Grégoire de Nysse

LA CREATION DE L'HOMME

 

Traduction de Jean Laplace, S. J. (Société de Jésus). Avec l'aimable autorisation des éditions du Cerf, qui a mis à notre disposition ce texte, publié dans la collection des Sources Chrétiennes en 1943, et réimprimé en 2002. Les notes sont de Jean Daniélou, S. J.

©Editions du Cerf 2002

En raison de la réimpression de ce texte par les éditions du Cerf, il n'y aura pas de version pdf. Pour le lire en version papier, vous pouvez vous procurer le volume 6 des Sources Chrétiennes.

 

Grégoire de Nysse *

LA CREATION DE L'HOMME *

PREFACE *

CHAPITRE PREMIER *

QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR LA NATURE DE L'UNIVERS. MERVEILLEUX RÉCIT DE CE QUI A PRÉCÉDÉ LA VENUE DE L'HOMME *

Deux principes opposés : mouvement et repos. Ciel et Terre. *

Parenté de ces principes par les substances intermédiaires : air, eau. *

Union des parties opposées par le mélange de leurs propriétés. Différence entre créature et créateur. *

La création dans sa perfection. *

L'attente de l'homme. *

Notes *

CHAPITRE II *

CHAPITRE III *

CHAPITRE IV *

CHAPITRE V *

CHAPITRE VI *

CHAPITRE VII *

CHAPITRE VIII *

CHAPITRE IX *

CHAPITRE X *

CHAPITRE XI *

CHAPITRE XII *

CHAPITRE XIII *

CHAPITRE XIV *

L'ESPRIT N'EST PAS DANS UNE PARTIE DU CORPS. DIFFÉRENCE ENTRE LES MOUVEMENTS DU CORPS ET CEUX DE L'ÂME *

CHAPITRE XV *

L'ÂME DOUÉE DE RAISON EST PROPREMENT " ÂME " ET MÉRITE CE NOM. LES AUTRES NE L'ONT QUE PAR SIMILITUDE. LA PUISSANCE DE L'ESPRIT SE RÉPAND A TRAVERS TOUT LE CORPS ET S'ATTACHE AUX ORGANES, D'UNE FAÇON ADAPTÉE A CHACUN *

CHAPITRE XVI *

CHAPITRE XVII *

CHAPITRE XVIII *

CHAPITRE XIX *

CHAPITRE XX *

CHAPITRE  XXI *

CHAPITRE XXII *

CHAPITRE XXIII *

CHAPITRE XXIV *

CHAPITRE XXV *

CHAPITRE XXVI *

CHAPITRE XXVII *

CHAPITRE  XXVIII *

CHAPITRE  XXIX *

CHAPITRE XXX *

 

 

Quelques considérations tirées de la médecine sur la constitution de notre corps

PREFACE


Grégoire, évêque de Nysse, à son frère Pierre, serviteur de Dieu [1]


Si nous devions par de l'argent montrer notre vénération aux plus vertueux des hommes, toutes les fortunes du monde ne suffiraient pas, comme dit Salomon à égaler votre vertu : car les égards dus à votre Excellence ne s'estiment pas au poids de l'or.

La solennité de Pâques me rappelle le don [2] que j'ai l'habitude de faire à votre grandeur pour lui montrer mon affection : ce présent, homme de Dieu, sera au-dessous de votre mérite, mais il est en rapport avec mes moyens. C'est un traité que, dans l'indigence de mon esprit, j'ai eu bien du mal à tisser comme un vêtement de pauvre. Son sujet paraîtra peut-être audacieux à beaucoup ; pourtant il ne m'a pas semblé hors de propos.

Sur la création de Dieu, en effet, je ne connais pas de meilleure étude que celle de Basile [3], cet homme " réellement créé selon Dieu " et " dont l'âme fut formée à l'image de son créateur ". Ces travaux de notre commun père et maître ont mis à la portée de tous la magnifique ordonnance de l'univers ; à ceux que sa science a poussés à l'étude, ils ont fait connaître un monde qui trouve sa cohésion dans la vérité de la sagesse divine. Or, bien qu'impuissant à l'admirer comme il faut, j'ai eu l'idée de compléter ce qui manquait aux études de ce grand homme non que je veuille, en lui attribuant mon ouvrage, contaminer le sien (ce serait une impiété outrageante pour celui dont nous prétendons magnifier le sublime enseignement), mais je voudrais que la gloire qui vient des disciples ne fasse pas défaut au maître. Si en effet, son ouvrage sur les " Six Jours " laissant de côté l'étude de l'homme, aucun de ses disciples n'avait à cœur d'achever ce qui manque, la réputation de Basile encourrait peut-être le reproche de n'avoir pas cherché à mettre dans ses auditeurs l'habitude de la réflexion. Aussi, selon mes forces, j'ose entreprendre le commentaire de ce qui reste à traiter. Si, dans ces pages, vous en trouvez qui ne soient pas indignes de l'enseignement de Basile, toute la gloire en reviendra à notre maître ; mais si je n'atteins pas à la sublimité de sa doctrine, on ne lui reprochera pas d'avoir donné l'impression de négliger la formation de ses disciples et, à bon droit, les critiques me tiendront responsable de ne pas avoir eu un cœur à la mesure de la sagesse du maître.

Ce n'est pas un petit objet que j'entreprends d'étudier, quelque merveille du monde d'intérêt secondaire, mais une réalité qui dépasse sans doute en grandeur tout ce que nous connaissons puisque seule, parmi les êtres, l'humanité est semblable à Dieu. Aussi la bienveillance de mes lecteurs sera disposée à l'indulgence pour ces pages même si je reste très inférieur à mon sujet. En effet, en tout ce qui concerne l'homme, on ne doit rien laisser sans examen de ce que la foi nous enseigne de son passé, de la destinée que nous espérons pour lui dans l'avenir et de sa condition présente. Je resterais évidemment en dessous de mes promesses si dans cette considération de l'homme que j'entreprends, j'omettais l'un des points essentiels à mon dessein. En particulier, à première vue, il y a, en l'homme, des contradictions : les caractères présents de sa nature et ceux qu'il eut à l'origine n'ont apparemment entre eux aucun lien nécessaire [4]. Ces oppositions, il faudra les résoudre grâce au récit de l'Écriture et par ce que nos raisonnements nous feront découvrir ; ainsi nous mettrons en toute cette matière un enchaînement et un ordre entre ce qui parait s'opposer, mais qui en fait tend à un seul et même but, grâce à la puissance divine qui trouve une espérance pour ce qui n'en offre plus et une issue à ce qui n'en a pas.

Pour plus de clarté, j'ai cru bon de mettre le sujet en tête des chapitres : vous pourrez ainsi en peu de mots savoir le sommaire de chacun des arguments de tout l'ouvrage.

1. Pierre était le plus jeune frère de Basile et de Grégoire de Nysse. Grégoire raconte dans la Vie de Macrine, sa sœur aînée, comment celle-ci l’éleva dans la piété et dans la connaissance de l’Écriture (P.G. XLIV, 972 A-B). Nous avons aussi une lettre à lui adressée par Grégoire (P.G. XLV, 241A) quand il était évêque de Sébaste.

2. Sur l’usage de ces présents, voir Dict. Arch. Lit., art. Eulogies et P.G. XLVI, 1025 B

3. Grégoire présente son ouvrage comme une suite du Traité de Basile sur les six jours. Mais en réalité, l’esprit en est différent et il s’adresse à un public plus intellectuel. Grégoire reprendra plus tard le commentaire des Six Jours à l’usage de ce public. Selon E. von Ivanka (Byz. Zeit., 1936, p. 465), la véritable suite des homélies de Basile sur les Six Jours serait les deux homélies sur la création de l’homme (P.G. XLIV, 257-298), souvent considérées comme apocryphes et qui seraient alors authentiques. Grégoire aurait ainsi d’une part complété l’œuvre de Basile pour le peuple de Césarée et de l’autre composé un traité de la création de l’homme pour le public savant. Mais notre introduction semble bien faire du De Opificio lui-même la suite du Traité sur les Six Jours de Basile.

4. Sur cette contradiction, voir Gr. Cat., V, 8.

 

 

CHAPITRE PREMIER

QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR LA NATURE DE L'UNIVERS. MERVEILLEUX RÉCIT DE CE QUI A PRÉCÉDÉ LA VENUE DE L'HOMME

 

" Voici le livre de la Genèse du ciel et de la terre ", dit l'Écriture, lorsque fut accompli l'ensemble du monde visible et que chaque être mis à part eut pris la place qui lui revenait, lorsque le cercle formé par le corps du ciel eut entouré l'univers, tandis qu'au centre prenaient place les corps lourds et pesants, à savoir, la terre et l'eau, se maintenant mutuellement l'un dans l'autre [1]

Deux principes opposés : mouvement et repos. Ciel et Terre.

Afin qu'il y eût entre les êtres une liaison solide, la nature reçut en elle l'art et la puissance divine pour conduire toutes choses par deux principes. C'est grâce au repos et au mouvement, en effet, que se produisent la naissance de ce qui n'est pas comme la permanence de ce qui   est ; car autour de cette partie de la nature que sa densité rend immobile, Comme autour d'un axe fixe, les pôles sont entraînés, tels une roue, dans un mouvement de rotation très rapide et l'un par l'autre, ces deux éléments sont maintenus dans une union indissoluble. Ce qui se trouve emporté par la circonférence, par la rapidité du mouvement, enserre de toutes parts la terre compacte ; de l'autre côté, la substance solide et cohérente, à cause de son immuable fixité, donne au tournoiement des choses autour d'elle une intensité sans cesse accrue. [2]

Une même tension poussée à l'extrême a été déposée en ces deux substances séparées par leurs activités propres, à savoir la nature immuable et la périphérie sans fixité : en effet, ni la terre ne change de place ni le ciel n'abandonne jamais ou ne relâche la rapidité de son mouvement.

Voici donc les premiers éléments que la sagesse du Créateur a établis comme principes de tout le mécanisme du monde, et le grand Moïse, en disant qu'à l'origine Dieu fit le ciel et la terre, veut montrer, je pense, que le mouvement et le repos sont à l'origine de tout cet univers visible que la volonté de Dieu a amené à l'existence.

Parenté de ces principes par les substances intermédiaires : air, eau.

Entre le ciel et la terre, diamétralement opposés l'un à l'autre par leurs activités propres, la création qui les sépare participe à certaines propriétés des parties avoisinantes et tient le milieu entre ces extrêmes, afin de rendre évidente l'intime union qu'ont entre elles par cet intermédiaire les parties opposées. L'air, en effet, imite à sa façon la mobilité incessante et la subtilité de la substance du feu par la légèreté de sa nature et par son aptitude au mouvement. Ce qui ne l'empêche pas de s'apparenter aux parties immobiles : car il n'est pas plus dans le repos perpétuel que dans un écoulement ou une dispersion incessants, mais par les propriétés qu'il a en commun avec l'une et l'autre partie de l'univers, il constitue comme la limite entre deux activités opposées, mêlant et séparant [3] à la fois en lui-même des éléments hétérogènes par nature.

De la même façon, la substance humide, par ses doubles qualités, est en harmonie avec l'une et l'autre des parties opposées. Par sa pesanteur et sa tendance vers le bas, elle a une parenté marquée avec la terre. D'un autre côté, la puissance qu'elle a de s'écouler ne la rend pas tout à fait étrangère à la nature en mouvement ; mais elle permet comme le mélange et la rencontre d'éléments opposés, à savoir de la pesanteur se transformant en mouvement, et du mouvement ne rencontrant pas d'obstacle dans un corps lourd, si bien que se rejoignent l'une l'autre des substances de nature radicalement différente, grâce à l'union que mettent entre elles les substances intermédiaires.

Union des parties opposées par le mélange de leurs propriétés. Différence entre créature et créateur.

Bien plus, pour parler avec précision, la nature des parties opposées n'est pas en fait sans aucun mélange des propriétés de l'autre, parce que, selon moi, tous les êtres de ce monde visible ont les uns pour les autres une mutuelle inclination et que toutes les créatures conspirent [4] entre elles, même lorsqu'elles se font connaître par des caractères opposés. Le mouvement, en effet, ne consiste pas seulement en un déplacement local, mais aussi dans l'évolution et l'altération. Or, redisons-le, la nature parfaitement immobile ne connaît pas ce mouvement qui consiste en l'altération. En dehors d'elle, la sagesse de Dieu, ayant fait l'échange des propriétés, mit l'inaltérabilité dans la substance toujours en mouvement et dans la substance en repos l'altérabilité : sans doute faisait-elle ainsi dans le dessein que l'homme, voyant en quelqu'une des créatures cette propriété de la nature divine, qui est d'être inaltérable et immuable à la fois, n'en vînt pas à tenir la créature pour Dieu. Car on ne peut prendre pour divin ce qui se meut ou s'altère. C'est pourquoi la terre est fixe, mais connaît l'altération, et le ciel, qui ne s'altère pas comme la terre, n'a pas de fixité. Ainsi la puissance divine, ayant mêlé à la substance en repos l'altération et à l'inaltérable le mouvement, rapproche comme dans une même famille les unes et les autres substances par l'échange de leurs caractères et ne permet pas qu'on puisse leur attribuer la Divinité. Comme je l'ai dit, ni l'une ni l'autre ne pourrait être tenue pour divine : ni celle qui n'est jamais en repos, ni celle qui connaît l'altération.

La création dans sa perfection.

C'est ainsi donc que l'ensemble des êtres atteint son achèvement [5]. Ainsi parle Moïse : Le ciel, la terre et toute substance située entre les deux furent accomplis et chaque chose reçut la beauté qui lui revient : le ciel, l'éclat des astres, la mer et l'air, les animaux qui y nagent ou qui volent, la terre, la diversité des plantes et des troupeaux, tous ces êtres qui reçoivent ensemble leur vitalité de la volonté divine et que la terre mit au monde dans le même instant. La terre qui avait fait germer en même temps les fleurs et les fruits était remplie de splendeurs ; les prairies étaient couvertes de tout ce qui y pousse. Les rochers et les sommets des montagnes, les versants des coteaux et les plaines, tous les vallons se couronnaient d'herbe nouvelle et de la magnifique variété des arbres ; ceux-ci sortaient à peine de terre que déjà ils avaient atteint leur parfaite beauté. Naturellement toutes choses étaient dans la joie ; les animaux des champs amenés à la vie par l'ordre de Dieu bondissaient dans les taillis par troupes et espèces. Partout les couverts ombragés retentissaient du chant harmonieux des oiseaux. L'on peut aussi imaginer la vue qui s'offrait aux regards sur une mer encore paisible et tranquille dans le rassemblement de ses flots ; les ports et les abris, qui s'étaient creusés d'eux-mêmes le long des côtes selon le vouloir divin, joignaient la mer au continent. Les mouvements paisibles des vagues répondaient à la beauté des prés, faisant légèrement onduler le sommet des flots sous des souffles doux et bienfaisants [6].

L'attente de l'homme.

Et toute la création, dans sa richesse, sur terre et sur mer, était prête ; mais celui dont elle est le partage n'était pas là [7].

Notes

1. Les conceptions cosmologiques très déterminées que nous rencontrons à partir d'ici et que Grégoire reprendra dans le Traité des Six Jours se retrouvent chez les écrivains païens de la même époque, chez Macrobe, chez Chalcidius (voir Duhem, Le système du monde, II, p. 483). Elles sont d'origine stoïcienne. Mais peut-on leur assigner une source plus précise ? Dans deux articles remarquables, M. E. von Ivanka a montré que les développements de Grégoire, dans le Traité de la création de l'homme, de 128 C à 161 A, se retrouvaient parfois littéralement dans le De Natura Deorum de Cicéron. Or, pour celui-ci, nous avons des raisons de croire qu'ils ont pour source Posidonius d'Apamée. Il est donc probable que Grégoire a utilisé pour son Traité les ouvrages perdus de Posidonius et en particulier le peri théôn (E. von Ivanka, "Die Quelle von Ciceros De Natura Deorum", II, 45-60, Archivum Philologicum, 1935, p. 1-12 ; "Die Autorschaft der Homilien Eis to poièsômen anthrôpon", Byz. Zeit., 1936, p.46 sqq.)

2. Cicéron, De Natura Deorum, II, 45, 115-116 : les éléments se situent dans le tout selon la légèreté et la pesanteur, la mobilité et la stabilité. Voir Boyancé, Le songe de Scipion, Bordeaux, 1936, p. 70.

3. Le rôle de l'air comme servant à la fois de séparation et de trait d'union (sunapheia) entre les éléments extrêmes ; apparaît chez Cicéron, De Nat. Deor. 117 et chez Sénèque, Naturales Quaestiones, II, 4. Jaeger (Nemesios von Emesa, Quellenforschungen zum Neuplatonismus und seinen Anfängen bei Poseidonios, p. 74) retrouve aussi cette idée chez Nemesius et la rapporte à Posidonius.

4. Nous trouvons là l'expression de la sumpatheia qui est l'idée centrale de la cosmologie posidonienne (Reinhardt, Kosmos und Sympathie, 1926). Elle apparaît chez Grégoire de Nysse et chez Cicéron en conclusion du même développement, ce qui prouve bien que l'un et l'autre suivaient le même texte. Cicéron écrit en effet (De Nat. Deor., II, 46, 119) : " Quae copulatio rerum et quasi consentiens ad mundi incolumitatem coagmentatio naturae quem non mouet ? " L'expression de sumpnoia, conspiratio, qui se trouve chez Grégoire, se retrouve ailleurs dans Cicéron (De Nat. Deor., III, 11). Cette doctrine de la sumpatheia apparaît dans d'autres passages de Grégoire : " Le mélange total dans l'Univers des êtres variés s'accordant les uns aux autres selon un rythme impeccable et opérant l'accord harmonieux des parties avec le tout, compose comme une symphonie l'harmonie totale de l'univers " (XLIV, 440 D). La même vision exprimée avec les mêmes mots (harmozein, sumphonia, sumpatheia) se retrouve chez Philon (De migr. Abr., 3:2), qui dépend lui aussi de Posidonius.

5. Dans le morceau qui suit, Grégoire résume les considérations théologiques que Cicéron développe davantage ; De Natur.Deor., 11, 47, 120-53, 132.

6. Ces lignes sur la beauté de la nature paraissent à M. Meridier, L'influence de la seconde sophistique sur l'œuvre de Grégoire de Nysse, p. 140, le type des thèmes familiers aux rhéteurs. Mais à côté de l'influence de la rhétorique, il ne faut pas oublier celle de la Bible, dont Grégoire est pénétré, comme l'a bien vu A. Hauvette (cité par B. Latzarus dans Vie spirituelle, 1er oct. 1941, p. 344).

7. L'orientation de la création du monde visible vers l'homme est exprimée dans les mêmes termes en cet endroit par Cicéron : Quorum igitur causa quis dixerit eflectum esse mundum ? Eorum scilicet animantium quae ratione utuntur (53, 133). C'est une thèse stoïcienne. Voir la thèse contraire des Épicuriens chez Lucrèce, De Nat. rer., V, 155, Grégoire s'inspire sans doute ici de Méthode d'Olympe (ou de Philippes) : " Lorsque Dieu eut disposé l'univers dans un ordre parfait, il y introduisit l'homme ". (De Res. I, 34). Voir aussi Grégoire de Nazianze, XXXVI, 612 B.

 

CHAPITRE II

POURQUOI L'HOMME VINT LE DERNIER DANS LA CREATION

 

Cette grande et précieuse [1] chose qu'est l'homme n'avait pas encore trouvé place dans la création. II n'était pas naturel que le chef fît son apparition avant ses sujets, mais ce n'était qu'après la préparation de son royaume que devait logiquement être révélé le roi, lorsque le Créateur de l'univers eut pour ainsi dire préparé le trône de celui qui devait régner [2]. Voici la terre, les îles, la mer et sur eux, la voûte du ciel comme un toit. Des richesses de toutes sortes avaient été placées dans ces palais : par richesses, j'entends toute la création, tout ce que la terre produit et fait germer, tout le monde sensible, vivant et animé et aussi (s'il faut compter dans ces richesses ces matières que leur beauté rend précieuses aux yeux des hommes, tel que l'or, l'argent et ces pierres tant convoitées) tous ces biens que Dieu cache en abondance dans le sein de la terre comme en des celliers royaux. Alors Dieu fait paraître l'homme en ce monde, pour être des merveilles de l'univers et le contemplateur et le maître : il veut que leur jouissance lui donne l'intelligence de celui qui les lui fournit, tandis que la grandiose beauté de ce qu'il voit le met sur les traces de la puissance ineffable et inexprimable du Créateur [3].

Voilà pourquoi l'homme est amené le dernier dans la création, non qu'il soit relégué avec mépris au dernier rang, mais parce que dès sa naissance, il convenait qu'il fût roi de son domaine. Un bon maître de maison n'introduit son invité qu'après les préparatifs du repas, lorsqu'il a tout rangé comme il faut et suffisamment décoré maison, literie et table ; alors, le dîner prêt, il fait asseoir son convive. De la même façon, celui qui, dans son immense richesse, est l'hôte de notre nature, décore d'abord la demeure de beautés de tout genre et prépare ce grand festin aux mets variés ; alors il introduit l'homme pour lui confier non l'acquisition de biens qu'il n'aurait pas encore, mais la jouissance de ce qui s'offre à lui. C'est pourquoi, en le créant, il jette un double fondement par le mélange du divin au terrestre, afin que par l'un et l'autre caractère, l'homme ait naturellement la double jouissance de Dieu par sa divine nature, des biens terrestres par la sensation qui est du même ordre que ces biens [4].

 

1. L'expression timion ti appliquée à l'homme vient de Platon.

2. Sur l'évolutionnisme de Grégoire et son anthropocentrisme, voir l'Introduction, p. 36.

3. La connaissance de Dieu par la contemplation du monde visible est un lieu commun de la pensée stoïcienne (Voir Philon, De monarch., 1, p. 216 M. ; Cic., De Nat. Deor., 11,6, 17). Elle tient une grande place chez Basile, dont l'influence sur Grégoire est grande (P. G. XXIX, 329 c). Voir aussi Philon, De op., 25, où l'on trouve l'image du maître de maison.

4. " L'âme humaine est aux confins de deux mondes ", (XLIV, 1009 A). Même expression chez Philon. De op., 46.

 

CHAPITRE III

LA NATURE HUMAINE EST CE QU'IL Y A DE PLUS PRÉCIEUX DANS TOUTE LA CRÉATION VISIBLE

 

II nous faut aussi arrêter notre attention sur ce fait qu'une fois jetés les fondements d'un pareil univers et des parties qui le constituent dans sa totalité, la puissance divine improvise pour ainsi dire la création, qui vient à l'existence aussitôt qu'ordonnée. Pour la formation de l'homme, au contraire, une délibération précède et, selon la description de l'Écriture [1], un plan est d'abord établi par le Créateur pour déterminer l'être à venir, sa nature, l'archétype dont il portera la ressemblance, sa fin, son genre d'activité et l'exercice de son pouvoir. L'Écriture examine tout soigneusement à l'avance, pour montrer que l'homme va obtenir une dignité antérieure à sa naissance, puisqu'il a obtenu le commandement du monde avant même de venir à l'être. En effet " Dieu dit ", selon les mots de Moïse, " Faisons l'homme à notre image et ressemblance ; qu'il commande aux poissons de la mer, aux bêtes de la terre, aux oiseaux des cieux, aux animaux et à toute la terre " [2]. Chose étonnante ! Le soleil est créé et aucune délibération ne précède. Pour le ciel il en est de même. Rien pourtant ne les égale dans la création. Or, de telles merveilles, un mot suffit pour les constituer. L'Écriture n'indique ni d'où elles viennent, ni comment, ni rien de tel. Ainsi chaque chose en particulier, l'éther, les astres, l'air qui les sépare, la mer, la terre, les animaux, les plantes, tous les êtres, d'un mot viennent à l'existence. Il n'y a que pour la création de l'homme que l'auteur de l'univers s'avance avec circonspection : il prépare d'abord la matière dont il le composera, il le conforme à la beauté d'un archétype, puis, selon la fin pour laquelle il le fait, il, lui compose une nature accordée à lui-même et en rapport avec les activités humaines, selon le plan qu'il s'est proposé [3].

 

1. Dans ce chapitre et les trois suivants, Grégoire laisse de côté Posidonius et développe son anthropologie spécifiquement biblique et chrétienne. Il reprendra son auteur avec les développements physiologiques qui commenceront en 143 B.

2. Gen. I, 26.

3. Grégoire ne tarit pas d'éloges quand il décrit la beauté de la nature humaine. Elle est sans prix (XLIV, 665 A), parce qu'elle est image de Dieu. C'est au nom de cette dignité éminente de la personne humaine qu'il condamne l'esclavage (XLIV, 664 B) et qu'il exhorte à soulager les misères (XLVI, 480 D).

 

CHAPITRE IV

LA FORMATION DE L'HOMME SIGNIFIE LE POUVOIR DE DOMINATION QU'IL A SUR TOUTES CHOSES

 

Les artistes ici-bas donnent à leurs instruments une forme en rapport avec l'usage qu'ils en feront. Ainsi le meilleur des artistes fabrique notre nature comme une création adaptée à l'exercice de la royauté. Par la supériorité qui vient de l'âme, par l'apparence même du corps, il dispose les choses de telle sorte que l'homme soit apte au pouvoir royal. Ce caractère royal, en effet, qui l'élève bien au-dessus des conditions privées, l'âme spontanément le manifeste, par son autonomie et son indépendance et par ce fait que, dans sa conduite, elle est maîtresse de son propre vouloir[1]. De quoi ceci est-il le propre, sinon d'un roi ?

Ajoutez à cela que sa création à l'image de la nature qui gouverne tout montre précisément qu'elle a dès le début une nature royale. D'après l'usage commun, les auteurs des portraits de princes, en plus de la représentation des traits, expriment la dignité royale par des vêtements de pourpre et devant cette image, on a l'habitude de dire : " le roi ". Ainsi la nature humaine, créée pour dominer le monde, à cause de sa ressemblance avec le Roi Universel, a été faite comme une image vivante qui participe de l'archétype par la dignité et par le nom : la pourpre ne l'entoure pas, un sceptre ou un diadème ne signifient pas sa dignité (l'archétype, lui, n'en a pas) ; mais, au lieu de pourpre, elle est revêtue de la vertu, le plus royal de tous les vêtements ; au lieu d'un sceptre, elle s'appuie sur la bienheureuse immortalité ; au lieu d'un diadème royal, elle porte la couronne de justice, en sorte que tout, en elle, manifeste sa dignité royale, par son exacte ressemblance avec la beauté de l'archétype.

 

1. La ressemblance de l'homme avec Dieu consiste essentiellement pour Grégoire dans la liberté. C'est là une différence notable avec saint Augustin pour qui elle consiste avant tout dans l'intelligence. La pensée de Grégoire sera sur ce point l'origine d'une tradition particulière de la théologie occidentale, parallèle à l'augustinienne, qui par Scot Erigène et saint Bernard ira jusqu'à Descartes et à la philosophie moderne. Voir à ce sujet Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie. Paris, p. 193 ; Déchanet, Aux sources de la spiritualité de Guillaume de Saint-Thierry, 1940, p. 43.

 

CHAPITRE V

L'HOMME EST UNE IMAGE DE LA ROYAUTÉ DE DIEU

 

La beauté divine n'est pas le resplendissement extérieur d'une figure ou d'une belle   apparence ; elle consiste dans la béatitude indicible d'une vie parfaite. Aussi de même que les peintres, dans les couleurs qu'ils emploient pour représenter un personnage sur un tableau, arrangent leurs teintes selon la nature de l'objet pour faire passer dans le portrait la beauté du modèle, imaginez de même celui qui nous façonne : les couleurs en rapport avec sa beauté sont ici les vertus qu'il dépose et fait fleurir en son image pour manifester en nous le pouvoir qui est le sien. La gamme variée des couleurs qui sont en cette image et qui représentent vraiment Dieu n'a rien à voir avec le rouge, le blanc ou quelque mélange de couleurs, avec le noir qui sert à farder les sourcils et les yeux et dont certain dosage relève l'ombre creusée par les traits, ni en général avec ce que les peintres peuvent encore inventer. Au lieu de tout cela, songez à la pureté [1], à la liberté spirituelle[2], à la béatitude, à l'éloignement de tout mal, et à tout le reste par quoi prend forme en nous la ressemblance avec la Divinité. C'est avec de pareilles couleurs que l'auteur de sa propre image a dessiné notre nature.

Si vous examinez les autres caractères de la beauté divine, vous trouverez que sur ces points encore la ressemblance est exactement gardée dans l'image que nous sommes. La Divinité est Esprit et Verbe : " Au commencement " en effet, " était le Verbe " [3]. Et selon Paul, les Prophètes " ont l'Esprit du Christ [4]" parlant en eux. La nature humaine, non plus, n'est pas loin de ces attributs : en vous-même, vous voyez la Raison et la Pensée, imitation de Celui qui est en vérité Esprit et Verbe.

Dieu est encore Amour et source d'amour. Jean le Sublime dit que : " L'amour vient de Dieu " et " Dieu est amour " [5]. Le modeleur de notre nature a mis aussi en nous ce caractère : " En ceci, dit-il, en effet, tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres [6]" Donc, si l'amour est absent, tous les traits de l'image en nous sont déformés.

