranime leurs os. " Alors, on verra l'accomplissement de ce que dit le Seigneur par un prophète : " Mon peuple , entrez pour un peu de temps dans vos celliers, jusqu'à ce que ma colère soit passée. " Par ces celliers, d'où l'on tire ce qu'on y avait mis en réserve, on doit entendre les sépulcres où les morts étaient ensevelis. Ils en sortiront comme de jeunes faons qu'on a déliés et mis en liberté. Leur coeur sera pénétré de joie, et leurs os se lèveront comme le soleil. Toute chair paraîtra devant le Seigneur. Il commandera aux poissons de la mer de rejeter les os qu'ils avaient dévorés, et il les rejoindra les uns avec les autres. " Ceux qui dormaient dans la poussière de la terre se réveilleront, les uns pour entrer en possession d'une vie immortelle, et les autres pour être couverts d'un opprobre éternel. " Alors, les justes seront témoins des peines et des supplices des impies. " Le ver de ceux-ci ne mourra point, (380) leur feu ne s'éteindra point, et ils seront exposés aux yeux de tous les hommes. "

Animés donc de l'espérance de notre résurrection future, " faisons servir les membres de notre corps à la justice pour notre sanctification, de même que nous les avons fait servir à l'impureté et à l'injustice, afin de mener une vie nouvelle après notre résurrection. Comme la vie de Jésus-Christ paraît dans notre chair mortelle, ainsi celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à nos corps mortels , parce que son esprit habite en nous. " Car il est bien juste qu'après avoir toujours " porté en notre corps une image de la mort de Jésus-Christ, la vie de Jésus paraisse aussi dans notre corps mortel," c'est-à-dire dans une chair qui est mortelle de sa nature, mais que la grâce a rendue immortelle.

Saint-Etienne a vu Jésus-Christ debout à la droite de son Père. Dieu ayant couvert de lèpre la main de Moïse , lui rendit ensuite sa couleur naturelle: dans l'un et l'autre de ces états, c'était toujours la même main. Ce potier dont parle Jérémie, qui avait laissé tomber sur un tas de pierres le vase qu'il faisait, reprit de la même argile et refit ce vase brisé. Le mot de résurrection fait assez voir que ce qui ressuscite n'est point différent de ce qui était mort. On ajoute, " des morts , " pour montrer que les morts reprendront leur propre chair. C’est la chair qui meurt en l'homme , et c'est à la chair qu'on redonne la vie ; semblable à ce pauvre homme qui fut blessé sur le chemin de Jéricho, on la porte tout entière dans l'hôtellerie du ciel , et on guérit par le baume de l'immortalité les plaies que le péché lui avait faites. A la mort du Seigneur " les sépulcres s'ouvrirent, le soleil s'éclipsa, la terre trembla et plusieurs corps des saints se tirent voir dans la ville de Jérusalem. " " Qui est celui, dit Isaïe, qui vient d'Edom et de Bosor, avec sa robe teinte en écarlate, et dont les vêtements sont si éclatants?" Edom veut dire "qui est de terre, " ou " de couleur de sang : " et Bosor signifie " chair, " ou, " celui qui est dans la tribulation. " Ce prophète nous explique en peu de mots tout le mystère de la résurrection, qui consiste et dans la vérité de la chair, et dans un accroissement de gloire ; comme s'il disait : Qui est celui qui sort de la terre et qui parait tout couvert de sang ? dont les vêtements sont tout rouges de vin nouveau, parce que selon la prophétie de Jacob, " il a attaché son ânon à la vigne , " et qu'il " a foulé seul le vin sur le pressoir. " Il vient de " Bosor , " c'est-à-dire de la chair, ou d'un monde où il a passé par toutes sortes de " tribulations, " parce qu'il a vaincu le monde. Ses habits sont rouges et éclatants, parce que " il surpasse en beauté tous les enfants des hommes ; " l'éclat de ses vêtements est un effet de la gloire de son triomphe. L'on peut appliquer à la chair de Jésus-Christ ressuscité ce que dit le sage : " Qui est celle-ci qui s'élève avec des habits blancs, et qui est appuyée sur son bien-aimé? " Ceux-là l'imitent " qui n'ont point souillé leurs vêtements dans un honteux commerce, " et qui, ayant toujours conservé leur virginité, se sont rendus eunuques eux-mêmes pour gagner le royaume du ciel ; c'est pour cela que " ils sont revêtus de robes blanches. " Alors, on verra l'accomplissement de ce que dit le Seigneur : " Je ne perdrai rien de ce que mon Père m'a donné, mais je le ressusciterai au dernier jour ; " c'est-à-dire qu'il ressuscitera l'homme tout entier, comme il l'avait uni tout entier à sa nature divine. Alors, ce divin Sauveur rapportera sur ses épaules la brebis qui s'était égarée et perdue ici-bas, et. elle trouvera, cette brebis , dans la bonté et la clémence de son juge une ressource à ses langueurs et à ses faiblesses. Alors, Jésus-Christ paraîtra aux yeux de ceux qui l'ont fait mourir, et qui ont crié : " Crucifiez-le , crucifiez-le! " Tous les peuples, hommes et femmes, se frapperont la poitrine ; ces femmes , dis-je, auxquelles Jésus-Christ , chargé de sa croix, disait autrefois : " Filles de Jérusalem, ne pleurez point sur moi , mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. " Alors, on verra s'accomplir ce que les anges prédirent aux apôtres , qui regardaient avec admiration Jésus-Christ montant au ciel : " Ce Jésus, qui , en se séparant de vous, s'est élevé dans le ciel, viendra de la même manière que vous l'y avez vu monter. "

Mais que prétendez-vous, en disant que, de peur que les apôtres ne prissent Jésus-Christ pour un fantôme, ce divin Sauveur mangea plusieurs fois avec eux durant les quarante jours qui s'écoulèrent après sa résurrection; et que par les apparences trompeuses d'un corps fantastique, il prouvait la vérité de son corps, (381) et faisait voir qu'il avait véritablement mangé durant le cours de sa vie mortelle ? Ce que les apôtres voyaient étaient un véritable corps , ou un fantôme. Si c'était un véritable corps, Jésus-Christ a donc mangé effectivement et a eu de véritables membres. Si c'était un fantôme, comment a-t-il voulu prouver la vérité par le mensonge? Il suit donc de là , me direz-vous , que nous mangerons après la résurrection? Je n'en sais rien, l'Écriture sainte ne s'explique pas là-dessus ; mais si on me demande ce que j'en pense, je ne crois pas que nous ayons besoin de manger ; car l'Écriture m'apprend " que le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire ni dans le manger" : elle nous promet au contraire la possession d'un bien que " l’oeil n'a point vu , que l'oreille n'a point entendu , et que le coeur de l'homme ne saurait comprendre. " Moïse et Elie ont jeûné durant quarante jours et quarante nuits ; une si longue abstinence est au-dessus des forces humaines ; mais ce qui est impossible à l'homme n'est pas impossible à Dieu. Comme il importe peu que celui qui prédit les choses à venir les prédise dix ans ou cent ans avant qu'elles n'arrivent, puisque l'une et l'autre de ces prédictions suppose une égale connaissance des choses futures : de même celui qui peut jeûner, ou plutôt vivre de Dieu même durant quarante jours ( car une abstinence de cette nature est absolument impossible ) , peut bien vivre durant toute une éternité sans boire ni manger. Pourquoi Jésus-Christ mangea-t-il d'un rayon de miel? Ce n'était pas pour autoriser votre délicatesse, mais pour prouver la vérité de sa résurrection. Il demanda du poisson rôti pour manger, afin d'affermir par là la foi chancelante de ses apôtres qui n'osaient approcher de lui , et qui s'imaginaient voir un esprit et non pas un véritable corps. Après que Jésus-Christ eût ressuscité la fille du prince de la Synagogue , il lui fit donner à manger. Lazare, qui avait été quatre jours dans le tombeau, se trouve à un festin après sa résurrection. Ce n'est pas qu'il eût faim dans le tombeau , mais c'est qu'il était à propos de confirmer, par cette preuve sensible , la vérité d'un si grand miracle, et de ne laisser aucun sujet d'en douter. Comme Jésus-Christ a montré à ses apôtres de véritables mains et un véritable côté, il a aussi mangé véritablement avec eux, il a marché véritablement avec Cléophas, il a véritablement parlé à tous ses disciples, il s'est véritablement mis à table le jour de la cène ; il s'est servi de véritables mains pour prendre le pain, le bénir, le rompre, et le distribuer à ses apôtres. Que, s'il a disparu tout à coup à leurs yeux, c'est un effet de sa. vertu et de sa puissance divine, et non pas une preuve que son corps n'était qu'une ombre et un fantôme. Avant même sa résurrection, les habitants de Nazareth l'ayant chassé de leur ville et mené sur le haut d'une montagne pour le précipiter, " il passa au milieu d'eux, " c'est-à-dire qu'il s'échappa de leurs mains. Pouvons-nous dire comme Marcion, qu'en venant au monde, il s'est revêtu d'un corps fantastique, parce qu'il s'est échappé d'une manière miraculeuse des mains de ceux qui le tenaient? Ce que font les magiciens, le Seigneur ne peut-il le faire? On dit qu'Apollonius de Tyane, étant dans le sénat en présence de l'empereur Domitien , disparut tout à coup aux yeux des assistants. N'allez pas comparer ici la puissance du Seigneur aux enchantements des magiciens, et ne dites pas qu'il a paru aux yeux des hommes sous une forme empruntée, et qu'il a mangé sans dents, marché sans pieds, rompu le pain sans mains, parlé sans langue , et montré son côté sans avoir de côtes.

Mais comment se fait-il, me direz-vous, que les deux disciples qui allaient à Emmaüs ne l'aient point reconnu, s'il avait le même corps qu'auparavant? Écoutez ce que dit l'Écriture : " Leurs yeux étaient retenus par une vertu divine qui les empêchait de le reconnaître. " Et puis : " Leurs yeux s'ouvrirent, et ils le reconnurent. " Était-il d'une autre nature, dans le temps qu'ils ne le connaissaient point, que lorsqu'ils l'eurent reconnu? Non, c'était toujours le même homme. Il tenait donc à leurs yeux, et non pas à celui qu'ils voyaient, de le connaître et de ne pas le connaître. On peut dire néanmoins que cela tenait à Jésus-Christ, puisque c'était lui qui, par sa puissance, empêchait leurs yeux de le reconnaître. Et pour faire voir que leur erreur venait non pas du corps de Jésus-Christ , mais de leurs yeux, l'Écriture ajoute aussitôt : " Leurs yeux s'ouvrirent, et ils le reconnurent. " De là vient que Marie-Madeleine ne reconnaissant point Jésus-Christ qu'elle cherchait dans le (382) tombeau, le prit pour un jardinier; mais aussitôt qu'elle l'eut reconnu, elle l'appela " Maître. " Jésus-Christ, après sa résurrection, ayant paru sur le rivage de la mer, et les disciples qui étaient dans une barque ne l'ayant pas reconnu, " le disciple que Jésus aimait dit à Pierre : C'est le Seigneur. " Cet apôtre qui était vierge reconnut le premier le corps vierge de son divin Maître. Le Fils (le Dieu paraissait sous une même forme, cependant ils ne le voyaient pas tous de la même manière. L'Evangile ajoute de suite : " Nul d'entre eux n'osait lui demander, qui êtes-vous? car ils savaient que c'était le Seigneur. " Personne n'osait lui l'aire cette question , parce qu'ils savaient qu'il était Dieu. Ils étaient à table avec lui , parce qu'ils voyaient un homme revêtu d'un corps de clair. Ce n'est pas que le Dieu fût séparé de l'homme; mais c'est que dans une même personne ils reconnaissaient Jésus-Christ comme homme , et l'adoraient comme Dieu.

Est-il nécessaire que je vous parle ici de l'incertitude de nos sens et particulièrement de la vue? Faut-il que je ressuscite Carneadès pour vous faire remarquer un aviron qui parait rompu dans l'eau, des galeries qui semblent se rétrécir par le bout dont on est le plus éloigné, des tours carrées qui paraissent ronfles de loin, un pigeon dont le plumage change de couleur à chaque mouvement qu'il fait? Rhode étant venu dire aux apôtres que Pierre était à la porte et qu'il s'était sauvé de sa prison, ceux-ci n'en voulurent rien croire et le prirent pour un fantôme. Soit que Jésus-Christ entre dans le lieu où étaient les apôtres, les portes fermées, soit qu'il disparaisse à leurs, eux, c'est toujours par la même vertu et la même puissance. Lincée, comme nous l'apprend la fable, voyait au travers des murailles, et le Seigneur ne pourra pas entrer dans un lieu dont les portes sont fermées à moins qu'il n'ait un corps fantastique? Les aigles et les vautours sentent l'odeur des cadavres qui sont au-delà de la mer, et le Sauveur ne pourra pas voir ses apôtres à moins qu'on ne lui ouvre la porte? Dites-moi, je vous prie, vous qui êtes si subtil dans la dispute, lequel est le plus difficile à Dieu de suspendre dans le vide le vaste globe de la terre et de le tenir en balance sur les eaux, élément liquide, et flottant, ou de passer au travers d'une porte fermée et d'obliger la créature à céder au Créateur? Vous lui accordez le pouvoir de faire ce qui est le plus difficile, et vous lui refusez celui de faire ce qui est le plus aisé. Saint Pierre revêtu d'un corps pesant et solide marche sur les eaux. Cet élément, tout liquide qu'il est, le porte et le soutient ; mais cet apôtre ayant chancelé dans sa foi, le corps s'aperçut aussitôt de sa pesanteur naturelle; pour nous apprendre que ce n'était pas son corps, mais sa foi qui marchait sur les eaux.

Mais voyons, vous qui me faites tant d'objections contre le mystère de la résurrection ; est-ce une dispute réglée que vous voulez avoir avec moi, ou une simple conversation dans laquelle on explique franchement ses sentiments? Croyez-vous que le Seigneur est véritablement ressuscité avec le même corps qu'il avait quand il est mort et qu'il a été enseveli, ou ne le croyez-vous pas? Si vous le croyez, pourquoi m'apportez-vous ici toutes les raisons et tous les passages dont on se sert pour nier la résurrection? Si vous ne le croyez pas, pourquoi faites-vous sonner si haut le mot de résurrection, mais dans un sens qui ne signifie rien, afin de surprendre et de tromper une populace ignorante? Un disciple de Marcion me disait, il y a quelques jours : " Malheur à celui qui ressuscitera avec cette chair et avec ces os." Je lui citai aussitôt cet endroit de l'apôtre saint Paul: " Nous avons été ensevelis et nous sommes ressuscités avec Jésus-Christ par le baptême. " " Mais, me dit-il, entendez-vous ce passage de la résurrection de l'âme, ou de celle de la chair? — Je l'entends, lui dis-je, non-seulement de l'âme, mais aussi de la chair, qui renaît avec l'âme dans le baptême; car comment pourrait-elle périr, cette chair, après avoir reçu une nouvelle naissance en Jésus-Christ? — Parce qu'il est écrit, me répondit-il, que la chair et le sang ne possèderont point le royaume de Dieu. — Prenez garde, je vous prie, aux paroles de l'Apôtre : " La chair et le sang ne posséderont point le royaume de Dieu ; " dit-il qu'ils ne ressusciteront point? non; mais qu'ils ne posséderont point. le royaume de Dieu. Pourquoi ne le possèderont-ils point? — Parce que " la corruption, ajoute l'Apôtre, ne possédera point cet héritage incorruptible. " Ils ne posséderont donc point le royaume de Dieu tant qu'ils ne (383) seront que chair et sang. Mais quand ce corps corruptible sera revêtu de l'immortalité, et que la chair se verra heureusement affranchie des faiblesses et des fragilités de la nature et déchargée de ce poids accablant qui l'appesantit et l'attache à la terre, alors l'homme s'envolera vers le ciel avec les ailes de l'esprit et revêtu d'une nouvelle gloire qui lui fera changer de condition sans détruire sa substance; alors on verra l'accomplissement de ce que dit l'Ecriture : " La mort a été absorbée par la victoire; ô mort, où est ta victoire? ô mort, où est ton aiguillon?"

J'ai commencé par répondre aux objections que notre apologiste nous fait sur l'état des âmes et. sur la résurrection de la chair; et, laissant le commencement de sa lettre, je me suis attaché à réfuter ses excellents traités, persuadé que je devais préférer les intérêts de Dieu à ceux de ma propre réputation. " Si un homme pèche contre un homme, dit l'Ecriture, on lui peut rendre Dieu favorable; mais si un homme pèche contre le Seigneur, qui priera pour lui?" Ce n'est pas sur ce pied-là qu'on juge de ma conduite et des sentiments de mon coeur; car tandis que, par un esprit de douceur et de charité, je tends la main à ceux qui blasphèment contre Dieu, on m'accuse de persécuter mes ennemis et d'avoir pour eux une haine implacable.

Voici comment l'évêque de Jérusalem commence l'apologie qu'il a envoyée à Théophile, évêque d'Alexandrie : " Quoique vous soyez déjà assez occupé des affaires et du gouvernement de votre diocèse , cependant l'esprit de Dieu et la grâce apostolique dont vous êtes rempli vous obligent encore d'étendre vos soins et votre vigilance sur toutes les églises, particulièrement sur celle de Jérusalem. " Cet exorde ne roule que sur les louanges de la personne à laquelle il écrit. Mais vous qui paraissez si zélé pour la discipline de l'Eglise, qui vous réglez sur les canons du concile de Nicée, et qui, par une usurpation injuste, tâchez d'étendre votre juridiction sur des clercs qui demeurent avec leurs évêques et qui ne sont point soumis à votre houlette, dites-moi un peu, je vous prie, quel droit l'évêque d'Alexandrie a-t-il sur la Palestine? Si je ne me trompe, il a été arrêté, dans le concile de Nicée, que Césarée serait la métropole de la Palestine, et Antioche de tout l'Orient. Vous deviez donc envoyer vos lettres à l'évêque de Césarée, avec lequel vous saviez bien que nous avions communion parce que nous ne voulions point l'avoir avec vous; ou si vous vouliez porter votre affaire à un siège plus éloigné, vous deviez du moins vous adresser à l'évêque d'Antioche. dais je vois pourquoi vous n'avez pas voulu vous en rapporter au jugement des évêques d'Antioche et de Césarée ; vous saviez ce qu'il y avait à craindre pour vous, et-vous avez mieux aimé importuner un prélat déjà accablé d'affaires, que de rendre à votre métropolitain l'honneur que vous lui deviez.

Quand je parle ainsi, ce n'est pas que je blâme la démarche que vous avez faite à Alexandrie (quoique la trop grande liaison qui existe entre votre envoyé et vous me soit fort suspecte), mais c'est que vous deviez vous justifier devant ceux qui vous interrogeaient et qui étaient sur les lieux. Vous avez envoyé le prêtre Isidore, qui est un homme de Dieu et d'une piété universellement reconnue , un homme de poids et d'autorité, tant pour son air important et sa lionne mine que pour la vivacité et l'étendue de son esprit ; vous l'avez envoyé pour guérir des esprits malades, pourvu néanmoins qu'ils lussent sensibles ci leurs maux. C'est un homme de Dieu gui a envoyé un autre homme de Dieu, car il n'y a point de différence entre l'évêque et le prêtre; celui gui est envoyé est égal en dignité à celui qui envoie, ce qui me parait assez irrégulier; c'est là, comme on dit, faire naufrage au port. Cet Isidore, dont vous élevez le mérite jusqu'au ciel, répète à Alexandrie les mêmes choses dont vous nous étourdissez à Jérusalem : ce qui fait voir qu'il n'est pas tant votre envoyé que le compagnon et le partisan de vos erreurs. Le prêtre Vincent a reçu et conserve encore une lettre qu'Isidore a écrite de sa propre main et qu'il nous adressa trois mois avant d'aller à Alexandrie, lettre dans laquelle il fait assez connaître ses erreurs, exhortant le chef de votre parti à soutenir constamment les intérêts de la foi et à ne point s'épouvanter de ce qu'il appelle nos visions et nos chimères. Il écrit qu'il viendra à Jérusalem avant qu'on soit informé de sa mission, et qu'à son arrivée il fera échouer tous les desseins de ses adversaires. " Comme on voit (ce sont ses propres termes) la fumée se (384) dissiper dans les airs et la cire se fondre auprès du feu, de même l'on verra à mon arrivée disparaître tout à coup ceux qui s'opposent à la foi de l'Église, et qui aujourd'hui font tous leurs efforts pour troubler cette même foi par les dangereuses impressions qu'ils donnent à des gens simples et crédules. "

Dites-moi, je vous prie, mon cher lecteur, un homme qui, avant d'être arrivé au lieu de sa mission, écrit des lettres si menaçantes, agit-il en envoyé ou en ennemi déclaré ? Qu'en pensez-vous? Voilà quel est ce grand serviteur de Dieu, si zélé pour les intérêts de sa gloire; cet homme d'une vertu si distinguée et d'une piété si universellement reconnue, d'un esprit si élevé et d'une érudition si profonde, d'un air si grand et si majestueux, qui, comme un autre Hippocrate, pouvait par sa seule présence adoucir les maux de nos âmes faibles et languissantes, pourvu néanmoins que nous fussions assez dociles pour suivre ses conseils et pour user de ses remèdes. Puisqu'il a coutume de guérir les autres, qu'il se guérisse lui-même et qu'il se serve de ses propres remèdes. Cette science sublime dont il se pique nous paraît comme une folie, et nous aimons mieux demeurer dans nos langueurs et notre ignorance, que de nous servir d'un collyre qui ne peut nous guérir les yeux qu'en nous rendant plus impies.

" Nous prions, dites-vous, jour et nuit le Seigneur dans les lieux saints pour votre sainteté, et nous le conjurons de vous donner la couronne de vie et la juste récompense que mérite votre zèle; comme s'il avait déjà eu tout le succès due nous en devons attendre. " Vous avez raison de lui donner des marques de votre reconnaissance, car si Isidore n'était pas venu, vous n'auriez jamais pu trouver dans toute la Palestine un compagnon si fidèle; et s'il n'avait pas pris vos intérêts comme il vous l'avait promis, vous n'auriez jamais pu rien gagner sur cette foule de gens grossiers et ignorants qui ne sont pas capables de comprendre la sublimité de votre doctrine. L'apologie même dont nous parlons a été composée en présence d'Isidore, qui vous a aidé à la faire, de manière qu'il a été le porteur de la lettre qu'il a dictée lui-même.

Étant donc arrivé ici , il vint chez nous jusqu'à trois fois et nous présenta ce remède salutaire, c'est-à-dire cette lettre où vous aviez employé toute votre sagesse et lui toute sa science; mais tous ses soins furent inutiles et il ne put rien gagner sur nous. Cet homme qu'on dit être venu chez nous, jusqu'à trois fois (nombre mystérieux par lequel il a voulu marquer les démarches qu'il a faites pour nous venir trouver), cet homme, dis-je, qui nous venait parler de la part de Théophile, n'a pourtant jamais voulu nous donner les lettres que ce prélat nous adressait, et lorsque nous lui avons dit : " Si l'on vous a député vers nous, montrez-nous donc vos lettres de créance; si vous n'en avez point, comment pouvez-vous nous prouver qu'on vous a député? " Il nous a répondu qu'il avait des lettres pour nous, mais que l'évêque de Jérusalem l'avait conjuré de ne nous les point donner. Voilà quelle a été la fermeté de cet envoyé , et comment il est demeuré neutre afin de faire la paix et d'empêcher qu'on ne le soupçonnât de favoriser l'un des deux partis. Il ne faut pas s'étonner que ses remèdes aient été inutiles, puisqu'il n'avait point d'emplâtre ni les instruments propres à panser nos plaies.

"Jérôme et tous ceux de son parti lui ont protesté souvent, et en public, et en particulier, que ma foi ne leur avait jamais été suspecte, et que sur cela ils étaient dans les mêmes dispositions à mon égard, où ils avaient été dans le temps qu'ils communiaient avec moi. " Voyez, je vous prie, ce que c'est que d'être dans les mêmes sentiments et de faire profession d'une même doctrine. Isidore, qui s'était joint à lui pour nous faire ces remontrances, passe pour un homme de Dieu, pour un prêtre d'une insigne piété, pour un homme d'autorité, également respectable et par son port majestueux, et par la vivacité et l'étendue. de son esprit, enfin pour l'Hippocrate des chrétiens; et moi, qui ne suis qu'un pauvre moine caché dans le fond d'une affreuse solitude, je me vois tout à coup frappé d'anathème par ce grand évêque et retranché du nombre des prêtres. Cependant ce Jérôme, avec sa troupe de solitaires pauvres et couverts de haillons, qu'a-t-il osé répondre à ce redoutable Isidore, qui n'était armé que de foudres et de tonnerres? " De peur, dites-vous, qu'Isidore ne voulût pas ajouter foi à ce qu'ils lui disaient, et qu'ils ne pussent soutenir cet air de grandeur et de majesté qui brille en sa personne, ils lui protestèrent plusieurs fois qu'ils reconnaissaient l'évêque de Jérusalem (385) pour un prélat orthodoxe, et que jamais ils ne l'avaient soupçonné d'hérésie. " Quelle imposture ! quelle effronterie! Fût-ce un Caton qui parlât de la sorte en sa faveur, on ne se rendrait pas à son propre témoignage. Car tout se doit juger, dit l'Écriture, sur la déposition de deux ou trois témoins. Vous a-t-on jamais dit ou écrit que nous étions prêts à communiquer avec vous, sans vous demander raison de votre foi ? Lorsque le comte Archelaüs, si distingué par sa vertu, par son éloquence, et qui était le médiateur de la paix, nous eut indiqué le lieu où l'on devait se réunir, ne demandâmes-nous pas avant toutes choses qu'on l'établit, cette paix, sur les fondements de la foi ? Le comte nous promit qu'il ne manquerait pas de se rendre au lieu convenu. Le jour de Pâques approchait, plusieurs solitaires étaient venus en foule au rendez-vous, on vous y attendait, mais vous ne saviez quel parti prendre; enfin, vous prîtes celui de nous prévenir que je ne sais quelle femme était malade, et que son indisposition ne vous permettait pas fie vous trouver ce jour-là à notre assemblée. Est-ce un bateleur ou un évêque qui parle de la sorte? Mais j'admets que cela fût vrai, deviez-vous par complaisance pour une femme, et de peur qu'elle n'eût mal à la tête, qu'elle ne s'ennuyât en votre absence , qu'elle ne se plaignit de l'estomac, deviez-vous, dis-je, sur cet indigne prétexte, abandonner les intérêts de l'Église et n'avoir point souci de tant de chrétiens et de solitaires qui vous attendaient ? Voyant bien quel était votre dessein et ne voulant pas qu'on eût rien à nous reprocher, notre résolution fut de vous attendre et de dissimuler l'affront que vous nous faisiez. Archelaüs nous récrivit pour nous prier, dans le cas où vous seriez dans l'intention de venir, de vouloir bien attendre encore un ou deux jours. Mais toujours occupé à soulager votre chère malade qui avait un vomissement continuel, vous nous avez tout-à-fait oubliés au milieu des soins que vous lui prodiguiez.

Enfin Isidore arriva après s'être fait attendre pendant deux mois. Mais loin d'avoir rendu un témoignage avantageux de votre foi comme vous vous en flattez faussement,nous lui avons fait. connaître les raisons que nous avions de vous interroger à ce sujet. Car il nous demanda pourquoi nous avions communiqué avec vous, puisque vous étiez hérétique? Or nous lui avons répondu tous que nous n'en étions pas alors persuadés; mais qu'ayant refusé de répondre verbalement et par écrit aux accusations formulées contre vous par Épiphane, nous avions reçu des lettres de ce saint évêque, qui nous avertissait de ne point communiquer avec vous jusqu'à ce que vous eussiez rendu raison de votre foi ; que ce fait était constant , que nous avions pièces en main, et que nous étions prêts à les produire quand on voudrait. Voilà ce que nous avons répondu tous à Isidore, et non pas, comme vous osez l'avancer, que vous n'étiez point hérétique, parce qu'autrefois on ne vous avait pas accusé de l'être ; car selon votre raisonnement on ne devrait pas dire qu'un homme est malade , quand il a été sain avant sa maladie.

" Lorsqu'on vint à agiter la question de l'ordination de Paulinien et de ceux qui avaient été ordonnés avec lui, ils s'aperçurent bien que leur conduite en cette circonstance avait été très irrégulière. Néanmoins par un esprit de charité et de paix , on leur passait tout, et on exigeait seulement d'eux que, quoiqu'ils eussent été ordonnés contre toutes les règles de la discipline ecclésiastique, ils voulussent bien se soumettre à l’Eglise de Dieu, ne point faire de schisme parmi les fidèles, et ne se point rendre indépendants. Mais tout cela ne les accommodant point, ils abordèrent les matières de la foi, et déclarèrent devant tout le monde que, pourvu qu'on n'inquiétât point ceux qui étaient avec le prêtre Jérôme, ils ne nous diraient rien non plus; mais que si on prétendait condamner la démarche qu'ils avaient faite, leur intenter un procès sur l'ordination de Paulinien, comme ils ne pouvaient pas disputer sur ces sortes de matières, ni justifier l'irrégularité de leur conduite, ils se jetteraient sur les dogmes de la foi , non pas tant dans l'espérance de pouvoir me convaincre d'hérésie , que dans le dessein de noircir ma réputation. " Si cet endroit de l'apologie de Jean est confus et embarrassé qu'on ne s'en prenne point à moi, je l'ai traduit comme il est dans le texte grec. Au reste, je suis bien aise de me voir ici tout d'un coup rétabli au rang des prêtres et revêtu de la dignité du sacerdoce, dont je me croyais dépouillé.

Il soutient que nous ne saurions le (386) convaincre d'hérésie, et cependant il n'ose entrer en discussion avec nous. S'il ne s'agit pas des dogmes de la foi, mais de l'ordination de Paulinien , quelle folie n'est-ce pas de refuser de répondre à ceux qui vous demandent compte de votre foi ? Faites une confession de foi et répondez aux questions qu'on vous adresse, afin que tout le monde soit convaincu qu'il ne s'agit point de la foi , mais de l'ordination ; car tant que vous refuserez de répondre aux questions de foi , vos adversaires pourront vous dire qu'il ne s'agit point de l'ordination, mais des dogmes. S'il s'agit de l'ordination, c'est une folie et un entêtement ridicule de ne vouloir pas répondre sur les dogmes; s'il est question de la foi, c'est encore une folie de prétendre qu'il ne s'agit que de l'ordination.

Quant vous dites que " vous les avez priés de se soumettre à l'Eglise de Dieu, de ne point faire de schisme et de ne se point rendre indépendants, " je ne sais, en vérité, de qui vous voulez parler. Si c'est de moi et du prêtre Vincent, je ne saurais comprendre comment vous avez été treize ans entiers à garder le silence à ce sujet, il faut assurément que vous avez dormi tout ce temps-là ; car vous n'ignorez pas que nous avons abandonné, lui Antioche, et, moi Constantinople , villes tries célèbres, non pas pour venir applaudir aux discours que vous faites au peuple , mais pour pleurer dans la solitude les péchés de notre jeunesse , et pour attirer sur nous par nos larmes la miséricorde de Jésus-Christ. Si vous voulez parler de Paulinien , vous voyez bien qu'il est soumis à son évêque , qu'il demeure dans l'île de Chypre et qu'il vient nous voir de temps en temps, non pas comme votre prêtre diocésain, mais compte un prêtre étranger, c'est-à-dire dépendant de l'évêque qui l'a ordonné. Que s'il veut demeurer avec nous , et vivre eu paix dans notre solitude, qui est un lieu d'exil pour nous , il ne vous doit rien que l'honneur et le respect qui est dei à tous les évêques. Mais quand bien même vous l'auriez ordonné prêtre, il vous dirait ce que j'ai pris la liberté, tout méprisable que je suis, de dire à l'évêque d'Antioche, Paulin de sainte mémoire, Vous ai-je prié de m'ordonner? Si vous m'élevez à la dignité du sacerdoce, sans m'ôter la qualité de moine, c'est à vous à répondre du choix que vous avez fait de moi ; mais si sous prétexte que je suis prêtre, vous voulez me tirer de l'état que j'ai embrassé et pour lequel j'ai abandonné le siècle ; je vous déclare que je suis bien aise de demeurer comme je suis, et d'être ce que j'ai toujours été. Le parti que je prends ne vous l'ait point tort et ne porte aucun préjudice à votre ordination.

" Vous les avez priés de ne point faire de schisme et de ne se point rendre indépendants. " Qui de nous peut-on accuser de faire schisme, ou nous qui communions tous en communauté dans l'Eglise , ou vous qui refusez avec fierté de confesser votre foi , si elle est orthodoxe; et qui divisez véritablement l'Eglise , si vous êtes dans l'erreur? Faisons-nous un schisme dans l'Eglise , nous qui à l'occasion de cette éclipse de soleil arrivée il y a quelques mois, vers les fêtes de la Pentecôte , et qui semblait menacer tous les hommes du dernier jugement, avons présenté à vos prêtres trente personnes de différents âges et de différent sexe , pour les baptiser? Il y avait alors dans notre monastère cinq prêtres qui étaient eu droit de leur donner le baptême ; mais ils ne voulurent rien faire qui pût vous contrarier, de peur que vous ne prissiez prétexte de là de ne point déclarer quelle était votre croyance. N'est-ce pas vous au contraire qui faites schisme dans l’Eglise, en défendant , comme vous avez l'ait, à vos prêtres de Bethléem, de baptiser à Pâques nos catéchumènes? Aussi avons-nous été obligés de les envoyer à Diospolis, pour recevoir le baptême de la train de Denis, confesseur et évêque de cette ville? Peut-on dire que nous divisons l'Eglise, nous qui, hors des petites cellules qui nous sont destinées, n'y tenons aucun rang? N'est-ce pas vous plutôt qui la divisez, en donnant ordre à vos clercs d'en interdire l'entrée à quiconque osera dire que Paulinien, ayant été ordonné par l'évêque Epiphane, est véritablement prêtre?

En effet depuis ce temps-là jusqu'à présent nous ne voyons que de loin la crèche du Seigneur; et tandis que nous en sommes éloignés et bannis, nous avons la douleur d'y voir entrer tous les jours les hérétiques. Est-ce nous qui faisons schisme dans l'Eglise , ou celui qui bannit les vivants, qui refuse la sépulture aux morts et qui sollicite l'exil de ses frères? Qui a armé et irrité contre nous cette puissante bête , qui asservit toute la terre à sa (387) tyrannie? Qui a abandonné aux injures du temps des cendres innocentes et les ossements des saints? C'est par ces marques de bonté et de tendresse que ce charitable pasteur veut nous gagner et nous engager à faire la paix. Il nous accuse de vouloir vivre dans l'indépendance , nous qui sommes unis par les liens de la charité et d'une même communion avec tous les évêques orthodoxes. Etes-vous toute l'Église, à vous seul? Est-on séparé de Jésus-Christ dès que l'on vous a offensé? Si nous entreprenons , comme vous nous le reprochez, de nous rendre indépendants , faites-nous voir que nous avons un autre évêque dans votre diocèse. Il s'agit entre nous des dogmes de la foi , sur lesquels nous ne nous accordons pas ; c'est pour cela due nous ne voulons point communiquer avec vous ; justifiez-vous sur ce point, et il s'agira ensuite de l'ordination.

" Ils se prévalent encore d'une lettre qu'Epiphane, disent-ils, leur a écrite. Quoi qu'il en soit , lorsque Jésus-Christ jugera les grands et les petits sans avoir égard à la qualité des personnes; ce prélat rendra compte devant son tribunal de tout ce qui est arrivé. Cependant quel fond peuvent-ils faire sur cette lettre qui n'a été écrite qu'au sujet de l'ordination irrégulière de Paulinien et de ses compagnons, ordination dont je me suis plaint, comme il le témoigne lui-même dès le commencement de sa lettre? " Fut-il jamais un plus grand aveuglement et de plus épaisses ténèbres ? Jean dit due nous nous prévalons d'une lettre d'Epiphane , et que cependant nous n'en avons aucune que ce prélat ait écrite contre lui ; et il ajoute aussitôt ; " Quel fond peuvent-ils faire sur cette lettre qui n'a été écrite qu'au sujet de l'ordination irrégulière de Paulinien et de ses compagnons, ordination dont je me suis plaint, comme il le témoigne lui-même dès le commencement de sa lettre? " Nous n'avons point cette lettre. Eh! dans quelle lettre donc parle-t-on dès le commencement de l'ordination de Paulinien ? Mais, après ce commencement, il y a quelque chose dont vous appréhendez bien qu'on ne fasse mention. Vous avez repris Epiphane de ce qu'il avait ordonné Paulinien prêtre avant qu'il fût en âge de l'être ; mais vous-même n'avez-vous pas ordonné Isidore prêtre, quoiqu'il ne fût pas plus âgé que Paulinien? ne l'avez-vous pas député comme fauteur et partisan de vos erreurs ? N'avez-vous pas eu l'imprudence d'envoyer un prêtre qui n'est encore qu'un enfant dans le lieu même où vous supposez qu'on a élevé un enfant à la dignité du sacerdoce? N'avez-vous pas encore conféré l'ordre de la prêtrise à Theosebas, diacre de l’Eglise de Tyr? Ne l'avez-vous pas armé contre nous et engagé à employer son éloquence en votre faveur? Il n'est permis qu'à vous seul de fouler aux pieds toutes les règles de l'Eglise tout ce que vous faites doit servir d'exemple aux autres , et vous n'avez point de honte de citer Epiphane à comparaître avec vous devant le tribunal de Jésus-Christ.

Voici ce que vous ajoutez ensuite : " Epiphane a toujours logé et mangé chez moi ; cependant jamais il ne m'a parlé des dogmes d'Origène, jamais il ne m'a soupçonné d'être dans l'erreur. " C'est ce que vous dites avec serment, et vous en prenez Dieu même à témoin. Je ne veux pas vous pousser sur cela trop vivement ni vous faire les justes reproches que vous méritez, de peur de convaincre un évêque de parjure. Nous avons en main plusieurs lettres de saint Epiphane, dont l'une vous est adressée, les autres aux évêques de la Palestine , et une que ce prélat a écrite depuis peu à l'évêque de Rome. Dans toutes ces lettres il dit que vous ayant accusé d'erreur en présence de plusieurs personnes , vous n'aviez pas seulement daigné lui répondre, et que toute notre communauté en était témoin.

 

 

 

 

APOLOGIE DE SAINT JÉRÔME CONTRE LES ACCUSATIONS DE RUFIN.

J'ai lu la lettre que vous a inspirée votre sagesse, lettre remplie d'invectives contre celui que vous avez autrefois comblé d'éloges, que vous regardiez comme un collègue chéri et votre propre frère, et que maintenant vous appelez en discussion, et que vous cherchez à effrayer par des imputations criminelles.

J'ai vu que l'on pouvait vous appliquer en tous (388) points ce passage de Salomon : " L'arme de l'outrage se trouve dans la bouche des sots, et jamais la parole de la sagesse n'a été prononcée par un insensé qui ne dira que ce qui lui sera inspiré par la passion. " Isaïe a dit aussi : "L'insensé ne prononce que des paroles insensées; son coeur sera le siège de tous les vices; il mettra donc le comble à ses iniquités et ne craindra pas de mentir à la face de Dieu. " Était-il donc nécessaire de m'envoyer un volume de calomnies et de prononcer contre moi tant d'injures, si vous m'épouvantez à la fin de votre lettre par des menaces de mort, de sorte que je n'ose répondre non-seulement à vos accusations, mais encore à vos louanges? En effet, vous accusez et louez en même temps, et de la même source découle le doux et l'amer. Je vous en conjure, donnez-moi le premier l'exemple de cette humilité et de cette modestie que vous exigez de moi, et cessez vous-même de mentir, vous qui faites aux autres un crime de leurs mensonges. Quant à moi, je ne couvre personne d'opprobre ; je ne me constitue pas votre accusateur; car je ne songe pas à ce que vous méritez, mais à ce qu'il est de mon devoir de faire. Je redoute ces paroles du Sauveur : "Malheur à celui qui scandalisera un seul de ces petits enfants qui croient en moi! Il vaut mieux pour lui avoir une meule lie moulin suspendue au cou, et être précipité flans les abîmes de la mer. Malheur au monde à cause du scandale ! il est nécessaire qu'il existe ; mais malheur à celui qui l'occasionne! " Moi aussi, je pourrais amasser contre vous des calomnies ; dire que j'ai vu ou entendu ce qui n'est à la connaissance de personne ; je pourrais ainsi tromper des hommes peu instruits , faire prendre mes mensonges pour la vérité, ma fureur pour la modération. Mais je suis loin de vouloir vous imiter ; je refuse de faire ce que je vous reproche. Des bassesses ne peuvent être proférées que par celui qui en commet. L'homme pervers obéit à la voix de son esprit pervers, et ne parle que pour nuire ; la bouche parle de l'abondance du coeur. Jouissez donc de votre succès, car votre ancien ami que vous accusez aujourd'hui dédaigne de vous couvrir d'opprobre. Cc n'est pas que je craigne vos calomnies, non, mais j'aime mieux être accusé qu'accusateur; j'aime mieux souffrir l'injure que la rendre. Je connais cette maxime de l'Apôtre: " Mes frères, ne vous vengez pas vous-mêmes, car le Seigneur a dit: La vengeance appartient à moi seul; moi seul je dois en disposer; il faut nourrir votre ennemi s'il a faim , lui donner à boire s'il a soif. En agissant de la sorte, vous amasserez des charbons ardents sur sa tête. " En effet, celui qui se venge lui-même, ne mérite pas que Dieu s'occupe de sa vengeance. Cependant, avant de répondre à votre lettre, je vais vous demander à vous, le plus ancien des docteurs, le meilleur des prêtres, le parfait imitateur du Christ : pouvez-vous perdre votre frère , lorsque la pensée seule de la haine vous rend déjà homicide? N'avez-vous pas appris du Sauveur que lorsqu'on vous frappe sur une joue vous devez présenter l'autre? Lui même a dit à celui qui le frappait " Si j'ai mal parlé, prenez acte du mal que j'ai dit ; si j'ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous?" Vous me menacez de la mort, et les serpents peuvent me la donner. La mort est pour tous, l'homicide est le fait des scélérats, Qu'arrivera-t-il donc si vous me donnez la mort? Ne serai-je pas immortel? Que ne suis-je forcé de mériter ce bonheur ! Les opinions des apôtres ne furent-elles point partagées dans le cours de leur inaltérable amitié? Lorsque Paul et Barnabé furent en désunion au sujet de Jean , surnommé Marc , la mer sépara-t-elle ces Hommes que l'Évangile du Christ avait si étroitement liés? Le même Paul ne résista-t-il pas à Céphas qui ne marchait pas droit dans le sentier de l'Évangile? Et cependant il l'appelle son précurseur et la colonne de l'Église; il vante sa prédication pour ne pas rendre ses travaux inutiles. Est-ce que les fils ne peuvent pas être au sujet de la religion en opposition avec leurs pères, les époux avec leurs épouses, sans pour cela détruire la tendresse qu'ils ont l'un pour l'autre? Si vous pensez comme je pense, pourquoi me haïssez-vous? Si vous pensez autrement , pourquoi voulez-vous me. faire périr? Faut-il tuer celui qui a une opinion différente de la vôtre? Je prends Jésus à témoin de ma conscience, lui qui doit juger mes écrits et les vôtres. Je voulais garder le silence d'après l'avis du saint évêque Chromatius, je voulais terminer tout d'un coup nos différends et vaincre le mal par le bien. Mais puisque vous me menacez de mort si je ne garde le silence, je me vois forcé de répondre , de peur (389) qu'en me taisant je ne paraisse approuver l'inculpation, et qu'une si grande modération ne paraisse être la preuve d'une mauvaise conscience. Voici votre dilemme : ce n'est pas l'art de l'éloquence que vous ignorez qui vous l'a inspiré, mais votre coeur, mais votre esprit de bourreau. Si je garde le silence, je suis coupable; si je réponds, je suis un méchant. Vous me forcez donc en même temps de répondre et de garder le silence. J'adopterai un terme moyen. Ainsi, je détruirai vos calomnies, et je me garderai bien de proférer des injures; car qui ne craint celui qui est prêt à tuer? Je suivrai pied à pied votre proposition, et je laisse de côté ces livres si savants que j'ai réfutés avant d'en avoir fait lecture. Vous prétendez que vous n'avez fait connaître mes fautes qu'à ceux que mes paroles ont blessés, et non à d'autres personnes ; car il ne faut point parler par ostentation, mais seulement pour le bonheur des chrétiens. Mais, je vous le demande, comment le bruit de vos écrits est-il parvenu jusqu'à moi ?qui les a répandus dans Rome? dans l'Italie? dans la Dalmatie? Si mes fautes étaient un secret pour vous et pour vos amis, comment leur récit est-il venu frapper mes oreilles ? Vous osez dire que ce n'est pas par ostentation, mais seulement pour le bonheur des chrétiens que vous, vieillard, vous vomissez contre un autre vieillard tant d'injures, des injures que l'assassin craindrait de proférer contre le voleur, la prostituée contre le libertin, le bouffon contre le comédien! Vous me jetez au visage une foule d'accusations, et vous me percez le coeur de traits acérés que vous aiguisez depuis longtemps. Etait-ce pour publier mes louanges que vous avez envoyé des courriers dans toutes les provinces? Etait-ce pour publier ma gloire qu'ils allaient dans les villes et villages et jusque dans les réunions de vieilles femmes? Est-ce là votre sainte modération; est-ce là le bel exemple que vous voulez offrir aux Chrétiens ; est-ce ainsi que vous êtes modeste et retenu ? C'était pour me raconter vos odieuses paroles que l'on venait en foule de l'Occident, et les récits s'accordaient si bien entre eux que je me vois forcé de répondre non à vos ouvrages que je n'ai jamais lus , mais aux opinions qui en résultent, et d'opposer le bouclier de la vérité aux traits du mensonge que vous lancez dans tout l'univers.

