VIE DE SAINT GRÉGOIRE LE SINAITE *

Vie de Saint Syméon le Stylite *

VIE DE SAINT GERMAIN D'ALASKA *

VIE DE SAINT ABRAHAM *

VIE DE SAINT ABRAHAM *

SAINT ALEXIS "L'HOMME DE DIEU" *

VIE DE SAINT HILARION *

SAINT ATHANASE DE L'ATHOS *

SAINT CHRISTODULE DE PATMOS *

SAINT TRIVIER *

SAINT PAUL DE THEBES *

SAINT MALC DE MARONIE *

SAINT MOISE LE HONGROIS *

VIE DE SAINT GALL, *

VIE DE SAINT CLAUDE LE THAUMATURGE, *

SAINT ODON OU EUDES, *

 

 

 

 

VIE DE SAINT GRÉGOIRE LE SINAITE

ET DE SES PREMIERS DISCIPLES

 

Commémoré le 8 août

Le divin Grégoire est né en Asie Mineure, non loin de Clazomène, près de Smyrne, dans un petit village dénommé Kukula. Ses parents étaient riches et de plus, ce qui compte davantage, vertueux. Ils firent instruire leur fils dans la philosophie grecque et plus encore dans les vérités des saintes Écritures.

C'était alors le règne d'Andronic Paléologue. Les Turcs ravageaient l'Asie Mineure et pillaient les villages. Ils s'emparèrent entre autres de celui de saint Grégoire, qui était chrétien, et ce dernier, avec ses parents et ses proches, fut emmené en captivité à Laodicée où, par la Miséricorde de Dieu, les barbares lui donnèrent la permission de visiter l'église de ce lieu. Les chrétiens de Laodicée furent sensibles au malheur de leurs frères. Pour alléger le lourd joug qui les faisait ployer, ils demandèrent aux Turcs de rendre leur liberté aux captifs, leur promettant en échange une rançon en argent. Les infidèles furent conquis par cette offre et les chrétiens prisonniers recouvrèrent leur liberté et le droit d'aller où bon leur semblerait. Le divin Grégoire en profita pour gagner Chypre. Il y attira vite l'attention générale et, par ses perfections naturelles ou acquises, intérieures et extérieures, il devint l'objet de l'affection et du respect d'un grand nombre. Car il avait au naturel un grand air de bonté et sa beauté intérieure surpassait encore l'extérieure.

Dieu, qui connaît les siens (voir 2 Tim 2,19), et les assiste en tout bien, fit en sorte que le divin Grégoire pût s'établir sur l'île auprès d'un moine vertueux vivant dans le silence. Peu de temps après, ce moine le revêtit du premier habit angélique (petit schème). Sous sa direction, saint Grégoire devint bientôt expert dans la vie monastique. De là, il alla au Mont Sinaï à la recherche de plus grands labeurs. Il y reçut le grand habit angélique (grand schème). En peu de temps, il surprit et étonna les ascètes de ce lieu par la vie d'ange, presque incorporelle, qu'il menait. Ses jeûnes, ses veilles, sa psalmodie et sa prière continuelles étaient au-delà de la description. Il semblait chercher querelle à la nature, souhaitant rendre immatériel son corps de chair, à tel point qu'étonnés par ses efforts, les ascètes l'environnant l'appelaient habituellement l'incorporel. "Mais je suis dans l'embarras pour savoir comment parler de la racine de toutes ses vertus, son obéissance et sa profonde humilité de peur qu'une telle description suggère à quelque amant de la vie facile que je dis un mensonge," écrit l'auteur de la Vie de saint Grégoire, - le patriarche oecuménique Calliste. Mais comme ce serait un péché contre la vérité elle-même de rester silencieux à ce sujet, je dois rapporter ce que j'ai entendu de son sincère et très dévoué disciple, Gérasime. Selon les paroles de ce sage, le divin Grégoire exécutait chaque tâche que lui assignait son supérieur sans le moindre retard et avec tout son zèle, s'imaginant toujours que Dieu avait les yeux fixés sur son travail. En même temps, en dépit de toutes ses obligations, il n'omettait jamais ses prières habituelles. C'était là sa pratique ordinaire. Chaque soir, après avoir reçu la bénédiction du supérieur, il regagnait sa cellule, en fermait la porte et commençait métanies, récitation des psaumes et élévation des mains et de l'esprit vers Dieu, oblation de lui-même qu'il poursuivra jusqu'à ce que retentît la simandre, annonciatrice des Matines. Le martèlement initial lui faisait rejoindre le premier la porte de l'église. Une fois entré, il ne sortait jamais avant le terme du service; le premier arrivé, il était toujours le dernier sorti. Sa nourriture, un peu de pain et d'eau, suffisait à peine à le garder en vie. La charge de cuisinier lui échut cependant. Trois années durant, il s'acquitta de cette lourde et pénible tâche. Qui peut célébrer dignement son extraordinaire humilité à ce propos ? Elle lui fit toujours considérer qu'il servait des anges et non des hommes; aussi honorait-il cette activité à l'égal du service de l'autel. Il faut dire encore qu'il brillait dans la calligraphie. Quoi-que livré à toutes ses occupations corporelles, il n'abandonna jamais ses études spirituelles. Il passa probablement autant de temps que les pères du même endroit à la lecture des saintes Écritures et d'autres ouvrages de piété. Il les surpassa presque tous en savoir. Il avait pourtant la pieuse coutume d'ajouter à ces travaux de l'esprit l'ascension presque quotidienne du sommet du Sinaï afin d'élever de dévotes prières sur le site d'aussi glorieux miracles.

L'ennemi du bien pouvait-il considérer saint Grégoire avec indifférence à la vue de tels labeurs ? Afin de l'empêcher de persévérer sur ce chemin de perfection, il réussit à semer l'ivraie du trouble parmi ses compagnons d'ascèse en éveillant en eux la passion de l'envie. Disciple du doux et humble Jésus, Grégoire, à peine se fut-il aperçu de cette criminelle passion, qu'il quitta secrètement le monastère, emmenant avec lui le digne Gérasime. Ce dernier était originaire de l'Euripe et parent du prince de cette île; mais, méprisant la vaine gloire du monde il vint au Mont Sinaï. C'est là qu'il connut le divin Grégoire et, stupéfait de ses extraordinaires combats, qu'il s'y attacha et devint un de ses disciples. Avec l'aide de Dieu, il atteignait aussi le plus haut degré dans la pratique (praxis) et la divine contemplation (théoria), devenant ainsi après le grand Grégoire un modèle de vie ascétique pour beaucoup.

Ils laissèrent donc le Sinaï et allèrent à Jérusalem vénérer le Sépulcre donateur de vie. Après avoir visité et dévotement vénéré tous les lieux saints, ils naviguèrent vers la Crète, jusqu'à un endroit appelé Bons-Ports où ils abordèrent. Désirant ne pas perdre de temps, ils partirent à la recherche de quelque endroit silencieux convenant pleinement à la vie solitaire. Non sans difficulté, ils trouvèrent quelques grottes leur agréant, où ils s'installèrent avec joie. Saint Grégoire y reprit ses exploits ascétiques avec une énergie redoublée, si bien qu'à titre particulier les paroles du prophète-roi furent justifiées : "A force de jeûner, mes genoux fléchissent, ma chair est amaigrie faute d'huile." (Ps 108,24) Cette abstinence immodérée communiqua une extrême pâleur à son visage, et ses membres desséchés devinrent à peine capables de se mouvoir. Cependant, l'homme de Dieu gardait un brûlant désir de trouver quelque spirituel pouvant le guider vers ce qu'il n'avait pas encore atteint sur le chemin de la perfection. Le Seigneur prit bientôt en considération le saint désir de son fidèle serviteur et l'exauça à sa manière. Par une révélation privée le divin Grégoire apprit que vivait dans la même région un solitaire épris de silence et passé maître dans la pratique et la contemplation spirituelle. Arsène était son nom. Mû par l'Esprit de Dieu, Arsène vint en personne à la cellule de saint Grégoire qui l'accueillit avec grande joie. Après la lecture et la prière habituel-les, l'ancien auquel avait été départi le don de lire dans les esprits, engagea une conversation sur quelque divin livre traitant de la garde du coeur, de l'impassibilité et de l'attention, de la prière spirituelle, de la purification de l'esprit par l'observation des commandements, de la possibilité de le rendre capable de voir la lumière et de bien d'autres sujets encore. Il demanda ensuite à saint Grégoire : "Et toi, mon fils, quelle sorte de pratique est la tienne ?" Le divin Grégoire lui fit alors le récit de sa vie, presque depuis ses premiers jours. Arsène, qui avait déjà très bien quelle voie mène un homme au faîte de la vertu, lui dit : "Tout ce que tu m'as raconté, mon fils, est appelé par les pères théophores pratique , et non contemplation.

Entendant cela le bienheureux Grégoire tomba aussitôt aux pieds de l'ancien et, le conjurant par le Nom de Dieu, le supplia instamment de l'instruire de la voie de la contemplation spirituelle. Ne souhaitant pas tenir caché dans un vain but le don que Dieu lui avait fait, le divin Arsène acquiesça volontiers à la requête du saint et, en peu de temps, lui enseigna ce dont la grâce divine l'avait richement pourvu. En outre, il révéla à Grégoire combien sont variés et innombrables les pièges de l'ennemi de notre salut. Il l'instruisit donc de ce qui arrive à ceux qui livrent les combats de la vertu par la haine des démons et la jalousie d'hommes envieux dont le diable fait des instruments de sa ma-lice. Ayant recueilli cet inestimable enseignement, saint Grégoire gagna l'Athos. Désirant voir tous les pères de la sainte Montagne, pour leur présenter ses respects et obtenir leurs saintes prières et leur bénédiction, il fit le tour de tous les monastères, ermitages, cellules, et aussi des déserts et des endroits impraticables. Parmi les pères de la sainte Montagne, il vit beaucoup d'ascètes qui étaient ornés des seules vertus actives. Quand il leur demanda s'ils pratiquaient la prière spirituelle, l'impassibilité et la garde du coeur, ils lui répondirent qu'ils ne savaient même pas de quoi il s'agissait.

Après avoir visité toute la sainte Montagne, il vint à l'ermitage de Magoula, près du monastère de Philothéou, et il y trouva trois moines, Isaïe, Corneille et Macaire, qui joignaient la théoria à la praxis. Il construisit là une cellule pour lui-même et d'autres pour ses disciples. Il établit la sienne à une distance suffisante de celles de ses disciples pour pouvoir s'immerger entièrement en Dieu seul dans la prière spirituelle et vivre constamment en union avec Lui, désirant s'engager dans la théoria sans obstacle, selon les enseignements de son divin directeur Arsène. Rassemblant ainsi tous ses sens en lui-même, unissant son esprit à son âme et la clouant à la croix du Christ, il répétait fréquemment : "Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur !" Il priait avec tendresse et contrition du coeur, soupirant profondément et inondant le sol de chaudes larmes qui telle une rivière s'échappaient de ses yeux. Dieu ne dédaigna pas sa prière : "Un coeur brisé et humilié, Dieu ne le méprisera point." (Ps 50,19), l'exauçant bientôt : "Sur les justes, les Yeux du Seigneur, et pour leurs clameurs, ses Oreilles" (Ps 33,16).

Aussi, quand il eut élevé son âme et son cour à la véritable incandescence, la grâce du saint Esprit le renouvela et quelle ne fut alors son émotion en voyant sa cellule s'inonder de lumière. Gonflé de joie et d'ineffable bonheur, fondant à nouveau en larmes, il fut consumé par le divin amour. En lui trouva sa pleine réalisation cette parole des pères : "La pratique est une montée vers la contemplation divine." Parce que le saint s'était élevé vers la contemplation du monde, il était entièrement empli du divin amour et, depuis lors cette lumière ne cessa plus de sanctifier le juste selon le mot : "La lumière est toujours pour le juste" (Pr 13,9). A ma question et à celle de mes compagnons au sujet de la contemplation spirituelle, dit l'auteur de la vie de saint Grégoire, ce glorieux père répondit que celui qui s'est élevé vers Dieu voit par la grâce du saint Esprit toute la création resplendir comme un miroir; qu'il soit dans son corps ou hors de son corps lorsque cela se produit, il ne le sait pas davantage que le divin Paul, jusqu'à ce que quelque fait extérieur le fasse revenir à lui.

Le voyant sortir de sa cellule le visage inondé de joie, je lui en demandai la raison en toute simplicité de coeur. Tel un père aimant, cet homme à jamais mémorable me répondit :

- L'âme qui est attachée à Dieu et consumée d'amour pour Lui, s'élève au-dessus de la création et vit au-dessus des choses visibles; brûlant entièrement de désir pour Dieu, elle ne peut pas se dissimuler, selon la promesse du Seigneur : "Ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra," (Mt 6,6), et  : "Ainsi votre lumière doit-elle briller aux yeux des hommes pour que, voyant vos bonnes oeuvres, ils en rendent gloire à votre Père qui est dans les cieux." (Mt 5,16) Alors, en effet, le coeur bondit et danse de joie, l'esprit entre en agréable mouvement et le visage respire le bonheur et la joie, selon l'expression du sage : "Coeur joyeux fait bon visage" (Pr 15,13).

Je lui répliquai : "Très divin père. Pour l'amour de la vérité, expliquez-moi ce qu'est l'âme et comment elle est contemplée par les saints ?"

Avec un grand calme, selon son habitude, il me répondit doucement :

- Enfant spirituel bien-aimé : "Ne cherche pas ce qui est trop difficile pour toi, ne scrute pas ce qui est au-dessus de tes forces" (Si 3,21). Tu es encore un enfant, et donc un homme non accompli; tu ne peux assimiler une très forte nourriture; tu ne peux comprendre des sujets qui dépassent ta capacité, comme l'alimentation d'un homme mûr qui ne convient pas à des enfants d'âge tendre encore à la mamelle.

Tombant à ses pieds et les empoignant fortement, je le pressai avec véhémence de m'expliquer cet important sujet. Il y consentit et me dit brièvement :

- Jusqu'à ce que l'on ait vu la résurrection de son âme, on ne peut savoir exactement ce qu'est l'âme spirituelle (noétique).

Mais, m'adressant à lui avec les égards requis, je lui demandai à nouveau :

- Dites-moi, père, êtes-vous parvenu à la mesure de cette résurrection, pour tout dire : avez-vous appris ce qu'est une âme spirituelle ?

- Oui, me répondit-il avec une grande humilité.

- Pour l'amour de Dieu, enseignez-le moi aussi, lui demandai-je humblement. Ceci peut être de grand profit pour mon âme.

Alors cette âme divine, louant mon ardeur, me tint ces propos :

- Quand l'âme use de tout son zèle et lutte par les vertus actives avec la modestie voulue, elle renverse toutes les passions et se les soumet. Quand elle les subjugue, les vertus naturelles l'entourent alors et la suivent comme l'ombre suit le corps, puis, qui plus est, l'instruisent de ce qui est au-dessus de la nature, comme si elles gravissaient les degrés d'une échelle spirituelle. Quand l'esprit, par la grâce du Christ, atteint ce qui surpasse la nature, il est illuminé par l'éclat du saint Esprit et se déploie jusqu'à parvenir à la claire vision. S'étant dépassé, selon la mesure de la grâce donnée par Dieu, il voit très clairement et très purement l'essence des choses, pas du tout cependant comme l'entendent les sages du dehors, qui étreignent seulement des ombres et n'essaient pas, comme il convient, de parvenir à l'action essentielle de la nature. Car, ainsi que le dit la divine Écriture, leur coeur inintelligent s'est enténébré et, "dans leur prétention à la sagesse, ils sont devenus fous" (Rom 1,21-22). Ensuite, avec l'habitude et la grâce du saint Esprit, l'âme abandonne peu à peu ses anciennes préoccupations en raison de la multitude de visions qu'elle perçoit, et passe aux réalités plus élevées et vraiment divines, comme le dit l'apôtre Paul : "Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l'avant" (P 3,13). Ainsi purifiée, l'âme bannit vraiment alors toute crainte ou terreur et, unie par l'amour au Christ Époux, voit que ses pensées naturelles cessent complètement et restent en chemin, selon ce qu'affirment les saints pères. Atteignant la beauté qui surpasse toute forme et demeure ineffable, elle ne converse qu'avec Dieu et se voit illuminée par le rayonnement et la grâce du saint Esprit. Lorsqu'elle accueille cette lumière infinie, elle n'a alors d'affection que pour Dieu et, en raison de cette merveilleuse et nouvelle transformation, elle ne sent plus du tout ce corps terrestre et matériel. Elle est pure et brillante en effet, vierge de toute passion matérielle, et sa nature, spirituelle notamment, est semblable à ce qu'elle était avant la désobéissance de notre premier père, Adam. Celui-ci était au début ombré de la grâce de cette lumière infinie mais, ultérieurement en raison de son amère transgression, il fut dépouillé de cette gloire lumineuse et éclatante.

A tout cela, cette tête divine ajouta que l'homme parvenu à une telle hauteur par la pratique assidue de la prière spirituelle et qui, de plus voit avec pureté quelle était sa propre attitude quand il vint à la grâce du Christ, a déjà vu la résurrection de son âme avant la résurrection générale attendue. Une âme purifiée de la sorte peut alors dire avec le divin Paul : "Était-ce en son corps ? Était-ce hors de son corps ? je ne sais" (2 Cor 12,2). Mais aussi voilà qui la déconcerte et la bouleverse et elle s'écrie avec stupeur : "Ô abîme de la Richesse, de la Sagesse et de la Science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles !" (Rom 11,33). Tels furent les propos que je puis recueillir de ce très divin père.

Nous dirons maintenant un mot des disciples de saint Grégoire. Le premier d'entre eux fut saint Gérasime. Originaire de l'Euripe, il profita ensuite des conseils spirituels du très saint patriarche Isidore. Ce nouveau Gérasime était un reflet de l'ancien Gérasime du Jourdain. Tel ce dernier qui s'était fait pèlerin à la manière des apôtres et avait transformé en une contrée populeuse le sauvage désert du Jourdain en l'ensemençant d'anges terrestres, ce nouveau Gérasime plein de la grâce divine et illuminé par Dieu, fit le tour de la Grèce à la façon des apôtres, comblant tous ceux qui avaient faim et soif de la parole de Dieu et les nourrissant du succulent enseignement de la vertu. Il ne manqua pas, à l'exemple de l'ascète du Jourdain, de fonder à son tour, au gré de ses voyages, nombre d'asiles de piété et de chasteté, enseignant à leurs membres de saintes moeurs la science de la perfection originelle de l'homme. Ayant oeuvré dans cette voie et vu dès ici-bas la gloire préparée pour les élus de Dieu, il rejoignit le Seigneur pour la partager, non plus seulement un bref instant, mais à jamais.

Le second disciple de Grégoire fut Joseph, un compatriote de Gérasime. Bien que n'ayant pas reçu une instruction choisie, il était riche intérieurement de la vraie sagesse donnée par le saint Esprit, comme ces glorieux pêcheurs qui conquirent princes et royaumes.

Le troisième fut le merveilleux abba Nicolas, natif d'Athènes. Après avoir fait l'expérience de mainte vicissitude, le patriarche Joseph voulut élever Nicolas à l'épiscopat. Mais, épris de modestie et d'humilité, il s'échappa sur l'Athos. Il était déjà un vieillard quand il rencontra saint Grégoire. Mais ce dernier, semblable à l'aimant qui attire l'acier, attirait tous ceux qui le voyaient et l'entendaient parler. Comme saint André qui abandonna aussitôt le Précurseur dès qu'il eût vu Jésus le très doux, Nicolas n'eut pas plus tôt entendu Grégoire qu'il devint à l'instant son disciple avec toute l'ardeur de son âme. Sous cette sage direction, il brilla vite dans toutes les vertus et surpassa en humilité tous ses frères et compagnons.

Autre merveilleux disciple encore fut Marc, devenu moine au monastère d'Isaac à Thessalonique. Au bout de quelque temps, il partit pour l'Athos et se mit sous la direction de saint Grégoire. Ayant acquis la prière spirituelle et le renoncement, il était un trésor de toutes les vertus. Il se distinguait notamment par son humilité et son obéissance qu'il pratiquait non seulement à l'égard du supérieur mais aussi de tous les frères, et il allait jusqu'à servir tous les étrangers comme un esclave. Il faisait l'étonnement général, tous le célébrant et nourrissant pour sa personne les plus tendres sentiments. Sa sainte personnalité exhalait une sorte de parfum spirituel et exerçait une influence merveilleuse sur les autres; ceux qui voyaient Marc sentaient aussitôt dans leur âme une sanctification s'opérer et un vif attrait pour l'humilité se créer. Aussi prenaient-ils ce bienheureux père pour modèle de vertu. Même lorsqu'il atteignit un âge fort avancé, le divin Marc accomplit les devoirs de sa charge de cuisinier, il ne manifesta jamais de lassitude ni de négligence. C'est pourquoi Dieu, qui regarde les doux et humbles de coeur, le gratifia d'une profonde paix de l'âme et d'une imperturbable tranquillité de coeur, le comblant d'une joie et d'un bonheur ineffable; en d'autres termes, Marc devint un admirable organe du saint Esprit, une demeure de la Trinité divine. L'exemple ainsi donné fit l'édification de beaucoup qui trouvèrent dans ses labeurs et sa conversation pleine de grâce un abondant profit spirituel. Je suis au nombre de ceux qui furent édifiés par sa vie angélique. Je vécus en effet avec lui presque jusqu'à sa récente mort et je bénéficiais de sa sincère amitié. Nous avions pour ainsi dire une âme en deux corps et ne savions distinguer entre mien et tien. Qui appelait Calliste aussitôt ajoutait Marc et qui parlait de Marc voyait en lui Calliste aussi. Tous les pères du même ermitage saluaient en nous, dans l'unanimité qui faisait notre union par la grâce du Christ, un exemple digne de louange, et, si un différend, par la jalousie du diable, s'élevait parmi eux, ils évoquaient aussitôt notre amitié et leur désaccord s'évanouissait.

Notre divin père Grégoire priait que cette unanimité durât jusqu'à notre mort et, mû par la grâce de l'Esprit saint, il ajoutait que si nous restions dans semblable unité d'esprit nous atteindrions le royaume des cieux. Cette amitié se perpétua durant vingt-huit pleines années. Avant sa mort, Marc, malade, dût laisser l'ermitage pour la laure et y demeurer jusqu'à son trépas mais notre séparation corporelle ne détruisit jamais notre union spirituelle. S'affermissant de jour en jour dans les choses de Dieu, le bienheureux Marc atteignit le plus haut degré de perfection, si bien qu'il est impossible de dire ses vertus. Le peu que je vous ai livré, je l'ai communiqué contre sa volonté. Car, par humilité, il m'ordonna de ne rien dire à ce sujet. Mais, comme la gloire des saints revient à Dieu, j'ai cru juste de ne pas demeurer silencieux sur ses labeurs, pour le profit spirituel et l'édification des autres.

Le bienheureux patriarche nous parle ensuite d'un autre disciple de saint Grégoire, Jacques. Grâce aux enseignements et à la direction de Grégoire, il atteignit un tel degré de vertu qu'il devint évêque de Serbie.

Je ne peux omettre le merveilleux Aaron. Comme il était aveugle, saint Grégoire avait beaucoup de sympathie pour lui. Il lui expliqua que la cécité de nos yeux corporels non seulement purifie ceux de notre âme mais aussi que la lumière éternelle est donnée à ceux qui endurent cette infirmité avec gratitude et mettent sans hésiter en tout domaine leur confiance en Dieu; quand avec l'aide et la grâce de Dieu, ajouta-t-il, nous purifions notre coeur par de ferventes et constantes prières, notre esprit et notre entendement, les deux yeux de l'âme, sont alors illuminés. Lorsque cela se produit, l'homme devint spirituel en Dieu et voit naturellement comme Adam avant sa désobéissance. Saint Grégoire lui expliqua aussi la chute de notre premier père et son retour à sa perfection originelle.

Après avoir écouté cet enseignement, Aaron, le coeur profondément contrit, pria Dieu ainsi : "Ô Seigneur mon Dieu, qui a relevé celle qui était prostrée, rendu d'un mot le mouvement au paralytique et ouvert les yeux de l'aveugle, élève-moi aussi par ton indicible Compassion, ne dédaigne pas mon âme misérable enfoncée dans la boue du péché et ne la précipite pas dans l'abîme de désespoir; mais, Toi qui es généreux, ouvre les yeux de mon coeur, mets en lui la crainte de Dieu et accorde-moi de comprendre tes commandements et de faire ta Volonté."

Cette humble prière de l'aveugle, venue des profondeurs de son âme, ne fut pas faite en vain. Dieu l'accueillit et illumina ses yeux spirituels, si bien qu'il n'eut plus jamais besoin de ceux de la chair. Nul n'eut plus désormais à lui montrer son chemin. Plus encore, il vit les actions des autres même à grande distance. Une fois, comme il allait chez un moine avec le père Jacques, dont nous avons déjà parlé, et alors qu'ils étaient encore loin de l'endroit vers lequel ils s'acheminaient, Aaron, éclairé d'en haut, dit à son compagnon : "Le moine chez lequel nous allons a le saint évangile dans ses mains et en lit tel et tel passage." Quand ils arrivèrent chez leur hôte, ils constatèrent qu'il en était exactement comme Aaron l'avait annoncé. Mais c'est là seulement un épisode entre bien d'autres.

Il nous faut au moins mentionner les noms de quelques autres disciples du saint : Moïse, Longin, Corneille, Isaïe et Clément. Sous la sage direction de Grégoire, ils firent de grands progrès dans la vertu et la contemplation spirituelle et, ayant eux-mêmes attiré de nombreux disciples, ils moururent paisiblement, remettant leurs âmes dans la main de Dieu.

Nous devons dire quelques mots de ce que Dieu accorda à Clément. Ce dernier était originaire de Bulgarie et berger de son état. Une nuit, alors qu'il était de garde, comme les bergers des anciens temps, il fut gratifié de la vision de la lumière céleste; il la vit, merveilleuse et brillant sur ses brebis et sur tout le pâturage. Tout en étant comblé de joie, Clément fut déconcerté par la vision. Il pensa que cette lumière était peut-être celle de l'aube, car juste auparavant il s'était endormi un court instant sur son bâton. Mais, au moment même où il avait cette pensée, cette lumière s'éleva petit à petit au ciel devant ses yeux, laissant derrière elle l'obscurité de la nuit. Peu après cela, Clément alla à la sainte Montagne et, arrivé à l'ermitage de Morphima, se confia à un moine simple mais pieux et vertueux. Tout l'enseignement de ce moine tenait dans la prière : Seigneur, aie pitié ! Clément fut bientôt à nouveau jugé digne de la lumière divine. Il informa son père spirituel de cette vision et lui en demanda l'explication. Mais comme il n'avait pas d'expérience spirituelle, ils allèrent en-semble voir le divin Grégoire. Clément le mit au courant et le supplia avec chaleur de l'accepter dans sa fraternité. Imitant le Christ et souhaitant le salut de tous, le saint l'accueillit avec joie et lui enseigna tout ce qui peut servir à notre salut éternel. Pour l'âme de Clément qui avec le temps était parvenue à la vision de Dieu, les faits spirituels qu'elle avait contemplés ne furent plus incompréhensibles. Il rapporta qu'envoyé souvent par saint Clément à la Lavra, il voyait toujours s'il chantait "Toi plus vénérable que les chérubins Š ", un nuage brillant descendre des cieux sur la laure et merveilleusement l'envelopper. L'hymne une fois terminée, il voyait la nuée rejoindre le ciel dans la lumière.

Les disciples du saint ne furent pas les seuls à bénéficier de ses enseignements salutaires; il en était de même pour ses nombreux visiteurs. Aussi, presque tous considéraient comme une grande infortune de ne pouvoir demeurer à ses côtés et d'être ainsi privés de ses conseils. Comme sa parole était pleine d'onction, elle produisait toujours des fruits bénéfiques dans le coeur de ses auditeurs. De même qu'au temps de l'enseignement du grand Pierre dans la maison de Corneille, le saint Esprit était descendu sur l'assistance, ainsi en était-il avec ceux que le divin Grégoire dirigeait, m'ont rapporté des témoins qui avaient ressenti personnellement cela. Car, disaient-ils, au moment même où saint Grégoire nous entretenait de la pureté de l'âme et de la lumière, pour l'homme, de devenir un dieu par la grâce, venait alors en nos âmes un divin et irrésistible désir, une affection pour vertu et un inexplicable amour pour Dieu. Saint Grégoire engageait pareillement solitaires et cénobites à pratiquer la prière spirituelle et la garde du coeur, et en fait il y invitait chacun.

Mais l'ennemi du bien, le démon, ne pouvait demeurer indifférent à des labeurs tels que ceux de Grégoire. Il suscita contre lui quelque moines à l'enseignement erroné qui, mus par l'envie, décidèrent de le chasser de la sainte Montagne. Par ignorance, des hommes simples sans expérience de la science spirituelle s'accordèrent avec eux. Envieux et rustres criaient au divin Grégoire : "Ne nous enseigne pas une voie que nous ne connaissons pas," visant ainsi la prière spirituelle et la garde du coeur. devant ce prodige de l'envie, le saint laissa place au malin et fut silencieux pour un temps.

Plus tard, prenant avec lui un de ses disciples et un certain autre dénommé Isaïe, que l'empereur Michel Paléologue avait beaucoup tourmenté à cause de son désaccord avec le faux patriarche Jean Beccos, il alla au Protaton pour y faire examiner son enseignement. Le Protos 2 les accueillit avec bienveillance et commença à réprimander le divin Grégoire de façon amicale et indirecte, non pour son enseignement sur l'impassibilité et la prière spirituelle, car il n'était pas du nombre des clercs jaloux et rustauds, mais pour l'avoir dispensé sans sa permission. Mais, connaissant les extraordinaires labeurs de saint Grégoire et la véritable élévation de son divin enseignement, il laissa tout cela et fut sincèrement amical. Au cours de son entretien avec saint Grégoire et Isaïe, il dit : "Aujourd'hui, je converse avec les principaux apôtres, Pierre et Paul."

Les pères qui s'opposaient à saint Grégoire, voyant l'aimable réception que lui avait réservé le Protaton de la sainte Montagne et entendant les louanges du chef de leur famille monastique, furent persuadés de la vérité de son enseignement. Dès lors, tous, ermites ou non, reconnurent le divin Grégoire et l'eurent pour maître. Mais, comme le nombre de ceux qui venaient à lui pour leur profit spirituel s'accroissait si considérable-ment qu'il était privé de son silence bien-aimé, il décida d'user de ruse pour se débarrasser de ses visiteurs. Il commença ainsi à changer fréquemment de demeure. Il gagnait parfois les déserts les plus éloignés et difficiles d'accès. Mais cette brûlante lumière ne pouvait nulle part rester inaperçue; la citadelle des vertus ne pouvait échapper à la vue de ceux qui la cherchaient. De toute part venaient à elle ceux qui souhaitaient recueillir de ses lèvres melliflues son enseignement divin. Aussi, dans les endroits les plus déserts où il vivait, il construisait des abris pour ses visiteurs, manifestant son indulgence à leurs efforts et à leur zèle.

Les musulmans qui ravageaient alors la Grèce menaçaient aussi de détruire et d'asservir la sainte Montagne. Pour cette raison, puisqu'il avait déjà fait l'expérience du joug de fer de ces barbares, et pour une autre encore, la crainte de perdre son précieux silence, saint Grégoire décida de retourner au Sinaï et de vivre sur sa cime. Mais apprenant que là non plus, il ne trouverait pas le calme qu'il cherchait, puisque les Sarrasins impies se répandaient comme la lave sur tout l'Orient, il abandonna cette idée. Il visita alors beaucoup d'endroits, en cherchant un où il pourrait poursuivre sa vie contemplative. Après être resté quelque temps à Thessalonique, il partit pour Mytilène, d'où, via Constantinople, il atteignit Scythopolis. Dans les environs de cette ville, il découvrit un lieu désert approprié à sa vie et il s'y était déjà établi lorsqu'il fut en butte à la jalousie et aux persécutions des solitaires de l'endroit, allant même jusqu'à mettre sa vie en danger. Ne parvenant à vaincre cette jalousie perverse, ni par sa magnanimité, ni par sa douceur, il retourna à Constantinople par Scythopolis. Mais, comme les fils impies de la femme esclave 3 s'étaient alors calmés un peu et ne troublaient plus la sainte Montagne, il revint de Constantinople à l'Athos. Avec un autre de ses disciples, j'étais son fidèle compagnon de voyage en ces périples. Durant son séjour dans le désert de Scythopolis, il composa les cent cinquante chapitre sur l'impassibilité, la praxis et la theoria.

Il rejoignit alors la Lavra où il fut accueilli avec une affection véritable et une grande joie; son arrivée y fut saluée comme un triomphe spirituel. Avec la bénédiction des anciens de la Laure, le saint construisit quelques cellules en différents endroits près du monastère pour lui-même et ses disciples; il conversait là avec Dieu seul. Lorsque, par la permission de Dieu, les musulmans recommencèrent à troubler la sainte Montagne, il ne lui fut plus possible de préserver le silence hors de la Laure et il s'établit dans ses murs. Mais la vie de la communauté n'était pas pour lui. Il avait soif de solitude et de theoria. Aussi, prenant un disciple avec lui, il laissa secrètement la laure et partit à Antrinople. De là, il s'achemina vers une montagne dénommée Montagne de la solitude. Il y trouva un endroit approprié mais presque toute la montage était infestée de voleurs. Poussés par le démon qui craignait que le saint ne transforme le désert en une demeure d'anges terrestres, ils lui causèrent beaucoup d'ennuis. Saint Grégoire ne désespéra pas. Il savait que pour un homme nu les voleurs des biens corruptibles ne sont pas à redouter. Il entendit parler du pieux roi Alexandre de Bulgarie. Par conséquent, mettant son espoir en Dieu qui assiste toujours les bonnes intentions de ses serviteurs, l'homme de Dieu dépêcha ses disciples au souverain, l'entretint à travers eux de lui-même et de ses besoins et implora pour l'amour de Dieu son aide et sa protection contre les brigands. La réputation de piété du roi ne fut pas surprise. Ce merveilleux prince, qui tenait la vertu et ses adeptes en grande estime, accueillit avec joie la supplique du saint et fit plus que l'homme de Dieu lui demandait. Car le royal amant de la piété édifia tout un monastère, le pourvoyant princièrement de tout le nécessaire. Il envoya au saint de l'argent en quantité suffisante pour la subsistance de la communauté, lui fit don de plusieurs villages et d'un lac poissonneux pour l'entretien futur des frères et ajouta à tout cela quantité de bétail, de moutons et de boeufs de labour. (Plus tard trois nouvelles laures surgirent sur la montage). Le saint y acheva paisiblement le reste de son pèlerinage terrestre, continuant à pourvoir au bien de l'âme de chacun de tous. Il brûlait d'enrichir le monde entier de la science qui conduit au sommet de l'activité et de la contemplation, et d'en allumer en tous le désir consumant. En un certain sens, on peut lui appliquer ces divines paroles : "Sa voix résonne par toute la terre, ses paroles jusqu'aux limites du monde" (Ps 18,5). Car il répandit son divin enseignement non seulement parmi les Grecs et les Bulgares, mais aussi chez les Serbes et au delà, sinon personnellement, en tout cas par ses disciples. Presque tout scélérat cédait au pouvoir de sa parole. Il convertit même ces loups sauvages, voleurs et meurtriers féroces, en brebis douces et sages : en faisant d'eux dès cette terre les bergers des brebis folles, il les transforma en agneaux sans tache du troupeau de l'éternel Pasteur et Évêque de nos âmes.

Vint enfin, même pour lui l'heure d'acquitter la dette commune de la mort. C'est ainsi que cet homme de Dieu, au terme d'une maladie courte et sans gravité, remit son âme bien-heureuse dans les Mains du Seigneur en 1346 et s'éleva aux cieux pour y jouir du Christ qu'il avait toujours désiré dans la vallée terrestre.

 

 

 

Vie de Saint Syméon le Stylite

(Par Théodoret, évêque de Cyr)

 

Commémoré le 1 Septembre

 

Chapitre un

 

Pays et naissance du saint, et de quelle sorte Dieu l'appela à son service.

 

Tous ceux qui sont sous la domination de l'empire des Romains connaissent l'illustre Syméon, qu'on peut nommer avec raison le grand miracle de l'univers. Les Perses, les Mèdes et les Éthiopiens en ont aussi connaissance, et la réputation de ses innombrables travaux et de ses vertus toutes divines a même passé jusqu'aux Scythes et aux Nomades. Mais encore que j'aie pour témoins de ses combats, qui vont si fort au-delà de toutes paroles, presqu'autant d'hommes qu'il y en a sur la terre, j'appréhende de les écrire, de crainte qu'étant si incroyable, la vérité ne passe dans la suite des temps pour une fable. Car les hommes ayant accoutumé de mesurer tout selon le cours ordinaire des choses du monde et de tenir pour faux ce qui va au-delà desbornes de la nature, il n'y a que ceux qui ont connaissance des secrets de Dieu dans son adorable conduite et de la grâce que son saint Esprit répand dans les âmes qui ne refusent point d'y ajouter foi. Et d'autant que par sa Miséricorde il y en a plusieurs de cet heureux nombre répandus dans tous les endroits de la terre qui donneront une entière créance à mes paroles, cette considération me rassurant, j'entreprendrai ce discours avec non moins de confiance que de joie, et commencerai par rapporter quelle fut la première vocation de ce grand saint.

Il naquit dans un bourg nommé Sisa qui est situé sur les confins de notre province et de celle de Cilicie, et la première chose que son père lui apprit fut de mener paître les brebis; en quoi il y a du rapport entre lui et ces admirables saints tant patriarches que législateurs, rois et prophètes, Jacob, Joseph, Moïse, David, Michée et autres.

Étant tombé une si grande quantité de neige qu'il ne pouvait mener son troupeau aux champs, il choisit ce temps pour s'en aller à l'église avec son père et sa mère et j'ai appris de sa propre bouche si vénérable et si sainte que là, ayant entendu ces paroles de l'Église qu'on lisait devant le peuple  : Bienheureux sont ceux qui pleurent, et malheureux sont ceux qui rient. Bien-heureux sont ceux qui ont le coeur pur, et ce qui suit, il demanda à l'un de ceux qui étaient présents ce qu'il fallait faire pour vivre selon ces instructions, lequel lui avait répondu, que la vie retirée et solitaire était la plus propre pour cela, et la plus capable de nous établir dans une solide vertu. Que cette divine semence s'étant répandue dans le plus profond de son âme, il s'en était allé dans une église des Saints-Martyrs proche de là, où ayant mis les genoux et le visage contre terre, il avait prié Celui qui veut que tous les hommes soient sauvés de la conduire dans la voie d'une parfaite piété. Qu'ayant demeuré assez longtemps en cet état il était tombé dans un doux et agréable sommeil dans lequel il avait eu cette vision  : "Il me semblait, disait-il, que je creusais le fonde-ment d'une maison et que j'entendais un homme qui me disait de le creuser encore davantage; ce qu'ayant fait et me voulant reposer, il me commanda derechef de le creuser. Et la même chose étant arrivée quatre fois de suite, il me dit enfin que ce fondement était assez creux, et que je bâtisse désormais tout à mon aise, comme si je n'eusse dû avoir aucune peine dans tout le reste de l'ouvrage."

 

Chapitre deux

 

Le saint s'en va dans un monastère, d'où on le prie de se retirer à cause de ses incroyables austérités. Puis on retourne le quérir.

 

Au sortir de cette église, il alla dans un monastère de solitaires qui en était proche, et après avoir demeuré deux ans avec eux, le désir d'embrasser une vie encore plus parfaite le fit aller trouver dans le bourg de Telède, dont nous avons parlé ci-dessus, ces divins hommes Amien et Eusèbe, non pas dans la maison qu'ils avaient premièrement établie pour y pratiquer tous les exercices de la plus haute piété, mais dans une autre maison qui en avait tiré son origine, et qu'Eusebonne et Abibe après avoir été pleinement instruits par le grand Eusèbe avaient bâtie. Ces deux saints personnages passèrent toute leur vie dans une telle union et dans une conformité de moeurs si parfaite qu'il semblait qu'une seule âme les animait; ils avaient été cause que plusieurs à leur imitation étaient entrés dans le désir de vivre de la même sorte. Ayant glorieusement achevé leur course, Héliodore prit la conduite des frères. C'était un homme admirable, et qui de soixante et cinq ans qu'il vécut en passa soixante et deux dans cette maison, y ayant été reçu à l'âge de trois ans et avant que d'avoir aucune connaissance des choses du siècle; ce qui lui faisait dire qu'il ne savait pas comment un coq, un pourceau et les autres animaux étaient faits. J'ai vu très sou-vent ce grand serviteur de Dieu, non sans admirer son extrême simplicité et la pureté de son âme. Ce vaillant soldat de Jésus Christ dont j'écris la vie combattit dix ans sous ses enseignes, et ayant quatre-vingt compagnons de ses combats il les surpassa tous infiniment. Car les autres ne mangeaient que de deux jours l'un, lui seul ne mangeait qu'une fois en chaque semaine. Ses supérieurs le trouvaient mauvais et l'en reprenaient souvent, disant qu'il y avait de l'excès; mais ils ne le pouvaient faire résoudre à modérer une austérité qui lui était si agréable; et j'ai entendu raconter à celui-là même qui gouverne maintenant ce saint troupeau, que ce saint, ayant fait avec des feuilles de palmier une corde si rude qu'à peine la pouvait-on manier avec les mains, il s'en ceignit les reins, non en la mettant au dehors par-dessus son habit, mais au-dedans sur sa peau, et la serra si fort qu'elle lui entra tout à l'entour dans la chair, en sorte qu'ayant passé ainsi dix jours entiers, le sang en sortait à grosses gouttes; ce qu'un des frères ayant aperçu, il lui en demanda la cause. Le saint lui répondant qu'il ne ressentait aucune incommodité, il y porta la main malgré lui et, ayant découvert ce que c'était, le dit au supérieur qui, condamnant une austérité aussi cruelle et joignant ses prières à ses répréhensions, eut toutes les peines du monde à lui arracher cette corde et ne put jamais lui persuader de rien faire pour se guérir.

Cette rencontre et autres semblables fit que toute la mai-son ordonna au saint d'en sortir, afin de ne point nuire à ceux qui ne pouvant supporter de si grandes austérités voudraient à son imitation en entreprendre qui seraient au-dessus de leurs forces. Étant allé dans le lieu le plus désert de la montagne et y ayant trouvé un puits sec qui n'était pas fort profond, il y descendit, et là, il chantait les louanges de Dieu. Cinq jours après, les principaux du monastère, ayant regret de l'avoir chassé, envoyèrent deux frères pour le chercher et le ramener. Ceux-ci, ayant fait le tour de la montagne sans le trouver, demandèrent à des bergers s'ils n'avaient point vu un homme d'une telle taille et vêtu d'une telle sorte; ils leur montrèrent le puits, où ils furent aussitôt l'appeler en criant, puis, avec une corde qu'on leur apporta, ils l'en retirèrent avec beaucoup de peine, d'autant qu'il était bien plus difficile d'en remonter que d'y descendre.

 

Chapitre trois

 

Le saint demeure reclus durant trois ans.

 

L'ayant ramené au monastère, il y séjourna fort peu et s'en alla dans un bourg nommé Télanisse qui est au bas de la montagne, où il demeure maintenant. Là, ayant rencontré une maisonnette, il y fut reclus trois ans, durant lesquels il travaillait sans cesse à s'enrichir de plus en plus de vertus célestes.

Désirant de passer quarante jours sans manger, comme l'avaient fait autrefois Moïse et Elie, il pria ce grand serviteur de Dieu, Basse, qui faisait alors sa visite dans plusieurs bourgs dont les prêtres étaient soumis à sa conduite, de ne laisser quoi que ce fût dans sa cellule et d'en murer la porte avec de la terre. Sur quoi ce bon homme lui ayant représenté que c'était une entreprise trop difficile et qu'il ne devait pas se persuader qu'il y eut de la vertu à se donner la mort à soi-même, puisqu'au contraire, c'était le plus grand de tous les crimes, il lui répondit  : "Mon père, laissez-moi donc s'il vous plaît dix pains et une cruche pleine d'eau pour m'en servir si j'en ai besoin." Cela ayant été fait, et la porte ayant été bouchée comme il l'avait désiré, lorsque les quarante jours furent passés, Basse la déboucha, et étant entré, il trouva tous les pains et toute l'eau qu'il y avait mis, et le saint couché par terre sans parole et sans mouvement, comme s'il eût été privé de vie. Ayant demandé une éponge et l'ayant trempée dans de l'eau, il lui arrosa et lava la bouche, et puis lui donna le Corps et le Sang de Jésus Christ. Ce qui l'ayant fortifié, il se leva et prit un peu de nourriture en suçant des laitues, de la chicorée et quelques autres légumes. Basse, rempli d'un extrême étonnement, s'en retourna vers les siens, et raconta ce grand miracle à ses disciples et à ses frères, dont le nombre étant de plus de deux cents, il ne leur permet d'avoir, ni chevaux, ni moulin ni de recevoir de l'argent de qui que ce soit, ni de sortir même pour acheter ce qui leur est nécessaire ou pour visiter leurs amis; mais il leur ordonna de demeurer toujours dans la maison pour y recevoir la nourriture qu'il plaira à Dieu de leur envoyer, ce qu'ils observent encore aujourd'hui, quoique leur nombre soit plus grand qu'il n'était alors.

Or, pour revenir à l'admirable Syméon, depuis vingt-huit ans qu'il y a que ce que je viens de dire arriva, il a passé tous les carêmes sans manger, à quoi maintenant il a moins de peine, parce qu'il y est plus accoutumé. Car du commencement il passait les premiers jours tout debout à louer Dieu; les jours suivants, son corps affaibli par le jeûne n'ayant plus la force de se tenir en cet état, il demeurait assis et lisait ainsi son office; et les derniers jours, ses forces étant entièrement abattues et se trouvant comme à demi-mort, il était contraint de se coucher par terre. Lorsqu'il commença à demeurer debout sur une colonne, on ne put le persuader de descendre durant le carême; et il s'avisa, pour n'en bouger, de se faire attacher durant tout ce temps à une poutre qu'on lia à la colonne. Depuis, Dieu ayant répandu du ciel dans son âme une grâce encore plus abondante, il n'a même pas eu besoin de ce secours; mais étant fortifié par la puissance de sa grâce il passe tous ces quarante jours avec une gaieté nonpareille, sans manger quoique ce puisse être.

 

Chapitre quatre

 

Le saint va sur une montagne où il se fait attacher, puis détacher par obéissance. Fait plusieurs miracles. On venait de tous les côtés du monde pour le voir.

 

Le saint ayant donc, comme j'ai dit, demeuré trois ans dans cette cellule, il s'en alla sur le sommet de cette célèbre montagne, lequel il fit environner d'une muraille bâtie seulement à pierre sèche, et, ayant fait faire une chaîne de fer de vingt coudées de longueur, il s'en fit attacher un bout au pied droit, et l'autre à une grosse pierre, afin de ne pouvoir même quand il voudrait, sortir hors de ces limites. Et là, sans que la chaîne dont il était ainsi attaché pût empêcher son esprit de s'en-voler dans le ciel, il s'occupait sans cesse à contempler des yeux de la foi et de la pensée les choses qui sont au-dessus du ciel. Sur quoi, Mélèsse, ce grand personnage qui était alors patriarche d'Antioche et que sa prudence et son esprit rendaient si célèbre, lui ayant représenté que la volonté conduite par la raison étant assez forte par elle-même pour tenir le corps dans ses liens, cette chaîne était inutile, il obéit sans contester, et envoya quérir un serrurier pour la rompre. Or, d'autant que pour empêcher qu'elle n'entrât dans sa chair on avait mis un morceau de cuir entre-deux, il fallut aussi le déchirer, et en l'ôtant on trouva plus de vingt gros vers qui étaient cachés dessous; ce que Mélesse assurait avoir vu de ses propres yeux, et j'ai cru le devoir rapporter ici pour faire connaître l'extrême patience du saint, qui pouvant facilement écraser ces vers endurait si constamment leurs fâcheuses et importunes piqûres, afin de s'accoutumer par ces petites souffrances à en supporter de plus grandes.

Sa réputation se répandant partout, non seulement les habitants des environs, mais ceux qui en étaient éloignés de plusieurs journées venaient de tous côtés vers lui. Les uns lui amenaient des paralytiques, les autres des malades de diverses maladies pour les guérir, et les autres le conjuraient de demander pour eux des enfants à Dieu, et d'obtenir de sa bonté par ses prières ce que la nature leur refusait. Ceux d'entre eux dont les désirs étaient exaucés s'en retournant avec joie et publiant les grâces qu'ils avaient reçues, étaient cause que d'autres en plus grand nombre venaient pour en recevoir de semblables. Ainsi, chacun y abordant de toutes parts, on voit en ce lieu une si grande multitude de personnes, qu'il semble que ce soit une mer qui reçoit par tant de divers chemins ainsi que par autant de fleuves ce nombre infini de peuples qui y vient de tous côtés. Car on n'y voit pas seulement les habitants de notre province, mais aussi des Ismaélites, des Perses, des Arméniens, des Ibères, des Éthiopiens et d'autres peuples plus éloignés encore que ceux-là. Il en vient aussi des endroits d'Occident des plus reculés, comme des Espagnols, des Anglais, des Français et des autres provinces qui leur sont voisines. Quant à l'Italie, il serait inutile d'en parler, puisqu'on assure que ce saint est si célèbre dans Rome, qu'ils mettent de petites images de lui à l'entrée de leurs boutiques, comme pour chercher de l'assurance et de l'appui dans sa protection et dans son secours.

 

Chapitre cinq

 

Raisons qui obligent le saint de passer le reste de sa vie sur une colonne. Conversions merveilleuses qui s'y faisaient; et du respect incroyable que les plus barbares avaient pour lui.

 

Or, d'autant que le nombre de ceux qui venaient vers lui était innombrable, et que chacun s'efforçait de le toucher dans la créance que ces peaux dont il était revêtu portaient quelque bénédiction; ces extrêmes honneurs qu'on lui rendait lui semblant non seulement excessifs, mais extravagants et ne pouvant davantage souffrir une chose qui lui était si importune, il s'avisa de demeurer sur une colonne, et en fit faire d'abord une de six coudées de haut, puis de douze, puis de vingt-deux; et celle sur laquelle il est maintenant est de trente-six coudées, le désir qu'il a de s'envoler dans le ciel faisant qu'il s'éloigne de plus en plus de la terre. Quant à moi, j'estime qu'une chose si extraordinaire n'est point arrivée sans une conduite particulière de Dieu; et je prie ceux qui prennent plaisir de trouver à redire à tout, de donner un frein à leur langue, et de considérer que Dieu fait souvent des choses semblables pour réveiller et pour exciter ceux qui s'endorment dans la négligence et dans la paresse. Ainsi, Il commanda à Isaïe d'aller non seulement nu-pieds, mais tout nu; à Jérémie de ceindre ses reins pour annoncer ainsi ses prophéties aux incrédules, et quelquefois même de mettre à son cou des chaînes de bois et de fer; à Osée de prendre une femme de mauvaise vie, puis de reprendre et d'aimer la sienne, quoique méchante et adultère; et à Ézéchiel de dormir durant quarante jours sur le côté droit, et durant cent cinquante jours sur le côté gauche; puis de faire un trou dans la muraille et de s'enfuir par là, pour figurer en sa personne la captivité dont le peuple était menacé. Il lui a aussi commandé en d'autres rencontres d'aiguiser la pointe d'une épée, de raser sa tête, et de diviser ses cheveux en quatre parties dont il en jetterait deux d'un côté et deux de l'autre, et autres choses semblables qui seraient trop longues à rapporter. Toutes lesquelles choses ce souverain Arbitre de l'univers a ordonnées de la sorte, afin que ceux qui refusaient d'obéir à sa parole et d'écouter les prophéties qu'Il leur faisait annoncer, fussent portés à les entendre par l'étonnement que leur donnerait un spectacle si nouveau et si extraordinaire. Car qui pourrait n'être point surpris de voir un homme si saint marcher tout nu, et ne point désirer en savoir la cause ? Et qui pourrait ne point s'enquérir des raisons qui auraient pu obliger un prophète à prendre pour femme une personne de mauvaise vie ? Ainsi donc que Dieu a commandé autrefois toutes ces choses pour l'utilité de ceux qui n'avaient pas le courage de Le servir, il a de même été l'auteur d'une action si admirable et si extraordinaire, afin que chacun étant poussé du désir de voir un miracle si nouveau, vînt pour en être spectateur, et fût porté par là à ajouter foi aux avis que le saint leur donnerait pour leur salut. Car des prodiges si inouïs sont comme une préparation qui nous engage à recevoir les instructions que l'on nous donne. Et comme les rois changent de temps en temps les figures de leurs monnaies, tantôt en y faisant mettre l'image d'un lion, tantôt celle d'une étoile, et tantôt celle d'un ange, pour ajouter encore quelque chose au prix de l'or par ce changement; ainsi le Roi de tout l'univers ajoutant à la piété ordinaire de ses saints des manières de vie si nouvelles, ils excitent non seulement les fidèles, mais les incrédules même à célébrer ses louanges dont il ne faut point d'autre preuve que ce qui est arrivé en cette rencontre, puisque le séjour de ce saint sur cette colonne a porté la lumière dans l'âme d'un si grand nombre d'Ismaélites qui étaient auparavant ensevelis dans les ténèbres du paganisme. Car cette lampe si éclatante étant exposée de la sorte comme sur un chandelier fort élevé, et jetant ainsi qu'un soleil, des rayons de toutes parts, on voit comme j'ai dit des Ibériens, des Arméniens et des Perses recevoir le saint baptême. Et quant aux Ismaélite qui y viennent par de grandes troupes de deux cents et de trois cents et de mille quelquefois, ils abjurent en criant à haute voix l'idolâtrie de leur pays; ils foulent aux pieds en présence de cette brillante lumière du christianisme les images de ces fausses divinités qu'ils avaient auparavant adorées; ils dé-testent avec horreur les cérémonies abominables qu'ils faisaient en l'honneur de leur Vénus; ils embrassent avec révérence les divins mystères de la foi; ils renoncent aux coutumes et aux moeurs de leur pays, pour recevoir de la bouche sacrée de ce grand saint les lois qu'ils doivent observer à l'avenir.