Enfin la Divinité voit tout, entend tout, scrute tout. Vous aussi, par la vue et l'ouïe, vous percevez les choses et par la pensée, vous pouvez examiner et scruter l'univers

 

1. Le mot apatheia ne doit pas s'entendre chez Grégoire d'une simple tranquillité de l'âme délivrée des passions, mais d'une participation à la vie incorruptible de Dieu lui-même. Voir Lot-Borodine, "La doctrine de la déification dans l'Église grecque", Rev. hist. rel., 1932, p. 135 sqq.

2. Nous traduisons apatheia par liberté spirituelle. C'est la prérogative perdue par Adam après le péché et que le Christ restitue avec l'amitié divine. Elle joue un rôle essentiel dans la spiritualité de Grégoire.

3. Jn. I, 1.

4. 1 Cor. VII, 40.

5. 1 Jn. IV, 7, 8.

6. Jn. XIII, 35.

 

CHAPITRE VI

EXAMEN DE LA PARENTÉ DE L'ESPRIT AVEC LA NATURE. EN PASSANT, RÉFUTATION D'UNE OPINION DES ANOMÉENS

 

De ce fait, n'allez pas me faire dire que la Divinité atteint les êtres à notre manière humaine par des facultés diverses : on ne peut mettre dans la simplicité divine la multiplicité de nos perceptions. D'ailleurs peut-on dire que nous-mêmes, nous percevions les choses par des facultés diverses, même si nous les atteignons par la variété des sens ? A proprement parler, il n'y a qu'une seule faculté, l'esprit qui est en nous et qui se répand à travers les sens pour percevoir les choses. C'est lui qui par les yeux contemple le monde visible, lui qui par l'ouïe entend ce qui se dit ; c'est lui qui aime ce qui le charme et écarte ce qui lui déplaît ; c'est lui qui utilise la main à sa volonté, prenant les objets ou les repoussant par elle selon qu'il juge utile et s'en servant comme d'un instrument. Si donc, chez l'homme, malgré la variété des organes que la nature lui a donnés pour la sensation, l'esprit, communiquant à tous activité et mouvement et se servant d'eux selon la fin propre de chacun, reste un et toujours le même, sans modifier sa nature dans la diversité de ses actes, comment en Dieu imaginerait-on la division de la substance en plusieurs facultés ? " Celui qui a façonné l'œil ", comme dit le Prophète, et qui " a planté l'oreille " [1] prend en lui-même le modèle et il met ces activités-là dans la nature humaine comme des caractères capables de le faire connaître : " Faisons, dit-il, l'homme à notre image " [2].

Où est l'hérésie des Anoméens [3]? Que disent-ils contre cette parole ? Comment en ce que nous avons dit défendront-ils une opinion qui ne repose sur rien ? Diront-ils qu'une image unique peut ressembler à des formes variées ? Si le Fils n'a pas une nature semblable à celle du Père, comment fera-t-il une seule image de natures différentes ? Celui qui dit, en effet, " Faisons l'homme à notre image " et qui emploie le pluriel pour désigner la Sainte Trinité, ne parlerait pas d'image au singulier, si précisément les modèles n'étaient semblables les uns aux autres. Car il est impossible de donner un portrait unique de personnes dissemblables. Si donc les natures étaient différentes, les images aussi seraient différentes et pour chaque personne il y aurait une image. Mais si l'image est unique sans que le modèle le soit, on doit conclure, à moins d'avoir perdu la raison, que des êtres semblables à un être unique le sont également entre eux [4]. Aussi l'Écriture, sans doute pour couper court à cette hérésie, dit, à propos de la création de la vie humaine : " Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance.

 

1. Ps. XCIII, 9.

2. La tradition des Pères voit dans l'emploi de ce pluriel la manifestation de la Trinité : " Par ce pluriel, écrit saint Justin, Dieu ne s'adresse ni simplement à lui-même, ni à la terre, ni aux anges, mais à son Fils " (Dialogue, 62). " II y a toujours avec le Père, écrit saint Irénée, le Verbe et la Sagesse, le Fils et l'Esprit. C'est à eux qu'il s'adresse en disant : Faisons l'homme à notre image " (Adv. Haer., IV, 35 ; cf. IV, 20, 1 ; V, 6, 1). Dans le Sermon sur les paroles Faciamus hominem, dont l'attribution à Grégoire de Nysse est discutée, nous lisons : " Le prélude de notre création contient un véritable enseignement sur Dieu... Le pluriel est employé pour nous faire honorer le Père dans le Fils et le Fils dans le Saint-Esprit... Vous êtes une œuvre commune afin que vous adoriez l'un et l'autre, sans les séparer dans l'adoration, mais en les unissant dans la divinité " (XLIV, 260 C-D). Philon avait donné de ce pluriel l'explication suivante : " Avec raison Dieu entreprend la création de l'homme en compagnie de ses aides par ces mots : " Faisons l'homme ", afin que les bonnes actions du nous soient seulement rapportées à lui comme aux actes de l'homme les fautes " (De conf. ling., I, 432). Le point de vue philonien, repris par les gnostiques, s'inspire de la doctrine du Timée (29 c-30 a). La tradition chrétienne ignore ce dualisme.

3. Les Anoméens attribuaient au Fils une nature différente (anomoios) de celle du Père. Grégoire les réfute par cet argument, que Dieu ne pouvait créer une image unique de lui-même s'il y avait en lui plusieurs substances. On retrouve le même argument chez saint Jean Chrysostome. " Ce mot porte aux Ariens une plaie mortelle, car Dieu ne s'adresse pas un ordre : Fais ! comme à un sujet ou à un être d'une essence moindre, mais avec une égalité totale, il dit : Faisons ! " (P. G. LVI, 72).

4. Grégoire, s'il fait de nous l’œuvre de la Trinité, ne dit pas comme Augustin que nous en soyons l'image. Selon lui, la ressemblance s'établit dans l'ordre de la nature (de la phusis, des idiomata), non dans l'ordre de l'existence (upostasis, to upokeimenon) (XLIV, 184 A-D). Or le mode d'existence de Dieu est la Trinité des Personnes. Donc, si nous sommes " images de Dieu ", il ne s'agit pas de ressemblance trinitaire. Nous possédons d'une manière finie ces mêmes attributs que Dieu possède dans la Trinité des personnes. Images de Dieu par nature, nous en sommes à jamais distincts par ce qui nous appelle à l'existence. Ce n'est pas que Grégoire ne découvre dans notre activité spirituelle, comme le fera Augustin, quelques traces de la Divinité. Par notre verbe intérieur et par notre esprit nous nous faisons quelque idée du Verbe et de l'Esprit. Mais ce ne sont là que des semeia, des skiai tines (Gr. Catéch., I, 11 ; II, 1). A ce propos, il ne saurait s'agir strictement d'image, ce mot étant réservé à la sungeneia que nous avons avec Dieu et à la possession des biens divins.

 

CHAPITRE VII

POURQUOI L'HOMME EST SANS ARMES ET SANS PROTECTIONS NATURELLES

 

Que signifie la stature droite de l'homme ? Pourquoi son corps n'a-t-il pas, pour protéger sa vie, des forces naturelles [1] ? En fait l'homme vient au monde, dépouillé de protections naturelles, sans armes et dans la pauvreté, manquant de tout pour satisfaire aux besoins de sa vie : apparemment il mérite plus la pitié que l'envie. Comme armes, il n'a ni les défenses des cornes, ni les pointes des ongles, ni sabots, ni dents, ni aiguillon empoisonné pour donner la mort, tous ces organes enfin que la plupart des vivants ont sur eux pour se défendre des blessures ; son corps n'est pas non plus recouvert d'une enveloppe de poils.

Il semblerait pourtant que l'être, ordonné au gouvernement des autres, la nature devrait l'entourer d'armes appropriées pour lui permettre de se défendre sans avoir besoin de secours étranger. Le lion, le porc, le tigre, la panthère et autres animaux semblables ont de quoi se sauver par eux-mêmes. Le taureau a des cornes, le lièvre la rapidité, la gazelle le saut et la sûreté du regard, d'autres ont la taille, d'autres une trompe ; les oiseaux ont des ailes, l'abeille le dard ; à tous sans exception, la nature a donné un moyen de défense. L'homme, lui, est le moins rapide des coureurs ; parmi les animaux corpulents, il est le plus maigre ; parmi ceux qui ont des défenses naturelles, il est le plus aisé à prendre. Comment donc, dira-t-on, un tel être a-t-il en partage le premier rang dans l'univers ?

A mon avis, il n'est pas difficile de montrer que ce qui paraît un déficit de notre nature est en fait un encouragement à dominer ce qui est près de nous [2]. Supposons l'homme doué d'une telle force que sa rapidité surpasse celle du cheval, que son pied n'ait pas à souffrir de la dureté du sol, grâce aux défenses des sabots ou des griffes, supposons qu'il ait des cornes, des aiguillons et des ongles ; avec de pareils organes, il ne serait qu'une bête féroce inabordable. Il ne chercherait pas, en outre, à dominer les autres, n'ayant aucun besoin de l'aide de ce qu'il a sous la main. Au contraire, pour la raison que je vais dire, chacun des animaux qui nous sont unis a reçu en partage les biens dont nous avons besoin : il nous devient alors nécessaire de les commander. C'est parce que son corps est lent et difficile à mouvoir que l'homme a asservi et dompté le cheval. Parce que son corps est nu, il a dû surveiller les brebis afin de compléter par le port de leurs laines annuelles ce qui manque à notre nature. Comme il, doit faire venir d'ailleurs de quoi vivre, il a attaché à son service les animaux de charge. Ne pouvant, comme les bêtes des champs, se nourrir d'herbe, il a domestiqué le bœuf qui, par ses travaux, nous rend la vie plus facile. Nous avions besoin de dents et d'un organe pour mordre, afin de nous défendre contre les autres animaux ; le chien, par ses dents qui blessent et par sa rapidité, met à notre disposition sa mâchoire qui devient comme une épée vivante. Plus robuste que la défense des cornes, plus tranchant que la pointe des dents, le fer a été utilisé par l'homme ; il ne nous est pas toujours attaché comme les défenses des bêtes féroces, mais il combat avec nous au moment voulu ; le reste du temps, on le met de côté. Au lieu d'avoir une écaille comme le crocodile, l'homme peut de celle-ci se faire une arme, en s'en entourant le corps suivant les besoins. Ou, à défaut d'écaille, à cette même fin, il travaille le fer dont il use à la guerre, au moment utile, pour redevenir, lors de la paix, libre d'un tel équipement. Il plie à son service l'aile des oiseaux, en sorte que par son ingéniosité il a à sa portée la rapidité du vol. Parmi les animaux, il apprivoise les uns qui servent aux chasseurs, et, grâce à eux, parvient à soumettre les autres à ses besoins. En particulier l'ingéniosité de son art donne des ailes aux flèches et, par l'arc, tourne à notre usage la rapidité de l'oiseau. Enfin la sensibilité de nos pieds à la marche nous fait chercher une aide dans les objets qui nous sont soumis. De là vient qu'à nos pieds, nous ajustons des chaussures [3].

 

1. Avec ce chapitre, nous retrouvons le parallélisme avec Cicéron et par conséquent la dépendance de Posidonius (comparer De Natura Deorum, II, 151 et notre auteur 140 B à 144 A). Ainsi Cicéron écrit : " Quadrupedum celeritas atque uis nobis ipsis affert uim et celeritatem. " Même développement de saint Basile (In Is. Prooem., P. G. XXX, 128 B), dont on sait d'ailleurs (Gronau, "Poseidonios und die jüdisch-christliche" Genesisexegese, 1914) la dépendance à l'égard de Posidonius dans son Commentaire des Six Jours et dans le De opificio Dei de Lactance (P. L. VII 14 c), qui, par Cicéron (id., 13 A), dépend lui aussi de Posidonius.

2. La même idée avait déjà été développée par Origène : l'homme a été créé dans la nudité et l'indigence (endeès) à la différence des animaux, parce qu'il est logikos : il doit conquérir sa nourriture et le monde grâce à son intelligence (Contr. Cels., IV 76 ; P. G. XI, 1148 B). C'est un signe de sa grandeur. Cette vue optimiste, d'origine stoïcienne, s'oppose au pessimisme des Épicuriens, plaignant la misère de la condition humaine (par ex. Lucrèce, De Nat. Rer., V, 220). On trouve la controverse développée explicitement dans Lactance, De Op. Dei, 16 A-B et 17 A.

3. L'idéal de l'humanité n'est pas seulement un état de repos et de contemplation. L'homme a un rôle à jouer en ce monde.

 

CHAPITRE VIII

LA RAISON DE LA STATURE DROITE DE L'HOMME.
LES MAINS ONT POUR FIN LE LANGAGE.
CONSIDÉRATIONS PHILOSOPHIQUES SUR LA DIVERSITÉ DES ÂMES

 

La stature droite.

La stature de l'homme est droite, tendue vers le ciel et regardant en haut. Cette attitude le rend apte au commandement et signifie son pouvoir royal. Si seul parmi les êtres l'homme est ainsi fait, tandis que le corps de tous les autres animaux est penché vers le sol, c'est pour indiquer clairement la différence de dignité qu'il y a entre les êtres courbés sous le pouvoir de l'homme et cette puissance placée au-dessus d'eux. Chez les autres, en effet, les membres antérieurs du corps sont des pieds, parce que l'inclination de leur corps demandait un appui en avant ; dans la constitution de l'homme, ces membres sont devenus des mains. Pour une stature droite, un seul appui suffisait qui, grâce aux deux pieds, permet de se tenir solidement [1].

Les mains.

En particulier, les mains lui sont, pour les besoins du langage, d'une aide particulière. Quelqu'un qui verrait dans l'usage des mains le propre d'une nature rationnelle ne se tromperait pas du tout, non seulement pour cette raison couramment admise et facile à comprendre qu'elles nous permettent de représenter nos paroles par des lettres (c'est bien en effet une des marques de la présence de la raison de s'exprimer par les lettres et d'une certaine façon de converser avec les mains, en donnant par les caractères écrits de la persistance aux sons), mais pour ma part j'ai en vue autre chose lorsque je parle de l'utilité des mains pour la formation de la parole.

L'ordre de création des êtres.

Avant d'examiner ce sujet, revenons à un point que nous avons laissé de côté et qui allait nous échapper bien que logiquement il ait trait à ce qui précède, à savoir : pourquoi les produits du sol germent d'abord, pourquoi viennent ensuite parmi les vivants les êtres sans raison et enfin, après la formation de ces êtres, l'homme. Bien sûr, nous apprenons par là, — ce qui est à la portée de tout le monde —, que le Créateur a fait l'herbe en vue des vivants et les bêtes des champs en vue de l'homme : avant les animaux, il crée leur nourriture ; et, avant l'homme, tout ce qui doit servir à sa vie. Mais je soupçonne Moïse d'avoir voulu donner à entendre par là une doctrine mystérieuse et, sous des mots cachés, de livrer une philosophie de l'âme que les  " philosophes de l'extérieur " ont entrevue, sans la saisir clairement.

Les degrés dans la vie corporelle.

Par ces mots, l'Écriture nous enseigne que la force qui est dans les vivants et les êtres animés est de trois sortes [2] : premièrement, celle qui permet aux êtres de s'accroître et de se nourrir, en attirant à eux la nourriture nécessaire à leur développement. On l'appelle " naturelle " : elle se trouve chez les plantes. Dans les produits du sol, en effet, on peut voir une force vitale privée de sensation. Secondement, il y a une autre forme de vie, qui possède la première et qui a en plus un organisme sensoriel. C'est le cas des animaux sans raison : ils se nourrissent et se développent, mais ont aussi une activité sensible et la perception. Enfin la perfection de la vie corporelle se trouve dans la nature rationnelle, c'est-à-dire la nature humaine : elle se nourrit, a des sens, participe de la raison et se gouverne par l'esprit.

Les degrés de l'être en général.

Donnons donc des êtres la division suivante : d'un côté, la nature intellectuelle, de l'autre la nature corporelle. Laissons pour le moment la question de savoir comment se divise la première : ce n'est pas notre sujet. Disons seulement : parmi les natures corporelles, les unes ne participent en aucune façon à la vie, les autres ont une énergie vitale. De nouveau, parmi les corps vivants, les uns ont la sensation, les autres en sont dépourvus. A son tour, la nature sensible se divise en rationnelle et en irrationnelle.

L'ordre suivi par Moïse.

Aussi après la matière inanimée, qui est comme le fondement sur lequel repose le genre des animés, Moïse parle de la formation de cette vie " naturelle " qui existe dans les plantes ; il place ensuite la naissance des êtres qui ont une organisation sensible. Alors suivant le même ordre logique, parmi les êtres qui reçoivent la vie à travers la chair, il y a, d'un côté, les êtres sensibles qui existent sans posséder de nature spirituelle, de l'autre, les êtres doués de raison, qui ne subsisteraient pas dans un corps, s'ils ne se fondaient dans un organisme sensible. Aussi c'est en dernier lieu, après les plantes et les animaux, que l'homme est créé ; car la nature avance vers la perfection par un ordre et un chemin régulier.

L'âme de l'homme " récapitulation " des trois " âmes ".

Cet animal rationnel qu'est l'homme est en effet formé de la fusion de tous les genres d'âmes : sa nourriture, il la prend par la partie " naturelle " de son âme ; à cette puissance d'accroissement, il unit la puissance des sens, qui tient naturellement le milieu entre la substance intellectuelle et la matérielle, mais plus elle participe de la lourdeur de la matière, moins elle participe de l'intelligence. Ensuite se fait l'intime fusion entre la substance spirituelle et ce qu'il y a de plus mince et de plus lumineux dans la nature sensible, en sorte que l'homme se trouve composé de ces trois substances.

Même division de l'âme humaine dans l'Écriture : saint Paul, l'Évangile.

L'Apôtre nous apprend la même chose par ses paroles aux Éphésiens : il prie pour eux, afin qu'ils gardent dans son intégralité, pour la venue du Seigneur, la beauté du corps, de l'âme et de l'esprit. Pour désigner la partie nutritive, il dit le " corps " ; par " âme ", il entend la partie sensitive ; par " esprit ", la partie intellectuelle [3]. De la même manière, le Seigneur dans l'Évangile enseigne au scribe que l'amour de Dieu vient avant tout commandement et qu'il doit s'exercer par tout le cœur, toute l'âme et toute la pensée. Là aussi l'Écriture semble faire la même distinction [4]; elle parle de " cœur " pour désigner l'ensemble corporel, d' " âme " pour ce qui est intermédiaire entre le corps et l'esprit et d' " esprit " pour la nature supérieure, la faculté de comprendre et d'agir. De là viennent les trois distinctions que l'Apôtre établit dans les principes qui inspirent notre action : il appelle l'un " charnel ", celui qui ne voit que le ventre et le plaisir ; l'autre est 1' " animal ", intermédiaire entre la vertu et le vice, supérieur au second, sans appartenir tout à fait au premier ; enfin le dernier est le " spirituel ", qui consiste en la perfection de la vie selon Dieu. C'est pourquoi il dit aux Corinthiens, blâmant leur vie de pure jouissance et de soumission aux passions : " Vous êtes charnels et incapables de saisir des doctrines plus élevées " [5]. Ailleurs, faisant une différence entre le degré du milieu et le degré plus parfait, il dit : " L'homme animal ne comprend pas les choses de l'esprit ; elles sont folie pour lui ; l'homme spirituel au contraire juge de tout et n'est lui-même jugé par personne " [6]. Comme donc " l'animal " est élevé au-dessus du " charnel ", de la même façon le " spirituel " est placé au-dessus de " l'animal ".

Sens de l'ordre suivi par Moïse.

Si donc l'Écriture fait venir l'homme en dernier après tout vivant, c'est que Moïse veut donner un enseignement sur l'âme et, dans la suite nécessaire de l'ordre des êtres, il voit la perfection dans les derniers venus. En effet dans l'être doué de raison sont compris tous les autres ; dans l'être doué de sens, tout l'ordre " naturel " est présent et celui-ci n'est attribué qu'à la pure matière. Ainsi la nature, par les propriétés de la vie qui sont comme des degrés, paraît faire sa route en avant de l'inférieur au plus parfait [7].

Finalité des mains : la parole.

Puisque l'homme était un vivant apte à la parole, il fallait que l'instrument de son corps fût construit en rapport avec les besoins du langage. De même que les musiciens travaillent tel genre de musique selon la nature des instruments et qu'ils ne jouent pas de la flûte avec un luth ou de la cithare avec une flûte, ainsi la parole devait avoir des organes appropriés, afin que, élaborée par les parties aptes à la voix, elle puisse rendre un son répondant aux besoins du discours [8].

A cette fin les mains ont été articulées au corps. Sans doute peut-on dénombrer par milliers les besoins de la vie où la finesse de ces instruments qui suffisent à tout a servi l'homme dans la paix comme dans la guerre ; pourtant c'est avant tout pour le langage que la nature a ajouté les mains à notre corps. Si l'homme en était dépourvu, les parties du visage auraient été formées chez lui, comme celles des quadrupèdes, pour lui permettre de se nourrir : son visage aurait une forme allongée, amincie dans la région des narines, avec des lèvres proéminentes, calleuses, dures et épaisses, afin d'arracher l'herbe ; il aurait entre les dents une langue toute autre que celle qu'il a, forte en chair, résistante et rude, afin de malaxer en même temps que les dents les aliments ; elle serait humide, capable de faire passer ces aliments sur les côtés, comme celle des chiens ou des autres carnivores, qui font couler les leurs au milieu des interstices des dents. Si le corps n'avait pas de mains, comment la voix articulée se formerait-elle en lui ? La constitution des parties entourant la bouche ne serait pas conforme aux besoins du langage. L'homme, dans ce cas, aurait dû bêler, pousser des cris, aboyer, hennir, crier comme les bœufs ou les ânes ou faire entendre des mugissements comme les bêtes sauvages. Mais puisque la main a été donnée au corps, la bouche peut sans difficultés s'occuper de servir à la parole. Aussi les mains sont bien la caractéristique évidente de la nature rationnelle : le modeleur de notre nature nous rend par elles le langage facile.

 

1. La signification de la stature droite a un sens un peu différent chez Cicéron (De Nat. Deor., 140) et signifie l'aptitude à connaître Dieu. Ce développement remonte à Platon (Timée, 90 A-B) et se retrouve chez Aristote (De partibus animalium, II, 10) et chez Ovide (Met., I, 84). On le trouve chez saint Basile (Hom., IX, 2. Voir Courtonne, Saint Basile et l'hellénisme, 1934, p. 120), qui pouvait lui aussi le tenir de Posidonius. Chez Lactance nous avons la même, interprétation que chez Cicéron : " [Deus hominem] ad caeli contemplationem rigidum erexit " (34 A).

2. La distinction des trois degrés de la vie, végétative, sensitive, intellective, est courante chez les anciens. Voir Augustin, De lib. arbit., VIII, 18.

3. Eph. IV, 23 et V, 18. Cf. plutôt I Thess. V, 23. Sur l'interprétation de ce passage de saint Paul, voir Festugière, L'idéal religieux des Grecs et l'Évangile, p. 196.

4. Matt. XXII, 37 ; Marc, XII, 30 ; Luc, X, 27.

5. I Cor. III, 1.

6.  I Cor. II, 14-16.

7.  Formule frappante de l'évolutionnisme de Grégoire.

8. L'éloge des mains se trouve dans Cicéron, De Nat. Deor., 151.

 

CHAPITRE IX

L'ORGANISME HUMAIN EST ADAPTÉ AUX NÉCESSITÉS DU LANGAGE

 

La divine beauté, dont le Créateur nous a fait don en mettant en son image la ressemblance des biens qu'il possède, apporte avec elle les autres biens dont Dieu a libéralement doté notre nature humaine. L'esprit et la réflexion, on ne peut les appeler proprement des dons, mais plutôt une participation, car par eux, c'est la splendeur même de sa nature que Dieu a déposée en son image. Or l'esprit, qui est du domaine de l'intelligible et de l'incorporel, ne pouvait communiquer et unir sa beauté à d'autres êtres, s'il n'inventait quelque moyen de manifester au dehors son mouvement. C'est ce qui rendit nécessaire la création d'un organisme, afin que l'esprit, touchant à la façon d'un plectre les parties aptes à la voix, traduise par l'impression de sons variés le mouvement venu de l'intérieur. Un habile musicien, qu'un accident a privé de sa voix, pour faire connaître ce qu'il a dans l'esprit, se sert du chant de voix étrangères et livre son art au public grâce à la flûte ou à la lyre. Ainsi l'esprit humain : il découvre des pensers de toutes sortes, mais il ne peut montrer son mouvement intérieur à l'âme qui entend par les sens du corps ; aussi comme un habile accordeur, il touche ces organes animés, pour manifester ses pensées secrètes par le bruit qu'il fait dans les sens.

Quant à la musique qui se fait entendre dans l'organisme humain, elle est comme un mélange de flûte et de lyre qui s'unissent l'une à l'autre en une même harmonie. Le souffle, venant des réservoirs qui le contiennent, est poussé vers le haut à travers la trachée. Lorsque celui qui veut parler tend cet organe en vue de produire un son, le souffle se heurte aux commissures intérieures qui entourent ce conduit pareil à une flûte. Il imite d'une certaine façon le son de celle-ci par les vibrations produites autour des saillies membraneuses. Puis le son venu d'en bas est reçu dans la cavité pharyngienne, d'où il se divise dans le double conduit des narines et dans les cartilages de l'ethmoïde pareils à des stries d'écaille, ce qui donne à la voix plus de clarté. La joue, la langue, la structure des parties entourant le pharynx qui donne à la mâchoire inférieure une forme creuse terminée en pointe, toute cette organisation correspond de bien des manières au mouvement des cordes du plectre, car elle permet de tendre rapidement l'ensemble au moment voulu. Les lèvres, quand elles se relâchent et se resserrent, ont le même effet que les doigts de ceux qui règlent l'air de la flûte et l'harmonie du chant [1].

 

1. Grégoire donne la même description plus brièvement dans un autre passage : " Ne vois-tu pas que la gorge est une flûte, le palais un résonateur, la langue, les joues et la bouche comme les cordes et l'archet ... " (XLIV, 414 A). La source ici est encore évidemment Posidonius, si l'on compare Cicéron, De Nat. Deor., 149 : " II y a premièrement depuis les poumons jusqu'au fond de la gorge une artère par où sort la voix. Ensuite dans la bouche se trouve la langue suivie par les dents. En poussant la voix contre la langue et les autres parties de la bouche, la langue produit des sons distincts. Aussi les stoïciens comparent la langue à l'archet, les dents aux cordes et les narines au corps des instruments. " Grégoire continue en disant que le " microcosme, c'est-à-dire la nature humaine, manifeste ainsi la même musique que l'univers et qu'ainsi la partie correspond au tout " (XLIV, 414 A). Sur ce problème de la correspondance de la lyre humaine et de la lyre cosmique, où convergent les thèmes pythagoriciens (de la musique) et stoïciens (de la sympathie cosmique), voir Boyancé, Études sur le songe de Scipion, Bordeaux, 1936, p. 99.

 

CHAPITRE X

ACTIVITÉ DE L'ESPRIT A TRAVERS LES SENS

 

Ainsi c'est grâce à cette organisation que l'esprit, comme un musicien, produit en nous le langage et que nous devenons capables de parler. Ce privilège, jamais sans doute nous ne l'aurions, si nos lèvres devaient assurer, pour les besoins du corps, la charge pesante et pénible de la nourriture. Mais les mains ont pris sur elles cette charge et ont libéré la bouche pour le service de la parole.

Dans cet organisme il y a une double activité, l'une pour l'émission du son, l'autre pour l'impression des objets venus de l'extérieur. Entre les deux il n'y a pas mélange, mais chacune demeure dans la fonction que lui a assignée la nature, sans venir troubler la voisine : ainsi l'oreille n'a pas à parler ni la voix à entendre. Mais celle-ci est toujours prête à émettre la parole et l'oreille toujours prête à la recevoir ; cependant elle ne se remplit pas, comme dit Salomon [1] : chose, selon moi, la plus extraordinaire de toutes celles qui se passent en nous ! Car quelles sont les dimensions de l'intérieur de l'oreille, où s'écoule tout ce qui entre en nous par son moyen ? Où sont les secrétaires pour transcrire les paroles qui y pénètrent ? Où sont reçus les objets qui sont déposés ? Comment, dans la diversité des sons qui de partout s'y précipitent les uns sur les autres, l'esprit n'est-il pas confondu et égaré pour discerner la place respective de chacun d'eux ?

Ce qui se passe dans les yeux présente un caractère aussi étrange : comme par les oreilles, l'esprit, par les yeux, saisit ce qui est à l'extérieur du corps ; il tire à lui les images des choses visibles et reproduit en lui-même les traits de ce qu'il voit.

