VIE DE SAINTE EUPRAXIE *

VIE DE SAINTE CASSIENNE DE CONSTANTINOPLE *

VIE DE SAINTE THÉODORA D'ALEXANDRIE *

Vie de sainte Marie l'Égyptienne *

VIE DE SAINTE ODILE, *

VIE DE SAINTE IRENE DE CÉSARÉE EN CAPPADOCE *

LA VIE DE SAINTE EUGENIE *

LA VIE DE SAINTE PHILOTHÉE D'ATHÈNES *

 

 

 

VIE DE SAINTE EUPRAXIE

 

fêtée le 25 juillet

 

L'admirable conduite et la vaillance de notre sainte mère Eupraxie étonna tous les esprits - ceux des anges comme ceux des hommes. C'est en vérité à elle que convient cette parole du sage Salomon : "Une femme d'élite, qui peut la trouver ? Elle a de loin plus de prix que les perles." (Prov 31,10).

La patrie de la sainte était la ville impériale, Constantinople. Ses parents étaient nobles et son père, nommé Antigone, était premier de la classe sénatoriale. De par ses ancêtres, elle était parente de l'empereur Théodose le Grand qui régnait alors (380), et gouvernait avec sagesse son empire. Antigone, homme illustre était honoré et aimé de l'empereur, non seulement à cause du lien de parenté, mais surtout pour ses vertus, son habilité et sa diplomatie, et c'était toujours lui que l'empereur consultait. Extrêmement riche, il épousa Eupraxie, femme noble, riche et de bonnes moeurs. Tous deux utilisaient leur richesse non pour la jouissance de vains plaisirs, mais pour aider les indigents, nourrir les affamés, vêtir les pauvres; en un mot, ils donnaient leur richesse avec largesse et, selon saint Paul, ils semaient abondamment et moissonnaient abondamment (cf. 2 Cor 9,6). En effet, leur richesse ainsi distribuée en augmentait d'autant plus, et se multipliait par la Grâce de Dieu, qui récompensait leurs saintes et miséricordieuses dispositions.

Après un an de mariage, ce couple vertueux eut une Þlle qui leur apporta une joie et une allégresse indescriptibles. À l'occasion de cette naissance, les parents Þrent encore plus de dons et de bienfaits aux nécessiteux. Au baptême de l'enfant, le père l'appela Eupraxie. Son intention était que sa Þlle, portant le nom de sa mère, lui ressemblât quant à son caractère et ses vertus. Comme l'enfant grandissait, Antigone dit à son épouse : "par la Grâce de Dieu, le but du mariage est accompli - à savoir la procréation; désormais, vivons chastement et puriÞons-nous des plaisirs charnels, aÞn que nous jouissions des délices spirituels qui ne passent jamais."

À ces paroles, cette bonne épouse répondit : "Depuis longtemps j'avais cette intention, je la désirais de tout mon coeur et je priais pour que cela se réalise, mais je n'osais te le dire. Mais comme Dieu t'a aussi inspiré le saint désir, hâtons-nous de l'accomplir, vivons ensemble comme des frères. Empressons-nous d'échanger nos richesses contre le royaume céleste; puisque notre Seigneur Jésus-Christ considère sienne l'aumône faite aux pauvres car Il a dit : 'Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites.' (Mt 25,10). Distribuons notre richesse avec Celui qui nous l'a donnée, aÞn que nous soyons héritiers de son royaume éternel." Quand elle eut dit cela, Antigone se réjouit et rendit grâce à Dieu de ce que sa femme avait la même intention que lui. Dès lors, ils vécurent harmonieusement selon l'accord qu'ils avaient conclu, et continuèrent à distribuer leurs biens aux pauvres. Leur vie commune était ornée de toutes les vertus. Après une année passée ainsi, Antigone passa de cette vie dans les demeures éternelles.

Apprenant la mort d'Antigone, l'empereur et sa cour s'afþigèrent grandement, se rappelant sa foi et ses vertus. Ils consolaient Eupraxie autant qu'ils le pouvaient. Un jour, elle se jeta aux pieds de l'empereur et de l'impératrice, les suppliant en larmes de protéger sa Þlle restée orpheline de père, et leur dit : "Je la remets d'abord dans les Mains de Dieu et ensuite dans les vôtres; si donc vous vous souvenez de son père, soyez bienveillants envers elle." Ces paroles émurent le couple impérial qui versa d'abondantes larmes et promit de la combler de bienfaits. Quelques années plus tard, l'empereur Théodose trouva pour la Þlle d'Antigone un futur, Þls d'un des plus éminents sénateurs, noble, riche, jeune et très beau. Ce jeune homme se Þança avec elle, avec le plein consentement de la mère d'Eupraxie, et le mariage fut reporté à cause de la minorité d'Eupraxie (elle n'avait que six ans lorsque cette décision fut prise).

C'est ainsi que l'empereur arrangea tout ce qui concernait la petite Eupraxie avec l'aide de sa mère qui, tout en l'élevant saintement, mettait elle-même en oeuvre toutes les vertus, surtout la tempérance, gardant irréprochablement pur le lit de son défunt époux. Plus elle mettait de soin et d'attention dans cette lutte pour la vertu, plus le démon l'attaquait en lui tendant des pièges. Il sema dans le coeur d'un jeune noble une passion furieuse pour la jeune veuve. Sachant qu'à cause de sa grande tempérance, il ne pourrait jamais l'épouser, il se servit de l'impératrice comme intermédiaire pour réaliser son but. Celle-ci rapporta l'affaire à Eupraxie, en louant le prétendant, et en incitant la jeune femme à donner son assentiment au mariage. Ces paroles furent reçues comme si elles étaient adressées à un sourd et ne pénétrèrent aucunement dans l'esprit d'Eupraxie. Puisqu'elle était très souvent importunée, elle soupira un jour profondément et s'écria, les yeux remplis de larmes : "Ô Christ-Roi, Époux très-pur, qu'il ne m'arrive jamais de transgresser le pacte conclu avec mon pur époux et de souiller son lit en me tournant avec un autre amour."

Informé de tous ces événements, l'empereur s'attrista profondément et réprimanda l'impératrice car elle avait entrepris de persuader une modeste femme qui avait embrassé la virginité, de se marier une seconde fois. Apprenant que l'empereur était fâché contre l'impératrice, Eupraxie s'afþigea beaucoup et, après avoir réþéchi, elle décida de quitter Constantinople et de se rendre en Égypte sous prétexte d'aller voir un domaine qui lui appartenait. Arrivée en Égypte avec sa Þlle, elle mettait beaucoup de soin à s'occuper des pauvres et passait la plupart de son temps dans les saintes églises et les monastères, en procurant aux moines ce dont ils avaient besoin pour vivre.

Apprenant qu'il existait en Thébaïde une grande communauté de soeurs (au nombre de cent trente), Eupraxie désira leur rendre visite, selon son habitude, aÞn de leur donner le nécessaire. Elle se rendit donc là avec sa Þlle et un grand nombre de ses servants. La vie que menaient les ascètes de ce lieu était admirable, car elles se livraient à de sévères abstinences et mortiÞaient leur corps, se privant du vin qui réjouit le coeur de l'homme (Ps 103), et de l'huile qui "þatte le gosier" (Prov 24,13) et ne se nourrissant que de pain et d'herbes sauvages. S'il leur arrivait par nécessité de varier un peu leur nourriture, elles mangeaient du chou et des légumes cuits à l'eau. Leur lit consistait en une paillasse recouverte d'une loque, et elles portaient, sous leur habit, un vêtement de crin. Chacune jeûnait selon ses forces : les unes mangeaient chaque soir, d'autres, tous les deux jours, d'autres, tous les trois jours; d'autres, plus rarement encore. Lorsqu'elles tombaient malades, elles ne recouraient pas à la médecine, au contraire, elles se plaisaient dans la maladie, la considérant comme une leçon, et selon le grand apôtre, elles recevaient ces épreuves comme un châtiment paternel et se montraient ainsi des servantes véritables et non illégitimes. Jamais elles ne franchissaient la porte du monastère et c'est en menant cette vie qu'elles plaisaient à Dieu qui opérait, à travers elles, beaucoup de miracles.

Arrivant donc avec sa Þlle dans ce monastère, Eupraxie Þt la connaissance de ces moniales et s'émerveilla en voyant leur conduite. Dès lors, elle leur rendait continuellement visite, leur offrant des cierges et de l'encens. Un jour, elle demanda à l'higoumène d'accepter en revenu annuel de l'or, pour les nécessités du monastère. Elle demanda seulement qu'elle et sa Þlle fussent commémorées ainsi que son défunt mari. L'higoumène refusa l'offre, disant qu'elles n'avaient aucun besoin d'argent. Eupraxie en fut profondément afþigée. Pour la consoler, la supérieure lui dit : "Donne-nous de l'huile pour les veilleuses de l'église et de l'encens, et que cela soit une offrande de bonne odeur, un sacriÞce agréable au Seigneur." Eupraxie s'empressa de les leur donner. Comme elle et sa Þlle multipliaient leurs visites au monastère, l'higoumène, qui était clairvoyante, demanda un jour à la petite Eupraxie : "Mon enfant, aimes-tu le monastère et les soeurs ? Veux-tu rester parmi nous ?" Celle-ci lui répondit : "Et je vous aime, et je veux rester avec vous, si ma mère y consent." Voulant éprouver la petite Þlle, l'higoumène lui dit gaiement : "Qui préfères-tu ? Nous ou ton Þancé ?" Eupraxie répondit aussitôt : "Je ne l'ai jamais vu, et lui non plus ne m'a jamais vu. Comment donc pourrais-je aimer celui que je n'ai jamais vu ? Mais vous, je vous connais et vous vois, donc je vous aime."

La mère d'Eupraxie entendit toute la conversation et pleura de joie pour les sages réponses de sa Þlle qui n'avait que sept ans. Ce soir-là, elle lui dit : "Rentrons chez nous, mon enfant." Sa Þlle lui répondit : "Toi, retourne, mère, mais moi je reste ici." Alors la supérieure du monastère lui dit : "Va avec ta mère, petite maîtresse, car il ne t'est pas permis de vivre avec nous, jusqu'à ce que tu décides de t'unir au Christ." Aussitôt, l'enfant répondit : "Je me joins à vous, et je ne pars pas avec ma mère." La supérieure reprit : "Va avec ta mère, mon enfant, car ici, il n'y a pas de lit pour toi, et il t'est impossible de te reposer." L'enfant insista : "Moi, je dormirai avec vous, et comme vous dormez, je dormirai aussi." Voyant qu'elle ne pouvait aucunement la persuader de partir malgré les exhortations de sa mère, l'higoumène voulut l'effrayer et lui dit : "Si tu veux rester ici, tu seras obligée d'apprendre les lettres et de jeûner jusqu'au soir." Aucunement intimidée, Eupraxie promit de faire tout ce qu'on lui imposait, comme toutes les soeurs. L'higoumène s'adressa donc à sa mère : "Laisse ta Þlle avec nous, car la Grâce de Dieu l'a visitée. La piété qu'avait ton époux et la tienne ont conduit son coeur vers la voie parfaite."

Voyant donc l'assurance inébranlable de sa Þlle, la mère la prit par la main, se rendit avec elle devant l'icône du Christ, leva les mains au ciel et , versant des larmes, pria en ces termes : "Fils seul-engendré de Dieu, Toi qui es né de la Vierge, Époux des âmes pures et vierges, Protecteur des orphelins, protège celle qui T'a désiré et reçois celle qui s'offre à Toi comme un don plus précieux que les pierres de grand prix, et garde-la pure et irréprochable, car elle est brûlée par ton Amour." Ayant ainsi prié, elle se tourna vers sa Þlle et lui dit : "Mon enfant, que Dieu t'affermisse dans sa crainte, qui est le commencement de la sagesse, selon le prophète David. Cette crainte est le fondement et la base de ceux qui commencent à vivre selon Dieu. Là où est la crainte de Dieu, là aussi est la garde des commandements, d'où s'ensuit la puriÞcation du corps et de l'âme. Cette puriÞcation est entourée de l'illumination et de l'éclat d'en haut. Cet éclat satisfera ton désir insatiable." Après ces paroles, elle remit sa Þlle entre les mains de l'higoumène en pleurant, gémissant et si émue qu'elle Þt pleurer toutes les moniales. Elle partit ensuite du monastère. Peu de temps après, l'higoumène se rendit à l'église avec Eupraxie et la revêtit de l'habit monastique.

Quelques jours plus tard, la mère retourna au monastère, et voyant sa Þlle revêtue de l'habit monastique, lui demanda si celui-ci lui plaisait. La petite moniale lui répondit : "Bien sûr qu'il me plaît, car, comme on me l'a enseigné, il représente les Þançailles du mariage mystique, que notre Époux le Christ accorde à celles qui L'aiment véritablement." À ces paroles, sa mère fut remplie de joie, bénit l'enfant, et, après avoir salué les autres moniales, s'en alla. Parcourant tous les monastères de la Thébaïde, elle donnait aux ascètes tout ce dont ils avaient besoin, et elle était renommée pour ses aumônes.

Un jour, l'higoumène du monastère dit à Eupraxie qui était venue voir sa Þlle : "Je vais te dire une parole; qu'elle ne te trouble point : Voici, comme le prophète Isaïe, je te conseille de régler toutes les affaires de ta maison, car bientôt tu partiras de cette vie. C'est ce que Dieu m'a révélé dans une vision, à moi la pécheresse. Tu monteras vers les demeures où est aussi monté ton époux Antigone, qui jouit d'une grande gloire et d'une grande assurance auprès de Dieu."

Ayant entendu ces paroles, Eupraxie appela sa Þlle et lui dit : "Enfant, comme me l'a annoncé ton guide spirituel, la Þn de ma vie s'approche; toi, tu restes l'héritière de la fortune de ton père et de la mienne. Je te donne ce dernier conseil : Utilise ton héritage selon la Volonté du Seigneur et disposes-en avec sagesse aÞn que ton père et moi trouvions quelque grâce devant le juste Juge, qui te donnera à toi aussi ta part. Ne fausse pas la promesse que tu as faite de plaire à Dieu, auquel tu t'es consacrée. Considère l'higoumène comme ton autre mère et obéis à tous ses ordres. Comporte-toi humblement avec les soeurs, et sois toujours prête à les aider. Ne t'enorgueillis pas pour ta noble lignée et ta descendance royale car pour tous les hommes il n'y a qu'un seul Créateur, le Seigneur, Auteur de toutes choses, qui daigne Se nommer Père de tous. Si donc, nous tous, les hommes, avons un père commun, Dieu, comment oser considérer l'un supérieur à l'autre ? Aussi dans tes prières, commémore ton père et moi-même pour notre salut."

Ce furent les dernières paroles de la mère à sa Þlle, qui versa des larmes amères. Un peu plus tard, Eupraxie rendit l'esprit et ainsi passa de cette vallée de larmes dans les "bien-aimés tabernacles du Seigneur" (Ps 83) qu'elle avait désirés "comme le cerf languissant" (Ps 41). Après avoir distribué aux pauvres sa fortune dans toute l'Égypte, la jeune Eupraxie se consacra à la vie ascétique.

À la nouvelle de la mort de l'épouse d'Antigone, l'empereur s'afþigea profondément. Le Þancé d'Eupraxie demanda alors à l'empereur de faire venir sa Þancée d'Égypte aÞn qu'il l'épousât (Eupraxie avait alors douze ans). Persuadé par ses supplications, l'empereur écrivit à Eupraxie de revenir à Constantinople pour la célébration du mariage. Ayant reçu la lettre, Eupraxie répondit en écrivant : "Moi, je me suis déjà Þancée au Christ. Je L'ai choisi comme époux; par conséquent, je ne peux pas L'abandonner et Lui préférer un mortel. Ta royauté ne peut légitimer une telle iniquité. Si ta pieuse Majesté veut faire une grâce à mes parents, je lui demande de leur rendre - c'est-à-dire de donner aux pauvres - la fortune qu'ils possèdent là. En agissant ainsi, tu te montreras reconnaissant envers eux pour tous les services qu'ils t'ont rendus; moi, tu me libéreras de nombreux soucis en me donnant l'occasion de mener mon ascèse tranquillement; et toi, tu recevras une digne récompense de la part de Dieu." Eupraxie scella la lettre et la remit au courrier. Quand l'empereur la reçut, il s'émerveilla de la sagesse de la jeune moniale, et remplit sa demande.

Tout fut donc ainsi réglé, et Eupraxie put se donner de toute son âme à l'ascèse, au jeûne, aux veilles et à la prière, ayant toujours son esprit tourné vers les choses célestes. Elle montait comme par degrés vers la perfection, affermissant ses pas dans les sentiers du Seigneur aÞn de ne pas chanceler (cf. Ps 16), ses yeux étaient tournés vers le Seigneur aÞn qu'Il dégage ses pieds du Þlet (cf. Ps 24), disposant en son coeur des ascensions et allant de vertu en vertu (cf. Ps 83), et redoublant chaque jour son ascèse.

Pendant un certain temps, elle prenait de la nourriture chaque soir, par la suite tous les deux jours, ensuite tous les trois jours et enÞn tous les quatre jours - se nourrissant de pain et de l'eau. Mais, tourmentant son corps par de tels jeûnes, manquait-elle à son service ? Ou le remplissait-elle, mais négligemment ? Ou avait-elle besoin de quelqu'un qui lui rappelât de remplir son service ? Qui était aussi empressée qu'elle pour nettoyer les cellules et faire les lits des soeurs ? Qui jamais apporta avant elle l'eau pour le besoin des soeurs ? Qui travaillait aussi vite qu'elle à la boulangerie et à la cuisine ? Peinant ainsi toute la journée, négligeait-elle son Canon ? Non, jamais. Au contraire, elle se trouvait toujours dans l'église avant que les soeurs s'y rassemblent pour l'ofÞce. Ensuite, sortant de l'église la dernière, elle se mettait aussitôt au service de la communauté.

Il y avait au monastère une habitude selon laquelle chaque fois qu'il arrivait à une soeur d'avoir un rêve impur, elle devait l'annoncer à l'higoumène, qui ordonnait de placer des pierres sous sa natte et de recouvrir celle-ci de cendres; celles qui avait eu le rêve devait dormir dessus pendant dix nuits. Eupraxie fut chargée de ce service. Quand elle eut grandi, elle commença à être dérangée par des pensées charnelles, et une nuit, elle eut un rêve passionné. Elle mit alors des pierres sous sa natte et la recouvrit de cendres. Voyant cela, l'higoumène comprit son combat contre la chair, l'appela et lui dit : "Eupraxie, pourquoi ne m'as-tu pas annoncé l'éveil de ta chair ?" La jeune moniale tomba à ses pieds et lui dit : "Mère, j'avais honte de te révéler ma passion." L'higoumène l'encouragea : "N'aie pas honte, mon enfant, car cette passion est naturelle, et si nous-mêmes ne donnons pas occasion aux mouvements de la chair, nous sommes entièrement innocents. Cependant, nous devons humilier le corps aÞn de nous puriÞer de ces passions naturelles. La crainte de Dieu et la mortiÞcation y contribuent, et c'est seulement par ces deux moyens que nous pouvons apaiser les élans de la passion et éteindre l'ardeur de la chair. Donc, ne crains pas, mais prends courage et résiste bravement quand la nature se révolte. En effet, même si nous sommes combattues par la chair, Dieu nous a donné la raison, par laquelle nous pouvons vaincre et asservir les passions; de cette façon nous serons aussi jugées dignes des récompenses indicibles. Ainsi, prépare-toi aux combats, car personne n'a jamais vaincu en dormant."

Après ces paroles, Eupraxie s'en alla remplie de honte et de componction, préparée pour de plus durs combats. Quelques jours plus tard, il lui arriva encore d'avoir dans son sommeil un rêve malsain, mais puisqu'elle avait honte d'annoncer le fait à l'higoumène, elle le confessa à une des soeurs, appelée Julie, celle-ci l'encouragea à le dire à l'abbesse sans rougir puisqu'elle aussi, dans sa jeunesse, tombait dans les mêmes passions. Encouragée par ces paroles, Eupraxie courut à l'higoumène et lui révéla son combat contre la chair. Celle-ci lui dit : "Ne crains pas, mon enfant, mais lutte, car ce sont des attaques et des tirailleries du malin. Si tu te montres vaillante contre elles, l'ennemi sera abattu et s'enfuira." Ensuite, elle lui demanda combien de jours elle jeûnait. Elle répondit qu'elle mangeait tous les quatre jours. Alors l'abbesse lui ordonna de manger tous les cinq jours, ce qu'Eupraxie accepta volontiers.

Voulant davantage humilier la jeune moniale, l'higoumène lui donna l'ordre de prendre les grosses pierres qui se trouvaient dans la cour du monastère et de les transporter ailleurs. Eupraxie les prit aussitôt, une par une, sur son épaule, et les porta à l'endroit désigné - elle était courageuse, non seulement quant à la force spirituelle mais aussi corporelle. Aussi, après le transport des pierres, l'higoumène dit à Eupraxie : "Les pierres n'ont pas été placées au bon endroit; prends-les donc, et porte-les à tel endroit." Eupraxie obéit aussitôt, souleva à nouveau les pierres sans être aidée par aucune des soeurs, alors que ces pierres étaient très lourdes, et demandaient une force d'homme pour être soulevées. Mais Eupraxie était plus courageuse que ses compagnes d'ascèse, plus persévérante et aussi plus forte; c'est pourquoi elle avait reçu l'ordre d'effectuer travaux sur travaux pour affaiblir sa chair. Elle faisait chaque travail avec empressement et ne murmurait jamais, selon le conseil de l'apôtre. Aussi, les autres moniales l'admiraient et lui souhaitaient de recevoir de Dieu force et persévérance. C'est pourquoi le diable lui suscitait plus souvent des rêves inconvenants pendant son sommeil. Mais il peinait en vain, et était repoussé comme une þèche envoyée sur la matière la plus dure.

Une nuit qu'Eupraxie dormait, le diable lui Þt voir le noble auquel elle avait été Þancée (alors qu'elle ne l'avait jamais vu). Elle le vit venir au monastère sous l'aspect d'un soldat, la prendre et partir avec elle. Le rêve la Þt soupirer dans son sommeil et elle cria d'une voix pitoyable : "Oh, violence !" et appelait les soeurs au secours. Réveillée par ces cris, l'higoumène et les autres moniales comprirent qu'elle avait eu un mauvais rêve. Elles l'appelèrent par son nom, la Þrent lever du lit et lui demandèrent ce qui était arrivé pour crier, soupirer et gémir ainsi. Troublée et haletante, Eupraxie leur révéla son rêve. Après cela, l'higoumène prit Eupraxie et les autres soeurs et elles veillèrent jusqu'au matin suppliant Dieu de faire cesser les tentations de cette jeune moniale. Au lever du jour, les soeurs se rendirent chacune à son travail et Eupraxie se tenait au milieu d'elles lisant à voix haute pour que toutes entendent. Ensuite elle reprit son travail : elle faisait les lits des soeurs, apportait l'eau, coupait le bois et l'apportait à la cuisine, travaillait à la boulangerie, transportait la farine avec d'autres moniales, faisait cuire le pain, et servait le vin pendant les repas. Alors qu'elle peinait tant, jamais elle ne manquait aux ofÞces. Ne pouvant supporter de voir cela, le diable redoubla le combat de la chair. Eupraxie annonçait les attaques à l'abbesse et lui demanda de lui permettre de ne manger qu'une fois par semaine. L'higoumène le lui permit, souhaitant que Dieu la renforça contre les pièges du diable.

Dès lors, elle ne mangeait plus qu'une fois par semaine. Cependant, même si la chair était épuisée par le jeûne, elle ne négligeait pas son service et ne peinait pas moins qu'avant. C'est pourquoi les soeurs l'admiraient, disant que, l'ayant attentivement observée, elles avaient remarqué que pendant une année entière, elle ne s'était jamais assise, ni le jour, ni la nuit, sauf quand elle se couchait sur sa natte, le soir. Alors que toutes l'aimaient et l'admiraient, l'une d'entre elle pourtant, nommée Germaine, née d'une esclave, était rongée par l'envie en voyant Eupraxie ainsi louée par les autres. Un jour qu'elle se trouvait à la cuisine avec Eupraxie, elle lui dit avec hostilité : "Toi, Eupraxie, même si tu manges une fois par semaine, tu le supportes; mais si l'higoumène nous impose aussi cette même règle, alors que deviendrions-nous si nous ne pouvons pas supporter ce jeûne ?" Eupraxie lui répondit : "Ce n'est pas ainsi, ma soeur, car l'higoumène n'oblige personne à jeûner au-dessus de ses forces." Piquée au vif par cette réponse, l'envieuse moniale rétorqua : "Et qui ne connaît pas ton impudence, ton hypocrisie, et que tu fais tout pour succéder à l'higoumène après sa mort ? Mais j'ai la certitude que malgré tout cela, tu n'atteindras pas ton but."

À ces paroles, cette âme innocente, comprenant sa méchanceté, tomba aux pieds de Germaine, et lui dit : "Pardonne-moi, ma soeur, et prie pour moi car j'ai aussi péché contre toi." Germaine insulta Eupraxie de plus belle et partit. Quand la supérieure eut connaissance de ce fait, elle eut tant d'indignation contre Germaine, qu'elle lui interdit de prendre la sainte Communion et de se rendre aux ofÞces. Eupraxie demanda alors à l'higoumène de pardonner à celle qui l'avait offensée, mais elle ne put la convaincre. Alors un mois plus tard, elle prit avec elle quelques soeurs des plus anciennes et se rendit chez l'higoumène pour lui demander de pardonner à Germaine. L'abbesse avait l'habitude, tantôt de blâmer une mauvaise action, tantôt de réprimander en donnant une leçon, mais elle pardonnait toujours à la coupable. Cependant, l'ennemi ne cessa pas de combattre Eupraxie.

Une nuit encore, elle eut un rêve. S'élançant hors de sa cellule et se tenant en plein air, elle leva les mains vers Dieu, Le suppliant qu'Il fît cesser le combat. Elle se tint donc ainsi pendant quarante jours, debout et sans manger, et aucune soeur n'avait le droit de l'approcher. Son corps étant complètement affaibli par le long jeûne et la station debout, elle tomba sans voix et presque sans connaissance. L'higoumène vint alors, la Þt lever avec l'aide des soeurs et cria : "Enfant Eupraxie, regarde-moi et parle." Mais Eupraxie restait sans voix. Alors elle lui Þt apporter de la nourriture, disant : "Au Nom de notre Seigneur Jésus Christ, mange !" Elle lui mit un morceau de pain dans la bouche et Eupraxie commença peu à peu à manger et à boire. Ainsi, en quelques jours, elle reprit des forces et recommença à lutter comme auparavant, brûlée par le soleil en été, et glacée par le gel en hiver. Cependant, rien ne pouvait diminuer le zèle qu'elle avait pour pratiquer la vertu.

Mais puisqu'il ne pouvait pas supplanter Eupraxie en l'égarant par des plaisirs charnels, l'ennemi du bien pensa à attenter à la vie de la sainte. Un jour qu'elle puisait de l'eau, elle perdit l'équilibre, et tomba dans le puits. Remontant des profondeurs de l'eau à la surface, elle s'agrippa à la corde et cria : "Seigneur, sauve-moi." Attirées par ces cris désespérés, toutes les soeurs accoururent et la retirèrent du puits. La sainte dit alors : "Ô démon malin, j'ai une conÞance inébranlable en Dieu mon Sauveur et je ne craindrai jamais tes attaques, mais je te combattrai de toutes mes forces. Jusqu'ici, j'apportais l'eau dans un seau, mais à partir d'aujourd'hui, j'en transporterai deux." Et c'est ainsi qu'elle Þt désormais. Elle luttait vaillamment contre l'ennemi et celui-ci contre-attaquait. Un jour, alors qu'elle coupait du bois, la hache, par l'entremise du diable, blessa profondément son pied, au talon. Le sang coula si abondamment que la sainte en perdit connaissance. Les soeurs se rassemblèrent autour d'elle en se lamentant, et l'higoumène, ayant mouillé son visage avec un peu d'eau la Þt revenir à elle. La sainte dit alors aux soeurs : "Ne pleurez pas, car le Seigneur ne laissera pas le malin me nuire." Quand le sang s'arrêta, les soeurs l'aidèrent à marcher et lui dirent de s'allonger sur sa natte. Eupraxie regarda autour d'elle, vit le bois éparpillé, et dit : "Béni soit le Seigneur, je ne m'allongerai pas avant d'avoir ramassé le bois dispersé. Aussitôt, elle prit le bois dans ses bras et commença à monter l'échelle de la réserve; arrivée à la dernière marche, elle Þt un faux pas et tomba la tête la première sur le bois qu'elle portait, qui la blessa si profondément au visage et si près d'un de ses yeux que toutes les soeurs crurent qu'elle avait perdu un oeil. Voilà les différentes manières qu'utilisait le malin pour attaquer la sainte; mais le Seigneur protégeait sa vie qui Lui était agréable. Les soeurs relevèrent donc Eupraxie, retirèrent habilement le morceau de bois enfoncé dans son visage, de sorte que son oeil resta indemne. Ensuite, elles la supplièrent d'aller s'allonger mais elle ne se laissait aucunement persuader, et dit qu'elle ne se reposerait pas avant d'avoir Þni de remplir sa tâche habituelle de servir ses soeurs.

Ainsi blessée au pied et à l'oeil, elle servait les soeurs et se trouvait avant les autres à l'église, car son grand zèle faisait qu'elle ne ressentait pas les douleurs de ses blessures. Il n'était pas facile pour le malin de supporter tout cela et, ne respirant que vengeance, il tramait sa ruine. Un jour, Eupraxie monta avec Julie au grenier- qui se trouvait au troisième étage- pour un besoin des soeurs; par la permission de Dieu qui voulait que la vertu d'Eupraxie soit révélée, le diable la précipita du haut de la bâtisse, alors qu'elle se penchait à la fenêtre. Croyant que la sainte était broyée sur le sol, Julie criait et se lamentait; les moniales et l'abbesse apprirent la chute d'Eupraxie et, connaissant la hauteur d'où elle était tombée, elles la crurent morte et accoururent; mais Eupraxie se releva (car le Seigneur la portait dans sa chute) et dit : "Ne pleurez pas mes soeurs car, comme vous voyez, je suis saine et sauve." Toutes furent stupéfaites et dirent : "Six fois il te sauvera de l'angoisse, à la septième le mal ne t'atteindra pas." (Job 5,19)

Mais est-ce que l'ennemi des bons cessa pour autant d'attaquer Eupraxie, comprenant que Dieu vient au secours des justes ? Il est impossible pour le diable de ne pas attaquer, sa nature étant perverse. Un jour, à la cuisine, Eupraxie voulut vider le chaudron qui contenait de l'eau bouillante, pour en faire chauffer d'autre; tout à coup, le diable la Þt glisser et tomber, et vida le chaudron sur son visage. Comme le malin ne cessait d'attaquer Eupraxie, de même, Dieu ne cessait de l'aider en envoyant son ange pour garder et délivrer la sainte des pièges de l'ennemi - car si elle n'avait pas reçu du ciel un secours, son visage aurait été entièrement brûlé. Or, celui-ci ne subit aucun mal, si bien qu'il semblait avoir reçu de l'eau froide. Apprenant ce qui venait d'arriver, les soeurs accoururent inquiètes et apeurées, alors qu'Eupraxie était indemne. Quand elles la virent, elles restèrent stupéfaites, d'autant plus qu'elles virent l'eau restée dans le chaudron encore bouillonnante. À cet événement, toutes les soeurs furent persuadées que la Grâce divine protégeait Eupraxie. Elles disaient qu'elle était une véritable servante de Dieu, et que Dieu veillait particulièrement sur elle. Sa vie vertueuse plaisait tellement au Seigneur qu'Il la rendit digne d'accomplir des miracles.

Les habitants des alentours du monastère avaient l'habitude d'amener dans la communauté des enfants malades; les plus anciennes des soeurs les prenaient, les portaient à l'église et priaient Dieu pour eux. Ainsi, ils les guérissaient de la maladie qui les tourmentait. Une mère qui avait un Þls paralytique et sourd-muet, vint aussi au monastère portant son enfant de huit ans, comme une charge inanimée. La portière alla annoncer l'affaire à l'higoumène qui dit à Eupraxie : "Va, prends l'enfant et porte-le à l'église." Eupraxie trouva donc l'enfant et, voyant celui-ci immobile et presque sans vie, eut pitié de lui et le prit dans ses bras disant : "Enfant, puisse Dieu te guérir, Lui qui t'a créé. " Dès qu'elle eut prononcé ces mots, l'enfant cria et appela sa mère. Quand l'higoumène apprit cela, elle ne crut pas que l'enfant avait été réellement malade. Elle appela donc la mère de l'enfant et lui dit : "Es-tu venue ici, ma soeur, pour nous tenter ?" Celle-ci jurait que son enfant était paralytique et sourd-muet de naissance, de sorte qu'il n'avait jamais marché, ni entendu, ni parlé, jusqu'au moment où la soeur le prit dans ses bras et partit avec lui. L'higoumène répondit : "Vois donc, ton enfant a déjà recouvré la santé. Retourne donc en rendant grâce à Dieu." Toutes les soeurs confessèrent qu'Eupraxie était une véritable amie de Dieu.

Il y avait dans le monastère une femme possédée du démon depuis de nombreuses années, et qui était réfugiée au monastère pour être guérie. Puisqu'elle était très sauvage et dangereuse pour ceux qui s'en approchaient, elle était liée par des chaînes. Elle écumait, grinçait des dents, inspirant la crainte et la frayeur, non seulement à ceux qui la voyaient mais aussi à ceux qui l'entendaient. Personne n'osait s'approcher d'elle, si bien que quand elle devait prendre son repas, on attachait la nourriture à l'extrémité d'un bâton, et la nourrissait ainsi de loin. Souvent, l'higoumène et les plus anciennes des soeurs priaient Dieu qu'elle soit délivrée du démon mais elle ne guérissait pas. Alors un jour l'higoumène dit à Eupraxie : "Enfant, je veux que ce soit toi qui apportes le repas à celle qui est possédée du démon, si tu n'as pas peur." Prompte à obéir, Eupraxie prit le pot qui contenait la nourriture et partit le porter. Dès qu'elle la vit entrer, la possédée s'empara du pot et se préparait à le jeter sur Eupraxie, mais la sainte eut le temps de l'arrêter, et lui prenant la main, elle lui dit : "Arrête, et tiens-toi tranquille, sinon je te frapperai avec la canne de l'higoumène." Aussitôt la possédée se calma. Eupraxie lui dit alors : "Assieds-toi et mange, soeur." Celle-ci mangea et but calmement. Dès lors, c'est Eupraxie qui lui apportait son repas, et quand le démon agitait la malade, les soeurs lui disaient : "Calme-toi sinon Eupraxie va venir te battre." Aussitôt, elle cessait le vacarme et restait silencieuse.

Alors que toutes les soeurs aimaient et admiraient la sainte, Germaine (que nous avons déjà citée) avait le coeur toujours plein d'envie. "Si Eupraxie, dit-elle un jour, n'était pas là, la possédée ne pourrait-elle pas recevoir sa nourriture de la main d'une autre ? Qu'on me donne son repas, et moi, j'irai la servir." Prenant donc la nourriture, Germaine la porta à la possédée en lui disant : "Soeur, prend ceci et mange." Au même instant, celle-ci se jeta sur elle, déchira ses vêtements, la poussa et Þt tomber la misérable sur le sol. Elle l'empoigna au cou et la mordit en lui causant de douloureuses plaies. Aucune des soeurs n'était capable d'aider Germaine, et dans leur trouble, elle crièrent et appelèrent Eupraxie à l'aide. La sainte sortit de la cuisine en courant, libéra Germaine toute blessée et ensanglantée et réprimanda la possédée par ces paroles : "C'est ainsi que tu te comportes avec la soeur qui te sert ? Témoin le Seigneur, si encore une fois, tu oses recommencer, je prendrai le bâton de l'higoumène et je te frapperai durement." À ces mots, la possédée revint à elle et se calma.

Quelques jours plus tard, Eupraxie alla lui rendre visite et la trouva assise, nue, les vêtements en lambeaux, et mangeant des excréments. La voyant dans un état si pitoyable, elle s'afþigea profondément et versa beaucoup des larmes. Elle informa l'higoumène qui lui ordonna de vêtir la femme et de lui donner à manger, ce que Eupraxie Þt aussitôt. Ayant pris un peu de nourriture, la possédée se tint tranquille. La compatissante Eupraxie pria Dieu toute la nuit pour que la possédée soit délivrée du démon. Le matin, l'higoumène dit à Eupraxie : "Mon enfant, pourquoi n'as-tu pas demandé à une soeur de prier avec toi pour la guérison de la malade ? N'entends-tu pas le Seigneur qui dit : "Là où deux ou trois sont assemblés en mon Nom, je suis au milieu d'eux." (Mt 18,20) Cependant, sache que Dieu a exaucé ta supplication et a délivré par toi cette femme du démon malin, mais prends bien garde de ne pas t'enorgueillir."

