BN Ms. lat. 5301, f° 23

VIE DE GÉRAUD D'AURILLAC

PAR ODON, ABBÉ DE CLUNY

Traduction du Père G. DE VENZAC, dans la Revue de la Haute-Auvergne, t. 43, 74ème année, juill.-déc. 1972, p. 220-322.

 

Vita Geraldi Auriliacensis

LETTRE DÉDICATOIRE

 

1

 

Au seigneur Abbé AYMON , en témoignage renouvelé de l'amitié que je lui dois pour tant de bontés de sa part, ODON, comme lui au service de ses frères , adresse dans le Christ tous ses souhaits d'une santé durable.

Ce petit travail sur le genre de vie et les miracles du bienheureux Géraud , que vous m'avez naguère, et avec une si vive insistance, engagé à composer, en utilisant au mieux toutes les ressources dont je pourrais disposer, eh bien ! je m'y mets, en dépit de mes appréhensions.

C'est que, si je m'exécute, j'ai peur de faire preuve de présomption, en me chargeant d'un travail au-dessus de mes forces ; mais par ailleurs, si je refuse de m'y employer, je redoute plus encore de faire montre de bien mauvais caractère.

Soit donc ! en me confiant au Christ, en pensant à Son obéissance et à Sa bonté.

Je te demande seulement de vouloir bien implorer pour moi Sa divine clémence, pour que, en considération de l'amour qu'eut toujours pour Lui Son serviteur Géraud , Il daigne diriger de telle sorte mon écrit qu'il ne soit ni tout à fait indigne d'un homme que la Providence destinait à tant de gloire, ni, pour moi, matière à offenser la vérité.

Et c'est justement pour échapper à ce dernier danger que j'omets certains faits dont tu vas peut-être regretter l'absence : je ne retiens pour mon récit que ceux-là seuls qui ont été portés à ma connaissance, toi présent, par des témoins absolument dignes de foi.

 

 

PRÉFACE

 

2

 

On voit très souvent mettre en doute l'authenticité des faits qui nous sont rapportés du bienheureux Géraud . Certains vont à l'extrême : — " Non seulement inauthentiques, disent-ils, mais pures rêveries ! "

Il en est aussi qui, pour se trouver des prétextes à vivre dans le péché, mettent très haut notre saint, mais en déformant les choses : — " Géraud ! mais il a eu haut rang et fortune, il a eu à sa portée tous les plaisirs, et pourtant c'est un saint !... " C'est évidemment leur vie à eux, toute livrée au plaisir, qu'ils voudraient pouvoir ainsi autoriser de son exemple à lui.

Ces façons de voir, nous voudrions, dans la mesure de nos moyens, les discuter ici un instant.

 

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* *

 

Car nous aussi, et longtemps, le récit de ses miracles ne nous trouva pas moins incrédule, cela pour la raison surtout qu'en certains endroits, on voit, sur je ne sais quels bruits, se produire tout à coup de ces grands concours de peuple, qui très vite aussi se dissipent comme un vain rêve.

Mais une occasion s'étant présentée de rendre visite à nos frères du monastère de Tulle, nous en profitâmes pour nous rendre à son tombeau.

Là, nous demandâmes à voir quatre de ceux dont il avait lui-même assuré l'éducation , savoir : le moine Hugues, le prêtre Guibert, et deux nobles laïcs, Guitard et un deuxième Guibert . C'est auprès d'eux, mais aussi d'un grand nombre d'autres personnes, que nous avons soigneusement mené notre enquête sur ses habitudes courantes et son genre de vie, prenant soin de les interroger, tour à tour, ensemble ou séparément, pour bien voir ce sur quoi ils étaient tous d'accord, ce sur quoi leurs dires ne concordaient pas tout en examinant à part nous si cette vie était bien telle qu'il fût normal d'y rencontrer des miracles.

L'enquête fut concluante en faveur d'une sainte vie. Dieu a bien voulu maintenant, dans sa bonté, nous en fournir d'abondantes preuves, et il ne nous est plus possible d'élever des doutes sur cette sainteté.

Une chose qui accroît encore notre admiration, c'est que, de nos jours, où la divine charité, aux approches de la venue de l'Antéchrist , voit se refroidir à peu près complètement sa ferveur, il semblerait que dussent disparaître aussi les miracles des saints .

 

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* *

 

3

 

Comment ne pas voir là l'effet de la promesse qu'on lit dans Jérémie : Je ne mettrai pas de terme à mes bienfaits envers mon peuple . Que nous soyons en présence d'un de ces bienfaits de Dieu, nous en avons d'ailleurs l'attestation de l'Apôtre quand il dit qu'en aucun siècle Dieu n'a permis qu'il n'y eût rien pour témoigner de Lui , et que Ses bienfaits ne cessent de combler de joie le cœur de hommes.

Si donc il plaît à Sa divine bonté, après avoir pour nos pères réalisé tant de merveilles, de manifester sa gloire en notre temps aussi, gardons-nous bien d'y refuser notre assentiment.

Mais que ces dispositions de la Providence soient prises pour le temps présent, et par le canal d'un homme d'aujourd'hui , le motif en parait assez évident : c'est que tout ce qu'ont pu dire ou faire les Saints d'autrefois, tout s'est effacé, comme il en va d'un mort que tout le monde a oublié .

Et si cet homme de Dieu, comme Noé en d'autres temps , a su vivre selon la loi divine, c'est que le Seigneur l'a mis au milieu de nous pour être Son témoin vivant aux yeux de ceux qui le verraient se conduire de la sorte, pour que cette existence, éclatante de justice et de piété , réveille, ainsi vue de tout près, leur cœur, et les porte à une généreuse imitation.

Ira-t-on déclarer dure ou impossible l'observation des commandements de Dieu, quand on les voit observer par un laïc, et d'un rang si élevé ? Or, rien ne contribue autant à une déplorable insouciance sur ce point, comme le fait de ne jamais se représenter la sentence qui nous attend après cette vie pour le bien ou pour le mal que nous aurons fait. L’écriture, elle, nous donne un tout autre conseil : celui de nous souvenir, dans tout ce que nous entreprenons, de nos fins dernières .

Si Dieu, qui dans le ciel récompense maintenant Son serviteur, le glorifie également sur terre sous les yeux de ceux qui méprisent Sa loi, en voici la raison : par ce qui se passe sous leurs yeux, porter les contempteurs de Dieu à bien comprendre intérieurement que ce n'est pas du tout folie de servir Dieu, puisque — I1 le déclare Lui-même — ceux qui Lui rendent gloire, Il leur rendra gloire, et ceux qui Le méprisent, I1 ne voudra pas les connaître .

 

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Nous estimons aussi que cet homme de Dieu fut donné aux Grands pour leur servir d'exemple et de modèle. Cet exemple se présente à eux comme pris dans leur entourage et de leur rang. Ils se doivent donc d'étudier avec soin comment ils pourront l'imiter, de peur qu'au jour du Jugement il ne soit leur condamnation, comme le sera pour les Juifs la Reine du Midi .

 

4

 

Pour ce qui est de nous, prenant occasion des actions du Saint, nous avons joint, sur votre suggestion , chaque fois que l'opportunité s'en est offerte, notre monition personnelle pour rappeler ces mêmes Grands à leurs devoirs.

 

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* *

 

Je dois dire en effet que le seigneur évêque Turpin , et mon très cher ami le révérend Abbé Aymon, un grand nombre d'autres personnes aussi, m'ont véritablement forcé, par leurs instances répétées, à entreprendre ce travail.

J'ai tenté, il est vrai, de me dérober, pour une raison très réelle, celle de mon peu de culture . Mais ils seraient très contents, me répondirent-ils, de me voir user pour mon récit d'un style tout simple.

Et par ailleurs, je me suis dit que, pour un homme qui personnellement fut si humble, ne convenait pas bien le style pompeux.

Mais je m'en suis rapporté essentiellement aux dires des témoins. Or, il nous ont raconté peu de miracles, la chose pourtant qu'apprécie grandement le commun des hommes, et en revanche ils se sont assez longuement étendus sur cette vie si réglée et sur ses œuvres de miséricorde, la chose qui compte aux yeux de Dieu"

I1 est écrit en effet qu'au jour du Jugement le Roi du ciel, à ceux — et ils sont nombreux — qui prophétisèrent, ou à ceux — nombreux, eux aussi — qui opérèrent des miracles, dira : " Je ne vous connais pas " . Ceux au contraire dont la vie pratiqua la justice — et c'est la justice qui fut le plus éclatant mérite de Géraud —, ceux-là l'entendront leur dire : " Venez, les bénis de mon Père " .

 

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Et de fait, ce qu'on rapporte de Job, de David, de Tobie, et de bien d'autres, et qui maintenant leur vaut la béatitude céleste, n'en trouve-t-on pas de toute évidence l'équivalent dans les faits et gestes de Géraud ?

Tout bien considéré, la conviction s'est imposée à moi que Géraud mérita la société des saints, d'autant que son Rémunérateur céleste daigne au surplus, sur son intercession, opérer des miracles.

 

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… Mais voilà bien du temps donné à cette Préface apologétique

 

Le nom du Christ invoqué, abordons enfin notre sujet.

 

NOTA : LES TITRES DES PARAGRAPHES NUMEROTES EN CHIFFRES ARABES (CENTRES) SONT DU PERE G. DE VENZAC . LA NUMEROTATION EN CHIFFRES ROMAINS/LATINS (A GAUCHE) EST CELLE DE LA PATROLOGIE LATINE, QUI FAIT REFERENCE ...

LIVRE PREMIER

 

LE BON COMTE

 

I.1.

5. — NÉ À AURILLAC

 

L'homme de Dieu que lut Géraud appartient par ses origines à cette partie des Gaules que les Anciens appelaient " Gaule Celtique " , plus précisément à la région qui se situe aux confins de l'Auvergne et du Quercy, et même de l'Albigeois, et c'est dans l'oppidum ou villa d'Aurillac qu'il vint au monde .

Son père avait nom Géraud , et sa mère Adeltrude .

Si la noblesse de sa naissance lui conféra un rang supérieurement brillant, c'est qu'entre les nobles maisons des Gaules, sa famille à lui révélait assez cette excellence aussi bien par la fortune que par la probité morale. L'honnêteté des mœurs, en effet, et l'esprit religieux, dont ses parents donnèrent toujours des preuves, furent chez eux, nous rapporte-t-on, comme une sorte de trésor héréditaire. Deux témoins issus de la même souche en sont une preuve qui se suffit largement à elle-même : à savoir Césaire l'évêque d'Arles , et le bienheureux Abbé Yrieix . Et comme le Seigneur protège la lignée des justes, que d'autre part la lignée dont est issu Géraud fut celle d'âmes à la recherche du Seigneur, rien d'étonnant qu'on voie la bénédiction de Dieu sur Cette lignée de justes . De fait, la fortune matérielle qui fut la leur, on en a déjà une indication par ces vastes domaines, aux nombreuses fermes, et dispersés un peu partout, qui échurent à ce même Géraud par droit de succession. Quant aux vertus qui firent l'ornement de son âme, et dont il avait puisé le germe en ses parents, il sut en lui les faire croître et grandir et resplendir ; mais en ceux dont il naquit, il faut bien d'une certaine manière que la grâce ait été non moins éclatante eux qui méritèrent de donner le jour à un enfant qui en fut si richement comblé.

 

 

I.2.

6. — UN SONGE DE SON PÈRE

 

Quoi qu'il en soit, son père s'attachait si bien, dans le mariage même, à observer la chasteté, que, de temps à autre, il renonçait au lit conjugal, et couchait seul, en vue, selon le mot de l'Apôtre, de s'adonner, pour un temps, à la prière .

Or, une nuit, déclare-t-on, et alors qu'il dormait, il lui fut donné avis d'avoir commerce avec sa femme : un fils lui naîtrait — car il lui fut mandé également, ajoute-t-on, de lui donner le nom de Géraud , et il lui fut dit, en outre, que cet enfant serait du tout premier mérite.

Il s'éveilla, et se trouvait tout heureux de sa vision. Il se rendormit ensuite. Or, il lui sembla voir sortir du pouce de son pied droit une sorte de rameau, qui peu à peu devenait un grand arbre, et qui, finalement, poussant de tous côtés ses branches, s'étendait dans toutes les directions . Il appelle alors, lui parut-il, ses ouvriers, et leur commande de l'étayer de piquets et d'échalas. Cependant, l'arbre avait beau croître démesurément, lui ne le sentait pas peser le moins du monde sur son orteil.

Assurément, les visions qu'on peut avoir en songe ne sont pas nécessairement illusoires. Et s'il faut ajouter foi à un songe on peut bien dire aussi que la vision qu'on nous raconte là s'accorde parfaitement avec la réalité des faits qui suivirent. En tout cas, il eut commerce avec sa femme, et, selon ce qu'avait prédit la vision, elle conçut un fils.

Peut-être cependant, puisqu'il s'agit de songe, y a-t-il place pour le doute. Mais, de la sainteté de Géraud , un autre signe, bien assuré celui-ci, suivit bientôt le premier.

 

 

I.3.

7. UN " SIGNE " PRÉNATAL

 

Alors que sa mère approchait de ses couches, plus exactement huit jours avant sa naissance, il arriva ceci : elle était au lit avec son mari, aucun des deux ne dormait encore, et ils causaient entre eux de je ne sais quoi, lorsque l'enfant fit entendre un petit cri que tous deux entendirent très bien. Tout surpris, et même stupéfaits, ils se demandaient ce que ce pouvait être. Il leur était cependant impossible de méconnaître que le cri s'était fait entendre dans le sein de la mère. Le père sonne donc la chambrière, et lui dit d'apporter de la lumière pour voir d'où a pu partir ce vagissement. "Mais il n'y a absolument pas d'enfant ici pour avoir poussé ce cri ! ", lui dit cette femme, non moins étonnée qu'eux. Or, à ce moment, l'enfant, pour la seconde fois, se fit entendre. Et au bout de quelques instants, une troisième fois encore, cri tout à fait analogue aux vagissements ordinaires d'un nouveau-né.

C'est donc trois fois qu'on l'entendit dans le ventre de sa mère, et le fait est certes assez extraordinaire pour qu'on puisse affirmer qu'il est contraire aux lois de la nature. Il n'est pas dû au hasard, mais à une disposition particulière de Dieu auteur et ordonnateur de la création. Par conséquent, peut-être faut-il voir dans ce cri un présage de ce fait que, dès la captivité dans cette vie mortelle, ses actions auraient déjà leur source dans la seule vraie vie.

Si le fruit, en effet, que la mère porte dans son sein a la vie, mais non la conscience, de même le genre humain tout entier, ici-bas, après le péché du premier homme, se trouve pour ainsi dire enfermé dans l'étroit réduit d'entrailles maternelles. Sans doute, par la foi, sa vie y connaît déjà l'espérance de la gloire des enfants de Dieu , mais cependant tout ce qui suppose une vie consciente, comme le simple fait de voir, et, plus encore, l'activité consciente au degré dont en put jouir le premier homme avant le péché ou dont sont doués les Saints après cette vie, lui n'a aucun moyen de l'exercer, en tout cas que difficilement et de façon très réduite.

Si donc Géraud encore dans le ventre de sa mère, se fit très distinctement entendre, c'est que, apportant à sa foi en la sainte Trinité une ardeur bien supérieure à celle du commun des hommes, il voulut, par ce tout petit cri, donner à comprendre l'heureuse renommée dont il allait remplir le monde.

 

 

I.4.

8. — PORTRAIT DE GÉRAUD ENFANT

 

Une fois sevré, et parvenu à cet âge encore bien tendre où cependant se révèlent d'ordinaire les dispositions naturelles, on voyait poindre en lui je ne sais quoi de sympathique et d'attirant où un regard attentif pouvait lire d'avance la future sainteté de l'homme que nous connaissons. C'cst un fait d'expérience courante, en effet que, dans la prime jeunesse, sous l'influence de la nature corrompue les enfants sont généralement portés à la colère, à la jalousie, à satisfaire les désirs de vengeance, et autres tendances analogues. Chez Géraud enfant, au contraire, une sorte de douceur de caractère, jointe à cette pudique retenue qui confère tant de distinction à l'adolescence, firent le charme déjà même de son comportement en son bas âge.

Par une disposition providentielle de la grâce divine, on l'appliqua à l'étude des lettres, étant seulement bien entendu, aux yeux de ses parents, qu'une fois les Heures dites , on l'occupait tout aussitôt aux disciplines séculières, comme il est d'usage pour les jeunes gens de famille noble, à savoir le lancer des chiens de chasse le tir à l'arc, le lâcher, avec la force voulue, des faucons et éperviers . Mais, pour éviter que, entièrement pris par ce frivole programme, il ne perdît inutilement le temps propice à l’étude des Lettres, là encore intervint la volonté divine, et il lui survint une assez longue maladie un état général de fatigue de telle nature qu'elle lui interdit les exercices séculiers d'entraînement, sans toutefois l'empêcher de s'adonner aux études. Tout son corps se couvrit de menues pustules, mais qui persistèrent si longtemps, qu'on en vint à les juger incurables.

En raison de quoi, son père, avec l'accord de sa mère, décide de l'occuper plus strictement à l'étude des Lettres. Leur intention était évidente : au cas où leur fils se trouverait peu en mesure de pouvoir remplir des fonctions séculières, que lui fût donnée la formation voulue pour occuper des charges d'église . Telle fut la circonstance qui décida pour lui non seulement l'étude du chant , mais une première initiation à la grammaire .

Ce lui fut, dans la suite, de grand profit, car la pratique de cette science, en affinant encore sa vivacité naturelle d'intelligence, la rendit, où qu'il voulût l'appliquer, encore plus pénétrante. En lui d'ailleurs brillait une vive finesse d'esprit, qui le mettait à même d'aborder à peu près toutes les études qu'il lui plaisait.

 

 

I.5.

9. — SON ÉDUCATION : LE PROFANE ET LE SACRÉ

 

Au terme de son enfance, et maintenant adolescent, une robuste constitution vint à bout des humeurs internes dangereuses pour sa santé. Il fut bientôt assez leste pour sauter par exemple sans effort par-dessus la croupe d'un cheval. Et à le voir ainsi sans cesse croître en force et en agilité, on se reprenait à le former au métier des armes.

Mais la douceur des écritures déjà s'était insinuée dans l'âme de l'adolescent, et c'est après cette étude qu'il soupirait avec le plus d'inclination. Aussi, bien qu'il excellât aux exercices militaires, c'est le charme des Lettres qui l'attirait : se laissant aller à sa répugnance, il ne se portait aux premiers qu'à contrecœur, tandis que les études le trouvaient toujours prêt. Il se disait dès lors, je pense, que, comme l'affirme l'Écriture, mieux vaut sagesse que force , et que c'est elle qui est la vraie richesse. Et comme on la découvre aisément quand on l'aime , elle tenait une telle place dans la pensée de notre adolescent que d'elle-même elle se dévoilait à lui pour être le doux entretien de sa méditation intérieure .

Aussi nul obstacle ne parvenait à empêcher Géraud de se livrer à ce goût si vif pour l'étude. Et le résultat, ce fut une connaissance à peu près complète de l'ensemble des Livres Saints, en même temps qu'une supériorité manifeste sur bien des clercs, si savants qu'ils se prétendissent en ce domaine.

 

 

I.6.

10. — COMTE D'AURILLAC À LA MORT DE SON PÈRE

 

A la mort de ses parents, toute l'autorité passa naturellement entre ses mains. Or, bien loin, comme il arrive d'ordinaire aux jeunes gens, qui n'éprouvent qu'orgueil à se voir précocement les maîtres, bien loin d'en faire l'important, rien ne vint altérer la modestie à laquelle il s'était auparavant attaché. Son autorité avait beau croître et s'étendre, son humilité le gardait absolument de toute arrogance.

La protection et administration des biens dont il avait pris possession, nous l'avons vu, par droit héréditaire, l'occupaient nécessairement beaucoup, et, des douceurs spirituelles dont il avait déjà expérimenté l'avant-goût, il lui fallait passer aux amertumes des affaires temporelles. Quitter cette retraite intérieure lui coûtait beaucoup, et, dès qu'il lui était possible, il y retournait. D'ailleurs, alors qu'il pouvait paraître se précipiter pour ainsi dire des hauteurs de la contemplation au travers des affaires du siècle, en réalité, à la façon du chamois, qui, s'il saute d'un rocher, sait très bien, pour ne pas se tuer, se recevoir sur les cornes , tout de même, il avait recours à l'amour divin ou à la méditation de la Sainte Ecriture, et échappait de la sorte au désastre de la mort spirituelle.

Dès lors, je crois, soufflait sur lui cet esprit de ferveur qui jadis anima David et l'incitait à interdire tout sommeil à ses yeux jusqu'à ce que, débarrassé des tracas de sa journée, il eût en lui ouvert la porte au Seigneur, pour se livrer, dans cette intimité, à l'allégresse de la louange, et pour y goûter quelle est la douceur du Seigneur . Peut-être aussi, comme il est dit au Livre de Job, peut-être la pierre qu'est le Christ lui versait-elle ainsi des flots d'huile pour empêcher que des eaux trop abondantes ne vinssent éteindre en lui la lampe de l'amour .

Vers cette réfection spirituelle se portaient continûment sa pensée et ses désirs, mais, requis par le soin des affaires de sa maison aussi bien que de ses familiers, il lui fallait sacrifier tout loisir et se dépenser au service des autres.

 

 

I.7.

11. — LE PROTECTEUR DES FAIBLES

 

Des soucis cuisants, il en trouvait dans les plaintes et réclamations qu'il lui fallait bien, fût-ce malgré lui, accueillir. Autour de lui, en effet, on se répandait en reproches : — Comment, disait-on, comment un homme de son rang pouvait-il supporter de pareils attentats de la part de ces gens de rien qui venaient dévaster ses terres ? D'autant, ajoutait-on, que, s'étant bien rendu compte qu'il répugnait à toute idée de vengeance, ils n'en ravageaient qu'avec plus d'acharnement tout ce qui lui appartenait. N'était-il pas préférable, aux yeux de Dieu comme aux yeux des hommes, de recourir au droit de se défendre à main armée, de tirer l'épée contre des ennemis, de mettre un terme à l'insolence de ces furieux ? Ne valait-il pas mieux écraser leur audace par la force des armes que d'abandonner à leurs iniques agressions des paysans sans défense ?

Géraud écoutait : docile à la voix non de la colère, mais de la raison, il se laissait incliner du côté de la pitié et du secours à porter. Se confiant entièrement à la providence et à la miséricorde divines, il délibérait à part lui comment il serait fidèle, selon le précepte apostolique , à défendre la veuve et 1'orphelin tout en se gardant de toute souillure du siècle

 

 

I.8.

12. — CONTRE LES AGRESSEURS ET LES PILLARDS

 

Il se fit donc dès lors un devoir de se porter à la répression de ces agresseurs, prenant toutefois, et surtout, bien soin de se dire tout prêt à la paix et à la réconciliation avec eux. S'il prenait ce soin, c'était évidemment, soit pour vaincre le mal par le bien , soit, au cas où ils refuseraient l'accord, afin que, aux yeux de Dieu, sa cause à lui fût considérée comme la plus juste.

Il lui arrivait, par cette bonté, de les gagner, et de les ramener à la paix. Mais si, par incurable perversité, tels ou tels répondaient par la dérision à ses dispositions pacifiques, alors, donnant libre cours à tout son mécontentement, il brisait les mâchoires de l'homme injuste, afin, selon le mot de Job , de leur arracher d'entre les dents leur proie. Il le faisait, non certes, comme il arrive trop souvent, emporté par la passion de la vengeance, ni séduit par le désir de la gloire du monde, mais enflammé d'ardent amour pour de pauvres gens incapables de pourvoir par eux-mêmes à leur défense. Il agissait de la sorte pour ne pas paraître s'endormir dans une lâche inaction, et négliger ainsi son devoir d'être tout au soin des pauvres. Car il est fait commandement d'arracher le pauvre, de délivrer l'indigent, de la main des méchants . C'est donc en toute justice qu'il ne voulait pas laisser le dernier mot au malfaiteur .

Parfois cependant, quand il se voyait contraint d'en venir à engager le combat, il lui arriva de donner l'ordre formel de tourner en arrière la pointe des épées, pour attaquer garde en avant. C'eût été-là, pour l'ennemi, chose simplement ridicule, si Géraud , puisant en Dieu sa force, n'avait été très vite la terreur insurmontable de ses adversaires. Eux aussi, ses hommes n'auraient vu là qu'une parfaite absurdité, s'ils n'avaient eu par expérience la preuve que Géraud , bien que mis en état d'infériorité, au moment critique de la bataille, par ses sentiments religieux, l'emportait finalement toujours. Alors, le voyant victorieux malgré cette étrange façon de se battre en y faisant intervenir la religion, la raillerie faisait place à l'admiration. Et même, assurés de vaincre, ils exécutaient sans hésitation tous ses ordres. Car on n'entendit jamais dire que soit lui soit les soldats qui lui donnèrent en guerre leurs loyaux services aient vu démentir par l'événement leur confiance en la victoire. Une chose non moins certaine, c'est qu'il ne porta jamais une blessure à qui que ce soit, pas plus qu'il n'en reçut lui-même de personne.

C'est que le Christ, comme il est écrit , était à son côté, pénétrant les intentions de son âme et voyant bien que c'était par amour pour Lui qu'il se montrait si bon, au point même de ne pas vouloir s'en prendre à la vie de ses ennemis, mais seulement rabattre leur insolence. En tout cas, qu'on n'aille pas se laisser troubler par le fait qu'un homme juste comme lui ait eu parfois recours à la pratique de la guerre, comme paraissant incompatible avec la religion. Quiconque voudra bien peser la question sans fausser la balance, se rendra compte que, sous ce rapport-là, la gloire de Géraud échappe à toute tentative de dénigrement. Plus d'un d'ailleurs parmi les Patriarches eux-mêmes, et des plus irréprochables, des plus longanimes, eurent énergiquement recours aux armes contre leurs adversaires : Abraham par exemple, qui, pour délivrer son neveu , mit en déroute une masse considérable d'ennemis ; quant au roi David, c'est même contre son propre fils qu'il lança ses troupes.

 

13. — LE SOUCI DE JUSTICE

 

Si Géraud entrait en campagne, ce n'était pas pour s'emparer du bien d'autrui, mais pour protéger le sien, ou, mieux encore, pour protéger les droits de ses sujets. Il n'en était pas à ignorer ce buffle de l'Écriture — symbole de tous les dépositaires de 1'autorité — qu'on attache avec des courroies pour lui faire retourner et briser les glèbes de la vallée, savoir les oppresseurs des petites gens. L'Apôtre l'a dit : Ce n'est pas sans raison que le magistrat porte glaive : c'est qu'il a c11arge de défendre les droits de Dieu. Il est donc parfaitement normal que, laïc, il ait porté le glaive, à son poste, dans la bataille, pour protéger une population désarmée, comme il eût fait, pour parler comme l'Écriture , d'un troupeau inoffensif, contre les loups du soir. Et afin aussi, dans le cas de gens qu'une censure de l'église ne suffit pas à contraindre, afin de les réduire soit par la loi de la guerre soit par autorité de justice. Pas la moindre ombre, par conséquent, sur sa gloire, du fait qu'il se soit battu pour la cause de Dieu, puisqu'il est écrit que pour Dieu contre les insensés combat l'univers entier . Il est bien davantage à sa louange qu'il ait toujours vaincu au grand jour, sans tromper personne, sans jamais user de pièges, et que malgré cela il ait eu sur lui la protection divine au point, nous l'avons dit plus haut, de n'avoir jamais trempé son glaive de sang humain.