Imaginez une grande ville recevant par plusieurs entrées tous ceux qui y viennent en même temps : tous ne courent pas ensemble vers le même quartier de la ville, mais les uns vont à l'agora, les autres dans leurs demeures, d'autres aux assemblées, d'autres vers les grandes rues, d'autres vers des ruelles, d'autres aux théâtres, chacun enfin va suivant son idée [2]. Quelque chose de pareil se passe en cette cité de l'esprit, bâtie en nous-mêmes : sur chacun des objets dont les différentes entrées des sens l'ont rempli, l'esprit opère un travail de vérification et de distinction pour les répartir ensuite comme il convient aux endroits consacrés à la connaissance. Pour reprendre l'exemple de la ville, des parents et des amis peuvent s'y trouver sans être entrés par la même porte ; mais, bien que l'un soit entré par hasard par l'une, l'autre par une autre, lorsqu'ils sont dans l'enceinte de la ville, ils se groupent à nouveau, étant d'une même famille. L'inverse pourrait se produire : des étrangers, qui ne se connaissent pas, entrent dans la ville par la même porte, mais cette rencontre à l'entrée ne leur crée pas pour cela des liens de famille ; car ils peuvent, une fois à l'intérieur, se séparer pour rejoindre leurs parents. Quelque chose d'identique semble se passer sur le carrefour de l'esprit. Souvent, à partir de différents sens, une seule connaissance est formée en nous, le même objet étant divisé en plusieurs parties selon les sens. Au contraire on peut, à partir d'un seul sens, connaître bien des objets variés qui naturellement n'ont entre eux rien de commun. Ainsi (éclairons cela, comme il vaut mieux, par un exemple), lorsque, en ce qui concerne les saveurs, on cherche à reconnaître ce qui est doux à la sensation de ce qui a mauvais goût, c'est l'expérience qui révèle l'amertume de la bile et la douceur du miel. Ici nous avions affaire à des objets différents ; mais un même objet peut produire une connaissance unique, bien qu'il s'introduise dans la pensée à partir de sens nombreux, par exemple, par le goût, l'odorat, l'ouïe et souvent par le toucher et la vue. Ainsi quelqu'un voit du miel, l'entend nommer, le goûte, sent son odeur par le nez le reconnaît au toucher : par chacun de ces sens, il n'a connu qu'un même objet. Il y a aussi le cas où, par un seul sens, nous apprenons à connaître une multitude d'objets divers : ainsi, l'oreille reçoit toutes sortes de sons, les yeux peuvent recevoir sans distinction les choses les plus hétérogènes. En effet ils tombent aussi bien sur du blanc ou du noir que sur toutes les couleurs les plus opposées. Il en est de même pour le goût, l'odorat, le toucher et pour chaque sens qui, percevant selon sa nature, communique à l'esprit la connaissance d'objets de toutes sortes.

 

1. Ecclé. I, 8.

2. L'étude des organes des sens a son parallèle chez Cicéron. De Nat., 140-145. La conception de l'âme comme une cité se rattache à Platon, Rsp., 560 C, mais a été reprise par Posidonius (Reinhardt, Kosmos und Sympathie, 287-289).

 

CHAPITRE XI

LA NATURE HUMAINE EST UN MYSTÈRE

 

Quelle est donc la nature de l'esprit, qui se divise dans les facultés sensibles et qui tire de chacune d'elles, d'une manière conforme à leur nature, la connaissance de l'univers ? Qu'il soit tout autre que les sens, sans doute, personne d'avisé n'en doutera. S'il avait même nature qu'eux en effet, il n'aurait de rapports qu'avec une seule de leurs activités, parce qu'il est sans composition et que ce qui est sans composition ne connaît pas la diversité. Or, dans notre être composé, le toucher est une chose, l'odorat une autre, et de même les autres sens n'ont entre eux ni communauté ni mélange. Puisque l'esprit est présent également à tous selon la nature de chacun, il faut bien supposer qu'il est tout autre que la nature sensible, si l'on ne veut pas introduire la diversité dans une nature spirituelle.

" Qui a connu l'esprit du Seigneur ? " [1], dit l'Apôtre. Pour ma part, je dis aussi : " Qui a connu son propre esprit ? " Ceux qui s'estiment capables de " saisir " la nature de Dieu, feraient bien de dire s'ils se sont regardés eux-mêmes. Ont-ils connu la nature de leur propre esprit ? — II a plusieurs parties et est composé. Mais comment une substance spirituelle est-elle dans la composition ? Ou de quelle façon se fait l'union d'objets hétérogènes ? — Vous dites que l'esprit est simple et sans composition ! Comment alors se dissémine-t-il dans la multiplicité des parties sensibles ? Comment dans l'unité la diversité ? Comment dans la diversité l'unité ?

Pour ma part, je trouve la solution de ces difficultés dans le recours à cette parole de Dieu :    " Faisons l'homme à notre image et ressemblance ". L'image n'est vraiment image que dans la mesure où elle possède tous les attributs de son modèle ; dans la mesure où elle déchoit de la ressemblance avec son prototype, par ce côté-là elle n'est plus image. Comme l'une des propriétés de la nature divine est son caractère insaisissable, en cela aussi l'image doit ressembler à son modèle. Si la nature de l'image pouvait être " saisie ", tandis que le modèle est au-dessus de notre " prise ", cette diversité d'attributions prouverait l'échec de l'image. Mais puisque nous n'arrivons pas à connaître la nature de notre esprit, qui est à l'image de son Créateur, c'est qu'il possède en lui l'exacte ressemblance avec Celui qui le domine et qu'il porte l'empreinte de la nature " insaisissable " par le mystère qui est en lui [2].

 

1. Rom. XI, 34.

2. Nous avons dans ce chapitre un bon exemple de la manière dont Grégoire utilise ses sources. Il accepte la description posidonienne de l'activité des sens, mais il rejette le matérialisme qui en est corrélatif et fait une digression sur la spiritualité et l'incompréhensibilité de l'âme, qui est d'inspiration platonicienne (Norden, Agnostos Theos, p. 24 ; cf. Philon, De leg., I, 29). Le caractère polémique de ce développement apparaît bien avec la phrase qui commence le chapitre suivant et qui est une condamnation de toute localisation matérielle de l'esprit : " Ce que nous avons dit doit faire cesser les vaines conjectures (mataiologia) de ceux qui enferment dans des organes corporels l'activité de l'esprit " (156 C).

 

CHAPITRE XII

RECHERCHES SUR LA LOCALISATION DE LA PARTIE SUPÉRIEURE DE L'ÂME. PHYSIOLOGIE DU RIRE ET DES LARMES. CONSIDÉRATIONS TIRÉES DE LA " PHYSIQUE " SUR LES RAPPORTS DE LA MATIÈRE, DE LA NATURE ET DE L'ESPRIT

 

Diverses opinions sur la localisation : tête, cœur

Ce que nous avons dit doit faire cesser les vaines conjectures de ceux qui enferment dans des parties du corps l'activité de l'esprit : les uns veulent placer dans le cœur la partie supérieure de l'âme, d'autres affirment que l'esprit habite dans le cerveau [1]. Tous fondent de telles inventions sur des vraisemblances de surface. Celui qui attribue le premier rôle au cœur donne la place de celui-ci comme preuve de son opinion : cette position centrale lui semble faite pour permettre au mouvement de la volonté de se répartir facilement du milieu vers l'ensemble du corps et ainsi de passer à l'acte. On donne encore comme preuve de la même opinion le certain retentissement que paraissent avoir en cette partie-là nos dispositions de chagrin et de colère. Ceux qui consacrent le cerveau à la raison disent que la tête a été édifiée par la nature comme une citadelle sur tout le corps : l'esprit y habite comme un roi défendu tout autour par les organes des sens qui sont ses messagers et ses écuyers. Ils donnent encore comme indices d'une telle supposition le déséquilibre mental de ceux dont les méninges sont en mauvais état et la perte du sens de la mesure chez ceux dont la tête est alourdie par le vin. L'un et l'autre groupe de ceux qui tiennent ces opinions ajoutent encore quelques autres raisons tirées des sciences pour établir leurs hypothèses sur la partie supérieure de l'âme. L'un dit que le mouvement de la pensée est du même genre que celui du feu, puisque l'un et l'autre sont sans arrêt. Or en sait que la chaleur a sa source dans le cœur. Aussi ces auteurs, comme ils tiennent que le mouvement de l'esprit se confond avec la mobilité de la chaleur, concluent que le cœur qui renferme la chaleur est le réceptacle de la nature spirituelle [2]. L'autre groupe part du fait que les méninges (c'est le nom de la membrane qui entoure le cerveau) sont comme le fondement et la racine de tous les organes des sens ; de là ils donnent à penser que l'activité de l'esprit ne peut avoir de siège ailleurs que dans cette partie où s'ajuste l'oreille et où les sons qui y tombent viennent frapper. De même c'est par son union à cette membrane dans la cavité des yeux que, grâce aux images qui tombent sur les pupilles, la vue exprime les choses à l'intérieur de l'esprit. De même c'est dans le cerveau que, par l'odorat qui les attire, se fait le discernement des différentes odeurs. La sensation du goût est soumise, elle aussi, au discernement de cette méninge : celle-ci, communiquant la sensibilité aux développements nerveux qui l'avoisinent, les répand dans les muscles de cette région, à travers les vertèbres du cou jusqu'au conduit de l'ethmoïde [3].

Réfutation : pas de liaison nécessaire

Pour ma part, je reconnais sans peine que la prépondérance des affections physiques trouble souvent l'intelligence et que les dispositions du corps émoussent l'activité naturelle de la raison. J'admets aussi que le cœur est la source du feu qui est dans le corps et que les fortes émotions ont leur retentissement sur lui. En outre, quand les savants en ces matières me disent que cette méninge est placée près des organes des sens, qu'elle enferme le cerveau de ses plis et qu'elle est comme " arrosée " des vapeurs venues des sens, ils l'ont constaté par les anatomies qu'ils ont faites. Je ne rejette pas ce qu'ils disent. Mais je ne puis y voir la preuve de ce que la nature incorporelle soit circonscrite en des délimitations spatiales. En effet, nous le savons, le délire ne vient pas de la seule ivresse ; la maladie des membranes qui entourent les côtes s'accompagne également, au dire des médecins, d'un affaiblissement de la pensée : ils appellent ce mal " phrenitis " (folie), du mot " phrenes " qui est le nom donné à ces membranes. Par ailleurs, dans l'état consécutif au chagrin et qui agit sur le cœur, les choses ne se passent pas comme l'on dit : ce n'est pas le cœur, mais l'entrée de l'estomac qui est ainsi éprouvée ; seulement, par ignorance, on attribue ce mal au cœur. Voici ce que disent ceux qui ont examiné avec soin ces phénomènes : quand nous sommes dans le chagrin, les conduits se contractent et s'obstruent naturellement dans tout le corps et tout l'air qui ne peut sortir est repoussé vers les profondeurs. Alors les viscères, qui ont besoin de respirer, se trouvant comprimés de tous côtés, l'attraction de l'air se fait plus forte et la nature, pour remédier à cet affaissement, cherche à élargir ce qui s'est rétréci. Cette difficulté de respirer, nous en faisons le signe du chagrin et nous l'appelons gémissement et soupir. L'apparente compression des alentours du cœur est une mauvaise disposition, non du cœur, mais de l'entrée de l'estomac, qui a la même origine que la contraction des conduits : le réceptacle de la bile, par suite de son rétrécissement, verse son liquide âcre et mordant sur l'entrée de l'estomac. La preuve en est que la peau de ceux qui sont ainsi chagrinés devient jaune et " hépatique ", sous l'action de la bile qui, trop resserrée, se déverse dans les veines.

Le rire

Ce qui se passe dans la joie et le rire confirme encore davantage ce que nous disons. Les conduits du corps sont relâchés et dilatés par le plaisir, chez ceux par exemple qu'une bonne nouvelle épanouit. Dans le cas du chagrin, par suite de la fermeture dans les conduits de ces passages minces et imperceptibles ouverts à la respiration et, par suite, de la compression de l'intérieur des viscères, il se produit un refoulement vers la tête et les méninges de la vapeur humide : celle-ci reçue en abondance dans les cavités du cerveau, par l'intermédiaire des conduits qui sont à sa base, est repoussée vers les yeux : d'où la contraction des sourcils fait sortir goutte à goutte l'humidité (ces gouttes que nous appelons larmes). D'une façon identique, vous pouvez penser que la disposition contraire élargit les conduits plus que de coutume, que l'air est attiré par eux vers les profondeurs et, de là, à nouveau rejeté naturellement par la bouche avec le concours des viscères et surtout, dit-on, du foie, qui le chassent dans un mouvement tumultueux et bouillonnant. Aussi la nature, pour faciliter la sortie commode de cet air, élargit la bouche et écarte de chaque côté les joues pour permettre la respiration. Le nom donné à ce phénomène est le rire.

Conclusion sur ces hypothèses

En conclusion, il n'y a là aucune raison de localiser dans le foie la partie supérieure de l'âme pas plus que le bouillonnement du sang autour du cœur dans les moments de colère n'en est une de placer en celui-ci le siège de l'esprit. Il faut chercher la cause de ces faits dans la constitution même des corps Au contraire il faut estimer que l'esprit, selon un mode d'union indicible, s'attache également à chacune des parties corporelles. Si certains nous opposent l'Écriture, d'après laquelle cette partie supérieure de l'âme serait dans le cœur, il n'y a qu'à vérifier leur dire, avant de le recevoir. Celui en effet qui a fait mention du cœur parle aussi des reins : " Dieu, dit-il, examine les cœurs et les reins " [4], en sorte qu'il faudrait enfermer la pensée dans ces deux organes ou dans aucun. Donc, lorsque l'on me dit que l'activité de l'esprit est émoussée ou même disparaît totalement dans telles ou telles dispositions du corps, je ne vois pas là une preuve suffisante pour circonscrire la puissance de l'esprit en un certain lieu : en ce cas, des tumeurs formées en ces régions diminueraient la place réservée à l'esprit. C'est seulement lorsqu'il s'agit des corps qu'on ne peut trouver où les mettre, si le récipient a été précédemment rempli. La nature spirituelle ne cherche pas à remplir le vide laissé par les corps ; elle n'est pas non plus chassée d'un endroit, quand la chair y est trop abondante.

La pensée de Grégoire : le corps " instrument "

En réalité, on dirait tout le corps construit à la manière d'un instrument de musique [5]; de même que souvent des chanteurs sont empêchés de montrer leur talent par la mise hors d'usage de l'instrument dont ils se servent, qui s'est gâté avec le temps, brisé dans une chute ou que la rouille et la moisissure ont rendu inutilisable, si bien qu'il ne répond plus, même si c'est un flûtiste de première valeur qui le touche, de même aussi l'esprit, qui se communique à tout son instrument et qui atteint chaque organe d'une façon spirituelle, conformément à sa nature, n'exerce son activité normale que là où tout est selon l'ordre de la nature ; mais là où la faiblesse d'une partie s'oppose à son opération, il reste sans résultat et sans efficacité. Il fait de même bon ménage, en effet, avec tout ce qui respecte l'ordre de la nature, mais il reste étranger à tout ce qui s'en écarte.

Matière et esprit dans notre nature

Sur ce point nous pouvons faire une remarque qui est plutôt, semble-t-il, du domaine de la     " Physique " et qui est une manière de voir assez délicate à saisir. La voici : la Divinité est le Bien Suprême, vers qui tendent tous les êtres possédés du désir du Bien, C'est pourquoi notre esprit, étant à l'image du Bien parfait, tandis qu'il conserve, autant qu'il est en lui, la ressemblance avec son modèle, se maintient lui-même dans le bien ; mais s'en écarte-t-il, il est dépouillé de sa beauté première. Et comme nous disons que l'esprit tire sa perfection de sa ressemblance avec la beauté prototype de toutes les autres, comme un miroir recevant une forme par l'impression de l'objet qui y paraît, par un raisonnement semblable nous disons que la nature, administrée par l'esprit, s'attache à lui et de cette beauté placée près d'elle, reçoit elle-même son ornement, comme si elle était miroir de miroir ; à son tour, elle gouverne et soutient la partie matérielle de l'être existant à qui elle appartient.

Tant que cette dépendance est gardée entre les éléments, tous sont unis, chacun à son degré, à la beauté en soi, car l'élément supérieur transmet sa beauté à celui qui est placé sous lui. Mais lorsque dans cette harmonie naturelle, il se produit une rupture ou que, à l'inverse de l'ordre, le supérieur se met à la remorque de l'inférieur, alors la matière, mise à part de la nature, met à jour sa difformité (car d'elle-même elle n'a ni forme ni constitution) ; puis sa difformité corrompt la beauté de la nature, qui reçoit sa beauté de l'esprit. Et ainsi c'est sur l'esprit même que, par l'intermédiaire de la nature, passe la laideur de la matière, en sorte que l'on n'y voit plus l'impression de l'image divine qui s'y modelait. En effet l'esprit, comme un miroir qui ne présente à l'idée de tout bien que sa face postérieure, repousse les manifestations en lui de la splendeur du bien, tandis qu'il modèle en lui la difformité de la matière. Ainsi naît le mal, par la mise à l'écart progressive du bien. Toute bonté, quelle qu'elle soit, est de la même famille que le premier bien, mais tout ce qui n'a avec le bien ni attenance ni similitude n'a absolument aucune bonté. Si donc, selon ce que nous venons de voir, le bien réel est un, l'esprit reçoit sa beauté de la création à l'image du Bien, et la nature, qui est par l'esprit, est comme un miroir de miroir [6]. D'où il suit que la partie matérielle de notre être reçoit toute consistance et tout ordre de la nature qui la gouverne, mais que sa séparation d'avec ce qui lui donne ordre et cohésion et sa rupture d'avec la tendance naturelle qui l'unit au bien amènent sa dissolution et son retour vers en bas. Cette chute n'a d'autre cause que le retournement de la tendance spontanée de la nature à la suite du désir qui ne tend pas vers le Bien, mais vers ce qui a besoin d'un autre pour l'embellir. En effet, de toute nécessité, la matière qui mendie sa propre forme impose sa difformité et sa laideur à celui qui veut lui ressembler.

Conclusion

Nous avons été amenés à faire ces réflexions subsidiaires à propos du but premier de ce chapitre. Nous nous demandions si la puissance spirituelle a son siège dans une partie spéciale de notre être ou si elle s'étend pareillement en toutes. Certains, disions-nous, assignent à l'esprit une localisation et ils fondent leur supposition sur ce fait que l'exercice de la pensée est arrêté chez ceux dont les méninges sont malades. Notre raisonnement a montré qu'en tout organe du composé humain, qui a de soi une activité propre, la puissance de l'âme peut rester sans effet, si l'organe en question ne se maintient pas dans l'ordre naturel. Ces considérations nous ont amenés à introduire dans la suite de l'exposé le principe énoncé ci-dessus, où nous voyons que dans le composé humain, l'esprit est gouverné par Dieu, et notre vie matérielle par l'esprit, lorsqu'elle garde l'ordre de la nature. Mais se détourne-t-elle de cet ordre, elle devient étrangère à l'influence de l'esprit. Là-dessus revenons au point d'où nous étions partis, à savoir que sur les parties de notre être qui ne se détournent pas de leur constitution naturelle à la suite de quelque passion (pathos), l'esprit exerce sa puissance propre ; il a de la force sur les organes en bon état mais il est impuissant sur ceux qui ne laissent pas place a son activité. D'autres arguments peuvent encore servir à établir cette façon de penser ; si vous n'êtes pas fatigué par ce que nous avons dit, autant que j'en suis capable, je donnerai encore quelques explications sur ces matières.

 

1. Grégoire fait allusion aux controverses qui opposaient stoïciens et platoniciens, les premiers (et en particulier Posidonius) localisant le nous, identique au feu (pur), dans le cœur, principe de la chaleur, les autres le situant dans le cerveau. Nous retrouvons les mêmes allusions à ces controverses chez Cicéron (Tusculanes, I, 19). Dans le passage parallèle au nôtre, celui-ci se contente d'opter pour une des deux théories. Il est notable que ce soit pour la théorie platonicienne. Le fait que celle-ci se rencontre à cet endroit chez Grégoire (qui l'écarte d'ailleurs, comme l'autre) et chez Cicéron pose la question de savoir si l'ouvrage qui leur sert de source commune ne comprenait pas des interprétations non-stoïciennes. C'est la thèse de E. von Ivanka (Die Quelle von Ciceros, De Natura deorum, p. 8 sqq.). Il est certain en particulier que la source commune contenait l'image de l'esprit habitant la tête, considérée comme citadelle du corps et utilisant les organes des sens comme messagers, puisqu'on la retrouve en termes propres chez Cicéron : " Sensus autem interpretes et nuntii rerum in capite, tanquam in arce, mirifice collocati sunt " (140) et chez Lactance qui dépend de lui : " Diuina mens, in summo capite collocata, tanquam in arce, sublimis speculatur omnia " (34 A), et surtout 65 A, où il s'agit à la fois de l'âme et des sens. La source est Platon (Timée, 70).

2. Le cœur, principe du feu qui anime le corps, est une idée posidonienne (Reinhardt, Kosmos und Sympathie, 331).

3. A qui est empruntée la théorie qui fait du cerveau le siège de l'âme ? Nous savons que cette théorie, d'origine platonicienne, a été reprise par Galien. Or l'exposé de Grégoire contient sur un point une doctrine qui ne peut être que de Galien, c'est celle qui fait du cerveau le siège de l'odorat (Galien, De l'organe de l'odorat, 4). Nous verrons tout à l'heure que Galien a été utilisé par Grégoire pour son livre. C'est donc lui dont il expose ici la théorie et qui est désigné par le Oi epistèmones tès iatrikès de 157 D.

4. Ps, VII, 10.

5. Dans tout ce passage, Grégoire utilise les exemples de parallélisme psycho-physiologique que lui offrent ses sources, mais il en discute la signification et leur donne une interprétation spiritualiste. Il y aurait un intéressant parallèle à établir entre les analyses de Grégoire sur la localisation de l'esprit et sur l'union de l'âme et du corps, et celles de Bergson sur le même sujet dans l'Essai sur les données immédiates et Matière et Mémoire. Les principes fondamentaux y apparaîtraient identiques. L'âme est dépendante du corps dans son activité, comme le musicien l'est de son instrument. Elle n'en reste pas moins indépendante dans son être même.

6. L'expression " miroir de miroir " eikôn eikonos, qui vient de Philon, désigne tantôt le rapport de l'homme au Verbe, lui-même image du Père, tantôt, comme ici, celui de la matière à l'esprit, lui-même image de Dieu.

 

CHAPITRE XIII

LE SOMMEIL. LE BAILLEMENT. LES SONGES.
RECHERCHES SUR LEURS CAUSES

 

La loi de changement.

Cette vie matérielle et fluente des corps, toujours soumise au changement, ne trouve de possibilité d'exister que dans la perpétuité de son mouvement. Comme un fleuve emporté par son courant [1] a le lit où il coule, toujours plein, bien que la même eau ne soit jamais au même endroit, mais qu'une partie soit déjà en aval, quand l'autre est encore en amont, ainsi notre vie matérielle ici-bas s'écoule dans le mouvement et, par la succession continue des contraires, est prise dans un changement qui ne peut s'arrêter. Au lieu d'avoir la possibilité de rester toujours au même endroit, elle est douée d'un mouvement où elle ne cesse de changer parmi des qualités semblables ; et si elle s'arrêtait jamais dans son mouvement, elle cesserait d'exister. Ainsi le vide succède au plein et de nouveau le plein vient prendre la place du vide.

Les deux états : sommeil et état de veille.

Le sommeil relâche la tension de l'état de veille ; ensuite l'état de veille tend ce qui s'est relâché. Aucun de ces deux états ne dure, mais l'un à tour de rôle prend la place de l'autre. La nature se renouvelle ainsi par ces échanges, de telle sorte que, tenant ces deux états à la fois, elle passe sans discontinuer de l'un à l'autre. Une tension continue des activités du vivant produit une brisure et une déchirure de ces parties tendues au delà de la normale ; au contraire, un relâchement constant du corps cause la chute et la dissolution de l'être. Le passage régulier, au moment voulu, de l'un à l'autre état est une force pour le maintien de la nature qui, grâce à cette succession perpétuelle des deux états, dans l'un se repose de l'autre [2].

Le sommeil

Ainsi la nature, prenant le corps tendu par l'état de veille, assure, par le sommeil, le relâchement de sa tension selon les besoins ; elle fait se reposer les facultés sensorielles de leur activité, comme si elle laissait se détendre des chevaux après des combats de char. Ce relâchement opportun est nécessaire à la conservation du corps ; grâce à lui, la nourriture peut se répandre sans obstacle à travers tout le corps par les conduits intérieurs, aucune tension n'empêchant ce passage. Quand le soleil brille de rayons plus chauds, des vapeurs nébuleuses sortent du fond d'un sol humide ; un phénomène semblable a lieu dans la terre que nous sommes, lorsque la chaleur naturelle échauffe la nourriture qui est à l'intérieur. Les vapeurs, tendant, comme l'air, à s'élever et montant toujours plus haut, se trouvent dans la région de la tête, comme une fumée qui passe par les jointures d'une muraille ; de là elles sont emportées par évaporation vers les conduits des sens. Alors cédant peu à peu la place à ces vapeurs, la sensation est rendue nécessairement impossible. Les yeux se recouvrent des paupières, comme si une machine de plomb, c'est-à-dire le poids de ces vapeurs, faisait abaisser les paupières sur les yeux. L'ouïe alourdie par ces mêmes vapeurs, comme si on avait mis une porte devant les organes de l'audition, n'exerce plus son activité normale. Tel est l'état du sommeil [3]: la sensation n'agit plus dans le corps ; elle est privée de son mouvement naturel, pour permettre la distribution de la nourriture qui s'introduit ainsi par chacun de ces conduits avec les vapeurs.

Le baîllement

Pour cette même raison, si les exhalaisons venues de l'intérieur, rétrécissent les endroits où se trouvent les sens et si par ailleurs quelque nécessité interdit le sommeil, le système nerveux, rempli de ces vapeurs, se tend naturellement lui-même et cet allongement amincit la région chargée des vapeurs. Il se produit quelque chose d'identique à ce qui a lieu quand on tord avec force des vêtements pour en faire sortir l'eau. La région du pharynx est arrondie et le système nerveux y est très développé. Lorsqu'il faut en chasser les vapeurs qui s'y sont accumulées (comme on ne peut étirer un objet rond qu'en l'étendant suivant une forme circulaire), cette forme arrondie fait que le souffle est reçu dans le bâillement : la luette fait s'abaisser la mâchoire inférieure et, tandis que l'intérieur de la cavité ainsi formée se détend en forme de cercle, cette sorte de suie lourde répandue en ces organes est exhalée avec le souffle. Souvent, après le sommeil, la même chose se produit, lorsqu'une de ces vapeurs a été laissée en ces lieux sans être chassée par le souffle.

Les rêves

Ces exemples montrent clairement le lien de l'esprit humain avec la nature : lorsque celle-ci est intacte et en éveil, lui aussi a de l'activité et du mouvement, mais si elle est relâchée par le sommeil, il demeure inerte, à moins qu'on ne prenne pour une activité de l'esprit les imaginations des songes qui nous viennent pendant le sommeil. Pour moi, je prétends qu'il ne faut rapporter à l'esprit que la pensée dans son activité consciente et entière ; les bagatelles qui s'offrent à l'imagination pendant le sommeil, je les crois façonnées au hasard par la partie irrationnelle de l'âme comme des images de l'action de l'esprit. Quand l'âme est déliée par le sommeil de son union avec les sens, elle se trouve nécessairement aussi hors de l'activité spirituelle. Car c'est par les sens que se fait l'union de l'esprit avec l'homme ; s'ils cessent d'agir, l'esprit reste lui aussi inactif. Nous en avons pour preuve ce fait que dans les événements étranges ou impossibles, il nous semble souvent que nous rêvons ; ce qui ne serait pas, si alors l'âme était gouvernée par la raison et la pensée. Il me semble donc que durant le sommeil, l'âme est en repos dans ses parties les plus hautes (je veux parler de ses activités spirituelles et sensibles) ; seule la partie nutritive reste en activité. En elle demeurent quelques images des événements de l'état de veille et quelques retentissements de l'activité des sens ou de l'esprit qu'y a imprimés cette partie de l'âme qu'est la mémoire. Ceux-ci sont reproduits comme ils se présentent, car certains souvenirs demeurent attachés à cette partie de l'âme. Dans ces rêves, l'homme voit par l'imagination : dans l'ensemble de ce qui lui apparaît, il n'y a aucun enchaînement logique, mais il s'égare en des tromperies embrouillées et sans suite.