Votre lettre dit : " Veuillez ne pas corrompre mon secrétaire à force d'or comme l'ont fait vos amis pour s'emparer de mes faibles ouvrages que je n'avais pas encore revus ni terminés entièrement. Ils pouvaient alors altérer plus facilement ce que personne ou presque personne n'avait encore entre ses mains. Je vous conjure d'accepter ce livre que je vous offre gratuitement, que sans doute vous auriez voulu acheter bien cher. " Ne rougissez-vous pas de parler ainsi ? Moi ! corrompre à force d'or votre secrétaire? Quel est l'homme assez puissant pour lutter contre l'or de Darius ou de Crésus? pour ne pas craindre un nouveau Demaratus ou un nouveau Crassus? Vous êtes-vous endurci au point de placer votre espoir dans le mensonge, de le regarder comme une défense, et de penser que l'on ajoutera foi à toutes vos calomnies? Qui donc, à Bethléem, a été prendre, dans la chambre de mon frère Eusèbe, votre lettre louangeuse? Par quel artifice, par quelles machinations a-t-on trouvé dans le logement de Fabiola, et du prudent Occanus, ce vrai chrétien, un livre qu'ils n'avaient jamais vu? Croyez-vous donc vous faire passer pour innocent en attribuant aux autres vos propres fautes? Tous ceux qui vous blessent doivent-ils passer pour coupables, malgré leur franchise, malgré leur innocence? Car vous avez ce qui perdit la virginité de Danaë, ce que Giezi préféra à la sainteté de son maître, et Judas à son Sauveur. Cependant, voyons un peu ce que mon ami a pu dénaturer de vos écrits que vous n'aviez pas encore relus ni corrigés, comment il lui aura été d'autant plus facile de les falsifier, que personne ou presque. personne ne les possédait encore.

D'abord, je vous ai écrit, et je prends Dieu à témoin que je n'ai pas plus approuvé cette accusation que je n'approuve toute celle d'un chrétien contre un autre chrétien. En effet,qu'était-il nécessaire de faire connaître, au risque de scandaliser ou de perdre bien des hommes, ce qui aurait pu être repris ou dénoncé en secret?

Mais comme chacun a ses passions, comme l'ami n'est pas maître de la volonté de sou ami, comme je désapprouve une accusation même justement méritée, de même je ne puis soupçonner que vos écrits aient été falsifiés par un homme d'une sainteté reconnue. Et, en vérité, quels changements un homme qui ne connaît (390) que le latin, peut-il faire dans la langue grecque? Peut-on ajouter ou retrancher un seul mot à des écrits où les phrases sont tellement enchaînées que l'une dépend de l'autre , où le moindre changement est aussi apparent qu'une pièce sur un manteau? Faites vous-même ce que vous me recommandez de faire. Comportez-vous au moins avec un peu de la retenue d'un homme sinon d'un chrétien. Croyez-vous donc qu'après avoir méprisé et étouffé la voix de voire conscience , vous pourrez vous justifier par de vaines paroles, vous que les faits accablent? Si Eusèbe a acheté au poids de l'or vos écrits encore imparfaits, pour les falsifier, présentez ceux qui n'ont pas été altérés, et si vous parvenez à me prouver qu'ils ne contiennent rien d'hérétique, alors il sera coupable du faux. Tout ce que vous changerez , tout ce que vous corrigerez, ne pourra jamais me prouver que vous êtes vrai catholique. Si l'erreur ne s'était glissée que dans des mots ou dans quelques passages, on pourrait la faire disparaître ; mais lorsque partout se trouve la même proposition, lorsque vous dites que les créatures raisonnables qui se sont perdues par leur propre faute doivent se retrouver toutes dans le même état pour rencontrer ensuite de nouveaux écueils, que pouvez-vous corriger? Vous avez tout à détruire! Si vous suivez mes conseils, vous ne critiquerez plus les ouvrages des autres ; car vous aurez assez de vous occuper des vôtres. Je ne puis comprendre votre raisonnement de quelque manière que ce soit; vous prétendez que c'est parce que vos écrits étaient imparfaits, et que vous n'y aviez pas mis la dernière main, qu'Eusèbe a pu les altérer avec plus de facilité. Ou je suis peu intelligent, ou votre raisonnement est entièrement absurde et stupide. Si vos écrits n'étaient pas encore corrigés ni même achevés, ce n'est point Eusèbe qui est coupable, mais vous seul par vos retards et votre lenteur,vous qui avez négligé de les revoir.

On ne peut reprocher à mon ami que d'avoir livré trop vite au public ce que vous vous disposiez à retoucher peu à peu ; si , au contraire, comme vous le voulez, ces écrits ont été altérés par Eusèbe, pourquoi ne cessez-vous de dire et d'affirmer que l'on a mis au jour des ouvres ; imparfaites encore, et qui même n'étaient pas revues? Corrigées ou non corrigées, elles sont frappées de la même condamnation. Personne, dites-vous, ou presque personne , ne les avait à sa disposition; quelle contradiction dans ce peu de mots! Si personne ne les avait, comment quelques personnes les possédaient-elles? Si quelques personnes les possédaient , pourquoi prétendre qu'elles n'étaient au pouvoir d'aucune? Vous mentez lorsque vous dites que peu de monde les possédait, et que, d'un autre côté, vos propres expressions indiquent au contraire que personne ne les possédait. Qu'avez-vous fait de ce secrétaire que vous affirmez avoir été acheté? Dites son nom, la somme qu'on lui a versée, des mains de qui il l'a reçue; et, sans doute, vous avez rejeté loin de vous ce traître, vous avez repoussé de votre maison cet homme coupable d'une si mauvaise action. Mais voyez plutôt s'il n'est pas vrai qu'Eusèbe et d'autres personnes aient reçu vos écrits du petit nombre de vos amis qui en possédaient? Les divers exemplaires se ressemblent tellement et s'accordent tellement entre eux, qu'ils ne diffèrent l'un de l'autre par quoi que ce soit. Quelle est donc votre imprudence de livrer au public un ouvrage encore imparfait? Vos écrits n'étaient pas encore revus que déjà tout le monde avait lu des erreurs que vous deviez faire disparaître. Ne sentez-Vous pas que vos mensonges ne s'accordent pas entre eux ? Que vous a-t-il servi de vous écarter de l'opinion des évêques, d'engager une lutte et de vous faire condamner par vos propres discours? D'où l'on voit que, selon l'expression d'un grand orateur, vous avez l'intention de mentir, mais que vous n'avez pas ce talent. Je suivrai l'ordre de votre lettre, et je rapporterai même vos propres expressions. Vous dites : "J'ai t'ait l'éloge de votre éloquence dans mes écrits , je l'avoue , et ,je serais encore disposé à le faire, si, contre l'avis de votre cher Tullius, vous ne me l'aviez rendue odieuse par votre vanité. " Où ai-je vanté mes talents , moi qui ai reçu vos louanges avec peine? Est-ce que vous parlez ainsi, parce que vous ne voulez pas être flatté par de fausses louanges? Eh bien ! je vous attaquerai ouvertement, afin que vous sachiez ce que c'est qu'une accusation, vous qui dédaignez la louange.

Je n'étais pas assez sot pour vouloir faire connaître votre ignorance , que personne ne peut mieux relever que vous-même par vos écrits ; mais j'ai voulu faire connaître à vos condisciples qui n'ont point étudié la littérature (391) avec vous, les progrès que vous avez faits en Orient pendant trente années, vous qui regardez comme preuve d'un bon esprit le bavardage, la diffusion et la médisance. Vous dites : " Je n'emploie point la férule contre vous, et je ne prétends point faire apprendre les lettres à mon vieil écolier au moyen du fouet; mais parce que nous ne pouvons prévaloir contre la force de votre éloquence et les partisans de vos doctrines, et que vous nous éblouissez par des éclairs de génie , de manière que vous pensez voir partout des envieux, nous désirons à l'envi vous écraser, de peur que, si vous veniez à obtenir la première place parmi les écrivains, et à vous renfermer dans votre éloquence , comme dans une citadelle, il ne soit plus loisible à aucun de nous, qui voulons savoir quelque chose, de dire un seul mot. " Je suis philosophe, rhéteur, grammairien, dialecticien, je connais l'hébreu, le grec, le latin ; je parle donc trois langues. Et vous de cette tisanière vous en connaissez deux : vous vous exprimez avec tant d'art dans la langue des Grecs et des Latins , que les Latins vous prennent pour un Grec, et les Grecs pour un Latin ; c'est comme l'évêque Epiphane, surnommé Pentagloptos, parce qu'il parle en cinq langues contre vous et votre favori. En vérité j'admire avec quelle témérité vous osez dire d'un homme aussi capable : "vous consommé dans tant de sciences, comment pourrez-vous obtenir le pardon d'une faute, si vous venez à la commettre, et pourquoi ne pas garder toujours un silence modeste? " Quand j'eus lu ces mots, je crus avoir commis une faute quelque pai1, sachant que celui qui ne pèche jamais dans ses paroles est parfait, je me doutai qu'on ne manquerait pas de la publier à l'instant même où elle serait aperçue. En effet deux jours avant le départ du porteur de ces lettres, les injures que vous avez répandues contre moi vinrent frapper mes oreilles. Pourquoi proférez-vous des menaces et dites-vous : " Comment pourra-t-on vous pardonner si vous tombez dans l'erreur? Pourquoi ne pas garder continuellement le silence?" C'est peut-être le manque de temps qui vous a empêché de classer vos paroles ; peut-être aussi aviez-vous à accompagner un de ces hommes instruits qui se disposait à venir prendre dans mes opuscules un essai de votre brillante éloquence. Plus haut vous

vous exprimez ainsi: " Recevez gratuitement ce livre que, vous auriez peut-être voulu acheter bien cher. " Et maintenant vous parlez de l'éclat de l'humilité : j'ai voulu vous prendre pour modèle, mais votre messager se hâtant de retourner vers vous, j'ai pris le parti de m'adresser en peu de mots à vous-même, qui proférez tant d'injures, plutôt que de me plaindre plus longuement aux autres. Et en attendant vous jouissez hardiment de votre maladresse. Une seule fois vous faites un aveu , vous dites: " Vous condamner, inutilement quelques passages, puisque tous sont ouvertement condamnés par vous-même " Je ne vous ferai pas de reproches d'avoir admis comme acheté un livre qui a été véritablement acheté, puisque la marchandise vaut le prix. L'empressement que votre messager met à retourner vers vous ne me permet que de m'attacher au sens de votre grossier bavardage ; je ne vous parlerai ni de vos solécismes ni de vos barbarismes, mais je rendrai évidents vos mensonges, votre fourberie et votre impudence. Si vous m'écrivez seulement pour me donner des conseils et me corriger, prenez garde de produire trop de scandale, prenez garde que l'excès de l'un ne détruise les autres. Pourquoi faites-vous proclamer ces écrits par vos partisans dans tout l’univers? Où est donc ce redoutable syllogisme dont vous parlez, qui doit me forcer à garder le silence? Quel est donc l'homme que vous voulez corriger, excellent Mentor, en envoyant vos conseils à ceux qui n'ont commis aucune faute? Si c'est à moi que vous adressez vos reproches, comme vous ne m'avez pas écrit, je me servirai contre vous de vos propres paroles, et je vous demanderai, Mentor ignorant, qui prétendez-vous corriger? Sont-ce les hommes qui n'ont commis aucune faute , ou moi, à qui vous n'avez pas écrit? Croyez-vous donc que vos lecteurs soient assez sots pour ne pas saisir votre adresse ou plutôt votre ruse, semblable à celle du serpent, le plus rusé des animaux? Pourquoi exigez-vous de moi des avertissements secrets , moi que vous accusez à la face du monde entier? Et vous ne rougissez pas de revêtir vos mensonges du nom d'apologie ; et vous vous plaignez de ce que je présente un bouclier à vos traits médisants! Comme un homme religieux et saint , comme un homme plein d'humilité vous dites: Si j'ai commis une (392) faute, pourquoi vous adresser aux autres et non à moi seul? Je vous rétorque votre argument. Pouvez-vous en effet me reprocher une seule faute que vous n'ayez vous-même commise? Vous ressemblez à un homme qui, trouvant de la résistance dans son ennemi qu'il accable de coups de poings et de coups de pieds, lui demande s'il ne tonnait la maxime qui veut que lorsqu'on est frappé sur une joue on présente l'autre. Quoi donc, homme admirable, est-il écrit que lorsque vous me frappez et m'arrachez les yeux, je ne dois pas faire la moindre résistance, sans que vous me répétiez sans cesse les préceptes du Christ? Vous voulez faire sentir la subtilité de vos raisonnements, et en cela vous ressemblez aux jeunes renards qui habitent les cavernes du désert et dont parle Ezéchiel, dans cette phrase : " Prophète d'Israël , vous ressemblez aux renards du désert. " Voyez ce que vous avez fait , vous me flattez tellement dans vos écrits que si je n'avais pas repoussé loin de moi vos louanges et n'avais pas dit que j'étais entièrement l'ennemi de vos flatteries, on aurait pu me prendre pour un hérétique, moi qui ai résisté à vos accusations, moi qui , bien éloigné de vous porter envie, ai répondu aux calomnies et non au calomniateur. Vous vous indignez, vous vous mettez en colère et vous m'attaquez avec les écrits les plus violents, moi qu'autrefois vous combliez d'éloges. Vous les avez fait répandre et publier partout, et ils sont venus à ma connaissance de l'Italie, de Rome et de la Dalmatie. J'avoue qu'alors j'ai répondu à vos calomnies, et que j'ai employé toutes mes forces à prouver que je n'étais pas partisan de l'hérésie, J'avoue que j'ai envoyé vos écrits à ceux que vous avez blessés, afin que l'antidote détruisit aussitôt le poison. C'est pour cela que vous m'avez adressé vos premiers livres et la lettre dernière, qui m'accable d'injures et de calomnies. Que voulez-vous donc que je fasse , cher ami? Que je me taise? mais alors on me croira coupable. Que je parle? mais vous m'épouvantez par vos menaces de mort et vous parlez déjà non pas à la justice ecclésiastique , mais à celle des tribunaux. Qu'ai-je fait? qu'ai-je mérité? en quoi vous ai-je offensé? Est-ce en soutenant que je ne suis pas hérétique , que je ne mérite pas vos éloges? Est-ce en dépeignant dans un discours public, les ruses et les parjures de l'hérésie? Cela vous regarde-t-il, vous qui ne cessez de publier que vous êtes un vrai chrétien? Vous qui m'accusez plus souvent que vous ne vous défendez vous-même? Est-ce que ma défense est votre accusation? Ne pourrez-vous être orthodoxe sans prouver que je suis hérétique? A quoi peut vous servir mon amitié? Peut-on expliquer cette sagesse qui vous porte à accuser les autres lorsque vous êtes accusé vous-même? Vous êtes poursuivi? vous fuyez, et vous ne craignez pas de provoquer celui qui ne demande que du repos. J'en appelle au témoignage du Sauveur, que c'est malgré moi et avec répugnance que je m'abaisse jusqu'à vous faire une réponse; qu'il fallait toutes vos provocations pour me faire rompre le silence. Je vous le dis, enfin cessez de m'accuser, et je cesse de me défendre. Quel bel exemple pour ceux qui nous entendent, que la lutte de deux vieillards, surtout de deux vieillards qui tiennent à se faire passer pour catholiques ! Otons l'accusation d'hérésie, et nous n'avons plus aucun sujet de dispute. Condamnons la doctrine d'Origène, qui aujourd'hui est condamnée par tous, avec la même ardeur que nous la vantions autrefois. Donnons-nous la main, réunissons nos cœurs, et suivons d'un pas agile les deux soutiens de l'Orient et de l'Occident. Si nous avons protégé l'erreur dans notre jeunesse, nous devons nous corriger dans notre vieillesse. Si vous êtes mon frère, réjouissez-vous de ma conversion; si je suis votre ami, de même je dois vous féliciter du changement qui s'est opéré en vous. Tant que nous serons en inimitié, on croira que c'est la nécessité et non la conscience qui nous porte à embrasser la vraie foi; nos inimitiés réciproques nous ôtent à l'un et à l'autre le témoignage d'un sincère repentir; si nous croyons les mêmes choses, si nous avons les mêmes volontés, ce qui constitue une solide amitié, selon l'expression de Catilina lui-même, si nous haïssons d'une haine semblable et condamnons ensemble la vieille hérésie, pourquoi nous livrerions-nous bataille , nous qui attaquons et défendons les mêmes principes?

Pardonnez-moi d'avoir vanté le talent et le style d'Origène dans ma jeunesse, et lorsque je ne connaissais pas encore son hérésie, et moi je vous pardonnerai d'avoir fait dans votre vieillesse l'éloge de ses écrits. Vous avouez que vous avez reçu mes ouvrages deux jours (393) avant l’arrivée de ma lettre, et que c'est à cause de cela que vous n'avez pas eu le temps de me répondre. Vous dites d'ailleurs que si vous aviez pris vos dispositions et vous vous étiez préparé au combat, vous auriez paru non faire de simples reproches, mais lancer la foudre. Mais qui vous croira, homme sincère ? vous êtes comme le marchand d'Orient qui vend les marchandises qu'il a apportées et en achète d'autres pour retourner dans sa patrie, sans rester plus de deux jours à Aquilée. Qui vous a forcé de répondre si précipitamment à ma lettre ? Etes-vous plus éloquent lorsque vous polissez vos ouvrages pendant trois ans entiers , et qu'il n'est personne pour corriger vos bévues? Est-ce votre précipitation qui fait que votre discours, bien éloigné des règles que Pillas a tracées, ressemble à une mer embarrassée d'écueils? Votre mensonge est si évident que non-seulement je soutiens que vous n'avez pu me répondre en deux jours, mais que même il vous a été impossible de lire ma lettre en deux jours. De là il résulte ou que cette lettre a été écrite en plusieurs jours comme l'élégance du style le prouve, ou que vous êtes bien négligent, si votre style est diffus, puisqu'il serait pire avec le travail qu'avec l'improvisation.

Pourquoi hésitez-vous et prétendez-vous que vous avez traduit du grec, ce que moi j'avais rapporté avant vous dans un discours latin? Je ne comprends guère ce que vous voulez dire par là, à moins que vous n'accusiez encore mes commentaires sur l'Epitre aux Ephésiens ; et dans la croyance que je ne puis vous répondre à ce sujet, vous ne craignez pas de mettre le comble à votre impudence et tel est votre aveuglement, que vous fermez les oreilles à la voix de la persuasion. Dans mes commentaires, j'ai expliqué aux uns et aux autres mes opinions et celles des divers auteurs, exposant sans détour les pensées de l'hérésie et de la vraie foi. Or tel est vraiment l'usage des commentateurs et la marche que l'on doit adopter pour exposer les divers systèmes et expliquer ce qui nous parait vrai à nous et aux autres. Cette méthode a été adoptée non-seulement par les interprètes des saintes Ecritures, mais encore par les explicateurs des sciences profanes , tant grecques que latines. Dans votre discours sur le livre de l'Origine, vous ne pouvez agir de la même manière: c'est bien prouvé par votre préface, dans laquelle vous promettez que vous repousserez les erreurs, et que, de tout ce qui a été dit par les hérétiques, vous ne recevrez que le meilleur. De cette manière, tout le bien ou le mal que vous pouvez dire ne peut être imputé à l'auteur dont vous êtes l'organe, mais à vous seul qui interprétez. Vous énumérez aussi les crimes d'Origène; mais comme à ce sujet vous nous renvoyez à vos écrits, nous vous avons répondu avant même d'en avoir fait lecture.

Au sujet du livre de Pamphilius il m'est arrivé un événement, qui ne me couvre pas de ridicule, comme vous le dites, mais qui est assez plaisant. Après avoir dit que cet ouvrage était d'Eusèbe et non de Pamphilius, j'ai dit enfin que pendant plusieurs années j'avais bien pensé qu'il était de Pamphilius, et que l'exemplaire en avait été altéré par vous. Voyez combien je crains peu vos plaisanteries pour oser les reproduire ici. Nous avons reçu un exemplaire de votre ouvrage, comme s'il était de Pamphilius ; j'ai cru un chrétien, j'ai cru un prêtre, je n'ai jamais eu la pensée que vous puissiez commettre un tel crime. Mais dans le moment où tout l'univers s'occupait de la question d'Origène, je me suis appliqué avec plus de soin à rechercher les exemplaires ; et dans la bibliothèque de Césarée j'ai trouvé six volumes d'Eusèbe. Lorsque j'en eus fait lecture, je pris le volume que vous seul aviez mis au jour sous le nom d'un martyr : il parlait du Fils et du Saint-Esprit, et renfermait en grande partie des blasphèmes, la plupart altérés. C'est vous, Didymus ou un autre qui avez écrit ce que vous êtes convaincu d'avoir écrit si ouvertement dans l'ouvrage periarkon, et cela avec d'autant plus de raison, qu'Eusèbe, comme j'ai déjà dit dans deux de mes ouvrages, assure que Pamphilius n'a mis au jour aucun autre ouvrage que le sien propre. Dites-nous donc de qui vous tenez l'exemplaire, et, pour éviter l'opprobre , n'allez pas me nommer quelqu'un qui ait cessé de vivre, et, ne sachant m'indiquer l'auteur, n'allez pas rechercher un homme qui ne peut plus parler. Mais si ce mensonge prend sa source dans vos tablettes, il est évident que quand bien même je me tairais, vous ne pourriez vous empêcher de le savoir. Admettez comme vrai que le titre de ce livre et le nom de son auteur aient été changés (394) par quelques partisans d'Origène. Pourquoi l'avez-vous traduit en latin? c'est sans doute pour que le grand nom de ce martyr fasse adopter partout le monde les opinions d'Origène, sur la réputation et le témoignage d'un si grand écrivain. Il ne nous suffit pas de l'apologie de ce personnage éclairé, il faut encore que vous écriviez vous-même un livre pour le soutenir. Après avoir fait répandre ses ouvrages par vos partisans, vous traduisiez sans crainte du grec vos livres periarkon, et vous en faisiez l'éloge dans la préface, en disant que tout ce qui a été altéré par les hérétiques dans ces ouvrages, vous l'avez corrigé par la lecture des autres écrits d'Origène. Vous me louez aussi moi-même dans la crainte de trouver quelque contradicteur parmi mes amis. Vous publiez les vertus d'Origène. Vous élevez jusqu'au ciel mon élégance pour traîner ma foi dans la boue, vous m'appelez votre frère, votre collègue, vous affirmez que vous cherchez à être mon imitateur; et, après avoir vanté la traduction que j'ai faite des soixante-dix homélies d'Origène et de quelques commentaires sur l'Apôtre, où j'ai corrigé ce qu'il v avait de. défectueux, afin que les Latins n'y trouvent rien de contraire à la foi catholique, vous accusez aujourd'hui ces mêmes livres d'hérésie. Vous vous exprimez d'une toute autre manière sur celui-là même que vous avez vanté autrefois, croyant qu'il pensait comme vous; vous le condamnez parce que vous voyez en lui un ennemi de vos impostures. Qui de nous deux a calomnié le martyr? Est-ce moi qui proclame qu'il n'est point hérétique et qu'il ne peut être l'auteur d'un livre condamné par l'univers entier; ou vous qui, changeant le titre de l'ouvrage, avez mis au jour sous le nom d'un martyr les oeuvres d'un Arien? Vous ne vous contentez pas d'avoir scandalisé la Grèce, il faut encore que: vous scandalisiez les Latins, que vous défiguriez par votre version autant qu'il est en votre pouvoir un illustre martyr. Il est vrai que telle n'était pas votre intention, ce n'était pas pour faire condamner le martyr, ce n'était pas pour m'accuser, mais c'était pour soutenir contre nous les opinions d'Origène. Mais sachez que la foi romaine, célèbre par la tradition apostolique, ne se laisse pas prendre à de tels piéges; la voix d'un ange lui annoncerait une religion différente de celle qui nous est enseignée, que, soutenue par le grand nom de Paul, elle ne pourrait jamais se laisser égarer. Ainsi. mon frère, quoique l'ouvrage ait été falsifié par vous, comme on le croit généralement, soit par un autre, comme vous vous efforcez même de le prouver, soit que vous ayez pensé témérairement que les oeuvres d'un hérétique étaient d'un martyr, changez le titre et délivrez la simplicité romaine d'un grand péril. Il ne vous appartient pas de faire passer pour hérétique le plus illustre des martyrs, et pour ennemi de la religion du Christ celui qui a sacrifié sa vie pour elle. Dites plutôt : j'ai trouvé un livre, j'ai cru qu'il était d'un martyr. Ne craignez pas d'être puni, je ne vous poursuivrai pas, je ne chercherai pas des mains de qui vous l'avez revu; ou bien nommez quelqu'un que la mort a frappé, ou bien encore dites que vous l'avez acheté à un inconnu sur la place publique.

Et, en effet, on ne cherche pas votre condamnation, mais seulement votre conversion; il vaut mieux vous tromper que faire passer un martyr pour hérétique. En attendant , traitons ensemble et abandonnons le champ de bataille, Au jugement dernier vous verrez ce que vous aurez à répondre aux plaintes du martyr. Vous défendez ce que personne ne vous dispute et vous détruisez ce que personne ne réprouve. Vous répétez ce que vous avez lu dans mes lettres. Dites-moi qui vous a permis, lorsque vous interprétez quelque chose, de retrancher, de changer ou d'ajouter? Vous répondez aussitôt à vous-même et vous parlez contre moi ; mais je vous le demande, qui vous a permis de mêler dans vos commentaires, aux pensées d'Origène et à celles d'Apollinarius, vos propres pensées? Pourquoi ne pas vous entretenir seulement ou de vous, ou d'Origène, ou de tout autre? Lorsque vous agissez autrement, vous commettez la plus grande faute et vous oubliez le proverbe des anciens : les ;lenteurs doivent avoir de la mémoire. En effet, vous dites que dans nies commentaires il est des questions d'Origène et d'Appollinarius, et des opinions que j'attribue à d'autres écrivains. Comment pouvez-vous me faire un reproche de ce que quand j'écris cela, un autre le dit? Ainsi il y a quelqu'un de soupçonné; or ce quelqu'un, c'est un autre ou moi. Entre Apollinarius et Didymus il est une grande différence de raisonnement, de style et d'opinions. Lorsque sur un même point ils sont en (395) contradiction, je donne mon avis, dois-je à cause de cela être accusé d'avoir des opinions différentes? mais laissons cela.

Maintenant, je vous le demande, qui vous a condamné d'avoir supprimé, ajouté ou changé certains passages dans Origène, et qui, dans l'état de torture où vous vous trouviez en quelque sorte, vous a demandé si ce que vous aviez changé était bon ou mauvais?C'est en vain que vous feignez d'être innocent, c'est en vain que, par une question insensée, vous cherchez à éviter nos poursuites. Quant à moi, je ne vous ai pas fait un crime d'avoir traduit Origène selon vos caprices, car moi-même j'ai agi ainsi et avant moi Victorin Hilaire et Ambroise ; mais je vous ai fait un crime d'avoir corroboré la traduction hérétique dans votre préface, par votre propre témoignage. Vous me forcez de répéter les mêmes choses et de marcher dans un sentier déjà battu. Vous dites dans la même préface que vous avez retranché ce qui avait été ajouté par les hérétiques et d'avoir remplacé le mauvais par du bon. Si donc vous avez fait disparaître le mal, ce que vous avez laissé subsister ou ce que vous avez ajouté serait ou d'Origène ou de vous, qui l'avez donné comme bon. Mais, d'un autre côté, vous ne pouvez nier que dans cet ouvrage il est encore bien des choses pernicieuses. Cela me regarde-t-il , direz-vous? Adressez-vous à Origène! Moi, je n'ai fait que détruire ce que les hérétiques avaient ajouté. Dites-moi maintenant pourquoi vous avez toléré les erreurs des hérétiques et laissé intactes celles d'Origène. N'est-il pas évident qu'en partie vous avez condamné les hérésies d'Origène en les rapportant aux hérétiques, et qu'en partie vous les avez adoptées parce que vous trouviez que ces pensées, loin d'être mauvaises, étaient bonnes et conformes à votre croyance? J'ai seulement voulu savoir si, selon votre préface, qui nous annonce que vous devez retrancher le mal pour ne laisser que le bien, ce que vous avez conservé est bon ou mauvais, et je vous ai enchaîné avec un argument inattaquable. Si vous avez bien parlé vous êtes hérétique, si au contraire vous n'avez omis que des erreurs, aussitôt vous entendez dire: pourquoi a-t-il donc loué dans sa préface ce qui est pernicieux? Du reste vous vous déguisez avec adresse. Pourquoi avez-vous livré des écrits pernicieux à la connaissance des Latins? Ce n'est pas l'homme qui instruit qui doit faire connaître le mal, cela n'appartient qu'à celui qui le défend ; car il faut bien prendre garde que le lecteur n'adopte de fausses opinions et ne repousse ce qui est l'évidence, qui, quelquefois mal comprise, nous parait inadmissible. Et, après tout cela, vous osez dire que je suis l'auteur de ces écrits; mais vous avez fait plus qu'expliquer ces ouvrages car là, où on ne peut rien changer, on est seulement interprète. Si vos livres n'avaient pas de préface; si, comme Hilaire, dans la traduction de ses Homélies, vous n'aviez pas jugé le bien et le mal, mais l'aviez rapporté à son auteur ; si vous n'aviez pas dit que vous aviez retranché le mauvais et laissé le bon, vous pourriez sortir d'une manière quelconque de ce mauvais pas. Voilà ce qui rend nulle la subtilité de votre esprit et ce qui vous empêche de sortir du labyrinthe où vous êtes renfermé. N'abusez pas tant de la simplicité de vos lecteurs, et ne croyez pas que tous soient assez imbéciles pour ne pas rire de vous voir appliquer des emplâtres sur un corps sans blessures, vous qui abandonnez à la gangrène des membres qui en sont couverts. Nous savons déjà, d'après votre apologie, ce que vous pensez de la résurrection de la chair quand le corps n'est privé d'aucune de ses parties ni d'aucun de ses membres, et vous ne pouvez pas donner une preuve plus claire et plus manifeste de votre sottise que de dire que votre opinion a été adoptée par tous les évêques d'Italie. Je vous croirais sur parole si cet ouvrage, qui est le vôtre et non celui de Pamphilius, ne faisait naître des doutes dans mon esprit ; et cependant je suis surpris que l'Italie ait approuvé ce que Rome avait repoussé loin d'elle, et que les évêques aient admis ce que le siège de l'Eglise avait condamné. Vous dites en outre que j'annonce dans ma lettre, que l'évêque Théophile a mis dernièrement au jour une exposition de foi qui n'est pas encore parvenue jusqu'à vous, et vous me promettez de suivre tout ce qu'il a tracé. Je n'ai pas connaissance d'être l'auteur de ce bruit et d'avoir jamais écrit une telle lettre; mais vous, vous donnez votre assentiment à des choses vagues et incertaines dont le succès est encore douteux, pour éviter les choses certaines et parvenir (396) à leur refuser votre assentiment. Pendant deux ans j'ai interprété deux de ses lettres, une presque paschale et une synodique, dirigées contre Origène et ses partisans , et quelques autres écrits adressés à Apollinarius et au même Origène ; et, pour l'édification de l'Église, j'ai chargé des hommes parlant notre langue de les publier. Je ne me souviens pas d'avoir traduit quelque autre de ses ouvrages. Mais vous qui vous vantez d'embrasser toutes les opinions de l'évêque Théophile, prenez garde d'être entendu par vos maîtres et vos condisciples; prenez garde d'offenser quelques-uns de ces hommes qui nous appellent , moi scélérat , et vous martyr ; prenez garde d'irriter contre vous celui qui vous envoyait des lettres contre l'évêque Epiphane, qui vous exhortait à ne pas abandonner la cause de la vérité, à rester inaccessible, et à ne pas craindre de toujours conserver votre foi. Cette lettre est regardée comme olographe par ceux à qui vous l'avez adressée. Ensuite vous parlez, selon votre habitude, pour que je vous réponde, à vous, aveuglé par la fureur, sur ce que vous avez dit précédemment. Alors vous proférez tout ce qui vous vient à l'esprit. N'avez-vous plus rien à dire pour donner une vigueur plus redoutable à votre bavardage? Vous vous indignez, si je vous blâme de parler avec tant de licence, vous, orateur sacré, qui ne rougissez pas de reproduire les turpitudes des comédiens et des débauchés. Vous me demandez ensuite quand j'ai commencé à adopter les opinions de l'évêque Théophile, et à m'associer à sa communion de foi. Vous vous répondez à vous-même : je crois que c'est lorsque vous employâtes tous vos efforts et votre zèle à défendre Paul, qu'il avait condamné. Vous l'engagiez, ce même Paul, au moyen d'un rescrit impérial, à reprendre son sacerdoce dont l'avait privé le jugement du pontife. Je ne répondrai pour moi-même que lorsque j'aurai repoussé les injures adressées aux autres; quelle est la clémence, quelle est l'humanité qui vous porte à insulter aux passions d'autrui et à découvrir ses blessures aux yeux de tous? Est-ce ainsi que vous ont instruit les paroles du Samaritain, qui porte à l'hôtellerie le mourant qu'il a trouvé, verse de l'huile sur ses blessures, et promet une récompense à l'hôtelier ? Est-ce ainsi que la brebis fut ramenée à l'étable, le dragon retrouvé et l'enfant prodigue reçu dans la maison paternelle? Soit, je vous avais offensé, c'est moi, comme vous le dites, qui ai attiré sur votre tête toutes ces accusations. Un homme qui veut rester obscur mérite-t-il que vous découvriez ses blessures, que vous lui causiez une vive douleur en cherchant à les rouvrir? Quand bien même il mériterait d'être outragé, devriez-vous le faire? Ou je me trompe, ou, il est vrai, comme on le prétend généralement, que vous poursuivez en lui les ennemis d'Origène, et qu'à l'occasion d'un seul vous revenez contre chacun.

Si vous adoptez les opinions de l'évêque Théophile et si vous croyez que c'est un crime de résister aux décrets des pontifes, que direz-vous donc de ceux que Théophile lui-même a condamnés? Que pensez-vous du pape Anastase? Personne ne peut croire, cousine vous le dites, que le pontife d'une si grande ville vous ait offensé , vous qui étiez innocent et même absent. Je ne vous dis pas que je m'établis l'arbitre des sentences pontificales ni que je veuille les annuler, mais chacun doit se tirer du danger comme il peut, et savoir ce qu'il doit penser de sa propre opinion. Dans notre monastère nous possédons tous l'hospitalité au fond de nos coeurs, et nous recevons tous avec joie et humanité, car nous craignons que Marie et Joseph ne trouvent pas de place dans l'hôtellerie et que Jésus repoussé par nous ne dise : " Je vous ai demandé l'hospitalité et vous me l'avez refusée. " Nous ne repoussons que les hérétiques qui sont admis par vous seul, nous voulons laver les pieds des voyageurs et non discuter leur mérite. Souvenez-vous, mon frère, de ses aveux et des coups qui lui déchirèrent les membres; souvenez-vous des prisons, des cachots et de l'exil, et vous ne verrez pas avec peine que nous offrons l'hospitalité aux malheureux. Sommes-nous hérétiques parce que nous présentons, au nom de Jésus-Christ , un verre d'eau fraîche à ceux qui ont soif? Voulez-vous savoir ce qui fait que j'ai pour lui de l'amour et vous de la haine? La faction des hérétiques chassée autrefois de l'Égypte et d'Alexandrie se réfugia à Jérusalem et voulut se joindre à lui, afin de partager ensemble leurs disgrâces et rendre commune leur accusation ; mais lui la repoussa, (397) ne témoigna que du mépris et de l'indignation, disant qu'il n'était pas ennemi de la foi et qu'il refusait d'entreprendre une guerre contre l'Eglise; que ce qu'il avait fait lui avait été inspiré par la douleur et non par la fourberie, et qu'il n'avait pas voulu attaquer l'innocence d'autrui, mais prouver la sienne. Vous traitez d'impie le décret impérial rendu après les sentences pontificales, parce que celui qui l'a mérité l'a regardé comme tel. Que pensez-vous de ces hommes qui, frappés d'une condamnation, assiègent les palais et réunissent leurs efforts pour persécuter dans un seul homme la religion du Christ ? Je n'appellerai pas d'autre témoin de ma communion et de celle de l'évêque Théophile, que cet homme que vous prétendez avoir été injurié par moi et qui m'adressait continuellement des lettres dans le temps même où, comme vous le savez fort bien, vous empêchiez qu'elles me fussent remises. Chaque l'ois vous alliez publier que son ennemi était mon ami même le plus sincère, et vous répandiez les mensonges qu'aujourd'hui vous consignez dans vos écrits pour exciter sa haine contre moi, et persécuter la vraie croyance par ce que l'insulte a de plus amer. Mais un homme éclairé et d'une sagesse apostolique démontra avec le temps et les circonstances l'opinion que j'avais de lui et les piéges que vous me tendiez. Si mes partisans, comme vous l'écrivez, vous ont dressé des embûches à Rome et vous ont enlevé, pendant votre sommeil, vos écrits imparfaits, qui a suscité des séditions en Egypte contre l'évêque Théophile? qui a provoqué les édits des princes? quia excité des troubles dans la plus grande partie de l'univers? Et dès votre jeunesse vous osez vous vanter d'avoir été le disciple et le modèle de Théophile, lorsque l'humilité naturelle de celui-ci l'empêcha de professer des opinions avant d'être évêque , lorsque vous n'étiez plus à Alexandrie dès qu'il occupa ce haut rang. Vous osez dire pour me couvrir d'opprobre : " Moi je n'accuse pas mes maîtres et je ne les quitte jamais. " Si cela est vrai, votre opinion me parait fausse. En effet, je ne vous fais pas un crime d'accuser ceux qui m'instruisent, mais je redoute ces paroles d'Isaïe : "Malheur à ceux qui disent que le bien est mal et le mal est bien, qui mettent la lumière dans les ténèbres et les ténèbres dans la lumière, qui disent que l'amer est doux, que le doux est amer! " Vous, lorsque vous goûtez indistinctement le miel et le poison des pensées de vos maîtres, vous vous éloignez des opinions de l'Apôtre qui vous commande de ne suivre ni lui ni même l'ange s'il s'écartait de la vraie foi. Sous le nom de Vigilantius je ne sais ce que vous rêvez. Quand donc ai-je écrit qu'à Alexandrie il passait pour souillé d'hérésie ? Présentez-moi un ouvrage, produisez une lettre,vous ne trouverez nulle part ce désordre et cette maladresse qui vous portent à croire que tout le monde doit ajouter foi à vos discours; vous n'osez les répéter , vous qui, parce que vous n'avez rien à m'opposer , feignez de la modestie. De cette manière, vous faites croire au lecteur que vous m'épargnez; vous, qui par vos mensonges n'avez pas épargné votre conscience. Quel était le jugement porté sur ces écrits, que votre bouche, si retenue, n'ose le faire connaître? Est-il quelque chose de condamnable dans les saintes Ecritures? Si vous rougissez de parler, écrivez au moins pour nous convaincre d'insolence par vos discours. Pour ne plus en rien dire, je prouverai dans cet écrit, que vous avez un front d'airain et que vous en imposez. Voyez combien je crains vos calomnies; si vous exécutez vos menaces, tous les crimes que vous m'imputerez seront les vôtres. Je vous ai répondu à l'égard de Vigilantius. Il se montra calomniateur comme vous l'êtes aujourd'hui; ami, vous louez ennemi, vous calomniez. Je sais qui a excité sa rage contre moi ; je connais vos intrigues, je connais votre candeur que vante tout le monde. Votre fourberie s'est servie de sa grossièreté pour me perdre. Si je l'ai démontrée dans mes écrits, c'est pour vous empêcher d'occuper le premier rang dans la littérature. Vous ne devez pas accuser de turpitude des écrits que vous n'avez jamais lus tout entiers, mais comprendre et avouer que c'est l'indignation qui m'a forcé de répondre à vos calomnies. La lettre du saint pape Anastase vous a mis hors de vous-même, et dans votre trouble, vous ne savez où poser le pied : tantôt vous prétendez que j'en suis l'auteur, tantôt qu'elle a dû vous être remise par celui à qui elle a été envoyée. Vous accusez de nouveau l'injustice , soit qu'elle vienne de lui ou non; vous affirmez qu'elle ne vous regarde pas, vous qui avez le témoignage de son prédécesseur ; vous, épris d'amour pour votre petite ville, vous êtes sourd aux prières de Rome. (398) Si vous croyez que cette lettre est mon ouvrage, pourquoi ne la cherchez-vous pas dans les archives de l'église romaine? De manière que, lorsque vous aurez découvert qu'elle ne vient pas de l'évêque, vous puissiez connaître le vrai coupable. Vous ne chercherez plus à m'emprisonner dans de faibles toiles d'araignée, mais dans des filets solides que je ne puisse rompre. Si, au contraire, elle vient de l'évêque de Rome, vous agissez comme un insensé en me demandant l'exemplaire d'une lettre que je n'ai jamais reçue, en ne demandant point le témoignage de celui qui l'a envoyée d'Orient. Vous avez sous votre main l'auteur et le témoin. Allez plutôt à Rome et vous présentez à lui, demandez pourquoi il vous a couvert d'opprobre , vous qui n'aviez connaissance de rien et qui étiez absent ;pourquoi il a envoyé en Orient des lettres contre vous, en vous flétrissant à votre insu du nom d'Hérétique, en disant que les écrits d'Origène avaient été traduits par vous , et par vous livrés à la simplicité du peuple, pour lui faire oublier la vraie loi que les apôtres ont enseignée, et en prétendant (ce qui vous cause la plus vive douleur) que vous condamnez ceux-là même que vous souteniez dans votre préface. Il y a du sérieux dans ce que ce grand pontife vous impute, et dans les rapports qui sont faits et qu'il écoute avec imprudence. Élevez la voix, et criez dans les carrefours et sur les places publiques : "Ce livre n'est pas le mien, ou si c'est le mien, Eusèbe a volé mes écrits lorsqu'ils n'étaient pas encore corrigés; je les ai composés autrement, ou plutôt je n'ai rien composé ; je n'ai donné cet ouvrage à personne, ou du moins à un bien petit nombre, parmi lesquels il s'est trouvé un ennemi assez scélérat pour 1'alsilier mes écrits, et des amis assez négligents pour n'y point prendre garde. " Voilà, mon frère, ce que vous auriez dû l'aire et non pas tourner le dos à votre adversaire pour diriger contre moi les traits de votre médisance. Que sert-il à vos blessures que je sois blessé moi-même? L'homme qui est frappé peut-il se consoler, en voyant périr son ami près de lui? Vous produisez les écrits de Sirice que le Seigneur a rappelé, et vous témoignez du mépris pour ceux d'Anastase qui vit encore. En quoi peut donc vous nuire ce qu'il a écrit à votre insu, ou ce que peut-être il n'a pas écrit?