J'ai été témoin de tout ce que je viens de dire, et je l'ai vu une fois entre autres avec un extrême péril. Car le saint ayant commandé de venir à moi pour recevoir la bénédiction épiscopale, en les assurant qu'elle leur serait très utile, ils se jetèrent en foule sur moi avec une impétuosité de barbares, les uns me tirant par le devant, les autres par derrière, et les autres par les côtés; ils m'arrachaient la barbe et déchiraient mes habits; en sorte que je crois en vérité qu'ils m'auraient étouffé si le saint ne leur eût crié de se retirer, à quoi ils obéirent tous à l'heure même, tant cette colonne dont les railleurs font gloire de se moquer, produisait d'effets admirables, et tant elle lançait de rayons de la connaissance de Dieu dans les esprits de ces barbares; dont voici encore une autre remarque que j'ai faite. Une communauté d'entre eux priant ce divin homme d'envoyer sa bénédiction à leur gouverneur, et une autre communauté s'y opposant et disant qu'il devait plutôt l'envoyer au leur, d'autant qu'il aimait la justice et que l'autre était très injuste, après une longue contestation ils s'échauffèrent si fort dans leur dispute qu'enfin ils en vinrent aux mains. Je leur dis tout ce dont je me pus aviser pour les apaiser, et leur représentai que le saint pouvait envoyer sa bénédiction à l'un et à l'autre de ces gouverneurs. Mais les uns soutenant que le premier dont j'ai parlé ne méritait pas de la recevoir, et les autres s'efforçant d'empêcher que l'autre gouverneur ne l'eût aussi, le saint fut contraint de les menacer et de leur parler rude-ment pour apaiser cette dispute, comme il fit enfin, mais non sans peine. Ce que j'ai rapporté pour faire voir quelle était l'opinion qu'ils avaient de sa sainteté, puisqu'ils ne se fussent pas ainsi emportés de fureur les uns contre les autres s'ils n'eussent cru que sa bénédiction eût été très puissante et très efficace.

 

Chapitre six

 

Miracles et prédications du saint.

 

Je lui ai aussi vu faire un miracle fort célèbre. Un gouverneur d'une autre communauté de Sarrasins étant venu le prier de vouloir guérir un homme qui était devenu paralytique dans un grand château nommé Callinique, et l'ayant fait apporter devant lui en présence de tout le monde, le saint lui commanda de renoncer à l'impiété de ses pères, ce qu'ayant fait de très bon coeur, il lui demanda s'il croyait au Père, au Fils et au saint Esprit; à quoi ayant répondu qu'oui, il lui dit  : "Je vous commande donc en leur nom de vous lever." Il se leva à ces paroles, et ensuite le saint lui commanda de porter sur ses épaules jusque dans son lit le gouverneur qui était un fort grand homme; à quoi il obéit aussi à l'heure même. Tous ceux qui se trouvèrent présents louèrent Dieu d'un si grand miracle, dans lequel le saint imita notre Seigneur lorsqu'Il commanda à un paralytique d'emporter son lit, dont personne ne doit s'étonner, puisqu'Il a dit de sa propre bouche  : "Celui qui croit en Moi fera les mêmes choses que Je fais, et de plus grandes encore." Ce que les effets ont confirmé. Car son ombre n'ayant jamais fait de miracle, celle de saint Pierre a guéri les malades, délivré les possédés et ressuscité les morts; mais c'était toujours le Seigneur qui faisait ces miracles par ses serviteurs; et le divin Syméon en fait encore maintenant infinis semblables en son nom, entre lesquels en voici un qui ne cède point à l'autre.

Un Ismaélite qui était homme de condition et du nombre de ceux qui avaient embrassé la foi salutaire de Jésus-Christ, ayant promis à Dieu en présence du saint de ne manger jamais rien qui eût vie, je ne sais comment il arriva qu'il osât tuer une poule et en manger. Sur quoi Dieu voulant lui faire connaître sa faute par un miracle manifeste, et honorer en même temps son serviteur qui avait été témoin de son voeu, il changea en pierre le reste de la chair de cette poule, en sorte que quand il l'aurait voulu il lui aurait été impossible d'en manger; ce qui l'ayant effrayé, il vint en grande hâte trouver le saint, auquel il découvrit son péché en présence de tout le monde, en demanda pardon à Dieu, et implora le secours de son serviteur pour en recevoir l'absolution par l'assistance de ses prières, auxquelles rien n'était impossible. Plusieurs virent ce miracle et touchèrent de leurs propres mains l'estomac de cette poule, dont une partie était d'os et l'autre de pierre.

Quant à moi, non seulement j'ai vu ce prodige, mais je lui ai aussi entendu prédire ce qui devait avenir. Car il me prédit deux ans auparavant qu'elle arrivât, cette extrême sécheresse qui produisit une si grande stérilité, laquelle fut suivie de la famine, et la famine de la peste, en m'assurant qu'il avait vu un bâton dont Dieu menaçait les hommes, et qui signifiait les maux par lesquels il les voulait châtier.

Une autre fois, il prédit qu'il viendrait une grande multitude de chenilles; mais qu'elle ne feraient pas beaucoup de mal, d'autant que Dieu par sa bonté ferait bientôt cesser ce châtiment. Trente jours après, nous vîmes venir tant de chenilles que l'air en était tout obscurci; mais elles ne touchèrent ni aux grains, ni à rien de ce qui peut servir à la nourriture des hommes, et ravagèrent seulement toutes celles des animaux. Un certain homme me persécutant, il me prédit aussi que quinze jours après il me laisserait en repos, et l'effet confirma sa prédiction.

Je pourrais rapporter plusieurs exemples semblables que la crainte d'être trop long me fait omettre, puisque ceux-ci me suffisent assez pour faire connaître combien son esprit était clairvoyant dans les choses spirituelles.

 

Chapitre sept

 

De la révérence que le roi de Perse et toute sa cour avaient pour le saint. La reine des Ismaélite obtient un fils par ses prières. Persévérance du saint dans la prière. Nombre incroyable de ses adorations. D'un ulcère qu'il avait à la cuisse.

 

Le saint fut aussi en très grande vénération dans l'esprit du roi de Perse, qui comme le racontaient ceux qui étaient venus de sa part vers lui, disaient qu'il s'enquérait très particulièrement de sa manière de vie et de ses miracles, et que la reine sa femme avait demandé et reçu comme un fort grand pré-sent de l'huile qu'il avait bénie. Ils assuraient aussi que nonobstant les calomnies de leurs mages contre le saint, toutes les personnes de la cour de ce prince s'informaient avec grand soin de ses actions, et disaient après les avoir entendues, que c'était un homme tout divin.

La reine des Ismaélite étant stérile et désirant avec passion d'avoir des enfants, elle envoya des principaux de sa cour pour le conjurer de lui en obtenir de Dieu par ses prières. Son souhait ayant été exaucé et étant accouchée d'un fils, elle mena ce petit roi à l'homme de Dieu, et d'autant que les femmes ne le voyaient point, elle le lui envoya pour recevoir sa bénédiction, et lui manda ces paroles  : "Voici un fruit qui vous appartient, je n'ai contribué pour le produire que mes larmes et mes prières, mais les vôtres en attirant comme une douce rosée la grâce de Dieu, lui ont donné sa perfection, et l'ont rendu tel qu'il est maintenant."

Mais m'efforcerai-je ainsi toujours de sonder la profondeur de la mer la plus profonde, sans considérer que si cela est impossible, il ne l'est pas moins d'égaler par des paroles la grandeur des actions d'un homme si extraordinaire ? J'avoue que ce que j'admire le plus en lui c'est son incroyable persévérance. Car n'y ayant point de portes au lieu où il est, et une grande partie du mur qui pourrait le couvrir étant abattue, il demeure jour et nuit exposé à la vue de tout le monde, comme un spectacle si nouveau et si merveilleux qu'il remplit les esprits d'étonnement, tantôt demeurant debout durant un très long temps, et tantôt se baissant pour adorer Dieu. Le nombre de ses adorations est si grand qu'il y en a plusieurs qui les comptent, et l'un de ceux qui m'accompagnaient en ayant compté un jour jusqu'à douze cent quarante quatre, enfin il se lassa de les compter. Sur quoi il faut remarquer qu'il ne se baisse jamais pour faire ces adorations, qu'il ne touche de son front les doigts de ses pieds, parce que ne mangeant qu'une seule fois en une semaine, il a le ventre si plat qu'il n'a nulle peine à se courber.

A force de se tenir debout il lui est venu un ulcère au pied gauche d'où il sort continuellement du sang corrompu, sans que rien de tout cela puisse ébranler sa constance; mais il supporte avec courage et une gaieté nonpareille et les travaux auxquels il s'est engagé volontairement, et ceux qui lui arrivent sans qu'il les recherche.

Or je veux rapporter ici par quelle rencontre il fut contraint de découvrir cet ulcère. Un homme qui était venu sur la montagne lui ayant dit  : "Je vous conjure par Celui qui est la vérité même, qui convertit les hommes à Lui, de me dire si vous êtes comme nous revêtu d'un corps, ou si vous n'êtes qu'un pur esprit." Ceux qui se trouvèrent présents supportant avec peine une semblable demande, le saint les pria tous de se taire, et en s'adressant à cet homme, il lui demanda pourquoi il lui faisait cette question. A quoi lui ayant répondu  : "Que c'était à cause qu'il avait entendu dire à plusieurs qu'il ne mangeait et ne dormait point, quoi que ces deux choses soient si propres et si naturelles aux hommes, qu'ils ne sauraient vivre sans manger et sans dormir," il commanda qu'on apportât une échelle, et l'ayant fait monter auprès de lui, il lui montra ses deux mains, et puis lui dit de mettre les siennes sous sa robe qui était de cuir, et de regarder non seulement ses pieds, mais aussi cet étrange ulcère dont la grandeur ayant étonné cet homme, et ayant su du saint qu'il prenait de temps en temps de la nourriture, il descendit et me raconta tout ce que je viens de dire.

 

Chapitre huit

 

De la modération, de la modestie, de la douceur, et de la science infuse du saint. Du soin qu'il prenait de l'église, et conclusion de tout ce discours.

 

Il donne aussi dans les fêtes publiques et solennelles une autre preuve de son incroyable patience. Car depuis que le soleil se couche jusqu'à ce qu'il se lève le lendemain, il demeure durant toute la nuit les mains élevées vers le ciel sans jamais fermer les paupières, ni sans chercher le moindre repos. Et au milieu de tant de travaux, de tant d'actions si extraordinaires et si éclatantes, et d'une telle multitude de miracles, il demeure toujours dans une aussi grande modération d'esprit que s'il était le moindre de tous les hommes. Mais si sa modestie est extrême, sa douceur ne l'est pas moins; et il ne se peut rien ajouter à la bonté avec laquelle il répond aux pauvres, aux artisans, aux paysans, et généralement à tous ceux qui vont lui parler.

Dieu qui lui est si libéral en toutes choses, lui a aussi accordé le don de science, comme il paraît par les exhortations qu'il fait deux fois chaque jour, dans lesquelles il discourt avec un jugement et une sagesse admirable, et il répand dans l'esprit de ses auditeurs par l'assistance du saint Esprit des instructions toutes saintes, pour les porter à ne regarder que le ciel, à voler sur les ailes de leurs désirs, à renoncer à la terre, à se représenter incessamment le royaume que nous espérons de posséder, à trembler au bruit des menaces des supplices éternels, à mépriser les choses présentes, et à espérer les futures.

On voit aussi ce grand saint faisant la fonction de juge, rendre des jugements très justes et très équitables, et il s'emploie à cette occupation et autres semblables après None. Car il est continuellement en prière durant toute la nuit et tout le jour, jusqu'à cette heure-là. Mais sitôt qu'elle est venue, il fait au peuple des exhortations toutes divines, il écoute leurs demandes, il accorde leurs différends, et guérit diverses maladies; puis, quand le soleil se couche, il commence à s'entretenir avec Dieu.

Mais parmi toutes ces occupations il ne néglige pas ce qui concerne l'Église, tantôt en combattant l'impiété des idolâtres, tantôt en terrassant la résistance opiniâtre des Juifs, et tantôt en dissipant les factions des hérétiques. Quelquefois aussi il écrit à l'empereur sur de semblables sujets, il réveille quelquefois le zèle des magistrats en ce qui regarde le service de Dieu; quelquefois il exhorte même les prélats d'avoir davantage de soin des âmes qui leur sont commises.

En comparant toutes les actions de ce grand saint jointes ensemble à une pluie qui tombe du ciel, tout ce que je viens d'en écrire, n'en est qu'une goutte; en les comparant à une ruche de miel, je n'ai fait autre chose que d'en prendre un peu au bout du doigt pour en faire goûter l'extrême douceur à ceux qui liront ceci; et ce que chacun en publie, va extrêmement au-delà de ce que j'en ai rapporté. Aussi n'ai-je pas entrepris d'en faire une relation entière, mais seulement de montrer par un petit échantillon de chaque partie de sa vie, combien admirable elle est en son tout. Je ne doute point que d'autres n'en écrivent beaucoup davantage, puisque si Dieu prolonge ses jours, il sera possible encore de plus grands miracles que ceux que nous avons déjà vus. Je souhaite et demande à Dieu de tout mon coeur, que comme cet homme admirable est la gloire et l'ornement de notre sainte religion, il obtienne de sa bonté et par la continuation de ses prières, de persévérer jusqu'à la fin dans de si saints et de si louables travaux, et qu'Il me fasse la grâce de régler ma vie selon les préceptes de son évangile.

 

 

 

VIE DE SAINT GERMAIN D'ALASKA

 

Un moine de Valaam.

Le touriste en Alaska, qui visite Kodiak en été, n'oubliera jamais la beauté de l'île, le village arcadien de Saint-Paul, la mer bleue, les collines vertes, les coteaux herbeux, les vallées fleuries, les ruisseaux babillards, le chant plaintif du moineau à crête dorée. Kodiak se grave dans notre mémoire pour une autre raison aussi, et c'est son importance historique, car c'est un site sacré. C'est sur cette île que débarquèrent les premiers missionnaires venus dans le Nord-ouest américain, et la première église chrétienne du Pacifique du nord fut bâtie dans ce village. De plus, pendant plus de quarante ans, un homme de Dieu, le père Germain vécut et travailla au milieu du peuple de Kodiak et des îles environnantes. Ils y révèrent encore sa mémoire, gardent ses paroles, glorifient ses actes et le vénèrent comme saint. Le but du présent écrit est de raconter l'histoire de ce saint homme d'après les récits qu'en font les natifs de Kodiak et les moines, ses frères.

Père Germain est né près de Moscou en 1756, mais on ignore son lieu de naissance exact, ainsi que son nom de baptême. Il semblerait que ses parents étaient des commerçants et qu'ils lui avaient donné une instruction suffisante pour la lecture du Nouveau Testament et des Vies de saints. A l'âge de 16 ans, il entra au monastère de Trinité-Saint-Serge, où il ne vivait pas dans le monastère même, mais dans une de ses dépendances isolées, près du Golfe de Finlande, pour ne pas être dérangé dans ses travaux d'ascèse. Pendant son séjour ici, il eut de bonnes raisons de croire que la Toute Sainte l'avait pris sous sa protection particulière. Une plaie qu'il eut sous le menton le faisait souffrir beaucoup et minait progressivement sa force. Dans sa tristesse, il passa toute la nuit en prière avec larmes devant l'icône de notre Souveraine. Le matin, il essuya l'icône avec un morceau de tissu qu'il appliqua à sa plaie, puis tomba, épuisé, sur le sol. Dans son sommeil, il vit la Vierge debout près de lui et sentit sa main lui toucher le visage enflé. Il se réveilla en sursaut et se sentit bien; la plaie était partie, laissant un très léger cicatrice pour lui rappeler sa guérison miraculeuse.

Il vécut cinq ou six ans à cet endroit désert, puis entra au monastère de Valaam situé sur l'île de Valaam dans le lac Ladoga. Père Germain était attiré par la solitude de Valaam, qui était isolée par la glace pendant huit mois et difficile d'accès pendant les quatre mois restants de l'année. Le monastère était très éloigné des tentations du monde et réputé pour sa piété. Père Germain devint rapidement très populaire parmi les moines à cause de sa personnalité attrayante et ses manières affables, à telle enseigne que ceux de nos jours parlent encore de lui comme de l'homme le plus saint qui fût jamais sorti de leurs rangs. Ils vous montrent volontiers l'endroit qu'on nomme Hermanova après lui et où il avait coutume de se rendre pour prier des jours durant jusqu'à ce que les frères dussent aller le chercher pour le ramener. Ils vous parlent de son zèle religieux, de sa bonté et de sa douce voix de ténor qui était comme celle d'un ange. Le père Germain avait une âme de poète, et le monastère, comme l'île, offrait bien de quoi alimenter son sens de la beauté  : les près fleuris, les forêts ombragées, les oiseaux sauvages, les arbres couverts de neige, le lac gelé, la puissance du vent et la violence de la tempête. Une de ses tâches était de pêcher le poisson pour la nourriture des foules qui venaient prier. A ces occasions, Père Germain s'éloignait du bord et, ayant jeté ses filets, restait assis à contempler en silence son Valaam bien-aimé, ses murs blancs et ses forêts vertes, ses coupoles dorées et son ciel bleu, ses chapelles pittoresques et ses îles couleur d'émeraude, ses sanctuaires sacrés et ses imposantes falaises. De loin, il observait la procession des groupes de pèlerins, les bannières qui flottaient au vent et les cierges qui scintillaient dans leurs mains, et il écoutait la douce musique et le son des cloches qui venaient jusqu'à lui à travers l'air embaumé et la mer argentée. Pour le pêcheur qu'il était, Valaam était Jérusalem la Dorée.

O pays doux et béni, Demeure des élus de Dieu.

Mais plus que les environs, il aimait les moines, ses compagnons, leur simplicité, leur humilité, leur âme sans malice, leur coeur d'enfant. Leur temps ne passait pas à des discussions scolastiques et à des compositions littéraires, mais aux labeurs des champs, au travail en atelier, aux soins des pauvres et à la prière avec les mourants. Des années plus tard, tandis qu'il endurait les injures de Baranov et les railleries de ses mignons, le père Germain se souvint avec amour de sa jeunesse et de ses frères à Valaam. Dans une lettre écrite à l'abbé en 1795, il dit  : "Les terribles endroits de la Sibérie ne peuvent détruire, les forêts noires ne peuvent cacher, les grandes rivières ne peuvent effacer et l'océan en tempête ne peut balayer la chaleureuse affection que j'ai pour mon Valaam bien-aimé. Souvent, je ferme les yeux et vous vois au-delà des eaux.

 

La mission d'Amérique.

Lorsqu'en 1793, le saint Synode décida d'organiser une mission pour Kodiak et cherchait des volontaires pour aller en Amérique prêcher l'évangile aux Aléoutes, le père Germain fut un des premiers à s'offrir et à être accepté. Ce n'était pas une entreprise ordinaire, c'était la première mission envoyée de Russie au-delà de la mer. Les hommes sélectionnés étaient les meilleurs du monastère, remplis de l'esprit des apôtres et prêts à donner leur vie pour faire avancer le royaume de Dieu. Ils étaient huit  : l'archimandrite Joasaph à leur tête, les moines Juvénal, Macaire, Athanase, Joasaph et Germain et les diacres Etienne et Nectaire. Ces hommes étaient de simples paysans et pêcheurs, d'instruction limitée, mais zélés dans la foi et ardents dans leurs dévotions. 1 Ils ne s'étaient jamais éloignés de leurs foyers villageois respectifs ni de leur monastère isolé, donc le voyage à leur nouveau lieu de labeurs fut un événement important de leur vie. Ils partirent de Moscou le 22 janvier 1794 et, se dé-plaçant progressivement à travers la Sibérie, arrivèrent à Okhotsk où ils prirent le bateau pour Kodiak, leur lieu de destination qu'ils atteignirent le 24 septembre de cette même année.

Dès qu'ils furent débarqués, leur chef les réunit sur un tertre pour discuter avec eux du plan de travail. Il est stimulant de lire le compte rendu de cette première conférence religieuse au Nord-ouest et de remarquer avec quel empressement les frères se disputèrent entre eux le travail le plus difficile et le plus dangereux. On raconte qu'un des moines, en se promenant sur la plage, vit un esquif vide dans lequel il monta et, élevant les mains au ciel, fit une prière pour être guidé à l'endroit où il pût rendre service le plus. Un vent s'éleva et souffla l'esquif sur Noutchek où le moine prêcha le salut aux païens.

L'hiver suivant leur arrivée fut rempli de travail pour le père Germain et les autres missionnaires qui allaient de village en village, annonçant le Sauveur au peuple. Le 19 mai 1795, l'archimandrite Joasaph écrivit  : "Dieu soit loué. Nous avons baptisé plus de sept mille Américains et célébré plus de deux mille mariages ... Nous les aimons et ils nous aiment, ils sont bons, mais pauvres. Ils sont si empressés d'être baptisés qu'ils ont détruit et brûlé leurs objets d'idolâtrie. Nous craignions qu'ils ne fussent nus, mais, Dieu merci, ils ne sont pas complètement dépourvus de pudeur... leur chemise en peau d'oiseau leur vient assez bas devant. "

Pendant l'année 1795, l'hiéromoine Juvénal baptisa sept cents indigènes sur Noutchek et tous les habitants de Cook Inlet. L'été suivant, il fit la traversée pour le continent et exhorta le peuple vivant sur les bords du lac Iliamna à abandonner ses pratiques polygames et païennes pour mener une vie chrétienne. Beaucoup l'écoutèrent et furent baptisés, mais d'autres, guidés de leurs chamans, cherchaient à le détruire. Quand il fut parti de leur village, ils l'égarèrent et le tuèrent. Mais lorsque les assassins prirent le chemin du retour, l'hiéromoine Juvénal ressuscita des morts et les suivit. De nouveau, ils dé-cochèrent leurs flèches dans son corps qui saignait, mais lui continua à les suivre. Cela se répéta plusieurs fois. En désespoir de cause, ils le coupèrent en petits morceaux et s'enfuirent, mais en regardant en arrière ils virent une colonne de fumée qui s'élevait de son corps mutilé vers le ciel.

Un travail commencé avec tant de bonheur suscita un vif intérêt en Russie. Le saint Synode décida d'élargir le champ de travail et d'augmenter le nombre d'ouvriers. Il rappela l'archimandrite Joasaph à Irkoutsk pour le consacrer évêque, afin qu'à son retour il formât et ordonnât des prêtres indigènes qui sillonneraient le Nord-ouest en long et en large pour apporter la lumière à ceux qui vivaient dans les ténèbres. Ce grand projet, si prometteur de la gloire de Dieu ne fut jamais réalisé. Le bateau Phénix, le seul bateau construit en Alaska et sur lequel l'évêque et ses assistants, parmi lesquels les pères Macaire, Etienne et d'autres prirent place, sombra en mer sur son chemin de retour d'Okhotsk à Kodiak en 1799, avec tous à bord. La mission ne se remit jamais de cette perte. 2 Il y avait encore quatre missionnaires en Amérique, et sous la direction du père Germain, ils auraient pu continuer le travail, n'auraient-ils pas trouvé d'opposition de la part des officiers de la Compagnie Américaine de Russie. C'était le vieil antagonisme entre le missionnaire et le commerçant. Les prêtres réprouvèrent Baranov et ses associés pour leur vie licencieuse et pour leur brutalité envers les habitants de l'île et finirent par apporter le sujet devant le Synode. Baranov n'oublia jamais ni ne pardonna ce préjudice et jura qu'il se vengerait des informateurs. Dès qu'il fut connu que l'évêque avait péri, Baranov se mit à décharger sa colère sur 1e père Germain et ses compagnons de travail. Il était très puissant, il était rude et cruel. Parmi les chasseurs de ce temps, un dicton circulait  : "Dieu est au ciel, le tsar en Russie et Baranov en Amérique; inclinons-nous donc devant Baranov." Il guidait les moines en les éloignant des indigènes et maltraitait sans pitié ceux de ces derniers qui allaient vers les moines. Ayant pris un de ceux-ci, il le traîna à l'église, et, le menaçant de le pendre au clocher, il s'empara des clefs du bâtiment qu'il garda verrouillé désormais. Il était décidé de chasser les missionnaires de l'île et loin de ses yeux, pendant que ses amis usaient de leur pouvoir à Moscou pour s'opposer aux requêtes faites par ces pauvres hommes en vue d'obtenir la permission de retourner en Russie. Ainsi, ils étaient pris entre le diable Baranov et la profondeur de l'Océan Pacifique. Ces adversités décourageantes finirent par écraser l'esprit indépendant des associés du père Germain, ils perdirent la confiance en eux-mêmes et le respect du peuple. Après beaucoup de procès, le père Nectaire obtint la permission, en 1806, d'aller en Sibérie; le père Athanase, faible de corps et d'esprit, se retira à Afognak; frère Joseph, découragé, finit par se trouver une existence lamentable dans le village de Saint-Paul. Le père Germain resta inébranlable dans la foi. Les épreuves et les tribulations ne le rendirent que plus fort et sous aucun prétexte il n'aurait déserté son peuple pour le laisser retomber dans le pouvoir du diable. Voyant cependant que la cause de Dieu pouvait avancer plus vite loin de Baranov et sa bande satanique, il se retira loin d'eux et ouvrit une mission sur l'île déserte des Sapins (Elovoï) qu'il nomma Nouveau Valaam en mémoire de l'île sainte du lac Ladoga.

 

L'île des Sapins.

Nouveau Valaam est une petite île, pas très loin de Kodiak. Le père y bâtit une cellule, une chapelle et une maison pour loger de petits orphelins indigènes. Au bout d'un certain temps, quelques familles aléoutiennes s'installèrent sur l'île, mais ils vivaient à quelque distance du père qui désirait une vie de solitude. Un homme lui demanda une fois :

- Père Germain, en vivant tout seul dans la forêt, ne vous sentez-vous jamais esseulé ?

- Je ne suis pas tout seul, répondit-il, Dieu y est comme Il est partout. Ses anges y sont. Peut-on se sentir seul dans leur compagnie ? N'est-on pas mieux en leur compagnie qu'en celle des gens ?

Un voyageur qui vit le père Germain en 1819, le décrivit comme de taille moyenne et de constitution délicate. Son visage était pâle et gentil, la douceur de ses yeux bleus inspirait con-fiance et trahissait sa compassion. Sa voix suave et amicale attirait les gens à lui, surtout les enfants. Son corps était ceint d'une chaîne de 15 livres, sa chemise était faite de peau de renne, ses sandales d'un morceau de cuir rugueux, bien que, de temps en temps, il marchât pieds nus, et il portait un habit monastique raccommodé. Ainsi, pauvrement vêtu, il allait par monts et par vaux, sous la neige et la pluie, par temps chaud ou froid, partout où le devoir l'appelait. Un banc couvert de peau de phoque lui servait de lit, deux briques faisaient son oreiller et une planche était sa couverture. Ses habitudes personnelles étaient simples : il mangeait frugalement, dormait peu, priait beaucoup et travaillait dur. Il était tolérant envers les faiblesses d'autrui et n'obligeait personne à vivre la même ascèse que lui. Il était plein de bonté envers les animaux sauvages; les écureuils et les oiseaux étaient ses amis et l'ours sauvage mangeait de sa main.

S'il menait une vie de reclus, ce n'était point pour éviter de s'occuper des autres, car chaque fois que sa présence pût servir à une fin utile quelque part, il y apparaissait. Le grand but de sa vie était d'aider et de soutenir le moral des Aléoutes qu'il considérait comme des enfants ayant besoin de protection et de guide. Il entrait souvent en procès pour eux avec les officiers de la Compagnie. "Moi, le moindre serviteur de ces pauvres gens, écrivit-il à Ianovsky, je demande avec larmes cette faveur  : soyez notre père et protecteur. Je ne sais pas faire de beaux discours, mais je vous demande du fond de mon coeur d'essuyer les larmes des yeux de ces pauvres orphelins, de soulager la souffrance du peuple opprimé et de leur montrer ce qu'est la miséricorde."

Le père Germain était à la fois nourrice et infirmier pour les indigènes. Lors d'une épidémie qui emporta plein de gens à Kodiak, il ne quittait jamais le village, mais allait de maison en maison, soignant les malades, consolant les affligés et priant avec les mourants. Il n'est pas étonnant que les indigènes l'aimassent et vinssent de loin pour l'écouter parler du Christ et de son Amour pour eux. Le père Germain nourrissait les affamés, remontait le moral aux déprimés, transformait les hostilités en concorde et tous ceux qui venaient à lui découragés, retournaient chez eux avec la paix de Dieu dans le coeur. Il donna un foyer aux jeunes orphelins et leur apprenait à lire et à écrire, les initiait à des travaux utiles et honnêtes. Sa nourriture quotidienne, il l'assurait par ses propres efforts ou avec l'aide de ses élèves. Ils jardinaient, pêchaient le poisson, cueillaient des baies sauvages et séchaient des champignons. Son influence sur les gens était étonnante. Un dimanche matin, il dit aux indigènes que Jésus avait donné sa vie pour sauver l'humanité et que c'était le devoir de chacun que d'aider les autres. Quand il eut fini son sermon, une jeune femme, Sophia Vlasova, s'avança et s'offrit pour le service de Dieu. Le bon père vit la main de Dieu dans ce sacrifice, car il avait besoin d'une femme pour les soins des petits orphelins et fit de Sophia la maîtresse de l'orphelinat.

Il ne travaillait pas seulement pour les Aléoutes, mais aussi pour les blancs, et ses efforts en amenèrent beaucoup à abandonner une vie pécheresse pour suivre les enseignements du Sauveur. Un de ses convertis fut Ianovsky, le successeur de Baranov, qui, lors de son arrivée à Kodiak, se vantait de son infidélité et parlait de la foi chrétienne avec mépris. Il entendit parler du pieux moine et l'invita à Kodiak où les deux hommes passaient des nuits et des nuits à discuter des questions de la foi, de l'immortalité et du salut. Les paroles simples et la foi puissante du moine pénétrèrent profondément dans le coeur de l'officier de la Marine marchande, et des années plus tard, lui, son fils et sa fille, laissant tout ce qu'ils possédaient, entrèrent au monastère. Un autre de ses convertis était un capitaine de la Marine, d'origine allemande, un homme instruit et qui était employé de la Compagnie. Il entama avec le père une discussion religieuse et, avant la fin, le capitaine reconnut ses erreurs, renia les doctrines hérétiques de Luther et demanda à être reçu dans l'Église orthodoxe.

Un jour, le capitaine et les officiers d'un navire de guerre russe invitèrent le père Germain à bord pour dîner avec eux. Au cours de la conversation, il leur posa la question suivante : "Que considérez-vous, messieurs, comme la chose la plus digne d'amour et que souhaitez-vous le plus pour votre bonheur ?"

L'un dit qu'il voulait être riche, l'autre souhaitait la gloire, le troisième une belle femme, le quatrième voulait être commandant d'un beau navire. Tous les autres s'exprimèrent de façon similaire.

- N'est-il pas vrai, dit le père Germain, que tous vos voeux peuvent se résumer dans cette courte phrase : chacun désire ce qu'il croit être le plus digne d'amour ?

Ils furent tous d'accord.

- Alors, reprit-il, si cela est vrai, peut-il y avoir rien de meilleur, de plus haut, de plus noble et de plus digne d'amour que le Seigneur Jésus Christ, le Créateur du ciel et de la terre, l'Auteur de toute vie et qui nourrit tous les êtres, qui aime tout le monde et qui est l'incarnation de l'Amour ? N'est-ce pas Dieu que nous devrions aimer, désirer et chercher par-dessus tout ?

Les officiers furent assez confus et répondirent que ce qu'il avait dit était vrai et allait de soi. Il leur demanda alors s'ils aimaient Dieu.

- Bien sûr, dirent-ils, que nous L'aimons. Comment pourrait-on ne pas L'aimer ?

En entendant ces paroles, le vieillard baissa la tête et dit :

- Moi, pauvre pécheur, j'essaie d'aimer Dieu depuis quarante ans et je ne puis pas dire que je L'aime comme je devrais L'aimer. Aimer Dieu, c'est penser toujours à Lui, Le servir jour et nuit et faire sa Volonté. Aimez-vous Dieu de cette manière, messieurs, Le priez-vous souvent, faites-vous toujours sa Volonté ?

Honteux, ils avouèrent alors leurs manquements.

- Alors, permettez-moi de vous supplier, mes amis, d'aimer vraiment Dieu à partir de maintenant, dès cette heure, dès cette minute, et de L'aimer par-dessus tout.

Les officiers s'émerveillèrent de ses paroles et s'en souvinrent longtemps après.

Chaque fois que les employés de la Compagnie avaient des difficultés avec leurs officiers, ils suppliaient le père Germain d'intercéder pour eux. Tout âgé, faible et aveugle qu'il était, il se montrait toujours prêt à entreprendre ces offices de miséricorde. Un jour à Kodiak, il plaidait fort en faveur d'un chasseur auprès d'un officier, en essayant de lui démontrer le devoir chrétien du pardon et la nécessité de l'amour, mais en vain. La dureté de coeur de cet agent émut le père jusqu'aux larmes et il s'exclama : "Malheur à celui qui n'est pas miséricordieux, car il n'obtiendra pas miséricorde." La femme de l'agent, qui était tout près, répliqua :

- Père Germain, nous sommes miséricordieux, nous faisons la charité quatre fois l'an.

Ce que vous donnez aux pauvres, appartient à Dieu et non pas à vous. Il viendra un temps où vous aussi vous serez en difficulté et dans le besoin; vous saurez alors ce que c'est que la miséricorde.

Tourné vers l'agent, il ajouta :

- D'ici deux ans, tu seras transféré à un endroit moins désirable et tu te souviendras de mes paroles.

Cela se passa comme il l'avait prédit : deux ans plus tard, l'agent fut transporté, dans les chaînes, à Sitka.

A cause de sa façon de condamner ouvertement toute dureté et toute méchanceté, quelques-uns le haïssaient et cherchaient à lui nuire. Une nuit, quelques hommes de la Compagnie envahirent sa cellule à la recherche de fourrures et d'argent qu'il aurait pris, selon eux, aux Aléoutes.

Ils mirent sa cabane sens dessus dessous, sans trouver quoi que ce fût de valeur. Cela les mit en colère et l'un d'eux prit une hache pour ouvrir le plancher dans l'espoir d'y trouver quelque chose d'incriminant. Le père Germain les observait tristement et dit :

- Mon ami, tu as levé la hache sans bonne raison, car tu mourras par elle. Quelques mois plus tard, cet homme fut envoyé avec d'autres à Cook Inlet pour réprimer une révolte d'indigènes, et une nuit, un indigène hostile s'étant introduit dans le camp, prit la hache et le tua.

En 1834, le baron Ferdinand Wragell, qui était, à l'époque, capitaine de la Marine Impériale, arriva à Kodiak et alla, sans s'annoncer, rendre visite au vieux père qui avait alors 78 ans et était déjà aveugle. En dépit de cela, il savait qui était son visiteur et le salua par le titre d'amiral. Le capitaine Wragell tenta de le corriger, mais le vieillard lui dit qu'il avait bien été nommé amiral tel jour, ce qui s'avéra plus tard.

 

Le saint d'Alaska

Quand le père Germain arriva à Nouveau Valaam, le diable et ses agents essayèrent de l'assujettir. Ils se présentaient à lui sous la forme d'êtres humains pour le tenter et sous la forme de bêtes sauvages pour l'effrayer, mais ils ne purent lui nuire, car il les éloignait en invoquant les saints. Il était toujours en éveil contre leurs machinations et ne permettait à personne de lui parler ou d'entrer dans sa cellule sans faire d'abord le signe de la croix.

Comme il avançait en âge et en sainteté, le bon père fut gratifié de visions angéliques, de pouvoir sur les éléments et du don de prophétie. Certaines saintes nuits, il attendait au bord de la mer l'apparition des anges qui plongeaient la croix dans l'eau, et cette eau, il la donnait aux malades et aux infirmes, à qui elle rendaient la santé. Quand une inondation menaçait de submerger Nouveau Valaam, le père Germain la maîtrisa en plaçant l'icône de la Toute Sainte sur la plage et en commandant aux vagues de ne pas aller au-delà d'elle. Une autre fois, il sauva son peuple d'un incendie de forêt, en marquant les limites au-delà desquelles les flammes ne devaient pas s'étendre. Un an avant que la nouvelle ne fût connu par les Aléoutes de Kodiak, il leur annonça le trépas du métropolite de Moscou. Il prédit qu'une épidémie allait tuer une grande partie de la population indigène et que les survivants allaient se rassembler dans des villages moins nombreux. Deux ou trois ans avant sa mort, il dit à un agent qu'un évêque allait bientôt être nommé pour Alaska. Les prophéties que nous venons de mentionner se réalisèrent toutes et les autres qu'il fit se réaliseront aussi au moment voulu par Dieu.

Quand le père Germain vit que ses jours sur terre étaient comptés et qu'il était temps pour lui de rejoindre les saints, il appela à lui Sophia Vlasova et les filles et Gérasime, son aide. Il demanda que Sophia passât le reste de ses années sur l'île, et que quand elle mourrait, elle fût enterrée à ses pieds. Il conseilla aux filles de se marier et donna le même conseil à Gérasime à qui il demanda de s'installer à Nouveau Valaam. Il continua en disant  :

- Quand je mourrai, n'envoyez pas chercher un prêtre, il ne viendra jamais. Ne lavez pas mon corps. Mettez-le sur une planche, croisez mes mains sur ma poitrine, enveloppez-moi de ma cape de moine, couvrez-en mon visage et du bonnet ma tête. Si quelqu'un veut me dire adieu, qu'il embrasse ma croix. Ne montrez mon visage à personne ! 4

Plusieurs jours après cette conversation, il appela Gérasime pour allumer des cierges et faire la lecture des Actes des Apôtres. Pendant que Gérasime lisait, l'expression du vieux père fut illuminée d'une lumière céleste et on l'entendit dire : "Gloire à Toi, Seigneur !" Puis, il dit à Gérasime de ranger le livre saint, car Dieu lui accorda encore une semaine de vie. Au terme de cette semaine, il appela de nouveau Gérasime et lui fit allumer les cierges et lire les Actes des Apôtres. Au milieu de sa lecture, Gérasime fut conscient d'une lumière qui remplit la cellule et d'un auréole qui jouait autour de la tête du saint père. Gérasime comprit que le père Germain était un saint et qu'il était parti pour rejoindre le choeur céleste.

La nuit de la mort du père Germain, le peuple de l'île d'Afognak vit planer au-dessus de Nouveau Valaam une colonne de lumière. A cette vision merveilleuse, ils tombèrent à genoux et s'exclamèrent :

- Notre saint homme nous a quittés !

Dans un autre village, les gens observèrent la même nuit comme une forme humaine portée en l'air depuis Nouveau Valaam vers le ciel.

Gérasime et les filles prirent peur de ce qu'ils voyaient et envoyèrent aussitôt un messager à Kodiak pour annoncer ce qui s'était passé. L'officier de la Compagnie leur envoya un mot disant de ne pas enterrer le corps avant l'arrivée d'un prêtre et d'un cercueil. Mais avant que le prêtre pût partir, il éclata une telle tempête comme jamais et personne n'osa s'aventurer sur mer pendant un mois entier. Durant tout ce temps, le corps du saint était étendu dans sa cellule sans aucun signe de décomposition. Voyant dans la tempête la main de Dieu et se souvenant des derniers mots du père, Gérasime et les filles enterrèrent son corps selon ses voeux. Aussitôt le vent tomba, la mer redevint calme et le soleil revint.

En 1842, le bateau sur lequel l'évêque Innocent voyageait de Kamtchatka en Alaska, rencontra une violente tempête qui le menaçait de naufrage. Le bon évêque priait les saints de leur venir en aide, et se souvenant du pieux père Germain, il dit en lui-même : "Si tu as su plaire à Dieu, père Germain, fais que le vent change." Aussitôt un vent doux s'éleva et le bateau arriva sans problème en temps normal au port de Saint-Paul. En reconnaissance de cette délivrance, l'évêque fit un office sur la tombe du père Germain.

Trente ans après la mort du saint, le prêtre de Kodiak visita son tombeau et trouva que l'herbe y était toujours verte, été comme hiver, et que la croix était aussi neuve et intacte que le jour où elle fut dressée.

Les indigènes de Kodiak aiment à raconter l'histoire du père Germain, le saint d'Alaska qui leur est proche et cher. Il ne laissa pas de missions pittoresques ni de collèges savants pour parler de ses faits et gestes, mais il planta la foi chrétienne dans le coeur des Aléoutes et cela restera tant qu'il y a des Aléoutes. Sur les murs du monastère de Valaam on peut voir une image de Nouveau Valaam avec le père Germain et les moines qui passent devant elle se signent et prient pour que vienne bientôt le temps où ses ossements reposeront dans la terre sacrée du monastère et que l'Église le reconnaîtra officiellement comme saint.

 

 

 

VIE DE SAINT ABRAHAM

ET DE SA NIECE SAINTE MARIE

 

Commémorés le 29 Octobre

 

Saint Abraham avait un frère qui, en mourant laissa une fille unique âgée de sept ans seulement. Ses amis la voyant ainsi orpheline la menèrent aussitôt à son oncle qui la fit mettre dans la cellule voisine de la sienne; il y avait entre les deux une toute petite fenêtre, au travers de laquelle il lui enseignait le psautier et l'Écriture sainte. Elle passait avec lui plusieurs heures de la nuit à louer Dieu. Elle chantait des psaumes avec lui. Elle s'efforçait de l'imiter dans ses mortifications et s'avançant avec joie dans cette sainte manière de vivre, elle se hâtait de remplir son âme de toutes sortes de vertus. Ce très saint homme, de son côté demandait sans cesse pour elle à Dieu de ne pas permettre que son esprit s'engageât dans les affections de la terre. Et son père lui ayant laissé une très grosse somme d'argent, ce fidèle serviteur de Jésus Christ avait aussitôt ordonné de donner cet argent aux pauvres et aux orphelins. Elle priait aussi continuelle-ment son oncle de prier Dieu pour elle, afin qu'elle fut délivrée de toutes mauvaises pensées et des pièges que le démon tend sans cesse aux hommes pour les perdre. Ainsi, elle demeurait ferme dans l'observation des règles qu'elle avait embrassées et le saint homme était ravi de la voir avancer avec tant de promptitude et de courage dans toutes les vertus chrétiennes. Elle vécut vingt ans avec lui de cette sainte manière comme un agneau sans tache et une très chaste colombe. Mais le diable transporté de fureur contre elle, mit en oeuvre tous ses artifices pour la faire tomber dans ses filets afin de pouvoir au moins par là, affliger son bienheureux oncle.

Un moine qui ne l'était que de nom venait souvent voir cette sainte fille sous prétexte de tirer profit de ses entretiens; et la regardant au travers de sa fenêtre, il fut transporté d'une passion déréglée et se mit à désirer un lieu où il pourrait l'entretenir plus commodément. Il n'épargna aucune ruse pour amollir sa fermeté par la douceur de ses paroles, afin de la faire renoncer à ses chastes paroles. Il se passa un an de temps avant qu'il put venir à bout de son dessein. Finalement, la malheureuse fille ouvrit la fenêtre de sa cellule, alla le trouver, et par un crime déplorable perdit avec lui cette pureté qui aurait dû lui être mille fois plus chère que sa vie.

Ayant commis un si horrible péché, elle en demeura tellement effrayée que déchirant son cilice et se meurtrissant le visage de coups, l'excès de son affliction la portait jusqu'à vouloir se tuer elle-même. Étant ainsi accablée de douleur et ne sachant dans une telle agitation d'esprit à quoi se résoudre, elle soupirait et fondait en larmes de voir qu'elle n'était plus ce qu'elle était auparavant et elle disait souvent en jetant de fort grands cris : "Je vois bien que dès cette heure, je me dois considérer comme morte. J'ai perdu tout le temps que j'ai passé dans une sainte vie et toutes les peines que j'y ai souffertes. Toutes ces larmes que j'ai répandues dans mes prières ! Toutes ces veilles que j'ai employées à chanter les louanges de Dieu me sont maintenant inutiles. J'ai irrité mon Seigneur et mon Maître et me suis donné la mort à moi-même. Hélas, misérable que je suis, pourrais-je trop pleurer mon malheur, quand j'aurais en moi la source de toutes les larmes du monde ? J'ai comblé l'esprit de mon saint oncle d'une affliction insupportable. Dans la confusion où est mon âme, je me vois couverte d'infamie d'avoir commis un si grand crime; et je suis maintenant le sujet de la risée des démons. Pourquoi vivre davantage puisque je suis dans une extrême misère ? Hélas, qu'ai-je fait ? Dans quel malheur me suis-je engagée ? Comment mon esprit s'est-il rempli de tant de ténèbres ? Je suis tombée sans m'en apercevoir. J'ai perdu l'honneur sans y prendre garde et je ne saurais dire comment il est arrivé qu'un épais nuage ait environné mon coeur, que j'aie pu ignorer ce que je faisais. Où me cacherai-je ? Où irai-je ? Et en quel abîme me jetterai-je. ? Que sont devenue toutes les instructions de mon très saint oncle, et les charitables avis d'Ephrem, son intime ami, son compagnon dans la vie solitaire par lesquels ils m'exhortaient à demeurer toujours vierge et de conserver mon âme pure pour mon époux immortel, me disant si souvent : "Souviens-toi que comme Il est très saint, Il est aussi très jaloux". Hélas ! que ferai-je ? Je n'ose pas seulement à cette heure regarder le ciel, sachant que je ne suis pas moins morte devant Dieu que devant les hommes. Et comment, pécheresse que je suis, et plongée dans la fange de l'impureté, oserais-je encore retourner à cette fenêtre pour parler à mon oncle ? Et quand je serais assez hardie pour y aller, n'en sortirait-il pas une flamme qui me dévorerait à l'instant ? Il vaut donc mieux, puisque je suis déjà morte, et qu'il ne me reste plus aucune espérance de salut, que je m'en aille dans un autre pays où personne ne puisse me reconnaître. Ayant pris cette résolution, elle s'en alla aussitôt dans une autre ville, où après avoir changé d'habit, elle s'arrêta dans une hôtellerie.

Cette fille s'étant perdue de la sorte, saint Abraham eut en dormant une telle vision. Il lui semble voir un dragon cruel et épouvantable et dont le regard était hideux, qui faisait en sifflant un bruit terrible et qui venant de sa caverne jusque dans sa cellule et qui trouva une colombe qu'il engloutit et puis s'en retourna dans son antre. Le saint s'étant réveillé avec une merveilleuse tristesse se mit à pleurer amèrement, croyant que cela signifiait que le diable allait provoquer une grande persécution contre l'Église de Dieu, qui porterait plusieurs personnes à renoncer à la foi, ou que cette même Église était menacée d'un schisme. Et alors, s'étant jeté à genoux, il fit cette prière : "Seigneur, toi qui connais toutes les choses à venir, et qui as tant d'amour pour les hommes, tu sais ce que cette vision signifie". Deux jours après, il vit encore la nuit, en songe, ce même dragon venir de la même sorte dans sa cellule et il lui sembla que ce monstre ayant mis la tête sous ses pieds, il la lui avait écrasée, et qu'ayant trouvé dans son ventre cette colombe qu'il avait dévorée il l'en avait retirée toute vivante. S'étant éveillé, il appela diverses fois sa nièce qu'il croyait être dans se cellule en disant : "Ma fille Marie, - car il la nommait ainsi -, d'où vient que durant ces deux jours tu as été si paresseuse à chanter les louanges de Dieu ?" Voyant qu'elle ne répondait pas et qu'il y avait deux jours qu'il ne l'avait entendue chanter des psaumes selon sa coutume, il reconnut que son songe la regardait très assurément. Alors, jetant de grands soupirs et fondant en larmes commença à dire : "Hélas, malheureux que je suis, un loup très cruel a ravi ma brebis et ma fille est devenue captive." Il éleva ensuite la voix et dit en continuant de pleurer : "Jésus Christ Sauveur du monde, ramène ma chère brebis et fais-la rentrer par ta grâce dans ta sainte bergerie, afin que ma vieillesse ne descende point avec douleur dans le sépulcre. Ne méprise pas, mon Dieu, ma prière, mais fais-moi voir promptement les effets de ta Miséricorde et retire ma fille encore vivante de la gueule de ce dragon." Ces deux jours qui lui avaient été révélés en songe furent accomplis par le cours de deux années, que sa nièce, comme si elle eut été dans le ventre du cruel dragon, passa dans une vie débordée, sans que durant tout ce temps ce saint homme se ralentît jamais dans les prières qu'il faisait pour elle.

Au bout des deux ans ayant appris où elle était et la vie qu'elle menait, il pria l'un de ses amis de l'aller trouver et de s'enquérir avec grand soin de toutes choses. Celui-ci y étant allé et l'ayant informé exactement de la vérité, comme ayant même vu sa nièce, il apporta ensuite à ce saint homme qui l'en avait prié, un habit de cavalier, et lui amena un cheval. Alors, ayant ouvert sa porte, il sortit et prit cet habillement de soldat avec un de ces grands chapeaux que l'on n'ôte point de la tête, et qui lui couvrait une partie du visage et prenant de l'argent, monta à cheval et s'en alla rapidement, se déguisant de la sorte pour n'être point reconnu. Et de même que ceux qui veulent reconnaître le pays et les places de leurs ennemis, s'habillent comme eux afin de n'être pas remarqués, ainsi, le saint prit l'habit de son ennemi afin de le vaincre. Admirons donc, mes très chers frères, ce second Abraham. Il est vrai que le premier étant allé au combat contre quatre rois et les ayant vaincus, délira Lot, son neveu de captivité. Mais cet autre Abraham va faire la guerre contre le diable et après l'avoir mis en fuite ramènera sa nièce avec un triomphe encore plus illustre.

Étant arrivé au lieu que son ami avait dit, il alla loger dans cette hôtellerie, et jetait les yeux de tous côtés pour voir s'il n'apercevrait point sa nièce. Enfin, après avoir passé des heures entières sans en pouvoir trouver l'occasion, il dit à l'hôte en sou-riant : "Mon maître, j'ai appris que vous avez ici une fort jolie fille, et je serais bien aise de la voir si vous le trouviez bon." Cet homme considérant sa barbe blanche et le voyant cassé de vieillesse, et ne se pouvant imaginer qu'il désirât de la voir pour aucun mauvais dessein lui répondit : "Il est vrai, monsieur, comme on vous l'a rapporté, qu'elle est d'une beauté incroyable (car en effet sa beauté semblait aller au delà de tout ce qu'il y a de plus parfait dans la nature). Abraham lui demanda son nom et sut qu'elle s'appelait Marie. Sur quoi il lui dit avec un visage riant : 'Je vous prie de me la faire voir, et que je puisse aujourd'hui souper avec elle, car selon ce que j'en appris, c'est une personne fort accomplie." L'hôte l'appela et étant venue en habit de cour-tisane, quand son saint oncle la vit en cet état, il pensa mourir d'affliction, mais il cacha sous son visage gai la douleur qu'il avait dans l'âme et avec une fermeté généreuse retint les larmes qui voulaient sortir de ses yeux, de crainte que si sa nièce l'eût reconnu, elle n'eût eu recours à la fuite dans l'étonnement où la mettrait sa présence.

Lorsqu'ils se furent assis pour la collation, cet homme admirable commença à railler et à se jouer avec elle. Sur quoi, se levant, elle l'embrassa par derrière la tête mais sentant en l'embrassant cette odeur si douce que donne la pureté de l'abstinence, elle se ressouvint du temps qu'elle la pratiquait et comme si quelque dard lui eût percé le coeur, elle jeta un grand soupir, elle commença à pleurer, et ne pouvant retenir la violence de son sentiment le fit éclater par ces paroles : "Hélas ! misérable que je suis !" L'hôte, fort étonné lui dit : "D'où vient, mademoiselle Marie, que vous avez poussé tout d'un coup de si grands soupirs ? Il y a aujourd'hui deux ans que vous êtes céans sans que je vous aie jamais vu soupirer, ni entendu dire une seule parole qui témoignât la moindre tristesse et ainsi je ne sais ce qui a pu main-tenant vous arriver." Elle répondit : "O que je serais heureuse si j'étais morte il y a trois ans !" Sur cela le bienheureux vieillard pour n'être point reconnu lui dit avec une visage serein : "Lorsque nous sommes dans la joie, vous nous venez ici conter nos péchés."

Le saint donna de l'argent à l'hôte et lui dit : "Je vous prie, mon maître, de nous apprêter parfaitement bien à souper afin que je puisse faire bonne chère avec cette fille, car je suis venu de bien loin pour l'amour d'elle."

Après qu'ils eurent fait grande chère, la fille le convia d'entrer dans sa chambre pour s'en aller coucher : "Allons, lui dit-il, et étant entré il vit un lit élevé sur lequel il s'assit aussitôt avec un visage extrêmement gai.