Explication des rêves

Dans l'activité du corps, bien que chaque partie ait une fonction propre liée à la puissance qui est en elle, il n'y en a pas moins corrélation entre la partie en repos et celle qui est soumise au mouvement ; de la même façon dans l'âme, même si une de ses parties est en repos et l'autre en mouvement, l'ensemble reste en liaison avec ses parties. Car on ne peut admettre que l'unité naturelle de l'âme soit entièrement dissoute par la prédominance de l'activité d'une des puissances sur une partie. Mais de même que chez ceux qui sont éveillés et en exercice, l'esprit domine et le sens sert, alors que cependant la partie nutritive du corps ne fait pas défaut au reste (l'esprit fournit la nourriture nécessaire, le sens la reçoit et la force nutritive du corps l'assimile) ; de la même façon durant le sommeil l'ordre de commandement de ces puissances est en nous comme inversé : alors que commande la partie irrationnelle, l'activité des autres cesse, mais ne s'éteint pas tout à fait. A ce moment la partie nutritive est occupée, grâce au sommeil, à la digestion, et elle assure le soin de toute la nature ; mais alors la force de la sensation n'est pas tout à fait détendue (ce que la nature a une fois uni ne peut être ensuite complètement séparé), sans que son activité puisse pourtant s'exercer au grand jour, à cause de l'inactivité des sens pendant le sommeil. II faut en dire autant de l'esprit : comme il est uni à la partie sensitive de l'âme, il serait logique d'affirmer que les mouvements de celle-ci déterminent les mouvements de l'esprit et que son repos amène le repos de l'esprit. C'est ainsi que normalement il arrive pour un feu. Lorsque de tous côtés on l'a recouvert de pailles mais qu'aucun souffle ne vient agiter la flamme, celle-ci ne se répand pas sur les matières environnantes. Cependant le feu n'est pas tout à fait éteint ; mais, au lieu d'une flamme, la paille ne donne qu'une vapeur. Le vent vient-il à s'en emparer, la paille change la fumée en flamme. De la même façon l'esprit, recouvert pendant le sommeil par suite de l'inaction des sens, n'a pas la force de faire briller en eux sa lumière ; mais il n'est pas tout à fait éteint. Son mouvement est celui de la fumée : il a bien quelque activité, mais elle est sans force. Un musicien, qui frappe le plectre sur les cordes relâchées de sa lyre, ne fait pas entendre de chant régulier, car une corde, si elle n'est pas tendue, ne résonne pas. Alors sa main a beau être fidèle à son art et poser le plectre à l'endroit voulu, aucun son n'en sort, mais un bruit sourd qui n'a ni sens ni ordre et qui vient du mouvement des cordes. Ainsi l'ensemble des organes des sens est relâché par le sommeil et, ou bien l'artiste se repose tout à fait, quand une trop grande fatigue ou quelque lourdeur ont entièrement détendu l'instrument, ou bien son activité reste sans vigueur et indistincte, quand l'organe des sens est incapable de recevoir exactement son impression. La mémoire alors est confuse et notre connaissance de l'avenir sommeille sous des voiles incertains ; l'imagination nous présente l'image d'objets dont nous nous occupions éveillés et il arrive souvent que nous y trouvions l'indication d'événements à venir. Car alors la mémoire, par la subtilité de la nature, dépasse la lourdeur corporelle et peut apercevoir quelque objet existant. Sans doute n'a-t-elle pas le pouvoir de faire comprendre nettement ce qu'elle dit et d'annoncer clairement l'avenir, mais la manière dont elle le montre reste incertaine et amphibologique, à quoi les interprètes des songes donnent le nom d'énigmes. Ainsi l'échanson broie des grappes de raisin dans la coupe du pharaon ; ainsi le panetier se voit en songe en train de porter des corbeilles [4]: chacun pendant ses songes se croit dans ses occupations de l'état de veille. L'impression, dans la partie de l'âme qui regarde l'avenir, des objets qui étaient l'occupation ordinaire de ces hommes, a fait qu'occasionnellement leur a été prédit quelque événement à venir, grâce à cette prévision de l'esprit.

Prédiction par les songes

Les prédictions que Daniel, Joseph et leurs semblables firent par une puissance divine et sans aucun trouble causé par les sens, n'ont rien à voir avec le cas que nous envisageons. Personne ne saurait attribuer ces effets à la puissance des songes : ce serait logiquement admettre que ces manifestations de Dieu qui se font dans l'état de veille ne sont pas une vue directe, mais la suite de l'activité normale de la nature. Or, de même que tous les hommes sont conduits par leur propre esprit et qu'un petit nombre seulement est jugé digne de la fréquentation directe de Dieu, de même tous ont également reçu de la nature la même puissance d'imagination durant le sommeil, tandis que quelques-uns seulement, et non tous, peuvent recevoir par les rêves une manifestation divine. Chez tous les autres, même si les songes permettent quelque prévision, elle se fait de la façon que j'ai dite [5].

Si Dieu mit sur la voie de la connaissance de l'avenir le tyran d'Égypte ou, celui d'Assyrie, c'est qu'il se proposait par là un but spécial : il voulait manifester au jour la sagesse des saints restée cachée, afin de la faire servir au bien des hommes. Comment Daniel eût-il été connu pour ce qu'il était, si les enchanteurs et les mages n'étaient restés impuissants à découvrir les songes ? Comment le peuple d'Égypte eût-il été sauvé, si Joseph était demeuré en prison et si son explication du songe ne l'avait mis en évidence ? Aussi ces événements sont différents des premiers et il ne faut pas les juger d'après les imaginations communes. En général tous peuvent avoir des songes et ceux-ci naissent dans l'imagination de façons très diverses. Ou bien en effet, comme j'ai dit, demeurent dans la mémoire les retentissements des actions du jour ; ou souvent aussi, les songes se forment selon les dispositions du corps. Ainsi celui qui a soif se croit à une source ; celui qui a faim dans des banquets ; le jeune homme, gonflé par la jeunesse, se construit des chimères conformes à sa passion.

Un souvenir de Grégoire

J'ai découvert une autre cause de ce qui se passe pendant le sommeil, en soignant un malade de mes familiers qui était pris de " phrenitis ". Il était alourdi par plus de nourriture que n'en supportaient ses forces et il criait, blâmant les assistants d'avoir rempli ses intestins de fumier. Le corps tout dégoûtant de sueur, il accusait ceux qui étaient là d'avoir de l'eau prête pour l'arroser sur son lit. Il ne cessait de crier, jusqu'à ce que l'événement eût indiqué la cause de tels reproches. Sans arrêt, en effet, une sueur abondante coulait sur son corps et l'état de son ventre indiquait bien la lourdeur de ses intestins. Ici, à la suite de l'émoussement de la sobriété par la maladie, la nature a souffert du mal même du corps, mais alors qu'elle n'était pas sans ressentir son mal, le déséquilibre produit par la maladie lui ôtait la force de manifester clairement la cause de son affliction. Or supposons que ce soit le sommeil naturel et non le manque de force qui ait assoupi la partie intelligente de l'âme, le même fait se serait produit en rêve pour notre malade : l'eau y aurait traduit l'écoulement de la sueur et la lourdeur des intestins le poids des aliments. Beaucoup de ceux qui connaissent la médecine expriment de même l'opinion que, chez les malades, les visions de leurs rêves sont en rapport avec leurs maladies : il y a les rêves des malades de l'estomac, ceux des malades des méninges, ceux des fiévreux, ceux des bilieux ; ceux qui sont malades de la pituite en ont d'autres et les songes de ceux qui sont atteints de congestion sont différents des songes de ceux qui se dessèchent.

Ces exemples font voir que dans la partie de l'âme occupée à la nourriture et à l'accroissement, l'union de l'âme et du corps maintient des germes d'activité spirituelle, plus ou moins conformes à notre état physique, et met en harmonie les imaginations de l'esprit avec la disposition dominante du corps.

Chez beaucoup aussi, la nature des rêves dépend du genre de leurs mœurs. Un homme courageux n'a pas les mêmes rêves qu'un lâche, l'intempérant que le sage ; l'homme généreux voit une chose en songe, l'avare en voit une autre : ce n'est pas l'esprit, mais la disposition de l'âme irrationnelle qui forme de pareilles visions et qui façonne ainsi les images des objets auxquelles l'âme est habituée en raison de ses soucis de l'état de veille.

 

1. L'image est héraclitéenne, mais l'idée du changement perpétuel comme loi de la créature et ce qui la distingue foncièrement de Dieu, est fondamentale chez Grégoire. Voir le début de la Vie de Moïse, 328 A, et plus bas 184 D.

2. Cette opposition de stasis et de anesis nous remet à nouveau dans un contexte posidonien, après la digression du chapitre précédent. Voir. aussi XLIV, 414 B, et von Ivanka, Die Quelle ..., p. 10. Mais à partir d'ici nous ne trouvons plus de parallèle chez Cicéron, sauf en ce qui concerne la divination (De Nat. Deor., 162 et 169-172).

3. Nous avons ici une théorie du sommeil comprenant trois parties : le sommeil lui-même, le rêve, la divination par le rêve, conformément aux habitudes de l'antiquité depuis Aristote (voir Chauvet, La philosophie des médecins grecs, p. 424). Mais à qui Grégoire a-t-il emprunté cette théorie ? Reinhardt a raison de dire qu'elle n'est pas posidonienne, mais elle ne semble pas non plus venir d'Aristote, comme il l'affirme (Kosmos und Sympathie, p. 192-208). D'ailleurs tout l'ouvrage de Grégoire est étranger à Aristote. Je pense qu'en réalité nous pourrions avoir ici la théorie du sommeil de Galien, qui, nous allons le voir, est la source de Grégoire dans la seconde partie de son livre comme Posidonius l'était jusqu'ici. Cette théorie est en effet de tout point conforme aux idées de Galien sur l'alimentation du cerveau par les vapeurs issues du foie et qui sont cause du sommeil. Et c'est à Galien que renvoie le iatrikè de 173 B qui annonce le iatrikôtera de 240 C.

4. Gen. XL, 1 sq.

5. La double interprétation des songes, physiologique ou surnaturelle, est posidonienne. Mais la seconde se rattache chez Posidonius à l'idée de la sumpatheia universelle et du retentissement du macrocosme dans le microcosme qui donne un fondement métaphysique à la divination par oniromancie, tandis que chez Grégoire, elle suppose l'intervention d'un Dieu personnel.

 

CHAPITRE XIV

L'ESPRIT N'EST PAS DANS UNE PARTIE DU CORPS. DIFFÉRENCE ENTRE LES MOUVEMENTS DU CORPS ET CEUX DE L'ÂME

 

Nous voici loin de notre sujet. Nous voulions montrer que l'esprit n'est pas enchaîné à une partie du corps, mais qu'il s'attache également à l'ensemble et communique le mouvement conformément à la nature de la partie qui lui est soumise. Il y a des cas où c'est l'esprit qui suit comme un serviteur les inclinations de la nature. Souvent, en effet, la nature du corps prend le commandement, à la suite du chagrin qui est en nous ou du désir de ce qui nous charme : alors elle a l'initiative, excitant en nous l'appétit ou nous faisant chercher notre plaisir. Pendant ce temps, se soumettant à ces penchants, l'esprit s'unit au corps pour lui fournir les moyens qui sont en lui de satisfaire à ces besoins.

Ceci ne se passe pas chez tous, mais seulement dans les natures vulgaires, qui mettent leur raison au service des instincts de la nature et qui, par cette alliance de l'esprit, flattent comme des esclaves tout ce qui est agréable à leurs sens. Les parfaits ne se conduisent pas ainsi. Chez eux l'esprit y commande et choisit ce qui est utile par raison, non par entraînement : la nature suit à la trace les ordres de l'esprit.

Nous avons découvert en ce qui vit trois facultés distinctes : la première, " nutritive ", n'a pas la sensation ; la seconde, nutritive et sensitive à la fois, n'a pas l'activité rationnelle ; enfin la dernière, rationnelle et parfaite, se répand à travers toutes les autres, en sorte qu'elle est présente en toutes et à l'esprit en sa partie supérieure. Cependant on ne doit pas en conclure que le composé humain soit formé d'un mélange de trois âmes que l'on pourrait considérer dans leurs délimitations propres et qui donnerait à penser que notre nature est un composé de plusieurs âmes. En réalité l'âme, dans sa vérité et sa perfection, est une par nature, étant à la fois spirituelle et sans matière et, par les sens, se trouvant mêlée à la nature matérielle. Toute partie matérielle soumise au changement et à l'altération, se développera si elle participe de la puissance de l'âme. Mais si elle s'éloigne de l'âme qui lui donne la vie, elle perd son mouvement. Aussi, comme il n'y a pas de sensation sans substance matérielle, en dehors de la puissance spirituelle, les sens à leur tour ne peuvent avoir d'activité.

 

CHAPITRE XV

L'ÂME DOUÉE DE RAISON EST PROPREMENT " ÂME " ET MÉRITE CE NOM. LES AUTRES NE L'ONT QUE PAR SIMILITUDE. LA PUISSANCE DE L'ESPRIT SE RÉPAND A TRAVERS TOUT LE CORPS ET S'ATTACHE AUX ORGANES, D'UNE FAÇON ADAPTÉE A CHACUN

 

Si quelques êtres de la création se nourrissent eux-mêmes, ou encore si d'autres sont administres par des facultés sensorielles, sans que les premiers aient la sensation ni les seconds la nature intellectuelle, et si à cause de cela on suppose l'existence de plusieurs âmes, on ne met pas entre les âmes la distinction qui convient. Toute qualification est attribuée proprement à l'être qui la réalise en sa perfection ; mais si on la donne à l'être qui ne la réalise pas selon tout lui-même, cette attribution est vaine. Par exemple, si quelqu'un montre du vrai pain, nous disons que cet homme applique proprement ce nom à l'objet en question. Si au contraire il montre à côté du pain naturel un pain qu'un artiste a ciselé dans une pierre, l'apparence est la même, la grandeur égale, la couleur semblable, la plupart des caractères paraissent identiques au modèle ; cependant il manque à cet objet de pouvoir être une nourriture. Aussi nous disons que c'est par abus, non proprement, que cette pierre est appelée " pain ". De la même manière, tous les êtres qui ne réalisent pas intégralement l'attribution qu'on leur donne portent ce nom par abus.

Ainsi donc comme l'âme a sa perfection dans ce qui est intelligent et doué de raison, tout ce qui ne réalise pas cette qualité peut recevoir par similitude le nom d'âme, mais ne l'est pas réellement : il ne s'agit alors que de quelque énergie vitale, mise par appellation en parallèle avec l'âme. Aussi Dieu qui fixe les lois de chaque être a également remis à l'homme pour ses besoins les animaux qui tiennent encore de près à cette vie " naturelle ", pour qu'ils lui servent de nourriture comme les plantes : " Vous mangerez, dit-il, de toutes les viandes comme des herbes des champs. " L'animal, en effet, par son activité sensible, paraît peu élevé au-dessus des êtres qui se nourrissent et s'accroissent sans cette activité. Ceci peut servir d'enseignement aux amis de la chair pour leur persuader de ne pas conduire leurs pensées selon les apparences sensibles, mais de se consacrer aux biens supérieurs de l'âme, puisque c'est en eux que celle-ci réside en sa vérité, tandis que la sensation leur est commune avec les animaux.

Mais la suite des pensées nous a emportés à côté du sujet. Notre but n'était pas de montrer que l'activité de l'esprit est plus élevée en dignité, parmi les attributs de l'homme, que la partie matérielle de son être, mais que l'esprit ne s'attache pas à l'une des parties de notre être et qu'il est également en toutes et à travers toutes : ni il ne les contient de l'extérieur ni non plus il ne les domine de l'intérieur : de telles façons de parler s'appliquent proprement à des cubes ou à des objets semblables qui s'emboîtent les uns dans les autres. L'union de l'esprit et de l'ensemble corporel représente au contraire une liaison indicible et impensable : elle ne se fait pas dans le corps (comment l'incorporel serait-il au pouvoir du corps ?) ; elle ne se réalise pas non plus à l'extérieur (comment l'incorporel contiendrait-il en lui quoi que ce soit ?). Mais l'esprit, selon un mode hors de toute imagination et de toute pensée, s'approchant de notre nature de telle sorte qu'il se joint à elle, est à la fois en elle et autour d'elle, sans pourtant y avoir son siège ni l'enfermer en lui. On ne peut dire que ceci : la fidélité de la nature à marcher dans sa voie permet l'exercice de la pensée. Mais le moindre écart en elle en rend boiteux le mouvement.

 

CHAPITRE XVI

CONSIDÉRATIONS SUR LA PAROLE DIVINE :
" FAISONS L'HOMME A NOTRE IMAGE ET À NOTRE RESSEMBLANCE ".

RECHERCHES SUR LA SIGNIFICATION DE L' " IMAGE ".

CE QUI EST SOUMIS À LA PASSION ET À LA MORT PEUT-IL RESSEMBLER À L'ÊTRE QUI EST DANS LA BÉATITUDE ET LA LIBERTÉ ?

COMMENT DANS L'IMAGE PEUT-IL Y AVOIR DISTINCTION EN MÂLE ET FEMELLE, DISTINCTION QUI NE SE TROUVE PAS DANS LE MODÈLE ?

 

Deux définitions de l'homme : 1° Celle de la philosophie

Revenons à la parole de Dieu : " Faisons l'homme à notre image et ressemblance " [1]. Certains " philosophes de l'extérieur " ont eu sur l'homme des idées vraiment mesquines et indignes de sa noblesse. Ils ont cru glorifier l'humanité en la comparant à ce monde-ci. Ils appellent l'homme un " microcosme ", composé des mêmes éléments que l'univers [2]. Par ce nom pompeux, ils ont voulu faire l'éloge de notre nature, mais ils n'ont pas vu que ce qui faisait pour eux la grandeur de l'homme appartenait aussi bien aux cousins et aux souris. Ceux-ci sont composés des quatre éléments, comme absolument tous les êtres animés, à un degré plus ou moins grand, en sont formés, car sans eux aucun être sensible ne peut subsister. Quelle grandeur y a-t-il pour l'homme a être l'empreinte et la ressemblance de l'univers ? Ce ciel qui tourne, cette terre qui change, ces êtres qui y sont enfermés passent avec ce qui les entoure.

2° Celle de l'Église

Selon l'Église, en quoi consiste la grandeur de l'homme? Non à porter la ressemblance de l'univers créé, mais à être à l'image de la nature de celui qui l'a fait. Quel est le sens de cette attribution d'" image " ? Comment, dira-t-on, l'incorporel est-il semblable au corps ? Comment ce qui est soumis au temps est-il semblable à l'éternel ? Ce qui se modifie à ce qui ne change pas ? À ce qui est libre et incorruptible ce qui est soumis aux passions et à la mort ? À ce qui ne connaît pas le vice ce qui en tout temps habite et grandit avec lui ? Il y a une grande différence entre le modèle et celui qui est " à l'image ". Or l'image ne mérite parfaitement son nom que si elle ressemble au modèle. Si l'imitation n'est pas exacte, on a affaire à quelque chose d'autre, mais non à une image. Comment donc l'homme, cet être mortel, soumis aux passions et qui passe vite, est-il image de la nature incorruptible, pure et éternelle ? Seul celui qui est la vérité sait clairement ce qu'il en est. Pour nous, selon notre capacité, par des conjectures et des suppositions, nous suivrons la vérité à la trace. Voici donc sur ces points ce que nous supposons :

Le dilemme

D'un côté, la parole divine ne ment pas, lorsqu'elle fait de l'homme l'image de Dieu ; de l'autre, la pitoyable misère de notre nature n'a pas de commune mesure avec la béatitude de la vie impassible. Il faut choisir : quand nous mettons en comparaison Dieu et notre nature, ou la divinité est soumise aux passions, ou l'humanité est établie dans la liberté de l'esprit, si l'on veut chez les deux à la fois parler de ressemblance. Mais si ni la divinité ne connaît les passions ni notre nature ne les exclut, avons-nous un moyen de vérifier l'exactitude de la parole divine : " L'homme a été fait à l'image de Dieu " ? Revenons à la divine Écriture elle-même pour voir si la suite du récit ne donnera pas à nos recherches quelque fil conducteur. Après la parole : " Faisons l'homme à notre image " et après avoir indiqué la fin de cette création, elle poursuit : " Dieu fit l'homme et Il le fit à son image. Il les fit mâle et femelle...". Déjà précédemment, on a vu que cette parole a été proférée à l'avance contre l'impiété des hérétiques, afin de nous apprendre que, si Dieu le Fils unique fit l'homme " à l'image de   Dieu ", il n'y a pas de différence à mettre entre la divinité du Père et celle du Fils, puisque la Sainte Écriture les appelle Dieu l'un et l'autre, celui qui a fait l'homme et celui à l'image de qui il a été fait. Mais laissons ce point pour revenir à notre sujet : Comment, si la divinité est heureuse et l'humanité malheureuse, se peut-il que l'Écriture dise celle-ci " à l'image " de celle-là [3]?

Double création : l'image, le sexe.

Examinons soigneusement les expressions. Nous découvrirons ceci : autre chose est ce qui est à l'image, autre chose ce que nous voyons maintenant dans le malheur. " Dieu fit l'homme ", dit l'Écriture. " II le fit à l'image de Dieu. " [4]La création de celui qui est selon l'image a dès lors atteint sa perfection. Puis l'Écriture reprend le récit de la création et dit : " Dieu les fit mâle et femelle ". Tous savent, je pense, que cet aspect est exclu du prototype : " Dans le Christ Jésus, en effet, comme dit l'Apôtre, il n'y a ni mâle ni femelle. " [5] Et pourtant l'Écriture affirme que l'homme a été divisé selon le sexe. Donc double est en quelque sorte la création de notre nature : celle qui nous rend semblable à la Divinité, celle qui établit la division des sexes. C'est bien une pareille interprétation que suggère l'ordre même du récit : l'Écriture dit en premier lieu : " Dieu fit l'homme ; à l'image de Dieu, Il le fit. " Dans la suite seulement, elle ajoute : " Il les fit mâle et femelle ", division étrangère aux attributs divins [6].

L'homme, milieu entre Dieu et le monde

L'Écriture nous donne ici, je crois, un enseignement d'une grande élévation. Voici quel il est : entre deux extrêmes opposés l'un à l'autre, la nature humaine tient le milieu, entre la nature divine et incorporelle et la vie de l'irrationnel et de la brute. En effet, comme il est facile de le constater, le composé humain participe de deux ordres : de la Divinité, il a la raison et l'intelligence qui n'admettent pas en elles la division en mâle et femelle ; de l'irrationnel, il tient sa constitution corporelle et la division du sexe. Tout être qui participe de la vie humaine possède l'un et l'autre caractère dans leur intégralité.

Priorité de l'esprit sur le sexe

Mais l'esprit tient le premier rang, comme nous l'apprenons par l'ordre que suit le narrateur de la Genèse de l'homme. Ce n'est que secondairement que vient pour celui-ci son union et sa parenté avec l'irrationnel. II est dit d'abord en effet : " Dieu fit l'homme à l'image de Dieu ", montrant par ces mots que, comme dit l'Apôtre [7], dans un tel être, " il n'y a ni mâle ni   femelle ". Ensuite le récit ajoute les particularités de la nature humaine, à savoir, " il les fit mâle et femelle ".

En définitive, que tirer de ces paroles ? Que personne ne m'en veuille, si je reprends le raisonnement d'un peu haut pour résoudre ce problème.

Principe de solution : Perfection divine dans l'image

Dieu est par sa nature tout ce que notre pensée peut saisir de bon. Bien plus il dépasse toutes les conceptions et toutes les expériences que nous avons du bien et, s'il crée la vie humaine, il n'a d'autre raison que sa bonté.

Ceci posé, quand pour ce motif il s'élance à la création de notre nature, il ne manifeste pas à demi sa bonté toute puissante, donnant d'un côté de ses biens, pour se montrer jaloux par ailleurs de la participation qu'il en fait. Mais la perfection de sa bonté consiste à faire passer l'homme du non-être à l'être et à ne le priver d'aucun bien.

La parfaite Image : Vertu et Liberté.

La recension de ces bienfaits un à un serait longue : aussi n'est-il pas possible d'en parler en détail. L'Écriture, les résumant d'un mot qui englobe tout, les a désignés de la sorte : " C'est à l'image de Dieu que l'homme a été fait. " Ce qui équivaut à dire : il a rendu la nature humaine participante de tout bien. En effet, si la Divinité est la plénitude de tout bien et si l'homme est à son image, est-ce que ce n'est pas dans cette plénitude que l'image aura sa ressemblance avec l'archétype ? Donc, en nous, sont toutes les sortes de bien, toute vertu, toute sagesse et tout ce que l'on peut penser de mieux. Un de ces biens consiste à être libre de tout déterminisme, à n'être soumis à aucun pouvoir physique, mais à avoir, dans ses décisions, une volonté indépendante. La vertu, en effet, est sans maître [8] et spontanée ; tout ce qui se fait par contrainte ou violence n'en est pas.

L'image et le modèle : 1° Création

L'image porte en tout l'impression de la beauté prototype ; mais si elle n'avait aucune différence avec elle, elle ne serait plus du tout un objet à la ressemblance d'un autre, mais exactement semblable au modèle dont rien absolument ne la séparerait. Quelle différence y a-t-il donc entre la Divinité et celui qui est à sa ressemblance ? Ceci exactement : l'une est sans création, l'autre reçoit l'existence par une création [9].

2° Inclination au changement

La différence qui tient à cette particularité entraîne après elle d'autres particularités. Universellement on admet le caractère immuable et toujours identique à lui-même de la nature incréée, tandis que la nature créée ne peut avoir de consistance que dans le changement. Le passage même du non-être à l'être est un mouvement et une modification pour celui que la volonté divine fait passera l'existence. Lorsque l'Évangile [10]nous présente les traits empreints sur le bronze comme l'image de César, il nous fait entendre que si intérieurement il y a une ressemblance entre la représentation et César, il y a de la différence dans le sujet ; de la même manière, dans le raisonnement qui nous occupe, si, au lieu de nous attacher aux traits extérieurs, nous considérons la nature divine et la nature humaine, dans le sujet de chacun nous découvrons la différence qui est que l'un est incréé, l'autre créé. Alors donc que l'un est identique et demeure toujours, l'autre, produit par une création, a commencé à exister par un changement et se trouve naturellement enclin à se modifier de la sorte [11].

La prévision du choix humain

Par suite celui qui connaît les êtres, comme dit la Prophétie, avant leur apparition, comme il a tout suivi de près ou mieux, comme il a vu à l'avance dans sa " puissance presciente " la pente que prendra, en pleine possession de soi-même, le mouvement de la liberté humaine, dans sa connaissance de l'avenir, il établit dans son image la division en mâle et femelle, division qui ne regarde plus vers le modèle divin, mais, comme il a été dit, nous range dans la famille des êtres sans raison.

Application au problème : qu'est l'image ?

La cause de cette création, seule la sauraient ceux qui contemplent la vérité ou sont les serviteurs de l'Écriture. Pour nous, selon nos possibilités, figurant la vérité par des conjectures ou des images qui la suggèrent, voici ce qui nous vient à l'esprit. Nous le disons sans lui donner un caractère absolu, mais, sous forme d'exercice, nous le proposons à la bienveillance de nos lecteurs. Quelle est donc notre pensée sur le récit de la Genèse [12] ?

Toute l'humanité, non Adam

Quand l'Écriture dit : " Dieu créa l'homme ", par l'indétermination de cette formule, elle désigne toute l'humanité. En effet, dans cette création Adam n'est pas nommé, comme l'histoire le fait dans la suite : le nom donné à l'homme créé n'est pas " un tel " ou " un tel ", mais celui de l'homme universel. Donc, par la désignation universelle de la nature, nous sommes amenés à supposer quelque chose comme ceci : par la prescience et par la puissance divine, c'est toute l'humanité qui, dans cette première institution, est embrassée [13].

Rien d'indéterminé en Dieu...

En effet, nécessairement, rien n'est indéterminé pour Dieu dans les êtres qui tiennent de lui leur origine, mais chacun a sa limite et sa mesure, circonscrites par la sagesse de son Auteur. De même que tel homme en particulier est délimité par la grandeur de son corps et que son existence est mesurée par la grandeur répondant exactement à la surface de son corps, de même, je pense, l'ensemble de l'humanité est tenue comme dans un seul corps, grâce à la " puissance presciente " que Dieu a sur toutes choses. C'est ce que veut dire l'Écriture, lorsqu'elle dit que " Dieu créa l'homme et qu'il le fit à l'image de Dieu ".

Tous en participent.

Car ce n'est pas dans une partie de la nature que se trouve l'image, pas plus que la beauté ne réside dans une qualité particulière d'un être, mais c'est sur toute la race que s'étend également cette propriété de l'image. La preuve, c'est que l'esprit habite semblablement chez tous et que tous peuvent exercer leur pensée, leurs décisions ou ces autres activités par lesquelles la nature divine est représentée chez celui qui est à son image. Il n'y a pas de différence entre l'homme qui est apparu lors du premier établissement du monde et celui qui naîtra lors de l'achèvement du tout : tous portent également l'image divine [14].

Image unique

C'est pourquoi un seul homme a servi à désigner l'ensemble parce que pour la puissance de Dieu, il n'y a ni passé ni futur, mais ce qui doit arriver comme ce qui est passé est pareillement soumis à son activité qui embrasse le tout. Aussi toute la nature qui s'étend du début jusqu'à la fin constitue une image unique de celui qui est. La distinction de l'humanité en homme et femme, à mon avis, a été, pour la cause que je vais dire, surajoutée après coup au modelage primitif.

 

1. Gen. I, 26.

2. Grégoire a encore en vue ici les théories posidoniennes. Mais s'il leur emprunte des expressions, il leur donne une interprétation différente. Ici il fait allusion à la doctrine selon laquelle l'homme est un microcosme, image du macrocosme, l'univers. Nous l'avons vu utiliser cette théorie dans XLIV, 440 C. Mais ici il y oppose la vue chrétienne qui fait de l'homme l'image non de l'Univers, mais du Créateur de l'Univers, et par là même il oppose la conception chrétienne de l'âme transcendante à l'univers (" Une seule pensée de l'homme vaut mieux que tout l'univers ", écrit Jean de la Croix) à la conception stoïcienne qui absorbe l'homme dans la nature divinisée.