S'il a écrit, le témoignage de l'univers tout entier doit vous suffire ; parce que personne ne croira que le pontife d'une si grande ville ait couvert d'opprobre un innocent ou un absent. Vous vous dites innocent, et Rome frémit en interprétant ce mot; vous vous dites absent, vous qui accusé n'avez pas osé répondre. Vous redoutez tellement le jugement des Romains que vous aimez mieux affronter une attaque de barbares que la sentence d'une ville paisible. Qui a envoyé récemment en Orient des écrits où le pape Anastase répand sur vous des fleurs avec tant d'abondance que, si vous les lisiez, vous songeriez plutôt à vous défendre qu'à attaquer'? Considérez votre sagesse incomparable, vos satires piquantes et la beauté de votre sainte éloquence. Vous êtes attaqué par les autres, vous êtes accablé de leurs accusations, et vous vous déchaînez comme un furieux contre moi et vous dues : " Ne puis-je donc raconter comment vous avez quitté Rome? ce qu'alors on a pensé de vous, et ce que l'on a écrit dans la suite? quels ont été vos serments? où vous vous êtes embarqué, et quelle force de vertu vous a fait éviter le parjure ? Je pourrais en dire davantage, mais j'aime mieux me taire que parler plus longtemps. " Voilà ce que vos discours ont de plus beau ; et si après cela j'ose prononcer contre vous quelques paroles piquantes, vous me menacez aussitôt de la proscription et de la mort; tandis que vous, homme éloquent, vous abusez de vos talents oratoires, en feignant de passer sous silence ce que vous dites réellement, de sorte que, ne pouvant pas prouver les mensonges que vous avancez, vous les faites accepter au moyen de vos réticences. C'est là votre bonne foi, c'est ainsi que vous épargnez votre ami et que vous vous abandonnez aux tribunaux pour me perdre par une multitude d'accusations, tout en paraissant me ménager. Voulez-vous que je vous fasse le récit de mon départ de home ? il ne sera pas long: " Au mois d'août, lorsque les vents étésiens soufflaient, je m'embarquai en pleine sécurité au port de Rome, accompagné du saint prêtre Vincent, de son jeune frère, de quelques religieux qui habitent aujourd'hui Jérusalem et d'une grande foule de saints. J'atteignis Reggio et je m'arrêtai pendant quelques jours sur le rivage de Sylla ; c'est là que j'entendis parler des fables des anciens, de la fuite précipitée de l'astucieux (399) Ulysse, du chant des syrènes et du gouffre insatiable de Charybde. Comme les habitants de ces lieux, en me racontant toutes ces merveilles, me conseillaient de diriger ma course, non vers les colonnes de Protée, mais vers le port de Joppé, je préférai me rendre en Chypre par Malée et les Cyclades, pensant que la première route qui m'était indiquée ne pouvait être que celle des fugitifs persécutés, et que la seconde, au contraire, était celle que devait suivre un homme à l'abri de toute crainte. Après avoir été reçu par le respectable évêque Epiphane dont vous vous attribuez le témoignage, je suis arrivé à Antioche, où j'eus le bonheur de communier avec Paulin évêque et confesseur. I>

Je partis au milieu de l'hiver au moment du froid le plus rigoureux et je fis mon entrée dans Jérusalem ; c est là que j'ai été témoin d'un grand nombre de miracles et que j'ai pu voir de mes propres yeux ce que la renommée seule m'avait fait connaître. De là je me suis dirigé vers l'Égypte, j'ai visité le monastère de Nitrie et j'ai vu les aspics qui se glissent au milieu même de l'assemblée des saints. Ensuite j'ai regagné avec empressement ma chère ville de Bethéem : là, j'ai adoré la crèche et le berceau du Sauveur. J'ai aussi visité le plus célèbre des lacs. Enfin, loin de me livrer à un lâche repos, j'ai appris bien des choses que ,jusqu'alors j'avais ignorées. Mais je ne souffrirai pas que vous taisiez l'opinion que l'on avait de moi dans Rome et ce que l'on écrivit plus tard, puisque vous avez le témoignage de plusieurs lettres; je yeux bien être accusé non par vos mensonges et par les calomnies que vous débitez effrontément, mais seulement par des ouvrages ecclésiastiques. Voyez combien je vous redoute; si vous produisez contre moi le plus petit ouvrage de l'évêque de Rome ou de tout autre pontife, j'avouerai que je suis seul capable de tout ce que l'on a écrit contre vous. Maintenant ne pourrai-je pas aussi, moi, parler de votre départ, vous demander votre âge, dans quel lieu et en quel temps vous vous êtes embarqué, où vous avez passé votre vie, quelle a été votre société?

Mais je suis loin de faire ce que je vous reproche et de reproduire dans une discussion religieuse le bavardage des vieilles femmes en dispute. Que votre sagesse apprenne seulement qu'il faut prendre garde d'employer contre son ennemi ce qu'à l'instant il peut employer contre vous-même. La conduite astucieuse que vous avez tenue envers l'évêque Epiphane est vraiment étonnante. Vous refusez de croire qu'après son baiser de paix et son discours il a pu écrire contre vous; c'est comme si vous prétendiez que celui qui vivait il y a peu de temps n'a pu mourir, ou que les reproches qu'il vous a adressés sont plus étonnants que l'excommunication après la paix. " Ils se sont écartés de nous, dit-il, mais jamais ils n'ont été avec nous; car, s'ils étaient avec nous, ils ne nous auraient jamais quittés. " L'Apôtre nous ordonne d'éviter l'hérétique après un ou deux avertissements. Avant d'être écarté et condamné, il faisait partie du troupeau de Jésus-Christ. Et je ne puis en même temps m'empêcher de rire de ce qu'averti par un homme officieux, vous vous répandez en louanges sur Epipliane. Tantôt c'est un vieillard en délire, tantôt un anthropomorphite, tantôt c'est cet homme qui débita en votre présence six mille livres d'Origène, qui s'imagine que c'est pour lui une, obligation de rendre dans toutes les langues du monde témoignage contre Origène, et qui ne veut pas qu'on lise cet auteur parce qu'il craint que les autres ne s'aperçoivent de son plagiat. Lisez vos écrits et lettres, ou plutôt ses lettres, dans lesquelles je montrerai un seul témoignage de votre foi, afin que nos louanges aient au moins un prétexte plausible. "Pour vous, mon frère, que Dieu vous délivre, ainsi que le peuple saint de Jésus-Christ, qui met en vous son espoir, tous nos frères qui sont avec vous et surtout le prêtre Rufin, de l'hérésie d'Origène, des autres hérésies et des maux qu'elles occasionnent. Si, à cause d'un ou de deux mots contraires à la vraie foi, un grand nombre d'hérésies ont été condamnées par l'Église, combien, à plus forte raison, passera-t-il pour hérétique celui qui a forgé tant d'opinions pernicieuses, tant de dogmes contraires à la foi catholique et qui s'est déclaré ennemi de Dieu! " Voilà le témoignage que rend contre vous un homme d'une sainteté reconnue ; c'est ainsi qu'il cherche à vous embellir, c’est ainsi qu'il vous loue. Voilà l'écrit que vous ayez soustrait au poids de l'or de la chambre de mon frère pour en calomnier l'interprète et pour me faire passer comme coupable du crime le plus évident. Mais que vous importe à vous qui êtes dans tout d'une si grande prudence et qui gardez si bien un juste milieu, que si on avait voulu vous (400) croire, ni Anastase ni Epiphane n'auraient écrit contre vous, à moins que les lettres elles-mêmes n'aient réclamé et confondu votre audace. Vous méprisez aussitôt leur jugement, et vous vous mettez peu en peine s'ils ont écrit ou non, parce qu'ils n'auraient pu écrire contre un innocent et un absent. Ce n'est point contre un saint homme qu'il faut formuler de semblables accusations pour faire voir qu'en donnant le baiser de paix il a conservé de la haine dans le coeur. C'est ainsi que vous raisonnez, c'est ainsi que vous cherchez à établir votre défense. L'univers entier reconnaît que sa lettre est contre vous; nous sommes convaincus que vous l'avez reçue avec toute son authenticité, et je m'étonne de la candeur ou plutôt de l'impudence avec laquelle vous niez ce dont vous ne cloutez nullement. Epiphane qui vous a donné le baiser de paix, et qui a conservé de la haine dans le coeur, sera donc flétri! N'est-il pas vrai qu'il vous a d'abord averti, qu'il a voulu vous corriger et vous remettre dans le bon chemin, et que c'est pour cela qu'il n'a point refusé le baiser de Judas et qu'il a tenté d'émouvoir un traître par ses vertus; et que, lorsqu'il a vu qu'il s’épuisait en vains efforts, qu'il était impossible de changer les taches de la panthère et la peau de l'Ethiopien, il a indiqué dans ses écrits ce qu'il avait conçu dans son esprit? Vous soutenez aussi quelque chose de pareil contre le pape Anastase, parce que vous possédez la lettre du pape Sirice, que ce dernier n'a pu écrire contre vous. Je crains que vous ne pensiez qu'on vous fait injure; je ne sais comment, homme de pénétration et de prudence comme vous l'êtes, vous débitez de pareilles sottises ; de telle sorte que tout en prenant vos lecteurs pour des imbéciles vous prouvez vous-même que vous êtes un insensé. Ensuite vous terminez par ces belles paroles : " A Dieu ne plaise que cela regarde les hommes saints ! " Il n'y a que votre école qui peut produire des choses semblables. A notre départ vous nous avez accordé la paix, et vous nous avez lancé par-derrière des traits empoisonnés. Ici encore vous avez voulu faire preuve d'éloquence, ou plutôt de déclamation. Nous vous avons donné la paix, mais nous n'avons point embrassé l'hérésie. Nous vous avons donné la main, nous vous avons accompagné à votre départ pour que vous deveniez catholique, et non pour nous faire hérétique nous-même. Je voudrais cependant savoir quels sont ces traits empoisonnés que nous vous avons lancés par-derrière, comme vous vous en plaignez. Des prêtres, Vincent, Paulinien, Eusèbe et Mutin : Vincent arriva à Rome longtemps avant vous, Paulinien et Eusèbe partirent un an après votre traversée. Deux ans après Butin fut député pour la cause de Claudius. Tous ces hommes s'occupèrent, soit de gérer leurs affaires domestiques, soit de sauver les autres du péril qui les menaçait, Pouvais-je savoir qu'à l'occasion de votre entrée dans Rome, un homme de noble origine rêverait qu'un vaisseau chargé de marchandises était entré dans le port à pleines voiles? qu'une sotte interprétation ne détruirait pas toutes les objections contre la fatalité? que vous feriez passer les ouvrages d'Eusèbe pour ceux de Pamphilius! que vous vous placeriez au-dessus comme le couvercle d'une coupe empoisonnée? qu'en traduisant avec toute la majesté de votre éloquence le fameux ouvrage vous donneriez naissance à une nouvelle espèce de calomnie,! Nous avons repoussé les accusations avant même que vous ayez accusé. Non, non, je le répète, ce n'est pas ma propre volonté, mais la volonté du Seigneur qui nous oblige à combattre l'hérésie, nous qui devions remplir une autre tâche, et qui, nouveaux Joseph, devons écarter une famine prochaine par la ferveur de notre foi.

A quels excès ne se porte pas l'audacieux une fois déchaîné? Il s'oppose un crime qui lui est étranger pour faire croire que c'est nous qui l'avons inventé. Ce qui est dit sans application à personne, il se l'applique. Il se disculpe des fautes des autres et n'est sûr que de son innocence; il jure qu'il n'a pas écrit sous mon nom au peuple d'Afrique une lettre dans la traduction de laquelle j'avoue que, trompé par les Juifs, j'ai fait des erreurs , et il envoie des écrits qui contiennent tout ce qu'il affirme avoir ignoré. Je m'étonne que sa prudence ait pu coïncider avec la perversité d'un autre, de telle sorte que quand l'un ment en Afrique, l'autre, de concert avec lui. assure dire la vérité. Je ne. sais quel homme habile pourrait approcher de l'élégance de son style. A vous seul il convient de répandre le poison des hérétiques et de présenter à toutes les nations la coupe de Babylone. Vous faites disparaître du grec les (401) écrits latins, et vous livrez à la connaissance des fidèles d'autres préceptes que ceux qu'ils ont reçus des apôtres; et il ne me sera pas permis après la version des Septante, que j'ai revue avec le plus grand soin, et que j'ai donnée il y a plusieurs années aux hommes qui parlent ma langue; il ne me sera pas permis, dis-je, de traduire, pour réfuter les Juifs, les ouvrages qu'ils avouent être authentiques, afin que s'il s'élève une discussion entre eux et les chrétiens, ils n'aient aucun moyen d'éluder une défaite, mais qu'ils soient rudement frappés par leurs propres armes. Je me souviens de m'être expliqué plus longuement à ce sujet en plusieurs endroits et à la fin du deuxième livre où j'ai répondu à votre accusation. J'ai contenu par de bonnes raisons votre popularité qui vous servait à exciter contre moi la jalousie des hommes simples et sans expérience. Sur ce point, je crois devoir fixer l'attention du lecteur.

Non, je ne passerai point ce trait sous silence, pour que vous ne vous plaigniez pas que le falsificateur de vos écrits possède à nos yeux la gloire d'un martyr, puisque vous-même, coupable d'un crime semblable, vous avez reçu des hérétiques, après votre exil à Alexandrie et votre séjour dans des cachots. Quant à votre ignorance, j'y ai déjà répondu; mais vous y revenez toujours et ne cessez de me rappeler, comme si j'oubliais votre apologie précédente, que vous étudiez depuis trente ans des ouvrages grecs et que vous ignorez le latin. Remarquez un peu que je n'ai pas voulu vous reprocher quelques mots, car tous vos écrits doivent être changés entièrement; mais que j'ai eu l'intention de prouver à vos disciples qu'après tant de fatigues, vous étiez parvenu à ne rien savoir; de leur faire comprendre quelle modestie il faut avoir pour enseigner ce que l'on ignore, pour écrire ce qu'on n'a jamais compris; et de les engager à chercher la sagesse de leur maître dans ses sentiments. Vous ajoutez que ce sont les péchés qui font horreur et non les paroles, le mensonge, la calomnie, la médisance, le faux témoignage et toute espèce d'outrages; vous désirez que leurs exhalaisons impures ne blessent pas mon odorat. Je vous croirais si je ne m'étais aperçu du contraire; c'est comme si le foulon et le corroyeur avertissaient le marchand de parfums de boucher ses narines lorsqu'il passe devant leurs boutiques. Je ferai ce que vous conseillez; je boucherai mon nez de peur qu'il ne souffre de l'odeur délicieuse de votre franchise et de vos bénédictions. J'admire avec quel talent vous raisonnez dans les louanges et les reproches que vous m'adressez, car à ce sujet vous avez varié. Or, s'il vous est permis de dire de moi du bien et du mal, de même il m'est aussi permis à moi de reprendre Origène et Didyme que j'ai auparavant comblés d'éloges. Sachez donc, ô le plus sage des hommes, la gloire de la dialectique romaine, qu'il n'est pas mauvais de louer un homme dans certaines circonstances et de le blâmer dans d'autres; mais qu'il est mauvais de toujours l'approuver ou le désapprouver. Je vais vous donner un exemple, afin qu'un sage lecteur puisse comprendre ce que vous ne comprenez pas. Nous admirons le génie de Tertullien, mais nous réprouvons son hérésie. Les connaissances profondes d'Origène nous enchantent, et cependant nous n'admettons pas la fausseté de ses principes; nous vantons la mémoire de Didyme et la pureté de ses opinions sur la Trinité, mais nous nous écartons de lui en tout ce qui concerne les erreurs qu'il partage avec Origène. Et, en effet, nous ne devons pas imiter les défauts de nos maîtres, mais seulement leurs vertus. Autrefois un certain personnage qui avait à Rome pour grammairien Afrus, dont les connaissances étaient très étendues, se croyait l'émule de son maître lorsque seulement il imitait les sifflements de sa voix et la rudesse de son langage. Dans votre préface peri arkon, vous m'appelez votre frère et votre collègue, vous vantez mon éloquence; vous publiez la pureté de ma foi. Vous ne pourrez rien m'ôter de ces trois qualités, prenez le reste comme il vous plaira pour ne pas paraître en contradiction avec vous-même à mon sujet. En m'appelant votre frère, vous m'avouez digne de votre amitié; en vantant mon éloquence, vous ne m'accusez plus d'incapacité, et en confessant la pureté de ma foi, vous ne pouvez plus imprimer à mon nom la tache d'hérésie. Hors ces trois points, si vous trouvez quelque chose à blâmer en moi, vous ne paraîtrez pas être en contradiction avec vous-même. En résumé, il résulte que vous êtes coupable en blâmant en moi ce que vous avez d'abord loué. Quant à moi, je ne (402) mérite aucun reproche si, dans les mêmes hommes, j'indique ce qui est digne d'éloge et réprouve ce qui mérite le blâme. Vous entreprenez de parler de l'état des âmes, et vous tournez en ridicule la faiblesse de mes connaissances; et afin qu'il vous soit permis d'ignorer ce qu'à dessein vous feignez de ne pas savoir, vous m'entretenez d'abord des esprits célestes; vous me demandez ce que sont les anges et les archanges; s'ils ont une demeure et ce qu'elle est; s'ils ont entre eux des marques distinctives ou s'ils n'en ont point; ce qui produit le soleil, le croissant et le déclin de la lune; quel est le cours des astres; quelle est leur nature. Je m'étonne que vous n'ayez pas songé à rapporter ces vers : "Quel est ce frémissement de la terre; par quelle puissance la mer se gonfle-t-elle et se replie-t-elle sur elle-même après avoir brisé tout ce qui l'arrête? et qui m'expliquera les éclipses du soleil et de la lune, l'origine des hommes et des animaux ?quia produit l'eau et le feu, l'arcture, la pluie, les hyades et les deux taureaux? Pourquoi, pendant l'hiver, le soleil va-t-il s'éteindre dans l'Océan? Par quelle cause la nuit se répand-elle avec tant de lenteur?" Ensuite, abandonnant le ciel pour descendre sur la terre, vous traitez des questions bien moins élevées; et en effet vous me demandez qui produit les sources, les vents, la grêle, la pluie, l'amertume de l'eau de la mer, la douceur de celle des fleuves; qui produit les nuages, les éclairs, le tonnerre et la foudre? Quand je vous aurai répondu que j'ignore tout cela, il vous sera permis d'ignorer aussi sans crainte l'état des âmes, et par la connaissance d'une seule chose, vous compenserez votre ignorance sur tant d'autres points. Vous qui, à chaque page, riez du peu d'étendue de mes connaissances, ne savez-vous pas que nous voyons le brouillard et les ténèbres qui vous environnent? Pour avoir l'air d'un savant, pour paraître au milieu de vos calphurniens tenir le sceptre de la science, vous m'étalez votre physique tout entière. C'est donc en vain que Socrate nous dit: " Ce qui est au-dessus de nous ne nous appartient pas." Si donc je ne vous explique pas pourquoi la fourmi, qui est un animal si petit et dont le corps n'est à proprement parler qu'un point imperceptible, marche avec six pieds, tandis que l'éléphant, cette masse énorme, ne marche qu'avec quatre; pourquoi les serpents et les couleuvres rampent sur le ventre et leur poitrine; pourquoi le vermisseau, que l'on nomme vulgairement insecte à mille pieds , en est pourvu d'un si grand nombre; si, dis-je, je ne puis expliquer tous ces mystères, il ne me sera pas permis de connaître l'état des âmes. Vous me demandez ce que je pense à ce sujet pour vous emparer de ma réponse aussitôt que je l'aurai faite; si je vous réponds ces paroles de l'Ecclésiastique : " Chaque jour la Providence produit des âmes et les fait passer dans le corps de ceux qui naissent, " sur-le-champ vous me tendez les piéges d'un maître, et vous me demandez où est la justice de Dieu ; s'il donne des âmes à ceux qui naissent de l'adultère et de l'inceste. Il coopère donc aux crimes des hommes en donnant des âmes aux corps formés par l'adultère ; comme si la faute de celui qui sème doit retomber sur le froment ; comme si le froment qui a été volé devait souffrir du crime du voleur; comme si enfin la terre ne devait pas échauffer dans son sein la semence qui y a été déposée par des mains impures. Voilà votre mystérieuse question : pourquoi les enfants meurent-ils s'ils ont reçu des corps à cause de leurs péchés. Il existe un livre de Didyme qui répond à votre question. " Ceux-là, dit-il, n'ont péché que légèrement; il leur suffit d'avoir été un instant emprisonnés dans cette enveloppe." Mon maître et le vôtre, à l'époque où volis lui adressiez toutes ces questions, a composé à ma prière trois volumes de commentaires sur le prophète Osée. Là, on peut voir ce qu'il vous enseigna et ce qu'il m'enseigna à moi-même. Vous me pressez de répondre sur la nature des choses; si c'était ici l'occasion, je pourrais vous citer les opinions de Lucrèce ou d'Épicure, celles d'Aristote ou des péripatéticiens, celles de Platon et de Zénon, ou des académiciens et des stoïciens. Et pour en venir à l'Église, qui est le siège de la vérité, les livres des prophètes, de la Genèse et de l'Ecclésiaste nous offrent bien des pensées sur ces questions. Ou si nous ignorons tout ce qui a rapport à l'état des âmes, vous auriez dû dans votre apologie avouer votre ignorance sur tous ces points, et demander à vos accusateurs pourquoi ils vous adressent ! une question avec tant d'impudence, lors

ignorent tant de choses. Vaisseau plein de richesses, vous qui venez (403) chercher la pauvreté à Rome avec des marchandises apportées de l'Orient et de l'Égypte , vous êtes le seul qui, par vos écrits, ranimez la vraie foi! Si donc vous n'étiez pas arrivé, homme rempli de talents, les mathématiciens douteraient encore et les chrétiens ne sauraient que répondre au fatalisme. Vous m'adressez des questions sur l'astrologie, le cours des astres, vous qui avez amené un vaisseau chargé de marchandises; je confesse ma pauvreté; comme vous, je ne me suis pas enrichi en Orient. Pharus vous a appris ce que Rome a toujours ignoré. L'Égypte vous a donné ce que jamais l'Italie n'a eu en sa possession. Vous écrivez qu'il y a chez les commentateurs ecclésiastiques trois opinions sur l'état de l'âme ; la première est d'Origène, la seconde de Tertullien et de Lactance (quoique vous mentiez hautement à l'égard de ce dernier), la troisième que nous, hommes simples, ne comprenons pas; et dans ce cas, comment accusons-nous Dieu d'injustice? Et vous affirmez par serment que vous ne savez passe qui est vrai. Répondez-moi, je vous prie. Pensez-vous ou que, hors de ces trois opinions, il peut exister quelque chose. de vrai, ou que ces opinions sont fausses, ou enfin que parmi elles il en est une qui soit vraie? Si vous répondez affirmativement à la première de ces questions, pourquoi resserrez-vous dans des limites si étroites la liberté de la discussion ;pourquoi publiez-vous des mensonges et gardez-vous le silence sur la vérité? Si de ces trois sentiments, il. en est un qui soit vrai et deux qui soient faux, pourquoi ignorez-vous pareillement ce qui est vrai et ce qui est faux? Cachez-vous donc; la vérité pour ne rien craindre lorsque vous voudrez défendre le mensonge? Voilà le brouillard, voilà les ténèbres dont vous vous servez pour détruire la lumière, Aristippe de notre époque, qui avez lait entrer un navire chargé de toutes sortes de marchandises dans le port de Rome, qui vous êtes assis au milieu du peuple et avez étalé toute la science d'Hermagoras et de Gorgias de Leontium. Tandis que vous hâtiez votre navigation, vous avez oublié d'acheter en Orient la solution d'un petit problème. Vous criez, vous publiez partout que vous avez appris à Aquilée et à Alexandrie que Dieu est le créateur des âmes et des corps. A ce propos on agite la question de savoir si c’est Dieu ou le démon qui a créé les âmes, et l'on ne se demande pas si les âmes ont été créées avant les corps, (ce que prétend Origène) ; si elles avaient besoin d'être renfermées dans une misérable enveloppe, et si enfin elles s'assoupissent, s'engourdissent et dorment d'un sommeil semblable au nôtre. Vous vous taisez lorsque l'on vous interroge, et vous répondez lorsqu'on ne vous demande rien. Vous riez souvent de ma vanité qui me porte à faire croire que je sais ce que j'ignore et à énumérer tous les savants pour en imposer à un peuple grossier. Vous êtes de feu; que dis-je ? de foudre, car vos discours foudroient; votre bouche ne peut contenir le feu qu'elle renferme; vous ressemblez à Barclio-Chebas, l'auteur de la révolte des Juifs, qui soufflait de son haleine la paille enflammée que sa bouche contenait, pour faire croire qu'il vomissait du feu. Comme un autre Salmonée, vous foudroyez tous les pays que vous traversez.

Quant à l'accusation de parjure, puisque vous me renvoyez à vos ouvrages et puisque moi-même, dans d'autres écrits, je vous ai répondu ainsi qu'à Calphurnius, je me contenterai de vous dire eu peu de mots que vous exigez d'un homme livré au sommeil ce que vous n'avez jamais fait étant éveillé. Je suis coupable d'un grand crime, il est vrai, d'avoir dit aux jeunes filles et aux vierges du Christ qu'il ne faut pas lire les ouvrages profanes, et d'avoir promis, après avoir été averti dans un songe, de ne jamais les lire. Votre vaisseau est annoncé par révélation dans Rome; vous promettez une chose et en faites une autre. Venu pour résoudre une question d'astrologie, vous détruisez la foi des chrétiens. Ce vaisseau , qui avait parcouru à pleines voiles les mers Ionienne, Adriatique et Tyrrhénienne, vient faire naufrage au port. Ne rougissez-vous pas de rechercher de telles extravagances et de me forcer à vous les reprocher? Supposons qu'un autre eût fait sur vous un songe qui vous ait couvert de gloire, n'importait-il pas à votre honneur et à votre sa gesse de dissimuler ce que vous avez appris, et de ne pas vous glorifier du songe d'un autre comme d'un témoignage imposant? Voyez quelle différence existe entre votre songe et le mien. Moi, j'avoue humblement que j'ai été blâme; vous, vous publiez avec jactance qu’on vous a comblé d'éloges. Vous ne pouvez dire : " Je ne me soucie nullement de ce qu'un autre (404) a vu, " lorsque vous avancez, dans vos brillants écrits, que c'est la raison qui vous a porté à interpréter ce songe, afin qu'un homme célèbre n'en perdit point le souvenir. Voilà le but de tous vos efforts. Prouvez mon parjure, vous ne serez pas hérétique.

J'arrive au reproche d'avoir été infidèle après notre réconciliation. J'avoue que de tous les crimes dont vous m'accusez et me menacez , je ne dois rien tant repousser que la fraude, la fourberie et l'infidélité. L'homme peut pécher, le démon seul peut tendre des piéges. Avons-nous donc résolu, en présence d'Anastase, que nous déroberions à Rome vos ouvrages ? que des chiens déchaînés déchireraient pendant votre sommeil vos écrits imparfaits? Est-il croyable que nous ayons préparé des accusations avant même que vous vous soyez rendu coupable? Savions-nous donc ce qui se passait dans votre âme; ce qu'un autre pensait de vous pendant son sommeil, pour que le proverbe trouvât en vous son application, et que l'ignorant pût en remontrer à Minerve? S'il est vrai que j'ai envoyé Eusèbe pour vous tendre des embûches, qui a excité contre vous l'indignation d'Aterbius et de tant d'autres? N'est-ce pas celui qui me croyait hérétique à cause de notre amitié? Lorsque j'eus répondu à ses attaques en condamnant les dogmes d'Origène, vous vous êtes renfermé dans votre demeure et n'avez jamais osé le voir, soit dans la crainte d'être obligé de condamner ce que vous ne vouliez pas condamner, soit qu'en résistant ouvertement vous eussiez voulu soutenir l'hérésie. Est-ce que l’homme qui a été voire accusateur ne pourra servir de témoin contre vous? Avant l'arrivée de saint Epiphane à Jérusalem, avant qu'il vous eût donné tous les signes extérieurs d'une parfaite réconciliation, et lorsqu'il conservait encore de la haine dans son coeur; avant. due, pour vous couvrir de honte, nous lui eussions dicté les lettres qui flétrissaient du nom d'hérétique celui dont son amitié avait prouvé l'orthodoxie. Aterbius vous poursuivait à Jérusalem; s'il n'était parti bien vite, il aurait senti la force non de votre éloquence, mais du bâton dont vous vous servez pour frapper les chiens.

" Pourquoi, dites-vous, avez-vous soutenu que mes lettres étaient fausses? Pourquoi, après mes explications, avez-vous osé dans vos écrits ridiculiser mon style? Si je m'étais trompé, (car je suis homme), vous deviez m'en informer par des lettres particulières et avoir pour moi les mîmes égards que j'ai pour vous dans la lettre d'aujourd'hui. " Voici tous mes torts : accusé par des éloges trompeurs, j'ai voulu me justifier et, sans nuire à votre réputation, faire connaître à la multitude les accusations qui partaient de vous seul; désirant non vous accuser d'hérésie, mais seulement éloigner de moi tout soupçon. Pouvais-je présumer que j'exciterais votre colère en écrivant contre ces hérétiques? Vous aviez prétendu avoir fait disparaître tout ce qui est contraire à la foi dans les écrits d'Origène. Je ne vous croyais plus partisan des hérétiques, et c'est pour cela que je me suis déchaîné non contre vous, mais contre les ennemis de la religion. Si en cela j'ai montré trop de zèle, pardonnez-le-moi. J'ai cru que je vous ferais plaisir. Vous prétendez que mes affidés, par leur fraude et leur ruse, ont répandu dans le public vos ouvrages, qui étaient renfermés dans votre chambre ou chez celui qui seul était chargé de les garder. Comment se fait-il, comme vous l'avouez plus haut, que personne ou presque personne ne les possédait? S'ils étaient dans votre chambre, pour quelle raison se trouvaient-ils chez celui qui seul était chargé de les garder? Si, au contraire, celui-là seul qui possédait vos écrits les tenait cachés chez lui, ils ne se trouvaient donc pas seulement renfermés dans votre chambre, et quelques personnes ne les possédaient, donc pas comme vous le dites ? Vous m'accusez de vous les avoir dérobés, et encore vous prétendez que je les ai achetés au poids de l'or et avec des marchandises d'un prix exorbitant. Mais que de contradictions sur un seul point et dans une petite lettre! Quel désaccord dans vos mensonges ! Il vous est permis d'accuser, et il me sera interdit de me défendre? Quand vous me chargez d'accusations, vous oubliez que je suis votre ami ; quand je vous réponds, c'est alors seulement que le souvenir de notre amitié vous revient en esprit. Dites-moi, je vous prie, si vous avez composé vos ouvrages dans le dessein de les tenir cachés et de ne pas les livrer au public? Si c'est pour les tenir secrets, pourquoi avez-vous écrit ? Si c'est pour les répandre, pourquoi les cachiez-vous? Mais voici mes torts, c'est de ne pas avoir fait taire vos (405) accusateurs qui sont mes amis. Voulez-vous que je vous communique leurs lettres, dans lesquelles ils m'accusent d'hypocrisie, parce que, sachant que vous êtes hérétique , je garde le silence ; parce que, en vous accordant aveuglément la paix, j'ai occasionné les guerres intestines de l'Eglise? Vous donnez le nom de disciples à ceux qui se défient de moi parce que j'ai été votre condisciple, et qui me croient votre partisan parce que j'ai repoussé vos louanges avec trop de faiblesse. Votre prologue est tel que votre amitié m'a fait plus de tort auprès d'eux que votre haine. S'ils s'étaient mis dans la tête que vous étiez hérétique, avaient-ils raison ou tort? En voulant vous défendre, je n'ai fait que m'attirer une accusation semblable à celle dont ils vous chargeaient. Enfin ils m'opposent vos éloges, ils les croient sincères et ils ne pensent pas que ce soient des piéges que vous m'ayez tendus. Ils me reprochent avec amertume les louanges dont vous m'avez toujours comblé. Que voulez-vous que je fasse? Faut-il que pour vous j'aie mes condisciples pour accusateurs? que je présente ma poitrine aux traits que l'on dirige contre mon ami? Quant, à vos livres peri arkon vous devez me remercier; car, comme vous le dites, examinant minutieusement tout ce qu'ils contenaient, vous n'avez laissé que ce qui est pur. Quant à moi je les ai rendus d'après le grec. C'est là que votre foi brille, ainsi que l'hérésie de l'auteur que vous avez traduit. Les chrétiens les plus illustres m'écrivaient de Rome : " Répondez à votre accusateur afin de ne pas paraître l'approuver en gardant le silence. " Tout le monde, d'une voix unanime, me priait de faire connaître les tergiversations d'Origène, de désigner aux Romains ce qu'il y a de nuisible dans les paroles des hérétiques, pour qu'ils évitent de les entendre. En quoi cela peut-il vous blesser? Etiez-vous le seul interprète de ces ouvrages? Personne n'avait-il partagé avec vous ce travail ? Faites-vous partie des soixante-dix interprètes; et après votre ouvrage, sera-t-il défendu d'entreprendre le même travail? Moi aussi, comme vous le dites vous-même, j'ai traduit plusieurs ouvrages du grec en latin. Vous avez la liberté de les traduire comme bon vous semblera, car le mal comme le bien sera imputé à son auteur; et c'est ce qui vous serait arrivé à vous-même, si vous n'aviez prétendu avoir retranché ce qui sentait l'hérésie, pour ne conserver que les opinions orthodoxes. Voilà le noeud qu'on ne peut délier. Si vous vous êtes trompé comme homme, condamnez vos premières idées. Mais que ferez-vous de votre Apologétique , que vous avez composé pour la défense des écrits d'Origène? Que ferez-vous du livre d’Eusèbe, que vous avez fait passer pour un martyr, après avoir changé quelques passages ? Vous avez, avancé plusieurs propositions qui sont contraires à la foi catholique. Vous aussi vous traduisez des ouvrages latins en grec, et vous nous défendrez de donner des commentaires aux nôtres ? Si ,j'avais répondu à vos écrits qui ne me blessaient pas, j'aurais pu paraître traduire ce que vous aviez traduit, à votre confusion, pour montrer ou votre ignorance ou votre mauvaise foi. Mais aujourd'hui vous inventez une nouvelle manière de se plaindre. Vous gémissez de ce chie j'ai répondu même à une lettre qui m'accusait. Home, troublée de votre traduction, me demandait un remède à ce malheur.

Ce n'est pas que je pouvais être utile dans un tel moment; mais on voulait bien m'accorder quelque capacité. Vous qui avez fait cette traduction, vous étiez mon ami, que vouliez-vous donc que je fisse? Ne faut-il pas plutôt obéir à Dieu qu'aux hommes? Ne me suis-je pas attaché à défendre la substance de Dieu plutôt qu'à recéler un vol? Je ne pourrai donc vous plaire si je n'attire sur ma tête les mêmes accusations que celles qui pèsent sur la vôtre? Si vous n'eussiez fait aucune mention de moi, si vous ne m'eussiez pas prodigué de magnifiques éloges, il me resterait un refuge et l'espérance d'obtenir quelques suffrages. Je ne serais pas contraint de produire de nouveaux commentaires. Mais, mon cher ami, vous m'avez forcé à perdre quelques jours à la composition de cet ouvrage et à publier hautement ce que les gouffres de Charybde auraient dû ensevelir à jamais. Quoique grièvement offensé, je n'ai pas oublié mes devoirs d'ami, et autant qu'il a été en mon pouvoir j'ai tâché de me défendre sans vous attaquer. Vous êtes trop soupçonneux et querelleur, vous qui vous attribuez l'opprobre dont on veut couvrir les hérétiques. Si je ne puis être votre ami qu'en devenant en même temps l'ami des hérétiques, je soutiendrais plus facilement leur haine que leur amour. Vous croyez que j'ai forgé un (406) nouveau mensonge en vous écrivant en mon propre nom une lettre comme si elle avait été composée depuis longtemps, afin de paraître bon et modeste, lettre que vous n'avez jamais entièrement reçue. Cette affaire peut se prouver facilement. Bien des gens à Rome en possèdent des exemplaires depuis environ trois ans, et jamais ils n'ont voulu vous en faire parvenir, sachant ce que vous disiez de ma personne et combien d'opinions pernicieuses vous répandiez contre la religion chrétienne. Moi qui ignorais votre conduite, je vous avais écrit comme à un ami. On ne vous remit donc pas la lettre à vous qu'on savait être mon ennemi, et on ménagea mon illusion et votre conscience. A ce sujet vous prétendez qu'après vous avoir écrit une telle lettre, je ne devais pas écrire dans un autre ouvrage, lancer contre vous tant d'invectives. Voilà toute votre erreur et le sujet de vos plaintes, c'est que vous prenez pour vous tout ce que nous avons dit contre les hérétiques, et parce que nous ne les avons pas épargnés, vous croyez qu'on vous a fait injure, Est-ce que nous vous refusons l'existence parce que nous brisons contre la pierre la tête des hérétiques? et pour ne pas être obligé de prouver que je vous ai écrit, vous dites que le pape Anastase s'est joint à nous pour vous tromper en donnant son approbation. Je vous ai déjà répondu à ce sujet que si vous soupçonnez que la lettre n'est pas de lui, vous avez tout lieu de nous accuser de fausseté. Si au contraire c'est son ouvrage, comme le prouvent les lettres qu'il a écrites contre vous cette année, c'est en vain et à tort que vous vous efforcez de l'accuser de fausseté, puisque sa lettre qui n'est point supposée nous prouve que la nôtre est vraie. Pour excuser votre mensonge combien vous avez fait preuve d'élégance ! et pour ne pas étaler les six mille volumes d'Origène, vous exigez de moi les oeuvres de Pythagore. Où est donc la confiance avec laquelle vous prétendiez à haute voix et avec tant d'emphase que vous aviez fait disparaître de vos livres peri arkon ce que vous aviez lu dans les écrits d'Origène, et que vous aviez rendu les choses suivant leur véritable expression? D'une si grande quantité d'ouvrages vous ne pouvez montrer un seul volume ni même un seul fragment. Voilà l'aveuglement et les ténèbres qui, selon vous, existent en moi, mais que j'ai dissipés et éloignés de votre esprit

comme vous le savez bien vous-même. Et malgré le coup terrible que nous vous avons porté vous ne gardez pas le silence; au contraire vous prétendez, avec plus d'effronterie encore que d'ignorance, que je nie des faits dont l'évidence nous frappe. Après avoir promis des monceaux d'or il n'est pas en votre pouvoir de donner un denier ni une obole. Je reconnais la justice de votre haine; vous vous emportez contre moi avec une véritable fureur; car, à moins que d'exiger audacieusement ce qui n'est point, vous paraissez avoir ce que vous n'avez pas. Vous me demandez les oeuvres de Pythagore ; qui vous a dit qu'il en existait un seul volume? Les paroles dont vous me faites un crime existent-elles dans mes écrits? Mais supposons que je me sois trompé dans ma jeunesse, et que, livré aux études des philosophes, c'est-à-dire des gentils, j'aie dans le principe ignoré les dogmes du christianisme et attribué aux apôtres ce que j'avais lu dans Pythagore, Platon et Empédocle. J'ai parlé de leurs opinions et non de leurs ouvrages; ces opinions, j'ai pu les lire dans Cicéron , Brutus et Sénèque. Lisez le discours de Vatinius et les autres où il parle de ses réunions d'amis. Feuilletez les dialogues de Tullius, jetez les yeux sur toute cette partie de l'Italie qui autrefois l'ut appelée Grande Grèce ; vous verrez partout les dogmes de Pythagore gravés dans les archives publiques. De qui viennent ces préceptes d'or? N'est-ce pas de Pythagore? C'est là qu'il sont exposés en peu de mots ainsi que dans les commentaires plus étendus du philosophe Jamblicus, qui en partie imita l'éloquence d'un homme sage, d'Archippus et de Lvsides, disciples de Pythagore. Archippus et Lysides établirent des écoles en Grèce, c'est-à-dire à Thèbes. Ils citaient de mémoire et se servaient de leur intelligence au lieu de manuscrits. C'est d'eux que nous tenons la maxime suivante que l'on peut traduire ainsi : " Nous devons par tous les moyens possibles éviter la mollesse du corps, l'ignorance de l'esprit, l'intempérance, les dissensions civiles, les dissensions domestiques et en général l'excès en toutes choses. " Les préceptes suivants sont de Pythagore : " Tout doit être commun entre amis; un ami est un autre nous-même. Il faut considérer deux époques dans la vie, le matin et le soir , c'est-à-dire ce que nous avons fait et ce que nous devons faire. Après Dieu, il (407) faut rechercher la vérité, qui seule peut rapprocher les hommes du Créateur. " Voici les préceptes qu'Aristote recommande avec soin dans ses écrits : Gardez-vous de dépasser le but, c'est-à-dire les bornes de la ,justice; ne fouillez pas dans le feu avec l'épée, c'est-à-dire ne poursuivez pas par des médisances un coeur irrité et superbe ; il ne faut point chercher à s'emparer du sceptre , c'est-à-dire il faut respecter les lois de l'État; il ne faut point ronger son coeur , c'est-à-dire il faut bannir la tristesse de son âme ; ne marchez point sur la voie publique, c'est-à-dire n'embrassez pas les erreurs des autres ; ne recevez pas l’hirondelle dans votre maison, c'est-à-dire il ne faut point habiter avec des parleurs ; chargez ceux qui sont chargés et ne chargez pas ceux qui ont déposé leur fardeau; c'est-à-dire il faut multiplier les préceptes pour ceux qui marchent dans le sentier de la vertu, et abandonner les hommes qui s'endorment dans l'oisiveté. Puisque j'ai dit avoir lu les dogmes de Pythagore, écoutez ce que Pythagore a trouvé le premier en Grèce : " que les âmes sont immortelles, qu'elles passent d'un corps dans un autre, , et c'est Virgile lui même qui nous dit dans le sixième livre de l'Énéide : Lorsqu'elles ont fourni une révolution de mille ans , Dieu les appelle en grand nombre sur les bords du fleuve Léthé pour que sans doute elles puissent revoir le ciel dont elles ne se souviennent plus; c'est alors qu'elles recommencent à ranimer un nouveau corps , qui d'abord a été Euphorbus, ensuite Calide, puis Hermoticus, puis Perhius et enfin Pythagore ; et qu'après un certain laps de temps ce qui a existé recommence à naître, qu'il n'y a rien de neuf dans le monde, que la philosophie est un recueil de méditations sur la mort, que chaque jour elle s'efforce de délivrer l'âme des chaînes qui l'attachent au corps et de lui rendre sa liberté. Platon nous communique bien d'autres idées dans ses écrits, surtout dans le Phédon et dans le Timée.