Ainsi donc, si comme lui on prend les armes contre l'ennemi, que, comme lui aussi, on cherche non son intérêt propre mais le bien commun . Car on en voit qui, pour la gloire ou pour le profit, s'exposent hardiment à tous les périls, et qui, pour l'amour de ce monde, acceptent volontiers d'en affronter les maux : ce sont, il est vrai, ses peines qu'ils trouvent, tandis que, si je puis ainsi parler, ils perdent ses joies qu'ils cherchaient. Mais, ces gens-là, c'est une autre affaire. Le comportement de Géraud , lui, est transparent, parce qu'il a sa source dans la simplicité du coeur.

 

 

I.9.

14. — TENTATION CONTRE SA CHASTETÉ

 

L'antique séducteur du genre humain observait depuis longtemps la conduite de notre adolescent : remarquant chez lui je ne sais quoi de tout divin, il brûlait de jalousie, et en conséquence s'ingéniait de son mieux pour le prendre au piège des diverses tentations qu'il pouvait dresser contre lui. Mais le jeune homme savait déjà recourir à la prière et se remettre entre les mains de la divine bonté, pour repousser, par la grâce du Christ, les ruses du démon.

Dans sa haine insatiable, cependant, l'ennemi, s'étant par expérience rendu compte que ce n'était pas par la volupté charnelle qu'il parviendrait à le dominer, préféra se servir de malhonnêtes gens pour soulever contre lui, comme nous venons de le dire, les désordres de la guerre : ces gens-là pourraient se porter à l'attaque de cette citadelle de sainteté qui s'élevait dans son cœur et qu'il lui était, à lui, impossible d'aborder directement.

Mais pour en revenir cependant à son jeune âge, sa chasteté, que, dès son enfance, il aima chèrement, provoquait chez ce maître en fourberie le plus amer dépit. Car c'était pour lui chose inouïe et sans exemple qu'un jeune garçon ait pu sans peine échapper au naufrage de sa vertu. I1 se mit donc, sans trêve, à lui suggérer des pensées sensuelles, le plus efficace, peut-être le tout premier des moyens dont il dispose pour suborner le genre humain. Repoussé complètement, l'ennemi se désespérait : il ne pouvait même pas les faire pénétrer jusqu'aux portes de son cœur. I1 revint donc à sa vieille ruse, et eut recours au procédé de séduction dont il usa ordinairement, soit pour Adam, soit pour sa postérité, je veux dire : une femme.

Il le mit, raconte-t-on, en présence d'une jeune fille. Imprudent il arrêta son attention sur l'éclat de ce teint si frais, et se laissa bientôt toucher par le plaisir qu'il y prit. Ah ! si, plus sage, il avait su comprendre ce que recouvrait cette apparence ! Car qu'est-ce qui fait la beauté corporelle, sinon simplement ces brillantes couleurs ? Il détourne sa vue, mais 1'image que ses yeux ont transmise à son cœur y reste gravée. Le voilà à se tourmenter, à se laisser fasciner et aveugler par la flamme qui le brûle. Finalement, il cède, et envoie dire à la mère de la jeune fille qu'il viendra à la nuit.

Se mettant à son tour en chemin, il se précipitait, dans sa folie, vers la perte de son âme. Toutefois, à la manière des captifs qui dans leurs fers, se rappellent en gémissant leur liberté première Géraud poussait des soupirs, et repassait dans sa mémoire les douceurs familières de l'amour divin. Et, bien qu'à contrecœur, il priait Dieu de ne pas permettre qu'il succombât irrémédiablement à cette tentation.

On arrive à l'endroit convenu, et la jeune fille entre dans la chambre. Comme il faisait froid, elle se tint tournée vers le feu qu'on avait allumé. Sur Géraud cependant, s'était porté le regard de la grâce divine. Cette jeune fille lui parut alors tellement laide qu'il ne pouvait croire que ce fût la même qu'il avait vue auparavant : il lui fallut pour cela que le père le lui affirmât.

Il comprit qu'il y avait là une intervention divine, pour que la même jeune personne n'eût plus ainsi, pour lui, même beauté : il se tourne vers la miséricorde du Christ, soupire amèrement, et, tout troublé par cette aventure, monte à cheval. Sans retard, et rendant grâces à Dieu, il presse tout aussitôt son départ.

 

15. — SA PÉNITENCE

 

Il se trouve qu'il faisait un froid absolument glacial. Il s'y laissa tout exprès griller toute la nuit, certainement pour se punir, par l'âpreté de cette température, d'avoir en quelque mesure cédé aux tièdes attraits de la volupté.

Mais, par ailleurs, il fait dire au père de la jeune fille de la marier tout de suite. Quant à elle, il l'affranchit, et lui fit don d'une petite propriété, avec droit de transmission par héritage. S'il fit ainsi presser le mariage, c'est peut-être parce qu'il redouta sa fragilité C'est pourquoi, au titre d'œuvre pie , il lui accorda aussi sa liberté, pour que lui fût promptement trouvé un bon parti.

Mais comment se peut-il que toi, qui devais un jour être cèdre du Paradis, tu aies connu pareille tempête ? Sans nul doute, pour t'apprendre ce que tu étais, livré à toi-même. Car ton illustre Patron, je veux dire le Prince des Apôtres, à qui dans la suite tu te donnas totalement, toi et tes biens , lui non plus ne se serait pas suffisamment connu sans l'assaut inopiné de la tentation. Maintenant que tu sais par expérience ce qu'est l'homme par ses seules forces, et ce qu'il est par la grâce de Dieu, ne refuse pas de compatir à la fragilité de ceux qui implorent ton pardon.

Par ailleurs, sachons, nous, que la tentation n'est pas une chose inconnue des Saints. A leur naissance, en effet, ils portent en eux les mauvais penchants de la nature corrompue, pour qu'ils trouvent sur leur route le combat, que le combat soit victorieux, et que leur victoire soit couronnée. Ce qui importe, c'est de voir si on consentira à la délectation du péché pour y succomber, ou bien si on la repoussera victorieusement, pour donner dans son cœur la première place à la délectation de la vertu, et ainsi chasser loin de soi le poison de la délectation coupable — qu'on aura peut-être un instant absorbé — par le contrepoison d'une ardente imploration.

Pour revenir à notre adolescent, mieux instruit par l'expérience du danger, et comme quelqu'un qui vient de glisser et de trébucher, il mettait maintenant plus de circonspection dans son comportement, évitant soigneusement que de ses yeux ne vînt à son cœur rien qui fût de nature à apporter en même temps, par cette fenêtre, la mort à son âme.

 

 

I.10.

16. — SA PUNITION

 

Toutefois, s'il est bon, le Seigneur est juste aussi : la douceur de sa bonté avait préservé son serviteur Géraud de cette souillure, la sévérité de sa justice ne négligea pas de le punir pour son mauvais désir. Au bout de quelques jours à peine, le coupable se vit affliger d'un glaucome qui, pour toute une année et même plus, le rendit aveugle, afin que, de ses yeux, dont il avait mésusé il n'eût plus, pour un temps, même l'usage normal.

Cependant, ni sur les paupières ni sur les prunelles des yeux on ne distinguait la moindre marque du mal. Son entourage ordinaire était au courant de cette cécité, des regards pénétrants prenaient grand soin de la laisser ignorer aux gens de l'extérieur. Pour lui il s'humiliait sous la main de Dieu qui le frappait, et, comme s'il fût tout disposé à accepter ces coups, il n'en parlait jamais. Il ne refusait pas pour autant de se soigner, mais ne s'en mettait pas tellement en peine : il attendait simplement avec patience le moment et la manière dont son Maître, sa décision de le frapper une fois parvenue à ses fins, jugerait bon de mettre fin aux coups. Car il savait bien que pour un fils le fouet est d'usage . Quant au juge qui lit dans les cœurs, il nettoie dès cette vie, chez ses élus même les plus petites taches, pour qu'il n'y reste rien qui plus tard puisse offenser ses regards. Et voilà pourquoi, à Géraud aussi il infligea ce châtiment : afin de purifier pour le passé sa jeune âme et, pour l'avenir, de la garder plus pure.

Quand donc Dieu eut réalisé sur lui son dessein, il écarta le mal, et rendit à ses yeux la lumière.

 

 

I.11.

17. — LA PRIÈRE ET LA PSALMODIE

 

Les sens ainsi durement macérés par l'épreuve, Géraud à présent menait une vie grandement louable, et, dans la voie d'un juste discernement spirituel, il ne se laissait entraîner, ni dans un sens ni dans l'autre, hors de la juste mesure . Il ne voulait se soustraire à aucune des affaires séculières dont il avait charge, il ne voulait pas non plus laisser les embarras terrestres l'empêcher de rendre à Dieu ses devoirs : alors, il s'entourait, dans sa vie privée, d'hommes particulièrement considérés et de clercs de parfaite réputation, pour célébrer avec eux, chez lui ou au dehors, tous ensemble ou chacun pour son propre compte, l'office divin.

C'était un dimanche : il devait, comme convenu, se rendre à un plaid, qui allait réunir un certain nombre de nobles personnages. Pour ne pas arriver en retard et les faire attendre, il prit soin d'être matinal et de partir avant le jour. Car il était très attentif à ne pas donner dans le travers de ces grands airs hautains qui vous rendent ou inaccessible ou inabordable, comme il est de mode aujourd'hui chez certains qui, au sortir pour ainsi dire du lit, courent manger et boire avant de s'occuper des amis, en dépit de l'Écriture qui dit : " Malheur au pays dont le chef se met à table dès le matin " . Pour Géraud , il n'en allait pas de la sorte. Il eût jugé tout à fait indigne, placé comme il était à la tête d'un grand nombre de sujets, de s'assujettir lui-même à la tyrannie des vices. C'est à jeun qu'il se rendait au plaid, pour n'être pas exposé à compromettre par l'intempérance la 3ustesse du jugement. Ce qu'il cherchait à si bien discerner, c'étaient les exigences de la cause du Christ, de la cause de la paix, de la cause du bien commun .

L'office de nuit achevé, s'il avait un voyage à faire, suivait aussitôt une messe chantée : c'est après s'être ainsi confié, lui et les siens, à la clémence divine, qu'il se mettait en route. Or, le dimanche dont nous venons de parler, comme il avait fallu partir avant l'aube, il n'avait pas eu la messe : il espérait l'entendre une fois le plaid terminé, il n'y en eut pas possibilité. Très contrarié, il s'adressait de côté et d'autre, partout où il pensait pouvoir trouver. Vainement ! Il appelle alors les clercs qui se trouvaient là, et ceux des hommes d'armes qui savaient psalmodier, et leur dit : ´ C'est ma faute à moi si ce saint jour s'écoule sans fruit aucun pour nous. Il reste de nous mettre à louer Dieu, si nous ne voulons pas paraître avoir passé à des riens le jour saint. " Cela dit, et prenant par le commencement — d'une voix qui n'était pas d'un mortel —, il récite avec eux tout le psautier.

Et il se fit désormais une règle de réciter le psautier presque chaque jour. Quand il avait achevé, on lui voyait la joie de quelqu'un qui vient de prendre part à un banquet spirituel, la joie qu'on manifeste d'ordinaire quand on voit tous ses désirs comblés.

 

 

I.12.

18. — PORTRAIT PHYSIQUE DE GÉRAUD

 

I1 ne semble pas sans intérêt de dire ici quelque chose de sa personne physique. Bien qu'en effet la chair ne serve de rien , bien que trompeuse soit la grâce et vaine la beauté , cependant, comme elle est d'ordinaire, pour certains, foyer de concupiscence et d'orgueil, il faut proclamer à la louange de notre saint que, beau et bien fait comme il le fut, il ne se soit pas souillé à la boue de la volupté.

Géraud était de taille moyenne, et, comme on dit, euphormis , à savoir bien proportionné. Chaque partie du corps avait chez lui sa beauté propre, le cou cependant était d'une blancheur si délicate, et, pour ainsi parler, lui était un ornement si bien en rapport avec le genre de vie qu'il s'était donné, qu'il eut été difficile de penser qu'on pût voir rien de si aimable.

Cette distinction physique était encore rehaussée par le charme de ses qualités d'esprit. Aussi voyait-on sur son visage se refléter son âme. L'écriture, elle aussi, le fait observer : Le rire des lèvres, dit-elle, et l'air du visage révèlent l'intérieur d'un homme . Il avait déjà pressenti comme le Seigneur est doux , et suave l'embrassement de l'époux céleste ; et c'est pourquoi il ne pouvait souffrir que la pure beauté de son âme allât, sous les yeux de ce même époux, se laisser séduire par les plaisirs de la chair. Les siens aimaient bien pouvoir se jeter à son cou pour l'embrasser : il ne s'en fâchait point, c'est l'orgueil qui est intraitable, et l'orgueil ne pouvait prétendre à s'établir chez lui.

Sous le rapport de l'agilité, il était extrêmement rapide, et, pour la résistance, robuste. Tout cela, il est bon de le mentionner, pour qu'on voie bien comme est digne de louange l'homme qui, ayant matière à concevoir de l’orgueil se réfugie dans l humilité et, inversement, comme sont blâmables ceux qui s'enflent de vanité sans avoir que peu ou pas sujet de le faire.

Du jour, il est vrai, où il s'adonna plus entièrement aux occupations de l'esprit, cette agilité corporelle diminua beaucoup.

Disons encore qu'il était pour tout le monde d'une grande amabilité dans ses paroles, et que, s'il s'agissait d'étudier ou d'organiser quelque chose, son avis était toujours d'une profonde pénétration.

Il évitait en conversation la bouffonnerie, mais il avait si bien sa manière à lui de dire les choses sérieuses, que même ses familiers y trouvaient plaisir. S'il lui fallait menacer, c'était le plus possible sans paroles blessantes ; et si on lui causait du tort, il ne gardait pas rancune . Quant aux faveurs quelles qu'elles fussent, il ne les prodiguait pas au hasard, mais, une fois accordées, il ne les reprenait pas sur un simple changement d'humeur. S'il avait dit oui, on était sûr que ce serait lait, à moins qu'après coup il n'y eût discerné un péché.

 

 

I.13.

l 9. — SA SOBRIÉTÉ

 

I1 était soucieux de tempérance, et se surveillait, lui et aussi les siens, contre l'ivresse. A sa table, il n'admettait l'excès ni du manger ni du boire. Il ne forçait jamais ses invités à boire, et ne buvait lui-même pas plus souvent que le reste des convives . Il savait si bien, pour les repas, régler les choses, qu'on ne se levait de table ni ivre ni trop triste .

Ses hôtes, à qui il consacrait tous ses soins, il lui arrivait de les mener se restaurer dès le matin : lui, jamais avant la troisième heure du jour, et, les jours de jeûne, avant la neuvième . Il était fidèle à ce précepte de l'Écriture : Heureux le prince qui ne mange qu'à l'heure voulue, pour soutenir ses forces et non pas pour se livrer à l'intempérance . Qu’est-il en effet pour lui de plus recommandable à éviter que l'ivrognerie, puisque, outre qu'elle est la mort de l'âme, et que, au témoignage de l'Apôtre, elle interdit, au même titre que l'homicide, l'entrée au royaume de Dieu , il est reconnu que pour le corps aussi elle est la source de bien des maux. Les forces déclinent, les tremblements surviennent, les organes des sens se débilitent : bref, on se voit affliger d'une vieillesse prématurée. La vue, la parole, les traits du visage, tout se dégrade, et peu à peu dépérit aussi notre belle parure, la piété .

Aussi bien est-il impossible de s'emplir à la fois de vin et de l'Esprit-Saint, et nul moyen pour Jérusalem de se préserver des atteintes du feu de la fornication si elle refuse de s'employer à faire lever le siège à Nabuzardan, je veux dire au chef cuisinier .

 

 

I.14.

20. — L'ACCUEIL AUX PAUVRES

 

On prévoyait toujours devant lui des bancs pour les pauvres ; parfois même, c'était des tables qu'on y préparait pour eux : il tenait à voir par lui-même ce qu'on leur donnait, et en quelle quantité, pour les sustenter. Et pas de limite fixée d'avance au nombre de gens à accueillir : s'il s'en présentait plus que prévu, pourvu seulement qu'on vît bien qu'ils étaient de la condition requise pour être admis, on introduisait tout le monde auprès de lui. A personne d'ailleurs on n'eût fermé la porte sans lui avoir fait l'aumône. Ses serviteurs veillaient à ce qu'il eût toujours sous la main de quoi donner à manger, pour pouvoir le donner lui-même. On y mettait aussi de quoi boire : il regardait, goûtait, puis il le leur passait, pour que fussent les premiers à boire ceux avec qui il partageait aussi son pain.

Pleinement convaincu qu'en leur personne c'est le Christ qu'il recevait, c'est à Lui aussi qu'en eux, avec grande révérence, il rendait honneur, et en eux toujours, il accueillait en sa demeure Celui, dit le Prophète , qui console en rendant ses forces à qui est las. Comme ils compromettent déplorablement la récompense qui les attendait, ceux qui, tout en faisant remettre une aumône à la porte, ne font pas entrer les pauvres auprès d'eux ! Car le Christ a dit : J'étais étranger, et vous m'avez accueilli ; or, en agissant de la sorte, ils semblent lui interdire leur demeure.

Puis, pour s'élever, comme l'a demandé le Seigneur , plus haut que la justice des Pharisiens, il faisait mettre à part la neuvième partie du revenu de ses terres. C'est sur ces réserves qu'en certaines de ses maisons on nourrissait les pauvres, et c'est par ce moyen aussi qu'on leur fournissait vêtements et chaussures. Quant aux pauvres qu'il rencontrait en chemin, il prenait toujours de l'argent en prévision du cas, et, soit de sa main, soit par un serviteur de confiance, il le leur faisait distribuer sur place, avec la discrétion voulue.

Lors de distributions d'argent faites au nom de quelque personnage, il lui arriva, mêlé aux nécessiteux, d'en recevoir comme eux, tout heureux et au comble de ses vœux de se voir ainsi assimilé aux pauvres. Toutefois il en faisait aussitôt don, cependant que par reconnaissance il offrait une bonne partie de son office divin à l'intention de ceux dont il avait reçu ce même cadeau.

 

 

I.15.

21. — GÉRAUD À TABLE

 

Pendant le repas, on lui témoignait la plus grande déférence. Ce n'est ni le bavardage ni la bouffonnerie qui régnaient : la conversation portait soit sur un sujet imposé par les circonstances, soit sur tout autre qui respectât seulement les bienséances, soit mieux encore sur la parole de Dieu.

En tout temps en effet, il se mettait à table une fois seulement par jour, sauf cependant durant l'été, où il soupait avec quelques restes ou quelques fruits. A sa table on commençait par une assez longue lecture ; mais, pour s'accommoder aux séculiers, il faisait interrompre un instant, et demandait aux clercs d'expliquer ce dont il y était question — à ceux, du moins, qu'il savait capables de répondre. Il faut savoir en effet qu'il avait chez lui des clercs de famille noble, de qui il réclamait l'honnêteté des mœurs non moins que les connaissances intellectuelles. Envers les jeunes gens en effet, il se montrait plutôt réservé, disant à combien de périls est exposé l'âge où l'adolescent cesse de ressembler, de la voix ou du visage, à sa mère, pour prendre peu à peu la voix ou la figure du père, et que, si on savait à cet âge se préserver de ces périls, on pouvait facilement dans la suite vaincre les sollicitations de la chair.

… Il interrogeait, disions-nous, au su jet de la lecture : ceux à qui il s'adressait le priaient de prendre plutôt lui-même la parole

il s'y prêtait finalement, et leur faisait part, à sa manière habituelle, de ce que lui inspirait, non pas une érudition solennelle, mais une science habillée de simplicité. Naturellement, comme, en cette conjoncture, il ne manquait pas d'habitués de la plaisanterie et de la facétie, il les modérait, non pas en manifestant un mécontentement qui les eût blessés, mais en répondant sur le même ton plaisant. Ce qu'il n'acceptait jamais, cependant, c'était qu'on vînt devant lui étaler sa vanité.

Il savait que tous les chrétiens sans exception sont invités à manger leur pain en observant chacun de son côté le silence . Sur la fin du repas, toutefois, le lecteur reprenait toujours la lecture. De la sorte, Géraud passait la plus grande partie de son repas soit à parler de Dieu soit à écouter Dieu lui parler dans la lecture qu'on lui faisait.

Ils devraient bien retenir l'exemple qu'il leur donne, ceux qui sourds aux reproches du Prophète , font jouer de la cithare et du luth à leurs festins. Cette musique les enchante, le son des instruments les transporte. Ils ne songent certes pas à en faire une louange pour Dieu , puisqu'à travers ce vacarme ils n'entendent même pas les cris du pauvre. Eh bien ! véritable est la parole qu'a dite le Christ, la Vérité même, à savoir que la bouche parle de l'abondance du coeur . Ces gens qui ne s'entretiennent que des choses du siècle, et rarement, ou peu, de Dieu, que peuvent-ils aimer en dehors de là ? et qu'est-ce qui peut bien abonder de leur cœur ?

 

22. — GÉRAUD ET LE JEÛNE

 

Que ne songent-ils, comme Géraud , à la fin qui les attend ; que ne suivent-ils le précepte de 1'Apôtre , de tout faire, qu'on mange ou qu'on boive, pour la gloire de Dieu.

Trois jours par semaine, et tous les jours par temps de Jeune, il s'abstenait de viande. Si cependant quelque fête annuellement célébrée tombait en un de ces jours, il levait l'abstinence, mais prenait soin de la reprendre au premier jour libre, en compensation de celle qu'il avait passée, alors que pourtant, en raison de cette fête, il avait déjà invité un pauvre en plus de ceux qu'on accueillait à l'accoutumée. Si le jeûne prévu tombait un dimanche, il ne s'en dispensait nullement, et ne profitait pas de cette coïncidence pour l'omettre : il s'acquittait en toute rigueur de ce jeûne le samedi qui précédait.

Que s'il semblait choquant de voir chez un saint cette levée de l'abstinence , celui qui s'en affecterait doit se souvenir que tout est pur aux purs , savoir à ceux qui prennent leur nourriture sans le faire par sensualité, sans regarder à la nature de l'aliment qu'il prend, mais plutôt au besoin qu'il en a, ou au contraire à la convoitise avec laquelle il le prend — et cela c'est la conscience qui, intérieurement, en juge . Cette façon de voir, le prophète Elie, et Ésaü, l'appuient de leur exemple . Il était donc permis à un laïc, un si saint laïc surtout, d'user de ces permissions. Mais ce n'est pas permis à ceux à qui leur profession religieuse l'interdit. Si l'arbre du paradis terrestre apporta la mort, ce n'est pas qu'il fût pernicieux de soi, mais qu'il avait fait l'objet d'une interdiction de principe...

 

 

I.16

 

23. — LA SIMPLICITÉ DE SES HABITS

 

Mais poursuivons...

Ses vêtements ordinaires de laine ou de lin ne suivaient pas la mode qu'ont osé de nos jours inventer les fils de Bélial, qui ne veulent d'aucune règle, il garda toujours l'ancien usage, voulant que le tissu ni ne marquât un luxe prétentieux, ni ne pût être taxé de rusticité grossière. Quant aux vêtements de soie ou de quelque autre étoffe précieuse, ni sous le prétexte de quelque grande fête, ni parce que se trouvait là quelque haut seigneur, il veilla à n'en jamais porter d'une richesse alors inaccoutumée.

Le ceinturon dont on se sert pour fixer à la taille le fourreau de l'épée, il eût passé vingt années s'il eût pu le faire durer tout ce temps sans penser à le changer ou à le remettre en état. Ne parlons pas, par conséquent, du baudrier, ou des ceintures d'apparat, ou des agrafes, ni du harnais de ses chevaux, puisqu'il ne pouvait souffrir non seulement de porter sur soi de l'or, mais aussi d'en posséder. Ce n'est pas dans l'or qu'il vit sa puissance, ce n'est pas dans la multitude des richesses, mais en Dieu, qu'il mit sa gloire.

Alors qu'on le voit couramment, même chez des gens qui font profession de religion : pour tout ce qui a trait aux soins corporels et à la tenue extérieure, ils se laissent ingénument et inlassablement tourmenter par cette préoccupation, consacrant tous leurs efforts — étant donné que leur façon de vivre leur ôte, auprès de ceux qui en sont témoins, toute considération — à la mendier par l'effet, du moins, que peuvent produire de riches habits. I1 leur vaudrait mille fois mieux s'occuper des soins à donner à leur âme, qui, elle, pourrait ainsi toujours croître en beauté.

 

 

I.17.

24. — GÉRAUD RENDANT LA JUSTICE

 

Les pauvres, et les victimes d'une injustice, avaient toujours libre entrée auprès de lui. Et nul besoin, pour recommander leur cause à son attention, de lui apporter un présent. Car plus il les voyait dans une étroite indigence, plus c'était là pour eux le meilleur moyen de plaider à ses yeux leur infortune.

Le renom de cette bonté se répandait non seulement aux alentours, mais même en pays éloignés. Et comme tout le monde savait que sa bienfaisance s'étendait à tout le monde, beaucoup venaient lui demander la solution de leurs difficultés.

I1 ne dédaignait pas de s'occuper ainsi, soit directement, soit par ses gens, des affaires des pauvres, et, dans toute la mesure du possible, de leur accorder son appui. Souvent, en effet, apprenant que des gens se faisaient une guerre sans merci, le jour où leur affaire devait passer devant lui, il faisait célébrer des messes à leur intention. Et s'il ne voyait pas de moyen humain de porter remède, il implorait en ces cas-là le secours divin.

Une chose qu'il ne pouvait souffrir, c'était qu'un seigneur, sur le premier caprice de colère venu, pût s'emparer des terres d'un de ses hommes : il faisait alors évoquer l'affaire, et, partie par persuasion, partie d'autorité, il calmait la colère de cet homme déchaîné.

Un trait suffirait à montrer que son souci de justice se faisait sans cesse plus ferme et plus exigeant : dès qu'un pauvre se trouvait dans la dépendance de plus puissant que lui, il avait grand soin, tout en soutenant le plus faible, de fléchir le plus fort sans léser ses droits.

Bref, dans sa soif si sincère de justice, il ne souffrait de la voir offenser ni chez ses sujets ni chez des étrangers.

 

 

I.18.

25. — LE PAYSAN CHEZ LES BRIGANDS

 

Mais la soif, aussi bien que la faim, de la justice, occupait en lui sa juste place et s'y manifestait avec éclat. En effet, ni sa simplicité et sa bonté n'excluaient la rigueur de cet ardent souci, ni cette rigueur ne nuisait à ]a bonté de sa simplicité. Ce qui est sûr, c'est que — comme Job, dont il est dit que c'était un homme simple et droit — notre saint, lui aussi, bien que s'occupant très activement des intérêts des pauvres, ne ferma cependant jamais les yeux lorsqu'ils étaient coupables et qu'il fallait les punir. Il ne l'ignorait pas en effet, à tels et tels est confiée de par Dieu la mission, puisque le crime ne saurait rester impuni, de lui infliger le châtiment temporel qu'il mérite. C'est la raison pour laquelle le roi David, au moment de mourir, donna l'ordre de châtier Joab et Seméi.