3. Voir Gr. Catéch., V, 8.

4. Gen. I, 27.

5. Gal. III, 28.

6. Ici nous ne sommes plus dans un contexte posidonien, mais philonien. L'interprétation des deux récits de la Genèse au sens de deux créations successives, la première étant celle de l'homme à l'image, la seconde celle de l'homme animal, vient de Philon (De Op., 181). Elle signifie sans doute chez ce dernier la supériorité de la connaissance intellectuelle sur la connaissance par le moyen des sens. Quoi qu'il en soit, Grégoire la charge d'un sens tout nouveau. Il s'agit de la préexistence intentionnelle, dans la pensée divine, de l'humanité totale qui, elle, n'existera qu'à la fin du temps. Historiquement, le premier homme sera l'Adam terrestre. Ainsi se trouvent rassemblées deux interprétations apparemment contradictoires : celle de Paul qui (I Cor. XV, 45) affirme que l'homme psychique est le premier Adam et l'homme spirituel le second Adam, et celle de Philon qui affirme l'antériorité de l'homme à l'image sur l'homme animal. La vision de Grégoire, tout en restant fidèle à la conception historique qui est celle de Paul et d'Irénée, et en éliminant le mythe d'un Adam céleste primitif, retient de la pensée platonicienne et philonienne la préexistence dans la pensée de Dieu d'un homme idéal à quoi toute la création est ordonnée.

7. Gal. III, 28.

8. Platon, Rsp., 617 E.

9. Passage capital pour la philosophie de l'image : entre l'homme et Dieu, il y a communauté de " nature ", mais cette nature, Dieu la possède par lui-même, tandis que l'homme la reçoit de Dieu.

10. Marc, XII, 16

11. Le changement est ainsi le caractère même qui distingue l'homme de Dieu. Cela explique pourquoi il subsiste éternellement pour Grégoire.

12. Le caractère " hypothétique " de la pensée est souligné ici par Grégoire. Il distingue ainsi très bien ce qu'il professe comme dogme de l'Église et ce qu'il propose comme pensée personnelle. Voir d'autres exemples de formules semblables pour l'interprétation d'autres passages de l'Écriture, Vie de Moïse, 381 A.

13. L'homme préexistant dans la pensée de Dieu n'est pas un type idéal, mais la totalité concrète de l'humanité, le corps mystique en son entier, que l'histoire ensuite amènera progressivement à sa pleine stature.

14. L'image de Dieu est donc la collectivité humaine dans son achèvement, le Christ total tel qu'il sera réalisé à la fin des temps. Tel est le but poursuivi par Dieu dès le premier instant de la création. Voir là-dessus Balthasar, Présence et Pensée, Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, p. 52 ; H. de Lubac, Catholicisme, p. 6 sqq.

 

CHAPITRE XVII

LA CRÉATION SELON LE SEXE : QUE RÉPONDRE A CEUX QUI SONT EN DIFFICULTÉ DE SAVOIR COMMENT, SI LA PROCRÉATION EST UNE SUITE DE LA FAUTE, LES ÂMES SERAIENT VENUES A L'EXISTENCE DANS LE CAS OÙ LES PREMIERS HOMMES SE SERAIENT MAINTENUS HORS DU PÉCHÉ

 

Objection : sans division sexuelle, l'humanité ne pouvait se développer

Avant d'explorer l'objet de ce chapitre, peut-être vaut-il mieux chercher la solution d'une difficulté de nos adversaires. Ils disent qu'avant la faute, le récit ne parle ni d'enfantement, ni des douleurs qui l'accompagnent, ni d'instinct de procréation. Quand Dieu chasse Adam et Ève du paradis après leur faute et que la femme est condamnée aux douleurs de l'enfantement, alors seulement Adam vient connaître sa compagne en mariage et la première procréation a lieu. Si donc dans le Paradis il n'y avait ni mariage ni douleurs ni enfantement, il est, à leur avis, nécessaire d'en conclure que la multiplication de la vie humaine ne se serait pas faite, si le bienfait de l'immortalité ne nous avait été enlevé pour nous faire mortels et si le mariage, grâce aux naissances, n'avait préservé la nature, en amenant à la vie de nouveaux êtres à la place des disparus. Si bien que d'une certaine façon la faute qui s'introduit dans la vie humaine eut son utilité : sans elle, la race humaine en serait restée au couple primitif, puisque la crainte de la mort n'aurait pas été là pour pousser la nature à se reproduire.

Résurrection : retour au premier état

Sur ces points, une fois de plus, la vérité, quelle qu'elle soit, ne saurait apparaître dans son évidence qu'aux initiés, comme Paul, des mystères indicibles du paradis. Pour nous, voici notre avis : un jour où les Sadducéens faisaient objection à la doctrine de la Résurrection et où, pour confirmer leur thèse, ils mettaient en avant le cas de cette femme mariée successivement à sept frères, en demandant à qui après la Résurrection elle appartiendrait, le Seigneur, non seulement pour instruire les Sadducéens, mais aussi pour faire connaître aux âges à venir le mystère de la vie dans la Résurrection, dit : " A la résurrection ni les hommes ni les femmes ne se marieront ; car ils ne peuvent plus mourir : ils sont semblables aux Anges et fils de Dieu, étant fils de la Résurrection [1] ". La grâce de la Résurrection ne nous est pas présentée autrement que comme le rétablissement dans le premier état de ceux qui sont tombés. En effet la grâce que nous attendons est le retour à la première vie, où sera ramené dans le paradis celui qui en avait été chassé.

 

Premier état : angélique

 

Si, une fois rétablie dans l'ordre, notre vie va de pair avec celle des Anges, c'est que la vie avant la faute était en quelque façon angélique [2]. Aussi notre retour au premier état nous rend-il semblables aux Anges. Or, comme on sait, bien que le mariage n'existe pas chez eux, leurs armées constituent des myriades infinies. Ainsi le décrit Daniel dans ses visions. Donc, comme eux, si le péché ne nous avait transformés et fait déchoir de l'état d'égalité où nous étions avec eux, nous n'aurions pas eu besoin du mariage pour nous multiplier.

Multiplication des Anges

Le mode de multiplication de la nature angélique peut être indicible et impensable aux conjectures humaines : ce qui est sûr, c'est qu'il y en a un. Ce mode de multiplication aurait été aussi celui des hommes dont la nature est si proche de celle des anges et il aurait porté l'humanité jusqu'au terme fixé par la volonté de son Créateur. Et si quelqu'un a du mal à concevoir ce mode de génération pour l'humanité, dans le cas où elle n'aurait pas eu besoin du concours du mariage, à notre tour, nous le prierons de nous dire comment les anges existent et comment leurs myriades constituent une espèce unique et en même temps peuvent être dénombrées. A celui donc qui met en avant l'impossibilité pour l'homme d'être sans le mariage, nous sommes fondés à donner cette réponse : l'homme serait sans le mariage comme les anges eux-mêmes, puisque notre ressemblance avec les anges avant la chute nous est prouvée par le rétablissement des choses dans leur premier état.

Raison de la création selon le sexe

Maintenant que nous avons élucidé cette question, revenons à notre premier propos : comment, après la constitution de l'image, Dieu a-t-il façonné dans son ouvrage la division en mâle et femelle ? Pour répondre à cette question, nos précédentes considérations vont nous être utiles.

Celui qui amène toutes choses à l'être et qui, dans son propre vouloir, forme tout l'homme selon l'image divine, répugne à voir se constituer la plénitude numérique des âmes humaines par les apports successifs de générations ; sa puissance presciente conçoit globalement dans son ensemble toute la nature humaine et l'élève au pied d'égalité avec les anges. Mais, comme sa puissance qui voit tout lui montre à l'avance la déviation de notre liberté hors de la route droite et la chute qui s'ensuit, loin de la vie des anges, afin de ne pas mutiler le total des âmes humaines qui ont perdu le mode d'accroissement de l'espèce angélique, Dieu, pour ces raisons, établit pour notre nature un moyen plus adapté à notre glissement dans le péché : au lieu de la noblesse des anges, il nous donne de nous transmettre la vie les uns aux autres, comme les brutes et les êtres sans intelligence. De là vient sans doute que le grand David, prenant en pitié la misère humaine, gémit sur nous en ces termes : " L'homme qui était en dignité n'a pas compris " [3], — en dignité, c'est-à-dire dans un état pareil à celui des anges. A cause de cela, continue-t-il, il a été rejeté dans la compagnie des bêtes sans raison et leur est devenu semblable. Il est réellement devenu bestial, celui qui a reçu ce genre de naissance qui le fait déchoir, à cause de son penchant vers la matière.

 

1. Luc, XX, 35, 36.

2. Pour Grégoire, la vie sexuelle est étrangère à la vraie nature de l'homme, elle est une conséquence du péché. Voir XLVI, 381 A-B. On trouve déjà cette idée chez saint Athanase. In Psalm., L ; P. G. XXVII, 240 D. Elle se rattache à Philon, De mund. opif. 46. La virginité est ainsi un retour de l'homme à sa vraie nature, semblable à celle des anges. Mais cela ne veut pas dire que cette vraie nature ne comporte ni corps ni multiplication, mais seulement qu'elle exclut le corps animal et le mode animal de reproduction. C'est cela proprement qui est conséquence du péché.

3. PsaL XLVIII, 21.

 

CHAPITRE XVIII

LES DISPOSITIONS ANIMALES QUI SONT EN NOUS VIENNENT DE NOTRE PARENTÉ AVEC LA NATURE IRRATIONNELLE

 

Vie présente de l'humanité. Origine des " pathè "

Tel est, selon moi, le principe de chacune des " dispositions passionnelles ", qui, jaillissant comme d'une source, ont débordé sur la vie humaine [1]. La preuve en est en ce que ces mouvements qui se manifestent chez nous nous sont communs avec les animaux. En effet on ne peut strictement attribuer à la nature humaine, qui porte les traits de la forme même de Dieu, l'origine de ces dispositions. Mais comme les animaux sont venus dans le monde avant l'homme et que, pour la raison dite plus haut, ils lui ont communiqué quelque chose de leur nature, à savoir ce qui concerne la naissance, l'homme a aussi en commun avec eux leurs autres particularités.

La colère ne peut être un point de ressemblance entre Dieu et l'homme ; le plaisir ne saurait non plus définir la nature supérieure et la lâcheté, l'audace, le désir des grands biens, la haine de toute condition inférieure et tous les sentiments semblables ne sont guère des notes qui conviennent à la Divinité. Ces caractères, c'est de la nature irrationnelle que la nature humaine les tire. Toutes les protections qui servent à la conservation de la vie animale, transportées dans la vie humaine, donnent ces mouvements des " passions ". Ainsi le courage préserve les carnivores ; la recherche de la volupté est la sauvegarde des plus féconds. Ceux qui n'ont pas de forces, la lâcheté les protège et la crainte ceux qui sont d'une prise facile aux forts ; la gloutonnerie garde ceux qui sont d'un grand embonpoint. Et quand ils ne peuvent contenter leurs plaisirs, les animaux connaissent aussi le chagrin. Dans la constitution de l'homme, toutes ces dispositions et autres semblables se sont introduites à la suite de notre naissance animale. Qu'on me permette une comparaison entre l'image de l'homme et l'une de ces curieuses créations des sculpteurs. De même que dans certains modelages, l'on voit sculptée une double forme, que les artistes ont imaginée pour la stupeur des passants, représentant dans une seule tête deux visages d'aspect différent, de même, semble-t-il, l'homme porte la ressemblance de deux objets opposés. Par son esprit déiforme, il porte les traits de la beauté de Dieu ; par les poussées en lui de ces " mouvements ", la similitude de la brute.

Vie humaine dans ces pathè ; leur prolifération

Souvent aussi son raisonnement s'abrutit, par son penchant et son comportement animal et la plus mauvaise partie de notre être recouvre la meilleure. Lorsqu'en effet quelqu'un ramène toute son activité spirituelle à ces " mouvements " et force son raisonnement à se faire leur serviteur, il se produit un renversement de l'empreinte de Dieu en nous vers l'image de la brute ; toute notre nature est reconstruite à ce modèle, comme si notre raisonnement ne cultivait plus que les principes des passions et les faisait proliférer en abondance. Mettant son activité particulière à leur service, il donne naissance à un véritable amas d'absurdités, Ainsi le désir de la volupté dont le principe en nous est notre ressemblance avec les animaux prend dans les péchés des hommes une telle extension et donne naissance à de telles variétés de fautes de plaisir qu'on n'en trouve pas de pareilles chez les animaux. L'excitation à la colère est de même famille que l'instinct des bêtes, mais chez nous elle se développe par l'aide que lui apportent nos raisonnements. De là viennent le ressentiment, l'envie, le mensonge, les embûches, l'hypocrisie. Tous ces sentiments sont le produit de la mauvaise culture de l'esprit. Si en effet ces mouvements sont privés de l'aide de nos raisonnements, la colère n'a ni durée ni vigueur : comme une bulle d'eau, à peine née, elle crève. Ainsi ce qui est gloutonnerie chez les porcs devient chez nous cupidité et la hauteur du cheval devient de l'orgueil. Tous les instincts qui venaient chacun de la nature irrationnelle de la bête, chez nous sont transformés en vices par le mauvais usage de l'esprit.

Domination de ces mouvements

À l'inverse, si le raisonnement impose sa domination à ces mouvements, il donne à chacun d'eux la forme de la vertu [2]. La colère devient de la force, la timidité de la prudence, la crainte de la facilité à se soumettre ; la haine devient le détournement du vice, la force de l'amour donne le désir de la vraie beauté. Un tempérament hautain se met au-dessus de ses passions et garde son âme de la servitude du mal. Le grand Apôtre loue cette sorte de redressement de l'âme, quand il nous invite sans cesse à avoir des pensées élevées [3]. Ainsi l'on comprend sans mal que tous ces mouvements, dirigés en haut par l'activité supérieure de l'esprit, deviennent conformes à la beauté de l'image divine.

Image obscurcie

Mais comme l'inclination produite en nous par le péché nous alourdit et nous porte vers le bas, la plupart du temps, c'est le contraire qui a lieu. La partie supérieure de l'âme est bien plus tirée vers le bas par la lourdeur de la nature irrationnelle qu'elle n'aspire vers les hauteurs notre lourdeur matérielle. Aussi fréquemment notre misère fait méconnaître le don divin et, comme un masque hideux, les mouvements de la chair recouvrent les beautés de l'image. C'est l'excuse de ceux qui, s'attachant à ces constatations, font difficulté d'admettre qu'il y ait en nous la forme divine.

Les âmes d'élite

Mais grâce à ceux dont la vie s'est redressée, on peut encore voir parmi les hommes l'image divine. Si en effet une vie toute aux passions et à la chair nous dissuade d'admettre en l'homme la parure de la beauté de Dieu, la vie de celui qui par la vertu s'est élevé loin des souillures consolidera en nous une meilleure idée de l'homme. Il est plus simple de prendre un exemple : la souillure du péché a effacé la beauté de leur nature en certains hommes dont les fautes sont connues, comme Jéchonias ou quelque autre célèbre par ses vices. Mais si vous regardez Moïse ou ceux qui lui ont ressemblé, ils ont gardé dans sa pureté la forme de l'image. Et la vue de ceux en qui l'image n'a pas été obscurcie confirme notre foi en la création de l'homme comme image de Dieu.

Espoir de délivrance

Malgré tout, quelqu'un rougit peut-être de la nécessité où nous sommes de manger comme les animaux pour entretenir notre vie et il en conclut qu'il est indigne de croire l'homme à l'image de Dieu. Eh bien ! qu'il espère que cette charge sera un jour enlevée à la nature dans la vie que nous attendons : " Le royaume de Dieu, comme dit l'Apôtre, n'est pas manger et boire " [4] et le Seigneur a affirmé que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu [5]. La résurrection fera paraître en nous une vie semblable à celle des anges. Or pour les anges, il n'est pas question de manger. Nous avons donc tout ce qu'il faut pour croire qu'un jour l'homme sera débarrassé de cette charge, lui qui vivra comme les anges.

 

1. Les pathè, dont l'importance est capitale pour la théologie ascétique de Grégoire, sont liées étroitement à la nature animale. Elles sont de deux sortes. Il y a d'une part les tendances animales, qui sont une déchéance, mais non peccamineuses par elles-mêmes et il y a les pathè kata kakian qui sont proprement les péchés capitaux. C'est aux premiers que Grégoire ici fait allusion, c'est ce qu'il appelle " les tuniques de peau ", dont Adam fut revêtu après le péché (XLVI, 148 D).

2. Les pathè animales sont susceptibles ainsi d'un bon et d'un mauvais usage. C'est le mauvais usage qui en fait des vices — et le bon usage en fait des vertus. Cette conception des passions, comme étrangères de soi à l'homme véritable, mais susceptibles cependant d'être utilisées pour le bien, se trouve déjà chez Platon, Phaedr., 254 A-D.

3. Coloss. III, 1.

4. Rom. XIV, 17.

5. Matt. IV, 4.

 

 

 

CHAPITRE XIX

CONTRE CEUX QUI FONT DE LA NOURRITURE ET DE LA BOISSON LES BIENS DONT NOUS ESPÉRONS LA JOUISSANCE, SOUS PRÉTEXTE QUE L'ÉCRITURE FAIT CONSISTER EN EUX LA VIE ORIGINELLE DANS LE PARADIS

 

Ce ne sera pas, dit-on peut-être, au même genre de vie qu'à l'origine que l'homme reviendra alors, si précisément dans le premier état nous étions dans la nécessité de manger, tandis qu'après la résurrection nous serons délivrés de cette charge. Pour ma part, quand je lis l'Écriture [1], je ne puis admettre qu'il s'agisse de nourriture corporelle pas plus que de jouissance charnelle, mais d'un plaisir tout autre, présentant bien une analogie avec le plaisir du corps, mais dont la jouissance s'adresse à l'âme seule. " Mangez des pains qui m'appartiennent ", ordonne la Sagesse à ceux qui ont faim ; et le Seigneur béatifie ceux qui ont faim de cette nourriture, à savoir : " Si quelqu'un a soif, dit-il, qu'il vienne à moi et qu'il boive. " [2] Et le grand Isaïe : "Buvez à la joie ", ordonne-t-il à ceux qui sont capables de comprendre la sublimité de sa doctrine. On trouve aussi contre les coupables cette menace prophétique, qu'ils seront punis par la faim [3]. La faim n'est pas ici une disette de pain et d'eau, mais le manque de Parole ; car l'Écriture ne veut parler ni du pain ni de l'eau, mais de la faim d'entendre les paroles du Seigneur.

Quand donc on parle de la plantation de Dieu dans l'Eden (Eden signifie "jouissance"), il faut penser à un fruit en rapport avec elle et ne pas hésiter à en faire la nourriture de l'homme, sans songer pour cette vie du paradis à notre nourriture passagère et fuyante : " Vous mangerez, dit Dieu, de tout arbre qui est dans le Paradis. " [4] Qui donnera à celui qui a la véritable faim cet arbre-là, celui qui est dans le paradis, cet arbre qui renferme tout bien, qui est désigné par ce mot " tout ", et dont l'Écriture accorde à l'homme la participation ? En ce mot qui désigne un ensemble et s'élève au-dessus de tout, est contenu naturellement l'idée de tout bien et par un seul arbre est signifié le tout. Qui m'écartera au contraire de goûter à cet arbre mélangé et participant de deux genres ? Ceux qui y regardent de près voient clairement quel est ce " tout ", dont le fruit est la vie et aussi quel est cet arbre au fruit mélangé, dont le terme est la mort ? Celui, en effet, qui remet sans réserve à l'homme la jouissance du tout, le détourne absolument par ses paroles et ses conseils de toucher à ces biens " mélangés " [5]. Pour interpréter cette parole, les meilleurs maîtres me semblent être le grand David et le sage Salomon. Tous les deux pensent que le bienfait unique de la jouissance qui nous est accordée, c'est le vrai Bien lui-même, qui est précisément " tout bien ". David dit : " Jouissez du Seigneur " [6] et Salomon nomme " arbre de vie cette Sagesse même " qui est le Seigneur[7].

Donc l'expression " tout arbre " désigne la même chose que l'arbre de vie, celui dont l'Écriture fait don pour sa nourriture à celui qui a été façonné selon Dieu. Un autre arbre est entièrement distingué de celui-là : c'est celui dont la manducation met en nous la connaissance du bien et du mal : non que de sa nature, il produise en partie l'un et l'autre de ces opposés, mais il fait fleurir un fruit tout mélangé, composé des qualités contraires. Le maître de la vie nous empêche d'en manger ; le serpent nous le conseille, afin de donner ainsi une entrée à la mort. Et son conseil est persuasif, car il entoure le fruit de belles couleurs et de charme, afin qu'il paraisse agréable et qu'il excite en nous le désir d'en goûter.

 

1. Grégoire écarte l'interprétation matérialiste du récit de la Genèse, mais il prétend bien s'en tenir au sens exact des mots et se garder du sens purement allégorique ou tropologique (XLIV, 121 D).

2. Jn. VII, 37.

3. Amos. VIII, 11.

4. Gen. II, 16.

5. L'arbre de vie signifie pour Grégoire que l'homme au Paradis vivait de Dieu (XLVI, 374 G) et ignorait à la fois la multiplicité de la vie des sens et le mélange du bien et du mal. La vie mystique comme retour à l'unité de l'esprit est un retour au Paradis.

6. ps. XXXVI, 4.

7. Prov. III, 18.

 

CHAPITRE XX

LA VIE DANS LE PARADIS ET L'ARBRE DÉFENDU

 

L'origine du mal. Définition de mots

Quel est cet arbre, plein de plaisir pour les sens, qui enferme la connaissance mélangée du bien et du mal ? Je pense ne pas m'éloigner de la vérité, en partant, sur cette question, d'un point évident. A mon avis, à cet endroit de l'Écriture, " connaissance " n'équivaut pas à "science " et, d'après l'usage scripturaire, je trouve une différence entre " connaissance " et    " discernement ". L'apôtre dit bien, en effet, qu'un homme aux dispositions d'esprit parfaites et aux sens purifiés peut " discerner " le bien du mal [1]. Aussi il donne ce conseil de " juger de tout ", car, dit-il, le discernement appartient à l'homme spirituel [2]. Le mot " connaissance ", lui, ne paraît pas désigner partout la science et le pur savoir, mais plutôt une disposition intérieure vis-à-vis de ce qui nous est agréable. Ainsi " le Seigneur a, connu ceux qui lui appartiennent " [3]. Et il dit à Moïse : "Je t'ai connu de préférence aux autres. " [4] Aux damnés, celui qui sait tout dit ces mots : " Jamais je ne vous ai connus " [5].

Nature du mal : un mélange

Donc l'arbre qui produit cette connaissance mélangée est parmi les choses interdites. Un mélange d'éléments opposés compose ce fruit, dont le serpent est le défenseur. Peut-être la raison en est-elle que le mal ne se présente jamais dans sa nudité, tel qu'il est réellement. Le vice serait sans efficacité, s'il ne se colorait de quelque beauté excitant le désir chez celui qui se laisse tromper. En tout cas, à nous, le mal se présente toujours sous forme de mélange : dans ses profondeurs, il tient la mort comme un piège caché ; mais par une apparence trompeuse, il fait paraître une image du bien : la belle couleur de l'argent semble un bien pour les avares, ce qui n'empêche pas l'avarice d'être la racine de tous les maux. Glisserait-on vers le bourbier infect de la licence, si le plaisir n'était un bien désirable pour celui qui par cet appât se laisse entraîner vers les passions [6] ? Ainsi des autres fautes : leur action corruptrice est cachée. Dès l'abord elles semblent désirables et sont recherchées comme un bien à la suite d'une tromperie par ceux qui n'y regardent pas de près.

Puis donc que la plupart mettent le bien dans ce qui charme les sens et qu'un même mot désigne le bien réel et le bien apparent, le désir qui se porte vers le mal comme si c'était un bien, est appelé par l'Écriture la " connaissance du bien et du mal ", ce mot de connaissance voulant exprimer cette disposition intérieure et ce mélange.

Ni mal absolu, ni bien absolu

Ni un mal absolu, puisque la bonté fleurit tout autour, ni un bien sans mélange, puisque le mal s'y cache, mais un mélange des deux, tel est le fruit de l'arbre défendu, selon l'Écriture qui n'a d'autre but que de répéter cette vérité que le bien réel est par nature sans composition, que sa forme est simple et qu'il est étranger à toute duplicité et à toute union avec son contraire, tandis que le mal est bigarré et se présente de telle sorte qu'on le tient pour une chose et qu'à l'expérience il se révèle tout autre : sa connaissance, c'est-à-dire la prise de contact avec lui dans l'expérience, est le commencement et le fondement de la mort et de la corruption.

La tentation

C'est pourquoi le Serpent met en avant le fruit mauvais du péché, mais sans mettre au grand jour le mal tel qu'il est par nature : l'homme ne serait pas trompé par le mal, s'il éclatait à ses yeux ; mais le démon, faisant briller la grâce extérieure des apparences et, comme un charlatan, charmant notre goût par quelque plaisir des sens, apparaît à la femme digne de confiance, ainsi que dit l'Écriture : " Et la femme vit que le fruit était bon à manger et agréable à voir et agréable à contempler. Ayant pris du fruit, elle en mangea " [7]. Cette nourriture est pour les hommes la mère de la mort. Et cela est précisément le mélange des fruits que porte l'arbre, l'Écriture voulant indiquer clairement le sens selon lequel elle déclare ce bois capable de faire connaître le bien et le mal : il a la malice de ces poisons qui sont préparés avec du miel : selon qu'ils flattent le sens, ils paraissent bons ; selon qu'ils font périr celui qui les prend, ils sont le dernier des maux.

Ses suites

Lors donc que ce poison funeste eut produit ses effets sur la vie humaine, alors l'homme, dont la création et le nom sont pleins de grandeur, cette image de la nature divine, devint semblable, comme dit le Prophète [8], aux créatures frivoles. Et ainsi l'image ne réside plus que dans les parties les plus sublimes de notre être ; les tristesses et les misères de la vie présente n'ont rien à voir avec notre ressemblance divine.

 

1. Hebr. V, 14.

2. 1 Cor. II, 15.

3. II Tim. II, 19.

4. Exod. XXXIII, 17.

5. Matt. VII. 23. Exégèse remarquable du sens du mot " connaissance " en hébreu.

6. Le péché représenté comme une erreur, l'image du bourbier pour figurer le vice sont platoniciens (Phaedr., 246 A).

7. Gen. III, 6.

8. ps. CXLIII, 4.

 

CHAPITRE  XXI

L'ESPÉRANCE DE LA RÉSURRECTION SE FONDE PLUS ENCORE  SUR LA NÉCESSITÉ DE  L'ORDRE DES CHOSES QUE SUR LES  PAROLES DE L'ÉCRITURE

 

Le terme du mal

Le vice n'est pas si fort qu'il puisse avoir le dessus sur la puissance du bien et l'inconstance de notre nature ne saurait avoir plus de force ou de stabilité que la sagesse de Dieu. Car l'être toujours mobile et changeant ne peut l'emporter en fixité sur celui qui, établi dans le bien, est toujours identique à lui-même. Tandis que le vouloir divin, partout et toujours, reste immuable, notre nature mobile ne s'arrête pas, même dans le mal.

Si c'est vers le bien que le mouvement perpétuel entraîne un être, jamais, à cause de l'infini de son objet, ce mouvement ne cessera de l'emporter plus avant, car jamais il n'atteindra la limite de celui qu'il cherche et dont la saisie lui permettrait un arrêt [1]. Mais s'il tend au terme opposé, lorsqu'il a accompli la course du vice et qu'il est parvenu à son sommet, alors l'élan qui l'emporte ne trouvant nulle part où s'arrêter, à la fin de tout ce parcours dans le vice, nécessairement tourne vers le bien. Car le vice ne peut aller jusqu'à l'illimité, mais contenu nécessairement dans des bornes, selon toute logique, à la limite, il passe au bien.

Le retour nécessaire au bien

Ainsi, comme j'ai dit, notre nature, dans son mouvement perpétuel, repart sur le chemin du bien, car le souvenir des erreurs passées lui a appris à ne plus se laisser prendre aux mêmes fautes. Et notre course reprendra dans le bien, parce que la nature du mal doit être enclose dans des limites.

Selon les astronomes, en ce monde tout rempli de lumière, l'ombre est formée par l'interposition du corps de la terre. Mais l'ombre, d'après la forme sphérique de celle-ci, est enfermée sur la partie arrière par les rayons du soleil et prend la forme d'un cône. Le soleil, lui, plusieurs fois plus grand que la terre, l'encercle de toutes parts de ses rayons et, à la limite du cône, réunit entre eux les points d'attache de la lumière. Supposons maintenant que l'on puisse franchir la limite de la zone obscure ; l'on se trouvera dans une lumière jamais interrompue par les ténèbres [2]. De la même façon, lorsqu'ayant franchi la limite du vice, nous serons parvenus au sommet de l'ombre formée par le péché, de nouveau nous établirons notre vie dans la lumière, car la nature du bien comparée à l'étendue du vice déborde infiniment toutes limites. De nouveau, nous connaîtrons le paradis, de nouveau nous connaîtrons cet arbre, qui est l'arbre de vie. De nouveau, la beauté de l'image et notre première dignité [3]. Ici je n'entends parler d'aucun de ces biens, dont Dieu a fait aux hommes un besoin pour leur vie, mais de l'espérance d'un autre royaume, dont la description demeure impossible.

 

1. Sur ce caractère indéfini du progrès de l'âme vers Dieu, conséquence de l'infinité divine, et qui explique le caractère dynamique de la vie spirituelle, voir Vie de Moïse, 301 A.