À ces paroles, Eupraxie tomba à ses pieds disant : "Qui suis-je moi, mère, pour être digne d'une telle grâce, moi qui suis même indigne de cette vie présente, et qui ne vois le soleil que grâce à l'immense Bonté du Très-Haut ?" L'higoumène lui répondit : "Va, ma Þlle, et mène à bien le charisme de Dieu, aÞn que son Nom soit gloriÞé aussi à travers toi." Eupraxie courut à l'église, tomba à terre et arrosa le sol de ses larmes, suppliant le Seigneur d'éloigner le démon de la femme. Ensuite, elle se releva, s'approcha de la possédée et Þt le signe de la croix sur son front disant : "Que le Seigneur qui t'a créée, te guérisse et te délivre de la puissance de l'ennemi." L'esprit impur hurla en présence de toutes les soeurs (car elles avaient toutes accouru pour voir ce qui se passait) : "Pourquoi me chasses-tu, mauvaise, de ma demeure où j'habite depuis si longtemps ? Je n'en sortirai pas". La sainte répondit : "Ce n'est pas moi qui te chasse, mais mon Époux le Christ qui autrefois a chassé d'un possédé, une légion de démons. Si donc tu ne sors pas à l'instant, je te chasserai malgré toi avec le grand bâton." Comme l'esprit malin résistait toujours, Eupraxie prit le bâton de l'higoumène, frappa trois fois la possédée et, levant les yeux au ciel pria ainsi : "Seigneur Jésus Christ Fils de Dieu, aie pitié de cette malade et chasses-en le démon." Alors, ô miracle ! La possédée écuma, grinça des dents et trembla. Le démon s'enfuit, la femme recouvra son bon sens. Ainsi les moniales louèrent Dieu et admiraient Eupraxie pour la grâce qu'elle avait reçue. Cependant, la sainte non seulement ne s'enorgueillit pas du miracle, mais de plus elle s'humilia et prit avec elle la femme guérie, la lava, enleva la crasse de son corps, l'habilla de vêtements propres, et la conduisit à l'église pour louer Dieu.

C'est pour de tels actes vertueux, qu'Eupraxie plaisait au Christ et avait reçu de Lui une si grande grâce. Or, cet Époux céleste, qui aime les âmes pures, décida de ne plus laisser longtemps son épouse vivre sur la terre, puisqu'elle était digne de demeurer aux cieux. Ainsi Il révéla à l'higoumène, dans une vision, la mort prochaine d'Eupraxie. Cette annonce attrista intérieurement la vénérable abbesse, de telle sorte que sa tristesse fut remarquée par les autres soeurs, qui vinrent lui demander quelle en était la raison. L'higoumène se refusant de répondre, elles insistèrent pour savoir la vérité, et Þnalement elle leur avoua : "Je ne voulais pas vous révéler mon secret car je sais que cela vous attristera beaucoup. Mais puisque je ne peux pas repousser votre insistance, apprenez que demain Eupraxie quitte ce monde - mais que cela reste secret." Ces paroles provoquèrent des gémissements parmi les soeurs, et l'une d'elles courut au four, trouva Eupraxie avec Julie en train de faire cuire les pains dans le fourneau, et dit : "Soeur Eupraxie, beaucoup de paroles et de gémissements se font entendre à ton sujet parmi les soeurs."

Cette nouvelle troubla Eupraxie qui se tourna vers Julie et lui dit : "Va ma soeur, voir ce qui se passe." Julie partit et rencontra l'économe qui lui raconta cette vision : deux jeunes hommes vêtus de blanc apparurent à l'higoumène et lui ordonnèrent : "Envoie Eupraxie au Roi." Un autre vint et lui commanda : "Prends Eupraxie, et pars, car le Maître l'appelle." L'higoumène accomplit l'ordre et s'en alla en prenant avec elle Eupraxie accompagnée des jeunes hommes. Ils arrivèrent tous à la porte d'un majestueux palais, y entrèrent et virent une telle beauté et une telle magniÞcence qu'il est impossible de les décrire. À l'intérieur se trouvait une chambre nuptiale qui ne ressemblait aucunement à une oeuvre faite de mains d'homme, mais bien plutôt à une oeuvre de la Puissance et de la Sagesse divines. L'higoumène disait qu'elle voyait cette chambre mais qu'il ne lui était pas permis d'en approcher. Seule Eupraxie put entrer; elle y vit le Maître Christ entouré d'une myriade d'armées angéliques et de saints innombrables. Elle tomba à ses Pieds et L'adora. La Mère du Seigneur apparut alors et, lui montrant la chambre nuptiale, lui dit : "Voici la récompense de tes labeurs. Cette chambre nuptiale sera pour toi un repos éternel, amie pars maintenant et dans dix jours tu viendras pour en jouir déÞnitivement." Après avoir raconté cela, l'économe ajouta : "Demain s'accomplit le dixième jour, et Eupraxie doit nous quitter, selon la vision de l'higoumène."

Les plus anciennes des soeurs s'afþigèrent en entendant ces paroles, et Julie gémissant retourna au four; quand elle la vit venir, Eupraxie lui dit : "Dis-moi, ma soeur, tout ce que tu as entendu et pourquoi tu pleures." Celle-ci répondit : "Je me lamente, ma soeur, parce que nous nous quittons, car demain tu vas mourir." À ces mots, Eupraxie se mit à pleurer et tomba à terre en suppliant Dieu de lui être longanime, et de lui accorder l'année en cours, aÞn qu'elle se repente de ses péchés car, selon elle, elle ne s'était pas encore repentie et était mal préparée. Alors qu'elle était prosternée et criait ainsi, l'higoumène apprit ce qui se passait et envoya des soeurs la chercher. Quand Eupraxie arriva, l'higoumène lui dit : "Ne pleure pas, mon enfant Eupraxie, mais plutôt réjouis-toi car tu t'en vas vers ton Époux le Christ, que tu as désiré depuis ton enfance. Tu vas vivre avec Lui et jouir de choses que "l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, et qui ne sont point montées au coeur de l'homme" (I Cor 2,9) Je te prie, ma Þlle bien-aimée, d'intercéder auprès du Christ pour moi, aÞn que moi aussi je quitte bientôt cette terre pour vivre avec toi dans ses demeures éternelles." Alors Eupraxie se jeta aux pieds de l'higoumène, gémissant, se lamentant et disant : "Ma vénérable mère, supplie le Christ qu'Il m'accorde un temps pour me repentir." Étant ainsi prosternée, Eupraxie fut prise d'un tremblement suivi d'une forte Þèvre; elle fut transportée à l'église. Vers le soir, l'higoumène permit aux autres soeurs d'aller voir Eupraxie et de lui apporter de la nourriture, et elle même resta avec Julie auprès d'Eupraxie alitée. Julie supplia la sainte en ces termes : "Souviens-toi ma soeur, qu'ici nous étions inséparables; ne m'oublie donc pas et supplie le Christ qu'Il me prenne aussi au plus vite aÞn que nous soyons là aussi unies." Au lever du jour, la sainte n'avait plus qu'un soufþe de vie; l'higoumène envoya Julie appeler toutes les soeurs et leur permit d'embrasser Eupraxie. Vint avec elles la femme délivrée du démon malin par les prières d'Eupraxie, poussant des cris de douleurs, embrassant ardemment ses mains et disant : "Ces mains m'ont maintes fois servi, ces mains ont chassé de moi l'esprit malin." Pendant ce temps, Eupraxie rendit son esprit, âgée de trente ans, en l'année quatre cent treize. Sa sainte relique fut placée auprès de celle de sa bienheureuse mère Eupraxie.

Julie resta trois jours entiers devant la tombe de la bienheureuse, la suppliant de la prendre avec elle aÞn qu'elles soient unies éternellement. Le quatrième jour, elle courut toute joyeuse auprès de l'higoumène et lui déclara : "Vois-tu, Christ le Maître m'appelle moi aussi, Il a exaucé les supplications d'Eupraxie pour moi." Elle s'endormit donc elle aussi, après avoir salué les soeurs, et fut enterrée auprès de la sainte. Trente jours après la mort d'Eupraxie, l'higoumène rassembla la communauté et lui demanda de choisir une soeur pour lui succéder. "En effet, dit-elle alors, le Seigneur m'appelle moi aussi, par les prières de notre bonne Eupraxie que je vais rejoindre moi, l'indigne."

À ces paroles, les soeurs furent profondément afþigées; toutefois, elles choisirent leur nouvelle abbesse, que l'ancienne higoumène conseilla longuement. Elle recommanda aussi aux autres soeurs de lui être soumise et de toujours s'empresser pour les vertus. Les ayant embrassées, elle rendit son âme au Seigneur, et son corps fut enseveli auprès d'Eupraxie, dont la tombe était devenue une fontaine de miracles par lesquels est gloriÞée et louée la sainte Trinité, à qui reviennent toute gloire, honneur et adoration, maintenant et toujours et aux siècles des siècles. Amen.

 

 

 

VIE DE SAINTE CASSIENNE DE CONSTANTINOPLE

 

fêtée le 7 Septembre

Notre sainte mère Cassienne naquit à Constantinople avant l'an 805. Son père, un aristocrate, avait une place élevée à la cour impériale. Cassienne reçut de ses parents une excellente éducation, non seulement dans la connaissance profonde mais aussi dans l'étude des saintes Écritures. Depuis sa jeunesse, malgré son extrême beauté, elle désirait consacrer sa vie au Christ et à l'Église, et songeait souvent à devenir moniale.

Le mariage de l'empereur Michel II l'Amorien (820-829) avec Thècle donna naissance à Théophile le futur iconoclaste. A la mort de Thècle, l'empereur Michel déclencha une violente querelle quand il décida d'épouser une moniale, Euphrosyne. Ce choix hautement irrégulier fut permis car Euphrosyne était le fruit du mariage malheureux de l'empereur Constantin VI (780-797) et de Maria d'Amnia. Le père d'Euphrosyne haïssait son épouse Maria et la força à entrer au monastère afin de pouvoir épouser Théodote, une de ses dames d'honneur. Cet acte fut dénoncé par les orthodoxes comme étant de la bigamie.

 

A la mort de Michel l'Amorien, Théophile lui succéda (829-842). Sa belle-mère Euphrosyne désirait lui trouver un bon parti et organisa un "concours pour la future mariée", où elle rassembla les plus belles jeunes filles. Théophile limita le nombre des concurrentes à six, et Cassienne était l'une d'elles. Pour le choix final, Euphrosyne souhaita que Théophile agisse selon une coutume qui remontait aux temps anciens, à savoir qu'une pomme en or fût offerte à la future impératrice. Parmi toutes les jeunes filles présentées, Théophile fut par-dessus tout impressionné par la beauté de Cassienne. Il était aussi au courant de sa sagesse et de sa science. Il alla donc la voir et lui dit : "C'est par la femme qu'arriva la corruption" (se référant à la chute d'Eve). Alors la très sage Cassienne, rougissant modestement, répondit à Théophile : "Mais c'est aussi de la femme que provient ce qui est supérieur" (se référant à la Mère de Dieu qui enfanta Dieu dans la chair). Théophile resta bouche bée devant la sagesse et l'audace de Cassienne, et se retira. Il s'approcha donc de la modeste Théodora et lui offrit la pomme comme symbole de son choix.

Cassienne ne fut aucunement vexée d'avoir été éliminée, car elle n'avait aucun désir de devenir impératrice. Reconnaissant la Providence de Dieu dans le rejet de Théophile, elle était maintenant libre de poursuivre la vie monastique et la science spirituelle, comme épouse du Roi des rois. Elle quitta donc le palais, soulagée et pleine d'enthousiasme pour ses projets.

 

Cassienne renonça alors au monde et fonda un couvent à Xerolophos, la septième colline de la capitale. Elle prit l'habit monacal et mena une vie ascétique et philosophique, plaisant à son Époux céleste. Cette dynamique fondatrice dirigea la communauté des soeurs en réglant leur genre de vie et les offices divins au monastère.

Quand Théophile, redoutable ennemi de la vénération des icônes, choisit Théodora, il ne savait pas qu'elle vénérait les saintes icônes. Théodora parvint pendant de longues années à cacher sa vénération des icônes, et enseigna même à ses cinq filles et à son fils à les vénérer. Contrairement à Théodora, Cassienne avait de fortes convictions en faveur des icônes et elle les confessait ouvertement.

Tôt dans sa vie, Cassienne prouva son dévouement pour la vénération des icônes. Elle résistait publiquement à la politique impériale contre les saintes images. Lors de la défense des icônes, elle fut soumise à la persécution et fut une fois violemment fouettée. Inébranlable, elle persistait à résister aux iconoclastes. Elle rendait souvent visite à des moines en prison et les soutenait par ses lettres et ses dons. Elle exprimait aussi son opinion à propos de ceux qui manquaient de courage et de responsabilité, et disait : "Je hais le silence quand c'est le temps de parler".

 

Pendant cette difficile période que traversait l'Église combattue, Cassienne, inspirée par Dieu, poursuivait ses divers travaux, littéraires et musicaux. Ses travaux peuvent être trouvés sous les signatures de : "Cassienne", "Cassia la moniale", ou "Ikasias". Saint Théodore le Studite (mémoire le 11 novembre) était impressionné par son savoir et son style littéraire, qu'il trouvait rares en ces temps-là chez une si jeune personne. Comme un compositeur doué par Dieu, elle adaptait ses poèmes à la musique qu'elle composait. L'abbesse Cassienne offrit un grand nombre de nouvelles hymnes pour les offices célébrés dans son monastère.

Son chant ecclésiastique attira l'attention des pères de l'Église qui reconnurent son charisme unique. Elle fut encouragée à composer des hymnes pour les différentes fêtes. Sa réputation était telle, qu'elle fut reconnue comme la seule hymnographe-femme de distinction de l'Orthodoxie. Trente-trois hymnes authentiques attribuées à Cassienne se trouvent dans les cycles liturgiques orthodoxes. La plus longue des hymnes qu'elle donna au monastère est son canon pour les défunts. Ce morceau contient trente-deux strophes qui étaient chantées au cimetière du couvent pour les offices des défunts chaque samedi.

Elle composa aussi des hymnes en l'honneur des saints des Ménées, comme saints Samonas, Gourias et Habib (11 novembre); pour ceux-ci, le doxastikon des vêpres, ton 2. Pour saints Eustrate, Auxence, Eugène, Mardaire et Oreste (13 décembre), les doxastikon des apostiches matitunaux, ton 4. Pour la nativité de saint Jean le Précurseur (24 juin), le doxastikon des apostiches vespérales, ton 8, pour n'en citer que quelques-uns.

Pour la Nativité dans la chair de notre Seigneur Jésus Christ, Cassia composa cette hymne vespérale au ton 2 :

"Alors qu'Auguste régnait seul sur la terre, tous les royaumes des hommes touchèrent à leur fin; quand Tu devins homme de la pure Vierge, tous les dieux de l'idolâtrie furent détruits. Les villes du monde passèrent sous une seule loi; et les nations crurent à une Divinité souveraine. Les hommes étaient inscrits par le décret de César; et nous les fidèles, fûmes inscrits dans le Nom de la Divinité, quand Toi notre Dieu, Tu Te fis homme. Grande est ta Miséricorde, gloire à Toi."

On attribue aussi à l'abbesse et poétesse Cassienne les hirmi du canon des matines, chanté le jeudi saint, ton 6, qui commence ainsi :

"Celui qui autrefois recouvrait le tyran pourchassant sous les vagues de la mer, est caché sous la terre par les enfants de ceux qu'Il sauva autrefois. Mais comme les jeunes filles chantons le Seigneur car Il est grandement glorifié."

La composition musicale la plus célèbre de la sainte dans le triode est le doxastikon idomèle des apostiches matitunaux du Mercredi saint, connu aussi sous le nom de "Tropaire de Cassienne"; se basant sur la femme pécheresse de l'évangile (cf. Lc 7,37-50), Cassienne crée une symétrie entre la femme pécheresse et la chute d'Eve (cf Gn 5,8-11). Avec une sensibilité toute féminine, Cassia la moniale embellit cette histoire bien connue. Cette hymne émouvante, sur le ton 8, est aussi chantée le soir du mercredi saint :

"O Seigneur, la femme qui était tombée dans de nombreux péchés, percevant ta Divinité, devint porteuse de myrrhe; en larmes elle T'apporta les huiles parfumées avant ta sépulture. "Malheur à moi, dit-elle, car la nuit m'est devenue une frénésie de libertinage, un amour lugubre et sans lune. Reçois le flot de mes larmes, Toi qui formes les nuées avec l'eau de la mer. Penche-Toi sur les soupirs de mon coeur, Toi qui courbes les cieux dans ton ineffable Condescendance. J'embrasserai tes Pieds immaculés et les essuierai avec les cheveux de ma tête, ces Pieds au son desquels Eve se cacha par crainte quand elle entendit tes pas l'après-midi dans le paradis. La multitude de mes péchés et l'abîme de tes jugements, qui peut les sonder, ô mon Sauveur des âmes ? Ne me méprise pas, moi, ta servante, ô Toi dont la Miséricorde est infinie".

On raconte que l'abbesse Cassienne passa un après-midi dans le jardin à composer cette hymne. Quand elle eut fini d'écrire le vers : "J'embrasserai tes Pieds immaculés et les essuierai avec les cheveux de ma tête", elle apprit que l'empereur Théophile arrivait au monastère. Ne voulant pas le voir, dans sa hâte à se cacher, elle laissa là le papier et la plume. Entré dans le jardin, Théophile trouva le poème inachevé et ajouta cette phrase : "ces Pieds au son desquels Eve se cacha par crainte quand elle entendit tes pas l'après-midi dans le paradis." Après le départ de Théophile, Cassienne sortit de sa cachette. Quand elle reprit sa composition, elle découvrit la phrase écrite par Théophile; elle la conserva et compléta le reste du poème.

Nous voyons ainsi dans cette hymne que la femme pécheresse s'approcha du Christ avec amour, alors qu'Eve se cacha de Lui par peur. Dans de nombreux sermons et hymnes, Eve la femme pécheresse archétype et la courtisane repentante apparaissent ensemble. La passion et le désir de la première sont à éviter, alors que le repentir de la seconde est à imiter.

 

Sur son lit de mort en 842, l'empereur Théophile désigna à Théodora leur fils Michel III comme régnant. A la mort de Théophile, la folie iconoclaste prit fin et l'impératrice Théodora restaura la vénération des icônes. Sur l'icône bien connue du Dimanche de l'Orthodoxie commémorant la restauration des icônes, on peut voir le patriarche, l'impératrice Théodora et son fils Michel, des évêques, des prêtres, des ascètes, des moines, et auprès d'eux sainte Cassienne tenant une icône, et accompagnée d'une foule de moniales.

Un biographe a écrit :

"Cassienne ne vécut que pour Dieu seul jusqu'à la fin de sa vie". C'est ainsi que notre sainte mère Cassienne s'endormit dans le Seigneur après avoir consacré sa vie au Christ et à l'Église, ornée de la perle de la virginité et des couronnes d'ascète, de confesseur et d'hymnographe.

 

 

VIE DE SAINTE THÉODORA D'ALEXANDRIE

 

Fêtée le 11 septembre

Théodora la bienheureuse qui porte le nom du Don et de la Grâce divine ("Théodore" = don de Dieu) vécut pendant le règne du roi Zénon (474). Elle naquit et grandit à Alexandrie, ville qui, ornée de diverses beautés, était bien plus embellie et louée grâce aux vertus de cette sainte. Dans cette ville, ses parents la marièrent à un jeune homme noble et de bonnes moeurs, auquel la jeune femme se soumettait, en toute pureté et loyauté comme cela se doit des femmes modestes. Son mari, sage comme il l'était, voyant la conduite vertueuse de sa femme, essayait de l'imiter autant qu'il le pouvait, si bien que tous les deux se conduisaient très vertueusement et plaisaient à Dieu.

Mais il n'est pas possible pour ceux qui vivent selon Dieu de ne pas avoir de tentations venant du diable, ennemi du bien; c'est pourquoi, voyant ce couple béni vivre ainsi en gardant Þdèlement les commandements du Seigneur et accomplir les vertus des ermites avec tant de piété et d'empressement, l'infâme les envia et Þt tout son possible pour les séparer, de la façon suivante. Il enþamma le coeur d'un jeune homme très riche d'un amour satanique pour la chaste Théodora. La passion le gouvernait tellement que, jour et nuit, éveillé et endormi, il voyait Théodora et lui parlait dans son imagination, si bien que le malheureux soupirait après elle. Aussi, il paya des femmes adonnées à la sorcellerie et à la dépravation pour qu'elles essaient, de leur mieux, de persuader Théodora - avec des paroles d'amour et des pièges sataniques - et de l'amener à son désir. Une de ces nombreuses femmes, initiée par le diable, commença, après avoir jeté des sorts, à inciter Théodora par diverses paroles, et celle-ci lui dit : "Pourquoi me forcez-vous à faire une action si inique ? Moi, je tremble à la pensée de ce terrible jour du Jugement, je crains la géhenne, j'ai même honte devant ce soleil qui serait témoin de cet acte exécrable." La mauvaise femme lui dit alors : "Ne crains pas pour cela, ma Þlle, mais écoute mon conseil : que la chose se fasse après le coucher du soleil, et ainsi personne ne le saura ni ne pourra témoigner devant Dieu et devant les hommes." Alors, ô malheur ! D'une part parce que les femmes sont, de nature, faciles à persuader, d'autre part à cause de l'action de Satan, Théodora se laissa convaincre et l'acte s'accomplit.

Cependant, dès que le projet se réalisa, le remords de conscience et le blâme commencèrent aussitôt à percer amèrement son âme. En effet, quand une âme habituée aux vertus tombe à cause d'un court instant de plaisir, elle ne trouve pas de consolation. Se souvenant de l'honneur et de la chasteté passés et de la perte de ceux-ci due à un instant de mauvais plaisir, cette bienheureuse eut le coeur enþammé d'une afþiction immense. Elle pleurait amèrement, poussait des cris de douleur, et par de très profonds soupirs, elle criait au Seigneur à chaque instant ces paroles du prophète David : "Mes plaies sont puanteur et pourriture à cause de ma folie", et elle n'osait même pas demander pardon à Dieu pour son péché, craignant qu'Il ne S'irritât encore plus contre elle. Voyant une telle tristesse et n'en connaissant pas la raison, son mari essaya de la consoler de toutes les manières. Mais la plaie qu'elle avait en son âme était incurable, et ne lui accordait pas le moindre soulagement.

Elle s'enfuit donc secrètement et se réfugia dans un monastère où se trouvait une abbesse vertueuse. Se prosternant devant elle avec piété et humilité, elle demanda en larmes qu'on lui apportât le saint évangile aÞn de voir si Dieu avait eu connaissance du péché qu'elle avait commis la nuit précédente (puisque la sorcière lui avait fait croire que la nuit il n'y aurait aucun témoin). L'higoumène lui dit : "Qu'arrive-t-il au monde que Dieu ne sache pas ? Comme dit le Roi-Prophète : "Celui qui a planté l'oreille n'entendrait pas ? Celui qui a façonné l'oeil ne verrait pas ?" Cependant, si tu veux être délivrée rapidement de la plaie qui afþige ton coeur, révèle-la-moi et, par la Grâce de Dieu, peut-être en trouverai-je le remède." Toute en larmes, Théodora redemanda qu'on lui apportât l'évangile; et dès que l'on le lui amena et qu'elle l'ouvrit, elle tomba aussitôt sur ces mots : "Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit.", ce qui a failli lui faire perdre la raison. Elle pleurait, gémissait, déchirait son visage de ses deux mains et poussait des cris de lamentation, disant : "Malheur à moi, la misérable, l'insolente qui ai osé déshonorer le lit de mon mari !"

C'est par ces lamentations et ce þot de larmes qu'elle se blâmait, car, à cause de l'iniquité qu'elle avait commise, elle se jugeait indigne de voir le ciel et la lumière du jour. Elle ne put donc trouver d'autre moyen que d'abandonner le monde aÞn de recevoir le schème monacal et ainsi se donner entièrement aux labeurs du repentir. Or, sachant que par la suite son mari la chercherait partout, elle se revêtit d'habits masculins et se rendit à un monastère d'hommes qui se trouvait à dix-huit milles de la ville d'Alexandrie pour s'y faire moine. Arrivée au monastère, elle demanda aux frères de la recevoir dans leur communauté. Les frères répondirent qu'il ne leur était pas possible de la recevoir tout de suite, qu'elle devait d'abord rester à l'extérieur du monastère, la tête découverte pour éprouver sa patience et c'est alors qu'ils la recevraient parmi les frères. Théodora accepta avec joie cette condition, sachant pourtant que dans ces déserts les animaux sauvages ne manquaient pas. Elle resta donc toute la nuit à l'extérieur des portes du monastère, et Dieu, qui protégea Daniel des lions, protégea aussi sa servante des bêtes sauvages. Le lendemain, voyant la soumission et l'endurance de la sainte, les frères la reçurent charitablement, comme un homme, dans leur communauté. Le supérieur la prit alors à part et l'interrogea ainsi : "Comment t'appelles-tu, et pour quelle raison veux-tu quitter le monde et devenir moine ? Ne serait-ce pas pour quelque grande nécessité ?". La bienheureuse répondit : "Aucune autre nécessité ne m'a obligé, père, de devenir moine, si ce n'est mon désir d'abandonner les soucis du monde et de supplier Dieu qu'Il pardonne mes péchés; mon nom est Théodore, serviteur de ta sainteté". L'higoumène reprit : "Écoute, frère Théodore : sache qu'ici où tu désires vivre, tu auras à supporter beaucoup de tribulations et de grandes peines; une obéissance et une extrême soumission aux services du monastère te sont nécessaires - non seulement à l'intérieur, mais aussi à l'extérieur de la communauté. Et quand le besoin se présentera, il te faudra aller au village. Tu devras remplir toutes ces tâches sans un seul murmure. A part tout cela, tu devras, sans chercher aucun prétexte, jeûner, veiller, participer aux ofÞces, faire des métanies chaque jour et tourmenter ton corps aÞn de le soumettre au pouvoir de l'âme; il te faudra aussi lutter sans cesse contre les mauvaises pensées qui sont la mort spirituelle du moine".

Ayant trouvé ces paroles plus douces que le miel, la bienheureuse Théodora les accueillit dans son coeur avec beaucoup de joie. Aussi, elle promit à l'higoumène de les garder Þdèlement avec l'Aide de Dieu. Le supérieur l'accepta alors au nombre des frères et la revêtit du schème. La bienheureuse renonça aussitôt à tout désir mondain, elle haït le repos du corps et se donna aux peines et aux labeurs de l'ascèse. A tous les services qu'on lui conÞait, elle courait avec empressement, sans jamais montrer la moindre opposition. Elle passa huit ans à bêcher la terre et à entretenir les jardins où les pères cultivaient des choux; elle moulait le blé et pétrissait la pâte pour le pain des frères. Malgré tout cela, jamais elle ne manqua aux ofÞces de l'église, bien au contraire, elle s'y rendait pleine de ferveur et d'amour pour la divine Majesté. Elle ne cessait de peiner pour l'Amour du Seigneur, et quand elle se souvenait du péché qu'elle avait commis, elle ne pouvait se consoler. Quand elle terminait son travail, la nuit tombait; elle se reposait un peu et c'est alors qu'elle frappait amèrement sa poitrine, disant à travers ses larmes : "Pardonne-moi, Seigneur, car moi, la misérable, j'ai détruit la beauté de la pureté".

Il arriva une époque où l'huile manqua au monastère et le supérieur envoya Théodora avec deux chameaux à Alexandrie aÞn qu'elle en rapportât. Comme elle s'éloignait un peu du monastère, elle rencontra son mari sur le chemin (et ceci par la Providence divine). Depuis qu'il avait perdu une telle femme, les larmes ne cessaient de couler de ses yeux, car il croyait que Théodora l'avait quitté pour vivre avec un autre homme. Il suppliait donc Dieu nuit et jour qu'Il lui révélât la vérité. Alors le Dieu très-bon eut pitié de ses larmes et envoya un ange divin qui lui dit : "Si tu veux voir Théodora de tes propres yeux, lève-toi de bon matin, rends-toi sur le chemin qui s'appelle Martyre-de-l'Apôtre-Pierre, et là, tu rencontreras un homme dont tu regarderas attentivement le visage, et tu recevras ce que tu demandes".

Suivant donc le conseil de l'ange, il se mit en route à l'aurore et arriva le matin à l'endroit indiqué, où il la rencontra. Théodora reconnut tout de suite son mari, se souvint de l'amour qu'il avait pour elle et du péché qu'elle avait commis. Ses yeux se remplirent de larmes et elle poussa de profonds soupirs. Elle s'approcha de lui, le salua et continua sa route. Lui aussi la salua et chacun partit de son côté. Cependant, lui ne la reconnut point, puisqu'elle portait des vêtements de moine et que son visage avait complètement changé à cause des souffrances et de l'extrême tristesse qui la tourmentaient. Alors, le mari se mit à se lamenter, disant à Dieu qu'il avait été trompé par l'ange qui n'avait pas tenu sa promesse. Or, l'ange lui apparut à nouveau et lui dit : "J'ai tenu ma promesse et je t'ai bien montré ta femme; le moine que tu as rencontré hier en chemin, qui t'a salué et que tu as salué en retour, c'était ta femme Théodora. " Dès lors, son mari fut rassuré, sachant que Théodora n'était pas partie avec un autre homme et ce soupçon ne le tourmenta plus. Il était seulement triste d'avoir perdu cette si bonne épouse.

La bienheureuse Théodora se donna à de plus grandes ascèses et jour après jour, son coeur s'enþammait d'amour divin; elle mangeait du pain et de l'eau, d'abord une fois par jour, ensuite tous les deux jours, et se donnait plus de peine pour les travaux du monastère. Par la suite elle demanda au supérieur de manger seulement une fois par semaine. Dès qu'elle en reçut la permission, elle demanda une deuxième faveur, celle de porter à même le corps un vêtement de crin, aÞn de tourmenter cette chair qui lui Þt perdre la tempérance.

Ô sainte disposition de la bienheureuse Théodora ! Malgré tant de privations, tant de luttes et d'endurance dans les peines du repentir, la douleur ne s'atténuait pas, à cause du péché qu'elle avait commis, mais sans cesse elle s'en souvenait, et sans cesse elle pleurait. Et la bienheureuse usait d'une sainte colère pour se venger du diable, pour vaincre, par de profondes et nombreuses blessures, celui qui une fois l'avait vaincue. Or, le Dieu ami de l'homme non seulement avait, à cause de son repentir, pardonné son péché, mais aussi, en récompense de ses vertus, Il la gratiÞa du charisme et du pouvoir d'accomplir des miracles dont voici quelques-uns.

Près de ce monastère se trouve un grand lac où demeurait un redoutable crocodile qui dévorait tous ceux qui osaient s'approcher, hommes et animaux. Aucun des habitants des alentours n'osait traverser le lac, ni même s'en approcher. Des soldats furent mis par le sous-préfet d'Alexandrie pour garder le lac et en empêcher l'accès à tous ceux qui, ignorant l'existence de la bête, s'aventuraient par là. Or, l'higoumène connaissait les vertus de sainte Théodora et croyait bien que grâce à ses luttes elle avait reçu un charisme divin; il l'appela donc et lui dit : "Mon enfant Théodore, prends la cruche et va chercher de l'eau au lac". Théodora était tellement empressée de se soumettre que, dès qu'elle entendit l'ordre de l'higoumène, elle ne tint compte ni de la peur, ni du danger d'une mort évidente, mais s'empara aussitôt de la cruche et se hâta d'exécuter l'ordre.

Lorsqu'elle fut arrivée sur les bords du lac, beaucoup essayaient, par leurs cris, de l'empêcher d'approcher de peur qu'elle ne se fasse dévorer par la bête. Mais la sainte avait une telle foi en la bienheureuse obéissance qu'elle s'approcha malgré les cris, et ceux qui s'y trouvaient furent les témoins oculaires d'un redoutable miracle. En effet, comme la sainte pénétrait dans le lac pour remplir la cruche, le crocodile apparut, se dirigea vers elle, la prit sur son dos, et dès qu'elle eut rempli la cruche dans les profondeurs, le crocodile la ramena sur la terre ferme. Alors la sainte blâma cette bête féroce qui mourut aussitôt. Ainsi le monde fut délivré de la terreur et du danger, et tous gloriÞèrent Dieu et remercièrent la sainte.

Cependant, l'envie, qui avait chassé nos ancêtres du paradis, s'empara alors de certains moines qui, voyant Théodore mener une vie si angélique et irréprochable et être loué par tous, furent pleins de haine contre lui. Un jour, ils appelèrent le nommé Théodore à l'insu de l'higoumène, et le chargèrent de porter une lettre à un ermite qui habitait loin dans le désert, soi-disant qu'il s'agissait d'une affaire importante; mais leur intention était que, sur la route, elle se fasse dévorer par les bêtes, puisque ce désert était peuplé de carnivores et de reptiles venimeux. Mais ils s'efforcèrent en vain : non seulement ces bêtes ne Þrent aucun mal à la sainte, mais en plus, elles lui furent, par la Providence divine, une aide et un secours. En effet, toujours prête à obéir, elle sortit, s'éloigna du monastère et, avançant dans le désert, elle se perdit et ne savait plus quel chemin suivre. Survint alors un lion qui devint son guide, l'amena jusqu'à la cellule de l'ermite, et, sur le chemin du retour, la suivit jusqu'au monastère et y entra avec elle.

Pendant que la sainte se rendait chez l'higoumène pour lui donner la réponse de l'ermite, le lion se jeta sur le portier et enfonça ses griffes dans son corps pour le déchirer. Celui-ci se mit à hurler, si bien que les frères accoururent, mais personne n'osait approcher, si ce n'est Théodore qui saisit la bête et l'arracha du portier. Le moine fut sauvé à temps de la mort, car les crocs ne l'avaient pas encore atteint, mais il était grièvement blessé des coups de griffes. La sainte réprimanda la bête et celle-ci tomba aussitôt morte à ses pieds. Puis elle enduisit d'huile sainte les plaies du portier et le guérit après avoir prié le Christ. La bienheureuse aurait bien voulu que ce miracle ne fût connu de personne, mais cela était impossible. Tous les frères se répandirent en action de grâces pour le frère qui fut sauvé de la mort et des grandes blessures.

Ayant eu connaissance de ces événements et de la mission dont la sainte avait été chargée, l'higoumène lui demanda : "Frère Théodore, dis-moi, qui t'a envoyé et fait courir un danger si évident dans un lieu désert, la nuit ?" Voyez, frères, une âme vraiment pour le paradis ! A la question de l'higoumène, la sainte répondit : "Pardonne à ton serviteur, père, car à ce moment-là, j'étais enténébrée et je ne peux maintenant ni me souvenir, ni même te répondre". Avec une telle justiÞcation,d'une part elle fut protégée de la vaine gloire, d'autre part elle évita de révéler le nom de ceux qui lui avaient tendu le piège. Voyant cela, l'ennemi de la vérité grinçait des dents contre la sainte, et l'infâme ne se contenta plus désormais de l'attaquer invisiblement, mais se mit à lui apparaître en menaçant de ne plus la laisser tranquille jusqu'à ce qu'elle devienne la risée de tous ceux qui maintenant l'admiraient.

Quelques jours plus tard, comme le blé manqua au monastère, l'higoumène ordonna à la sainte de prendre deux chameaux et de se rendre à Alexandrie pour en acheter. Il lui recommanda, si elle ne pouvait pas revenir le jour même, de rester le soir dans un petit monastère appelé Enatos*, aÞn d'y passer la nuit et reposer les chameaux. La sainte partit donc et acheta le blé. Comme le soleil se couchait sur le chemin du retour, elle passa la nuit au petit monastère, selon l'ordre de son supérieur, et dormit aux pieds des chameaux. C'est alors que Satan commença son oeuvre.

Dans ce monastère se trouvait une jeune Þlle, parente de quelques moines qui vivaient là. Sur l'instigation du diable, elle s'éprit de la sainte, croyant que c'était un homme. Alors, sans aucune honte, elle s'allongea là où se reposait Théodora et tenta de lui faire commettre le péché. Mais cette jeune éhontée vit qu'elle essayait en vain; alors, désespérée et ne supportant pas l'ardeur de la chair, elle se donna à un étranger qui passait alors la nuit dans ce monastère. Le matin, celui qui avait commis l'iniquité rentra chez lui et la sainte s'en retourna au monastère avec les chameaux.