Des brigands avaient installé leur repaire dans une forêt, et de là tombaient sur les passants et sur les habitants du voisinage pour les piller et massacrer. Géraud l'apprit : il prend immédiatement des dispositions pour les capturer. Or, il se trouva qu'un paysan, qu'ils avaient terrorisé, s'était rendu chez eux. Mais les hommes d'armes qui s'emparèrent d'eux, de crainte que Géraud ne les fît relâcher, ou bien encore ne leur reprochât de les amener devant lui impunis, leur arrachèrent sur place les yeux à tous. Ce qui fait que le paysan en question fut comme eux privé de la vue. Il s'en alla vivre au pays de Toulouse. Longtemps après, le seigneur Géraud apprit qu'il n'avait pas fait partie de la bande : il fut très contristé, et demanda s'il vivait encore, et où il était passé. On sut qu'il s'était rendu dans la province de Toulouse : il lui envoya cent sous, et demanda à l'homme chargé de les lui porter de solliciter en son nom son pardon.

 

 

I.19

26. — INDULGENCE DE GÉraud POUR LES PRÉVENUS

 

Et tout de même, quelle douceur il mettait à consoler les affligés, quelle compassion il témoignait souvent pour les coupables ; il suffira d'un exemple pour le faire voir.

Un prêtre avait eu contestation avec des voisins : la querelle s'échauffa au point qu'ils en vinrent à lui arracher un œil. Le seigneur lui parla longuement pour le réconforter, et lui recommanda la résignation. Mais, se disant que de simples paroles de consolation lui paraîtraient bien minces, il lui fit attribuer, par un acte en forme une église qui relevait de lui. Très peu de temps s'écoula, et l'un des hommes qui avaient fait violence au prêtre fut arrêté par les gens de justice, et mis en prison. Croyant lui faire plaisir, on annonça aussitôt la chose au seigneur. Et le voilà, de fait, qui, immédiatement, comme s'il était impatient de sévir, court en hâte à la prison. Or, d'autres affaires lui étaient survenues, qu'il fallait absolument régler pour le lendemain. Pour cette raison, il donna l'ordre de laisser là le prévenu jusqu'à ce qu'il en eût terminé. Le soir tard, et les gens de justice partis de leur côté, il fait dire secrètement au gardien de porter à manger et à boire à l'homme. Et comme il était pieds nus, de lui donner des chaussures et de le laisser partir.

Le lendemain, alors que de toutes part affluaient vers le seigneur les gens en procès, il fit dire qu'on lui amenât le prévenu : le gardien de la prison s'était donné pour la nuit des remplaçants ; ces gens déclarent, tout tremblants, que le prisonnier s'est évadé Lui alors, pour tenir cachée la conduite qu'il avait tenue, se donna l'air d'adresser des menaces au gardien. Mais il ne tarda pas à ajouter : " — C'est très bien ainsi " — car le prêtre leur avait déjà pardonné leurs sévices.

 

 

I.20.

27. — COMPLICE DE LEUR ÉVASION

 

De même encore, on avait emprisonné deux hommes qui s'étaient rendus coupables à son égard d'un méfait considérable. On les lui présenta. Les accusateurs le pressaient de les condamner sur-le-champ à être pendus. Lui se dérobait, ne voulant pas remettre ouvertement ces gens en liberté. Car, pour ces gestes de bonté, il s'arrangeait toujours pour que sa bonté ne parût pas passer la mesure. Il se tourna vers les accusateurs, et leur dit : " — Si, comme vous l'affirmez, ils doivent mourir, commençons, selon l'usage, par les faire restaurer. " Il leur fait alors apporter pour manger et pour boire, et, pour leur permettre de prendre ce repas, leur fait ôter les chaînes. Une fois restaurés, il leur donne son couteau à lui, et leur dit : " — Allez chercher vous-mêmes l'osier qu'il nous faut pour vous pendre, et apportez-le. " Pas très loin de là, il y avait un bois où le taillis poussait très épais. Ils y pénètrent, et, faisant semblant de chercher leur arbrisseau, ils s'enfoncent toujours plus avant, bientôt disparaissent, et de la sorte échappent à la mort qui les attendait. Ceux qui étaient présents comprirent très bien qu'il était de connivence et n'osèrent pas se mettre à leur recherche à travers ces fourrés.

Pour autant qu'on puisse en juger par l'analogie des conditions sociales, ceux des malfaiteurs qui s'étaient endurcis dans le crime, il les châtiait de diverses peines, ou bien il les faisait marquer au fer rouge. Quant à ceux qui avaient perpétré quelque méfait non par malice invétérée mais pour une raison ou pour une autre, il les renvoyait. Ce qu'on peut affirmer, c'est qu'on n'a jamais entendu dire qu'on ait, lui présent, condamné qui que soit à mort, ou à la mutilation.

 

 

I.21.

28. — Fioretti I : LA PAYSANNE AU LABOUR

 

Comme on le voit, de l'ensemble de sa vie, nous ne retenons le détail que d'un petit nombre de traits, qui peuvent suffire pour bien mettre en lumière tels actes de bonté, que nous connaissons de source certaine. C'est pour la même raison que nous voulons ajouter ici quelques anecdotes, menues par elles-mêmes, mais qui prouvent bien que, chez lui, profond était ce souci de bonté.

Celle-ci par exemple.

Un jour qu'il faisait route par la voie publique, une brave campagnarde, dans un petit champ qui bordait la chaussée, labourait. Il lui demanda pourquoi elle, femme, se mêlait ainsi d'un travail d'homme. Son mari, répond-elle, est malade depuis déjà quelque temps, la saison des semailles va passer, or elle est toute seule, elle n'a personne pour l'aider. ému de pitié devant cette détresse, il lui fait compter autant de pièces d'argent qu'il semblait rester de jours où il fût encore possible de semer, pour lui permettre de louer pour tout ce temps un homme qui lui cultivera sa terre, et, quant à elle, de laisser là ce travail d'homme.

Farder la vérité, c'est, dit saint Augustin, offenser la nature, et Dieu son auteur se détourne de tout ce qui y est contraire. Ce que je viens de raconter est peu de chose, mais ce sentiment d'homme juste, et pleinement accordé avec les lois de la nature, y met de la grandeur.

 

 

I.22.

29. — LES PETITS POIS

 

Une autre fois où il se trouvait aussi en route, un campagnard tout auprès, fauchait ses pois chiches. Les jeunes hommes qui précédaient leur seigneur, en prirent et se mirent à les mâchonner. Il s'en aperçut, poussa en avant son cheval, et d'une traite arriva auprès de l'homme, pour lui demander si ses garçons ne lui avaient pas volé des pois. " — Non, maître, dit-il, c'est moi qui leur en ai donné. " Le seigneur, alors : " — Bien, bien ! Dieu vous le rende. "

 

 

I.23.

30. — LES CERISES

 

Une autre fois encore, et tout pareillement, ses serviteurs avaient préparé à manger à l'ombre de cerisiers : les branches pendaient chargées de fruits déjà mûrs ; avant son arrivée à lui, lesdits serviteurs avaient coupé de ces branches. Le paysan de l'endroit vint protester : il le paya, à prix d'argent.

On dira peut-être que ces faits ne valent pas d'être racontés. Mais, par ces petites choses, c'est l'âme d'un homme que guide la crainte de Dieu que nous pensons ainsi mettre en lumière, pour donner indirectement à comprendre que cet homme, qui ne négligeait pas les petites choses, ne pouvait pas en venir aux chutes en matière plus grave Est-ce que le sentiment que la veuve exprima par ses deux pièces de menue monnaie ne fut pas loué par le Seigneur ?

 

 

I.24

31. — LAISSEZ-PASSER POUR DES SERFS FUGITIFS

 

Envers les gens qui étaient ses sujets, il était si bienfaisant, il était si complaisant, qu'il faisait en cela l'étonnement de ceux qui en étaient témoins Aussi lui faisaient-ils souvent le reproche de se montrer faible et pusillanime, en laissant des gens de rien, pour sa faiblesse bien connue, lui causer des torts. Or, il était très rare, alors que les maîtres ont d'ordinaire la colère facile, de le voir, si peu que ce fût, s'irriter contre ceux qui lui adressaient ce reproche.

Il lui arriva ainsi un jour de rencontrer un groupe assez important de ses colons qui, abandonnant leur colonie, se transféraient dans une autre province. Les ayant reconnus, il leur demanda où ils partaient ainsi avec tout leur matériel. Parce qu'il les avait traités injustement, répondirent-ils, alors qu'il les avait comblés de bienfaits. Les hommes d'armes de son escorte engageaient leur maître à leur faire donner le fouet et à les forcer de réintégrer leurs chaumières, qu'ils venaient d'abandonner. Il n'en voulut rien faire. C'est que, il le savait, lui et eux n'avaient au ciel qu'un même Seigneur, qui, lui, au contraire, avait coutume, selon l'Apôtre, de renoncer aux menaces, et qui n'avait pas l'habitude de lever contre l'orphelin la main de sa puissance. En conséquence, il les laissa partir où ils pensaient devoir se trouver mieux, et leur donna toute autorisation de s'y établir

Une chose que je n'ai pas pu sans rougir entendre récemment forger par quelqu'un, c'est qu'il n'aurait absolument pas été dans ses habitudes de remettre au débiteur son gage : c'est tout à fait faux, car on a le témoignage de personnes qui l'ont souvent vu renoncer, non seulement à une majoration du gage, mais à la dette elle-même.

 

 

I.25.

32. — CADEAUX ET CRÉANCES

 

Ses paysans, ou même ses clercs, qui l'aimaient tendrement et comme un père, lui apportaient fréquemment des pains de cire : il les recevait comme il eût fait de riches cadeaux, avec force remerciements. Mais il ne voulait pas qu'on brûlât de cette cire-là à son usage personnel ; il recommandait de l'employer uniquement pour les luminaires à entretenir devant l'autel, ou devant les saintes reliques, qu'il faisait toujours prendre avec lui dans ses déplacements. Et pour le cas où on n'avait pas sous la main d'autre cire que celle-là pour son service, ses domestiques, soit pour l'éclairer lui, soit pour leur travail à eux, faisaient provision d'écorce de bouleau ou de torches de pin.

Mais alors, puisqu'il mettait tant de soin à éviter que des présents qui lui étaient faits gracieusement fussent affectés à des usages privés, comment admettre qu'il ait pu exiger en rigueur la rentrée de ses droits de wadium ? Bien mieux, ce qu'on lui devait en droit strict, il en faisait souvent de lui-même remise à ses débiteurs.

Il renonçait pareillement, suivant le précepte de l'Apôtre, à user de menaces avec ses serviteurs. Il supportait, à l'occasion, même d'être volé, et fermait les yeux, selon le mot du même Apôtre , sur le pillage de ses biens.

 

 

I.26.

33. — SAUF-CONDUIT POUR UN HOMME QUI VIENT DE LE VOLER

 

Un exemple, pour prouver ce que nous disons là.

Une fois, un voleur avait pénétré de nuit dans sa tente. A l'accoutumée, un cierge était allumé devant son lit. Lui, il se trouva qu'il ne dormait pas. Car il s'était fait une habitude, sur sa couche, de se rassasier à l'amour du Christ et à sa douceur, en s'appliquant à la prière.

Le voleur, cependant, promenait partout des yeux attentifs, tout occupé de découvrir quelque objet qu'il pourrait emporter. Il aperçoit par hasard un petit coussin, muni d'une taie de soie. Il avance la main, et le tirait à lui, quand le seigneur : " — Qui es-tu ? ", lui dit-il. Pris de peur, et tout interdit, le voleur ne savait comment se tirer de là. Le seigneur lui dit : " — Fais ce que tu as à faire, et sors avec précaution, si tu ne veux pas qu'on te surprenne. " Et c'est ainsi qu'il décida le voleur à sortir en toute liberté en emportant le produit de son larcin.

Qui voyez-vous autre que Géraud pour en avoir agi de la sorte ? Moi, en tout cas, ce geste me paraît plus digne d'admiration que s'il avait métamorphosé le voleur en bloc de glace raide comme pierre.

 

 

I.27.

34. — LE MARCHAND DE VENISE

 

A quel point il veillait à ne pas tomber dans la faute contre laquelle l'Apôtre met en garde : " — En affaires, ne lésez pas votre frère ", ici encore un exemple le mettra en évidence.

Un jour qu'il s'en revenait de Rome, et passait près de Pavie, il campa non loin de la ville. Des Vénitiens, comme aussi un grand nombre d'autres personnes, s'empressèrent de venir le voir. Car, sur tout ce parcours, il était maintenant bien connu, il était même hautement réputé chez tout le monde pour sa piété et pour sa libéralité.

A leur habitude, des marchands allaient et venaient au milieu des tentes, demandant si on n'avait pas quelque chose à acheter. Certains d'entre eux, parmi les plus considérés, se rendirent à la tente du seigneur, et ils demandaient aux serviteurs si le seigneur comte (car c'est de la sorte que tous l'appelaient) ne voudrait pas bien acheter, soit des manteaux, soit quelque sorte d'épices. Lui-même alors les fait appeler, et leur dit : " — J'ai acheté à Rome ce qu'il me fallait ; mais je voudrais bien que vous me disiez si j'ai fait bonne affaire. " Alors il fait apporter devant eux les manteaux qu'il a achetés. L'un d'eux était d'une très grande valeur. Un Vénitien le remarque, et demande ce qu'on l'a payé. On lui dit la somme. " — Je suis sûr, reprend-il, que, si c'était à Constantinople, il y coûterait encore davantage. " A ces mots, le seigneur fut tout saisi de crainte, dans l'horreur, eût-on dit, d'avoir commis une faute très grave. Ayant rencontré en chemin, plus loin, des Romées de sa connaissance, il leur fit remettre l'argent que, au dire des Vénitiens, le manteau valait de plus qu'on ne l'avait payé, en leur indiquant où exactement ils avaient trouvé le vendeur du manteau.

Pour d'autres sortes de péchés, il est assez habituel de voir les gens concevoir du repentir, et songer à s'amender ; il est rare — rare est même trop dire — de voir un autre que Géraud se désoler d'être tombé dans le genre de péché dont nous venons de parler. A n'en pas douter, c'est qu'il savait, lui, que tout péché offense Dieu, et ne consentait pas à offenser, même en la plus légère matière, Celui qu'il aimait de toute son âme.

 

 

I.28.

35. — L'ASSISTANCE AUX INDIGENTS

 

I1 n'oubliait pas non plus que la justice des chrétiens doit surpasser celle des Pharisiens. Aussi, outre la dîme qu'il faisait très exactement acquitter sur toutes ses récoltes, il en faisait également mettre de côté la neuvième partie, qu'il distribuait au fur et à mesure des besoins des pauvres. Puis, quand besoin aussi s'en faisait sentir, on achetait des vêtements pour les pauvres, au fur et à mesure qu'il s'en présentait. De plus, il prenait constamment avec lui de l'argent, pour donner aux pauvres qu'il rencontrait en chemin, secrètement autant que possible, soit de sa main, soit par quelqu'un de connivence avec lui sur ce point.

Et comme le produit de ses champs et de ses vignes lui était amplement suffisant, on n'a pourtant jamais entendu dire que ses fermiers s'en soient à l'occasion approprié quelque chose ; et lui non plus jamais ne voulut acheter de terres, sauf un petit champ qui se trouvait enclavé dans une de ses propriétés, alors qu'au contraire les riches, sur ce point-là, prennent d'ordinaire si vite feu, sans tenir compte de la terrible malédiction du Prophète : Malheur à vous qui ajoutez sans cesse maison à maison, et sans cesse accumulez terre sur terre. C'est que Géraud , docile au précepte de l'évangile, se contentait de ses revenus.

Et de même que lui ne maltraitait personne, et ne commettait jamais d'injustice, de même l'ordonnateur du monde, le Seigneur, gardait en sécurité tout ce qui relevait de lui contre toute agression des gens sans aveu et des pillards. C'est qu'en vérité son domaine s'étendait sur tant de propriétés, en tant d'endroits de provinces diverses, que, comblé de biens comme il l'était, on pouvait le dire véritablement riche propriétaire. Et pourtant cette quantité considérable de terres ne lui inspirait nul orgueil, pour la raison, selon le mot du Psalmiste, qu'il ne désirait rien sur la terre hormis le Seigneur. Rien d'étonnant que le Seigneur lui ait fait don de ce surcroît, puisque c'est le royaume de Dieu, lequel prime le reste, qu'il lui demandait.

Quoi qu'il en soit, Dieu lui avait accordé un tel accroissement, il fut si continûment couvert et protégé, que le mot de Job semble s'appliquer parfaitement à lui : Tu l'as entouré d'un rempart, et ses biens sur la terre sont allés croissant.

 

 

I.29.

36. — LE DOUANIER DE PLAISANCE

 

Pour qu'on voie bien comment il savait vaincre le mal par le bien, selon le précepte de l'Apôtre, nous en prendrons pour exemple le fait suivant :

...Plus loin, il arriva au port de Plaisance. Survint le clerc qui en avait la charge. Car, c'est l'usage dans ce pays-là, il comptait prélever sur les Romées un gros droit de passage. Or, se mettant, je ne sais pourquoi, en colère, il débitait des propos si furieux que, par ses invectives tout à fait injustifiées, il allait faire perdre patience à l'évêque de Rodez ainsi qu'aux autres nobles personnes du groupe. Par bonheur, l'homme de Dieu, se plaçant devant eux, car il craignait de voir s'élever une querelle, calma ses compagnons de voyage, et arrêta ainsi sur leurs lèvres la réponse sans aménité qu'ils auraient faite. Quant au clerc, il l'adoucit par quelques mots aimables, et lui remit quelques menus cadeaux.

 

 

I.30.

37. - AUTRE FUGITIF

 

C’est donc à juste titre que tout le monde l’aimait, car de son côté il aimait tout le monde.

Racontons à ce sujet comment il se comporta envers un colon qui avait abandonné sa terre : exactement comme s’il se fût agi d’un ami.

Au cours du même voyage, en effet, il rencontra ce fugitif, qui avait quitté son municipe quelques années auparavant. Les gens chez qui il vivait alors le traitaient comme un personnage de haut rang et riche. Les serviteurs du seigneur Géraud le rencontrèrent donc et le lui amenèrent tout tremblant de peur. Lui le prit à part et lui demanda comment il se portait. Il sut par lui que, dans ce pays-là, il était fort considéré. " Eh bien ! répondit-il, ce n’est pas moi qui vais te faire déconsidérer. " Il recommanda alors à ses hommes de ne pas aller divulguer ce qu’il avait été dans son pays d’origine. Puis, sous les yeux des voisins de cet homme, il lui fit quelques petits présents, et, soit en s’entretenant avec lui, soit en prenant son repas avec lui, il lui marqua des égards très particuliers, avant de prendre en paix congé de lui.

Qui donc, en dehors de Géraud, en eût agi de la sorte ? Mais lui le fit parce que, au lieu d’être l’esclave de l’avarice, il s’était entièrement voué à la miséricorde.

 

 

I.31.

38. — LE BON SAMARITAIN

 

Toujours dans ce même voyage...

Un homme originaire de la région de Bourges s'était, non loin de Rome, fracturé la hanche. Abandonné par ses compagnons, il était resté seul avec sa femme. Un nommé Boniface, un des hommes d'armes du seigneur Géraud , le trouva par hasard, et, au récit de sa détresse, l'amena audit seigneur Géraud . " Voici, maître, lui dit-il, j'ai trouvé à votre goût, et je vous l'amène, certain de vous faire plaisir, c'est cet homme que voilà, il a grand besoin d'assistance. " L'homme de Dieu fut tout heureux de le prendre désormais sous sa garde : il le fit convenablement soigner, puis le ramena jusqu'à la ville de Brioude. Là, il lui fit en outre remettre dix sous, pour lui assurer les ressources nécessaires à son rapatriement.

Ces faits, et autres du même genre, attestent chez lui cette disposition à compatir que le souffle de Dieu insufflait si profondément en lui.

 

 

I.32.

39. — FIDÈLE A SES SERMENTS

 

Sachons-le toutefois : il faut que la récolte de blé croisse de pair avec l'ivraie, et que la mauvaise herbe qu'on a semée par-dessus le grain de blé le mette tout ce temps à la gêne. Et voilà pourquoi il fallut que le perfide Caïn exerçât Abel le juste à la patience. Géraud lui aussi—à l'exemple de Job dont on va jusqu'à nous montrer en lui le frère des dragons et le compagnon des autruches —,fut fréquemment en butte aux agressions de certains seigneurs des provinces voisines. C'est que la République chrétienne connaissait alors une période de troubles graves, et l'insolente audace des marquis avait fait passer sous leur autorité les vassaux du Roi. Or, par de nombreux cas d'expérience, preuve était faite que, pour parler comme l'Écriture, le Tout-Puissant prenait parti contre les ennemis de Géraud . Ainsi, ils le trouvèrent toujours à tel point invincible, que les mauvais coups qu'ils tentaient de monter contre lui, se retournaient au contraire sur eux, selon qu'il est écrit : Qui creuse pour son prochain une fosse, y tombera lui le premier.

Guillaume, duc d'Aquitaine, malgré sa valeur morale, et bien que digne d'éloges à bien des égards, une fois parvenu à une exceptionnelle puissance, tâcha d'obtenir de Géraud — pas par menaces, seulement par prières — qu'il abandonnât le service du Roi pour se donner à lui. Lui ne voulut absolument pas d'une amitié dont le comte s'arrogeait illégalement l'octroi. Il lui confia toutefois son neveu, du nom de Raynal, accompagné d'un important contingent d'hommes d'armes. Guillaume ne lui en tint pas rigueur : il n'oubliait pas que son propre père Bernard l'avait lui-même, alors adolescent, confié par amitié audit seigneur Géraud. Aussi, pour le bon souvenir qu'il gardait de leurs années de vie commune, il lui portait depuis lors la plus extrême considération. Quand il y avait raison pressante, il venait s'entretenir avec lui. Mais parfois, sous le charme et l'agrément de son amabilité Guillaume, à force de prières, obtenait de lui qu'il restât plus longtemps avec lui. Souvent même, des affaires à régler l'amenant à se déplacer, il l'entraînait plus loin avec lui.

 

 

I.33.

40. — DU PILLAGE EN TEMPS DE GUERRE

 

C'est ainsi qu'une fois il lui fallut se porter en armes contre certaine région, et y rester un long temps. Géraud y était avec lui. Or, à la longue, l'argent des soldes, qu'avaient apporté les bêtes de somme de Géraud , s'épuisa peu à peu. Et sa troupe, courant après le butin, sous couvert de pourchasser les ennemis de Guillaume, ravageait tout ce pays. Craignant pour leur vie, les habitants abandonnaient leurs biens, et prenaient la fuite : impossible de trouver quelqu'un qui eût pu vendre des` vivres à ses serviteurs. Rien à acheter ; il leur était d'autre part interdit de toucher à quoi que ce fût qui provenait des pillages : il lui fallut, par suite, au cours de cette expédition, supporter d'assez étroites privations. C'est qu'il ne pouvait souffrir d'accepter quoi que ce fût de la main des pillards, ne voulant pas, pour partager avec eux, se faire le complice de leur péché.

Mais il suivit jusqu'au bout son ami, et ces désagréments ne le firent pas abandonner. Certains se moquaient de lui : eux se gobergeaient avec le produit de leurs pillages, lui et les siens manquaient de tout. Beaucoup, il est vrai, jugeant plus sainement les choses, louaient sa sainteté, déplorant tout haut de se sentir incapables de l'imiter.

C'est de cette époque que date le surnom qu'il mérita désormais : tout le monde l'appellera communément Géraud le Bon.

 

 

I.34.

41. — GÉRAUD DÉCLINE UN MARIAGE DANS LA MAISON D'AQUITAINE

 

Il était si hautement estimé dudit Guillaume qu'il voulut lui donner sa sœur en mariage : leur mère Ermengarde le désirait vivement elle aussi, car elle portait à Géraud une sainte affection. Mais le Christ, Fils d'une Vierge, depuis longtemps lui avait inspiré un profond amour de la chasteté, et il s'y était dès sa jeunesse tellement attaché qu'il ne consentit pas à s'en laisser détourner même dans la perspective d'une aussi glorieuse union.

A quel point il avait en horreur les souillures de la chair, on peut s'en faire une idée si on songe qu'il lui était impossible d'éprouver sans s'en affliger l'effet des rêves nocturnes. Lorsque, au cours de son sommeil, il lui arrivait de connaître cette misère de la nature humaine, un chambrier de confiance, en prévision du cas, lui mettait toujours à part, en lieu approprié, des vêtements de rechange, du savon et un récipient d'eau. Il entrait là, et, comme il ne se fût pas permis de se montrer tout nu, le serviteur aussitôt fermait la porte et s'en allait. Fervent de pureté intérieure, il se gardait à tel point de l'impureté du corps que, même survenue dans le sommeil, il la lavait non seulement dans l'eau, mais aussi dans les larmes.

Ce comportement devait parfois paraître stupide : ce ne pouvait être qu'aux yeux de ceux dont l'âme souillée n'exhale que l'ordure des vices. Que la souillure soit naturelle ou volontaire, ils ne se soucient guère de laver leurs impuretés. Géraud , lui, savait qu'il est écrit : Mets toute ta vigilance à la garde du cœur. Et aussi : Qui néglige les petites choses, peu à peu ira à sa chute.

Comme je voudrais, lecteur, que tu sentes quelle haute estime il faut lui accorder pour avoir, comblé comme il le fut des biens de ce monde, et porté au faîte des honneurs de la terre, ainsi gardé sa chasteté ! Que pouvait-il réaliser de plus glorieux ? On ne peut lui demander rien de plus grand ni de plus beau. Le bienheureux Martin le déclare : Rien ne se peut égaler à la virginité.

 

 

I.35.

42. — CONFLITS AVEC LE COMTE DE POITIERS

 

De son côté aussi, le comte Adhémar insistait vivement pour qu'il se mît sous son autorité : tout ce qu'il essaya pour lui arracher cette décision fut inutile. Mais ce n'est pas au seul dit Adhémar c'est tout pareillement au duc Guillaume, comblé de tout plus que quiconque en ce temps-là, qu'il n'estima pas devoir faire hommage. Il avait, Je pense, présent à l'esprit l'exemple de Mardochée, qui se refusa à fléchir devant l'orgueilleux Aman et lui rendre les honneurs que Dieu a voulus pour les rois. Mais, alors que l'amitié qui le liait à Guillaume semblait assurer entre eux la paix, par contre, afin qu'à un homme qui ne vivait que dans le Christ ne fît pas défaut la persécution, Satan monta contre lui le susdit comte Adhémar.