2. Pour les anciens, le cône d'ombre opposé au soleil était le séjour d'attente des âmes avant qu'elles s'élèvent vers l'éther. (Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, Paris, Geuthner, 1942, p. 62.) Grégoire retient seulement l'image.

3. Le caractère nécessairement fini du mal qui entraîne sa nécessaire cessation fonde chez Grégoire l'espérance du salut universel. Sur cette question de l'apocatastase, voir J. Daniélou, Recherches de Science Religieuse, juillet 1940, pp. 328 et suiv.

 

CHAPITRE XXII

CONTRE CEUX QUI DEMANDENT POURQUOI, SI LA RÉSURRECTION EST UN TRÉS  GRAND BIEN, ELLE N'A PAS LIEU DÈS MAINTENANT,  MAIS N'EST ESPÉRÉE  QU'APRÉS  LA RÉVOLUTION DU TEMPS

 

Longueur de l'attente

Attachons-nous à suivre notre étude. Quelqu'un à qui la douceur de notre espérance a peut-être donné des ailes trouvera dur et pénible de ne pas obtenir plus tôt ces biens dépassant tout sentiment et toute connaissance humaine et ce laps de temps qui nous sépare de l'objet de nos désirs lui sera intolérable. N'allons pas, comme des enfants, resserrer nos cœurs et nous fâcher de ce court délai apporté à la réalisation de notre joie [1]. Puisque l'intelligence et la sagesse règlent tout, il faut bien penser qu'aucun événement particulier ne leur échappe.

Vous me demanderez la raison pour laquelle cette existence douloureuse ne se change pas tout de suite en celle que nous désirons, mais pourquoi elle se prolonge dans la lourdeur charnelle jusqu'à des temps fixés et attend le terme de l'accomplissement universel, pour délivrer l'humanité du mors qu'elle porte et la faire enfin passer dans la liberté absolue de la vie bienheureuse et impassible. La vérité seule pourrait dire si la raison que nous invoquons lui est conforme. En tout cas, voici ce qui nous est venu à l'esprit.

Rappel de la double création : L'image. Adam

Je reprends ce que j'ai dit au début : " Faisons l'homme, dit Dieu, à notre image et ressemblance. Et Dieu fit l'homme ; à l'image de Dieu, Il le fit. " Cette image de Dieu, qui réside en la nature humaine prise dans son ensemble, a atteint sa perfection. Adam, à ce moment, n'existait pas encore. En effet, étymologiquement, d'après ceux qui savent l'hébreu, Adam signifie " ce qui est formé de terre ". Aussi l'Apôtre, qui connaît bien sa langue maternelle, appelle l'homme fait de la terre " le terreux " [2], traduisant en grec le nom d'Adam. Donc l'homme a été fait selon l'image, c'est-à-dire la nature du tout, la créature semblable à Dieu. La toute-puissance de sa sagesse n'a pas produit une partie seulement de ce tout, mais en bloc tout le " plérôme " de notre nature. Il savait bien, lui qui a en ses mains les limites de toutes choses, selon le mot de l'Écriture : " En sa main, sont les limites de la terre " [3], il savait, lui qui connaît chaque être avant même son apparition, et il tenait dans sa pensée le nombre exact de tous les individus composant l'humanité.

Mode de procréation de l'humanité

Comme Dieu vit dans l'ouvrage que nous étions notre inclination vers le mal et comme il vit que, par notre déchéance spontanée de la dignité que nous partagions avec les anges, nous chercherions à nous unir avec ce qui était au-dessous de nous, pour ce motif il mêla à sa propre image quelque chose de l'irrationnel. Car ce n'est pas à la nature divine et bienheureuse que peut appartenir la division en mâle et femelle. Dieu applique à l'homme un caractère du règne animal, refusant à notre race le mode de propagation en rapport avec la grandeur de notre création. Ce n'est pas en effet lorsqu'il créa l'homme à son image qu'il y adjoignit le pouvoir de se développer et de se multiplier, mais lorsqu'il divisa l'homme en mâle et en femelle. Alors il dit : " Croissez et multipliez-vous et remplissez la terre. " [4] Ce genre d'accroissement n'est pas un caractère de la nature divine, mais de l'animal, comme le fait entendre le récit qui prête d'abord ces paroles à Dieu quand il s'agit des animaux. Car si, avant la division en mâle et femelle, il avait prononcé ces mots pour donner à l'homme le pouvoir de se multiplier, nous n'aurions pas besoin de ce mode de reproduction qui est celui des animaux.

Création du temps

Alors que la plénitude de l'humanité avait été préméditée par l' " activité presciente " de Dieu et que cette plénitude devait se réaliser par ce genre de naissance animale, Dieu dont le gouvernement ordonne et délimite exactement toutes choses, puisque ce mode de génération était rendu nécessaire pour nous par ce glissement vers en bas qu'il avait prévu, lui qui voit le futur comme le présent, Dieu établit à l'avance le temps nécessaire à la constitution de l'humanité, en sorte que la venue des âmes dans leur nombre fixe règle la durée et que le courant du temps s'arrêtera, lorsqu'il ne sera plus utile à la venue de la race humaine [5].

La fin des temps

Avec l'achèvement de la génération humaine, le temps cessera définitivement et alors toutes choses retourneront à leurs éléments primitifs. Dans ce bouleversement universel, l'humanité aussi sera transformée et de son état périssable et terrestre, passera dans un état impassible et éternel. C'est à quoi le divin Apôtre me semble avoir songé, lorsqu'il prédit dans son Épître aux Corinthiens l'arrêt soudain du temps et le renouvellement de tout ce qui est soumis au mouvement : " Je vous annonce, dit-il, un mystère : tous, nous ne nous endormirons pas dans la mort, mais tous nous serons transformés, dans un instant indivisible, en un clin d’œil, au son de la dernière trompette. " [6] A mon sens, puisque le plérôme de l'humanité est parvenu à son terme selon la mesure prévue, par le fait que le nombre des âmes n'a plus désormais à s'accroître, l'Apôtre veut dire qu'un instant suffira à la transformation de la création et il exprime par cet instant indivisible et ce clin d’œil cette limite du temps qui n'a ni partie ni extension. Aussi celui qui est parvenu à cet ultime sommet du temps, après lequel il n'y a plus de division temporelle, ne peut obtenir cette révolution transformante de la mort que si la trompette de la Résurrection a d'abord retenti pour réveiller tous les morts et faire passer tous ensemble dans l'immortalité ceux qui resteront en vie ; ceux-ci deviendront semblables aux autres que la résurrection aura transformés, au point de n'être plus entraînés vers le bas par le poids de leur chair et de ne plus être retenus à terre par leur masse, mais de vivre dans les espaces célestes. " Nous serons ravis, en effet, dit l'Apôtre, dans les nuages, à la rencontre du Seigneur, dans les airs, et ainsi pour toujours, nous serons avec le Seigneur [7]. " Supportons donc le temps qui s'étend nécessairement le long du développement de l'humanité.

L'attente d'Abraham, des Patriarches, de David

Tous les patriarches qui entourent Abraham eurent le désir de voir la béatitude et ils ne cessèrent d'espérer la patrie céleste, comme dit l'Apôtre. Cependant ils demeurent encore dans l'espoir de ce bienfait, tandis que Dieu dispose les choses pour notre bien, selon la parole de l'Apôtre, afin, dit-il, qu'ils ne parviennent pas au terme sans nous. Si donc ceux qui viennent de loin supportent ce délai, si la seule vue de ces biens par la foi et l'espérance n'a pas empêché leur amour, selon l'Apôtre, et s'ils se reposent dans la certitude de la jouissance future sur la foi de la promesse, que doivent faire beaucoup d'entre nous, dont la vie ne manifeste guère l'espoir de ces biens supérieurs ? L'âme du prophète défaillait de désir et il avoue dans les Psaumes [8] l'amour dont il est possédé, disant qu'il ne se tient plus d'être dans la maison du Seigneur, même si on doit le mettre à la dernière place. Car il préfère sans comparaison y être le dernier, plutôt que d'être le premier sous les tentes de ceux qui passent leur vie dans le péché. Pourtant il supportait ce délai, alors qu'il n'avait de bonheur que dans l'au-delà et aimait mieux quelques instants avec Dieu que mille années sur terre. " Un seul jour dans vos demeures vaut mieux que mille ans " [9], dit-il. Il ne trouvait pas mauvais le gouvernement nécessaire du monde et il lui paraissait suffisant au bonheur de l'humanité de ne l'avoir vu qu'en espérance. C'est pourquoi, à la fin de son Psaume, il dit : " Seigneur, Dieu des puissances, bienheureux l'homme qui espère en toi. " Nous non plus, nous  ne devons pas resserrer nos cœurs, si la réalisation de nos espérances tarde un peu ; nous devons plutôt mettre tous nos soins à ne pas en être exclus.

Attente de la moisson

Qu'on prédise à un ignorant qu'à l'été la moisson viendra, que les greniers seront pleins et qu'en ce temps d'abondance, les tables seront chargées de mets, vous traiteriez de fou celui qui aurait hâte d'avoir devant lui la moisson, quand il faut d'abord semer et donner de sa peine, si l'on veut voir les fruits. Alors, que vous le vouliez ou non, la moisson viendra au temps fixé. Mais ils ne la verront pas du même œil, celui qui par ses soins aura préparé pour lui la récolte et celui qui devant la moisson sera resté sans la préparer. De la même façon, je pense, alors que tous, nous savons par les oracles divins que le temps viendra de la transformation, nous n'avons pas à nous soucier du moment (le Christ a bien dit que ce n'était pas à nous de savoir les circonstances et l'époque) et à échafauder des raisonnements qui ne feront que gâter notre espérance de la Résurrection [10] . Mais appuyés solidement sur la foi de ce que nous attendons, il faut nous assurer à l'avance le bienfait à venir par l'excellence de notre vie.

 

1. La question du " délai ", du " retard " de la rédemption — qui est lié à l'aspect historique du christianisme — est une de celles que posaient les adversaires du christianisme. Grégoire y répond longuement dans la Grande Catéchèse. Voir Labriolle, Histoire de l'Église, IV, p. 203.

2. I Cor. XV, 47.

3. ps. XCIV, 4.

4. Gen. I, 28.

5. Le temps est étroitement lié à la condition biologique de l'humanité présente. Comme elle, il est une déchéance, mais comme elle aussi, il est un moyen providentiel de salut, puisqu'il permet à l'homme de faire l'expérience du péché, sans que celle-ci soit irrémédiable et, en ayant éprouvé l'amertume, de revenir librement vers Dieu (voir 201 G).

6. I Cor. XV, 51 sq.

7. I Thess. IV, 16.

8. ps. LXXXIII,- 2.

9. ps. LXXXIII, 11.

10. Le rôle de l'espérance, comme vertu du temps, est important chez Grégoire. Voir XLVI, 92 A-B.

CHAPITRE XXIII

SI  L'UNIVERS  A  EU  UN  COMMENCEMENT, IL FAUT  NÉCESSAIREMENT LUI RECONNAÎTRE  UN  TERME

 

Lien nécessaire entre les théories sur le commencement du monde et celles sur sa fin

Si quelqu'un, considérant le déroulement régulier de l'univers, par lequel il se fait une idée de l'espacement temporel, avoue ne pas admettre cet arrêt de tout mouvement prédit dans l'Écriture, cet homme-là évidemment ne croit pas davantage qu'à l'origine Dieu ait donné l'existence au ciel et à la terre. Celui qui reconnaît une origine au mouvement n'a pas un doute sur son terme et celui qui ne lui reconnaît pas un terme n'en admet pas non plus le commencement. Nous, de même que nous pensons que l'agencement harmonieux des siècles est l'œuvre de la parole divine, croyant, comme dit l'Apôtre, que le visible vient de l'invisible, nous portons la même foi en la parole de Dieu, qui nous prédit l'arrêt nécessaire des choses.

Soumission à la foi

La question du " comment ", il faut la rejeter de notre curiosité : sur ce point encore, nous recevons avec foi que le monde visible a son harmonie définitive dans un monde qui n'est pas encore manifesté et nous laissons de côté la recherche de ce qui est hors de nos prises.

Examen nécessaire

Sur plus d'un point, pourtant, nous pouvons être dans l'embarras et y trouver occasion de doutes sérieux sur notre foi. Des esprits habitués à la controverse peuvent se permettre par des arguments vraisemblables et logiques de mettre notre foi sens dessus dessous, en ne tenant pas pour vraie la doctrine de l'Écriture sur la création matérielle, qui enseigne avec force l'origine de toutes choses en Dieu.

Arguments de ceux qui tiennent l'éternité de la matière

Ceux qui tiennent la doctrine contraire, en effet, s'efforcent d'établir que la matière est coéternelle à Dieu et pour fonder cette façon de penser, ils usent des arguments suivants [1] : d'un côté, la nature de Dieu est simple, sans matière, sans qualité, grandeur ou composition ; elle ne connaît aucune délimitation extérieure. De l'autre, toute matière se définit par son extension dans l'espace et est soumise à la perception sensible, puisqu'elle se fait connaître à nous par la couleur, la forme extérieure, le poids, la quantité, la résistance et toutes les autres qualités dont on ne peut absolument pas admettre l'existence dans la nature divine. Or comment imaginer que la matière vienne d'un être immatériel ? que ce qui a des dimensions vienne de ce qui n'en a pas ? Si l'on croit que la matière tire de Dieu son origine, il faut admettre que d'une façon inexplicable elle est en Dieu, d'où elle viendrait ainsi à l'existence. Mais si la matière est en Dieu, comment celui qui la contient est-il immatériel ? Il faut en dire autant de toutes les autres caractéristiques de la nature matérielle : si la quantité est en Dieu, comment Dieu est-il sans elle ? S'il contient en lui l'être composé, comment est-il simple, sans parties ni composition ? Aussi on doit conclure : ou Dieu est nécessairement matériel, puisque la matière tire de lui son origine, ou, si on veut éviter cette conséquence, il faut supposer qu'il prend hors de lui la matière dont il a besoin pour la formation de l'univers. En conséquence, si la matière était hors de Dieu, il faudrait absolument admettre un principe différent de lui, qui lui soit coéternel et n'ait pas d'origine. On en vient à poser la coexistence de deux principes sans commencement ni origine, celui dont l'art réalise le monde et celui sur lequel il s'applique. Une telle théorie qui admet comme une nécessité la coexistence éternelle de Dieu et de la matière est une approbation donnée aux idées des Manichéens qui mettent sur le même plan, comme incréées l'une et l'autre, la cause matérielle et la nature du bien [2].

Notre foi en la Résurrection fondée sur la foi dans le commencement des choses

Nous, nous croyons que tout vient de Dieu, sur l'affirmation de l'Écriture. Quant à dire comment tout était en Dieu, nous estimons ne pas devoir nous y arrêter, comme à un point dépassant notre raison. Nous croyons que tout est possible à la puissance divine : d'amener à l'existence ce qui n'est pas, comme de donner à ce qui existe les qualités qui lui conviennent.

La conclusion logique est donc : si pour tirer les choses du néant à l'être, la puissance du vouloir divin suffit, de la même façon lorsque nous ferons appel à cette même puissance pour cette restauration universelle des choses, nous n'admettrons rien qui sorte de la vraisemblance. Cependant je crois possible de persuader par quelques raisons ceux qui nous font de subtiles difficultés sur la matière ; ainsi nous ne paraîtrons pas, par manque d'arguments, passer à côté de la discussion.

 

1. La doctrine de l'éternité de la matière est aristotélicienne.

2. Les Manichéens, héritiers du dualisme gnostique, en étaient les grands représentants au IVe siècle. Grégoire y fait plusieurs fois allusion (XLV, 30 D, 406 G).

 

CHAPITRE XXIV

RÉFUTATION DE CEUX QUI TIENNENT LA COEXISTENCE  ÉTERNELLE DE DIEU ET DE LA MATIÈRE

 

Nous n'avons pas à classer parmi les opinions indémontrables notre opinion sur la matière, qui fait dépendre l'existence de celle-ci de l'Être purement spirituel et sans matière. Nous découvrirons en effet que la matière n'est faite tout entière que d'un ensemble de qualités dont nous ne pouvons la dépouiller une à une sans la rendre absolument incompréhensible à la raison. Par ailleurs chaque espèce de qualité peut être mentalement isolée du sujet où elle se trouve. Or la raison est un mode de connaissance spirituel, qui n'a rien de corporel. Ainsi prenez un vivant, du bois, ou quelque autre objet ayant une organisation matérielle ; souvent nous considérons par abstraction, à part du sujet où elles sont, des qualités dont l'idée que nous nous en faisons se distingue nettement d'une autre considérée en même temps. Ainsi l'idée que nous avons de la couleur diffère de celle de poids, de quantité et de toucher. La malléabilité d'un corps, sa double épaisseur, ses autres qualités ne se confondent, dans notre idée, ni entre elles ni avec le corps en question. Pour chacune d'elles, nous trouvons une définition propre qui la signifie et qui ne la confond pas avec quelqu'une des autres qualités considérées en ce corps. Si donc la couleur est un " objet de pensée " et de même la résistance, la quantité et toutes les autres propriétés des corps, et si en même temps, lorsque l'on enlève au corps considéré chacune de ces qualités, on fait disparaître par le fait toute l'idée que nous en avons, il serait logique de supposer que la rencontre de ces qualités dont l'absence se trouve être cause de la disparition du corps, donne naissance aux êtres matériels. Comme il n'y a pas de corps, sans qu'il n'y ait en même temps couleur, forme extérieure, résistance, étendue, pesanteur et toutes les autres particularités, — attributs qui, pris à part, ne sont pas un corps, mais se sont révélés quelque chose d'autre, — ainsi à l'inverse, leur rencontre donne l'existence aux corps. Mais si la compréhension de chacune de ces propriétés est un " acte d'intelligence " et si la Divinité est aussi par nature une " substance intelligible ", il n'y a rien d'invraisemblable à ce que ces qualités soient des principes purement spirituels venant d'une nature incorporelle pour la production des corps : la nature spirituelle donne l'existence à des forces spirituelles et la rencontre de celles-ci donne naissance à la matière [1].

Mais ces considérations sont hors de notre sujet. Il nous faut revenir à la foi : d'elle nous recevons que l’univers tire son origine à partir du non-être et grâce à elle, quand l’Écriture nous apprend qu’il sera à nouveau établi dans un nouvel état, nous l’admettons sans hésiter.

 

1. Conception idéaliste de la matière. Voir Balthasar, Présence et Pensée, p. 20. On trouve des idées analogues chez Plotin, Enn., IV, 7, 7 et chez Origène, De Princ., IsV, 4, 7.

 

 

CHAPITRE XXV

COMMENT UN INCROYANT  PEUT ÊTRE AMENÉ
À CROIRE  CE  QU'ENSEIGNE  L'ÉCRITURE  SUR LA RÉSURRECTION

 

L'Évangile fonde la foi en la Résurrection

Quelqu'un voyant la corruption des corps et jaugeant la Divinité à la mesure de ses forces soutient peut-être l'impossibilité de notre enseignement sur la Résurrection, sous prétexte qu'il ne peut admettre l'arrêt des êtres soumis au mouvement et le retour à la vie d'êtres qui ne se meuvent plus. Cet adversaire trouvera d'abord une excellente preuve de la vérité de la Résurrection, en examinant combien est digne de foi l'annonce qui en est faite : en particulier, il fondera son assentiment sur la réalisation actuelle de prophéties faites dans le passé. En effet, dans le nombre et la diversité des récits de la Sainte Écriture, il est possible de se demander si l'ensemble des prédictions qui s'y trouvent tient du mensonge ou de la vérité et de se faire par là une idée sur la doctrine de la Résurrection. Si ailleurs les paroles sont mensongères et s'écartent avec évidence de la vérité, la prophétie sur la Résurrection, elle aussi, sera fausse. Si, au contraire, les faits confirment la vérité de tout le reste, il serait logique d'en conclure à l'exactitude des prophéties sur la Résurrection. Rappelons donc une ou deux de ces prédictions et confrontons l'événement avec elles, afin de connaître par là la vérité de la Parole divine.

Le but cherché par le Christ en ses prédictions

Tout le monde connaît l'ancienne prospérité du peuple d'Israël, qui égalait toutes les puissances de la terre. On se rappelle les palais de Jérusalem, ses remparts, ses tours, la grandeur du temple. Devant ces merveilles, les disciples sont remplis d'étonnement et ils croient devoir attirer sur elles le regard du Seigneur, tellement leur admiration est grande. Ils adressent au Christ ces mots que rapporte l'Évangile : " Quelles grandes œuvres ! quelles constructions ! " [1] Mais lui, leur fait entrevoir le désert qui sera en cet endroit et la disparition de ces beautés, tandis qu'ils sont tout à l'admiration du présent ; il leur dit que dans peu il ne subsistera rien de ce qu'ils voient.

Puis, au moment de sa Passion, aux femmes qui l'accompagnent en gémissant sur son injuste condamnation, sans regarder au vrai sens des événements, le Christ donne le conseil de se taire sur ses malheurs, qui ne méritent pas de larmes, et de conserver leurs gémissements et leurs lamentations pour le vrai jour des pleurs, lorsque la ville sera cernée par le siège et que les malheurs se presseront tellement sur elle que l'on enviera celle qui n'a pas enfanté [2]. Il prédit le crime de ces mères qui mangeront leurs enfants, tandis qu'il proclame heureux le sein qui ces jours-là restera stérile.

Où sont maintenant ces palais ? où est le temple ? où sont ses murailles ? où sont les défenses des tours ? où est la puissance des Israélites ? N'ont-ils pas été dispersés presque par toute la terre et la ruine de leurs palais n'a-t-elle pas accompagné leur chute ?

Le Seigneur, à mon avis, n'a pas fait ces prédictions en vue des faits eux-mêmes : quel avantage y avait-il pour les auditeurs à apprendre à l'avance des événements certains ? Ils les connaîtraient par expérience, même s'ils n'en savaient rien auparavant. Le Christ cherchait à les amener logiquement à la foi en des événements plus importants. La preuve d'expérience donnée par les premiers serait la preuve de la vérité des seconds [3].

Pédagogie du Christ : gradation dans les miracles

Si un agriculteur explique la puissance cachée dans une semence et si l'homme à qui il parle, ignorant l'agriculture, ne le croit pas sur parole, il suffit au paysan, pour prouver ce qu'il dit, de montrer dans une seule semence ce qu'il y a dans toutes celles d'un " médimne " et par elle de se porter garant de tout le reste. Quand on a vu un seul grain de blé ou d'orge ou toute autre graine contenue dans un " médimne " devenir un épi après son ensemencement en terre, on ne peut pas plus douter de l'ensemble que d'un seul. Aussi, à mon avis, le mystère de la Résurrection est suffisamment, prouvé, si les autres prédictions sont reconnues justes. Bien plus, nous avons l'expérience de la Résurrection et nous en sommes instruits, non pas tant par des discours, que par les faits eux-mêmes. Étant donné que la Résurrection constitue une merveille incroyable, le Christ commence par des miracles moins extraordinaires et habitue doucement notre foi à de plus grands. Une mère qui adapte la nourriture à son enfant, allaite de son sein au début la bouche encore tendre et humide ; puis, quand poussent les dents et que l'enfant grandit, elle ne commence pas à lui offrir un pain dur et impossible à digérer, qui par sa rudesse blesserait des gencives molles et sans exercice, mais avec ses propres dents elle mâche le pain, pour le mesurer et l'adapter à la force de celui à qui elle le donne ; enfin, quand le permet le développement des forces de l'enfant, elle le conduit doucement de nourritures plus tendres à une nourriture plus solide. Ainsi le Seigneur, vis-à-vis de la faiblesse de l'esprit humain : nous nourrissant et nous allaitant par des miracles comme un enfant encore imparfait, il donne d'abord une idée de la puissance qu'il a pour nous ressusciter par la guérison d'un mal incurable : cette action est grande, mais pas telle que nous ne puissions y croire.

La belle-mère de Simon

Il commande à la forte fièvre qui brûlait la belle-mère de Simon [4], et le mal disparaît, si bien que celle dont on attendait la mort a la force de servir à manger à ceux qui étaient présents [5].

Le fils de l'officier de Capharnaüm

Ensuite il manifeste un peu plus sa puissance, en rendant à la vie le fils de l'officier royal qui, de l'avis de tous, était en danger et que l'on s'attendait à voir mourir (il était en effet sur le point de mourir, dit l'Évangile, et le père criait : " Descends avant que ne meure mon      enfant " [6]). Il montre un peu plus sa puissance par le fait qu'il ne s'est pas même approché de l'endroit où était le malade, mais que de loin il lui a rendu la vie par la force de son commandement.

Le fils du chef de la Synagogue

De nouveau il s'élève régulièrement à des miracles plus grands. S'étant mis en route pour aller vers l'enfant du chef de la Synagogue [7], il s'attarde volontairement en chemin à rendre publique la guérison cachée de l'hémorroïsse, comme pour laisser le temps à la mort d'emporter le malade. Or l'âme était depuis peu séparée du corps et les pleureuses se pressaient là avec des cris funèbres et des lamentations : lui, d'un mot, comme s'il s'agissait du sommeil, fait lever l'enfant et le rend à la vie. Ainsi il conduit d'une marche régulière la faiblesse humaine vers des œuvres plus grandes.

Le fils de la veuve de Naïm

Puis il s'élève encore dans ses miracles et, par une puissance plus grande, il met les hommes sur la route de la foi en la Résurrection. L'Écriture [8] parle de Naïm, ville de Judée. En cette ville, était le fils unique d'une veuve ; il n'était plus un enfant, encore au rang des adolescents : il atteignait l'âge d'homme. L'Écriture l'appelle  un " jeune homme ". Le récit dit beaucoup en quelques lignes : c'est un vrai chant de deuil. La mère du mort, dit-il, était veuve. Vous voyez la profondeur du malheur et combien en peu de mots l'Écriture rend tout le tragique du mal. Que dit-elle en effet ? que la mère n'avait même plus l'espoir d'avoir d'autres enfants pour se guérir de  la perte de celui-là : " Cette femme était veuve. " Elle ne pouvait porter ses yeux sur un autre enfant qui remplacerait le disparu : " Ce fils était unique. " La grandeur de ce malheur, tous ceux qui ne sont pas étrangers à la nature la comprendront sans peine : elle n'avait connu que lui dans ses entrailles, elle n'avait allaité que lui à son sein ; lui seul était la gaieté de sa table ; lui seul illuminait de joie la maison, quand elle le voyait jouer, travailler, faire de la gymnastique, vivre joyeux, s'en aller en public, dans les palestres ou dans les assemblées de jeunes ; lui seul était tout ce qu'il y a de doux et de précieux aux yeux d'une mère. Il était en âge de se marier et était l'unique rejeton de sa famille, le rameau de sa succession et le bâton de sa vieillesse. La mention de l'âge, en particulier, est encore un chant de deuil : l'Écriture, le désignant comme un " jeune homme ", exprime la fleur de l'âge qui s'est consumée, le duvet encore tendre, la barbe qui pousse à peine et les joues encore brillantes de beauté. Que devait donc éprouver la mère ? Ses entrailles brûlaient comme un feu. Quelle amertume devait avoir son chant de deuil, tandis qu'elle entourait le cadavre dans ses bras ! Comme elle devait retarder pour le mort les soins funèbres et se remplir du malheur par des gémissements incessants. Alors l'Évangile n'omet pas non plus ce trait : " La voyant, Jésus fut remué profondément. S'avançant, il toucha le cercueil et les porteurs s'arrêtèrent. Puis il dit au mort : " Jeune homme, je te le dis, lève-toi. Et il le rendit vivant à sa mère. " Bien qu'il ne fût pas encore déposé dans le tombeau, le jeune homme était mort depuis assez longtemps. L'ordre du Seigneur est le même que précédemment, mais le miracle est plus grand.

Lazare

Le Christ s'en va maintenant accomplir un miracle plus sublime, afin que les œuvres visibles nous fassent approcher du miracle incroyable de la Résurrection. Un des amis et familiers du Seigneur était malade : il s'appelait Lazare. Le Seigneur, qui se trouvait loin de lui, refuse de visiter son ami, afin de donner à la mort en l'absence de la Vie occasion et puissance de faire son œuvre par la maladie. Le Seigneur en Galilée signifie à ses disciples l'état de Lazare ; il leur dit en particulier qu'il va partir pour aller le voir et faire lever celui qui est couché. Ceux-ci, peu assurés devant la brutalité des Juifs, trouvent pleine de difficultés et de risques la présence de Jésus en Judée au milieu de ceux qui veulent Le tuer. Aussi ils tardent et remettent toujours. Enfin, avec le temps, ils quittent la Galilée : le Seigneur les dominait par sa puissance et les conduisait. Il devait les initier à Béthanie aux préfigurations de la Résurrection universelle.