Peu de temps après, la Þlle devint enceinte, et les moines qui lui étaient parents lui demandèrent le nom de celui qui l'avait déshonorée. Inspirée par Satan, celle-ci leur répondit : "Ce moine du monastère Octokaidekatou *, Théodore, m'a violentée la nuit qu'il avait passée ici !" Croyant à ces paroles, ces moines accoururent aussitôt au monastère où vivait la sainte, et s'écrièrent, furieux : "Le moine Théodore n'a pas craint Dieu, n'a pas eu honte devant les hommes, mais il a commis un acte très impur et inique dans le monastère où nous l'avons accueilli". A ces paroles si inattendues, l'higoumène Þt venir la sainte et lui demanda si peut-être elle savait quelque chose à propos de ce péché. La sainte répondit qu'elle n'en avait pas connaissance, et ses accusateurs repartirent pour leur monastère.

A la naissance de l'enfant, ces mêmes parents le prirent, l'amenèrent au monastère de la sainte, le jetèrent au milieu de la cour et repartirent. C'est cette méthode-là que Satan utilisa pour attrister celle qui le blessait et pour l'empêcher de suivre le chemin droit de la vertu. Mais le trois fois maudit machinait en vain, et les þèches qu'il lançait sur la sainte se retournaient contre lui et le perçaient profondément. Tous les moyens qu'il utilisait pour la déshonorer devenaient la cause de son honneur et de sa gloire. Voici ce qui arriva : les frères crurent que Théodore était le père de l'enfant et ils l'exilèrent loin du monastère avec le nouveau-né.

Prenant l'enfant à charge, la bienheureuse Théodora, comme une véritable mère, le nourrissait de lait de brebis qu'elle demandait aux bergers, et confectionnait des vêtements avec la laine des moutons. Ô patience surhumaine de cette âme bienheureuse ! Qui aurait pu supporter une si absurde calomnie, surtout avec la possibilité de prouver en un instant son innocence ? Mais cette perle précieuse supporta le mépris pendant sept années dans un tel outrage, et pendant tout ce temps-là, jamais elle ne perdit patience; jamais elle ne prononça une seule plainte. Mais, se souvenant de ce péché qu'elle avait commis, elle acceptait, pour l'effacer, de souffrir toute cette humiliation. La nourriture de la sainte se limitait à des herbes sauvages, et sa boisson à l'eau du lac, qu'elle mêlait de ses larmes. Son corps dépérissait à cause de l'extrême souffrance, ses ongles avaient poussé, les cheveux de sa tête, jamais lavés, étaient devenus comme une crinière, et son visage, à cause de l'ardeur des rayons du soleil, avait complètement noirci.

Qui peut décrire les stations debout et les veilles qui transformèrent son corps, de sorte qu'elle ressemblait à un monstre étrange ? Malgré le fait qu'elle luttait comme un être incorporel, qu'elle supportait un tel mépris et les nombreuses attaques des démons, elle ne voulut pas s'éloigner de la communauté, mais, ayant construit une petite cabane, elle vivait là avec le petit enfant, tout près du monastère. Cependant, même là, l'ennemi ne cessait d'attaquer la sainte par diverses tentations, puisqu'à la moindre occasion, cette âme courageuse le blessait par ses combats surhumains.

Alors le diable, ayant pris l'aspect du mari de la sainte, se présenta devant elle et lui dit d'un air afþigé : "Ô ma bien-aimée et très-désirée Théodora, ô lumière et rayon de mes yeux, ô ma consolation, joie et douceur de mon coeur, cela fait déjà trop d'années que ton absence me tyrannise; je te supplie, mets Þn à mon immense tristesse, retournons chez nous pour mener ensemble une vie vertueuse". Croyant vraiment que c'était son mari, la sainte répondit : "Puisqu'une fois j'ai renoncé au monde, il ne m'est pas possible de retourner à ses vanités et à ses mensonges. De plus, comment pourrais-je regarder ton visage sans honte, puisque moi, la malheureuse, j'ai souillé la pureté de notre union ?" Ayant dit cela, la sainte se ressouvint de son péché, leva les bras pour prier, et comme elle ouvrait la bouche pour prononcer le redoutable Nom de Jésus Christ, le démon disparut.

Une autre fois, l'infâme Þt apparaître une multitude de bêtes de toutes sortes et, parmi elles, un géant qui se précipitait sur la sainte en ordonnant aux bêtes de la dévorer. Celle-ci encore se tenait sans crainte, disant ce verset : "Elles m'ont environné et enserré, mais au Nom du Seigneur, je les ai repoussés". (Ps 117), et aussitôt toute cette horde disparut dans l'air comme la fumée. Un jour, l'esprit impur lui apparut comme un général d'armée, suivi d'une multitude de soldats, et ces serviteurs de Satan dirent à la sainte : "Prosterne-toi devant le chef". Comme la sainte répondit qu'il ne faut adorer que Dieu seul, ce chef ordonna de la frapper, et ils la blessèrent tellement qu'elle tomba demi-morte. Le lendemain, quelques bergers la virent ainsi et se rendirent au monastère annonçant à l'higoumène que le moine Théodore était mort.

Or, vers minuit, la bienheureuse Théodora revint à elle et se mit à dire : "C'est justice pour moi, c'est moi la cause de tout le malheur, car j'ai commis cette iniquité au commencement". Elle priait donc Dieu de lui pardonner et aussi que les tentations cessent désormais, aÞn qu'elle ait un peu de répit. Arrivèrent alors ceux qui voulaient l'enterrer; l'entendant prier ils gloriÞèrent Dieu. Ils coururent annoncer au monastère que Théodore est ressuscité. L'higoumène jugea que sa punition avait assez duré, et que désormais elle gardât l'enfant près d'elle - puisque, après son sevrage, on l'avait séparé d'elle, loin du monastère. Mais Satan tendit d'autres pièges et Dieu permettait tout cela à l'ennemi, aÞn que sa couronne soit encore plus lumineuse et plus glorieuse.

Une fois, le diable Þt apparaître devant la sainte, à l'extérieur du monastère, une grande quantité d'or entassé sur le sol. Une autre fois encore, alors qu'elle était assise dans sa cellule, une multitude de serviteurs arrivèrent et lui présentèrent divers plats rafÞnés, assaisonnés et aromatisés, en lui disant : "Ce général qui avait ordonné de te frapper il y a quelque temps, s'est repenti et t'envoie cela amicalement aÞn que tu lui pardonnes". Mais la sainte qui maintenant avait appris à reconnaître les artiÞces de Satan, faisait disparaître toutes ces apparitions à l'aide du signe invincible de la croix.

Quand les sept années furent passées, ces moines de l'Enatos, qui avaient calomnié la sainte, arrivèrent au monastère et demandèrent à l'higoumène de recevoir le moine Théodore dans la communauté des frères, puisque son châtiment avait assez duré; ils ajoutèrent qu'ils avaient appris par une révélation divine que le péché de Théodore était pardonné. Alors, suivant leur conseil, l'higoumène ordonna que Théodore demeurât dans une cellule à l'intérieur, pardonné et libéré de son accusation, et qu'il fût dispensé de tout service du monastère. La bienheureuse ne se reposa pas pour autant, mais augmenta les combats de l'ascèse, les jeûnes, et s'adonnait à la prière. L'higoumène observait la conduite de la sainte et la révérait secrètement, se rappelant son obéissance d'autrefois, et maintenant son extrême patience; aussi il ressentait que la divine grâce l'habitait et il espérait toujours voir en elle quelque signe révélateur de sa vertu.

A cette époque-là, il y eut une telle sécheresse que les lacs et les puits, qui étaient la réserve d'eau pour les besoins du monastère, étaient à sec. Alors, l'higoumène ordonna à la sainte de prendre le seau avec lequel on puisait l'eau, de le remplir au puits et de le rapporter. Sans manifester aucun signe d'étonnement, la sainte obéit avec empressement et s'emparant du seau, elle le Þt descendre dans le puits vide et le Þt remonter rempli d'eau. Au même moment, par la grâce qui habitait la sainte, toutes les réserves du monastère se remplirent à nouveau.

Quelques jours plus tard, la sainte se mit à conseiller l'enfant comme un vrai père. Entendant parler depuis l'extérieur, des frères allèrent le dire à l'higoumène qui ordonna à certains d'entre eux de rester en cachette, à l'extérieur de la cellule pour écouter ce que disait Théodore à l'enfant. Ces moines s'y rendirent donc et entendirent la sainte conseiller l'enfant ainsi : "Écoute, mon enfant bien-aimé, je vois que la Þn de ma vie approche, et je désire jouir au plus vite de la vie bienheureuse et véritable. Toi, mon enfant, je te conÞe à Dieu, le père des orphelins, et à l'higoumène du monastère. Recherche, mon enfant, la richesse de l'âme, qui est véritable, et non celle du corps qui est trompeuse. Ne cherche pas l'honneur venant des hommes, car il nous conduit en enfer, mais recherche la gloire céleste. Déteste l'excès de sommeil, aime la tempérance, ne donne pas d'importance au soin des vêtements. Sois toujours prompt à la prière, prends bien garde à ne jamais négliger ton ofÞce. Sois toujours aimable envers tous les frères, aide-les autant que tu peux, et sers les faibles. Ne cherche pas à vivre du travail des autres. Garde-toi bien de juger quiconque, soit en bien, soit en mal, même en pensée. Quand on t'interroge, incline la tête vers le sol et c'est ainsi que tu répondras. Ne te moque de personne, surtout quand celle-ci se trouve dans le malheur. Quand tu apprends qu'un frère est négligent, prie Dieu de le corriger. Visite et aide les malades, sois le serviteur des frères aÞn de devenir ami du Christ qui pour toi S'est fait serviteur et esclave. Fais toujours attention, mon enfant, à ne pas tomber dans les tentations; et s'il arrive que tu tombes, relève-toi tout de suite en te repentant et mets-toi aussitôt en prière. Si tu agis de cette façon, mon enfant, Dieu t'exaucera toujours et t'aidera spirituellement et corporellement".

Après avoir ainsi conseillé l'enfant, la bienheureuse rendit son âme lumineuse dans les Mains de Dieu. L'enfant se mit à pleurer si fort, que les moines, en entendant les sanglots, coururent à l'higoumène et lui rapportèrent tout ce qu'ils venaient d'entendre. Alors, celui-ci leur dit : "Moi, j'ai eu, mes frères, une surprenante vision : deux hommes vinrent à moi et m'élevèrent très haut dans l'air. Là, je vis une multitude d'anges et j'entendis une voix me dire : "Regarde tous les biens que J'ai préparés pour mon épouse Théodora". Je voyais aussi un ange qui portait un lit d'une beauté indicible. Voyant cette parure nuptiale, je demandai pour qui était préparée cette cérémonie. Tout à coup, je vis le choeur des prophètes, des apôtres, des martyrs et de tous les justes, et au milieu de ces rangs apparut une femme parée de gloire et de lumière et qui s'assit sur ce lit merveilleux. Les hommes qui me portaient disaient que c'était l'abba Théodore, qui fut calomnié injustement, qui avait préféré supporter un tel mépris pendant sept ans, chassé de la communauté, endurer que tout le monde le croie père d'un enfant étranger, et nourrir, sans se plaindre, la semence d'autrui dans une telle souffrance, plutôt que de révéler qui elle était et d'être ainsi délivrée d'une si grande honte. C'est pourquoi il a été jugé digne de cette gloire. C'est ici, mes frères, que se termine la vision. Et maintenant, allons à la cellule de Théodore pour voir ce qui se passe".

Alors l'higoumène se rendit avec les frères à la cellule de la sainte et trouvèrent là la bienheureuse endormie avec l'enfant qui pleurait. Quand on découvrit que la sainte était une femme, l'higoumène et les frères répandirent des þots de larmes sur la sainte relique. Puis, l'higoumène Þt appeler ces frères qui avaient calomnié la sainte, aÞn qu'ils vissent ce fait inattendu et qu'ils se repentissent de leur odieuse calomnie. Quand ils arrivèrent et virent, ceux-ci restèrent stupéfaits et tremblaient de peur, croyant que la Colère divine s'abattrait sur eux à cause de l'injustice commise contre la sainte. Une multitude de moines se rassemblèrent de toutes parts et il n'y eut personne qui ne pleurât de tout son coeur.

Alors, un ange du Seigneur apparut à l'higoumène et lui ordonna d'envoyer immédiatement au village un homme à cheval, et, le premier homme qu'il rencontrerait, qu'il le prît sur son cheval et l'amenât au monastère. Il s'agissait du mari de la bienheureuse Théodora, qui, avant que l'on l'appelât, avait eu une révélation divine et s'était déjà mis en route pour le monastère. A son arrivée, voyant la relique sacrée de la bienheureuse, et tombant dessus, il pleura amèrement, se lamenta, appela la sainte par son nom et évoqua la vie vertueuse et pure qu'ils avaient menée ensemble avant qu'elle parte, si bien que les assistants s'émerveillèrent à ces paroles dignes de louange.

Ils adressèrent donc à Dieu des hymnes et des doxologies avec grande piété et componction et c'est ainsi qu'ils enterrèrent ce corps vénérable qui avait beaucoup lutté. Son mari, par les prières de la sainte, resta dans le monastère, et, devenu moine, il demeura dans la cellule de son épouse, mena une vie ascétique, s'endormit dans le Seigneur et fut enterré aux côtés de la sainte. L'enfant que la bienheureuse avait élevé progressa tellement dans la vie monastique qu'il devint plus tard higoumène de ce monastère, élu par les frères.

Par les intercessions de notre sainte mère Théodora, aie pitié de nous et sauve-nous, Christ notre Dieu, Toi à qui revient la gloire dans les siècles. Amen.

 

 

 

Vie de sainte Marie l'Égyptienne

 

fêtée le 1 avril

 

Il y avait dans un monastère de la Palestine un homme nommé Zosime, qui, ayant dès son enfance été instruit avec très grand soin dans les exercices de la vie monastique et élevé saintement, faisait reluire dans ses paroles et dans ses actions une véritable piété. Sur quoi on ne doit pas s'imaginer que je veuille parler de ce Zosime accusé d'enseigner des erreurs en ce qui regarde la foi; puisque ce sont deux diverses personnes et très différentes encore qu'elles portent un même nom. Celui-ci demeura premièrement en un monastère de la Palestine, et passant par tous les exercices de la vie monastique se rendit très recommandable par la pureté de ses moeurs et par sa ferveur dans la pénitence; car il observait inviolablement toutes les instructions que ceux qui avaient été nourris dès leur plus tendre jeunesse dans cette sainte manière de vivre lui donnaient pour le rendre capable de soutenir les combats qui se présentent dans la pratique exacte de ses règles, et ne se contentant pas de cela, il y ajoutait encore beaucoup de lui-même, par le désir qu'il avait d'assujettir sa chair à son esprit. Ainsi on n'a jamais remarqué qu'il ait manqué en la moindre chose, et il accomplissait si parfaitement tout ce qu'on peut désirer en un moine, qu'on a souvent vu plusieurs autres, tant des environs que des provinces fort éloignées, venir vers lui, et par ses instructions et ses exemples se porter avec beaucoup plus d'ardeur qu'auparavant dans les saints exercices de la pénitence.

Ayant tant d'excellentes qualités, il méditait sans cesse l'Écriture sainte; car soit qu'il fût couché pour prendre quelque repos, ou qu'il fût levé, ou qu'il travaillât de ses mains, ou qu'il mangeât, son esprit s'occupait toujours à cet heureux objet qui lui était devenu si familier, et il ne discontinuait jamais cet ouvrage qu'il avait si à coeur qui était de chanter des psaumes et de méditer l'Écriture sainte. Ainsi s'étant rendu digne d'avoir l'esprit éclairé de Dieu, ceux qui vivaient avec lui assurent qu'il était souvent favorisé de visions; ce qui n'est ni étrange ni incroyable; car puisque notre Seigneur dit que "bienheureux les coeurs purs car ils verront Dieu"; à combien plus forte raison ceux qui ont purifié leur chair, qui sont toujours demeurés dans l'abstinence, et dont l'esprit ne s'est jamais endormi dans le chemin de la piété, peuvent-ils avoir les yeux éclairés de ses divines lumières pour marque du bonheur qui les attend dans l'autre vie, où ils Le verront éternellement dans sa Majesté et dans sa Gloire.

Zosime disait lui-même qu'il avait comme au sortir de la mamelle été mis en ce monastère, où il avait vécu jusqu'à cinquante-trois ans dans l'observance des règles de la vie monastique. Et un jour se trouvant tenté de quelques pensées qui lui faisaient croire qu'il était parfait en toutes choses et qu'il pouvait se passer des instructions de qui que ce fût, il parlait ainsi en lui-même : "Y a-t-il quelque moine dans le monde qui puisse me rien enseigner de nouveau, ou me montrer quelque chose dans cette sainte manière de vivre que je n'aie pas déjà accompli par mes actions ? Et se trouve-t-il quelqu'un qui m'y surpasse ?" Comme il s'entretenait de ces pensées et d'autres semblables, il se présenta un homme devant lui qui lui dit : "Ô Zosime, il est vrai que tu as combattu généreusement, et autant qu'un homme pouvait le faire. Il est vrai que tu as fort bien couru dans la carrière de la vie monastique. Mais il n'y a pas d'homme qui puisse se vanter d'être parfait, d'autant qu'encore que tu ne le saches pas, le combat présent est plus difficile à soutenir que celui qui est passé. Et afin que tu connaisses qu'il y a beaucoup d'autres voies pour arriver au salut que celle que tu as suivie; sors de la maison de ton père ainsi que le patriarche Abraham, et va-t'en au monastère qui est le long du Jourdain."

Zosime suivant celui qui lui avait ainsi parlé sortit du monastère où il avait été nourri dès son enfance, et étant arrivé au bord du Jourdain qui est le plus saint de tous les fleuves, il fut conduit par ce même homme au monastère où Dieu lui-même avait commandé d'aller. Ayant frappé à la porte et parlé au portier, ce frère alla le dire à son abba, qui vint le recevoir, et connaissant à son habit et à sa contenance que c'était un moine, après que Zosime lui eut fait une métanie selon la coutume des moines, et lui eut demandé sa bénédiction, il lui dit : "D'où viens-tu, mon frère ? Et quel sujet t'amène vers des pauvres moines ?" Zosime lui répondit : "Je n'estime pas nécessaire, mon père, de vous dire d'où je viens, et je pense qu'il suffit que vous sachiez que ce qui m'amène est le désir de trouver ici des sujets d'édification; car j'ai appris des choses si avantageuses de ce monastère et si dignes de louanges, qu'elles sont capables de porter des hommes à s'unir à Dieu." L'abba lui répondit : "Mon frère, Dieu qui seul peut guérir les infirmités des âmes veuille par sa Grâce vous instruire et nous aussi de ses commandements, et conduire nos pas pour marcher dans ses saintes voies; car il n'y a pas d'homme qui soit capable de faire avancer les autres dans la vertu; mais il faut que chacun veille soigneusement sur soi-même, et sans élever trop haut ses pensées, il fasse ce qui lui est le plus avantageux pour arriver à la perfection, Dieu coopérant avec lui. Toutefois puisque tu dis que l'amour de Jésus Christ t'amène ici pour y voir de pauvres moines, tu pourras demeurer avec nous si c'est ton dessein; et ce bon Pasteur qui a donné sa Vie pour notre salut, et qui appelle ses brebis chacune par leur nom, nous nourrira par la Grâce de son saint Esprit. L'abba ayant achevé ces paroles, Zosime fit encore une métanie, et après avoir reçu sa bénédiction lui répondit : "Amen", et demeura dans ce monastère.

 

Il vit là des vieillards vénérables de visage, admirables dans leurs actions, fervents en esprit, et qui servaient Dieu sans discontinuation quelconque. Il n'y avait pas d'heure dans la nuit que l'on n'y chantât des psaumes, et durant le jour ils les avaient toujours en la bouche, et travaillaient sans cesse de leurs mains. On ne savait là ce que c'était que d'entretiens inutiles. Ils n'avaient pas la moindre pensée ni du bien ni des autres choses temporelles, et à peine en connaissaient-ils le nom; mais ils employaient toute l'année à considérer quel est le néant de cette vie qui n'est qu'un passage plein de douleurs et de misères, et à méditer des choses semblables. Une seule leur paraissait importante, et ils travaillaient tous avec ardeur pour l'acquérir, qui est de se réputer comme morts au siècle auquel ils avaient renoncé en quittant le monde, et généralement à toutes les choses qui en dépendent. Vivant ainsi comme s'ils ne vivaient plus, ils nourrissaient leur esprit d'une chair qui ne leur manquait jamais, qui est la parole de Dieu, et leur corps de pain et d'eau seulement, afin d'avoir plus de sujet d'espérer en la Miséricorde de leur Maître. Zosime, ainsi qu'il le disait depuis, considérant cette sainte manière de vivre en était extrêmement édifié, et s'excitait par ces exemples à s'avancer dans la perfection, trouvant des personnes qui travaillaient si puissamment avec lui pour l'acquérir, et qui faisaient voir avec tant de bonheur un nouveau paradis sur la terre.

Peu de jours après, le temps s'approcha qui est ordonné aux chrétiens par la Tradition de l'Église pour célébrer le saint jeûne du Carême, et pour purifier leur âme afin de se rendre dignes de voir les jours de la mort et de la résurrection de notre Sauveur. Or ces moines faisaient toutes leurs fonctions sans y être troublés en aucune sorte, parce que l'on n'ouvrait jamais la principale porte de la maison si quelque moine n'y venait pour des affaires nécessaires, à cause que ce lieu était un lieu de solitude; et qui non seulement n'était pas fréquenté, mais n'était pas connu de la plupart de ceux mêmes qui en étaient voisins; et cette règle s'y observait depuis l'établissement du monastère. Ce qui me fait croire que ce fut pour cette raison que Dieu y envoya Zosime.

Je veux ici rapporter l'ordre qu'observaient ces moines. Le premier dimanche de Carême on célébrait selon la coutume les divins mystères, et chacun recevait le Corps et le Sang précieux de notre Seigneur Jésus Christ qui donne la vie aux âmes. Puis après avoir un peu mangé à l'ordinaire, ils s'assemblaient dans l'église, où ayant prié à genoux ils se donnaient les uns aux autres le saint baiser, et faisant encore une métanie ils embrassaient leur abba et lui demandaient sa bénédiction, afin d'être assistés de ses prières dans le combat qu'ils s'en allaient entreprendre. On ouvrait ensuite toutes les portes du monastère, et lors, en chantant tous d'une voix ce psaume : "Le Seigneur est ma lumière et mon salut, qui craindrai-je; le Seigneur est le protecteur de ma vie, qui sera capable de m'épouvanter ?", ils sortaient, ne laissant qu'un ou deux frères dans le monastère, non pas pour garder ce qui y était, puisqu'ils n'avaient rien qui fût propre pour des voleurs; mais afin de ne pas laisser leur église sans que quelqu'un y chantât les louanges de Dieu. Chacun portait avec soi de quoi vivre selon qu'il le voulait ou le pouvait et selon son besoin, les uns des figues, les autres des dattes; les autres des légumes trempés dans de l'eau, et il y en avait qui ne portaient que leur corps, et leur habit, mangeant seulement des herbes qui croissent dans le désert, lorsqu'ils étaient pressés de la faim. Chacun était sa règle à soi-même, et c'était une loi inviolablement observée entre eux de ne pas s'informer de quelle sorte et dans quelle abstinence ils avaient vécu durant ce temps. Pour ce sujet ils passaient aussitôt le Jourdain, et s'éloignant fort les uns des autres ils ne se rejoignaient plus, la solitude leur tenant lieu de toutes les compagnies qu'on pourrait trouver dans les villes. Et s'ils voyaient de loin venir vers eux quelqu'un de leurs frères, ils se détournaient aussitôt de leur chemin et s'en allaient d'un autre côté, vivant ainsi à Dieu seul et à eux-mêmes, chantant très souvent des psaumes, et ne mangeant qu'à certain temps. Après avoir jeûné de la sorte, ils s'en retournaient au monastère avant le jour de la résurrection glorieuse de Jésus Christ notre Sauveur qui est la vie de nos âmes, et s'y trouvaient tous en ce dimanche que la sainte Église célèbre avec des rameaux de palmes. Chacun remportait avec lui le témoignage que lui rendait sa propre conscience de la manière dont il avait travaillé dans sa retraite, et des semences qu'il avait jetées dans son âme pour la rendre forte et généreuse à entreprendre de nouveaux travaux pour le service de Dieu; et ils ne se demandaient jamais les uns aux autres, ainsi que j'ai dit, comment ils avaient passé ce temps de séparation et de solitude.

Voilà quelle était la règle de cette maison, laquelle s'y observait parfaitement, et de quelle sorte chacun de ces moines s'unissait à Dieu dans ce désert, et combattait contre lui-même pour se rendre agréable à lui seul et non pas aux hommes, sachant que toutes les choses qu'on fait pour l'amour des hommes et à dessein de leur plaire nuisent au lieu de servir à ceux qui les font.

Zosime donc selon la coutume de ce monastère passa le Jourdain, ne portant que son habit et quelque peu de chose pour vivre. Ainsi il observait la règle, et en traversant cette solitude il ne prenait de la nourriture que lorsque la nécessité l'y obligeait; il se couchait sur la terre au lieu où la nuit le surprenait pour se reposer et dormir un peu; et aussitôt que le point du jour était venu il commençait à se hâter de marcher, ayant continuellement dans l'esprit, ainsi qu'il le disait depuis, le désir d'entrer plus avant dans ce désert par l'espérance d'y trouver quelque bon père qui y demeurât, et dont il pût apprendre quelque chose; et il avançait sans cesse de la sorte comme s'il fût allé vers quelque personne qu'il eût connue. Après avoir marché durant vingt jours, l'heure de Sexte étant venue il s'arrêta un peu, et se tournant du côté de l'orient fit sa prière ordinaire; car il s'était accoutumé à certaines heures du jour à s'arrêter pour chanter des psaumes étant debout, et prier à genoux.

Lors donc qu'il chantait des psaumes et que d'un regard fixe il avait les yeux élevés vers le ciel, il vit à sa main droite comme l'ombre d'un corps humain; ce qui le remplit d'abord d'étonnement et de crainte, croyant que c'était une illusion du diable; mais après s'être armé du signe de la croix et avoir perdu toute appréhension, étant déjà arrivé vers la fin de sa prière, il vit en tournant les yeux quelqu'un qui véritablement marchait très vite vers l'Occident. Or ce qu'il voyait était une femme, dont l'ardeur du soleil avait rendu le corps extrêmement noir, et qui avait les cheveux aussi blancs que de la laine, mais si courts qu'ils ne lui allaient que jusqu'au col.

Zosime voyant ce que je viens de dire et se réjouissant dans l'espérance de recevoir la consolation qu'il souhaitait, courut de toute sa force vers l'endroit où ce qui lui paraissait se hâtait d'aller; car sa joie était très grande, parce que durant tout le temps qu'il avait marché dans ce désert il n'y avait vu aucune forme ni d'homme ni de bêtes sauvages, ni d'oiseaux, ni d'autres animaux quelconques, ce qui augmentait son désir de savoir ce que c'était qui lui apparaissait, espérant d'en tirer un grand avantage. Mais elle, voyant Zosime qui la suivait commença en fuyant à prendre sa course vers le fond du désert. Sur quoi Zosime oubliant la faiblesse de son âge et ne considérant pas le travail du chemin, courut avec grande vitesse par le désir qu'il avait de voir de plus près ce qui fuyait devant lui; et courant ainsi plus fort qu'elle, il s'en approchait toujours.

Lorsqu'il fut en telle distance qu'elle pouvait entendre sa voix, il lui cria en pleurant : "Serviteur de Dieu, pourquoi fuyez-vous ce pécheur et ce pauvre vieillard ? Qui que vous soyez, je vous conjure par le Dieu pour l'amour duquel vous passez votre vie dans cette affreuse solitude de vouloir bien me souffrir; je vous en conjure par l'espérance que vous avez d'être un jour récompensé de tant de travaux. Arrêtez-vous et ne refusez pas votre bénédiction et vos prières à celui qui vous les demande au Nom de Dieu, qui n'a jamais rejeté personne." Zosime mêlant ainsi ses conjurations à ses larmes, ils arrivèrent tous deux en courant en un certain lieu que les eaux d'un torrent avaient creusé, et lors ce qui fuyait ainsi devant lui y descendit, et monta après de l'autre côté. Zosime continuant à crier et ne pouvant passer outre demeura en deçà de ce torrent qui était à sec, et redoubla de telle sorte ses pleurs et ses soupirs que l'on entendait encore de plus loin le bruit de ses plaintes.

 

Alors cette personne qui s'enfuyait ainsi lui dit : "Abba Zosime, je te prie au nom de Dieu de me pardonner de ce que je ne puis me tourner pour parler à toi à cause que je suis une femme, et que comme tu vois je suis toute nue, mais si tu désires assister de tes prières une pauvre pécheresse, jette-moi ton manteau, afin que je puisse m'en couvrir et ainsi me tourner vers toi pour recevoir ta bénédiction." Zosime fut surpris d'un merveilleux étonnement mêlé de crainte et comme transporté hors de lui-même en entendant ces paroles; car étant un homme excellent et que la Grâce de Dieu avait rempli d'une très grande prudence, il jugea bien que cette femme ne l'ayant jamais vu ni entendu parler de lui, ne l'avait pas ainsi nommé par son nom sans une grâce toute particulière de Dieu. Il exécuta donc très promptement ce qu'elle lui avait ordonné, et après avoir détaché son manteau il le lui jeta en tournant le dos. L'ayant reçu, elle s'en couvrit la plus grande partie du corps, et s'étant enveloppée de la sorte se tourna vers Zosime et lui dit : "Mon père, quel dessein t'a porté à voir une pécheresse, et que désires-tu de savoir et d'apprendre de moi pour n'avoir pas appréhendé un aussi grand travail que celui que tu as souffert à venir jusqu'ici ?"

Zosime se prosternant à terre lui demandait sa bénédiction ainsi qu'on a coutume de la demander, et elle se prosternant de son côté lui demandait aussi la sienne.

Ils demeurèrent ainsi fort longtemps, et enfin elle lui dit : "Mon père, c'est à toi de me donner la bénédiction et de faire la prière, puisque tu es honoré de l'ordre de la prêtrise, et qu'il y a tant d'années que servant au saint autel tu pénètres par la grâce et la lumière que Dieu te donne les secrets et les mystères de Jésus Christ." Ces paroles ayant augmenté la crainte et l'émotion de Zosime, on voyait trembler ce saint vieillard et la sueur couler à grosses gouttes de son visage. Ainsi n'ayant plus du tout de force et étant comme prêt à rendre le dernier soupir, il lui dit : "Ô ma mère spirituelle, je connais assez par ce peu que je t'ai vue que tu es déjà toute avec Dieu, et que tu ne vis quasi plus sur la terre; et il est aisé de juger qu'Il t'a fait des faveurs très extraordinaires, puisque sans m'avoir jamais vu, tu m'as appelé par mon nom; mais d'autant que dans la dignité des fonctions où l'on est appelé, il ne s'ensuit pas que l'on ait une grâce égale à la charge que l'on exerce, et qu'elle se connaît principalement par les effets merveilleux qu'elle fait produire aux âmes, bénis-moi pour l'amour de Dieu et assiste-moi de tes prières, afin de me rendre digne d'imiter ta vertu."

Alors, ayant compassion de l'opiniâtreté du saint vieillard, elle dit : "Béni soit le Seigneur qui opère le salut des âmes." Sur quoi Zosime ayant répondu : "Amen", ils se levèrent tous deux, et elle lui dit : "Qui t'a donc amené vers une pécheresse telle que je suis ? Toutefois puisque le saint Esprit t'a conduit ici par sa Grâce, afin de me rendre quelque assistance proportionnée à ma faiblesse, dis-moi, je te prie, de quelle sorte les chrétiens se conduisent aujourd'hui; de quelle sorte agissent les empereurs; et de quelle sorte le troupeau de Jésus Christ est maintenant gouverné dans la sainte Église." Zosime lui répondit : "Ma mère, Dieu a accordé à tes saintes prières une paix assurée aux fidèles. Et ne refuse pas, je te supplie, en son Nom, à un moine bien qu'indigne, la consolation que je te demande pour l'amour de Jésus Christ de Le prier pour tout le monde, et particulièrement pour ce pauvre pécheur, afin que je n'aie pas fait inutilement un si long et si laborieux chemin au travers de cette vaste solitude." Elle lui répondit : "Mon père, je t'ai déjà dit que c'est à toi qui es honoré du sacerdoce de prier pour tout le monde et pour moi aussi, puisque c'est une des fonctions auxquelles ta vocation t'oblige; mais d'autant que l'obéissance est l'une des choses qui nous est la plus recommandée, je ferai de bon coeur ce que tu m'ordonnes." En achevant ces paroles elle se tourna du côté de l'Orient, et élevant ses yeux vers le ciel et étendant ses mains elle commença à prier en remuant seulement les lèvres, et sans que l'on pût entendre une seule de ses paroles. Zosime, comme il l'a rapporté depuis, demeura tout étonné, et sans dire mot baissa la vue contre terre, puis voyant qu'elle continuait très longtemps à demeurer en prière, il leva un peu les yeux et vit qu'elle était élevée de terre d'une coudée, et qu'elle priait ainsi suspendue en l'air; ce qu'il prenait Dieu à témoin être très véritable. Alors il fut rempli d'une si extrême appréhension, que tout trempé de sueur il se jetait par terre sans oser parler, et disait seulement en lui-même : "Kyrie eleison".

 

Comme il était en cet état il lui vint une tentation que ce ne fût quelque malin esprit qui fît semblant de prier. Sur quoi cette femme se tournant vers lui, et le relevant lui dit : "Pourquoi, mon père, tes pensées te portent-elles à te scandaliser sur mon sujet, en te faisant croire que je ne suis qu'un esprit, et que ma prière n'est qu'une feinte ? Ne doute pas que je sois une femme et une pauvre pécheresse; mais telle que je suis j'ai reçu le saint baptême, et bien éloignée d'être un esprit, je ne suis que poussière et que cendre, je ne suis que chair, et n'ai pas seulement l'esprit de concevoir les choses spirituelles." En achevant ces paroles elle fit le signe de la croix sur le front, sur ses yeux, sur ses lèvres, et sur son estomac; et puis elle ajouta encore : "Mon père, Dieu nous délivre, s'il Lui plaît, et du démon et de tout ce qui vient de lui; car il nous porte sans doute une très grande envie."

Le vieillard à ces paroles se prosterna à ses pieds et lui dit en pleurant : "Je te conjure par notre Seigneur Jésus Christ notre véritable Maître qui a daigné pour notre salut tirer naissance d'une vierge, et pour l'amour duquel tu t'es revêtue de cette nudité et Lui as fait un sacrifice de ton corps afin de Lui être agréable, ne cache rien, je te supplie, à ton serviteur, mais dis-moi qui tu es, d'où tu es, en quel temps, et pour quelle cause tu es venue dans cette solitude, et généralement toutes les choses qui te regardent, afin de me faire connaître par là la grandeur des oeuvres de Dieu; car quelle utilité peut apporter un trésor caché et une science qu'on ne déclare pas, ainsi que dit l'Écriture ? Dis-moi donc toutes choses pour l'amour de Dieu sans en faire aucun scrupule, puisque ce ne sera pas par vanité, mais pour satisfaire ce pauvre pécheur encore qu'il en soit indigne. Et je prends à témoin le même Dieu pour lequel seul tu vis, et avec lequel tu converses continuellement, que je crois n'avoir été amené en cette solitude que par le dessein qu'Il a eu de rendre manifeste tout ce qui s'est passé sur ton sujet, puisqu'il n'est pas en notre puissance de résister à ses Volontés, et que si notre Seigneur Jésus Christ n'avait eu dessein de te faire connaître et de faire savoir les combats que tu as soutenus pour son service, Il n'aurait jamais permis que personne t'eût vue, et dans la faiblesse où j'étais qui me permettait à peine de sortir de ma cellule, Il ne m'aurait pas donné la force de faire avec tant de diligence un si long chemin."

Parlant ainsi et ajoutant plusieurs choses semblables, cette femme le releva et lui dit : "Pardonne-moi, mon père, si je meurs de honte de te faire entendre quelle a été l'infamie de mes actions. Toutefois comme tu as vu que j'étais nue, je te les découvrirai aussi à nu, afin que tu connaisses de quelle force mes impuretés ont rempli mon âme de confusion et de honte. Et je suis bien éloignée, ainsi que tu l'as dit, de vouloir raconter par quelque sentiment de vanité les choses qui me regardent; car de quoi me pourrais-je glorifier ayant été un vaisseau d'élection, non pas de Dieu, mais du diable ? Et je suis assurée que si je commence une fois à te faire entendre toute l'histoire de ma vie tu t'enfuiras de moi comme de devant un serpent, tes oreilles ne pouvant ouïr les crimes sans nombre que j'ai commis. Je te les dirai néanmoins avec vérité et sans rien déguiser, après t'avoir supplié de ne discontinuer jamais de prier pour moi, afin que je me rende digne que Dieu me fasse miséricorde, et que je la reçoive au jour du jugement." Le vieillard à ces paroles versa quantité de larmes, et elle commença ainsi sa narration.