Puis la fille voulant l'aider à se déshabiller, il la pria de bien fermer la porte auparavant. Ce qu'ayant fait et puis étant revenue, il lui dit : "Mademoiselle Marie, approchez-vous s'il vous plaît." Lorsqu'elle se fut approchée, il la prit par le bras comme s'il eût voulu l'embrasser et ôtant ce grand chapeau qui lui couvrait une partie du visage, et joignant ses larmes à ses paroles, lui dit : "Ma fille Marie, ne me connais-tu point ? Mon enfant, ne suis-je pas celui qui t'a nourrie ? Que t'est-il arrivé, ma fille ? Pourquoi as-tu eu si peu de confiance en moi ? Et pourquoi en m'abandonnant ainsi m'as-tu comblé d'une douleur insupportable, car qui est sans péché, sinon Dieu seul ?"

Après ces paroles, elle demeura entre ses mains aussi immobile qu'une pierre, tant elle se trouva également touchée de confusion et de crainte. Alors, le saint homme en pleurant toujours continua de la sorte : "Tu ne me réponds point, ma fille, tu ne me dis pas un seul mot, toi qui es une partie de moi-même ? N'est-ce pas pour l'amour de toi que je suis venu ici ? Je prends sur moi ton péché, j'en rendrai compte à Dieu pour toi au jour du Jugement et je satisferai pour toi à sa justice."

Il continua jusqu'à minuit à la consoler avec semblables paroles accompagnées d'abondantes larmes. Enfin, cette pauvre fille s'étant un peu rassurée lui dit en pleurant : "Ma confusion est si extrême que je n'ai pas la hardiesse de vous regarder. Et comment pourrais-je adresser mes prières à Dieu, m'étant souillée dans la fange de tant d'impuretés ?" Le saint homme lui répondit : "O ma fille, je me charge de ta faute et veux bien que Dieu m'en demande compte au lieu de toi. Crois-moi seulement et tu en conviens. Retournons dans notre heureuse solitude. Garde-toi bien, ma fille, de te défier de la Miséricorde de Dieu, car quand tes péchés seraient arrivés à un tel comble qu'ils égaleraient la hauteur des montagnes, sa Clémence est infiniment élevée au-dessus de toutes choses. N'as-tu pas lu, autrefois, avec moi, que cette femme qui était dans l'impureté s'étant approchée de notre Sauveur qui est la Pureté même, ne Le souilla pas, mais au contraire, fut purifiée par Lui. Elle lava avec ses larmes, dit l'évangile, les pieds de Jésus et les essuya de ses cheveux."

Elle lui répondit : "Si vous croyez, mon oncle, que je puisse faire pénitence et que Dieu veuille la recevoir pour satisfaction de mes péchés, j'obéirai à ce que vous me commanderez. Marchez devant, je suivrai votre sainteté et je baiserai la trace de vos pas en reconnaissance de ce que votre extrême compassion pour moi vous a fait faire afin de me retirer du gouffre de l'impureté." En achevant ces paroles, elle se prosterna à ses pieds et pleura tout le reste de la nuit en disant : "Mon Seigneur et mon Dieu, que puis-je faire pour reconnaître tant d'effets que je reçois de ta Bonté et de ta Miséricorde ?"

Le jour commençant à paraître, le bienheureux Abraham lui dit : "Lève-toi, ma fille et partons pour retourner en nos cellules." Elle lui répondit : "J'ai quelque argent et quelques hardes, que vous plaît-il que j'en fasse ?" Il lui dit : "Laisse-les ici, puisque tu les tiens du démon."

S'étant levés, ils sortirent, il la prit sur son cheval et comme le pasteur qui a retrouvé la brebis qu'il avait perdue la rapporte avec joie sur ses épaules, ainsi ce saint homme rempli de contentement dans son coeur faisait son voyage avec sa nièce.

Lorsqu'ils furent arrivés en leurs cellules, il l'enferma dans celle où il demeurait auparavant qui était la plus reculée et se mit en l'autre. Marie s'étant revêtue d'un cilice persévérait avec humilité dans les larmes et elle mortifiait son corps par les veilles et par les travaux les plus austères de la pénitence. Elle élevait continuellement sa voix à Dieu avec modestie et repos d'esprit. Elle pleurait ses péchés avec une ferme espérance de pardon et ses prières continuelles étaient accompagnées de tant de sagesse qu'il n'y a point de coeur de marbre qui n'eût été touché en entendant ses cris et ses plaintes.

Et Dieu tout miséricordieux et qui ne veut point la mort des pécheurs mais seulement qu'ils se convertissent, fut si pleinement satisfait de la grandeur de sa pénitence qu'après qu'elle y eût passé trois ans, Il redonna à sa prière, la santé à plusieurs personnes. Car les peuples ayant beaucoup de con-fiance en son secours allaient vers elle et ressentaient l'effet des prières qu'elle faisait à Dieu en leur faveur.

Le bienheureux Abraham ayant encore vécu dix ans et vu l'admirable pénitence de sa nièce, en rendit des grâces infinies à Dieu et mourut en paix à l'âge de soixante-dix ans; après en avoir passé cinquante avec une extrême dévotion, une parfaite humilité de coeur, et une charité non feinte, dans l'étroite observance des règles de la vie solitaire.

Nous écrivons ceci pour la consolation et pour l'édification de tous ceux qui se veulent engager avec joie dans une vie sainte et afin de rendre à Dieu la gloire et les louanges qui Lui sont dues puisque par sa grâce, Il nous donne avec tant d'abondance tout ce qui nous est nécessaire.

Aussitôt qu'il eût rendu l'esprit pour passer à une meilleure vie, presque toute la ville s'assembla. Chacun s'approchait avec dévotion de ce corps qui avait vécu dans une si extrême pureté et emportait ce qu'il pouvait de ses habits, sachant qu'il y avait beaucoup de bénédiction et tous les malades qui les touchèrent furent guéris à l'heure même.

Marie vécut encore cinq ans après lui et persévéra toujours dans une austérité incroyable, passant les jours et les nuits dans les plaintes et les larmes continuelles. Elle priait Dieu avec tant de ferveur que plusieurs personnes qui, en passant l'entendaient pleurer et soupirer, pleuraient et soupiraient avec elle et lorsqu'elle s'endormit du sommeil des saints pour passer de la terre au ciel, tous ceux qui virent la splendeur qui reluisait sur son visage glorifièrent le Nom du Seigneur.

Hélas, mes très chers frères, ces deux saints dont je viens d'écrire la vie ayant l'esprit détaché de toutes les préoccupations du siècle et ne pensant qu'à aimer Dieu, nous ont quittés pour aller vers Lui avec une pleine confiance et moi qui étais si mal préparé pour rendre compte à ce souverain Juge, suis encore demeuré dans le monde; où l'hiver de ma vie s'approche et où une tempête épouvantable me trouvera dénué de toutes sortes de bonnes oeuvres.

Je tremble de frayeur lorsque je pense en moi-même comme quoi j'offense Dieu tous les jours et fais tous les jours pénitence. Je détruis en certaines heures ce que j'édifie en d'autres. Je dis le soir, je me convertirai demain, et quand le matin est venu, je passe le soir sans m'humilier. Je redis encore le soir d'après, je passerai la nuit en prières et demanderai à Dieu avec larmes qu'il Lui plaise de me pardonner mes péchés, mais alors que la nuit est venue, je me laisse accabler par le sommeil. Ceux qui ont reçu des talents en même temps que moi, travaillent sans cesse pour les faire multiplier, afin de mériter d'en être loués et de commander à dix villes au lieu que par ma paresse, j'ai caché le mien dans la terre et voici mon Seigneur et mon Maître qui s'approche, ce qui me glace le coeur de crainte, ne sachant quelle excuse Lui alléguer de tout le temps que j'ai passé dans une telle négligence.

Toi, mon Dieu, qui seul es sans péché, prends pitié de moi. Sauve-moi, toi qui seul es tout clément et tout miséricordieux, car excepté Toi, qui es le Père tout-puissant et ton Fils unique qui s'est fait homme pour nous, et le saint Esprit qui vivifie toutes choses, je n'en connais et n'en crois point d'autre. Souviens-Toi donc de moi, Toi qui as tant d'amour pour l'homme. Retire-moi de cette prison, de mes iniquités, puisqu'il est également en ton Pouvoir et de m'avoir fait venir dans le monde lorsqu'il T'a plu et de m'en faire sortir lorsqu'il te plaira. Sou-viens-Toi de moi qui n'ai d'autre protection que Toi. Sauve-moi ce pauvre pécheur et que cette même grâce dont Tu m'as favorisé et qui dans cette vie a été tout mon appui, tout mon refuge et toute ma gloire, me couvre sous ses ailes ce jour terrible et épouvantable, car Tu sais, Seigneur, Toi qui pénètre le secret de coeurs et des pensées des hommes, qu'il y a plusieurs méchancetés auxquelles je ne me suis pas laissé aller, que je n'ai pas marché dans les voies de ceux qui scandalisaient leur prochain, que j'ai méprisé la vanité de ces impudents qui font gloire de leurs vices et que je ne me suis jamais engagé dans la défense des hérétiques. Je reconnais néanmoins, qu'il n'y a rien de moi en tout cela, mais que je ne l'ai fait seulement que par l'assistance de ta grâce qui a illuminé mon âme et que c'est par cette même grâce que je te supplie, mon Dieu, de me faire part de ton royaume et de daigner répandre tes saintes bénédictions sur moi, ainsi que Tu les as répandues sur tous ceux qui T'ont été agréables, puisque c'est Toi Père, Fils et saint Esprit, qu'on doit louer, adorer et glorifier dans tous les siècles es siècles. Amen.

 

 

 

VIE DE SAINT ABRAHAM

ET DE SA NIECE SAINTE MARIE

 

Commémorés le 29 Octobre

 

Saint Abraham avait un frère qui, en mourant laissa une fille unique âgée de sept ans seulement. Ses amis la voyant ainsi orpheline la menèrent aussitôt à son oncle qui la fit mettre dans la cellule voisine de la sienne; il y avait entre les deux une toute petite fenêtre, au travers de laquelle il lui enseignait le psautier et l'Écriture sainte. Elle passait avec lui plusieurs heures de la nuit à louer Dieu. Elle chantait des psaumes avec lui. Elle s'efforçait de l'imiter dans ses mortifications et s'avançant avec joie dans cette sainte manière de vivre, elle se hâtait de remplir son âme de toutes sortes de vertus. Ce très saint homme, de son côté demandait sans cesse pour elle à Dieu de ne pas permettre que son esprit s'engageât dans les affections de la terre. Et son père lui ayant laissé une très grosse somme d'argent, ce fidèle serviteur de Jésus Christ avait aussitôt ordonné de donner cet argent aux pauvres et aux orphelins. Elle priait aussi continuelle-ment son oncle de prier Dieu pour elle, afin qu'elle fut délivrée de toutes mauvaises pensées et des pièges que le démon tend sans cesse aux hommes pour les perdre. Ainsi, elle demeurait ferme dans l'observation des règles qu'elle avait embrassées et le saint homme était ravi de la voir avancer avec tant de promptitude et de courage dans toutes les vertus chrétiennes. Elle vécut vingt ans avec lui de cette sainte manière comme un agneau sans tache et une très chaste colombe. Mais le diable transporté de fureur contre elle, mit en oeuvre tous ses artifices pour la faire tomber dans ses filets afin de pouvoir au moins par là, affliger son bienheureux oncle.

Un moine qui ne l'était que de nom venait souvent voir cette sainte fille sous prétexte de tirer profit de ses entretiens; et la regardant au travers de sa fenêtre, il fut transporté d'une passion déréglée et se mit à désirer un lieu où il pourrait l'entretenir plus commodément. Il n'épargna aucune ruse pour amollir sa fermeté par la douceur de ses paroles, afin de la faire renoncer à ses chastes paroles. Il se passa un an de temps avant qu'il put venir à bout de son dessein. Finalement, la malheureuse fille ouvrit la fenêtre de sa cellule, alla le trouver, et par un crime déplorable perdit avec lui cette pureté qui aurait dû lui être mille fois plus chère que sa vie.

Ayant commis un si horrible péché, elle en demeura tellement effrayée que déchirant son cilice et se meurtrissant le visage de coups, l'excès de son affliction la portait jusqu'à vouloir se tuer elle-même. Étant ainsi accablée de douleur et ne sachant dans une telle agitation d'esprit à quoi se résoudre, elle soupirait et fondait en larmes de voir qu'elle n'était plus ce qu'elle était auparavant et elle disait souvent en jetant de fort grands cris : "Je vois bien que dès cette heure, je me dois considérer comme morte. J'ai perdu tout le temps que j'ai passé dans une sainte vie et toutes les peines que j'y ai souffertes. Toutes ces larmes que j'ai répandues dans mes prières ! Toutes ces veilles que j'ai employées à chanter les louanges de Dieu me sont maintenant inutiles. J'ai irrité mon Seigneur et mon Maître et me suis donné la mort à moi-même. Hélas, misérable que je suis, pourrais-je trop pleurer mon malheur, quand j'aurais en moi la source de toutes les larmes du monde ? J'ai comblé l'esprit de mon saint oncle d'une affliction insupportable. Dans la confusion où est mon âme, je me vois couverte d'infamie d'avoir commis un si grand crime; et je suis maintenant le sujet de la risée des démons. Pourquoi vivre davantage puisque je suis dans une extrême misère ? Hélas, qu'ai-je fait ? Dans quel malheur me suis-je engagée ? Comment mon esprit s'est-il rempli de tant de ténèbres ? Je suis tombée sans m'en apercevoir. J'ai perdu l'honneur sans y prendre garde et je ne saurais dire comment il est arrivé qu'un épais nuage ait environné mon coeur, que j'aie pu ignorer ce que je faisais. Où me cacherai-je ? Où irai-je ? Et en quel abîme me jetterai-je. ? Que sont devenue toutes les instructions de mon très saint oncle, et les charitables avis d'Ephrem, son intime ami, son compagnon dans la vie solitaire par lesquels ils m'exhortaient à demeurer toujours vierge et de conserver mon âme pure pour mon époux immortel, me disant si souvent : "Souviens-toi que comme Il est très saint, Il est aussi très jaloux". Hélas ! que ferai-je ? Je n'ose pas seulement à cette heure regarder le ciel, sachant que je ne suis pas moins morte devant Dieu que devant les hommes. Et comment, pécheresse que je suis, et plongée dans la fange de l'impureté, oserais-je encore retourner à cette fenêtre pour parler à mon oncle ? Et quand je serais assez hardie pour y aller, n'en sortirait-il pas une flamme qui me dévorerait à l'instant ? Il vaut donc mieux, puisque je suis déjà morte, et qu'il ne me reste plus aucune espérance de salut, que je m'en aille dans un autre pays où personne ne puisse me reconnaître. Ayant pris cette résolution, elle s'en alla aussitôt dans une autre ville, où après avoir changé d'habit, elle s'arrêta dans une hôtellerie.

Cette fille s'étant perdue de la sorte, saint Abraham eut en dormant une telle vision. Il lui semble voir un dragon cruel et épouvantable et dont le regard était hideux, qui faisait en sifflant un bruit terrible et qui venant de sa caverne jusque dans sa cellule et qui trouva une colombe qu'il engloutit et puis s'en retourna dans son antre. Le saint s'étant réveillé avec une merveilleuse tristesse se mit à pleurer amèrement, croyant que cela signifiait que le diable allait provoquer une grande persécution contre l'Église de Dieu, qui porterait plusieurs personnes à renoncer à la foi, ou que cette même Église était menacée d'un schisme. Et alors, s'étant jeté à genoux, il fit cette prière : "Seigneur, toi qui connais toutes les choses à venir, et qui as tant d'amour pour les hommes, tu sais ce que cette vision signifie". Deux jours après, il vit encore la nuit, en songe, ce même dragon venir de la même sorte dans sa cellule et il lui sembla que ce monstre ayant mis la tête sous ses pieds, il la lui avait écrasée, et qu'ayant trouvé dans son ventre cette colombe qu'il avait dévorée il l'en avait retirée toute vivante. S'étant éveillé, il appela diverses fois sa nièce qu'il croyait être dans se cellule en disant : "Ma fille Marie, - car il la nommait ainsi -, d'où vient que durant ces deux jours tu as été si paresseuse à chanter les louanges de Dieu ?" Voyant qu'elle ne répondait pas et qu'il y avait deux jours qu'il ne l'avait entendue chanter des psaumes selon sa coutume, il reconnut que son songe la regardait très assurément. Alors, jetant de grands soupirs et fondant en larmes commença à dire : "Hélas, malheureux que je suis, un loup très cruel a ravi ma brebis et ma fille est devenue captive." Il éleva ensuite la voix et dit en continuant de pleurer : "Jésus Christ Sauveur du monde, ramène ma chère brebis et fais-la rentrer par ta grâce dans ta sainte bergerie, afin que ma vieillesse ne descende point avec douleur dans le sépulcre. Ne méprise pas, mon Dieu, ma prière, mais fais-moi voir promptement les effets de ta Miséricorde et retire ma fille encore vivante de la gueule de ce dragon." Ces deux jours qui lui avaient été révélés en songe furent accomplis par le cours de deux années, que sa nièce, comme si elle eut été dans le ventre du cruel dragon, passa dans une vie débordée, sans que durant tout ce temps ce saint homme se ralentît jamais dans les prières qu'il faisait pour elle.

Au bout des deux ans ayant appris où elle était et la vie qu'elle menait, il pria l'un de ses amis de l'aller trouver et de s'enquérir avec grand soin de toutes choses. Celui-ci y étant allé et l'ayant informé exactement de la vérité, comme ayant même vu sa nièce, il apporta ensuite à ce saint homme qui l'en avait prié, un habit de cavalier, et lui amena un cheval. Alors, ayant ouvert sa porte, il sortit et prit cet habillement de soldat avec un de ces grands chapeaux que l'on n'ôte point de la tête, et qui lui couvrait une partie du visage et prenant de l'argent, monta à cheval et s'en alla rapidement, se déguisant de la sorte pour n'être point reconnu. Et de même que ceux qui veulent reconnaître le pays et les places de leurs ennemis, s'habillent comme eux afin de n'être pas remarqués, ainsi, le saint prit l'habit de son ennemi afin de le vaincre. Admirons donc, mes très chers frères, ce second Abraham. Il est vrai que le premier étant allé au combat contre quatre rois et les ayant vaincus, délira Lot, son neveu de captivité. Mais cet autre Abraham va faire la guerre contre le diable et après l'avoir mis en fuite ramènera sa nièce avec un triomphe encore plus illustre.

Étant arrivé au lieu que son ami avait dit, il alla loger dans cette hôtellerie, et jetait les yeux de tous côtés pour voir s'il n'apercevrait point sa nièce. Enfin, après avoir passé des heures entières sans en pouvoir trouver l'occasion, il dit à l'hôte en sou-riant : "Mon maître, j'ai appris que vous avez ici une fort jolie fille, et je serais bien aise de la voir si vous le trouviez bon." Cet homme considérant sa barbe blanche et le voyant cassé de vieillesse, et ne se pouvant imaginer qu'il désirât de la voir pour aucun mauvais dessein lui répondit : "Il est vrai, monsieur, comme on vous l'a rapporté, qu'elle est d'une beauté incroyable (car en effet sa beauté semblait aller au delà de tout ce qu'il y a de plus parfait dans la nature). Abraham lui demanda son nom et sut qu'elle s'appelait Marie. Sur quoi il lui dit avec un visage riant : 'Je vous prie de me la faire voir, et que je puisse aujourd'hui souper avec elle, car selon ce que j'en appris, c'est une personne fort accomplie." L'hôte l'appela et étant venue en habit de cour-tisane, quand son saint oncle la vit en cet état, il pensa mourir d'affliction, mais il cacha sous son visage gai la douleur qu'il avait dans l'âme et avec une fermeté généreuse retint les larmes qui voulaient sortir de ses yeux, de crainte que si sa nièce l'eût reconnu, elle n'eût eu recours à la fuite dans l'étonnement où la mettrait sa présence.

Lorsqu'ils se furent assis pour la collation, cet homme admirable commença à railler et à se jouer avec elle. Sur quoi, se levant, elle l'embrassa par derrière la tête mais sentant en l'embrassant cette odeur si douce que donne la pureté de l'abstinence, elle se ressouvint du temps qu'elle la pratiquait et comme si quelque dard lui eût percé le coeur, elle jeta un grand soupir, elle commença à pleurer, et ne pouvant retenir la violence de son sentiment le fit éclater par ces paroles : "Hélas ! misérable que je suis !" L'hôte, fort étonné lui dit : "D'où vient, mademoiselle Marie, que vous avez poussé tout d'un coup de si grands soupirs ? Il y a aujourd'hui deux ans que vous êtes céans sans que je vous aie jamais vu soupirer, ni entendu dire une seule parole qui témoignât la moindre tristesse et ainsi je ne sais ce qui a pu main-tenant vous arriver." Elle répondit : "O que je serais heureuse si j'étais morte il y a trois ans !" Sur cela le bienheureux vieillard pour n'être point reconnu lui dit avec une visage serein : "Lorsque nous sommes dans la joie, vous nous venez ici conter nos péchés."

Le saint donna de l'argent à l'hôte et lui dit : "Je vous prie, mon maître, de nous apprêter parfaitement bien à souper afin que je puisse faire bonne chère avec cette fille, car je suis venu de bien loin pour l'amour d'elle."

Après qu'ils eurent fait grande chère, la fille le convia d'entrer dans sa chambre pour s'en aller coucher : "Allons, lui dit-il, et étant entré il vit un lit élevé sur lequel il s'assit aussitôt avec un visage extrêmement gai.

Puis la fille voulant l'aider à se déshabiller, il la pria de bien fermer la porte auparavant. Ce qu'ayant fait et puis étant revenue, il lui dit : "Mademoiselle Marie, approchez-vous s'il vous plaît." Lorsqu'elle se fut approchée, il la prit par le bras comme s'il eût voulu l'embrasser et ôtant ce grand chapeau qui lui couvrait une partie du visage, et joignant ses larmes à ses paroles, lui dit : "Ma fille Marie, ne me connais-tu point ? Mon enfant, ne suis-je pas celui qui t'a nourrie ? Que t'est-il arrivé, ma fille ? Pourquoi as-tu eu si peu de confiance en moi ? Et pourquoi en m'abandonnant ainsi m'as-tu comblé d'une douleur insupportable, car qui est sans péché, sinon Dieu seul ?"

Après ces paroles, elle demeura entre ses mains aussi immobile qu'une pierre, tant elle se trouva également touchée de confusion et de crainte. Alors, le saint homme en pleurant toujours continua de la sorte : "Tu ne me réponds point, ma fille, tu ne me dis pas un seul mot, toi qui es une partie de moi-même ? N'est-ce pas pour l'amour de toi que je suis venu ici ? Je prends sur moi ton péché, j'en rendrai compte à Dieu pour toi au jour du Jugement et je satisferai pour toi à sa justice."

Il continua jusqu'à minuit à la consoler avec semblables paroles accompagnées d'abondantes larmes. Enfin, cette pauvre fille s'étant un peu rassurée lui dit en pleurant : "Ma confusion est si extrême que je n'ai pas la hardiesse de vous regarder. Et comment pourrais-je adresser mes prières à Dieu, m'étant souillée dans la fange de tant d'impuretés ?" Le saint homme lui répondit : "O ma fille, je me charge de ta faute et veux bien que Dieu m'en demande compte au lieu de toi. Crois-moi seulement et tu en conviens. Retournons dans notre heureuse solitude. Garde-toi bien, ma fille, de te défier de la Miséricorde de Dieu, car quand tes péchés seraient arrivés à un tel comble qu'ils égaleraient la hauteur des montagnes, sa Clémence est infiniment élevée au-dessus de toutes choses. N'as-tu pas lu, autrefois, avec moi, que cette femme qui était dans l'impureté s'étant approchée de notre Sauveur qui est la Pureté même, ne Le souilla pas, mais au contraire, fut purifiée par Lui. Elle lava avec ses larmes, dit l'évangile, les pieds de Jésus et les essuya de ses cheveux."

Elle lui répondit : "Si vous croyez, mon oncle, que je puisse faire pénitence et que Dieu veuille la recevoir pour satisfaction de mes péchés, j'obéirai à ce que vous me commanderez. Marchez devant, je suivrai votre sainteté et je baiserai la trace de vos pas en reconnaissance de ce que votre extrême compassion pour moi vous a fait faire afin de me retirer du gouffre de l'impureté." En achevant ces paroles, elle se prosterna à ses pieds et pleura tout le reste de la nuit en disant : "Mon Seigneur et mon Dieu, que puis-je faire pour reconnaître tant d'effets que je reçois de ta Bonté et de ta Miséricorde ?"

Le jour commençant à paraître, le bienheureux Abraham lui dit : "Lève-toi, ma fille et partons pour retourner en nos cellules." Elle lui répondit : "J'ai quelque argent et quelques hardes, que vous plaît-il que j'en fasse ?" Il lui dit : "Laisse-les ici, puisque tu les tiens du démon."

S'étant levés, ils sortirent, il la prit sur son cheval et comme le pasteur qui a retrouvé la brebis qu'il avait perdue la rapporte avec joie sur ses épaules, ainsi ce saint homme rempli de contentement dans son coeur faisait son voyage avec sa nièce.

Lorsqu'ils furent arrivés en leurs cellules, il l'enferma dans celle où il demeurait auparavant qui était la plus reculée et se mit en l'autre. Marie s'étant revêtue d'un cilice persévérait avec humilité dans les larmes et elle mortifiait son corps par les veilles et par les travaux les plus austères de la pénitence. Elle élevait continuellement sa voix à Dieu avec modestie et repos d'esprit. Elle pleurait ses péchés avec une ferme espérance de pardon et ses prières continuelles étaient accompagnées de tant de sagesse qu'il n'y a point de coeur de marbre qui n'eût été touché en entendant ses cris et ses plaintes.

Et Dieu tout miséricordieux et qui ne veut point la mort des pécheurs mais seulement qu'ils se convertissent, fut si pleinement satisfait de la grandeur de sa pénitence qu'après qu'elle y eût passé trois ans, Il redonna à sa prière, la santé à plusieurs personnes. Car les peuples ayant beaucoup de con-fiance en son secours allaient vers elle et ressentaient l'effet des prières qu'elle faisait à Dieu en leur faveur.

Le bienheureux Abraham ayant encore vécu dix ans et vu l'admirable pénitence de sa nièce, en rendit des grâces infinies à Dieu et mourut en paix à l'âge de soixante-dix ans; après en avoir passé cinquante avec une extrême dévotion, une parfaite humilité de coeur, et une charité non feinte, dans l'étroite observance des règles de la vie solitaire.

Nous écrivons ceci pour la consolation et pour l'édification de tous ceux qui se veulent engager avec joie dans une vie sainte et afin de rendre à Dieu la gloire et les louanges qui Lui sont dues puisque par sa grâce, Il nous donne avec tant d'abondance tout ce qui nous est nécessaire.

Aussitôt qu'il eût rendu l'esprit pour passer à une meilleure vie, presque toute la ville s'assembla. Chacun s'approchait avec dévotion de ce corps qui avait vécu dans une si extrême pureté et emportait ce qu'il pouvait de ses habits, sachant qu'il y avait beaucoup de bénédiction et tous les malades qui les touchèrent furent guéris à l'heure même.

Marie vécut encore cinq ans après lui et persévéra toujours dans une austérité incroyable, passant les jours et les nuits dans les plaintes et les larmes continuelles. Elle priait Dieu avec tant de ferveur que plusieurs personnes qui, en passant l'entendaient pleurer et soupirer, pleuraient et soupiraient avec elle et lorsqu'elle s'endormit du sommeil des saints pour passer de la terre au ciel, tous ceux qui virent la splendeur qui reluisait sur son visage glorifièrent le Nom du Seigneur.

Hélas, mes très chers frères, ces deux saints dont je viens d'écrire la vie ayant l'esprit détaché de toutes les préoccupations du siècle et ne pensant qu'à aimer Dieu, nous ont quittés pour aller vers Lui avec une pleine confiance et moi qui étais si mal préparé pour rendre compte à ce souverain Juge, suis encore demeuré dans le monde; où l'hiver de ma vie s'approche et où une tempête épouvantable me trouvera dénué de toutes sortes de bonnes oeuvres.

Je tremble de frayeur lorsque je pense en moi-même comme quoi j'offense Dieu tous les jours et fais tous les jours pénitence. Je détruis en certaines heures ce que j'édifie en d'autres. Je dis le soir, je me convertirai demain, et quand le matin est venu, je passe le soir sans m'humilier. Je redis encore le soir d'après, je passerai la nuit en prières et demanderai à Dieu avec larmes qu'il Lui plaise de me pardonner mes péchés, mais alors que la nuit est venue, je me laisse accabler par le sommeil. Ceux qui ont reçu des talents en même temps que moi, travaillent sans cesse pour les faire multiplier, afin de mériter d'en être loués et de commander à dix villes au lieu que par ma paresse, j'ai caché le mien dans la terre et voici mon Seigneur et mon Maître qui s'approche, ce qui me glace le coeur de crainte, ne sachant quelle excuse Lui alléguer de tout le temps que j'ai passé dans une telle négligence.

Toi, mon Dieu, qui seul es sans péché, prends pitié de moi. Sauve-moi, toi qui seul es tout clément et tout miséricordieux, car excepté Toi, qui es le Père tout-puissant et ton Fils unique qui s'est fait homme pour nous, et le saint Esprit qui vivifie toutes choses, je n'en connais et n'en crois point d'autre. Souviens-Toi donc de moi, Toi qui as tant d'amour pour l'homme. Retire-moi de cette prison, de mes iniquités, puisqu'il est également en ton Pouvoir et de m'avoir fait venir dans le monde lorsqu'il T'a plu et de m'en faire sortir lorsqu'il te plaira. Sou-viens-Toi de moi qui n'ai d'autre protection que Toi. Sauve-moi ce pauvre pécheur et que cette même grâce dont Tu m'as favorisé et qui dans cette vie a été tout mon appui, tout mon refuge et toute ma gloire, me couvre sous ses ailes ce jour terrible et épouvantable, car Tu sais, Seigneur, Toi qui pénètre le secret de coeurs et des pensées des hommes, qu'il y a plusieurs méchancetés auxquelles je ne me suis pas laissé aller, que je n'ai pas marché dans les voies de ceux qui scandalisaient leur prochain, que j'ai méprisé la vanité de ces impudents qui font gloire de leurs vices et que je ne me suis jamais engagé dans la défense des hérétiques. Je reconnais néanmoins, qu'il n'y a rien de moi en tout cela, mais que je ne l'ai fait seulement que par l'assistance de ta grâce qui a illuminé mon âme et que c'est par cette même grâce que je te supplie, mon Dieu, de me faire part de ton royaume et de daigner répandre tes saintes bénédictions sur moi, ainsi que Tu les as répandues sur tous ceux qui T'ont été agréables, puisque c'est Toi Père, Fils et saint Esprit, qu'on doit louer, adorer et glorifier dans tous les siècles es siècles. Amen.

 

 

 

SAINT ALEXIS "L'HOMME DE DIEU"

fêté le 17 mars

 

Les parents du juste Alexis

Alexis naquit à Rome au temps du règne des rois pieux, Aréade et Onorius (4e siècle). Ces deux empereurs étaient les enfants du grand Théodose et régnèrent, le premier en Orient et le second en Occident. Le père d'Alexis se nommait Ephimien et était un haut dignitaire. Aux yeux de tous il était non seulement riche, mais il se distinguait par sa prestance et encore plus par sa sagesse, ses dons psychiques et sa vie vertueuse. Il était bon chrétien.

Ephimien était un ouvrier parfait de la vigne du Sauveur Jésus Christ. Il était appliqué, attentif et consciencieux à l'application de l'enseignement du Seigneur, observant avec soin ses instructions. Les grandes richesses d'Ephimien n'engourdissaient pas son coeur et n'asservissaient pas son âme. Au contraire, il en usait de façon chrétienne, pour soulager les souffrances humaines et les malheurs. Les portes de sa demeure étaient ouvertes aux pauvres et aux affamés. Son hospitalité était inégalable et sa charité inimitable.

Sa femme, Aglaée, l'aidait également dans son oeuvre divine et philanthropique. Les parents d'Alexis étaient de véritables chrétiens; philanthropes, compatissants, charitables. Il ne leur semblait pas suffisant de donner seulement aux malheureux, mais ils éprouvaient aussi le besoin de les servir. Ils étaient heureux de s'occuper des pauvres, de les entourer, et de partager avec eux leur repas à la même table. Leur demeure resplendissait et brillait chaque soir d'amour et d'humanité, de bonté et d'hospitalité. Personne ne demeurait sans abri ou affamé. Tous trouvaient là tendresse, amour, consolation et espoir.

Mais les gens égoïstes et méchants, les esclaves des richesses et des mondanités commencèrent à les accuser et à les ridiculiser, leur disant : "Ce que vous faites ce n'est pas de la philanthropie. C'est de la démesure et du mépris. Que vous deveniez les serviteurs de ces insignifiantes guenilles ne s'accorde pas avec vous ! Ce n'est pas normal que vous serviez les mendiants ! Avez-vous songé à votre rang ? Pourquoi donc souillez-vous votre renom avec cette besogne sans personnalité ? L'oeuvre que vous accomplissez doit être celle de vos serviteurs ". Ces paroles de leurs parents, connaissances et amis insensés de l'aristocratie ne parvinrent pas à verser dans les coeurs d'Ephimien et d'Aglaée le poison de l'égoïsme satanique, au contraire, Ephimien poursuivit son oeuvre, disant à ceux qui lui parlaient de son comportement envers les pauvres : - "Ceux-ci sont les frères du Seigneur. Ils sont frères du Christ. Le Seigneur Jésus Christ nous a commandé dans son évangile de les aimer et de les se-courir. Nous serons récompensés de notre amour avec prodigalité. Qu'est-ce donc qui vous semble anormal ? Ne savez-vous pas que le Christ s'est fait serviteur pour notre salut ? Pourquoi donc nous, devrions-nous avoir honte de servir notre prochain, notre frère ?"

Et le couple uni, sans se laisser entraîner par l'ironie des parents et connaissances, continuait à secourir, encourager, faire la charité, et à offrir son aide aux souffrances humaines.

 

La naissance d'Alexis

Toutefois, ce couple charitable était torturé par une tristesse silencieuse. Leur chagrin caché et leur grande peine étaient de ne pas avoir d'enfant. Toujours avec espérance et foi, ils priaient Dieu de satisfaire leur désir. Dieu entendit leurs prières et Aglaée donna naissance à un garçon qu'ils nommèrent Alexis. Le bonheur après cet événement s'étendit davantage sur la maison d'Ephimien.

Le petit Alexis grandissait dans un entourage qui débordait d'amour, de vertu chrétienne et d'humanité. Il n'apprenait pas seulement les lettres mais grandissait dans l'accomplissement des vertus. Il n'entendait pas seulement des conseils sur la bonté et les bonnes oeuvres mais en même temps il voyait les aumônes et les bienfaits dans sa maison. Il commença avec sa jeune main, lui aussi, à distribuer les biens matériels aux pauvres et aux orphelins. Aux grandes fêtes chrétiennes, ses parents réunissaient les orphelins dans leur maison et le petit Alexis les servait avec le secours des serviteurs leur montrant son amour.

L'éducation d'Alexis était très soignée. Cette diligence à l'éduquer chrétiennement lui avait façonné un caractère supérieur. Doux, simple, bon, patient, intelligent, réservé, il était un modèle pour les jeunes. Il avait un esprit brillant et étudia non seulement l'Écriture sainte mais encore l'enseignement en général.

Après toutes ses études, il en vint à la conclusion que toutes les choses du monde sont vaines. Tous les biens de ce monde provisoire se fanent facilement et deviennent inutiles. L'homme ne doit penser qu'à une seule chose et ne doit lutter que pour elle : comment hériter des biens éternels et incorruptibles du paradis.

Le mariage d'Alexis

Alors que le coeur d'Alexis brûlait du désir de vivre en accord avec la Volonté de Dieu et avec une ascèse sévère, ses parents formaient d'autres projets pour lui. Ils voulaient, eux, voir leur fils marié et heureux dans une union bénie. Ils rêvaient d'avoir des petits-enfants qu'ils chériraient.

Ainsi donc, lorsqu'Alexis parvint à un âge convenable, ses parents insistèrent pour le marier. Le juste vécut alors un moment difficile car il ne voulait pas leur opposer un refus énergique. Dieu arrangea les choses et le fit sortir de cette impasse. Alexis savait qu'une jeune fille voulait demeurer elle aussi célibataire pour servir les pauvres. Il savait encore que ses parents la pressaient comme lui à se marier. Il s'entendit alors avec elle et ils se mirent d'accord pour se marier tout en conservant leur virginité pour accomplir leur désir envers Dieu.

Après leur accord, le jour de leurs noces arriva. Le Mystère eut lieu en l'église de saint Boniface à Rome. Ce fut un grand et joyeux événement. Personne toutefois n'avait connaissance de ce saint accord décidé en secret entre les deux jeunes nouveaux mariés.

La nuit de leurs noces, les deux jeunes époux demeurés seuls prièrent longuement ensemble. Ensuite, avec l'accord de la pieuse jeune fille, avec son assentiment et son autorisation, le juste se prépara à quitter Rome pour l'étranger.

Il enveloppa son anneau et sa ceinture et les donna à la jeune mariée lui disant : "Prends cela, ma chère, et garde-les. Que Dieu demeure près de nous et qu'Il prenne soin de nous."

 

Vers la Syrie

Après avoir salué ainsi la jeune fille, Alexis se rendit dans la pièce voisine, se vêtit le plus pauvrement possible, prit avec lui de l'or et des pierres précieuses et descendit au port.

Là, il trouva un bateau qui partait pour la Syrie. Il y entra sans hésitation et fit ce grand voyage Š

Lorsque le bateau fut arrivé à Laodicée, le juste descendit à la ville pour continuer de là son voyage à pieds vers Edesse (Syrie). Là-bas se trouvait l'église du Seigneur dans laquelle était conservée l'icône du Seigneur Jésus, non faite de main d'homme.

 

L'icône (non faite de main d'homme)

Mais voyons ce que dit la tradition pour cette merveilleuse icône ?

Lorsque notre Seigneur Jésus Christ se trouvait encore sur terre et faisait ses grands et extraordinaires miracles, à Edesse de Syrie vivait un gouverneur nommé Abgar, qui avait entendu grand nombre de choses concernant le nom du Seigneur. Les miracles du Christ avaient été connus de tous en ce lieu. Abgar avait de la sympathie pour le Seigneur qu'il admirait et il était rigoureusement contre ceux qui guettaient l'occasion de le mal-mener et qui voulaient sa perte.

Mais Abgar était gravement malade et ne pouvait pas aller à Jérusalem pour voir le Seigneur de près. Une terrible lèpre dévorait et tyrannisait son corps, alors que d'épouvantables douleurs des articulations ne le laissaient pas en paix Š

Poussé par son amour de connaître le saint Visage du Christ, Abgar envoya un ami peintre, Ananias, à Jérusalem, le priant de faire le portrait du Seigneur avec précision. Il lui donna également une lettre à remettre au Seigneur.

Arrivé aux Lieux saints, Ananias remit la lettre du gouverneur au Seigneur et parallèlement, il s'efforçait à dessiner son visage. Mais en aucune façon il ne parvenait à faire son portrait car le Christ changeait sans cesse Š Alors, le Seigneur qui connait les coeurs lava son visage et demanda un linge pour s'essuyer. On lui donna un mouchoir bien plié. Le Seigneur le prit et épongea son visage puis il le donna à Ananias lui disant :

"Donne-le à celui qui t'a envoyé !"

Mais que s'était-il passé ? Quel admirable événement ! Sur le linge s'était imprimé le visage du Seigneur- la sainte image du Christ.

Ananias, plein d'enthousiasme porta cette sainte icône, le saint voile à Abgar. Le gouverneur l'ayant vénéré fut guéri. Après cela, il se fit baptiser et devint un ardent chrétien.

C'est donc cette icône non faite de main d'homme dont il est question ici .

Lorsque le vertueux Alexis fut arrivé à Edesse de Syrie et qu'il vit en face de lui la célèbre église avec l'icône, il fut inondé par la joie. Ainsi rempli de joie céleste il demeura là longtemps. Il distribua aux pauvres ses nombreux objets de valeur et son argent et vivait à présent dans une dure ascèse.

Il demeurait là dans l'église, vêtu de vieux vêtements comme un mendiant et il se sentait heureux en voyant la représentation de notre Seigneur Jésus Christ sur son icône. De nombreux chrétiens lui faisaient l'aumône mais lui ne gardait que l'argent nécessaire pour s'acheter du pain, et il distribuait le reste aux pauvres. Ainsi, plus le temps passait et plus Alexis progressait dans la vertu et l'ascèse. Il priait avec une foi ardente, jeûnait et veillait. Il passait ses journées dans une sévère maîtrise de lui-même. Son austère vie ascétique traça sur son visage ses marques. Il perdit sa beauté. Son teint s'assombrit. Ses yeux s'en-foncèrent dans leurs orbites. Il devint comme une ombre décharnée. Mais la sainteté émanait de tout son être. Son visage était à présent austère mais doux. Chaque dimanche il communiait aux saints et purs Mystères.

 

Les lamentations de ses parents

Depuis le jour où le juste Alexis disparut de sa maison, ses parents se lamentaient, inconsolables. Ils ne savaient pas où il était parti et n'apprenaient rien à son sujet. Ils pleuraient sans cesse amèrement.

Pour essayer de le trouver, ils envoyèrent leurs gens partout. Les envoyés d'Ephimien et d'Aglaée allaient jusqu'à Edesse et demandaient après lui. Ils passèrent même près de lui et lui firent l'aumône; mais ils ne purent le reconnaître ainsi vêtu, amaigri, ascétique et pauvre. Sans se troubler, le vertueux Alexis les reconnut et prit de leurs mains l'aumône remerciant Dieu en disant :

- Je te remercie mon Dieu pour m'avoir rendu digne de recevoir l'aumône de mes serviteurs d'autrefois.

Ainsi, après que les envoyés d'Ephimien allèrent dans de nombreuses villes et visitèrent un grand nombre de monastères demandant après le juste Alexis, ils s'en retournèrent sans succès à Rome.

Alors, des plaintes, des pleurs et des lamentations se firent entendre dans la demeure du juste par ses parents, sa famille, ses amis et connaissances. La peine s'étendit sur toute la ville et sur toutes les couches sociales de ce temps-là.

Pendant ce temps le juste, serein, calme et heureux se réjouissait de ne pas avoir été reconnu par les envoyés de son père et pouvait ainsi goûter à la joie inexprimable de la vie ascétique.

Le juste Alexis est demeuré 17 années entières dans le narthex de l'église de la Très-Sainte-Enfantrice-et-Mère-de-Dieu, à Edesse en Syrie. Il y vécut dans une ascèse austère, dans la vertu et la sainteté.

Sa vie sainte suscitait l'intérêt des chrétiens et ils accouraient nombreux près de lui pour admirer sa sainteté et sa dure vie ascétique.

Le juste craignit alors que ces manifestations du monde ne lui soient nuisibles, qu'il en éprouve de l'orgueil et soit privé ainsi de la gloire céleste. C'est pourquoi il décida de partir ail-leurs, en un lieu étranger et inconnu.

Il se mit en marche vers les contrées de la Cilicie. Il voulait connaître la patrie de l'apôtre Paul : Tarse.

Comme le bateau avançait, une violente tempête s'abattit sur la mer. Des vents contraires éloignaient avec force le capitaine de son itinéraire. Ce mauvais temps dura de nombreux jours. Le capitaine du bateau changea alors sa destination et prit la direction de Rome.

Ainsi donc, Alexis, sans y avoir pensé ni l'avoir cherché, se trouva sur la terre paternelle. Il pensa que c'était la volonté de Dieu qu'il revoie les siens.

 

A sa maison paternelle

Avant de se mettre en marche vers la maison paternelle, il alla d'abord prier à l'église. Ensuite il se rendit à sa mai-son tel un inconnu, un étranger, qui aurait besoin de se-cours. Il y trouva un accueil chaleureux, sans que personne ne le reconnut. Depuis, il allait fréquemment chez lui mais demeurait toujours un moine inconnu. Ses parents lui montraient une grande sympathie et le priaient de demeurer chez eux se consacrant uniquement à ses occupations religieuses. Son coeur alors battait peut-être très fort et sans doute lui venait-il l'envie de leur crier qu'il était leur fils. Il éprouvait sûrement le besoin de courir à eux, de se jeter dans leurs bras et de les embrasser.

Mais il demeurait cependant ferme. Il s'était donné entièrement à Dieu. Son amour était sans partage. Indifférent également, il était resté à la vue de la pieuse fille qu'il avait épousée bien des années auparavant et qu'il voyait à présent s'occuper des pauvres dans la maison de ses parents.

Le juste s'installa dans un coin simple et ascétique près de la maison de son père. Son séjour ici ne fut pas infructueux. A tous ceux qui arrivaient à la maison pour s'y restaurer, il enseignait la parole de Dieu. Son enseignement était admirable et chaleureux. Tous avaient les yeux suspendus à ses lèvres et l'écoutaient avec émotion. Ainsi la maison d'Ephimien ne donnait pas seulement une nourriture terrestre et des vêtements pour le corps mais, en même temps, une nourriture pour l'âme. Cette maison brillait à "l'image d'une église."

 

Le démon jaloux le tente

L'ennemi du bien, le jaloux démon voit l'oeuvre d'Alexis s'étendre, prendre racine et s'amplifier. Cela lui déchire les entrailles. Ces progrès l'ébranlent. Il projette alors de chasser le juste, mais comment y réussir : il grince des dents et sème une guerre redoutable contre le juste. Il pousse les serviteurs d'Ephimien à le mépriser, le taquiner, l'importuner et le déranger continuellement. Le juste comprend qu'il est éprouvé et il supporte avec une admirable patience. Il endure tout en silence sans le moindre murmure, sans la moindre parole. La tentation se faisait plus aiguë lorsqu'il voyait pleurer son père sur la disparition de son enfant, et lorsqu'il voyait sa mère et la digne fille son épouse, se lamenter de sa perte Š Une lutte avait lieu alors à l'intérieur de lui. L'amour envers ses parents et l'amour envers Dieu le travaillaient. Mais l'amour pour Dieu finissait toujours par vaincre. En de tels moments, le juste priait et se répétait tout bas les paroles du Seigneur : "Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne d'être mon serviteur." Et pourtant la douleur de ses parents l'ébranlait bien des fois. Le saint demandait alors à Dieu de satisfaire ce désir : Que ses parents ne meurent pas avant lui à la suite de leur peine.

 

Le rôle de l'honorable fille

A l'intérieur de l' entourage chrétien de sa maison, le juste voyait avec une joie secrète son épouse dévouée vivre vertueusement et saintement près de ses parents et près de Dieu. Il la voyait agir charitablement avec bienfaisance,bonté, vertu et, il glorifiait Dieu qui la gardait dans cette voie sainte. Il proposa à ses parents qu'ils remettent également à leur belle-fille l'éducation des orphelins et des jeunes filles sans protection. La mère d'Alexis, Aglaée avec sa belle-fille travaillaient harmonieusement à cette oeuvre.

Elles donnèrent du travail, de l'affection et une éducation chrétienne à ces faibles créatures. La respectueuse belle-fille conseillait les jeunes, fortifiant leur foi et les aidant à conserver vivant l'enthousiasme de leur vie.

 

La dormition du juste

Mais la vaine vie terrestre passe vite. Ainsi vite s'est achevée la vie terrestre pleine de souffrances, d'efforts et de sacrifices du juste Alexis.

Peu de jours avant qu'il ne s'endorme et se repose ainsi des peines et des tourments qu'il avait endurés sur terre, Dieu lui fit connaître qu'il allait quitter ce monde provisoire. Il demanda à un serviteur de son père de lui apporter du papier et de l'encre. Il écrivit ensuite en peu de mots son histoire et dévoila son nom. Afin qu'on le crut, il écrivit quelques détails sur sa vie personnelle. Il rappela les mots qu'il avait dits à la mariée, sa femme lorsqu'il lui remit son anneau le soir de son départ. S'adressant à ses parents et à sa femme il les pria de ne pas être fâchés ni lui garder rigueur de les avoir plongés dans les tourments et la tristesse. Tout ce qu'il avait fait, leur disait-il, c'était pour obéir à son Sauveur.

Sa lettre terminée, il se mit à prier sans interruption.

 

Le miracle de Rome

Peu avant la dormition dans le Seigneur du juste, il y avait eut un merveilleux événement à Rome. Alors que le pape Innocent célébrait en l'église des Saints-Apôtres de Rome en présence de l'empereur Onorius, une voix céleste se fit en-tendre qui disait :

- "Vendredi, l'homme de Dieu quitte son corps. Cherchez-le pour qu'il fasse une prière pour la ville afin que vous demeuriez sans dommage !"

Le jeudi soir tous se réunirent en l'église des Saints-Apôtres pour y accomplir une veillée nocturne.

Ils priaient Dieu de leur montrer où ils trouveraient son serviteur l'homme de Dieu comme l'avait nommé la voix céleste.

A cette veillée étaient présents l'évêque de Rome, le pape Innocent, l'empereur, Ephimien, et une grande foule de croyants.

Vers l'aube, une voix se fit entendre à nouveau du ciel, disant : "C'est dans la maison d'Ephimien que se trouve l'homme de Dieu ."

Ephimien comprit qu'il s'agissait du doux et saint enseignant qui demeurait près de lui. Il se hâta d'aller avec le pape, l'empereur et les autres archontes vers la pauvre maisonnette où demeurait le juste.

En y pénétrant, ils trouvèrent le saint le visage recouvert et tenant dans sa main droite un papier. Ephimien essaya de prendre ce papier mais n'y parvint pas. Ils découvrirent ensuite le visage de saint Alexis et virent tous avec étonnement qu'il resplendissait au point qu'il était difficile de pouvoir le regarder.

Le pontife, l'empereur et le peuple s'agenouillèrent avec humilité et embrassèrent sa sainte dépouille. Après avoir prié ils prirent de sa main la lettre et la lurent. "C'était Alexis !" ce sont-ils tous écriés.

Sans pouvoir retenir son émotion, Ephimien se jeta sur le corps de son enfant Alexis qu'il mouillait de ses larmes. Peu après vinrent s'ajouter les lamentations d'Aglaée et de sa pieuse belle-fille... Que devaient-ils faire devant cet extraordinaire événement ? Pleurer ou se réjouir ? Porter le deuil ou fêter les retrouvailles ?

Ensuite le pape avec l'empereur emmenèrent presque de force la relique au centre de la ville pour que tous puissent la vénérer.

Là se firent d'étonnants prodiges : des sourds-muets entendirent et parlèrent. Des démoniaques furent guéris. Des lépreux furent purifiés et d'autres nombreuses maladies disparurent à l'instant où les malades embrassaient la sainte relique.

Il était impossible de transporter le corps du saint dans cette mare humaine des chrétiens qui s'étaient réunis pour le vénérer.

L'évêque de Rome et l'empereur tenaient la couche mortuaire avec piété et demandaient à la foule de s'écarter pour leur livrer le passage afin qu'ils puissent porter le saint jusqu'à l'église et l'y déposer. Mais cela était impossible. Ils jetèrent même des pièces d'or à droite et à gauche pour éloigner le peuple et se frayer un chemin mais sans résultat.

Finalement le pontife dit que le saint ne serait pas mis au tombeau avant que tous ne l'aient approché et vénéré. Ainsi seulement ils purent le déposer dans l'église où il demeura une semaine. Ensuite ils fut enterré dans l'église de Saint-Pierre.

Du tombeau de saint Alexis jaillit de l'huile sainte parfumée, avec laquelle s'étant oints de nombreux malades furent guéris.

Le juste Alexis s'est endormi le 17 mars de l'an 410

 

 

 

 

VIE DE SAINT HILARION

écrite par saint Jérôme

 

Fêté le 21 octobre

Hilarion était d'un bourg nommé Tabate, qui est assis du côté de Gaza, ville de la Palestine. Son père et sa mère étaient idolâtres. Ils l'envoyèrent faire ses humanités à Alexandrie. Il y donna des preuves d'un grand esprit, et ses moeurs, autant que son âge pouvait le permettre, y furent aussi pures, ce qui le rendit en peu de temps aimé de tous et savant en rhétorique.

Au bout de peu de temps, il entra dans la foi de Jésus Christ; il ne prenait plaisir ni au cirque, ni aux gladiateurs, ni aux représentations du théâtre, mais toute sa joie était de se trouver à l'église en l'assemblée des fidèles.

Ayant entendu parler de saint Antoine, l'extrême désir qu'il eut de le voir le fit aller dans le désert; lorsqu'il fut arrivé à la retraite de ce saint, il changea d'habit et demeura près de deux mois auprès de lui. Et il admirait quelle était son assiduité dans la prière; son humilité à recevoir ses frères; sa sévérité à les reprendre; sa gaîté à les exhorter; et comme nulle infirmité n'était capable d'interrompre son abstinence.

Mais il fut gêné dans cette retraite par la multitude de ceux qui venaient de tous côtés chercher saint Antoine pour être soulagés de diverses maladies, et particulièrement de l'obsession des démons. Il se dit que puisqu'il y avait dans cette partie du désert autant de monde que dans les villes, il devait commencer ainsi qu'avait commencé Antoine. Il s'en retourna donc en son pays avec quelques moines; et ses parents étant déjà morts, il donna une partie de son bien à ses frères et l'autre aux pauvres, sans rien se réserver, à cause de cette parole de notre Seigneur : "Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne saurait être mon disciple".