Quatre jours s'étaient écoulés depuis l'événement ; les rites habituels avaient été accomplis pour le mort et le corps était déposé dans le tombeau. Sans doute le cadavre se gonflait déjà ; il commençait à se corrompre et à se dissoudre dans les profondeurs de la terre, selon les lois normales. C'était un objet à fuir, lorsque la nature se vit contrainte de rendre de nouveau à la vie ce qui déjà se dissolvait et était d'une odeur repoussante. Alors l'œuvre de la résurrection universelle est amenée à l'évidence par une merveille que tous peuvent constater. Il ne s'agit pas ici d'un homme qui se relève d'une maladie grave ou qui, près du dernier soupir, est ramené à la vie ; il ne s'agit pas de faire revivre un enfant qui vient de mourir ou de délivrer du cercueil un jeune homme que l'on portait en terre. Il s'agit d'un homme âgé qui est mort et dont le cadavre, déjà flétri et gonflé, tombe en dissolution au point que ses proches ne supportent pas de faire approcher le Seigneur du tombeau, à cause de la mauvaise odeur du corps qui y est déposé. Or cet homme, par une seule parole, est rendu à la vie et ainsi est fondée l'assurance de la Résurrection : ce que nous attendons pour le tout, nous l'avons concrètement réalisé sur une partie. De même, en effet, que dans la rénovation de l'univers, comme dit l'Apôtre, le Christ lui-même descendra en un clin d'œil, à la voix de l'Archange, et par la trompette fera lever les morts pour l'immortalité [9], de la même façon maintenant celui qui, au commandement donné, secoue dans le tombeau la mort comme on secoue un songe et qui laisse tomber la corruption des cadavres qui l'atteignait déjà, bondit du tombeau dans son intégrité et en pleine santé, sans que les bandelettes qui entourent ses pieds et ses mains l'empêchent de sortir.

Sa propre résurrection

Est-ce là peu de chose pour fonder notre foi en la Résurrection des morts ? Cherchez-vous encore d'autres témoignages pour confirmer votre jugement sur ce point ? Eh bien ! Ce n'est pas sans raison, je crois, que le Seigneur, voulant traduire la pensée des hommes à son sujet, dit ces mots aux Capharnaïtes : " Sans doute, m'appliquerez-vous ce proverbe : " Médecin, guéris-toi toi-même. " [10] Celui qui sur les corps des autres a habitué les hommes à la merveille de la Résurrection devait affermir sur lui-même la foi en sa parole. Vous voyez qu'un appel de lui produit son effet chez les autres : des hommes sur le point de mourir, l'enfant qui vient à peine d'expirer, le jeune homme porté au tombeau, le mort déjà corrompu, tous, à un seul commandement, sont rappelés également à la vie. Vous demandez où sont ceux qui sont morts dans des blessures et dans le sang, afin que la défaillance en ce point de sa puissance vivifiante n'amène pas le doute sur ses bienfaits : voyez celui dont les mains ont été transpercées par les clous, voyez celui dont le côté a été traversé par la lance. Portez vos doigts à l'endroit des clous. Avancez votre main dans la blessure faite par la lance. Vous pourrez constater de combien la pointe de celle-ci a dû s'enfoncer à l'intérieur, en calculant sa pénétration par la largeur de la blessure. La plaie laisse la place à une main d'homme ! Vous pouvez supposer combien le fer est allé profond. Si cet homme est ressuscité, on peut bien conclure en redisant le mot de l'Apôtre : " Comment certains disent-ils qu'il n'y a pas de Résurrection des morts ? " [11]

Conclusion : la foi dans sa simplicité

Le témoignage des événements passés confirme donc la vérité de toute prédiction du  Seigneur : non seulement la Résurrection nous est enseignée par des paroles, mais, grâce à ceux-là même que la résurrection a rendus à la vie, les faits nous donnent la preuve de la promesse. Maintenant, quel argument reste-t-il à ceux qui ne croient pas ? Nous laisserons là tous ceux qui se fondent sur la " philosophie " ou sur de vaines erreurs pour repousser la foi dans sa simplicité et nous donnerons notre assentiment sans réserve aux brèves paroles du Prophète qui nous enseigne la manière dont se fera ce don : " On leur enlèvera, dit-il, le souffle et ils expireront et ils retourneront en leur poussière. Tu enverras ton Esprit et ils seront créés et tu renouvelleras la face de la terre. " [12] Alors le Seigneur trouvera sa joie en ses œuvres, les pécheurs ayant débarrassé la terre. Comment pourrait-on appeler quelqu'un pécheur, quand le péché n'existe plus ?

 

1. Marc. XIII, 1.

2. Luc. XXIII, 28,29.

3. Premier argument de fait en faveur de la résurrection : " l'accomplissement des autres prophéties "

4. Luc, IV, 38 sq.

5. Justes remarques sur l'économie de l'œuvre du Christ, sur son caractère pédagogique, selon l'idée chère à Origène et à Grégoire de la pédagogie divine.

6. Jn. IV, 46 sq.

7. Marc, V, 22 sqq.

8. Luc, VII, 11 sq.

9. I Thess. IV, 16.

10. Luc, IV, 23.

11. PS. CIII, 29, 30.

12. I Cor. XV, 12 sq.

 

CHAPITRE XXVI

LA  RÉSURRECTION N'EST PAS DU DOMAINE DE L'INVRAISEMBLABLE

 

II y a des gens qui, par suite du manque de vigueur de nos raisons humaines, jugent à notre mesure la puissance divine et tiennent pour impossible à Dieu tout ce que nous ne pouvons comprendre. Ils nous montrent l'anéantissement de ceux qui sont morts depuis longtemps, les restes de ceux qui ont été réduits en cendres par des bûchers ; ils y joignent le cas des carnivores, et ce poisson qui, ayant dévoré la chair d'un naufragé, est devenu à son tour la nourriture des hommes et que la digestion a transformé dans le corps même de celui qui l'a mangé [1]. Ils passent encore en revue beaucoup d'autres raisons méprisables et indignes de la toute-puissance de Dieu, pour renverser notre doctrine, comme si Dieu ne pouvait pas à nouveau par les mêmes chemins rétablir l'homme en sa nature par le moyen de la Résurrection.

Coupons court à ces longs circuits d'une vaine raison : nous reconnaissons que le corps se dissout dans les éléments dont il était composé. Non seulement, selon la parole divine, la terre retourne à la terre, mais l'air, l'humide, retournent à ce qui est de la même espèce qu'eux et chacun des éléments de notre être passe aux éléments correspondants, que le corps humain ait été dévoré par des oiseaux carnivores ou par des bêtes sauvages et se trouve changé en eux, qu'il soit venu même sous la dent des poissons ou que le feu l'ait transformé en vapeur et en poussière. Où que, par hypothèse, notre raisonnement emporte l'homme, il est toujours à l'intérieur du monde. Or le monde est contenu dans la main de Dieu, comme nous l'enseigne l'Écriture inspirée [2]. Si vous n'ignorez pas l'objet que vous tenez en main, croyez-vous que la connaissance de Dieu ait moins de force que la vôtre, comme si elle ne pouvait découvrir avec exactitude ce qui est enfermé dans l'empan divin ?

 

1. Argument classique que l'on retrouve chez les divers adversaires du christianisme (voir Labriolle, La réaction païenne, p. 27 sqq.).

2. PS. XCIV, 4. Grégoire s'inspire ici du De resurrectione de Méthode d'Olympe, où celui-ci combat les idées d'Origène sur la résurrection : mêmes objections contre l'identité matérielle du corps terrestre et du corps glorieux (De res. I, 14, Bonwetsch 237, 19 ; I, 20 ; 247, 5), même recours à la toute-puissance de Dieu (De res. II, 28 ; 386, 10). Dans le chapitre suivant, il va tenter une explication personnelle de la résurrection, qui associe la doctrine origéniste de l'identité de eidos et celle de Méthode sur l'identité matérielle.

 

CHAPITRE XXVII

MÊME APRÈS LE RETOUR DU CORPS HUMAIN AUX ÉLÉMENTS PREMIERS DU TOUT, CHAQUE ÊTRE PEUT TIRER A NOUVEAU DE LA MASSE COMMUNE CE QUI LUI APPARTIENT EN PROPRE

 

Connaturalité permanente du corps et de l'âme

Peut-être, si vous considérez les éléments de l'univers, il vous paraît difficile que, après le retour de l'air qui est en nous à ses éléments premiers et de même après le mélange du chaud, de l'humide et de la terre avec leurs éléments naturels, de nouveau, à partir de cette masse commune, ce qui appartient à chacun retourne à son propriétaire. N'avez-vous donc pas réfléchi, par des exemples tirés de la vie humaine, que cela même n'est pas au-dessus des bornes de la puissance divine ? Vous avez certainement vu, dans des lieux habités par des hommes, un seul troupeau formé de la réunion d'animaux appartenant à différents propriétaires : lorsque vient le moment de répartir à nouveau les bêtes entre leurs possesseurs, l'habitude des animaux de se rendre à l'étable ou certains signes qu'ils ont sur eux permettent à chaque maître de retrouver son bien. A votre propos, imaginez quelque chose de semblable et vous ne serez pas loin de la vérité. L'âme a naturellement en elle une inclination affectueuse pour le corps avec qui elle habite et, à cause de son union avec lui, elle possède une aptitude secrète à reconnaître son familier, comme si naturellement elle conservait quelques marques spéciales, lui permettant, dans cette masse commune, de discerner son bien demeuré sans mélange. Si l'âme tire de nouveau à elle ce qui lui appartient par un lien de parenté, pourquoi interdire à la puissance divine de rassembler les éléments de même famille qui, par une attraction spontanée, se portent d'eux-mêmes vers ce qui est à eux ?

Élément permanent dans le changement de notre corps : l’eidos

L'entretien du Christ sur l'Enfer [1] montre que dans l'âme, même après sa séparation, demeurent des marques distinctives du composé que nous étions : alors que les corps sont déposés dans le tombeau, les âmes conservent quelque signe corporel, qui permet de reconnaître Lazare et ne permet pas au riche de rester inconnu. Il n'est donc pas invraisemblable de croire que les corps qui ressuscitent laissent la masse commune pour retourner aux êtres particuliers. Celui qui examine avec plus d'attention notre nature n'aura aucun mal à l'admettre.

Notre être, en effet, n'est pas tout entier dans l'écoulement et la transformation. S'il n'avait aucune fixité naturelle, il serait absolument incompréhensible. En réalité, il est plus exact de dire qu'une partie de notre être demeure, tandis que l'autre est soumise à l'altération. Notre corps devient autre, quand il grandit ou diminue, et il revêt, comme des vêtements, des âges successifs. Mais à travers ce mouvement demeure inchangée la " forme " (eidos) propre de notre être : celle-ci ne perd pas les caractères une fois reçus de la nature, mais demeure visible avec ses caractéristiques particulières, malgré toutes les modifications corporelles. Sans doute il faut mettre à part le changement produit par la maladie, qui affecte 1' " aspect extérieur " (eidos) ; alors le masque de la maladie déforme cet " aspect " et prend sa place. Mais par la pensée on peut enlever ce masque et imaginer ce qui arriva pour Naaman le Syrien [2] et pour les lépreux dont l'Évangile [3] raconte l'histoire. Alors à nouveau, 1' " aspect " que nous voilait la maladie, la santé nous le rend avec ses caractères propres.

L'eidos du corps reste dans l'âme séparée comme une empreinte

Dans le composé que nous sommes, la partie de l'âme semblable à Dieu reste naturellement attachée, non à ce qui s'écoule dans l'altération et le changement, mais à ce qui reste permanent et identique à lui-même. Or les différences dans les combinaisons (de la matière) donnent à " l'aspect extérieur " (eidos) des formes différentes ; par ailleurs cette combinaison n'est autre que le mélange des éléments premiers (nous appelons ainsi les éléments qui sont les principes constitutifs du tout et par lesquels aussi est composé le corps humain). En conséquence, comme " l'aspect extérieur " du corps reste dans l'âme qui est comme l'empreinte par rapport au sceau, les matériaux qui ont servi à former la figure sur le cachet ne demeurent pas ignorés de l'âme, mais, dans l'instant de la Résurrection, elle reçoit de nouveau en elle tout ce qui s'harmonise avec l'empreinte laissée en elle par " l'aspect extérieur " (eidos)  du  corps. Or s'harmonisent entièrement avec elle ces éléments qui dès l'origine ont formé cet " aspect extérieur ". Donc il n'est pas du tout invraisemblable que de la masse commune ce qui lui est propre retourne à chacun.

La résurrection n'est pas plus extraordinaire que le développement d'une semence

On dit que le " vif argent ", versé du vase qui le contient sur un sol plat et poussiéreux, se répand à terre en minces paillettes. Si vous réunissez à nouveau ce qui est dispersé un peu partout, les éléments séparés se rassemblent spontanément et rien ne peut empêcher ce mélange naturel. Il se passe certainement, je pense, quelque chose d'identique en ce qui concerne le composé humain : que la possibilité lui en soit seulement donnée par Dieu et les parties se réunissent spontanément les unes aux autres, selon leurs rapports, sans que le restaurateur de la nature ait à produire aucun travail. Considérez les produits du sol : la nature n'a aucune peine à transformer le grain de blé, de millet ou quelque autre semence de blé ou de légumes en paille et en épis. Sans mal et spontanément, chaque semence aspire en elle de la terre commune la nourriture appropriée : pour toutes ces productions, le suc nécessaire est donné sous forme globale, mais chaque plante qui se nourrit de ce suc tire à elle pour son développement particulier, ce qui lui revient spécialement. Quoi d'extraordinaire si, dans le cas de la Résurrection, comme dans celui des semences, chaque ressuscité attire à lui les éléments qui lui appartiennent ? [4]

La grande merveille : le développement de l'homme

De tout ceci vous pouvez conclure que notre enseignement sur la Résurrection n'est pas du domaine des faits qui sortent de notre expérience. Nous n'avons rien dit pourtant du fait qui nous est encore le plus connu, à savoir les débuts mêmes de la formation de notre être. Qui ne sait l'œuvre admirable de la nature, ce que reçoit en lui le sein maternel et ce qu'il produit ? Ne voyez-vous pas que la semence jetée dans le sein maternel pour servir d'origine à notre organisme corporel est simple d'une certaine façon et présente des parties toutes semblables ? Or qui pourrait exprimer la variété de l'ensemble qui en est formé ? Si vous ne connaissiez les œuvres ordinaires de la nature, pourriez-vous croire possible ce qui arrive, que le moindre petit élément soit l'origine d'une œuvre pareille ? Et quand je parle d'une grande œuvre, je ne regarde pas seulement la formation du corps, mais ce qui, plus que tout, est digne d'admiration, à savoir, notre âme et tous ses attributs.

 

1. Luc, XVI, 19 sq.

2. IV Reg. V, 1 sq.

3. Luc, XVII, 12.

4. Après les preuves scripturaires, prophéties et miracles, Grégoire aborde les preuves rationnelles de la résurrection ou du moins de sa possibilité. L'argument de la semence est un lieu classique de la catéchèse chrétienne. Voir Cyrille de Jérusalem, P. G., XXXIII, 492 A-B.

 

CHAPITRE  XXVIII

CONTRE CEUX QUI TIENNENT LA PRÉEXISTENCE DES ÂMES PAR RAPPORT AUX CORPS OU A L'INVERSE, LA FORMATION DU CORPS AVANT LES ÂMES. RÉFUTATION DE CES FICTIONS QUI CONCERNENT LE PASSAGE DES ÂMES D'UN CORPS DANS UN AUTRE

 

Peut-être n'est-il pas hors de notre sujet d'examiner soigneusement les problèmes discutés dans les Églises à propos de l'âme et du corps.

Deux hypothèses : a) Préexistence

Certains de nos devanciers, auteurs du traité " des Principes ", ont enseigné que les âmes préexistent et forment pour ainsi dire un peuple dans une cité à part. Là sont placés les modèles du vice et de la vertu. Tant que l'âme demeure dans le bien, elle reste sans l'expérience de liaison corporelle, mais si elle déchoit de la participation qu'elle a avec le bien, elle glisse vers la vie d'ici-bas et ainsi se trouve dans un corps [1].

b) L'âme : " souffle vital ", postérieur au corps

Une autre catégorie d'auteurs, s'attachant à l'ordre suivi par Moïse dans le récit de la formation de l'homme [2], affirment que temporellement l'âme a été créée après le corps. Dieu, en effet, a d'abord pris de la poussière du sol pour en former l'homme ; ensuite il l'a animée de son souffle. Par cette façon de parler, ils établissent que la chair vaut mieux que l'âme, puisque celle-ci est introduite dans une chair formée antérieurement : ils disent en effet que l'âme existe en vue du corps, afin que le corps modelé ainsi ne reste pas sans souffle et sans mouvement. Or un objet qui existe en vue d'un autre a certainement moins de valeur que ce à cause de quoi il est fait. Ainsi, d'après les expressions de l'Évangile, l'âme vaut plus que la nourriture, le corps plus que le vêtement, car les seconds sont à cause des premiers. L'âme n'est pas faite pour la nourriture ni le corps pour le vêtement, mais, l'âme et le corps existant d'abord, les seconds ont été découverts après coup pour satisfaire aux besoins des premiers.

Critique

L'une et l'autre hypothèse méritent la critique, à la fois celle qui imagine que les âmes ont mené une existence antérieure dans quelque cité particulière et celle qui tient que les âmes ont été faites après les corps. Il faudrait examiner en détail chacune de leurs affirmations : mais leur critique exacte et la découverte de toutes les invraisemblances qu'elles contiennent exigeraient trop de pages et de temps. Autant que possible, nous examinerons brièvement chacune des deux, puis à nouveau nous reprendrons notre sujet.

La première hypothèse, inspirée de la philosophie grecque

Les tenants de la première opinion, qui soutiennent que la cité formée par les âmes est plus ancienne que leur existence dans la chair, ne me paraissent pas s'être purifiés de ces doctrines imaginées par les Grecs sur la métempsycose. Un examen attentif ferait voir que cette façon de penser en vient, selon une pente nécessaire, à soutenir, comme on le prête à l'un de leurs sages, que le même être devient homme, se revêt d'un corps de femme, vole parmi les oiseaux, devient arbuste et finit par vivre dans les eaux. Ce sage, il me semble, n'est pas loin de la vérité, s'il parle de lui-même ; car toutes ces conceptions, tenant qu'une âme unique passe par ces divers états, sont dignes du bavardage des grenouilles ou des geais, de l'inintelligence des poissons ou de l'insensibilité des chênes.

Aucune raison de s'arrêter dans les transformations

La cause de cette absurdité est la croyance en la préexistence des âmes. Le principe à la base de cette opinion l'entraîne logiquement de proche en proche jusqu'à des conclusions invraisemblables. Si l'âme, tirée, à cause du vice, de cet état plus élevé où elle est, après avoir goûté une fois, comme ils disent, à la vie corporelle, devient homme à son tour et si on doit reconnaître que cette vie charnelle est toute soumise aux passions en comparaison de la vie éternelle et incorporelle, il s'ensuit nécessairement que l'âme, dans cette vie où elle trouve en grand nombre les occasions de pécher, en vient à une malice plus grande et connaît de plus en plus l'esclavage des passions. Or, pour l'âme humaine, cet esclavage consiste à ressembler aux animaux. Comme donc elle s'est rapprochée d'eux par sa nature, elle tombe dans la nature bestiale et, une fois sur le chemin du vice, elle ne peut s'arrêter dans la voie qui l'emmène au mal, pas même dans l'irrationnel. L'arrêt dans ce mal est déjà une reprise du chemin vers la vertu. Or il n'est pas question de vertu parmi les animaux. Donc nécessairement l'âme ne cessera de passer dans un état pire, allant toujours à ce qui est plus méprisable et toujours en quête de ce qui est inférieur à la nature où elle est. Et de même que du rationnel, on passera au sensible, de même à partir de ce dernier la chute continue vers l'insensible.

Incohérences de la doctrine

Jusqu'ici leur façon de parler, dans son développement, même si elle s'emporte hors de la vérité, suit cependant un ordre logique d'invraisemblances en invraisemblances. Mais, du point où elle est parvenue, leur doctrine se perd dans des imaginations incohérentes et logiquement, on entrevoit la perte absolue de l'âme. Lorsque celle-ci glissera de l'état élevé où elle se trouve, elle ne pourra s'arrêter à aucune borne dans le vice, mais, soumise aux passions, de l'état rationnel, elle passera à l'irrationnel ; de celui-ci elle se transformera dans les végétaux insensibles ; l'état des inanimés n'est pas loin de celui qui n'a pas la sensation ; et après vient l'inexistant. En somme, selon ces auteurs, par une suite logique, l'âme s'en ira vers le néant.

Comme on le voit, le retour à un état meilleur est nécessairement impossible pour l'âme. Mais eux la font revenir de l'arbuste à l'état d'homme, sans voir que de la sorte ils donnent à penser que la vie dans l'arbuste a plus de prix que l'état de vie incorporel. Ila été admis en effet que l'âme, une fois engagée vers le mal, ne cesse naturellement de descendre. Or l'inanimé vient au-dessous des êtres insensibles et c'est vers l'inanimé que les principes admis au début entraînent l'âme. Comme ces gens ne veulent pas de cette conséquence, ou bien ils enferment l'âme dans un être privé de sensibilité, ou de là ils la font revenir vers la vie humaine ; mais alors, comme nous avons dit, ils donnent à penser que la vie de l'arbre a plus de prix que le premier état de l'âme, si précisément la chute vers le vice a commencé en cet état supérieur et si de l'état inférieur commence le retour vers la vertu.

La seconde hypothèse

On le voit, elle n'a ni queue ni tête, cette opinion cherchant à établir que les âmes vivaient indépendantes avant leur existence corporelle et que le vice a été la cause de leur union à un corps. L'invraisemblance de l'opinion qui tient au contraire que l'âme est venue après le corps a été démontrée par ce qui précède. Aussi l'une et l'autre doctrine sont absolument à rejeter.

Notre façon de penser, il faut sans doute la situer entre ces deux hypothèses. Elle consiste à dire : nous ne croyons pas, selon l'erreur des Grecs, que les âmes emportées dans le mouvement universel, ne purent, à cause de la lourdeur contractée dans le vice, conserver l'allure du mouvement céleste et qu'elles tombèrent sur la terre ; nous n'admettons pas non plus que l'homme fut d'abord façonné par le Verbe comme une statue d'argile, puis que l'âme fut faite en vue du corps. La nature spirituelle paraîtrait ainsi inférieure à l'ouvrage d'argile.

 

1. Critique de la doctrine d'Origène, désigné directement comme auteur du De Principiis. Le point est d'autant plus notable que Grégoire est d'ailleurs nourri d'Origène. Voir la même critique de la préexistence dans le De An. et Res., XLVI, 113 B-C.

2. Gen. II, 7. Critique de la doctrine de Méthode. Ici encore Grégoire prend une position moyenne entre celui-ci et Origène.

 

CHAPITRE  XXIX

PREUVES  ÉTABLISSANT  QUE  LE  COMMENCEMENT  DANS  L'EXISTENCE  EST  UNIQUE  ET  LE MÊME POUR L'ÂME ET LE  CORPS

 

Puisque  l'homme  est  un,  dans  sa  composition d'âme et de corps, son être ne doit avoir qu'une seule et commune origine : autrement dit, si le corps venait d'abord et l'âme ensuite, il faudrait dire l'homme à la fois plus ancien et plus jeune que lui-même. Comme nous l'avons expliqué un peu plus haut, nous tenons que la puissance presciente de Dieu établit d'abord le genre humain en sa totalité, selon le témoignage du Prophète [1], disant que Dieu connaît toutes choses avant qu'elles viennent au monde. Quant à la création des êtres particuliers, un principe ne précède pas l'autre dans l'existence : ni l'âme ne vient avant le corps, ni   l'inverse : l'homme ainsi partagé par une différence temporelle serait comme en conflit avec lui-même.

La semence et la moisson

Si, dans notre nature qui, selon l'enseignement  de  l'Apôtre,  est double, — comprenant l'homme visible et l'homme caché, — l'un était premier et l'autre ne venait qu'ensuite, la puissance du Créateur serait convaincue d'imperfection : dans ce cas, elle ne suffirait pas à créer le tout dans son ensemble, mais elle diviserait son travail et s'occuperait une à une de chacune de ces deux parties. Dans le grain de blé ou dans n'importe quelle autre semence, sont déjà contenus en puissance tous les traits de l'épi, avec l'herbe, la paille, les fruits et les épis ; dans l'ordre suivi par la nature, aucun de ces éléments n'existe ou ne vient avant la semence, mais, selon une succession naturelle, la force intérieure à la semence se manifeste peu à peu, sans qu'une autre substance ait à s'y introduire. De la même façon, pensons-nous, dès le premier moment de sa formation, la semence humaine contient répandue en elle la puissance de la nature.

Développement intérieur

Celle-ci se développe et se manifeste selon l'ordre fixé, jusqu'à son achèvement, sans avoir à s'adjoindre, pour y parvenir, quoi que ce soit de l'extérieur ; d'elle-même, elle progresse régulièrement vers son état de perfection. Il est donc vrai de dire que ni l'âme n'existe avant le corps ni le corps n'existe à part de l'âme, mais pour tous les deux, il n'y a qu'une seule    origine : à considérer les choses sur un plan supérieur, cette origine se fonde sur le premier vouloir de Dieu ; d'un point de vue moins élevé, elle a lieu dans les premiers moments de notre venue au monde.

Tout l'être : âme et corps dans  l'embryon

Comme dans l'embryon déposé en vue de la conception du corps, on ne peut encore distinguer, avant leur formation, les articulations des membres, on ne peut pas davantage y constater les propriétés de l'âme, avant que celle-ci n'en vienne à exercer son activité. Mais comme il ne fait de doute pour personne que l'embryon ne contienne les grands traits de la différenciation en membres et en viscères, sans qu'il faille y introduire une force étrangère, puisque la force inhérente à l'embryon amène naturellement cette transformation par l'activité qu'elle possède, nous pouvons raisonner de même au sujet de l'âme : même si elle ne se manifeste pas au grand jour par certaines activités, elle n'en est pas moins présente dans l'embryon. En effet la configuration de l'homme à venir y est déjà en puissance, mais l'âme est encore cachée, puisqu'elle ne peut se manifester que selon l'ordre nécessaire. Ainsi elle est présente, mais invisible ; elle ne paraîtra que grâce à l'exercice de son activité naturelle, en accompagnant le développement du corps.

Ensemble vivant

Étant donné que la force nécessaire à l'enfantement ne vient pas d'un corps mort, mais d'un corps animé et vivant, nous en tirons logiquement la conséquence que ce qui sort d'un vivant pour être l'origine de la vie ne peut être mort et sans âme : car toute chair, si elle n'a pas d'âme, est morte, la mort étant la privation d'âme. Or personne n'ira jusqu'à dire que la privation est antérieure à la possession, en voulant établir que le corps inanimé, qui n'est qu'un mort, apparaît avant l'âme.

Si vous cherchez une preuve plus claire de la vie qui est dans l'embryon du vivant en voie de formation, vous pouvez examiner d'autres signes de différenciation entre l'animé et le mort. Pour constater que les hommes sont en vie, nous avons la chaleur, l'activité et le mouvement, tandis que le refroidissement et l'immobilité d'un corps ne sont rien autre que sa mort. Or l'embryon dont il s'agit est source de chaleur et d'énergie : c'est la preuve qu'il n'est pas inanimé.

Développement progressif

Mais nous ne parlons pas encore, à propos de l'élément corporel de cet embryon, de chair, d'os, de cheveux et de tout ce que nous voyons en l'homme fait : chacune de ces parties n'est qu'en puissance et ne paraît pas encore au grand jour ; de même en ce qui concerne l'âme, nous disons que la " raison ", 1' " appétit ", le " cœur " et tous ses attributs n'ont pas encore dans l'embryon la place qui leur revient : les activités de l'âme se développent en corrélation avec la formation et le perfectionnement du corps qui la reçoit. De même qu'un homme arrivé à maturité fait paraître au dehors l'activité de l'âme, ainsi dès sa formation, l'action que l'âme exerce est adaptée et mesurée au besoin présent et elle se traduit par ce fait que l'âme se construit pour elle-même, à travers la matière déposée dans le sein maternel, la demeure qui lui convient. Car, selon nous, il est impossible qu'elle s'ajuste à des demeures étrangères, comme il ne peut arriver qu'une empreinte faite dans une cire corresponde ensuite à un autre sceau. En effet, de même que le corps passe progressivement de la petitesse à sa perfection, ainsi l'activité de l'âme se développe et s'accroît en connexion avec le corps. Au temps de la première formation, comme dans une racine cachée en terre, seule apparaît la force d'accroissement et de nutrition. La petitesse du corps qui reçoit cette activité n'en supporte pas davantage. Ensuite, quand la plante vient à la lumière et produit un germe au soleil, fleurit la vie sensitive. Enfin, quand le corps vient à maturité et s'élève à sa taille propre, commence à briller comme un fruit la force de la raison ; mais cela ne se fait pas d'un coup : elle suit avec soin le perfectionnement de l'instrument et elle porte du fruit dans la mesure où le permet la force du corps qui la reçoit.

Si vous recherchez dans la formation du corps les activités de l'âme, étudiez-vous personnellement, comme dit Moïse, et vous lirez comme en un livre l'histoire des travaux de l'âme. Plus clairement que tout raisonnement, la nature elle-même vous raconte les occupations variées de l'âme dans le corps, lorsqu'elle dispose le tout aussi bien que les parties. Mais il est superflu d'énumérer ce qui nous concerne, comme si nous avions à raconter une merveille qui nous dépasse. Qui donc, s'il se regarde lui-même, a besoin qu'on lui apprenne sa propre nature ? S'il examine sa manière de vivre, s'il apprend comment le corps est adapté à toutes les fonctions de la vie, il peut connaître à quoi travaille la partie        " physique " de l'âme, lors de la première formation de notre être.