C'est après avoir fondé l'académie et fait un grand nombre de disciples que, sentant qu'il ignorait encore bien des choses, il vint dans la Grande-Grèce. C'est là qu'il apprit d'Architas de Tarente et de Timée de Locres, la doctrine de Pythagore, et qu'il appliqua à la profonde science de ce dernier l'élégance et la beauté du style de Socrate. Ce sont toutes ces connaissances réunies qu'Origène, après leur avoir donné un autre nom, a évidemment insérées dans ses livres peri arkon. Comment donc ai-je péché en disant dans ma jeunesse que j'aimais dans les apôtres ce que j'avais lu dans les écrits de Pythagore, Platon et Empédocle? Non, ce n'est point comme vous le prétendez avec calomnie et mensonge , ce n'est point en lisant Pythagore, Platon et Empédocle, que je me suis convaincu de la vérité, mais c'est en voyant ce que j'avais lu dans leurs ouvrages confirmé par d'autres auteurs. Ma manière de raisonner est fort ordinaire, c'est comme si je disais: j'ai lu dans Socrate certaines opinions et je les crois vraies, non parce que Socrate a écrit quelques ouvrages, mais parce que j'ai vu les mêmes pensées dans Platon et dans les disciples de ce même Socrate ; c'est comme si encore je voulais imiter les belles actions que l'histoire d'Alexandre et de Scipion m'a fait connaître, non parce qu'Alexandre et Scipion les ont écrites eux-mêmes, mais parce que j'ai lu dans les oeuvres de divers auteurs ce que j'admire dans ces grands hommes. Donc, quand bien même je ne pourrais prouver qu'il existe des ouvrages de Pythagore, ni démontrer qu'ils ont été reconnus par son fils, sa fille ou ses disciples, vous ne me croiriez pas pour cela menteur, parce que j'ai dit que j’avais lu non ses livres mais ses opinions. Vous vous trompez en pensant que j'ai voulu appuyer votre mensonge , au point que si j'avais voulu montrer un seul volume de Pythagore vous en perdiez au moins six mille d'Origène. J'arrive à votre conclusion, c'est-à-dire à vos invectives; c'est là que vous m'exhorter à la pénitence et que vous me menacez de la mort si je ne hâte ma conversion , c'est-à-dire si je réponds aux crimes dont vous m'accusez; vous me déclarez que le scandale tombera sur ma tête, moi qui par une réponse ai allumé la fureur d'un homme dont la patience et la douceur égalent celles de Moïse. Vous vous vantez de connaître des crimes que je n'ai confessés qu'à vous seul, vous que je croyais mon meilleur ami , et vous me menacez de les publier partout , de me représenter sous les couleurs que je mérite. Je dois me souvenir que je me suis jeté à vos pieds pour éviter que le glaive de votre vengeance ne tombe sur ma tête. Enfin après avoir parlé comme un homme que la fureur aveugle, vous (408) rentrez en vous-même; vous dites que vous désirez la paix si je consens désormais à garder le silence; c'est-à-dire à ne plus écrire contre les hérétiques et à ne pas oser répondre à vos accusations. En me comportant de la sorte, je serai pour vous un frère, un collègue, je serai à vos yeux le plus éloquent des hommes, le confrère et l'ami le plus fidèle ; et ce qui est mieux encore que tout cela, vous avouerez conforme à la vraie foi tout ce que j'ai traduit d'Origène. Si au contraire je parle ou j'agis, aussitôt je serai un impie, un hérétique, un homme indigne de votre amitié. Voilà les louanges qui m'attendent; c'est ainsi que vous m'exhortez à la paix, et vous ne me permettez seulement pas de faire entendre un gémissement et de verser des larmes sur ma douleur. Moi aussi, je pourrais vous représenter sous vos véritables couleurs, m'emporter contre un furieux, dire tout ce que je sais et ce que j'ignore; je pourrais, usant de la même licence, poussé par la fureur et le même aveuglement, amasser contre vous des mensonges et des vérités que je rougirais de dire et vous d'entendre. Je pourrais vous jeter à la tête ce qui ferait mépriser l'accusé ou l'accusateur; je pourrais enfin en imposer au lecteur par un excès d'effronterie , faire passer pour des vérités ce que la plus odieuse impudence me suggérerait. Que les chrétiens se gardent de demander le sang des autres lorsqu'ils offrent le leur, et d'être homicides non par le glaive mais par la volonté; cela convient assez à votre bonté, à votre douceur et à votre simplicité, vous dont le coeur corrompu exhale l'odeur embaumée des roses et l'odeur fétide des cadavres. Contre le sentiment du prophète, ce que vous aviez vanté comme doux, vous dites que c'est amer.

Dans des discussions religieuses il n'est pas nécessaire d'en appeler aux tribunaux ; je ne dirai rien autre chose que ce proverbe : " Quand vous aurez dit ce que vous vouliez dire, vous entendrez ce que vous ne voudrez pas entendre. "

Si ce proverbe vous semble un peu trivial, homme très sage, si vous préférez les maximes des philosophes et des poètes, lisez cet adage d'Homère. " Soyez surs d'entendre vous-même ce que vous aurez dit aux autres. " Suivez cet exemple dans vos écrits, c'est ce que je réclame de votre sainteté, si admirable et si pure que les démons sont furieux à la vue seule de vos vêtements. Quel est le catholique qui dans une discussion a jamais reproché une turpitude à son adversaire? Sont-ce là les leçons que vous avez reçues de vos maîtres? Vous ont-ils ordonné, lorsque vous ne pourrez répondre, d'arracher la langue et les yeux d'un homme qui ne peut se taire? Vous n'avez pas lieu de vous glorifier beaucoup de ce que les scorpions et les cantharides peuvent faire comme vous. C'est ce que firent Fulvia contre Cicéron, Hérode contre saint Jean, parce qu'ils ne pouvaient entendre la vérité; ils percèrent avec une aiguille la langue qui disait vrai. Les chiens aboient pour défendre leur maître, et vous ne voulez pas que je parle pour la défense du Christ? On a beaucoup écrit contre Marcion, Valentinius, Arius et Eunomius; mais qui leur a jamais reproché une turpitude? Tous ne s'efforcèrent-ils pas de confondre l'hérésie? Vos arguments ne conviennent qu'aux hérétiques, c'est-à-dire à vos maîtres ; car quand une fois ils sont convaincus de perfidie, ils s'arment des traits de la calomnie. C'est ainsi qu'Eusthatius, évêque d'Antioche, se trouva des enfants sans le savoir ; c'est ainsi qu'Athanase, évêque d'Alexandrie, coupa la troisième main d'Arsénius; mais ce dernier, qu'on croyait mort, revint à la vie et prouva qu'il n'en avait que deux. Voilà les fictions que composent vos maîtres et vos disciples contre un autre prêtre de la même Eglise. Avec de l'or, c'est-à-dire avec votre force et celle des vôtres , ils attaquent la vérité de la foi. Que dirai-je de ces hérétiques qui, quoique hors de l'Église, s'intitulent vrais chrétiens? Que publièrent les nôtres contre les plus fameux impies, Celse et Porphyre? Quel est celui d'entre eux qui oublie sa cause pour attribuer inutilement à son adversaire des crimes que doivent prévoir non les réglements ecclésiastiques, mais les rescrits de la justice? Ou qu'importe, si vous perdez votre cause, que vous triomphiez par vos calomnies? Il est inutile que vous soyez accusateur au péril de votre vie; avec un assassin salarié vous pouvez satisfaire tous vos désirs. Vous redoutez le scandale, vous qui depuis si longtemps êtes disposé à donner la mort à un frère qui toujours a été votre ami, et que vous accusez aujourd'hui. Je suis cependant étonné que vous, homme si sensé, vous (409) soyez tellement aveuglé par la fureur, que vous consentiez à m'accorder un bienfait en délivrant mon âme de sa prison et en ne souffrant pas qu'elle reste plus longtemps dans les ténèbres de ce monde. Voulez-vous me forcer au silence? cessez de m'accuser; déposez votre glaive et moi je quitterai mon bouclier. Il est un point sur lequel je ne pourrai m'accorder avec vous , c'est d'épargner les hérétiques et de ne pas avouer que je suis catholique. Si c'est là la cause de notre querelle, je puis mourir, mais non pas me taire. J'aurais dû, il est vrai, répondre à la fureur qui domine dans tous vos ouvrages , et, comme un autre David, la dissiper par des chants modulés sur la lyre; mais je me contenterai du petit nombre de témoignages que j'ai recueillis dans cet ouvrage , et j'opposerai la sagesse à la folie : de sorte que si vous méprisez ma parole, vous ne mépriserez pas au moins celle de Dieu.

Ecoutez ce que le sage Salomon dit de vous, des envieux , des médisants et des calomniateurs : " Ne faites point de mal à votre ami, et n'ayez point sans motif de haine contre votre semblable ; les impies recherchent la calomnie. Eloignez de vous une langue pernicieuse et repoussez loin de vous les lèvres iniques, les regards du calomniateur, la langue du méchant , les mains qui répandent le sang du juste, le cœur qui forme de mauvaises pensées et les pieds qui courent au mal. Celui qui s'appuie sur le mensonge donne de l'aliment aux vents, il suit les oiseaux dans leur vol et quitte les sentiers qui conduisent à sa vigne en laissant au hasard le soc qui doit labourer son champ. Il parcourt des lieux arides et déserts, et ne recueille dans ses mains que la stérilité. La bouche de l'imprudent est voisine du repentir. L'homme qui calomnie est un insensé. Tous ceux qui marchent dans le sentier de la justice possèdent une âme comblée de bénédictions; celui qui conserve de l'animosité dans son coeur est un homme méchant; ce sont les crimes que commet la bouche du pécheur qui le font tomber dans le piège. La conduite des insensés est belle à leurs yeux; l'insensé en un jour l'ait éclater toute sa fureur. Les lèvres qui profèrent le mensonge sont en abomination au Seigneur. Celui qui veille sur sa langue sauve son âme; celui dont les lèvres sont téméraires sera pour lui-même un sujet de terreur. Le méchant ajoute le mal à l'outrage, et l'insensé laisse déborder les flots de sa malice. Vous chercherez la sagesse chez les méchants et vous ne la trouverez pas. Le téméraire sera rassasié de ses actions. Le sage craint et évite le mal; l'insensé plein de confiance en lui-même s'y précipite. L'homme courageux est puissant par la prudence ; l'homme lâche est très imprudent. Celui qui calomnie le pauvre attaque son Créateur. La langue des sages enseigne le bien, et la bouche des insensés profère le mal. L'homme porté à la colère occasionne des dissensions, et tout homme dont le coeur est gonflé d'orgueil, est impur devant Dieu. Celui qui commet d'injustes violences ne restera point impuni. Celui qui aime la vie ménage ses paroles. L'outrage précède le repentir, et les mauvaises pensées précèdent la mort. Celui qui a le regard fixe, roule dans son coeur des projets sinistres et fait naître tous ses maux par ses paroles. Les lèvres de l'insensé le poussent au mal, et une bouche téméraire attire la mort. L'homme méchant éprouvera bien des malheurs ; le pauvre qui est juste est préférable au riche qui dit le mensonge. Il y a de la gloire pour l’homme qui fuit les médisants; mais celui qui est aveugle recherche les hommes pervers. Ne vous livrez pas à la médisance, de crainte d'encourir la vengeance du Seigneur. Le pain du mensonge est agréable à l'homme , mais la bouche de celui qui accumule des trésors sera plus tard remplie de cailloux. La langue du menteur ne prononcera que des paroles vaines, mais elle tombera dans les filets de la mort. Ne dites rien à l'oreille de l'insensé, de peur que le sage ne se moque de vos discours. Autant la massue , le glaive et les traits sont dangereux , autant est funeste l'homme qui prononce contre son ami un faux témoignage; la médisance tombera sur lui avec la rapidité du vol des oiseaux. Ne répondez point aux médisances du méchant., de crainte de devenir semblable à lui, mais répondez aux folies de l'insensé de peur qu'il ne paraisse sage à ses propres yeux. Celui qui tend des piéges à son ami dira, si l'on vient à le découvrir, qu'il l'a fait par plaisanterie. L'homme méchant est toujours prêt à se lancer dans le tumulte des querelles, il est comme la grille que l'on place sur les charbons ardents, et comme le bois que l'on jette dans le feu. Si votre ennemi vous crie à haute (410) voix de l'épargner, ne l'écoutez pas, car les sept péchés sont dans son âme. La pierre est lourde, le sable est difficile à porter, mais la colère de l'insensé est plus insupportable encore ; son indignation est cruelle, sa colère violente et son zèle impatient. L'impie calomnie les pauvres; est bien sot qui compte sur un avare. L'insensé fait éclater toute sa colère, le sage sait la maintenir. Le mauvais fils a des armes au lieu de dents pour anéantir les faibles de la terre et les pauvres d'entre les hommes. " Instruit par ces paroles je n'ai pas voulu déchirer l'homme qui me déchirait, je n'ai pas voulu user de la loi du talion ; j'ai mieux aimé apaiser la colère d'un homme furieux, et répandre dans son coeur empoisonné l'antidote de cet écrit; mais je crains bien que tous mes discours ne soient inutiles, et que je ne sois forcé de me consoler avec ces paroles de David : " Les pécheurs se sont égarés dès leur naissance ; ils ont commis le mal dans le sein même de leur mère; ils ont dit le mensonge. Leur fureur les rend semblables au serpent et à l'aspic, qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre la voix des enchanteurs. Dieu leur brisera les dents. Dieu brisera la mâchoire des lions pour anéantir leur force qui sera semblable à l'eau qui s'écoule; il a bandé son arc jusqu'à ce qu'ils fussent détruits. Ils disparaîtront comme la cire qui se fond. Le feu du ciel est tombé sur eux et ils n'ont pu voir le soleil; c'est alors que le juste sera rempli de joie. Il verra les méchants punis ; il lavera ses mains dans le sang du pécheur. L'homme dira : " Si c'est là la récompense du juste, il existe un Dieu qui juge les pécheurs sortit terre." Vous m'écrivez de votre propre main à la lin de votre lettre: " Je souhaite que vous aimiez la paix. " A ce sujet je vous répondrai en peu de mots : Si vous désirez la faix, déposez les armes, je serai sensible à la douceur, mais je ne crains pas les menaces. Qu'il n'y ait entre nous qu'une même foi, et aussitôt nous aurons la paix.

 

 

 

TRAITÉ CONTRE L'HÉRÉTIQUE VIGILANTIUS, ou RÉFUTATION DE SES ERREURS.

On a vu dans le monde des monstres de différentes sortes ; Isaïe parle des centaures , des syrènes, et d'autres semblables ; Job fait une description mystérieuse de Léviathan et de Béhémoth: nous devons aux poètes les fables, Cerbère, le sanglier de la forêt d'Erimanthe, la Chimère et l'Hydre à plusieurs têtes. Virgile rapporte l'histoire de Cacus. L'Espagne a produit Geryon, qui avait trois corps; la Gaule seule avait été exempte de monstre, et on n'y avait jamais vu que des hommes courageux et éloquents, quand Vigilantius, ou plutôt Dormitantius, a paru tout à coup , combattant avec un esprit impur contre l'esprit de Dieu. Il soutient qu'on ne doit point honorer les sépulcres des martyrs, et ne chanter alleluia qu'aux fêtes de Pâques; il condamne les veilles, il appelle le célibat une hérésie, et dit que la virginité est la source de l'impureté. En un mot , son corps parait animé de l'esprit pervers de Jovinien, comme celui de Pythagore le fut autrefois par l'âme d'Euphorbe, de sorte. qu'il faut répondre à l'un coutume à l'autre : je lui dirai donc avec raison : " Race maudite! prépare tes enfants à la mort, à cause du péché de leur père. "

Jovinien, condamné par l'autorité de l'Eglise romaine, vomit son âme au milieu de mets délicats et recherchés, plutôt qu'il ne la rendit; celui-ci est un Quintilien muet dans les cabarets, il mêle l'eau au vin et se rappelant son an. tienne profession pour infecter de son venin la pureté de la foi, il attaque la virginité dans les festins des séculiers il invective contre les jeûnes des saints, il fait le philosophe au milieu des bouteilles , et c'est là seulement qu'il se plaît à entendre les cantiques de David et de Choré. Ce que je dis est moins une raillerie qu'une plainte légitime; car je ne puis maîtriser mon ressentiment ni passer sous silence l'injure qui est faite aux apôtres et aux (411) martyrs. Malheur étrange ! on dit que des évêques participent à ses crimes, si néanmoins on doit appeler évoques ceux qui ne confèrent le diaconat qu'à un homme marié, qui ne croient pas que la pureté soit compatible avec le célibat; qui indiquent combien ils vivent saintement par les mauvais soupçons qu'ils ont des autres, et qui ne confèrent le sacrement de l'ordre à personne s'ils ne voient sa femme enceinte ou portant des enfants entre ses bras. Que feront les Eglises d'Orient, d'Égypte et celle de Rome, où l'on ne reçoit personne qui ne soit vierge, ou quine quitte sa femme s'il en a une? Voilà les erreurs de Dormitantius qui, lâchant la bride à la passion , en redouble l'ardeur par ses instructions, quoiqu'elle soit très véhémente , et particulièrement dans la jeunesse; de sorte que nous ne différons plus des bêtes ni des chevaux , et nous sommes ceux dont a parlé Jérémie : " Ils m'ont paru être des étalons, chacun hennissant contre la femme de son prochain. " Sur quoi le saint Esprit donne cet avis, par la bouche du prophète : " Ne ressemblez pas au cheval et au mulet , qui sont sans raison, " ajoutant ensuite pour Dormitantius et ses sectateurs " à qui il faut serrer la bouche avec un mors et une bride. "

Mais il est temps de leur répondre en rapportant ici leurs propres termes, de peur qu'on ne m'accuse encore d'avoir inventé le sujet de ce discours pour exercer ma rhétorique; comme on l'a dit de la lettre que j'écrivis dans les Gaules, à une mère et à sa fille qui vivaient séparément l'une de l'autre. Les saints prêtres Riparius et Didier m'ont engagé à entreprendre ce petit ouvrage , m'assurant que leurs paroisses sont infectées de ces erreurs ; et ils m'ont envoyé , par notre frère Sysinnius, les livres que Vigilantius a écrits dans son ivresse. J'apprends même par leurs lettres qu'il y en a quelques-uns qui , favorisant son parti , acquiescent à ses blasphèmes. Je sais qu'il n'est ni savant ni éloquent, et qu'il aurait de la peine à défendre une vérité; néanmoins à cause des hommes du siècle et de quelques petites femmes chargées de péchés, qui apprennent toujours et n'arrivent jamais ; jusqu'à la connaissance de la vérité, je répondrai à ses sottises pour satisfaire au désir de deux hommes de bien qui m'en ont prié dans leurs lettres. En effet, il répond à son origine; car il descend des étrangers et des voleurs que Pompée, pressé d'aller triompher à Rome, après avoir soumis l'Espagne, laissa aux pieds des Pyrénées où ils formèrent une ville qui prit le nom de Comminges. Il n'est donc pas étonnant qu'il combatte contre l’Eglise de Dieu, qu'il inquiète les Eglises des Gaules, et qu'il ne porte pas la croix de Jésus-Christ, mais la bannière du diable. Pompée fit encore de même en Orient; car après avoir vaincu les Ciliciens et les Isaures, il donna son nom à une ville qu'il fonda dans leurs montagnes. Or cette ville aujourd'hui conserve les anciennes traditions, et n'a aucun Dormitantius , tandis que la Gaule souffre un ennemi domestique, un homme dont l'esprit est égaré et qui a besoin des remèdes d'Hippocrate; elle l'entend dans l'Église proférer ces blasphèmes: " Est-il nécessaire que vous respectiez avec tant de soumission je ne sais quoi, que vous portez dans un petit vase, en l'adorant? " Et cet autre, rapporté dans le même livre : " Pourquoi baiser et adorer de la poussière couverte d'un linge? " Et ensuite : " Nous voyons que les coutumes des idolâtres se sont presque introduites dans l'Église sous prétexte de religion. On y allume de grands cierges en plein midi, on y baise et on y adore un peu de je ne sais quelle poussière enfermée dans un petit vase et couverte d'un linge précieux; c'est rendre sans doute un grand honneur aux martyrs que de vouloir éclairer avec de vils cierges ceux que Jésus-Christ, assis sur son trône, éclaire de tout l'éclat de sa majesté. " Insensé que vous êtes ! qui a jamais adoré les martyrs? qui a jamais pris un homme pour un Dieu? Paul et Barnabé, déchirant leurs habits, ne déclarèrent-ils pas qu'ils n'étaient que des hommes, lorsque les Lycaoniens les prenant pour Jupiter et Mercure , voulurent leur sacrifier des victimes? Ce n'est pas qu'ils ne fussent préférables à des nommes morts , mais on voulait par une erreur d'idolâtrie , leur rendre un honneur qui n'est dû qu'à Dieu. Il en arriva autant à saint Pierre , lorsqu'il prit par la main Corneille qui voulait l'adorer; il lui dit: "Levez-vous, je ne suis qu'un homme non plus que vous. " Osez-vous donc parler de la sorte ! Nous adorons , dites-vous, je ne sais quoi, que nous portons dans un petit vase. Qu'entendez-vous par ce je ne sais quoi? Je désire l'apprendre ; expliquez-vous mieux et blasphémez avec une liberté (412) entière. Un peu de poussière , dit-il, enfermée dam un petit vase et couverte d'un linge précieux ! A quoi bon en effet couvrir les reliques des martyrs d'étoffes précieuses? pourquoi ne pas les mettre dans les plus communes , ou plutôt les jeter dans la boue et. les fouler aux pieds, afin que Vigilantius, seul debout, reçoive nos adorations au milieu de son ivresse? Nous commettons donc des sacrilèges quand nous entrons dans les Eglises des apôtres ? Constantin en commit donc un en rapportant les saintes reliques d'André, de Luc et, de Timothée à Constantinople, où les démons rugissent auprès d'elles et où ces esprits, dont est possédé Vigilantius, avouent qu'ils sentent les effets de leur présence? L'empereur Arcade était donc un impie , lui qui a transféré de Judée en Thrace les os du bienheureux Samuel, longtemps après sa mort? Tous les évêques qui ont porté dans un vase d'or une chose si abjecte et des cendres contenues dans la soie, étaient non-seulement des impies, mais encore des insensés? N'était-ce pas aussi une folie aux peuples de toutes les Eglises de venir au-devant de ces reliques avec autant de joie que s'ils eussent vu un prophète vivant, et en si grand nombre que la foule allait en augmentant depuis la Palestine jusqu'à Chalcédoine, chantant d'une commune voix les louanges de Dieu? N'adoraient-ils pas Samuel au lieu de Jésus-Christ, dont il a été le lévite et le prophète? Vous croyez, Vigilantius, que Samuel est un mort, et c'est en cela que vous blasphémez; car le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob , dit l'Évangile, n'est point le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants. S'il est vrai qu'ils sont vivants, ils ne sont pas détenus dans une prison comme vous l'avouez vous-même; car vous dites que les âmes des apôtres et celles des martyrs sont dans le sein d'Abraham ou dans un lieu de rafraîchissement, ou sous l'autel de Dieu, et qu'ils ne peuvent être présents dans leurs tombeaux ni où il leur plait; parce qu'étant d'une nature trop relevée pour être renfermés dans des cachots comme des meurtriers , il est juste de les placer plus honorablement et de les mettre dans des îles agréables et dans les Champs-Élysées. Vous imposerez donc des lois à Dieu? Vous tiendrez dans les fers les apôtres jusqu'au jour du jugement, de peur que ceux qui suivent l'Agneau, en quelque lieu qu'il aille, n'accompagnent leur Seigneur? Si l'Agneau est partout, il faut croire que ceux qui sont en sa compagnie sont partout comme lui. Et pourquoi, pendant que les démons parcourent le monde et que leur extrême vitesse les rend présents en tous lieux, les martyrs, après avoir répandu leur sang, seraient-ils enfermés dans leurs tombeaux sans pouvoir en sortir? Vous soutenez aussi dans votre libelle que pendant notre vie nous pouvons prier les uns pour les autres, mais qu'après notre mort les prières que l'on fera l'un pour l'autre ne seront point écoulées, les martyrs même ne pouvant obtenir vengeance de leur sang. Si les apôtres et les martyrs, encore revêtus d'un corps et dans l'obligation de prendre soin de leur salut, peuvent prier pour les hommes, à plus forte raison peuvent-ils le faire après avoir remporté la victoire et reçu la couronne, Moïse, qui seul obtint de Dieu le pardon de six cent mille combattants, et saint Etienne, le premier des martyrs de Jésus-Christ, qu'il imita parfaitement et qui demanda pardon pour ses bourreaux, auront-ils moins de pouvoir étant avec le Sauveur qu'ils n'en avaient en ce monde? Saint Paul, qui assure que Dieu lui accorda la vie de deux cent soixante-seize personnes qui naviguaient avec lui, fermera la bouche quand il sera dans le ciel, et il n'osera pas dire un mot pour ceux qui auront revu son Evangile par toute la terre? Vigilantius, ce chien vivant, sera préférable à ce lion mort ? On le pourrait croire, s'il était vrai que saint Paul fût mort quant à l'âme. D'ailleurs les saints ne sont pas déclarés morts, mais endormis; de là vient qu'on dit que Lazare, qui devait ressusciter, dormait, et. qu'il est défendu aux Thessaloniens de s'affliger du sommeil de ceux qui n'étaient qu'endormis.

Pour vous, vous dormez en veillant, et vous écrivez en dormant lorsque vous rapportez ce passage, " que nul après la mort n'ose prier pour un autre, " tiré d'un livre apocryphe que vous et vos sectateurs lisez sous le nom d'Esdras. Pour moi, je ne l'ai jamais vu; car pourquoi voir ce qui n'est point reçu dans l'Église? Ne voudriez-vous point aussi m'objecter l'autorité de Balsamus, de Barbelus, le trésor de Manès et le nom ridicule de Leusiboras; et, comme vous êtes dans les Pyrénées et sur les confins d'Espagne, remettre au jour les impertinences de Basilidès, ancien (413) hérétique condamné par tout le monde? Vous rapportez encore dans votre livre un certain passage, comme si vous pouviez en tirer une induction heureuse, et vous l'attribuez à Salomon, qui n'en fut jamais l'auteur, afin d'avoir un nouveau Salomon pour vous seul, comme vous avez un Esdras qui vous est particulier. Faites plus, lisez les révélations attribuées aux patriarches et aux prophètes ; et quand vous les aurez bien répandues parmi les femmes de la dernière classe du peuple, lisez-les dans les tavernes pour engager plus facilement à boire le peuple ignorant qui écoutera ces sottises.

Quant aux cierges, nous n'en allumons point en plein midi, comme vous nous le reprochez à tort; nous nous en servons seulement en veillant la nuit, afin de ne pas la passer dans les ténèbres et de ne pas nous endormir comme vous. Et puis, si quelques séculiers simples et ignorants, et quelques femmes, qui ont du zèle pour Dieu, mais non pas selon la science, en brûlent pour honorer les martyrs, que vous en coûte-t-il? Les Apôtres autrefois trouvèrent à redire que le parfum fût perdu ; mais le Sauveur les blâma. Il n'avait sans doute pas plus besoin de parfum que les martyrs ont besoin de la lumière des cierges; et néanmoins le zèle de cette femme, qui en répandit en son honneur, fut approuvé. Ainsi ceux qui allument des cierges par un mouvement de leur foi ( car l'Apôtre dit que chacun agit selon sa conviction) en seront récompensés. Après cela les appellerez-vous des idolâtres? J'avoue que tous les fidèles sortent de l'idolâtrie, puisque nous ne naissons pas chrétiens et que nous ne le devenons qu'en renaissant à Jésus-Christ par le baptême ; mais, sous prétexte que nous avons autrefois adoré des idoles, n'adorerons-nous pas aujourd'hui le Sauveur, de peur qu'il ne semble que nous lui rendions le même honneur que nous avions rendu aux idoles? Une chose était exécrable parce qu'elle se faisait pour les idoles, et elle est aujourd'hui approuvée parce qu'elle se fait pour les martyrs.

Dans toutes les églises de l'Orient, même dans celles où il n'y a point de reliques, on allume des cierges en plein jour quand on lit l’Evangile, non pas pour dissiper les ténèbres, mais pour donner des marques d'une joie parfaite. Les vierges de l'Evangile tenaient leurs

lampes allumées : il est commandé aux apôtres d'en avoir aussi d'ardentes, et il est dit que saint Jean-Baptiste était une lampe ardente et luisante, pour marquer sous l'apparence d'une lumière corporelle celle que le prophète caractérise ainsi: " Votre parole est la lampe qui éclaire mes pas, et la lumière qui luit dans les sentiers où je marche. " L'évêque de Rome fait, donc mal en offrant des sacrifices sur les os vénérables de saint Pierre et de saint Paul, qui ne sont, si vous en êtes cru, qu'un peu de vile poussière, et en prenant leurs tombeaux pour les autels de Jésus-Christ? Tous les évêques du monde commettent donc une faute en méprisant Vigilantius comme un ivrogne, et en entrant dans les églises des saints, où l'on garde je ne sais quels ossements enveloppés de linge, qui impurs, selon vous, souillent ceux qui en approchent, et ressemblent aux sépulcres blanchis des pharisiens , qui n'étaient que poussière et que corruption au dedans.

Après avoir proféré ces honteux blasphèmes, vous osez continuer: " Donc les âmes des martyrs aiment encore leurs cendres; elles sont auprès d'elles et voltigent à l'entour, afin que, s'il venait quelques pécheurs, elles ne pussent pas entendre leurs prières, étant absentes." Monstre qu'on devrait reléguer aux extrémités de la terre! vous vous moquez des reliques des martyrs, et calomniez les Eglises de Dieu avec Eumonius, auteur de cette hérésie ; vous n'avez pas horreur d'être de sa compagnie, nous reprochant aujourd'hui ce qu'il a reproché à l’Eglise. En effet, ceux qui sont infectés de ses erreurs ne mettent point les pieds dans les églises des apôtres et des martyrs, n'ayant de la vénération que pour Eumonius, dont ils l'ont plus de cas que de l'Evangile, et croyant que les véritables lumières de la vérité sont en lui comme d'autres hérétiques qui assurent que le Saint-Esprit est descendu sur Montan et que Manès est lui-même le Saint-Esprit.

Tertullien a combattu votre hérésie dans un livre admirable qu'il a composé contre vos erreurs; car il y a longtemps qu'elles ont été répandues dans l'Eglise, et vous ne devez pas vous glorifier d'être auteur d'une impiété nouvelle. Il a donné pour titre à son ouvrage : le Scorpiac, nom qui a du rapport avec celui de l'auteur de cette hérésie, d'autant plus que par (414) sa piqûre son venin circula dans toute l'Église. Ces abominables opinions se nommaient autrefois l'hérésie de Caïn; et après avoir été longtemps assoupies ou pour mieux dire éteintes, elles ont été enfin reprises depuis peu par Dormitantius. Pourquoi ne pas soutenir aussi qu'on ne doit point endurer le martyre? Si l'effusion du sang des houes et, des taureaux n'est point agréable à Dieu, il désire encore moins qu'on lui offre celui des hommes? Soit que vous teniez ce langage , soit que vous n'osiez vous déclarer ouvertement là-dessus, on pourra toujours avec justice croire que c'est votre véritable sentiment, puisqu'en assurant, comme vous faites, que l'honneur qui est rendu aux reliques des martyrs ne leur est point dû, vous ne voulez pas par conséquent qu'ils répandent leur sang, qui ne mérite aucune vénération.

A l’égard des veilles que font souvent les fidèles dans les églises des martyrs, il y a environ deux ans que j'en parlai dans une lettre que j'écrivis au saint prêtre Riparius. " Si vous croyez qu'il faille abolir cette coutume, pour ne pas paraître célébrer souvent la fête de Pâques, à laquelle cette cérémonie s'observe tous les ans, je vous dirai qu'il lie faut donc point non plus célébrer le dimanche, de peur de paraître renouveler plusieurs fois en un an le mystère de la résurrection de notre Sauveur, et d'avoir non une seule fête de Pâques, mais plusieurs chaque année. "

" Si des jeunes gens et quelques femmes peu sages commettent des irrévérences pendant ces veilles, vous ne devez pas en accuser les personnes saintes qui ont de la dévotion, puisque pareilles impiétés se commettent même aux veilles des fêtes de Pâques. D'ailleurs, les irrévérences et les crimes de quelques-uns seulement ne font point de tort à la religion, car on commet les mimes fautes eu particulier, chez soi ou chez les autres, ces veilles n'étant pas la cause de ces dérèglements. "

" Si la perfidie de Judas n'ébranle point la foi des apôtres, les veilles que nous célébrons avec piété ne doivent point être détruites par l'indévotion de quelques-uns, qui s'endorment dans leur dissolution plutôt que de veiller sur leur pureté. Ce qu'il est lion de faire une fois ne devient point mauvais pour être répété plusieurs fois. S'il est à propos d'éviter

une faute, on ne doit pas dire que la cause en est dans ce qui se fait souvent, mais dans l'occasion, qui se présente rarement. Est-ce que par hasard il ne faudrait pas continuer les veilles à la fête de Pâques, de peur que les adultères, qui attendent longtemps cette occasion, n'accomplissent leurs desseins criminels, et qu'une femme coupable ne s'en serve pour pécher avec d'autant plus de facilité que son mari ne pourra pas la tenir enfermée? Car on se porte toujours avec plus d'ardeur vers les choses qui se rencontrent plus rarement. "

Comme il m'est impossible de répondre à toutes les lettres que les saints prêtres m'ont écrites à ce sujet, je m'arrêterai seulement à quelques propositions tirées du livre de cet impie. Il se déclare contre les miracles qui se font dans les églises des martyrs, disant qu'ils sont inutiles aux fidèles et qu'ils ne servent qu'à ceux qui n'ont pas la foi : comme s'il s'agissait. de savoir pour qui se font les miracles, et non point par quelle vertu ils se font. Mais je veux que les miracles ne soient que pour les infidèles, afin que n'ayant point voulu ajouter foi aux paroles et à la prédication, ils soient amenés à croire par les prodiges. Notre Seigneur faisait des miracles en faveur des incrédules, et toutefois il ne faut pas les blâmer, parce que ceux pour qui il les faisait ne croyaient point ; ils sont au contraire d'autant plus dignes d'être admirés , que les esprits les plus obstinés étaient par leur moyen comme entraînés vers la foi. C'est pourquoi vous ne devez pas dire que les miracles sont pour les infidèles; mais je demande que vous m'expliquiez comment il se peut faire qu'un peu de poussière et je ne sais quelle cendre ait tant de vertu. Je vois ]tien, malheureux que vous êtes, ce qui vous fait de la peine et ce que vous appréhendez. Cet esprit impur qui vous fait écrire ces choses a été souvent tourmenté par cette poussière que vous dites être si méprisable, et il en est encore tourmenté ; or, pendant qu'il cache ses blessures en votre personne, il les avoue dans les autres : mais vous direz peut-être comme les impies Porphyre et Eunomius, que ce sont des illusions de démons qui ne se plaignent pas véritablement, mais qui font semblant d'être tourmentés.

Je vous donne un conseil : entrez dans les Eglises des martyrs et sans doute vous serez (415) délivré. Vous y rencontrerez plusieurs de vos compagnons et vous ressentirez, non l'ardeur des cierges allumés sur les sépulcres des mêmes martyrs, mais de flammes invisibles, et alors vous avouerez ce que vous niez maintenant; alors vous qui parlez sous le nom de Vigilantius, vous vous écrierez hautement que vous êtes Mercure à cause de votre amour de l'argent , ou ce Dieu nocturne dont il est parlé dans l'Amphytrio a de Plaute, qui passa deux nuits avec Alcmène pour créer Hercule;ou bien vous déclarerez que vous êtes Bacchus à cause de votre ivrognerie, de la bouteille qui est à votre côté, de votre visage enflammé, de vos livres écumantes et des paroles injurieuses que profère continuellement votre bouche.

De là vient que lors de ce tremblement de terre qui arriva inopinément en cette province pendant la nuit et réveilla tout le monde, voulant passer pour le plus avisé de tous, vous haranguiez tout nu, rapportant l'histoire de nos premiers parents dans le paradis terrestre. Mais lorsque leurs yeux furent ouverts, ils eurent honte de leur nudité et se couvrirent de feuilles, tandis que vous au contraire, n'ayant pas plus d'habits sur le corps que de foi dans l'âme, saisi d'une frayeur subite et encore plein du vin dont vous vous étiez enivré le soir précédent, vous avez paru en cet état devant les yeux des saints pour faire connaître apparemment votre prudence. Voilà quels sont les ennemis de l'Eglise, voilà duels sont les soldats qui combattent contre le sang des martyrs, voilà quels sont les orateurs qui déclament contre les apôtres, ou plutôt les chiens enragés qui aboient contre les disciples du Fils de Dieu. Pour moi, je vous avoue ma faiblesse et je crains que la superstition n'en soit la cause. Si par hasard je me mets en colère, me laisse emporter par quelque passion, ou me trouve importuné de quelque fantôme pendant la nuit, je ne suis pas assez hardi pour entrer dans les Eglises des martyrs; car mon corps et mon esprit se trouvent également abattus de crainte. Cela sans doute vous donnera occasion de vous moquer de moi et passera auprès de vous pour une faiblesse d'esprit et un caprice de femme. Mais je veux bien être semblable à ces saintes femmes qui eurent la gloire de voir les premières la résurrection de notre Sauveur et qui en portèrent la nouvelle aux apôtres, à qui elles furent recommandées en la personne de la sainte Vierge. Enivrez-vous et plongez-vous dans la bonne chère avec vos compagnons. Pour moi je jeûnerai avec ces vertueuses femmes et en la compagnie des hommes saints qui portent sur leur visage les preuves de leur pureté et qui, par la mortification de leur extérieur, font juger de la modestie de leur âme, telle qu'elle doit être dans de parfaits serviteurs de Jésus-Christ. Mais je m'aperçois que vous avez encore d'autres soucis; vous craignez que si la sobriété et la continence sont une fois reçues dans les Gaules, le revenu de vos cabarets ne diminue et que vous ne puissiez pas tenir table ouverte pendant la nuit et continuer vos joies de l'enfer. J'ai encore appris par les mêmes lettres que, contre l'autorité de saint Paul ou plutôt contre celle de saint Pierre, de saint Jean et de saint Jacques, qui touchèrent dans la main de cet apôtre et dans celle de saint Barnabé en signe d'amitié, en leur ordonnant. d'avoir soin des pauvres, vous déclamez contre les aumônes qu'on envoie à Jérusalem pour la nourriture des fidèles qui y sont dans le besoin; si je réponds à cela, vous ne manquerez pas de m'objecter que je parle pour mes intérêts, d'autant plus que si vous ne fussiez venu à Jérusalem répandre vos libéralités et y faire les charités dont vos amis vous avaient chargé, moi et tous ceux qui y demeurent nous aurions été en danger de mourir de faim. Je vous répondrai néanmoins ce que saint Paul dit dans presque toutes ses épîtres, où il recommande aux Eglises qui sont parlai les idolâtres, que chacun donne le dimanche ce qu'il pourra, afin de l'envoyer à Jérusalem pour la subsistance des fidèles; promettant de le porter lui-même, ou de le faire porter par quelqu'un de ses disciples, selon qu'il le trouvera à propos.

