CONGREGATIO PRO CLERICIS
pour le nouveau millénaire”
sur les traces de l'apôtre
Paul
Nous vivons dans une culture qui conditionne notre esprit, nos sentiments et notre conscience. La culture dominante instille d’abord le souci de l’argent, à l’opposé des paroles de Jésus : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon ». Trop nombreux sont ceux qui servent Mamon.
L’humanité est sous
l’emprise du matérialisme. Lors de son voyage en Lituanie, le Saint-Père a bien
montré que le marxisme, avec tous ses maux, est le rejeton du capitalisme
matérialiste, en ajoutant que si le rejeton est mort, sa mère est encore bien
vivante. Le monde d’aujourd’hui est dominé par le culte du succès, et pourtant
ceux qui réussissent le mieux sont parfois aussi les plus malheureux. J’aime
citer la phrase imprimée sur un T-shirt aux Iles Virgin qui dit :
« Quand il meurt, celui qui a amassé le plus d’argent gagne ! ».
Les médias ont tendance à
ériger le plaisir au rang de principe, en promouvant une vie faite de
gratifications immédiates, de loisirs, de santé, de beauté physique et
d’indépendance personnelle. Cette conception est en contraste avec celle que
nous transmet l’Église comme façon de penser, de sentir et de donner un sens à
notre vie. Dans l’Ancien Testament, on voit que le peuple juif avait une
conscience très claire du sens de la vie, de la réussite et de l’échec. Tout
s’inscrivait dans le cadre de sa foi inébranlable dans la promesse de Dieu, de
son Alliance et de la Loi divine qui fait d’Israël le peuple élu. Toute la vie
était interprétée à la lumière de la foi. Par ses pratiques religieuses, le
peuple de Dieu gardait cette conscience vivante dans son cœur grâce aux rites
pratiqués au temple, à la prière dans la synagogue, à l’écoute de la parole de
Dieu, aux hymnes et aux psaumes.
Le jour du sabbat, le peuple
de Dieu était appelé à se recentrer sur son origine et son destin. J’ai assisté
un jour à un office du sabbat aux Antilles, où j’étais évêque. Dans le livre de
prière hébreu, il était écrit : « Le sabbat a gardé Israël bien plus
qu’Israël a gardé le sabbat ». Nous avons besoin d’un sabbat dans notre
vie pour rester proches de Dieu et suivre son chemin.
Les psaumes en particulier
ont contribué à façonner la conscience et l’attitude du peuple juif à la
lumière de la Promesse, de l’Alliance et de l’attente du Messie. Les psaumes
étaient la prière des anawim, des
prophètes, de Marie et Joseph, de Jean le Baptiste, de Siméon, et de Jésus et
ses Apôtres.
Le peuple juif priait trois
fois par jour, pour sanctifier la journée, pour marcher dans la présence de
Dieu et pour demeurer conscient du fait qu’il est le peuple élu. Les premières
générations de chrétiens reprirent cet ancienne pratique juive qui prévoyait
des temps de prière à heures fixes, avec un amour particulier pour les psaumes.
La liturgie des Heures est un outil privilégié de la Providence de Dieu,
destiné à façonner la conscience et la vie de foi de l’Église.
Les psaumes nous montrent
comment un croyant voit, sent et prie. La liturgie des Heures forge notre vie
de foi en nous appelant en particulier à vivre intensément le Mystère pascal.
L’année liturgique, avec ses temps, ses fêtes et ses lectures bibliques, nous met en prise avec l’Événement pascal, avec une théologie de
la rédemption priée et revisitée. Nous les prêtres, devons nous efforcer de
mettre toujours le Mystère pascal au centre de notre vie.
La liturgie des Heures
façonne petit à petit notre vie à la lumière du Mystère pascal, en nous aidant
à dépasser certaines expressions et valeurs culturelles parfois trop
envahissantes. J’assistai un jour à une pièce de théâtre d’un auteur
guatémaltèque sur la vie d’Édith Stein, la convertie d’origine juive qui entra
au Carmel et mourut dans les chambres à gaz nazies. Dans cette pièce, les
états-majors nazis sont constamment mis en opposition avec le couvent des
carmélites. Le dialogue des religieuses me parut très poétique, jusqu’au moment
où je réalisai que toutes leurs paroles étaient tirées des psaumes, tout comme
le sont aussi les sept derniers mots prononcés par Jésus.