A la vérité, il eut beau multiplier les agressions de toute sorte il ne parvint pas à se le soumettre. Un jour pourtant, comme Géraud avait fait halte pour la nuit dans un pré avec un petit nombre de, soldats, Adhémar, y envoyant un espion, sut par là très exactement où il se trouvait et avec combien d'hommes. Tout heureux de l'occasion favorable qui se présentait de se saisir de Géraud , il rassembla son corps de troupe et le porta sur les lieux qu'on lui avait indiqués. Géraud , à ce qu'on raconte dormait au milieu des siens quelque part dans le pré. Mais Celui qui garde Israël ne sommeille pas non plus pour l'homme juste. Si, comme le dit l'Écriture, Dieu déroba aux yeux le prophète Jérémie, une intervention divine cacha de même Géraud , si bien qu'ils firent tout le tour du pré, puis reprirent par le milieu, sans pouvoir le trouver. Adhémar alors, devant l'échec de sa tentative, et fort dépité de voir son mauvais coup déjoué, battit en retraite.

Et le juste, pour parler comme l'Écriture, par l'innocence de ses mains, ajouta encore à la grandeur de sa gloire dans le Seigneur.

 

 

I.36.

43. — LE CHÂTEAU D'AURILLAC ASSIÉGÉ

 

Car les satellites du comte Adhémar s'emparèrent aussi de son château. A cette nouvelle, Géraud prit avec lui le peu de soldats qu'il se trouvait avoir sous la main, et se porta en hâte vers sa citadelle. Mais Adhémar, de son côté, avec une troupe importante, se préparait à rejoindre ceux qui l'avaient occupée. Il n'en était plus très loin, mais, comme Géraud l'avait devancé pour venir investir la place, il fit stopper ses hommes, qui volaient plus qu'ils ne couraient, et leur dit : " — Commençons par voir quelle quantité de combattants Géraud peut bien avoir autour de lui, puisqu'il a eu l'audace de nous devancer pour venir investir la place. Il ne se serait pas jeté dans ce dangereux cas, s'il n'avait pas le renfort d'un certain nombre de paysans. " Ayant dit, il envoya en reconnaissance un groupe de cavalerie légère. La nuit était tombée : malgré cela, les éclaireurs n'hésitent pas un instant, ils y courent, et explorent soigneusement l'état des choses du camp de Géraud . Seulement, et comme il arrive ordinairement de nuit, apercevant plus ou moins bien, de loin, des pierres blanches, ils les prirent pour les tentes des assiégeants. Ils rentrent immédiatement, affolés et livides, auprès d'Adhémar, et lui racontent qu'ils ont repéré un camp d'une énorme étendue. Au retour, en effet, ils avaient rencontré une bonne femme à qui ils avaient raconté l'affaire, et c'est par elle que dans la suite l'homme de Dieu fut mis au courant de la vision qu'avaient eue ces fameux explorateurs. Adhémar, en tout cas, démoralisé ainsi que sa troupe par ce signe d’en-haut, retourna à ses affaires.

Dès le lendemain, les occupants du château, ne pouvant plus compter sur le moindre secours de la part d'Adhémar, demandent la paix à Géraud , sous réserve qu'il les laisse se retirer avec les honneurs de la guerre. Géraud , en homme de Dieu, le leur accorda aussitôt. Mais ses hommes furent très mécontents : ils ne pouvaient admettre qu'on ne leur enlevât pas au moins les armes. C'est pourtant la bonté de Géraud qui eut le dernier mot : il leur interdit de bouger, et laissa aux ennemis toute liberté de passer pour s'enfuir par une porte de service. Il fit mieux : il y posta, à droite et à gauche, deux soldats en armes, avec mission d'empêcher que personne s'empare des bagages des hommes qui évacuaient la place.

Voilà comment Géraud chassa l'ennemi, et resta vainqueur, sans effusion de sang. Et voilà aussi comment le Christ, à sa manière à Lui, ajouta à la renommée de son glorieux soldat par les adversités mêmes qu'il lui envoya.

 

 

I.37.

44. — AGRESSION AVORTÉE DU COMTE DE TURENNE

 

Godefroy, le célèbre comte de Turenne, réunit un jour de la troupe pour une expédition inopinée contre cet homme de Dieu, et soit le provoquer au combat, soit dévaster les terres de son ressort. Mais il lui arriva une chose : il se blessa à l'épée même dont il venait de s'armer, tellement qu'il dut renoncer à poursuivre le chemin qu'il avait entrepris. Il comprit finalement que sa blessure était la punition du tort qu'il allait faire à l'homme de Dieu, et il renonça à ses mauvais desseins, en s'apercevant qu'un mot de Moïse s'appliquait très bien à son cas : Fuyons devant Israël, car le Seigneur combat pour eux contre nous.

 

 

I.38.

45. — LE CHÂTEAU D'AURILLAC ENVAHI PAR SURPRISE

 

I1 arriva pourtant que le frère du susdit Adhémar fit un jour clandestinement irruption dans la place qui, sur la hauteur, domine le monastère. Mais, sachant, par l'expérience que d'autres avaient pu en faire, que Dieu combattait pour Géraud et lui donnait toujours de l'emporter sur ses ennemis, il n'osa pas s'attarder dans la place. Du moins, faisant main basse sur tout ce qu'on pouvait emporter avec soi, il se hâta de fuir.

Peu de temps après, devant le blâme que d'honnêtes gens lui exprimaient au sujet de cet exploit, il restitua tout, et, venant se présenter à l'homme de Dieu, il lui demanda pardon pour la sottise qu'il avait faite.

Déjà en effet, aux yeux de tous ceux qui le connaissaient, Géraud jouissait d'un tel prestige que quiconque lui eût porté tort, eût cru avoir commis une sorte de sacrilège, et eût été convaincu que cela ne lui porterait pas bonheur. De fait, bien que les fils des ténèbres aient suscité bien des ennuis à ce fils de la lumière — nous en avons raconté quelques-uns, il y en eut bien d'autres—, malgré cela partout où ce lui fut possible, il ne négligea jamais son devoir dé protéger les pauvres gens. Quand on lui causait du tort, en effet il accordait facilement son pardon, si bien qu'on eût pu croire qu'il avait plus à cœur de pardonner que ses ennemis de se réconcilier. Il portait toujours peine d'abord pour les pauvres gens, son âme ressentait pour eux grande compassion, et il se désintéressait plus facilement de son sort à lui que du leur.

Un médecin digne de ce nom, s'il gît à terre blessé, penserait aux soins à donner aux autres blessés : Géraud tout pareillement, quand on lui faisait un mauvais coup, n'oubliait pas pour autant de donner sa protection à ceux qu'il voyait sans ressources.

 

 

I.39.

46. — CLÉMENCE ENVERS LES AGRESSEURS

 

I1 était, pour ses ennemis, à ce point invincible qu'ils voyaient tout au contraire retomber sur eux les mauvais coups qu'ils tentaient de monter contre lui. On en a la preuve dans plusieurs des faits racontés ci-dessus, en voici maintenant un autre exemple.

Adelhelm, frère du comte Adhémar, ne se contenta pas des torts qu'il avait causés audit seigneur Géraud lors de son irruption dans le château d'Aurillac, torts, nous l'avons vu, qu'il lui avait si volontiers pardonnés : sa perversité restait déchaînée, et sans trêve l'excitait à aller s'en prendre à notre saint. Il réunit donc une troupe de satellites, et tenta de pénétrer dans le château alors que le seigneur Géraud se trouvait assister à la grand’messe. Les hommes qui étaient dehors, l'ayant vu de loin se jeter en avant au pas de course, fermèrent immédiatement la porte. A l'intérieur de la place, il y eut grand vacarme de cris, et les soldats qui assistaient à la messe avec leur seigneur, voulaient aller voir ce qui se passait. Lui les arrêta d'un mot, et leur interdit de sortir avant la fin de la fonction divine. Pendant ce temps, les satellites d'Adelhelm parcouraient les alentours du château, mais ils ne trouvèrent à prendre que sept chevaux. Ils les emmenèrent. Et voyant que leur coup de main avait échoué, ils se hâtèrent, tout penauds, de battre en retraite. On raconte aussi que l'homme de Dieu, après avoir défendu à ses soldats de bouger, prenant un psautier, fut d'un bond à la tribune, et là se mit à chanter je ne sais plus quel passage des psaumes...

Quant à ce tyran qui était venu affliger le cœur du juste, il ne lui fut pas donné de rentrer chez lui dans l'allégresse. Je vais dire une chose étrange, elle serait même presque incroyable, si elle n'était rapportée par un témoin tout à fait digne de foi : c'est que, de leurs chevaux à eux, il en périt, en un très bref laps de temps, une soixantaine. Adelhelm lui-même mourut quinze jours après, et dans des circonstances effrayantes : un violent coup de vent, à l'endroit où il gisait, balaya soudain tout. Le témoin, présent devant nous, est Malbert, le moine bien connu qui à Limoges prêche si souvent au peuple la parole de Dieu. On lui avait confié la garde, à Turenne, du trésor de Saint-Martial de Limoges, qu'on avait emporté en ce lieu par crainte de la gent païenne. Les voleurs des chevaux, eux, à la vue de ces fâcheux événements, rendirent ses bêtes à l'homme de Dieu.

 

 

I.40.

47. — COMMENT GÉRAUD CAPTURE ET APPRIVOISE LE " LOUP " ARNAL

 

Malgré tout, il se voyait bien parfois obligé d'user des moyens que sa puissance mettait à sa disposition, et de faire courber la tête aux mauvais sujets par la force des armes.

Il en fut ainsi pour certain triste sire, du nom d'Arnal. Cet homme avait en sa possession un petit bourg fortifié, qu'on appelle Saint-Cernin : de ce repaire, tel un loup du soir, il se jetait sur les domaines de Géraud . Celui-ci, au contraire, homme de paix s'adressant à quelqu'un qui haïssait la paix, allait jusqu'à lui faire des cadeaux, à lui faire don d'armes de guerre, pour essayer d'adoucir par les bons procédés cette nature sauvage. L'homme, dans sa grossièreté bornée, attribuait tout cela non pas à de la bonté, mais à de la lâcheté, et s'acharnait toujours plus effrontément sur lesdits domaines. Géraud , comprenant enfin que cette sottise de dément ne se laisserait brider que par les coups, rassemble un corps de troupe et se porte contre la petite forteresse.

Un succès inespéré lui permit d'arracher cette bête féroce de son gîte sans la moindre perte de vie humaine. Il était là, devant lui, tout honteux. Au lieu de reproches humiliants, il fit appel, tout autant qu'il le fallut, à sa raison. L'autre, tout tremblant, répondit en termes très humbles et suppliants. Alors l'homme de Dieu lui dit : " — Eh bien ! tu as compris, maintenant, que tu n'es pas assez fort pour tenir contre moi ? Alors, calme tes emportements, cesse désormais de donner cours à tes mauvais instincts, sinon tout te retombera, et encore plus rudement, sur la tête. Toi, personnellement, ajouta-t-il, je vais te rendre la liberté, sans souci ni d'otage, ni de serment quelconque de ta part. Je ne veux même pas t'enlever quoi que ce soit de tes biens, en compensation des pillages à quoi tu as pris l'habitude de te livrer. "

Et c'est ainsi qu'après l'avoir dompté par la force, il relâcha cet homme, qui par la suite se garda soigneusement d'oser s'en prendre aux domaines de Géraud .

 

 

I.41.

48. — À LA GARDE DE DIEU !

 

Nous l'avons dit plus haut, il voyait peu à peu ses adversaires abandonner la partie, sous la terreur d'une crainte sacrée. Car, bien qu'à l'exemple de Job il fût le frère des dragons et le compagnon des autruches, les bêtes des champs le laissaient en paix. Sa propriété personnelle était Postomia, mais dans la suite il lui échut un si grand nombre de vastes domaines, qu'il avait la possibilité d'aller et venir jusqu'à la grande montagne du Gréon en faisant étape uniquement dans des chapelles à lui ; et, malgré cette extension, il ne se voyait point obligé de confier la garde de telle ou telle de ses fermes à quelque vassal doté de solides moyens.

Sauf toutefois pour une modeste terre qu'on appelle Taladiciacus. L'endroit, en effet, se trouvait situé tout à fait à l'écart de ses autres terres, avec, pour voisins, de fort méchantes gens. Ses intendants le poussèrent à en confier la garde à un certain Bernard. Ce fut contre son gré, et même contre sa volonté expresse. Il s'y résigna pourtant, et dit en riant de son mieux : " —Voilà qui est bien ! C'est pour m'apprendre qu'il vaut mieux se fier à Dieu qu'à un homme ".

Si nous avons tenu à rappeler ce petit fait, c'est pour qu'on voie bien que, chaque épreuve que Dieu lui envoya, il en fit objet non de tristesse mais d'humilité. On y voit aussi la preuve que cet homme vécut de la foi : il sut en effet toujours s'abandonner aux dispositions de la Providence divine ; il n'oublia jamais que sur la terre, comme le dit l'Ecriture, rien ne survient sans raison.

 

 

I.42.

49. — SAINTETÉ ET FORTUNE

 

Par cet exposé sommaire de son activité extérieure et de son genre de vie ordinaire, on n'aura nulle peine à constater que cet homme eut toujours un très vif souci de justice, et que, fidèle au précepte de l'Apôtre, il vécut dans la modération des désirs, la piété, la justice.

Du moment donc qu'il s'appliqua de façon irréprochable à l'observation des préceptes de justice du Seigneur, il ne paraîtra extraordinaire à personne que, de son côté, la miséricorde du Seigneur se soit envers lui grandement signalée. Aussi, à ceux qui trouveront incroyable tout ce que propage maintenant la renommée au sujet de ce même saint homme, nous demandons instamment de reconsidérer son cas avec plus de soin et d'attention.

Un point peut faire difficulté, savoir, son haut rang dans le monde. Justement, il faut accorder que plus haute et plus louable est la vertu qui, ayant tout pour se repaître d'orgueil, incline au contraire humblement la cime de sa puissance. C'est qu'il n'est nul pouvoir qui ne vienne de Dieu. Et Dieu, selon l'Écriture, ne rejette pas les puissants, puisqu'il est puissant lui-même. Par conséquent, bien qu'il ait été comblé de la gloire du siècle, on ne doit pas trouver extraordinaire que Dieu glorifie aujourd'hui encore un homme qui a travaillé à la gloire de Dieu par l'observation de ses commandements. Ne trouve-t-on pas puissance et guerres chez le roi David, chez un Ezéchias, chez un Josias ? De même dans les temps modernes, on l'a aussi fait remarquer pour certains personnages, comme par exemple le roi d'Angleterre Oswald : Dieu les glorifie par des miracles pour avoir mis tout leur zèle à le glorifier lui-même par l'observation de ses commandements.

Pour tout dire, c'est à toutes les époques de la vie de la terre que Dieu daigne dans sa bonté opérer bien des choses qui vont à stimuler en nous le sens religieux dédaigné et négligé. C'est la raison pourquoi l'Apôtre a dit que Dieu n'a laissé aucun temps sans rien qui témoigne de Lui. Ce témoignage passe même parfois par des cœurs ingrats : ainsi par exemple, du temps de Moïse, que de miracles furent accomplis pour des gens dont il écrit que la faveur divine n'alla pas à la plupart d'entre eux. Et tels de ces miracles à peine croyables ont l'attestation de personnes véridiques et tout à fait autorisées, par exemple saint Jérôme concernant un individu d'abord redoutable bandit qui, dans la suite, converti au Christ, arrêta le soleil assez longtemps pour pouvoir achever un voyage, et puis pénétra corporellement, toutes portes fermées, auprès de ses disciples.

Si donc Dieu, qui fit des merveilles pour nos pères, daigne, de notre temps encore, opérer des miracles pour rendre vie au sens religieux si négligé, cela par le truchement d'un homme qui, comme aux jours de Noé, a été trouvé juste, doit-on le considérer comme incroyable ? Mais il nous faut, bien plutôt, Le glorifier, Lui qui, ne voulant laisser aucun temps sans un témoignage de sa bonté, et fidèle à sa promesse, ne cesse de combler son peuple de ses bienfaits.

Ce qui concerne les faits et gestes de notre saint après qu'il se fut totalement livré et consacré au service de Dieu, nous réservons pour le Livre suivant ce que nous avons à en dire. Pour le moment, mettons le point final à celui-ci en invoquant le nom de Dieu.

 

 

 

II.

LIVRE II

 

LE MOINE DE DÉSIR

 

 

PRÉFACE

 

Ceux qui, à la légère, contestent les mérites du seigneur Géraud, auraient réponse à leurs doutes s'ils voulaient bien, avec attention, examiner et étudier ce que fut sa vie.

Du haut pour ainsi dire d'un tribunal, ils entendent décider s'il doit ou non être dit saint, alors que la chose relève du seul jugement de Dieu, qui fait habituellement passer par les méchants les miracles qu'il destine à l'utilité des bons.

Oui, ils auraient pleine satisfaction par l'attestation des miracles que le Christ daigne opérer par lui, soit de son vivant, soit depuis sa mort.

D'autres voudraient tirer avantage de Ce que — à ce qu'ils disent — Géraud fut d'un haut rang, et pourtant est un saint. Ceux-là, nous voudrions les convaincre de ne pas trop vite s’en féliciter : à moins, en effet, de vivre dans la pauvreté spirituelle, à moins aussi — comme il le fit lui-même — d'imprégner de religion leur haut rang social, leur Cas ne pourra pas ne pas être grave. Le rapprocher, comme ils font, du sien, pèsera même lourdement contre eux, pour avoir pu, Comme lui, Vivre dans la justice, et ne l'avoir pas voulu : effrénés mangeurs et buveurs, dirai-je — sans en exclure tels qui font profession de religion —, gens ingénieux à se trouver des excuses pour leurs péchés, et qui, coupe en main, déclarent couramment : — " Bah ! il mangeait bien de la viande, Géraud , et pourtant c'est un saint ! "

 

La profession religieuse qui est la leur devrait leur interdire ce langage. Car à un laïc bien des choses sont permises, qui ne le sont pas à un moine. Si Adam fut puni, ce n'est pas parce qu'il y avait dans le paradis terrestre un mauvais arbre, mais parce qu'il passa outre à une interdiction. Géraud usait très licitement de ce que comportait son rang, parce qu'il se gardait par ailleurs de tout ce qui est illicite de nature, et qu'il partageait sa nourriture avec les pauvres. Il savait que le vin nous a été donné pour être pris avec sobriété. La viande, Elie aussi en a mangé, et il fut pourtant jugé digne d'être enlevé au ciel. C'est cependant par la convoitise qui en pousse aussi d'autres qu'Esaü perdit pour un plat de lentilles son droit d'aînesse. Disons-le donc : le cas est tout autre, de Géraud , et des gens qui parlent de la sorte.

 

Ceux en particulier qui, dans leurs radotages, prétendent qu'on ne saurait l'appeler ni confesseur ni martyr, qu'ils sachent, ceux-là, qu'on peut dire de lui et l'un et l'autre : cela, d'ailleurs, qu'il s'agisse de lui, ou aussi bien de tout homme qui porte sa croix en -résistant aux forces du péché, ou glorifie Dieu par ses bonnes actions.

Car on confesse Dieu par les actes, saint Jean en témoigne quand il dit : En ceci nous savons que nous le connaissons : si nous observons ses commandements ; et on le renie aussi par les actes, comme l'Apôtre le dit de certains : i1s confessent connaître Dieu, mais ils te renient par leurs actes.

Ainsi donc, puisqu'on appelle ici confesseur celui qui confesse Dieu, et que d'autre part c'est par Ies actes qu'on le confesse ou qu'on le renie, on a d'autant plus raison d'appeler Géraud confesseur qu'il a confessé Dieu par des actions davantage dictées par la justice.

 

Quant aux judaïsants, qui réclament, eux, des miracles, que font-ils donc de Jean-Baptiste dont on lit dans l'Écritureque, mise à part sa naissance, on ne lui voit aucun miracle ?

Dans la vie de Géraud , ils ne manquent pas tout à fait. Pourtant, la seule réponse que nous ferons, ce sera celle-ci : C'est en ne mettant pas ses espérances dans l'argent et les trésors que, pour parler comme l'Écriture, il a mis le miracle dans sa vie.

 

 

II.1.

 

51. — LE DÉSIR DE DIEU

 

Combattant de l'armée céleste, au cours de ses longues luttes sur la scène de la vie de ce monde, il dompta énergiquement les bataillons des vices . C'est que, portant en lui le verbe de vie, au milieu d'une nation perverse, il y brillait comme une lampe allumée. Et, comme il fallait qu'il connût l'épreuve au plus noir de l'orage, L’ennemi, dans sa malignité, s'efforçait, tant par lui-même que par ses satellites, et par toutes les ruses dont il pouvait disposer, d'étouffer cette flamme. Mais il va sans dire que, comme la flamme agitée par le vent n'en est que plus fortement attisée, il en fut de même pour l'étincelle de l'amour divin dont le cœur de Géraud encore tout enfant commença déjà à brûler : la pluie des tentations ne parvint jamais à l'éteindre. Bien plutôt, au fur et à mesure qu'il avançait en âge, maîtrisant peu à peu tous les penchants au mal, on voyait chaque jour croître en lui la vigueur des vertus.

Il s'ouvrait déjà à toutes les ascensions de l'âme ; il s'élevait déjà, selon le mot du Prophète, plus haut que toutes les hauteurs terrestres. Vous auriez dit les premiers feux de l'aurore de sa sainteté préparant le plein éclat du jour ; vous auriez dit un lis croissant parmi les épines et qui, plus il atteignait à sa pleine croissance, plus il s'épanouissait en fleurs de vertus, plus il les déployait et étendait de toutes parts.

 

Comme s'il eût ainsi dominé de très haut les choses de ce monde, tous les désirs de son âme s'attachaient au bonheur d'en-haut. Et, ce désir du ciel le pénétrant profondément de sa lumière, elle lui permettait de discerner tout de suite les ténèbres des concupiscences de ce monde. Ne dois-je pas appeler ténèbres les concupiscences terrestres qui aveuglent les amis du monde au point de leur faire préférer ce qui n'est que vanité ? Géraud , lui, avait appris à distinguer ce qui a du prix et ce qui est sans valeur, et il jugeait indigne de lui d'aller lécher la terre, quand il se savait appelé à partager la table de l'Agneau céleste.

Des gens qui l'affligeaient beaucoup, c'était ceux qui, pour l'amitié du monde, se font les ennemis de Dieu. Et, pour avoir goûté comme est doux le Seigneur, il se refusait à approcher ses lèvres d'eaux clandestines, même encore plus douces. Des personnes qu'il plaignait davantage encore, c'était ceux qui, selon le mot du bienheureux Job, courent, en criant, ronger quelque racine de genévrier, il entend par là : les passions, fertiles en amères piqûres. Aussi les grandeurs de ce monde, dont il était abondamment comblé, le mépris qu'il en avait les avait mises sous ses pieds. Cependant, de même que les gens habiles font tout concourir à leur intérêt il cherchait sans cesse le moyen d'administrer de telle sorte les biéns dont il avait la possession temporelle qu'ils lui fussent le gage d'un bonheur éternel.

 

 

II.2.

52. — " MOINE OUI, MAIS DANS LE MONDE ", LUI DIT SON AMI L'ÉVÊQUE DE RODEZ

 

Il convoqua donc Gausbert, évêque pleinement digne de louanges et de vénération, avec un certain nombre d'autres honorables personnes, pour leur faire part, en toute simplicité, d'un projet qui lè tourmentait.

Ce seigneur Gausbert était très aimé de l'homme de Dieu, et leur commun zèle pour la sainteté mettait entre eux une grande intimité.

 

Il éprouve, leur déclare-t-il, un vrai dégoût pour la vie présente, il voudrait prendre l'habit religieux : il compte donc se rendre à Rome, et faire don, en forme de testament légal, à saint Pierre, prince des Apôtres, de tous ses biens.

 

Après un long échange de vues, le serviteur de Dieu Gausbert, qui considérait la chose sous son plus sérieux aspect, lui conseilla finalement de garder, extérieurement du moins, l'habit séculier, dans l'intérêt général de la population de sa province ; par contre, de suivre son désir de consacrer ses biens au bienheureux Pierre.

 

Lui, ne voulant pas paraître s'obstiner à défendre ses plans avec une excessive opiniâtreté et commettre ainsi une désobéissance, donna son assentiment.

 

Toutefois, en conformité avec le mot de l'Apôtre qui déclare que, Juif — mot dont le sens est : louange de Dieu ; on le sera bien plus profondément et plus vraiment dans le secret du cœur que devant le public, il se fit faire une tonsure de forme particulière, qui restât invisible aux hommes, bien visible à Celui qui d'en-haut nous suit tous de Son regard. Voici : il se fit couper la barbe, et désormais on passait le rasoir sur sa tête, lui coupant aussi en partie les cheveux, en forme de couronne. Afin de tenir la chose absolument secrète, à certains de ses chambriers qui étaient au courant, il fit jurer de ne jamais, lui vivant, la révéler, pour quelque raison que ce fût.

` On peut donc le penser, en se comportant de la sorte, il a mérité une double récompense. D'une part en effet, l'ardeur de son amour pour le Seigneur le fit devant Dieu travailler sans cesse à l'œuvre de sa conversion ; d'autre part, dans la ferveur de sa charité envers le prochain, il se contraignit, pour mieux rester à son service, à garder malgré lui l'état extérieur de vie dont il ne voulait plus. En vérité, quelle existence pouvait-il mener plus agréable à Dieu que celle-là, où il ne négligerait rien des services à rendre à tout le monde, sans rien retrancher des voies et moyens de sa perfection personnelle ? Vie, nul n'en doute, qui eut d'autant plus de prix qu'elle était au service du grand nombre, tout en restant connue de Dieu seul.

 

Et Dieu, dirons-nous avec l'Écriture, conduisit de telle sorte le cours de ses desseins que, tout en se voyant contraint à épouser Lia, il n'eut pas à renoncer aux tendresses qui lui étaient les plus chères, celles de Rachel.

 

 

II.3.

53. — LA " COURONNE " MONASTIQUE

 

Pour bien cacher sa tonsure, il trouva un moyen facile. Il se faisait couper la barbe, comme étant plutôt un embarras, et, tandis que sur le cou il portait les cheveux longs, sur la tête il cachait la couronne en la recouvrant d'une sorte de turban qu'il ne quittait jamais.

 

Par ailleurs, sur ses habits de lin il portait en outre une pelisse, pour la raison que ce genre de vêtement est d'usage courant chez les clercs aussi bien que chez les laïques. Mais il ne voulut jamais avoir deux pelisses à la fois en sa possession. Quand il fallait absolument lui en mettre une nouvelle, il faisait sur-le-champ donner l'autre à un pauvre.

 

Quant à son épée, s'il montait à cheval, il la faisait d'ordinaire porter en avant de lui par le premier homme qui se présentait : jamais il ne la touchait lui-même de sa main. De son baudrier et des ornements de son ceinturon, il avait depuis longtemps fait faire une croix d'or. Il ne montait autant dire jamais un cheval richement harnaché.

 

Par là, et par d'autres comportements du même genre, on voyait assez quel était son souci de vie simple, et à quel point il dédaignait le haut rang qui était le sien.

 

 

II.4.