Le même apôtre, parlant à Félix, ainsi qu'il est rapporté dans les Actes, lui dit : " Etant venu, après plusieurs années, pour faire des aumônes à ma nation, et rendre mes offrandes et mes voeux à Dieu, ils m'ont trouvé purifié dans le temple. " II pouvait sans doute distribuer en d'autres lieux et à d'autres Eglises qu'il instruisait des mystères de la foi dans leur naissance; mais il avait dessein de donner aux fidèles de Jérusalem qui, après avoir abandonné leur bien pour l'amour de Jésus-Christ, (416) s'étaient livrés à son service avec toute l'affection de leur coeur.

Je serais sans doute ennuyeux en citant tous les passages de ses épîtres, où il déclare qu'il désire avec passion d'aller à Jérusalem y distribuer lui-même aux fidèles l'argent qui lui a été remis entre les mains, non pour satisfaire leur avarice, mais afin de les soulager dans leur besoin et de les garantir de la faim et du froid.

Cette coutume s'observe encore aujourd'hui parmi nous dans la Judée et parmi les Hébreux, savoir: que ceux qui méditent le jour et la nuit la loi du Seigneur, et qui n'ont que Dieu seul pour leur partage sur la terre, soient entretenus des charités des autres fidèles avec une juste proportion , c'est-à-dire que les uns ne soient pas à leur aise pendant que les autres gémissent dans l'indigence, mais que l'abondance des uns serve aux nécessités des autres.

Vous me répondrez sans doute que chacun peut faire cela dans son propre pays, et que l'on ne manquera jamais de pauvres qu'il soit nécessaire d'assister. Je conviens avec vous que faire l'aumône à toute sorte de personnes, aux Juifs même et aux Samaritains quand on en a le pouvoir, est une action charitable et digne de louange ; mais saint Paul nous ordonne d'avoir particulièrement soin de ceux qui ont la même foi que nous, et c'est de ceux-là que doivent s'entendre les paroles de notre Seigneur rapportées dans l'Evangile : " employez vos richesses injustes à vous faire des amis, afin que lorsque vous viendrez à manquer ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. " Croyez-vous que ces pauvres, esclaves de leurs passions au milieu de leur misère et de leurs nécessités, puissent posséder les tabernacles éternels, privés des biens de ce monde et de l'espérance de ceux de l'autre vie ? Car notre Seigneur ne dit pas que les pauvres sont bien heureux, mais ceux-là seulement qui sont pauvres de coeur et d'affection; voilà comment il en est parlé: "Heureux celui qui prend pitié du pauvre

le Seigneur le délivrera lorsqu'il sera lui-même dans l'affliction. " Il n'est pas besoin d'une grande prudence pour faire l'aumône aux pauvres que l'on rencontre dans les rues et dans les places publiques, mais il faut du discernement pour la faire à ceux qui en rougissent, et qui après l’avoir revue ont regret d'être obligés d'accepter des biens périssables et de peu de durée pour lesquels on reçoit des récompenses éternelles.

Ceux qui emploient leurs biens de telle sorte qu'ils en distribuent aux pauvres les revenus, à mesure qu'ils les touchent, font mieux, dites-vous, que ceux qui, vendant leur héritage, en donnent le prix tout d'un coup. Ce n'est pas moi, c'est notre Seigneur lui-même qui le leur commande: " Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez et donnez-en le prix aux pauvres, puis venez et me suivez. " Ces paroles s'adressent à celui qui veut être parfait et qui quitte, comme les apôtres, son père, sa barque et ses filets. Vous louez celui qui est au second et au troisième degré; nous le jugeons comme vous digne de louange, mais nous reconnaissons cependant que le premier rang est préférable au second et au troisième.

Ce que vous avancez avec une langue d'aspic contre les solitaires ne doit pas les obliger à renoncer à leur profession. " Si tout le monde , dites-vous , se renferme dans les cloîtres ou se retire dans le désert, par qui les églises seront-elles desservies ? Qui travaillera au salut des âmes de ceux qui sont dans le monde? " Je vous répondrai avec les mêmes raisons : Si tout le monde est insensé comme vous, qui aura de la sagesse? Il faudra donc, selon vous, blâmer la virginité ; car si tout le monde en fait profession, on ne se mariera plus, et la race des hommes périra ; il n'y aura plus d'enfants, les sages-femmes seront réduites à la mendicité, et Dormitantius, seul dans son lit y mourra de froid. La virginité est une vertu très rare, et recherchée de peu de personnes; et plût à Dieu qu'elle le fût d'autant de gens comme il y en a peu dont il est dit : " Il y aura beaucoup d'appelés, mais peu d'élus! " D'ailleurs, l'exercice d'un solitaire n'est pas d'enseigner, mais de pleurer ; et, soit qu'il le fasse pour ses propres péchés ou pour ceux des autres, il doit attendre toujours l'arrivée de son maître avec crainte et tremblement. Connaissant la faiblesse et la fragilité du vaisseau qu'il porte, il doit fuir les écueils, de peur qu'en tombant il ne soit brisé. C'est pour cette raison qu'il évite de regarder les femmes, surtout celles qui sont jeunes; et qu'après avoir réduit son corps en servitude, il tremble encore, quoique hors de tout danger.

417

Vous me demanderez pourquoi je me suis retiré dans le désert ; c'est afin que je ne puisse vous entendre ni vous voir, que vos extravagances ne nie soient pas un sujet d'affliction, et que je ne devienne pas la victime des tentations comme vous, que je ne perde pas la pureté de mon âme en regardant une femme débauchée, et que je ne sois pas entraîné à commettre, malgré moi , une action criminelle par quelque beauté ravissante. Vous nie répondrez que ce n'est pas là combattre, niais s'enfuir. "Demeurez ferme sur le champ de bataille, nie direz-vous, et présentez-vous à vos ennemis les armes à la main, afin de remporter la victoire , et d'être couronné " ; mais je suis persuadé de ma faiblesse, et ne veux pas m'exposer au combat dans l'espérance de la victoire, de peur qu'au lieu de la remporter, je ne sois vaincu moi-même. Si je m'enfuis , il est certain que je ne serai pas blessé; et si je tiens ferme, il faut que je demeure victorieux ou que je sois vaincu. Pourquoi quitter le certain pour l'incertain?

Il faut éviter la mort ou parles armes ou parla fuite; vous pouvez, en vous engageant dans le combat, être aussitôt vaincu que vainqueur; et, lorsque je m'enfuis, si je ne puis être victorieux, je ne puis au moins être vaincu. On ne dort jamais auprès d'un serpent; il se peut faire qu'il ne nie mordra pas; mais aussi il peut arriver qu'il nie mordra. Nous appelons les femmes qui demeurent avec nous nos mères, nos sœurs et nos filles, n'ayant point de honte d'employer ces noirs de piété à couvrir nos débauches. Vous qui avez embrassé la vie de solitaire, que faites-vous dans l'appartement d'une femme ? A quel dessein vous entretenir en particulier et tète à tête avec elle?

L'amour pur n'éprouve point d'inquiétude. Ce que nous disons de la passion pour les femmes peut se rapporter à l'avarice, et généralement à tous les vices que l'on évite, en se retirant dans la solitude. Nous fuyons aussi le séjour des villes de peur de faire ce que la volonté plutôt que la nature nous porte quelquefois à exécuter. Voilà, comme je l'ai déjà dit, ce qu'à la prière des saints prêtres, j'ai dicté dans l'espace d'une soirée, pressé par notre frère Sisinnius qui se hâte d'aller en Egypte pour porter des secours aux saints qui habitent Cette contrée. Car l'ouvrage est tellement blasphématoire qu'il demande plutôt l'indignation de l'écrivain qu'une réunion de preuves pour le réfuter; et si Dormitantius s'obstine à consacrer ses veilles à m'attaquer, et s'il a pensé que cette même bouche qui déchire les apôtres et les martyrs dût me traiter aussi de la même manière , ce n'est plus une courte veillée que j'emploierai à lui répondre; mais c'est une nuit tout entière que je lui consacrerai ainsi qu'à ses partisans , ses disciples et ses maîtres: ces hommes qui regardent comme indignes d'être ministres du Christ les maris des femmes chez lesquelles ils ne voient aucuns signes de fécondité.

 

 

 

TRAITÉ SUR LES ERREURS CONTENUES DANS LE LIVRE DES PRINCIPES D’ORIGÈNE.

A AVITUS.

Il y a environ dix ans que le saint homme Pammaque m'envoya des papiers parmi lesquels se trouvait le Livre des Principes d'Origène, qu'une certaine personne avait traduits ou plutôt entièrement défigurés, en me priant instamment d'en faire une traduction exacte et fidèle où l'on pût voir sans aucun déguisement tout ce qu'il y a de bon ou de mauvais dans cet auteur. Je fis ce qu'il souhaitait de moi; je lui envoyai ce livre; mais il ne put le lire sans horreur, et il le serra dans son portefeuille de peur qu'il n'empoisonnât les âmes si on le rendait public. Un frère fort zélé, mais dont le zèle n'était pas selon la science, le pria de le lui prêter, avec promesse de le lui rendre dès qu'il l'aurait lu. Pammaque le lui confia, ne pouvant pas s'imaginer qu'il pût, en si peu de temps abuser de sa bonne foi et de sa confiance. Mais celui-ci ayant fait transcrire tout l'ouvrage par des copistes, le rendit à Pammaque plus tôt qu'il ne le lui avait promis. Il poussa encore plus loin son indiscrétion, pour ne pas dire sa témérité, en confiant à d'autres (418) la copie qu'il avait surprise. Et comme il est difficile de conserver exactement les abréviations dits un ouvrage de longue haleine qui traite des choses mystiques, surtout quand on le dicte furtivement et à la hâte, tout était si confondu et si délivré dans cette copie qu'on n'y trouvait en plusieurs endroits ni ordre ni sens.

Vous me priez donc, taon cher Avitus, de vous envoyer un exemplaire de cette traduction que je n'avais confiée qu'à Pammaque , et que ce frère, dont je viens de vous parler. a eu l'indiscrétion de rendre publique. Je vous envoie ce que vous souhaitez, niais en même temps je vous avertis que vous trouverez dans cet ouvrage plusieurs choses qui font horreur, et qu'en le lisant vous serez obligé, selon la parole du Seigneur, de marcher parmi les scorpions et les serpents.

Telles sont, par exemple, ces propositions qu'on trouve dès le commencement du premier livre: que Jésus-Christ, Fils de Dieu, n'a point été engendré, mais créé; que Dieu le Père étant invisible de sa nature, ne peut être vu même par le Fils; que le Fils qui est l'image d'un Père invisible, n'est point vérité si ou le compare au Père; et que pour les hommes qui ne sont pas capables de comprendre la vérité d'un Dieu tout-puissant, il n'est que l'image de la vérité, en sorte que la majesté et la grandeur du Père sont en quelque manière bornées dans le Fils; que le Père est une lumière incompréhensible, et que le Fils en comparaison du Père n'est qu'une petite lueur, qui néanmoins nous parait une grande lumière à cause de notre faiblesse. L'auteur fait ici une comparaison de deus statues, dont l'une, qui est fort grande, remplit tout le monde et devient en quelque façon invisible par son extrême grandeur ; et l'autre, qui est fort petite, tombe sous le sens ; il compare le Père à celle-là, et le Fils à celle-ci.

Il dit que le l'ère est bon et d'une bonté complète et absolue, que le Fils n'est point lion, qu'il n'est que l'ombre et l'image de la bonté; de manière qu'on ne dit pas absolument qu'il est bon, mais en parlant de sa bonté, on y ajoute quelque chose; on dit, par exemple, qu'il est le bon pasteur; et ainsi du reste.

Il ajoute que le Saint-Esprit est inférieur au Père et au Fils en gloire et en dignité , et il le met au troisième rang. Il avoue d'abord qu'il ire sait pas si le Saint-Esprit a été rait ou non ; mais dans la suite il fait assez connaître duel est son sentiment, lorsqu'il dit que tout a été l'ait, excepte Dieu le Père; que le Fils est inférieur au Père et ne tient que le second rang après lui ; et que le Saint-Esprit qui est inférieur au Fils, demeure dans toutes les âmes saintes. D'où il conclut que le Père est plus fort que le Fils et le Saint-Esprit, le Fils plus fort que le Saint-Esprit, et qu'enfin le Saint-Esprit a plus de force et de vertu que tout ce qu'on appelle Saint.

Parlant ensuite des créatures raisonnables, après avoir dit qu'elles sont torchées par leur faute dans des corps terrestres , voici ce qu'il ajoute : " Quelle négligence et quelle indolence pour ces créatures spirituelles, d'oublier ainsi leur dignité, de se dégrader elles-mêmes, de s'abandonner au vice, et de se rendre dignes d'être enfermées dans le corps grossier des bêtes brutes?" Et un peu après : " C'est, dit-il, ce qui nous oblige de croire que les unes sont restées volontairement en la compagnie des Saints, et se sont attachées au service de Dieu; que les autres étant , échues par leur propre faute de l'état de sainteté dans lequel elles avaient été créées, se sont rendues dignes par leur négligence d'être changées en démons; qu'après cela on verra encore de nouveaux changements et de nouvelles vicissitudes, de manière que celui qui est homme à présent pourra devenir ange dans un autre monde; et que celui qui est ange et qui se comportera avec lâcheté et négligence sera relégué dans un corps grossier et deviendra homme. " Il confond et renverse tellement l'ordre des choses que, selon lui, un archange peut devenir démon, et un démon être rétabli au rang des anges.

Il ajoute que ceux qui auront chancelé, sans néanmoins se laisser tomber, seront mis sous la conduite et la direction des principautés, des trônes, des dominations, afin de s'élever par leur secours à un état plus parfait; que peut-être ils composeront une société d'hommes dans quelque autre monde, lorsque Dieu , selon Isaïe , fera un ciel nouveau et une terre nouvelle; mais que ceux qui n'auront pas mérité d'être hommes pour redevenir anges, seront changés en diables, en anges du diable, en de méchants démons; et que, selon leurs différents mérites, ils auront dans chaque aronde des emplois différents. Il dit que les démons même, ces (419) princes des ténèbres, s'ils veulent se tourner au bien, deviendront hommes dans quelque monde, et seront ensuite rétablis dans leur premier étal; en sorte néanmoins qu'ils ne seront élevés à la dignité des anges, qu'après avoir expié leurs fautes dans un corps humain et souffert durant un certain temps plusieurs supplices. Ce qui fait voir que toutes les créatures raisonnables peuvent passer par différents états en devenant hommes, non pas tout d'un coup, mais par degrés; que les hommes et les anges deviendront démons, s'ils s'acquittent de leurs devoirs avec négligence; et que les démons seront rétablis dans la dignité d'anges, s'ils veulent travailler à acquérir la vertu.

Il dit encore que toutes les substances corporelles seront entièrement détruites, ou du moins qu'à la fin des siècles les corps seront semblables à l'air et aux autres corps qui sont d'une nature encore plus subtile et plus dégagée de la matière. II est aisé de voir par là ce qu'il pense de la résurrection.

Il soutient aussi que le soleil, la lune et les autres astres sont des corps animés; et que, comme les hommes en punition de leurs péchés ont été condamnés à vivre dans des corps grossiers et pesants, de même les astres du ciel ont reçu des corps plus ou moins lumineux; et que les démons ayant commis des péchés encore plus grands, ont été revêtus d'un corps d'air: que, selon l'Apôtre, toute créature est assujettie à la vanité, et qu'elle ne sera affranchie de cette servitude qu'au jour de la manifestation des enfants de Dieu.

Mais pour ne pas être accusé ici de lui prêter ce qu'il n'a pas dit, voici ses propres paroles : " A la fin du monde, Dieu ayant tiré les âmes et les créatures raisonnables de leurs prisons et de leurs cachots; les unes pesantes et paresseuses marcheront lentement; les autres vives et intelligentes fourniront promptement leur arrière. Comme elles ont toutes leur libre arbitre, et qu'elles peuvent à leur gré s'adonner ou à la vertu ou au vice, celles-là seront plus malheureuses, et celles-ci plus heureuses qu'elles ne sont à présent ; elles changeront d'état selon leurs différentes inclinations et les différents mouvements dont elles sont agitées, c'est-à-dire que les anges deviendront hommes ou démons, et que les démons deviendront hommes ou anges. "

Après avoir démontré par plusieurs raisons que le démon peut devenir vertueux , quoique son penchant ne le porte pas encore à aimer et à pratiquer la vertu, il prouve port au long que les anges, les âmes et les démons, qui selon lui sont d'une même nature, quoiqu'ils aient des inclinations différentes, peuvent par un excès de folie et de négligence devenir des brut es; et qu'ils aiment mieux entrer dans le corps de quelque animal et demeurer dans les eaux , que de souffrir la violence du feu et les autres supplices auxquels ils ont été condamnés. Si cela est, nous devons craindre, non-seulement les bêtes à quatre pieds, mais encore les poissons. Et de peur qu'on ne l'accusât d'admettre la métempsycose de Pythagore, après avoir blessé l'esprit du lecteur par des opinions si détestables, il ajoute enfin : " Au reste, on ne doit point regarder ce que j'ai dit comme des dormes et des vérités que je veuille enseigner et soutenir; ce ne sont que des recherches et des questions que j'expose et auxquelles je ne m'arrête qu'en passant. "

Dans le second livre il soutient que le nombre des mondes est infini ; non pas qu'il v en ait plusieurs à la fois, et semblables les uns aux autres, comme le prétendait Epicure; mais il veut que l'un commence lorsque l'autre finit; qu'avant celui-ci où nous sommes il y en ait eu un autre, et qu'il y en aura encore un autre après et ainsi successivement les uns après les autres. Il doute néanmoins s'il v aura quelqu'un de ces mondes qui ressemble entièrement à un autre, ou s'ils seront tous différents.

Il dit encore un peu après : " Si toutes les créatures, comme nous l'avons déjà dit, doivent un jour être sans corps, tous les corps seront donc détruits et réduits au néant d'où ils ont été tirés; après quoi il viendra un temps où ils seront encore nécessaires. " Il ajoute ensuite : " Mais si ce corps corruptible est revêtu de l'incorruptibilité, et si ce corps mortel est revêtu de l'immortalité, comme nous l'avons déjà fait voir et par les lumières de la raison et par (autorité de l'Ecriture sainte; alors la mort sera absorbée et détruite par une entière victoire. et la corruption anéantie par l'incorruptibilité ; peut-être même que tous les corps, sur lesquels seuls la mort peut agir, seront entièrement détruits. " Et un peu après : " Si ce que je dis n'est pas contraire à la foi, peut-être serons-nous (420) jour sans corps, ou s'il est vrai que celui qui vit entièrement assujetti à Jésus-Christ n'a point de corps, et que toutes les créatures doivent un jour lui être assujetties, il faut conclure que nous n'aurons point de corps quand nous serons entièrement assujettis à Jésus-Christ. "

Il dit encore au même endroit : " Quand toutes les créatures seront assujetties à Dieu, elles se dépouilleront de leur corps et alors tous les corps seront détruits. Que s'il est nécessaire de les rétablir pour servir aux créatures raisonnables qui seront déchues de leur premier état, ils seront créés une seconde fois. Car Dieu laisse aux âmes des combats à soutenir et des ennemis à vaincre, pour leur faire comprendre que ce n'est point par leurs propres forces, mais par sa grâce qu'elles peuvent remporter une pleine et entière victoire: ce qui me fait croire que Dieu ne crée des mondes différents que pour différentes causes; et que ceux-là se trompent qui s'imaginent que tous les mondes seront semblables. "

Il ajoute ensuite : "Je m'imagine qu'à la consommation des siècles, les choses se passeront de l'une ou de l'autre de ces trois manières; et je laisse au lecteur à juger laquelle est la véritable et la meilleure. Car ou nous n'aurons point de corps, lorsqu'étant assujettis à Jésus-Christ, nous le serons aussi à Dieu, et que Dieu sera tout en tous; ou de même que toutes les créatures étant assujetties à Jésus-Christ le seront aussi à Dieu avec Jésus-Christ et seront étroitement unies ensemble ; de même les corps changeant de substance seront composés de dualités très excellentes et se résoudront en air dont la nature est très pure et très simple ; ou enfin cette sphère que nous avons dit ci-dessus être fixe et immobile sera anéantie avec tout ce qu'elle contient, et celle qui est au-dessous et qui est distinguée par deux cercles sera appelée la bonne terre; et cette autre sphère qui environne immédiatement notre terre, et que nous appelons ciel , sera la demeure des saints. " N’est-ce pas là donner dans les erreurs du paganisme, et joindre à la pureté de la doctrine évangélique les visions et les rêveries des philosophes ?

Origène dit encore dans le même livre : " Il faut donc conclure que Dieu est invisible. Or, s'il est invisible de sa nature, il s'ensuit que le Sauveur même ne le peut voir. " Et un peu plus bas : " De toutes les âmes qui sont descendues dans un corps humain, il n'y en a aucune qui ait entièrement conservé les traits et les caractères que la créature lui avait d'abord imprimés, excepté celle dont le Sauveur a dit : "Personne ne peut me ravir mon âme, mais c'est de moi-même que je la quitte. " Et dans cet autre endroit : " On ne peut, dit-il, traiter cette matière avec trop de précaution, parce que les âmes quand elles seront sauvées et en possession d'une vie bienheureuse, cesseront peut-être d'être âmes; car comme notre Seigneur est venu pour chercher et pour sauver ce qui était perdu, afin qu'il ne soit plus perdu; de même l'âme qui s'était perdue, et pour le salut de laquelle notre Seigneur est venu, ne sera plus âme quand elle sera sauvée. Il faut aussi examiner s'il y a eu un temps où l'âme n'était point âme, et s'il y aura un temps où elle cessera d'être âme, de même qu'il y a eu un temps où ce qui a été perdu n'était pas perdu , et qu'il y aura encore un temps où il cessera d'être perdu. "

Après s'être étendu fort au long sur la nature et. la condition des âmes, voici ce qu'il ajoute : " L'esprit en s'abandonnant au péché est devenu âme, et l'âme en s'appliquant à la vertu redeviendra esprit ; comme il paraît par l'âme d'Esaü qui, en punition de ses péchés, a été condamnée à vivre dans une condition moins heureuse que celle dans laquelle elle avait été créée. Quant aux corps célestes, il faut savoir que l'âme du soleil (qu'on l'appelle comme on voudra) n'a pas commencé d'exister lorsque le monde a été lait, mais qu'elle existait déjà avant d'entrer dans ce corps ardent et lumineux. On doit dire la mime chose de la lune et des étoiles, qui, pour des causes antérieures à l'état où elles sont aujourd'hui, ont été assujetties malgré elles à la vanité, afin de mériter un jour la récompense qui leur est destinée; elles sont forcées d'agir, non suivant leur volonté, mais d'après celle du Créateur qui leur a assigné à chacune une place.

Quant au feu et aux supplices de l'enfer dont l'Écriture sainte menace les pécheurs, ils ne consistent pas dans des tourments sensibles et des châtiments extérieurs, mais dans les remords de la conscience et dans un triste et affligeant souvenir que Dieu par sa puissance nous remettra devant les yeux. Car il reste dans nos âmes je ne sais quelle semence (421) qui reproduit tous les péchés que nous avons commis ; Dieu mime expose à nos yeux comme un tableau de toutes les impiétés et de toutes les infamies auxquelles nous nous sommes autrefois abandonnés, et l'âme, envisageant cette affreuse peinture de ses désordres passés, est brûlée par les ardeurs et déchirée par les cuisants remords de sa propre conscience. "

Il ajoute ensuite : " A moins qu'on ne veuille donner le none d'obscurité et de ténèbres à ce corps épais et terrestre dont nous sommes revêtus, et dans lequel nous reprendrons une nouvelle vie lorsque ce monde sera fini et qu'il nous faudra passer dans un autre monde. "

N'est-ce pas là soutenir ouvertement la métempsycose de Pythagore et de Platon?

Sur la fin du second livre, parlant de notre perfection, il dit : " Lorsque nous serons arrivés au point de n'être ni chair, ni corps et peut-être même ni âme non plus; alors notre esprit ayant acquis tour sa perfection , et n'étant plus obscurci par les nuages épais que l'ornent les passions , verra à découvert et face à face les substances raisonnables et intelligibles. "

Voici encore les erreurs qu'on trouve dans son troisième livre : " Que si une rois, dit-il, nous convenons que Dieu pour des causes antérieures a créé et formé des vases, les uns pour des usages honorables, et les autres pour des usages vils et honteux ; pourquoi n'entrerons-nous pas dans les plus secrets replis de l'âme pour nous convaincre qu'elle a fait autrefois des choses qui l'ont rendue digne d'être et aimée dans l'un, et haïe dans l'autre, avant même qu'elle supplantât dans Jacob et qu'elle fût supplantée dans Esaü?

Et: " ce n'est, dit-il, que pour le bien ou le mal qu'elles ont fait autrefois, que les âmes sont destinées, les unes à des usages honorables et les autres à des usages vils et honteux. " Et au même endroit : " Or le vase qui, à cause de ses mérites précédents, avait été fait pour être un vase d'honneur, deviendra dans un autre siècle un vase d'infamie, si dans celui-ci il ne s'emploie pas aux usages pour lesquels il avait été formé; et au contraire si le vase qui, pour ses fautes précédentes, avait été appelé vase d'infamie, veut se corriger dans le siècle présent, il deviendra dans un autre siècle un vase sanctifié, propre au service du Seigneur, et préparé pour toutes sortes de bonnes oeuvres " . Et il ajoute aussitôt: " Je crois qu'il y a des hommes lui, en s'engageant d'abord dans des vices peu considérables, peuvent porter leur malice et leur iniquité si loin, qu'à moins de se corriger et de faire pénitence de leurs péchés, ils deviendront enfin démons, et qu'au contraire il y en a d'autres qui, en travaillant à guérir leurs plaies et à réprimer leurs passions, deviendront anges de démons qu'ils étaient. J'ai déjà dit plusieurs fois que durant cette multitude infinie de siècles qui se succèdent les uns aux autres, il y a des âmes qui s'abandonnent tellement au crime qu'elles arrivent enfin au dernier degré de malice, et que d'autres s'élèvent du dernier degré de malice jusqu'à une. vertu parfaite et consommée. " Par là il veut faire voir que les hommes, c'est-à-dire les âmes peuvent devenir démons, et que les démons peuvent redevenir anges.

Il dit encore dans le même livre : "Il faut examiner aussi pourquoi nos âmes sont poussées vers différents objets, tantôt par certains mouvements et tantôt par d'autres. " Il attribue ces différentes impressions aux bonnes oeuvres que quelques âmes ont faites avant de descendre dans les corps. C'est ainsi qu'il juge du tressaillement de saint Jean dans le sein de sa mère lorsqu'Elisabeth, entendant Marie qui la saluait, confessa qu'elle était indigne de l'honneur que cette Vierge lui faisait. Et il ajoute ensuite : " L'on voit au contraire de petits enfants encore à la mamelle, qui sont possédés par des esprits malins, et qui paraissent inspirés comme des sorciers et des devins. Il y en a même qui dès leurs plus tendres années sont livrés à un démon pythonicien. Or, quand on est persuadé qu'il n'arrive rien sans la permission de Dieu, et que ce Dieu gouverne toutes choses avec,justice, peut-on croire que sa Providence abandonnât de la sorte des enfants qui n'ont rien fait qui mérite une si cruelle disgrâce?"

Il dit encore en parlant du monde : "Je crois qu'il y a eu un autre monde avant celui-ci, et qu'il y en aura encore un autre après. Voulez-vous que je vous prouve qu'il y aura un autre monde après que celui où nous sommes aura été entièrement détruit? Écoutez ce que dit Isaïe : " Il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle qui subsisteront toujours devant moi. " Voulez-vous que je vous fasse voir qu'il y a eu d'autres mondes avant que celui-ci fut créé? (422) Écoutez ce que dit l'Ecclésiaste : " Qu'est-ce qui a été autrefois? c'est ce qui doit être à l'avenir. Qu'est-ce qui s'est fait? c'est ce qui se doit faire encore. Il n'y a rien de nouveau sous le ciel, et on ne peut dire : voilà une chose nouvelle, car elle a été déjà dans les siècles écoulés avant nous. " Ce passage l'ait voir non-seulement qu'il y a eu des mondes avant celui-ci où nous sommes, mais qu'il y en aura encore d'autres après, et que ces arondes n'existent pas tous en morne temps, mais qu'ils se succèdent les uns aux autres." Et il ajoute aussitôt: "Je crois que le ciel est la demeure de Dieu et le lieu de notre véritable repos; que c'est là que les créatures raisonnables jouissaient de leur ancienne félicité avant de descendre ici, de passer des choses invisibles aux visibles, et d'être précipitées en terre, où elles ont eu besoin d'un corps grossier et terrestre. C'est pour cela que Dieu a créé ce monde visible. et leur a donné des corps proportionnés aux lieux qu'elles habitent. Or, comme il veut saurer et corriger ceux qui sont tombés, il envoie en ce monde des ministres dont les uns occupent certains lieux, sont assujettis aux nécessités de ce aronde; et les autres s'acquittent exactement et dans des temps connus de Dieu des l'onctions dont il les a chargés. Le soleil, la lune et les étoiles, qui sont du nombre de ces ministres, et que l'Apôtre appelle " créatures, " occupent la partie supérieure de ce monde. Or " cette créature est assujettie à la vanité, " parce qu'elle est exposée à nos yeux et environnée d'un corps épais et grossier. Ce n'est. pourtant pas volontairement qu'elle est assujettie à la vanité, mais par l'ordre de celui qui l'y a assujettie; avec espérance d'être délivrée de cette servitude. Enfin les autres ministres que nous croyons être des anges, gouvernent le monde dans les lieux et dans les temps que Dieu seul tonnait. " Et un peu après : " C'est la divine Providence qui règle et entretient l'ordre que nous voyons dans ce monde, et qui permet que quelques anges soient précipités tout à coup du haut du ciel, et que les autres descendent en terre peu à peu et par degrés. Ceux-ci descendent volontairement, et ceux-là sont précipités malgré eux. Les premiers s'acquittent avec plaisir de l’emploi que le Créateur leur a donné de relever ceux qui tombent ; mais les autres sont forcés malgré eux de demeurer pendant un long temps dans le ministère dont il les a chargés. " Et encore: "De tous ces différents mouvements, il s'ensuit qu'il y aura aussi différents mondes et qu'après celui-ci où nous sommes, Dieu en créera un tout différent. Eh bien! il n'y a que Dieu, Créateur de toutes choses, qui puisse présider à tous ces différents événements, mesurer les différents progrès des créatures, récompenser la vertu et punir le vice, régler cette vicissitude continuelle des siècles qui se succèdent les nus aux autres,et conduire toutes choses à une même fin. Car lui seul sait pourquoi il permet que les uns, abandonnés à Pur propre volonté, tombent de l'état sublime où ils étaient élevés, et pourquoi il visite les autres et leur donne la main pour les rétablir peu à peu dans leur première dignité.

Après avoir touché cette question qui regarde la fin et la consommation de toutes choses, il conclut en ces termes: " Puisqu'il y a des choses, comme nous avons déjà dit plusieurs fois, qui commencent par où les autres finissent , on demande si alors il v aura encore des corps, ou si l'on vivra sans corps après qu'ils auront été détruits, et s'il faut croire que les créatures qui n'ont point de corps mèneront une vie incorporelle, telle que nous savons qu'est celle de Dieu. Si tous les corps que l'apôtre saint Paul appelle " les choses visibles, " appartiennent à ce monde qui tombe sous nos sens, il n'y a point de doute que les créatures qui n'ont pas de corps mèneront une vie incorporelle. " Et un peu après : " Quant aux paroles de l'apôtre saint Paul: Que toutes les créatures seront délivrées de la corruption à laquelle elles sont assujetties pour participer à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu, nous expliquons ces paroles en disant : que les créatures raisonnables et incorporelles qui tiennent le premier rang parmi les créatures ne sont point assujetties à la corruption, parce qu'elles n'ont point de corps, qui seuls sont sujets à la corruption; mais ces corps en seront délivrés lorsqu'ils participeront à la gloire du Fils de Dieu. "

Il dit encore au même endroit: " Rien ne nous persuade mieux qu'il n'y aura point de corps quand toutes choses auront pris fin, que ce que dit le Sauveur dans cette prière : " De même que nous ne sommes qu'un vous et moi, de même que ceux-ci ne soient qu'un en nous. " (423) Car nous devons savoir ce que Dieu est et ce que le Sauveur doit être; en quoi consiste cette ressemblance du Père et du Fils qui est promise aux saints, et comment les saints ne seront qu'un dans le Père et le Fils, de même que le Père et le Fils ne sont qu'un. En effet, si la vie que mèneront les saints est entièrement semblable à celle de Dieu, il faut nécessairement ou que Dieu ait un corps et soit environné de quelque matière, comme nous sommes environnés de chair; ou, si cela parait indigne de Dieu, particulièrement à ceux qui ont quelque idée de la majesté et de la gloire de cet être incréé et supérieur à tous les êtres, il faut ou que nous perdions toute espérance de ressembler à Dieu, si nous devons avoir des corps; ou que notre vie, si elle participe au bonheur de celle de Dieu, comme on nous le fait espérer, en ait toutes les prérogatives. " Tout cela fait voir ce qu'il pense de la résurrection, et que son opinion est que tous les corps seront détruits, et que nous serons sans corps, comme nous étions avant d'en être revêtus.

Parlant encore des différents mondes qui se succèdent les uns aux autres; après avoir dit que les anges deviendront démons, qui les démons deviendront anges ou hommes, que les hommes seront changés en démons, et qu'il y aura en toutes choses une vicissitude et une révolution perpétuelles, il confirme enfin son opinion par ces paroles : " Il n'y a point de cloute qu'après un certain temps Dieu créera une nouvelle matière, de nouveaux corps et un nouveau monde, à cause des différentes inclinations des créatures raisonnables; car, déchues peu à peu de cette parfaite félicité qu'elles pouvaient goûter jusqu'à la consommation des siècles, elles ont porté leur malice à un tel degré qu'elles ont entièrement changé de nature, parce qu’elles n'ont pas voulu se maintenir dans leur premier état ni jouir d'une béatitude immuable. Il faut savoir aussi que plusieurs créatures raisonnables ne changent jamais, et se soutiennent dans leur premier état jusqu'au second, au troisième et quatrième monde; que la félicité des autres est si peu altérée qu'on s'en aperçoit à peine, et qu'enfin quelques-unes tombant du comble de la gloire sont précipitées dans le fond de l'abîme. Or, dans la création des mondes, Dieu, qui est le dispensateur de toutes choses, sait employer ces créatures selon leurs mérites, et autant qu'il est nécessaire pour le gouvernement et la conservation du monde; en sorte que celle qui surpasse les autres en malice et qui est devenue toute terrestre, deviendra démon dans le monde suivant, et tiendra le premier rang parmi ces créatures, afin de servir de jouet aux anges qui sont déchus de leur premier état. " Ne veut-il pas établir par là que les hommes qui dans ce monde s'abandonnent au péché peuvent devenir diables et démons dans un autre monde, et que les démons peuvent aussi dans un autre monde devenir anges et hommes?

Après s'être étendu fort au long pour montrer que toutes les créatures corporelles auront des corps spirituels et d'une matière très subtile, et que toutes les substances seront changées en un corps très pur et plus éclatant que la lumière et environnées d'une gloire que l'esprit humain ne saurait comprendre; il ajoute enfin : " Et Dieu sera tout eu toutes choses, de manière que. toutes les substances corporelles seront changées en celle qui est la meilleure et la plus excellente de toutes, c'est-à-dire en la substance de Dieu. "

Il avance encore dans son quatrième livre, qui est le dernier de cet ouvrage, ces erreurs que l’Eglise de Jésus-Christ condamne : " Comme ceux, dit-il, qui meurent en ce monde par la séparation de l'âme et du corps, occupent en enfer des lieux différents, selon le mérite et la nature de leurs oeuvres ; de même ceux qui, pour ainsi parler, meurent dans les fonctions de la Jérusalem céleste, descendent dans l'enfer de notre inonde, afin d'occuper sur la terre des lieux différents et proportionnés à leurs mérites. " Il continue : " Puisque nous avons comparé les âmes qui vont de ce monde aux enfers avec celles qui descendent du ciel en terre et qui sont morses en quelque façon, il faut examiner soigneusement si nous ne pourrions pas dire la même chose de la naissance des unes et des autres; car les âmes qui naissent ici-bas et y prennent un corps humain, viennent des enfers parce qu'elles se sont tournées vers le bien, ou descendent d'en haut, où elles menaient une vie plus heureuse; de même parmi toutes les âmes qui habitent le firmament , les unes s'y sont élevées d'ici-bas par l'amour de la vertu, et les autres y sont descendues du ciel, n'étant pas assez criminelles pour être (424) précipitées dans les lieux que nous habitons : " Par là, il veut insinuer que le firmament, c'est-à-dire le ciel, est un enfer par rapport à un ciel plus élevé ; et que notre terre est un enfer par rapport au firmament, et un ciel par rapport aux enfers qui sont au-dessous de nous ; de manière que ce qui est enfer à l'égard des uns, est ciel à l'égard des autres.

Il n'en demeure pas là ; il dit encore qu'à la consommation des siècles, et lorsque nous retournerons à la Jérusalem céleste, les puissances ennemies déclareront la guerre au peuple de Dieu, afin qu'il exerce dans les combats son courage et sa vertu, dont il ne peut donner des marques qu'en résistant fortement à des ennemis qui ont été vaincus, comme nous le lisons dans le livre des Nombres, par une sage conduite, par la belle disposition des troupes, et par une expérience consommée dans l'art de la guerre. Après avoir dit que cet Evangile éternel, qui doit subsister éternellement dans le ciel, dont saint Jean parle dans son Apocalypse, surpasse autant notre Evangile, que la prédication de Jésus-Christ est au-dessus des sacrements de l'ancienne loi, il ajoute (ce qu'on ne peut même penser sans sacrilège) que Jésus-Christ doit souffrir la mort au milieu des airs pour le salut des démons, quoiqu'il ne s'en explique pas formellement ; que comme Dieu s'est fait homme pour sauver les hommes, il se fera aussi démon pour sauver les démons. Mais de peur qu'on ne s'imagine que je dénature le texte, je veux rapporter ici ses propres paroles: " Comme Jésus-Christ, dit-il, a perfectionné les ombres de la loi par les ombres de l'Évangile, et que toute la loi n'est que l'ombre et la figure des cérémonies qui s'observent dans le ciel, il faut voir attentivement si l'on peut dire qu'il manque quelque chose à la loi, au culte et aux cérémonies du ciel, et si elles ont besoin d'être perfectionnées par la publication de cet Évangile que saint Jean dans son Apocalypse appelle "éternel, " par rapport au nôtre qui est temporel, et qui a été annoncé dans un monde et dans un siècle périssable et passager. Quoiqu'il y ait de la présomption et de la témérité à savoir si notre Sauveur souffrira dans l'air, je crois néanmoins que nous pourrions pousser jusque-là notre curiosité et nos recherches. Car puisque les esprits de malice sont répandus dans l'air, et que nous n'avons point de honte de confesser que le Seigneur a été attaché à la croix pour détruire ce qu'il a détruit par sa passion, pourquoi craindrions-nous de dire qu'à la fin des siècles il souffrira peut-être en l'air quelque chose de semblable, avant de sauver par sa passion toutes les nations qui habitent dans tous les lieux du monde? "

Voici encore d'autres blasphèmes qu'il profère contre le Fils : " Si le Fils connaît le Père, il semble que par cette connaissance il peut le comprendre de la même manière que nous disons que l'esprit d'un ouvrier comprend toutes les règles de son art. Il est certain que si le Père est dans le Fils, le Fils comprend le Père qui est en lui. Que si par le mot de compréhension on entend non-seulement une action de l'esprit par laquelle il comprend et conçoit les choses qu'il connaît. mais encore une vertu et une puissance par laquelle celui qui connaît les choses renferme et contient tout ce qu'il confiait, on ne peut pas dire que le Fils comprend le Père; c'est le Père qui comprend toutes choses, et comme le Fils est au nombre des choses que le Père comprend, il faut conclure que le Père comprend le Fils. " Or, pour nous faire voir pourquoi le Père comprend le Fils, et que le Fils ne peut comprendre le Père, voici ce qu'il ajoute : " Le lecteur curieux me demandera peut-être si le Père se connaît lui-même de lit même manière que le Fils le connaît? mais s'il sait qu'il est écrit: " Mon Père qui m'a envoyé est plus grand que moi, " et s'il est persuadé que cela est absolument et universellement vrai, il avouera que les connaissances du Père surpassent celles du Fils, puisque le Père se connaît lui-même d'une manière plus pure et plus parfaite que le Fils ne le connaît. "

Voici encore un endroit qui fait voir qu'Origène admet la métempsycose et l'anéantissement des corps : " Si l'on peut prouver, dit-il, que la substance incorporelle et raisonnable étant séparée du corps, subsiste et vit par elle-même, et qu'elle est moins heureuse quand elle est unie au corps que lorsqu'elle en est séparée; on sera obligé d'avouer que les corps ne sont point faits pour eux-mêmes, et qu'ils ne sont créés que de temps en temps et à cause des différents changements qui arrivent parmi les créatures raisonnables, afin que celles qui en ont besoin en puissent prendre quelqu'un. (425) Mais après que ces créatures se sont corrigées de leurs vices et affranchies de la corruption dans laquelle elles s'étaient engagées, alors les corps sont entièrement anéantis, leur nature et leur destination étant de sortir du néant et d'y rentrer par une vicissitude perpétuelle.