 

Mon père, mon pays est l'Égypte, et mon père et ma mère vivant encore, je m'en allai contre leur gré à l'âge de douze ans à Alexandrie où je ne puis penser sans rougir de quelle sorte je perdis premièrement l'honneur, et puis me laissai emporter dans le désir continuel et insatiable d'une volupté infâme et criminelle.

Il faudrait beaucoup de temps pour dire tout cela en particulier; mais je le dirai le plus brièvement que je pourrai, et autant qu'il sera besoin pour te faire connaître quelle a été l'ardeur démesurée dont je brûlais pour le péché. Je demeurai publiquement durant plus de dix-sept ans dans cet embrasement funeste; et ce ne fut pas pour des présents que je cessai d'être vierge; car je refusais tout ce que l'on me voulait donner; la fureur dont j'étais agitée et qui me portait dans un tel débordement me faisant juger qu'il y aurait beaucoup plus de presse à venir à moi lorsque je ne désirais pas d'autre récompense du péché, que le péché même. Mais ne t'étonne pas de ce que je me souciais si peu de l'argent, puisque je voulais bien vivre d'aumône, ou de ce que je filais, d'autant que comme je te l'ai déjà dit, je n'avais autre passion que de me plonger continuellement dans la fange de mes horribles impudicités. C'était là la chose qui me plaisait, et je croyais que c'était véritablement vivre que d'abuser ainsi sans cesse du corps que Dieu m'avait donné.

Comme je vivais de la sorte, je vis en un certain jour d'été un grand nombre d'Égyptiens, et de Libyens qui couraient vers la mer. Ayant demandé au premier que je rencontrai : "Où courent si vite tous ces gens-là ?" Il me répondit : "Ils vont à Jérusalem à cause de l'Exaltation de la sainte Croix que l'on doit comme de coutume célébrer dans peu de jours." - "Penses-tu, lui dis-je, qu'ils me reçoivent si je veux aller avec eux ?" - "Cela est sans difficulté, me répondit-il, pourvu que tu aies de quoi payer le passage." - "Certes, répliquai-je, je n'ai ni de quoi payer le passage, ni de quoi payer ma dépense; mais je ne laisserai pas d'aller et de monter sur le vaisseau qu'ils ont loué, et s'ils refusent de me recevoir je me donnerai moi-même au lieu d'argent, et ayant ainsi mon corps en leur puissance ils le recevront en paiement." Or ce qui me faisait désirer d'aller avec eux, pardonne-moi, mon père, si j'ose le dire, c'était d'avoir plusieurs complices de ma fureur.

Je t'en ai assez dit, mon père, souffre, je te supplie, que j'en demeure là, et ne m'oblige pas de continuer à te rapporter ce qui me couvre d'une si étrange confusion. Car Dieu sait que je n'en saurais parler sans trembler, et il me semble que toutes mes paroles sont comme autant de taches qui souillent la pureté de l'air dans lequel elles se répandent." Zosime lui répondit en arrosant la terre de ses larmes : "Au Nom de Dieu, ma mère, continue et n'omets rien de la suite d'une narration si utile." Elle continua donc de la sorte :

"Ce jeune homme s'en alla en riant de la réponse que je lui avais faite; et moi jetant le fuseau que j'avais dans la main et dont j'étais de temps en temps obligée de me servir pour vivre, je courus vers la mer ainsi que les autres, et vis debout sur le rivage neuf ou dix jeunes hommes, dont le visage et la taille ne plurent que trop à ma passion déréglée. Il y en avait aussi d'autres qui étaient déjà montés dans le vaisseau; et me jetant au milieu d'eux impudemment selon ma coutume, je leur dis : "Recevez-moi avec vous dans ce voyage, je ne vous serai pas trop cruelle." A quoi ajoutant d'autres paroles plus libres et pires encore que celles-là, je les fis tous rire. Ces gens voyant mon effronterie me prirent et me portèrent dans un petit vaisseau, et puis nous commençâmes notre navigation.

Ô serviteur de Dieu, comment te pourrai-je conter ce qui arriva ensuite ? Quelle langue peut dire, et quelles oreilles peuvent entendre ce qui se passa dans ce petit vaisseau durant le chemin, et de quelle sorte j'excitais à pécher ces misérables qui ne le voulaient pas ? Il n'y a pas de paroles qui puissent représenter l'image détestable des crimes dans lesquels je me montrai si savante, et que je fis commettre à ces pauvres malheureux. Contente-toi donc, mon père, que je te dise que je ne saurais assez m'étonner de ce que la mer pût souffrir mes iniquités, et de ce que la terre ne s'ouvrît pas pour me faire descendre toute vivante dans l'enfer, moi qui faisais tomber tant d'âmes dans les filets de la mort. Mais Dieu qui ne désire la perte de personne et qui veut que tous soient sauvés, demandait sans doute que je fisse pénitence, car Il ne veut pas la mort du pécheur, mais II attend sa conversion avec une patience sans pareille.

Nous allâmes donc ainsi à Jérusalem, et j'employai tous les jours que j'y demeurai avant la fête à des actions aussi détestables que les premières et encore pires, car ne me contentant pas du mal que j'avais fait sur la mer avec ces jeunes gens, j'en perdis encore plusieurs autres tant de la ville que de dehors, lesquels je sollicitai de prendre part à mes impudicités.

Lorsque la fête de l'Exaltation de la Croix glorieuse de notre Sauveur fut arrivée, je continuais comme auparavant dans le dessein de perdre les âmes des jeunes gens, et aussitôt que le jour commença à paraître, voyant que tout le monde courait à l'église, j'y courus aussi comme les autres, et vins avec eux dans la place qui est au devant du temple. L'heure de la cérémonie étant venue, je m'efforçais de m'avancer, et me sentais comme repoussée. Enfin avec une extrême peine j'arrivai jusqu'à la porte de l'église; mais lorsque je voulus y entrer ainsi que faisaient tous les autres sans aucune difficulté, j'en fus empêchée par quelque Puissance divine qui me repoussait dehors, et ainsi, misérable que j'étais, je me trouvai seule dans cette place qui est au devant de l'église. Sur quoi m'imaginant que cela procédait de ma faiblesse, je me jetai encore parmi ceux qui arrivaient de nouveau, et m'efforçant de tout mon pouvoir d'entrer avec eux, je peinai toujours inutilement.

Car aussitôt que je touchais le seuil de la porte par où tous les autres entraient sans peine, je me trouvais seule rejetée; et comme s'il y eût eu une multitude de soldats qui eussent ordre de me fermer l'entrée de l'église, je sentais soudain quelque puissance cachée qui faisait le même effet, et me retrouvais dans la place comme auparavant.

Cela m'étant arrivé trois ou quatre fois, et voyant que tous mes efforts étaient inutiles, je désespérais de pouvoir entrer, et n'ayant plus quasi la force de me soutenir, tant la presse m'avait froissé tout le corps, je me retirai dans un coin de cette place, où je commençai enfin à considérer quelle pouvait être la cause qui m'empêchait de voir ce saint bois sur lequel un Dieu est mort pour donner la vie aux hommes; et une pensée salutaire m'ayant frappé l'esprit et ouvert les yeux de l'âme, je jugeai que l'abomination de ma vie était ce qui me fermait l'entrée de ce temple. Alors toute fondante en larmes et toute troublée, je me meurtris l'estomac de coups, je jetai de grands soupirs du profond du coeur, et mêlant mes cris avec mes sanglots, j'aperçus au-dessus de moi une icône de la sainte Mère de Dieu.

Aussitôt m'adressant à elle et la regardant fixement je lui dis : "Sainte Vierge qui as conçu selon la chair un Dieu tout-puissant, je sais qu'il n'y a pas d'apparence qu'étant souillée comme je suis de tant de crimes, j'ose adorer ton icône, et jeter les yeux sur toi qui es une Vierge très pure, et dont l'âme aussi bien que le corps est exempte de toute tache; mais qu'au contraire il est très juste que ton incomparable pureté ait en horreur une personne aussi abominable que je suis. Toutefois puisque j'ai appris que ce Dieu que tu as été digne de porter dans ton sein, ne S'est fait homme que pour appeler les pécheurs à pénitence, je te supplie de m'assister dans l'abandon où je suis de toutes sortes de secours. Reçois la confession que je te fais de mes énormes péchés, et permets-moi d'entrer dans l'église, afin que je ne sois pas si malheureuse d'être privée de la vue du bois précieux où ce Dieu-Homme, que tu as conçu en demeurant vierge, a été attaché, et a répandu son Sang pour notre salut. Commande, Reine du ciel, que bien que j'en sois indigne, la porte me soit ouverte pour adorer cette divine Croix, et je te donne pour caution le même Jésus Christ que tu as donné au monde; qu'il ne m'arrivera jamais plus à l'avenir de tomber dans ces détestables impuretés dont j'ai souillé ce corps que je devais avoir tant de soin de conserver chaste, et qu'aussitôt que j'aurai vu ce saint bois où ton Fils a voulu souffrir la mort pour nous, je renoncerai au siècle et à toutes les choses qui en dépendent, et partirai à l'heure même pour aller en tel lieu qu'il te plaira de me mener, ô Vierge sainte, comme étant ma caution et mon guide."

Ayant achevé ces paroles, et l'ardeur de la foi que je commençais déjà à ressentir dans le coeur me donnant quelque consolation, et me faisant avoir confiance en la bonté si tendre et si charitable de la Mère de Dieu, je partis du lieu où j'avais fait ma prière, et me mêlant encore avec ceux qui allaient à l'église, je ne trouvai plus rien qui me repoussât ni qui m'en empêchât l'entrée. Alors, il me prit un si grand tremblement, que comme transportée hors de moi-même, toutes choses m'étonnaient, et les obstacles que je rencontrais auparavant étant cessés, et cette puissance secrète qui me repoussait semblant par un étrange changement me faciliter l'entrée, j'arrivai sans aucune peine jusque dans le coeur de l'église, où je reçus la grâce d'adorer le précieux bois de cette Croix glorieuse qui donne la vie aux hommes.

Connaissant ainsi l'excès incompréhensible de la Miséricorde de Dieu, et comme Il est toujours prêt à recevoir les pécheurs à la pénitence, je me jetai contre terre, et après avoir baisé le sacré pavé de l'église, je sortis et courus vers celle qui avait répondu pour moi. Étant arrivé au lieu où mon obligation est écrite, je fis une métanie devant l'icône de la sainte Vierge, et lui adressai ma prière en cette sorte : "Très miséricordieuse Mère de Dieu, tu m'as bien fait voir les effets de ton incomparable bonté, puisque tu n'as pas rejeté ma très humble supplication, quoi que je fusse indigne d'être écoutée. J'ai vu la gloire que les méchants sont avec justice privés de voir, la Gloire de Dieu tout-puissant, qui par ton intercession reçoit la pénitence de pécheurs. Mais misérable que je suis, qu'est-il besoin de me souvenir et de parler davantage de mes crimes ? Il est temps, Vierge sacrée, d'accomplir avec ton assistance ce que je t'ai promis. Envoie-moi donc où il te plaira, sois mon guide dans le chemin de mon salut; instruis-moi dans la vérité; et montre-moi la voie qui conduit à la pénitence." Parlant ainsi j'ouïs une voix comme de quelqu'un qui me criait d'assez loin : "Si tu passes le Jourdain tu trouveras un heureux repos." En entendant ces mots et croyant qu'ils étaient dits pour moi, je m'écriai en pleurant et en regardant l'icône de la Vierge : "Reine de l'univers par qui le salut est arrivé aux hommes, ne m'abandonne pas, je te supplie." Après ces paroles, je sortis de cette place et m'en allai en grande hâte. Sur quoi quelqu'un qui me vit me donna trois pièces d'argent et me dit : "Reçois ceci." Les ayant prises j'en achetai trois pains propres pour le voyage que j'allais entreprendre avec la Grâce de Dieu, et ayant demandé au boulanger le chemin du Jourdain, et su de lui par quelle porte de la ville il fallait sortir, je m'en allai en courant et en pleurant.

J'employai ainsi le reste de la journée, faisant sans cesse des réflexions sur moi-même. Or il était environ la troisième heure du jour lorsque j'avais eu le bonheur de voir la sainte et précieuse Croix de notre Sauveur; et le soleil étant prêt à se coucher, j'aperçus l'église de saint Jean Baptiste, qui est assise le long du Jourdain. Après y être entrée et y avoir adoré Dieu, j'allai aussitôt au fleuve, et me lavai les mains et le visage de cette eau sainte, puis je retournai dans la même église, où je reçus le précieux Corps de notre Seigneur Jésus Christ qui donne la vie aux âmes. Après, ayant mangé la moitié d'un de mes pains et bu de l'eau du fleuve, je me reposai la nuit sur la terre.

 

Le point du jour étant venu, je passai de l'autre côté du Jourdain, et là je demandai encore à la sainte Vierge comme à mon guide de me conduire en tel lieu qu'il lui plairait, et vins ainsi dans cette solitude, où depuis ce temps jusqu'à aujourd'hui je me suis toujours éloignée le plus que j'ai pu, évitant la rencontre de qui que ce soit, et attendant la venue de mon Dieu, qui sauve les petits et les grands qui se convertissent à Lui."

Alors Zosime lui dit : "Ma mère, combien y a-t-il d'années que tu demeures dans cette solitude ?"

Elle lui répondit : "Selon le compte que j'en ai fait, il y a quarante-sept ans que je sortis de la Ville sainte." - "Et qu'as-tu trouvé depuis et que peux-tu trouver tous les jours, répartit Zosime, dont tu puisses te nourrir ?" Elle lui répliqua : "Lorsque je passai le Jourdain j'avais encore deux pains et demi, qui s'étant bientôt séchés devinrent aussi durs que des pierres, et durant quelques années j'en mangeais un peu à chaque fois." Sur quoi Zosime lui dit : "As-tu pu passer ainsi tant de temps sans souffrir beaucoup de peines, et ressentir plusieurs troubles dans ton esprit par un si grand changement ?"

"Tu me fais une question, lui répartit-elle, à quoi je ne saurais répondre sans trembler, par le souvenir de tant de périls qui par ma méchanceté n'ont que trop agité mon âme; car je crains qu'en te les rapportant elles ne m'inquiètent encore. " - "Dis-moi tout, je te supplie, ma mère, lui répondit Zosime, sans oublier aucune chose, puisque Dieu ayant voulu te faire connaître à moi, tu ne dois rien me cacher."

Alors elle reprit ainsi la parole : "Il est vrai, mon père, que j'ai passé dix-sept ans en combattant toujours contre ces désirs violents, importuns et déraisonnables quand je commençais à manger; car je souhaitais de la viande, je regrettais les poissons d'Égypte et j'eusse fort voulu du vin, l'ayant tellement aimé que j'en buvais dans le monde avec excès, et jusqu'à perdre la raison; au lieu que je me trouvais lors sans avoir seulement une goutte d'eau; ce qui allumait dans mes veines une soif si ardente qu'elle me réduisait à l'extrémité. Je mourais aussi d'envie de chanter de ces chansons dissolues qui sont les chansons du diable, que j'avais apprises étant dans le siècle, qui me revenant en mémoire me remplissaient l'esprit de trouble; mais soudain, commençant à pleurer et frapper mon estomac, je me représentais cette promesse si solennelle que j'avais faite en venant dans cette solitude, et me mettant en esprit devant l'icône de la sainte Mère de Dieu qui m'avait prise sous sa protection, je la suppliais avec larmes d'éloigner de moi ces pensées qui affligeaient ainsi mon âme. Après que toute comblée de douleur, j'avais extrêmement pleuré, et m'étais meurtrie de coups, je voyais une lumière resplendissante m'environner de toutes parts, et mon esprit rentrer dans le calme.

Pardonne-moi, mon père, si je ne puis te raconter par le menu toutes les pensées qui m'agitaient encore pour me porter dans le désir du péché. Je me sentais brûler d'une ardeur malheureuse qui me traînait comme par force dans l'envie de le commettre; mais lorsque ces tentations me persécutaient, je me prosternais contre terre, je l'arrosais de mes larmes, et croyant voir véritablement devant mes yeux celle qui avait répondu pour moi, il me semblait qu'elle me reprochait avec menaces l'excès de la fureur qui m'agitait, et que pleine de colère, elle me faisait voir quels seraient les châtiments épouvantables de mon horrible infidélité; et je ne me relevais jamais qu'après que cette lumière si douce et si favorable m'avait éclairée comme auparavant, et chassé ces troubles de mon esprit. C'est ainsi que j'élevais incessamment mon coeur vers cette sainte Vierge qui a porté dans son sein l'Auteur de la chasteté, et que j'avais prise pour ma caution vers Dieu, en la suppliant de m'assister dans cette solitude et dans ma pénitence; à quoi elle n'a jamais manqué.

Voilà, mon père, comment j'ai passé ces dix-sept années dans un combat perpétuel contre tant de tentations et de périls. Depuis, cette heureuse Mère de Dieu qui est tout mon recours et toute mon aide ne m'a jamais abandonnée, et m'a servi de guide généralement en toutes choses."

Alors Zosime lui disant : "De quoi t'es-tu nourrie et vêtue ? "Elle répondit : "Ces pains, comme je te l'ai déjà rapporté, me durèrent dix-sept ans; et depuis ce temps j'ai vécu des herbes que j'ai trouvées dans le désert. Quant aux habits, ceux que j'avais en passant le Jourdain s'étant entièrement usés, j'ai souffert d'extrêmes peines; l'ardeur excessive de l'été me brûlant et les froids insupportables de l'hiver me réduisant en tel état que toute tremblante et toute transie je tombais souvent par terre et demeurais comme morte sans pouvoir me remuer, combattant ainsi contre tant de nécessités et de tentations diverses. Mais au milieu de ces peines, la Puissance de Dieu par mille manières différentes a conservé jusqu'aujourd'hui mon corps et mon âme; et repassant par mon esprit de quels maux le Seigneur m'a délivrée, je me nourris d'une chair qui ne me manque jamais, et me trouve rassasiée par l'espérance que je conçois de mon salut. La Parole de Dieu qui contient toutes choses me sert aussi de nourriture et de vêtements. Car l'homme ne vit pas du seul pain. Et lorsque ceux qui se sont dépouillés des afflictions du péché manquent d'habits, ils trouveront des rochers qui les couvrent."

 

Zosime voyant qu'elle alléguait des passages de l'Écriture sainte tirés de Moïse, de Job et des psaumes, lui dit : "Ma mère, as-tu appris les psaumes, et lu quelques autres livres de l'Écriture sainte ?" Elle répondit en souriant : "Je t'assure que depuis que j'ai passé le Jourdain pour venir dans ce désert, je n'ai vu homme du monde que toi, ni rencontré une seule bête sauvage, ni aucun autre animal. Je n'ai aussi jamais rien appris, ni jamais écouté personne qui chantât des psaumes ou qui en lût : mais la parole de Dieu qui est vivant et efficace, en pénétrant le fond de l'esprit humain l'instruit et l'enseigne d'une manière toute particulière. Or maintenant que j'ai achevé de te rendre compte de tout ce qui me regarde, je te conjure par l'incarnation du Verbe éternel de prier pour moi que tu vois avoir commis tant de crimes."

A ces paroles le vieillard se mit à genoux, et se prosterna contre terre en disant à haute voix : "Béni soit le Seigneur qui seul fait des merveilles sans nombre si grandes, si admirables et si glorieuses qu'elles remplissent l'esprit d'étonnement. Béni sois-Tu, mon Dieu, qui m'as fait voir aujourd'hui quelles sont les faveurs dont tu combles ceux qui Te craignent. O Seigneur, il est bien vrai que Tu n'abandonnes jamais les personnes qui Te cherchent." La sainte le prenant par la main ne lui permit pas de demeurer davantage contre terre, et lui dit en le relevant : "Je te conjure par Jésus Christ notre Sauveur de ne parler à qui que ce soit des choses que je t'ai dites jusqu'à ce que Dieu m'ait délivré de la prison de ce corps; mais conserve-les sous le sceau du secret; et avec la Grâce de Dieu tu me reverras encore l'année prochaine dans le même temps où nous sommes. Je te demande aussi en son Nom de ne pas manquer à la prière que je t'ai faite, qui est que le Carême prochain tu ne passeras pas le Jourdain selon la coutume du monastère où tu es." Zosime épouvanté de voir qu'elle savait cette coutume et qu'elle en parlait comme une personne qui en aurait été informée, criait sans cesse : "Gloire à Dieu qui accorde à ceux qui L'aiment beaucoup plus qu'ils ne Lui demandent."

Sur quoi elle continua ainsi : "Mon père, ne sors donc pas, je te supplie, durant ce temps du monastère, d'où quand tu le voudrais il ne serait pas en ton pouvoir de sortir, et le soir de la très sainte Cène de notre Seigneur, apporte-moi dans un vase sacré et digne d'un si grand mystère, le divin Corps et le Sang vivifiant de notre Sauveur et attends-moi du côté du Jourdain qui joint les pays habités par les gens du siècle, afin que lorsque j'arriverai je reçoive ces riches présents qui donnent la vie aux fidèles. Car depuis qui j'ai communié dans l'église du Bienheureux-Précurseur avant de passer le Jourdain, je n'ai pas reçu cette très sainte nourriture; ce qui me fait te conjurer avec tant d'insistance de ne pas me refuser ma prière; mais apporte-moi, s'il te plaît, ce divin Sacrement qui est la vie de nos âmes, en la même heure que notre Seigneur faisant la Cène avec ses disciples les en rendit participants. Dis à Jean, l'abba du monastère où tu demeures, qu'il veille sur lui-même et sur son troupeau, d'autant qu'il s'y passe des choses qui ont besoin de correction. Je ne désire pas néanmoins que tu lui donnes cet avis présentement, mais lorsque Dieu te l'ordonnera." Ayant achevé ces paroles et demandé la bénédiction du saint vieillard, elle s'en alla avec grande vitesse dans le fond du désert.

Zosime se jetant à terre baisa la trace des pas de la sainte, et puis s'en retourna en glorifiant Dieu et Lui rendant d'infinies actions de grâces. Ayant repassé par le même chemin qu'il avait déjà fait dans ce désert, il se rendit au monastère en même temps que les autres, et demeura toute l'année suivante dans le silence, n'osant rien dire de ce qu'il avait vu; mais il priait Dieu de lui faire voir encore cette personne pour laquelle il avait tout ensemble tant de respect et d'admiration; et le temps lui durait de telle sorte qu'il soupirait en pensant combien cette année était longue.

Quand le saint jeûne fut arrivé, et que les autres moines après la prière accoutumée sortirent le premier dimanche de Carême en chantant des psaumes, il fut arrêté par une petite fièvre qui l'obligea de demeurer au monastère. Alors il se souvint de ce que la sainte lui avait dit, que quand même il le voudrait, il ne pourrait en sortir, et quelques jours après il se trouva soulagé de son indisposition. Les moines étant de retour, il accomplit le soir de la Cène ce qui lui avait été ordonné, en mettant dans un petit calice le Corps et le précieux Sang de notre Seigneur Jésus Christ, et emporta dans un panier d'osier quelque peu de figues, de dattes, et de lentilles trempées dans de l'eau. Puis arrivant vers le soir, il s'assit sur le bord du Jourdain pour y attendre la sainte, laquelle tardant à venir il ne se laissa pas aller au sommeil, mais regardait attentivement du côté du désert dans l'attente de ce qu'il avait tant d'envie de voir, et disait : "Ne serait-elle pas venue, et ne m'ayant pas trouvé, ne s'en serait-elle pas retournée ?" Il accompagnait ces paroles de ses larmes, et levant les yeux vers le ciel faisait avec ardeur cette prière : "Mon Dieu, ne me refuse pas de voir encore celle que Tu m'as déjà fait la faveur de voir; mais je crains que mes péchés me rendent indigne de recevoir cette grâce."

Priant ainsi en pleurant, il lui vint une autre pensée et il disait en lui-même : "Mais si elle vient, que fera-t-elle, et comment passera-t-elle le Jourdain pour venir à moi pauvre pécheur, puisqu'il n'y a pas ici de bateau ? Hélas ! Malheureux que je suis, qui m'a fait perdre le bonheur que j'avais tant de sujet d'espérer ?" Le vieillard étant dans cette peine, la sainte arriva et se tint debout de l'autre côté du fleuve. Zosime la voyant se leva, et tout transporté de joie rendait des actions de grâces à Dieu. Mais comme il était toujours dans cette extrême inquiétude de ce qu'elle ne pourrait passer le Jourdain, il lui vit faire le signe de la croix sur le fleuve (car la lune étant lors dans son plein, ses rayons rendaient toute cette nuit extrêmement claire) et aussitôt après marcher sur les eaux comme elle aurait marché sur la terre ferme, ce qui l'étonna de telle sorte qu'il voulait faire une métanie, mais elle l'en empêcha en lui criant : "Que fais-tu, mon père ? Ne te souviens-tu pas que tu es prêtre de Dieu, et que tu portes ses divins Mystères ?" Il obéit à ces paroles, et elle, après avoir passé le fleuve, lui dit : "Mon père, donne-moi ta bénédiction." A quoi il répondit dans l'étonnement extrême où l'avait mis un si grand miracle : "Certes Dieu est bien fidèle lorsqu'Il promet de rendre semblables à Lui ceux qui se purifient avec tant de soin pour son amour. Mon Dieu et mon Maître, sois glorifié à jamais de ce qu'il T'a plu me faire voir en la personne de ta servante combien je suis éloigné de la véritable perfection." Elle le pria ensuite de réciter le Credo, et de commencer la prière dominicale. Après qu'elle fût achevée, la sainte selon la coutume donna au vieillard le baiser de paix, et puis recevant le très saint sacrement, elle étendit ses mains vers le ciel, et mêlant ses soupirs à ses larmes, proféra ces mots à haute voix : "Et maintenant, Seigneur, Tu laisses ta servante, selon ta parole, s'en aller en paix, parce que mes yeux ont vu le salut qui vient de Toi"; et se tournant vers le vieillard elle lui dit : "Pardonne-moi, mon père, la peine que je t'ai donnée et accorde-moi encore cette autre prière : Retourne maintenant sous la conduite de Dieu dans ton monastère, et lorsque l'année sera accomplie, trouve-toi à ce torrent où je te parlai la première fois; mais au Nom de Dieu n'y manque pas; et tu me reverras là en la manière qu'il Le voudra." Le vieillard lui répondit : "Plût à Dieu qu'il fût en mon pouvoir de te suivre, et de jouir du bonheur de ta présence; mais je te supplie, ma mère, de ne pas me refuser une petite prière que j'ai à te faire, qui est de vouloir bien manger quelque chose de ce que j'ai apporté." Alors elle prit seulement trois grains de lentilles qu'elle mit en sa bouche en disant que la Grâce du saint Esprit suffisait pour conserver l'âme dans sa pureté, et ajouta en s'adressant au vieillard : "Je te prie, mon père, au Nom de Dieu, de Le prier pour moi, et de n'oublier jamais mes misères." Zosime, baisant ses pieds saints, la conjura avec larmes de prier pour l'Église, pour l'empire, et pour lui. Et pleurant et soupirant, il la laissa aller; car il n'osait pas l'arrêter beaucoup, et quand il l'aurait voulu, il ne l'aurait pu.

La sainte ayant fait encore le signe de la croix sur le Jourdain, et puis marchant sur ses eaux, elle le traversa de la même sorte qu'elle avait fait en venant, et Zosime s'en retourna plein de joie et d'étonnement tout ensemble, et avec beaucoup de regret de ce qu'il ne lui avait pas demandé son nom. Mais il espérait réparer cette faute l'année suivante; laquelle étant accomplie et les coutumes ordinaires du monastère ayant été observées, il retourna dans le désert qui est au-delà du Jourdain, et marchait en grande hâte, poussé par le désir de jouir du bonheur de revoir cette glorieuse sainte. Mais en s'avançant dans cette grande solitude, et regardant et cherchant de tous côtés pour trouver quelque marque qui pût le conduire au lieu où il souhaitait avec tant d'ardeur de se rendre, ainsi que font les veneurs pour trouver les bêtes qu'ils veulent chasser; enfin ne voyant aucune trace, il trempa de larmes son visage, et dit en élevant les yeux au ciel : "Je Te supplie très humblement, mon Dieu, de me faire voir cet ange dans un corps mortel, auquel tout le monde ensemble n'est pas digne d'être comparé."

Ayant achevé cette prière, il arriva au torrent; et tout le haut de cet endroit étant éclairé des rayons du soleil, il aperçut sur la terre le corps mort de la sainte qui avait le visage tourné vers l'Orient, et les mains croisées. Y étant couru aussitôt, il lava ses pieds de ses larmes, sans oser toucher aucune autre partie de son corps. Ayant ensuite chanté des psaumes et récité les prières accoutumées en semblables occasions, il dit en lui-même : "Possible que la sainte n'agrée pas ce que je fais." Comme il était dans cette pensée, il vit ces paroles écrites sur la terre : "Mon père Zosime, enterre le corps de la misérable Marie, rends à la terre ce qui est à la terre, ajoute la poussière à la poussière. Et au Nom de Dieu, prie pour moi, ce dixième jour d'avril, la veille de la passion de Jésus Christ notre Sauveur, et après avoir été rendue participante de son très saint et divin Corps."

Le vieillard ayant lu ces paroles pensait en lui-même qui pouvait les avoir écrites puisque la sainte lui avait dit qu'elle ne savait pas écrire, et reçut une extrême joie d'avoir en cette sorte appris son nom. Il connut aussi par là qu'à l'instant qu'elle eut reçu le saint sacrement sur le bord du Jourdain, elle était venue en ce lieu, et passée dans le ciel; et qu'ainsi elle avait fait en un moment le même chemin auquel il avait employé vingt jours entiers en marchant sans discontinuation. Ce bon vieillard ayant rendu d'infinies actions de grâces à Dieu, et trempé de ses larmes le corps de la sainte, commença à dire : "Il est temps, Zosime, d'exécuter ce qui t'a été ordonné. Mais hélas, que ferai-je puisque je n'ai pas de quoi fouiller la terre; n'ayant ici ni bêche ni autre chose quelconque." Comme il parlait de la sorte, il vit un petit morceau de bois qu'il prit, et commença d'en vouloir ouvrir la terre; mais elle était si dure, et il était si extrêmement faible à cause de ses jeûnes et de la peine d'un si long chemin, qu'il lui fut tout impossible. Alors, tout trempé de sueur par les efforts qu'il avait faits inutilement, il jeta de profonds soupirs, et levant les yeux, il aperçut auprès du corps de la sainte un fort grand lion qui lui léchait les pieds, ce qui le remplit d'abord d'une merveilleuse frayeur et principalement à cause que la sainte lui avait dit qu'elle n'avait jamais vu aucune bête sauvage dans tout ce désert. Mais il se rassura par le signe de la croix et par la créance que ce saint corps le pouvait garantir de tous périls. Et le lion commença à lui faire des caresses, comme s'il l'eût voulu saluer. Alors Zosime lui dit : "Roi des animaux, puisque Dieu t'a envoyé ici afin que le corps de sa servante ne demeure pas sans sépulture, acquitte-toi de ta charge pour me donner le moyen de le mettre dans la terre; car outre que ma vieillesse m'ôte la force de la fouiller, il n'y a rien ici qui y soit propre, et je ne saurais pour en aller chercher faire un aussi long chemin que celui que j'ai déjà fait; mais puisque tu en as reçu le commandement de Dieu, emploie tes ongles à cet ouvrage."

Le lion obéissant au vieillard creusa soudain une fosse suffisante; et Zosime après avoir arrosé de ses larmes les pieds de la sainte, et par plusieurs prières imploré son assistance pour tout le monde, et particulièrement pour lui, il couvrit son corps de terre, le laissant en la même sorte qu'il l'avait trouvé, et étant seulement enveloppé en partie avec ce vieux manteau tout déchiré qu'il avait jeté à la sainte deux ans auparavant. Le lion durant cela était toujours demeuré ferme, et quand cet office de piété fut achevé, ils se retirèrent tous deux en même temps. Ce superbe animal ainsi qu'une douce brebis s'en alla dans le fond du désert, et Zosime s'en retourna en bénissant Dieu et chantant un cantique de louange à Jésus Christ notre Seigneur.

Lorsqu'il fut de retour au monastère, il leur conta depuis le commencement ce qui lui était arrivé, sans leur rien cacher de tout ce qu'il avait vu et entendu, afin qu'apprenant les effets miraculeux de la Toute-Puissance de Dieu, ils fussent remplis d'admiration, et qu'ainsi ils célébrassent avec crainte et avec amour le jour du passage bienheureux de cette glorieuse sainte, selon l'avis de laquelle l'abba Jean trouva que quelques-uns de ses frères avaient besoin de correction, et les convertit par l'assistance de la Miséricorde de Dieu. Quant à Zosime, après avoir vécu jusqu'à l'âge de cent ans dans ce monastère, il s'en alla en paix jouir de la présence de Dieu par la Grâce de Jésus Christ notre Seigneur, auquel avec son Père et l'adorable saint Esprit vivificateur des âmes, l'honneur, la puissance et la gloire appartiennent aux siècles des siècles. Amen.

 

 

 

VIE DE SAINTE ODILE,

PREMIÈRE ABBESSE DE HOHENBOURG

 

Fête le 13 décembre

Au milieu du 7e siècle, vivaient, dans la ville d'Oberehnheim, au pied de la montagne de Hohenbourg, en Alsace, un seigneur puissant, du nom d'Adalric et son épouse, Berswinde.

Adalric, de haut lignage, était connu par ses contemporains pour sa droiture, sa fermeté et sa sincérité. A la mort du duc Boniface, il se vit octroyer le duché d'Alsace. Il fut, à l'instar des seigneurs de cette époque, un souverain fier, dominateur et avide de pouvoir.

Berswinde descendait aussi d'une famille noble. Sa parenté comptait en outre plusieurs membres de rang clérical, en particulier l'illustre Leodgar, évêque d'Autun, qui, martyrisé en 680, n'a cessé d'être vénéré depuis dans toute la France, sous le nom de saint Léger (fête le 2 octobre). Elle-même, qui ne profitait de ses richesses que pour en secourir les nécessiteux, était admirée par tous pour sa piété, son humilité et sa charité authentiques.

Tous deux étaient chrétiens, et aimaient à se recueillir, prier et méditer dans la solitude. Adalric désirait vivement posséder une résidence éloignée des bruits du monde, pour s'y retirer, de temps en temps, en compagnie de son épouse.

 

Au sommet de la montagne de Hohenbourg, il y avait de vastes ruines d'anciens édifices. Quelques officiers d'Adalric, chargés par lui de parcourir la région pour trouver un endroit propice à la construction d'une résidence selon son désir, revinrent lui annoncer la découverte de ces ruines.

Adalric fut charmé du site de Hohenbourg. Il y fit bâtir deux chapelles, dont l'une fut consacrée par saint Léger, puis fit relever les murs de l'ancien château et construire une maison de retraite, où il pût résider avec Berswinde pendant la saison d'été.

Il ne manquait qu'une chose au bonheur des époux : ils n'avaient pas d'enfant, et Adalric en était très affligé. Cependant, leurs prières unies, leurs jeûnes et aumônes finirent par attirer sur eux la Miséricorde divine. Berswinde devint enceinte : Adalric et tous ses sujets avec lui, attendaient le bonheur de la naissance d'un héritier.

Un jour de la fin des années 650, Berswinde mit au monde... une fille. Une fille, qui, par-dessus le marché, était aveugle.

La déception d'Adalric était si grande qu'il ne put maîtriser sa douleur. Il considérait cette naissance comme une Malédiction de Dieu et éclata en plaintes désespérées. Berswinde avait beau essayer de le calmer avec toute sa douceur et sa piété, lui rappelant tous les bienfaits dont Dieu les avait comblés jusque là et qu'il fallait Le bénir aussi pour le don de cette enfant, rien n'y fit.

Adalric, complètement abattu par cette disgrâce imprévue et, à ses yeux, déshonorante pour son lignage, voulut se débarrasser du nouveau-né.

Berswinde en était navrée, non seulement dans son amour naturel de mère, mais aussi dans sa foi. Elle espérait ou pressentait, en effet, que, comme pour l'aveugle-né de l'Évangile, la Gloire de Dieu se manifesterait à travers l'infirmité de la petite fille. Adalric, fléchissant quelque peu sous les instances de son épouse, finit par consentir à laisser la vie à l'enfant à condition qu'on la transportât secrètement en un lieu inconnu pour qu'elle fût élevée loin de leurs yeux.

Pour garder le secret de cette naissance infortunée, on fit courir le bruit que la duchesse avait fait une fausse couche.