Il n'avait alors que quinze ans; et s'étant ainsi dépouillé de tout, il entra dans ce désert qui s'étend du côté gauche, lorsque l'on va en Egypte par le côté et qui se trouve à quelque distance de Gaza. Ces parages étaient fort fréquentés par les brigands et les assassins, aussi ses proches et ses amis l'avertirent de ce péril et le supplièrent de différer son projet, mais il méprisa ce danger. Chacun s'étonnait de son courage, et on eût encore plus admiré cette résolution s'il l'on n'eût vu reluire dans ses yeux cette foi si vive et si ardente qui brûlait son coeur.

Pourtant, sa santé qui était fragile était un autre obstacle à cette sainte détermination. Car il était d'une complexion délicate et se trouvait ainsi très sensible à toutes les injures de l'air, le moindre froid ou le moindre chaud était capable de lui donner beaucoup de peine. Mais il trouva dans le secours de sa foi la force de surmonter ces indispositions.

Il partit donc un jour pour la retraite qu'il s'était donnée, se couvrant seulement d'un sac et d'une tunique de poil, que le bienheureux Antoine lui avait donnés lorsqu'il prit congé de lui. Il établit son domicile entre la mer et les marais, dans une vaste et effroyable solitude, où il ne mangeait que quinze figues par jour, après que le soleil était couché. Comme cette contrée, ainsi que je l'ai déjà dit, était toute pleine de voleurs, nul autre homme que lui n'avait jamais demeuré en ce lieu-là. Que pouvait faire le démon en le voyant vivre de la sorte ? De quel côté pouvait-il se tourner ? Il en enrageait. Cet esprit des ténèbres, ne pouvant faire pis, chatouillait ses sens et s'efforçait de faire sentir à son corps qui entrait dans l'adolescence les ardeurs de la volupté qui, jusqu'a-lors, lui étaient inconnues. Ainsi, ce jeune soldat de Jésus Christ était contraint de porter son imagination à des choses qu'il ignorait et de penser avec appréhension à des pompes et à des magnificences qu'il n'avait jamais vues. Ces pensées nouvelles le mettaient en colère contre lui-même et il se meurtrissait l'estomac de coups, comme si, en frappant son corps, il eût pu les chasser de son esprit : "Perfide animal, je t'empêcherai bien de frémir", s'écria-t-il. Je te ferai travailler par le chaud et par le froid, afin que tu penses plutôt à manger qu'à te donner du plaisir." Ainsi, après trois ou quatre jours de jeûne, il se soutenait seulement avec quelques herbes et un peu de figues; il priait et chantait des psaumes toutes les heures et il travaillait la terre afin que ce travail redoublât la fatigue de ses jeûnes. Ainsi son corps fut tellement épuisé qu'à peine la peau tenait-elle encore à ses os.

Une nuit, il entendit comme des plaintes de petits enfants, des pleurs de femme, des bêlements de brebis, mêlés au son de plusieurs voix barbares et confuses et il fut cette fois plus épouvanté encore. Il se dressa avec effroi et regarda tout autour de lui. Puis, il se jeta à genoux tout tremblant, fit le signe de la croix sur son front, et s'étant ainsi armé du bouclier de la foi, il reconnut que tout cela n'était que des jeux du démon. Ayant alors désir de voir ce qu'il avait horreur d'entendre, il jetait les yeux de tous côtés, lorsque soudain il aperçut, la lune étant fort claire, un chariot tiré par des chevaux enflammés qui se précipitait sur lui. Sur quoi, il n'eut pas plutôt imploré à haute voix l'assistance de Jésus Christ que la terre s'ouvrît et engloutît cette machine. Ce que voyant, il porta les yeux au ciel et dit : "Il a précipité dans la mer le cheval et le cavalier."

Hilarion a souffert tant de tentations, et les démons lui ont adressé de jour et de nuit tant d'embûches, que si je les voulais toutes raconter, je passerais les bornes d'un juste volume. Combien de fois, lorsqu'il était couché, des femmes toutes nues se sont-elles présentées devant lui ? Il avait bien garde de porter ses regards sur elles. Et combien de fois, lorsqu'il avait faim, des festins magnifiques ont-ils paru devant ses yeux ? Il avait bien garde de porter ses mains sur eux. Quelquefois, lorsqu'il priait, des loups en hurlant, des renards en jappant, sautaient par-dessus lui. Il continuait à prier. Et un jour qu'il chantait des psaumes, il eut pour spectacle, un combat de gladiateurs, dont l'un tombant comme mort à ses pieds le priait de lui donner sépulcre. Il continua à chanter. On voit combien il montrait, en ces saintes occupations une divine opiniâtreté. Une seule fois, le démon réussit à prendre en faute sa persévérante vigilance. Ce fut un soir où, s'étant distrait, le malin, plus éveillé que lui, sauta sur ses épaules, et en lui éperonnant les côtes, et lui frappant la tête avec son fouet lui criait : "Hue, hue, cours donc, pourquoi t'endors-tu ? et en cet état, il lui demanda avec un gros rire si le courage lui manquait et s'il voulait qu'il lui donnât de l'orge.

De seize jusqu'à vingt ans, il n'eut d'autre abri contre le chaud et la pluie, qu'une cabane de jonc. Depuis, il fit toutes les fois, une petite cellule qui se voit encore aujourd'hui; elle était large de quatre pieds, et haute de cinq et ainsi plus basse que lui, mais comme elle était un peu plus longue qu'il ne fallait pour son corps, elle paraissait plutôt un sépulcre. Il ne coupait ses cheveux qu'une fois l'année, le jour de Pâques tout en prenant cependant les soins d'hygiène indispensables. Il coucha jusqu'à sa mort sur une litière de jonc. On dit qu'il ne lava jamais le sac dont il s'était revêtu et qu'il ne changeait de tunique que quand la sienne était en pièces. Il savait toute l'Écriture sainte par coeur, et chaque jour, après qu'il avait fait oraison et chanté des psaumes, il la récitait tout haut comme si Dieu eût été présent.

Il serait trop long de raconter ses grandes actions dans l'ordre, je les renfermerai en peu de mots et représenterai ainsi toute sa vie devant les yeux du lecteur, puis je reprendrai la suite de ma narration.

De vingt-et-un jusqu'à vingt-sept ans, il ne mangea que des lentilles trempées dans l'eau froide et même, durant les trois dernières années que du pain avec du sel et de l'eau. De vingt-sept à trente ans, il ne vécut que d'herbes sauvages et de racines. De trente-et-un jusqu'à trente-cinq ans, il n'eut pour toute substance que six mesures de pain et d'orge et un peu d'herbes. Mais sentant sa vue baisser et souffrant d'une grattelle qui lui donnait une violente démangeaison par tout le corps et rendait sa peau aussi rude que de la pierre ponce, il ajouta de l'huile à ses aliments. Il continua jusqu'à soixante-trois ans à vivre dans cette abstinence, ne goûtant outre cela ni fruit, ni légume, ni rien d'autre. Alors, voyant que son corps s'affaiblissait et croyant que sa mort était proche, il ne mangea plus de pain de soixante-quatre ans à quatre-vingts, sa ferveur étant si incroyable qu'il semblait entrer seulement au service de Dieu en un âge où les autres ont accoutumé de diminuer leurs austérités.

Il persévéra jusqu'à la mort en cette manière de vivre, ne mangeant jamais qu'après le coucher du soleil, et ne rompant jamais son jeûne ni aux jours de fête, ni dans ses plus grandes maladies.

 

Mais il est temps de reprendre la narration que j'avais quittée. Lorsqu'Hilarion demeurait encore dans sa cabane n'étant âgé que de dix-huit ans, les voleurs vinrent le chercher la nuit, parce qu'ils pensaient trouver en sa possession quelque chose qu'ils puissent dérober, soit, parce qu'ils regardaient comme déshonorant pour eux qu'un jeune homme ne craignît point leurs violences : ils parcoururent pendant toute la nuit le désert qui s'étend entre la mer et les marais sans pouvoir trouver le lieu où il se retirait, mais ayant fini par le découvrir lorsqu'il était déjà grand jour, ils lui dirent ironiquement : "Que ferais-tu si des vo-leurs venaient à toi ?" Il répondit : "Un homme qui n'a rien n'a point peur des voleurs." Et comme ils lui répondaient : "Ils peu-vent te tuer." "Ils le peuvent sans doute, répliqua-t-il, mais cela ne fait pas que je les craigne parce que je suis tout préparé à la mort. Sur quoi ces voleurs, admirant sa foi et sa confiance, lui contèrent leurs recherches de la nuit précédente et comment leurs yeux avaient été miraculeusement obscurcis et lui promirent de mieux vivre à l'avenir.

Il était âgé de vingt-deux ans et n'était connu de personne par sa réputation qui le rendait célèbre en toutes les villes de la Palestine, lorsqu'une femme d'Eleuteropolis, qui était demeurée quinze ans sans avoir d'enfants se voyait délaissée par son mari à cause de sa stérilité, osa la première l'aborder et se jeta à ses genoux en lui disant : "Pardonnez à ma hardiesse; pardonnez à mon besoin. Pourquoi détournez-vous vos yeux de moi ? Pour-quoi fuyez-vous celle qui vous prie ? Ne me regardez pas comme femme, mais regardez-moi comme misérable : mon sexe a porté le Sauveur du monde; et ce ne sont pas les saints, mais les malades qui ont besoin de médecin". Il s'arrêta à ces paroles et lui de-manda les causes de sa visite et de ses pleurs. Les ayant apprises, il leva les yeux au ciel, puis il lui dit d'avoir bonne espérance et l'accompagna de ses larmes lorsqu'elle l'eût quitté et au bout d'un an, il la revit avec un fils que Dieu lui donna.

Ce fut là le commencement de ses miracles, mais un beaucoup plus grand le rendit encore plus célèbre. Aristenète, femme d'Elpide qui fut depuis Grand-Maître du palais de l'empereur, et qui était un des plus en vue parmi les chrétiens, retournant avec son mari et trois de ses enfants d'une visite qu'elle avait faite à saint Antoine, fut obligée de s'arrêter à Gaza parce que ses enfants étaient tombés malades, mais les miasmes des marais aggravèrent l'état des enfants qui tombèrent dans une violente fièvre et furent abandonnés des médecins. La pauvre mère, criant et hurlant, courait au milieu de ses trois fils, allant tantôt vers l'un et tantôt vers l'autre, sans savoir lequel elle devait pleurer le premier. Comme on lui disait qu'il y avait un ermite dans le désert assez proche, oubliant la pompe des personnes de sa condition et se souvenant seulement qu'elle était mère, elle part accompagnée de quelques servantes et de quelques eunuques, son mari ayant tout juste réussi à le faire monter sur un âne. Étant arrivée vers Hilarion, elle lui dit : "Je vous conjure par le Dieu que nous adorons, par notre Seigneur Jésus Christ qui est la clémence même, et par la croix et par son Sang, de me rendre mes trois fils et de venir à Gaza, afin que le Nom de notre Sauveur et de notre Maître soit glorifié dans une ville païenne." Hilarion, ne pouvant se résoudre à lui accorder sa demande, et disant qu'il n'était jamais sorti de sa cellule et qu'il n'avait point coutume, non seulement d'aller dans les villes, mais d'entrer même dans les moindres villages, Aristenète se jeta par terre en criant par diverses fois : "Hilarion, serviteur de Dieu, rendez-moi mes enfants et que ceux qu'Antoine a embrassés en Egypte, soient conservés par vous en Syrie." Tous ceux qui étaient présents fondaient en larmes et lui-même pleurait en repoussant sa prière. Que dirai-je de plus ? Cette dame ne s'en voulut jamais retourner qu'après qu'il lui eut promis qu'aussitôt après le coucher du soleil, il se rendrait dans Gaza. Étant arrivé et ayant examiné l'un après l'autre, dans leurs lits, ces jeunes enfants, que consumait la fièvre, il invoqua le Nom de Jésus Christ. Effet admirable de la puissance de ce Nom ! On vit soudain une sueur abondante sortir miraculeusement de leurs trois corps ainsi que de trois fontaines et en même temps, les petits malades acceptèrent de la nourriture, reconnurent leur mère éplorée, et rendant des actions de grâce à Dieu, baisèrent les mains du jeune et vénérable saint. Ce miracle ayant été su et raconté de tous côtés, on voyait comme à l'envi, les peuples de Syrie et d'Égypte aller vers lui en grand nombre et avec tant d'enthousiasme que plusieurs embrassaient la foi de Jésus Christ et faisaient profession de la vie monastique. Car il n'y avait point alors de monastères dans la Palestine et avant saint Hilarion, on n'avait point vu de moines en Syrie. Il y montra, le premier, cette manière de vivre. Il en donna, le premier, les instructions et comme notre Seigneur Jésus Christ avait le vieillard Antoine en Egypte, il avait le jeune Hilarion en Palestine.

 

Les moines qui demeuraient avec Hilarion (car il y en avait alors plusieurs) lui amenèrent d'une ville d'Égypte appelée Facidia, une femme aveugle depuis dix ans, qui lui dit qu'elle avait employé tout son bien à se faire traiter par les médecins. Le saint lui répondit : "D'abord, évitez de vous adresser aux médecins. Ensuite, si vous l'aviez donné aux pauvres, Jésus Christ qui est le véritable Médecin vous aurait guérie." Sur quoi, cette pauvre femme redoublant ses prières et le conjurant d'avoir pitié d'elle, il lui cracha sur les yeux et soudain, à l'exemple du Sauveur et par la même vertu elle recouvra la vue.

 

Un cocher de Gaza qui conduisait les chars dans le cirque ayant été frappé du démon alors qu'il était sur son char et étant demeuré paralysé de tout le corps si bien qu'il ne pouvait pas même tourner la tête ni remuer les mains, lui fut apporté sur une civière en cet état; il ne lui restait que sa langue pour prier le saint. Celui-ci lui répondit qu'il ne pouvait être guéri si, auparavant, il ne croyait en Jésus Christ et ne promettait de renoncer à son métier. Il crut sur-le-champ, puis s'engagea à abandonner son ancienne vie. Il fut guéri aussitôt fort solidement et se réjouit beaucoup plus d'avoir recouvré la santé de son âme que celle de son corps.

 

Un sportif, nommé Marcitas qui était du territoire de Jérusalem, et extraordinairement fort, avait tant de complaisance en sa force, qu'il s'amusait à porter fort longtemps et fort loin quinze sacs de farine et n'était content que lorsqu'il avait pu battre les records établis par les ânes et les mulets. Loin de se borner à ces performances, il se plaisait également, sous l'influence d'un des plus méchants des démons, à mettre en pièces les entraves dont on se voulait servir pour l'arrêter, et les gonds même, et les ferrures avec lesquels on voulait le retenir en prison. La municipalité était fort ennuyée. Il avait coupé avec les dents le nez et les oreilles de plusieurs personnes; il avait brisé les pieds de plu-sieurs agents de la police et les mâchoires des autres et avait imprimé une telle terreur dans l'esprit de tout le monde qu'on dut l'amener au monastère, chargé de chaînes les plus fortes de la ville, ainsi que l'on aurait amené un taureau très furieux. On pria Hilarion de le rendre inoffensif. Les frères, lorsqu'ils le virent en cet état furent tous très épouvantés (car il était d'une grandeur démesurée) et vinrent le dire à leur père. Mais, lui, sans se lever, commanda qu'on le lui amenât et qu'on le déliât et lorsque cet homme redoutable eut été délié, il lui dit : "Baisse la tête et viens ici." Alors, ce misérable, toute sa fureur étant cessée, commença à trembler, à baisser la tête sans oser lever les yeux et à lécher les pieds d'Hilarion, lequel l'ayant exorcisé, chassa le démon qui le possédait et le renvoya le septième jour.

 

Mais je ne dois pas taire ce qui arriva à Orion, gouverneur de la ville d'Aïla, sur la Mer Rouge. Cet homme, possédé d'une légion de démons, lui fut amené, ayant les mains, le cou, les côtés et les pieds chargés de chaînes et les yeux égarés et menaçants, témoignaient assez l'extrême fureur dont il était agité; le saint se promenait alors avec ses frères, auxquels il expliquait un passage de l'Écriture sainte et Orion, s'étant échappé des mains de ceux qui le tenaient se jeta sur lui, le saisit par derrière et l'en-leva bien haut, en l'air. Sur quoi, tous ceux qui étaient présents, jetèrent un grand cri parce qu'ils craignaient qu'il ne brisât ce corps si exténué par les jeûnes. Mais le saint, en souriant, leur dit : "Laissez-le faire et ne vous mettez pas en peine de la lutte qui doit avoir lieu entre lui et moi." Ayant ensuite saisi la tête de ce malheureux, il le prit par les cheveux et l'amena à ses pieds, puis lui serra les mains l'une contre l'autre et avec ses deux pieds marcha sur les liens et redoublant encore de violence, il dit : "Endure, endure. troupe de démons !" Sur quoi, Orion, jetant de grands cris mêlés de pleurs et couché sur le dos, s'écria : "Ô Jésus, mon Seigneur et Maître, délivre-moi de cette misère et de cet esclavage, c'est à toi qu'il appartient de vaincre non seulement un, mais plusieurs démons !" Or, voici une chose inouïe : on entendait à ce moment-là sortir de la bouche du vieil homme des voix nombreuses et semblables à la rumeur de tout un peuple - c'étaient les démons. Hilarion l'ayant délivré, il revint le revoir quelque temps après avec sa femme et ses enfants et lui apporta plusieurs présents pour lui témoigner sa reconnaissance. Sur quoi le saint dit : "N'avez-vous pas lu de quelle façon Giézi et Siméon ont été châtiés pour en avoir offert ? l'un pour avoir voulu vendre les dons du saint Esprit et l'autre pour avoir voulu les acheter ?" Orion lui ayant répondu, les larmes aux yeux : Recevez cela, je vous supplie, et donnez-le aux pauvres." Il lui répliqua : "Vous pouvez mieux le faire que moi, puisque vous allez dans les villes et connaissez ceux qui en ont besoin. Mais, moi, ayant abandonné tout ce que j'avais, pourquoi désirerais-je le bien d'autrui ? Il y en a beaucoup qui emploient le nom des pauvres pour servir de prétexte à leur cupidité : la véritable charité n'est point artificieuse et personne ne distribue mieux son bien aux pauvres que celui qui ne se réserve rien pour lui-même." A quoi il ajouta, voyant le chagrin d'Orion : "Ne t'afflige point, mon fils ce que je fais n'est pas moins dans ton intérêt que dans le mien, puisque si je reçois tes présents, j'offenserais Dieu et cette légion de démons retournerait en toi."

 

Italicus, habitant du même bourg, et qui était chrétien, possédait une écurie dont les chevaux couraient au cirque contre ceux de l'un des deux premiers magistrats de Gaza qui était idolâtre. Ces courses avaient lieu dans toutes les villes romaines à l'occasion de l'anniversaire du rapt des Sabines, et dans cette course, celui-là était réputé victorieux, qui avait devancé les chevaux de ses concurrents. Italicus, voyant que l'écurie adverse, au moyen d'un enchanteur qui usait de certaines invocations maléfiques, empêchait ses chevaux de courir et redoublait la vitesse des siens, vint trouver le bienheureux Hilarion. Ce vénérable vieillard, trouvant qu'il était ridicule de gaspiller des prières pour de semblables niaiseries lui dit en souriant : "Vends plutôt ces chevaux et tu donneras le prix aux pauvres pour le salut de ton âme." Il répondit que la charge de faire courir était une sorte de fonction publique à laquelle il était contraint et qu'un chrétien ne pouvant user de charmes, il avait jugé à propos d'avoir recours à un serviteur de Jésus Christ, principalement contre les idolâtres de Gaza qui étaient ennemis de Dieu et dont l'insolence et le triomphe étaient un outrage pour l'Église de Jésus Christ.

Hilarion n'était pas fort convaincu par ce raisonnement, mais les frères le trouvèrent fort juste et insistèrent pour qu'il intervînt. Sur quoi, Hilarion commanda qu'on emplît d'eau un pot de terre dans lequel il avait coutume de boire et qu'on le lui donnât. Italicus, l'ayant reçu, il arrosa de cette eau pour ainsi dire bénite, l'écurie, les chevaux, le cocher, le char et les barrières du cirque. Tout le peuple était dans une merveilleuse attente de ce qui devait se produire. Car son adversaire, se moquant de cette aspersion comme d'une superstition l'avait racontée partout et ceux qui misaient sur l'écurie d'Italicus se réjouissaient déjà. Le signal étant donné, les chevaux d'Italicus allaient aussi vite que s'ils eussent des ailes, et les autres semblaient avoir des entraves aux pieds. Les roues du char, tiré par ceux-ci, paraissaient toutes enflammées et ceux qui conduisaient l'autre, purent tout juste voir leur dos. Tout le peuple poussait de grands cris, les uns de triomphe, les autres de rage. Ceux qui avaient parié pour Italicus, vinrent au guichet, mais ceux qui n'avaient pas reçu ce plaisir, frémissaient de rage, demandaient que l'on punît Hilarion, comme étant le sorcier des chrétiens. Cette victoire, si connue et si publique, servit, dit-on, à faire embrasser la foi à ceux qui en furent témoins et au personnel du cirque.

 

Dans le même bourg, où se fait une partie du trafic de Gaza, il y avait un jeune homme éperdument amoureux d'une vierge consacrée à Dieu. Il n'avait rien pu gagner sur elle par tous les hommages, cajoleries et autres témoignages de passion qui sont la ruine de la chasteté. Alors, il alla à Memphis pour y chercher dans la magie, un moyen d'attaquer à nouveau la vertu de cette fille. Après avoir passé une année à se faire instruire par les prêtres d'Esculape, qui ont pour métier de perdre encore davantage et non de guérir les âmes, il revint dans l'espérance d'accomplir le crime qu'il avait conçu. Il enterra devant la porte de la fille une lame d'airain de Chypre sur laquelle étaient inscrites des formules de conjuration et plusieurs figures monstrueuses. Cette malheureuse vierge, perdant aussitôt tous les sentiments de la pudeur, jeta le voile qui lui couvrait la tête et n'eut plus d'autre pensée que de commettre le crime qui lui faisait horreur auparavant. Il lui arrivait même de grincer des dents, et d'appeler à haute voix celui qui par ses charmes l'avait réduite en cet état. Ses parents, très inquiets, l'amenèrent au monastère et la mirent entre les mains d'Hilarion. Aussitôt le démon commença à hurler : "C'est par force, disait-il, que je suis venu ici. Tu veux me contraindre à sortir du corps de cette fille et j'y suis attaché par la lame de cuivre et par la trame de fil qui sont enterrés sous le seuil de sa porte. Je n'en sortirai donc point, si celui qui m'a ainsi engagé ne me dégage."

A quoi le saint répondit : "Certes, ta force doit être bien grande, puisque tu es ainsi enchaîné et arrêté par une lame de cuivre et une tresse de fil. Mais dis-moi, comment as-tu eu la hardiesse d'obséder une vierge consacrée à Dieu ?"

- Afin, répliqua-t-il, de conserver la virginité.

- De conserver la virginité, répondit Hilarion, toi qui es l'ennemi déclaré de la chasteté ? Et pourquoi n'entrais-tu pas plutôt dans le corps de celui qui t'envoyait ?

- Pourquoi y serais-je entré, dit-il, puisqu'il est déjà possédé par le démon de l'amour qui est un de mes compagnons.

Mais le saint ne voulut pas avoir recours aux sortilèges pour chasser le démon et préféra délivrer la fille de lui-même de peur que le démon ne parut avoir été chassé par les sortilèges et ne le fut point en réalité. Les démons sont toujours trompeurs et très habiles à feindre des choses fausses. Ainsi, ayant délivré cette fille, il la reprit fort de ce que sa mauvaise conduite avait donné pouvoir au démon de l'obséder comme il avait fait et l'engagea à vivre désormais dans une chasteté très rigoureuse.

 

La réputation d'Hilarion ne s'étendait pas seulement en Palestine et dans les villes voisines de l'Égypte et de la Syrie, mais aussi dans les provinces les plus éloignées. C'est pourquoi l'un des officiers des gardes de l'empereur Constance, jeune seigneur d'origine française, était dès sa jeunesse possédé par un démon qui le faisait toutes les nuits hurler, gémir, et grincer des dents, demanda à l'empereur la permission d'aller en Palestine et lui en dit tout naïvement la cause. L'empereur lui ayant donné des lettres de recommandation pour le gouverneur de la Palestine, ce gouverneur le fit conduire à Gaza en grande pompe. Comme il avait demandé aux magistrats en quel lieu demeurait le moine Hilarion, les habitants de Gaza, croyant qu'il allait l'honorer d'une visite de la part de l'empereur, l'accompagnèrent jusqu'au monastère tant afin de rendre honneur à une personne recommandée par sa Majesté impériale que pour faire oublier à Hilarion, par cette marque de respect, les offenses qu'ils avaient pu lui faire.

Le vieillard se promenait alors sur le sable et récitait à mi-voix quelques versets des psaumes. Voyant venir à lui cette grande troupe, il s'arrêta, et leur ayant à tous rendu le salut et donné sa bénédiction, leur dit une heure après de s'en retourner et ne retint que le Français avec sa suite et ses serviteurs, parce qu'il avait reconnu à ses yeux quelle était la cause qui l'amenait. Dès que le saint commença à l'interroger, on le vit s'élever en l'air, pour ainsi dire, touchant à peine la terre du bout des pieds et rugissant effroyablement. Aux questions qui lui étaient faites par Hilarion, il répondit en syriaque et ainsi l'on voyait sortir d'une bouche étrangère et qui ne savait d'autres langues que le français et le latin, des phrases syriaques si pures qu'il n'y manquait ni le sifflement, ni l'aspiration, ni aucune autre particularité de l'idiome de la Palestine. Le saint l'interrogea aussi en grec pour que les assistants puissent comprendre; le démon répondit en la même langue et expliqua que la magie l'avait contraint d'entrer dans ce corps.

- Je ne me mets guère en peine de savoir comment tu y es entré, lui dit le bienheureux ermite, mais je te commande d'en sortir au Nom de Jésus Christ, notre Seigneur. Et le démon de sortir avec un cri épouvantable.

Cet officier supérieur, ayant été ainsi délivré, offrit au saint, avec une grande simplicité, dix livres d'or. Mais au lieu de les recevoir, le saint lui donna un pain d'orge pour lui faire comprendre que ceux qui se contentent d'une telle nourriture ne sauraient que faire de l'or.

 

Mais c'est peu de parler des hommes. On lui amenait aussi tous les jours des animaux furieux; l'un d'eux fut un chameau de Bactriane, d'une prodigieuse grandeur, qui avait fracassé plusieurs personnes et était amené par plus de trente hommes qui le traînaient avec de grosses cordes. Il avait les yeux pleins de taches de sang, la bouche écumante, la langue enflée et haletante. Mais ses étranges rugissements donnaient encore plus de terreur que tout le reste. Le saint vieillard commanda qu'on le déliât et dès qu'il le fut, tous les ecclésiastiques ceux qui étaient avec lui et tous ceux qui avaient amené cet animal s'enfuirent. Mais lui marcha fermement au-devant de lui et lui dit : "Tu ne m'étonneras pas, ô démon, par une si grande masse corporelle, que tu sois dans un renard ou dans un chameau, tu es toujours le même."

Ayant achevé ces paroles, il demeura ferme et étendit la main. Cette bête qui venait toute furieuse et semblait vouloir le dévorer, tomba sur ses longs genoux aussitôt qu'elle fut arrivée auprès de lui et baissant la tête la tint contre terre.

Tous ceux qui virent ce spectacle s'étonnaient qu'une si grande furie se fût changée si soudainement en une si grande douceur. Sur quoi, le saint les instruisant, leur apprit que le diable s'empare aussi des animaux parce qu'il porte aux hommes une haine si violente qu'il voudrait pouvoir détruire en même temps qu'eux tout ce qui leur appartient, et il leur rappelait l'exemple du bienheureux Job que le démon ne put tenter qu'après qu'il eut fait mourir tout ce qui était à lui et ainsi, personne ne devait s'étonner de ce que, avec la permission de notre Seigneur, les démons avaient fait noyer deux mille pourceaux.

Le temps me manquerait si je voulais rapporter tous les miracles qu'il a faits : car Dieu l'avait élevé à une si grande gloire que saint Antoine apprenant quelle était sa manière de vivre, lui écrivait et recevait très volontiers de ses lettres. Et lorsque des malades venaient à lui de la Syrie, il leur disait : "Pourquoi vous êtes-vous donné la peine de venir de si loin, puisque vous avez près de chez vous mon collègue Hilarion." Grâce à son influence, les monastères se multiplièrent dans toute la Palestine et tous les moines couraient à l'envi vers lui : ce que voyant, il rendait des louanges à Dieu de tant de grâces, et les exhortait tous à s'avancer dans la perfection en leur disant : "Que la figure de ce monde passe, et que celle-là est la seule véritable vie qui s'acquiert par les travaux et les incommodités de la vie présente." Et ces monastères étaient en pleine prospérité à cause de lui.

 

Une autre fois, il passait, par hasard, dans une petite ville nommée Elusa, le jour qu'une solennité avait rassemblé tout le peuple dans le temple de Vénus. Cette petite ville était si éloignée de tout qu'elle était à demi-barbare. Les habitants ayant su que saint Hilarion passait (car ils le connaissaient parce qu'il avait délivré plusieurs Sarrasins possédés du diable) ils vinrent le trouver en grand nombre avec leurs femmes et leurs enfants, en baissant la tête et en criant en syriaque : Barec, c'est-à-dire : "Donnez-nous votre bénédiction." Le saint les recevant avec douceur et humilité les conjurait d'adorer plutôt Dieu que des pierres et idoles. Ce qu'il disait en fondant en larmes, en levant les yeux au ciel et en leur promettant que s'ils croyaient en Jésus Christ, il les viendrait souvent visiter. Merveilleuse grâce de notre Seigneur ! Ils ne lui permirent de s'en aller qu'après qu'il eut tracé la place d'une église et que leur prêtre tout couronné comme il était, eut été marqué du sceau de Jésus Christ.

Une autre année, alors qu'il était sur le point d'aller visiter les monastères, et faisait la liste de ceux chez qui il voulait demeurer et de ceux qu'il ne voulait voir qu'en passant, les frères sachant qu'entre les autres moines, il y en avait un qui était un peu trop économe, et souhaitant le corriger de ce vice, le prièrent de le mettre au nombre de ceux chez qui il s'arrêterait. Il leur répondit : "Pourquoi voulez-vous que je lui fasse de la peine et que je gâte votre voyage en même temps ?" Ce moine trop économe ayant su cela et en ayant honte, obtint avec grande difficulté d'Hilarion à l'instance de tous les autres frères que son ermitage fût mis au nombre de ceux où il devait s'arrêter. Dix jours après, ils y arrivèrent, et trouvèrent des gardes disposés par toute sa vigne qui avec des pierres et des mottes empêchaient que l'on en approchât. Aussi partirent-ils le lendemain matin sans avoir mangé une seule grappe de raisin, le saint ne faisant qu'en rire et feignant d'ignorer ce qui s'était passé.

Un autre moine, nommé Sabas (car il faut supprimer le nom de l'avare et ne taire le nom de celui qui fut généreux) les ayant reçus en passant un jour de dimanche, les pria tous d'entrer en sa vigne, afin qu'en mangeant des raisins avant l'heure du repas, la fatigue du chemin leur fût plus aisée à supporter. Sur quoi, le saint dit : "Malheur à celui qui nourrira son corps avant son âme. Prions ! Chantons des psaumes ! Rendons nos devoirs à Dieu, et puis vous entrerez dans la vigne !"

Après avoir prié, il monta sur un lieu élevé d'où il bénit la vigne, puis y laissa aller les frères. Le nombre de ceux qui se rassasièrent de ces raisins n'était pas inférieur à trois mille et cette vigne, avant qu'on y eût touché ayant été estimée pouvoir rendre cent mesures de vin, elle en rendit trois cents, vingt jours après. Au lieu que le moine avare en recueillit beaucoup moins qu'il n'avait accoutumé et toute sa récolte s'étant tournée en vinaigre, se repentit trop tard de sa faute. En quoi, il n'y eut rien que le vieillard n'eût prédit à plusieurs.

 

Il avait en horreur, par-dessus tout, les moines qui mettaient ce qu'ils avaient en réserve, et prenaient trop de soin ou de leur dépense, ou de leurs habits, ou de quelqu'une de ces autres choses qui passent avec le siècle. Ainsi, il ne voulait plus voir l'un d'entre eux, qui demeurait à cinq milles de lui, parce qu'il avait appris qu'il gardait son petit jardin avec trop de soin, de crainte qu'on n'y dérobât quelque chose et qu'il avait un peu d'argent. Ce frère voulant se réconcilier avec lui venait souvent voir les autres frères et particulièrement Hésychius que saint Hilarion aimait avec une extrême tendresse, et lui apporta un jour une botte de pois chiches encore tout verts. Hésychius les ayant servis le soir sur la table, le saint s'écria qu'il ne pouvait souffrir cette puanteur et demanda d'où ils venaient. Hésychius répondant que c'étaient les prémices du jardin d'un des frères qui les avait apportées. "Ne sentez-vous pas, répartit le saint, cette effroyable puanteur, et combien ces pois chiches sentent l'avarice ? Donnez-les aux boeufs et vous verrez s'ils en mangeront. Hésychius ayant obéi et les ayant portés dans l'étable, les boeufs tout épouvantés et mugissant extraordinairement rompirent leurs cordes et s'enfuirent. Car le saint avait le don de connaître par l'odeur des corps, des habits et des autres choses auxquelles on avait touché à quel démon ou à quel vice on était assujetti.

 

A l'âge de soixante-trois ans, considérant l'importance de son monastère, le nombre des frères qui demeuraient avec lui et la multitude de ceux qui lui amenaient des malades à guérir, il regrettait amèrement son ancienne manière de vivre et parfois ce souvenir lui faisait verser des larmes. Les frères lui demandant ce qu'il avait et pourquoi il s'affligeait de la sorte : "Hélas, dit-il, je suis retourné dans le siècle et j'ai reçu ma récompense en cette vie. Voici que toute la Palestine et les provinces voisines me considèrent comme si j'étais quelqu'un et sous prétexte du monastère et de pourvoir aux besoins des frères, j'ai des héritages en des meubles." Ses disciples observaient avec attention ce qui se passait en lui, mais particulièrement Hésychius qui avait un amour et un respect incroyable pour le saint vieillard.

Ayant ainsi passé deux années en pleurs, Aristenète, femme du Grand-Maître dont j'ai parlé, vint trouver saint Hilarion avec le dessein d'aller ensuite visiter saint Antoine. Sur quoi il lui dit, fondant en larmes : "Je voudrais bien y aller aussi, si je n'étais arrêté, comme en prison, dans ce monastère, ou si ce voyage pouvait être utile, mais il y a deux jours que le monde a été privé d'un tel père." Cette dame ajoutant foi à ses paroles, changea de résolution et peu de jours après sut en effet, par un messager que saint Antoine était passé à une meilleure vie.

Que les autres admirent les miracles et les prodiges si extraordinaires accomplis par saint Hilarion, son incroyable abstinence, sa science et son humilité. Quant à moi, rien ne m'étonne si fort que de voir comme il a foulé aux pieds avec mépris les honneurs qu'on lui rendait, et cette haute réputation que sa vertu lui avait acquise. On voyait venir à lui de tous côtés, des évêques, des prêtres, des troupes de clercs et de moines. On y voyait venir de grandes dames catholiques (ce qui est d'ordinaire un sujet de tentation) et non seulement des gens des villes et de la campagne, mais aussi d'importants personnages, et des magistrats, afin de recevoir de lui ou du pain béni, ou de l'huile bénite. Mais, dédaignant tout cela, il n'avait d'autre pensée que la solitude et il se résolut à s'en aller et ayant fait amener son âne (car il était si affaibli de jeûnes qu'il lui était presque impossible de marcher) il voulait à toute force se mettre en chemin. Ce bruit s'étant répandu et ayant été considéré comme un présage de la désolation et de la ruine de la Palestine, plus de dix mille personnes de tous âges, s'assemblèrent autour de lui pour le retenir; mais lui, inflexible à leurs prières et frappant sur la table avec son bâton, disait : "Je n'ai garde de m'imaginer que mon Dieu soit trompeur : or, je ne puis voir ses églises renversées, les autels de Jésus Christ foulés aux pieds et le sang de mes enfants arroser la terre." Tous ceux qui étaient présents, comprirent qu'il avait eu révélation de quelque secret qu'il ne voulait point faire connaître et le retenaient néanmoins pour l'empêcher de partir. Sur quoi, il décida publiquement de faire la grève de la faim tant qu'on ne le laisserait pas partir. Enfin, le septième jour, voyant l'extrême faiblesse où il était réduit, ils lui promirent de faire ce qu'il voudrait. Ainsi, après avoir dit adieu à plusieurs personnes, et une infinie multitude le suivant encore, il vint en Bethel, où il persuada tous de s'en retourner et choisit seulement quarante moines qui portaient de quoi se nourrir et qui étaient assez robustes pour marcher en jeûnant, c'est-à-dire pour ne manger qu'après le coucher du soleil. Le cinquième jour, il arriva à Péluse où il visita les frères qui demeuraient dans un désert proche de là, nommé Lychnos, puis trois jours après à Tobate pour y voir Dragonce évêque et confesseur qui y était en exil. Ayant reçu une incroyable consolation de l'entretien d'un si grand personnage, il arriva à trois jours de là à Babylone pour y voir l'évêque Philon qui souffrait aussi pour la confession de la foi, car l'empereur Constance favorisant l'hérésie des ariens, les avait relégués tous deux en ces lieux-là. Étant parti de Babylone, il vint en deux jours au bourg Baïsane qui louait des chameaux fort vifs pour mener ceux qui allaient visiter saint Antoine, puis il fit savoir à ses disciples que le jour anniversaire de la mort du grand saint approchait et qu'il le voudrait célébrer au lieu même où il avait fini sa vie, en y passant toute la nuit en prières. Ayant donc traversé en trois jours cette vaste et effroyable solitude, ils arrivèrent enfin sur une très haute montagne, où ils trouvèrent deux moines, Isaac et Pélusian dont le premier avait servi de compagnon à saint Antoine.

Puisque l'occasion s'en offre et que j'en suis venu là, je vais décrire rapidement la demeure d'un si grand personnage. Une montagne rocheuse et fort élevée de mille pas des environs est le lieu de sa demeure. Il y pousse un nombre infini de palmiers qui contribuent extrêmement à la beauté et à la commodité du lieu. Vous eussiez vu Hilarion courir ça et là avec les disciples du bienheureux Antoine qui lui disaient : "Voici où il avait coutume de chanter des psaumes; voici où il priait d'ordinaire. Voici où il travaillait et voici où il se reposait quand il était las. Lui-même a planté cette vigne et ces arbrisseaux; lui-même, de ses propres mains, a aménagé cette petite aire. Lui-même, avec beaucoup de sueur et de travail a creusé ce réservoir pour arroser son jardin et cette bêche que vous voyez lui a servi plusieurs années à labourer la terre."

Hilarion voulut coucher dans son lit et l'embrassait comme si saint Antoine n'eût fait que de le quitter. Sa cellule contenait juste l'espace qu'il faut à un homme pour s'étendre en dormant. Il y avait, en outre, sur le sommet de la montagne, (où l'on n'allait que par un sentier en colimaçon presque inaccessible) deux autres cellules de la même grandeur où il se retirait quand il voulait fuir la multitude de ceux qui venaient vers lui et la communication de ses disciples. Mais ces deux cellules étant taillées dans le roc, on y avait seulement mis deux portes. Lorsqu'ils furent arrivés au jardin, Isaac leur dit : "Voyez-vous, ce jardin planté de petits arbres et plein de légumes ? Il y a environ trois ans, une troupe d'onagres était venue tout ravager ? Le saint commanda à celui qui conduisait les autres de s'arrêter et le frappant un peu avec son bâton, lui dit : 'Pourquoi mangez-vous ce que vous n'avez pas semé ?' Depuis ce jour-là, ces animaux n'ont jamais touché ni à aucun arbrisseau, ni aux légumes, mais ils venaient seulement boire."

Hilarion priant ces deux disciples de saint Antoine de lui montrer le lieu de sa sépulture, ils le menèrent à l'écart, et on ne sait s'ils le lui montrèrent ou non. Ils disaient que la raison pour laquelle ils le tenaient secret était qu'un personnage important du pays nommé Pergame voulait enlever le corps d'Antoine pour le faire porter chez lui et lui bâtir une chapelle.

 

Hilarion étant retourné à Aphrodite, ne garda que deux frères avec lui et s'arrêta dans le désert voisin, où il vivait avec tant d'abstinence et dans un si grand silence, qu'il disait n'avoir commencé qu'alors à servir Jésus Christ. Il y avait déjà trois ans qu'il n'avait plu en ce pays-là et ainsi la terre était dans une sécheresse étrange, ce qui faisait dire aux habitants que les éléments même pleuraient la mort de saint Antoine. Or, la réputation de saint Hilarion n'ayant pu leur être cachée, ils vinrent à lui en foule, hommes et femmes avec des visages plombés et exténués par la faim, le suppliant comme serviteur de Jésus Christ et successeur de saint Antoine de leur obtenir de la pluie par ses prières. Les voyant dans cet état, il fut touché d'une merveilleuse compassion et élevant les yeux et les mains au ciel, il obtint de Dieu, à l'heure même l'effet de sa demande. Mais dès que cette terre altérée et sablonneuse eut été détrempée par la pluie, elle produisit un si grand nombre de serpents et d'autres bêtes venimeuses qu'un grand nombre de personnes furent piquées, et seraient mortes sur-le-champ si elles n'avaient eu recours au saint qui leur donna de l'huile bénite qu'elles mirent sur leurs plaies pour les guérir.

Hilarion, voyant les honneurs qu'on lui rendait, se retira dans le désert le plus reculé de tous, nommé Oasis. Il s'arrêta chez les ermites qu'il connaissait, en un lieu nommé Bruchion, fort peu éloigné d'Alexandrie. Ils le reçurent avec une merveilleuse joie et la nuit étant proche, ils furent extrêmement surpris de voir que ses disciples préparaient son âne parce qu'il voulait par-tir. Ils se jetèrent à ses pieds en le conjurant de ne leur point faire ce tort et l'assurèrent qu'ils mourraient plutôt que d'être privés d'un tel hôte. Il leur répondit : "Je ne me hâte de partir qu'afin de n'être pas la cause d'un grand chagrin pour vous et vous comprendrez ensuite que ce n'est pas sans sujet que je m'en vais si promptement." Le lendemain, la police de Gaza, qui avait, le jour précédent, appris son arrivée, se rendit dans le monastère avec des archers et ne le trouvant point, ils se disaient l'un à l'autre : "Ce qu'on nous a dit est bien vrai; il est magicien et connaît l'avenir." Car il faut savoir qu'après son départ de la Palestine, Julien étant devenu empereur et persécutant les chrétiens, les habitants de Gaza détruisirent le monastère du saint et obtinrent de l'empereur par leurs prières qu'il fût condamné à mort avec Hésychius; on devait les arrêter tous les deux en quelque lieu du monde qu'ils fussent. Hilarion ayant donc échappé à ce péril, traversa une solitude inaccessible et arriva ensuite à Oasis où il passa environ un an; mais comme s'il eût été impossible de se cacher en tout l'Orient et voyant que son nom était venu jusque là, où tant de gens le connaissaient par réputation et même de visage, il décida de se réfugier dans une île déserte, afin de rencontrer enfin sur la mer la sûreté qu'il ne pouvait trouver sur la terre.

Quelque temps après, Adrien, l'un de ses disciples venant de Palestine lui apprit que Julien avait été tué et qu'un empereur chrétien régnait à sa place et qu'il devait retourner pour voir les ruines de son monastère. Le saint ne put se résoudre à cela, mais il loua un chameau et se rendit à travers les déserts dans une ville de Lybie nommée Parétoine, sur le bord de la mer. Adrien persistant à vouloir retourner en Palestine, ils se mit en route, en prenant le nom de son maître pour recevoir les honneurs qu'il lui avait vu rendre autrefois. Il en profita pour voler et détourner à son profit tout ce que les frères avaient remis entre ses mains pour Hilarion. Il s'en alla enfin sans lui dire adieu. Sans m'étendre sur cette action épouvantable, je dirai seulement pour faire trembler ceux qui méprisent ainsi leurs maîtres, que quelque temps après, il mourut de la jaunisse.

Hilarion quitta bientôt la Lybie à bord d'un vaisseau qui faisait voile vers la Sicile. Il avait l'intention de vendre un livre des évangiles qu'il avait transcrit étant jeune pour avoir de quoi payer son passage, mais lorsqu'ils furent parvenus au milieu de la mer Adriatique, le fils du pilote étant agité par un démon, commença à crier : "Hilarion, serviteur de Dieu, pourquoi faut-il que par ta faute nous ne soyons pas en sûreté, même sur la mer ? Donne-moi au moins le temps d'aller à terre, de peur qu'étant chassé d'ici, je ne sois précipité dans les abîmes." Le saint ré-pondit : "Si Dieu te permet de demeurer, demeure, mais si c'est Lui qui te chasse, démon, pourquoi m'accuses-tu, moi qui ne suis qu'un pécheur et un pauvre mendiant ?" Il parlait ainsi de crainte que les mariniers et les marchands qui étaient sur le vais-seau ne fassent connaître qui il était à leur arrivée. Aussitôt après, il délivra cet enfant, le père et tous les assistants leur ayant donné leur parole de ne dire son nom à personne. Lorsqu'ils furent arrivés au promontoire de Pachyn, en Sicile, il offrit au pilote le livre des évangiles pour le prix de son passage, mais le pilote ne voulut pas l'accepter et devant son insistance il jura qu'il ne le recevrait point, étant d'autant plus porté à cela, qu'il vit qu'excepté ce livre et ses habits, il ne possédait aucun bien. Ainsi Hilarion le garda après avoir établi toutefois en sa conscience qu'il n'était pas une plus grande joie que de penser qu'il ne possédait rien de toutes les choses du siècle et que les Siciliens le prenaient pour un mendiant. Et craignant que les marchands qui venaient du Levant ne le reconnussent et ne le fissent connaître, il se retira vers le milieu de l'île à vingt milles de la mer et s'installa dans un petit champ abandonné où il ramassait tous les jours du bois pour faire un fagot.

Mais il arriva qu'un armurier étant tourmenté du démon dans l'église de Saint-Pierre de Rome, le malin esprit parlant par sa bouche s'écria : "Depuis quelques jours, Hilarion, serviteur de Jésus Christ est en Sicile où personne ne le connaît et où il croit être bien caché. Mais j'irai et je le découvrirai."

Aussitôt après, il s'embarqua avec ses serviteurs sur un vaisseau qui était au port et se fit mener à Pachyn. Là, le démon le conduisit à la petite cabane du vieillard, devant lequel il se prosterna contre terre et fut aussitôt délivré. Ce premier des miracles que le vénérable Hilarion fit en Sicile, dévoila sa sainte retraite : une multitude incroyable, non seulement de malades, mais aussi de personnes pieuses le vinrent trouver. L'un d'eux, qui était hydropique fut guéri le même jour et il lui offrit ensuite de très grands présents que le saint repoussa en lui disant cette parole de Jésus Christ à ses disciples : "Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement."

Cependant, Hésychius, son fidèle disciple, cherchait le saint vieillard par tout le monde. Il n'y avait point de rivages qu'il ne courût, ni de déserts qu'il ne pénétrât, et il espérait bien le trouver finalement, parce que, pensait-il, en quelque lieu qu'il fût, il était impossible qu'il demeurât longtemps caché. Au bout de trois ans, il apprit à Méthone, d'un juif qui vendait des haillons, qu'il avait paru en Sicile un prophète des chrétiens qui faisait tant de miracles que l'on croyait voir en lui un des saints du temps passé. Hésychius lui demanda anxieusement, comment il était vêtu, quelle était sa démarche, son langage et particulière-ment son âge, mais il n'en put rien apprendre, ce juif disant qu'il ne le connaissait que par réputation. Hésychius, néanmoins, s'embarqua. Il arriva heureusement à Pachyn et s'informant du vieillard dans un hameau du rivage, il apprit le lieu où il se tenait et ce qu'il faisait. Et les habitants ajoutèrent qu'on admirait surtout en lui qu'après avoir fait un si grand nombre de miracles, il n'eût pas seulement voulu recevoir un morceau de pain de qui que ce fût.

Mais pour ne m'étendre pas trop sans besoin, le saint homme Hésychius n'eut pas plutôt entendu ce rapport qu'il comprit que c'était là qu'était son maître. Il se rendit à sa retraite et se jetant à ses genoux, arrosa ses pieds de ses larmes. Après avoir été relevé par lui et l'avoir entretenu deux ou trois jours, il apprit que le saint vieillard ne pouvait se résoudre à demeurer là plus longtemps, mais qu'il voulait s'en aller dans quelque pays barbare où on ne le connût point et où on ne comprît même pas son langage. Il le mena donc à Epidaure qui est un bourg de Dalmatie; ils y demeurèrent quelque temps dans une sorte de champ, mais ils ne purent être cachés davantage parce qu'un dragon d'une prodigieuse grandeur et qui était de ceux qu'on nomme en ce pays-là boas, à cause qu'ils sont extraordinairement grands et qu'ils dévorent même les boeufs, ravageait toute cette province et engloutissait non seulement les troupeaux et les bêtes, mais aussi les paysans et les pâtres qu'il attirait à lui par son souffle. Saint Hilarion, après avoir fait élever un grand bûcher et adressé sa prière à Jésus Christ, commanda au dragon de monter sur le bûcher, puis y mit le feu. Ainsi, en présence de tout le peuple il brûla cette monstrueuse bête. Cette action le mettant en inquiétude parce qu'elle l'avait fait connaître, il ne savait que faire ni à quoi se résoudre et se préparait à une autre fuite. Son amour pour la solitude lui faisait parcourir en pensée toute la terre, afin d'y trouver un lieu pour se cacher et il s'affligeait de ce que quelque soin qu'il prît de se taire, ses miracles parlaient pour lui et le découvraient.

C'était l'époque où le tremblement de terre qui se produisit après la mort de Julien fit sortir les mers de leurs bornes; et comme si Dieu eût menacé les hommes d'un second déluge, les vaisseaux étaient suspendus sur les sommets des montagnes où la tempête les avait jetés. Les habitants d'Epidaure voyant les flots s'avancer en une tempête épouvantable et ces effroyables montagnes d'eau fondre sur leurs côtés, craignirent, ainsi qu'il était autrefois arrivé, que leur bourg ne fût submergé. Ils vinrent trouver le vieillard, et comme s'ils fussent allés au combat, le mirent à leur tête sur le rivage. Le saint fit trois signes de croix sur le sable et étendit ses mains vers le déluge qui les menaçait. La mer s'enfla jusqu'à une hauteur prodigieuse et se tint ainsi devant lui, comme un grand mur. Mais après avoir grondé longtemps, comme si elle se fût trouvée furieuse de rencontrer cet obstacle, elle s'abaissa peu à peu et fit retourner ses eaux dans elle-même. Epidaure et toute cette contrée parlent encore aujourd'hui de ce miracle, et les mères le content à leurs enfants, afin d'en passer la mémoire à toute le postérité.

 

Hilarion craignant d'avoir à rencontrer la même affluence qu'en Sicile s'enfuit de nuit dans une chaloupe, et deux jours après, ayant rencontré un vaisseau marchand, il prit la route de Chypre. Des pirates donnèrent la chasse à ce vaisseau sur deux grandes flûtes très légères et qui avaient double rangs de rames. Tous les compagnons d'Hilarion commencèrent à trembler, à pleurer leur malheur, à courir ça et là, et à préparer leurs rames. Et ils allaient coup sur coup dire au vieillard que les pirates étaient proches, que leur perte était certaine, que leur malheur était assuré. Lui, les regardant de loin se mit à sourire et se tournant vers ses disciples leur dit : "Gens de petite foi, pourquoi avez-vous peur ? Ceux qui vous font ainsi trembler sont-ils en plus grand nombre que l'armée de Pharaon, dont par la Volonté de Dieu il ne resta pas un seul survivant ?" Pendant qu'il parlait ainsi, les pirates avançaient toujours et maintenant, ils n'étaient plus qu'à un jet de pierre. Alors Hilarion, debout sur la proue du vaisseau étendit la main sur eux et leur dit : "Contentez-vous d'être venus jusqu'ici !" Ô merveilleux effet, et presqu'incroyable de la foi ! Leurs barques commencèrent soudain à reculer et tout l'effort des rames devenait vain. Les pirates ne comprenaient pas pourquoi ils retournaient ainsi en arrière et malgré leurs efforts pour aborder le vaisseau d'Hilarion, ils furent reportés au rivage beaucoup plus vite qu'ils n'en étaient venus.

Lorsqu'ils arrivèrent à Paphos, que les poètes ont rendue si célèbre et qui par plusieurs tremblements a été réduite en un tel état qu'on ne voit plus maintenant que ses ruines, ils s'établit à deux milles de là avec une extrême joie de ce que n'étant connu de personne, il y avait passé quelques journées en repos. Mais vingt jours n'étaient pas encore accomplis que tous ceux de l'île qui étaient possédés des démons, commencèrent à crier qu'Hilarion, serviteur de Jésus Christ était venu et qu'ils devaient se hâter d'aller le trouver. Ce bruit courait à Salamine, à Curie, à Lapete et dans toutes les autres villes et plusieurs précisaient qu'ils savaient bien quel était Hilarion et que c'était un véritable serviteur de Dieu, mais qu'ils ignoraient où il était. Au bout de trente jours ou un peu plus environ deux cents personnes, hommes et femmes, s'assemblèrent auprès de lui. Alors fâché de ce que les démons ne pouvaient le laisser en repos, devenant plus cruel que de coutume contre ces malins esprits, et comme s'il eût voulu se venger d'eux, il les persécuta de telle sorte qu'il les contraignit, à force de prières, à sortir des corps de ces misérables, les uns sur-le-champ les autres au bout de deux jours et tous généralement avant que la semaine fût passée.