Cet auteur porte son impiété encore plus loin; car sur la fin de ce même livre il dit qu'il n'y a aucune différence entre les substances raisonnables, c'est-à-dire que le Père, le Fils, le Saint-Esprit, les anges, les puissances, les dominations, toutes les autres vertus célestes, et l'âme même de l'homme sont d'une même nature. " Dieu, dit-il, et son Fils unique, et le Saint-Esprit, les anges, les puissances et les autres vertus, et l’homme intérieur qui a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, sont d'une nature intellectuelle et raisonnable : d'où l'on doit conclure que Dieu et toutes ces créatures sont en quelque façon d'une même substance. " De peur qu'on ne lui reproche un si horrible blasphème, il ajoute ces mots : "en quelque façon. " Cependant il fait part de la nature divine aux anges et aux hommes, tandis que dans un autre endroit il la refuse et au fils et au Saint-Esprit, de peur qu'on ne croie qu'il partage la divinité.

Cet ouvrage étant donc rempli de toutes les erreurs que je viens de vous indiquer, ne faut-il pas avoir perdu l'esprit pour se contenter d'en changer quelques endroits qui regardent le Fils et le Saint-Esprit, et qui sont de véritables blasphèmes; et pour publier le reste tel qu'il est , et le louer même d'une manière impie, comme si toutes ces erreurs ne venaient pas d'une source également empoisonnée? Ce n'est pas ici le lieu de combattre toutes ces impiétés. D'ailleurs il est à croire que ceux qui ont écrit entre les erreurs d'Arius, d'Eunomius, de Manès et de plusieurs autres hérétiques, n'auront pas manqué de réfuter aussi celles d'Origène. Si quelqu'un donc veut lire cet ouvrage et aller à la terre promise, qu'il mette ses souliers de peur que les serpents ne le mordent et que le scorpion ne le pique, et qu'il lise cette lettre avant de commencer sa route pour connaître ce qu'il doit éviter.

 

 

LES ERREURS DE PÉLAGE.

A CTÉSIPHON.

Ne pensez pas, mon cher Ctésiphon, avoir pris trop de liberté en m'annonçant qu'on commence aujourd'hui à raviver certaines opinions qui ont eu cours autrefois. Loin de là, c'est une preuve, en cette circonstance, et de votre amitié pour moi, et de votre zèle pour les intérêts de la religion. Avant votre lettre, cette hérésie avait déjà séduit, plusieurs personnes en Orient ; elle leur avait appris à cacher un orgueil délicat sous les apparences trompeuses d'une humilité affectée, et à dire avec le démon : "Je monterai au ciel ; j'établirai mon trône au-dessus des astres, et je serai semblable au Très-Haut. " En effet, est-il rien de plus téméraire que de vouloir se rendre non-seulement semblable, mais encore égal à Dieu même et de se faire un système qui, quoique peu étendu, renferme tout le poison que les hérétiques ont puisé dans les erreurs des philosophes, particulièrement de Pythagore et de Zénon, chef des stoïciens? Car ceux qui ont adopté ces opinions prétendent que, par la méditation et la pratique continuelle de la vertu, on peut s'affranchir de toutes sortes de vices et bannir entièrement de son coeur ces agitations et ces mouvements déréglés que les Grecs appellent passions ; c'est-à-dire la tristesse et la joie, qui sont, relatives au présent; la crainte et l’espérance, qui concernent l'avenir. Les péripatéticiens, disciples d'Aristote, s'élèvent fortement contre les partisans de cette orgueilleuse doctrine. Les nouveaux académiciens , dont Cicéron partage les sentiments, renversent aussi, je ne dis pas leurs principes (ils n'en ont aucun), mais le vain fantôme de cette perfection chimérique dont- ils se flattent et qui n'existe qu'à l'état d'idéalité. Car soutenir qu'on peut vivre sans passions, c'est vouloir faire sortir l'homme de son état naturel; c'est entre; prendre de le dépouiller d'un corps auquel il est attaché par nécessité; c'est former des désirs vains et des idées folles de perfection, et non (426) pas en donner des règles et des préceptes. Aussi l'apôtre saint. Paul disait-il : " Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort ? "

Comme les bornes étroites d'une lettre ne me permettent pas de m'étendre beaucoup et de réfuter toutes les visions de ces hérétiques, je me contenterai de vous découvrir ici en leu de mots les piéges qu'ils nous tendent et que nous devons éviter. Virgile lui-même nous apprend de combien de passions différentes nous sommes agités, lorsqu'il dit : "La crainte, les désirs, la joie et la tristesse les inquiètent successivement et les accablent toujours; et, captifs dans leur horrible séjour, ils gémissent sans jamais voir la lumière. "

En effet, quel est, l'homme qui ne se laisse ni impressionner par la joie, ni abattre par la tristesse, ni amuser par l'espérance, ni ébranler par la crainte? ce qui fait dire au célèbre Vorace : " Personne ne naît sans défauts; ce qu'il y a de mieux, c'est non d'en être exempt, mais d'en avoir le moins possible. "

Un de nos auteurs a avancé avec raison que les philosophes, qui sont les patriarches des hérétiques, ont corrompu par leur pernicieuse doctrine toute la pureté de la foi de l'Église, ne sachant pas que c'est de la faiblesse et de la fragilité de l'homme que parle l'Écriture lorsqu'elle dit : " Pourquoi la terre et la cendre s'élèvent-elles d'orgueil? " et ignorant particulièrement ce que dit l’Apôtre : "Je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui s'oppose à la loi de l'esprit et qui me retient. dans l'esclavage. " Et ailleurs : " Car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je ne veux pas. " Si cet apôtre l'ait ce qu'il ne veut pas, comment ces hérétiques peuvent-ils soutenir ce qu'ils osent avancer, que l'homme peut être entièrement exempt de péché, s'il le veut? Et comment l'homme pourrait-il venir à bout, de ce qu'il veut, puisque saint Paul nous assure qu'il ne peut lui-même accomplir ce qu'il désire? Lorsque nous leur demandons où sont ceux qu'ils croient exempts de péché, ils tâchent d'éluder la vérité par une nouvelle subtilité, en disant qu'ils ne prétendent pas qu'il y ait à présent, ou qu'il y ait eu autrefois des hommes exempts de péché, mais qu'il y en peut avoir. Les habiles docteurs! qui soutiennent que ce qui n 'a jamais été peut être, quoique l’Ecriture dise formellement : "Tout ce qui doit arriver à l'avenir a déjà été fait par le passé.

Il n'est pas nécessaire de parcourir ici la vie de chaque saint en particulier pour y faire remarquer, comme dans un beau corps, quelques défauts et quelques taches (ce que font mal à propos quelques-uns de nos écrivains); il suffit de rapporter plusieurs passages de l'Écriture pour détruire tous les arguments des hérétiques et des philosophes. Que dit saint Paul,ce vaisseau d'élection? " Dieu a voulu que tous fussent enveloppés dans le péché, afin d'exercer sa miséricorde envers tous. " Et dans un autre endroit : "Tous ont péché et ont besoin de la gloire de Dieu. " L'Ecclésiaste, par la bouche duquel la sagesse même a voulu s'exprimer, dit expressément : " Il n'y a point d'homme juste sur la terre qui fasse le bien et qui ne pèche point." L'Écriture dit encore en un autre endroit: " ..... Si ce peuple vient à pécher, car il n'y a point d'homme qui ne pèche. " Et ailleurs : " Qui peut se flatter d'avoir le coeur pur?" Puis : " Il n'y a personne qui soit exempt de souillures, pas même un enfant qui n'a qu'un jour de vie. " Ce qui fait dire à David : " ... Car vous voyez que j'ai été engendré dans l'iniquité et que ma mère m'a connu dans le péché. " Et encore: " Nul homme vivant ne sera trouvé juste devant vous. " Nos hérétiques donnent un nouveau sens à ce message, afin d'en éluder la force et l'autorité sous un prétexte spécieux de piété; ils prétendent que l'Eglise entend par là qu'il n'y a personne de parfait en comparaison de Dieu. dais c'est donner une explication violente de l'Écriture, car elle ne dit pas : "Nul homme vivant ne sera trouvé juste, si on le compare avec vous, " mais : " Nul homme vivant ne sera trouvé juste devant vous. " Lorsqu'elle ajoute "devant vous," elle veut faire comprendre que ceux qui paraissent saints aux yeux des hommes ne le sont pas aux yeux de Dieu, puisque l'homme ne voit les closes qu'à l'extérieur, et que le Seigneur voit le fond du coeur. Or si personne n'est juste aux yeux de Dieu, qui voit lotit et qui pénètre jusque dans les replis les plus secrets du cour Humain, ce n'est pas relever l'homme, mais diminuer la puissance de Dieu de prétendre, avec les hérétiques, qu'on ne peut être entièrement exempt de péché.

L'Écriture sainte nous fournit plusieurs (427) autres passages de cette force; mais si je les rapportais ici, je ferais, je ne dis pas une simple lettre, mais plus même d'un volume. Ces hérétiques , qui ne trouvent des approbateurs que parmi les impies, ne nous débitent point une nouvelle doctrine; et s'ils sont capables de séduire les simples et les ignorants, ils ne sauraient faire illusion à ceux qui méditent jour et nuit la loi du Seigneur. Qu'ils rougissent donc d'avoir pour maîtres et pour sectateurs de cette ductrine mauvaise ceux qui disent que l'homme, s'il le veut, peut être sans péché et, comme disent les Grecs, impeccable. Comme ce mot parait dur et intolérable à toutes les églises d'Orient, ils s'efforcent de dissimuler leurs sentiments en disant qu'ils avouent que l'homme peut être sans péché; mais qu'ils n'osent affirmer qu'il peut être impeccable; comme s'il y avait de la différence entre les expressions être sans péché et être impeccable, et comme si le latin n'exprimait pas en deux mots le véritable sens du mot grec, qui est un nom composé. Si vous dites que l'homme peut être sans péché et non pas impeccable, condamnez donc ceux qui soutiennent qu'il peut être impeccable. Mais vous n'avez garde de le faire; car vous savez bien ce que vous enseignez à vos disciples en secret, puis vous dites une chose et vous en pensez une autre. Vous ne nous parlez, à nous autres ignorants et étrangers, que sous le voile des paraboles; les secrets et les mystères sont pour vos partisans et vous vous vantez d'imiter cri cela Jésus-Christ, qui parlait au peuple en paraboles et qui disait à ses disciples : " Pour vous, il vous a été donné de connaître les mystères du royaume du ciel, mais cette grâce n'a pas été accordée aux autres. "

Je me contenterai donc de nommer ici vos maîtres et vos sectateurs, afin de faire connaître ceux dont vous vous glorifiez de suivre la doctrine. Manès affirme que ses élus, qu'il place dans le ciel parmi les âmes de Platon, sont exempts de toutes sortes de péchés et qu'ils peuvent même, s'ils le veulent, ne jamais pécher; car, élevés au comble de la plus haute perfection, ils se trouvent par cette heureuse position au-dessus des oeuvres et des mouvements déréglés de la chair. Priscillien, qui a rempli l'Espagne de ses erreurs, lequel n'est pas moins infâme que Manès et dont les sectateurs ont des rapports si intimes avec vous; Priscillien, dis-je, se flatte aussi bien que ses disciples d'avoir acquis la perfection de la vertu et de la science; et lorsqu'ils sont enfermés seuls à seuls avec les femmes de leur secte, ils leur chantent ces vers au milieu de leurs débauches et de leurs infâmes plaisirs: "Jupiter, ce grand dieu, le père des dieux, fertilise le sein de la terre par des pluies bienfaisantes, échauffe et anime tout par sa douce et salutaire influence. "

Ces hérétiques ont tiré la plupart de leurs erreurs de l'hérésie des Gnostiques, dont l'impie Basilides est en quelque sorte le maître. N'entrez-vous pas dans leurs sentiments, lorsque vous soutenez que ceux qui n'ont aucune connaissance de la loi ne sauraient éviter le péché? Mais à quoi bon parler de Priscillien, que toute la terre a condamné et qui a même été puni de mort par l'autorité civile ? Evagre, originaire du Pont, qui a écrit aux vierges, aux moines et à celle qui porte dans son nom le caractère de sa noirceur, de son aveuglement et de sa perfidie, Evagre, dis-je, a composé un livre de maximes intitulé de l'Apathie; c'est-à-dire, selon notre manière de parler, de l'Impassibilité ou exemption des passions qui élève l'esprit au-dessus des mouvements et des impressions du vice, ou plutôt qui le change ou en Dieu ou en pierre. On lit cet ouvrage en grec dans l'Orient; mais Butin, disciple d'Evagre, l'a traduit en latin, et il est aujourd'hui entre les mains de la plupart des Occidentaux. Rotin a fait aussi un litre où il parle de je ne sais quels moines origénistes qui n'ont jamais été que dans son imagination. Ce qu'il y a de certain, c'est que la plupart de ceux dont il parle ont été condamnés par les évêques, savoir: Ammonius, Eusèbe, Euthymius, Evagre, Or, Isidore et plusieurs autres qu'il serait ennuyeux de nommer ici. Il emploie néanmoins dans cet ouvrage le même artifice que les médecins, qui, comme dit Lucrèce, pour faire avaler de l'absinthe aux enfants, frottent avec un peu de miel le bord du vase dans lequel ils leur présentent cette potion amère. Car dès le commencement de son livre il parle de Jean, dont la catholicité et la sainteté sont universellement reconnues, afin de faire passer, à la faveur de celui-là, pour des gens très orthodoxes les autres hérétiques dont il l'ait mention.

Que dirai-je de la témérité ou plutôt de l'extravagance avec laquelle il a fait passer le livre (428) de Xiste, philosophe pythagoricien, et qui n'avait aucune connaissance de Jésus-Christ, sous le nom de saint Sixte, martyr et évêque de Rome? On traite fort au long dans cet ouvrage de la perfection selon les principes des pythagoriciens qui égalent l'homme à Dieu et qui prétendent qu'il est de même nature et de même substance que Dieu. Il s'est servi de cet indigne artifice afin que ceux qui ne savent point que ce livre est l'ouvrage d'un philosophe païen, boivent sous le nom d'un martyr le poison de l'hérésie dans le calice d'or de Babylone. Au reste, on ne fait dans cet ouvrage aucune mention ni de prophètes, ni de patriarches, ni d'apôtres, ni de Jésus-Christ même, afin de donner à entendre qu'un évêque et un martyr n'a pas cru en Jésus-Christ. C'est de ce livre que vous tirez plusieurs passages pour connaître la bol de l'Église. Ce lit encore par une semblable ruse que Rufin, voulant donner aux Latins les quatre Rameux livres des Principes d'Origène, lit passer autrefois sous le nom de Pamphile, martyr, le premier des six livres de l’apologie d'Origène, composée par Eusèbe de Césarée, que tout le monde sait avoir été infecté de l'hérésie d'Arius.

Voulez-vous que je vous montre encore un de vos infiltres? c'est Origène; votre hérésie est une suite de la sienne. Car sans parler de ses autres ouvrages, lorsqu'il explique les paroles du Psalmiste : "Jusque dans la nuit même mes reins m'ont repris et instruit " ; il dit qu'un homme saint, tel que vous êtes, une fois parvenu au comble des vertus, se trouve heureusement affranchi, même durant la nuit, de toutes les infirmités humaines, et que la pensé même du vice ne peut troubler la paix et la tranquillité de son cœur Ne rougissez point d'être en communauté d'opinions avec des gens de ce caractère; pourquoi voudriez-vous les désavouer puisque vous les imitez dans leurs blasphèmes? Comme votre hérésie revient à la seconde proposition de Jovinien,vous devez aussi vous appliquer la réponse que j'ai faite à cet hérétique. Puisque vous avez l'un et l'autre les mêmes sentiments, il est impossible que vous n'ayez pas la même destinée.

Les erreurs que vous enseignez n'étant donc qu'une suite de ces anciennes hérésies, pourquoi mettre dans vos intérêts de malheureuses femmes chargées de péchés, qui se laissent emporter à tous les vents des opinions humaines, qui apprennent toujours et n'arrivent jamais à la connaissance de la vérité? Pourquoi engager avec elles dans votre parti une foule d'ignorants qui ont une démangeaison extrême d'ouïr ce qui les flatte, qui ne savent ni ce qu'ils entendent ni ce qu'ils disent, qui reçoivent comme une nouvelle doctrine ce que les anciennes hérésies ont de plus hideux et de plus corrompu, qui, suivant le langue du prophète Ézéchiel, enduisent la muraille salis enduit el qui tombent et se réduisent en poudre dès que la vérité paraît? Simon, le magicien, s'est servi d'une Hélène, femme de mauvaise vie, pour établir son hérésie. Nicolas d'Antioche, inventeur d'une hérésie impure et abominable, avait toujours à sa suite une troupe de femmes. Marcion envoya avant lui à Rome une femme pour préparer les esprits à recevoir ses erreurs. Apellés se joignit à Philomène pour répandre partout ses dogmes pernicieux. Montan, cet homme sacrilège qui voulait se faire passer pour le Saint-Esprit, se servit de Prisca et de Maxilla, femmes également distinguées et par leurs richesses et par leur naissance, afin de corrompre d'abord avec leur argent plusieurs Eglises qu'il infecta ensuite de ses erreurs. Mais laissons là les anciens hérétiques et venons a ceux de nos jours. Arius, ayant dessein de répandre son hérésie dans toute l'étendue de l'empire, commença par séduire la saur de l'empereur. Lucile employa ses richesses à favoriser le schisme des donatistes en Afrique. Agapé en Espagne, séduisit. Elpidius , et cet homme aveugle se laissa conduire dans le précipice par une femme aussi aveugle que lui. Elle eut pour successeur Priscillien, homme livré aux superstitions de Zoroastre, et qui, de magicien qu'il était, fut élevé à l'épiscopat. Une femme nommée Galla (c'était son nom propre et non pas celui de son pars) , s'étant jointe à lui, laissa pour héritage à une soeur qu'elle avait et qui répandait l'erreur partout une autre hérésie qui approche fort de celle des priscillianistes. Ce mystère d'iniquité est encore aujourd'hui en usage; les deux sexes se tendent des pièges l'un à l'autre, et l'on peut bien leur appliquer ici ce que dit un prophète : "La perdrix a crié et a couvé des oeufs qui ne sont point à elle; tel sera injuste qui s'enrichit du bien des autres par son injustice ; il quittera ses richesses au (429) milieu de ses jours, et sa fin fera voir sa folie. Ces mots. "avec la grâce de Dieu, " que ces hérétiques ajoutent pour nous faire illusion et qui imposent d'abord au lecteur, ne sauraient le séduire, pourvu qu'on ait soin de démêler le véritable sens qu'ils leur donnent. Car, par le mot de grâce, ils n'entendent pas un secours particulier de Dieu qui nous conduit et nous soutient dans chaque action. Ils veulent que cette grâce ne soit rien autre chose que le libre arbitre et les commandements de la loi, selon ce passage d'Isaïe qu'ils citent en leur faveur: "Dieu vous a donné sa loi pour vous aider," et qu'ainsi nous devons seulement remercier Dieu de nous avoir créés avec le libre arbitre avec lequel nous pouvons également et nous porter au bien et éviter le mal. Mais en disant cela, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils prêtent leur langue au démon pour prononcer un horrible blasphème. Car si toute la grâce de Dieu consiste en l'usage qu'il nous a donné de notre propre volonté; et si, contents d'avoir le libre arbitre, nous croyons n'avoir plus besoin de son secours, de peur que cette dépendance ne porte atteinte à notre liberté, il résulte donc que nous ne devons plus le prier, ni fléchir sa miséricorde par nos oraisons afin d'obtenir de lui chaque jour cette grâce dont nous sommes toujours maîtres dès qu'une fois nous l'avons reçue. Ces philosophes suppriment entièrement l'exercice de la prière et se flattent d'être par leur libre arbitre, non-seulement maîtres de leur propre volonté, mais encore égaux à Dieu même qui n'a besoin de personne pour faire ce qu'il veut. Qu'ils abolissent donc aussi le jeûne et la continence; car pourquoi me donner tant de peine pour obtenir par mon travail ce qui est déjà en mon pouvoir?

Ce n'est pas moi qui fais cet argument, c'est un des disciples, ou plutôt le maître et le chef de la secte, et un vase de perdition opposé à l'apôtre saint Paul. Voici donc comment raisonne ce nouveau docteur, en faisant plus de solécismes que de syllogismes, quoi qu'en disent ses partisans : " Si je ne puis agir sans le secours de Dieu, et si c'est à lui seul qu'on doit attribuer toutes les actions que je liais, ce ne sont donc point mes actes, mais le secours de Dieu qu'on doit couronner en moi. En vain m'aurait-il doué du filtre arbitre, si je ne puis m'en servir qu'avec le secours continuel de sa grâce. Faire dépendre la volonté d'un secours étranger, c'est la détruire. Mais Dieu m'a donné le libre arbitre, et il ne peut être véritablement libre si je ne l'ais pas ce que je veux. Ou je me sers de ce pouvoir que Dieu m'a déjà accordé afin de conserver mon libre arbitre, ou je le perds entièrement si, pour agir, j'ai besoin du secours d'autrui. "

A-t-on prononcé jamais un plus horrible blasphème, et jamais hérésie a-t-elle renfermé un poison plus dangereux et plus subtil? Ils prétendent que, quand une rois on a reçu le libre arbitre, on n'a plus besoin du secours de Dieu, ne sachant pas qu'il est écrit : "Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu? que si vous l'avez revu, pourquoi vous glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez pas reçu? "Dans le temps même qu'ils remercient Dieu de leur avoir donné le libre arbitre, ils s'en servent pour se révolter contre Dieu. Il est vrai (et nous le reconnaissons volontiers) que Dieu nous a donné le libre arbitre; mais loin de nous croire dispensés pour cela de lui rendre de continuelles actions de grâces, nous pensons au contraire que nous ne pouvons rien si Dieu ne prend soin de conserver lui-même ce qu'il nous a donné, selon ce que dit l'apôtre: " Cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, usais de Dieu qui liait miséricorde. " C'est moi qui veux et qui cours; cependant je ne saurais, sans l'appui continuel de Dieu, ni vouloir ni courir; car, comme dit le même apôtre : " C'est Dieu qui opère en nous et le vouloir et le faire, " le Sauveur dans l'Evangile: " Mon Père ne cesse point d'agir jusqu'a présent, et j'agis aussi sans cesse. " Dieu donne et répand continuellement ses grâces; il ne me suffit pas qu'il nie les ait une fois accordées, j'ai besoin qu'il me les accorde toujours. Je les demande pour les recevoir, et quand je les ai reçues, je les demande encore; je suis avide de ses bienfaits. Il ne cesse point de me donner, et je ne lie lasse point de recevoir; plus je bois à cette source divine et plus j'ai soif, selon ce que dit le Psalmiste : " Goûtez et vouez combien le Seigneur est doux. " Tout le bien qui est en nous n'est qu'un sentiment du Seigneur. Quand je croirai être arrivé au dernier degré de la vertu, je ne ferai encore que commencer. La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, mais la charité bannit et détruit entièrement cette crainte. Toute la perfection de l'homme consiste (430) à savoir qu'il est imparfait. " Lorsque vous aurez accompli, dit Jésus-Christ, tout ce qui vous est commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles; nous avons fait ce à quoi nous étions obligés. " Si celui qui a fait tout ce qu'il devait est un serviteur inutile, que doit-on dire de celui qui n'a pu faire ce qu'on lui a commandé? Aussi l'apôtre saint Paul écrit-il qu'il n'a encore reçu qu'en partie la récompense qu'il espère, et atteint qu'en partie le but qu'il se propose; qu'il n'est pas encore arrivé au point de sa perfection, et qu' oubliant ce qu'il a déjà fait, il s'avance vers ce qu'il lui reste à l'aire. Celui qui oublie le passé et qui soupire après l'avenir, indique suffisamment qu'il n'est pas content de l’état présent où il se trouve.

Ils nous objectent souvent et avec chaleur, que nous détruisons le libre arbitre; mais est-ce qu'ils ne le détruisent point eux-mêmes , en abusant de leur liberté pour s'élever contre leur bienfaiteur? Lequel des deux détruit le libre arbitre, ou de celui qui rend à Dieu de continuelles actions de grâces, et qui le regarde comme la source de tous les biens qu'il a reçus; ou de celui qui dit : " Retirez-vous de moi, parce que je suis pur. Je n'ai point besoin de vous, Vous m'avez donné le libre arbitre pour faire ce que je veux, est-il nécessaire que vous entriez dans toutes mes actions, comme si je ne pouvais rien faire sans votre secours? " Par mauvais vouloir vous n'admettez d'autres grâces que celles que l'homme a reçues lors de sa création, et vous prétendez qu'il n'a point besoin du secours de Dieu pour chaque action. N'est-ce pas parce que vous appréhendez que cette dépendance ne préjudicie à votre libre arbitre? Mais en méprisant l'aide de Dieu, vous avez recours aux hommes. Ecoulez, je vous prie, cet pomme sacrilège : " Si je veux, dit-il, plier le doigt, remuer la main, m'asseoir, me tenir debout , marcher, me promener , cracher, me moucher, satisfaire aux nécessités de la nature, ai-je besoin pour cela d'un secours continuel de Dieu ?"Ecoutez, homme ingrat, ce que dit saint Paul : " Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, en un mot quelque chose que vous lassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. " Et l'apôtre saint Jacques : " Je m'adresse maintenant à vous qui dites : Nous irons aujourd'hui ou demain en une telle ville; nous y demeurerons un an, nous y ferons du commerce un instant et nous y gagnerons beaucoup; quoique vous ne sachiez pas même ce qui arrivera demain. Car qu'est-ce que votre vie, sinon une vapeur qui apparaît un instant et qui s'évanouit ensuite'! Vous devriez au contraire dire : S'il plait au Seigneur, et si nous vivons, nous ferons telle et telle chose. Mais non, vous vous élevez dans vos pensées présomptueuses. Or toute cette présomption est très mauvaise. Vous croyez que c'est vous faire injure et détruire entièrement votre liberté, que d'avoir sans cesse recours à Dieu qui est votre Créateur, de dépendre de sa volonté et de lui dire avec le prophète-roi : " Je tiens toujours mes yeux élevés vers le Seigneur, parce que c'est lui qui dégagera mes pieds du piège. "C'est ce qui vous rend assez téméraire et assez audacieux pour dire que chaque homme se conduit par son libre arbitre. Si cela est, en quoi dépendrons-nous du secours de Dieu? Si l'homme n'a pas besoin de Jésus-Christ pour se conduire, comment Jérémie a-t-il pu dire : "L'homme n'est point maître de ses voies, c'est le Seigneur qui conduit et règle toutes ses démarches? "

Vous dites que les commandements de Dieu sont faciles à observer, et cependant vous ne sauriez me produire un seul homme qui les ait accomplis tous avec une constante exactitude, répondez-moi un peu, je vous prie; ces commandements sont-ils faciles ou difficiles à pratiquer? S'ils sont faciles, montrez-moi un seul homme qui les ait exactement observés ; expliquez-moi ce que dit David . " Vous faites des commandements pénibles; " et ensuite: " J'ai eu soin, à cause des paroles de vos lèvres, de marcher exactement dans des voies dures et ardues ; " et ce que dit le Seigneur dans l'Evangile : " Entrez par la porte étroite. Aimez vos ennemis; priez pour ceux qui vous persécutent. " Si ces commandements sont difficiles, et si jamais personne ne les a inviolablement observés, comment osez-vous dire que l'observation en est aisée? Ne voyez-vous pas que vous êtes en contradiction avec vous-même? car si les commandements de Dieu sont faciles, beaucoup de personnes auront été exactes et fidèles à les accomplir. S'ils sont difficiles, comment osez-vous avancer qu'il est aisé de les mettre en pratique?

Vous dites encore que les commandements de Dieu sont ou possibles, et qu'alors c'est avec (431) justice qu'il les a faits; ou impossibles, et qu'alors on ne doit point blâmer ceux qui les ont reçus, mais celui qui leur a imposé une loi impraticable. Mais Dieu m'a-t-il commandé de me rendre semblable à lui, d'égaler la sainteté du Créateur, de surpasser les anges en vertu et en pureté, de m'élever à une perfection que ces esprits bienheureux n'ont pas? Ce n'est que de Jésus-Christ seul qu'il est écrit : " Il n'a commis aucun péché, et sa bouche n'a jamais été ouverte à la dissimulation. " Si l'on en peut dire autant de moi, quel sera le caractère particulier de Jésus-Christ? Vous voyez bien par là que votre opinion se détruit d'elle-même.

Vous soutenez qu'il ne tient qu'à l'homme d'être sans péché ; et semblable à un homme qui se réveille d'un profond sommeil, vous tâchez, mais en vain, d'ajouter que ce n'est qu'avec la grâce de Dieu que l'homme peut vivre en cet état : artifice dont vous vous servez pour illusionner les ignorants. Car enfin si l'homme peut être sans péché, qu'a-t-il besoin de la grâce de Dieu? ou s'il ne peut rien l'aire sans cette grâce, pourquoi dire qu'il est en son pouvoir de faire une chose qui lui est absolument impossible? Il peut, dites-vous, être sans péché et devenir parlait, s'il le veut. Quel est le chrétien qui ne souhaite pas d'être sans péché et de devenir parfait, sil n'a qu'à le vouloir, et si le résultat dépend uniquement de sa volonté ? Il n'y a point de chrétien qui ne désire être exempt de péché; il n'y aura donc personne qui ne se trouve dans cette heureuse situation, puisqu'il n'y a personne qui ne le désire. Vous ne sauriez jamais vous tirer de là ; car comme il vous est impossible de produire un seul homme qui ait vécu sans péché, il faut malgré vous que vous avouiez que tous les hommes peuvent être sans péché.

Dieu, dites-vous, n'a donné que des commandements d'une exécution possible. Qui dit le contraire? Mais l'apôtre saint Paul nous explique d'une manière très claire en quel sens cela doit s'entendre, lorsqu'il dit . " Ce qui était une impossibilité de la loi à cause de sa faiblesse et de son impuissance devant la chair, est devenu une possibilité par l'arrivée du Fils de Dieu revêtu d'une chair semblable à la chair du péché ; et à cause du péché Dieu a condamné le péché dans la chair. " Et ailleurs : " nul homme ne sera justifié devant Dieu par les oeuvres de la loi. " Et pour ne pas s'imaginer qu'il s’agit de la loi de Moïse, et non pas de tous les commandements que nous comprenons sous le nom de loi, le même apôtre dit encore: " Car je nie plais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, mais je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui s'oppose à celle de l'esprit, et qui nie tient captif sous la loi du péché qui est dans les membres de mon corps. Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur. " Il explique encore sa pensée, et la présente sous un nouveau jour : " Nous savons que lit loi est spirituelle ; mais pour moi je suis tout charnel, étant sous le joug du péché. Je n'approuve pas ce que je rais, parce que je ne lais pas ce que je veux, mais au contraire je lais ce que je bais. Que si je l'ais ce que je ne veux pas, je consens à la loi, et je reconnais qu'elle est bonne. Ainsi ce n'est plus moi qui agis, mais c'est le péché qui habite en moi. Je sais qu'il n'y a rien de bon en moi, c'est-à-dire dans ma chair, parce que je trouve en moi la volonté de faire le bien, mais je ne trouve point le moyen de l'accomplir. Car je ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que je ne veux pas. Que si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui agis, mais c'est le péché qui habite en moi. "

Vous ne manquerez pas de vous récrier ici, de dire que nous tombons dans les opinions extravagantes des manichéens et de ceux qui, pour combattre la doctrine de l'Eglise, soutiennent qu'il y a dans l'homme une nature mauvaise qui ne peut jamais changer. Ce n'est point à moi que vous devez attribuer cette opinion, mais à l'apôtre saint Paul qui sait la différence qu'il y a entre Dieu et l'homme, entre la faiblesse de la chair et la force de l'esprit. " Car la chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, et l'esprit en a de contraires a ceux de la chair; ils sont opposés l'un à l'autre, en sorte que nous ne pouvons faire ce que nous voulons. " Vous ne m'entendrez jamais dire qu'il y a une mauvaise nature. Mais apprenons de l'Apôtre même ce que l'on doit penser des faiblesses et de la fragilité de la chair. Demandez-lui pourquoi il a dit: " Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais, " (432) et quelle est cette fatale nécessité qui s'oppose à ses désirs ; cette puissance impérieuse et tyrannique qui l'entraîne à des actes dignes de sa haine, en sorte qu'il ne fait pas ce qu'il veut, mais qu'il est contraint de faire ce qu'il ne veut pas et ce qu'il hait? Il vous répondra : " O homme! qui êtes-vous pour discuter avec Dieu? Un vase d'argile dit-il à celui qui l'a fait : pourquoi m'avez-vous fait ainsi? Le potier n'a-t-il pas le pouvoir de faire d'une même masse d'argile un vase destiné à des usages honorables, un vase destiné à des usages vils et honteux? " Adressez à Dieu un reproche encore plus injurieux et plus outrageant ; demandez-lui pourquoi il a dit d'Esaü et de Jacob, même avant leur naissance: " J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü ? " Accusez-le d'injustice et demandez-lui pourquoi il a exterminé tant de milliers d'hommes pour punir le péché d'Achan fils de Charim, qui avait soustrait quelque chose du butin que les Israélites avaient fait à Jéricho? Pourquoi l'arche d'alliance a-t-elle été prise et l'armée d'Israël presque entièrement défaite , en punition des crimes des enfants d'Héli? Pourquoi la vanité de David qui avait ordonné le dénombrement d'Israël a-t-elle attiré sa vengeance sur tant de milliers d'hommes? Demandez-lui enfin ce que votre ami Porphyre a coutume de nous objecter : pourquoi, bon et miséricordieux, il a laissé périr toutes les nations qui ont vécu dans l'ignorance de sa loi et de ses commandements, depuis Adam jusqu'à Moïse, et depuis Moïse jusqu'à la naissance de Jésus Christ? Car la Grande-Bretagne, cette province si féconde en tyrans, l'Ecosse et toutes ces nations barbares qui habitent sur les bords de l'Océan, n'avaient jamais eu aucune connaissance de Moïse ni des prophètes. Pour quel motif le Sauveur n'est-il venu qu'à la fin des temps, et pourquoi ne venait-il pas avant la perte de cette multitude prodigieuse d'hommes perdue sans ressource et sans aucune espérance de salut? L'apôtre saint Paul agitant cette question dans son épître aux Romains, avoue qu'il ne saurait pénétrer la profondeur de ce mystère, et il en réserve la connaissance à Dieu seul. Ne vous étonnez donc pas si vous ne pouvez l'approfondir. Laissez à Dieu sa puissance; il n'a pas besoin que vous preniez son parti. Je dois seul être en butte à vos reproches et à vos

outrages ; moi, dis-je, qui m'en tiens à ce que dit l'Écriture : " C'est par la grâce que vous êtes sauvés! " Et ailleurs : " Heureux ceux dont les iniquités sont pardonnées , et dont les péchés sont cachés ! " Il faut que je vous avoue ici sincèrement mes propres faiblesses : il y a bien des choses que je veux faire, et qui sont pour moi un devoir; cependant tous mes désirs sont vains et mes efforts inutiles. L'esprit toujours plein de vigueur et de zèle me conduit à la vie; mais la chair toujours faible et fragile me mène à la mort. J'écoute ce que dit le Seigneur : " Veillez et priez, afin que vous n'entriez point en tentation; l'esprit est prompt, mais la chair est faible. "

C'est en vain que vous tâchez, par la plus noire de toutes les impostures, de nous haire passer dans l'esprit d'une populace ignorante et crédule pour des gens qui nient le libre arbitre. Nous disons anathème à quiconque le nie. Au reste, ce n'est point précisément le libre arbitre qui nous distingue des bêtes, puisque, comme j'ai déjà dit, il a besoin du secours continuel de Dieu ; c'est ce que vous nous refusez ; vous prétendez au contraire que, quand une fois on a reçu le libre arbitre, on peut aisément se passer de ce secours. Il est vrai que le libre arbitre rend la volonté libre, mais il ne nous donne pas pour cela le pouvoir de l'aire le bien. Ce pouvoir ne nous vient que de Dieu seul, qui n'a besoin d'aucun secours étranger. Mais vous qui affirmez que l'homme peut s'élever à la perfection de la justice, et être aussi juste que Dieu même et qui néanmoins avouez que vous êtes pécheur, dites-moi, je vous brie, voulez-vous être sans péché ou ne le voulez-vous pas? Si vous le voulez, pourquoi n'en êtes-vous pas exempt, puisque d'après vos principes, il ne tient qu'à vous de vous affranchir de sa servitude? Si vous ne le voulez pas, vous prouvez que vous méprisez les commandements de Dieu. Si vous les méprisez, vous êtes pécheur; et si vous êtes pécheur, écoutez ce que dit l'Écriture : " Dieu a dit au pécheur, pourquoi racontez-vous ma justice et pourquoi avez-vous toujours à la bouche les paroles de mon testament, vous qui haïssez la discipline et qui avez repoussé mes paroles loin de vous? " Vous rejetez loin de vous la parole de Dieu en refusant de l'accomplir; et cependant vous venez comme un nouvel apôtre prescrire à toute (433) la terre ce qu'elle doit faire. Mais vous ne nous dites pas ce que vous pensez, et votre coeur ne s'accorde pas avec vos paroles; car en disant que vous êtes un pécheur, et qu'il ne tient qu'à l'homme d'être sans péché, vous avancez indirectement que vous êtes saint et exempt de tout péché; que seulement vous prenez par humilité la qualité de pécheur, afin de donner aux autres par justice les louanges que vous vous refusez à vous-même par modestie.

Vous nous posez encore un autre argument qui n'est pas soutenable. Il y a bien de la différence, dites-vous, entre être sans péché et pouvoir être sans péché. Il ne dépend pas de nous en particulier d'être sans péché ; mais l'on peut dire de tous les hommes en général qu'ils peuvent être sans péché, et quoiqu'il ne se trouve personne qui en ait été exempt, on peut néanmoins s'en exempter si l'on veut. L'étrange raisonnement ! de dire que ce qui n'a jamais été peut être, et que ce qui ne s'est jamais lait se peut faire ; d'attribuer cette exemption de péché et cette pureté de vie à un homme qui sans doute n'existera jamais; et d'accorder à je ne sais qui un avantage que ni les patriarches, ni les prophètes, ni les apôtres n'ont jamais possédé. Accommodez-vous, je vous prie, à la simplicité, ou selon vous, à l'ignorance grossière de l'Eglise. Expliquez-nous de bonne foi vos sentiments; ne nous cachez point ce que vous enseignez en secret à vos disciples. Puisque vous vous flattez d'avoir votre libre arbitre, usez de votre liberté et déclarez-nous franchement ce que vous pensez. Votre langage est différent de celui que vous tenez dans l'intimité; n'est-ce point parce que vos secrets et vos mystères sont au-dessus de la portée du simple peuple. et que votre doctrine est une nourriture trop solide et trop forte pour ces intelligences communes qui doivent se contenter du lait des enfants?

Avant même d'avoir écrit contre vos erreurs, vous me menacez de me foudroyer par votre réponse et de pulvériser mon ouvrage. Vous voulez m'effrayer, me fermer la bouche par vos menaces; et vous ne vous apercevez pas que je n'écris contre vous que pour vous obliger à répondre et à déclarer ouvertement ce que vous n'avez coutume de dire ou de taire que dans des conjonctures favorables à vos desseins. Je ne veux pas que vous avez la liberté de nier ce que vous avez une fois avancé dans vos écrits. Expliquez-vous clairement, et l'Eglise1riomplie; votre aveu est sa victoire. Car si votre réponse est conforme à sa doctrine, nous vous regarderons non pas comme adversaire, mais comme ami; et si elle lui est contraire, nous sommes sûrs de vaincre, puisque toutes les Eglises connaîtront vos sentiments. Vous déclarer ouvertement, c'est nous donner la victoire; vos blasphèmes sautent aux yeux de tout le monde, et il est inutile de réfuter une doctrine qui porte avec soi un caractère d'impiété. Vous me menacez d'une réponse; on ne peut l'éviter qu'en se taisant. Vous y travaillez d'avance, mais pouvez-vous savoir ce que j'ai à vous objecter? Peut-être entrerai-je dans vos sentiments; si cela est, votre travail sera inutile. Les Eunomiens, les Ariens. les Macédoniens, qui sous des noms différents font profession d'une même impiété, ne nous embarrassent point, parce qu'ils disent ce qu'ils pensent ; il n'y a que cette hérésie seule qui ait honte de publier ouvertement, ce qu'elle ne craint point d'enseigner en secret. Mais le zèle furieux et emporté des disciples nous l'ait assez connaître ce que les maîtres nous cachent par !eux mystérieux silence ; car ceux-là prêchent sur les toits, ce que ceux-ci leur ont enseigné dans l'intimité, afin que si on approuve leur doctrine, l'honneur et la gloire en reviennent aux maîtres, et que si on la condamne, la honte et l'infamie en retombent sur les disciples. C'est par cet artifice que votre hérésie s'est établie et propagée; que vous avez séduit plusieurs personnes, et particulièrement ceux qui, aimant les femmes, s'imaginent qu'ils peuvent sans péché avoir avec elles des relations criminelles. Puisque vous prêchez et désavouez successivement votre doctrine, vous méritez qu'on vous applique ce que dit un prophète : " Ils tirent toute leur gloire des enfants qu'ils ont conçus et mis au monde. Donnez-leur, Seigneur; et que leur donnerez-vous? donnez-leur un sein stérile et des mamelles desséchées. "

Je sens mon zèle s'enflammer et je ne saurais me taire ; mais cependant les bornes étroites d'une lettre ne me permettent pas de m'étendre beaucoup sur ce sujet. Je ne nomme ici personne ; je n'en veux qu'à celui qui a inventé cette pernicieuse hérésie. Que s'il s'emporte contre moi, et s'il entreprend de me répondre, il se trahira lui-même comme fait la souris; et (434) je l'attaquerai encore plus vivement, si jamais la discussion devient plus grave. J'ai composé plusieurs ouvrages depuis ma jeunesse , jusqu'à présent, toujours pris soin de ne dire que ce que j'ai entendu prêcher publiquement dans l'Eglise. J'ai préféré la simplicité des apôtres aux vains raisonnements des philosophes, sachant qu'il est écrit : " Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants." Et encore : " Ce qui parait en Dieu une folie est plus sage que la sagesse de tous les hommes." Que mes ennemis donc examinent mes écrits jusqu'à la fin, et s'ils y trouvent quelque chose à reprendre, qu'ils le déclarent hautement. S'ils me condamnent à tort, je saurai bien repousser leur calomnie; et s'ils me censurent avec raison, j'avouerai mon erreur, aimant mieux me corriger de mes fautes que de persévérer dans de mauvais sentiments.