54. — LE LEGS A ROME

ET LA FONDATION DU MONASTÈRE D'AURILLAC

 

Après s'être ainsi, quant à lui, totalement voué au service de Dieu, il voulut aussi consacrer ses biens au Seigneur, et, dans ce but, il partit pour Rome, où il légua son insigne domaine d'Aurillac au bienheureux Pierre, prince des Apôtres, cela par un testament en forme, avec toutes les clauses complémentaires qu'il fallait pour que les moines qu'il avait l'intention d'y faire venir eussent tout le nécessaire en fait de subsistances. Ardent en effet était son désir d'y créer un établissement monastique, où des cénobites, avec un Abbé de leur Ordre, mèneraient la vie de communauté.

Il s'engagea aussi pour une contribution annuelle à verser au Trésor de Saint-Pierre.

Une fervente générosité d'âme lui avait dicté ces projets. Comme convenu avec lui-même, il partit donc, et, par la faveur divine, il lui fut donné de réaliser ce qu'il avait décidé.

Dès son retour, il fit rassembler d'un peu partout tailleurs de pierre et maçons, et fit entreprendre des fondations pour la construction d'une église en l'honneur de saint Pierre. Mais Satan, qui jalouse toujours les gens de bien, trouva je ne sais quel moyen de tromper les prévisions des maîtres d'œuvre. Ils firent les fondations sur un terrain peu solide, et alors qu'on avait déjà sacrifié à la dépense une somme fort importante bien que les murs ne s'élevassent encore pas très haut, les pierres de taille déjà mises en place se disjoignirent tout à coup et s'écroulèrent.

Notre Saint ne s'en laissa pas décourager à l'excès. Il est écrit : Le juste ne se laisse pas attrister par le premier accident imprévu. I1 garda la ferme confiance qu'en dépit du retard qu'allaient ainsi subir ces travaux, la récompense du travail ainsi retardé n'en serait pas, elle, pour autant perdue. I1 comprenait que c'était par la volonté de Dieu que lui avait été occasionné ce coûteux accident. Mais, en presque tous nos actes, c'est une loi générale : plus de tranquillité on a en quelque chose qu'on veut faire pour Dieu, plus de difficulté on aura à le mener à terme. Déjà d'ailleurs dans l'ordre de la nature ce qui monte trop vite tombe non moins vite, et ce qui croît péniblement durera plus longuement.

 

 

II.5

55. — L'ÉGLISE DU MONASTÈRE

 

Quand vint le temps du Carême, l'air désormais plus clément fut aussi plus propice à la construction. Géraud , par un certain matin, ses prières habituelles une fois dites, sortit du château, qui domine l'emplacement. Il fit quelques pas, porta ses regards dans les diverses directions, et se mit à calculer à part lui l'endroit le plus approprié pour y jeter les fondations de son église. Il se détermina finalement pour un endroit qu'y prédestinait déjà la divine Providence.

Sur son ordre, les ouvriers reparaissent, l'ardeur se rallume, les travaux interrompus sont repris, avec la prudence voulue on hâte le travail commencé, et on donne les justes proportions et le style de plein cintre à l'église que son père avait jadis construite en l'honneur de saint Clément.

Car, nous l'avons déjà dit, son père était très religieux, comme il est naturel de quelqu'un dont les ancêtres furent eux-mêmes si pieux.

 

 

II.6.

36. — MAIS, LES MOINES, OÙ EN TROUVER ?

 

Cependant qu'on poursuivait la construction de l'édifice, il ne cessait de réfléchir sur le moyen de trouver des moines de .mœurs éprouvées, et susceptibles de venir l'habiter avec intention d'y mener la vie régulière. C'est là chose rare à trouver, et, dans l'embarras que lui causait cette difficulté, il ne savait que décider.

 

Alors il envoya un certain nombre de jeunes gens de famille noble au monastère de Vabres : l'observance de la Règle y était dans toute sa ferveur, et il espérait en conséquence que dans cette communauté ces jeunes gens seraient formés sur un parfait modèle de vie régulière.

 

L'un d'eux vit encore, et ce que nous disons là dudit bienheureux .Géraud , c'est lui qui nous le raconte pour l'avoir vu de ses yeux, c'est lui qui l'écrit de sa main.

 

On rappelle bientôt les jeunes gens en question. Mais, faute de maîtres, et sous l'effet de la faiblesse de volonté ordinaire à la jeunesse, ils se laissèrent bientôt aller au relâchement. I1 en résu1ta que les projets de Géraud ne purent prendre corps : il fallut en venir à porter l'un d'eux à la tête du groupe. Mais lui aussi persista dans cette vie relâchée, et le serviteur du Seigneur en sourit profondément, n'ayant pas les moyens de le corriger, ni d'en trouver un autre à lui substituer. Les voyant, tous de connivence, prendre ainsi le chemin d'une vie déréglée, il allait répétant, avec de profonds soupirs, le mot de David : Seigneur, mets en déroute les plans d'Achitophel.

 

 

II.7.

57. — GÉRAUD ET SA DÉTESTATION DE LA TIÉDEUR CHEZ LES MOINES

 

A5ais il lui arrivait parfois de laisser échapper des lamentations au sujet de ces hommes qu'il voyait rouler vers le mal. Et il formulait tout haut sa plainte : par leur attachement au monde, ces hommes allaient à leur perte ; la piété disparaissait ; l'iniquité débordait de toutes parts ; de la plupart des cœurs s'enfuyait l'innocence, des bouches la sincérité.

 

Mais il refusait de se mêler de leurs disputes : il priait seulement le Dieu tout-puissant de rétablir chez tous la paix ; il faisait à cette intention célébrer des messes, et reprenait souvent le mot d'Ezéchias : Seigneur, qu'au moins sur mes jours luisent la paix et la vérité ; et cet autre : Oh ! comme la sainteté se fait rare ! oh ! que les fils des hommes maltraitent la vérité t

 

 

II.8.

58. — ÉTAT MONASTIQUE ET ÉTAT LAÏC

 

La nostalgie qui le consumait pour les choses du ciel et le faisait se déprendre de celles de la terre, il l'apaiserait, espérait-il, s'il pouvait trouver des compagnons qui partageraient les mêmes sentiments. De jour et de nuit le poursuivait cette obsession ; il ne parvenait pas à chasser de son âme son ardent désir de rassembler une communauté monastique, et il s'en entretenait souvent avec ses gens de maison et son entourage.

 

Ce désir le tourmentait en effet à un tel point qu'il lui arrivait de s'écrier : " Qui m'obtiendra de trouver de saints moines ? Je suis tout prêt en retour à accepter de leur donner tout ce que je possède et de passer le reste de ma vie à mendier ! Cet engagement, rien ne me le ferait différer... "

 

Son entourage, alors, lui faisait parfois observer " Les moines ne manquent pourtant pas dans nos pays ! et on en trouverait plus qu'il n'en faut pour venir se grouper ici selon vos veux. "

 

Lui, avec une courageuse franchise, émettait cette opinion :

 

" Si les moines, disait-il, mènent la vie parfaite, ils sont comparables aux saints anges ; mais s'ils se mettent à regretter la vie du siècle, c'est aux anges apostats, déchus du ciel leur patrie, qu'à juste titre, pour leur apostasie à eux aussi, on les compare. Je le confesse devant vous, un bon laïque est incomparablement meilleur qu'un moine qui manque sans cesse à ses résolutions.

 

— Mais alors, lui faisaient-ils remarquer, pourquoi tous ces dons que vous avez l'habitude de prodiguer aux cénobites non seulement du voisinage, mais aussi de bien plus loin ? "

 

Lui alors, avec son humilité coutumière, de déprécier ce qu'il faisait pour eux : " Moi, leur dit-il, mais je ne fais pour eux vraiment rien ! :.. Si cependant, comme vous le prétendez, je faisais pour eux quelque chose, je suis fermement assuré de la vérité des promesses de Celui qui s'est engagé à ne pas laisser sans récompense un verre d'eau donné en son nom. A eux de voir ce qu'ils peuvent bien être aux yeux de Dieu. Il reste vrai que celui qui accueille un juste en tant que juste, recevra la récompense promise au juste ".

 

Ce qu'il disait là, et d'autres paroles de ce genre, fait assez voir que les charmes de cette vie lui étaient à charge, qu'il brûlait du désir du ciel, qu'il voulait se défaire de tous ses biens, si n'avaient pas fait défaut des personnes à qui il pût raisonnablement les remettre. Le proverbe bien connu dit vrai : passera pour fait, ce qu'on a eu la volonté de faire. C'est la raison pourquoi celui qui hait son frère est déclaré homicide. Et Jean l'Évangéliste, bien que mort très paisiblement, est tenu cependant pour avoir bu le calice de la Passion. Et par conséquent, si ce qu'on a eu la volonté de faire est compté comme fait, on ne peut absolument pas refuser à Géraud la récompense de ceux qui ici-bas ont renoncé à tout.

 

 

II.9.

59. — SON " MONASTÈRE " DOMESTIQUE

 

Ainsi, c'est contre tous ses désirs qu'il était retenu dans le siècle. Et, bien que lui fissent défaut des compagnons avec lesquels il eût aimé renoncer à ce même siècle, il s'adonnait cependant tout entier, avec une ardeur admirable, à l'œuvre de Dieu. Il était si empressé à écouter les saintes lectures, en alternance avec les prières, tantôt avec d'autres personnes, tantôt tout seul, qu'on se demande vraiment comment il a pu y apporter une telle application, ou se faire une règle de toujours réciter un nombre si considérable de psaumes. Cela, alors surtout qu'il avait sans cesse d'autres affaires à débrouiller.

 

Car il ne s'opiniâtrait pas au point de laisser de côté les occupations indispensables. Toutefois, après leur avoir donné le maximum de soin qui s'imposait, il se hâtait bientôt d'aller retrouver la douceur, qu'il goûtait si fort, de la psalmodie.

 

L'attitude pleine de respect qui était la sienne à l'église, on ne saurait la décrire comme il le faudrait : on eût dit qu'il contemplait pour ainsi dire quelque vision céleste, et que son visage émerveillé traduisait ce sentiment du Prophète : Vivant est le Seigneur, en présence de qui je me trouve. Mais un exemple va l’illustrer parfaitement.

 

C'était la fête du dimanche de l'Ascension, fête qui doit être solennisée, et il avait fait diligence pour venir la célébrer au monastère de Solignac. Car il lui eût été intolérable de réciter sans solennité aucune l’office d'une si grande fête, ou encore, comme on le fait trop souvent, de ne la célébrer qu'en pressant et abrégeant le cours de la célébration.

 

Quand il arriva, les moines du couvent, comme il convenait pour un personnage de son rang et de sa valeur, lui préparèrent siège et prie-Dieu, et recouverts d'étoffes précieuses. Lorsqu'après avoir visité les diverses chapelles, il eut pris place, les religieux commencèrent leur office solennel, qui, selon l'usage, fut très long. Mais le seigneur Géraud , jusqu'à la fin, resta tellement perdu en contemplation qu’on ne le vit ni s'asseoir, ni même s'appuyer tant soit peu sur le prie-Dieu, et l'immobilité du corps manifestait assez la dévotion de son âme et la constance de son attention.

 

Pour nous, hélas ! il n'en va pas de même ! On dirait que notre prière s'adresse à un Dieu qui ne nous voit pas, et c'est d'une voix pompeuse beaucoup plus que d'un cœur simple que nous chantons les louanges divines ! Et alors que voix et intelligence des paroles devraient marcher de pair, notre voix doit sans cesse courir après notre légèreté d'esprit ! Géraud , lui, se ressouvenait de ce mot de 1'Apôtre : Nous sommes sous le regard de Dieu, et il se comportait comme étant en présence du juge qui voit tout.

 

 

II.10.

60. — GUÉRISON D'UN AVEUGLE

 

Dieu a daigné glorifier devant les hommes celui dont la fidélité à ses commandements Le glorifiait auprès de ceux qui les négligent. Bien que les temps de l'Antéchrist soient maintenant proches et que les miracles des saints y doivent prendre fin, Dieu malgré cela, se souvenant de la promesse qu'Il a faite de glorifier ceux qui te glorifient, a daigné glorifier son serviteur en lui donnant d'opérer des guérisons.

 

Ce pouvoir de guérir s'exerça de façon très particulière, car Géraud refusait par humilité d'imposer les mains aux malades, mais il lui arrivait fréquemment de les guérir alors même qu'il n'était pas là et alors même qu'il s'y refusait. Les malades, en effet, lui dérobaient l’eau tout simplement dont il se lavait les mains : elle les guérissait presque toujours. Mais, pour qu'on nous en croit plus volontiers, nous estimons devoir mentionner quelques cas.

 

... Nous parlions du monastère de Solignac... Tout près de ce monastère, un paysan avait un fils aveugle, et il y avait longtemps qu'il gémissait de se voir écraser sous les coups conjugués de cette cécité et de sa pauvreté, lorsqu'il reçut dans une vision le conseil d'aller trouver le seigneur Géraud , puis de verser sur les yeux de son fils l'eau dont notre Saint se serait lavé les mains. S'en remettant à cette vision, l'homme, quand il arriva, raconta le songe qu'il avait eu. A son récit, Géraud fut rempli de consternation et d'une véritable frayeur. Se refusant absolument à tant de présomption, il lui dit que tout cela n'était qu'illusion : " — C'est pour vous tromper! vous, et c'est pour me tromper, moi, et m'induire à des tentatives illicites. Demander de ces choses-là, c’est se bercer d'un fol espoir, • c'est s'égarer. " Le père de l'aveugle se prit à gémir, tourmenté comme il l'était à son sujet. Mais, comprenant que l'homme de 13ieu, en son humilité, ne consentirait jamais à sa requête, il fit seulement semblant de s'en aller de là, et d'un des serviteurs obtint l’eau en question. I1 rentre chez lui, et en lave, tout en invoquant le nom du Christ, les yeux éteints de son enfant, à qui la lumière fut rendue.

 

Un autre fait du même genre suivit de peu celui-là.

 

 

II.11.

61. — GUÉRISON D'UN ENFANT ESTROPIÉ

 

Près d'Aurillac demeurait un petit garçon estropié, qu'on avait mis, pour lui permettre de gagner sa vie, en apprentissage chez un menuisier. Lui aussi reçut en songe l'avis de se procurer pareillement de cette eau ; mais le menuisier, qui devait la lui apporter, sachant très bien que l'homme de Dieu était là-dessus d’humeur intraitable, n'osa pas en réclamer ouvertement : les gens de maison la lui procurèrent en cachette. Il la répandit sur ces membres qui refusaient leur service, et aussitôt la vertu divine qui agissait par elle les fendit à leur fonctionnement normal.

Le bruit s'en propagea peu à peu, et parvint en fin de compte à la connaissance du seigneur Géraud . Tout saisi de frayeur devant un fait si extraordinaire, il déclara [qu'il était dû], non à son mérite à lui, mais à la foi de ceux qui avaient donné de cette eau au menuisier. [Il voulut savoir qui l'avait donnée,] mais tout le monde s'entendit pour le lui cacher. Ne pouvant le savoir, il se porta à de violentes menaces contre qui dorénavant oserait encore en agir de la sorte : " — Si c'est un serf qui le fait, déclara-t-il, je lui fais couper la main ; si c'est un homme libre, je le chasse de chez moi. "

C'est qu'il ne redoutait rien tant que les louanges. Et alors qu'il comblait de bienfaits ses ennemis, il était au contraire très dur à l'égard des flatteurs.

 

 

II.12.

62. — GUÉRISON D'UNE AVEUGLE

 

A Postomia, où il avait une de ses plus belles terres, une aveugle recouvra la vue avec l'eau dont il se lavait les mains. Tout le monde le sut bientôt ; à lui on le cacha avec le plus grand soin, surtout parce qu'on craignait pour celui de ses serviteurs qui avait donné l'eau à cette femme. Car ses gens se gardaient de prendre à la légère les menaces terribles qu'il avait proférées naguère sur ce point : ils savaient très bien que, s'il attrapait le coupable, il ne s'en sortirait pas impunément.

 

 

II.13.

63. — L’HUMILITÉ DU THAUMATURGE

 

Le fait se reproduisit encore alors qu'il séjournait à la petite église qui se trouve auprès du domaine qu'on appelle Crucicula. Une autre femme, qui faisait partie de sa domesticité, avec l'eau que sa main avait touchée, recouvra semblablement la vue. Dès que la chose vint à sa connaissance, sans retard il fait chercher qui a donné l'eau, dépiste l'homme, nommé Rabboldus, et le renvoie immédiatement de chez lui.

Toutefois, quelque temps après, un homme de la noblesse, nommé Ebbon, vint le raisonner, et lui dire que c'était peut-être aller contre la volonté de Dieu que de négliger ainsi, sous le prétexte d'une humilité mal comprise, ce don que lui accordait le Ciel, et d'abandonner à leur triste sort ceux qu'il eût soulagés ; ce don, qui lui avait été sans doute accordé pour eux, il valait mieux, ajoutait-il en faire usage, quand ils venaient le supplier sur des sujets d'extrême nécessité, pour leur en procurer le bienfait. Il n'avait pas à craindre, disait-il encore, d'en tirer vanité, puisque ce n'était pas de gloire qu'il était désireux, ni non plus de se montrer en cela présomptueux, étant donné que ceux qui recouraient à lui alléguaient un avertissement du ciel, et alors surtout que, comme l'expérience l'avait démontré, la grâce de la santé recouvrée, qu'on l'avait supplié d'obtenir, plus d'une fois avait été effectivement accordée sans qu'il eût lui-même rien su.

Ainsi poursuivait-il, avec un parfait bon sens. Géraud , lui, poussait des soupirs, versait des larmes : il craignait, disait-il, d'être le jouet d'une ruse du démon, qui saisissait ce moyen de l'abuser, et qui, pour le cas où il eût jamais fait quelque bien, se fût par là arrangé pour lui arracher la récompense ainsi méritée. Finalement pourtant, soit à force de prières, soit vaincu par ces raisons, il reprit chez lui l'homme qu'il en avait chassé, et, à la femme dont nous avons parlé, fit remettre douze écus.

 

 

II.14.

64. — PRIÈRE ET CHARITÉ

 

Convaincu que la vie spirituelle se maintient mieux par l'alternance qu'on aura su établir entre la prière et la lecture, il se faisait lire, nous l'avons dit, les paroles saintes. Il adopta même l'usage de la lecture au repas, et son lecteur ne devait pas l'omettre même s'il y avait à table des invités.

Parfois cependant, il consentait à arrêter la lecture, et, aux gens instruits qui pouvaient se trouver là, il faisait alors donner des explications sur ce qu'on venait de lire. Ceux à qui il s'adressait ainsi le priaient d'ordinaire de prendre plutôt lui-même la parole : il finissait par leur céder, s'exprimant très bien, et montrant qu'il connaissait la question aussi bien qu'un homme de la partie. Il veillait toutefois à ne pas couvrir de confusion les clercs présents.

Quand tout le monde, après le repas, se retirait chacun de son côté, à lui on faisait encore la lecture, particulièrement de ce qu'on avait passé des textes lus par ailleurs à l'église.

Alors qu'il s'occupait ainsi à écouter une lecture, personne n'eût facilement pris sur soi d'aller le déranger pour une affaire quelconque. Car, selon le mot de Job, il savait se faire craindre de ses inférieurs, et le moindre regard de lui produisait toujours son effet .

Pour ce qui concerne ses entretiens et sa conversation, ils ont laissé un merveilleux souvenir. Là où il pouvait laisser libre cours à la gaieté, il était extrêmement agréable à écouter. Si c'était des reproches, par contre, qu'il avait à faire, on eût dit des coups d'aiguillon, qu'on redoutait presque plus que les verges.

Il était très lent à donner, mais ce qu'il avait une fois donné, il ne le reprenait jamais.

S'il était au courant de la mauvaise réputation d'un prêtre, il n'allait pas pour autant en concevoir du mépris pour sa messe : il savait très bien que ce saint mystère, ce ne sont pas les péchés d'un homme qui peuvent en compromettre la grandeur.

Exigeant ou indulgent selon le cas lorsqu'il s'agissait de juger .les actions d'autrui, il ne savait que rabaisser les siennes propres. A vrai dire, il s'en remettait pour elles à Celui qui les regarde du haut du ciel, et cela avec d'autant plus de soin qu'il leur accordait à part lui moins de prix.

 

 

II.15.

65. — … SUAVIS EST DOMINUS...

 

Comme il laissait, pour ainsi parler, sans cesse entrer plus à flots en lui le désir du ciel, sa parole était à tel point nourrie de l’abondance du cœur, que cette bouche désormais ne faisait presque plus entendre que la loi de Dieu. I1 avait en effet retenu à son usage diverses paroles de l'Écriture qui semblaient spécialement indiquées pour les divers devoirs de la journée. Par exemple celle-ci, pour le matin avant d'avoir encore dit mot : Mets ô mon Dieu, une garde à ma bouche, et à mes lèvres un poste de surveillance, et d’autres du même genre, qu'il appliquait aux diverses circonstances, comme par exemple au réveil, au lever, en se chaussant, en mettant ses habits ou son ceinturon, et plus encore lorsqu'il partait en voyage ou entreprenait un travail quel qu'il fût, tellement que, pour parler comme l'Apôtre, il semblait faire toutes choses au nom du Seigneur.

Aussi bien, s'il lui arrivait de s'asseoir un instant, soit tout -seul, soit en compagnie, on le voyait parfois méditer longuement et en silence on ne sait quoi, verser d'abondantes larmes, et, tout secoué d'émotion, laisser échapper du fond de sa poitrine de grands soupirs, si bien qu'il était facile de supposer que son âme se fixait ailleurs et ne trouvait pas ici-bas son bonheur.

De ses silences comme de ses paroles, on peut dire que sa bouche faisait entendre la louange du Seigneur, et que la méditation de son cœur le tenait sans cesse en sa présence.

 

 

II.16.

66. — MOINE " DANS LE SIÈCLE "

 

On savait très bien autour de lui qu'il aspirait de tout l’élan de son âme, à l’habit religieux. Cependant, il savait voir les choses comme elles sont, et, se disant qu'on a beau faire profession extérieure de cet admirable plan de vie, si on s'y laisse séduire par l'amour du monde, on n'en tombe que plus lourdement de p1us haut, il jugea préférable de rester où il était, plutôt que de tenter, sans collaborateurs de vertu éprouvée, une entreprise aussi difficile.

Ainsi donc, à s'en tenir à ses désirs, il pratiqua fidèlement, par son attachement pour le Christ, la profession monastique. Et c’est un titre de gloire véritablement exceptionnel que, sous l'habit séculier, tout mettre au service de ce dessein de vie religieuse, de même qu'il est non moins honteux, sous ce même habit religieux, de ne rechercher que la vie du siècle.

Cet homme, donc, ne trouvant pas, nous l'avons dit plus haut, des frères avec qui mener tous ensemble une sainte et heureuse vie commune, l’exil de cette vie lui était sa charge. Et, semblable à la colombe de Noé, qui jadis, ne trouvant pas au dehors où se poser, retournait à l'Arche et à Noé lui-même, notre Saint, parmi les flots de ce monde, allait demander au secret de son cœur le repos délicieux qu'était pour lui le Christ. I1 ne faisait pas comme le corbeau en se jetant avidement sur le cadavre du plaisir des sens : son âme refusait de demander consolation aux honneurs de la vie présente, son bonheur était de penser à Dieu, et elle retournait sans cesse au secret de son cœur, comme à une Arche, pour y chanter sa joie.

Car il n'eût pas supporté de voir plus longtemps dans son cœur l'iniquité, par crainte de voir de son côté le Seigneur rejeter sa prière. Pour mieux dire, ces péchés qui sont le lot obligé de l'humaine condition, et qui nous paraissent à nous de si peu d’importance, mais qu'il considérait, lui, comme graves, i1 prenait sans cesse un tel soin de s'examiner à leur sujet, qu'il pouvait après cela fermement espérer de la clémence divine la rémission des impiétés du cœur. Voilà pourquoi son Roi et Maître, avec bonté, le gardait en droit chemin en Sa présence, et accordait à la voix de sa prière une attentive bienveillance.

On veillait par ailleurs si soigneusement à ce qu'il fût toujours reçu et logé non loin d'une église, que, sur tout un long cours d'années, il ne passa jamais de nuit à l'écart d'un oratoire, sauf une, celle de la fête des saints Innocents, où il se trouva en chemin. Sa suite comptait toujours un nombre important de clercs, pour pouvoir, avec eux, assurer rigoureusement l'office divin. I1 faisait de même emporter avec lui tous les objets indispensables aux fonctions d'église, pour pouvoir, avec le maximum de soin et de respect, assurer le ministère du service divin, particulièrement les jours de fête.

Pour l'office de nuit, il devançait largement tout le monde à l'oratoire, et, l'office terminé, il avait coutume de s'y attarder seul, trouvant alors d'autant plus de douceur que c'était davantage en secret, à savourer les délices des joies intérieures. Parfois cependant, il sortait, joyeux et gai, soit, selon la circonstance, pour aller se coucher, soit pour aller retrouver ses gens.

Voilà quelle était sa manière de vivre, au point qu'aucun esprit droit ne pouvait pas ne pas être dans l'admiration, à voir couler en lui la grâce divine avec une telle abondance. Mais cette manière de vivre, il la faisait passer jusque dans ses habitudes extérieures, si bien que ses serviteurs savaient d'avance comment, à telle époque de l'année, il allait se comporter.

 

 

II.17.

67. — LE PÈLERINAGE DE ROME

 

I1 s'était fait une habitude d'aller assez souvent à Rome. On savait déjà qu'il y alla à plusieurs reprises. Nos informateurs sont en mesure de préciser : sept fois.

Toujours voir la lumière est un désir instinctif de la nature humaine : lui, en homme de profonde vie spirituelle qu'il était, ressentait le vif désir spirituel de voir ces deux grands luminaires du monde que sont saint Pierre et saint Paul. Les voir eux-mêmes en personne, il n'y prétendait pas encore. Alors, il rendait fréquemment visite à leurs tombeaux et à leurs basiliques, et il légua tous ses biens audit bienheureux Pierre. I1 s'était assigné pour loi de revenir tous les deux ans à leur tombeau, emportant en même temps — comme pourrait le faire un esclave qui irait implorer son maître — dix sous suspendus à son cou (84 bis), à titre de redevance pour son Maître à lui. Seulement, qui pourrait convenablement faire comprendre quelle dévotion il mettait dans l'accomplissement de sa promesse ?

I1 était si libéral pour les indigents qu'autant dire aucun pauvre n'était oublié dans ses largesses, or dans ce pays, c'est en foule qu'on les rencontre. C'est qu'il avait le ferme espoir d'être exaucé pourvu qu'il entendît lui-même la clameur des pauvres. Aux monastères qui se trouvaient sur sa route, il faisait également d'abondantes largesses. Aussi la réputation de son extrême libéralité s'était-elle répandue un peu partout. Moines, pèlerins, les pauvres, les personnes chez qui il prenait logement, tous, à la saison qui voit d'ordinaire passer les Romées, posaient avec insistance la question : le comte Géraud venait-il cette année-là ? ou encore : quand devait-il venir ? I1 n'est pas jusqu'aux Marruques, habitants des glaces alpestres, qui n'aient estimé qu'il n'y avait pour eux rien de plus lucratif que de transporter les bagages de Géraud par les crêtes du mont Joux.