Il demeura là deux ans avec la continuelle pensée de s'en-fuir; il envoya Hésychius en Palestine, avec ordre de retourner au printemps pour visiter ses frères et voir les ruines de son monastère. Après son retour, il habita dans une contrée de l'Égypte appelée Bucolia parce qu'il n'y a pas un seul chrétien et qu'elle est seulement habitée par une nation barbare et farouche, mais Hésychius lui conseilla de se retirer plutôt dans le lieu le plus écarté de l'île où ils étaient et ayant pour cela tout visité avec beaucoup de soin et de temps, il le mena à douze milles de la mer, dans des montagnes fort reculées et très rudes, où l'on pouvait à peine monter en se traînant sur les mains et sur les genoux. Saint Hilarion y étant arrivé et considérant ce lieu comme profondément solitaire, vit qu'il était environné d'arbres de tous côtés, qu'il y avait de l'eau, un jardin fort agréable et quelques arbres fruitiers et que, tout près, était un très ancien temple d'où on entendait nuit et jour les voix d'une multitude de démons (ce qui lui donna beaucoup de joie, voyant par là qu'il aurait si près de lui des ennemis à combattre). Il y demeura cinq années, Hésychius l'allant souvent visiter et il était très heureux de ce que la difficulté de sa retraite empêchait les visiteurs de venir l'importuner.

Un jour pourtant, au sortir de son petit jardin, il vit un homme paralytique de tout le corps couché par terre devant la porte; sur quoi ayant demandé à Hésychius qui il était et comment il avait été amené là, il lui répondit qu'il avait été régisseur de cette petite métairie et que le jardinet où ils étaient lui appartenait. Alors, le saint se mit à pleurer et tenant la main à ce pauvre malade, lui dit : "Je te commande au Nom de Jésus Christ de te lever et de marcher !" Il n'avait pas encore achevé de prononcer ces paroles, que toutes les parties du corps de cet homme étant déjà fortifiées, il se trouva en état de se pouvoir lever et de se tenir debout. Ce miracle ayant été su, plusieurs personnes qui avaient besoin de l'assistance du saint, surmontèrent la difficulté d'aller vers lui par ces chemins inaccessibles et tous les habitants d'alentour travaillaient avec soin à prendre garde à ce qu'il ne s'échappât point. Car le bruit s'était répandu parmi eux qu'il ne pouvait demeurer longtemps en un même lieu, ce qu'il ne faisait ni par légèreté, ni par une impatience et une inquiétude puérile, mais parce qu'il fuyait l'honneur et l'importunité des visites, ayant toujours aimé le silence et une vie inconnue aux hommes.

Étant arrivé à l'âge de quatre-vingts ans, pendant une absence de Hésychius, Hilarion sentit approcher la fin de sa vie. Il écrivit à son disciple une petite lettre qui était comme son testament, par laquelle il lui laissait toutes ses richesses qui consistaient en un livre des évangiles, le sac dont il était revêtu, une cape et un petit manteau. Plusieurs hommes de grande piété vinrent le visiter, sachant qu'il était malade et principalement parce qu'ils lui avaient entendu dire qu'il serait bientôt délivré de la prison de son corps pour aller à Dieu et passer à une meilleure vie. Une sainte femme au gendre et à la fille de laquelle il avait sauvé la vie, vint aussi assister à ses derniers moments. Il les conjura tous de ne pas garder son corps après sa mort, mais de l'enterrer à l'heure même dans ce petit jardin, vêtu comme il était, avec sa haire, sa cape et son saye. Il avait encore un peu de chaleur, et bien qu'il ne lui restât rien d'un homme vivant que le sentiment, il disait encore, tenant les yeux tout ouverts : "Sors, mon âme, que crains-tu ? Sors mon âme, de quoi as-tu peur ? Tu as servi Jésus Christ pendant soixante-dix ans, et tu crains la mort ?"

En achevant ces paroles, il rendit l'esprit et à l'instant il fut mis en terre. Le saint homme Hésychius, ayant appris cette nouvelle en Palestine, vint à Chypre et feignait de vouloir demeurer dans le même petit jardin par dévotion à l'égard de son maître afin d'ôter tout soupçon aux habitants. Mais lorsqu'il fut sûr de n'être pas observé, il déroba son corps avec un très grand danger de sa vie, et le porta à Maïuma où avec tous les moines et les habitants des environs qui l'accompagnaient par grandes troupes, il l'enterra dans son ancien monastère. Sa haire, sa cape et son petit manteau étaient encore dans le même état que lorsqu'il mourut, et tout son corps aussi entier que s'il eût été vivant, ré-pandit une odeur si excellente qu'il semblait qu'il eût été embaumé avec des parfums précieux.

Je crois ne devoir point oublier à la fin de cette histoire de rapporter quelle fut la dévotion de Constance, cette très sainte femme dont j'ai parlé. Ayant appris que le corps d'Hilarion avait été transporté en Palestine, elle rendit l'âme à l'instant, témoignant ainsi, même par sa mort, son véritable amour pour ce grand serviteur de Dieu sur le sépulcre duquel elle avait pris l'habitude de passer les nuits entières sans fermer les yeux et en lui parlant comme s'il eût été présent afin qu'il l'assistât en ses prières.

Il y a encore aujourd'hui une très grande contestation entre les habitants de la Palestine et ceux de Chypre : les uns soutiennent qu'ils ont le corps et les autres qu'ils ont l'esprit de saint Hilarion, car ce saint fait tous les jours de grands miracles dans l'une et l'autre de ces provinces, mais principalement dans le petit jardin de Chypre, peut-être parce qu'il a plus aimé ce lieu-là qu'aucun autre.

 

 

 

 

SAINT ATHANASE DE L'ATHOS

 

Fêté le 5 juillet

 

Préambule

Je vais vous conter la vie d'Athanase le trois fois bienheureux, celui qui fut moine au Mont Athos. Ce récit, je l'ai pris à bonne source, puisque je le tiens à la fois de la bouche de ses disciples et des écrits qu'ils nous ont laissés en héritage, un héritage bien précieux et qui doit nous servir d'exemple pour sanctifier notre vie.

Aussi commencerai-je par le commencement, c'est-à-dire par où ce grand saint a fait son entrée dans la vie : par sa première naissance.

Comment l'enfant Abraham devint orphelin de bonne heure, et à quel jeu il jouait avec ses camarades.

L'illustre cité de Trébizonde le vit naître, Byzance le fit croître spirituellement, Kyminas et l'Athos le rendirent agréable à Dieu. La cité où il vit le jour est admirable entre toutes pour ses richesses et pour ses hommes bons et vertueux. Ses parents naquirent eux-mêmes en cette cité, quoiqu'ils fussent d'origines différentes : ses ancêtres paternels étaient d'Antioche la Grande, et ses ancêtres maternels de l'incomparable ville de Kolchis. Ils étaient nobles, riches et connus de tous, mais l'enfant qu'ils eurent leur donna un nouveau titre de gloire, d'honneur et de félicité. Pourtant son père mourut avant sa naissance, et sa mère, l'ayant mis au monde et nourri de son lait, et lui ayant donné le nom d'Abraham, mourut après quelque temps et alla rejoindre son mari. Ainsi donc Abraham devint orphelin de père et de mère, mais il ne fut pas privé de la sollicitude de Dieu, le Père de orphelins. Une femme noble et riche, vivant dans la virginité et l'état monastique, connue et charitable, servit de mère à l'enfant. Affligée de sa condition d'orphelin et de sa solitude, elle lui montra la tendresse d'une vraie mère, le prit, le nourrit et l'éleva dignement et pieusement. Aussi, en grandissant, ce noble enfant n'eut pas un caractère sauvage et indiscipliné, il ne devint pas gourmand, et ne s'adonna pas aux choses viles et sacrilèges, mais en tout, il montra un jugement prudent, sage et vraiment digne du grand Abraham. Lorsqu'il jouait, son jeu était comme une prophétie : quand ils se rassemblaient pour le jeu, ses compagnons occupaient une grotte des environs et ils ne l'élisaient pas roi ou général, ni n'en faisaient un époux, ainsi qu'il est coutumier aux enfants, mais ils le consacraient chef et législateur de la vie monastique, et ces enfants lui étaient soumis et le considéraient comme leur maître. Dieu le désignait donc d'avance comme le chef et le pasteur de nombreux troupeaux, ce qu'il devint plus tard, attirant à lui dans la suite ces mêmes enfants qui jouaient avec lui.

Comment le jeune Abraham reçut de sa protectrice le goût de la sagesse et de l'étude.

Comme la moniale qui nourrissait maternellement Abraham persévérait continuellement dans les jeûnes et les prières, l'enfant la voyant agir de la sorte trouvait ce spectacle inaccoutumé et étrange et, voulant en savoir la cause, il la lui de-manda. Elle lui répondit : "Enfant, nous qui portons cet habit, nous devons passer des veilles dans les jeûnes et les prières, parce que notre ennemi le diable nous entoure chaque jour; comme un lion cherchant à dévorer quelque chrétien". Abraham l'entendant, tressaillit de joie et dès lors il décida d'abandonner tout ce qui était enfantin et de vivre dans la sagesse et la continence. A partir de ce moment, l'enfant reçut la crainte de Dieu, commencement de la sagesse; avec elle il reçut le désir de Dieu, il s'engagea dans les choses divines et s'y fortifia par la grâce de l'Esprit. Ainsi s'adonnant sans tarder à la grammaire pour pou-voir lire les livres saints, il faisait l'étonnement de son maître et de ses condisciples, car il était naturellement bien doué et passionné de savoir.

 

Du collecteur d'impôts qui l'amena à Constantinople, et de son maître.

Lorsqu'il eut dépassé l'âge de l'enfance, cette femme admirable, la mère adoptive d'Abraham, mourut. Du reste, elle avait eu le grand désir que ce jeune homme remarquable se rendît dans la cité impériale pour y apprendre la grammaire. Pour réaliser ce désir, rien ne rebutait l'adolescent, ni l'absence d'une sollicitude humaine, ni la tristesse d'être orphelin, ni aucune autre privation de ce qui est nécessaire au corps; mais il manquait de ressources pour réaliser son dessein. Pourtant Dieu, qui donne les ressources à ceux qui sont dans le dénuement, l'aida à atteindre son but par l'entremise d'un bienfaiteur. Sous le règne de l'immortel empereur Romanos qu'on appelle l'Ancien, pour le distinguer du jeune, un eunuque, col-lecteur d'impôts, fut envoyé à Trébizonde, Voyant l'enfant instruit, très consciencieux et réellement rempli de Dieu, il l'aima beaucoup et le prit comme compagnon de vie. Lorsque ce col-lecteur d'impôts voulut retourner à Constantinople, il emmena avec lui l'enfant à cause de sa vertu, lequel le suivit volontiers, poussé par son désir des lettres. Tous deux étant entrés dans la capitale, le collecteur d'impôts trouva à l'enfant un maître remarquable par ses connaissances. L'enfant, qui était d'une intelligence pénétrante et peinait sans cesse sur ses leçons, ne négligeait pas la vertu et pratiquait une continence rigoureuse et une abstinence sévère. Autant il nourrissait son esprit aux leçons de la philosophie, autant il domptait sa chair. Il s'était appliqué la parole de saint Paul, que tout ce qui est permis ne convient pas. (cf 1 Cor 6,12)

 

Du général Zéphinézer qui le prit sous son toit.

Il y avait alors à Byzance un homme appelé Zéphinézer, revêtu de la dignité de général, qui avait marié son fils à une parente d'Abraham. Celui-ci reconnu, alla dans la maison du général. Sa belle-fille, mue par les liens du sang, l'invita à habiter avec son mari et son beau-père, et elle lui dit : "Cher ami, ne préfères-tu pas ta famille à des étrangers ?" Il acquiesça à cette invitation après de pressantes instances de leur part.

 

Des terribles pénitences que s'imposait l'adolescent.

Mais, ayant déjà embrassé de toute son âme la continence et la vie ascétique, il voulait un genre de vie adapté à ses aspirations, ce que ses parents supportaient avec tristes-se; en effet, ils n'arrivaient pas à le faire manger avec eux. Deux serviteurs étaient placés à son service. Sa nourriture quotidienne lui était apportée par leur intermédiaire : du pain blanc, des pois-sons et des fruits, ou quelque douceur qui puisse être agréée par un ascète. Ses parents pensaient qu'il mangeait ce qu'on lui envoyait, mais il abandonnait tout à ses familiers, et, repoussant le pain blanc, il leur demandait d'acheter un pain d'orge d'un sou qu'il grignotait en deux jours. Que si parfois son corps avait besoin d'être réconforté, il le satisfaisait par des légumes crus et des fruits. Le remède à la soif était pour lui l'eau pure. Il se rassasiait par une abstinence prolongée et souvent il se complaisait avidement dans de longs jeûnes. Il considérait la malpropreté comme une jouissance et pendant l'hiver la nudité lui paraissait chaleur. Ainsi donc il tyrannisait et torturait sa chair. Chaque fois qu'il était accablé par le sommeil, il remplissait un bassin d'eau; il y trempait son visage et le sommeil était bien vite chassé; lorsqu'il faisait cela pendant l'hiver, son visage était couvert de givre. S'il prenait un peu de repos, il dormait non sur un lit mais sur un siège.Ainsi donc, ennemi implacable de son corps, il était bon pour les pauvres, compatissant et charitable, soit qu'il eût quelque chose, soit qu'il n'eût rien; en effet, ce qui lui était donné par ses amis ou ses parents, il le donnait aux indigents. Lorsqu'il n'avait rien, si quelque malheureux qui le rencontrait avait besoin de quelque chose, Abraham , tout enflammé de bonté envers lui, se retirait dans un endroit caché et se dépouillait de ses vêtements en sa faveur, ne gardant, même en hiver, que son habit de dessus pour couvrir son corps. Ce que voyant, les serviteurs en avisaient leur maîtresse, et les parents, pris de pitié, surtout à cause du grand froid, lui donnaient un autre vêtement et le contraignaient de force à s'en vêtir. Soumettant donc royalement sa chair, comme on dit, illuminant son âme et éclairant son esprit des leçons de la sagesse, il était considéré comme un moine avant de recevoir l'habit monastique et, avant d'avoir la charge pastorale, comme un vrai pasteur.

 

Comme le jeune Abraham devint un maître réputé,

et du succès qu'il remporta.

La vertu de sa vie, la beauté de son caractère, sa grande bonté; la douceur de sa parole, la richesse de sa sagesse et de sa science l'avaient fait respecter et chérir de tous. Aussi ses condisciples, qui l'aimaient beaucoup et avaient acquis une grande confiance en lui, l'élirent maître, et étant allés auprès de l'empereur, ils le lui demandèrent avec insistance : "L'admirable Abraham, Seigneur, qui a beaucoup de connaissances et de vertu, est digne d'être consacré notre maître". Apprenant sa valeur, l'empereur le créa maître sur-le-champ mais comme il était très lettré et très sage, une foule d'écoliers fréquentaient ses leçons; ils étaient nombreux et il y eut même parmi eux des disciples de son ancien maître. Pourtant Abraham qui ne voulait pas offenser ce dernier, s'efforçait de les repousser et de les détourner. Mais comme ils refusaient d'abandonner son enseignement, il descendit de sa chaire, quitta tous les biens terrestres et vécût pour Dieu dans la solitude. Par là il parut grand aux yeux et tous fut loué et obtint une grande gloire parmi les hommes.

 

Comment Abraham rencontra le saint moine Michel Maleïnos

et le stratège Nicéphore Phocas.

Mais Abraham, considérant comme une honte et un péché d'être glorifié, voulut fuir complètement le monde et s'adonner au service de Dieu.Comme le général qui l'avait recueilli avait été chargé du commandement de la mer Egée, et qu'il avait une grande tendresse pour Abraham, il prit son protégé avec lui. Faisant voile d'abord vers Abydos, ils arrivèrent de là à Lemnos. Dieu disposait tout cela et prévoyait une future retraite pour Abraham; en effet, apercevant de loin l'Athos, Abraham eut un intense désir de s'y rendre. Ils s'en retournèrent cependant dans la ville impériale. Or, par une permission de la Providence, il arriva que le très saint Michel Malaïnos venant du monastère de Kyminas s'y trouvait. Abraham, ayant appris que cet homme était très grand par sa vertu, voulut profiter de ses paroles utiles aux âmes et obtenir ses prières. Il s'approcha du vénérable vieillard, et lorsqu'il eut prêté attention à ses discours, il ressentit un plus intense désir de fuir le monde et lui découvrit aussitôt son projet de retraite. Dès que le vieillard l'eut entendu, il reconnut qu'Abraham devait être l'instrument de l'Esprit saint, et il se réjouit dans son coeur de sa science, de sa vertu et de sa bonne volonté. Cela ne se fit pas sans Dieu, et c'était l'oeuvre de sa Providence. Car pendant qu'ils conversaient encore ensemble, survint près du saint homme son neveu et futur empereur, le stratège d'Anatolie, le célèbre Nicéphore. Or, le bon Nicépore, dont le jugement était très profond, voyant le regard du jeune homme, son maintien et toute son attitude, fut pris d'admiration et dit à son oncle : "Quel est cet homme, mon père, d'où et par la grâce de qui est-il venu ici ?" Et ayant appris du vieillard tout ce qui concernait Abraham et son désir de se faire moine, il retient tout cela en sa mémoire.

 

Comment Abraham revêtit l'habit des moines au Mont Kyminas

et changea son nom pour celui d'Athanase.

Mais déjà le divin Michel Maleïnos quittait Byzance et retournait à Kyminas. Abraham d'autre part, brûlant d'être revêtu de l'habit des moines, se rendit près de ce grand vieillard et, s'approchant de lui, il lui demanda de recevoir l'habit monastique. Le vénérable le couvrit aussitôt du divin et saint habit et l'appela Athanase au lieu d'Abraham. Bien que ce ne fût pas l'habitude au Mont Kyminas de revêtir les moines d'habits de crin, ce saint père, prévoyant pour Athanase une vie remplie de luttes, le revêtit de l'armure la plus lourde, l'habit de crin, et l'équipa comme un soldat du Christ. Athanase ayant jugé bon de ne prendre de la nourriture qu'une fois la semaine, le vieillard brisa sa volonté en l'obligeant d'en manger tous les trois jours; et, comme celui-là voulait dormir sur un siège, il lui or-donna de s'étendre par terre sur une natte de jonc. Non seulement Athanase se soumettait, mais il travaillait dans les services de l'église et faisait de la calligraphie, selon l'ordre de son vénérable père. Pendant quatre ans il mena la vie ascétique et il accomplit toute espèce de combats dans une continence constante, des jeûnes nombreux, des veilles, des stations et des métanies pendant toute la nuit, de pénibles travaux nocturnes et des sueurs pendant le jour, cela en toute obéissance et soumission.

 

Comment Athanase devint ermite.

Ayant bien purifié son esprit par ce genre de vie et ayant goûté les divines contemplations, Athanase put être séparé du vénérable Michel et conduit dans la grande voie de l¹hésychiasme, en un endroit distant d'un mille de la Laure. Au moment où il le quitta, le vieillard ordonna à Athanase de ne plus manger une fois tous les trois jours, comme il en avait pris l'habitude, mais seulement tous les deux jours un pain sec avec un peu d'eau et, pendant les trois carêmes, de se nourrir pour cinq jours; de ne plus se coucher par terre sur une natte de jonc, mais de recommencer à le faire sur un siège comme auparavant, et de passer la nuit en prière et en louanges à chaque fête du Seigneur et les dimanches de chaque semaine, depuis le soir jusqu'à la troisième heure. En lui ordonnant ces choses, le vieillard le détourna de nouveau de sa volonté propre et il excitait, par sa générosité, les autres moines eux-mêmes aux luttes ascétiques.

 

De la visite que lui rendirent Nicéphore et Léon Phocas.

Le stratège d'Anatolie, Nicéphore, dont nous avons parlé, était en visite à Kyminas suivant son habitude, et fut reçu par son oncle, Michel Maleïnos. Il parla au vieillard et en causant l'interrogea sur Athanase. Sur ces entrefaites arriva aussi le patrice Léon, général des armées d'Occident et frère de Nicéphore. Le vieillard le voyant donc venir leur dit : "Vous arrivez au bon moment, mes très chers fils, pour que je vous montre quel trésor j'ai en la personne d'Athanase". Et comme ceux-ci désiraient l'aller visiter, ils se rendirent en l'ermitage. Athanase, sortant de sa retraite s'entretint avec eux. Sous le charme de ses paroles, ils furent tellement captivés que s'en retournant, ils dirent au vieillard : "Nous te rendons grâces, père, de ce que tu nous as montré ton trésor". Ils ouvrirent donc leur coeur à Athanase, et ils furent frappés d'admiration pour son enseignement. Nicéphore prenant à l'écart Athanase lui découvrit en secret son désir : "Je voudrais, père, me retirer de l'agitation du monde et j'ai décidé de renoncer à toutes les mondanités et de servir Dieu autant que possible; si toutefois tu me donnes ta parole à partir d'aujourd'hui, je mets en toi tout mon espoir". Athanase répondit : "Confiez-le à Dieu, mon enfant, Lui-même pourvoira".

 

Pour quelles raisons Athanase s'enfuit de Kyminas.

Dans la suite, Michel Maleïnos, le père spirituel d'Athanase, lui envoya tous les sénateurs et les grands qui venaient pour obtenir des prières, afin qu'il les bénît et prît soin de leurs nécessités spirituelles. Mais Athanase, qui avait horreur de la gloire et fuyait cette charge, ayant entendu dire que ce grand vieillard voulait lui confier la direction de son troupeau, songea à abandonner sa retraite et à se diriger vers l'Athos, comme il le souhaitait depuis longtemps. S'estimant indigne d'être pasteur d'âmes, il avait cette charge en horreur à cause du grand nombre de soucis qu'elle comporte; il s'enfuit de là, ne prenant avec lui rien d'autre que deux livres qu'il avait écrits de sa propre main, les quatre évangiles et les Actes des apôtres, avec la coule sacrée de son père, qu'il emportait dans la vie comme un talisman utile à l'âme et dont il ferait son linceul au moment de sa mort.

 

De la vie parfaite des moines athonites.

Arrivé à l'Athos et l'ayant parcouru dans tous les sens, il vit qu'un grand nombre de moines y pratiquaient l'ascèse et il admira leur vie érémitique rude et constante. Ces bons pères n'avaient pas de travaux agricoles, ils n'étaient pas mêlés aux affaires du monde ni préoccupés de soucis matériels; ils n'avaient ni bêtes de somme, ni ânes, ni chiens, mais, construisant des cabanes de chaume, ils y résidaient l'été comme l'hiver, brûlés par le soleil et gelés par le froid. S'il fallait porter une charge, ils le faisaient eux-mêmes; posant des couvertures sur leurs épaules, ils soulevaient le fardeau et le transportaient à l'endroit voulu. Leur nourriture se composait de noix, de châtaignes et d'autres fruits. Que si quelqu'un abordait en bateau en quelque endroit de la montagne avec une intention pieuse, ce qui arrivait souvent, alors ils en recevaient du blé, du millet, ou quelque autre espèce de semence et ils lui donnaient des fruits en échange. Cela ne se pratiquait pas sans crainte, mais avec circonspection, à cause des incursions, autrefois habituelles, des impies Crétois, qui, se met-tant en embuscade dans le creux des rochers, saisissaient ceux qui passaient et tuaient beaucoup de moines de la sainte Montagne.

 

Comment Athanase se cacha sous le nom de Barnabé.

A son arrivée, Athanase apprit que le patrice Léon, frère de Nicéphore, avait été promu général de tout l'Occident, et, craignant d'être reconnu, il prit le nom de Barnabé au lieu d'Athanase. Parvenu au monastère de Zygos, et y trouvant un vieillard très simple et paisible qui vivait solitaire en dehors de ce monastère, il s'approcha de lui. Le vieillard le regardant simple-ment lui demanda : "Qui es-tu, frère, et d'où viens-tu et pour quel motif es-tu entré ici ?" Athanase lui répondit : "J'étais marin, père, et, me trouvant en danger, j'ai promis à Dieu d'abandonner toutes les choses mondaines et de pleurer mes péchés, et pour cela j'ai revêtu ce saint habit. Dieu me conduisant, je suis venu ici vers ta sainte personne, désirant vivre avec toi et être conduit par ta main dans la voie du salut". Le vieillard, croyant sans malice et sans méchanceté à ce pieux stratagème, reçut le soi-disant Barnabé, qui le suivit comme son propre père. Il était soumis en tout à sa volonté, et accomplissait avec lui les préceptes du Seigneur. De plus, comme le vieillard était impuissant au travail en raison de son âge, le jeune homme suppléait à son indigence.

 

Comment Athanase fit l'ignorant par humilité.

Mais lorsqu'à la suite de nombreux efforts et de progrès spirituels, Athanase eut rempli les charges les plus humbles, il désira atteindre le sommet de l'humilité. C'est là, me semble-t-il, la recherche la plus importante. Comprenant que, selon la parole évangélique, celui qui s'humilie comme un enfant sera plus grand dans le royaume des cieux, il s'adonna tout entier à cette vertu. Il avait déjà persévéré quelque temps au service du vieillard, quand il s'approcha de lui en disant : "Enseigne-moi les éléments des lettres, père, afin que j'apprenne à lire le psautier : car dans le monde, sauf le métier de rameur, je n'ai absolument rien appris". Le vieillard prenant une tablette, y grava l'alphabet. Quant à Athanase, après avoir reçu la tablette écrite et fait une métanie, il se comporta comme un débutant. Il feignait de ne pouvoir comprendre certaines lettres, au point que le vieillard finit par s'impatienter et, dans sa colère, le repoussa. Mais l'admirable Athanase lui dit : "Ne refuse pas de poursuivre l'épreuve, père, car je suis ignorant et rustre, mais aie patience, et par tes prières aide-moi". Mais le vieillard demeura inflexible.

 

Que Nicéphore fit rechercher Athanase.

Lorsque l'immortel Nicéphore, qui avait déjà reçu le commandement de toute l'Anatolie, apprit ce qui concernait son père Athanase, sa fuite et son changement de résidence, il tomba dans le découragement, le deuil et la perplexité et voulut le rechercher. Il se souvint cependant de l'Athos car ils s'en étaient entretenus ensemble, et écrivit au gouverneur de Thessalonique : "Rends-toi au plus tôt à l'Athos, lui dit-il, et fais-y enquête minutieuse sur le moine Athanase, mon très vénéré père; fais-moi cette grâce, qui est plus grande pour moi que toute autre". Il ajouta les traits distinctifs d'Athanase, son visage, sa science et sa remarquable vertu. Au reçu de cette lettre, le gouverneur se hâta de rechercher Athanase. Il se rendit donc aussitôt sur la montagne et, saluant le Protos, il l'interrogea à ce propos. Celui-ci de le rassurer en ces termes : "Cet homme, que ton glorieux ami recherche, n'a pas résidé sur la montagne, ou du moins je l'ignore; mais puisqu'échoit l'époque de la synaxe, s'il est ici, il sera certainement à la réunion avec les autres". Ils en restèrent là et le gouverneur s'en retourna, mais le Protos n'oublia point sa demande.

 

Comment Athanase fut reconnu.

La synaxe se tenait trois fois l'an, et tous venaient alors à la laure appelée du nom de Karyès et ils y célébraient les fêtes en communiant aux saints mystères et en mangeant en commun. Le jour de la réunion survint - c'était la fête de la Nativité du Christ - et tous se rassemblèrent de partout. Ils chantaient des hymnes et des psaumes, et, parmi eux, celui qu'on recherchait fut reconnu par le Protos, aux signes qui lui avaient été indiqués. Le moment de la lecture survint. Athanase, sur une indication du Protos, étant chargé de lire, se déroba en disant l'habituel pardon; mais comme il reçut à nouveau l'injonction, avec la pénitence coutumière pour un refus, son ancien de se lever aussitôt et d'écarter, avec un pacifique sourire, celui qui donnait cet ordre en disant : Retire-toi, père, ne vois-tu donc pas la rusticité et l'ignorance du frère ? Il en est encore à épeler le commencement du psautier !" Mais cette âme humble et juste ne viola pas l'obéissance : Athanase se leva et se mit à lire en épelant comme un enfant, laissant tomber la voix à chaque syllabe et coupant les mots. Le voyant lire de la sorte, le Protos se leva de son trône, et le menaçant d'une terrible sanction, il le força à relire comme il était coupable de le faire. Alors, cette langue diserte, emprisonnée auparavant par un souci d'humilité, se délia et montra son art, la beauté de sa sagesse et la grandeur de sa vertu. Et tout le choeur des anciens, le voyant lire avec intelligence, de s'étonner et d'admirer pareille chose, qu'ils n'avaient jamais ni vue ni entendue. Quant au vieillard qui avait été son maître, il demeura stupéfait. Aussitôt ses yeux se remplirent de larmes : "Je rends grâce à ta Providence, Seigneur de ce que, par ce frère très sage, tu m'as montré le chemin de l'humilité".

 

Comment Athanase se retira près de Karyès et devint calligraphe.

Lorsque Athanase fut reconnu, le Protos lui découvrit tout. Il lui révéla qu'il était l'objet de recherches et que le stratège d'Anatolie, le seigneur Nicéphore et son frère avaient beaucoup de soucis et d'inquiétudes à son égard. Athanase le remplit de confusion en disant : "Mais, père, ne dis rien de moi à ceux qui me recherchent , de peur que je ne sois obligé de partir d'ici, ce qui me ferait une grande peine". Or le Protos, comprenant qu'être privé d'un tel homme serait le plus grand dommage qui pût arriver à la Montagne, promit de tenir secrète sa découverte et d'autre part il lui conseilla de se retirer dans une cellule distante de trois stades de Karyès. Ce qu'ayant fait, Athanase s'entretenait sans interruption avec Dieu et demeurait caché, s'adonnant au travail manuel pour se nourrir. Il était connu déjà par sa science et sa belle et rapide écriture : la beauté de sa calligraphie apparaît dans les livres écrits par lui et qui existent encore; en six jours il copiait tout un psautier.

 

D'une visite de Léon Phocas.

Mais étant à un tel point artisan de vertu, Athanase ne put se cacher jusqu'à la fin, pas plus qu'on ne peut cacher la ville située sur la montagne. Le patrice Léon Phocas, dont nous avons dit auparavant qu'il commandait les armées d'Occident, ayant remporté une brillante victoire contre les Scythes nomades, s'en retourna et arriva à l'Athos, d'abord pour rendre grâces à la Mère de Dieu à cause de sa victoire contre les Barbares, et aussi pour s'informer avec précision au sujet d'Athanase. Lorsqu'après son arrivée sur la Montagne, il eut appris ce qui le concernait, il chercha aussitôt à voir l'homme tant désiré; le trouvant et le serrant dans ses bras, il fut rempli d'une grande joie. Quand les moines de la Montagne connurent son respect pour Athanase, ils lui présentèrent une requête au sujet de la reconstruction de l'église de Karyès, devenue trop petite. Athanase ayant transmis cette demande, Léon donna les sommes nécessaires, ordonna de reconstruire l'église depuis ses fondements et de la faire aussi belle que possible, ce qui se fit. Ensuite le saint le renvoya, retourna dans sa retraite et y vécut sa vie coutumière.

 

Des rudes combats qu'Athanase dut mener au cap Mélana.

A partir de là il fut connu de tous; en toutes choses il était consulté et beaucoup accouraient à lui de partout pour leur utilité. Mais lui, amant passionné de la retraite et fuyant de toute façon les occasions de vaine gloire, se retira à l'intérieur de la montagne. Or Dieu, qui lui préparait son héritage, le conduisit sur le promontoire même de l'Athos, appelé Mélana, au milieu d'une grande solitude et très loin des autres habitations d'ascètes. Au milieu de ce promontoire, plantant son ermitage comme une autre école de vertu, il se préparait à des combats plus rudes et à des luttes ascétiques. Mais le diable, voyant les grands et énergiques efforts d'Athanase, se mit en devoir de lui faire la guerre. Se servant des traits de l'ennui, il tenta de lui faire haïr le lieu de sa belle demeure et le harcelait sans répit de pensées de départ. Mais à l'insu du méchant, Dieu instruisait Athanase par l'expérience de ce genre de lutte, pour qu'il pût lui-même venir en aide plus tard à ses enfants qui se confieraient à lui lorqu'ils seraient tentés.

Il se dit, à lui-même : "J'endurerai cette guerre pendant une année complète, et, celle-ci révolue, si Dieu me visite et me délivre de cette tentation, il sera absolument manifeste que la Volonté de Dieu est que je sois ici; sinon je m'éloignerai". Et il combattit sans répit. Or le terme fixé d'avance allait être révolu. Le dernier jour de l'année était survenu et la tentation ne l'avait pas abandonné; il songeait à partir le lendemain, à gagner Karyès, à révéler aux frères le combat de ses pensées, à faire devant eux une métanie et à s'en aller. Or ce jour-là même, pendant qu'il faisait la prière de Tierce, une lumière céleste fut répandue sur lui, l'illumina et le transfigura. Rempli d'un bonheur indicible il versa de douces larmes, don qui ne le quitta plus. Et il aima autant cet endroit de Mélana qu'il l'avait haï auparavant.

 

Athanase se rend en Crète sur l'ordre de Nicéphore Phocas.

Le puissant Nicéphore avait été envoyé en Crète pour y commander l'armée dans une expédition très importante. Plus confiant dans les prières des saints que dans la force romaine, il fit venir auprès de lui Athanase, qui lui fut envoyé en compagnie d'un ancien. Ayant remporté la victoire, Nicéphore rappela à Athanase son désir déjà ancien de se fixer auprès de lui à l'Athos. "Je demande à ta piété, lui dit-il, de nous construire des cellules et de jeter les fondements d'une église, afin que moi et toi, avec trois autres frères, nous y menions la vie monastique. Le dimanche nous descendrons ensemble à la Laure, nous communierons aux saints mystères, nous mangerons avec les frères et l'higoumène, et ensuite nous retournerons". En faisant cette demande, Nicéphore lui offrit de l'or pour le paiement des constructions. Mais le père Athanase, désirant la vie pauvre et paisible, n'accepta pas l'or et n'acquiesça pas complètement aux vues de Nicéphore : "Pour toi, mon enfant, dit-il, aie en tout la crainte de Dieu et fais attention à toi-même en marchant au milieu des filets des mondanités; quant à ton destin, si Dieu y est favorable, il te le montrera et le réalisera".

 

La fondation de la Grande Laure.

Car ces paroles, le père peina beaucoup Nicéphore. Après avoir joui encore un peu de temps de leur amitié, ils se séparèrent. Athanase retourna à l'Athos; mais le puissant Nicéphore, prenant très à coeur ce projet de construction et ne se tenant pas en repos, envoya à Athanase un de ses familiers, appelé Méthode, avec six livres d'or pour les premiers bâtiments et il lui enjoignit de commencer les travaux. Alors le très sage Athanase, comptant sur la divine ardeur de Nicéphore qui était grande, et ayant éprouvé que son désir était intense et que sa résolution venait de Dieu, reçut l'or, le considéra comme signe d'un commandement divin et prit sur lui le souci de la bâtisse. C'est en l'année 6469 4 que notre père Athanase commença à construire. Et d'abord dégageant le lieu boisé de cette épaisse forêt et aplanissant son escarpement au prix de beaucoup de peines et de sueurs, il construisit un très vénérable ermitage, comme demeure pour Nicéphore le Grand, et il édifia pour lui une paréglise, dédiée au glorieux Précurseur. Ensuite il éleva, au pied de la montagne, un temple très beau et très solide à la Mère de Dieu; quant à sa cellule, il l'établit à l'endroit où il avait reçu l'illumination et la grâce divine.

 

Du premier miracle d'Athanase.

Mais, de même qu'avant cette grâce, le malin avait engagé contre notre père une guerre très pénible, ainsi avant la construction de cette église, il induisit les constructeurs en une terrible tentation. Les ouvriers étaient donc rassemblés avec leurs aides et ils traçaient le plan de l'église. Mais le diable rendit les mains des constructeurs absolument immobiles, à tel point qu'ils ne pouvaient même pas les porter à la bouche. Ayant récité le Trisagion, le saint délia leurs mains et, mettant la main au soc de la charrue, se mit le premier à creuser. Ensuite il excita ceux qui devaient élever la bâtisse à l'imiter, et on put voir les ouvriers travailler sans accroc. Étonnés du miracle et sur-le-champ remplis d'une grande confiance envers le thaumaturge Athanase, ils tombèrent à ses pieds, le supplièrent de les recevoir et de les tonsurer. Tel est le prodige étonnant que fit le père : avant que la maison ne fût bâtie, ceux qui devaient l'habiter étaient déjà reçus.

Lorsque la vertu du père eut été divulguée et quand ce prodige divin fut arrivé aux oreilles de tous, beaucoup accoururent à lui de différentes régions et de différentes villes. Ils aspiraient à habiter avec lui et préféraient à leur repos le travail et la peine pour la construction de l'oeuvre.

 

Comment Athanase dirigea les travaux de construction.

L'église en construction, dont le pain formait une croix, s'acheva heureusement sous le vocable de la toute sainte Souveraine, la Mère de Dieu. Deux petites chapelles à coupoles avaient été construite de chaque côté comme paréglises, dédiées l'une, aux quarante saints martyrs, l'autre à Nicolas le Thaumaturge. Or, le grand habit de la perfection monastique n'avait pas encore été donné au saint, à cause de l'excès de son humilité. C'est alors seulement qu'il reçut l'insigne de cet état parfait, grâce à un moine qui avait le nom et le charisme du prophète Isaïe et qui habitait dans les endroits les plus retirés de la montagne, là où plus tard le père construisit un lieu de prière. Ensuite lui-même tonsura les constructeurs qu'il avait reçus les premiers et devant lesquels il avait accompli son premier prodige. Après cela, il commença la construction des cellules; il les dis-posa autour de l'église, sous forme de quadrilatère, une cellule touchant à l'autre; au milieu se trouvait l'église, comme un oeil regardant de tous les côtés. Puis il construisit le réfectoire, et mit à l'intérieur vingt tables, chacune faite d'une plaque de marbre blanc, et donnant place chacune à douze moines. Ensuite il bâtit une infirmerie et une hôtellerie ainsi qu'un bain pour l'usage des malades. Comme on manquait d'eaux abondantes à l'endroit de la Laure, il fit ingénieusement descendre vers le monastère un cours d'eau venant de différentes sources. Une partie se répandait à l'intérieur, et, distribuée selon les nécessités de chaque service, coulait devant chaque cellule et arrosait abondamment chaque partie de la Laure. Le reste arrivait par des canaux à une tour bien agencée, et mettait en mouvement deux meules sous un seul bief. Cette eau arrosait également les arbres fruitiers, abreuvait les jardins, remplissait les bassins des lavoirs pour les vêtements des frères, et les animaux y étanchaient leur soif. Des autres constructions et églises nécessaires, de la plantation des vignes et des arbres, de la bâtisse des ermitages et des cellules de ceux qui étaient dans les fermes sur la montagne, des dépôts près du port et autres ouvrages de ses mains, il n'est pas nécessaire de faire le récit. C'est la tâche de l'historien et non du biographe. Mais ceci, comment le tairais-je ? Lui-même partageait la fatigue et toutes les peines des constructeurs et des ouvriers. Il était courageux et résistant comme l'acier, tellement que souvent, lorsqu'il avait tiré tout seul le joug d'un chariot en un lieu, trois autres pouvaient à peine en transporter la charge tous ensemble dans un autre. En même temps qu'il travaillait ainsi, il avait près de lui une foule de gens qui venaient de partout, voulant, les uns, obtenir des bénédictions, d'autres, l'interroger au sujet de questions diverses, d'autres enfin demander la solution de quelques difficultés : il résolvait tout, il expliquait tout, il bénissait chacun et il ne renvoyait personne sans le satisfaire.

 

Quelles règles il établit pour le service de l'église.

Lorsque tout cela fut bien à son gré, il commença à établir les règlements et les usages de l'église, pour que tout y soit en ordre, bien organisé, et conforme à une règle utile aux âmes; car c'est ainsi qu'il faut veiller et louer Dieu dans les offices du jour et de la nuit. Il mit à la tête de chaque choeur un frère qu'il appela épistimonarque.6 Il était préposé à la bonne tenue des chantres et au soin des âmes. Il ne permettait à personne de faire des colloques pendant la psalmodie, d'être négligent, ou de ne pas chanter. De même, il devait interdire d'entrer et de sortir à volonté, ce qu'il ne laissait faire qu'avec mesure et en temps voulu, afin que ceux qui étaient au choeur ne subissent aucun en-nui en rendant continuellement leur salut à chacun de ceux qui entraient.

 

Comment il dirigeait ses moines.

Comme ce pasteur très perspicace et ce sage connaisseur des choses divines savait que les démons exécrables s'attaquent de toutes façons aux habitants des monastères et des laures, surtout à l'église, ainsi qu'à ceux qui pratiquent l'hésychasme dans les cellules, il crut devoir porter secours à ceux qui étaient assaillis par la tentation. Il jugea opportun de se rendre chaque jour après la dernière lecture dans une des paréglises, celle des quarante martyrs, afin que les frères y vinssent un à un lui raconter les embûches du tentateur, tant celles qu'ils avaient subies à l'état de veille, pendant la doxologie des Matines que celles qui leur étaient venues durant le sommeil. L'homme de Dieu les armait de la foi de Dieu, de la confiance et de la patience, et en outre les traitait un à un, avec un remède approprié à leurs confidences, comme si chacun, par son ouverture de conscience, lui montrait sa maladie spirituelle : il les renvoyait tout joyeux, réjouis et encouragés dans le combat contre les démons. C'était ainsi pour lui une oeuvre et une règle inviolable, que d'aller chaque jour dans la paréglise des quarante martyrs et d'y consoler et d'encourager pour les combats les frères tentés. De plus ce n'était pas à l'église seule qu'ils avaient l'occasion de se faire connaître; durant tout le jour et même le soir, celui qui le voulait allait libre-ment trouver le père dans sa cellule, triomphait de ses pensées et en retirait un fruit utile. Et maintenant encore tous ces biens sont enseignés, conservés et gardés par les héritiers et les successeurs de sa vertu.

 

De quelques usages établis par le saint.

Tel fut ce qu'il établit pour le bon ordre de la vie ecclésiastique et la merveille qui s'accomplit à ce sujet. Il n'est pas sans convenance d'expliquer brièvement ce qui a rapport aux prescriptions pour la table et à d'autres choses. Je renvoie ceux qui voudraient savoir tout en détail au typikon écrit par le saint. Il établit donc deux surveillants pour le réfectoire, afin qu'on prenne le pain en silence et dans la crainte de Dieu. Les officiers préposés à ce soin servaient en silence et en bon ordre, veillant à ce que les convives ne fassent rien d'irrégulier, ni sur-tout ne donnent à un autre leur verre de vin, de peur de pousser un frère à l'ivresse. Il les chargea aussi d'interroger ceux qui n'étaient pas au repas et, s'ils s'étaient absentés justement, de leur permettre de manger en seconde table. Quant à ceux qui avaient été absents parce qu'ils traînaient dans leur cellule, ils ne devaient pas le leur pardonner, jusqu'à ce que le père eût été averti. de plus si quelqu'un des serviteurs, à table ou dans les autres services, avait brisé quelque objet, soit volontairement soit involontairement, il devait se mettre auprès du lecteur, élever la main bien haut en portant les débris de l'objet et ainsi obtenir le pardon des pères, afin que cette petite humiliation le rendit plus attentif.

On ne pouvait tenir des conciliabules dans les cellules les uns des autres, ni rôder, ni aller et venir, ni stationner, ni tenir de vains discours. S'il arrivait à quelqu'un de perdre son écritoire, ou son aiguille, ou son couteau, ou sa serviette, ou quelque autre chose de ce genre, il allait à l'église voir à la porte du temple si l'objet perdu ne se trouvait pas suspendu à la simandre d'airain. Et personne ne pouvait rien avoir en propre, ni entretenir en soi l'usage du mien et du tien.

 

Comment Athanase, apprenant l'avènement de Nicéphore Phocas, s'enfuit de la Grande Laure.

Il arriva qu'un jour on vint lui dire que le célèbre et illustre Nicéphore avait été proclamé empereur. Un autre se serait grandement réjoui de l'événement en y trouvant une occasion de bonne fortune, mais lui en fut fort affligé. C'était pour lui, Nicéphore, en effet, qu'il avait entrepris la construction du monastère, lorsque celui-ci lui avait promis de se détacher des choses mondaines et de vivre avec lui la vie hésychaste. Mais quand il apprit cette nouvelle fâcheuse, il décida en lui-même de ne plus demeurer en cet endroit de la montagne, et de s'enfuir. Se préparant donc, il feignit le prétexte d'une visite à l'empereur pour l'utilité du monastère.8 Prenant avec lui le plus grand nombre des frères, il passa avec eux à Abydos;9 une fois là, il renvoya la plupart au monastère et il n'en garda que trois avec lui. "Il nous suffit, dit-il, de ceux-ci, pour aller jusqu'à la capitale". A l'un d'eux, il confia une lettre et l'y envoya en lui cachant le contenu de la missive. Ce qu'il écrivait à l'empereur lui rappelait la violation des engagements qu'il avait pris devant Dieu, lui reprochait son funeste changement, le menaçait des peines éternelles et enfin : "Moi, disait-il, je m'en vais, et mon troupeau, ou, pour mieux dire, celui du Christ, je le confie à Dieu et à toi", ajoutant qu'il y avait auprès des frères un moine digne de louanges du nom d'Euthyme, distingué par sa vie et sa parole, et qu'il dé-signait pour assumer l'autorité sur les moines. Et le moine fit voile vers la capitale. Le père renvoya au monastère l'autre moine appelé Théodote pour visiter les frères et voir si réellement l'empereur prenait soin du monastère. Théodote apprit la fuite du père et le contenu de sa lettre à l'empereur. Athanase, accompagné du seul Antoine, voulut faire voile pour Chypre. En montant sur un navire, il fit la traversée.

 

Du séjour à Chypre.

Abordant à Chypre, ils se dirigèrent sans se faire connaître vers le monastère appelé Monastère des prêtres. S'étant approchés du supérieur de ce monastère et ayant fait une métanie, ils lui demandèrent de leur procurer la nourriture nécessaire et de recevoir en échange le travail de leurs mains. "Un désir nous a pris, dirent-ils, d'aller vénérer le tombeau du Christ et à cause de la crainte des pirates, nous avons peur de faire route jusque-là". Ils jugèrent bon d'agir ainsi; et l'higoumène les reçut avec joie et leur assigna dans les montagnes voisines une habitation pour aussi longtemps qu'ils le voudraient. Ils s'y établirent. D'autre part, le moine envoyé à la capitale avait consigné la lettre à l'empereur. Mais entre-temps, l'empereur faisait faire des recherches partout pour retrouver Athanase fugitif, et l'enquête arriva jusqu'à Chypre. Et le père dit à son compagnon Antoine : "Nous ne pourrons pas continuer à nous cacher, si sur-le-champ nous ne partons d'ici".

 

Athanase, ne pouvant plus cacher son identité, reprit le chemin de l'Athos.

A ces mots, ils se hâtèrent vers la mer; trouvant providentiellement un canot rapide, ils s'y embarquèrent et, grâce à un vent favorable, ils arrivèrent sur la rive opposée. Ils se mirent à examiner quel chemin ils allaient prendre; la route conduisant aux lieux saints était impratiquable à cause des pirates; d'autre part, ils étaient empêchés de prendre celle qui menait aux régions romaines en raison des recherches impériales qui le con-cernaient : ils ne savaient donc quel chemin suivre. La nuit les ayant surpris et le père suppliant Dieu par sa prière de lui inspirer ce qu'il devait faire, il eut une vision qui le détermina à retourner dans son monastère de l'Athos, et qui lui prophétisa la prospérité et l'embellissement de celui-ci. Sur-le-champ, ils commencèrent leur voyage. Comme ils avaient marché plusieurs jours et étaient très las à cause de la fatigue de la route, une douleur continuelle survint au pied d'Antoine et l'accablait tellement qu'il était près de rendre l'âme. Le père, le voyant si mal, se mit en prière. Puis prenant des herbes qui poussaient tout près de là, il les broya et les mit autour du pied souffrant, et le guérit. Mais ils s'étaient à peine remis en route qu'une nouvelle maladie, la dysenterie, saisit Antoine. Une très forte fièvre survint, le plongea dans le délire et l'accabla tellement qu'il le prenait pour mort. Athanase montra sa tendresse et le rendit à la vie.

 

L'accueil des Athonites.

C'est à la suite de ces incidents qu'ils revinrent. Théodote, précédemment envoyé par le père sur la Montagne, comme nous l'avons dit plus haut, était revenu au monastère. Il y avait trouvé tout le monde agité, à cause de ce départ de leur père, et ils vivaient dans une grande anxiété. De plus, le supérieur de la Laure refusait d'en prendre en main le gouvernement. Théodote partit pour Chypre, mais il fut dirigé par des vents contraires, et rencontra, à Adalia, Athanase lui-même. Lorsqu'ils se virent l'un l'autre, ils se réjouirent beaucoup en esprit, mais lorsque le père apprit que les frères étaient troublés, complète-ment privés de pasteur et en train de se disperser, de la joie il passa au découragement et à la tristesse. Et il envoya aussitôt Théodote à la Laure, pour annoncer aux frères son arrivée, et ainsi purent être regroupés ceux qui étaient déjà dispersés. Les voisins de la Laure et ceux qui étaient dans les environs conçurent beaucoup de respect et de confiance envers un père si loyal; ils se réjouirent et glorifièrent Dieu en apprenant son retour et ils montrèrent leur joie par leur attitude. Ils vinrent, en effet, le voir et recevoir sa bénédiction non pas les mains vides, mais l'un lui apportant du pain, l'autre du vin, un autre quelque denrée nécessaire, chacun quelque chose qu'il voyait manquer aux frères. Il n'y eut rien, ni un morceau de pain, ni de la levure qu'ils n'eus-sent reçu alors, comme le racontait plus tard un homme pieux, honoré et âgé, disciple du père et qui avait tout vu et savait tout.

 

D'une visite à l'empereur.

Ayant en peu de temps restauré le monastère et tout disposé, Athanase se rendit auprès de l'empereur. Apprenant sa venue, celui-ci se réjouit, parce qu'il désirait le voir. Gêné par son habit impérial, il alla à sa rencontre comme un homme ordinaire. Il lui prit la main, et après l'avoir embrassé, ils le conduisit dans ses appartements. L'ayant fait asseoir à côté de lui : "Je sais, mon père, dit-il, que je suis la cause de toutes tes inquiétudes et de toutes tes peines, parce que j'ai méprisé la crainte de Dieu, violé et foulé aux pieds mes engagements envers Lui. Toutefois, je te prie et je te supplie d'avoir pitié de moi en attendant mon retour, jusqu'à ce que Dieu me donne de Lui adresser de nouveau mes prières". Réconforté par ces paroles agréables à Dieu, le père, bien qu'il sût qu'il ne réaliserait pas ce dessein, mais voyant sa contrition et sa pénitence, jugea inopportun de broyer le roseau incliné. Il lui pardonna, l'exhorta à vivre avec frugalité et dans l'humilité, à se confesser et à faire pénitence devant Dieu chaque jour, pour son infidélité et pour ses autres fautes. Il lui recommanda en outre d'être compatissant pour ceux qui se heurteraient à sa force et de faire des aumônes à tous. Et de plus, il l'avertit et lui prédit que, selon ce qu'il en savait, il mourrait sur le trône. L'empereur, soucieux du monastère, remit au père une chrysobulle de donation lui adjugeant une somme importante et ajoutant, comme don, le monastère de Thessalonique qu'il avait fondé et appelé le Grand Monastère.

 

Athanase fit construire un port à Lavra.

Après ces négociations et ces accords, le père rentra sur la Montagne et entreprit de nouveaux travaux. Le nombre des moines ne cessait d'augmenter et, plus forte était la prospérité, plus l'intendant devait fournir de moyens de subsistance; les offrandes abondaient au monastère, et la charge des hôtes croissait : personne, en effet, ne venait du monastère et ne se retirait les mains vides. Si la tempête ou l'hiver amenaient sur le rivage des navigateurs, à tous, aussi longtemps qu'ils restaient là, la nourriture était donnée par le monastère. Bien plus, tous les navires qui avaient subi des avaries contre les écueils de la mer et qui y abordaient, y trouvaient les réparations nécessaires - ce qui, depuis le temps où cela a été rapporté, se fait encore jusqu'à ce jour. Comme la mer voisine du monastère n'avait pas de port et que la côte, étant escarpée, ne laissait pas mouiller les navires de la Laure ni ceux qui, pressés par la nécessité, abordaient de partout, mais leur faisait courir un continuel danger, ce père hospitalier et divin, entreprit la construction d'un port. Le vénérable père avait coutume de venir en aide aux travailleurs, ou plutôt de mettre lui-même, le premier, la main à l'oeuvre. On transportait au port une énorme poutre de bois, et il aidait à ce transport, les ouvriers qui poussaient, en haut, le bois sur la pente. Le père, appuyant le pied aux pierres du rivage, avec ceux qui étaient en bas, tirait le bois. Le malin, qui en voulait au saint, fit en sorte que cette masse de bois glissât et en roulant lui broyât le talon et la jambe. Le père fut alité pendant trois ans et éprouva des souffrances aiguës. Néanmoins il ne supportait pas l'oisiveté et il acheva en quarante jours de copier tout le livre des anciens.11

D'autre part le travail de son âme s'intensifia beaucoup. Éloigné des travaux du dehors, il s'occupa de lui seul et de Dieu.