Faites-en de même , illustre philosophe docteur; soutenez ce que vous avez avancé, appuyez par votre éloquence les belles et sublimes pensées de votre esprit, et ne vous réservez point la liberté de les désavouer quand il vous plaira ; ou si vous êtes tombé dans des erreurs auxquelles tous les hommes sont sujets, avouez les de bonne foi, afin de ramener les esprits que vos opinions ont divisés. Souvenez-vous que des soldats même ne voulurent pas déchirer la robe du Sauveur. Vous vouez la division qui règne parmi nos frères dont les uns portent votre nom, et les autres celui de Jésus-Christ, et vous prenez un cruel plaisir à vous repaître de cet affligeant spectacle. Imitez Jonas, et dites avec lui : " Si je suis cause de telle tempête, prenez-moi et jetez-moi dans la mer. " Ce fut par un profond sentiment d'humilité que ce prophète consentit à être précipité dans la mer pour représenter en sa personne une image de la glorieuse résurrection de Jésus-Christ ; et vous au contraire vous cous élevez jusqu'au ciel par votre orgueil, afin que le Sauveur dise de vous " Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair. "

Ces hérétiques nous objectent que l'Ecriture sainte donne le nom de justes à plusieurs personnes, comme Zacharie, Elizabeth, Job, Josaphat, Josias et plusieurs autres dont il est l'ait mention dans les livres sacrés. J'espère, si Dieu m'en l'ait la grâce, répondre fort au long à cette objection dans l'ouvrage que je vous ai promis.

Je dirai seulement ici en passant que l'Ecriture les appelle justes, non parce qu'ils n'ont commis aucun péché, mais parce qu'ils se sont rendus recommandables par la pratique de presque toutes les vertus. En effet, nous voyons que Zacharie est privé de l'usage de la parole en punition de son incrédulité ; que Job se condamne lui-même; que Josaphat et Josias, auxquels l'Ecriture donne expressément le nom de justes, ont commis des actions qui ont déplu au Seigneur. Celui-là fut repris par un prophète pour avoir donné du secours à un roi impie; et celui-ci étant allé au-devant de Nécao, roi d'Egypte, pour lui livrer bataille, malgré la défense que Jérémie lui en avait faite de la part du Seigneur, fut tué dans le combat. Cependant l'un et l'autre sont appelés justes dans l’Ecriture sainte.

Ce n'est point ici le lieu de réfuter leurs autres erreurs, car vous ne m'avez demandé qu'une lettre et non pas un livre. Je veux y travailler à loisir, et j'espère, avec le secours de Jésus-Christ, détruire tous leurs absurdes raisonnements par l'autorité des saintes Ecritures, dans lesquelles Dieu parle tous les jours aux fidèles. Au reste,je vous prie d'avertir et de supplier de ma part toute votre sainte et illustre famille de se précautionner contre cette hérésie infâme et remplie de corruption, qu'un petit personnage obscur, ou trois tout au plus, s'efforcent de répandre partout. Qu'elle se tienne donc en garde contre les artifices de ces hérétiques, de peur qu'on ne voie régner la présomption, le désordre et le libertinage dans une maison vénérable jusqu'à ce jour par sa vertu et sa sainteté. Faites-lui comprendre que favoriser des gens de ce caractère, c'est composer une société d'hérétiques, c'est former un parti contre Jésus. Christ, c'est nourrir ses ennemis déclarés; et qu'en vain ceux qui les protègent se flattent d'être dans de bons sentiments, si leurs actions démentent leur foi.

 

 

 

TRAITÉ SUR LES JUIFS.

A DARDANUS, PRÉFET.

Vous me demandez quelle est la terre promise où les Juifs s'établirent après leur fuite d'Egypte. " Car leurs pères ayant autrefois habité ce pays, ne leur a-t-il pas été plutôt rendu que promis? " Ce sont les propres termes que vous employez vous-même à la fin de la lettre que vous m'avez adressée.

La question que vous soulevez indique assez que vous êtes de l'opinion de plusieurs de nos auteurs qui s'imaginent que la véritable terre de promission est celle dont David dit : " Je crois fermement voir un jour les biens du Seigneur dans la terre des vivants; " et Jésus-Christ dans l'Evangile : " Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils possèderont la terre " En effet, lorsque David inspiré d'en haut parlait ainsi, il était dans la terre de promission et régnait non seulement sur la Judée, mais encore sur plusieurs nations voisines qu'il avait réunies à son empire, c'est-à-dire depuis le torrent de l'Egypte qui passe proche de Rhinocorure, jusqu'au grand fleuve de l'Euphrate. Ce qui lui fait dire dans un autre endroit : " Je m'avancerai dans l'Idumée, je la foulerai aux pieds, et les étrangers me seront soumis. " Or, comment espérait-il posséder ce qui lui appartenait delà par droit de conquête? Mais pour apprendre aux Juifs quelle est cette terre après laquelle il soupire, et pour ne leur laisser aucun doute, il ajoute : " Je crois fermement voir un jour les biens dit Seigneur dans la terre des vivants. " La Judée que ce prince gouvernait n'est donc point la terre des vivants , c'est-à-dire d'Abraham , d'Isaac et de Jacob, dont Notre Seigneur a dit en parlant de la résurrection : " Dieu n'est point le Dieu des morts, mais des vivants; " elle est la terre et la demeure de ces morts dont il est question dans Ezéchiel " L'âme qui aura péché elle-même mourra. "

Et dans le prophète-roi : " Les morts, Seigneur, ne vous loueront point, ce sera nous qui vivons, " et ceux qui au jour de la résurrection iront au-devant du Sauveur, d'après ces paroles de l'Apôtre : " Je vous déclare compte l'ayant appris du Seigneur que, nous qui vivons et qui sommes réservés pour son avènement, nous ne préviendrons point ceux qui sont déjà dans le sommeil de la mort; " et que le prophète Jérémie a eus en vue : " Ceux qui se retirent de vous seront écrits sur la terre. "

Ces paroles de David : " Je crois fermement voir un jour les biens du Seigneur, " nous indiquent assez qu'on doit les prendre dans un sens spirituel ; car quels autres biens pouvait-il désirer? Que manquait-il à ce grand prophète, qui était si puissant que son lits Salomon devint le plus riche monarque de la terre avec les biens immenses que son père lui avait laissés ? Il souhaitait donc voir et posséder dans la terre des vivants ces biens que le Seigneur a réservés à ceux qui l'aiment, biens infinis que l’oeil n'a point vus, dont l'oreille n'a point entendu parler, et que le coeur de l'homme ne saurait comprendre.

Si l'on prend à la lettre ces paroles de l'Evangile : " Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils possèderont la terre, " elles paraissent contraires à l'expérience que nous acquérons tous les jours, et qui ne nous démontre que trop que les biens de la terre sont ordinairement la propriété de, ces hommes emportés et violents qui ne semblent nés que pour la guerre; et qu'au contraire ceux qui sont d'un naturel doux et pacifique perdent souvent par leur extrême douteur l'héritage même que leurs pères leur ont laissé. C'est pourquoi nous lisons au psaume 44, où le prophète nous représente sous le nom de Salomon l'union de Jésus-Christ avec son Eglise : " Vous qui êtes le très puissant, ceignez votre épée sur votre cuisse; servez-vous de votre beauté et de votre majesté ainsi que d'un arc tendu; soyez heureux et régnez par la douceur, par la vérité et la justice; et votre droite vous fera faire des progrès étonnants et miraculeux. " C'est ce même Sauveur qui dit encore dans un autre psaume : Souvenez-vous, Seigneur, de David et de toute sa douceur; " et ailleurs : " le Seigneur prend sous sa protection ceux qui sont doux. " Il s'explique dans l'Evangile d'une manière encore plus claire et plus nette lorsqu'il dit : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. " Aussi est-ce pour nous donner une figure de ce divin Sauveur, que l'Ecriture sainte nous représente Moïse compte le plus doux de tous les hommes. Telle est donc cette terre où les âmes saintes (436) et pacifiques doivent posséder ces " biens du Seigneur " qu'Abraham, Isaac, Jacob, les prophètes et les autres justes n'ont pu obtenir avant l'incarnation de Jésus-Christ, puisque l'Ecriture nous montre Abraham dans les lieux souterrains avec Lazare, quoique dans des places différentes, et que nous entendons dire à Jacob, cet homme si juste. " Je pleurerai et je gémirai sans cesse jusqu'à ce que je descende au fond de la terre. " C'est Jésus-Christ qui nous ouvre les portes du ciel par son sang, d'après ses propres paroles au larron : " Vous serez aujourd'hui avec moi dans le paradis. " Telle est encore une fois cette terre des vivants, terre où Dieu déploie toutes ses richesses et où abondent ces biens du Seigneur que le premier Adam a perdus, et que le second a retrouvés, ou plutôt dans la possession desquels il nous a rétablis, selon cette parole de l'Apôtre : " La mort a exercé son règne depuis Adam jusqu'à Moïse; " c'est-à-dire jusqu'à la loi, à l'égard même de ceux qui n'ont pas péché par une transgression de la loi de Dieu, comme a fait Adam, qui est la figure du monde.

Voulons-nous savoir quelle est cette terre? Le prophète Malachie nous en donne une juste idée. " Toutes les nations vous appelleront un peuple heureux, parce que vous possédez une terre de délices. " Le texte grec forte une terre " volontaire," parce qu'elle est l'objet ou des désirs des saints. ou des complaisances de Dieu. Le prophète Isaïe nous en trace une pareille peinture : " Il parlera d'une manière obscure et enveloppée, et il sera dans la terre de Sion comme un grand fleuve dans une terre altérée. " Quelle est cette terre de Sion où l'on verra couler ce grand fleuve? C'est la terre dont le prophète-roi parle dans un autre endroit : " On a dit de vous de grandes choses, ô cité de Dieu ! " et ailleurs : " Le Seigneur aime les portes de Sion, plus que toutes les tentes de Jacob. " Quoi donc ! Dieu aime-t-il ces portes que nous voyons aujourd'hui réduites en cendres et en poussière? C'est ce qu'on ne persuadera jamais, je ne dis pas à des personnes sages, mais à ceux qui n'ont pas même le sens commun. Le Psalmiste l'entend ainsi lorsqu'il dit : "Vous avez visité la terre, et vous l'avez comme enivrée de pluies ; vous l'avez comblée de toutes sortes de richesses. Le fleuve de Dieu a été rempli d'eaux et. vous savez par là préparé de quoi nourrir les habitants de la terre. Enivrez d'eau les sillons, multipliez les productions, et elle semblera se réjouir de l'abondance de ses rosées par les fruits qu'elle produira. " En effet, Dieu visite tous les jours cette terre, l'enivre de ses pluies, et la couvre de toutes sortes de richesses. C'est là que coule ce fleuve qui, selon le Psalmiste, " réjouit la cité de Dieu par l'abondance de ses eaux; " ce fleuve que le prophète Ezéchiel nous décrit d'une mystérieuse manière, et dont les deux rives sont plantées d'arbres qui produisent tous les mois des fruits nouveaux. C'est cette terre qui figure dans les Proverbes du Sage : " Celui qui laboure sa terre, sera rassasié de pain. " Ceci ne peut s'appliquer à cette terre que nous voyons, partage des hommes pécheurs, et dont il est écrit : " La terre sera maudite à causerie ce que vous avez fait. " Car combien y en a-t-il qui se fatiguent à travailler à la terre, et qui cependant pour diverses causes languissent dans la misère et la disette? Remarquez bien ces paroles de l'Ecriture : " Celui qui laboure sa terre, " c'est-à-dire la terre qui lui appartient en propre, et qu'on ne saurait jamais lui ravir. C'est dans ce même sens que le Sage dit encore ailleurs " L'homme rachètera son âme par ses propres richesses; " ce qui n'est pas toujours vrai à prendre ces paroles à la lettre ; car combien y en a-t-il qui sont délivrés avec l'argent de leurs amis! Ceux qui cultivent cette terre sont les apôtres ; c'est à eux que Jésus Christ a dit " Vous êtes le sel de la terre, " et ailleurs : " C'est par votre patience que vous possédez vos âmes. Aussi saint Paul ajoute : " Nous sommes les coopérateurs de Dieu, et vous, vous êtes le champ que Dieu cultive et l'édifice qu'il bâtit." Je passe ici sous silence une infinité d'autres passages, de peur de fatiguer le lecteur et de lui donner à penser, en multipliant les citations, que je me défie de son habileté et de sa mémoire.

Nous devons aussi remarquer soigneusement, d'après les livres sacrés, que les saints n'ont point demeuré dans le pays que les Juifs appellent la terre de promission, mais qu'ils n'ont fait qu'y passer comme voyageurs et comme étrangers. " Je suis un étranger et un voyageur, disait un de ces hommes justes, de même que mes pères l'ont été. " Longtemps exilé parmi les ténèbres de cette terre, il disait (437) dans l'amertume de son coeur et avec larmes " Malheur à moi parce que le pèlerinage est long! J'ai demeuré avec ceux qui habitent dans Cédar; mon âme a été longtemps étrangère. Dans tous les passages où l'Ecriture sainte parle des habitants de la terre, pour peu qu'on veuille examiner ce qui précède et ce qui suit, on remarquera aisément qu'elle ne donne ordinairement ce nom qu'aux pécheurs, comme dans cet endroit de l'Apocalypse de saint Jean: " Malheur aux habitants de la terre! " Abraham est le premier à qui le Seigneur promit la terre de Chanaan : "Je vous donnerai ce pays et à votre postérité. " Cependant ce saint patriarche n'y posséda jamais rien, comme le témoigne saint Etienne dans le beau discours qu'il prononça autrefois en présence du sénat des Juifs. " Alors Abraham, " dit ce premier martyr de Jésus-Christ, " sortit du pays des Chaldéens, et vint demeurer à Charran. Après la mort de son père, Dieu le fit passer en cette terre que vous habitez aujourd'hui, où il ne lui donna aucun héritage, pas même pour poser son pied; seulement il lui promit de lui en donner la possession, ainsi qu'à sa postérité. " Mais de peur que le lecteur ne s'imagine que Dieu a donné aux enfants ce qu'il n’avait pas accordé au père, voici comment l'apôtre saint Paul s'en explique dans l'épître aux Hébreux : " C'est par la foi que celui qui reçut le nom d'Abraham obéit en allant dans la terre qu'il devait recevoir pour héritage, et qu'il partit ignorant où il allait. C'est par la foi qu'il demeura dans la terre qui lui avait été promise comme dans une terre étrangère, habitant sous des tentes avec Isaac et Jacob, qui devaient être héritiers avec lui de cette promesse. Car il attendait cette cité bâtie sur de solides fondements, qui a Dieu même pour fondateur et architecte. " Ensuite, après avoir parlé d'Abel, d'Enoch, de Noé et de Sara, il ajoute : " Tous ces saints sont morts dans la foi, n'ayant point reçu les biens que Dieu leur avait promis , mais les voyant et comme les saluant de loin, et reconnaissant qu'ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. Car ceux qui parlent de la sorte font bien voir qu'ils cherchent leur patrie. Que s'ils avaient eu dans l'esprit celle d'où ils étaient sortis, ils avaient assez de temps pour y retourner. Mais ils en désiraient une meilleure, qui est la patrie céleste. " Enfin, après avoir fait mention de plusieurs autres saints, voici comment il finit : " Cependant toutes ces personnes, qui avaient un témoignage dans la foi, n'ont point reçu la récompense promise; Dieu ayant voulu, par une faveur particulière qu'il nous a faite, qu'ils ne reçussent qu'avec, nous l'accomplissement de leur bonheur... Car nous nous sommes approchés de la montagne de Sion, de la ville du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste, d'une troupe innombrable d'anges, de l'assemblée et de l'Eglise des premiers nés qui sont écrits dans le ciel. "

Je sais bien que les Juifs toujours perfides et incrédules rejettent ces témoignages quoique corroborés par l'autorité de l'Ancien Testament. Quant aux chrétiens, ils doivent savoir que non-seulement toutes les Eglises de l'Orient, mais encore tous les anciens auteurs ecclésiastiques de l'Eglise grecque, reçoivent cette lettre adressée aux Hébreux comme étant de saint Paul, quoique plusieurs l'attribuent ou à saint Barnabé ou à saint Clément. Au reste, qu'importe l'auteur, puisqu'il est certain qu'elle est l'ouvrage d'un chrétien, et qu'on la lit tous les jours dans les églises ? Que si les Latins ne la mettent point au nombre des livres canoniques, les Grecs n'y mettent pas non plus l'Apocalypse de saint Jean ; cependant, nous autres Orientaux nous mettons l'une et l'autre dans le canon des saintes Ecritures, nous conformant en cela, non point aux coutumes que nous voyons aujourd'hui établies dans les Eglises, mais à l'exemple des anciens écrivains ecclésiastiques, qui les citent souvent comme des livres canoniques, et non pas comme des ouvrages apocryphes; car ils se servent rarement de l'autorité des auteurs profanes.

Je prie ceux qui prétendent que le peuple juif après sa sortie d'Egypte prit possession de ce pays, devenu pour nous par la Passion et la Résurrection du Sauveur une véritable terre de promission; je les prie, dis-je, de nous faire voir ce que ce peuple en a possédé; ce qui depuis Dan jusqu'à Bersabée ne s'étendait que l'espace de cent soixante milles de longueur. L'Ecriture sainte n'en donne pas davantage à David et à Salomon, les deux plus puissants rois qui aient jamais régné en Israël. Je ne parle point ici des peuples qu'ils ont subjugués et qui sont entrés dans leur alliance, je veux dire les cinq villes des Philistins, Gaza, Ascalon, Getli, Accaron (438) et Azot; les Iduméens qui ne sont éloignés de Jérusalem qu'environ soixante et quinze milles du côté du midi ; les Arabes et les Agaréniens, qu'on appelle aujourd'hui Sarrazins et qui habitent les environs de Jérusalem. J'ai honte de dire quelle est la largeur de la terre de promission, et je crains que les Païens ne prennent de là occasion de blasphémer. Ont rie compte que quarante et six milles depuis Joppe jusqu'à notre petit bourg de Bethléem; après quoi on ne trouve plus qu'un affreux désert habité par des nations barbares descendues d'Ismaël, dont l'Ecriture a dit : "Il dressera ses pavillons vis-à-vis ses frères."

Le plus éloquent de tous les poètes dit aussi que ces peuples n'ont aucune demeure certaine, et il les appelle " Barcéens" du nom de " Barca, " qui est un bourg situé dans le désert; les Africains les nomment aujourd'hui par corruption "Bariciens." On leur donne encore divers autres noms selon les différents pays qu'ils habitent; ils s'étendent depuis la Mauritanie jusqu'aux Indes, par l'Afrique, l'Egypte, la Palestine, la Phénicie, la Célé-Syrie, l'Osroëne, la Mésopotamie et la Perse. Voilà donc, ô Juifs ! l'étendue du pays que vous vous vantez de posséder, et dent vous tirez vanité parmi les nations qui ne vous connaissent pas. Cela est bon pour les ignorants; quant à moi, je vous connais à fond.

Vous me direz peut-être que, par la terre de promission, on doit entendre celle dont Moïse fait la description dans le livre des Nombres, et qui est bornée au midi par la mer Salée, par les villes de Senna et de Cadesbarné, et par le torrent d'Egypte qui va se décharger dans la grande mer proche du Rhinocorure; à l'occident par cette grande mer qui baigne les côtes de Palestine, de Phénicie, de Célé-Syrie et de Cilicie; au nord par ce cercle que forment les monts Taurus et Zéphyrius, et qui s'étend jusqu'à Emath, qu'on appelle Epiphanie de Syrie; à l'orient par la ville d'Antioche et par le lac de Cenereth qu'on nomme aujourd'hui Tibériade, et par le Jourdain qui se décharge dans la mer Salée, que nous appelons à présent la mer Morte. Au-delà du Jourdain ce sont les deux tribus de Ruben et de Gad, et la demi-tribu de Manassé. Il est vrai que Dieu vous l'a promise cette terre, mais il ne vous l'a jamais livrée ; et si vous aviez observé la loi du Seigneur et marché dans la voie de ses commandements; si, au lieu d'adorer le Dieu tout-puissant. vous n'aviez pas rendu un culte sacrilège à Belphégor, à Baal, à Belzebub et à Chamos, vous seriez entrés en possession de cette terre heureuse qui vous avait été promise; mais vous avez tout perdu, parce que vous avez préféré ces idoles au vrai Dieu. on me promet dans l'Evangile la possession du royaume du ciel, dont il n'est fait aucune mention dans l'Ancien Testament; mais si je n'observe pas les commandements du Seigneur, je serai privé de ce royaume, non point par le fait de celui qui me l'a promis, mais par mon fait personnel; car là où il y a liberté de choisir, c'est inutilement que nous souhaitons ce qui a été promis, si nous refusons de travailler.

Lisez le livre de Josué et des Juges, et vous verrez combien étroites sont les bornes du pays que vous possédez. Je ne parle point ici des contrées et des villes d'où vous n'avez pu chasser les étrangers, puisqu'il n'a pas même été en votre pouvoir d'exterminer les Jubéséens de votre capitale, et qu'au scandale de vos voisins ils ont partagé avec vous cette grande ville qu'on a appelée successivement Jebus, Jalem et Jérusalem, et qu'on nomme aujourd’hui Elia. Vous en étiez si peu maîtres, que votre temple a été bâti dans l'aire d'Oman-Jebuséen, et par les mains mêmes des païens et des étrangers. Salomon employa à ce grand ouvrage soixante et dix mille tailleurs de pierre, et quatre-vingt mille manoeuvres qui portaient les fardeaux, ce qui faisait en tout cent cinquante mille hommes, sans compter les inspecteurs des travaux : tant était prodigieux le nombre d'incirconcis qui demeuraient avec vous dans cette grande ville.

Je ne prétends point par là insulter à la Judée, comme un hérétique imposteur m'en accuse faussement, ni détruire la vérité de l'histoire, qui est le fondement spirituel que nous tirons des saintes Ecritures; mais je veux confondre l'orgueil des Juifs qui préfèrent la pensée étroite de la synagogue à la large pensée évangélique.

S'ils ne veulent s'attacher qu'à la lettre qui tue, et non point à l'esprit qui vivifie, qu'ils nous montrent dans la terre de promission des ruisseaux de miel et de lait; mais s'ils croient au contraire que cette expression signifie une abondance générale, nous aussi alors nous préférons à une terre de ronces et d'épines, la terre des vivants, la terre de promission, d'après les (439) paroles du Seigneur à Moïse en parlant de la réprobation d'Israël et de ln vocation des Gentils "Laissez-moi faire, que j'extermine ce peuple, et je vous ferai le chef d'une nation nombreuse;" et d'après le Père Eternel à son Fils: " Demandez-moi, et je vous donnerai les nations pour votre héritage, et vos possessions s'étendront jusqu'aux extrémités de la terre. " Et cela se voit plus clairement dans le prophète Isaïe : " Il ne suffit pas que vous me serviez à relever les tribus de Jacob, et à réunir les restes d'Israël; je vous ai établi la lumière de toutes les nations afin que vous soyez le Sauveur de toute la terre. "

Ce qui fait voir très sensiblement que "toutes les choses qui sont arrivées à ce peuple n'étaient que des ombres et des figures, et qu'elles ont été écrites pour nous servir d'instruction, à nous autres qui nous trouvons à la fin des temps. "

Vous avez commis plusieurs crimes, ô Juifs ! et vous êtes devenus esclaves de tous les peuples que vous avez eus pour voisins. Pourquoi? à cause de votre idolâtrie. Dans cet état d'esclavage où vous vous êtes trouvés tant de fois, Dieu, touché de vos misères, vous a envoyé des juges pour vous gouverner, et des libérateurs pour rompre les fers dont les Moabites, les Philistins, les Ammonites et plusieurs autres nations vous avaient chargés; enfin, toujours rebelles à Dieu, vous avez vu du temps de vos rois tout votre pays livré aux Babyloniens. L'abandon du temple a duré soixante et dix ans; Cyrus, roi des Perses, vous rendit la liberté, comme le rapportent fort au long Esdras et Néhémias. Sous Darius, roi des Perses et des Mèdes, Zorobabel, fils de Salathiel, et le grand-prêtre Jésus, fils de Josedech, rebâtirent le temple. Je ne veux pas raconter ici tous les maux que les Egyptiens, les Mèdes et les Macédoniens vous ont fait souffrir; je ne vous rappellerai point les cruautés qu'Antiochus Epiphanès, le plus impitoyable de tous les tyrans, a exercées contre vous; je ne dirai point par combien d'insultes et d'outrages pompée, Gabynius, Scaurus, Varus, Casius et Sosius ont déshonoré vos villes et particulièrement Jérusalem. Enfin cette grande ville a été prise et son temple détruit sous Titus et Vespasien. Les habitants qui échappèrent au massacre, y restèrent encore cinquante an, c'est-à-dire jusqu'à l'empire d'Adrien. Mais le temple ayant été entièrement détruit, et la ville et le temple demeurent ensevelis sous leurs propres ruines depuis près de quatre cents ans.

Pour quel crime êtes-vous donc tombes dans cet abîme de misères? Il est certain que vous n'adorez point les idoles; quoique asservis à la domination des Perses et des Romains et accablés sous le joug d'une dure captivité, jamais vous n'avez voulu reconnaître les dieux étrangers. Comment donc se fait-il que Dieu dont les miséricordes sont infinies, et qui ne vous a jamais oubliés, soit insensible à vos malheurs et ne pense point à vous tirer de captivité, ou pour mieux dire, à vous envoyer l'Anté-Christ que vous attendez? Par quel péché encore une fois, par quel crime avez-vous oblige le Seigneur à détourner les yeux de dessus vous? Voulez-vous le savoir? Souvenez-vous de ces paroles de vos pères : " Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants; venez, tuons-le, et nous serons maîtres de son héritage. Nous n'avons point d'autre roi que César. "Vos désirs seront accomplis; vous serez esclaves de César jusqu'à la fin du monde, " c'est-à-dire jusqu'à ce que la multitude des nations soit entrée " dans l'Eglise, "et qu'ainsi tout Israël soit sauvé," et que les premiers soient les derniers.

Voilà ce que j'ai dicté à la hâte et en peu de mots, sur la demande d'un homme aussi distingue que vous, qui, après avoir rempli deux fois avec tant dignité la place de préfet, vous distinguez encore plus aujourd'hui par l'éclat de vos vertus. L'on m'a demandé réponse en même temps, ou plutôt le même jour que j'ai reçu votre lettre; de manière que je me suis vu réduit ou à me taire, ce qui n'était pas convenable, ou à vous répondre quoique d'une manière fort incomplète, et c'est ce dernier parti que la charité m'a conseillé de prendre.

 

 

 

 

CONTRE LES MONTANISTES.

A MARCELLA.

Un montaniste vous a fait des objections sur les passages de l'Evangile saint Jean où Notre Seigneur parle de son retour vers son Père, et promet à ses apôtres de leur envoyer le Saint-Esprit.

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Les Actes des apôtres prouvent dans quel temps cette promesse a été faite, et dans quel moment elle a été remplie. Saint Luc rapporte que le Saint-Esprit descendit dix jours après l'ascension du Seigneur, c'est-à-dire cinquante jours après sa résurrection ; que les fidèles commencèrent alors à parler plusieurs langues, de manière que quelques-uns, dont la foi était encore faible, soutenaient qu'ils étaient ivres de vin nouveau. Mais saint Pierre se levant au milieu des apôtres et de toute l'assemblée, leur dit : " O Juifs, et vous tous qui demeurez dans Jérusalem, considérez ce que je vais vous dire et soyez attentifs à mes paroles; ces frères ne sont pas ivres comme vous le pensez, puisqu'il n'est encore que la troisième heure du jour; trais il arrive ici ce qui a été prédit par le prophète Joël : " Dans les derniers temps, dit le Seigneur, je répandrai mon Esprit sur toute chair; leurs fils et leurs filles prophétiseront; les jeunes gens auront des vision, et les vieillards auront des songes, et je répandrai mon Esprit sur mes serviteurs et sur mes servantes. "

Or, l'apôtre saint Pierre, sur lequel Jésus-Christ a fondé son Eglise, dit que cette prophétie et la promesse du Seigneur ont été réalisées à cette époque. Comment pouvons-nous en placer la réalisation dans un autre temps? Que si les montanistes prétendent que les quatre filles de Philippe ont prophétisé: qu'Agabus était prophète; que dans l'énumération que fait saint Paul des dons du Saint-Esprit , il nomme des prophètes parmi les apôtres et les docteurs, que lui-même a prédit les hérésies futures et ce qui doit arriver à la fin des siècles; si, dis-je, les montanistes nous font ces objections, ils doivent savoir que nous ne rejetons pas les prophéties qui ont été scellées par la Passion du Sauveur, mais que nous ne voulons point avoir de communion avec ceux qui refusent de se rendre à l'autorité de l'Ancien et du Nouveau-Testament.

D'abord nous ne sommes point d'accord avec eux sur les dogmes de la foi. Nous disons que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont des personnes distinctes l'une de l'autre, quoiqu'ils n'aient qu'une même substance.

Or les montanistes, suivant la doctrine de Sabellius, n'admettent qu'une seule personne dans la Trinité.

Nous n'autorisons pas les secondes noces, mais nous les permettons, selon le précepte de saint Paul, qui veut que les jeunes veuves se remarient.

Les montanistes au contraire regardent les secondes noces comme une action si criminelle, qu'ils appellent adultères ceux qui se remarient.

Nous ne faisons qu'un carême dans toute l'année, selon la tradition des apôtres, et nous choisissons pour cela le temps qui nous parait le plus convenable. Les montanistes en l'ont trois tous les ans, comme si trois Sauveurs avaient souffert la mort pour nous. Ce n'est pas qu'il ne soit permis de jeûner pendant toute l'année, excepté les cinquante jours d'après Pâques; mais autre chose est de faire une bonne oeuvre spontanément, et autre chose est de la faire par obligation.

Les évêques tiennent parmi nous le rang des apôtres; parmi les montanistes ils n'ont que le troisième rang, car leurs patriarches de Pepuze en Phrygie tiennent le premier; ceux qu'on appelle Cenones tiennent le second, et les évêques le troisième, c'est-à-dire presque le dernier; compte si en mettant au dernier rang ceux qui parmi nous sont au premier, ils relevaient l'éclat de leur religion.

Ils chassent de leur église ceux qui sont tombés dans les fautes les plus légères, et nous, nous lisons tous les jours : " J'aime mieux le repentir du pécheur que sa mort. " Et ailleurs: " Quand on est tombé, ne se relève-t-on pas?" Et encore : " Convertissez-vous , enfants rebelles, revenez à moi et je guérirai le mal que vous vous êtes fait en vous éloignant de moi."

S'ils usent d'une si grande sévérité envers les pécheurs, ce n'est pas qu'ils ne soient encore plus pécheurs que nous; mais la différence qu'il y a entre eux et nous, c'est que, se flattant d'être justes, ils ont honte d'avouer qu'ils sont pécheurs, au lieu que nous autres, en faisant pénitence de nos péchés, nous en obtenons plus facilement le pardon.

Je ne dis rien de ces mystères abominables où figure, à ce qu'on dit, le sang d'un enfant à la mamelle, et qui est regardé comme un martyr. Je veux bien ne pas y croire et je regarde comme faux tout ce qui est sanguinaire.

Ils enseignent ouvertement une doctrine pleine de blasphèmes, et c'est ici qu'il faut les confondre. Ils disent que, dans l'Ancien-Testament, Dieu avait voulu d'abord sauver le monde (441) par Moïse et par les prophètes; mais que n'ayant pu exécuter ce dessein, il s'était incarné dans le sein d'une vierge, et avait prêché en Jésus-Christ et souffert la mort sous sa figure; et que ce sacrifice n'ayant pas encore suffi pour le salut du monde, il était venu habiter par le Saint-Esprit en Montait, en Prisca et en Maxilla , et que cet efféminé, ce demi-homme avait reçu la plénitude du Saint-Esprit, que saint Paul même n'a pas reçue, puisqu'il dit: " Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très imparfait. Nous ne vouons ici-bas que par un miroir dans des énigmes. " Mais ce ne sont là que des visions qui ne méritent pas d'être relevées. C'est confondre leurs erreurs que de les mettre au jour, et il n'est pas nécessaire que dans un traité aussi court que celui-ci, je m'arrête à réfuter toutes leurs extravagances, puisque vous n'en avez pas été embarrassée vous-même, et que, possédant à fond les saintes Ecritures, vous ne m'en avez écrit que pour avoir mon opinion sur toutes ces questions.

 

 

 

 

 

 

SUR LES ÉCRIVAINS GRECS ET LATINS.

A L'ORATEUR MAGNUS.

Je m'aperçois bien que notre cher Sébésius a profité de vos conseils, et je m'en aperçois encore mieux par son changement de vie que par votre lettre. Sa conversion me donne plus de joie que ses égarements ne m'ont causé de chagrin. On a vu dans cette circonstance une sorte de combat entre la tendresse d'un pire et la piété d'un enfant :celui-là oubliant le passé, et celui-ci promettant de mieux vivre à l'avenir. Cet heureux changement doit être et pour vous et pour moi un grand sujet de contentement, puisque je retrouve un fils et vous un disciple.

Vous me demandez à la fin de votre lettre pourquoi je cite dans mes ouvrages les auteurs profanes, et pourquoi je mêle avec la pure doctrine de l'Eglise les folies du paganisme. Je n'ai â ce sujet qu'un mot à vous dire : c'est que vous ne me feriez jamais une pareille question si vous n'étiez point passionné pour Cicéron, et si vous aviez abandonné Volcatius pour lire l'Ecriture sainte et les ouvrages des interprètes; car qui ne sait que Moïse et les prophètes se sont servis des auteurs païens, et que Salomon adresse des questions aux philosophes de Tyr, et répondu à celles qu'ils lui ont proposées? Aussi il nous apprend dès le commencement de ses Proverbes qu'il ne les a écrits que " pour nous faire comprendre les discours de la sagesse, les paroles ambiguës, les paraboles et leur sens mystérieux, les maximes et les énigmes des sages; " ce qui ne convient qu'aux dialecticiens et aux philosophes. L'apôtre saint Paul, en écrivant à Tite, ne cite-t-il pas ce vers d'Epiménide : " Les Crétois sont tous menteurs ce sont de méchantes bêtes qui n'aiment que la bonne chère et l'oisiveté? " Callimaque a depuis inséré dans ses ouvrages l'hémistiche de ce vers héroïque. Il ne faut point du reste s'étonner que la traduction latine ne rende pas exactement l'original, puisque la traduction des oeuvres d'Homère offre à peine un sens quelconque. Ce même apôtre s'est encore servi dans une autre de ses épîtres de ce vers de Ménandre : " Les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs. " Et disputant à Athènes dans le palais de Mars, il cite ces paroles d'Aratus : " Nous sommes les enfants de la race de Dieu. " C'est la fin d'un vers héroïque. Ce chef de l'armée chrétienne, et ce grand orateur n'en demeure pas là; car pour soutenir les intérêts de Jésus-Christ et établir la vérité de notre religion, il se sert avec avantage d'une inscription qu'il avait vue par hasard sur un autel. Il n'ignorait point qu'on doit, à l'exemple du véritable David, désarmer son ennemi et couper la tète au superbe Goliath avec sa propre épée. Il avait lu que Dieu même ordonne dans le Deutéronome, avant d'épouser une prisonnière de guerre, de lui raser la tête et les sourcils, et de lui couper la barbe et les ongles. Faut-il donc s'étonner qu'entraîné par l'éloquence humaine, je mette au nombre des Israélites cette belle captive, et qu'après l'avoir rasée, c'est-à-dire purifiée de ses idolâtries, de ses erreurs, de ses dérèglements et de tout ce qui est mort en elle, je la prenne pour mon épouse, et que j'en aie des enfants légitimes capables de servir le Dieu des armées? Je travaille pour l'établissement de la famille de Jésus-Christ, et le commerce que j'ai avec cette étrangère ne (442) sert qu'à augmenter le nombre de ses serviteurs. Le prophète Osée épouse une prostituée nommée Goiuer, fille de Debelaïm, dont il a un fils appelé Jézrhael, c'est-à-dire enfant de Dieu. Isaïe prend un rasoir tranchant pour raser le menton et les pieds des pécheurs. Le prophète Ezéchiel, voulant nous représenter les malheurs dont l'impie Jérusalem était menacée, se rase la tête et en retranche tout ce qui est sans sentiment et sans vie.

On a blâmé, au rapport de Firmianus, saint Cyprien, cet homme st célèbre dans l'Eglise par son éloquence et son martyre, pour avoir, en écrivant contre Démétrianus, cité plusieurs passages tirés des prophètes et des apôtres, que son adversaire prétendait être faux et supposés, et pour tic pus s'être plutôt appuyé sur l'autorité des philosophes et des poètes qu'un païen n'eût pas osé rejeter. Celse et Porphyre ont écrit contre la religion chrétienne; Origène a répondu à celui-là avec force; Méthodius, Eusèbe et Apollinarius ont écrit contre celui-ci avec habileté et talent. Origène a composé huit livres contre Celse; l'ouvrage que Méthodius a fait contre Porphyre contient jusqu'à dix taille lignes; Eusèbe et Apollinarius ont composé contre lui, l'un vingt-cinq volumes et l'autre trente. Lisez-les, et vous avouerez que je suis un ignorant auprès d'eux; et après avoir tant étudie, je tue souviens à peine, et encore d'une manière très confuse, de ce que j'ai appris dans ma jeunesse. L'empereur Julien, dans la guerre des Parthes, composa sept livres de blasphèmes contre Jésus-Christ, et, comme parle la fable, il fut battu avec ses propres armes. Si j'entreprenais d'écrire contre lui, vous ne me permettriez pas sans doute de recourir à l'autorité des philosophes et des stoïciens, et de m'en servir comme de la massue d'Hercule pour écraser la tête de ce chien enragé. II est vrai que bientôt après il éprouva dans le combat la puissance de notre Nazaréen, ou, comme il l'appelait par mépris, du Galiléen, ayant été percé d'un coup de lance, comme châtiment de ses impiétés et de ses blasphèmes.

Joseph a écrit en faveur de l'antiquité du peuple juif deux livres contre Appion d'Alexandrie, surnommé le grammairien, où il cite un si grand nombre de passages tirés des auteurs profanes que je ne saurais comprendre comment un Juif de nation, appliqué dès ses plus tendres années à l'étude de l'Ecriture sainte, a pu lire tous les ouvrages des auteurs grecs. Que dirai-je de Philon que les savants regardent comme le Platon des Juifs? Continuons à parcourir tous les auteurs qui citent les profanes dans leurs ouvrages. Quadratus, disciple des apôtres et évêque de l'Eglise d'Athènes, ne présenta-t-il pas à l'empereur Adrien, comme il se rendait au temple de Cérès, un livre pour la défense de la religion chrétienne, où la force et l'élévation de son génie parurent avec tant d'éclat qu'il s'attira l'admiration de tout le monde et fit cesser une cruelle persécution qui s'était élevée contre l'Eglise? Le philosophe Aristide, homme très éloquent, présenta au même empereur l'apologie des chrétiens, toute remplie de passages tirés des philosophes. Justin, également philosophe, suivit son exemple, et présenta à l'empereur Antonin, à ses fils et au sénat, un livre qu'il avait composé contre les Gentils, où il défend hautement l'ignominie de la croix, et confesse avec une liberté vraiment chrétienne la résurrection de Jésus-Christ. Que dirai-je de Meliton, évêque de Sardes? d'Apollinarius, prêtre de l'Eglise d'Hiérapole? de Denis, évêque de Corinthe? de Talianus, de Bardesane, d'Irénée, successeur de saint Photin, martyr, qui tous ont écrit plusieurs volumes pour faire voir dans duels philosophes chaque hérésie se formait? Pautenus, philosophe de la secte des stoïciens, fut envoyé aux Indes par Démétrianus, évêque d'Alexandrie, qui connaissait sa profonde érudition, afin d'annoncer Jésus-Christ aux Brachmanes et aux philosophes de ces pays-là. Clément, prêtre de l'Eglise d'Alexandrie, qui, suivant moi, est le plus habile de tous ceux qui ont écrit sur la religion, a fait huit livres intitulés des Stromates, et huit autres qui ont pour titre des Expositions, un contre les Gentils et trois autres intitulés du Pédagogue ou de l'Instruction des enfants. Tous ces ouvrages ne sont-ils pas remplis d'érudition et de tout ce qu'il y a de plus recherché en philosophie? Origène, à son imitation, a écrit huit livres des Stromates, où il compare la doctrine des chrétiens avec celle des philosophes, et où il confirme tous les dogmes de notre religion par l'autorité de Platon, d'Aristote, de Numénius et de Cornutus? Milciades a aussi écrit un livre fort savant contre les Gentils ; Hippolyte et Apollonius, sénateurs (443) romains, ont donné aussi quelques ouvrages au public. Nous avons encore des livres de Julius Africanus, qui a écrit l'histoire des temps; de Théodore , qui depuis fut appelé Grégoire , homme égal aux apôtres en miracles; de Denis d'Alexandrie, d'Anatolius, prêtre de l'Eglise de Laodicée : comme aussi des prêtres Pamphile, Piérius, Lucien et Malchion; d'Eusèbe de Césarée, d'Eustrate d'Antioche, d'Athanase d'Alexandrie, d'Eusèbe d'Emèse, de Triphille de Cypre, d'Astérius de Scvtropolis, et du confesseur Sérapion; de Tite, évêque de Bostra; de Bazile, de Grégoire et d'Amphilochius, tous trois de Cappadoce. Tous les ouvrages de cette époque sont tellement remplis de passages et de sentences des philosophes, qu'on ne sait ce que l'on doit le plus admirer en eux, ou la science de l'Ecriture sainte, ou la connaissance profonde des auteurs profanes.