 

 

II.18.

68. — LE VOLEUR DE CHEVAUX

 

Un jour qu'il faisait ce chemin, arrivé dans une ville nommée Asta, un voleur lui déroba deux de ses bêtes de charge. Mais quand le voleur parvint à un certain ruisseau, il eut beau les pousser, impossible de les faire passer, tellement que les hommes du seigneur Géraud n'eurent qu'à se saisir de lui. Géraud récupéra ses bêtes, il laissa le voleur tranquille.

 

 

II.19.

69. — LE SAINT HOMME ALIBERT ET SON POISSON

 

Sur cette même route, il avait une fois dans sa suite un moine nommé Alibert, homme réputé pour son grand esprit de pénitence. I1 aimait en effet ce genre de compagnie, et, quand il lui arrivait de rencontrer ainsi quelqu'un qui menât une sainte vie religieuse, il goûtait beaucoup sa société.

Il arriva un jour qu'on n’eut aucun mets qu'on pût préparer pour l'ascète à manger avec son pain. Le seigneur, avec sa sollicitude, demanda à ses gens s'ils lui avaient préparé à manger comme d’ordinaire. Du pain, c'est tout ce que nous avons, répondirent-ils. I1 s'en tourmenta : " — Oh ! dit-il, qu'est-ce qui nous arrive là ! Pour nous, un repas complet ; pour le serviteur de Dieu, les restrictions. " Car ce jour-là n'était pas jour d'abstinence. Quand vint le moment de se laver les mains, Samuel — ici présent, c'est lui qui raconte le fait — , courant chercher de l'eau, trouva inopinément un petit poisson échoué sur la berge, et qui frétillait encore : il venait sous ses yeux de sauter hors de l'eau. I1 le saisit, et, tout joyeux, court l'apporter au seigneur. " — Tenez, lui dit-il, Dieu vous envoie ce poisson. Je l'ai trouvé par terre au bord de l'eau. — Deo gratias ", répondit Géraud . Tandis qu'on faisait frire, il entre dans sa tente, se met à genoux, et, les larmes aux yeux, fait une courte prière. C'était sa constante habitude : rien pour lui ne passait avant ]e Christ, et, tout au contraire, en toute occurrence, il lui faisait pieusement action de grâces.

Sa prière faite, il se lève, et tout le monde remarqua son air de joie. Tout le monde aussi se mit à table, et l'ascète eut' à manger` à Sa faim, il restait même encore de son poisson. " — Pourquoi donc, frère, insista le seigneur, ne veux-tu pas achever ce bien modeste poisson, puisque tu n'auras pas autre chose à manger ? " Le moine se dit rassasié. Le seigneur en goûta alors, pour voir s'il était bon. I1 lui trouva un goût excellent : il en put manger lui aussi à sa faim, et en distribuer, comme aliment béni, un petit morceau à tous ceux qui étaient.

Tous rendirent grâces, reconnaissant la main et le don de Dieu dans la découverte du poisson comme aussi dans le fait qu'il y eût eu tous ces restes. Car il avait tout au plus quinze centimètres de long.

 

 

II.20.

70. — L’AVEUGLE DE LUCQUES

 

Toujours sur le chemin de Rome, comme il venait d'arriver dans une ville de Toscane nommée Lucques, une femme se présenta à lui : un songe, lui dit-elle, l'avait avertie qu'il rendrait la vue à son fils. I1 fit là-dessus de vifs reproches à cette femme, laissa là le mulet qu'il montait, et s'éclipsa. La femme demandait partout comment elle pouvait s'y prendre pour obtenir de l'homme de Dieu la faveur espérée. Un des serviteurs se laissa aller à lui dire que l'eau dont il se lavait les mains avait déjà opéré des prodiges. Seulement, le seigneur Géraud , dont la demande de cette femme ravivait la méfiance, faisait tout de suite verser l'eau par terre devant lui. La femme le suivit partout, jusqu'au jour où il ne songea plus à faire jeter l'eau. Elle en obtint enfin, à son insu à lui. Elle alla en mouiller les yeux de son fils aveugle, et la vue lui fut aussitôt rendue. Quand l'homme de Dieu eut quitté la ville, ladite femme vint lui présenter son fils guéri.

Tous étaient dans l'admiration de ce qui s'était passé là ; lui allait son chemin, en pleurant silencieusement. Et personne n'eût osé en sa présence y faire allusion, non plus qu'à d'autres faits du même genre.

 

 

II.21.

71. — LA " FONT VINEUSE "

 

Je vais raconter quelque chose de tout à fait extraordinaire, et qui paraîtra peut-être même incroyable. Mais je m'en rapporte aux deux témoins qui le racontent.

L'homme de Dieu, nous disent-ils, rentrait d'Italie par la route qui de Turin vient aboutir à Lyon. Il avait déjà franchi les Alpes, et ils s'engageaient dans un endroit totalement dépourvu d'eau, paraît-il, mais on ne pouvait passer que par là. Or le vin de leurs outres lui-même vint à manquer. Comme cette région a depuis longtemps déjà été dévastée par les Sarrasins, l'eau d'autre part y faisant défaut, et le vin, naturellement, encore plus introuvable, une terrible soif s'empara d'eux. Ils essayaient de voir s'ils ne pourraient pas faire plus rapidement ce parcours en hâtant la marche, mais gens de pied et bêtes de somme n'en pouvaient plus. Le seigneur Géraud fut contraint de faire faire halte. Ses hommes étaient étendus dans l'herbe, découragés ; quant aux animaux de bât, sous l'aiguillon de la soif, ils erraient çà et là à travers les pâturages.

Un des clercs partit les chercher pour venir reprendre leur chargement : on ne voulait pas prolonger davantage la pause. Or, ce clerc rencontra un trou rempli d'un liquide. Très surpris, il voulut examiner ce que c'était, et se pencha dessus. Et voilà que le liquide exhala une odeur de vin.

Il revient tout joyeux vers le seigneur. " Je viens de trouver, lui annonce-t-il, quelque chose... je ne sais quoi... mais qui ressemble à du vin. — Tu n'es pas malade ! lui répond Géraud . Dieu fasse que ce soit déjà de l'eau que tu aies trouvée ! Du vin ! Dans ce pays ! " Notre bon clerc prend le premier récipient venu, va puiser un peu du susdit liquide, et le lui apporte. Sans conteste possible, ce qu'il avait apporté là offrait tant la couleur que l'odeur du vin !

Le seigneur alors donne l'ordre à ses chapelains de prendre la croix et les coffrets aux reliques, pour aller faire, sur le trou qui contenait ce liquide, les exorcismes de l'eau bénite. Après quoi, en invoquant le nom de Dieu, il leur dit de goûter pour voir ce que c'était. Ils constatèrent que c'était bien du vin. Grandement étonné et tout rempli de joie, l'homme de Dieu, avec eux tous, se tourna vers Dieu pour le remercier. Avant de boire lui-même, il fit donner à boire à tout le monde, sans cependant permettre à personne d'en emporter si peu que ce fût dans leurs flacons.

Soit dit sur la parole de ceux qui affirment avoir vu. Il reste néanmoins que, Si on songe à ce qui se passe actuellement encore à son tombeau, on incline à croire aussi bien ce qu'on raconte de lui pour ce temps-là que pour aujourd'hui.

 

 

II.22.

72. — AD LIMINA SANCTORUM

 

Cette route-là, notre Saint la fit souvent. Car ce n'étaient plus les palais des rois, ni les camps des gouverneurs des Marches, encore moins les réunions des grands, qui l'attiraient. C'est aux Consuls du ciel, savoir saint Pierre et saint Paul, qu'il désirait, nous l'avons déjà dit, faire plus souvent visite.

Pourtant il mettait toute sa ferveur de dévotion à fréquenter aussi d'autres lieux saints, comme par exemple le tombeau de Monseigneur saint Martin ou celui de saint Martial. Je suis convaincu qu'il contemplait en esprit la joie de cette armée des bienheureux, à la Cour du Capitole céleste. Et à la pensée que l'heure était proche où il leur serait réuni, il goûtait comme les prélibations de la joie de son Maître.

 

 

II.23.

73. — L'AVEUGLE DE SUTRI

 

On trouve au-delà de Sutri, plus précisément près du village nommé Saint-Martin, un endroit tout couvert de joncs où les Romées ont coutume de faire étape.

Les serviteurs y avaient monté les tentes. Le seigneur Géraud était dehors. Un aveugle se fit conduire en sa présence. Il se mit à le supplier humblement, ne demandant qu'une chose, que lui soit donne par grâce de l'eau que ses mains eussent touchée. " — Reste là, lui dit-il, et ne fais pas de bruit. " Il pénètre alors dans sa tente, et se met un instant en prière devant les saintes reliques. Ses serviteurs étaient occupés, chacun de son côté, à leurs charges respectives. Les voyant ainsi retenus ailleurs, et qu'il pouvait par conséquent procéder en secret, il appelle quelqu'un, et se fait amener en cachette l'hommes Alors, il se lave soigneusement les mains, trempe les doigts dans de l'eau propre et y fait avec les saintes reliques le signe de la croix. Dès que l'aveugle en eut imbibé ses yeux privés de la vue, il lui fut aussitôt accordé de voir.

L'homme de Dieu l'empêcha à toute force de crier, et il se mit avec lui à rendre grâces à la divine Majesté. Il prit ensuite un de ses vêtements, un curcinbuldus à ce qu'il paraît, le lui passa, et le fit emmener, en cachette toujours, hors de la tente.

 

 

II.24.

74. — L'AVEUGLE D'ABRICOLA

 

Le fait se reproduisit lors de son retour de Rome. Il arriva un samedi à une église proche de l'endroit où on remarque des meules de terre à soufre. Tout son monde voulait repartir dès le lendemain matin. Il s'y opposa : par respect pour le jour du Seigneur, il fallait, leur dit-il, rester là au moins jusqu'à none. [Cette prolongation eut même un avantage d'ordre matériel : après célébration d'une messe solennelle, et dès après déjeuner, on se mettait en route, lorsque survint un cavalier : il montait un cheval qu'on avait perdu à l'aller, et que le seigneur Géraud fit récupérer, sans faire aucun mal à l'homme qui le remettait].

Avant d'arriver à Abricola, un aveugle, assis au bord de la route, demandait à ceux qui passaient si avec leur troupe venait quelqu'un qu'on appelait Géraud. Or, un de nos frères, alors clerc régulier, se trouvait marcher dans le groupe du seigneur Géraud . Ce clerc, par dévotion, cheminait à pied. I1 arrive, tout fatigué, près de l'aveugle susdit. L'aveugle s'enquiert auprès de lui du seigneur Géraud . " — I1 est là, lui répond-il, sur mes pas. Mais pourquoi donc, ajoute-t-il, le réclames-tu avec tant d'insistance ? " L'aveugle lui dit alors : " — Voilà neuf ans que j'ai le malheur d'être aveugle. Or cette nuit, un songe m'a dit de venir ici, de demander Géraud pèlerin de Saint-Pierre, pour le prier de se laver les mains, puis dé verser de cette eau sur mes yeux privés de voir. " Sur ces mots, le clerc  s'arrête. Géraud , l'homme de Dieu, arrive à son tour. Il avait coutume de chevaucher isolément, pour se livrer plus à loisir à la psalmodie.

Il arrive. " — Le voilà ! " dit tout bas le clerc à l'aveugle. Et notre homme de le supplier de s'arrêter un instant. Et il lui raconte le songe qu'il avait eu. Le seigneur changea de visage, se fâcha tout rouge de ce qu'il venait d'entendre, et il se dispose à poursuivre son chemin. L'aveugle l'adjura en tremblant de rester encore, de secourir un malheureux, de ne pas lui refuser la faveur espérée. Et ceux qui se trouvaient là, tout spontanément, lui faisaient la même prière.

I1 réfléchit un moment. I1 se souvint, j'imagine, du dire de l'Apôtre, lui faisant un devoir de ne pas négliger la grâce qui lui avait été donnée. I1 répondit par une invocation qui lui était familière : Saints de Dieu, venez à mon aide . Et il s'arrêta.

C'est chose ordinaire avec tous ces accidents de terrain : un ruisselet coulait tout près de là. On va immédiatement chercher de l'eau. Lui descend de cheval, et se lave les mains, en disant : Que la volonté de Dieu soit faite. Et il se hâte de repartir.

L'aveugle n'a pas une hésitation : il s'applique de cette eau sur les yeux. Il ne fut pas déçu : le prodige eut lieu. La vue lui fut même rendue si instantanément qu'il se mit aussitôt à courir après lui en criant : " O saint Géraud ! ô saint Géraud ! Dieu soit loué ! je vois ! je vois ! " Lui cependant donnait de l'éperon à son mulet, pour ne pas entendre chanter ses louanges. Il traverse Abricola d'une traite, et de deux jours ses compagnons de voyage ne purent le rattraper.

Nous ferons une constatation : ces mains, par l'intermédiaire desquelles s'exerçait le pouvoir de guérir, brillaient de propreté, on n'y voyait pas la moindre tache, elles repoussaient tout présent corrupteur. Malheur, par contre, à ceux dont la droite est toute pleine de ces présents-là ! Car, selon qu'il est écrit, le feu dévore ceux qui acceptent volontiers des présents.

 

 

II.25.

75. — PRÉMONITION DE LA MORT DE GERVAL

 

On raconte de lui plusieurs autres anecdotes se rapportant à ces voyages : nous les passons à dessein, pour éviter d'être long. Ajoutons-en cependant une encore, pour la raison que le miracle y est d'une autre sorte.

Une fois, alors qu'il s'en allait à Rome, et qu'il se trouvait déjà en Italie, il entendit dans les airs une voix : quelqu'un le réclamait, pour lui faire savoir qu'il venait de mourir. Il lui sembla que c'était celle d'un nommé Gerval, qu'il avait laissé au pays. Il appelle donc de ses gens, et leur demande s'ils savent quelque chose de Gerval. Ils lui répondent qu'ils l'ont quitté malade. Il fait prendre note de l'heure et réciter à son intention les psaumes des obsèques. Au retour, il s'informe au sujet de cet homme : il constate qu'il a quitté ce monde le jour même où il avait de son côté entendu dans les airs cette voix.

 

 

II.26.

76. — RETRAITE VERS LE SILENCE ET LA PRIÈRE

 

Au terme des voyages que lui inspirait sa pieuse dévotion, son bonheur était d'aller vivre en des lieux plus solitaires, comme s'il, eût voulu suivre en cela l'exemple du Psalmiste, qui dit : Je me suis enfui au loin, et j'ai vécu dans la solitude. Il y cherchait le délassement du tourbillon des affaires du siècle et du vacarme des procès, afin de pouvoir se consacrer plus librement au service de Dieu.

Se trouvant de séjourner pour cette raison auprès de la chapelle qu'on nomme Catuseriæ , survint la fête des saints Jean et Paul. Une bonne femme de la campagne, étant allée à son petit jardin et s'y occupant à je ne sais quel travail, une grosse goutte de sang se montra soudainement sur sa main, et cette main, tout aussitôt, se mit à entrer. Prise de peur, la femme, avec ; de grands cris, accourt auprès de l'homme de Dieu, et le supplie d'avoir pitié d’elle. Lui fait aussitôt appeler ses clercs, et leur dit de célébrer la messe à l'intention de cette femme, puis de préparer de l'eau bénite, et d'en laver la goutte de sang, cependant que lui-même, en son humilité, se tenait à l'écart, pour qu'on n'allât pas lui attribuer le miracle s'il se produisait. De fait, dès qu'on eut lavé la main de cette femme, sang et enflure disparurent immédiatement : elle repartit guérie.

 

 

II.27.

77. — LE CERF DE CATUZIÈRES

 

Cet endroit-là était tout à fait ce qu'il cherchait, écarté, solitaire et il y faisait de fréquents séjours.

Un jour qu'il avait célébré à cette même église la fête de l'Assomption de la Mère de Dieu sainte Marie, la grand'messe achevée, il sortit retrouver ses gens. C'était son habitude, après les longues prières auxquelles il s'adonnait continuellement, de se prêter à l’entretien de qui le désirait, de façon que, si l'on avait quelque chose a lui dire, on eût ainsi le moyen de le faire. Il sort donc, ai-Je dit, retrouver son monde. L'homme chargé du ravitaillement lui dit alors : " — Nous sommes désolés, notre maître ; pour votre déjeuner, impossible, un jour de fête comme aujourd'hui ! de vous trouver autre chose que de la viande salée. " Il lui répondit : " — Ne vous tracassez pas ! Si la Mère de Dieu le voulait, même ce que vous cherchez ne ferait pas défaut, en ce jour de sa fête... "

A peine a-t-il dit, que, du haut du rocher qui surplombe l'endroit, se précipite un cerf. Heureux à la fois et stupéfaits", ses serviteurs s'en emparèrent, et, comme à cette saison la chair du cerf est tendre, c'est un délicieux repas qu'ils préparèrent à leur seigneur.

N'allons pas tenir pour incroyable que la libéralité divine lui ait contre toute attente procuré à manger, puisque lui-même, comme le demande l'Apôtre, partageait sa bouchée de pain avec le pauvre. Car jamais — ses fils devant nous présents l'attestent — jamais il ne détourna son oreille des clameurs du pauvre. Réalisant le mot du psalmiste : Heureux ceux qui comprend ce que c'est qu'être pauvre et indigent, notre Saint, s'il entendait leurs cris, poussait un profond soupir, et savait toujours leur exprimer sa compassion.

 

 

II.28.

78. — DEUX NEVEUX DE GÉRAUD

 

Vous connaissiez [le comte de Toulouse] Raymond, le fils d'Odon. Il avait, dans une embuscade, fait prisonnier un neveu du seigneur Géraud , Benoît, le [futur] vicomte de Toulouse, et le détenait toujours. Le frère du captif, Raynal, se constitua comme otage, et libéra ainsi son frère.

Le seigneur Géraud , apprenant qu'il s'était livré aux lieu et place de son frère, désirait vivement intervenir en faveur de ce neveu. Mais Raymond ajournait sans cesse la question de sa libération. I1 faisait même son possible pour rattraper clandestinement Benoît, et les détenir tous deux.

Sept mois s'étaient déjà écoulés, et Géraud l'homme de Dieu n'avait encore pu rien faire pour lui arracher son neveu. Se trouvant un jour avec sa sœur Avigerne, il lui dit sur le ton du reproche : " — Pourquoi ne pries-tu pas sans cesse le Christ pour ton fils ? Très certainement, ou bien nous n'avons pas confiance en Lui, ou bien et plutôt, sans doute, nous ne méritons pas d'être exaucés. " Et à ces mots, il fondit en larmes. Dès ce jour-là, il se consuma, jusqu'aux moelles si je puis ainsi parler, à prier Dieu.

Au surplus il envoya une première fois à Raymond l'Abbé Raoul, lequel d'ailleurs, ne pouvant, lui non plus, rien obtenir, se décida bientôt à repartir. Or, la nuit qui suivit, le susdit Raymond eut un songe : il lui sembla que l'homme de Dieu Géraud était là près de son lit, et le touchait de la main, en lui disant : " — Pourquoi restes-tu sourd à toutes mes prières ? Sache bien que, si tu persistes à détenir cet otage, ça ne te portera pas bonheur. " Raymond se réveilla sur ces mots : il réfléchit à son rêve, et en fut tout effrayé. Il appelle ses gens, et leur raconte ce songe. Parmi eux il s'en trouvait un qui jusque-là l'avait particulièrement incité à repousser toutes propositions, et voilà que cet homme, sous le coup, je ne sais comment, d'une frayeur analogue, tâche à le convaincre d'accueillir sans plus tarder la requête du seigneur Géraud ; sinon, lui déclare-t-il, c'est la mort qui vous attend. Raymond aussitôt dépêche quelqu'un à l'endroit où on avait reçu l'Abbé Raoul, pour le prier de revenir. A son arrivée, il lui raconte tout bonnement comment l'homme était venu, en songe, le remplir d'épouvante : il lui remet immédiatement l'otage, et supplie humblement Raoul d'obtenir sa rentrée en grâce auprès du seigneur Géraud .

C'est de cette façon que Géraud , avec l'aide de Dieu, savait triompher de ses adversaires, et, selon le mot de l'Écriture , mettre à ses pieds les grands de la terre.

 

 

II.29.

79. — PÊCHE DANS LA RIVIÈRE AVEYRON

 

Un jour où il s'en allait à un rendez-vous avec ce même Raymond il arrivait à une rivière qu'on appelle l'Avarion lorsqu'un dé ses hommes fut amené par hasard à dire qu'on n'aurait pas ce jour-là de poisson à manger. Les gens de sa suite commentaient entre eux la chose, lorsqu'ils aperçoivent un poisson — de ceux qu'on appelle poissons blancs — qui nage dans leur direction. Un des hommes du groupe — celui qui nous fait ce récit — allonge le bras, et, de sa javeline, blesse le poisson. Sous le coup, le poisson semble un moment se sauver, mais il gagne de nouveau la berge sur laquelle il se dirigeait d'abord, et reste là immobile jusqu'au moment où l'homme n'eut qu'à tendre la main pour l'attraper. Il n'était pas de petite dimension. Aussi notre Saint rendit grâces à Dieu. Mais, comme autour de lui on criait au miracle, il tâchait de calmer son monde : simple hasard, disait-il.

Et assurément on pourra toujours dire que la chose a pu se produire par hasard ; je crois pourtant qu'il sera difficile de prétendre qu'on ait déjà vu, sur un large cours d'eau comme l'est l'Avarion, un poisson se jeter de lui-même sur la rive, au milieu des passants.

 

 

II.30.

80. — LE COMTE GÉRAUD CHEZ SON AMI LE PRÊTRE-ERMITE GÉRAUD

 

Si on tient à bon droit pour miracle qu'un poisson ait sauté hors de l'eau ou qu'un cerf se soit, de façon tout à fait inopinée, précipité du haut d'un rocher, il faut en dire autant si dans une rivière un poisson est venu de lui-même se faire prendre. Mais ce qui est bien plus surprenant encore, c'est qu'il ait été — la chose arriva une autre fois — miraculeusement apporté pour le repas de l'homme de Dieu.

Non loin du monastère de Friac se trouve un village placé sous le patronage de saint Georges. La charge de l'église était confiée à un prêtre nommé Géraud , que Géraud notre Saint avait en grande amitié et confiance, pour sa sainte vie — il devait, peu avant sa mort, pour l'amour de Dieu, se faire reclus.

Un jour donc, notre homme de Dieu Géraud passa le voir. Après avoir prié tous deux, il l'embrassa et lui dit : " — Eh bien ! Géraud mon frère, que vas-tu nous donner à manger ? Car c'est chez toi que nous comptons déjeuner. " S'il pouvait parler ainsi, c'est par suite de la familiarité qui s'était établie entre eux. L'autre, tout joyeux, lui répondit : a -Puisqu'il plaît ainsi, seigneur, à Votre Piété, eh bien ! vous ne repartirez pas à jeun. Seulement, je n'ai à vous offrir que du pain et du vin... Je vais voir pourtant si je trouve un peu de fromage, ou des œufs. " Le seigneur lui dit alors : " — Ne prends pas cette peine. C'est jour d'abstinence. Alors ce sera très bien, si la bonne table fait défaut et s'il nous faut en conséquence faire plutôt maigre chère. "

Le prêtre s'active çà et là pour tout préparer. Or, entrant dans une pièce fermée à clé, il y trouve, sur un plat, un poisson. Dans sa stupéfaction, il va discrètement - questionner son domestique : qui a bien pu apporter ce poisson ? L'autre lui dit qu'il n'en sait rien : tout ce qu'il peut affirmer, c'est que personne ne s'est présenté pour remettre un poisson. Le prêtre alors sort, et va trouver le seigneur pour le prier de vouloir bien entrer dans la pièce en question. Et là, il lui montre, à sa grande surprise, le poisson. Géraud alors, de concert avec le prêtre, rend grâces à Dieu.

Toutefois, il lui fit jurer, à lui et aussi à son domestique, de ne révéler, de son vivant, le fait à personne. Peu à peu malgré tout, la chose parvint à la connaissance d'un certain nombre de gens. Car la divine Providence, voulant la gloire de tous les saints, les fait parfois connaître fût-ce à leur corps défendant. En vérité, Dieu se souvient toujours de sa promesse, et à ceux qui le cherchent aucun bien ne manquera.

Par ailleurs, ne voyons là rien d'incroyable, puisque — on a souvent l'occasion de le lire — Dieu vient au secours de ses serviteurs en daignant leur procurer miraculeusement de quoi boire ou manger.

 

 

II.31

81. - LA ROCHE DE MARCOLÈS

 

Pas très loin d'Aurillac se trouve un village nommé Marcolès près duquel on voit un gros rocher de forme arrondie. Un jour que le seigneur Géraud passait par ce pays-là, un homme de sa suite nommé Andral, se vanta devant ses compagnons de route dé pouvoir d'un saut monter sur ce rocher. Et il le fit illico, à la stupéfaction de tous.

Or, sur le compte de cet Andral, le bruit courait déjà qu'il savait pratiquer charmes et maléfices. Quand le seigneur arriva là, il y trouva arrêtés les hommes qui le précédaient. Ils se mettent à lui expliquer le saut qu'il vient de faire. Géraud se dit en lui-même qu'Andral n'avait absolument pas pu faire ça par agilité personnelle : il lève la main, et fait un signe de croix. Après coup, Andral eut beau s'y prendre à plusieurs reprises, il lui fut absolument impossible de sauter de nouveau sur le fameux rocher.

Il devint alors clair que sa souplesse lui provenait d'un charme incantatoire, charme qui, après le signe de croix, devint inopérant, et que grande devait être la puissance du seigneur Géraud , dont le signe de croix avait réduit à néant le pouvoir de l'Ennemi.

 

 

II.32.

82. - LA GRAND-MESSE PRÈS ARGENTAT

 

Mais puisque nous venons de raconter quelque chose qui a trait à son signe de croix, ajoutons un autre fait du même genre, opéré également par ce signe de croix.

C'était la solennité de saint Laurent . Il la célébrait dans une chapelle relevant de lui, qui se trouvait non loin du bourg nommé Argentat. Or, une de ses servantes y fut atteinte d'un mal violent. C'était en pleine cérémonie. Il se retourne vers elle : au milieu des gens qui l'entourent, elle grince furieusement des dents, elle n'a plus sa tête. Tout le monde supplie l'homme de Dieu d'avoir la bonté de venir faire sur elle un signe de croix. Lui, avec son humilité coutumière, s'y refusa assez longtemps. Mais, comme cette frénésie persistait, et ceux qui étaient là l'en suppliant toujours plus instamment, il lève enfin la main et trace sur elle le signe de la croix. Elle vomit du sang et du pus mêlés, et fut guérie sur-le-champ.

Gloire à Dieu, cria-t-on de tous côtés. Et on ajoutait : " Vive Géraud ! " Il en fut très mécontent, et, pour les faire taire, leur dit qu'il fallait glorifier la seule bonté de Dieu, et celle de saint Pierre, à qui cette église appartenait.