 

D'un différend avec les ermites, et du jugement de l'empereur.

Le lit le retint donc à cause des souffrances de la blessure qu'il avait eut lors de l'accident. Entre-temps mourut l'empereur Nicéphore, à la suite d'un complot que tous connaissent et que je tairai. Le prince des ténèbres profitant de l'occasion de l'arrivée au pouvoir du très puissant Jean, se dressa de nouveau contre le père. Trouvant les vénérables anciens de la Montagne très simples, animés du zèle spirituel et ne voulant pas transgresser leurs vieilles traditions, il les tenta tous. Il les séduisit chacun en particulier en abusant de leur simplicité et leur donna ce conseil : "Quoi donc ! ne voyez-vous pas qu'Athanase tyrannise la Montagne, renverse les anciens usages et les coutumes ? Il élève, en effet, des demeures somptueuses, il instaure des églises et des ports, il capte des sources d'eau, il se sert de couples de boeufs et il introduit le monde sur la Montagne. Ne voyez-vous pas aussi qu'il a ensemencé des champs et planté des vignes et qu'il retire le fruit des semailles ? Exterminons-le rapidement du nombre de ceux qui sont ici, et, ce qu'il a édifié, nous le détruirons et nous dévasterons ses champs, pour que son nom ne soit plus en mémoire. Donc, appelez-en à l'empereur Jean et il le chassera d'ici". Trompant les anciens par ces dis-cours, le malin souleva une guerre intérieure contre le père, et il leur inspira de porter cette pensée à l'empereur et de lui adresser une supplique renfermant leurs griefs contre Athanase : "Il dé-range nos anciennes lois et réforme les vieilles coutumes de la Montagne". Ils firent donc parvenir cette demande à l'empereur. Et celui-ci écrivit à Athanase de venir au plus tôt à la capitale. Lorsqu'il y fut arrivé et qu'il eut parlé à l'empereur, aussitôt, la grâce de Dieu, qui l'accompagnait et s'attachait toujours à lui, non seulement lui concilia la bienveillance du souverain, auparavant irrité contre lui, mais elle lui fit même mériter son amitié et sa faveur. Il fut donné au monastère par l'empereur Jean, dans un chrysobulle de donation, la somme de deux cent quarante-quatre livres d'or, ainsi qu'il avait été fait par l'immortel empereur Nicéphore. Voyant avec étonnement ce renversement inattendu et n'ignorant nullement la faveur qui protégeait Athanase, les anciens eurent conscience de la machination diabolique par laquelle ils avaient été trompés, et, pleins de repentir et de regrets, coururent à lui et lui demandèrent pardon. Le père le leur accorda et beaucoup s'attachèrent à lui.

 

D'un frères qui faillit mettre fin aux jours d'Athanase.

L'ennemi sans cesse en éveil fit tomber un frère de la communauté dans la haine de la vie ascétique et régulière, et il le tourna contre le père, sous prétexte qu'il lui faisait violence pour l'engager dans les luttes spirituelles; d'où il l'excita au meurtre contre lui. Observant le temps favorable de la nuit, c'est-à-dire l'heure où le père avait coutume d'être en veille, il alla près de sa cellule, et s'approchant lui dit : "Père, bénis-moi" ! Pensant qu'à sa voix le père allait sortir, il accomplirait ainsi son meurtre en toute sécurité. Or cette voix était la voix de Jacob, mais ses mains les mains d'Esaü 13, et le père, comme le juste Abel, ne savait pas que c'était Caïn qui se tenait à la porte devant la cellule. D'une voix résolue, il l'interrogea : "Toi, qui es-tu ?" Et il entrouvrit la porte. Et cet assassin, entendant la voix du pasteur, fut frappé par son timbre, et, devenu raide comme un mort de crainte et d'effroi, il desserra les mains, et son glaive fut projeté sur le sol; tandis que lui-même, tombé la face contre terre, se roulait aux pieds du père en le suppliant : "Aie pitié, père, de ton meurtrier, pardonne-moi cette iniquité et remets-moi l'impiété de mon coeur". Le père allumant la lumière et voyant le poignard à terre, comprit son intention et dit : "Suis-je donc un brigand que tu es venu à moi avec cette arme, mon enfant ? Ferme la bouche, cache ton méfait; ne t'expose pas au mépris public et ne révèle cet incident à personne, en aucun temps que ce soit. Dieu en effet, t'a remis ton péché et voilà que je t'embrasse, toi mon enfant". Le père lui manifesta une plus grande tendresse, et ce frère, comprenant son péché, ne put se garder de le proclamer à tous, divulguant ainsi la charité du père. On dit qu'après sa mort, Athanase le pleura plus qu'aucun autre.

 

Comment Athanase guérissait les maux de l'âme par le travail des mains.

Si Athanase trouvait des frères relâchés et languissants, fatigués et paresseux, tombant malades ou pervertis, aimant l'ivresse ou ayant la vie souillée d'une autre façon, tous il les recevait et en prenait soin. Voyant que la paresse amène de grandes souffrances à l'âme, il ne les laissait pas alors manger sans rien faire, mais, tel un bon médecin des âmes, il ordonnait aux uns d'aller à la cuisine pour y couper les légumes, aux autres au réfectoire pour tailler le pain. Il en envoyait d'autres à la forge pour travailler aux soufflets et servir les artisans, afin de les purifier des pensées mauvaises par ces occupations et de leur faire prendre la voie de la pénitence. C'est par ces pratiques et ces remèdes qu'Athanase apprenait aux frères comment il faut traiter ceux qui désirent guérir leur âme. Il nous faisait une loi d'avoir autant de sollicitude pour les frères dans le Christ que pour le salut de nos propres membres, de peur que nous aussi, disait-il, nous ne tombions dans les mêmes tentations, car bien faire est bien meilleur que de mal souffrir. Tout en dirigeant les frères vers les divers ateliers, pour leur faire fuir la paresse et les dommages spirituels, il ne permettait pas à ceux qui étaient occupés dans les travaux manuels, soit au service de la boulangerie, soit à la cuisine, soit à la vigne, ou qui travaillaient dans un autre service, de le faire avec nonchalance, mais il leur donnait l'ordre formel de psalmodier et de ne pas flâner, afin que leur travail fût béni et leur âme sanctifiée. Il voulait aussi qu'on fît de même pendant le transport des denrées des navires au magasin de vivres, afin que, par les chants des débardeurs, Dieu fût remercié, Lui qui nous nourrit.

 

Ce qu'il faisait pour les maladies corporelles.

Ceux qui étaient éprouvés par différentes maladies et infirmités, les membres de la communauté et d'autres frères dans le Christ, il les envoyait se faire soigner à l'infirmerie et confiait ceux qui étaient gravement atteints à des frères habiles, comme un dépôt et un trésor inestimables. Le père avait construit une infirmerie et un bain pour les malades, et, comme un médecin laborieux, il avait placé un infirmier et d'autres frères peinant avec lui pour leur service. Lui-même était leur chef à tous, les surveillait tous, et le premier il s'occupait des pansements; et si les servants ne pouvaient supporter la mauvaise odeur des plaies, ou avaient de la répugnance pour les ulcères, lui-même, de ses propres mains, les lavait, inondant d'eau tiède les membres pourris, liant et soulageant les blessures par son seul contact et les guérissant. En cela il s'efforçait de tout son pouvoir de demeurer caché; la force de sa vertu pourtant le publiait par des guérisons.

 

L'endurance et l'humilité du saint.

Ainsi donc, plus augmentait le troupeau, plus grandes étaient les luttes ascétiques qu'il s'imposait; il s'imposait une maîtrise de soi continuelle, prolongeait ses veilles et, à chacun des trois carêmes, continuait son jeûne pendant cinq jours; bref toute sa vie était un jeûne. Lorsqu'il se trouvait au réfectoire avec les frères, il leur distribuait ce qui était servi, mais lui-même faisait semblant de manger pour éviter leurs regards, et ne goûtait à rien de tout ce qui était distribué après le pain liturgique. Les veilles faisaient pour lui de la nuit le jour, et ses pieds étaient couverts de varices à cause de ses nombreuses stations. Si parfois, le soir, il avait besoin de goûter un sommeil modéré, sa couche était une simple peau et sa couverture son habit. Aussi avait-il sans cesse en lui une grâce de Dieu qui coopérait à tout. Qui ignore tous ceux qu'il a redressé par ses exhortations, faisant la règle à chacun, en particulier et en communauté, enseignant, punissant, consolant et relevant contre l'ennemi invisible, portant les fardeaux de tous, les chargeant sur ses épaules, se faisant tout à tous et les sauvant tous par ses encouragements et par l'exemple de sa vertu ? Que d'efforts il faisait pour cacher ses miracles ! Mais ceux-ci se manifestaient d'eux-mêmes. Il imposait les mains aux malades et, comme s'il avait touché leurs souffrances, il les délivrait. Si quelqu'un était éprouvé par une passion de dissentiment, de haine ou d'envie, il s'en ouvrait au père; il lui était alors rappelé d'avoir de l'amour pour le prochain et le bâton du père lui était imposé sur la tête ou sur la poitrine.

 

Des nombreux disciples que lui attirait le rayonnement de sa vertu.

Aussi arriva-t-il que sous l'influence de sa vertu, toute la montagne se remplit d'habitants et qu'augmenta grandement le nombre de ceux qui étaient agréables à Dieu. Tout le choeur des anciens, abandonnant la vie hésychaste et érémitique, venait à lui, jugeant plus utile de vivre avec lui, d'être formé et dirigé par lui dans la vertu. Un grand nombre de disciples accoururent de toutes nations, même de Rome, d'Italie, de Calabre, d'Amalfi, d'Ibérie et d'Arménie, non pas seulement des roturiers et des gens du commun, mais des nobles et des riches; et bien plus, même des abbés de monastères et des évêques renonçaient à leurs charges, venaient le trouver et s'abandonnaient à lui et à sa direction. Parmi eux, se trouvèrent même le grand patriarche Nicolas, le célèbre Chariton, le très sage et très grand ascète André de Chrysopolis, et Acace qui brillait dans l'ascèse depuis de longues années. Il y eut encore quelques ermites et quelques anachorètes qui avaient vieilli dans la vie ascétique de-puis très longtemps, et qui, selon une divine disposition, virent à lui le suppliant de les compter parmi ses disciples; parmi eux était le bienheureux Nicéphore, qui avait vécu avec saint Phantin dans les montagnes de la Calabre. Ils habitaient tous deux ensemble, lorsqu'ils reçurent un divin oracle leur enjoignant de partir pour Thessalonique; selon cet oracle, l'un devait y mourir, tandis que Nicéphore gagnerait l'Athos, se rendrait près d'Athanase, et remettrait entre ses mains toute sa volonté. Après sa mort, il fut transporté par le père dans l'un des nouveaux sépulcres et l'on vit des grains de myrrhe s'attacher en abondance à ses os desséchés et exhaler un parfum agréable. Si donc le fruit indique l'arbre et l'arbre la racine, ainsi Athanase est montré tel qu'il était par le fruit de ses enseignements.

 

Comment Athanase formait ses moines à l'intelligence

des saintes Écritures et à une patience admirable.

 

Le père dirigeait ainsi ses enfants et, les perfectionnant, ne laissait pas cette formation inachevée. Comme certains des frères, qui peinaient et qui luttaient dans l'ascèse, étaient illettrés, c'était un obstacle pour eux dans la voie de la vertu que de ne pas comprendre les Écritures. A cause de cela, il ordonna de construire des cellules et des dortoirs auxquels il donna le nom d'école. Il leur proposa des maîtres, qui, après l'office du soir, reprenaient les livres, et leur relisaient les passages les plus utiles à l'âme, les leur interprétaient et les élevaient dans la crainte de Dieu et la sollicitude de la vertu. Si quelqu'un se montrait irascible, il l'exhortait et lui montrait que beaucoup de fautes viennent à l'âme par la colère, et qu'à ceux qui luttaient contre cette passion, une grande récompense était réservée. Si ce frère défendait son point de vue et voulait justifier sa colère, il permettait secrètement à tous de le prendre comme cible de leurs plaisanteries, et l'un se tenant en face de lui le raillait librement, un autre en passant se moquait de lui, un autre en le croisant lui faisait des reproches. Ainsi blessé par les sarcasmes et désespérant de tout secours, il demeurait muet et, se réfugiant près du père, se la-mentait de ses malheurs. Le père l'accueillait alors, le consolait par des paroles douces, feignant de blâmer ceux qui s'étaient moqués de lui et disant qu'ils étaient injustes et cruels. Lorsqu'il constatait qu'il revenait un peu de sa colère, il se mettait à l'exhorter en lui disant : "Il ne faut pas, enfant, que le moine s'irrite et se mette en colère; l'un et l'autre, en effet, sont de graves maladies de l'âme, et, si ce n'était pas un mouvement diabolique de l'âme que de s'irriter sans se dominer, les frères n'auraient pas eu l'occasion de se moquer de toi. Il faut donc obéir au jugement des autres et ne pas te conformer à ta propre désobéissance".

 

D'un chargement de poissons pêchés par désobéissance.

Disons à présent quelque chose des méfaits de la désobéissance. Un jour, comme on avait besoin de poissons pour une grande fête, le père s'en remit aux frères chargés d'aller à la pêche, leur désignant l'endroit où il fallait jeter le filet. Ceux-ci s'appliquèrent donc au travail, et, ayant abandonné l'endroit déterminé pour lancer le filet dans un autre plus propice, ils prirent une quantité de poissons. Lorsqu'ils revinrent au monastère et que le père vit cela, il se réjouit beaucoup, car on était dans le besoin. Mais lorsqu'ils racontèrent l'endroit où ils avaient pris cette quantité de poissons, le père s'en prit à leur désobéissance, bien qu'ils ne l'eussent pas commise par négligence ou par mépris. Sur-le-champ, d'après le commandement du père, ce chargement fut jeté à terre et dispersé, et il fit en même temps la leçon aux autres frères de ne jamais désobéir aux commandements, même sous de pieux prétextes.

 

D'un pot de caviar répandu à terre.

Les moines amalfitains vivant sur la sainte montagne vinrent visiter le père et lui apportèrent du caviar. Le père le transmit à l'économe en lui recommandant de ne servir que de celui-là, lorsqu'on en aurait besoin, car les anciens le trouvaient savoureux. Mais, enfreignant cet ordre, l'économe en présenta de l'autre qu'il avait préparé lui-même auparavant. Certains de ceux qui étaient présents et qui mangeaient avec lui, louaient ce caviar comme excellent, et le père de dire que c'était là une préparation des Amalfitains. L'économe supportant mal de voir ceux-ci loués à sa place, répliqua que c'était lui qui l'avait préparé. Alors le père ordonna de répandre par terre tout le caviar de l'économe, corrigeant ainsi la désobéissance de son propre disciple et réprimandant un sentiment d'orgueil.

 

Ce qu'il advint du gâteau de fête.

En la fête du grand Athanase, l'économe d'alors, qui portait le même nom que le père, avait prié celui-ci de consentir à célébrer cette fête; le père, bien que peu disposé à donner son assentiment, s'inclina pourtant. Ainsi l'économe aidé par son service, prépara un repas de fête très coûteux, et fit servir en dernier lieu des gâteaux de miel et des pâtisseries. Ce que voyant, le saint, étonné de ce spectacle inaccoutumé, s'indigna contre son économe, qualifia son acte d'intempérance et fit jeter de la table tous ces mets. Un des frères, assis parmi les dernières tables du réfectoire, voyant qu'on retirait les desserts, entraîna ceux qui étaient assis avec lui et ils en prirent. Le père, appela aussitôt les gourmands, et leur dit : "Comment, en vérité, en venez-vous à une pareille folie de mépriser les traditions des pères, de traiter sans égards la règle commune et de goûter de ces douceurs avec témérité ? Ne savez-vous pas que notre premier père, pour avoir mangé témérairement du fruit de l'arbre, fut condamné à une vie de souffrances ?"

 

Des ermites de Kerasia.

Revenons maintenant au récit de ses miracles, en rappelant un fait qui manifeste son charisme de vue à distance. Au plus rude de l'hiver, le père se trouvait un jour devant sa cellule alors que le moine Jean, qui gardait le dépôt de vivres, passait en face; appelé par le père, il s'en approcha avec sa sou-mission habituelle. Le père pensif et troublé demeura longtemps incliné vers lui; enfin se redressant : "Appelle-moi, dit-il, le chasseur Théodore". Et celui-ci se présentant : "Va, dit le père, mange, ensuite prends des vivres et cours jusqu'à Kerasia. Lorsque tu seras en face de Chalasmata, va près de la mer et tu rencontreras trois hommes à l'âme découragée par l'indigence dans laquelle ils se trouvent. L'un est moine. Hâte-toi, afin de les trouver vivants; donne leur du pain et les réconforte avant qu'ils n'aient rendu l'âme; après que tu les auras fortifiés, qu'ils reviennent eux-mêmes avec toi". Le chasseur, faisant donc ce qui lui était commandé, trouva toutes choses ainsi que le père l'avait dit prophétique-ment; après les avoir nourris et rassasiés de ce qu'il avait apporté et les avoir complètement restaurés, il les conduisit au monastère, rendant grâces, pour leur salut, à Dieu et à son serviteur.

 

D'un miracle par lequel Athanase sauva ses compagnons d'un naufrage.

Un travail des plus nécessaires le pressant, le père, ayant pris place dans un bateau avec quelques frères, s'éloigna. Ils étaient portés par une mer pacifique et par un vent modéré. Comme ils arrivaient en haute mer, l'ennemi tenta de jeter à la mer le père et les frères qui étaient avec lui. Il souleva un vent fort et violent, déchaîna la mer et, enveloppant le bateau, le fit chavirer en un rien de temps, les recouvrant tous et les entraînant au fond de l'eau. Mais quelle ne fut pas la grandeur des merveilles de Dieu ! Le père, en effet, à peine le navire avait-il chaviré, se trouva assis sur la carène; encourageant les frères, et les appelant un à un, il les tira hors de l'eau et les sauva tous. L'un d'entre eux, appelé Pierre, cypriote d'origine, se montrant incrédule comme jadis l'apôtre Pierre, avait été submergé sur-le-champ; mais le père, ayant réuni les autres et ne le voyant pas, eut le coeur blessé et s'écria : "Pierre, mon enfant, où es-tu ?" Et à cet appel, Pierre sortit de l'abîme. Ce fut là un très grand et étrange miracle; que rien ne soit tombé de ce qui se trouvait dans le na-vire, fut plus étrange encore. Les frères de Lavra, qui avaient accompagné le père jusqu'au port et qui, du rivage, ne l'avaient pas quitté des yeux, voyant tout ce qui s'était passé, montèrent aussitôt dans un autre navire et, arrivant à toute vitesse, ils redressèrent le bateau, les y embarquèrent et ainsi ils revinrent ensemble. La foi qu'ils avaient envers le père s'accrut encore.

 

D'un possédé délivré par Athanase.

Un moine venant du dehors, batteur d'airain de son métier et appelé Matthieu, était possédé du démon. Il s'approcha du père, et le pria de lui porter secours. Le saint l'embrassa comme un membre de sa propre communauté. Ensuite, il appela un des frères qu'il savait artisan éprouvé et lui confia le patient, lui disant secrètement : "Tu en tireras grande utilité et profit". Cet ouvrier reçut dans sa cellule le frère possédé, tel un trésor d'un grand prix. Mais comme il n'était pas en état de pouvoir supporter longtemps la cruauté du démon, il alla au père avec piété et tristesse et lui dit : "Pardonne-moi, père, mais la tâche que tu m'as donnée est au-dessus de mes forces". Après lui avoir reproché son manque de persévérance, Athanase fit appeler un autre frère plus éprouvé et plus généreux qui, comme le premier, abandonna la tâche. Le père en appela un troisième nommé Ambroise, plus persévérant, et lui dit : "Prends avec toi ce frère, et si tu ne cèdes pas au découragement devant sa maladie, je t'assure qu'à cause de cette seule patience, tu deviendras l'héritier du royaume des cieux". Et Ambroise, considérant l'ordre reçu comme une occasion de vertu, faisant une métanie, puis baisant les pieds du père et gardant sa promesse devant les yeux, lutta généreusement contre le démon. Mais l'audace de l'esprit malin en eut également raison. Le père, renouvelant l'ordre de persévérer, lui dit : "Si de nouveau la tyrannie du démon surprend le frère, viens près de moi rapidement, sans faire attention ni à l'heure ni au lieu". Ambroise obéit, et le frère retombant de nouveau dans sa folie, il accourut près du père et l'appela, frappant à coups redoublés à sa porte. Le père, feignant de l'oublier, lui lança des injures et le chassa, en disant : "Esprit ténébreux, pourquoi me harcèles-tu ?" Qu'arriva-t-il alors ? L'ancien retourna et le malade, délivré de ses souffrances, guérit.

 

Comment Athanase fit surgir une nuée d'oiseaux.

Mais il faut passer à un autre des miracles du saint. L'île des Jeunes est un des dons que firent à Lavra les puissants et immortels empereurs. Elle est appelée ainsi parce qu'on y a élevé un établissement et qu'on y fait faire un stage aux plus jeunes des moines. Elle est sèche naturellement, mais bonne et fertile en pâturage; c'est de là que l'on pourvoyait aux besoins des bêtes de somme de Lavra. Dans cette île, une grande quantité de sauterelles fit invasion, dévastant toutes les semailles et dépouillant la terre de toute herbe verte, de telle sorte que pas la moindre nourriture n'était laissée aux animaux. Aussi, les chèvres qui s'y trouvaient et produisaient de la belle laine furent-elles transportées en d'autres endroits. Ceux qui étaient dans l'île, ne pouvant supporter cette épreuve, allèrent raconter au père ce qui était survenu, et se lamentant de leur malheur, ils dirent : "Les troupeaux dépérissent faute de nourriture, il ne reste plus de boeufs dans les étables; fais la traversée et aide-nous". Se trouvant donc dans l'île, ce père thaumaturge trouva les sauterelles dévorant toutes choses et ne ménageant que les vignes. Comme on lui en demandait la cause, il dit que c'était là une dis-position de Dieu, qui consolait et soutenait notre faiblesse; les autres disaient qu'elles s'en écartaient par instinct. Mais le père, voulant redresser leur fausse opinion, ordonna de couper des feuilles de vigne et de les jeter hors de l'enclos. Dès que cela fut fait, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, les sauterelles les dévorèrent. S'étant mis en prière avec les autres frères, il mit fin au désastre et fit cesser la ruine; en effet, une foule innombrable d'oiseaux, soit des grives, soit d'autres espèces, survint en masse et dévora les sauterelles en un instant.

 

Comment des moines jaloux d'Athanase essayèrent

de le perdre auprès de l'empereur.

Certains des higoumènes de la Montagne, en proie à l'appétit de domination, ne supportaient pas d'être appelés les seconds des anciens frères, mais cherchaient à être honorés et à avoir la préséance. N'y parvenant pas, ils accusèrent le père d'être la cause de ce qu'ils croyaient leur porter ombrage. C'est pourquoi s'adressant au Protos d'alors, ils lui dirent d'une façon insidieuse : "Tu portes le nom de Protos, mais n'est-ce pas le pasteur de Lavra qui en a la fonction ? Toutefois, si tu ne veux pas dédaigner notre conseil, tu sauvegarderas par ton commandement ton pouvoir". L'ancien, ayant l'esprit très simple, ne reconnut pas la ruse, mais leur obéit comme à de bons conseillers. Lorsque donc l'immortel empereur Basile, guerroyant contre les barbares, laissa reposer son armée en Macédoine, ces moines voulant s'adresser à l'empereur pour l'indisposer contre le père, emmenèrent avec eux le Protos pour couvrir leur propre malice. Comme ils allaient donc trouver l'empereur, ils rencontrèrent le père qui en revenait et, lorsqu'ils lui eurent adressé la salutation et l'honneur coutumiers, il leur demanda où ils allaient et quel était leur but. Les premiers imaginèrent quelques prétextes et motifs; mais l'ancien, ne dissimulant pas sa simplicité, dit  : "C'est contre toi, père, que nous nous rendons près de l'empereur". Et Athanase leur rétorqua avec joie : "Allez-y, mes pères". Le Protos, qui révérait le père, lui demanda pardon sur-le-champ; mais les autres n'eurent pas de repos en sa présence. Lorsqu'ils se furent séparés, ils appelèrent l'ancien, naïf et inconsidéré, lui firent de grands reproches et l'accusèrent de se dérober, de se soustraire, et d'agir par opportunisme. Et l'ancien, refusant d'aller avec eux, les exhorta à cesser leurs machinations contre le père : "Vous ne lui ferez aucun tort et c'est pour vous-mêmes que vous creuserez la fosse", dit-il. Eux pourtant ne prêtèrent pas attention à ces paroles, mais persistant dans leur dessein, se remirent en route vers l'empereur. Et voici comment Dieu vengea son serviteur. En poursuivant leur chemin, ils tombèrent dans un péril imprévu. Ce n'est pas aux mains des ennemis qu'ils tombèrent, mais dans celles des Turcs qui, à cette époque, étaient en paix avec nous et craignaient l'empereur. Ceux-ci, les dépouillant et leur faisant craindre la mort, les renvoyèrent absolument nus, porteurs de leur seule honte. Ayant besoin d'un vêtement pour leurs corps et en manquant, ils revinrent vers Athanase, couverts de confusion. Ayant confiance dans la bonté et la résignation du père, ils se présentèrent à lui. Les voyant dans cet état et en ayant pitié comme des membres de sa propre communauté, Athanase leur partagea les vêtements dont étaient revêtus ses compagnons; il leur procura ce qui était nécessaire pour la route et ainsi ils retournèrent tous dans leurs propres monastères.

 

D'un vase d'eau de mer changé en eau douce.

Il arriva un jour que le père s'embarqua pour un travail avec quelques frères du monastère et qu'une pénurie d'eau survint. L'un des frères, épuisé par une soif terrible, rendait l'âme. En ayant compassion, ce père, aimant ses enfants, s'empara d'un vase d'argile et le remplit d'eau de mer; l'ayant bénie, il la donna à boire au frère assoiffé, disant : "Au Nom de notre Seigneur Jésus Christ prends, bois-en à satiété et donnes-en aux frères qui en ont besoin". Celui-ci, l'ayant prise et goûtée, admira sa douceur et, désaltéré, la partagea avec les autres frères.

 

Du moine Gérasime.

Un autre frère, le moine Gérasime, lui aussi pénétré de foi dans les miracles du père, désirait se rendre à Jérusalem pour prier et adorer au tombeau de notre Seigneur Jésus, et en même temps accomplir quelque service du monastère. Il en reçut la permission du père. Après avoir accompli la tâche qui lui avait été assignée par le père et déposé ses voeux devant le Seigneur, il revint. Il fit alors cette déclaration en prenant Dieu à témoin : "Après mon retour, un jour, je désirais voir le père pour une nécessité pressante (ce moine était alors occupé à la boulangerie). Il se fit que le saint était à ce moment dans l'église des Saints-Apôtres. Je m'y rendis et, arrivé près de la porte, je vis, continua-t-il, son visage semblable à une flamme ardente. M'étant ensuite retiré un peu, je me penchais encore en avant pour le voir et je contemplais son visage qui lançait des éclairs et une sorte d'auréole angélique l'entourant tout entier. De peur, alors je m'écriai : "Père". Lui me voyant effrayé dit d'une voix douce : "N'est-il pas l'heure d'entrer ?" Et moi, omettant de répondre à sa question, je lui racontai ce que j'avais vu et comment j'espérais après cela mourir. Le père me dit alors : "N'aie pas peur, enfant; en outre je te donne le commandement, au Nom du Seigneur tout-puissant, de ne raconter à personne ce que tu as vu, aussi long-temps que je serai parmi les vivants". Ce que j'ai observé.

 

Du moine Paul.

Un frère qui avait été envoyé par le père faire quelque course, avait compromis son âme par négligence et était tombé dans la fornication. Rentrant au monastère, il s'ouvrit au père de son péché et de la pensée de désespoir qui le pressait depuis. Celui-ci ayant pardonné, l'exhorta et l'encouragea. Il faisait cela dans l'espoir de le sauver, le préparait à recommencer ses combats antérieurs et à ne pas désespérer de l'Amour de Dieu. Un des frères, n'admettant pas cette façon d'agir, accabla ouvertement de reproches le père ainsi que le frère tombé. Or, notre doux père, fixant avec insistance l'accusateur, lui dit : "Paul, (c'était son nom), attention à ce que tu fais !" Dès lors, le malin pendant trois jours et trois nuits se mit à l'accabler de ses traits enflammés, au point qu'il désespérait de son propre salut et, ce qui est pire, qu'il avait honte de révéler sa lutte au père. Mais lui, voulant l'amener à l'aveu de son propre tourment, lui parlait à tout instant des travaux du monastère. Paul alors prenant cou-rage, à l'occasion d'une conversation avec le père, tomba à ses pieds, lui révéla sa tentation, demandant un soulagement et une délivrance. Il ne fut pas trompé dans sa prière. En effet, pendant que les frères travaillaient dans les bois de Kerasia et que le père peinait avec eux, Paul qui était l'économe, prépara leur repas. Déjà l'heure du dîner était venue; le père ordonna aux frères de prendre de la nourriture, tandis que lui-même se mettait en prière pour Paul qui était tenté. Le frère sentit à cette heure un froid se répandre en lui de la tête aux pieds, et le bouillonnement de sa chair s'éteignit. Ayant marqué l'heure d'un signe et interrogeant les frères à ce sujet, il trouva que c'était au moment où le père était en prière qu'il avait été délivré de la lutte.

 

Qu'il ne manquait à Athanase aucun des mérites de tous les autres saints.

Les combats du père, ses prodiges, ses charismes spirituels, sont si nombreux qu'il est impossible de les décrire. Après ce bref récit, comparons-le donc à ceux qui jadis ont été vantés pour leur vertu et leur sagesse, afin de voir si vrai-ment il ne lui manquait rien des mérites de ces hommes éminents. Il possédait la sagesse de Joseph, la simplicité de Jacob et l'hospitalité d'Abraham. Comme Moïse et Josué, il fut consacré conducteur d'hommes et pasteur d'un peuple nombreux; législateur, il donna l'héritage céleste à ceux qui étaient conduits et dirigés par lui. Sage était le grand Arsène et, tenant sa sagesse cachée, il en faisait un secret; mais Athanase, même lorsqu'il révélait son savoir, était rempli de sagesse. L'abba saint Saba qui fut célébré comme l'ornement du désert n'eut-il pas un troupeau très nombreux ? Athanase, à son tour, ne remplit-il pas l'Athos de nombreuses retraites ? N'eut-il pas lui-même à diriger et à légiférer comme ceux-là, jadis tant vantés ? Comme Pachôme, Dieu le choisit d'en haut. Pas plus qu'Antoine, il ne chercha à devenir célèbre, mais il agit et fit ainsi parvenir la renommée de sa vertu jusqu'aux empereurs. Et qu'ajouter encore ? Il faut que nous racontions de quelle manière il a quitté l'arène du combat.

 

De la prophétie de sa mort.

Comme beaucoup venaient donc à lui de toutes les parties de l'univers, pour être guidés par lui dans la vertu et trouver le salut de leur âme, il se vit forcé d'agrandir l'église, en proportion du nombre de ses moines. Il se mit donc à l'oeuvre et le temple fut élargi. Comme il ne manquait plus au sanctuaire du temple que sa fermeture, il se disposa à aller sur le chantier pour examiner le travail. Auparavant, il réunit toute la communauté et lut une catéchèse du bienheureux Théodore Studite; ensuite il y ajouta cet avertissement personnel : "Mes frères et enfants, faisons attention à nous-mêmes et gardons notre langue; il vaut mieux tomber d'un endroit élevé que de pécher par la langue. Attendons toujours la tentation, parce que c'est par la tentation et les épreuves que nous entrerons dans le royaume des cieux. Ne vous scandalisez en aucune manière en raison de ce qui pourrait vous arriver de pénible; mais pensez que tout vous sera très utile, car autrement les choses visibles sont conçues par les hommes et autrement il en est disposé par Dieu". Cette catéchèse inspira à tous de l'inquiétude. Le saint revêtit alors son habit, la mandyas et aussi la sainte coule du bienheureux Michel Maleïnos qu'il avait coutume de porter les jours de grandes fêtes et aux fêtes du Seigneur, à savoir lorsqu'il participait aux saints mystères du Christ; son visage était radieux et beau à voir, et il les étonnait tous par ce spectacle inaccoutumé.

 

De quelle mort mourut Athanase.

Entré dans sa cellule, il pria longuement. Il prit avec lui six autres frères et ils montèrent sur les travaux. Au moment où ils y montaient, tout s'écroula et tous furent précipités en bas. Cinq d'entre eux furent tués sur le coup. Le père et un frère, Daniel l'architecte, furent enfermés vivants au milieu des décombres, de sorte que le père fut entendu de tous pendant plus de trois heures criant : "Seigneur Jésus Christ, secours-moi ! Gloire à Dieu !" Au bruit causé par l'écroulement, les frères accoururent de partout; travaillant des pieds et des mains, ils se mirent à déblayer les décombres et, au moyen de tous les instruments qu'ils pouvaient trouver, il transportèrent les blessés au dehors, gémissant et se lamentant. Ils trouvèrent le père déjà mort dans le Seigneur, sa tête sacrée déjà penchée près du saint synthronos, les mains étendues en forme de croix, les pieds élevés comme tournés vers le ciel. Il était bien conservé et sans blessure; seul son pied droit était meurtri par les bois entre lesquels il était pris. Ils l'enlevèrent donc et le déposèrent sur sa couche. Ils renouvelèrent leurs plaintes et tous revenaient pleurer, parce qu'ils avaient perdu leur chef et qu'ils étaient privés de leur médecin et de leur maître, et parce que, selon eux, le juste avait souffert une mort indigne des saints, mais pourtant, je le sais, très digne de son âme. En cela, en effet, il imitait le Christ son modèle, mourant volontairement pour ceux qui étaient morts volontairement par le péché.

 

Quels miracles accompagnèrent ses funérailles.

Pendant les trois jours qui précédèrent son ensevelissement, il ne subit aucun changement, ne portant aucune enflure, aucune noirceur, ni aucune marque repoussante. Le sénat de la montagne ayant appris ce commun malheur et ému de douleur, était venu les trois jours, afin de chanter l'office de la sépulture. Tous étant présents et chantant, un ancien vit le très vénéré cadavre du père qui laissait couler du sang de son pied blessé : grand et merveilleux prodige ! De plus, son visage fut rempli de gloire à cette heure et devint comme la neige. L'ancien se pencha sur le pied sacré et vit la blessure d'où coulait le sang. Comme il l'essuyait avec un linge qu'il portait, il remarqua soudain une source à l'endroit de la goutte, et aussitôt tous y puisèrent et s'en oignirent pour la guérison des âmes et des corps. Ensuite ayant célébré les chants de la sépulcre avec beau-coup d'éclat, ils ensevelirent sous terre ce corps qui, devenu instrument de l'esprit, avait beaucoup combattu.

Beaucoup d'autres faits merveilleux et des guérisons furent accomplis par l'intervention du saint après sa mort. On peut les lire dans les récits plus développés de la vie du bienheureux Athanase. On y verra comment le moine Syméon guérit un jour un enfant qui était sur le point d'étouffer, en lui mettant autour du cou un linge qui avait trempé dans le sang du père, comment un possédé fut guéri en passant par la Laure, comment une hémorroïse fut rendue à la santé, un lépreux débarrassé de sa lèpre en invoquant le saint auprès de son tombeau, comment un aveugle y recouvrit la vue, ainsi qu'un très grand nombre d'autres faits et prodiges que nous omettons de rapporter.

 

Comment le moine Pantéléimon reçut l'ordre de peindre l'icône du saint.

Puisque rappeler tous les prodiges du saint père serait la même chose que compter les astres ou l'eau de la mer ou le sable, nous terminerons notre récit sur ce dernier souvenir, afin d'éviter toute surcharge. Cosmas, alors ecclésiarque de la Laure, avait coutume, lorsqu'il se rendait à la capitale pour quelque nécessité, de se présenter au monastère de Panagios, pour rencontrer l'higoumène, le moine Antoine, le très intime disciple de notre saint père. Un jour, à son arrivé, il vit une icône du père, qui était l'expression toute fidèle de son véritable visage et il le pria de la lui donner. Antoine, qui était très jaloux de la posséder et avait en elle une grande confiance, lui répondit : "Il m'est absolument impossible, frère, de m'en priver". Mais, Cosmas insistait dans sa demande et prit le saint lui-même comme arbitre. A la fin, il le contraignit par son insistance à dédire et à lui promettre l'icône. "Seulement, dit-il, si tu veux obtenir ce que tu désires, demeure encore trois jours, pour que nous copions l'archétype et que nous en fassions une autre; alors nous te donnerons celle-ci volontiers". L'ancien y consentit et attendit l'échéance. Le moine Antoine se levant pour l'office quotidien, se rendit près de l'iconographe, appelé Pantéléimon, lui exposa l'affaire et l'excita au travail. "Si tu veux me faire plaisir, ne perds pas ton temps et fais-moi une icône semblable à celle-ci; mais ne traîne pas : c'est une faveur que je te demande". Pantéléimon devant cette hâte se fâcha et dit : "Pour-quoi, père, es-tu toi-même venu me trouver ? Pas plus tard qu'hier soir, cette tâche m'a été indiquée de ta part par ton disciple; j'ai préparé tout ce qui est nécessaire pour mon travail, et voilà, comme tu le vois, que je me dispose à le commencer". Antoine fut stupéfait et, ne comprenant pas ce qu'il voulait dire, il appela le frère que Pantéléimon lui disait être venu la veille. Lui de nier absolument cette démarche. Ainsi tous reconnurent que c'était une apparition du saint. Dans l'espace de trois jours, un autre modèle fut fait et le moine Cosmas prit le prototype avec la plus grande admiration et il le porta à la sainte Laure. Il raconta à ses frères le prodige qui s'était accompli. Cette image jusqu'à ce jour est vénérée par tous sur son saint tombeau.

 

Invocation finale.

Voilà, bienheureux père, les choses de ta vie et de ta mort et tout ce que tu as fait après ta mort et comment tu l'as fait; nous, membres de ton troupeau sacré, encore tournés vers la terre et exposés aux embûches quotidiennes des démons et aux assauts des mauvais hommes, nous avons besoin de ta grâce et de ton intervention près de Dieu, nous avons besoin de ton intercession et de ton intermédiaire. Nous jetant à tes pieds, nous t'en supplions : ne cesse pas d'intercéder près du Dieu ami de l'homme pour le troupeau que tu as aimé de toute ton âme, pour lequel tu as enduré beaucoup de peines et de fatigues, versant ton sang et luttant jusqu'à la mort. Que nous soyons délivrés de l'obscurité des passions et de toute domination des démons et des mauvais hommes. Tu sais, en effet, la crainte de l'un et de l'autre toujours attachée à nous, tu sais l'irréconciliable guerre des démons contre nous, tu sais la difficulté de diriger et de maîtriser le corps, tu sais la nonchalance de notre volonté qui glisse facilement et qui est inclinée vers le mal. C'est pour cela que nous te supplions, afin que dans cette vie douloureuse et trompeuse, accablée de souffrances, tu sois notre aurore, tu sois notre guide et notre maître sauveur. Tu le peux surtout maintenant qu'en présence de la Trinité et illuminé par ses rayons brillants, tu nous surveilles de là-haut et tu nous conduis, afin que, vivant tranquillement et pacifiquement notre court séjour terrestre, nous trouvions le Juge compatissant et bienveillant au jour terrible du jugement, Lui à qui sont dues la gloire et la magnificence, avec son Père sans commencement et avec leur commun Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles.

 

 

 

 

SAINT CHRISTODULE DE PATMOS

 

fêté le 16 mars et la translation de ses reliques le 21 octobre

 

Son enfance.

Christodule naquit en 1020, dans une petite bourgade de Bythinie, près de Nicée fameuse par le concile qui condamna l'hérésie d'Arius en 324. Son père se nommait Théodose et sa mère Anne. Ils lui donnèrent au baptême le nom de Jean qui convenait très bien à celui qui devait toute sa vie aspirer à vivre dans le désert. Ce n'est que plus tard qu'il prit, par humilité, le nom de Christodule c'est-à-dire serviteur du Christ.

Dès qu'il sut lire, il s'adonna entièrement à l'étude des saintes Lettres où il se forma au mépris des biens périssables pour ne s'attacher qu'aux biens qui durent toujours.

Ses parents, toutefois, voulant le garder pour eux et pour le monde, le fiancèrent malgré lui. Mais il prit la fuite, n'écoutant que la Voix de Dieu : "Sors de ta maison et de la maison de tes pères et de ta parenté et viens vers la terre que je te montrerai" (Gn 12,1).

 

L'entrée dans la vie monastique.

 

Ainsi donc très jeune, ou pour mieux dire, encore enfant, il embrassa la vie monastique dans quelqu'un des nombreux monastères du mont Olympe de Mysie qui domine la ville actuelle de Brousse.1 On ne voit nulle part qu'il se soit laissé prendre au charme du paysage. Là, sous la conduite d'un pieux et sage vieillard, il se pénétra de plus en plus de l'esprit des saintes Écritures, tout en se livrant aux pratiques de l'ascèse les plus austères : jeûnes fréquents, prières continuelles et psalmodies nocturnes.

Vers Rome

Au bout de trois ans, le vieillard étant mort, il craignit que ses parents ne vinssent le réclamer et, comme il désirait beaucoup visiter les tombeaux des apôtres Pierre et Paul, il partit pour Rome. C'était en 1043, l'année de l'avènement à Constantinople du patriarche Michel Cérulaire, et le schisme allait venir.

A Rome même, la situation n'avait rien de brillant. Christodule y fut témoin de la révolution qui renversa Benoît IX, créature indigne des comtes de Tuscium, pour mettre à sa place le simoniaque Sylvestre III, et de celle qui ramena sur le trône Benoît X (Janvier 1044).

 

En Terre Sainte.

Christodule avait environ 25 ans (1045) lorsqu'il se rendit en Palestine, pour y suivre les traces du Seigneur. Après avoir pieusement visité les lieux saints, il se fixa pour un certain temps dans le désert situé sur les rives du Jourdain, en un des endroits les plus solitaires.

 

Sur la montagne de Latros.

Mais voilà que s'abat soudain sur tout le territoire de la Palestine, l'essaim bourdonnant des Sarrasins, pareil à une grêle sifflante et meurtrière qui tombe et se dissipe au même instant. Alors, se souvenant de la parole du Christ : "Lorsqu'on vous persécute dans une ville, allez dans une autre" (Mt 10,23), il fuit devant cet orage. Il débarque en Asie Mineure et, sans s'arrêter sur la côte de Milet, il se rend tout de suite dans la montage voisine, le Latros,2 attiré là parce que des moines, chassés du Sinaï par les barbares éthiopiens, étaient venus s'y établir dès le 5e siècle. C'est une haute montagne, ornée de grands arbres, et où courent de toutes parts des eaux fraîches agréables au goût et au toucher, dont la limpidité réjouit les yeux et dont le murmure est un charme pour les oreilles.

Là, Christodule vécut avec ses compagnons à la manière des anciens moines d'Égypte, chacun s'efforçant de réaliser autant que possible la perfection des vertus chrétiennes, goûtant lui-même et faisant goûter aux autres les douceurs de la fraternité si bien chantées par David dans le psaume 132.

Mais la main droite des Perses et les cruautés des Turcs vinrent bientôt ravager l'Orient. Il n'y eut pas même un trou d'aiguille qui réussit à passer inaperçu des Agaréniens athées.

 

Autres pérégrinations.

Christodule abandonne alors le mont Latros, se demandant pourtant s'il ne valait pas mieux mourir là, fidèle à son poste où l'avait placé le patriarche Cosmas I, et il appelle cette fuite une faiblesse humaine.

Le vaisseau qui le portait avec quelques fidèles compagnons, parti des environs de Milet, aborde à Strobilos, ville du littoral, en face de Cos où Arsène Skinouris lui confie le monastère de Cavalouris dont, quoique laïque, il était supérieur.

Ensuite Christodule, craignant toujours une attaque des Perses se transporte en face, dans l'île de Cos, sur le Péléon, une haute colline inhabitée, agréable d'ailleurs pour son bon air et ses belles eaux. Et quand il la voit ainsi, semblable à une forteresse, séparée des lieux habités par des précipices et des excavations naturelles, il se réjouit à la pensée qu'' il va pouvoir s'y établir définitivement, y goûter jusqu'à sa mort le calme de la solitude et enfin abandonner sa boue terrestre sur ce mont Péléon.

Mais Dieu avait d'autres desseins et voulait que son serviteur, après tant d'infortunes, eût Patmos pour tombeau. Sur ces entrefaites, Arsène, son meilleur compagnon, le quitte pour s'en aller à Jérusalem. Le voilà seul, supportant la fatigue et la sueur, manquant de tout en cette période difficile. Cependant, aidé du secours d'en-haut, il bâtit une très belle église dédiée à la Toute Sainte. Il construit aussi un mur d'enceinte, des cellules, - tout ce qu'il faut pour un monastère, - et il croit pouvoir demeurer quelque temps en paix.

Malheureusement les moines sont trop mêlés aux gens du monde et le saint éprouve une crainte fondée : c'est que les moines ne se laissent prendre aux pièges du Méchant. Il craint aussi pour son âme qui vaut plus que le monde entier. Cette crainte s'attache à son coeur, lui brise les os, dont elle suce la moelle, lui arrache les nerfs, lui déchire les chairs, et au-dedans de lui-même, se fait entendre avec insistance la voix du prophète : "Émigre comme le passereau !" (Ps 10,1)

 

Projet du départ.

Il tient conseil avec ses frères. Leur attention est sollicitée par une île "isolée", sans communications avec le continent ni avec les autres îles environnantes, car les vaisseaux de commerce ne la fréquentent pas. C'est Patmos. Aussitôt il se sent possédé tout entier par le désir de cette île et ce désir augmente à la pensée du séjour que fit à Patmos le disciple bien-aimé du Christ, l'évangeliste Jean le Théologien, qui eut là sa vision immortelle et la révélation de son évangile. Patmos lui apparaît donc comme un nouveau Sinaï, d'autant supérieur à l'autre que la vérité l'emporte sur les figures et l'évangile écrit sur les Tables de pierre de la Loi.

 

Chez l'empereur.

Alors il va trouver le pieux empereur, le grand Alexis Comnène, pour lui exposer ses projets et lui demander Patmos en présent, avec exemption de toutes charges. L'empereur résiste avec douceur, mais très énergiquement, et le supplie de renoncer à Patmos pour aller à Zagora, en Thessalie, mettre un peu d'ordre - en qualité d'archimandrite - parmi des moines indisciplinés.

Christodule se met en devoir d'écrire à leur intention un Manuel de Conversation avec Dieu qui leur paraît beaucoup trop difficile à suivre. Ne voyant donc aucun espoir de les réformer, il les abandonne à leur idiorythmie ou, plus simplement, à leur vie irrégulière.

 

Donation de Patmos.

Puis il insiste encore pour avoir Patmos, recourant cette fois à l'intercession de la mère d'Alexis, Anne Delassène; et le puissant empereur se laisse enfin fléchir. A condition de renoncer à toutes les possessions qu'il avait dans l'île de Cos et à Strobilos en faveur du trésor public, exception faite pour deux propriétés situées à Léros, Christodule reçoit en présent par chrysobulle (bulle d'or) l'île de Patmos, avec toutes les immunités possibles, et les îlots voisins d'Acrite et de Lepsia.3

Il est enchanté de la bulle d'or qui retranche tout ce qui pourrait être une occasion de chute et il loue grandement la sages-se d'Alexis d'avoir interdit sévèrement l'entrée dans l'île des femmes et des enfants. L'empereur savait, ajoute-t-il, suivant le mot de Zénon, "tremper sa langue dans son esprit".(Plutarque, Phoc. V), et son coeur était toujours entre les mains de Dieu.

Après avoir salué Alexis Comnène, Christodule s'embarque pour Cos avec le commissaire impérial à qui cession est faite des immeubles de Cos et de Strobilos et dont il reçoit officiellement l'île de Patmos en août 1088.

Sa joie est débordante et il faut, ici, l'entendre lui-même : "Je sautais et je bondissais, heureux de voir la solitude et le calme de cette île". Patmos, en effet, comme dit la bulle d'Alexis, était sans doute âpre et stérile, mais apte à produire toute espèce de fruits spirituels, si l'on prenait seulement la peine d'y jeter la semence des vertus.

 

Le murmure de ses compagnons.

Cependant ses compagnons qui avaient d'abord montré beaucoup d'enthousiasme, se refroidissent bientôt. Ils ne peuvent retenir des marques d'impatience, d'irritation et d'ennui. le souvenir surtout des délices goûtées dans l'île de Cos fait que le rocher de Patmos leur devient insupportable et il leur semble qu'il ont échangé des pièces d'or contre des pièces d'airain.5 Des murmures plus ou moins étouffés se font entendre, l'ardeur au travail diminue et le trouble se met dans toutes les âmes.

En présence d'un tel état de choses, Christodule ne perd pas courage. Il divise ses compagnons en deux camps : celui des opposants qui demandent bientôt leur pardon et l'obtiennent tout de suite; et celui des fidèles qui l'encouragent et le pressent de bâtir : "Nous voici, lui disent-ils, nous te servirons toujours et nous obéirons à tes ordres jusqu'à la mort".

Ainsi encouragé et, de plus, épris d'amour pour Patmos au souvenir de l'apôtre bien-aimé du Seigneur, Christodule décide ses compagnons fidèles à mettre enfin un terme à leurs pérégrinations en construisant un lieu de repos définitif. On en creuse les fondements; bientôt les murailles s'élèvent, des murailles qui seront solides et hautes comme celles d'une forteresse.

 

Entorse à la première règle.

Mais il ne tarde pas à s'apercevoir qu'il a trop demandé à la faiblesse humaine et qu'avec le grand nombre d'ouvriers qu''exige la construction du monastère l'exclusion absolue des femmes est irréalisable. Il se relâche donc de sa première sévérité et consent à laisser venir les femmes des ouvriers, à condition toutefois qu'elles ne dépassent jamais, sous quelque pré-texte que ce soit, certaines limites qu'il a soin de bien déterminer, au nord de l'île.6

Les ouvriers travailleront cinq jours de la semaine; le soir du vendredi, ils iront dans leur famille et, après un intervalle considérable de repos, le lundi, à la pointe du jour, ils retourneront au chantier pour s'y occuper aux travaux qu'on leur as-signera.

Nul d'entre les moines ne pourra, sous aucun prétexte, aller dans les familles; exception est faite seulement pour l'économe, en cas d'absolue nécessité; encore sera-t-il accompagné par deux de ses frères.

Le laïque assez osé pour enfreindre ces règles sera impitoyablement chassé de l'île avec tous les siens, le monastère eût-il un extrême besoin de ses services.

Et de même le moine qui se permettrait d'aller seul dans les maisons où se trouve une femme, sera soumis pendant 20 jours à la xérophagie et privé de vin. S'il recommence une seconde, une troisième fois, l'higoumène doit le retrancher du corps des frères, afin de lui apprendre que c'est une chose impie et désagréable à Dieu que de transgresser les ordonnances des anciens pères.

 

Continuation de la construction.

Ainsi la construction du monastère se poursuit. Christodule est partout le premier, payant de sa personne et se faisant, tout vieux qu'il est, simple manoeuvre, jusqu'à porter lui-même sur ses épaules les pierres et la chaux, sans interrompre pour autant le cours de ses austérités effrayantes, puisque le soleil ne le voit jamais manger et que son maigre dîner se compose uniquement de pain et d'eau avec quelques légumes sans assaisonnement. Et la nuit, du moins, se repose-t-il ? Non. celui que l'astre du matin a vue les mains au travail, - le choeur des astres nocturnes le contemple, les mains étendues pour la prière. Et ce n'est qu'un peu avant l'aurore que cet homme de fer con-sent à prendre un léger sommeil pour recommencer presque aussitôt la série de ses travaux et de ses mortifications.

 

Invasion des Agaréniens.

Cependant le monastère s'édifiait peu à peu et l'on y travaillait encore lorsque, au bout de quatre ans environ, apparaît de nouveau dans ces régions la nuée des Agaréniens qui vient troubler l'atmosphère jusqu'alors sereine de l'Archipel.

Christodule réunit autour de lui ses moines, comme la poule fait ses poussins sous ses ailes, et leur dit : "Il n'est donc pas ici le lieu de repos que nous cherchions !" Et il se met en mesure de préparer le départ, toujours plein de confiance en la protection divine : c'est ainsi qu'il répond à des moines qui voulaient emporter avec eux les provisions de blé qu'ils avaient dans l'île : "Confiez-vous seulement à Celui qui nourrit les oiseaux du cielŸ"

 

Séjour en Eubée.

En s'embarque donc pour l'Eubée dont Eumathios, autre-fois disciple du saint, était gouverneur. Eumathios les reçoit avec allégresse et leur donne tout de suite une forte cargaison de blé; ce que voyant, les moines tombent aux genoux de Christodule pour lui demander pardon du peu de foi qu'ils avaient montré d'abord.

En plus, un des plus riches habitants leur cède sa maison pour qu'elle soit transformée en monastère. Là, Christodule se livre à tous les exercices les plus rigoureux de la vie monastique.