Berswinde fit venir auprès d'elle une nourrice, qui était, autrefois, une très fidèle servante chez elle, qu'elle avait comblée de bienfaits et lui confia sa fille. "Veillez sur cette enfant, lui dit-elle, élevez-la secrètement comme si elle était votre fille, et que le Seigneur Jésus et sa toute-sainte Mère la protège, ainsi que vous, tous les jours !"

La nourrice emporta l'enfant, à l'insu d'Adalric, chez elle, à Scherwiller. Dès lors, à Oberehnheim, comme à Hohenbourg, on évitait soigneusement de parler de la petite princesse, pour ne pas irriter son père.

Cependant, dans la contrée de Scherwiller, le bruit se répandit qu'on y élevait avec soin une petite aveugle dont l'âge répondait parfaitement au temps où l'on avait publié la fausse couche de la duchesse. Certains savaient aussi que la nourrice avait été autrefois au service de Berswinde.

La nourrice rapporta ces discours à la duchesse, qui, craignant que le duc n'en eût vent, ordonna à son ancienne servante de transporter sa fille, pour continuer à l'élever, au monastère de Baume-les-Dames, à six lieues au nord-est de Besançon. Ce monastère avait, par bonheur, une tante de Berswinde pour abbesse.

La jeune exilée y fut entourée de tous les soins maternels et spirituels. Dès l'âge de cinq ans, elle connaissait parfaitement les principaux devoirs du chrétien, et elle ne cessait de grandir en sagesse et en vertu au sein de sa famille adoptive. Privée qu'elle était de la lumière naturelle, elle recevait pleinement, dans la douceur d'une âme obéissante, la lumière divine qui éclaire tout homme venant dans ce monde.

 

Elle avait environ douze ans, quand, à cent lieues de là, en Bavière, le bienheureux Erhard, évêque de Ratisbonne, eut une vision, dans laquelle Dieu lui ordonna de se rendre au monastère de Baume-les-Dames, pour y baptiser une jeune servante du Seigneur, aveugle de naissance : "Tu lui donneras le nom d'Odile, et au moment de son baptême, ses yeux s'ouvriront à la lumière."

Erhard partit aussitôt, mais fit un détour pour visiter d'abord, du côté des Vosges, l'abbaye de Moyen-Moutier où son frère Hidulphe menait la vie angélique, après avoir quitté volontairement le siège épiscopal de Trèves. Hidulphe, ayant connu le sujet du voyage de son frère, voulut l'accompagner. Ils firent donc chemin ensemble jusqu'au monastère de Baume.

Ils trouvèrent la jeune aveugle parfaitement instruite des dogmes de la foi chrétienne, et la cérémonie du baptême put commencer.

Saint Erhard plongea la jeune fille dans les eaux sacrées et saint Hidulphe la releva. Puis saint Erhard, en lui faisant l'onction du saint chrême sur les yeux, dit : "Au nom de Jésus Christ, sois désormais éclairée des yeux du corps et des yeux de l'âme". Et le miracle se fit, devant les spectateurs émus de joie et d'étonnement. Tout le monde bénissait le Seigneur qui venait de faire éclater sa Puissance et sa Miséricorde envers elle.

Avant de repartir pour la Bavière, saint Erhard fit présent à Odile d'un voile béni qu'il posa lui-même sur sa tête et de quelques saintes reliques. Après l'avoir bénie, il lui recommanda de se montrer fidèle aux faveurs dont Dieu l'avait comblée ce jour-là et lui en annonça d'autres pour l'avenir. Il la remit à l'abbesse et aux moniales qui l'avaient élevée et partit avec son frère Hidulphe.

 

L'abbaye de Moyen-Moutier, où résidait Hidulphe, n'étant pas loin de Hohenburg, Erhard chargea son frère d'aller communiquer au duc Adalric la bonne nouvelle du miracle dont Dieu avait favorisé sa fille.

Adalric, enchanté du récit de saint Hidulphe, donna au monastère de celui-ci, en témoignage de sa reconnaissance, la terre de Feldkirch, mais, pour une raison que Dieu seul connaît, il ne rappela pas Odile chez lui.

Odile resta donc à Baume, où, bien qu'elle n'eût pas fait profession, elle observait scrupuleusement les règles du monastère et faisait, comme les moniales, toutes les obédiences qui lui furent assignées.

Pendant ce temps, Dieu avait comblé aussi son père de bénédictions, en lui donnant quatre fils et une seconde fille.

Un des fils, Hugues, était particulièrement distingué de qualités de coeur et d'esprit, à telle enseigne qu'Odile, qui entendit vanter ses mérites, l'aima, sans l'avoir jamais vu, d'une vive affection. Elle prit contact avec lui par lettre avec l'aide d'un pèlerin. Hugues répondit à la lettre de sa soeur avec la même affection. Encouragée par les sentiments généreux de son frère, Odile décida de l'employer comme intercesseur auprès d'Adalric.

Hugues, qui avait bon coeur, ne soupçonnait pas que sa commission serait si difficile. A ses louanges de la personne d'Odile et sa requête de la faire revenir à la maison, le duc ne répondit qu'avec sécheresse, et Hugues n'insista plus. Cependant, persuadé que la présence d'Odile suffirait pour fléchir le coeur de son père, il fit préparer en secret un char et des chevaux qu'il lui envoya, en lui écrivant qu'elle pouvait revenir.

Odile fit ses adieux à l'abbesse et à ses soeurs en Christ, en leur promettant de revenir bientôt pour se consacrer avec elles au service de Dieu. Elle partit, un peu inquiète, ne cessant de recourir à la prière pour la soutenir dans ce voyage, et après avoir traversé deux provinces, arriva au pied de la montagne de Hohenbourg.

Juste à ce moment, le duc se promenait dans la campagne, avec son fils, Hugues. Il aperçut tout à coup une troupe qui s'avançait vers eux et demanda ce que c'était. Hugues, informé du retour de sa soeur, répondit que c'était Odile qui revenait à la maison paternelle.

"Qui a été assez audacieux pour la rappeler sans ma permission ?", s'écria Adalric. Hugues avoua en tremblant que c'était lui, le coupable. Adalric, emporté par la colère, frappa rudement son fils.

Cependant, l'équipage d'Odile arriva au sommet de la montagne. La jeune fille vint se jeter aux pieds de son père et lui baisa les mains avec humilité. Le courroux d'Adalric s'apaisa. Ému, il embrassa sa fille et la présenta à ses frères qui l'accueillirent avec joie. La duchesse, avertie du retour de sa fille, accourut et baisa avec respect ses yeux que Dieu avait si miraculeusement ouverts.

Odile, rentrée au château de Hohenbourg, visita d'abord les autels pour remercier Dieu de l'avoir ramenée dans sa famille. Elle fut, dans la cour de son père, un modèle de piété et de douceur pour tout le monde. Son entourage l'aimait de plus en plus, mais son père montrait toujours moins d'affection pour elle que pour ses autres enfants. Il ne voulut même pas l'admettre à sa table et lui faisait servir ses repas dans une partie écartée du château.

 

Un jour cependant, la Grâce de Dieu finit par toucher ce coeur jusque-là inflexible. Rencontrant sa fille dans la cour, le duc lui adressa la parole d'un ton plus affectueux que de coutume :

"Où vas-tu, ma fille ?"

"Seigneur", répondit Odile, "je porte un peu de nourriture à de pauvres malades."

La douceur de ses paroles et son air modeste émurent vivement le duc, qui se repentit de sa froideur envers une enfant si aimable et lui dit :

"Ne t'afflige point, ma fille; si tu as vécu pauvrement, il n'en sera plus ainsi dans l'avenir."

Dès lors, il lui témoigna une bienveillance extrême. Odile, loin de s'en prévaloir, ne s'en montra que plus douce et plus dévouée aux bonnes oeuvres. Son influence sur sa famille fut des plus salutaires et sa soeur, Roswinde, résolut même de marcher sur ses traces, en renonçant aux vanités du monde, pour soulager les pauvres et porter la croix du Christ.

 

Adalric ne semblait toujours pas comprendre la destinée de sa fille. Il voulut, cette fois, la marier à quelque puissant seigneur de ses amis. Elle qui songeait justement à retourner à Baume, fit part à son père de son dessein. Adalric s'y opposa, malgré ses instances et ses larmes. Odile écrivit une lettre douloureuse à l'abbesse et aux moniales de Baume. L'abbesse regretta beaucoup l'éloignement d'Odile et pour avoir d'elle un souvenir plus sensible, garda soigneusement et avec le plus grand respect un voile violet, mêlé de soie et de filets d'or, que la sainte avait travaillé de ses propres mains.

Odile resta donc malgré elle à Hohenbourg. Sa renommée y attira des personnes de haute distinction. Un duc d'Allemagne, charmé de ses qualités et de ses mérites, demanda sa main à Adalric. Le duc et la duchesse, voyant un brillant avenir pour leur fille dans cette alliance, donnèrent leur consentement; mais lorsqu'ils demandèrent celui d'Odile, elle répondit, respectueusement, mais avec fermeté qu'elle ne voulait pas avoir d'autre époux que Jésus Christ.

Quelques jours plus tard, - c'était en l'année 679 -, craignant que sa liberté ne fût contrainte par l'autorité paternelle, s'étant déguisée en mendiante, elle s'enfuit de la maison. Elle voulut d'abord se diriger vers Baume, mais, pensant qu'on la chercherait tout de suite de ce côté, elle traversa le Rhin sur une barque et résolut de chercher une solitude inconnue où elle pût vivre loin du monde.

Au château de Hohenbourg, on ne tarda pas à s'apercevoir de son absence, et le duc ordonna à ses fils de se mettre aussitôt à sa recherche. Lui-même se dirigea du côté du Rhin et prit justement le chemin de Fribourg qu'avait choisi sa fille. Tout près de la ville, Odile, qui se voyait sur le point d'être atteinte par une troupe de cavaliers conduite par son père, se mit à prier le Seigneur de venir à son aide : aussitôt, le rocher qui la couvrait, s'entr'ouvrit pour la dérober à la vue de ses poursuivants. (On montrait à Mousbach, près de Fribourg, une chapelle, élevée, disait-on, par sainte Odile, en action de grâces de ce miracle.)

Malgré toutes les recherches, on ne put la découvrir et elle resta cachée pendant plusieurs mois.

Affligé de son absence, son père fit publier dans ses états qu'il s'engageait solennellement à lui laisser toute liberté d'embrasser le genre de vie qu'elle désirait, pourvu qu'elle revînt à Hohenbourg.

Cet édit parvint à la connaissance d'Odile, qui en rendit grâces à Dieu et retourna à Hohenbourg en 680. Adalric, fidèle à sa promesse, consentit au désir d'Odile de fonder en Alsace une communauté de vierges consacrées à Dieu, et, voulant y contribuer avec générosité, céda à Odile le château de Hohenbourg, avec toutes ses dépendances.

C'est ainsi que cette antique forteresse, transformée par Adalric en une maison de plaisance, fut destinée à devenir, entre les mains d'Odile, un lieu de refuge pour les âmes aimant Dieu et fuyant le monde.

Ce fut entre les années 680 et 690 que se firent les travaux de transformation. Le duc pourvut libéralement à toutes les dépenses et présida souvent lui-même à l'ouvrage. Une fois les bâtiments terminés, Odile s'y installa à la tête d'une communauté de cent trente moniales, filles des meilleures familles du pays.

La sainteté de l'abbesse et la ferveur des moniales firent bientôt considérer, dans la province, la solitude de Hohenbourg comme l'asile de la vertu la plus pure.

Odile, en effet, ne se contentait pas d'enseigner par la parole les maximes de la vie spirituelle; elle excitait ses filles à la pratique de la vertu par son propre exemple.

Son père selon la chair, voyant la prospérité de cette sainte entreprise, dota le monastère d'une fondation à perpétuité pour cent filles de qualité voulant se consacrer à la vie angélique. Il multiplia ses bienfaits en y ajoutant quatorze bénéfices pour les prêtres chargés d'y célébrer les offices, accordant toutes les ressources nécessaires pour la construction d'une belle église spacieuse, consacrée en 690 à la toute sainte Enfantrice de Dieu, car les deux chapelles d'origine étaient devenues insuffisantes pour les besoins de la communauté. Attenant à cette église, un oratoire, également dédié à la Mère de Dieu, servait de retraite de prière à Odile.

Elle fit bâtir encore une autre chapelle, sous le vocable de la sainte Croix, pour vénérer le bois sacré sur lequel fut accompli notre rédemption.

Plus tard, elle y ajouta un oratoire en l'honneur de saint Jean le Baptiste, pour lequel elle avait une vénération toute particulière depuis le jour où elle avait recouvré la vue par le sacrement du baptême.

Cette dernière chapelle fut miraculeusement consacrée par saint Pierre qui y apparut, accompagné d'une troupe d'anges. Cette merveilleuse dédicace, accomplie en 696, fut ensuite fêtée chaque année sous le nom de Consécration-des-Anges. C'est là qu'Odile fut inhumée plus tard, et c'est là que ses restes furent vénérés par les fidèles venus en pèlerinage. A cause de cela, on la nomma plus tard la chapelle Sainte-Odile.

Odile voulait que toute la solitude de Hohenburg rappelât la pensée du ciel. Ainsi, pour rappeler le mystère de la sainte Trinité d'une manière sensible, planta-t-elle de sa main trois tilleuls, auprès du monastère.

Odile ne se nourrissait que de pain d'orge et de légumes, elle ne buvait que de l'eau, sauf les jours de fête; elle se levait la nuit pour prier et n'accordait à son corps que quelques heures de repos et ce qui était absolument nécessaire à son existence : elle dormait sur une peau d'ours à même le sol.

La pratique du monastère de Hohenburg était, pour ainsi dire, spontanée. Elle est née de la ferveur et de l'émulation de ces nobles filles qui, charmées de l'exemple de leur abbesse, marchaient toutes sur ses traces, en pratiquant l'austérité de ses jeûnes et de ses veilles, ainsi que la prière et la louange perpétuelles.

Quand il fut question de donner des règles monastiques précises à la communauté, Odile rassembla ses filles pour demander leur avis. Toutes étaient d'avis de continuer à suivre par obligation la voie étroite qu'elles avaient suivie volontairement jusqu'alors.

On y louait Dieu sans interruption le jour et la nuit et ce centre de sanctification est devenu un lieu visité par un grand nombre de pèlerins.

Comme le monastère était situé au sommet de la montagne, les infirmes et les malades y accédaient avec difficulté. Odile, inspirée de la divine Compassion et secondée généreusement par sa mère, Berswinde, fit bâtir pour ces malheureux un hôpital et une église dédiés à saint Nicolas, au pied de la montagne.

Odile partageait désormais son temps entre les deux établissements et, malgré les difficultés du chemin, elle visitait ses pauvres tous les jours, les servait avec affection et leur distribuait l'aumône de ses propres mains.

C'était un nouveau stimulant pour les moniales de Hohenburg qui, toutes, admiraient le dévouement de leur abbesse, et dont un bon nombre voulurent prendre part à ce bel exercice de la charité. Elles lui demandèrent donc de pouvoir l'accompagner.

Odile, considérant que sa communauté était à l'étroit sur la montagne, résolut de transporter les soeurs propres au service des pauvres dans son nouvel établissement, tout en les maintenant sous sa direction.

Elle leur fit bâtir une nouvelle église vaste et somptueuse et le nouvel établissement prit le nom de Niedermünster, c'est-à-dire "Monastère d'en bas".

La règle du monastère d'en bas était la même que celle de Hohenburg. Sainte Odile se trouvait tantôt dans l'un, tantôt dans l'autre, et continuait à gouverner les soeurs avec sagesse, cherchant toujours à travailler et à peiner plus que les autres pour l'amour du Christ.

Elle aimait tout particulièrement aller à l'hôpital Saint-Nicolas. C'est là qu'elle se détendait et l'air infecté de l'hôpital lui paraissait doux. Ses filles spirituelles l'imitaient en tout et apprenaient ainsi combien de joie on goûtait lorsqu'on accomplissait le commandement de Dieu en se dévouant au service des pauvres et des souffrants.

Le duc Adalric et sa femme Berswinde étaient déjà fort avancés en âge, et, après avoir tant aidé Odile et son monastère par leurs bonnes oeuvres, souhaitaient maintenant se retirer auprès d'elle pour consacrer leurs derniers jours pleinement à la prière. Odile en était ravie, et rendait grâces à Dieu surtout à cause de son père pour le salut duquel elle n'a jamais arrêté de verser des larmes abondantes. Vers l'an 700, ils se sont rendus donc à Hohenburg, et quelques mois plus tard, Adalric y mourut en toute piété. Il fut inhumé sur place et vénéré comme saint fondateur du monastère. La pieuse Berswinde le suivit peu de temps après dans la tombe.

 

Odile, après la mort de ses parents, vécut encore une vingtaine d'années dans la pratique des vertus divines.

Un jour, un lépreux se présenta à la porte du monastère, pour demander l'aumône. Son corps répandait une odeur infecte et personne n'osait se résoudre à l'approcher. Odile, informée de sa présence, vint elle-même pour lui servir à manger, mais recula d'abord à son aspect repoussant. Puis, surmontant ce premier mouvement de la nature, elle se jeta à son cou et l'embrassa avec une générosité qui fit frémir les témoins de ce spectacle. En lui servant à manger avec une pieuse affection, elle répétait en sanglotant de compassion : "Seigneur, rends-lui la santé ou accorde-lui la patience !" Sa prière fut bientôt exaucée : la lèpre de ce malheureux disparut, et les témoins louèrent Dieu qui avait glorifié la charité de sa servante.

Odile continuait à visiter tous les jours les malades de Niedermünster. Avec l'âge et les fatigues continuelles qu'elle s'imposait, ses forces physiques commençaient à défaillir, mais son ardente charité ne cessait d'augmenter.

Un jour qu'elle revenait seule à Hohenburg, elle rencontra un pauvre étendu sur le chemin, mourant de soif et de fatigue. Ne pouvant courir assez vite pour chercher du secours, elle mit toute sa confiance en Dieu, et, se souvenant de Moïse dans le désert, elle frappa de son bâton le rocher voisin. Il en sortit aussitôt une fontaine dont l'eau rendit la vie au pauvre épuisé.

Sa miséricorde envers les pauvres soutenait la ferveur de toute la communauté. Elle voulait qu'on leur témoignât une charité compatissante et avait expressément défendu de jamais leur refuser l'aumône. Tous les malheureux étaient ses amis privilégiés, qu'elle servait souvent de ses propres mains, avec une tendresse sainte. Les moniales de Niedermünster se dévouaient, à son exemple, de plus en plus au soin des malheureux à l'hôpital.

La renommée de cette communauté et de la sainteté de son abbesse se répandirent dans toute l'Alsace. Les fidèles accouraient en foule à Hohenburg pour admirer ses vertus et écouter sa parole comme celle d'un apôtre. Tout le monde bénissait son nom.

Un jour du 13 décembre, elle assembla toutes les soeurs dans la chapelle Saint-Jean-le-Baptiste, son oratoire particulier :

"Ne vous alarmez pas", leur dit-elle, "de ce que je vais vous dire; je sens que l'heure de ma mort approche et je ne veux pas vous laisser dans l'ignorance de certaines de vos fautes à corriger, des dangers que vous aurez encore à affronter ou à écarter, chacune de vous."

Puis, elle les instruisit sur leur conduite à tenir, en leur parlant, une à une, et en leur recommandant de rester fidèles à la sainte règle du monastère.

Ses nièces, Eugénie, Gundeline et Attale, qui étaient venues à la vie monastique par amour pour elle, n'étaient pas les seules à verser des torrents de larmes. Voyant leur chagrin tout naturel, elle leur dit :

"Mes chères filles, vos larmes ne prolongeront pas mes jours : l'heure est venue, il faudra bientôt partir. J'espère que grâce à vos prières, mon âme s'envolera sans obstacle, pour aller jouir de la liberté des enfants de Dieu. Je ne vous oublierai pas là-haut et supplierai notre Seigneur pour qu'Il nous accorde d'y être à nouveau réunies toutes ensemble. Allez donc à l'oratoire de la toute sainte Mère de Dieu réciter le psautier et demander pour moi la grâce de mourir en paix."

Elles allèrent prier et quand elles revinrent auprès de leur abbesse, elle la trouvèrent dans une extase si profonde que, la croyant morte, elles fondèrent de nouveau en larmes. Mais Odile se réveilla bientôt comme d'un profond sommeil et leur raconta que Dieu l'avait transportée, en compagnie de sainte Lucie, dont on célébrait la fête ce jour-là, pour lui donner un avant-goût de la joie ineffable du ciel.

Dieu, dans sa faveur habituelle à l'égard de ses justes, la gratifia, avant son dernier soupir, d'un nouveau miracle. Pour satisfaire son ardent désir de communier, un ange lumineux est descendu du ciel, et, en présence de toute l'assemblée, lui présenta respectueusement dans un calice le Corps et le Sang précieux de Jésus Christ. Quand l'ange disparut, le calice resta entre les mains de la sainte, en témoignage du privilège extraordinaire que Dieu lui accorda.

Odile, ayant adressé un dernier adieu à ses filles spirituelles, ferma les yeux.

Son chaste corps, exténué de jeûnes, de veilles et de fatigues pour l'amour de Dieu et du prochain, resta exposé dans l'église pendant huit jours. Il répandait un parfum surnaturel qui embaumait tout le monastère. Ses reliques furent ensuite déposées dans un tombeau qu'elle avait préparé elle-même, dans la chapelle Saint-Jean-le-Baptiste, devenue plus tard la chapelle Sainte-Odile.

Déjà pendant sa vie terrestre, sainte Odile jouissait d'une grande vénération de la part de sa famille, puis de ses compatriotes. Son père, le duc Adalric, fut une des premières âmes repenties grâce à ses prières et son exemple. Mais les historiens qui tiennent compte des descendants d'Adalric sous le nom d'"Étichonides", nous renseignent sur plusieurs autres membres de cette richissime famille ducale qui suivirent le chemin du salut et devinrent, sinon des saints ou des moines, du moins de très pieux chrétiens, fondant églises et monastères et faisant des dons de leurs terres dans toute l'Alsace.

Le 28 mars, nous célébrons la mémoire d'une des nièces de sainte Odile par exemple, sainte Gundeline, à qui elle avait confié la direction de Niedermünster. D'autres, comme son frère aîné, Adalbert, et son neveu Liutfrid, contribuèrent à la propagation de la sainte foi orthodoxe par des donations généreuses à des monastères existants et en firent construire d'autres.

Ce fut Adalbert, devenu successeur d'Adalric sur le trône ducal, qui fit venir des moines irlandais sur l'île du Rhin, Honau, au nord de Strasbourg. Durant ces siècles de féroce barbarie, ce monastère devint une des bases de la mission irlandaise sur le continent.

Aussitôt après la mort d'Odile, les pèlerins vinrent en foule vénérer ses reliques, et le culte de sainte Odile se répandit dans toute la Germanie et dans toute l'Europe Centrale.

 

 

 

VIE DE SAINTE IRENE DE CÉSARÉE EN CAPPADOCE

higoumène du monastère de Chrysovalante

 

Fête le 28 juillet

Notre sainte mère Irène, higoumène du monastère de Chrysovalante à Constantinople, brilla après le règne de l'empereur ennemi du Christ et ami de l'or, Théophile, mort en 842. L'épouse de celui-ci, la très pieuse et amie de Dieu, Théodora (+ 11 février), restait héritière de son empire mais non de son impiété. Elle affermit aussitôt l'Orthodoxie en rétablissant la vénération des saintes icônes, et ainsi notre Église reprit sa beauté première. Tant que son fils Michel était mineur, c'était elle qui gouvernait l'empire. Quand il eut douze ans, elle voulut le marier et envoya des gens du palais dans le pays pour trouver une jeune fille, belle, courtoise et vertueuse qui soit digne d'être impératrice.

En ces temps-là, dans la région montagneuse de la Cappadoce, au centre de l'Asie mineure, vivait notre Irène. Elle était la fille du général Philarète, qui l'avait confiée à sa soeur Sophie, son épouse étant morte. Irène reçut de la pieuse tante une excellente éducation. Elle se distinguait par son extrême beauté, sa noblesse et sa vertu. L'impératrice Théodora la connaissait à travers son frère Bardas, futur époux de Callinique, qui était la soeur aînée d'Irène. Les envoyés du palais virent en elle la personne idéale et la proposition du mariage du futur empereur avec Irène fut annoncée à sa famille qui accepta avec grande joie, contrairement à Irène qui n'avait aucun désir pour le mariage; pourtant, elle se résigna et se soumit à la Volonté de Dieu. Elle se sépara donc de sa tante bien-aimée, et partit avec son oncle, le patricien Nicéphore, frère de sa défunte mère, pour Byzance. Ils prirent aussi avec eux sa soeur Callinique qui allait épouser le frère de l'impératrice. Comme ils faisaient route vers Byzance, ils passèrent par le Mont Olympe, célèbre pour ses innombrables monastères et ses saints ascètes. Irène avait entendu dire que le grand Ioannice (+ 4 novembre) qui vivait là était un saint homme et que tous ceux qui étaient dignes le voyaient. Elle contraignit donc l'escorte impériale à s'arrêter afin d'aller prendre la bénédiction du saint. Elle gravit donc la montagne avec son oncle et arriva à un monastère où ils furent accueillis par un vieux moine qui, sur la demande d'Irène, leur désigna la grotte du saint. Ils marchèrent une demi-heure sur le chemin indiqué et saint Ioannice qui les avait vus venir de loin les accueillit disant : "Vous êtes les bienvenus, seigneurs Nicéphore et Irène, soyez bénis" et, s'adressant à Irène : "C'est Dieu qui t'accompagne, ma fille, car, comme pour nous tous, Il a aussi pour toi son dessein." Le prenant à l'écart, Irène lui confia son inquiétude au sujet de sa destinée et le saint lui répondit : "Continue ton chemin, tu es protégée et rien de contraire à la Volonté de Dieu ne t'arrivera." A ces paroles, la jeune fille s'émerveilla de la clairvoyance du saint; elle tomba à ses pieds et lui demanda de la bénir. Puis, le saint la releva, l'affermit spirituellement et lui souhaita bon voyage.

Ils partirent donc et continuèrent leur route vers Byzance. Quand ils arrivèrent à la capitale, la ville était en liesse et semblait accueillir Irène, la future impératrice. Mais, à leur arrivée au palais, ils apprirent la véritable cause de cette fête : le jeune empereur venait de se marier. A cette nouvelle, Irène ne s'attrista aucunement; bien au contraire, elle vit là l'effet de la Providence divine et remercia le Dieu bienfaiteur d'avoir illuminé l'empereur pour diriger son choix vers une autre épouse. Cependant, tous ses parents et ses proches, la voyant affligée, essayaient par tous les moyens de la consoler, mais Irène assurait qu'elle n'était aucunement blessée, qu'elle ne sentait pas en elle la vocation du mariage et qu'elle avait en son coeur un autre désir. Or personne, ni même la sainte impératrice Théodora, ne pouvait le croire. Aussi, beaucoup de grands, des seigneurs, les premiers du Sénat et les plus riches de la ville la demandèrent en mariage, sans succès.

Pendant son séjour au palais, Irène se lia d'amitié avec Thècle, la fille de l'impératrice, qui lui fit visiter les églises, les monastères, tous les lieux saints de la ville. Elles se rendirent un jour au monastère de Chrysovalante, dédié aux saints archanges, où Thècle était bien connue. La portière leur ouvrit et on sonna la cloche, signe de l'arrivée de personnes de haut rang. Une moniale leur fit visiter le monastère et son église richement ornée. Thècle présenta Irène à l'higoumène, connue pour sa sainteté. La jeune patricienne aima particulièrement ce monastère et confia à l'abbesse son désir de devenir moniale. L'higoumène vit en Irène une élue de Dieu. Elle l'encouragea par des paroles spirituelles et la jeune noble promit de revenir au monastère définitivement après avoir pris la bénédiction de son père.

De retour au palais, Irène alla trouver son père Philarète qui revenait d'Adrianopolis où il était pour une affaire chez son ami, le patricien Nicétas. Là, il avait fait la connaissance du fils de celui-ci. Ce jeune homme, nommé Photinos, était beau, savant et, pour le père d'Irène, un tel mariage était la seule solution pour consoler sa fille. D'autre part, Nicétas, le père du jeune homme, y voyait une occasion de faire partie de la cour. Pendant un de ces somptueux repas au palais, Photinos était présent, invité par le général Philarète qui voulait que sa fille fît sa connaissance. Mais Irène avait son esprit tourné vers le monastère et la vie angélique. Le même soir, le général Philarète parla à sa fille de son projet de la marier avec Photinos, mais Irène lui exprima son refus, et son désir de devenir moniale. Son père se mit alors dans une grande colère et jura de l'empêcher d'accomplir son dessein. Irène en fut si affligée qu'elle tomba gravement malade, si bien que son père se repentit et accepta le choix de sa fille pour la vie monastique.

En quelques jours, la jeune patricienne se rétablit et distribua aux pauvres tout ce qu'elle possédait - non seulement les somptueux vêtements et bijoux en or qu'elle avait reçus de ses parents, mais aussi tous les trésors sans prix que l'impératrice lui avait généreusement offerts. Elle libéra tous ses serviteurs, coupa sa belle et longue chevelure blonde comme de l'or et, laissant derrière elle toute la vanité mondaine et tout esprit terrestre, elle se hâta au monastère, accompagnée de son père qui la remit dans les mains de la vénérable abbesse. Celle-ci admira cet acte héroïque du père qui, ayant pris sa bénédiction, repartit. L'higoumène montra à Irène sa cellule et lui parla du règlement du coenobium. Dans ce monastère, les soeurs étaient réparties en deux groupes : le premier, composé des novices, ayant chacune sa cellule; le deuxième composé des parfaites qui ne possédaient rien à elles en propre. Par exemple, en se rendant à leur travail manuel, elles accrochaient leur rasson au clou destiné à cela. Ensuite, quand elles se levaient de leur travail pour les vêpres, elles reprenaient chacune n'importe lequel des rassons afin d'éteindre le sentiment de la possession. De même pour le lit : elles se couchaient sur n'importe lequel sans distinction.

Dès le début, l'higoumène chargea Irène d'une tâche difficile qui demandait une extrême patience : elle lui confia une soeur très malade qui avait besoin d'assistance nuit et jour. Irène se soumit et fit preuve d'une patience et d'une charité extrêmes. En effet, cette moniale âgée n'était pas seulement corporellement malade mais aussi son coeur s'était endurci et elle n'avait aucun égard pour personne. Jamais elle n'était reconnaissante pour les soins que chacune lui apportait, mais au contraire, elle se plaignait, exigeait l'impossible, injuriait, humiliait les autres par des paroles blessantes. Plusieurs soeurs l'avaient assistée en se montrant patientes et obéissantes mais ne purent entièrement endurer l'épreuve. Irène, elle, montra tant de douceur, et d'humilité que toutes étaient émerveillées. De plus, se tenant la nuit auprès de la malade, elle priait pour celle qui la tourmentait. Elle fut si compatissante que finalement, le coeur de pierre se ramollit ! Grâce aux ferventes prières de la jeune moniale, la malade recouvra sa santé spirituelle, un mois après l'entrée d'Irène au monastère. La vieille moniale se repentit, devint douce et patiente dans la maladie, et mourut en paix au bout de huit mois.

Irène se soumettait à toutes les soeurs avec une humilité merveilleuse, rendant service et travaillant sans relâche pour tous les besoins du monastère sans jamais contredire personne. Elle ne tenait aucun compte de son haut rang et effectuait sans murmure les tâches les plus humbles. Son visage était toujours joyeux et son âme était pleine de componction et d'allégresse.

L'higoumène, qui était vertueuse et expérimentée spirituellement, la conseillait et l'encourageait à pratiquer le bien. Irène avait la Grâce de Dieu qui la protégeait et lui montrait secrètement ce qui était bon pour son âme. Sans cette grâce, l'homme ne peut rien accomplir de bon, comme le Seigneur Lui-même a dit : "Sans Moi, vous ne pouvez rien faire" et "Celui qui demeure en Moi et en qui Je demeure porte beaucoup de fruits." Donc cette bienheureuse, telle une terre bonne et fertile, portait une abondance de fruits en Christ, plaisant à Dieu et à toute la communauté, si bien que toutes l'admiraient. Par sa conduite, elle était comme une esclave achetée à grand prix, car elle se soumettait à toutes avec une humilité inouïe et jamais elle ne scandalisait ni n'attristait personne, et toutes l'aimaient et la respectaient. Cette bienheureuse était infatigable dans les travaux physiques et plus encore dans les labeurs spirituels. Jamais elle ne manquait à la synaxe. Dans sa cellule, elle lisait les vies des saints ascètes afin d'imiter leur conduite, d'instruire et de motiver les soeurs à faire de même. Elle avait gagné la confiance de la vénérable higoumène qui la chargea d'aider spirituellement les soeurs avec son exemple et ses conseils.

Un jour, alors qu'elle lisait la vie du grand Arsène et vit qu'il restait souvent du soir jusqu'au matin en prière, elle envia cette merveilleuse vertu semblable aux anges, et demanda à l'higoumène la permission d'entreprendre cette pénible ascèse. Au début, l'higoumène hésita car elle craignait que cette grande lutte ne la rendît malade; mais plus tard, voyant son grand empressement, elle la laissa agir selon sa volonté, connaissant son extrême humilité et sa modestie. Elle commença donc cette lutte surhumaine et laborieuse alors qu'elle n'avait pas encore passé une année au monastère. Or, la Grâce divine la fortifiait et elle progressa tellement que souvent, elle se tenait depuis le soir jusqu'au matin, les mains tendues en prière comme Moïse. Certaines fois, elle faisait la même chose mais depuis le matin jusqu'au coucher du soleil; d'autres fois encore, elle se tenait immobile, toute la nuit et toute la journée, au grand étonnement de l'abbesse.

Ses progrès furent si rapides et sa conduite si exceptionnelle qu'elle était devenue l'exemple du monastère, si bien qu'elle reçut le grand schème angélique seulement un an et demi après son entrée au couvent.

Trois années à partir du jour où elle commença cette lutte de la prière, le diable ennemi du bien était mécontent et grinçait des dents en la voyant; il attendait qu'elle trébuchât pour pouvoir la prendre dans son filet. Mais le faible était incapable, car la bienheureuse avait vaincu toutes les passions et avait tellement soumis la chair à l'esprit, qu'elle dédaignait, et même haïssait tous les désirs corporels, c'est-à-dire la nourriture, la gloire, l'argent, les vêtementsŠ

C'était seulement à Pâques qu'elle revêtait un nouvel habit, qu'elle portait pendant un an sans le changer, ni le laver jusqu'à la Pâque suivante, où elle en revêtait un neuf, donnant le vieux à un pauvre. Elle se nourrissait une fois par jour de pain, d'eau et de quelques légumes. Elle méprisait tellement la gloire, qu'elle acceptait de nettoyer tout ce qui était sale et repoussant, sans tenir aucun compte de sa noblesse. Ne parvenant pas à lui faire commettre, en acte, quelque péché, le démon sema le trouble dans son esprit en lui rappelant le bien-être de sa vie passée. L'ennemi de l'homme la tentait aux plaisirs charnels mais le faible se fatiguait pour rien, car la prudente moniale décelait le piège, confessait l'attaque à l'higoumène et ainsi, elle était délivrée de la tentation du démon et continuait sa lutte.

Une nuit, alors qu'elle priait Dieu selon son habitude, le démon lui apparut sous l'aspect d'un Arabe très noir et fort laid; il l'injuriait de loin en la menaçant de lui faire du mal, lui le faible, lui disant avec arrogance : "C'est contre moi que tu combats, mauvaise femme, sorcière ? Attends un peu et tu verras qui je suis et quelle est ma puissance." Le malin disait ces injures et bien d'autres mais la sainte fit le signe de la croix et aussitôt l'apparition disparut. Le jour suivant, les mauvaises pensées l'assaillirent de plus belle et la troublèrent cruellement; l'ennemi l'attaqua si violemment qu'elle se trouva dans un extrême désarroi. Elle tomba alors à terre et pria en larmes le Seigneur, appelant à l'aide la toute-puissante Mère de Dieu, ainsi que les archanges Michel et Gabriel auxquels était dédiée l'église du monastère. Elle invoquait aussi tous les saints afin qu'ils la délivrent des pièges diaboliques et des attaques impures, et priait Dieu en ces termes : "Très sainte Trinité toute-puissante, par l'intercession de l'Enfantrice de Dieu, des archistratèges Michel et Gabriel, de toutes les puissances célestes et de tous les saints, aide ta servante, délivre-moi de l'assaut du démon."