C'est à cette même église qu'il se trouvait, le jour où la femme aveugle dont on a parlé plus haut avait retrouvé la vue au moyen de l'eau dont il s'était lavé les mains.

 

 

II.33.

83. - DES MIRACLES DE SAINT GÉRAUD

 

Un homme nommé Herloard fit une chute de cheval et se fractura gravement un genou. Il souffrait tellement que depuis six jours il n'avait pris aucune nourriture. N'y voyant pas de remède, il envoie quelqu'un à Capdenac, pour se faire apporter secrètement de l'eau dont le seigneur Géraud se serait lavé les mains. Chose étonnante, dès qu'il eut versé de cette eau sur son genou, toute douleur disparaît, il se lève guéri.

On lui attribue bon nombre de faits analogues : il vaudrait la peine de les raconter, et ils ne sont pas moins admirables. Mais c'est le bruit public qui les rapporte, et non plus les quatre témoins dont j'ai parlé. Alors, nous préférons les passer. Ce qui ne veut pas dire que nous ignorions une chose, savoir, que Géraud a accompli bien des miracles dont une seule personne, ou un petit nombre, furent à même d'avoir connaissance. C'est que, à la manière des personnes véritablement pieuses et charitables, il avait le souci constant de sauvegarder son humilité, comme étant les yeux de son âme. Malgré lui cependant, bien des choses éclataient aux yeux de tous : ce qu'il ne souffrait pas, c'était qu'on lui en fît gloire.

 

 

II.34.

84. - MIRACLES ET SAINTETÉ

 

Tenons-nous en là au sujet de ses miracles. Cela suffira pour donner satisfaction à ceux qui jugent de la gloire d'un saint, quel qu'il soit, non à la somme de ses bonnes œuvres mais sur le grand nombre de ses miracles. Ceux-là n'auraient que dédain pour la sainteté de Géraud si on ne leur disait rien des miracles qu'il ait faits au cours de sa vie.

Si on a pour lui affection et pieux attachement, si on apporte à le vénérer un amour averti, on aimera mieux la justice dont s'inspirèrent ses actes.

Mais, puisque les deux s'accordent chez lui parfaitement, je veux dire justice d'une part, sainteté et auréole des miracles de l'autre, le culte qu'ils lui rendent n'en est que mieux fondé, et leur dévotion que plus fervente.

Autrement dit, s'il avait eu par exemple le don de prophétie, personne, j'imagine, ne lui refuserait le titre de saint. Mais très certainement il a fait beaucoup plus en triomphant de toute cupidité. Ainsi Balaam : à quoi lui servit de faire des prophéties d'une si mystérieuse profondeur, pour se voir ensuite rejeter en raison de sa cupidité ?

Ne va donc pas, lecteur, chercher dans la vie de Géraud de plus grandi miracle que celui-ci : il ne mit son espoir ni dans l'argent ni dans les trésors. Voilà, et nous l'avons déjà dit, qui s'appelle avoir opéré des merveilles. C'est parce qu'il est très rare de rencontrer quelqu'un qui ne nourrisse pas l'espoir de trouver le bonheur dans l'argent, c'est pour cette rareté que le l ivre saint, parole de Dieu, pose la question : Qui est-il ? Où que ce soit qu'on le rencontre, un homme de cette sorte est digne de louange, et c'est le même texte qui l'ajoute : Nous ferons, y lit-on, son éloge, car il a opéré des merveilles dans sa vie.

Que Géraud ait opéré ces merveilles-là, nous en avons de multiples preuves. Il est visible que tous les biens qui lui vinrent de ses parents ou des rois} il les détint à titre moins de propriété que de gérance, et encore, à son sens, exercée moins sur des sujets que sur des maîtres ; que d'autre part, il accrut ici-bas ses biens sans jamais d'injustice pour personne, et cela tout en accroissant ses trésors dans le ciel ; enfin, que, au sein de la puissance la plus haute, il sut rester pauvre d'esprit.

Dès lors, poursuit le livre saint, il ne faut pas s'étonnes, ni tenir pour incroyable, que ses biens aient trouvé en Dieu leur demeure durable. Disons-le pourtant, ce qui, sans comparaison possible, est, dans sa vie, le plus grand, c'est qu'il ait, jusqu'à la fin, gardé la chasteté. Car seule la chasteté imite la pureté des Anges. Puisque notre Saint maîtrisa la sensualité, qui est, aux mains de Satan, l'arme la plus dangereuse, rien d'étonnant qu'il ait pu commander à Satan, après l'avoir vaincu en gardant la chasteté.

Et pas davantage il n'est difficile d'admettre qu'il puisse aujourd'hui encore délivrer les possédés du démon, lui qui, en triomphant de l'avarice, a expulsé de son cœur le Roi de l'Argent . De même, c'est à juste titre qu'il tient aujourd'hui encore sous sa domination l'esprit d'orgueil, lui qui, au faîte de la puissance terrestre, sut toujours se mon très doux.

 

 

 

III.

LIVRE III

 

LA MORT D'UN SAINT

 

85. — DÉCLIN DES FORCES DE GÉRAUD

 

Puisque, dans les pages qui précèdent, on a fait connaître par le détail le don des miracles dont fut doué de façon insigne cet homme digne de vénération que fut Géraud , il nous reste maintenant à exposer de notre mieux par écrit comment son âme spirituelle quitta le corps qui avait été sa demeure.

Il est bien connu, en effet, que cet homme, bien qu'il ait dompté par la sobriété et la frugalité son appétit physique, n'en fut pas moins vigoureux et fort. Même quand les forces physiques disparurent, le courage moral ne perdit rien de sa vigueur. Cependant, quand l'heure approcha où, en raison de l'âge, il allait falloir se désister du long service qu'il venait d'assurer, on le vit alors baisser, et perdre de sa vigueur habituelle. Mais de cela même, il se rendit parfaitement compte, loin que la baisse de ses forces s'étendît à la conscience (1) qu'il pouvait avoir de son déclin. Et voyant réunis autour de lui la plupart de ceux qui lui étaient le plus foncièrement dévoués, il leur dit, avec une sorte de profond soupir de l'âme, et d'une voix abattue : " — Eh bien ! mes bons petits, mes chers compagnons, vous ne voyez pas que j'ai perdu mes forces d'autrefois ? Dites-vous bien que proche est l'heure fixée pour mon départ de ce monde, celle où mon âme, à l'appel de son Créateur, sera emmenée au lieu qui lui est destiné pour sa demeure et son refuge, tandis que retombera en poussière le corps périssable que la nature m'a donné. "

Les souffrances que lui causait son épuisement ne parvinrent pas à lui faire abandonner son abstinence habituelle (2). Chose admirable : même cette débilité physique dont les conséquences se font d'ordinaire tellement sentir chez les vieillards, chez lui, contrairement à la loi commune, n'arrivait pas à atteindre les facultés mentales, qui y sont cependant si étroitement liées. C'est que, chez lui, il n'y avait pas eu de mollesse sensuelle pour affaiblir l'énergie spirituelle. Les vertus dont nous avons parlé, et d'autres du même genre, alimentaient sa force d'âme, et par là même ôtaient à ses forces corporelles. Seulement, dans son mépris de soi, il se croyait sans vertus aucunes, et, par suite, il ne voyait pas très bien par où avait pu pénétrer chez lui cet épuisement de ses forces. A présent, la vigueur spirituelle, qui chez lui avait si singulièrement grandi, avait presque ruiné ses forces corporelles. C'est d'ailleurs le cas habituel chez les saints : l'influence divine eût eu chez eux moins de prise si elle n'avait d'abord amoindri les forces du corps (3). De là, chez Daniel (4), après sa vision de l'Ange, cette fatigue qu'il traîna longtemps. De là, chez Jacob, quand il lutta avec l'Ange (5), la claudication qui s'ensuivit. S'ouvrir à la grâce spirituelle, c'est du même coup affaiblir les énergies corporelles.

Et c'est là la raison pourquoi, chez Géraud , l'homme extérieur se délabrait alors que l'homme intérieur retrouvait chaque jour une nouvelle jeunesse.

 

 

III.1.

86. — IL PRÉDIT L'AVENIR DE SON MONASTÈRE

 

Un jour qu'il était au château, qui domine la ville d'Aurillac, il regardait le bâtiment qu'il avait fait construire, et il pleurait à chaudes larmes. Un de ses familiers lui demanda pourquoi il pleurait ainsi. " — C'est que, répondit-il, les projets que je fais depuis si longtemps pour cette maison, impossible de les réaliser. Là je voyais mon repos, là ma demeure (6). Tout ce qui est indispensable pour la vie courante des moines, j'ai pu sans peine, par la faveur divine, l'aménager ; une seule chose me manque, les moines : eux seuls, impossible d'en trouver ! Alors, comme un homme seul et sans famille, je me morfonds de chagrin... Je l'espère pourtant, Dieu tout-puissant, le jour où il lui plaira, daignera combler mes désirs. Je ne dois pas m'étonner si le pécheur que je suis doit longtemps attendre cette réalisation, alors que le roi David se vit interdire l'honneur de construire un temple au Seigneur (7), bien que le Seigneur ait ensuite lui-même accordé l'héritier qui devait après lui réaliser cette œuvre. A moi aussi, même si je ne le vois pas de mon vivant, la miséricorde du Christ m'accordera cependant ce que je désire tant, le jour où il lui plaira... Je voudrais que vous le sachiez bien : l'enceinte de ces constructions sera plus d'une fois trop étroite pour les foules qui s'y rassembleront. "

D'où savait-il cela ? il n'en dit rien. Mais ceux qui l'ont entendu de sa bouche, lorsqu'ils virent se produire en ce lieu, selon qu'il l'avait prédit, de grands concours de peuple, ne purent s'empêcher de penser que ce qu'il avait dit là, c'est Dieu qui le lui avait fait connaître. Sa bouche, il est vrai, se remplissait maintenant à-t l point de l'abondance du cœur (8) que la loi du Seigneur se faisait si bien et sans cesse entendre en lui (9).

Quoi qu'il en soit, à l'exemple toujours de David, il apprêta soigneusement tout ce qu'il pouvait prévoir qui serait nécessaire aux futurs habitants de cette maison, aussi bien pour les reliques des saints et les objets du culte ou ornements d'église, que pour les fonds de terres et revenus.

 

 

III.2.

87. — CÉCITÉ ET CONTEMPLATION

 

Cependant — pour parler comme l'Écriture (10), selon laquelle qui est saint doit se sanctifier encore — , il fallait que cet homme de Dieu connût avant de mourir le dépouillement de la souffrance (11). Et il en fut de lui comme du bienheureux Job et de Tobie : puisqu’il était agréé de Dieu, la tentation devait l'éprouver ( 12). Pendant sept ans et plus, il fut privé de la vue. Son regard pourtant était si pénétrant qu'on n'arrivait pas à le croire affecté de cécité. Ce coup non seulement ne lui arracha pas de plainte, il en ressentit même une grande joie dans le Seigneur, pour avoir bien voulu le frapper de la sorte.

Il ne l'ignorait pas, en effet : si celui qui subit un châtiment n'est pas toujours le fils, il n'est pas non plus de fils de Dieu qui ne soit soumis aux châtiments ( 13). Et sa consolation fut que le juge d'En-Haut eût laissé Sa main le frapper, pour pouvoir punir ici-bas les péchés que la vie d'ici-bas ne saurait éviter. Et ainsi, assuré désormais de la miséricorde du Seigneur pour lui, il avait toute confiance qu'Il daignerait soustraire au châtiment éternel celui qu'il avait voulu accabler sous la souffrance ( 14).

S'il avait pu ajouter encore à ses exercices spirituels antérieurs, on peut dire que, plus le motif de sa cécité l'avait libéré des embarras extérieurs, plus il s'adonnait et s'appliquait à la prière. Et plus il lui était refusé de voir la figure de ce monde (15), plus aussi, de toute évidence, il se tournait vers la contemplation de la véritable lumière, celle du cœur. N'ayant plus le moyen d'agir à l'extérieur, il se livrait entièrement à son goût de la prière, à son assiduité pour la lecture (16).

 

 

III.3.

88. - DÉDICACE DE L'ÉGLISE DU MOÛTIER

 

Deux ans avant sa mort, il fit faire la dédicace solennelle de l'église. On mit dans les divers autels un si grand nombre de reliques des saints que ceux même qui sont au courant le trouvent prodigieux, et que ceux à qui ils ont l'occasion d'en parler l'estiment, ou peu s'en faut, incroyable (17). C'est que, tout au long de sa vie, notre vénérable Saint s'était attaché, s'y prenant de toutes les façons et chaque fois que s'en présentait l'occasion, à en réunir de partout. Il en demandait non seulement à Rome, mais en tous lieux. Il pouvait le faire, aimable comme il était, et de parole et de visage, puis large pour payer, mais, ce qui importe plus encore, sachant, pour l'accomplissement de ses devoirs, compter sur la grâce de Dieu. Il est certain qu'il lui arriva souvent, pour obtenir de ces reliques, de donner des tentures de prix, de solides chevaux, de fortes sommes d'argent. I1 put ainsi mettre par exemple à l'autel de droite une dent de saint Martial, avec des reliques du bienheureux seigneur Martin, et aussi de saint Hilaire : cette dent, personne parmi ceux qui la lui donnaient, ne parvint à l'extraire de la mâchoire du saint, malgré tous leurs efforts ; lui, après une courte prière, l'arracha tout de suite.

A propos de ce même autel — le jour même de la dédicace, il se produisit un fait extraordinaire. Un tout jeune homme, profitant de l'affluence qui se pressait, s'empara du couvre-autel (18), pour le passer ensuite à son serviteur, et cela bien que certaines des personnes qui l'entouraient lui eussent dit de ne pas se permettre cette témérité. Il ne l'en vola pas moins. Pris aussitôt de vives angoisses, il vit d'abord ses mains peler, puis tout son corps progressivement s'excorier, tellement qu'il lui fallut plus de six semaines pour se rétablir.

Selon qu'il l'avait depuis longtemps décidé, ces lieux, de par sa donation, devinrent la pleine propriété des moines : cependant, il vint dans la suite y faire de brefs séjours.

 

 

III.4.

89. — LES DISPOSITIONS DERNIÈRES

 

Tout le temps qu'il vécut encore, il se préoccupa tout particulièrement de laisser après lui dans la paix tous ceux qui de près ou de loin se rattachaient à lui. Les terres et les serfs qu'il n'avait pas légués au bienheureux Pierre, il les distribua entre certains de ses parents ou de ses hommes d'armes, ou bien à ses serviteurs. Pour plusieurs d'entre eux cependant, ce fut avec cette clause qu'après leur mort ce qu'ils auraient reçu ferait retour à Aurillac. Il n'affranchit pour le moment que cent de ses serfs. Il faut dire en effet qu'en d'autres circonstances, à diverses époques et en divers endroits, innombrables sont ceux qu'il émancipa. Un bon nombre, d'ailleurs, parmi eux, refusant la liberté par suite de l'affection qui les liait à lui, préférèrent rester pour lui dans le servage.

Ce fait suffit à montrer avec évidence la modération de l'autorité qu'il exerça sur eux, puisqu'on les voit préférer à leur liberté le servage pour lui. Certains des siens l'engageaient, du moment qu'il avait surabondance de domesticité, à en affranchir la plus grande partie. " La justice, leur répondit-il, demande que la loi séculière sur ce point soit observée, et par conséquent il ne faut pas dépasser le nombre qu'elle a fixé. "

Soit dit pour faire voir à quel point il devait tenir à la fidélité envers les commandements de Dieu, lui qui se montra si soumis à ceux de la loi, aux lois humaines.

 

 

III.5.

90 — L'ÉVÊQUE DE CLERMONT AMBLARD À SON LIT DE MORT

 

Quand vint pour lui l'heure de quitter ce monde, il se trouvait séjourner à Cézernac (19), église qui lui appartenait et qui avait été dédiée à saint Cirice (20). Encore plus rempli de componction qu'à son ordinaire, il poussait de profonds soupirs, montrant bien que les désirs de son âme se portaient ailleurs, et ne trouvaient pas leur satisfaction dans le siècle présent. Parmi tous ces soupirs il versait aussi d'abondantes larmes, et levant de temps à autre les yeux vers le ciel, il suppliait d'être libéré de ce monde, en répétant sans cesse : Saints de Dieu, venez à mon aide. C'est là une prière qu'il avait sans cesse à la bouche, c'est l'invocation qui lui venait habituellement en présence d'un incident imprévu.

Bientôt on vit dépérir, sous l'effet d'une sorte de spasme, son énergie vitale, ainsi que les forces physiques diminuer, et l'équilibre général se rompre. Se rendant compte que sa fin approchait, il fit mander l'évêque Amblard (21), pour qu'il vînt assister de ses prières son trépas, et pour que son pasteur de la terre vînt remettre cette brebis, au moment où elle allait partir vers les pâturages du paradis, entre les mains du Christ, Pasteur de toutes les âmes.

Cependant, toutes les mesures à prendre soit en vue de ses funérailles, soit pour subvenir aux besoins de ceux qu'il laissait après lui, il les régla sain d'esprit et la mémoire intacte.

Le bruit se répandit très rapidement de tous côtés que l'homme de Dieu, Géraud , approchait de sa fin. On vit alors accourir — tous dans l'affliction, pour un malheur qui semblait les atteindre tous — des clercs et des moines en grand nombre, mêlés à des personnes de la noblesse, une masse de pauvres gens, et la population des villages, l'affliction des uns provoquant les larmes des autres. Eclatant en sanglots, laissant couleur leurs pleurs, chacun disait tout haut les regrets que leur laissait sa piété, sa charité, sa sollicitude pour les pauvres, la protection dont il entourait les gens sans défense, redoublant par là même, la lamentation générale.

A travers les larmes, les uns disaient : " — Quel protecteur le monde va perdre ! " D'autres reprenaient : " — O Géraud , qu'on a tant de raisons d'appeler le bon Géraud , qui va maintenant comme toi subvenir à l'indigent ; qui va comme toi nourrir les orphelins, se faire comme toi le protecteur des pauvres veuves ; comme toi consoler les affligés ! Oui, qui saura comme toi incliner sa haute puissance vers le pauvre ! qui, comme toi, saura examiner et régler les difficultés d'un chacun ! Père plein de bienveillance, quelle amabilité en vous, toujours, et quelle douceur ! Tu avais gagné toutes les sympathies, et, par le renom d'une si grande bonté, tu t'étais attaché le cœur de ceux même qui ne te connaissaient pas. " — Ces regrets et d'autres du même genre, dont la vivacité du chagrin, :parmi les sanglots, grossit d'ordinaire beaucoup l'objet, se répandaient tellement en douloureuses lamentations, qu'on eût dit que ces larmes ne prendraient jamais fin.

Il en fut ainsi tous les jours jusqu'à ce qu'il arrivât au terme fixé par Dieu pour l'appeler au paradis. Lui cependant, même aux derniers instants de sa vie, ne pouvait renoncer à sa règle ordinaire de conduite : à tous ceux qui venaient réclamer un secours, il le faisait accorder quel qu'il fût.

 

 

III.6.

91. — AFFLICTION DES POPULATIONS, PAIX ET SÉRÉNITÉ DU COMTE GÉRAUD

 

Heureux et bienheureux, pouvons-nous dire, quelqu'un qui, comme lui, sur la terre n'a pas vu s'éteindre l'amour qu'on avait pour lui et que ses œuvres méritaient, et dans le Ciel a été accueilli dans l'amour des saints. Oui, bienheureux, lui qui, malgré son très haut rang dans le monde, ne causa jamais un tort à persom1e, n'opprima jamais personne, et contre qui nul n'eut jamais à faire entendre la moindre plainte. Si donc on appelle Nathanaël vrai Israélite, pour la raison qu'en lui il n'y eut jamais de tromperie (22), c'est à juste titre qu'à Géraud aussi je puis donner ce nom d'Israélite, lui qu'à l'exemple de Job (23), toute oreille qui l'entend proclame bienheureux, à qui tout œil qui le voit accorde son témoignage.

Chez tous, c'était la même affliction, lui seul persistait dans sa joie. C'est que, il le savait bien, pour qui met son espoir en Dieu, l'éclat de midi projette sur le soir pareille lumière (24), et tel est bien leur héritage quand arrive pour eux le sommeil de la mort (25). Ainsi, bien qu'en raison de sa condition mortelle la chair connût sans doute la crainte, l'esprit, lui, tout occupé de l'apparition imminente de la gloire céleste, exultait de joie, pour la raison que, L’objet tant souhaité de cette espérance, il avait la ferme confiance qu'il allait le recevoir. Aussi bien est-il écrit (26) que jusque dans sa mort le juste a confiance, et on eût dit que cette confiance était profondément gravée en lui, qu'il n'avait nulle crainte de la mort. De là cette joie qui rayonnait en lui : rien en lui, et si peu que ce fût, ne se manifestait qui trahît la plus légère peur.

Pendant toute la durée de ce déclin de ses forces, il maintint au service de Dieu ce corps qui s'épuisait, cela jusqu'à refuser de l'église, fût-ce une fois par exception, l'office divin de nuit, et à assister, étendu au-devant de l'autel, à la messe du jour, puis à une deuxième messe à l'intention des défunts. Lors même que, de plus en plus perclus de tous ses membres, il lui devint impossible de marcher, même soutenu par quelqu'un, l'esprit malgré tout, dans sa ferveur intacte, le poussait encore à faire transporter à l'oratoire ce corps en ruines sur les bras de ses serviteurs. I1 désirait sans doute, se couvrant jusqu'aux pieds de la tunique de l'œuvre sainte, que la fin de sa vie fût le chant de louange de ses vertus (27).

 

 

III.7.

92. - LA M ORT

 

Le vendredi au point du jour (28), sentant son état s'aggraver, il demanda à ses chapelains de venir dire l'office de nuit en sa présence, tandis que l'Evêque avec ses clercs le célébrerait à l'église, et il se joignit à la psalmodie des chapelains, jusqu'à ce que, Matines achevées, on eût intégralement récité même les Heures du jour. Alors, à la fin de Complies, il s'arma du signe de la sainte croix, et ajouta l'invocation qui était chez lui une habitude de toujours : Saints de Dieu, venez à mon aide. Ce furent ses dernières paroles. I1 se tut, et ferma les yeux.

Ceux qui étaient là, voyant qu'il ne parlait plus, allèrent chercher l'Evêque. En même temps on le revêtit d'un cilice (29), et, tandis que tout le monde psalmodiait les prières pour l'âme qui sort de ce monde (30), un des prêtres s'en alla, à l'heure même, célébrer une messe, puis vint lui porter les saints mystères (31). On lui fit remarquer qu'il avait déjà trépassé. Mais le mourant, qui gardait encore sa connaissance, rouvrit les yeux, et, par cette réaction, fit voir qu'il n'avait pas encore quitté ce monde. Il reçut alors en pleine possession de soi le corps du Seigneur qu'il attendait en silence, et c'est ainsi que cette âme bienheureuse émigra aux cieux.

Comme s'il eût voulu laisser son cas en pleine lumière jusque par le moyen de la série numérique des féries de la semaine (32), on put remarquer qu'il avait mené à bon terme la belle et bonne tâche à lui confiée — et c'est l'œuvre propre des six jours de la semaine (33) — pour émigrer ensuite vers le véritable Sabbat, qui est aussi le vrai repos (34).

Lui — nous n'en doutons pas — , ce qu'il désirait, il le voit à présent ; ce qu'il espérait, à présent il le possède. Sa mort cependant laissa un grand nombre de personnes dans une profonde affliction. Leur chagrin même avait beau trouver quelque adoucissement dans la certitude qu'une vie comme la sienne les invitait à se réjouir plutôt qu'à s'affliger à son sujet : ils le pleuraient cependant à grands cris, à se voir ainsi désormais privés de la familiarité quotidienne d'un homme dont ils ne pouvaient espérer voir jamais le semblable. Ils s'attristaient, chose très humaine ; les Anges, on peut le croire, étaient, eux, dans la joie. Si en effet les Anges ont sujet de se réjouir pour un seul pécheur qui fait pénitence (35), combien plus pour un homme juste qui a vieilli dans la pratique de toutes les vertus ! Seulement la joie de son Seigneur, dans laquelle ces mêmes Anges l'ont fait entrer (36), c'est la foi qui la contemple ; tandis qu'elle échappe aux yeux du corps, qui, eux, voyaient seulement un cadavre qui venait de payer sa dette à la mort. Et l'âme, elle, ils ne pouvaient encore voir la gloire éclatante qui l'attendait dans les cieux.

Oui, il meurt, Géraud , mais, selon le mot de David (37), pas de la mort des lâches ! Et le sort qui l'attend, c'est au milieu des saints (38). S'il lui a fallu, à lui aussi, acquitter la dette que rappelle le Psalmiste (39) : Puisque hommes vous êtes, il vous faudra mourir, il faut lui appliquer cependant, tout pareillement, les mots qui précèdent : J'ai dit : vous êtes des dieux, tous fils du Très-Haut (40). L'Évangéliste l'affirme de son côté (41) : Nous sommes fils de Dieu, mais ce que nous sommes n'est pas visible encore.

 

Heureux donc saint Géraud , pour avoir su distinguer ce qui compte de ce qui est sans valeur. Car, dès qu'il eut goûté comme est doux le Seigneur (42), il ne s'abandonna jamais aux plaisirs de cette vie en mépris de ce même Dieu. Au contraire, cette vie, qui a tant de prix aux yeux des réprouvés, à ses yeux à lui fut sans valeur et la mort, qui pour eux est le malheur suprême, il y découvrit, lui un trésor inestimable. Oui, heureux est-il, pour avoir passé ses jours dans la douleur, ses années dans les gémissements (43) : il a maintenant éprouvé comme est grande l'immensité de la douceur que Dieu réserve à ceux qui le craignent (44). Cette bonté, Dieu en donne quelque idée, aux yeux même des enfants des hommes (45), par les divers miracles qu'il opère. Quelle différence avec les vedii (46), c'est-à-dire les mauvais riches ! Lui, en effet, les larmes furent son pain, les larmes lui firent bonne mesure pour sa boisson (47). Eux passent leurs jours dans l'abondance de tous les biens, et, selon le mot de l'Évangile (48), ils ont dès ici-bas leur consolation. Lui, de la terre, a passé, parmi les chants de joie, aux Tabernacles éternels (49) ; d'eux il est dit (50) qu'ils descendent en un instant au séjour des morts.

I1 reste que, fût-on en mesure de raconter de façon digne du sujet ce qui aurait trait à sa vie extérieure, en revanche, pour ce qui concerne les délices qui l'ont surabondamment comblé à la droite du Seigneur (51), il n'est personne parmi nous qui puisse je ne dis pas seulement les décrire avec des mots, mais même en avoir quelque sentiment, sauf peut-être celui qui en son cœur découvre ce que c'est que mettre ses délices en Dieu son sauveur (52).

 

 

III.8.

93. — L'ACTION DE GRÂCES DE SAINT ODON POUR L'ŒUVRE DE DIEU EN SAINT GÉRAUD.