 

Nostalgie de Patmos.

Mais Patmos demeure toujours l'objet de ses regrets et de ses plus ardentes aspirations. Aussi, dès qu'il apprend que la nuée des Agaréniens s'est dispersée, il fait venir le fidèle Sabas, lui confie tous ses livres et le charge d'aller pré-parer le retour à Patmos.

 

La dormition du saint.

Quant à lui, pendant dix mois encore il continue sa vie mortifiée. Puis, prévoyant sa mort, il se retire dans la solitude la plus complète, afin d'être plus tranquille avec Dieu.

Le lundi de la deuxième semaine de Carême, il fait ouvrir la porte de sa cellule, pour adresser à ses moines un discours d'adieu fort touchant dans lequel, entre autres choses, il leur recommande d'abandonner les lieux habités et de retourner de préférence à Patmos où ils ont tant souffert ensemble, - leur promettant que, du haut du ciel, s'il y jouit de quelque influence, il intercédera pour que le monastère de Patmos grandisse et que son nom devienne célèbre dans tout l'univers.

Dès que le saint a rendu sa belle âme à Dieu, le riche personnage qui lui avait cédé sa maison, retient pour lui la dépouille mortelle et la fait déposer dans la chapelle domestique qui se remplit aussitôt d'une délicieuse odeur. Quelque jours plus tard, aux moines qui, sur le point de s'embarquer pour Patmos, viennent réclamer les restes de leur père, il refuse énergiquement et les moines sont obligés de partir les mains vides.

 

Transfert de ses reliques.

Une année s'écoule; mais les moines n'ont pas oublié la recommandation de leur bienheureux père : "Remportez mon corps avec vous à Patmos". Ils reviennent donc, et, profitant d'une nuit que l'on passait tout entière à chanter des hymnes dans l'église où le corps sacré avait été déposé, ils réussissent à l'en-lever, accomplissant ainsi un exploit nocturne, mais éclatant.

En toute hâte ils prennent la mer. Mais les habitants de l'Eubée, dès qu'ils ont connaissance du rapt, envoient à leur poursuite des vaisseaux rapides. Vains efforts; il faut renoncer à cette poursuite; et les moines abordent à Patmos avec leur religieux larcin que l'on y vénère encore.

 

 

 

 

 

SAINT TRIVIER

écrit au VIIe siècle par un auteur anonym

 

fêté le 16 janvier

 

Profession monastique de saint Trivier. - Voyage en Bresse.

 

Nous avons à coeur de relater par écrit et de célébrer la vie du bienheureux moine Trivier, personnage vénérable et digne d'être imité dans sa conduite religieuse. Nous voulons dire quels laborieux combats il s'est efforcé de soutenir, quels merveilleux exemples il a montré à nos âges, quel souvenir il a laissé aux siècles futurs, si bien qu'il a eu non seulement à recevoir le fruit de son travail, mais qu'il entraîne aussi, depuis lors, bien des gens à imiter ses luttes, et que, après son glorieux triomphe, il enseigne à remédier aux péchés, à acquérir la palme de l'éternelle récompense. Il nous faut commencer par le principe même, et par le lieu où naquit le saint.

Donc, le pieux et vénérable moine Trivier naquit dans les contrées de Neustrie et de la race romaine, au territoire du Caturcum. Il se rendit à un monastère du pays des Tarovvaniens, lequel était situé dans un faubourg de la ville de Tarovvana, et, les clercs le recommandant tous à leur abbé, avec actions de grâces et entière dévotion, le firent recevoir au monastère, après avoir adressé pour lui à Dieu leur prière commune. En ce temps, où la Gaule était soumise à l'empire du consul Justin, ce monastère existait près d'un fleuve nommé Ulte (en français le Lys), et non loin de la mer. Ce fut là que le bienheureux Trivier, obéissant avec une intègre piété, reçut la dignité de la cléricature, lorsque déjà sa vie en était à son huitième lustre.6

Comme les rois des Gaules et ceux des Francs asseyaient leur gouvernement, quand ils eurent anéanti le pouvoir impérial, et que, mettant de côté la domination de la république, ils exerçaient leur autorité propre, il arriva que Theudebert, fils de Theudéric, qui était fils de Clodovée, portait la guerre en Italie, puis, ayant passé les Alpes, inquiétait ce pays, et que, revenant avec célérité, après avoir congédié les chefs auxquels il avait confié le soin de la guerre, Mummolénus et Buccilénus, il retournait lui-même dans sa patrie. Les peuples des Francs ravageaient alors en ennemis les régions des Burgunds, et comme ils ramenaient avec eux de jeunes captifs, deux enfants, Radignisélus et Salsufur, du territoire de la Dôme, au pays qu'on appelle Briscia (Bresse), près du fleuve de l'Arar ou Sagonna (la Saône), dans le village ou l'utinque, qui est éloigné de six milles du bourg de Prisiniacum, où passe un petit ruisseau, nommé Monienta (Moignens), avaient été pris par l'ennemi, et furent amenés dans le pays des Neustrasiens, près de la ville de Tarovvana. Or, l'abbé du susdit monastère ayant demandé à ceux qui possédaient les enfants s'ils voulaient recevoir le prix en échange et les remettre en son pouvoir, ces hommes-là consentirent avec joie à recevoir le prix, et l'envoyèrent à l"abbé par le bienheureux Trivier.

Alors, saint Trivier se mit à demander aux enfants eux-mêmes s'ils désiraient de retourner dans leur patrie; et eux, avec un grand gémissement et des larmes, manifestant leur désir et leur souhait, dirent aussitôt qu'ils voulaient s'en retourner, et promirent avec toute affection de coeur de donner à qui les ramènerait la troisième partie de l'héritage qu'ils recevraient de leurs parents. Quand donc l'homme de Dieu, Trivier, eut tout exposé à son abbé, ceux-ci, au bout de trois années, furent absolument congédiés par lui, avec des vêtements et de la nourriture, puis, le bienheureux Trivier leur ayant été donné pour compagnon, ils se mirent avec anxiété de coeur à prendre leur chemin.

Lorsqu'ils furent entrés dans la vastitude du désert, et qu'ils eurent erré trois jours déjà, dans les épaisseurs d'une forêt, qui avait nom Menficus, l'homme de Dieu, Trivier, appréhendant qu'ils ne fussent dévorés par les bêtes sauvages, fléchit le genou et se mit à prier, afin que le Seigneur usât de miséricorde avec eux, et qu'ils eussent pour guide un ange qui leur accordât le bonheur de marcher en droite ligne le chemin de la paix. Quand donc fut achevée cette prière, voilà que deux bêtes féroces, deux loups, venant avec un air doux et bénin, la tête penchée, les oreilles basses, la queue caressante, leur montraient le chemin qu'il fallait suivre, et, par un sentier, les précédaient vers la voie publique, les guidaient dans les écarts de la solitude, en sorte qu'ils purent reconnaître la route commencée, et que, marchant vers la patrie, ils arrivèrent au diocèse de la ville de Lugdunum (Lyon), en Bresse, à l'endroit déjà nommé.

 

Sainte vie. - Mort.

 

Ceux donc qui avaient été ramenés de captivité, offrirent à l'homme de Dieu la troisième partie de tout le bien de leurs parents. Mais, dit-on, le saint homme Trivier, appréhendant pieusement en son âme que les dons terrestres ne le détournassent de la dévotion au Christ, leur dit : "Que l'héritage de vos pères vous reste, mais accordez un bienfait à mes nécessités, et que près de votre habitation j'aie une petite cellule, puis un tout petit jardin; ce que ceux-ci s'empressèrent aussitôt de faire avec joie.

Dans la suite, ledit serviteur de Dieu, paissant leurs brebis, demeura là bien peu de temps, et ne cessa de se dire en ses vigilantes méditations : "Si je retourne aux lieux d'où je suis venu, je crains que la longue distance ne m'empêche d'arriver, fatigué comme je serai, et que je n'aie à courir toutes sortes de dangers dans les divers pays; mais si j'ai le bonheur d'échapper, et que, gardé par la divine protection, j'arrive jusque là, j'appréhende qu'on ne m'accable du poids d'un honneur immérité, et que, dans la pratique de la divine religion, je ne devienne un serviteur désobéissant".

Comme donc chaque jour, ainsi qu'on l'a dit, il méditait ces choses-là, il choisit le meilleur parti, celui de souffrir pour le Nom du Christ la solitude de l'exil, se rappelant le prophète David qui n'avait pas dédaigné de prendre l'office de gardien de brebis; se souvenant de Jacob, qui avait désiré l'exil; et de Moïse qui, errant dans une région étrangère, y avait été longtemps pèlerin. Ainsi donc, le jour et la nuit, se livrant au chant des psaumes, des hymnes, des cantiques spirituels, s'adonnant aux jeûnes, aux veilles et aux prières, il s'empressait d'accomplir l'oeuvre de son désir, méditant en lui-même par quel mode, par quel genre de vie il se réglerait; songeant à ce qui est dit au psaume trente-huitième : "Exauce ma prière et ma supplication, Seigneur; prête l'oreille à mes larmes. Ne garde pas le silence, car je suis un étranger chez Toi, un pèlerin, ainsi que tous mes pères"; et dans un autre psaume : "Tes Jugements étaient le sujet de mes cantiques dans le lieu de mon exil".(Ps 118,54); et encore : " Il n'y a qu'un esprit tranquille qui puisse méditer les préceptes de Dieu; puis il recourait encore aux paroles du Seigneur : "Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et tu t'agites pour beaucoup de choses. Une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera point ôtée" (Lc 10,41), et le Christ ne blâmait point cette part de Marthe, mais il louait celle de Marie, laquelle consiste à garder de toute son âme l'amour de Dieu et du prochain, à se reposer de toute action extérieure, à s'efforcer incessamment de ne désirer que le Créateur, en sorte que l'âme ne veuille rien faire, mais que, foulant aux pieds tous les soucis, elle brûle d'impatience de voir la Face du Seigneur; qu'elle sache alors porter avec tristesse le fardeau d'une chair corruptible, et de tous ses voeux désirer la céleste patrie, y assister aux hymnes des choeurs angéliques, se mêler aux citoyens des cieux, se réjouir de l'éternelle incorruptibilité réservée en la Présence de Dieu, à nous mortels, qui, placés dans cette vie, ne goûtons encore que les prémices de la contemplation intérieure.

Il était déjà fort âgé, le bienheureux Trivier, et dès long-temps gardait son âme dans une profonde dévotion, allant aux saints lieux qu'il y avait dans les environs, au bourg de Prissiniacum surtout, dans le diocèse de la ville de Lyon, puis, ayant grand soin d'assister aux pieuses solennités de la Liturgie, les jours de la Résurrection du Seigneur. Il plaça publiquement à Prissiniacum, sur le saint autel, le psautier qu'il avait lui, et, peu de temps après, étant revenu dans sa cellule, alors, pendant qu'il paissait aux champ les brebis, et qu'il s'appliquait chaque jour aux prières et au chant des psaumes, ayant fléchi les genoux en terre le dix-septième des calendes de février, comme il adressait sa prière au Seigneur Jésus, il rendit l'esprit.

Quand donc la fin de Trivier fut divulguée ça et là, les populations voisines accourant en foule, et creusant la terre avec des hoyaux, placèrent révérencieusement son saint corps, avec son vêtement accoutumé, sans cercueil de bois ni de pierre, à l'endroit même où il avait fait ses prières accoutumées, puis, comblant de terre la fosse, donnèrent à ce lieu le nom de Nonnifossa.10

 

Translation. - Miracles.

 

Ainsi, pendant un long temps s'altéra le souvenir de Trivier, lorsque, au bout de quatorze lustres, pendant que vivaient encore deux hommes qui l'avaient vu en cette vie, plu-sieurs prodiges admirables commencèrent, par la vertu céleste, à éclater au susdit tombeau du saint personnage, et des boiteux marchèrent, des aveugles recouvrèrent la vue, des malades la santé.

Il fut révélé de plusieurs manières à quelques chrétiens, en de nocturnes visions, qu'il fallait avertir une illustre religieuse, du nom d'Épiphanie, ou Emenone, qui avait de riches domaines près de cet endroit, - l'avertir pour que, de la profondeur de la terre qui s'y aiderait, elle fît enlever par des prêtres le saint corps de Trivier, en sorte qu'on le plaçât dans un tombeau avec d'honorables funérailles. Mais, comme Épiphanie ne voulait pas, craignant qu'il n'y eût séduction de l'ennemi, ou illusion du sommeil, car l'apôtre dit que "Satan se transfigure en ange de lumière"(2 Cor 11,14), et qu'il dispose ses ministres, amenant la nuit pour le jour, les ténèbres pour le salut, il lui fut annoncé plusieurs fois encore, qu'elle eût à se mettre au saint ouvrage, et, comme elle ne voulait pas, elle fut frappée à la tête, si bien qu'elle ne pouvait plus marcher. Alors, des prêtres ayant été mandés auprès d'elle, ils se mirent à délibérer sur ce qu'il y aurait de plus opportun à faire, et après s'être consultés, appelèrent les pauvres et les mendiants, la famille entière d'Epiphanie, tous ses clercs, puis, avec eux ladite religieuse, et supplièrent par les jeûnes du jour, par les veilles de la nuit, la Miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, de leur montrer ce qui était agréable à Dieu.

Alors, il fut révélé à l'un de ces prêtres que l'illustre femme ne devait pas appréhender cette oeuvre sainte. Épiphanie fit donc réunir là des prêtres et de nombreux secours pour accomplir ce qui lui avait été enjoint. Or, il y avait près de Prissiniacum, à trois milles de distance, un monastère appelé Ansilla. Quand se fut répandu le bruit de ce que l'on se disposait à faire, trois clercs venant la nuit en secret du monastère même d'Ansilla, la veille du jour déterminé, en écartant la terre, parce qu'ils voulaient enlever de force le saint corps, puis fouillant bien profond, dans la pensée qu'ils trouveraient de la pierre ou du bois, l'un des clercs frappa la tête de saint Trivier, mais aussitôt ils furent aveuglées, frappés rudement et comme fixés par des clous, ne pouvant se remuer, jusqu'à ce que les prêtres arrivassent avec la religieuse et la foule du peuple; mais on fit des prières pour eux, et ils retournèrent sains et saufs en leur demeure.

Les serviteurs de Dieu éloignant ensuite la cellule de bois, qui avait là construite à cause de la dévotion pour ce saint lieu, ils trouvèrent dans un état d'entière conservation, couvert de tout son vêtement, et exhalant d'agréables odeurs, le corps du bien-heureux saint Trivier. Comme il vint là plusieurs serviteurs de Dieu, notamment trois prêtres âgés et pleins de foi et de piété, savoir : le prêtre Symphonorianus, le prêtre Trasulfus et le diacre Eusébius, anciens du clergé, ceux-ci portèrent en cercle; l'espace d'un mille, le saint corps de Trivier, et chacun sentit les odeurs de ses vertus, telles que des feuilles de rose, des lis, du baume et de l'encens. La noble femme, pendant ce temps-là, considérant de loin le sarcophage, avec crainte de Dieu, tandis que les clercs chantaient des psaumes et que brillaient les flambeaux, on plaça dans un tombeau le bienheureux Trivier, couvert comme il était de ses vêtements, et sans lui rien ôter, si ce n'est des reliques de ses cheveux, puis on construisit sur sa tombe une cellule formée de pierres et de ciment.

Mais Sécundinus, évêque de la ville de Lyon dans les Gaules, y envoya bientôt un saint autel, qui est placé au pied du sépulcre saint, et où l'on offre aujourd'hui les sacrifices du Christ, où l'on répand des prières, où les malades trouvent des remèdes, où les suppliants adressent des voeux, où les affligés reçoivent des consolations.

Il ne sera pas hors de propos d'ajouter à cet ouvrage ce qui se fit alors en ce lieu. Il y avait à Lyon, ville des Gaules, un noble personnage, appelé Vigofrédus, et avec lui sa femme, nommée Marcelle, puis leur fille, du nom de Gallinia, faible dès sa naissance, ramenée de tous ses membres, prise d'une langueur de jambes, et que ses parents firent porter en toute diligence au tombeau de saint Trivier, où elle ne pouvait aller par elle-même. Aussitôt qu'elle eut été portée au tombeau par de pieuses mains, et prosternée sur le pavé, toute faiblesse disparut, la santé fut recouvrée, et aussi dans le peuple chrétien, tout âge et tout sexe, louant la Miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, ne cessait de se réjouir dans le Sauveur qui vit et règne avec le Père et le saint Esprit, en une parfaite Trinité, Dieu dans les siècles des siècles. Amen.

 

 

 

SAINT PAUL DE THEBES

écrit par saint Jérôme

 

Commémoré le 15 janvier

 

Au temps de la persécution de Décius et de Valérien, au moment où le pape Cornélius à Rome et saint Cyprien à Carthage répandirent leur sang, de nombreuses Églises d'Égypte et de la Thébaïde se trouvèrent dépeuplées. Le plus grand souhait des chrétiens était alors d'avoir la tête tranchée, mais la malice de leur ennemi le rendait ingénieux à inventer des supplices qui leur donnassent une longue mort, parce qu'il cherchait à atteindre leurs âmes et non pas leurs corps; ainsi que saint Cyprien qui l'a éprouvé en sa propre personne le témoigne lui-même, on refusait de donner la mort à ceux qui la désiraient. Et, afin de connaître jusqu'à quel excès allait cette cruauté, j'en veux rapporter ici deux exemples.

Un magistrat païen voyant un martyr demeurer ferme au milieu des chevalets et des barres de fer rougies, commanda qu'on lui frottât tout le corps de miel; il lui fit ensuite lier les mains derrière le dos et ordonna qu'on le mit à la renverse, et qu'on l'exposât ainsi aux plus ardents rayons du soleil, afin que celui qui avait surmonté tant d'autres douleurs, cédât à celles que lui feraient sentir les aiguillons d'une infinité de mouches.

Le même magistrat fit mener un autre chrétien, qui était en la fleur de son âge, dans un jardin très délicieux, et là, au milieu des lys et des roses, et le long d'un petit ruisseau qui serpentait à l'entour de ces fleurs, le fit coucher sur un lit sur lequel on l'attacha doucement avec des rubans de soie pour lui ôter tout moyen d'en sortir; chacun s'étant retiré, il fit alors venir une fort belle courtisane qui se jeta à son cou avec des embrassements lascifs, et ce qui est horrible seulement à dire porta ses mains en des lieux que la pudeur ne permet pas de nommer, afin d'exciter en lui le désir d'un plaisir criminel. Ce jeune homme ne savait en cet état, ni que dire, ni à quoi se résoudre. Enfin, par une inspiration divine, il se coupa la langue avec les dents et la crachant au visage de cette effrontée qui le baisait, il éteignit par l'extrême douleur qu'il se fit à lui-même, les sentiments de volupté qui eussent pu s'allumer dans sa chair.

Au temps que ces choses se passaient, Paul n'étant âgé que de quinze ans et n'ayant plus ni père ni mère, se trouva maître d'une grande succession en Thébaïde. Il était fort savant dans les lettres grecques et égyptiennes, de fort douce humeur, et plein d'un grand amour de Dieu. Lors de cette effroyable persécution, il se retira en une retraite discrète, mais par une in-digne cupidité, son beau-frère se résolut de le perdre et de découvrir sa cachette.

Le jeune garçon ayant appris ce dessein, décida de faire volontairement ce qu'il eût été obligé de faire par force; il s'enfuit dans les montagnes pour y attendre que la persécution fût ter-minée, et, en s'y avançant peu à peu, et puis encore davantage, il trou-va enfin une montagne au pied de laquelle était une grande caverne; l'entrée en était fermée par un rocher; il l'ôta pour y entrer, et regardant attentivement, il aperçut à l'intérieur comme un grand vestibule qu'un vieux palmier avait formé de ses branches en les étendant et en les entrelaçant les unes dans les autres, et qui n'avait rien que le ciel au-dessus de lui. Il y avait là une fontaine très claire d'où sortait un ruisseau qui se perdait presqu'aussitôt dans un petit trou et était englouti par la même terre qui le produisait. Il trouva encore aux endroits de la montagne les plus difficiles à aborder plusieurs cabanes où l'on voyait des burins, des enclumes, et des presses dont on s'était autrefois servi pour faire de la monnaie. Et quelques mémoires égyptiens indiquent que cela avait été une fabrique de fausse monnaie durant le temps des amours d'Antoine et de Cléopâtre.

Cet estimable jeune homme estima que cette demeure lui était offerte de la Main de Dieu et décida d'y passer toute sa vie en prières et en solitude. Le palmier dont j'ai parlé lui fournissait tout ce qui lui était nécessaire pour sa nourriture et son vêtement : ce qu'on aura bien garde de considérer comme impossible, car dans cette partie du désert de Syrie, j'ai connu personnellement des moines dont l'un ne vivait depuis trente ans que de pain d'orge et d'eau bourbeuse, et dont un autre, enfermé dans une vieille citerne, vivait de cinq figues par jour. Je ne doute pas néanmoins que cela ne semble incroyable aux personnes qui manquent de foi parce qu'il n'y a que ceux qui croient à qui de telles choses soient possibles.

Pendant cent treize ans, le bienheureux Paul mena donc sur la terre une vie toute céleste; or Antoine, âge de quatre-vingt-dix ans (comme il l'assurait souvent) demeurait dans une solitude voisine et il lui vint en pensée que nul autre que lui n'avait passé dans le désert la vie d'un parfait et véritable ermite. Dieu ne voulut pas le laisser tomber dans cette pensée orgueilleuse, mais Il lui révéla par un songe, qu'il y en avait un autre plus avant dans le désert et beaucoup meilleur que lui, et qu'il se devait hâter d'aller le visiter.

Le lendemain matin, ce vénérable vieillard, avec un bâton qui lui servait aussi à se conduire, commença à marcher sans savoir où il allait; et déjà le soleil, arrivé à son midi, avait échauffé l'air de telle sorte qu'il paraissait tout enflammé, sans que néanmoins, il se put résoudre à différer son voyage, disant en lui-même : " Je me confie en mon Dieu et ne doute point qu'Il ne me fasse voir son serviteur ainsi qu'Il me l'a promis !" Comme il achevait ces paroles, il vit un homme qui avait en partie le corps d'un cheval et était assez semblable à ceux que les poètes nomment Hippocentaures. Dès qu'il l'eût aperçu, le bienheureux Antoine fit précipitamment le signe de la croix et après s'être recueilli un instant, adressa ainsi la parole à ce monstre : "Holà, seigneur monstre ! en quel lieu demeure ici le serviteur de Dieu ?" Alors, cette créature, marmottant je ne sais quoi de barbare, et balbutiant, s'efforça de faire sortir une voix douce de ses lèvres hérissées de poil et étendant civilement la main droite, lui montra le chemin, puis, s'enfuit avec une incroyable vitesse et s'évanouit de devant les yeux de celui qu'il avait rempli d'étonnement. Quant à ce qui est de savoir si le diable, pour épouvanter le saint avait pris cette figure, ou si ces déserts si fertiles en monstres, avaient produit naturellement celui-ci, je ne saurais en rien assurer.

Antoine pensant tout étonné à ce qu'il venait de voir, continua son chemin. A peine avait-il commencé à marcher qu'il aperçut dans un vallon, un fort petit homme qui avait les narines crochues, des cornes au front, et des pieds de chèvre. Ce nouveau spectacle ayant augmenté son admiration, il eut recours on le pense bien, aux armes de la foi et de l'espérance. Mais loin de montrer des intentions hostiles, cet animal pour gage de son affection, lui offrit des dattes pour le nourrir durant son voyage. Le saint, touché par cette aimable démarche, s'arrêta et lui de-manda qui il était. Il se présenta en ces termes : "Je suis un habitant du désert que les païens qui se laissent emporter à tant de diverses erreurs daignent adorer sous les noms de faunes, de satyres, et d'incubes. Je suis envoyé vers vous comme ambassadeur par les membres de mon espèce, et nous vous supplions de prier pour nous, Celui qui est également notre Dieu et qui est venu pour le salut du monde.

A ces paroles, ce sage vieillard trempa son visage de larmes. Il se réjouissait de la gloire de Jésus-Christ, et admirait en même temps comme il avait pu entendre le langage de cet animal et être entendu de lui : "Malheur à toi, Alexandrie, s'écriait-il, tu adores des monstres en qualité de Dieux. Les bêtes parlent des grandeurs de Jésus-Christ, et tu rends à des bêtes les honneurs et les hommages qui ne sont dûs qu'à Dieu seul !" A peine avait-il achevé ces paroles que le nain s'enfuit avec autant de vitesse que s'il avait eu des ailes. Et s'il se trouve quelqu'un à qui cette rencontre semble peu croyable, il pourra se reporter à un exemple dont tout le monde a été témoin et qui est arrivé sous le règne de Constance  : car un homme de cette espèce ayant été mené vivant à Alexandrie, présenté à tout le peuple, et son corps ayant été salé de crainte que la chaleur ne le corrompit, fut, après sa mort, porté à Antioche et montré à l'empereur.

Cependant, Antoine continuant à marcher dans le chemin où il s'était engagé, ne trouvait devant lui que la piste des bêtes sauvages, et la solitude du désert  : il ne savait ce qu'il devait faire, ni de quel côté il devait tourner.

Déjà le second jour était passé depuis qu'il était parti : il en restait encore un troisième qui devait lui servir à acquérir, par une nouvelle épreuve, une entière confiance en l'assistance de Jésus-Christ. Il avait employé, en effet, cette seconde nuit en oraisons et à peine le jour commençait à poindre, qu'il aperçut de loin une louve qui, toute haletante de soif, se coulait le long de la montagne; il la suivit des yeux et la vit pénétrer dans une caverne de la montagne, puis en sortir. S'étant approché alors de la caverne, il voulut regarder à l'intérieur, mais l'obscurité était si grande que ses yeux ne purent rien discerner. Mais, comme dit l'Écriture, le parfait amour bannissant la crainte, après s'être un peu arrêté et avoir repris haleine tout en murmurant une courte oraison, ce saint et habile visiteur entra dans cet antre, s'avança prudemment, s'arrêtant souvent pour écouter s'il n'entendrait pas de bruit. Il marcha quelques temps en silence à travers d'épaisses ténèbres, et au bout d'un moment, il aperçut de la lumière assez loin de là : alors redoublant ses pas et marchant sur des cailloux, il fit un peu d bruit; Paul ayant entendu ce bruit tira sur lui sa porte qui était ouverte et la ferma au verrou.

Antoine se jetant alors contre terre sur le seuil de la porte, y demeura jusqu'à la fin du jour et davantage, le conjurant toujours de lui ouvrir et lui disant : "Vous savez qui je suis, d'où je viens, et le sujet qui m'amène : j'avoue que je ne suis pas digne de vous voir; mais je ne partirai néanmoins jamais d'ici avant d'avoir reçu ce bonheur. Est-il possible que ne refusant pas aux bêtes l'entrée de votre caverne, vous la refusiez aux hommes ? Je vous ai cherché, je vous ai trouvé et je frappe à votre porte : si je ne puis obtenir que vous me receviez, je suis résolu à mourir; et j'espère qu'au moins vous aurez assez de charité pour m'ensevelir.

Paul, en entendant cette voix, comprit quel était son visiteur, et d'une voix douce et un peu ironique, lui répondit : "Personne ne supplie en menaçant et ne mêle des injures avec des larmes : vous étonnez-vous donc si je ne veux pas vous recevoir, puisque vous dites n'être venu ici que pour mourir ?" Ainsi Paul, en souriant, lui ouvrit la porte; alors, s'étant embrassés plusieurs fois, ils se saluèrent et se nommèrent tous deux par leurs propres noms; ils rendirent ensemble grâces à Dieu; et après s'être donné le saint baiser, Paul s'étant assis auprès d'Antoine lui parla de cette sorte :

- Voici celui que vous avez cherché avec tant de peine, et dont le corps flétri de vieillesse est couvert par des cheveux blancs tout pleins de crasse. Voici cet homme qui est sur le point d'être réduit en poussière : mais puisque la charité ne trouve rien de difficile, dites-moi, je vous supplie, comment va le monde : fait-on de nouveaux bâtiments dans les anciennes villes ? Qui est celui qui règne aujourd'hui ? Et se trouve-t-il encore des hommes assez aveuglés d'erreur pour ne pas adorer Dieu ?

Comme ils s'entretenaient de la sorte, ils virent un corbeau, qui, après s'être reposé sur une branche d'arbre vint de là en volant tout doucement apporter devant eux un pain tout entier : aussitôt qu'il fut parti, Paul commença à dire : Voyez, je vous supplie, comme Dieu véritablement tout bon et tout miséricordieux nous a envoyé à dîner. Il y a déjà soixante ans que je reçois chaque jour de cette façon une moitié de pain, mais depuis que vous êtes arrivé, Jésus-Christ a redoublé ma portion, pour faire voir par là le soin qu'il daigne prendre de ceux qui combattent pour son service."

Ensuite ayant tous deux rendu grâces à Dieu, ils s'assirent sur le bord d'une fontaine aussi claire que du cristal et voulurent se déférer l'un à l'autre l'honneur de rompre le pain; cette dispute dura jusqu'au soir; Paul insistait sur ce que l'hospitalité et la coutume l'obligeaient à cette civilité; Antoine la refusait à cause de l'avantage que l'âge de Paul lui donnait sur lui. Enfin, ils résolurent que chacun de son côté prenant le pain et le tirant à soi en retiendrait la portion qui lui demeurerait entre les mains, pertinente mesure qui contenait à la fois la civilité et la déférence due à l'âge. Ensuite en se baissant sur la fontaine et mettant leur bouche sur l'eau, ils burent chacun un peu, puis ils passèrent toute la nuit en prières.

Le jour étant venu, Paul parla ainsi à Antoine : "Il y a longtemps, mon frère, que je savais votre séjour en ce désert; il y a longtemps que Dieu m'avait informé que vous emploieriez comme moi votre vie à son service, et comme l'heure de mon heureux sommeil est arrivée, Notre Seigneur vous a envoyé pour couvrir de terre ce pauvre corps."

A ces paroles, Antoine fondant en pleurs et jetant mille soupirs, le conjura de ne point l'abandonner, et de demander à Dieu qu'il l'accompagnât en ce voyage. Et il lui répondit : "Vous ne devez pas désirer ce qui vous est plus avantageux, mais ce qui est le plus utile à votre prochain. Sans doute, ce serait pour vous un extrême bonheur d'être déchargé du fardeau ennuyeux de cette chair, mais il importe au bien de vos frères qu'ils soient encore instruits par votre exemple. Ainsi, si vous le voulez bien, je vous supplie d'aller chercher le manteau que l'évêque Athanase vous donna et de me l'apporter pour m'ensevelir". Or, le bienheureux Paul lui faisait cette prière non parce qu'il se souciait que son corps fut plutôt enseveli que nu, puisqu'il devait être réduit en pourriture, mais afin qu'étant éloigné de lui Antoine ressenti avec moins de violence l'extrême douleur que lui causerait sa mort. Antoine fut rempli d'un merveilleux étonnement de ce qu'il venait de lui dire à propos de saint Athanase, et du manteau qu'il lui avait donné, et, comme s'il eût vu Jésus-Christ résider dans le coeur de Paul, il n'osa plus rien lui répliquer : mais en pleurant, sans parole, après lui avoir baisé les yeux et la main, il partit pour s'en retourner à son monastère; et bien que sa hâte fit marcher son corps affaibli de jeûnes et cassé de vieillesse à une vitesse beaucoup plus grande que son âge ne pouvait le permettre, il s'accusait néanmoins de marcher trop lentement : enfin, après a-voir marché longtemps, il arriva tout fatigué et hors d'haleine à son monastère.

Deux de ces disciples qui le servaient depuis plusieurs années étant accourus au-devant de lui et lui demandant : "Mon père, où êtes-vous resté si longtemps ?" Il leur répondit : "Malheur à moi misérable pêcheur, qui porte indignement le nom de solitaire; j'ai vu Elie, j'ai vu Jean dans le désert et pour parler selon la vérité, j'ai vu Paul dans un paradis".

Sans en dire davantage et se frappant la poitrine, il tira le manteau de sa cellule, et ses disciples le suppliant de les informer plus exactement de ce qui s'était passé, il leur répondit : "Il y a temps de parler et temps de se taire" et sortant de de la maison sans prendre aucune nourriture, il s'en retourna par le même chemin, le coeur tout rempli de Paul, brûlant d'ardeur de le voir, et l'ayant toujours devant les yeux et dans l'esprit, parce qu'il craignait, ainsi qu'il arriva, qu'il ne rendit son âme à Dieu en son absence.

Le lendemain, au point du jour lorsqu'il y avait déjà trois heures qu'il était en chemin, il vit au milieu des anges entre les choeurs des Prophètes et des Apôtres, Paul tout éclatant d'une blancheur pure et lumineuse, monter au ciel. Se jetant le visage contre terre, il se couvrit la tête de sable et s'écria en pleurant : "Paul, pourquoi m'abandonnez-vous ainsi ? Pourquoi partez-vous sans me donner le loisir de vous dire adieu ? Vous ayant connu si tard, faut-il que vous me quittiez si tôt ?"

Le bienheureux Antoine contait depuis qu'il acheva si vite ce qui lui restait de chemin, qu'il lui semblait qu'il eût des ailes. Étant entré dans la caverne, il vit le corps du saint qui avait les genoux en terre, la tête relevée et les mains tendues vers le ciel : il crut d'abord qu'il était vivant et qu'il priait, et se mit de son côté en prières, mais ne l'entendant point soupirer ainsi qu'il avait coutume de le faire en priant, il alla se jeter à son cou pour lui donner un baiser, et il compris que Paul était mort.

Ayant roulé son corps dehors et chanté des hymnes et des psaumes selon la tradition, il pensa à l'ensevelir.Mais il se trouva qu'il n'avait rien pour creuser la terre, et pensant et repensant à cela avec inquiétude, il disait : "Si je retourne au monastère, il me faut trois jours pour revenir : si je demeure ici, je n'avancerai à rien. Je n'ai donc rien d'autre à faire que de mourir, et suivant notre vaillant soldat , ô Jésus-Christ, mon cher maître, de rendre au-près de lui les derniers soupirs.

Comme il parlait ainsi en lui-même, il vit deux lions qui arrivaient en courant du fond du désert, laissant flotter leur longue crinière sur leur cou. Ils lui donnèrent d'abord de la frayeur, mais élevant son esprit à Dieu, il demeura aussi tranquille que s'ils avaient été des colombes. Ils vinrent où était le corps du bienheureux vieillard, et s'arrêtant là, et le flattant avec leurs queues, ils se couchèrent à ses pieds et jetèrent de grands rugissements, pour lui témoigner qu'ils le pleuraient de la façon qu'ils le pouvaient. Ils se mirent ensuite à gratter la terre avec leurs griffes en un lieu assez proche, et jetant le sable de côté et d'autre, firent une fosse capable de recevoir le corps d'un homme, et aussitôt après, comme s'ils demandaient la récompense de leur travail, ils vinrent en remuant les oreilles et en baissant la tête vers Antoine, et lui léchaient les pieds et les mains. Il comprit qu'ils lui demandaient sa bénédiction, et soudain rendant des louanges infinies à Jésus-Christ de ce que même les animaux qui n'ont pas le discours de la raison ont toutefois quelque sentiment de la Divinité, il s'écria : "Seigneur sans la volonté duquel il ne tombe pas même une seule feuille des arbres, donnez à ces lions ce que vous savez leur être nécessaire." Et après, avec un signe de la main, il leur ordonna de s'en aller.

Lorsqu'ils furent partis, il courba ses épaules affaiblies par la vieillesse sous le fardeau de ce saint corps, et l'ayant porté dans la fosse, jeta de la terre sur lui pour l'enterrer selon la coutume de l'église; Le jour suivant, il prit pour lui la tunique que le saint avait tressée de ses propres mains avec des feuilles de palmiers de la même façon que l'on fait des paniers d'osier, et retournant ainsi à son monastère il conta à ses disciples tout ce qui lui était arrivé, et aux jours solennels de Pâques et de la Pentecôte, il ne manquait jamais de revêtir pieusement la tunique du bienheureux Paul.

Qui que vous soyez qui lirez ceci, je vous conjure de vous souvenir du pêcheur Jérôme, lequel, si Dieu lui en avait donné le choix, aimerait incomparablement mieux la tunique de Paul avec ses mérites, que la pourpre des rois avec toute leur puissance.

 

 

 

SAINT MALC DE MARONIE

écrit par saint Jérôme

 

commémoré le 21 octobre

 

Le petit bourg de Marone, situé à trente mille environ à l'est d'Antioche, après avoir plusieurs fois changé de maîtres, passa enfin entre les mains de l'évêque Evagrius, mon parent, qui me raconta cette histoire en un temps où j'étais fort jeune.

Il y avait un vieillard nommé Malc, nom syriaque, qui signifie roi. Il était Syrien, parlait fort bien cette langue et je croyais qu'il était originaire de ce bourg; une bonne femme, cassée de vieillesse et tout près de mourir demeurait avec lui. Ils vivaient tous deux dans une telle piété et étaient si assidus à l'Église qu'on les aurait pris pour Zacharie et Elisabeth, si ce n'était que saint Jean ne paraissait point au milieu d'eux. Comme je demandais aux autres habitants si le lien qui les unissait était le mariage,ou la parenté, ou la dévotion, tous me répondirent d'une commune voix que c'étaient des personnes saintes et très agréables à Dieu et me contèrent sur eux certaines choses si merveilleuses, que poussé du désir d'en apprendre davantage, j'allai trouver ce saint personnage et comme je lui demandais si je devais ajouter foi à ce que l'on m'avait rapporté, voici ce que j'appris de lui.

Mon fils, me dit-il, mon père et ma mère qui vivaient d'un petit champ qu'ils cultivaient dans le territoire de Nisibe n'ayant point d'autres enfants que moi, voulurent me contraindre à me marier. Je leur répondis que j'aimais beaucoup mieux être moine, sur quoi, mon père fit tant par ses menaces, et ma mère par ses flatteries, pour me faire perdre ma virginité que je fus contraint de m'enfuir de leur maison. Et comme je ne pouvais aller vers l'orient à cause du voisinage de la Perse et que tous les passages étaient gardés par les troupes romaines, je pris la route de l'occident, emportant quelques provisions avec moi pour me garantir seulement du besoin. J'arrivai enfin au désert de Calcide et là, ayant trouvé des moines, je me mis sous leur conduite et comme eux, je gagnais ma vie par le travail de mes mains et domptais par les jeûnes les aiguillons de la chair.

Après plusieurs années, il me vint à l'esprit de retourner en mon pays afin de consoler ma mère dans son veuvage durant le reste de sa vie, car j'avais appris la mort de mon père et j'avais l'intention, lorsque Dieu aurait disposé d'elle de vendre le peu d'héritages que j'avais pour en donner une partie aux pauvres, en employer une autre partie à bâtir un monastère et (ce que je ne saurais confesser sans rougir de honte de mon infidélité) et conserver le reste pour m'entretenir et pour vivre.

Quand je dis cela à mon abba, il me répondit en s'écriant que c'était une tentation du diable, et une ruse dont cet ennemi des hommes se servait pour me tromper en alléguant une chose qui, en elle-même, n'était pas mauvaise, mais qu'en réalité, c'était retourner comme un chien à son vomissement et que plusieurs moines avaient été surpris de la sorte, le démon ne se montrant jamais à découvert. Sur quoi, il me cita plusieurs passages de l'Écriture sainte et entre autres, celui d'Adam et Eve qu'il trompa en leur faisant concevoir l'espérance de se rendre semblable à Dieu. Ne pouvant me persuader, il se jeta à mes genoux et me conjura de ne point vouloir me perdre moi-même et de ne point regarder derrière moi après avoir mis la main à la charrue. Misérable que je suis, je remportai par mon opiniâtreté une malheureuse victoire, m'imaginant qu'il ne recherchait pas tant mon intérêt que sa consolation. Il m'accompagna au départ du monastère comme s'il m'avait porté en terre et en me disant adieu, il me dit : "je vous regarde mon fils comme perdu. Ne m'alléguez point de raisons, une brebis ne saurait quitter le troupeau sans risquer, à toute heure, d'être dévorée par les loups".

En allant de Beroé à Edesse, il y a, le long de la grande route, un désert que parcourent les Sarrasins. La crainte qu'ils inspirent fait que tous les voyageurs se rassemblent là pour se faire escorte et éviter ainsi le péril qui les menace. Nous nous trouvions donc en caravane de soixante-dix personnes environ, hommes, femmes, vieillards, jeunes gens et enfants, lorsque soudain des Arabes montés sur des chameaux vinrent se jeter sur nous. Ils avaient de longs cheveux tressés, le corps à deminu, de grands manteaux, des carquois qui leur pendaient derrière le dos, des javelots, et à la main, des arcs. Ils ne venaient pas pour combattre, mais seulement pour piller. Nous fûmes en quelques instants enlevés, dispersés, et emmenés de divers côtés, et moi, avec ma belle prétention de rentrer dans mon bien quand je serais en mon pays, me repentant trop tard du mauvais parti que j'avais pris, je tombai, avec la femme d'un de nos compagnons, sous la puissance d'un même maître. Nous fûmes menés, ou, pour mieux dire, nous fûmes transportés comme des bagages sur des chameaux, où nous étions plutôt attachés qu'assis et dans une crainte continuelle de tomber et de périr dans ce vaste désert. Nous avions pour nourriture de la chair à demi-crue, et pour breuvage le lait des chameaux. Enfin, après avoir passé une grande rivière, nous arrivâmes dans le désert le plus reculé de tous, où nous reçûmes l'ordre, selon la coutume de cette nation, d'adorer la femme et les enfants de notre maître; nous nous prosternâmes devant eux. Ainsi, me trouvant comme en prison et ayant changé d'habits, c'est-à-dire étant réduit à aller tout nu, j'appris à vivre de cette nouvelle façon et il est vrai que les chaleurs excessives de ce climat ne permettent de couvrir aucune partie du corps à part celles qu'il serait honteux de ne point cacher. On me confia un troupeau de brebis et en comparaison de mes autres maux, cette occupation me consolait lorsque je songeais que grâce à elle, je voyais plus rarement mes maîtres et les autres esclaves. Je me consolais aussi en pensant que j'avais en cela le même sort que Jacob et Moïse, qui ont été autrefois pasteurs de brebis dans le désert. Je vivais de lait et de fromage; je priais souvent, je chantais des psaumes que j'avais appris dans le monastère; ma captivité me donnait de la joie et je rendais grâce à Dieu de son juste jugement qui me faisait trouver dans le désert la solitude que j'aurais perdue en mon pays.

Ô qu'il est bien vrai qu'on n'est jamais à l'abri d'un ennemi aussi puissant qu'est le démon ! Combien de pièges il nous tend et de combien de manières il nous attaque ! La haine qu'il porte aux hommes fit qu'il me découvrit dans cette solitude où je pensai être si bien caché. Mon maître voyant son troupeau multiplier entre mes mains, et ne trouvant rien à redire à ma fidélité voulut me récompenser afin d'augmenter encore mon affection à son service. Il eut l'idée de me donner pour femme celle dont j'ai parlé et qui avait été prise en même temps que moi. Et comme je refusais de l'accepter et lui disait qu'étant chrétien, il ne m'était pas permis d'épouser le femme d'un homme vivant (car son mari fait esclave en même temps que nous avait été emmené par un autre maître) cet homme qui me témoignait auparavant tant de douceur devint soudain furieux, tira son épée, marcha sur moi et si je ne m'étais hâté de prendre cette femme par le bras, il m'aurait tué à l'instant même.

La nuit vint plus tôt que je ne voulais, et plus obscure que de coutume; je menai ma nouvelle épouse dans une caverne à demi-sauvage et la tristesse seule présidait à nos noces, car nous avions horreur l'un de l'autre, sans pourtant l'avouer néanmoins. Ce fut alors que je sentis véritablement le malheur de ma captivité, et me jetant contre terre, je commençai à regretter cette pureté d'un moine que j'allais perdre. Misérable que je suis, me disais-je en moi-même, étais-je donc réservé à cette affliction et mes péchés m'ont-ils réduit à un tel malheur, que mes cheveux commençant déjà à blanchir je devienne, de vierge que je suis, le mari de cette femme ? Que me sert d'avoir abandonné pour l'amour de Dieu mes parents, mon pays et mon bien si je me trouve maintenant dans un état pour lequel j'ai eu une telle répugnance, que plutôt que d'y entrer j'ai abandonné tous ces biens ? Ce qui me met dans cette terrible situation, c'est sans doute le désir que j'ai eu de retourner en mon pays. Que ferons-nous, mon âme ? Succomberons-nous dans ce combat, ou remporterons-nous la victoire ? Attendrons-nous que la main de Dieu s'appesantisse sur nous pour nous châtier ou ne faut-il pas mieux mourir que de consommer cet épouvantable péché ? Ayant achevé ces paroles, je tirai mon épée, qui luisait dans ces ténèbres et en tournant la pointe contre ma poitrine : "Adieu, femme infortunée, m'écriai-je, tu m'auras plutôt pour martyr que pour époux." A ces mots elle se jeta à mes pieds et me dit : "Je te supplie par Jésus Christ et par ce malheur où nous nous trouvons maintenant de ne pas mourir en me laissant seule; mais si tu es décidé à mourir, commence à me tuer avec ton épée afin que nous soyons unis dans la mort plutôt que dans le péché. La servitude m'a si bien fait aimer la chasteté que même si mon mari revenait, je le supplierais de permettre que nous vivions fraternellement; Pourquoi veux-tu donc mourir d'être mon mari, puisque moi-même je mourrais de la honte d'avoir été ta femme ? Mais si tu veux, prends-moi plutôt pour compagne de ta pudeur et préfère l'union de nos âmes à celle de nos corps. Nos maîtres croiront que tu es mon mari, mais que Jésus-Christ sache que tu n'es que mon frère et il nous sera facile de les persuader que nous sommes mariés quand ils verront que nous nous aimons parfaitement." J'avoue que ces paroles me laissèrent tout étonné et admirant la vertu de cette femme, je l'aimai encore davantage que si elle avait été la mienne. Je ne l'ai pourtant jamais vue nue, ni jamais touchée, craignant de perdre par l'artifice d'une amitié innocente ce que nous avions conservé dans le combat. Plusieurs jours se passèrent dans cette sorte de mariage qui nous rendit plus agréables à nos maîtres, lesquels ne soupçonnaient nullement que nous avions l'intention de nous enfuir, et en berger fidèle que j'étais, je passais quelquefois un mois tout entier dans le désert avec mon troupeau.

Longtemps après, comme j'étais un jour, seul dans le désert et ne voyais rien que le ciel et la terre, je commençai à repasser plusieurs choses dans ma mémoire. Je me souvins entre autres des années que j'avais passées avec les moines et surtout, je me représentais le visage de ce saint homme qui m'avait servi de père, qui m'avait instruit et m'avait gardé auprès de lui avec tant de soin et qui avait si fort regretté ma perte. Comme j'étais plongé dans ces pensées, j'aperçus un petit sentier tout plein de fourmis  : les unes portaient des fardeaux plus grands qu'elles, les autres traînaient avec leur bouche comme avec des tenailles, des graines d'herbe et les autres puisaient de la terre dans leur fourmilière pour boucher par des digues des conduits qui y amenaient l'eau; d'autres, songeant à l'hiver qui devait venir, coupaient le germe des grains qu'elles avaient amassés de peur que l'humidité de la terre ne fît pousser du blé dans leurs greniers; d'autres portaient les corps morts de leurs compagnes, mais ce que j'admirais le plus dans leur foule, c'est que celles qui sortaient n'embarassaient point celles qui entraient et au contraire si elles en voyaient quelques-unes qui trébuchaient sous le poids de leur charge, elles les soulageaient en prêtant leur épaule au fardeau qui les accablait. Ce spectacle me fut fort agréable et me fit ressouvenir de Salomon qui nous cite en exemple la prudence des fourmis et nous excite ainsi à sortir de la paresse qui tient nos âmes engourdies; dès lors, je commençai à m'ennuyer de ma captivité, je souhaitais revoir les cellules du monastère et avoir part à l'activité de ces fourmis saintes qui travaillent pour le bien commun.

Comme je revenais au lieu où je couchais, ma femme vint au-devant de moi. Je ne pus cacher sur mon visage la tristesse que j'avais dans le coeur. Elle me demanda pourquoi j'étais si abattu; je lui en dis la cause. Elle m'exhorta à la fuite et me supplia d'accepter qu'elle me tînt compagnie. Je lui demandai le secret, elle me le promit et nous entretenant souvent de notre projet, nous étions partagés entre l'espérance et la crainte.

J'avais, dans mon troupeau, deux boucs d'une merveilleuse grandeur; je les tuai pour me servir de leurs peaux et de leur chair pour nous nourrir en chemin. Aussitôt que la nuit s'approcha, nos maîtres pensant que nous étions couchés ensemble, nous nous mîmes en chemin, portant ces peaux de boucs et une partie de leur chair. Arrivés au fleuve qui est à dix milles de là, nous enflâmes ces peaux, montâmes dessus et nous laissâmes aller au fil de l'eau. Nous avions soin seulement de remuer un peu les pieds pour nous en servir comme d'avirons, afin que le courant nous déportât vers le bas et nous fit aborder de l'autre côté du rivage beaucoup plus loin que le lieu d'où nous étions partis; de cette façon, ceux qui voudraient nous suivre perdraient notre piste.

Une partie de la chair que nous portions fut trempée et l'autre tomba à l'eau de sorte qu'il nous en restât à peine pour trois jours. Nous bûmes au delà de notre soif pour nous préparer à celle que nous devions supporter; nous courions plutôt que nous ne marchions, regardant toujours derrière nous et nous faisions notre trajet surtout de nuit par crainte des Sarrasins qui parcouraient constamment ce désert et aussi à cause de l'ardeur excessive du soleil.

Le troisième jour (je tremble encore en vous rapportant ceci et tout le corps m'en frémit, bien que je sois en sûreté) nous entrevîmes de fort loin deux hommes montés sur des chameaux qui venaient vers nous à toute vitesse et comme notre esprit présage toujours notre malheur, nous crûmes que c'était notre maître; nous nous apprêtâmes à mourir et il nous sembla que le soleil était tout couvert de ténèbres. Dans cet effroi et comprenant que nous avions été trahis par les traces de nos pas, nous aperçûmes à droite une caverne très profonde. Craignant qu'il n'y eût à l'intérieur des bêtes venimeuses (car les vipères, les aspics , les scorpions et autres serpents cherchent d'ordinaire ces lieux-là pour éviter l'ardeur du soleil et trouver de l'ombre) nous entrâmes dans une sorte de niche, à gauche de l'entré, à demi-masquée, n'osant avancer davantage de peur de nous exposer à une morsure mortelle en voulant fuir la mort. "Si Dieu veut nous assister en ce péril, pensions-nous en nous-mêmes, nous sommes en sûreté; s'il nous abandonne à cause de nos péchés, nous trouverons ici un sépulcre. Mais dans que abattement et dans quelle frayeur croyez-vous que nous nous trouvâmes lorsque nous vîmes notre maître et l'un de ses esclaves arrêtés devant la caverne et nous ayant suivis à la piste se trouver au lieu même où nous croyions être cachés ? Ô combien la mort est plus rude à attendre qu'à souffrir ! La crainte fait encore maintenant bégayer ma langue et comme si mon maître criait encore, je n'ose pas même ouvrir la bouche. Il envoya l'esclave pour nous tirer de la caverne, et lui, cependant, tenait les chameaux, l'épée à la main pour nous tuer aussitôt que nous sortirions. L'esclave étant entré dépassa de trois ou quatre pas la cachette qui nous abritait; nous lui voyions le dos, mais lui ne nous voyait point (parce que les yeux ne peuvent distinguer aucun objet lorsqu'ils passent brusquement dans les ténèbres), et nous entendions les paroles qu'il criait à l'intérieur de la caverne : "Sortez, pendards, sortez, misérables, sortez, qu'on vous égorge ! qu'est-ce que vous attendez ? Sortez, votre maître vous appelle". Il parlait de la sorte lorsque nous vîmes soudain à travers l'obscurité venir une lionne; elle se jeta sur lui, l'étrangla et le traîna ainsi tout sanglant dans le plus profond de la caverne. Bon Dieu, quelles furent alors tout ensemble notre frayeur et notre joie ! Nous voyions périr notre ennemi sans que son maître le sût et en même temps, un nouveau danger aussi terrible que le premier nous menaçait. Cependant, notre maître voyant qu'il demeurait si longtemps, s'imagina que nous nous défendions tous les deux et que nous vendions chèrement notre vie et ne pouvant retenir sa colère, vint à la caverne, l'épée en main. Il commençait à peine avec des cris furieux à reprocher à son esclave sa lâcheté, lorsqu'il fut emporté de la même façon par la lionne avant même d'être arrivé au lieu où nous étions cachés.

Étant délivrés de la crainte que nous avions de lui, nous nous voyions exposés à toute heure à une mort semblable à la sienne si ce n'est que la fureur d'une lionne est moins à craindre que la colère d'un homme. Nous étions saisis de frayeur, et sans oser seulement remuer nous attendions l'instant de notre mort et notre seul espoir au milieu de tant de périls était dans la conscience que nous avions de notre chasteté qui nous servait comme de bouclier contre cette bête furieuse. Or, la lionne vit qu'elle avait été découverte et craignant qu'on ne lui dressât quelque piège dès le lendemain matin elle emporta dans sa gueule son lionceau et quitta la caverne. N'osant néanmoins nous fier à cela, nous ne partîmes pas tout de suite car nous nous imaginions toujours que nous allions la trouver à notre rencontre.