Conclusion

Aussi, de toute évidence, si vous y regardez de près, vous trouverez que l'embryon tiré d'un corps vivant et déposé dans l'atelier de la nature pour la production d'un être n'est pas mort et sans âme. Les graines et les bourgeons, nous ne les plantons pas en terre s'ils ont perdu la force vitale qu'ils tiennent de la nature ; nous ne plantons que ceux qui conservent, cachées sans doute, mais bien réelles, les propriétés du prototype. Cette force intérieure, ce n'est pas la terre environnante qui la leur donne en la leur communiquant du dehors ; la terre ne fait que mettre au jour la force intérieure du germe, en le nourrissant de ses sucs et en l'amenant à devenir racine, écorce, tronc, bourgeons. Cette transformation ne pourrait se faire, si dans le germe il n'y avait aucune force naturelle capable de tirer à soi, dans le milieu qui l'entoure, la nourriture qui lui convient, pour devenir arbuste, grand arbre, épine ou toute autre broussaille que vous voudrez [2].

 

1. Dan. XIII, 42.

2. Sur la doctrine de la création simultanée de l'âme et du corps chez Grégoire, voir Stephanou, "La coexistence initiale du corps et de l'âme chez saint Grégoire de Nysse et saint Maxime l'homologète", Ech. d'Or., 1932, p. 304-315.

 

CHAPITRE XXX

QUELQUES  CONSIDÉRATIONS  TIRÉES DE  LA MÉDECINE [1]
SUR  LA  CONSTITUTION DE NOTRE CORPS

 

Être instruit dans l'Église

Chacun n'a besoin d'autre maître que de lui-même pour apprendre, par ce qu'il voit, vit et sent, comment exactement se forme notre corps : sa propre nature l'en instruit. Sur ces matières, on peut aussi consulter les explications élaborées par les savants, pour tout savoir avec précision. L'anatomie a permis aux uns de connaître la position de chacune des parties de notre être ; l'étude a permis aux autres d'expliquer la fin de toutes ces mêmes parties [2] et de donner à ceux qui s'y intéressent une connaissance suffisante de la constitution humaine. Mais pour ceux qui préfèrent sur tous ces points être instruits par l'Église, afin de ne pas avoir à écouter des maîtres venus de l'extérieur (c'est la loi des brebis spirituelles, comme dit le Seigneur, de ne pas avoir d'oreilles pour les voix étrangères [3]), nous ajouterons quelques mots sur ce sujet [4].

Division des organes selon leur fin

Étudiant la nature de notre corps, nous considérerons la finalité de chaque partie de notre être sous trois aspects : la vie, son bien-être, sa transmission. Les organes, sans lesquels il est impossible que se soutienne la vie humaine, sont au nombre de trois : le cerveau, le cœur et le foie. Il faut ajouter tous les biens que la nature accorde à l'homme pour lui permettre de vivre aisément : ce sont les organes des sens. Ils ne constituent pas la vie de l'homme, puisque certains font souvent défaut, sans qu'elle en soit atteinte ; mais, sans leur activité, l'homme ne peut trouver de joie dans l'existence. Le troisième point concerne la continuité et la succession de la vie. En plus de ces organes, il y en a d'autres, présents chez tous, pour la conservation de son être et qui ont chacun leur utilité propre, comme l'estomac ou les poumons : l'un, par le souffle, ranime le feu du cœur, l'autre introduit la nourriture dans les viscères. Par cette division de notre organisme, on peut se rendre exactement compte que la vie ne nous est pas communiquée par un seul organe, mais que la nature a réparti en plusieurs ce qui contribue au maintien de notre être et qu'elle rend nécessaire au tout le concours de chaque élément. De là viennent le nombre et la grande variété des organes qu'elle a confectionnés pour assurer et embellir notre vie.

But : étude des parties de l'organisme

Avant d'aller plus loin, il ne sera pas mauvais, je crois, d'indiquer brièvement la répartition des parties qui contribuent en nous à la conservation de la vie. Nous laissons de côté, pour l'instant, la matière de tout le corps qui est commune à chacun des membres : nous nous proposons l'étude des parties de notre être ; celle de l'ensemble ne nous serait d'aucune utilité. Comme tout le monde est d'accord pour dire que nous avons en nous les mêmes éléments constitutifs que l'univers, le chaud, le froid et aussi le mélange qui se fait entre l'humide et le sec, nous allons étudier un à un ces éléments.

Trois forces : chaud, froid et mouvement

Nous constatons que trois forces gouvernent notre vie : l'une réchauffe tout de sa chaleur, l'autre rafraîchit par l'humidité ce qui est chaud, de sorte que l'égale fusion des qualités contraires maintient le vivant dans l'équilibre : ni l'excès de chaleur n'évapore l'humidité, ni la prédominance de celle-ci ne vient à éteindre celle-là. La troisième force établit une jonction harmonieuse entre les articulations séparées les unes des autres ; elle les réunit entre elles par des ligaments et communique à toutes le mouvement libre et spontané. Si elle abandonne une partie, celle-ci ne peut plus agir et meurt, ne recevant plus l'esprit (pneuma) qui la meut spontanément [5].

Équilibre d'éléments pour l'activité des sens

Plutôt que de nous arrêter à ce point, considérons l'art avec lequel la nature édifie notre corps. Une matière sèche et résistante n'offrirait pas de prise à l'activité des sens. Ceci est évident, si nous considérons nos os ou les produits du sol : nous voyons bien en eux une certaine vie par le fait qu'ils se développent et se nourrissent, mais leur dureté n'admet pas la sensation. Aussi, pour permettre cette activité, il fallait imaginer un ensemble qui eût la malléabilité de la cire et put recevoir l'impression des objets qui se présentent, sans qu'un excès d'humidité amène leur confusion (dans un liquide, en effet, l'impression n'est pas durable) et sans que par ailleurs cette matière offre à l'image une trop grande résistance. L'ensemble doit tenir le milieu entre la mollesse et la dureté, pour ne pas priver le vivant de la plus belle des activités de la nature, c'est-à-dire du mouvement des sens [6]. Or une matière molle et sans résistance, si elle ne possède rien du fonctionnement des corps durs, n'a comme les mollusques ni mouvement ni articulations. Aussi la nature met dans les corps des os solides, qu'elle unit harmonieusement les uns aux autres et dont elle resserre les emboîtements, grâce aux liens des nerfs (neura). Tout autour, pour recevoir les sens, elle étend la chair, dont la superficie offre moins de prise à la douleur et plus de tension.

Mouvement et articulation des membres

La nature fit donc porter tout le poids du corps sur cette ossature solide, qui ressemble à des colonnes soutenant un édifice ; mais elle eut soin de la répartir sur l'ensemble du corps. L'homme ne pourrait se remuer ni agir, s'il était bâti comme un arbre fixé au même endroit, sans que la succession régulière de ses jambes lui assurât le mouvement en avant et sans que le secours des mains lui soit accordé pour vivre. La nature par ce procédé permet à l'organisme de se déplacer et d'agir, sous l'action de l'esprit qui se communique librement aux nerfs : dans cette fin, elle pousse le corps au mouvement et lui en donne la faculté. De là l'aide multiple apportée par les mains, qui vont en tous sens et sont aptes à exécuter tout dessein de l'esprit. De là les rotations du cou, les inclinations et les relèvements de la tête, l'activité de la mâchoire, l'élargissement des paupières accompagnant les mouvements de tête, les autres mouvements des membres, produits comme dans une machine par la tension ou le relâchement de certains nerfs. Cette force qui se répand dans les membres dépend de notre détermination et elle agit dans chacun d'eux sous l'action de la liberté, selon la disposition de la nature. On a vu que la racine et le principe de ces mouvements nerveux sont dans la membrane nerveuse qui entoure le cerveau. Il n'est pas nécessaire, je pense, de nous étendre davantage sur les parties vivantes ; nous avons suffisamment indiqué l'origine du mouvement qui est en nous.

Rôle  : 1) du cerveau

Le rôle du cerveau dans le maintien de la vie apparaît clairement lors des accidents qui lui surviennent. Une blessure ou une lésion de la membrane qui l'entoure cause la mort immédiate : pas même un instant, la nature ne résiste à cette blessure, comme, lorsque l'on enlève les fondements d'un édifice, celui-ci s'écroule tout entier avec ses parties. Or, ce dont le mal est la cause évidente de la mort du vivant doit être reconnu comme la cause principale de la vie [7].

2) du cœur

Comme après la mort la chaleur naturelle s'éteint et que le cadavre se refroidit, il nous faut ranger également la chaleur parmi les causes de la vie. Ce dont l'absence amène la mort est de toute nécessité ce dont la présence permet au vivant de subsister. De cette force, nous voyons que le cœur est comme la source et le principe, à partir duquel des conduits semblables à des flûtes se séparent les uns des autres pour répandre dans tout le corps le feu et la chaleur [8].

3) du foie

Comme la nature devait absolument fournir à la chaleur une nourriture (on ne conçoit pas un feu subsistant de lui-même ; il a besoin d'un élément approprié), les conduits du sang, partis du foie comme d'une source [9], font route partout dans le corps avec l'esprit (pneuma) chaud pour éviter que l'isolement de l'un d'avec l'autre n'amène à sa suite la mort de la nature [10]. Cet exemple doit servir aux hommes qui pratiquent l'injustice : la nature leur démontre que l'avarice est un mal porteur de mort [11].

La division du travail

Alors que seule, la Divinité n'a aucun besoin, la pauvreté de l'homme demande à l'extérieur les biens nécessaires à sa subsistance. A cette fin, les trois facultés, par lesquelles nous avons dit que tout le corps est administré, permettent à la nature d'amener en nous la matière extérieure et par des entrées différentes, elles introduisent tout ce qui leur convient.

Force et sang

Au foie qui est la source du sang, la nature a confié la répartition de la nourriture. Ce qui y est introduit dans ce but lui permet de faire sourdre les sources du sang : le foie agit comme la neige sur les hauteurs, qui, par son humidité, grossit les sources du pied de la montagne et dont le poids fait infiltrer l'humidité jusqu'aux ruisseaux des vallées.

Le cœur et le poumon

L'air (pneuma) présent dans le cœur est introduit par le viscère voisin, dont le nom est le " poumon " et qui est le réceptacle de l'air. Grâce à l'artère qui est en lui et qui passe par la bouche, le poumon aspire l'air (pneuma) extérieur par le moyen de la respiration. Le cœur, placé en son milieu, imite l'activité incessante du feu et lui-même, toujours en mouvement, comme les soufflets des forgerons, attire à lui l'air des poumons voisins ; sa dilatation fait se remplir les parties creuses et l'évacuation de l'air en combustion envoie celui-ci dans les artères attenantes. Le cœur ne s'arrête jamais dans ce double mouvement de dilatation pour attirer dans ses cavités l'air extérieur et de compression pour le renvoyer dans les artères. De là vient, je crois, l'automatisme de notre respiration ; souvent l'esprit est ailleurs ou même se repose tout à fait, tandis que le corps est dans le sommeil ; la respiration n'en continue pas moins, sans que notre volonté ait à s'en occuper.

Continuité de la respiration et le jeu du cœur

A mon avis, puisque le cœur, entouré du poumon, auquel il est uni en sa partie postérieure, lui imprime le mouvement par sa propre dilatation et par sa compression, il y détermine l'attirance de l'air et son expiration. Le poumon, en effet, a une structure fine, faite de nombreux conduits ; toutes ses cavités s'écoulent par une ouverture vers le fonds de l'artère : sa contraction et sa compression chassent nécessairement au dehors l'air resté dans ses cavités. Au contraire sa dilatation et son ouverture, par cet écartement, attirent l'air dans le vide produit. Et maintenant la cause de cette respiration, indépendante de notre volonté, est l'impossibilité pour une substance ignée de demeurer dans le repos. Puisque le mouvement est un des caractères des activités calorifiques et que nous avons placé dans le cœur l'origine de la chaleur corporelle, la continuité des mouvements cardiaques produit la continuité de l'aspiration et de l'expiration. C'est pourquoi, si l'intensité du feu dépasse la normale, la respiration des gens ainsi brûlés par la fièvre se fait plus pressée, comme si le cœur se hâtait d'éteindre par un air renouvelé la brûlure qui est en lui.

Place centrale du cœur

La pauvreté de notre nature se fait sentir dans le besoin absolu où elle est de tout ce qui est nécessaire à son existence : non seulement elle manque d'un air qui lui appartienne et d'un souffle qui réveille sa chaleur, puisqu'elle ne cesse de l'introduire en elle de l'extérieur pour la conservation de la vie, mais aussi elle prend la nourriture au dehors pour entretenir la masse corporelle. C'est pourquoi elle satisfait à nos besoins par la nourriture et la boisson, mettant en nous le moyen d'attirer ce qui lui manque et de rejeter ce qui est de trop. En ce travail, d'ailleurs, la chaleur cardiaque fournit à la nature une aide précieuse. Selon ce que nous avons admis, en effet, la partie principale du vivant est le cœur : par son souffle (pneuma) chaud, il réchauffe chaque partie une à une. Aussi il exerce son action de partout par la puissance efficace qu'il possède, selon la disposition du créateur voulant que chaque partie ait son activité et son emploi pour le bien de l'ensemble. De là vient que placé en dessous et en arrière du poumon, par la continuité de son mouvement, il assure d'un côté, en tirant vers lui le poumon, l'élargissement des conduits pour l'aspiration et de l'autre, en le soulevant à nouveau, l'évacuation de l'air reçu. De là vient aussi que, réuni à la partie supérieure du ventre, il le réchauffe pour le rendre capable d'accomplir sa fonction : il ne l'excite pas pour aspirer l'air, mais pour qu'il reçoive sa nourriture. Les passages du souffle et de la nourriture sont en fait voisins ; sur toute leur longueur, ils viennent à la rencontre l'un de l'autre, puis ils se rejoignent vers le haut, au point de n'avoir qu'un même orifice et de terminer leurs conduits dans une seule bouche, d'où par l'un se fait l'introduction de la nourriture, par l'autre celle du souffle. Mais en profondeur, l'union entre ces conduits n'existe plus du tout : le cœur, tombant au milieu du siège de l'un et de l'autre, donne à l'un ce qu'il faut pour respirer, à l'autre ce qu'il faut pour se nourrir. La substance ignée en effet recherche naturellement une substance combustible et elle la trouve nécessairement dans le réceptacle de la nourriture. Plus ce réceptacle est chaud, à cause de la chaleur environnante, plus sont attirées en même temps les substances capables de nourrir la chaleur. Cette attirance, nous l'appelons " appétit ".

Répartition de la nourriture

Quand l'organe qui contient la nourriture a pris la matière suffisante, l'activité du feu n'en cesse pas pour autant. Mais comme dans une fonderie, le feu dissout la matière ; puis cette masse dissoute se renverse et se répand, comme d'un creuset de fondeur, dans les conduits voisins. La séparation se fait ensuite entre les éléments plus lourds et les plus purs : ceux-ci, plus minces, sont poussés par plusieurs canaux vers l'entrée du foie et les résidus matériels de la nourriture sont rejetés vers les conduits plus larges des intestins où, dans les nombreux replis de ceux-ci, ils tournent un certain temps, pour fournir un aliment aux viscères. Si le conduit était droit, les matières seraient facilement évacuées, mais le vivant serait immédiatement repris par l'appétit. L'homme devrait alors travailler sans arrêt à le satisfaire, comme font les animaux.

Le foie, plus que le reste, avait besoin de l'aide de la chaleur pour convertir en sang les substances humides ; mais, comme par position, il se trouve loin du cœur — (je ne crois pas possible qu'étant lui-même principe et source d'énergie, il se trouve à l'étroit par le voisinage d'un autre principe) —, pour que notre organisme n'ait cependant pas à souffrir de l'éloignement de la substance calorifique, un conduit semblable aux nerfs (que les savants en ces matières appellent " artère ") reçoit du cœur le souffle chaud et l'apporte au foie ; il communique avec le cœur près de l'endroit où s'introduisent les substances humides et comme sa chaleur fait bouillir celles-ci, il leur fait part de sa parenté avec le feu, en donnant au sang une coloration de feu. Deux conduits jumelés prennent là naissance : l'un et l'autre, en forme de tuyau, contiennent le premier le souffle, le second le sang. Il en est ainsi pour faciliter le passage à la matière humide qui suit le mouvement de la chaleur et est par elle rendue plus légère. De là ils se répandent et se divisent sur tout le corps en mille conduits et ramifications qui atteignent tous les organes. Cette union des deux principes des forces vitales — de celle qui envoie la chaleur et de celle qui envoie l'humide à  travers le corps, — leur permet de communiquer à la puissance qui gouverne toute notre vie leurs propriétés comme un présent dont celle-ci ne pouvait se passer.

Je veux parler ici de la force qui est dans les méninges et le cerveau. Que l'on considère les mouvements des membres, les contractions des muscles, la réception en chacune des parties du souffle (pneuma) envoyé par la volonté [12], cette force, comme par un dessein prémédité, apparaît être la cause de l'activité et du mouvement dans cette statue faite de terre que nous sommes. Les éléments les plus purs de la substance calorifique et les plus légers de l'humide s'unissent très intimement en ces deux puissances pour nourrir et soutenir le cerveau par le moyen des vapeurs [13]. Ces vapeurs, pour se répartir, sont rendues excessivement minces et elles enduisent par en dessous la membrane qui entoure le cerveau ; celle-ci, allant de haut en bas, a la forme d'une flûte et, à travers les vertèbres successives, emmène avec elle la moelle qu'elle contient jusqu'à la dernière vertèbre dorsale où elle s'arrête. A toutes les jointures des os et des articulations, aux origines des muscles, comme un cocher, elle communique l'excitation et la puissance du mouvement et du repos. Cette constitution rendait, je crois, nécessaire une plus grande protection de cette membrane. Aussi dans la tête, celle-ci est encerclée de la double défense des os ; dans les vertèbres, elle est protégée à la fois par les défenses des épines et par les entrelacements de toutes sortes qu'elles présentent. Ces défenses qui l'entourent la mettent à l'abri de toute atteinte.

De la même façon, on pourrait comparer le cœur à une maison inattaquable : les enveloppes des os l'entourent et le fortifient très solidement. En arrière, il y a l'épine dorsale bien défendue de chaque côté par les omoplates. Sur ses côtés, la position des côtes tout autour du cœur rend le milieu difficile à atteindre. Sur le devant, le sternum et l'attelage formé par la clavicule sont placés pour la défendre de partout contre toute attaque du dehors.

Transformation de la nourriture

Il se passe encore en nous un phénomène semblable à ce qui a lieu dans l'agriculture, quand de grosses pluies ou la crue des rivières rendent les champs tout humides. Supposons un champ nourrissant en lui mille espèces différentes d'arbres et toutes sortes de produits, dont la forme, la qualité et la couleur varient beaucoup des uns aux autres. Toutes ces plantes reçoivent l'humidité du même endroit et la force qui pénètre de ses sucs chacune d'elles est une par nature ; cependant chaque plante en particulier transforme cette humidité en des qualités différentes. La même humidité devient amère dans l'absinthe ; dans la ciguë, elle se change en un suc qui donne la mort ; dans une plante, elle devient une chose, autre chose dans une autre, par exemple, dans le crocus, le balsamier ou le pavot. Dans l'un elle devient chaleur, dans l'autre elle se refroidit, dans une autre elle garde une température moyenne. Dans le laurier, le jonc et autres plantes semblables, elle donne une odeur agréable ; dans le figuier et le poirier, elle devient douce au goût. Dans la vigne elle devient grappe et vin ; elle se change aussi dans le jus de la pomme, la rougeur de la rose, l'éclat du lys, le bleu de la violette, la couleur pourpre du hyacinthe, et dans tous les produits possibles de la terre, qui germent à partir d'une seule et même humidité et se diversifient en autant de plantes différentes par la forme, l'espèce et les qualités.

La nature ou mieux, la nature du Seigneur accomplit sur la terre animée que nous sommes une semblable merveille. Les os et les cartilages, les veines, les artères, les ligaments, les chairs, la peau, la graisse, les cheveux, les glandes, les ongles, les yeux, les narines, les oreilles et tout le reste et encore ces mille éléments différenciés les uns des autres par leurs propriétés trouvent leur nourriture dans un aliment unique, qui leur est approprié. On dirait que l'aliment placé auprès de chaque organe se transforme selon le genre de cet organe particulier et s'adapte à ses propriétés pour devenir de la même nature que lui. Si cet aliment est dans l’œil, il se mélange avec cette partie apte à la vision et il se divise en s'y adaptant en autant de tissus qu'il y a autour de l'œil. S'il se répand dans la région de l'oreille, il s'unit à l'appareil acoustique ; dans les lèvres il devient lèvres ; il se durcit dans les os, s'amollit dans la moelle, se tend avec les nerfs, se répand sur toute la surface du corps, passe dans les ongles, s'amincit en vapeurs pour donner naissance aux cheveux. S'il est amené en des conduits tortueux, il donne des cheveux épais et flexibles ; mais si ces vapeurs sortent directement, les cheveux sont tendus et droits.

Conclusion sur le mode de développement de notre être

Voici que nous nous égarons loin de notre sujet, tandis que nous nous appesantissons sur les œuvres de la nature et que nous essayons de décrire comment et de quels éléments est composé chaque partie de notre être, celles qui sont faites pour assurer la vie, celles qui sont faites pour son bien-être et tout ce qui peut encore figurer dans notre première division. Nous nous étions d'abord proposé de montrer que la cause apte à produire notre organisme n'est ni une âme incorporelle, ni un corps inanimé, mais que dès l'origine, à partir des corps animés et vivants, est engendré un être vivant et animé. La nature humaine le recueille et comme une nourrice l'élève par ses moyens à elle. Elle donne sa nourriture à l'une et à l'autre partie de cet être et on les voit toutes deux suivre un développement adapté à ce qu'ils sont. Dès le début, en effet, tandis que le corps se forme suivant un plan savamment conçu, la nature fait paraître en lui la force de l'âme qui lui est liée : celle-ci apparaît d'abord obscurément, puis elle éclate peu à peu avec le perfectionnement de l'organisme corporel. Il se passe alors ce que l'on peut voir chez les sculpteurs. Un artiste conçoit l'idée d'un être vivant à tailler dans la pierre. Quand il l'a bien dans son esprit, il brise d'abord la pierre dans le bloc où elle appartient ; ensuite, taillant tout autour les matériaux inutiles, il arrive à une première ébauche qui présente déjà les grands traits du modèle : à cette vue, même un profane, peut deviner dès lors l'intention de l'artiste. Puis les progrès du travail l'approchent encore plus de l'idéal qu'il veut réaliser. Enfin, lorsqu'il a parfaitement exprimé dans le bloc tout le détail de son idée première, son œuvre est achevée : et alors la pierre, peu auparavant encore informe, est devenue un lion ou toute autre œuvre que l'artiste a conçue : le bloc n'a pas changé de substance en raison de l'idée, mais c'est l'idée qui, par le travail, a pénétré la masse.

Imaginez pour l'âme un pareil processus et vous ne serez pas loin de la vérité. La nature qui fait tout avec art prend en elle une matière de même espèce, à savoir, cet élément sorti de l'homme, et nous disons qu'avec lui, elle construit une statue. De même que dans le travail de la pierre, il y a un moment où l'idée se dégage, d'abord obscurément, puis d'une façon parfaite après l'achèvement de l'œuvre ; de la même façon aussi dans le modelage de notre être, l'idéal que l'âme doit réaliser ne se fait jour qu'avec le progrès du corps, imparfaitement dans le corps imparfait, parfaitement dans le corps parfait.

Motif de ce développement progressif

Dès l'origine, cet idéal eût atteint sa perfection, si la nature n'eût été mutilée par le vice. Cet amoindrissement, qui nous a valu un mode de naissance soumis aux passions et semblable à celui des animaux, a empêché l'image divine de briller immédiatement en nous et c'est dans la succession que l'homme trouve sa route vers son achèvement, au travers des particularités matérielles et animales de son âme. Cette façon de penser est conforme à l'enseignement du grand Apôtre dans son Épître aux Corinthiens : " Quand j'étais enfant, dit-il, je parlais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant [14]. " Ce n'est pas par l'introduction dans l'homme d'une âme différente de son âme d'enfant que les habitudes de pensée de l'enfance sont chassées et que celles de l'homme apparaissent ; mais la même âme montre dans l'un son état d'imperfection, dans l'autre son état de perfection. Les êtres, quand ils naissent et se développent, nous disons qu'ils vivent : puisqu'ils ont la vie et le mouvement naturel, on ne peut les dire inanimés ; on ne peut pourtant pas alors dire qu'ils ont une âme parfaite : l'activité des végétaux est toute " physique " et ne s'élève pas aux mouvements de la vie sensitive. Les irrationnels ajoutent bien à cette force une autre " psychique ", mais celle-ci n'atteint pas encore la perfection, car elle ne contient pas en elle le don de la raison et de la pensée. Aussi nous disons que l'âme vraie et parfaite est celle de l'homme et qu'elle se fait connaître par son activité. Si d'autres êtres participent de la vie, c'est par un habituel abus de langage que nous leur attribuons une âme : car, si leur âme n'est pas parfaite, ils possèdent quelques caractères de cette activité " psychique " qui, comme nous l'apprenons par " l'anthropogenèse mystique " de Moïse, devint le partage de l'homme à la suite de sa parenté avec les êtres vivant dans les passions.

C'est pourquoi Paul, conseillant à ceux qui veulent l'écouter, de s'attacher à la perfection, établit ainsi le moyen par où ils atteindront le but de leurs efforts : il leur dit de se dépouiller du vieil homme et de se revêtir du nouveau, de cet homme renouvelé à l'image de Celui qui l'a créé. Revenons donc vers cette beauté de la ressemblance divine, dans laquelle Dieu, à l'origine, a créé l'homme, en disant : " Faisons l'homme à notre image et ressemblance. "

A Dieu, soient gloire et puissance dans les siècles des siècles. Amen.

 

1. Ce dernier chapitre est comme un appendice de l'œuvre de Grégoire. Il est purement descriptif. C'est un bref traité d'anatomie et de physiologie, où Grégoire met à la portée du lecteur chrétien cultivé les théories des savants (sophoi). Ce morceau est indépendant du reste de l'ouvrage et n'a pas les mêmes sources. Qui sont les médecins utilisés ici par Grégoire ? Je pense pouvoir répondre qu'il s'agit de Galien. Le terme même de théorie médicale (iatrikôtera) indique qu'il faut chercher plutôt chez les médecins que chez un naturaliste, comme Aristote. De plus nous allons voir que les idées exposées par Grégoire dépendent nettement de celles du grand médecin et penseur de Pergame.

2. C'est le titre même d'un des ouvrages de Galien : De usu partium, qui semble bien être la source principale de Grégoire.

3. Joan. X, 4, 5.

4. Le propos de Grégoire apparaît bien dans cette remarque. Il veut constituer une vue d'ensemble du monde, une Weltanschauung, en utilisant les travaux des savants de son temps. C'est là un point de vue nouveau et qui annonce le moyen âge. On retrouve la même préoccupation dans le De doctrina christiana, de saint Augustin.

5. Tout cet exposé reproduit les idées de Galien (voir Chauvet, La philosophie des médecins grecs, p. 322 sqq.). Galien distingue aussi trois organes principaux, le foie, le cœur et le cerveau, et deux organes secondaires, l'estomac qui est en rapport avec le foie, et les poumons, qui sont reliés au cœur. Mais surtout nous trouvons la distinction parallèle des trois forces vitales : l'humidité dont le principe est le foie, source du sang ; la chaleur, dont le principe est le cœur, et la motricité dont le principe est le cerveau.

6. Ces développements sur le mélange du mou, principe de la sensation, et du dur, principe du mouvement, rappellent la distinction des nerfs mous, sensibles, et des nerfs durs, moteurs, de Galien (De us. part., VII, 6 ; XVI, 2).

7. La distinction des trois organes comme principes des trois forces vitales se rattache à Platon. C'est de lui que Galien l'a reçue pour en faire une application médicale. Elle est contraire à la doctrine stoïcienne du cœur, siège unique de la vie (Chauvet, lac. cit., p. 326).

8. Le cœur est le principe de la chaleur, du souffle vital, qu'il répand dans le corps entier par les artères. Ceci est de Galien (De dogm. Hipp. et Plat., II, 3).

9. Galien — et ceci est le plus caractéristique — tient que le sang a son principe dans le foie, point de départ des veines. Or cette opinion est contraire à celle d'Aristote et de nombreux philosophes et médecins (Chauvet, foc. cit., p. 328).

10. Ce qui circule dans les artères issues du cœur n'est donc pas simple pneuma, comme le voulait Erasistrate, mais un mélange de souffle chaud et de sang humide, un sang " spiritualisé ". C'est la doctrine de Galien (De dogm. Hipp. et Plat., 1, 6).

11. Le rôle du foie dans l'élaboration des aliments est enseigné par Galien (De us. part., XII, 1 sqq.).

12. Comme le foie est principe du sang et le cœur principe du souffle vital, le cerveau est principe du souffle animal, qui donne le mouvement au corps. Voir Galien, De dogm. Hipp. et Plat., VII, 3. Il est notable que l'ordre suivi par Grégoire est le même que celui suivi par Galien.

13. Il y a relation réciproque entre les trois grands organes. Comme le cœur réchauffe le foie dont il reçoit sa nourriture, ainsi le cerveau meut le cœur et le foie, dont il reçoit aussi sa subsistance. Voir Galien, De us. part., XVI, 1 sqq.

14. I Cor. XIII, 11.