C'est ainsi que la bienheureuse higoumène priait nuit et jour, versant d'ardentes larmes jusqu'à ce que vînt l'Éclat divin qui recouvrit son âme et en chassa les mauvaises pensées. Dès lors, le démon ne l'importuna plus. Elle augmenta sa lutte et servit le Seigneur avec empressement. Voyant son zèle, le Seigneur la récompensa par de nombreux charismes et elle devint vraiment un vase d'élection comme le grand Paul, et un réceptacle du saint Esprit. Ayant en son âme le Christ vivant, elle ne vivait plus selon la chair, mais selon l'esprit en Christ, et le Christ en elle, d'après l'Apôtre. Elle était toute illuminée, ou plutôt toute lumineuse, et elle conduisait beaucoup d'âmes à la lumière de la vérité, amenant les indignes au Seigneur. Elle était devenue célèbre même parmi les grands du Sénat, et surtout parmi les dames nobles et les vierges, qui chaque jour accouraient à elle en grand nombre, et qu'elle exhortait avec tant de sagesse et de douceur que beaucoup renoncèrent au monde et restèrent dans ce saint monastère. Aussi les démons n'osaient plus l'approcher.

 

En ce temps-là, l'higoumène tomba malade, et toutes les soeurs se rassemblèrent dans sa cellule en pleurant parce qu'elles avaient compris que sa fin était arrivée. Elles s'affligeaient d'autant plus que leur mère était vertueuse et aimée. Les soeurs se lamentaient inconsolablement; mais plus que toutes, l'humble Irène pleurait et gémissait. Plus tard, un moment où Irène était partie pour quelque obédience, l'abbesse dit avec douceur aux autres soeurs : "Ne vous affligez pas, car vous avez une bonne higoumène, plus apte que moi et plus sage; soumettez-vous de toute votre âme à notre soeur, je veux dire Irène, la fille de la lumière, l'agnelle de Jésus, le réceptacle du très saint Esprit. Prenez bien garde de ne pas élire une autre soeur." Ce fut la dernière recommandation de l'higoumène. Elle s'adressa ensuite au Seigneur disant : "Gloire à ta Miséricorde, Seigneur" et ainsi elle rendit son âme dans les mains des saints anges qui se tenaient auprès d'elle.

Les moniales ne rapportèrent rien de tout cela à Irène de peur qu'elle ne refusât, car toutes connaissaient sa grande humilité et sa modestie. Après avoir enterré l'higoumène comme il convenait, toutes se rassemblèrent à l'église et prièrent afin que Dieu les illuminât. En ce temps-là, le patriarche de Constantinople était le confesseur saint Méthode (+ 14 juin), qui, quelques années auparavant, avait beaucoup souffert de la part des iconoclastes pour l'Orthodoxie, portait encore sur son vénérable corps les marques du Seigneur, accomplissait des miracles et, en un mot, avait l'Esprit saint en lui. Les soeurs jugèrent donc prudent de consulter leur illustre patriarche. Au moment de leur départ pour le patriarcat, Irène ne voulut pas les suivre et donnait divers prétextes, mais les soeurs ne la laissèrent pas et la forcèrent finalement à les accompagner. Arrivées chez le patriarche, elles se prosternèrent et il leur demanda qui d'entre toutes, elles préféraient pour higoumène. Elles répondirent : "Aucune, maître saint, nous n'espérons qu'en Dieu et ensuite en ta Sainteté que l'Esprit saint illuminera pour l'élection." Le théophore répondit : "Je sais que vous voulez toutes l'honorable et modeste Irène, votre choix est bon et plaît à Dieu. Gloire au Seigneur qui m'a révélé les oeuvres vertueuses de sa servante."

A ces paroles, les soeurs s'émerveillèrent et se prosternèrent, disant : "Vraiment, Dieu demeure dans ton âme bienheureuse. Il t'illumine et te révèle les choses cachées." Aussitôt le saint se leva de son trône, prit un encensoir et, glorifiant Dieu par des hymnes, ordonna Irène diaconesse de la Grande Église sachant par le saint Esprit qu'elle était pure et immaculée. Ensuite, il l'ordonna higoumène et lui enseigna comment se conduire et guider les soeurs dans les pâturages salutaires. Après ces conseils, il laissa partir l'abbesse Irène et toutes les soeurs. Alors que celles-ci se réjouissaient sur le chemin du retour, Irène pleurait. A cause de sa grande modestie, elle se sentait indigne d'une telle dignité. Les autres soeurs s'émerveillaient de son humilité et la consolaient disant : "Ne t'afflige pas, mère, car nous t'obéissons toujours et nous t'aiderons autant que nous pouvons avec la Grâce de Dieu."

Arrivées au monastère, elles rendirent toutes grâce au Seigneur et prirent une collation. Ensuite, tout joyeuses, elles accompagnèrent leur nouvelle higoumène à la chambre de l'abbesse. Là, Irène ferma la porte et, se jetant à terre, pria en larmes : "Maître Seigneur Jésus Christ, Toi le bon Berger, la Porte des brebis, notre Guide et notre Maître, aide-moi, ta servante, ainsi que ce petit troupeau qui T'appartient, et protège-nous du loup invisible qui ravit les âmes. En effet, Tu connais notre faiblesse et Tu sais que nous ne pouvons pas de notre propre force faire le bien sans ton Aide et ta Grâce."

C'est ainsi qu'elle pria le Seigneur pendant un long moment. Puis, s'adressant à elle-même, elle dit : "Connais-tu, humble Irène, le fardeau que le Christ a posé sur tes épaules ? On t'a confié des âmes pour lesquelles Dieu s'incarna, devint homme et versa son Sang immaculé et précieux. Si chacun, au jour du Jugement, rend compte à Dieu d'une parole vaine et néfaste, alors quel châtiment recevras-tu, toi qui as reçu la charge de tant d'âmes, si par ta négligence une âme se perd ? Une âme dont le monde entier n'est pas digne, comme le Seigneur Lui-même l'a ditŠ Donc, à partir d'aujourd'hui, augmente tes veilles, tes jeûnes, tes prières, et sois attentive à ne pas commettre une faute qui causerait la perte d'une moniale car le Seigneur a dit : "Si un aveugle conduit un aveugle, ils tomberont tous deux dans une fosse." (Mt 15,14).

C'est ainsi que la sainte abbesse Irène luttait pendant de longs jours, priant et jeûnant; elle faisait tant de métanies et de prosternations qu'elle passait souvent toute la nuit sans donner le moindre repos à sa chair, afin que ses peines soient vues par le Seigneur et qu'Il lui donne la sagesse pour diriger le troupeau de manière agréable à Dieu. Selon son pieux désir, le Seigneur la gratifia d'une telle sagesse qu'elle gouvernait les soeurs admirablement, et par ses exhortations, surpassait les maîtres et les rhéteurs. Afin de croire à la réalité de ce fait, écoutez quelques-unes de ses nombreuses recommandations.

"Je sais bien, mes soeurs en Christ, disait-elle, mes précieuses offrandes à Dieu, que ce n'est pas convenable ni juste que je vous enseigne, moi indigne et illettrée, mais puisque les Jugements de Dieu sont insondables et inexplicables, et qu'Il a voulu que moi, la dernière de vos servantes, je sois devenue supérieure, je vous prie de m'obéir et d'écouter ces humbles paroles : si nous ne gardons pas les lois et l'ordre qu'exige le schème que nous portons, et si nous n'accomplissons pas tout ce que nous avons promis devant Dieu et les anges, nous ne tirons aucun profit de la vie monastique. De même, comme nous le savons, la foi sans les oeuvres est morte. Le Seigneur a promis, en échange de la légère peine que nous supportons ici temporairement, de nous donner le royaume des cieux, la vie infinie, une nourriture ineffable et la jouissance éternelle. Nous avons cru à ses promesses; nous avons renoncé aux plaisirs du monde comme faux et de courte durée, afin d'hériter des véritables et éternels; donc, si nous ne gardons pas les commandements du Seigneur, malheureuses et misérables sommes-nous; en effet nous avons perdu et les plaisirs terrestres, et les éternels, comme les vierges folles - indignes et folles que nous sommesŠ Puisque l'âme ne peut se partager en deux - c'est-à-dire : puisque nous ne pouvons avoir la bonne chère et la tempérance, l'orgueil avec l'humilité etc. - nous ne pouvons pas non plus acquérir les autres vertus si nous n'avons pas renié et haï de tout notre coeur les défauts opposés. Luttons donc pour chasser de notre âme tout désir mondain, afin que notre intérieur soit comme notre extérieur. En effet les vertus de l'âme sont préférables à celles du corps, et nous ne tirons aucun profit du jeûne, de la veille et des autres ascèses corporelles, si les vertus spirituelles font défaut, à savoir l'humilité, la tempérance, la charité, la compassion, l'aumône et les autres oeuvres agréables à Dieu; après celles-ci, prenons soin aussi des vertus corporelles et jeûnons selon notre force."

C'est ainsi que parlait la très sage higoumène, enseignant comme une véritable mère à ses enfants spirituelles qui recevaient sa parole avec beaucoup d'attention et progressaient merveilleusement. Voyant que ses conseils portaient des fruits en abondance dans leur âme, la sainte abbesse se réjouissait et rendait grâce à Dieu, qu'elle aimait de toute son âme et de toute sa force. Aussi, ayant en Lui une foi sincère, et envers les soeurs une charité sans limites, elle osa Lui demander un charisme grand et extraordinaire, à savoir le don de clairvoyance, de connaître avec exactitude les péchés cachés de toutes les soeurs - et cela non pour la gloire humaine, mais pour les corriger afin qu'elles ne soient pas condamnées. Aussi, voyant que son but était bon, le Seigneur l'exauça rapidement et lui envoya du ciel un ange lumineux qui vint à elle revêtu d'un habit resplendissant. Quand elle le vit, Irène ne se troubla pas et ne ressentit aucune crainte à la vue de cette éblouissante apparition; au contraire, elle se réjouit profondément. L'ange la salua, disant : "Réjouis-toi, fidèle et utile servante de Dieu; le Seigneur m'a envoyé pour te servir selon ta demande et Il m'a ordonné de me tenir toujours à tes côtés afin que je te révèle clairement les choses cachées."

Ayant dit cela, l'ange disparut momentanément. Irène tomba à terre et pleura de joie, remerciant le Seigneur. Dès lors, l'ange était toujours à ses côtés, lui apparaissait chaque jour (ô, merveilleuse intimité de la sainte avec le Seigneur !) et lui parlait comme un ami, lui révélant les oeuvres cachées de chacun - non seulement celles de ses moniales, mais aussi de tous ceux qui venaient la voir pour écouter ses précieuses paroles. Si quelqu'un avait commis une iniquité quelconque, la sainte abbesse lui parlait dûment de l'enfer éternel auquel sont condamnés tous ceux qui meurent sans se repentir. Puis, elle rapportait comme exemple le péché en question dans une parabole visant ceux qui avaient commis la même iniquité; cependant, elle n'accusait pas la personne ouvertement, afin de ne pas l'humilier devant les autres, mais elle la ramenait au repentir avec discrétion. Elle priait du soir jusqu'à l'heure des matines, et, après l'office, elle dormait un peu jusqu'au lever du jour; ensuite elle se rendait à l'église et appelait toutes les soeurs, l'une après l'autre et, avec une grande sagesse, leur révélait les pensées secrètes, quand elles-mêmes ne voulaient pas les confesser. De cette manière, elle amenait les âmes pécheresses au repentir. La moniale repentante confessait alors ses fautes et promettait de se corriger. Cela surprenait les soeurs qui vénéraient Irène comme une sainte; aussi, peu à peu, sa réputation se répandit dans toute la ville et chacun se hâtait pour voir son précieux et vénérable visage; chaque jour des sénateurs, des archontes, des dames, des vierges, jeunes et vieux venaient voir la très sage Irène, qui les exhortait avec tant de prudence et de componction qu'ils se repentaient de leurs péchés et sauvaient leurs âmes. Elle leur disait aussi : "Si, le temps de notre vie, nous n'effaçons pas nos péchés par le repentir et si nous ne purifions pas notre coeur, il n'y a aucune possibilité après la mort d'échapper aux tourments de l'enfer." Elle leur recommandaient de s'abstenir surtout des péchés de la chair, de la cupidité et de la volupté. Elle disait : "Les hommes qui tombent dans ces péchés et mènent une vie déréglée, le diable les capture facilement, comme le chasseur qui attrape aisément sa proie dans ses filets. Ayez soin, autant que possible, de cultiver les vertus de l'aumône, de la tempérance et de la continence, et de vous repentir dès que vous avez péché. Chaque jour, nous rencontrons de nombreux obstacles. Nous devons aussi exercer notre langue à ce qu'elle ne prononce pas d'injures, ni de calomnies. En effet, comme nous l'avons appris, celui qui dit à son frère "fou", sera châtié dans le feu éternel. On glisse et pèche plus facilement avec la langue que par n'importe quel autre moyen.

Fuyez les serments et ne dénigrez le Nom de Dieu sous aucun prétexte, car cela terrorise les anges; c'est un mépris de Dieu. En général, on est méprisé par ce que l'on a méprisé; songez bien à ceci : qu'arrivera-t-il à celui qui sera méprisé par Dieu ? Le feu de l'enfer nous attend pour séparer le juste de l'impie. Adorons donc et craignons Dieu et ne négligeons pas notre salut. Dieu nous a créés du néant afin que nous appartenions à Lui et à son héritage et non à celui du diable, pour lequel a été préparé l'enfer éternel. Bien sûr, le fait de tomber dans des péchés est une caractéristique de la faiblesse humaine. L'oeuvre de Dieu est de nous montrer son Amour de l'homme, de nous pardonner et d'avoir pitié de nous. Mais seuls participent à cette pitié ceux qui ont le sentiment de leur état de péché, le confessent et demandent la rémission avec larmes."

Elle ne cessait de rendre grâces à Dieu par des prières, toute la nuit. Un jour qu'elle avait commencé à prier au coucher du soleil, les mains tendues au ciel comme d'habitude, une troupe de démons entra dans sa cellule. Ces êtres impurs poussaient des cris sauvages et indécents pour l'empêcher de prier, mais ils n'y parvinrent pas. L'un d'eux, le plus audacieux, s'approcha d'elle et se mit à la railler en faisant des gestes ridicules et disant : "Irène de bois, tu as des pieds de bois", et d'autres sottises de ce genre. Ensuite, il se mit à pleurer et à gémir, et lui demanda : "Jusques à quand affligeras-tu notre race ? Jusques à quand nous brûleras-tu avec tes éternelles prières ? Jusques à quand nous tourmenteras-tu et devrions-nous te supporter ? Nous n'en pouvons plus." Un sinistre gémissement se fit alors entendre des autres démons, qui se frappaient en se lamentant sur leur sort. La sainte restait immobile et tenace, la pensée tournée vers Dieu. Alors, le démon éhonté alluma une bougie à la veilleuse et mit le feu au voile d'Irène et à sa cuculle. Consumant son habit, les flammes atteignirent aussi sa peau au niveau des épaules, de la poitrine, des reins et du dos, et son corps entier aurait été brûlé si une des soeurs n'était pas arrivée à temps. Elle priait aussi dans sa cellule à cette heure-là et elle sentit l'odeur des habits et de la chair brûlés; elle arriva à la cellule toute enfumée de l'higoumène. Là, elle se trouva devant un étrange et redoutable spectacle : l'abbesse Irène était entièrement enveloppée de flammes, mais elle restait immobile comme une colonne, invincible, sans prêter aucune attention à l'incendie. La moniale essaya alors de la faire bouger, de l'ébranler, afin de retirer son abbesse du feu. En même temps, elle essayait d'éteindre le feu. Finalement, la sainte baissa les bras et dit : "Pourquoi m'as-tu fait ce mal, mon enfant ? Pourquoi m'as-tu privée d'une telle bénédiction par ton acte inopportun ? Nous ne devons pas penser humainement, mais selon Dieu. Jusqu'à cette heure, un ange du Seigneur se tenait à mes côtés et me tressait une couronne avec diverses fleurs si parfumées et merveilleuses que l'oeil de l'homme n'en a jamais vues. Il avait tendu le bras et était prêt à me la poser sur la tête, mais par bienveillance, tu as pris soin de moi et quand l'ange te vit, il me quitta en prenant avec lui la couronne et ainsi tu m'as causé un grand dommage." En entendant ces paroles, la moniale pleura. Ensuite, alors qu'elle enlevait les morceaux de rasson qui étaient à moitié brûlés et collés sur la chair de la sainte, il se dégagea une senteur telle qu'elle surpassait tous les parfums précieux et les myrrhes. Ce parfum se répandit dans tout le monastère et toutes les soeurs, émerveillées, le ressentirent pendant plusieurs jours. Puisqu'Irène n'avait pas de second vêtement, la disciple lui en apporta un autre et l'en revêtit. En quelques jours, le Médecin des âmes et des corps guérit ses membres brûlés et augmenta son charisme de prophétie.

En avril 865, arriva au monastère un eunuque de sa soeur Callinique, qui avait autrefois accompagné Irène à la capitale. Maintenant elle était mariée à Bardas, oncle de l'empereur Michel III (842-867). Quand la sainte vit Cyrille (c'était le nom de l'eunuque), elle le prit à part et lui dit : "Cyrille, va dire à ma soeur d'arranger ses affaires, car dans quelques jours son époux va mourir à cause des intrigues de l'empereur Michel. Un peu plus tard, l'empereur lui-même sera assassiné à cause de ses oeuvres impies, et il perdra sa vie et son empire. Gardez-vous bien de ne révéler cela à personne ni même à ceux de notre famille. Ne résistez aucunement au nouvel empereur qui montera sur le trône, même s'il est coupable de meurtre. En effet, c'est lui que Dieu a préféré et choisi, de sorte que l'ennemi lui-même ne profitera pas." Quand ces paroles furent rapportées à Callinique, celle-ci fut vaincue par l'amour de son époux et lui révéla tout. Orgueilleux et imprudent qu'il était, Bardas ne se tourna même pas vers Dieu avec des larmes pour implorer sa pitié, mais resta insouciant. Tout ce qui l'intéressait était de savoir le nom de celui qui allait monter sur le trône. Aussi envoya-t-il souvent demander à Irène de le lui révéler, mais la sainte ne voulait pas le dire à Bardas qui bientôt fut assassiné par Basile le Macédonien le 21 avril 865. Celui-ci avait attiré sur lui la confiance et la faveur de l'empereur Michel qui l'avait aidé dans son ascension dans la cour impériale. Dans son insatiable désir du pouvoir, Basile entra nécessairement en conflit avec l'ambitieux Bardas. Aussi, ce dernier fut pris au piège par Michel III et c'est ainsi que ce dernier le tua de sa propre main. En récompense, Basile fut couronné co-empereur à Constantinople en mai 866. Mais les événements prouvèrent bientôt que l'empereur Michel III commençait à changer ses intentions envers son co-empereur et complota pour le faire mourir. Basile fut prévenu à temps, et la nuit du 23 au 24 septembre 867, au cours d'un festin, Michel s'enivra et ainsi Basile put faire tuer son acolyte dans sa chambre. La dynastie des Amoriens prit fin, et ce fut le début de la dynastie des Macédoniens. Cela suffit pour prouver le charisme de prophétie d'Irène, venons-en à ces autres miracles.

Une jeune fille noble et très belle, de la ville de la sainte en Cappadoce, arriva un jour au monastère. Elle avait été fiancée, s'était ensuite repentie, puis se réfugia au monastère pour ne pas être importunée par son ancien fiancé. Le diable, plein d'envie, alluma, dans le coeur de celui-ci, une passion folle pour elle. Aussi, comme il ne pouvait pas lui-même la faire sortir du monastère, il trouva un sorcier, serviteur très expérimenté du démon et lui promit beaucoup d'argent s'il parvenait avec ses sorcelleries à mener la moniale à son désir, à savoir, de l'épouser. Le sorcier exerça son art là, en Cappadoce. La moniale perdit son bon sens; elle faisait le tour du monastère en criant et appelant son ancien fiancé par son nom. Elle jurait par des serments redoutables que si on ne lui ouvrait pas la porte pour qu'elle aille le trouver, elle se noierait. Voyant tout ce qui se passait, Irène pleurait et disait, en se frappant le visage : "Malheur à moi, la misérable, car à cause de la négligence des bergers, les loups emportent les brebis. Mais tu te fatigues en vain, démon malin, car le Christ ne te laissera pas avaler mon agnelle." Elle rassembla ensuite toute la communauté, et, après avoir recommandé à toutes de se protéger des pièges du démon, elle leur ordonna de jeûner toute la semaine, priant Dieu et de faire chaque jour mille métanies avec larmes pour la soeur. Chacun fit donc ainsi.

A minuit, alors qu'elle était en prière, la sainte vit devant elle Basile le Grand qui lui dit : "Pourquoi nous reproches-tu, Irène, de laisser se passer dans notre patrie des choses impures et impies ? Au lever du jour, prends ta disciple malade et conduis-la à l'église des Blachernes, et là, la Mère du Maître-Christ viendra la guérir car elle en a le pouvoir". Après ces paroles, le saint disparut. Le matin, l'abbesse Irène prit la possédée avec deux anciennes soeurs et elle se rendirent à l'église des Blachernes où elles prièrent en larmes toute la journée. Vers le milieu de la nuit, épuisées, elles s'endormirent. Alors la sainte vit dans son sommeil une grande foule d'hommes revêtus d'habits lumineux et dorés, qui préparaient des chemins en jetant des fleurs et en encensant. La sainte leur demanda pourquoi ils faisaient une telle préparation et ils lui répondirent : "La Mère de Dieu arrive; prépare-toi, toi aussi, afin de te rendre digne de te prosterner devant elle." Quelques instants plus tard, la Reine arriva, suivie d'une multitude innombrable en vêtements lumineux. De son visage divin et vénérable émanait tant d'éclat qu'il n'était pas possible à l'oeil humain de le regarder. Après avoir vu tous les malades qui se trouvaient là, elle vint à la moniale disciple d'Irène. La sainte abbesse tomba aux pieds immaculés de la toute-sainte Mère de Dieu, toute craintive et tremblante. Elle entendit alors la Vierge appeler Basile le Grand et lui demander de quoi il avait besoin. Le grand hiérarque lui rapporta toute l'affaire. La Souveraine dit alors : "Appelez Anastasie." Quand la sainte martyre arriva, la Toute-Sainte lui ordonna : "Va avec Basile à Césarée, allez voir ce qui se passe et prenez soin de guérir cette enfant, car c'est à vous que mon Fils et mon Dieu a accordé cette grâce."

Les deux saints se prosternèrent devant la Mère de Dieu et partirent en hâte pour accomplir l'ordre reçu. Irène entendit une voix lui disant : "Retourne à ton monastère et là, elle guérira." Quand elle se réveilla, elle raconta sa vision aux soeurs, et elles repartirent pleines de joie. C'était un vendredi et, à l'heure des vêpres, toutes se rassemblèrent dans l'église. Irène raconta à nouveau sa vision et ordonna à toutes de lever les mains et les yeux au ciel et de crier "Kyrie eleison" de tout leur coeur, avec des larmes. Après un long moment, quand tout le sol de l'église fut mouillé par les larmes, apparurent dans les airs (ô, tes miracles, Christ-Roi tout-puissant !) la sainte martyre Anastasie et le grand Basile; le saint hiérarque s'adressa à Irène en ces termes : "Tends tes mains, reçois ceci, et ne nous reproche plus rien injustement." Il lui dit cela, car elle priait devant son icône et lui disait de chasser les sorciers de Césarée. Irène reçut donc dans ses mains un paquet qui pesait trois livres (environ 1 kg). En l'ouvrant, elle trouva divers instruments de sorcellerie, des ficelles, des cheveux, du plomb, des noeuds de corde et le nom des démons écrit. Il s'y trouvait aussi des statuettes de plomb, l'une ressemblant au fiancé et l'autre à la moniale; elles étaient collées l'une contre l'autre comme en train de pécher. Les moniales veillèrent toute la nuit, remerciant la toute-puissante Reine.

Le lendemain matin, l'abbesse Irène envoya aux Blachernes deux moniales et la possédée; elle leur donna aussi les instruments de sorcellerie ainsi que de l'huile et du pain béni pour la célébration de la liturgie. Après l'office, le prêtre oignit la malade avec de l'huile de la veilleuse; il mit ensuite les instruments de sorcellerie dans des charbons ardents et, à mesure que ces objets brûlaient, les liens invisibles de la moniale se déliaient et elle revint à elle en glorifiant Dieu qui l'avait délivrée. Quand les statuettes furent complètement fondues, des cris sortirent des charbons, des cris tels que tous ceux qui se trouvaient là s'enfuirent en courant de l'église et prêchant à tous la puissance de la martyre. Ainsi le coeur de chacune fut rempli de reconnaissance envers Dieu, et le lendemain, elles fêtèrent par des doxologies la délivrance de leur soeur.

Cet événement augmenta leur désir de s'unir à Dieu, et les amena à une continuelle componction. Cela se remarquait surtout chez la sainte abbesse qui devenait de plus en plus humble; de ses yeux coulaient toujours des larmes, surtout pendant la divine liturgie, quand le prêtre offrait le Dieu incarné sur le saint autel pour qu'Il soit immolé, ce Dieu invisible et immortel qui accepta de devenir homme et d'être crucifié pour notre amour. Quand elle se préparait à recevoir les divins mystères, elle avait tant de componction qu'elle ne pouvait pas retenir ses larmes et elle recouvrait son visage afin qu'on ne la voie pas; elle gémissait comme si elle était un malfaiteur qui avait commis des actes iniques.

Mais racontons encore un autre miracle. Un jeune homme du nom de Nicolas cultivait la vigne du monastère de la sainte. Par la suite, il tomba follement amoureux d'une de ses moniales et il ne pouvait trouver de repos ni le jour ni la nuit, de sorte qu'il rechercha un moyen d'accomplir son désir. C'est le démon qui l'incitait à cela afin d'attrister la sainte abbesse, lui, le maudit. Une nuit, l'impur enténébra tellement le jeune homme qu'il courut au monastère pensant trouver la porte ouverte. Il s'imaginait pénétrer dans la cellule de la soeur qu'il aimait et, par une imagination démoniaque, il se croyait dans son lit, accomplissant son désir avec elle, mais en réalité, ce malheureux tomba sur le sol et se blessa gravement. Non seulement son corps était couvert de plaies, mais, le trouvant dans cet état de déchéance morale, le démon entra en lui et le tourmenta, l'agitant par des secousses.

Le matin donc, quand la portière ouvrit, elle trouva Nicolas, gisant à terre, possédé, écumant et blessé. A l'instant même, elle alla le dire à la sainte higoumène qui en connut aussitôt la cause; elle tomba à terre et pria ainsi : "Béni soit Dieu qui ne nous a pas laissé devenir les victimes." Elle l'envoya alors à l'église de Sainte-Anastasie, soi-disant pour qu'il guérisse là-bas; elle voulait ainsi fuir les louanges des hommes; quelques jours plus tard sainte Anastasie apparut à Irène en rêve et lui dit : "Est-ce pour me tenter que tu m'as envoyé ce possédé ? Sache, ma soeur bien-aimée que tu es la seule qui peut lui apporter la guérison." Irène envoya donc des soeurs le chercher, ainsi enchaîné. Mais elle ne le guérit pas aussitôt afin que le miracle ne fût pas connu des autres. On attacha le malade à une colonne de l'église et toute la communauté priait pour lui. Quand le prêtre célébra la divine liturgie et posa les saints dons sur l'autel après la grande entrée, le possédé entra en furie, brisa ses chaînes, courut au sanctuaire, se jeta sur le prêtre et le mordit à l'épaule comme s'il allait le dévorer.

A cet instant, la sainte arriva et ordonna au possédé de rester immobile; le voyant, il se mit à trembler de peur et voulut s'enfuir, mais il ne put faire un pas puisqu'il était retenu invisiblement, par ordre de la sainte par une chaîne plus résistante que celles qu'il avait brisées. A la fin de la liturgie, Irène resta seule à l'église avec le malade; elle tomba sur le sol et fit une supplication au Seigneur. Ensuite, elle se leva et interrogea le démon, lui ordonnant de dire pourquoi et comment il était entré dans cet homme. Celui-ci, forcé par la Puissance divine, répondit malgré lui exactement à chaque question. Puis la sainte ordonna à l'ennemi du genre humain de sortir de l'homme. L'impur jeta celui-ci à terre en l'agitant et partit. La sainte abbesse le fit relever et lui conseilla fortement de se garder toujours de l'abondance de nourriture et de boisson, de ne pas manquer l'église les jours de fête et de prier sans cesse afin que le démon ne trouve plus l'occasion de le tourmenter; et si on lui demandait qui l'a guéri, de répondre : "Le Seigneur tout-puissant, par les intercessions de ses anges." Ainsi, il s'en alla remerciant et glorifiant le Seigneur et la thaumaturge continua sa lutte comme auparavant. La sainte priait souvent les mains tendues au ciel, tantôt un jour et une nuit à la suite, tantôt deux ou trois jours de suite et même une semaine entière. Quand elle terminait sa longue prière et qu'elle voulait baisser les bras, elle se trouvait paralysée et il lui était impossible de faire bouger ses épaules, ses coudes et ses articulations à cause de cette si longue extase. Aussi, elle appelait une soeur qui l'aidait à baisser ses bras, et quand elle y parvenait, ses articulations craquaient si fort que les bruits secs s'entendaient de loin. Pendant le grand carême jusqu'à Pâques, elle ne mangeait rien d'autre que quelques légumes, une fois par semaine, et très peu d'eau aussi à cause de cette grande lutte; il ne lui restait plus que la peau et les os. Aux fêtes du Seigneur, elle veillait toute la nuit, ne dormait aucunement, mais priait seule et chantait; souvent, elle sortait et, et dans la cour, au milieu de la nuit, elle priait avec un coeur contrit. En effet, voyant les étoiles, la beauté et l'immensité du ciel, elle se réjouissait, glorifiant le Créateur qui fit tout avec sagesse.

Par la Providence divine, afin que l'on connût le grand miracle qui eut souvent lieu dans l'avant-cour, une soeur sortit une nuit sans bruit de sa cellule et vit la sainte abbesse prier sans que ses pieds touchent le sol : elle se tenait à 1,30 m au-dessus de la terre; près d'elle, il y avait deux très hauts cyprès, qui s'étaient inclinés jusqu'à terre et attendaient ainsi (ô prodigieuse merveille !) tout le temps que la sainte priait. Quand elle finissait sa prière, elle bénissait du signe de la croix les deux cimes des cyprès; alors, ils se relevaient et reprenaient leur position normale.

A la vue d'un spectacle si redoutable et si merveilleux, la moniale prit peur et se mit à trembler, croyant que tout cela était une apparition, car le tout avait duré trois heures. Aussi, afin de s'assurer, elle courut à la cellule d'Irène et quand elle vit qu'elle ne s'y trouvait pas, elle fut persuadée que ce n'était pas une vision, mais un véritable fait miraculeux. Mais dans sa crainte, elle ne dit rien à personne. Quelques jours plus tard, les soeurs virent aux cimes des cyprès deux foulards que cette bienheureuse avait accrochés et noués pour la Gloire de Dieu, puisqu'ils inclinaient leur cime en signe de révérence. Donc, elles se demandaient entre elles qui avait pu grimper si haut pour y attacher les foulards, quand et comment. Alors la soeur qui avait vu le miracle leur raconta tout, celles-ci frémirent et pleurèrent de joie; aussi lui reprochèrent-elles de ne pas les avoir réveillées afin qu'elles voient, elles aussi, les prodiges. Quand la sainte abbesse apprit que la moniale avait parlé à toutes les soeurs, elle s'attrista et la réprimanda, disant : "Si tu m'avais vu pécher en tant qu'être humain, aurais-tu aussi révélé mon péché ?". La moniale, apeurée, tomba à terre et demanda pardon. Alors la sainte lui dit sévèrement, ainsi qu'aux autres soeurs, qu'aucune d'entre elles ne révélât plus à personne aucun miracle durant le temps de sa vie sur terre. Aussi, craignant le blâme de la sainte, elles ne révélèrent plus tous les prodiges qu'elle faisait.

Le 1er janvier, la sainte avait l'habitude de fêter Basile le Grand, car, comme il était aussi de Césarée, elle lui portait une dévotion particulière. Quand le prêtre eut célébré la divine liturgie et qu'il sortit du sanctuaire, il dit qu'il y avait une souris à l'intérieur qui souillait les vases sacrés. Il leur recommanda de trouver un moyen de la tuer. La sainte se rendit dans sa cellule et pria pour ce petit problème. Quand le prêtre eut mangé et allait partir, l'higoumène envoya la soeur ecclésiarque lui disant : "Va à la porte du sanctuaire, prends la souris qui gît morte et jette-la dehors." Aussitôt, le prêtre s'y rendit aussi pour vénérer, vit la souris crevée et dit : "Dieu est admirable dans ses saints". Ce jour-là, à la quatrième heure de la nuit, une voix se fit entendre, qui dit à la sainte : "Accueille le marin qui va t'apporter des fruits aujourd'hui. Mange-les avec joie et ton âme se remplira d'allégresse". Quand elles eurent chanté les matines, elle envoya deux moniales en leur disant : "Allez à la porte et faites entrer le marin que vous trouverez à l'extérieur".

Quand l'homme arriva devant la sainte, ils se saluèrent et s'assirent. Ensuite, la sainte abbesse lui demanda comment il était arrivé jusque là. Il lui répondit : "Je suis marin, ma vénérable, de l'île de Patmos, je suis venu en bateau jusqu'ici, à la Ville (Constantinople) pour un travail. Comme nous nous trouvions encore près de mon île, nous vîmes tout à coup, sur la terre ferme, un beau et divin vieillard qui nous cria de l'attendre. Mais il était impossible de jeter l'ancre, car le vent soufflait très fort et tout autour de nous, il y avait des récifs; donc nous continuâmes notre route. Alors le vieillard cria plus fort, ordonnant au bateau de s'arrêter. A cet instant, il s'arrêta (ô miracle !) jusqu'à ce que ce vieillard arrivât, marchant sur les flots. Arrivé sur le bateau, il sortit trois pommes de sa poitrine et me les donna disant : "Quand tu arriveras à la Ville impériale, donne ceci au patriarche et dis-lui que ces fruits sont envoyés du paradis de la part du Dieu très bon et de son serviteur Jean." Ensuite, il en sortit encore trois autres et me dit : "Celles-ci, donne-les à l'higoumène de Chrysovalante appelée Irène et dis-lui : 'Mange de ces pommes que ta bonne âme avait désirées, car je viens maintenant du paradis et je te les ai apportées". Après avoir dit cela, il loua Dieu et nous bénit. A cet instant, le bateau repartit et lui, devint invisible. J'ai donné les trois pommes au patriarche et j'amène les trois autres à ta sainteté." A ce récit, la sainte pleura de joie et rendit grâce au Disciple bien-aimé et apôtre du Christ. Alors, le marin sortit les trois pommes d'un mouchoir tissé de soie et d'or, dans lequel il les avait gardées précieusement comme des choses sacrées et les lui donna avec beaucoup de piété. Ces pommes du paradis surpassaient tellement les pommes terrestres quant à la beauté, au parfum et à la grandeur, qu'elles étaient un spectacle merveilleux. Ce n'était pas étonnant puisqu'elles venaient du paradis. Après cela, le marin prit la bénédiction de la sainte et partit; Irène, elle, jeûna une semaine, remerciant Dieu pour le cadeau qu'Il lui avait envoyé. Ensuite pour sa Gloire, elle entama une pomme et en mangea un peu chaque jour, sans manger ni pain ni légumes, ni aucune autre nourriture, sans même boire d'eau pendant quarante jours et un tel parfum sortait de sa bouche, chaque fois qu'elle en mangeait, que toutes les soeurs le respiraient et le ressentaient comme si l'on fabriquait de la myrrhe et des parfums précieux, car l'air était rempli de cette merveilleuse délectation du paradis.

Après cela, quand vint le saint et grand jeudi, la sainte abbesse permit à toutes les soeurs de communier aux saints mystères. Après la sainte communion, elle coupa la deuxième pomme, la partagea en petits morceaux et en donna un à chaque soeur. Celles-ci mangèrent ces petits morceaux sans savoir ce que c'était; elles ressentirent un parfum et une telle douceur dans leur bouche qu'elles s'émerveillèrent; car en outre, quand elles le mangeaient, elles sentaient en leur âme beaucoup de joie et d'allégresse. Elle garda la troisième pomme comme une précieuse bénédiction et chaque jour, elle la sentait à la grande allégresse de son âme.