Venons maintenant aux écrivains de l'Eglise latine. Où trouve-t-on plus d'érudition et d'énergie que dans Tertullien? Son Apologétique et ses livres contre les Gentils se font admirer. Y a-t-il quelque chose de beau dans les auteurs profanes que Minutius Félix, ce célèbre avocat de Rome, n'ait fait entrer dans son livre qui a pour titre Ociarius, et dans un autre qu'il a fait contre les astrologues (si néanmoins il en est l'auteur comme le titre le porte)? Arnobe a écrit sept livres contre les Gentils ; Lactance, son disciple. en a écrit autant, outre deux volumes intitulés, l'un de la Colère et l'autre de l'Ouvrage de Dieu. Si vous voulez vous donner la peine de les lire, vous trouverez que ce n'est presque qu'un abrégé des dialogues de Cicéron. Quant au martyr Victorin, s'il n'y a pas beaucoup d'érudition dans son ouvrage, il parait cependant qu'il n'a rien épargné pour cela. Quelle concision, quelle profonde connaissance de l'histoire, quelle beauté, quelle éloquence ne trouve-t-on pas dans les ouvrages que saint Cyprien a faits pour prouver que les idoles ne sont pas des dieux! Hilaire, ce grand évêque, qui de nos jours a confessé avec tant de zèle la divinité de Jesus-Christ, a imité les douze livres de Quintilien, et pour le nombre et pour le style. Dans le petit livre qu'il a composé contre le médecin Dioscore, il a montré la connaissance parfaite qu'il avait des belles-lettres. Le prêtre Juvencus, sous le règne de Constantin, a écrit en vers l'histoire de notre Sauveur, sans craindre que la poésie diminuât en rien la majesté de l'Evangile. Je passe sous silence une infinité d'autres écrivains, tant morts que vivants, dont les ouvrages indiquent et l'érudition, et la volonté de s'en servir.

Mais afin que vous ne tombiez pas dans une autre erreur en vous imaginant qu'il n'est permis de s'appuyer sur l'autorité des auteurs profanes que lorsqu'on écrit contre les Gentils, je dois vous dire qu'il n'y a presque aucun écrivain, (si vous n'en exceptez ceux qui n'ont jamais cultivé les lettres avec Epicure,) dont les livres ne soient remplis d'une science et d'une érudition profonde. Au reste, pour vous parler ici franchement, je suis bien convaincu que vous n'ignorez pas l'usage de tous les habiles écrivains; mais je pense que quelqu'un vous a suggéré la question que vous m'avez faite, et que ce pourrait bien être Calpurnius, surnommé Lanarius, parce qu'il aime à lire l'histoire de Salluste.

Dites-lui, je vous prie, de ma part, que, s'il n'a plus de dents pour manger, il ne porte point envie à ceux qui en ont encore de bonnes , et qu'étant aussi aveugle qu'une taupe, il ne doit point se moquer de ceux qui ont les yeux perçants de la chèvre. J'aurais ici, comme vous voyez, matière à parler, mais il faut terminer ma lettre.

 

 

 

 

 

CONTRE UN MOINE DE SES ENNEMIS.

A DOMNION.

Il y a tout à la fois dans votre lettre amitié et reproches: amitié de votre part, puisque vous me prévenez et craignez pour moi là oit il n'y a aucun danger; reproches de la part des gens qui tic m'aiment pas, qui cherchent l'occasion de me nuire, parlent souvent contre. leur frère, et occasionnent du scandale au fils de leur mère.

Un certain moine, dites-vous, ou plutôt je ne sais quel batteur de pavé, qui passe sa vie dans les rues et sur les places publiques à colporter les nouvelles, à parler des autres à tort et à travers, et qui ne voit pas la poutre qui (444) lui crève les yeux, s'efforce de retirer la paille qu'il aperçoit dans l'oeil de son voisin. Cet homme, dites-vous, m'attaque ainsi que les livres que j'ai écrits contre Jovinien, et les incrimine avec violence.

Vous ajoutez que ce grand logicien de la ville de Rome, qui est l'appui de la famille de Plaute, n'a jamais lu ni les catégories, ni le livre de l'Interprétation, ni les lieux-communs d'Aristote, ni même ceux de Cicéron; mais que toute sa science consiste à former des syllogismes et à réfuter par la subtilité de ses raisonnements mes prétendus sophismes, au milieu des ignorants, ou à table au milieu des femmes. J'étais bien simple de m'imaginer qu'il était impossible d'acquérir toutes ces connaissances sans l'étude de la philosophie, et qu'il valait mieux savoir effacer qu'écrire. En vain donc ai-je traduit les Commentaires d'Alexandre, en vain le savant maître sous lequel j'ai étudié m'a-t-il appris les premiers éléments de la logique. Mais laissons là les sciences profanes; en vain ai-je eu pour maîtres dans les saintes Ecritures, Grégoire de Nazianze et Didyme; en vain ai-je appris l'hébreu et passé les jours entiers de ma jeunesse jusqu'à présent à méditer la loi et les prophètes, les Evangiles et les apôtres, puisqu'il se rencontre un homme qui a appris de lui-même tout ce qu'il sait, un homme plus éloquent que Cicéron, plus logicien qu'Aristote, plus profond que Platon, plus érudit qu'Aristarque, plus laborieux qu'Origène, plus savant dans l'Ecriture sainte que Didyme, supérieur à tous les écrivains de son siècle ; un homme enfin qui, sur quelque sujet qu'on lui propose, se vante, à l'exemple de Carnéadés, de soutenir également et l'affirmative et la négative, c'est-à-dire de pouvoir parler tout à la fois et pour et contre la justice.

Le monde est hors de danger, et ceux qui sont en procès pour des successions et qui plaident devant les centumvirs ne doivent point désespérer de leur cause, puisque ce grand homme a renoncé au barreau pour prendre le parti de l'Eglise. Car dès qu'il avait commencé à exposer ses arguments et à marquer sur ses doigts la division de son discours, quel innocent n'aurait-il pas perdu, et quel coupable n'aurait-il pas sauvé par son éloquence? En frappant du pied, en regardant fixement ses auditeurs, en se ridant le front, en gesticulant, en parlant d'une voix forte et tonnante, n'aurait-il pas manqué d'étourdir ses juges et de leur jeter de la poudre aux yeux ?

Faut-il s'étonner que cet habile orateur et ce profond latiniste l'emporte sur moi, absent de Rome depuis si longtemps, moi qui ai oublié la langue latine, qui sais fort peu le grec, et qui suis devenu presque barbare, puisque dans une dispute il a accablé du poids de son éloquence Jovinien, ce redoutable adversaire, ce sublime génie dont personne ne peut entendre les ouvrages, et qui n'écrit que pour lui-même et pour les muses? Je vous prie donc, mon très cher père, de l'avertir qu'il cesse de décrier un état. qu'il a embrassé lui-même, de combattre la chasteté dont il semble faire profession, de comparer les personnes mariées aux vierges, lui qui a toujours conservé sa virginité ou qui vit actuellement dans la continence; car c'est à lui de savoir ce qu'il est, et de ne point perdre son temps à combattre avec un adversaire aussi érudit.

On m'a rapporté encore que cet homme honnête visite fréquemment les vierges et les veuves, et qu'il raisonne en maître avec elles sur les saintes Ecritures. Mais que peut-il apprendre à ces femmes en secret et dans l'intérieur de leur appartement? à ne mettre aucune différence entre les vierges et les personnes mariées? à profiter des beaux jours de la jeunesse? à boire, à manger, à prendre des bains? à se parfumer et à être coquettes? ou bien leur apprend-il à jeûner, à conserver la chasteté, à mortifier leur corps? Pour moi, je m'imagine qu'il leur donne des leçons de vertu; qu'il dise donc publiquement ce qu'il leur dit en secret? ou s'il leur parle en secret comme il parle en public, il faut absolument l'éloigner de la société des jeunes filles.

Au reste, je m'étonne qu'un solitaire (car il se flatte de l'être), qu'un jeune homme de la bouche duquel les grâces semblent couler comme de leur source, qui joint l'enjouement de la conversation à la pureté et à l'élégance du langage; je m'étonne dis-je, qu'un homme de ce caractère ne rougisse point d'être sans cesse dans les maisons des nobles, de faire assidûment sa cour aux femmes, d'assimiler ainsi la religion chrétienne au paganisme, d'abandonner la foi de Jésus-Christ aux discussions du monde, et (445) de nuire par ses calomnies à la réputation de son frère. S'il est persuadé que je me suis trompé, " car nous faisons tous beaucoup de fautes, et c'est être parfait que de n'en point faire en parlant, " il devait ou me répondre charitablement, ou me demander par lettres quelques explications, comme l'a fait le noble et savant sénateur Pammaque ; aussi lui ai-je répondu le mieux que j'ai pu, en lui exposant mes opinions dans une longue lettre. Du moins aurait-il dû imiter votre modération; car, après avoir fait un extrait des passages de mon livre qui paraissaient devoir scandaliser quelques personnes, vous m'avez prié, ou de les modifier, ou de les expliquer, persuadé que je n'étais pas dépourvu de jugement au point d'avoir parlé dans le même traité pour et contre le mariage.

Qu'il ait donc égard à sa réputation et à la mienne, qu'il ait souci du nom de chrétien, qu'il se rappelle que c'est par le silence et par la retraite qu'il est moine, et non par des causeries et des courses continuelles. Qu'il lise ce que dit Jérémie : "Il est avantageux à l'homme de porter le joug dès sa jeunesse; il s'assiéra tout seul, et demeurera dans le silence parce qu'il s'est mis sous le joug. " Ou s'il veut critiquer tous les auteurs, s'il se pique d'érudition parce qu'il est le seul qui entende les écrits de Jovinien, d'après le proverbe : " Un bègue entend mieux que personne un autre bègue," il faut donc chasser tous les autres écrivains puisque ce nouvel Attilius l'ordonne ainsi. Jovinien lui-même, qui n'a jamais étudié, sera en droit de dire: " Si les évêques me condamnent, c'est par cabale et non point par justice. "Je ne veux point d'hommes qui peuvent m'opprimer par leur autorité, au lieu de m'instruire par de bonnes raisons. Que j'aie pour adversaire un homme dont j'entende le langage, et dont la défaite entraîne celle de tous les autres. Croyez-moi, je sais par ma propre expérience comment il manie le bouclier, et avec quelle intrépidité il lance le javelot; c'est un brave, et dans la lutte on ne peut être plus ferme, plus roide et plus intrépide. Tantôt il présente le flanc à son ennemi, tantôt il va fondre sur lui tête baissée; souvent on l'a vu dans les rues et sur les places publiques déclamer contre moi depuis le matin jusqu'au soir. Il est vigoureusement constitué; il a la taille et la force d'un athlète; il me parait être un partisan secret de ma doctrine; du reste il ne rougit jamais. Il cherche non le sens, mais le nombre des paroles, et il passe pour être si éloquent qu'on a coutume de le proposer pour modèle aux jeunes gens de famille. Combien de fois m'a-t-il irrité dans les réunions, et m'a-t-il mis en colère! combien de fois s'est-il retiré confus après m'avoir lui-même bafoué! Mais ces discussions sont vulgaires, et le moindre de mes disciples peut les soutenir. Ecrivons pour la postérité, écrivons l'un contre l'autre, afin que nos lecteurs jugent à loisir de nos ouvrages, et que comme je suis à la tête d'un grand nombre de disciples qui ont embrassé ma doctrine, ceux aussi qui suivent la sienne puissent s'appeler Gnathoniciens ou Phormioniciens.

Il n'est pas difficile, mon cirer Domnion, de parler sans cesse sur les places publiques et dans les boutiques des apothicaires, de juger le mérite des autres; celui-ci a très bien réussi, celui-là n'a rien fait de bon ; un tel connaît parfaitement l'Ecriture sainte, cet autre divague; celui-là est un bavard, celui-ci n'est encore qu'un enfant. Qui donc lui a donné mission de juger et de condamner tout le genre humain ? C'est l'affaire des bouffons et des parasites de critiquer les passants sur les places publiques, et de noircir sans sujet la réputation de chacun. Encore une fois, qu'il écrive, qu'il se remue un peu, qu'il nous fasse voir par quelque ouvrage de quoi il est Capable; qu'il nous donne une occasion de répondre à ses savants écrits. Je pourrais bien, si je voulais, l'attaquer et lui rendre injures pour injures; j'ai étudié aussi bien que lui; j'ai souvent dérobé ma main à la férule, et l'on peut bien m'appliquer ce que dit le poète : " Fuyez, il a du foin aux cornes. "

Mais j'aime mieux être disciple de celui qui dit: " J'ai abandonné mon corps à ceux qui me frappaient, et je n'ai point détourné mon visage de ceux qui me couvraient de confusion et de crachats; " de ce divin Sauveur" qui n'a point dit d'injures à ceux qui l'en chargeaient; "qui après avoir reçu des soufflets, enduré la croix, le fouet, les blasphèmes, pria enfin pour ceux qui le crucifiaient, en disant: " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils l'ont. " Je veux donc aussi pardonner à l'erreur de mon frère, dans la persuasion qu'il s'est laissé séduire par le démon. Au milieu des femmes il se croyait (446) seul savant et seul éloquent; mais dès que mes ouvrages ont paru dans Rome, il m'a vu avec effroi comme son rival, et il a voulu se faire un mérite et une gloire de combattre mes opinions, afin que: tout le monde baissât la tête devant lui, excepté ceux à l'autorité desquels il est. obligé de céder, quoique d'ailleurs il ne les ménage pas trop, et qu'il les craigne plus qu'il ne les respecte. Cet habile homme, comme un vieux soldat aguerri, a voulu en percer deux du même coup d'épée, et faire voir que l'Ecriture sainte ne peut avoir d'autre sens que celui qu'il se plait à lui donner.

Qu'il daigne donc m'envoyer ses opinions par écrit, et me corriger par de bons avis de cette démangeaison d'écrire qu'il me reproche, et alors il verra que les choses se passent tout autrement dans une dispute réglée que dans un cercle d'amis, et qu'il n'est pas si aisé de raisonner sur les dogmes de la foi dans une assemblée de savants qu'au milieu des fuseaux et des corbeilles à ouvrage des jeunes filles. Il marche maintenant tête levée, il fait grand bruit en public, il condamne hautement le mariage, et quand il se trouve avec des femmes enceintes ou auprès du lit des gens mariés, et au milieu d'enfants qui crient dans le berceau, il supprime méchamment ce que l'Apôtre dit en faveur du mariage, afin de l'aire tomber sur moi seul la haine du public. Mais une fois que nous aurons publié nos opinions, que la discussion sera commencée, que nous citerons l'un et l'autre les passages de l'Ecriture, alors on verra notre homme se tourmenter et demeurer muet. Les Epicure et les Aristippe ne seront point là pour le soutenir ; on n'y verra point de porchers, on n'y entendra point de truie grogner; " et nous aussi, nous lançons nos traits d'une main sûre, et le sang coule des blessures que nous faisons. "

Au reste, s'il ne veut point écrire, et s'il est résolu à n'employer contre moi que la médisance et la calomnie, qu'il écoute du moins, malgré la vaste étendue de terres et de mers qui nous séparent, qu'il écoute, dis-je, cette déclaration: Je ne blâme point les noces, je ne condamne point, le mariage. Et afin qu'il soit pleinement convaincu de mes sentiments, je veux bien que tous ceux qui n’osent coucher seuls se marient.

 

 

 

 

 

TRAITÉ. A THÉOPHILE, PATRIARCHE D’ALEXANDRIE, SUR JEAN DE JÉRUSALEM.

Nous avons vu par votre lettre que vous êtes en possession de l'héritage que le Seigneur a laissé à ses apôtres, lorsque retournant vers son Père il leur dit : "Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix; " et de la félicité qu'il leur a promise lorsqu'il a déclaré " heureux les pacifiques. " Vous caressez en père, vous instruisez en maître, vous ordonnez en évêque. Vous êtes venu nous voir, non pas la verge à la main, mais dans un esprit de charité, de douceur et de paix, pour nous donner dès la première de vos instructions un parfait exemple de l'humilité de Jésus-Christ qui, venant sauver les hommes, n'est point entré dans le monde armé de foudres et de tonnerres, trais y est né dans une étable, commençant sa vie par des cris et des soupirs comme les autres enfants, et la finissant sur la croix dans un profond silence. Vous aviez lu ce qui est écrit de lui dans la personne de celui qui n'en était que la figure: " Seigneur, souvenez-vous de David et de son extrême douceur; " et ce qu'il dit aussi de lui-même en sa propre personne : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. " C'est sur cet excellent modèle que vous vous êtes réglé à votre arrivée. Vous avez parcouru le vaste champ des Ecritures, comme une abeille parcourt les fleurs des campagnes; vous avez su l'art d'y ramasser dans un discours plein d'éloquence tout ce qui était le plus propre à nous inspirer l'amour t'e la paix; et comme cette paix était le but où nous tendions, et que nous avions dejà commencé à courir pour l'atteindre, vos discours ont augmenté notre ardeur et hâté notre course. Comme elle était le port où nous souhaitions d'arriver, et que nous avions déjà tendu les voiles pour cela, vos exhortations, comme un gent favorable, sont venues enfler ces voiles pour nous faire arriver plus tôt; en sorte que bien loin d'avoir eu de la répugnance à entrer dans les sentiments de concorde et d'union que vous veniez nous inspirer, nous les avons reçus au contraire avec toute la joie dont nous étions capables. Mais que nous sert-il de vouloir la paix, si (447) tout notre pouvoir se borne à la souhaiter inutilement, sans être en état de nous la procurer? Car si nous avons la consolation de savoir que Dieu ne laisse pas même la simple volonté du bien sans récompense, il nous reste toujours un juste sujet de douleur de nous voir réduits à laisser imparfait un ouvrage dont nous souhaitons l'accomplissement avec tant d'ardeur. L'Apôtre le savait bien que, pour établir une paix solide, le consentement des deux partis est nécessaire. "Vivons, dit-il, en paix autant qu'il est en nous avec toutes sortes de personnes." Et le prophète nous dit : " La paix, la paix. " Mais où est cette paix, et quel moyen de la trouver, si l'on se contente seulement de faire semblant de la vouloir? si lorsqu'on témoigne de bouche qu'on la désire, on travaille effectivement par sa conduite à la rompre; si l'on déclare au dehors qu'on ne souhaite que l'union et la concorde, pendant qu'on n'a autre chose en vue que de réduire tout le monde dans une dure servitude ?

Nous souhaitons la paix; et non-seulement nous la souhaitons, mais encore nous la demandons avec instance. Mais la paix que nous souhaitons est une paix sincère et véritable, une paix de Jésus-Christ, une paix sans inimitié, une paix sans guerre, une paix où l'on ne cherche qu'à gagner les autres et à se les unir par les liens d'une amitié étroite, et non pas à les traiter en ennemis avec hauteur.

Car pourquoi appeler paix ce qui ne sent que l'esprit de domination? et pourquoi ne pas donner aux choses les noms qui leur conviennent? Qu'on donne le nom d'inimitié à des haines déclarées, mais qu'on n'appelle paix que cette union solide et sincère que forme la charité. Nous ne rompons point l'unité de l'Église, nous ne nous séparons point de la communion de nos pères ; nous pouvons nous vanter au contraire d'avoir sucé, pour ainsi dire, la foi catholique avec le lait. Il n'est point de chrétien plus uni à l'Église que celui qui ne s'en est jamais séparé par l'hérésie; mais nous ne savons ce que c'est qu'une paix sans charité et une communion sans paix. Nous savons ce que dit l'Évangile : " Si, lorsque vous présentez votre don à l'autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre don devant l'autel et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère, et puis vous viendrez offrir votre don. " Que s'il n'est pas permis à celui qui n'est point en paix avec son frère d'offrir un présent à l'autel, lui sera-t-il permis d'y recevoir le corps adorable de Jésus-Christ? Et moi, en quelle conscience oserai-je approcher de la sainte Eucharistie, et répondre amen, si je crois que celui qui me la donne n'a pas la charité dans le coeur?

Donnez-vous, je vous prie, la patience de m'entendre, et ne prenez pas la vérité que je vais vous dire pour une basse flatterie. A-t-on jamais eu la moindre répugnance de communiquer avec vous? Est-il jamais arrivé qu'au moment où vous donniez la communion, on ait détourné le visage en tendant la main pour la recevoir? Avez-vous jamais reçu au milieu de ce banquet sacré un baiser de Judas? Aussi ne craignons-nous pas de vous dire que les moines, bien loin d'appréhender votre arrivée, l'ont souhaitée et s'en sont réjouis. On les a vus sortir du fond de leurs déserts, et s'empresser à l'envi de vous donner des marques de leur respect et de leur soumission. Qui les a portés à cela, sinon l'amour sincère qu'ils ont pour vous? Oui, je le dis, c'est cet amour seul qui a pu réunir ce nombre infini de moines de tant de solitudes écartées; car si un père doit aimer ses enfants, les enfants aussi doivent réciproquement aimer leur père et leur évêque, mais d'un amour tendre et sincère et où la crainte n'ait point de part. On dit ordinairement qu'on hait celui que l'on craint, et qu'on ne peut s'empêcher de souhaiter la ruine de celui qu'on fait. Aussi l'Ecriture sainte nous apprend-elle que "la charité, quand elle est parfaite, bannit la crainte " qui est la vertu des commençants. Vous ne cherchez point à vous assujettir les solitaires, mais c'est cela même qui vous les rend plus soumis. Vous leur offrez le baiser, et ils plient la tête sous le joug que vous voudrez leur imposer; vous ne voulez combattre avec eux qu'en simple soldat, et ils se font un honneur de vous choisir pour leur chef et de combattre sous vos enseignes; vous ne dédaignez pas de vous mêler avec eux comme leur égal, et c'est ce qui les engage à vous regarder comme leur maître. La liberté est ennemie de la servitude, et elle se révolte dès que l'on pense à l'opprimer. On obtient tout d'un homme libre dès qu'on ne le traite point en esclave. Nous savons les canons de l'Église, (448) nous n'ignorons point le rang que chacun doit tenir, et nous sommes dans un âge où les lectures continuelles, les fréquents exemples et une longue expérience ont dû nous apprendre bien des choses. Un roi ne tarde guère à démembrer le royaume de David, ce prince si doux et si pacifique, lorsqu'il (1) "châtie ses sujets avec des verges de fer, " et qu'il se vante d'avoir " les doigts plus gros que n'était le dos de son père." Le peuple romain ne put pas même souffrir l'orgueil dans un de ses rois (2).

Moïse , ce fameux conducteur du peuple juif, qui avait frappé l'Egypte de dix plaies différentes, et qui semblait avoir un empire absolu sur le ciel, sur la terre et sur la mer, nous est représenté dans l'Ecriture sainte comme le plus doux de tous les hommes; et ce fut par cette douceur avec laquelle il savait tempérer ce que l'autorité souveraine a de trop dur, qu'il se maintint quarante ans dans le commandement que Dieu lui avait donné. Tandis qu'on le lapide, il prie pour ses bourreaux, aimant mieux être effacé du livre de vie que de voir périr un peuple que Dieu avait confié à ses soins, et souhaitant imiter ce souverain pasteur qui devait venir un jour chercher ses brebis égarées et les rapporter sur ses propres épaules, et qui nous a dit lui-même : "que le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. " Aussi un des disciples de ce bon pasteur souhaitait-il " d'être anathème pour les Israélites qui étaient ses frères et ses parents selon la chair. " Que si l'Apôtre veut périr pour sauver ceux dont la perte était déjà assurée, que ne doit pas faire un bon père pour éviter d'aigrir l'esprit de ses enfants, et de révolter par une conduite trop sévère ceux même d'entre eux qui sont les plus doux et les plus traitables!

Quoique je sois oblige de rite prescrire des bornes dans cette lettre, néanmoins la douleur dont je suis pénétré est si Vive qu'elle ne me permet pas d'être court.

L'évêque de Jérusalem avoue. lui-même dans ses lettres, qui ne respirent, à ce qu'il prétend, que la charité et la paix, mais que je trouve, moi, très piquantes; il avoue, dis-je, que je ne l'ai jamais offensé ni traité d'hérétique. Pourquoi

(1) Saint Jérôme fait ici allusion a la réponse que Roboam fit à ses sujets qui se plaignaient de la dureté avec laquelle il les traitait.

(2) Tarquin, surnommé le Superbe.

donc me traite-t-il lui même d'une manière si outrageante, en me faisant passer pour un homme rebelle à l'Eglise, et attaque d'une maladie très dangereuse ? Il épargne ceux qui lui font du mal, et il s'en prend à moi qui ne lui en fais point.

Avant l'ordination de mon frère,il n'a jamais témoigné qu'il eût eu le moindre différend avec le saint évêque Epiphane touchant les dogmes et la doctrine de l'Eglise; pourquoi donc s'est-il engagé, comme il le dit lui-même, a disputer devant tout le peuple sur une matière que personne n'avait encore abordée? Car vous êtes trop éclairé pour ne pas savoir qu'il est très dangereux d'agiter ces sortes de questions, et que le parti le plus sûr est de n'en rien dire. à moins qu'on ne s'imagine être obligé de traiter les matières les plus relevées. Quelle éloquence et quelle étendue d'esprit ne faut-il pas avoir pour parler à fond dans un seul discours, comme il se vante de l'avoir fait, de matières sur chacune desquellles en particulier les plus savants hommes se sont épuisés et ont écrit tant de volumes! Mais ce n'est point là mon affaire, c'est celle de celui qui s'en vante dans sa lettre, ou de ceux en présence desquels il s'en est vanté. Qu'il ne m'accuse donc point de lui en imposer; je n'étais point présent lorsqu'il s'en est vanté et je ne lui ai point entendu dire; j'en parle comme les autres, ou plutôt j'ai laissé crier les autres et j'ai gardé sur cela un profond silence.

Mais comparons un peu la personne de l'accusateur avec celle de l'accusé, et jugeons par le mérite, par les moeurs et par la doctrine de l'un et de l'autre, auquel des deux nous devons ajouter foi. Vous voyez que je ferme les veux sur bien des choses, que je me contente de les effleurer, et que j'aime mieux vous faire connaître ma pensée par mon silence que de l'exprimer par mes paroles.

J'ai pénétré d'abord vos intentions et je n'ai pu m'empêcher d'admirer la sagesse avec laquelle vous vous étiez comporté dans cette affaire ;car dans le dessein que vous aviez de travailler à la paix de l'Eglise, vous vous êtes, pour ainsi dire, bouché les oreilles de peur d'entendre la voix des syrènes. En effet, instruit dès vos plus tendres années dans l'étude de l'Ecriture sainte, vous n'ignorez pas en quel sens on doit prendre les vérités qu'elle nous (449)

enseigne, et vous avez si bien mesuré toutes vos paroles dans une matière si délicate, qu'on ne peut s'apercevoir si vous rejetez notre opinion ou si vous condamnez celle des autres.

Vous savez bien néanmoins que, quand on conserve la pureté de la foi et qu'on en veut faire une profession ouverte, on n'use ni de déguisements ni de détours. Ce qu'on croit simplement, on doit le confesser de même. Ne pouvais-je pas me récrier, et dire au milieu même des épées et des flammes de Babylone Pourquoi répondre autre chose que ce qu'on vous demande? pourquoi ne pas faire une confession pure et simple de la vérité?

Jean craint tout, il pèse tout, il hésite sur tout; il semble, à le voir, qu'il marche sur la pointe des piques. Mais c'est l'amour qu'il a pour la paix, après laquelle il soupire avec tant d'ardeur, qui l'empêche de répondre d'une manière précise à ce qu'on lui demande. Il souffre que les autres l'offensent impunément sans oser leur rendre injure pour injure. Cependant je garde, moi, un profond silence, et je consens qu'on fasse passer ma retenue ou pour ignorance ou pour faiblesse. A quoi ne devais-je pas m'attendre si j'eusse été assez hardi pour me déclarer son accusateur, puisqu'il m'a traité si indignement dans le temps même que je ne lui donnais que des louanges, comme il l'avoue lui-même?

Sa lettre est moins une exposition de sa foi qu'une invective continuelle et un tissu d'injures contre moi; on n'y remarque aucune de ces manières honnêtes que la bienséance a établies parmi les hommes, et il m'y traite avec autant de dédain que si je n'étais plus au monde. Il semble à l'entendre que j'aie voulu m'attirer ses réponses pour me faire un nom, ou que je me sois exposé de gaîté de coeur à ses extravagances, moi qui dès ma jeunesse ai cherché l'obscurité d'un monastère pour me dérober à la vaine estime des hommes.

Il y en a parmi nous qu'il traite avec un peu plus d'honnêteté, mais ce n'est que pour avoir ensuite le plaisir de les déchirer plus cruellement. Est-ce que nous ne pouvons pas aussi lui reprocher des choses qui sont connues de tous?

Il fait un crime à un des nôtres d'avoir été esclave avant son élévation à la cléricature, comme s'il n'y avait pas dans son clergé des clercs à qui on pourrait adresser les mêmes reproches, et comme s'il ne savait pas lui-même que saint Paul, étant en prison, baptisa Onésime et l'ordonna diacre tout esclave qu'il était. Il l'appelle imposteur, et, afin de se dispenser de prouver ce qu'il avance, il se contente de dire qu'il le sait par ouï-dire. Oh! si je voulais ajouter foi à ces sortes de bruits et me prévaloir de ce que j'entends tous les jours, je lui ferais bien voir que je sais des choses qui sont devenues si publiques que je ne puis pas les ignorer.

Il dit que l'honneur qu'on a fait à cet ecclésiastique de l'admettre dans le clergé est en quelque façon la récompense de ses impostures. Qui ne craindrait pas un homme d'un esprit si subtil et si pénétrant? Qui pourrait résister à cette éloquence qui, semblable à la foudre, renverse tout ce qu'on lui oppose? Lequel est le plus glorieux d'avancer une calomnie ou de la souffrir? d'accuser une personne qu'ensuite l'on feint d'aimer, ou de lui pardonner les injures qu'elle nous a faites? Lequel est le plus supportable de voir un imposteur devenir édile (1), ou de le voir élevé à la dignité de consul? Il sait assez ce que je passe ici sous silence, ce que je pourrais rapporter, ce que j'ai entendu, et ce que je veux bien par charité ne pas croire tout-à-fait.

Il me reproche d'avoir traduit les ouvrages d'Origène en latin. Je ne suis pas le seul qui l'ait fait; le saint confesseur Hilaire les a traduits aussi, et à son exemple j'ai retranché ce qu'il y avait de dangereux dans ses écrits, et traduit seulement ce qui pouvait être bon et utile. Qu'il lise lui-même ma traduction, s'il entend le latin; (car je m'imagine qu'il doit avoir appris cette langue par le commerce continuel qu'il a avec des frères de l'Église latine); ou s'il ne l'entend pas, qu'il ait recours à ses interprètes, et il apprendra qu'il devait me louer des choses dont il me blâme; car comme j'ai toujours loué Origène pour sa manière d'interpréter l'Écriture sainte, aussi l’ai-je toujours condamné pour sa doctrine. Est-ce que j'approuve sans

(1) Saint Jérôme compare ici, quoique d'une manière un peu obscure, un simple ecclésiastique avec un édile, et un évêque avec un consul; et par là il fait un reproche très adroit, mais en même temps très piquant, à Jean de Jérusalem; car c'est comme s’il lui disait: " Comment pouvez-vous trouver mauvais qu'on ait admis à la cléricature celui que vous traitez ici d'imposteur, puisqu'on vous a bien élevé vous-même à l'épiscopat, tout imposteur que vous soyez. "

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distinction tous les ouvrages d'Origène? Approuvé-je de même tous ceux des autres écrivains? Je sais la différence qu'il faut mettre entre les écrits des Apôtres et ceux des autres écrivains ecclésiastiques; je sais que les premiers disent toujours vrai, et que les autres se trompent quelquefois. Ce serait une manière bien nouvelle de défendre un auteur, si, en publiant. ce qu'il y a de défectueux dans les ouvrages d'Origène, je voulais en faire un crime à tous les autres; c'est-à-dire si, n'osant pas le défendre ouvertement, j'entreprenais de l'excuser, en attribuant aux autres les mêmes erreurs dans lesquelles il est tombé. Il est impossible que personne ait jamais lu six mille volumes d'Origène, puisque cet auteur n'en a jamais tant composé; et celui qui dit avoir entendu (1) quelqu'un se vanter de les avoir lus me paraît plus capable d'avoir inventé cette fausseté, que l'autre de l'avoir avancée.

Il rejette sur mon frère (2) la cause de notre division, lui qui demeure tranquillement dans ma cellule, et qui ne regarde pas tant la cléricature comme un honneur que comme un fardeau. Après nous avoir témoigné cent fois qu'il ne désirait que la paix, il va soulever par ses lettres et par ses plaintes tous les évêques d'Occident, en leur mandant que, quoique mon frère ne fût encore qu'un jeune homme et presque un enfant, on l'avait néanmoins ordonné prêtre dans Bethléem, qui est de son diocèse.

Si cela est, tous les évêques de Palestine ne sauraient l'ignorer; car le monastère de saint Epiphane, qu'on appelle l'ancien, et où l'on a ordonné mon frère , est situé dans le diocèse d'Eleuthéropolis, et non dans celui de Jérusalem.

Quant à son âge, votre béatitude sait qu'il a trente ans accomplis; or je ne vois pas qu'on puisse trouver mauvais qu'un homme de trente ans soit ordonné prêtre, puisque le mystère de l'Incarnation du Sauveur nous révèle que cet âge est un âge parfait dans Jésus-Christ. Qu'il lise l'ancienne Loi, et il apprendra qu'on élevait au sacerdoce ceux de la tribu de Lévi à l'âge de vingt-cinq ans; ou s'il veut seulement suivre

(1) C'est le reproche que Rufin et Jean de Jérusalem faisaient à saint Epiphane, comme saint Jérôme le témoigne dans le deuxième livre de son apologie contre Rufin.

(2) Paulinien.

le texte hébreu, il verra que les prêtres étaient ordonnés à l'âge de trente ans. S'il me répond que l'ancienne Loi a fait place à la nouvelle, je le renverrai à ce que dit saint Paul à son disciple Timothée : " Faites en sorte que personne ne méprise votre jeunesse;" ou bien je le renverrai à lui-même, puisque l'on sait assez qu'il n'était guère plus âgé que mon frère quand il a été sacré évêque. Il m'objectera peut-être que cela est permis à un évêque, mais non pas à un prêtre, parce que cet âge ne répondrait pas au nom qu'il porte (1); mais je lui demande pourquoi donc lui-même a-t-il ordonné un prêtre qui n'était pas plus âgé, ou même qui était plus jeune que mort frère, et, ce qui est encore plus irrégulier, qui était attaché à un autre diocèse que le sien?

Que s'il ne veut pas laisser mon frère en paix à moins qu'il ne se soustraie à la juridiction de l'évêque qui l'a ordonné pour se soumettre à la sienne, il montrera par cette conduite qu'il ne cherche la paix que comme un moyen de se venger plus aisément, et qu'il n'aura jamais de repos qu'il ne nous ait fait tout le mal dont il nous menace. Mais au reste, la retraite a tarit d'attraits pour mon frère, que quand bien même il aurait été ordonné prêtre par l'évêque de Jérusalem, il ne voudrait pas remplir les fonctions de son ordre; et si pour cela ce prélat voulait troubler la paix de l'Église, mon frère ne lui devrait alors que le respect qui est dû à tous les évêques.

Voilà jusqu'où il pousse son apologie, ou plutôt sa satire contre moi. Je ne lui ai répondu dans ma lettre qu'en peu de mots et comme en passant, pour lui faire sentir par ce que j'ai dit que j'en aurais pu dire davantage; que j'ai assez d'esprit pour découvrir ses ruses, et que je ne suis point un idiot qui n'entend que le son des paroles, sans en pénétrer le sens. Il me reste à vous prier de pardonner à ma douleur, et de considérer que si c'est un orgueil d'avoir répondu aux accusations qu'il formule, c'en est encore un plus grand de s'être déclaré mon accusateur. Je puis me flatter néanmoins d'avoir répondu avec assez de modération me contentant de lui indiquer que j'en ai laissé beaucoup plus à dire que je n'en ai dit.

(1) Saint Jérôme tait allusion au mot grec presbuteros d'où celui de prêtre est dérivé, et qui signifie ancien.

Pourquoi vont-ils chercher la paix si loin? pourquoi veulent-ils que les autres nous forcent de l'accepter? Qu'ils nous laissent en repos, et aussitôt nous serons en paix. A quoi bon nous l'aire tant de menaces, et vouloir nous effrayer par le nom de votre sainteté, puisque votre lettre ne respire que la douceur et la paix? Nous avons une preuve sensible que les lettres que vous nous avez écrites ne tendaient qu'à l'union et à la concorde ; c'est que le prêtre Isidore, qui en était le porteur, n'a jamais voulu nous rendre celles où l'on ne songeait qu'à nous leurrer par une paix fausse et simulée.

Voici sur quoi il faut que nos adversaires se prononcent. Ou nous sommes bons, ou nous ne le sommes pas : si nous le sommes, qu'ils nous laissent donc en repos; si nous ne le sommes pas, pourquoi veulent-ils se lier avec nous?

Jean a sans doute appris par sa propre expérience combien il est avantageux de s'humilier. Quand on voit un homme séparer deux choses qu'il avait unies lui-même, il est aisé de juger qu'il y est contraint par une autorité supérieure, à laquelle il ne peut résister.

Il n'y a pas longtemps qu'il a demandé et obtenu mon exil; plût à Dieu qu'il eût fait exécuter les ordres qu'on lui avait donnés pour cela! J'aurais la gloire d'avoir supporté l'exil non-seulement d'intention, mais encore de fait, comme il a le chagrin d'avoir eu la volonté de nous le faire souffrir, et de voir que cette volonté lui est réputée pour le fait.

C'est en répandant son sang, c'est en souffrant, et non pas en faisant des outrages, que l'Église de Jésus-Christ s'est établie; elle s'est accrue par les persécutions, elle a été couronnée par les souffrances de ses martyrs. Si nos ennemis, comme ils le démontrent assez par leurs lettres, ne veulent pas entrer dans ces dispositions que la douceur et la charité chrétiennes ont coutume d'inspirer; s'ils veulent user toujours de rigueur, s'ils aiment mieux persécuter les autres que d'être persécutés eux-mêmes; il y a ici des Juifs, il y a plusieurs sortes d'hérétiques, et particulièrement d'infâmes manichéens; pourquoi tant d'égards pour eux? pourquoi n'osent-ils leur causer le moindre chagrin ?

Il n'y a que nous qu'ils veulent exterminer et qu'ils accusent de troubler la paix de l'Église, à laquelle néanmoins nous sommes étroitement unis par une même communion. J’en appelle ici à votre propre témoignage : n'est-il pas juste, ou qu'ils chassent ces hérétiques avec nous, ou qu'ils nous souffrent avec eux , à moins que peut-être ils ne veuillent nous faire l'honneur de nous en séparer en nous exilant?

Un moine (je ne le puis dire sans douleur) et encore un moine qui se vante d'être évêque d'un siège apostolique, menace d'autres moines; il demande qu'on les envoie en exil, et il l'obtient. Mais, grâce à Dieu, des moines ne sont. pas gens à s'épouvanter des persécutions, et ils sont toujours plus prêts à présenter leur tête au glaive des bourreaux, qu'à en détourner le coup. Comme ils se sont volontairement exilés de leur patrie, aussi regardent-ils toutes les contrées du monde comme un lieu d'exil. Qu'est-il nécessaire d'employer l'autorité du prince, de faire de si grands frais et de se donner de si grands mouvements pour obtenir un ordre de départ? Il n'a qu'à nous faire la moindre sommation, et nous obéirons aussitôt. " La terre est au Seigneur et tout ce qu'elle confient." Jésus-Christ n'est renfermé dans aucun lieu.

Nous allons à home avec vous pour les affaires ecclésiastiques, dit-il ensuite, nous communiquons avec cette Eglise dont il nous croit séparés. Nous n'avons pas besoin d'y aller; nous ne sommes pas moins de la communion romaine étant en Palestine que si nous étions à home; et sans aller si loin, nous communiquons ici avec les prêtres de cette Eglise qui sont à Bethléem. Tout cela prouve que ce n'est point l'intérêt de l'Église, mais la passion seule qui l'anime contre nous; et qu'on ne doit point attribuer à l'Église en général les mauvais traitements qu'il nous fait, mais à l'aversion qu'il a contre nous et qu'il tâche d'inspirer aux autres.

Je le répète encore une fois, je souhaite de vivre en bonne intelligence avec lui; je désire la paix , mais une paix de Jésus-Christ; et je vous prie de lui dire qu'il doit aussi la souhaiter, et non pas nous contraindre à l'accepter. Qu'il se contente de nous avoir traités d'une manière si dure et si outrageante, et qu'il se montre désormais un peu plus charitable envers nous, afin de guérir les plaies (452) qu'il nous a faites autrefois. Qu'il soit tel à notre égard qu'il était lorsque son propre penchant le portait à nous aimer; qu'il n'agisse point par les mouvements d'une passion étrangère; qu'il fasse ce qu'il veut lui-même, et non pas ce que les autres lui suggèrent; qu'il remplisse les devoirs d'un véritable évêque en commandant également à tous, ou qu'il imite l'apôtre saint Paul en travaillant avec une égale charité au salut de tous ses frères.

S'il agit ainsi à notre égard, nous voilà d'accord; il peut nous regarder comme ses amis et comme ses proches, et être persuadé que nous lui serons parfaitement soumis en Jésus-Christ, comme nous le sommes à tous les autres évêques. " La charité est patiente, elle est douce; la charité n'est point envieuse, elle ne s'enfle point d'orgueil ; elle endure tout, elle croit tout ; " elle est la mère de toutes les vertus, et quand elle est jointe avec la foi et l'espérance, comme saint Paul les unit en disant : " La foi, l'espérance et la charité, " ces trois vertus sont comme une " triple corde qu'on ne saurait rompre. " Nous avons la foi et l'espérance, et ces deux vertus nous unissent tous parles liens de la charité. Car nous avons quitté notre pays

pour vivre en paix dans la solitude; pour respecter les évêques de Jésus-Christ qui enseignent la véritable foi, non pas avec la sévérité d'un maître, mais avec l'affection d'un père ; pour leur rendre tout ce qui est dû à leur dignité et à leur caractère ; non pas pour nous assujettir à l'injuste domination de ceux qui, abusant du nom et de l'autorité des évêques, veulent nous traiter en esclaves. Nous n'avons pas assez d'orgueil pour leur refuser ce qui leur est dû, persuadés que celui qui honore les évêques de Jésus-Christ honore en leur personne celui dont ils tiennent la place.

Mais qu'ils se contentent du respect qu'on leur doit, et qu'ils sachent qu'ils sont pères et non pas maîtres, particulièrement de ceux qui préfèrent le repos et la tranquillité de la vie solitaire aux grandeurs et aux vanités du monde. Je prie Dieu qu'il rende vos prières efficaces, et qu'il nous fasse la grâce de nous unir tous par les liens d'une charité tendre et sincère, et non pas par une fausse paix; " de peur que, nous mordant et nous dévorant les uns les autres, nous ne nous détruisions aussi les uns les autres, " comme dit saint Paul dans son épître aux Galates.