Ayant passé tout le jour dans cette appréhension, nous sortîmes le soir et trouvâmes les chameaux de notre maître (auxquels on donne dans ce pays le nom de dromadaires à cause de leur extrême vitesse) qui ruminaient. Nous montâmes dessus et après avoir repris un peu de force avec quelques grains nouveaux, nous traversâmes le désert et arrivâmes enfin le dixième jour au camp des Romains. Nous fûmes présentés au maître de camp, nous lui contâmes tout ce qui nous était arrivé. De là, on nous envoya auprès de Sabinien, gouverneur de Mésopotamie et nous vendîmes nos chameaux. Bien que mon abba dont j'ai parlé plus haut fût déjà mort pour aller jouir avec Dieu d'une meilleure vie, je retournai avec les moines qu'il avait laissés et confiai cette femme à quelques vierges très vertueuses; je l'aimais comme ma soeur et j'avais vécu pourtant avec elle avec plus de retenue que si elle avait été ma soeur.

Malc, étant déjà fort vieux, me contait ces choses; c'était alors dans ma jeunesse et je vous les conte, moi aussi, dans ma vieillesse. Que cette aventure soit pour les chastes un exemple célèbre de chasteté et j'exhorte les vierges à la conserver. Contez cette histoire à ceux qui viendront après vous, afin qu'ils sachent qu'au milieu même des épées, des déserts et des bêtes farouches, la chasteté n'est jamais captive, et qu'un véritable serviteur de Jésus Christ peut bien être tué, mais non pas vaincu.

 

 

 

SAINT MOISE LE HONGROIS

 

Fêté le 26 juillet

 

De ce Moïse le Hongrois, nous savons qu'il fut aimé par saint Boris. Hongrois de naissance, frère de ce Grégoire, à qui saint Boris donna la chaîne en or et avec qui saint Boris fut tué près du fleuve d'Alta, lorsqu'on lui coupa la tête à cause de la chaîne.

Ce Moïse seul, se sauva de devant la mort cruelle et se rendit chez Predslave, la soeur du prince Jaroslav. Et il resta à Kiev près d'elle. En ces jours, on ne pouvait aller nulle part ail-leurs. Il resta ainsi en prière avec Dieu, jusqu'à ce que le pieux prince Jaroslav remportât la victoire, guidé par son amour fraternel et chaleureux, contre Sviatopolk, le sans-Dieu, orgueilleux et maudit. Sviatopolk s'enfuit en Pologne, revint avec Boleslav, chassa Jaroslav et régna lui-même à Kiev. Boleslav revint alors en Pologne, en emmenant les deux soeurs de Jaroslav et ses boyards captifs. Avec eux fut aussi emmené ce bienheureux Moïse, lié avec de lourds fers aux mains et aux pieds, et gardé sévèrement, car il était fort en son corps et beau de visage.

Mais il fut vu par une dame de noblesse, belle et jeune, et dotée d'une grande richesse et d'une grande beauté de son apparence, et s'enflamma de concupiscence envers ce vénérable. Et ainsi elle commença de le tenter, pour le séduire par des paroles flatteuses, lui disant  : "Homme, pourquoi supportes-tu de telles peines, alors que tu as l'intelligence pour te délivrer de ces entraves et de ces souffrances ?". Mais Moïse lui disait  : "Dieu l'a voulu ainsi". Alors la femme lui disait  : "Si tu fais ce que je veux, alors je te libère et t'élève en toute la Pologne." Le vénérable comprit son désir mauvais et lui dit   : "Quel homme est jamais devenu meilleur en prenant femme ? Le prophète Adam fut chassé du paradis, après s'être soumis à la femme. Samson dépassait tous par sa force et vainquit tous les guerriers. Finalement, il fut livré par une femme aux étrangers. Et Salomon, qui atteignit la profondeur de la sagesse, commençait à vénérer les idoles, après avoir prêté l'oreille à une femme. Hérode remporta beaucoup de victoires. Ensuite, il laissa décapiter Jean le Baptiste, quand il se soumit entièrement à une femme." Mais elle disait  : "Je te rachèterai et te ferai grand et maître de ma maison. C'est toi qui seras mon mari. Toi seul feras mes volontés, satisferas les passions de mon coeur, et m'accorderas de jouir de ta beauté. Car je suis éprise de toi. Je ne peux supporter de voir ta beauté se perdre ainsi sans raison. Que cesse le feu de mon coeur qui me dévore ! Que soient consolées mes pensées et que je trouve consolation dans ma souffrance ! Alors tu jouiras de ma bonté et tu seras le maître de toute ma possession, l'héritier de ma puissance et le premier de mes boyards !" Mais le bienheureux Moïse lui disait   : "Sache que je ne satisfais pas tes désirs. Je ne veux ni ta puissance, ni ta richesse. Car mieux que tout cela est la pureté du coeur et mieux encore l'intégrité du corps. Loin de moi d'avoir supporté inutilement la peine de cinq ans où le Seigneur m'a permis de porter ces chaînes. Je porte de telles souffrances innocemment, et j'espère pour cela, être libéré des supplices éternels." Alors la femme fut conseillée autrement par le diable et se disait, en voyant lui échapper une telle beauté   : si je le rachète, il se soumettra contre sa volonté. Et elle rencontra celui qui le tenait captif, afin qu'il lui cédât Moïse et en prît ce qu'il désirerait. Et lui, profitant de l'occasion, prît environ mille Grives et lui concéda Moïse. Et ainsi, Moïse fut impudemment poussé vers des actes indignes. Elle gagna de la force sur lui et lui commanda de rester près d'elle. Elle le libéra de ses chaînes, le fit habiller en des vêtements précieux, lui fit servir de la nourriture délicieuse et tenta de le forcer à l'amour et à la concupiscence.

Mais le vénérable s'adonna davantage à la prière et au jeûne, quand il voyait la furie de la femme; car il préférait plutôt prendre du pain sec et de l'eau à cause de Dieu, que de prendre des mets délicieux et du vin en forniquant. Et il jetait, tel Joseph, non seulement sa chemise, mais tous ses vêtements. Ainsi, il échappa au péché et méprisa la vie de ce monde, pendant qu'elle voulait le laisser mourir de faim. Mais Dieu n'abandonne pas son serviteur qui espère en Lui. Il fléchit le coeur d'un esclave de cette femme, afin qu'il donnât à manger secrètement à Moïse.

Mais les autres tâchaient de le convaincre et disaient  : "Frère Moïse, qu'est-ce qui t'empêche de te marier ? Tu es encore jeune, et elle est veuve, elle n'a vécu qu'une année avec son mari. Et elle est plus belle que toutes les autres femmes. Elle possède des richesses inestimables et une grande puissance en Pologne. Si elle avait désiré un prince, il ne l'aurait pas méprisée. Tu es un prisonnier, et tu ne désires pas être libéré ! Et si tu dis ne pas vouloir transgresser les commandements du Christ, ne dit-il pas, le Christ, dans l'Évangile  : 'Alors l'homme quittera père et mère et s'attachera à sa femme, et les deux ne seront qu'une seule chair' ? L'apôtre dit  : 'Mieux vaut se marier que de brûler', et il conseille aux veufs de se remarier. Pourquoi te soumets-tu à des tortures mauvaises et amères, et pourquoi souffres-tu, alors que tu n'as pas prononcé de voeux monastiques, et que tu es donc libre ? Si tu meurs dans la détresse, quelle louange récolteras-tu ? Qui, parmi les justes, jusqu'à présent, a méprisé les femmes ? Abraham, Isaac et Jacob furent-ils des moines ? Joseph remporta une petite victoire, mais par une autre femme il fut vaincu. Tu seras aussi vaincu par une femme, si tu te sépares de la vie. Qui ne se moquera pas alors de ta folie ? Soumets-toi à cette femme et ainsi tu seras libre et maître sur tous."

Mais lui leur répondait  : "O mes frères et bons amis, bien vous me conseillez ! Je vois que vos paroles ne valent pas mieux que le chuchotement du serpent à Eve au paradis. Vous me poussez à me soumettre à cette femme. Mais je ne suivrai pas votre conseil. Si je dois mourir dans ces chaînes et dans cette souffrance amère, j'espère trouver grâce devant le Seigneur. Quand bien même tous les justes se mariaient et furent sauvés, moi, pécheur, je ne peux me sauver par le mariage. Si Joseph avait écouté la femme de Potiphar, il n'aurait pas régné par la suite. Dieu voyait sa souffrance et lui donna le pouvoir. C'est pourquoi nous le louons toujours chaste, malgré le fait qu'il a eu des enfants. Moi je ne veux pas régner en Egypte, ni avoir le pouvoir, ni devenir grand en Pologne et honoré en Russie; car c'est pour le royaume des cieux que je supporte tout cela. Et si j'échappe vivant de la main de cette femme, je me ferai moine. Car comme dit le Christ dans l'Évangile  : 'Celui qui quitte son père et sa mère et femme et enfants et maison sera mon disciple.' Ainsi dois-je plutôt obéir au Christ qu'à vous. L'apôtre dit  : 'Qui se marie se soucie de la manière de plaire à sa femme; qui est libre se soucie de la manière de plaire au Seigneur.' Je vous questionne  : qui dois-je servir ? Christ ou une femme ? Les serviteurs obéissent à leurs maîtres, dans le bien et non dans le mal. Saisissez-vous a-lors, vous qui avez pouvoir sur moi, que la beauté de cette femme ne saurait me séduire et me séparer de l'amour pour le Christ ?"

Quand la femme apprit cela, elle conçut une pensée rusée dans son coeur. Elle le fit monter sur un cheval et, accompagné de beaucoup de serviteurs, le fit conduire à travers les châteaux et les villages - ce qui lui appartenait - et lui dit  : "Tout cela t'appartient. Tu peux en disposer comme tu veux". Et aux gens, elle disait  : "Voilà votre maître et mon mari. Que tous s'inclinent devant lui, lors de leur passage." Car elle avait beaucoup de serviteurs et d'esclaves. Mais le bienheureux se riait de la folie de la femme et lui dit  : "Tu te donnes de la peine inutilement. Tu ne peux me séduire par les choses périssables de ce monde, ni me ravir ma richesse spirituelle. Comprends cela et ne te fatigue pas pour rien !" Mais la femme lui dit  : "Ne sais-tu pas que tu m'appartiens ? Qui peut te délivrer de mes mains ? Je ne te libérerai pas vivant, mais je t'abandonnerai, après de multiples tortures, à la mort." Mais il lui répondit sans crainte  : "Je n'ai pas peur de ce que tu me dis. Celui qui m'a livré à toi portera le plus grand cri-me. Mais moi, je me ferai, plaise à Dieu, dès maintenant moine."

En ce temps arriva de la Sainte Montagne un moine qui le revêtit de l'habit monastique, l'instruisit bien sur la pureté, et lui recommanda de ne pas céder à l'ennemi et de se libérer de cette femme vicieuse. Après avoir dit tout cela, il le quitta, et après recherches, on ne le retrouva plus. Alors la femme désespérant de la réalisation de son but fit battre durement Moïse. Elle le fit étendre et bâtonner, au point que la terre était humectée de son sang. En le bâtonnant, on lui disait  : "Obéis à ta maîtresse et accomplis ses volontés. Si tu ne veux pas obéir, alors nous mettrons ton corps en pièces. Ne pense pas que tu puisses échapper à ces tortures. Tu quitteras ton âme amèrement, après beaucoup de souffrances. Aie pitié de toi-même. Dépose ces vêtements usés et revêts-toi d'habits précieux. Libère-toi de ces peines qui t'attendent, avant que nous ayons touché ton corps." Mais Moïse leur répondit  : "Frères, faites sans hésitation ce qui vous est commandé. Je ne pourrai jamais renoncer à la vie monastique ni à l'amour du Christ. Aucun supplice, ni feu, ni glaive, ni coups ne peuvent me séparer de Dieu et de la vie angélique de moine. Cette femme impudique, dont l'esprit est obscur-ci montre son impudeur, non seulement en ne craignant pas Dieu, mais aussi en bafouant la pudeur humaine, car elle veut me forcer à commettre l'impureté et la fornication sans aucune honte. Je ne me soumets pas à elle, ni n'accomplis la volonté de cette misérable".

Mais la femme, qui en conçut beaucoup de chagrin, envoya ce message au prince Boleslav, pour venger sa honte  : "Tu sais toi-même que mon mari succomba dans une de tes campagnes. Et tu m'as permis de prendre pour mari celui que je désire. Je me suis éprise d'un bel adolescent parmi tes prisonniers. Je l'ai racheté et l'ai pris dans ma maison, après avoir payé pour lui beaucoup d'or. Tout ce qui se trouve dans ma maison, de l'or,de l'argent, et tout mon pouvoir, je les lui ai donnés. Mais lui, il n'en fait aucun cas. Je l'ai fait torturer par la faim et par des coups maintes fois; Mais tout cela ne l'a pas influencé. Pendant cinq ans, il fut lié par celui qui le tenait en prison et à qui je l'ai racheté. La sixième année, il est resté avec moi, et je l'ai laissé beaucoup torturer à cause de sa désobéissance. Lui-même en était la cause du fait de son obstination. Maintenant un moine lui a donné l'habit. Mais moi, je ferai avec lui ce que tu commanderas."

Boleslav commanda à la femme de venir ensemble avec Moïse. La femme se rendit donc chez Boleslav avec Moïse. Boleslav vit le vénérable et essaya de le convaincre d'épouser la femme. Comme il n'y réussit pas, il lui dit alors  : "Qui est aussi insensé que toi, qui laisses échapper tant de biens et d'honneurs, et t'exposes à des supplices si cruels ? Sache maintenant que ta vie ou ta mort dépendent de toi  : ou tu fais la volonté de ta maîtresse et tu reçois d'elle honneur et grande puissance, ou tu restes désobéissant et tu seras reçu par la mort au bout de beaucoup de tourments !" Et il dit à la femme  : "Ne libère aucun de tes esclaves que tu as acquis et avec celui-ci fais ce que tu veux comme une maîtresse avec son esclave, afin que les autres non plus n'osent désobéir à leurs maîtres." Et Moïse répondit  : "Que dit le Seigneur ?  : 'Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il perd son âme ?' Ou  : 'Que peut donner l'homme pour racheter son âme ?' La gloire et l'honneur que tu me promets, tu les perdras bientôt toi-même, et la tombe te recevra, tu n'auras donc plus rien. Et cette femme méchante sera assassinée." Cela se réalisa selon les prophéties du vénérable.

La femme qui avait gagné tout pouvoir sur lui, incitait impudemment Moïse au péché. Une fois, elle le fit mettre de force sur le lit, le baisa et l'embrassa, mais ne put éveiller par ses séductions aucune concupiscence en lui. Le bienheureux lui dit  : "Tu te fatigues pour rien. Ne pense pas que je sois fou ou impuissant, mais je te méprise comme impure". Quand la femme entendit cela, elle donna l'ordre de lui infliger journellement cent coups. Ensuite, elle commanda secrètement de lui couper les testicules en disant  : "Je n'épargne pas ses charmes, afin qu'aucune autre n'en profite." Moïse gisait presque mort par suite de la perte de sang et ne respirait qu'à peine.

Mais Boleslav avait honte du comportement d'une femme si noble, et du fait que lui-même l'avait favorisé. Il commençait à persécuter les moines, et les chassait de son pays. Cependant Dieu vengea bientôt ses serviteurs. Une nuit, Boleslav mourut subitement, et dans toute la Pologne, il y eut une grande révolution. Les hommes se soulevèrent et tuèrent leurs évêques et leurs boyards, ainsi que le relate le chroniqueur. En ce temps, cette femme fut aussi assassinée.

Le vénérable, une fois guéri de ses blessures, se rendit près de la Mère de Dieu, dans le monastère des Grottes, en portant ses blessures de martyr et la couronne de la confession comme un héros et un vainqueur au nom du Christ. Et le Seigneur lui accorda la domination sur les passions. Une fois, un frère fut tenté par l'impureté et se rendit auprès du vénérable, lui demandant de l'aide  : "Si tu me conseilles quelque chose, disait-il, je l'observerai jusqu'à ma mort comme un voeu." Le bienheureux lui dit alors  : "Jamais de ta vie n'adresse la parole à une femme". Il le lui promit avec joie. Le saint, qui ne pouvait pas encore bien marcher à cause de ses blessures, portait dans sa main un bâton avec lequel il toucha le ventre du frère. Alors les membres de celui-ci moururent, et il ne fut plus tenté. Cela est écrit dans la légende de notre saint père Antoine.

Il s'endormit en Dieu et dans la foi ferme après avoir passé dix ans au monastère. En captivité, il souffrit cinq ans dans les liens, et la sixième année à cause de sa chasteté.

 

 

VIE DE SAINT GALL,

MOINE ET ABBÉ EN SUISSE

par Claude Lopez-Ginisty

 

fêté le 16 Octobre

 

Saint Gall, disciple le plus célèbre de saint Colomban, naquit vers le milieu du Vle siècle, en Irlande. Ses parents le conÞèrent dès sa jeunesse au monastère de Bangor, où il fut éduqué par saint Comgall et saint Colomban. Ce monastère était fort renommé pour son école dont l'excellence allait de pair avec la grande piété de ses moines. Le jeune Cellach qui devait devenir Gall, s'y rendit très expert en poésie et en Écriture sainte.

Le jugeant digne de ce redoutable ofÞce, saint Colomban éleva Gall au sacerdoce, et après une longue période d'ascétisme, décida avec la bénédiction de saint Comgall - de l'emmener avec lui, et avec onze autres moines, pour prêcher la parole de Dieu. Le père et ses douze disciples allèrent d'abord en Angleterre, puis ils passèrent en France vers l'an du Seigneur 585. Grâce à la bienveillance d'un roi franc, ils s'installèrent a Annegray, dans les Vosges, où ils fondèrent une communauté monastique.

Grâce au rayonnement de l'higoumène Colomban, les disciples afþuèrent. Vers 590, saint Colomban fonda avec saint Gall une nouvelle communauté à Luxeuil, ville thermale qui avait été totalement dévastée par les Huns. Dans une vieille maison en ruine, une chapelle, puis un monastère furent construits où encore une fois les disciples nouveaux se présentèrent, attirés par la sainteté évidente de l'higoumène.

Le monastère s'agrandit, les moines abondèrent, et la renommée du lieu fut telle - dit la chronique -, que le roi Thierry, Þls de Childebert, venait souvent visiter le saint père Colomban et ses disciples. L'higoumène, cependant, n'avait pas de molles complaisances pour les grands de ce monde. Il reprenait sans discontinuer le roi Thierry, de ce que, méprisant son épouse légitime, il s'abandonnait à l'amour coupable de ses concubines. Thierry avait beaucoup de déférence pour le saint moine, et cela alarma au plus haut point sa mère. Celle-ci, Brunehaut, voyant que Thierry estimait saint Colomban, craignit qu'il ne se range à ses doctes conseils, répudiant ses concubines pour n'aimer plus que son épouse légitime, et de ce fait, diminuant le pouvoir qu'elle avait comme reine-mère, à cause de l'éloignement de sa bru. Elle décida d'éloigner saint Colomban. Elle Þt donner ordre au saint de quitter le royaume, ce qu'il Þt avec saint Gall - compagnon de toutes ses peines et de toutes ses joies -, et avec quelques moines.

Ils partirent vers 610 dans les états de Théodebert, alors roi d'Austrasie, dont la résidence était à Metz. Ils parcoururent ensemble toute l'Allemagne, avec mille peines et mille persécutions. " Dès qu'ils s'établissaient en un lieu, dit la chronique, le malin, qui savait ce qu'il devait craindre, suscitait des gens pour les rechasser dans un autre lieu. " EnÞn, le pieux Villemar, prêtre d'Arbonne, près du lac de Constance, leur assura un lieu de retraite à Bregentz. Ils s'y construisirent des cellules et entreprirent de convertir les païens de la région. Ils réussirent même à les persuader de briser leurs idoles pour les jeter dans le lac. Deux moines moururent, martyrisés par ceux de ces païens qui restèrent dans les ténèbres de l'ignorance. Les corps de ces deux martyrs furent placés sous l'autel de l'abbaye d'Angia-Major ou Brigantina, plus tard appelée Mererau en Souabe.

Thierry étant devenu roi d'Austrasie après avoir tué Théodebert dans un combat, saint Colomban décida d'aller en Italie, demandant à saint Gall de le suivre. Ce dernier, fortement malade, demanda à rester à Bregentz. Cette maladie faisait que pour la première fois, il ne pouvait obéir à son père spirituel et le suivre.

La chronique nous dit que saint Colomban, qui avait résolu ce voyage, lui permit de ne pas le suivre, lui donna sa paix, mais lui enjoignit très fermement de ne plus jamais célébrer la divine Liturgie tant que lui, Colomban serait en vie. Saint Colomban partit donc pour l'Italie vers l'année 612. Sa santé rétablie, saint Gall remonta le lac avec quelques compagnons et ils construisirent quelques cellules. Ce sont ces quelques cellules qui sont à l'origine du monastère de Saint-Gall tel qu'il exista ensuite.

Il apprit la langue du pays et convertit une telle quantité d'idolâtres, qu'il reçut le titre d'apôtre de Constance. Il accomplit aussi beaucoup de miracles et de guérisons. La Þlle du duc Gouzon (ou Gunzon), était possédée. Notre saint Gall la délivra du malin et le duc voulut donner un évêché à saint Gall. Mais ce dernier refusa toujours.

La chronique mentionne aussi que le duc voulut lui donner beaucoup d'or, et que le saint ne put refuser. Il s'en débarrassa promptement en le donnant aux pauvres. Et comme un diacre lui montrait un vase qu'il voulait garder pour s'en servir à l'autel, saint Gall lui répondit : " Non, ne le garde point, il faut pouvoir dire avec saint Pierre : je n'ai ni or, ni argent. " (Ac 3,6).

Le jour d'une grande fête, après les matines, saint Gall eut la révélation que son saint père Colomban venait de mourir. Il en avertit sa communauté et ils célébrèrent un ofÞce de funérailles. Puis il envoya un de ses moines s'assurer de ce qui était arrivé.

Le moine revint avec la nouvelle de la mort de saint Colomban conÞrmée, et une lettre des moines de ce saint higoumène. Cette missive expliquait qu'avant de mourir, celui-ci avait recommandé que l'on donne son bâton abbatial à son disciple Gall en signe d'absolution pour son manquement à le suivre en Italie.

Saint Gall versa d'abondantes larmes, car jamais il n'avait cessé d'aimer son père Colomban, et il lui avait obéi jusque là, ne célébrant point la divine Liturgie, et refusant pour cela les évêchés qu'on voulait le forcer d'accepter. Son saint père Colomban l'avait en cela gardé dans cette rude vie monastique qui était si chère au coeur des moines irlandais.

Saint Gall ne quittait sa cellule que pour aller prêcher la Bonne Nouvelle : il s'attachait à l'évangélisation et à l'instruction des plus humbles, des plus misérables des hommes, puis il repartait dans son ermitage. Comme notre père parmi les saints, Séraphim de Sarov, il avait pour ami un ours qui lui rendait visite fréquemment et lui apportait quelquefois son bois ! Cet ours Þgure d'ailleurs toujours dans les armes de la ville de saint Gall, jusqu'à ce jour, et ce, en mémoire du saint ermite. Comme notre père Séraphim de Sarov, il passait des jours et des nuits en prières ardentes et dans la méditation constante de la parole de Dieu.

La chronique dit que le pieux roi Sigebert, fondateur de nombreux monastères - il est compté parmi les saints et fêté le premier février -, avait une grande vénération pour saint Gall et que sa Þlle refusa un mariage qu'on lui proposait pour devenir moniale auprès de son monastère.

En 625, saint Eutase, higoumène de Luxeuil, mourut, et ses moines choisirent saint Gall pour lui succéder. Cependant, le monastère de Luxeuil était devenu trop riche et notre père craignait la richesse comme la peste. L'importance numérique des moines fut aussi ce qui incita saint Gall à refuser et à rester en son propre ermitage.

Saint Gall dirigeait ses moines selon la règle de saint Colomban.

Celle-ci comprenait une règle monastique très stricte fondée sur l'obéissance absolue, le silence, le jeûne et l'abstinence. Elle était complétée par un code pénitentiel qui prévoyait des peines extrêmement dures pour tout manquement à la règle monastique. Le seul écrit de saint Gall que nous possédions est un sermon qu'il prononça pour le sacre de son disciple Jean, lorsque celui-ci devint évêque. On avait d'abord proposé cette charge à saint Colomban qui l'avait refusée et avait recommandé Jean, son diacre, lequel fut élu à l'unanimité à la fonction épiscopale. On trouve le texte de ce sermon dans les Lectiones Antiquæ de Canisius.

Saint Gall mourut le 16 Octobre de l'an de notre Seigneur 646, après une courte maladie. La chronique mentionne qu'il avait atteint l'âge vénérable de 95 ans.

Cette chronique qui, étayée par d'autres documents anciens, est à l'origine de ma relation de la vie de saint Gall, fut écrite par Vualfrid ou Walafride Strabon qui fut moine du monastère de Saint Gall, puis higoumène d'un monastère du diocèse de Constance. Il mourut en 849, soit deux siècles environ après la mort de saint Gall, et c'est au monastère de ce dernier qu'il recueillit les pieux souvenirs de sa vie.

 

 

 

 

VIE DE SAINT CLAUDE LE THAUMATURGE,

HIÉRARQUE DE BESANÇON

ET HIGOUMÈNE DE SAINT-OYAND (607-699)

par Claude Lopez-Ginisty

Fêté le 6 juin

 

Selon une tradition multiséculaire de la région de Salins, saint Claude naquit au château de Bracon près de Salins, d'une famille d'origine romaine du nom de Claudia. Cette famille avait déjà donné à l'Église un saint évêque du nom de Claude au sixième siècle, c'est la raison pour laquelle certains biographes appellent le saint thaumaturge de Besançon saint Claude Il.

En l'année 607, lorsqu'il naît, son père est gouverneur de la ville. Jusque dans sa septième année, on eut soin d'élever le futur hiérarque dans la crainte de Dieu et la piété, tout en lui donnant l'éducation que supposait sa naissance. À l'âge de sept ans, son âme fut conÞée à des précepteurs qui le formèrent dans le domaine de la connaissance profane autant que dans celui des Lettres sacrées. Son esprit vif, son intelligence précoce, sa docilité lui Þrent faire des progrès rapides, " de sorte qu'après avoir donné les heures nécessaires à l'étude, son plus grand divertissement était de lire les livres de piété et particulièrement la vie des saints à laquelle il s'appliquait beaucoup " selon un de ses biographes, Laurent Surius. Les écrits des pères alimentaient aussi cette jeune âme pleine de douceur et avide d'écouter la parole de Dieu.

Il allait à l'église tous les jours et y demeurait longtemps les dimanches et jours de fête, assistant avec ferveur à tous les ofÞces divins. Ce fut un enfant grave. Il cultivait la vertu et pour ce faire, fuyait les gens et les lieux qui l'auraient éloigné de son idéal. Il fréquentait surtout les personnes pieuses dont le commerce était susceptible de nourrir son âme. Il fut vite admiré et aimé de tous à cause de la sûreté de son jugement et de sa charité.

Jusqu'à l'âge de vingt ans, saint Claude porta les armes : il était, en tant que patrice, chargé de veiller sur les frontières, celles-ci allant alors jusqu'à l'actuel canton du Valais en Suisse romande.

En 627, il quitta l'armée terrestre pour rejoindre la sainte milice du Christ : il demanda à être reçu en l'état ecclésiastique au chapitre de la cathédrale de Besançon. Le saint archevêque Donat le reçut parmi ses chanoines. Ce terme de chanoines - du grec canon - règle - désignait en ce temps-là des prêtres vivant auprès d'un évêque, tout en suivant une règle religieuse. Saint Donat venait d'écrire une règle - que nous possédons encore - pour ses clercs, et ceux-ci vivaient sous son obédience comme des moines auprès de leur higoumène.

Saint Claude, à cause du zèle qui le dévorait, devint rapidement le modèle des autres clercs et il étudia avec tant d'assiduité qu'il fut bientôt lui-même chargé d'enseigner dans l'école ecclésiastique fondée par saint Donat.

Ascète remarquable, il ne s'accordait qu'un seul repas par jour qu'il prenait généralement vers le soir. Il jeûnait tous les jours excepté les dimanches et jours de fête et veillait souvent pour l'étude et la prière. Son sacriÞce quotidien était déjà celui d'un moine accompli lorsque voulant servir Dieu d'une manière plus totale, il se tourna vers le monachisme. Après douze années de vie ascétique au chapitre de Besançon, il se retira donc au monastère de Condat qui était, avec Luxeuil, très prospère en ce temps-là.

Ce fut en l'an 639 qu'il se rendit en ce lieu alors appelé Saint-Oyand en mémoire de l'illustre higoumène du Ve siècle. Saint Claude avait alors trente-deux ans...

Dans ce monastère, aussi bien qu'au chapitre de la cathédrale de Besançon, il devint vite le modèle de ses frères moines, non point tant à cause de sa haute naissance, mais par la distinction de son austérité, par son zèle ardent pour la prière et son assiduité à l'étude et à la lecture des ‘uvres saintes. Sobre, il ne se sustentait que de racines, dormait sur un dur grabat et, nous dit son biographe, " la pâleur de son visage et la maigreur de son corps lui servaient d'ornements. " Fondé en 425 par deux frères, saint Romain et saint Lupicin, le monastère de Condat était un lieu de pèlerinage célèbre à cause du tombeau de saint Oyand qu'il abritait. Il devint bientôt connu sous le nom de ce saint avant de devenir Saint-Oyand-Saint-Claude après la mort de saint Claude ; lorsque fut découvert incorrompu après plusieurs siècles le corps de ce dernier, et après les milliers de miracles accomplis par le thaumaturge, ce monastère garda son seul nom.

L'higoumène Injuriose, alors un vénérable vieillard, était le chef spirituel de la communauté des moines de Condat. Il fut si impressionné par les qualités spirituelles de saint Claude, qu'il lui proposa de prendre sa charge d'higoumène. Le saint s'y refusa toujours du vivant d'lnjuriose, mais à la mort de celui-ci, ses frères moines le choisirent pour le remplacer à leur tête. C'était en 644, il avait alors trente-quatre ans !

Clovis II, premier des " rois fainéants ", était en ce temps-là roi de Neustrie et de Bourgogne, il avait pour épouse sainte Bathilde qui exerçait sur lui une bonne inþuence et une attitude droite vis-à-vis de l'Église et de ses institutions monastiques. Saint Claude alla le voir en 650 pour demander une aide matérielle - restitution de biens donnés en jouissance à Condat ? Nouvelle dotation ? - et le monarque le reçut avec bienveillance et lui octroya généreusement l'aide demandée. Le biographe de saint Claude en parle ainsi : " J'en prends Dieu à témoin, j'ai vu de mes yeux et j'ai lu dans les archives de ce monastère - c'est-à-dire de Saint-Oyand - parmi plusieurs manuscrits, l'acte écrit en différents signes et caractères, portant les sommes citées plus haut, et commençant ainsi : Clovis, roi des Français (sic), à tous ceux qui liront cet écrit, salut. Le vénérable Claude est venu nous trouver, etc... "

Ayant obtenu la nourriture de ses frères, cinquante mesures de froment et d'orge et cinquante livres de rente, saint Claude put assurer non seulement la subsistance de son monastère, mais aussi celle des pèlerins et des pauvres de la région. Sous sa houlette, Saint-Oyand prospéra, les églises furent embellies, ornées de vases précieux et de reliquaires nouveaux. Il Þt aussi construire de nouveaux bâtiments et réparer ceux qui en avaient besoin, mais parallèlement à ce souci des choses matérielles utiles à l'oeuvre de Dieu, saint Claude eut grand soin de ceux qui lui furent conÞés et fut un père spirituel pour lequel les âmes étaient plus précieuses que toutes les possessions du monde. Sous son higouménat, régna une grande discipline à Saint-Oyand : il y établit la règle de saint Benoît de Nursie, père des moines d'Occident, et selon certains de ses biographes, on parlait de lui comme d'un nouvel Antoine ou Pacôme le Grand et l'on comparait ses moines à ceux des déserts d'Égypte ancienne.

En un prologue suivi de soixante-treize courts chapitres, saint Benoît a établi un modèle de vie monastique qui déÞnit pratiquement tous les aspects de cette vie et tend à l'organiser aÞn que les frères qui la suivent puissent accéder à l'unique bien nécessaire, à savoir l'obéissance à la Volonté de Dieu et la marche vers son Amour ardent et inextinguible. Saint Benoît n'a pas la prétention de tout régenter car il termine sa règle en proclamant bien haut que " la pratique de la justice n'est pas toute contenue dans cette règle. " Il ne voit en elle qu'une ébauche qui permet de cheminer vers Dieu ; pour se hâter vers la perfection, il recommande les enseignements des pères, inséparables de l'Écriture sainte, et la règle de " notre père saint Basile le Grand ".

Saint Claude, utilisant cette règle forma une lignée de moines dont son successeur saint Rustique. Il laissa à la postérité un recueil de ses homélies dans lequel il avait résumé ses enseignements. On possédait encore ce livre au XIIe siècle, malheureusement il fut perdu ensuite. Il dirigea ses moines avec douceur et fermeté, étant naturellement enclin à la miséricorde. Sa prière était efÞcace et montait vers Dieu comme un encens d'agréable odeur : ainsi, il fut l'instrument de miracles sans que son humilité eut à en souffrir.

Saint Gervais, évêque de Besançon, mourut en 685, et quand il fallut lui trouver un successeur, les clercs et le peuple étaient d'un avis contraire quant au choix de celui-ci. Un biographe anonyme mentionne qu'à cette époque " les clercs avaient déjà perdu quelque chose de leur ardeur primitive ; le relâchement commençait à s'introduire dans les Gaules (...), peut-être ces luttes étaient-elles excitées par ceux d'entre les clercs qui, inclinant vers le relâchement, auraient voulu nommer un évêque dont l'indulgence eût autorisé leurs désordres. "

Pendant que clercs et peuple priaient Dieu, un signe leur fut donné, une voix du ciel se Þt entendre qui leur désignait saint Claude comme digne de succéder à saint Gervais et leur ordonnait de le prendre pour hiérarque.

Le nom de saint Claude fut agréé avec joie. Le saint se trouvait à ce moment-là à Salins, visitant sa famille, quand une délégation vint vers lui pour lui annoncer cette élection divine et le supplier d'accepter cette nouvelle charge. Il en fut consterné et il refusa d'abord, mais sous la pression des envoyés, de ses proches et à cause de cette voix du ciel, il eut crainte d'aller à l'encontre de la Volonté de Dieu et il se résolut à accepter la tâche nouvelle qu'on lui imposait.

Il fut conduit à Besançon où, dans une grande liesse, il fut consacré dans sa fonction épiscopale.

Évêque, saint Claude continua à être moine, il se trouva dans la position où était saint Donat, célébrant la divine Liturgie avec ses chanoines, arbitrant les différends de ses ouailles ou de ses clercs avec douceur et fermeté, mais il ne permit jamais à sa fonction administrative d'empiéter sur la prière ou sur l'étude des Livres saints. Il visitait les malades, exerçait la charité, prêchait avec joie pour convertir les coeurs endurcis des pécheurs et remettait de l'ordre dans les paroisses de son diocèse.

Cependant il était resté higoumène de Saint-Oyand et jamais il ne cessa de diriger son monastère durant tout le temps de son épiscopat. Son coeur demeurait toujours avec ses moines ; aussi, après sept années d'épiscopat, quand il vit avec douleur que les clercs de sa ville se laissaient aller au relâchement et qu'il n'était plus possible de rétablir l'antique discipline qu'il avait lui-même connue sous saint Donat, discipline qu'il jugeait indispensable dans l'Église, il renonça à sa fonction épiscopale et retourna à Saint-Oyand.

Ceci advint en l'an 693, alors que saint Claude était âgé de 86 ans. Il vécut encore six ans dans son monastère et sa mort fut douce et paisible.

Quelques jours avant son départ de notre monde, il fut légèrement malade.

Trois jours après le début de cette indisposition, il appela tous ses moines auprès de lui et leur enseigna une ultime fois l'amour de Dieu, le mépris des choses du monde et leur demanda de supporter avec résignation son proche trépas. Comme ils pleuraient, il donna à chacun d'entre eux un saint baiser de paix et lorsqu'ils eurent quitté sa cellule, il consacra sa nuit à la prière. Le jour venu de son départ, il se Þt emmener à l'église où il communia avec ferveur aux saints Corps et Sang du Christ. Se retrouvant dans sa cellule, il demanda aux moines présents que son ensevelissement se fît sans pompe ni éclat. C'était le cinquième jour de sa maladie, à trois heures de l'après-midi. Assis sur le siège où il lisait et priait habituellement, il éleva ses mains et son regard vers les cieux et rendit doucement son âme au Seigneur.

Saint Claude naquit au ciel à quatre-vingt-trois ans, le 6 juin 699, dans la quatrième année du règne de Childebert III.

On mit sur son corps des parfums précieux et des aromates, mais on ne l'embauma pas, car, ainsi que cela fut vériÞé plusieurs siècles plus tard, il n'y avait aucune trace d'incision sur son corps.

Sa sépulture fut modeste et longtemps resta oubliée, mais sa mémoire était déjà vénérée. Dans son martyrologe écrit vers l'an 850, Raban Maur, archevêque de Mayence portait : " VII idus junii, depositio beati Claudii, episcopi. " (Le sept des ides de Juin, déposition du bienheureux Claude, évêque).

Si l'on vénérait sa mémoire, on ne commença à vénérer le corps de saint Claude qu'à partir de l'instant où, dans la moitié du douzième siècle, on s'aperçut que son corps était incorrompu. Les miracles ne cessèrent plus à partir de cette époque-là. On le surnomma alors le thaumaturge et l'on ajouta ce titre à celui de saint qu'on lui donnait déjà (au neuvième siècle, un document atteste que le corps de saint Claude se trouve à l'abbaye de Saint-Oyand).

 

 

 

 

 

SAINT ODON OU EUDES,

ABBÉ DE CLUNY

 

fêté le 18 novembre

Saint Odon vint au monde, selon une tradition respectable, dans un manoir qu'habitait son père près du château du Loir. Il était d'une noble famille franque dont la piété n'était pas moindre que la noblesse. Son père, nommé Abbon, était fort versé dans l'histoire et savait par coeur les Nouvelles de Justinien; sa conversation était très chrétienne; et s'il naissait quelques démêlés entre ses parents, on le priait d'en être l'arbitre et on suivait ses décisions comme des arrêts; mais, se voyant sans enfants, il pria, un jour de Noël, notre Seigneur, par la vertu de sa naissance temporelle et de la fécondité de sa sainte Mère, de lui donner un fils, et ses voeux furent heureusement accomplis, sa femme ayant, bientôt après, mis le petit Odon au monde; enfin, s'étant un jour approché du berceau de cet enfant, il le prit entre ses bras et l'élévant, il I'offrit à saint Martin, en disant : "Martin, qui es la perle des prélats, reçois, je te prie, cet enfant, et sois son protecteur et son père".

Dès qu'il fut sevré, Abbon le confia aux soins d'un prêtre sage et vertueux, qui lui donna une éducation toute sainte; mais quand il le vit en état de paraître dans le monde, il le retira de cette école de vertu pour le mettre à la cour de Foulques le Bon, comte d'Anjou, où il séjourna quel que temps. De là, il passa au service de Guillaume le Pieux, duc d'Aquitaine. Comme ce lieu est toujours contagieux, Odon s'y relâcha extrêmement de ses premiers exercices, et, ne pensant plus guère qu'au jeu, à la chasse et à faire des armes, il négligea ses prières ordinaires et ses autres pratiques de dévotion. Cependant Dieu ne permit pas qu'il trouvât du goût dans ces vains divertissements; au contraire, plus il s'y enfonçait, plus ils lui semblaient amers, et il n'en sortait qu'avec une tristesse et une mélancolie dont il ne connaissait pas la cause. D'ailleurs il était effrayé par des songes qui lui représentaient les dangers d'une vie lâche et déréglée. Dans ce trouble intérieur où il était, il eut recours à la sainte Vierge; et, une veille de Noël, qu'on allait célébrer l'office de son aimable enfantement, il

la supplia d'avoir pitié de lui et de le conduire par les voies droites de la sainteté. Dès le lendemain, s'étant mis à chanter les louanges de Dieu avec les clercs, il fut saisi d'un si violent mal de tête, que, ne pouvant plus se soutenir sur ses pieds, il fut contraint de se tenir aux barreaux pour ne point tomber. Il avait alors seize ans, et ce mal, qui faisait désespérer de sa vie, lui dura pendant trois ans, jusqu'à ce qu'ayant appris de la bouche de son père qu'il l'avait offert à saint Martin, il se consacra à lui volontairement et promit de s'attacher perpétuellement à son service. Alors son mal de tête se dissipa, et il recouvra la même liberté qu'il avait avant quinze ans.

Après une guérison si étonnante, il se retira à Tours, et se consacra au service de Dieu dans l'église de Saint-Martin. Mais Foulques, comte d'Anjou, lui ayant fait bâtir un ermitage à une lieue de la ville, et ayant fondé un canonicat dans la collégiale de Saint-Martin, pour fournir à sa subsistance, il choisit sa demeure en ce lieu, et s'y appliqua entièrement à la prière et à l'étude, pour se rendre plus digne de remplir le ministère sacerdotal; il ne laissait pas néanmoins de visiter toutes les nuits le tombeau de saint Martin, nonobstant mille embûches que le démon lui dressait pour le détourner de cette dévotion. Plusieurs personnes lui rendaient aussi visite dans ce désert : les unes par curiosité, les autres pour profiter de ses instructions : mais nul n'en revenait sans être touché de ses paroles, et ils avouaient tous qu'elles avaient une onction qui remplissait le coeur d'une douceur toute divine. Son austérité était très grande : du pain et des fèves ou quelques légumes fort grossiers et en petite quantité faisaient toute sa nourriture. Il n'avait point d'autre lit qu'une natte étendue sur le plancher. Il ne se priva pas d'abord de la lecture des auteurs profanes, et il prenait même un plaisir singulier à lire Virgile; mais notre Seigneur lui fit bientôt quitter cette vaine occupation pour ne s'adonner qu'à la lecture de l'Écriture sainte et des pères de l'Église, en lui faisant voir en songe un vase antique, d'une beauté admirable, mais rempli d'une multitude de serpents. Le Saint comprit l'avertissement céleste, et ne lut plus de livres païens. Il fit un voyage à Paris (901), où il se rendit auditeur et disciple d'un savant religieux, nommé Rémi, qui expliquait publiquement quelques livres de saint Augustin. À son retour, les chanoines de Saint-Martin, ses confrères, le prièrent instamment de leur faire un abrégé des Morales de saint Grégoire; il le refusa longtemps avec fermeté, ne se croyant pas capable de toucher aux ouvrages d'un si grand docteur. Mais il lui apparut lui-même dans l'église Saint-Martin où il priait, et lui mit une plume entre les mains, pour lui faire connaître que la Volonté de Dieu et la sienne étaient qu'il se rendît aux prières de ces pieux ecclésiastiques : ce qu'il fit avec beaucoup de succès.

L'état qu'il avait embrassé était extrêmement louable; mais notre Seigneur, le destinant à un état encore plus élevé, lui inspira d'entrer dans le monastère de Baume, au diocèse de Besançon. Saint Bernon, qui en était abbé, lui donna l'habit en 909. On l'appliqua à l'instruction des novices et à la conduite des pensionnaires, parce qu'il était homme de lettres et qu'il avait apporté avec lui cent volumes, que le désir de la science lui avait fait préférer à toutes les richesses de la terre. Ce bienheureux professeur s'acquitta de cet emploi avec un zèle et une prudence incomparables, car, en même temps qu'il instruisait ses disciples et qu'il les formait aux lettres humaines, il insinuait dans leur coeur le mépris des choses du monde, l'amour de l'observance régulière et un ardent désir de plaire uniquement à Jésus Christ. Il ne se contentait pas pour cela de l'onction de ses paroles; mais il y employait aussi la force de ses exemples, se rendant, nonobstant ses études, le plus exact observateur de tous les règlements de la communauté.

Il suffira, pour juger de son exactitude, de rapporter l'action suivante, qui, quoique peu considérable en apparence, n'a pas laissé d'être approuvée de Dieu par un grand miracle. C'était une ordonnance de ce monastère, que chacun, au temps de la réfection, recueillît les miettes de pain qu'il avait faites et les mangeât avant la fin de la lecture, n'étant point permis de les laisser perdre ni de les manger après que la lecture était achevée. Il arriva un jour qu'Odon ayant déjà ces miettes dans la main et étant prêt à les porter dans sa bouche, l'abbé fit le signe et commanda au lecteur de cesser. Le serviteur de Dieu fut fort en peine de ce qu'il ferait dé ces miettes, étant également contre l'obéissance de les laisser sur la table et de les manger. Il les garda donc dans sa main, et, après son action de grâces, il se prosterna devant son abbé et reconnut humblement sa faute de cette transgression. L'abbé, ne comprenant pas bien ce qu'il voulait dire, lui fit ouvrir la main; et alors ces miettes se trouvèrent changées en une espèce de perles précieuses qui furent depuis employées en ornements de l'église.

Odon ayant obtenu la permission de faire un voyage en son pays, pour travailler à la sanctification de son père et de sa mère, il les toucha tellement du désir d'une plus grande perfection, que, tout âgés qu'ils étaient, ils renoncèrent au monde et entrèrent dans un monastère, oit ils finirent saintement leurs jours. À son retour, son abbé le présenta à Turpin, évêque de Limoges, pour être ordonné prêtre. Il était si éloigné de désirer un si grand honneur, qu'il fut consacré presque malgré lui (926).

Après la mort de saint Bernon (927), qui gouvernait six monastères, trois furent confiés à la conduite de saint Odon; ce furent les monastères de Cluny (nouvellement fondé, l'an 910, à cinq lieues de Mâcon, sur la Grosne), de Massay (près de Vierzon, aujourd'hui département du Cher), et de Déols du Bourg-Dieu (près de Château-Raoul, aujourd'hui Châteauroux, chef-lieu du département de l'Indre); il s'établit à Cluny, dont beaucoup le nomment fondateur parce qu'il organisa et agrandit cette maison naissante. Sa réputation seule y attira une foule de moines. Il y avait bien déjà à Cluny un oratoire dédié à la vierge Marie; mais il ne suffisait pas. Odon fit construire une nouvelle église, dédiée à saint Pierre, et connue depuis sous le nom de Saint-Pierre le Vieux. Cette congrégation, qui avait commencé avec douze moines, selon le commandement de saint Benoît, et quinze métairies, n'avait plus assez de bâtiments pour se loger : notre saint fit bâtir de nouvelles demeures. La simplicité de ces origines monastiques éclate dans la cérémonie même de la dédicace de l'église nouvelle. Odon y avait invité tous les évêques d'alentour, et d'autres personnages importants. Mais, n'ayant pas de provisions, il était fort inquiet sur` la manière de traiter convenablement ses hôtes, lorsqu'un sanglier vint s'offrir de lui-même aux gens de la maison, et servit à festoyer la compagnie de l'abbé.

Les vertus d'Odon ne se démentirent point dans le cours de son gouvernement monastique. Il donnait tout aux pauvres, sans s'inquiéter du lendemain. Les enfants étaient surtout l'objet de sa prédilection particulière. À cette époque, les écoles s'étaient réfugiées dans les cathédrales et dans les monastères. L'abbé de Cluny veillait avec un soin paternel, une douceur de mère, aux moeurs, aux études, au sommeil de ces chers enfants. Les fils des rois, dans le palais de leurs pères, dit la chronique, n'auraient t pu être élevés avec plus de soins, de tendresse et de pudeur. Odon lui-même dirigeait les études, instruisait les enfants et les moines. La règle de saint Benoît était suivie avec zèle. Les jeûnes, les abstinences, les chants pieux, les offices multipliés, le silence presque absolu, le travail, remplissaient les journées des frères. Les restes du pain et du vin distribués au réfectoire étaient donnés aux pauvres pèlerins. On nourrissait de plus dix-huit pauvres par jour, et la charité y était si abondante, surtout dans le Carême, qu'à l'une de ces époques de l'année on fit des distributions de vivres à plus de sept mille indigents.

Le silence était si religieusement observé dans le monastère, que les pères s'étaient accoutumés à parler par signes, et que deux moines, Archimbald et Adalise, faits prisonniers par les Normands qui ravageaient Poitiers et Tours, gardant la sévérité de la Règle au milieu des coups et des blessures, aimaient mieux se taire, et risquer d'irriter encore le cruel vainqueur par l'opiniâtreté de leur silence. Les rigueurs mêmes de la vie érémitique ne leur étaient pas inconnues; et dans des cellules séparées, disséminées de loin en loin, dans les bois qui entouraient Cluny, vivaient un grand nombre d'anachorètes attirés par le voisinage de la sainteté d'Odon. Ils imitaient, en Occident, les Stylites, et toutes les austérités des solitaires orientaux.

La vigilance d'Odon s'étendait hors de Cluny. Trois fois il visita Rome, où l'appelèrent les papes Léon VII et Etienne VIII. Il réforma dans cette capitale le monastère de Saint-Paul-hors-les-Murs, plus tard celui de Saint-Augustin de Pavie, et plusieurs autres. Il soumit également à la discipline de Cluny les abbayes de Tulle en Limousin, d'Aurillac en Auvergne, de Bourg-Dieu et de Massay en Berri, de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire) dans l'Orléanais, de Saint-Pierre-le-Vif à Sens, de Saint-Allyre de Clermont, de Saint-Julien de Tours, de Sarlat en Perigord, de Roman-Moûtier dans le pays de Vaud, et d'autres encore.

Il adjoignait à son abbaye, sous son autorité abbatiale, et comme autant de dépendances, les communautés nouvelles qu'il dirigeait et celles dont il parvenait à réformer l'observance. Point d'abbés particuliers, mais des prieurs seulement pour tous ces monastères : l'abbé de Cluny seul les gouvernait : unité de régime, de statuts, de règlements, de discipline. C'était une agrégation de monastères autour d'un seul, qui en devenait ainsi la métropole et la tête. Ce système fut bientôt compris et adopté par d'autres, et notamment par Cîteaux, fondé vers la fin du siècle suivant.

Tout dans ce grand saint avait des proportions étonnantes : son influence, ses bonnes oeuvres, son énergie; à Rome il réconcilia Hugues, roi 'd'Italie, avec Albéric, patrice de Rome, qui se faisaient une guerre cruelle : Hugues donna sa fille en mariage à Albéric.

Entraînée par ce prestige divin, une jeune fiancée, couverte déjà de ses habits de noces, se jette aux pieds de l'abbé de Cluny et se voue au cloître sur l'heure. Dans ses voyages si difficiles, si périlleux à cette époque, il ne pensait qu'à secourir le prochain. Il descendait de son cheval pour faire monter à sa place les indigents et les vieillards. Dans les Alpes Cottiennes, on le vit porter lui-même le sac d'une pauvre femme. Et pourtant, malgré tant de fatigues, lorsqu'à son dernier voyage à Rome il se promenait avec ses jeunes disciples, Odon les lassait tous par la rapidité de sa marche, étonnés qu'ils étaient qu'après tant d'austérités et de travaux, il eût encore, à soixante-sept ans, conservé tant de force et d'agilité.

Pendant qu'il était au couvent de Saint-Paul, à Rome, l'abbé Baudoin le supplia de faire des corrections et des observations au livre des Dialogues de la Vie de saint Martin, composé par Sulpice Sévère. Il acquiesça à sa prière et donna d'abord le volume à corriger à un autre religieux. Tandis qu'il y travaillait, on sonna l'office du soir, et, à l'instant même, pour obéir, à la règle, qui ordonne qu'alors on quitte tout, et même une lettre commencée, pour se rendre au choeur, notre saint ainsi que celui qui corrigeait sous lui, laissèrent le livre ouvert dans le lieu du travail, pour aller où la cloche les appelait. C'était en hiver, et il plut toute la nuit en telle abondance, que l'endroit où était ce livre en fut tout inondé. Cependant il ne fut mouillé qu'autour des marges, et l'on n'y trouva pas une seule lettre endommagée. On voulut lui attribuer cette merveille; mais il en référa toute la gloire au glorieux saint Martin, dont la vie était écrite en ce volume.

La tâche providentielle d'Odon était achevée; il avait mérité le nom de réparateur de la discipline monastique; de Bénévent à l'Océan atlantique, les plus importants monastères de l'Italie et des Gaules se félicitaient d'être soumis à son commandement. Une maladie grave l'avertit que l'heure de la récompense approchait; il pria saint Martin de lui obtenir de Dieu le pouvoir de visiter encore une fois son sépulcre. Sa prière fut exaucée : il guérit, se mit en chemin et après des fatigues presque insupportables à un vieillard infirme, il arriva à Tours pour la fête de ce glorieux prélat. Il la célébra avec une ferveur et un tendresse merveilleuse. Il y dit la Liturgie dans l'état d'une victime prête à être immolée par la Justice divine. Il y parla des mérites et des vertus de cet homme céleste, qui s'est rendu l'admiration de toute l'Église. Au bout de trois jours, il retomba malade selon son attente et son désir. Ce ne fut plus alors qu'une oraison continuelles accompagnée d'un torrent de larmes, qu'une offrande pure et fervente de sa vie à la divine Majesté, et qu'une ardeur inexplicable de quitter la terre pour aller jouir de la Présence de son Dieu. Il reçut la sainte Eucharistie dans cette excellente disposition et après avoir exhorté à l'observance les religieux qui étaient accourus de toutes parts pour le voir et leur avoir donné sa bénédiction, il rendit son âme à Dieu entre les mains de Théotolon, archevêque de Tours, son disciple et son ami.