Le grand vendredi saint, quand notre Maître a souffert, la sainte higoumène entra en extase pendant que les soeurs psalmodiaient la sainte passion avec beaucoup de componction; elle vit entrer dans l'église une multitude revêtue de blanc, tous des jeunes très beaux et très lumineux; ils tenaient des cithares en chantant des hymnes à la Gloire du Christ, d'une mélodie harmonieuse, très douce et merveilleuse. Ils tenaient aussi des flacons remplis de myrrhe qu'ils répandirent sur le saint autel, et il s'en dégagea un tel parfum que tout le monastère en fut envahi. Ensuite, elle vit un grand homme, beau, à l'aspect étincelant et dont le visage brillait comme le soleil, qui fut accueilli par la multitude avec beaucoup d'honneur et de piété. Il leur donna un drap précieux afin qu'ils recouvrissent soigneusement les myrrhes versées sur le saint autel. Alors l'ange qui attendait dans le sanctuaire dit d'une voix forte, très triste et sombre : "Jusques à quand, Seigneur ?" Et on entendait une voix : "Jusqu'à ce qu'arrive le deuxième Salomon afin que soient unis les célestes et les terrestres, que les deux deviennent un, alors le Seigneur, en ce lieu aussi, sera élevé et magnifiera la mémoire de sa servante." Après ces paroles, "les jeunes en blanc" s'exclamèrent : "Gloire à Dieu dans les hauteurs !", et montèrent aux cieux en chantant ainsi.

L'abbesse Irène réfléchit à tout ce qui avait été dit et comprit que la vision révélait que ni elle, ni le monastère ne seraient glorifiés tant que ses disciples vivraient. D'ailleurs, quelques jours pus tôt elle avait supplié le Seigneur de ne pas la glorifier ici, parmi les hommes, mais seulement dans son royaume; aux soeurs aussi, elle enseignait disant : "Fuyez l'honneur des hommes autant que vous le pouvez, car l'âme qui désire la gloire humaine n'est pas digne que le Seigneur la glorifie". Une autre fois, une soeur malade lui demanda avec simplicité de lui donner la santé du corps. La sainte abbesse rassembla alors toute la communauté et dit :

"Croyez-moi que si j'avais quelque audace auprès du Seigneur, je demanderais que nous soyons malades tous les jours de notre vie, car je sais quel profit l'âme tire de la maladie du corps, surtout quand le malade rend grâce à Dieu, Le glorifie et confesse qu'il est justement puni."

Mais rappelons encore un ou deux miracles que la sainte accomplit de son vivant et après, nous terminerons le récit par la dormition d'Irène.

Certains hommes mal intentionnés accusèrent faussement, devant l'empereur, un des parents d'Irène. C'était un grand seigneur, qui descendait d'une famille très noble et éminente.

L'empereur l'emprisonna dans un endroit sombre du palais et avait l'intention de le noyer dans la mer afin que personne ne le sût et que l'on ne pût pas l'enterrer. En effet, on l'avait faussement accusé d'avoir comploté contre l'empereur, c'est pourquoi il voulait le tuer. Ne pouvant l'aider d'aucune manière, ses parents et amis coururent, désespérés, à la sainte. Tombant à ses pieds, ils la supplièrent en larmes d'avoir pitié de leur bien-aimé parent et ami et de le délivrer d'une injuste mort. Pleine de compassion, celle-ci soupira, pleura et les consola disant : "Ne vous affligez pas, mais retournez chez vous, mettant votre espoir dans le Seigneur qui l'aidera." Elle s'enferma et supplia Dieu d'aider rapidement celui qui était injustement accusé. Le Seigneur qui fait la volonté de ses serviteurs, l'exauça aussitôt et délivra d'une manière merveilleuse le noble homme.

Pendant que l'empereur dormait, il vit, à minuit, Irène dans son sommeil. Elle lui dit en l'effrayant d'une voix terrible : "Empereur, lève-toi à l'instant et va délivrer celui que tu as injustement emprisonné, car il a été calomnié par envie et si tu ne m'écoutes pas, moi, je supplierai le Roi des cieux qu'Il te mette à mort et qu'Il donne tes chairs aux bêtes sauvages et aux oiseaux." Entendant ces paroles, l'empereur se mit en colère et lui répondit : "Qui es-tu, toi qui me menaces et comment as-tu osé entrer à une telle heure jusqu'à mon lit et avec une telle insolence ?" Elle lui dit : "Moi, je suis l'higoumène de Chrysovalante, je m'appelle Irène." Après avoir dit cela, elle le piqua deux fois sur le côté. La douleur le fit se réveiller tout en colère et il la vit (ô, tes miracles, Christ tout-puissant !) devant lui, répétant la même phrase. Ensuite, elle sortit par la porte et partit. Effrayé, le roi cria, rassembla ses serviteurs et demanda au garde de nuit s'il n'avait pas vu la moniale qui venait de sortir de sa chambre. Celui-ci, étonné, assura que toutes les portes étaient bien fermées et que les clés étaient sous son oreiller. Alors, l'empereur comprit que la vision était de Dieu. Aussi, le matin, il fit venir l'accusé et l'interrogea au sujet du soi-disant complot et lui demanda aussi s'il avait fait de la magie la nuit pour échapper à la mort. Celui-ci répondit : "Je n'ai jamais fait de magie, ni comploté contre ton royaume, le Seigneur en est témoin." Alors, l'empereur s'apaisa et lui dit d'une voix douce : "Connais-tu l'higoumène de Chrysovalante ?" Il lui répondit : "Oui, elle est ma parente et est une servante vertueuse du Christ." "Si j'envoie un homme, l'y trouvera-t-il ?" "Elle ne sort jamais du monastère."

Alors, il envoya des seigneurs et des archontes avec un savant peintre afin qu'il reproduise son visage pour que l'empereur s'assurât ainsi de la vérité, et il garda emprisonné l'accusé. Tout cela, la sainte le savait par la Grâce du saint Esprit; donc, à la fin des matines, elle dit aux soeurs : "Cette nuit, j'ai vu en rêve que l'empereur a envoyé ici tant d'archontes que la cour en était remplie; mais ne craignez pas quand ils viendraient, car le Seigneur arrange tout pour notre bien." Peu de temps après, les envoyés arrivèrent; la sainte entra dans l'église et fit prévenir les seigneurs de s'y rendre aussi pour parler; ceux-ci entrèrent et s'inclinèrent devant elle. Comme ils se relevaient, un grand éclair sortit du visage d'Irène de sorte que les seigneurs tombèrent à la renverse, ne supportant pas l'éclat. La sainte les releva disant : "Ne craignez pas, mes enfants, car moi aussi, je suis un être humain faible comme vous. Mais pourquoi cet incroyant vous a-t-il fatigués en vous envoyant ici ? Dites-lui ce que je lui ai déjà dit dans le rêve, de libérer cet homme de prison, car il ne lui a rien fait. S'il me désobéit, il lui arrivera tout ce que je lui ai prophétisé, car le Seigneur ne tarde pas, mais Il est proche de tout ceux qui L'invoquent en vérité."

A ces paroles, les seigneurs craignirent davantage et dirent : "Nous dirons, selon ton saint ordre, tout cela à l'empereur. Seulement, nous te supplions de t'asseoir un peu, afin de nous dire une parole profitable et salutaire pour notre âme. Ils dirent cela aussi pour que le peintre pût plus aisément la représenter - ce qui fut fait. Ils prirent donc son image, retournèrent au palais et annoncèrent à l'empereur ce qu'ils avaient vu et entendu. Quand ils lui montrèrent l'image de la sainte abbesse, il en sortit un éclair qui frappa l'empereur aux yeux, et sa vue fut troublée pendant quelques instants. Il resta tout tremblant de peur et cria : "Aie pitié de moi, ô Dieu, selon ta grande Miséricorde", et il se tint pendant un long moment comme en extase et émerveillé. Ayant observé l'image, il dit qu'elle ressemblait à celle qui lui avait parlé; il fit alors aussitôt sortir de prison l'accusé, lui demandant pardon. Ensuite, il remercia le Seigneur qui l'avait délivré des malheurs qui devaient lui arriver s'il avait fait mourir cet homme injustement.

L'empereur écrivit à la sainte, lui annonçant : "Nous avons libéré l'innocent, selon ton ordre, servante de Dieu, et nous te remercions de nous avoir libéré du danger. Que nous soyons pardonné de tout ce que nous avons fait à ta Sainteté, et de ne pas avoir cru tout de suite à la vision, mais de t'avoir ennuyée; supplie Dieu pour nous. Moi et l'impératrice te demandons de venir jusqu'ici afin de nous bénir de tes saintes mains. Si toutefois tu ne veux pas venir, nous viendrons nous-mêmes prendre ta bénédiction." Il envoya cette lettre avec des présents royaux. La sainte abbesse répondit ainsi : "Dieu condescend, ô empereur, à nos faiblesses, en tant qu'Ami de l'homme et Il ne veut pas la mort du pécheur, mais son repentir. Ce n'est donc pas moi que tu dois remercier, mais le Seigneur et glorifie-Le. Aussi, il n'est pas nécessaire que ta Majesté vienne jusqu'ici, ni moi au palais. Tu n'as pas besoin de la bénédiction d'une humble servante pécheresse du Seigneur, car tu as le très saint patriarche et les autres évêques de l'Église et les pères spirituels et les monastères. Si tu écoutes leurs conseils, tu serviras Dieu, tu gouverneras ton empire avec piété, sagesse et justice. Si tu n'accomplis pas ma parole et que tu viennes, cela te causera du tort et tu irriteras Dieu. Si tu m'écoutes, que la Droite du Très-Haut te protège et te délivre toujours de toute tentation."

Après avoir écrit cela, elle scella la lettre et l'envoya à l'empereur avec quelques eulogies qu'il accepta avec respect. Mais il fut extrêmement affligé de ne pas avoir été digne de voir son saint visage; cependant, pour ne pas l'attrister, il ne l'importuna pas. Il faisait souvent transmettre, par un messager, son respect avec des présents, et elle faisait de même pour lui; ainsi, l'empereur retirait une grande consolation de la part de la sainte. Son parent qui avait été délivré du danger vint la voir et tomba à ses pieds en pleurant tellement qu'il les lava de ses larmes. Irène lui conseilla de garder les commandements de Dieu, afin qu'il ne lui arrivât pas à nouveau une telle épreuve, que Dieu permet pour punir l'homme. Quand elle lui eut suffisamment enseigné, elle l'invita à manger avec toute la communauté, à la Gloire de Dieu, pour le salut de son âme. Après l'action de grâce, les soeurs, joyeuses, le raccompagnèrent jusqu'à la porte du monastère, d'où il rejoignit sa famille. Mais écoutez un autre prodige de la sainte avant sa dormition.

Une personne bien connue de la sainte, homme bon, pieux et chrétien, nommé Christophe, venait souvent au monastère et la sainte higoumène l'accueillait et parlait avec lui, sachant qu'il était vertueux. Un jour donc qu'il était venu et qu'ils avaient longuement discuté, au moment de partir, il s'inclina comme d'habitude, demandant sa bénédiction. La sainte lui dit : "Va, mon enfant, et que le Seigneur repose ton âme avec les justes." A ces paroles, celui-ci trembla de tout son corps et devint tout affligé, car il avait compris que la sainte ne disait pas cela sans raison. Le voyant troublé, Irène prétexta que son esprit était ailleurs et c'est pourquoi elle avait dit cette parole. Quand elle l'eut suffisamment consolé, elle le renvoya chez lui. Arrivé à sa maison, Christophe mangea et, bien qu'il fût en très bonne santé, à l'heure des vêpres il rendit son âme. Cet événement n'était encore connu de personne, seule la sainte le savait par le saint Esprit, et c'est pour cette raison qu'elle lui avait dit ces paroles auparavant. Une des soeurs s'était trouvée là et avait entendu les paroles qu'Irène dit à Christophe, et elle blâma l'higoumène, disant : "Pourquoi, mère, as-tu ainsi parlé à Christophe et l'as-tu laissé partir tout affligé ?" La sainte répondit : "Ne crois pas que j'ai dit cela ainsi par hasard, mais parce que je voyais un jeune homme tout lumineux se tenant derrière lui et ayant dans la main une faucille aiguisée; d'autres se trouvaient aussi près de lui et comptaient sur leurs doigts les années de sa vie; ils décidèrent que son dernier jour était aujourd'hui. Si tu crois, appelle soeur Evithia, qu'elle se rende chez lui et qu'elle voie s'il est mort." Elle l'envoya donc et celle-ci le trouva mort. Aussi toutes s'émerveillèrent et glorifièrent Dieu qui les a rendues dignes d'avoir une telle abbesse; dès lors, elles étaient très attentives à ses paroles. Quand elle disait à quelqu'un : "Que Dieu te repose !", le jour même celui-là partait de cette vie.

Mais puisque cette bienheureuse était aussi mortelle, il lui fallait aussi quitter cette vie; l'ange le lui avait révélé disant : "Sache que l'année prochaine, le 28 de ce mois, quand tu fêteras le grand martyr Pantéléimon, tu viendras te présenter devant le trône de la Divinité." C'était alors le 26 juillet et l'on fêtait au monastère de la sainte la dédicace de l'église des Archanges. L'année suivante, à l'occasion de cette même fête et de celle de saint Pantéléimon, elle communia aux saints mystères, ayant prié et jeûné, selon la règle, pendant une semaine avant, sans même boire d'eau; elle prit alors cette pomme merveilleuse qui lui avait été envoyée du paradis par le Disciple bien-aimé du Christ, comme nous l'avons dit plus haut, et elle la mangea à la Gloire de Dieu, puisqu'elle savait que le temps était venu pour elle d'aller à son Époux tant désiré; en effet, elle ne voulait pas la manger plus tôt, voulant avoir sur cette terre une consolation dans les tristesses qui pouvaient lui arriver parfois en tant qu'être humain, ou alors à cause des mécontentements parmi les soeurs. En effet, à ces moments-là, elle prenait la pomme entre ses mains et, avec le parfum qui s'en dégageait, toute amertume se dissipait. Sa grande tristesse et son affliction se transformaient en joie et en allégresse et la bienheureuse se réjouissait, se rappelant de quelle jouissance elle allait hériter dans le royaume céleste.

Ce jour-là, pendant qu'elle mangeait la pomme, le merveilleux parfum se répandit dans tout le monastère. Après l'avoir eu entièrement mangée, elle entra en agonie, craignant la mort et, regardant vers le ciel, elle pleurait. Ne sachant la raison de ce deuil, les soeurs pleuraient aussi et lui demandèrent ce qu'elle avait et pourquoi elle était si triste. Elle répondit : "Aujourd'hui, mes filles, je pars de ce monde et vous ne me verrez plus, car l'heure est venue, je dois partir vers la vie éternelle; élisez higoumène soeur Marie, car Dieu l'a choisie et elle vous guidera de façon agréable au Seigneur. Prenez soin de marcher sur le chemin étroit et resserré afin de trouver de l'aisance au paradis; haïssez le monde et les choses du monde, car tout ce qui est passager est vain. Car, que servirait-il à un homme de gagner tout le monde s'il se perdait lui-même ? Ne vivez plus selon les convoitises de la chair, mais selon la Volonté de Dieu. Car seul Dieu peut vous aider à l'heure du Jugement."

Après avoir dit ces conseils et d'autres paroles salutaires pendant ses derniers instants, la bienheureuse Irène leva les bras et les yeux au ciel et pria ainsi le Seigneur : "Maître Seigneur Jésus Christ, Fils du Dieu vivant, Toi le bon Berger qui nous as libérés par ton Sang très saint et précieux, je remets entre tes Mains ce petit troupeau; garde-le sous la protection de tes Ailes et protège-le des attaques du démon. Car Tu es notre sanctification et notre rédemption et c'est à Toi que nous rendons l'action de grâce et nous Te glorifions à jamais dans les siècles des siècles."

Après cette prière, elle s'assit et sourit en voyant les saints anges qui la saluaient et aussitôt son visage brilla comme le soleil. Elle ferma alors ses yeux comme si elle allait dormir et c'est ainsi qu'elle rendit son âme au Seigneur, ayant vécu 103 ans. Malgré sa vieillesse, sa beauté ne s'était aucunement fanée et la bienheureuse semblait être jeune, très belle, soit à cause de la grâce de la virginité puisqu'elle n'avait rien connu du monde, sage et modeste qu'elle était, soit par un don exceptionnel de Dieu qui voulait que son corps garde cette beauté jusqu'à la fin, pour témoigner de la beauté de son âme, comme elle fut digne aussi d'autres dons de son Époux céleste.

Alors se firent entendre parmi les soeurs des pleurs et des gémissements indescriptibles; elles se lamentaient sur la perte d'une telle mère. Aussi toute la Ville se rassembla à son chevet, les grandes dames et les nobles, des personnes de toutes conditions et de tous les âges, tous ceux qui apprirent sa sainte dormition accoururent pour vénérer sa précieuse relique afin de se sanctifier. Une telle multitude d'hommes et de femmes se rassemblèrent que le monastère ne pouvait les contenir. Jusqu'à la tombée de la nuit, il fut impossible de l'enterrer. C'est alors seulement qu'à grand-peine, ils parvinrent à célébrer l'office de l'enterrement. Les évêques avaient apporté, selon la coutume, de la myrrhe très odorante, des parfums précieux et de l'encens, mais le parfum qui se dégageait de la précieuse et vénérable relique était tel qu'il surpassait incomparablement tous les parfums terrestres et les encens.

Après avoir chanté l'office des défunts, ils la placèrent provisoirement dans une caisse préparée pour elle jusqu'à ce qu'ils lui construisent un tombeau neuf dans l'église de Saint-Théodore qui est près de celle des Archanges au monastère. Ils ensevelirent là celle qui était digne - et même plus que digne - d'être à côté du martyr. De ce tombeau se dégage chaque jour un parfum merveilleux, témoignant de l'assurance de la sainte auprès du Seigneur. Le noble qui était de sa parenté et que la sainte avait délivré de la mort, se rappelait ce miracle et rendit l'action de grâce en fêtant chaque année, somptueusement et brillamment, la mémoire de la sainte. Il ne fut pas le seul à bénéficier de l'aide de sainte Irène; à tous ceux qui l'invoquaient avec foi, elle accordait les dons qu'ils lui demandaient, selon qu'ils leur étaient utiles. Et jusqu'à nos jours, pour tous ceux qui l'invoquent avec piété, et surtout pour ceux qui sont dans le besoin ou qui ont subi une injustice, elle accomplit des miracles pour la Gloire du Dieu très-bon, à qui reviennent honneur et adoration, maintenant et toujours et aux siècles des siècles. Amen.

 

 

LA VIE DE SAINTE EUGENIE

 

fêtée le 24 décembre

L'empereur Commode, durant son septième consulat, envoya en Égypte un des plus illustres personnages de sa cour, nommé Philippe, pour prendre en main la préfecture d'Alexandrie; tous les ofÞciers de l'empire qui avaient reçu quelque pouvoir dans cette province, devaient dépendre de lui. Philippe partit donc de Rome avec son épouse Claudia, ses deux Þls Avitus et Sergius, et sa Þlle Eugénie. A peine arrivé à Alexandrie, il déploya dans son gouvernement cette application pleine de dignité que Rome inspire à ses magistrats, et Þt þeurir dans toute sa province les lois romaines. Il chassa tous les maîtres dans l'art dangereux de la magie, et ne permit pas aux Juifs de se distinguer par le nom de leur nation; quant aux chrétiens, il se contenta de les tenir en dehors de la ville d'Alexandrie. Pour lui, quoiqu'il aimât surtout les philosophes et qu'il fût peu attaché aux idoles, il s'adonnait aux superstitions romaines, avec tout le zèle d'un gentil fervent pour ses faux dieux, suivant en cela moins les lumières de la raison que les traditions des ancêtres.

Il Þt donner à sa Þlle Eugénie l'éducation la plus complète dans les arts libéraux, et quand elle connut également bien les deux langues grecque et latine, il permit qu'on l'initiât à la philosophie; car elle avait un esprit vif et pénétrant, et une mémoire si sûre qu'elle retenait pour toujours ce qu'elle avait une fois pu lire ou entendre. A ces qualités elle joignait une beauté remarquable et une grâce séduisante répandue dans toute sa personne; mais les vertus de son âme, la chasteté surtout, faisaient son plus bel ornement. A peine fut-elle parvenue à l'âge de quinze ans que Aquilius, Þls d'Aquilius le consul, la demanda pour épouse. Son père alors dut l'interroger si elle consentirait à la demande d'un jeune homme issu d'une des plus illustres familles; elle répondit : "Ce n'est pas la naissance, mais la vertu, qui doit régler le choix d'un mari; car ce n'est pas avec les parents du jeune homme, mais avec le jeune homme lui-même que l'épouse doit vivre." L'amour de la chasteté avait inspiré ce premier refus, qui fut suivi de plusieurs autres. EnÞn les épîtres du bienheureux apôtre Paul tombèrent entre ses mains; et bientôt, quoiqu'elle fût encore sous la dépendance de ses parents très attachés au paganisme, elle commença d'être déjà chrétienne dans le coeur.

Nous avons dit que les chrétiens avaient reçu l'ordre de quitter la ville. Un jour Eugénie demanda à ses parents la permission d'aller visiter les terres que Philippe avait acquises dans les faubourgs. Elle l'obtint sans difÞculté; mais, en sortant d'Alexandrie, comme elle se dirigeait vers la ville de son père, elle entendit les chrétiens qui chantaient : "Tous les dieux des gentils sont des démons; c'est notre Dieu qui a fait les cieux." A ces mots, Eugénie poussa un profond soupir, et dit en pleurant à ses eunuques Protus et Hyacinthe qui l'accompagnaient : "Je connais votre science; nous avons étudié les lettres ensemble; nous avons lu ensemble et les grandes actions des hommes et leurs forfaits : nous avons dévoré avec le zèle le plus scrupuleux les syllogismes que les philosophes ont bâtis dans de longues et inutiles veilles : et les arguments d'Aristote et les idées de Platon et les systèmes d'Épicure et les conseils de Socrate et les maximes des stoïciens. Eh bien, pour conclure en un mot : tout ce que chante le poète, tout ce que l'orateur invente, tout ce que le philosophe imagine, tout cela s'évanouit devant cette seule parole que nous avons entendu les chrétiens chanter avec enthousiasme : "Tous les dieux des gentils sont des démons. C'est notre Dieu qui a fait les cieux. Que devant Lui toute beauté s'incline; que sa louange retentisse. La sainteté et la magniÞcence sont le reþet de sa Majesté."

Ainsi parlait Eugénie. Elle demanda ensuite que l'on comparât ces chants avec le livre de l'Apôtre. On Þt donc une lecture des épîtres du bienheureux Paul; et cette lecture donna lieu d'admirer encore davantage le Psalmiste. Bientôt la foi les réunit tous trois dans une même pensée; ils ne cherchaient plus qu'une seule chose : comment pourraient-ils pénétrer dans les sanctuaires de la Sagesse divine, sans se séparer ? Eugénie reprit la parole : "Un pouvoir usurpé m'a fait votre maîtresse; mais la sagesse me fait aujourd'hui votre soeur. Soyons donc frères désormais, non pas comme l'a rêvé l'orgueil humain, mais selon que l'a ordonné la divine Sagesse. Allons tous ensemble chez les chrétiens, faites ce que je vous dirai; hâtons-nous. On dit que Hélénus est leur évêque, et c'est dans sa maison qu'on les entend chanter nuit et jour les louanges de leur Dieu; nous-mêmes, nous avons entendu leurs cantiques chaque fois que nous avons passé dans cet endroit. Mais on ajoute que cet évêque est absorbé tout entier par les nombreuses occupations de son Église; c'est pourquoi il a donné pour chef et pour guide à ceux qui ne se sont réservé d'autre soin que de louer Dieu, un certain prêtre nommé Théodore, dont on rapporte de nombreux miracles. Par ses prières il rend la vue aux aveugles, chasse les démons et remet en santé les malades. Mais on dit aussi que dans le lieu où cette association se réunit pour chanter les louanges du Seigneur, toute entrée aux femmes est interdite. Pour triompher de cette difÞculté, j'ai résolu de me couper les cheveux; nous partirons demain durant la nuit; et à la faveur d'un déguisement, nous pourrons être admis. Nous ferons marcher devant nous tous nos gens; vous deux vous accompagnerez la basterne, et vous me déposerez au lieu convenu. La basterne laissée vide continuera sa route; et tous trois, sous les habits de patrices romains, nous irons ensemble trouver les hommes de Dieu." L'avis fut trouvé bon; et, la nuit suivante, on l'exécuta, comme il avait été convenu.

Or, par une providence miséricordieuse du Christ sur les âmes Þdèles, à l'heure même qu'ils se présentaient au monastère, l'évêque Hélénus y arrivait aussi. Et parce que c'est une coutume en Égypte, lorsque les évêques visitent les monastères, qu'une troupe nombreuse les suive en chantant, l'évêque d'Héliopolis, Hélénus, arrivait suivi d'une foule de plus de mille hommes qui chantaient selon l'usage : "La voie des justes est devenue droite et facile; la voie des saints est préparée." En entendant ces mots, Eugénie dit à ses compagnons : "Pénétrez les sens de ce cantique; vous voyez qu'à nous s'adresse tout ce que leurs voix répètent. Lorsque dans nos mutuels entretiens nous préparions nos âmes à la connaissance du vrai Dieu, nous les avons entendu chanter : "Tous les dieux des gentils ne sont que des démons; c'est notre Dieu qui a fait les cieux." Et aujourd'hui, à l'heure même que nous faisons le premier pas dans cette voie qui doit nous séparer du culte des idoles, en nous réunissant à la religion des chrétiens, voici que des milliers de ces hommes viennent au-devant de nous, en chantant tout d'une voix : "La route des justes est devenue droite et facile; la voie des saints est préparée." Voyons donc où va tout ce peuple; et, si c'est à la demeure où nous avons résolu d'aller nous-mêmes, joignons-nous à leurs choeurs; nous entrerons avec eux, comme si nous étions leurs frères, jusqu'à ce que nous ayons pu prendre quelques informations."

Ils se joignirent donc à la foule qui chantait, et demandèrent quel était ce vieillard monté sur un âne, au milieu du peuple nombreux qui précédait et suivait à pied. On leur apprit que c'était l'évêque Hélénus. Il était né dans le christianisme; dès sa plus tendre enfance, il avait été élevé dans un monastère, où il avait grandi dans la plus haute sainteté. Si quelquefois, dans son enfance, on l'envoyait chez le voisin chercher du feu, il rapportait les charbons dans sa tunique, qui n'en était pas même endommagée. Il y avait peu de jours, un magicien était venu essayer de pervertir le peuple de Dieu par des arguments captieux. Il disait que Hélénus était un faux évêque; que pour lui, il avait reçu du Christ la mission de les enseigner. C'était un homme très habile et qui se servait des divines Écritures pour séduire le peuple. A la Þn tous les chrétiens vinrent ensemble trouver Hélénus. "Père, lui dirent-ils, nous avons entendu Zaréas nous dire qu'il avait reçu sa mission du Christ. Associe-le à ton ministère, ou, si tu peux, convaincs-le de mensonge. Nous te prions de Þxer un jour pour cette épreuve." Le jour fut donc désigné, et le lieu choisi; c'était au milieu de la ville d'Héliopolis. Le magicien Zaréas y vint avec son art impie, et l'évêque Hélénus sans autre arme que la prière. Quand l'évêque eut salué le peuple, il dit : "Aujourd'hui vous ferez l'épreuve des esprits, pour voir s'ils sont de Dieu." Puis il se tourna vers Zaréas, et commença contre lui une longue lutte de paroles. Mais parce que le magicien était habile à prendre mille tours dans la dispute, l'évêque ne put le réduire au silence par la puissance de ses discours; il vit même le peuple inquiet de l'avantage que Zaréas semblait à un moment près de remporter. C'est pourquoi il demanda un instant de silence, et dit à l'assemblée : "Il est nécessaire dans cette circonstance d'obéir aux conseils de l'apôtre Paul. Il dit à son disciple Timothée : "Dans vos discours ne disputez jamais; cela ne peut servir qu'à la ruine de ceux qui vous écoutent." Mais parce qu'on pourrait m'accuser d'invoquer ce principe par timidité plutôt que par prudence, qu'on allume un grand feu au milieu de la ville; tous deux nous entrerons dans les þammes; et celui qui n'en sera pas atteint, nous croirons qu'il a reçu sa mission du Christ." L'avis fut trouvé bon par toute l'assemblée. Aussitôt on dressa un vaste bûcher, et le bienheureux Hélénus invita Zaréas à entrer le premier dans les þammes. Zaréas lui répondit : "Entre le premier, c'est toi qui en as fait la proposition." Alors le bienheureux père Hélénus, après avoir fait sur soi le signe sacré, étendit les mains et entra dans les þammes. Il y resta debout environ une demi-heure, sans que ni ses cheveux ni ses vêtements eussent reçu la plus légère atteinte. Puis il somma Zaréas d'entrer à son tour. Zaréas refusa et voulut fuir. Alors le peuple, malgré sa résistance, le jeta dans le feu; aussitôt les þammes l'environnèrent et commencèrent à le dévorer. Déjà il était à demi consumé, quoique vivant encore; le saint évêque Hélénus s'élança de nouveau au milieu du bûcher et l'en arracha; mais le peuple chassa honteusement l'imposteur du pays. Quant à Hélénus, au contraire, il l'accompagne partout où il va, en chantant les louanges de Dieu, comme vous voyez faire aujourd'hui.

A ce récit, Eugénie, poussant un long gémissement, tomba aux pieds de celui qui lui parlait. "Je t'en conjure, lui dit-elle, présente-moi à Hélénus avec mes deux frères. Nous voulons abandonner les idoles pour nous convertir au Christ. Et, parce que nous sommes frères, et que c'est ensemble que nous avons formé cette résolution, nous voudrions obtenir de lui la grâce de n'être jamais séparés." Le personnage à qui elle parlait ainsi lui répondit : "Pour le moment, tenez-vous en silence, jusqu'à ce que notre père soit entré au monastère, et y ait pris quelque repos. Lorsqu'il en sera temps, je lui ferai connaître tout ce que vous venez de me dire. Cependant on approchait. Tout à coup les moines sortirent au-devant de leur père, en chantant : "Ô Dieu, nous avons reçu ta Miséricorde au milieu de ton temple." Puis quand l'évêque et le peuple entrèrent, Eugénie les suivit avec ses deux compagnons Hyacinthe et Protus. Elle n'était connue que du personnage avec lequel elle venait d'avoir un entretien.

On acheva le chant des louanges matutinales; après quoi, l'évêque prit un peu de repos. Il avait donné l'ordre de tout préparer, aÞn qu'il pût célébrer les divins mystères à l'heure de Sexte, et que le peuple fût libre à celle de None pour rompre le jeûne. Or l'évêque, pendant son sommeil, eut un songe. Il lui semblait qu'on le traînait devant la statue d'une femme, pour lui offrir un sacriÞce. Lui-même nous l'a raconté en ces termes : "Je dis alors à ceux qui me tenaient enchaîné : "Permettez-moi de parler à votre déesse." Ils y consentirent et je lui dis : "Apprends que tu es une créature de Dieu, descends de ton piédestal, et ne souffre pas que l'on t'adore." La femme, à ces paroles, est descendue et m'a suivi, en disant : "Je ne veux plus t'abandonner, jusqu'à ce que tu m'aies rendue à mon Créateur et mon Maître." L'évêque était encore tout rempli de ces pensées, lorsque Eutrope, le personnage avec lequel Eugénie avait parlé, s'approcha de lui, et lui dit : "Trois jeunes frères viennent d'abandonner le culte des idoles, et dans le désir d'être associés avec les serviteurs du Christ dans ce monastère, ils ont suivi tes pas et sont entrés avec toi. Ils m'ont supplié avec larmes de vouloir bien les faire connaître à ta Béatitude." Alors le bienheureux Hélénus dit : "Bon Jésus, je Te rends grâces de m'avoir tout révélé par avance." Et il se Þt amener les trois jeunes gens. Alors il prit la main d'Eugénie et adressa à Dieu une prière. Après quoi, il se retira avec eux à l'écart; et, d'un visage plein de gravité, il les interrogea sur leur nom et le pays qui les avait vus naître. Eugénie répondit : "Nous sommes citoyens romains. De mes deux frères, l'un se nomme Protus, l'autre Hyacinthe, et moi, l'on me nomme Eugène." Le bienheureux Hélénus reprit : "Tu as bien dit; c'est avec raison que tu te donnes le nom d'Eugène, car tu as agi avec le courage d'un homme; que ton coeur soit toujours aussi ferme pour la foi du Christ. Mais sache que l'Esprit saint m'avait déjà fait connaître et ton nom d'Eugénie, et les traits de ton visage, et la manière dont tu es venue en ces lieux. Il n'a pas voulu non plus me laisser ignorer que ces deux jeunes gens sont tes serviteurs. EnÞn Il a daigné m'apprendre que tu lui avais préparé dans ta personne une demeure digne de lui, en gardant l'honneur de la virginité, et en rejetant avec mépris les trompeuses caresses du siècle présent. N'oublie pas cependant qu'un jour tu souffriras beaucoup pour ta chasteté; mais Celui à qui tu t'es donnée ne t'abandonnera pas." Hélénus, se tournant ensuite vers Protus et Hyacinthe, leur dit : "Dans un corps condamné à la servitude, vous avez généreusement gardé, et vous gardez encore la noble liberté de l'âme. C'est pourquoi ce n'est pas moi, mais le Christ notre Seigneur qui vous parle en ce moment par ma bouche : "En vérité je vous le dis, je ne vous donnerai plus le nom de serviteurs, mais celui d'amis." Vous êtes heureux d'avoir répondu à la Voix de l'Esprit saint et suivi tous trois d'un même coeur les conseils du Sauveur; vous parviendrez tous ensemble à la gloire que vous ambitionnez." Ainsi leur parlait le bienheureux Hélénus, sans autre témoin que Dieu. Il ordonna à Eugénie de garder ses habits d'homme; et tous trois n'abandonnèrent pas le saint évêque, jusqu'à ce qu'ils eussent été sanctiÞés par le baptême et admis dans le monastère.

Mais il nous faut revenir un peu sur nos pas, et reprendre notre récit au moment où Protus et Hyacinthe sont partis avec Eugénie. La basterne traînée par les chevaux et précédée du cortège des serviteurs arriva vide chez la mère de la noble vierge. En voyant de loin les serviteurs qui pressaient le pas, et la basterne qui approchait, la famille entière accourut pleine de joie au-devant pour les recevoir. Mais quand ils eurent vu que le char était vide, tous ensemble poussèrent un cri lamentable, et dans un instant la ville fut agitée par cette nouvelle. Quel citoyen eût pu apprendre sans douleur que le préfet avait perdu sa Þlle chérie ? Ce fut un deuil impossible à décrire; tous confondaient leurs larmes et leurs sanglots, et les parents qui pleuraient leur Þlle, et les frères leur soeur, et les serviteurs leur maîtresse. La tristesse avec ses angoisses avait saisi toutes les âmes. On commença des perquisitions dans toute la province; on interrogea les aruspices, on consulta les pythons; enÞn on eut recours aux sacriÞces et aux superstitions sacrilèges, pour savoir des démons ce qu'était devenue Eugénie. Tous répondaient qu'elle avait été enlevée au ciel. Le père le crut; et acceptant cette consolation donnée à sa douleur, il Þt célébrer par des fêtes les réponses des oracles. Eugénie sa Þlle fut admise au rang des dieux, et il lui Þt élever une statue d'or. De ce moment elle fut honorée par la ville d'Alexandrie à l'égal des autres dieux. Cependant Claudia sa mère et ses frères Avitus et Sergius étaient inconsolables; et rien ne pouvait adoucir leurs regrets de la perte d'Eugénie.

Pour elle, sous ses habits d'homme, elle persévérait avec un courage vraiment viril dans le monastère où nous l'avons vu entrer. Elle y Þt de tels progrès dans la science divine, qu'au bout d'un an elle savait par coeur toutes les saintes Écritures. On voyait en elle un calme, une tranquillité d'âme qui l'eussent fait prendre pour un ange. Qui en effet eût soupçonné un être humain dans celle que protégeaient et la vertu du Christ et l'éclat sans tache de la virginité ? Tous ceux qui vivaient avec elle étaient saisis d'un sentiment d'admiration et de respect. Sa parole était à la fois humble et affectueuse, noble et modeste. Personne ne la devançait à la prière; elle se faisait toute à tous, consolait les afþigés, se réjouissait avec ceux qui étaient dans la joie, apaisait d'un seul mot la colère; et son exemple était si puissant contre les orgueilleux que souvent ils aimaient à dire que sa vue avait sufÞ pour changer le loup en agneau timide. EnÞn Dieu lui avait accordé cet insigne privilège que la douleur abandonnait tous les malheureux qu'elle visitait. Aussi son nom devint bientôt célèbre. Quant à ses deux compagnons, ils ne la quittaient pas et lui obéissaient en tout.