 

Cependant, puisque Dieu est admirable dans ses saints (53), en qui il nous est demandé de Le louer, par ces paroles de l'Écriture : Louez te Seigneur en ses saints (54), ces louanges, ô bienheureux Géraud , nous voudrions, en ton honneur, les faire monter de notre mieux vers Lui, Le louer pour t'avoir choisi, et pour t'avoir justifié (55), pour avoir en toi fait éclater sa miséricorde (56) ; pour t'avoir conduit par les voies de la justice (57) ; pour t'avoir donné de recueillir le fruit de ton labeur et enfin, pour ne t'avoir jamais abandonné, jusque dans ta vieillesse et tes vieux ans (58) ; mais, plus encore que tout cela, pour t'avoir compté parmi les fils de Dieu (59) et, de surcroît, comblé de gloire aux yeux de tous (60).

Oui, puisque pour les saints convient la louange (61), à la louange de Dieu nous te louons toi aussi, pour avoir, selon le mot de Jérémie (62), porté dès ton adolescence le joug du Christ ; pour n'avoir pas fait fi de la grâce de son appel ; pour n'avoir rien voulu accepter en échange de ton âme (63) ; pour n'avoir pas laissé sans fruit la promesse de son salut (64) ; pour n'avoir pas rejeté loin de toi le trésor intérieur que l'amour du Christ avait déposé en toi (65) ; pour n'avoir pas fui à l'heure de l'épreuve (66) ; pour ne t'être pas livré et abandonné aux joies extérieures de la vie présente ; pour n'avoir jamais cessé de faire le bien (67).

Toi cependant, Seigneur mon Dieu, par son intercession, pardonne notre présomption. Car, dans ce récit que nous venons de faire, nous redoutons d'avoir fait preuve de prétention, pour avoir tenté un travail pour lequel nous n'avions absolument pas les moyens voulus. Bien qu'en effet il soit digne de louange, puisqu'en lui c'est Toi que nous louons, nous n'en sommes pas moins, ô mon Dieu, indignes de Te la présenter, parce que la louange, dans la bouche du pécheur, perd tout son charme (68). Dès lors, que ce soit, comme il est écrit, Tes Saints qui Te bénissent, et Tes œuvres qui proclament Ton nom.

Mais nous savons que Tes yeux voient les misères de Ton Église (70), et qu'ils auront pitié de ses pierres terrestres (71). Nous Te supplions de faire que ceux qui méritent ce nom de pierres par la fermeté de leur vertu, daignent venir à notre secours, nous à qui notre perversité vaut de n'être que terre ; et que nous qui ne sommes pas revêtus du vêtement de la justice (72), nous puissions avoir recours à ces pierres pour pouvoir, par leurs mérites à eux, couvrir notre nudité (73).

Daigne donc Ton serviteur avoir pour nous la pitié dont Ton amour a si profondément imprimé en lui le sentiment et la vertu et que, du séjour éternel qui est maintenant le sien, parmi les dignitaires de la Cour céleste (74), il ait un regard de bonté pour cette vallée de larmes d'où il a pu sortir. Qu'il exauce les prières de chacun, et qu'il nous assiste tous auprès de Toi dans nos besoins par la faveur de notre Seigneur Jésus-Christ Ton Fils, qui étant Dieu a vie et gloire avec Toi en le Saint-Esprit, dans les siècles sans fin Ainsi soit-il.

 

 

III.9.

94. — DEUIL GÉNÉRAL

 

Très vite — comme il en va habituellement pour un personnage de ce rang éminent — le bruit de son trépas se répandit de tous côtés. Et bientôt on vit accourir, même de très loin, une foule incroyable de gens, d'importants groupes de nobles, des masses innombrables de paysans et de pauvres, des moines en grand nombre aussi, et de véritables cortèges de prêtres. Profondément émus, comme ils l'eussent été pour un parent, tous pleuraient sa mort, et sous l'effet de je ne sais quel instinct secret du cœur, leur deuil se faisait plus intime encore et plus tendre du fait — ils n'étaient pas sans le savoir — qu'ils pleuraient un ami de Dieu.

 

 

III.10.

95. — UN " SIGNE " APRÈS SA MORT

 

On avait, selon l'usage, dévêtu le corps pour le laver. Lorsque pour y procéder, Ragambert, et d'autres serviteurs avec lui, lui posèrent leurs mains sur la poitrine, ils virent soudain son bras droit s'étendre, pour, de la main, voiler sa nudité. Croyant à un hasard fortuit, ils ramenèrent sa main sur sa poitrine. De nouveau elle se plaça de manière à recouvrir les parties sexuelles. Saisis cette fois d'étonnement, pour mieux s'assurer du fait, ils replient de nouveau son bras, et ramènent cette main près de l'autre sur la poitrine : elle reprit immédiatement la première position. Les hommes qui faisaient la toilette funèbre furent frappés d'admiration autant que de crainte, et comprirent, maintenant, que tout cela n'avait pas pu se produire sans intervention divine. Le ciel voulait sans doute donner par là à comprendre que, pour la garde d'une pudique chasteté, cette chair, de son vivant, avait toujours observé la plus grande retenue. Ils se hâtèrent donc d'habiller le pauvre mort. Et dès qu'on l'eut vêtu, la main ne bougea plus.

 

 

III.11.

96. — DE SAINT-CIRGUES À AURILLAC

 

Accompagnés d'une foule considérable, les siens apportèrent le saint corps à Aurillac, conformément à ses recommandations, et le placèrent sur la pierre funéraire (75), savoir à gauche dans la basilique, tout auprès de l'autel de Saint-Pierre (76), cet autel ayant par conséquent ce tombeau à sa droite, le tombeau lui-même se trouvant sur le côté (77).

Mais mettons le point final à ce livret. Sinon, à la rusticité ajoutant encore la prolixité, je risque d'indisposer. Si par contre mon lecteur y trouve, ici ou là, de l'agrément, qu'il n'en doute pas, c'est aux mérites de seigneur Géraud que tout sera dû. Ce qui aura déplu, c'est à ma maladresse qu'il faudra l'attribuer. Mais il saura trouver des raisons de me le pardonner : je lui en fais l'humble demande. Qu'il considère, en outre, que c'est pour obéir à un ordre exprès que j'ai été assez présomptueux pour faire ce travail, et que, dès lors, il veuille bien prier pour moi le Juge des cœurs.

 

 

III.12.

97. — GÉRAUD " TÉMOIN " DE DIEU

 

Au bienheureux Géraud il suffisait déjà que le témoin fidèle (78) qui est aux cieux et qu'il s'appliquera toujours à satisfaire, le récompense maintenant en son royaume du paradis ; pourtant, l'éclatant degré de gloire dont il y est en possession, ce même témoin, le Christ, daigne le manifester extérieurement.

I1 est écrit, en effet (79), que Dieu se donne contre nous des témoins. Si quelqu'un observe ses préceptes, il devient, par le fait même, témoin de Dieu contre nous, car il est la preuve que, comme lui, nous pourrions nous aussi observer les commandements mais que nous ne le voulons pas. Pour ne parler que de mes semblables (80), nous n'avons plus que dégoût pour la lecture de tant d'écrits des saints, nous n'avons de même nul souci d'imiter leurs exemples, alors qu'au contraire les conversations oiseuses ou mondaines nous trouvent toujours infatigables. Mais, ce faisant, nous démontrons que nous sommes du nombre de ceux que censure la voix de l'Apôtre quand il dit (81) : a Ils se détourneront d'écouter la vérité, pour se tourner vers la fable. "

Pour secouer un peu cette paresse, pour tâcher de redresser des vices aussi difformes, L’Ordonnateur souverain des siècles, le Christ, se donne contre nous Géraud pour témoin. Il fait plus : il lui confère sous nos yeux la gloire de multiples miracles. Son dessein est que, si nous fermons les yeux, comme je viens de le dire, aux exemples des saints, la gloire de celui dont nous parlons, en jetant son éclat de tout près, si je puis ainsi dire, vienne, elle du moins, attirer nos regards. C'est de nos jours qu'il a observé les préceptes divins ; mais on dirait que, dès qu'il a été mort, il est sorti de notre cœur (82), et que nous l'avons immédiatement relégué dans l'oubli ; sans vouloir un instant songer à la récompense que lui vaut la sainteté de sa vie, nous apportons à l'imiter la plus fâcheuse indolence. S'il daigne opérer des miracles à l'adresse, semble-t-il, des besoins de l'heure, c'est à l'effet de nous faire, par là du moins, comprendre la gloire intérieure qui est la sienne (83), de nous faire accorder toute notre attention, comme les ayant encore sous nos yeux, aux actions qui lui ont valu cette gloire, et de nous porter enfin à les imiter avec une persévérante application.

 

Ces miracles, et leur raison d'être (84), nous allons, Dieu aidant, les rapporter (85).

 

 

 

IV.

LIVRE IV

 

SUR LE TOMBEAU

 

 

IV.1.

98. — UNE GUÉRISON DE MAL CADUC

 

C'est le dimanche qui suivit sa mort que, dans un grand concours de foules, nous l'avons dit, on l'apporta à Aurillac. On passa la nuit à psalmodier en chœur autour du cercueil. Or, un homme de la noblesse, nommé Gibbon, dont la fille était sujette à des attaques du haut mal, lui dit de se mettre sous le catafalque : elle ne se ressentit, après cela, jamais plus de cette maladie. Elle est aujourd'hui mère de famille, et c'est elle-même qui témoigne que ce miracle l'a totalement guérie.

 

 

IV.2.

99. — LA MAIN DESSÉCHÉE

 

Un homme du nom de Grimal (1), qui habitait la ville, se vit en songe en train d'essayer de soulever le couvercle du sarcophage du saint. A son réveil, il constata qu'à partir du coude jusqu'à l'extrémité, ses bras et ses mains étaient desséchés, et au point qu'il ne pouvait absolument pas s'en servir. Il resta près de quinze jours en cet état d'impuissance. Il vint alors prier au tombeau : il recouvra aussitôt la santé.

 

 

IV.3.

100. — AUTRE GUÉRISON

 

La servante d'un nommé Lambert était épileptique. Il lui fut recommandé, en songe, d'aller prier au tombeau du Saint. Elle fit part de la chose à son maître. De crainte que ce ne fût là qu'imagination, et qu'il s'y ajoutât encore le ridicule pour le cas où la vision ne serait pas suivie de miracle, il le lui défendit. Même recommandation, une deuxième, une troisième fois, lui fut faite, toujours en songe. Même demande à son maître de lui permettre d'y aller. Il le lui accorda finalement. Cette femme alla passer la veillée devant le tombeau : elle s'en revint complètement guérie.

 

 

IV.4.

101. — LA " ROUE " DE VERDURE

 

Devant la crypte, et l'encerclant, on vit une certaine portion de terrain, en forme ronde, tout comme une roue, se couvrir de gazon.

Le sol, à cet endroit, était couvert d'herbe, alors que sur le pourtour extérieur c'était la terre nue et meuble. Ceux qui passaient par le cimetière (2), à la vue de cette surface gazonnée, alors que, tout autour, le sol était de terre nue, s'étonnaient, sûrs qu'ils étaient que ni homme ni bête n'avaient pu venir le piétiner ainsi. La chose resta quelque temps en l'état, puis tout s'effaça. Mais, L’été suivant, tout réapparut sur le même emplacement, en plus étendu même, mais comportant toujours, tout autour, une bordure de terre meuble, comme précédemment. Un troisième été encore, cette roue gazonnée reparut tout pareillement, toujours entourée d'une bande de terre nue, mais le gazon gagnait toujours davantage. Dans les années qui suivirent, poussant toujours devant lui, il sembla vouloir occuper tout le terrain.

Ceux qui cherchaient à s'expliquer le phénomène étaient convaincus qu'on était devant un prodige : d'après eux, cette roue de verdure était peut-être l'image de la renommée de Géraud , renommée dont la puissance miraculeuse était dans sa plus verte fraîcheur. Ce renom, en se répandant toujours plus parmi les populations arides et stériles en fait d'œuvres saintes — stérilité symbolisée par la bordure de terre poudreuse — va les féconder, pour ainsi dire, par son exemple, en les incitant à entreprendre de bon cœur, par dévotion pour lui, un long et dur pèlerinage, en vue de lui porter leur offrande, et, souvent, pour en revenir dans des sentiments et des dispositions améliorés. Cela, à la manière de cette roue qui gagnait sans cesse du terrain et occupait peu à peu cette bordure d'aride poussière.

En était-ce là le sens ? L'Ordonnateur du Monde le sait. Ce qu'on peut affirmer, c'est que rien sur terre n'arrive sans raison (3).

 

 

IV.5.

102. — LE SONGE DU CLERC DE RODEZ

 

A Rodez vivait un clerc d'excellente réputation Cet homme — si tant est qu'on doive se fier à un songe — eut une vision qui consistait en ceci :

Sur une sorte de haut lieu, brillait une lumière du plus vif éclat. Quatre degrés permettaient de monter vers cette éclatante lumière. Devant le premier de ces degrés se trouvait une sorte d'antepodium (4) de fer. Le second degré en avait un de bronze. Le troisième, en argent, le quatrième, en or. Il vit se présenter sur le premier degré deux hommes de visage comme aussi bien d'extérieur magnifiques. Deux autres les suivaient, qui entre eux deux en menaient par la main un troisième. Il fut dit au clerc qui avait cette vision que les deux premiers étaient saint Paul et saint Martial, et les deux qui les suivaient, saint Pierre et saint André, et enfin, que le troisième qu'ils conduisaient avec eux était saint Géraud. Il faut dire que ce clerc ne l'avait jamais connu de son vivant. Mais lorsque, dans la suite, il raconta quelle taille, quel visage il lui avait vus, ceux qui avaient connu le Saint identifièrent sans peine les traits ainsi décrits.

Donc, ils arrivèrent au premier degré. Là, ils psalmodièrent une sorte de psaume. Après quoi, saint Pierre dit une oraison, à laquelle ils répondirent : Amen. Ils réitérèrent, une deuxième, une troisième et une quatrième fois. Ils restèrent là : le bienheureux Pierre se dirigea seul vers le lieu d'où partait la brillante lumière que nous avons dite. Il se prosterna à terre, et resta ainsi quelque temps, à adorer. Puis il se leva, et se prosterna encore, jusqu'à trois fois. Une voix alors se fit entendre, du sein, semble-t-il, de cette éclatante lumière, lui demandant ce qu'il voulait. Il répondit : " — Seigneur, j'implore votre miséricorde pour votre serviteur Géraud " (5). A ce moment quelqu'un, je ne sais qui, se mit à lire le récit de la vie de notre Saint, dans une sorte de manuscrit qu'il avait entre les mains. La lecture dura quelque temps, mais notre clerc n'en saisit que les mots suivants : ...Celui qui pouvait transgresser tes commandements et ne tes a pas transgressés ; faire te mat, et ne l'a pas fait... (63. La voix dit ensuite à saint Pierre : " — Fais pour lui ce que tu désires. " Et on lui tendit une sorte de sceptre, en signe du pouvoir qu'il aurait de décerner à saint Géraud les honneurs qu'il voudrait. Le clerc entendit la voix de celui qui remettait ce sceptre, mais vit seulement le sceptre.

Le bienheureux Pierre revint tout joyeux vers ceux qui l'attendaient. On vit alors apparaître, à l'endroit où ils se trouvaient, une sorte de sentier en pente qui se prolongeait jusqu'au ciel. Le bienheureux Pierre prit par la main Géraud l'ami de Dieu et, au moment de gravir les degrés que nous avons dits, il entonna à haute voix Te Deum laudamus. Et c'est en chantant de la sorte qu'ils montèrent avec lui vers le ciel...

...Mais ultérieurement il se produisit un autre prodige, à son tombeau celui-ci, et que tout le monde a pu voir.

 

 

IV.6.

103. — UN PÈLERIN DE LIMOGES

 

Six ans après son départ de ce monde, le sarcophage, qui était enfoui jusqu'à mi-hauteur dans la terre qu'on avait tassée là en la piétinant, commença à s'élever graduellement au-dessus du sol, sans toutefois que la terre dans laquelle il était plongé parût, elle, s'exhausser ou s'abaisser. Les gens du pays n'avaient encore rien remarqué, lorsqu'un jour un clerc qui arrivait du Limousin demanda aux moines si le sarcophage de seigneur Géraud avait continué de monter. Il ajouta qu'un songe l'avait averti de se rendre à son tombeau, où le sarcophage était maintenant bien visible. Les moines vinrent avec lui au tombeau. Ayant enlevé le drap qui le recouvrait (7), ils trouvèrent tout dans l'état exactement que le clerc avait pu voir en dormant.

Déjà l'exhaussement était sensible. Mais aujourd'hui on peut constater qu'il est nettement plus accentué. Si on y réfléchit, il est impossible de ne pas voir là quelque intervention divine.

 

 

IV.7.

104. — LES MIRACLES AU TOMBEAU DE SAINT GÉRAUD

 

C'était en la solennité de la Circoncision du Seigneur. Un vassal nommé Adralde avait fait allumer chez lui un de ces bûchers de sorciers dont le feu doit durer toute la nuit (8). Au plus noir de cette même nuit, les démons jetèrent dans le feu ceux qu'on avait mis là pour le surveiller. Et ils furent tellement mis à mal que l'un d'eux en mourut, un second en resta infirme, et la santé tout à fait compromise.

Il passa le reste de sa vie à mendier, ce qui le conduisit un jour à Aurillac, où il trouva à vivre un certain temps. Or, des forcenés s'étant soulevés contre l'autorité du lieu, les moines sonnèrent la cloche d'alarme et commencèrent d'instantes prières solennelles. Lui, tout paralysé, suppliait les gens qui l'entouraient de le porter au tombeau du seigneur Géraud . C'est ce qu'ils firent. Et il priait le Saint de lui être secourable. Au bout d'un moment, il se lève guéri : il a retrouvé l'usage de tous ses membres, il avait instantanément recouvré la santé.

Désormais les miracles commencèrent à se multiplier, et le bruit des prodiges opérés par le Saint à retentir toujours plus assuré et toujours plus loin. Si par hasard on voulait les mettre en doute, il est facile de s'en assurer de visu, car ils se renouvellent assez fréquemment chez les malades, et on trouvera là une garantie pour l'authenticité de ceux qui ont eu lieu antérieurement. Oui, c'est assez fréquemment que la miséricorde divine daigne ainsi les renouveler chez des malades affligés de misères diverses. Ces cas, pour éviter d'être long, nous les avons laissés de côté. Nous en avons toutefois, très brièvement, raconté un certain nombre, en vue de répandre la gloire de notre Saint : nous n'avons pas voulu donner à penser que nous les passions inconsidérément sous silence (9).

 

 

IV.8.

105. — ...SUBVENITE, SANCTI DEI... ( 10)

 

Tout le monde le sait, notre Saint, de son vivant, réunit à Aurillac de nombreuses reliques des saints. C'était là, chez lui, nous l'avons dit plus haut, un de ses goûts les plus prononcés, et, pour en arriver à ses fins, il eut le concours d'une faveur toute spéciale de la grâce divine. Au nombre des reliques de saints qu'il avait apportées ici, se trouve un certain lignum Domini (11) auquel des expériences répétées ont fait attribuer une propriété singulière : si on l'emporte avec soi en montant à cheval, le cheval ne tarde pas à périr, et si on fait dessus un faux serment, c'est l'épilepsie qui vous attend — assez nombreux sont les cas de mal caduc survenus pour ce péché.

Les gens de ce pays-là avaient pour la plupart des mœurs fart barbares : L’exemple personnel et le prestige du Saint les ont, semble-t-il, quelque peu adoucies.

Un détail encore : s'ils ont à conclure une alliance en forme ou à prêter quelque serment solennel, ils font apporter cette relique par un des moines, ou un clerc — mais qui feront le chemin à pied ( 12).

 

 

IV.9.

106. — JEAN, FILS DU VICOMTE D'AUVERGNE

 

D'aucuns, je le sais, discourent à la légère sur la gloire de saint Géraud , prétendent que ce don de guérison doit être rapporté, non à ses mérites à lui, mais à la vertu de ces diverses reliques. A y bien réfléchir, nous estimons, nous, que si c'est bien par l'instrument de ces saintes reliques qu'est accordé le bienfait de la santé recouvrée, on n'a pas pour autant à nier qu'y coopère la vertu aussi du bienheureux Géraud . Ce qui le donne à croire, ce sont les circonstances mêmes des cas qui se produisent : c'est lui ordinairement qui apparaît aux malades, et c'est principalement devant son tombeau qu'est accordée la faveur de la guérison.

Ce fut le cas d'un fils de Jean, vicomte d'Auvergne : il l'y apporta sourd, muet et, en outre, une des mains paralysée. Il se prosterna devant le tombeau, et entra en prière. A la minuit, du sang sortit des oreilles de l'enfant, et sa main se redressa : il la passa même, bien guérie, au cou de son père, et ses premiers mots furent pour demander du pain. Pénétré d'une vive reconnaissance pour cette guérison de son fils, le vicomte emplissait l'église de ses exclamations. Il fit don au saint tombeau d'un alleu qui lui appartenait.

Si nous le mentionnons nommément, c'est parce que, opéré au bénéfice de personnalités éminentes, ce miracle est venu à la connaissance d'un grand nombre de gens. Les cas tout différents ou simplement les divers cas d'une autre catégorie, les gens du pays en prirent d'abord note, mais, comme le nombre ne faisait qu'augmenter indéfiniment, on ne se donna plus la peine de les compter.

 

 

IV.10

107. — LA TABLE DE SAINT GÉRAUD

 

Dans la cité d'Aurillac il y avait, devant la porte de l'église, une pierre (13) dont il se servait habituellement pour monter à cheval. Si les malades, par dévotion pour lui, vont la baiser, il arrive souvent qu'ils recouvrent la santé. Aussi les gens du lieu ont-ils depuis transporté la pierre à l'intérieur de l'église, où ils l'ont recouverte d'une pièce d'étoffe, comme on fait pour un autel.

Non loin du bourg que les campagnards appellent Mulsedon (14), l'homme de Dieu dont nous parlons possédait une maison. Or, des habitants de la petite ville s'entendirent entre eux pour aller prendre, pour leur repas à eux, la table du seigneur, qui se trouvait toujours dans ladite maison. Ainsi fut fait. Ceux qui l'en emportèrent la déposèrent au hasard, sur le devant d'une maison. Un particulier, sur le coup de midi, voulut s'y étendre pour y faire un somme : il perdit aussitôt la vue et devint fou. Jusqu'à un chien, qui, marchant dessus, y eut les pattes paralysées. Personne ne sachant encore de quoi il s’agissait, quelqu'un vint deL même s'y étendre : lui aussi devint immédiatement aveugle. On comprit finalement que tout venait de ce que la table où le Saint avait si souvent pris ses repas en était comme consacrée : on la transporta donc, tout près de là, à l'église Saint-Martin, et on la recouvrit d'une pièce d'étoffe. On peut l'y voir aujourd'hui encore, attachée à la charpente du toit.

Une table encore de saint Géraud : celle qui se trouvait à sa villa Vaxia (15)... Un prêtre avait invité ses voisins. Le repas se fit à cette table. Comme il arrive d'ordinaire dans les bons repas, la conversation était bruyante, et les convives se renvoyaient l'un à l'autre les plaisanteries, quand tout à coup une frayeur intense s'empara de tout le monde : les rires cessèrent, et on se transporta ailleurs pour la fin du repas. On porta cette table à l'oratoire qui fut construit à l'endroit où les porteurs du corps de saint Géraud le posèrent un instant pour changer le drap (16). Les troupeaux qui se trouvent de passer par là, s'il leur arrive de paître sur l'emplacement où le cercueil, comme nous venons de le dire, avait été déposé par les porteurs, y prenaient aussitôt mal, et plus d'une bête périssait. Ce qui arrivait ainsi aux animaux, les gens du lieu en comprirent bien la raison, et ils construisirent ledit oratoire. Ce qui est sûr, c'est que les malades, en grand nombre, y obtiennent leur guérison. Ajoutons une autre merveille, qui serait presque incroyable si elle n'était garantie par l'usage quotidien : une source, depuis lors, coule en cet endroit, peu abondante, suffisante cependant pour étancher la soif des voyageurs qui passent par là.

 

 

IV.11.

108. — UN NEVEU DÉNATURÉ

 

N'ayant aucune confiance en Rainald [son neveu (17)], notre Saint se l'était, de son vivant, lié par serment, nous l'avons dit plus haut. Rainald, violant le serment prêté, ne cessait avec son monde de s'attaquer aux serviteurs que le Saint avait donnés au monastère. Au cours des brigandages auxquels il se livrait contre eux, il arrivait souvent à ses victimes de crier le nom de seigneur Géraud .

Or, une nuit, ce Rainald crut voir l'homme de Dieu, debout près de lui, lui réclamant la foi du serment qu'il lui avait prêté, et l'avertissant en même temps de mettre fin désormais aux mauvais traitements qu'il infligeait à ses serviteurs. A son réveil, il raconta la vision à sa femme. Elle l'engageait à se rendre à cet avertissement et à garder désormais le serment prêté. Saisi de repentir, il s'en va aussitôt faire à ses gens le même récit, leur recommandant, assez mollement il est vrai, de ne pas tracasser lesdits serviteurs. Mais ses hommes ne tardèrent pas longtemps à reprendre leurs pillages accoutumés. Et Rainald ne s'y opposait guère : il était, en vérité enclin au mal, et, bien que proche parent d'un Saint par le sang, il était tout à fait étranger à sa sainteté.

Alors notre Saint lui apparut une nouvelle fois, mais cette fois avec des menaces, et en lui reprochant en termes très vifs le mal qu'il lui rendait pour le bien qu'il lui avait fait. Là-dessus, lui donnant un coup sur la tête, il joignit à ce geste la menace d'un mort prochaine.

 

 

IV.12.

109. — A LA RECHERCHE DU TOMBEAU DE SAINT GÉRAUD

 

Dans la province qu'on appelle Alémanie (18), un homme de la noblesse était possédé du démon. Ses parents et ses soldats le menaient du tombeau d'un saint à un autre, pour obtenir de la grâce divine, par leur intercession, qu'il en fût délivré. Mais le Distributeur de tous biens (19), dans les plans de qui il entrait de glorifier son élu, lui réserva ce miracle.

Or, dans cette province, on n'avait pas même entendu prononcer jamais le nom du Bienheureux. Mais tandis que les parents présentaient ainsi leur malade aux divers tombeaux des saints, les démons s'écrièrent à plusieurs reprises qu'ils ne lâcheraient pour rien au monde cet homme, sauf intercession du bienheureux Géraud .

Les parents du démoniaque s'en allaient donc de tous côtés cherchant çà et là à découvrir en quelle province se trouvait ce bienheureux Géraud . Je ne sais qui — des Romées ? un pèlerin quelconque ? — leur indiqua et la province et l'endroit précis. En hâte ils se rendirent à Aurillac.

Dès que le possédé se trouva devant le tombeau, les démons par sa voix, se mirent à crier : " — O Géraud , pourquoi te moques-tu de nous ? pourquoi profites-tu de ta puissance pour nous tourmenter ainsi ? " I1 tombe aussitôt à terre, et les vomit, avec un flot de sang. Depuis lors, et pour le reste de sa vie, il demeura hors de leurs atteintes (20).