La troisième année qui suivit sa conversion, le Seigneur appela à lui l'abbé qui dirigeait les frères dans le monastère. Après sa mort, tous furent d'avis qu'ils devaient se choisir pour père la bienheureuse Eugénie. La vierge craignait qu'il ne fût contre la règle qu'une femme commandât à des hommes; d'un autre côté, elle ne voulait pas rejeter avec mépris les instances unanimes des frères. Elle leur dit donc : "Je vous demande d'apporter ici le livre des évangiles." Quand on l'eut apporté, elle reprit : "Toutes les fois que les chrétiens ont à faire une élection, il faut qu'avant tout le Christ soit consulté. Cherchons donc ce qu'Il veut de nous dans l'élection que vous venez de faire. Vous me donnez vos ordres; souffrez que j'écoute ses conseils." Alors déroulant le livre sacré, sa main s'arrêta sur ce passage qu'elle commença à lire : "Jésus dit à ses disciples : "Vous savez que les princes des nations dominent sur ceux qu'ils gouvernent; entre vous, il n'en sera pas ainsi. Si quelqu'un parmi vous veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous; si quelqu'un veut être seigneur parmi vous, qu'il soit votre serviteur." Après avoir lu ces paroles, Eugénie ajouta : "Je suis donc tout à vous, j'obéis à vos ordres; je consens à recevoir la supériorité que vous m'imposez, puisque c'est le Seigneur Lui-même qui me le commande. Je m'abandonne à votre charité pour être le dernier de vous tous." Son consentement causa une grande joie à tous les frères. Quant à Eugénie, elle usa de son pouvoir pour choisir de préférence dans le monastère les fonctions qui d'ordinaire sont réservées aux personnes d'un rang inférieur : porter l'eau partout, couper le bois, nettoyer et laver. EnÞn elle prit pour sa demeure le lieu où logeait le portier du monastère, aÞn d'éviter de paraître supérieure en quelque chose. Elle apportait un soin particulier à la nourriture des frères; elle faisait observer strictement l'ordre dans le chant des psaumes, veillant à ce que l'on n'omît rien dans les ofÞces de Tierce, Sexte, None, Vêpres, non plus qu'aux Nocturnes et aux Matines. Elle regardait comme perdu tout moment que n'aurait pas sanctiÞé la louange divine. EnÞn, elle devint si chère à Dieu dans ses fonctions, qu'elle chassait les démons des corps des possédés, et ouvrait les yeux des aveugles. Mais, parce que j'ai résolu de toucher successivement chacun des points de cette histoire, autant que peuvent me le permettre les étroites limites dans laquelle je suis resserré, je continue mon récit.

Mélanthia, noble dame, la plus distinguée peut-être parmi les matrones d'Alexandrie, entendant parler de ces prodiges, vint trouver Eugénie. Elle était travaillée de la Þèvre quarte depuis plus d'une année. La bienheureuse Eugénie Þt sur elle une onction avec de l'huile, et aussitôt la malade vomit le noir poison qui la faisait souffrir. Ainsi rendue à la santé, Mélanthia put regagner à pied la maison de campagne qu'elle possédait non loin du monastère. Aussitôt elle prépare des présents pour sa libératrice, remplit trois coupes d'argent de pièces d'or et les envoie à la bienheureuse Eugénie, en reconnaissance de sa guérison. Eugénie les renvoya et lui Þt dire, en la remerciant : "Nous avons abondamment, et même au-delà, tout ce qui nous est nécessaire. C'est pourquoi, Mélanthia, ma très chère mère, je t'exhorte et te conseille de distribuer ces richesses aux indigents, qui en ont plus besoin que nous."

Mélanthia fut contristée de cette réponse; elle-même supplia et offrit plus encore qu'elle n'avait offert. En même temps elle redoubla d'assiduités auprès de la bienheureuse Eugénie; ne soupçonnant pas qu'elle fût une femme, elle se laissa prendre à ses charmes. Elle ne voyait pas dans Eugénie l'ange dont la sainteté l'avait guérie; celle-ci n'était pour elle qu'un beau jeune homme, à l'habileté duquel elle devait son salut. Éprise donc pour la vierge d'une passion coupable, et craignant que ces premiers présents n'eussent paru trop faibles, elle ne mit plus de bornes à ses offres, moins encore à ses promesses. EnÞn, après des prières longtemps inutiles, lorsqu'elle vit qu'Eugénie lui renvoyait toujours avec des marques de reconnaissance ce qu'elle lui offrait, elle eut recours à une épreuve plus délicate et feignit une maladie. Sur sa demande, Eugénie vint la visiter. Mélanthia la Þt asseoir près de son lit, et commença en ces termes à lui révéler son coeur : "Je sens mon âme agitée pour toi d'un amour dont je ne suis plus maîtresse, et je n'ai pu trouver d'autre remède à mes tourments que de t'instituer le maître et le seigneur de tout ce qui est à moi. Pourquoi te cruciÞer par de vaines et inutiles abstinences ? Aujourd'hui je dépose à tes pieds ces riches et vastes domaines, un poids immense d'or, un service complet en argent, et un nombre inÞni d'esclaves pour composer ta maison. J'appartiens à une noble famille; depuis un an je suis veuve sans enfants; prends dans mon héritage la place de ceux que la nature m'a refusés, et sois le maître et le seigneur non seulement de mes biens, mais de ma personne." Eugénie répondit : "Ce n'est donc pas sans raison que ton nom* m'avertissait de la perÞde noirceur de ton âme; car tu en as fait la demeure du diable. Fuis loin des serviteurs de Dieu, trompeuse et perÞde Mélanthia. Les combats que nous poursuivons ne sont pas les mêmes. Donne pour maître à tes richesses des hommes qui te ressemblent; pour nous, notre joie est de mendier avec le Christ. Il est toujours assez riche, celui qui est pauvre avec notre Dieu. Chasse loin de toi les trompeuses images de la passion; ce n'est pas pour ton salut que cette folie s'est emparée de ton âme. Ton âme est devenue l'asile du dragon, et tes lèvres distillent son venin. Mais nous, avec le Nom du Christ que nous invoquons, nous échappons à l'effet mortel de tes poisons, et nous trouvons miséricorde auprès de Dieu."

Alors Mélanthia, ne pouvant supporter la honte d'une telle déception, et craignant d'ailleurs d'être découverte, si elle ne prenait les devants, revint à Alexandrie, alla trouver le préfet, et lui Þt cette déposition : "J'ai fait la rencontre d'un jeune scélérat qui feint d'être chrétien. Comme on le dit habile dans l'art de guérir, je lui avais permis de venir me voir, espérant qu'il pourrait me soulager. L'impudent m'a prise sans doute pour une de ces femmes dont la pudeur est sacriÞée au crime; il a osé m'attaquer, et me provoquer dans un langage obscène; et si dans le moment même je n'avais jeté un cri, si une de mes femmes ne fût accourue pour me délivrer, j'aurais été la victime de sa sauvage passion." Le préfet, entendant ce discours, fut enþammé de colère; il envoya au monastère des hommes chargés d'arrêter l'accusé, et de l'amener enchaîné lui et tous les habitants du monastère. Ils furent donc tous chargés de fers; on les partagea dans les diverses prisons de la ville, parce qu'il n'y en avait pas d'assez grande pour les recevoir tous. Bientôt après, on Þxa le jour de leur mort; ils devaient être condamnés, les uns aux bêtes, les autres au feu et à d'autres supplices. Ce fut une rumeur immense; la renommée, pour qui rien n'est sacré, eut bientôt instruit toute la province d'Égypte. Tous y croient, tous condamnent avec elle; car il n'est personne qui puisse croire que l'illustre matrone Mélanthia ait pu mentir. EnÞn le jour fatal est arrivé. Les villes voisines sont accourues pour voir livrer aux dents des bêtes les infâmes corrupteurs. On les fait comparaître les mains et les pieds chargés de chaînes, et avec le collier de fer. A l'aspect de la bienheureuse Eugénie, que personne ne reconnaît encore pour une femme, les menaces et les cris du peuple s'élèvent de toutes parts. On la fait approcher; le préfet ne veut pas d'intermédiaire, c'est de sa bouche même qu'il doit apprendre toute la vérité. On a préparé les chevalets, les fouets, les þammes; les bourreaux sont à leur poste, rien ne manque de ce qui peut, en déchirant le corps, jeter le trouble dans les âmes.

Le préfet Philippe dit alors : "Toi le plus scélérat des chrétiens, réponds : Est-ce votre Christ qui vous a fait un précepte de vous abandonner à la corruption et de surprendre dans des pièges perÞdes la vertu et la pudeur de nos matrones ? Quelle est cette téméraire audace qui t'a poussé à attaquer la noble Mélanthia ? Tu t'es fait médecin pour pénétrer chez elle, et provoquer au crime la vertu la plus éprouvée." La bienheureuse Eugénie écoutait ces parles la tête baissée, pour n'être pas reconnue. Elle répondit au préfet : "Le Maître que je sers, Jésus Christ, a enseigné la chasteté; et à tous ceux qui savent conserver leur corps sans souillure, Il promet la vie éternelle; nous pourrions donc accuser Mélanthia de faux témoignage. Mais il vaut mieux que nous souffrions pour ne pas perdre le fruit de notre patience, que d'exposer cette femme aux supplices en la convainquant de mensonge. Cependant si tu veux m'assurer, par le nom de nos victorieux empereurs, que tu ne feras pas retomber sur elle la sentence que tu préparais contre nous, et que son odieux mensonge ne sera pas puni, nous nous engageons à prouver que c'est elle qu'il faut charger du crime dont elle nous accuse."

Le préfet jura par le salut des empereurs et promit tout ce qu'elle demandait. Alors Eugénie continua : "Ô Mélanthia, ton nom signiÞe la noirceur ! Mélanthia, ton coeur a de ténébreux replis ! C'est toi qui as fait préparer ces chevalets; c'est toi qui veux qu'on attache les chrétiens à ces gibets. Consomme donc, frappe et brûle; ce sont là pour nous des traitements précieux. Sache cependant que le Christ n'a pas de serviteurs infâmes, comme ta déposition voudrait le faire croire. Fais venir la servante que tu dis avoir été témoin de mon crime; je veux par sa bouche te convaincre de mensonge." La servante fut introduite devant le juge, et dit : "Le jeune impudique avait souvent été surpris en adultère avec des personnes sans nom; à la Þn, l'impunité lui a inspiré l'audace d'entrer dans la chambre de ma maîtresse, vers la première heure du jour. Ses discours semblaient d'abord ceux d'un médecin; la suite manifesta bientôt sa passion, et la violence allait éclater, si je n'étais promptement accourue, appelant à notre aide toute la famille ici présente comme témoin du crime." Alors le préfet fait approcher plusieurs personnes de la maison de Mélanthia, aÞn de conÞrmer, par leur témoignage, la vérité de cette déposition. Mais, à mesure qu'on les faisait venir, tous, les uns après les autres, attestaient que les faits s'étaient passés comme la servante l'avait déclaré. Le juge plein de colère s'écria : "Malheureux, que vas-tu répondre lorsque tant de preuves se réunissent contre toi, lorsque tant de témoins sont là pour t'accabler !"

Eugénie répondit : "Le moment est venu de parler; il n'est plus temps de se taire. J'aurais désiré renvoyer au Jugement futur la réfutation du crime dont on m'accuse, et ne laisser voir ma chasteté qu'à Celui-là seul pour l'amour de qui on doit la garder. Cependant, de peur qu'une criminelle audace ne s'en gloriÞe contre les serviteurs du Christ, je découvrirai en peu de mots la vérité, non pour en tirer vanité devant les hommes, mais pour gloriÞer le Nom du Seigneur. La puissance de ce Nom divin est assez grande pour élever à la hauteur d'un courage viril, même une femme timide, au milieu des plus grands périls. Sous ce rapport, la foi ne donne à l'homme aucune supériorité, selon ce que nous a enseigné le docteur de tous les chrétiens, le bienheureux apôtre Paul, quand il a dit que devant Dieu l'homme et la femme sont égaux, parce que nous sommes tous une même chose dans le Christ. C'est ce que j'ai cherché de toute l'ardeur de mon âme; forte de la conÞance que le Seigneur m'a inspirée; je n'ai voulu de la femme ni son nom ni sa faiblesse; j'ai agi en homme, lorsque j'ai courageusement embrassé la virginité qui fait l'ornement de l'Église." En achevant ces mots, elle déchira le haut de sa tunique et découvrit son sein. S'adressant ensuite au préfet, elle lui dit : "C'est toi qui es mon père selon la chair; Claudia est ma mère, et ces deux personnages qui siègent à côté de toi sont mes frères Avitus et Sergius. Je suis ta Þlle Eugénie, qui, pour l'amour de Jésus Christ, ai méprisé comme de la boue le monde avec toutes ses délices. Tu vois avec moi Protus et Hyacinthe, mes serviteurs, avec lesquels je suis entrée à l'école du Christ. Jusqu'à cette heure le Christ m'a protégée; par sa Miséricorde, Il m'a fait triompher de toutes les attaques, et j'espère jusqu'à la Þn Lui demeurer Þdèle."

A ces mots, le père reconnaissant sa Þlle, les frères leur soeur, les serviteurs leur maîtresse, tous accourent à elle; et, versant d'abondantes larmes devant le peuple assemblé, ils se jettent dans les bras d'Eugénie. On annonce à Claudia ce qui vient d'arriver; aussitôt elle précipite ses pas vers le lieu de cette scène touchante. On apporte des vêtements tissés d'or; malgré ses répugnances, Eugénie est contrainte de s'en couvrir. Puis on l'élève en triomphe, on la place sur le tribunal, et tout le peuple en la voyant s'écrie : "Il n'y a qu'un Christ, le seul et vrai Dieu des chrétiens." Des prêtres, des évêques, mêlés au peuple chrétien dans l'amphithéâtre, étaient venus là en grand nombre pour donner la sépulture aux innocentes victimes de la calomnie. Ils se montrent alors, chantant une hymne au Seigneur, et s'écriant tout d'une voix : "La Droite du Seigneur a fait éclater sa Puissance avec gloire; ta Droite, Seigneur, a brisé tes ennemis." Tel était le glorieux triomphe d'Eugénie. Et, comme pour consacrer la preuve de sa chasteté, au milieu de ce mouvement du peuple, on vit tout à coup le feu descendre du ciel et envelopper la maison de Mélanthia, dont en un moment il ne resta plus le moindre vestige. A ce spectacle, on sentit éclater parmi le peuple une joie mêlée de crainte. L'Église fermée depuis huit ans est bientôt rouverte, et voit cesser son long veuvage. On rappelle la population chrétienne. Le préfet, sous l'éclat des faisceaux romains, reçoit le baptême, ses enfants aussi sont régénérés avec Claudia, la mère d'Eugénie. En même temps le préfet rend aux chrétiens leurs privilèges; il envoie un rapport à l'empereur Sévère, lui rappelle que les chrétiens ont rendu d'assez grands services à l'empire, pour qu'on doive suspendre la persécution et leur permettre d'habiter dans les villes. L'empereur se rendit à ces réclamations, et la ville d'Alexandrie devint bientôt comme une seule Église. Les cités voisines participèrent à son bonheur, et le nom chrétien þeurit au milieu du respect des peuples.

Mais parce que toujours la jalousie de l'ennemi s'attache à la sainteté, et que la vertu est poursuivie par la malice, le diable, voyant plusieurs des personnages les plus considérables d'Alexandrie qui honoraient encore les idoles, supporter avec peine qu'on eût accordé des privilèges aux chrétiens, les persuada d'aller trouver l'empereur. Ils lui dirent que Philippe avait troublé l'ordre dans la république; qu'après neuf années d'une administration irréprochable qui devait honorer les faisceaux de l'empire, aujourd'hui, dans sa dixième année de préfecture, il avait tout perdu. "Il a abandonné, ajoutaient-ils, les cérémonies des dieux immortels, et entraîné toute la ville au culte d'un homme que les Juifs ont fait mourir. Vos lois ne sont plus respectées. Partout on entre dans les temples sacrés des dieux, non plus dans le dessein de les honorer, ni même de montrer que du moins on les regarde comme des dieux : on y vient pour les insulter par des blasphèmes sans nombre, pour répéter que leurs statues ne sont que pierre et métal, et non pas le signe de leur divinité." Par ces discours et d'autres semblables, ils provoquèrent la colère des augustes Sévère et Antonin, qui envoyèrent au préfet des ordres conçus en ces termes : "Le divin Commode notre père, lorsqu'il était auguste, t'avait établi moins comme le préfet que comme le roi d'Alexandrie, et il avait voulu que l'on ne te donnât pas de successeur tant que tu vivrais. Nous voulons encore aujourd'hui ajouter à ces bienfaits; mais nous exigeons auparavant que tu rendes aux dieux immortels le culte que tous les siècles leurs ont rendu. Si tu refuses, renonce à ta dignité et à tous tes biens personnels."

Après avoir reçu ordre des empereurs, Philippe feignit une maladie, pour se donner le temps de distribuer tous ses biens aux Églises et aux pauvres de la province. En même temps, rempli de l'Esprit du Christ, il fortiÞait les autres chrétiens dans la crainte de Dieu et dans la foi. Cependant la ville d'Alexandrie voulut le choisir pour son évêque; en sorte qu'il fut à la fois préfet au nom de la république, parce que son successeur n'était pas encore arrivé, et évêque de cette Église, qui admirait son dévouement à la religion. Il la gouverna pendant un an et trois mois.

Au bout de ce temps, Pérénius arriva avec le titre de préfet, pour remplacer Philippe à Alexandrie. Longtemps il chercha à le faire périr, mais toujours inutilement, parce que la ville entière lui gardait l'affection la plus dévouée. A la Þn, le préfet envoya des impies qui, se disant chrétiens, arrivèrent jusqu'à l'évêque, et le frappèrent pendant qu'il disait la prière du Seigneur, un jour de dimanche. Les assassins furent, il est vrai, arrêtés et livrés au préfet Pérénius; mais lui, qui savait d'où l'ordre était parti, les Þt mettre en prison, sous prétexte de les interroger plus tard; et peu de jours après l'intervention des princes les renvoyait absous. Cependant Dieu permit que le bienheureux Philippe vécût encore trois jours, après le coup qui l'avait frappé, aÞn qu'il pût affermir dans la foi les coeurs qui chancelaient. Puis, plein du désir d'aller à Dieu et craignant de perdre la couronne du martyre, il pria le Seigneur de ne pas la lui refuser. Encore dans une chair mortelle, par l'efÞcacité de sa prière, il chassait les démons et rendait la vue aux aveugles, comment Dieu aurait-il pu lui refuser la couronne ? Assurément il pouvait obtenir tout ce qu'il voulait; aussi lui fut-il donné de participer à la couronne du saint martyr Philippe dont il avait reçu le nom; et les martyrs reçurent au ciel pour collègue celui que l'Église avait trouvé digne des honneurs du sacerdoce. Philippe voulut que son corps fût placé à l'entrée du monastère de vierges que sa Þlle Eugénie avait fondé. La bienheureuse Claudia sa femme bâtit sur le lieu même une hôtellerie, à laquelle elle donna des terres, pour l'aider à recevoir les voyageurs. Puis, avec ses deux Þls Avitus et Sergius et sa Þlle la bienheureuse Eugénie, elle revint à Rome.

Le sénat romain accueillit avec grande joie les enfants de Philippe; il envoya l'un d'eux à Carthage avec le titre de proconsul, et nomma l'autre vicaire de l'Afrique. Quant à la bienheureuse Eugénie, les matrones romaines venaient en grand nombre la visiter; les jeunes Þlles, autrefois ses amies, accouraient auprès d'elle, et Eugénie les initiait à la foi du Christ, et les exhortait à vouer au Seigneur leur virginité. L'une d'entre elles, d'origine royale, nommée Basilla, conçut le désir de lier des relations avec elle. Mais parce qu'Eugénie était chrétienne, Basilla ne pouvait la venir trouver; elle lui Þt donc demander de vouloir bien l'instruire de la religion chrétienne par un intermédiaire Þdèle. A cette demande, la bienheureuse Eugénie fait venir ses compagnons, les bienheureux Protus et Hyacinthe, et leur dit : "Préparez-vous, ceignez vos reins, le Christ vous appelle au combat. Je veux vous offrir en présent à Basilla, pour être ses serviteurs, aÞn que vous fassiez d'elle une servante du Christ." Et elle les lui offrit en effet. Basilla les reçut à titre de serviteurs, mais les honora comme des apôtres. Elle passait avec eux de longues heures, comme avec des eunuques attachés à son service; ni le jour ni la nuit ils ne cessaient de parler de Dieu et de prier ensemble. EnÞn Corneille, qui était en ce moment à Rome le pontife de la Loi sainte, vint la trouver en secret et la baptisa. La bienheureuse Basilla, conÞrmée dès lors dans la crainte de Dieu, par la miséricordieuse Bonté du Christ, put voir la bienheureuse Eugénie; et elles ne se quittaient presque plus. Les veuves chrétiennes se réunissaient chez Claudia, tandis que la maison d'Eugénie recevait toutes les vierges. Corneille venait tous les samedis sur le soir se préparer avec elles au jour du Seigneur, en chantant les hymnes et les cantiques, durant les veilles de la nuit. Puis, au milieu des chants de ces chastes colombes, dans le tranquille silence de toute la nature, il célébrait les saints mystères et fortiÞait leur foi. Pour Eugénie et Basilla, nous avons dit qu'elles se voyaient sans cesse; mais c'était surtout la nuit qu'elles prolongeaient leurs entretiens, et goûtaient dans ce divin commerce les Douceurs du Christ. Combien de vierges Eugénie n'a-t-elle pas consacrées au Christ ! Et dans le même temps combien de veuves, par le moyen de Claudia, ont persévéré généreusement dans le veuvage ! Combien de jeunes gens, par le zèle de Protus et d'Hyacinthe, ont cru au Seigneur Jésus Christ !

Sous les empereurs Valérien et Gallien, le peuple se souleva contre les chrétiens; Cyprien à Carthage, Corneille à Rome, étaient accusés de vouloir renverser l'empire. On donna plein pouvoir au proconsul Paternus, aÞn qu'il fît périr Cyprien. Pour Corneille, il se tenait caché, protégé contre toute poursuite par l'attachement que lui portaient un grand nombre de Romains illustres. Alors la bienheureuse Eugénie, regardant avec émotion Basilla, lui dit : "Le Seigneur m'a révélé que tu devais souffrir pour la virginité." Et Basilla répondit à Eugénie : "Et moi aussi, le Seigneur m'a daigné faire connaître que tu recevrais une double couronne de martyre, l'une que tu as méritée à Alexandrie par de grands travaux et de longues souffrances, l'autre que tu achèteras par l'effusion de ton sang." Alors la bienheureuse Eugénie, les mains étendues vers le ciel, Þt cette prière : "Seigneur Jésus Christ, Fils du Très-Haut, c'est par la virginité de ta Mère que Tu es venu nous sauver; aujourd'hui, pour récompense de la virginité qui T'est chère, conduis au royaume de la gloire toutes les vierges que Tu m'as conÞées."

Bientôt, au milieu des saintes vierges du Christ qu'Eugénie et Basilla réunissaient autour d'elles, Eugénie parla en ces termes : "Voici le temps de la vendange, où les raisins sont coupés et foulés aux pieds, mais pour être placés ensuite avec honneur sur la table du roi. Vous donc, vierges saintes, raisins spirituels, que mes entrailles ont portés, que la Grâce divine a mûris avant le temps, soyez prêtes dans le Seigneur. La virginité est le premier caractère d'une vertu qui s'est approchée de la Sainteté de Dieu. Semblable aux anges, elle est la mère de la vie, l'amie de la sainteté, la voie de la sécurité, la reine des joies véritables. Elle guide la vertu, nourrit et couronne la foi, aide et soutient la charité. Rien n'est digne de nos travaux, rien ne mérite nos efforts comme de vivre dans la virginité, ou, ce qui est plus glorieux encore, de mourir pour elle. Les plaisirs dont ce monde þatte notre mollesse ne sont que tromperie. Ils apportent avec eux la joie d'un moment, et, en nous quittant, ils nous laissent une douleur éternelle. Pour le rire d'un instant, ils nous condamnent aux larmes pour toujours. C'est l'éclat fugitif d'une þeur qui bientôt se þétrit et se décompose. Ils promettent la sécurité menteuse du temps qui passe, et nous livrent aux tourments du siècle qui n'aura pas de Þn. C'est pourquoi, vierges bien-aimées, qui avez soutenu avec moi jusqu'à aujourd'hui les combats de la virginité, persévérez dans l'amour du Seigneur, comme vous avez commencé. C'est maintenant le temps des larmes; supportez ces courts instants sans dégoût et sans effroi, aÞn que, lorsque viendra le jour des joies éternelles, vous méritiez de les goûter par le zèle de votre charité. Je vous ai recommandées à l'Esprit saint, et je ne doute pas qu'Il ne vous réunisse un jour, toutes pures et sans tache, à celle que vous aimez comme une mère. Ne cherchez donc plus à voir ici-bas les traits de ce visage terrestre, mais contemplez en esprit ma vie." Elle dit, leur donna à toutes le baiser, et trouva assez de force et de courage pour consoler leurs larmes. Basilla et Eugénie se dirent un dernier adieu, et, après la prière, toutes se séparèrent.

Or le même jour, une des servantes de Basilla vint trouver Pomélius, le Þancé de sa maîtresse, et lui dit : Je sais que tu as mérité de l'empereur la promesse de recevoir la main de Basilla ma maîtresse. Voilà six ans et davantage que tu attends, à cause de son âge encore trop tendre. Sache maintenant qu'Hélénus son oncle est chrétien, qu'elle-même en se faisant chrétienne s'est engagée à ne jamais t'avoir pour époux. Eugénie, sous prétexte de lui faire un présent, lui a offert ses deux eunuques, Protus et Hyacinthe. Basilla les honore comme ses seigneurs; chaque jour elle baise leurs pieds, comme elle ferait à des dieux immortels, parce qu'ils sont maîtres dans cet art de la magie que pratiquent les chrétiens." A cette nouvelle, Pompéius court aussitôt chez Hélénus, l'oncle de Basilla, et qui, à ce titre, lui servait de tuteur et de père. Il lui dit : "Je veux dans trois jours célébrer mes noces; fais-moi venir la Þancée que les maîtres du monde, nos invincibles princes, m'ont promise pour épouse." Hélénus comprit que le secret avait été trahi, et il répondit : "Jusqu'à ce qu'elle fût sortie de l'enfance, j'ai dû, comme frères de son père, l'élever et prendre en main sa tutelle; maintenant elle est maîtresse d'elle-même, et veut user de son droit. C'est pourquoi, si tu désires la voir, ce n'est plus moi, c'est elle qui peut t'en accorder la faveur."

Cette réponse rendit plus violentes les fureurs de Pompéius; il se rendit à la demeure de Basilla, et se Þt annoncer par les portiers. Basilla lui Þt répondre : "Je n'ai aucune raison pour te voir, t'entendre, ou te saluer." Ces paroles jetèrent un grand trouble dans l'âme de Pompéius. S'appuyant sur la faveur du sénat presque tout entier, il vint se jeter aux pieds de l'empereur et lui dit : "Prince, que ton autorité sacrée protège tes Romains, et chasse de cette ville les nouveaux dieux qu'Eugénie nous a amenés avec elle de l'Égypte. Il y a longtemps que ces hommes qu'on appelle chrétiens sont le þéau de la république; ils insultent les cérémonies saintes de nos lois, et méprisent nos dieux tout-puissants, comme de vaines statues. Bien plus, ils renversent les droits mêmes de la nature, séparant les époux et s'unissent à nos Þancées; puis ils disent qu'il est inutile à un Þancé de recevoir la main de celle qui lui fut promise. Que ferons-nous, très pieux empereur ? Et, sans mariage, sans naissance, sur qui s'exercera le pouvoir des princes ? Où se répareront les forces de Rome ? Où retrouvera-t-elle des armées pour des combats toujours renaissants ? En faveur de qui vos mains victorieuses pourront-elles s'appesantir sur les têtes des ennemis de la patrie, s'il ne nous est plus permis d'avoir des épouses, s'il nous faut perdre nos Þancées, sans avoir le droit de nous plaindre ?

Ainsi priait Pompéius, et les sénateurs appuyaient ses demandes par leurs larmes. Alors Gallien, auguste, ordonna par un décret que Basilla recevrait son Þancé, ou qu'elle périrait par le glaive; et qu'Eugénie sacriÞerait aux dieux, ou expirerait dans de cruelles tortures. EnÞn il donna plein pouvoir de punir quiconque recèlerait un chrétien. Aussitôt on alla trouver Basilla pour lui faire accepter son Þancé. Elle dit qu'elle avait pour Þancé le Roi des rois, qui est le Christ Fils de Dieu. A cette réponse, on la frappa d'un coup d'épée. On arrêta ensuite Protus et Hyacinthe, et on les traîna au temple. Mais ils Þrent une prière, et la statue devant laquelle on les avait amenés tomba à leurs pieds et disparut, sans qu'il en restât une trace pour indiquer même le lieu qu'elle occupait. Loin de reconnaître dans ce miracle la Puissance de Dieu, le préfet de la ville, Miétius, l'attribua à la magie et leur Þt trancher la tête.

Il Þt ensuite venir Eugénie, et lui demanda le secret de son art. La vierge lui répondit avec une noble fermeté : "Notre art, en effet, a des secrets qui dépassent toutes les forces de la magie; car notre Maître a un Père sans avoir de mère, et une mère sans avoir de père. Le Père L'a engendré, sans commerce avec aucune femme; et la mère Lui a donné le jour, sans s'être unie à aucun homme. Lui-même a pour épouse une vierge, qui chaque jour Lui donne des enfants, et en si grand nombre qu'on ne les saurait compter; elle est vierge, et chaque jour cependant l'Époux s'unit à l'épouse; rien ne sépare jamais leurs étroits embrassements; mais telle est la pureté de leur union, que toute virginité, tout amour, toute intégrité, en découlent comme la fontaine de sa source."

Miétius était frappé d'étonnement; mais craignant que l'empereur ne vînt à apprendre qu'il écoutait Eugénie avec intérêt, il la Þt conduire au temple de Diane. Là le bourreau lui dit en la menaçant : "Eugénie, rachète les biens de tes pères, sacriÞe à la déesse Diane." La bienheureuse Eugénie, étendant les mains, se mit à prier : "Ô Dieu, disait-elle, Tu connais les secrets de mon coeur, et Tu as conservé toujours intacte dans ton Amour ma virginité. Tu as daigné me faire l'épouse de ton Fils, le Seigneur Jésus Christ, et faire régner en moi ton Esprit saint. Aujourd'hui, daigne m'assister dans la confession que je vais faire de ton Nom, aÞn que tous les adorateurs de cette idole, qui mettent leur gloire dans de vaines statues, soient confondus." Tandis qu'elle priait, il se Þt un grand tremblement de terre; le sol s'affaissa sous les fondements du temple, qui disparut entièrement avec son idole; il n'en resta que l'autel, qui était situé à la porte devant laquelle se tenait Eugénie. Toutes ces choses se passèrent dans l'île Lycaonia, devant les nombreux témoins du dernier combat de la martyre. L'assistance se grossit promptement d'un peuple immense de citoyens romains; les cris de la foule se confondaient, les uns disant qu'elle était innocente, les autres que c'était une magicienne. On rapporte au préfet ce qui vient d'arriver; le préfet en instruit l'empereur. Celui-ci ordonne que l'on attache Eugénie à une grosse pierre et qu'on la précipite dans le Tibre. Mais la pierre se rompit d'elle-même, et la bienheureuse était assise sur les eaux du þeuve qui l'emportaient doucement, en sorte que tous les chrétiens purent voir qu'Eugénie était assistée sur le þeuve, pour n'être pas engloutie, par Celui qui soutint Pierre sur les eaux de la mer aÞn qu'il n'enfonçât pas.

Cependant on retira la bienheureuse martyre, et on la jeta dans les fourneaux des termes de Sévère; mais à l'instant les feux s'éteignirent, et Þrent place à une douce fraîcheur. Le bois qui les alimentait se transforma en une masse informe, qui ne pouvait plus être employée. Eugénie fut ensuite enfermée dans une prison ténébreuse, avec ordre de la laisser dix jours sans lui donner de nourriture, ni lui laisser voir la lumière. Mais la prison fut remplie tout à coup d'une éblouissante splendeur, qui jeta au loin un vif éclat, lorsque les portes furent ouvertes. Le Sauveur lui apparut portant en main un pain blanc comme la neige, et rempli de douceur et de suavité. "Eugénie, lui dit-Il, reçois de Ma main cette nourriture; Je suis ton Sauveur, Celui que tu as aimé et que tu aimes de toute ton âme. Je te recevrai au ciel le jour même où Je suis descendu du ciel sur la terre." Il dit, et disparut. Le jour de la naissance du Seigneur, un gladiateur fut envoyé dans la prison, et frappa la vierge d'un coup d'épée. Son corps fut enlevé par les chrétiens, et déposé non loin de la Voie Latine, sur une terre qui lui avait appartenu, et où elle avait enseveli un grand nombre de saints.

Or, un jour que Claudia, la mère d'Eugénie, pleurait au tombeau de sa Þlle, celle-ci lui apparut au milieu du silence de la nuit. Elle était revêtue d'un riche manteau tissu d'or, et une foule nombreuse de vierges l'accompagnait. "Réjouis-toi, lui dit-elle, sois dans l'allégresse; car le Christ m'a fait entrer dans la joie de ses saints, et Il a admis mon père au nombre des patriarches. Recommande à tes Þls qui sont mes frères, de garder Þdèlement le signe de la croix, pour mériter d'avoir part avec nous au bonheur des saints." Pendant qu'elle parlait, il s'était fait une grande lumière que l'oeil de l'homme n'aurait pu soutenir; les anges passaient devant la vierge en répétant des hymnes à Dieu. Dans ces chants mystérieux d'une ineffable beauté, on entendait résonner surtout le Nom de Jésus et celui de l'Esprit saint.

Gloire donc et honneur soient au Père et à l'Esprit saint, et maintenant, et toujours et dans les siècles des siècles ! Amen.

 

 

 

LA VIE DE SAINTE PHILOTHÉE D'ATHÈNES

 

fêtée le 19 février

Sainte Philothée naquit sous l'occupation turque en 1522 à Athènes. Ses pieux parents, Angèle et Syrigie Benizeloi, lui donnèrent , en même temps que le trésor de la foi, une éducation aussi complète que possible pour cette époque. C'est ainsi que Rigoula (sainte Philothée s'appelait ainsi avant de devenir moniale) à mesure qu'elle grandissait en âge, progressait dans la vie intérieureŠ et comme l'arbre planté près d'une source, elle se hâtait de rapporter du fruit au centuple. Quand elle eut atteint l'âge de 14 ans, ses parents décidèrent de la marier avec un notable d'Athènes. Cependant quelques années après la mort de son époux et de ses parents, la noble athénienne réalisa la grand désir de sa vie : elle se consacra tout entière à l'amour du Christ et au service de sa patrie assujétie. Grâce à sa grande fortune, elle construisit un monastère à l'endroit où se trouve l'archevêché actuel (néocalendariste). Elle devint la première hygoumène, sous le nom de soeur Philothée, suivie de ses servantes. Son exemple attira beaucoup d'autres jeunes filles. En peu de temps, le monastère compta deux cent moniales et trois communautés de sa dépendance. C'est un foyer spirituel de prière et de sainteté qui s'enracina ainsi à Athènes et dans les environs. Son rayonnement ne tarda pas à se répandre dans toute la patrie souffrante de l'occupation.

Le monastère de Philothée devint un havre spirituel pour tous les grecs souffrants de l'amère esclavage. L'affamé y trouva du pain, le malade des soins, l'orphelin de l'affection. Le coeur brûlant d'amour et de foi, Philothée crée autour du monastère toute une cité : elle construisit hôtellerie, hôpital, maison de vieillards, orphelinat. Elle fonde un artisanat pour les jeunes filles des environs; et , malgré l'opposition des Turcs, elle organisa au monastère des écoles pour les enfants athéniens ayant pour but de les éclairer sur les traditions et la gloire de leurs ancêtres.

L'higoumène Philothée présida à toutes ces oeuvres. Elle enseigna en paroles et en actes. Elle soutint de sa prière les esclaves malheureux. Elle eut particulièrement le souci de sauver les jeunes filles grecques de l'islamisation ou de l'enlévement par les Turcs. On y apprit même que des guérisons miraculeuses eurent lieu grâce à ses prières ferventes et suppliantes.

Tout ce rayonnement suscita des réactions parmi les occupants. C'est en vain qu'ils essayèrent de faire opposition à Philothée. Enfin le 2 octobre 1588, ils l'enlèvèrent et lui firent subir des tortures inhumaines. Son corps déjà affaibli par la vie ascétique ne supporta pas longtemps ce traitement. Le 19 février de l'année suivante elle succombe à ses blessures. Quelque temps après, notre Église la compta parmi ses saints. C'est ainsi que la religieuse martyre Philothée vit éternellement au milieu de nous. Sa figure rayonnante nous édifie. Son exemple nous conduit et ses prières affermissent notre marche vers la sainteté.