Ceux qui vivent en ayant les
psaumes sur les lèvres remodèlent leur cœur et leurs pensées à la lumière de la
Parole de Dieu. Lorsque Ananie fut envoyé chez Paul pour l’inviter à entrer
dans l’Église, il fut envahi de doutes et de soupçons à l’égard de cet homme
qui avait persécuté l’Église avec tant de fanatisme. La motivation donnée à
Ananie fut : Va vers lui « car le voilà qui prie » (Ac 9,11). À
travers la prière, Paul avait commencé à retrouver la vue, ayant été délivré de
sa cécité, tant physique que spirituelle. Celui qui prie commence à voir, à prier
et à interagir. Car, comme l’a dit Richard de Saint-Victor :
« l’amour est un œil ». La prière ouvre l’œil de l’amour.
Le Saint Père a dit qu’il
faut prier pour aimer : à l’exemple de Jésus, l’évêque et le prêtre,
serviteurs des mystères de Dieu, ne sont vraiment eux-mêmes que lorsqu’ils sont
« pour les autres ». La prière leur donne une sensibilité spéciale
envers ces « autres », en les rendant plus attentifs à leurs besoins,
à leur vie et à leur destin. La prière nous permet de reconnaître ceux que le
Père a confié à nos soins.
Malgré les nombreux
obstacles que nous rencontrons, la prière nous permet de donner cette preuve
d’amour que doit offrir la vie de chaque prêtre, de chaque chrétien ; et
si celle-ci nous semble au-dessus de nos forces, rappelons-nous ce que dit l’Évangéliste
à propos de Jésus à Gethsémani : « Dans son angoisse, il priait avec
plus d’insistance » (Lc 22,44). Dans nos moments de solitude, de peur, de
lassitude ou de déception, prions, nous aussi, avec plus d’insistance !
Dans une histoire que C.S. Lewis
cite dans ses lettres sur l’Écriture, Satan demande aux jeunes apprentis
diables comment ils entendent gagner des âmes au royaume des ténèbres. Le
premier apprenti dit : « Je dirai aux hommes que Dieu n’existe pas et
que, par conséquent, ils peuvent faire tout ce qui leur plaît ». Satan lui
répond : « Ça ne marchera pas. Les hommes ont le sens du religieux.
L’ordre de l’univers. Le témoignage des martyrs. Non, ça ne marchera
pas ! ». Le deuxième apprenti dit : « Je dirai aux hommes
que l’enfer n’existe pas, qu’il n’y aura pas de châtiment pour leurs
péchés ». Mais Satan répond désappointé : « Non, ça ne marchera
pas. Les hommes ne sont pas si bêtes. Ils ont le sens de la justice. Ils
sentent que les crimes doivent être punis ». Le troisième apprenti monte
sur le podium et déclare d’un ton très confidentiel : « Je dirai aux
hommes qu’ils ont tout le temps… Demain, vous vous repentirez et vous
changerez. Mais pour le moment, profitez de l’instant présent ». Satan est
ravi. Il applaudit et fait des sauts de joie.
La liturgie nous apprend que
le temps est précieux et qu’il doit être consacré à Dieu. Dans l’Ancien
Testament, cette consécration prend la forme de la louange. Prière et
louange : laudes.
Lorsque la prière est trop
personnalisée, on a tendance à prier pour de petites choses, prier saint
Patrick pour trouver les feux verts, saint Antoine pour retrouver les clés de
la voiture, la Vierge Marie pour avoir une bonne note à l’examen. Saint Paul
dit : « Nous ne savons que demander pour prier comme il faut »
(Rm 8,26). La liturgie élève notre prière sur un autre plan. Parfois nous avons
l’impression d’être des enfants qui jouent à se déguiser avec les vêtements de
leurs parents. Les manches pendent bien au-delà du bout des doigts, mais petit
à petit nous grandissons dans les sentiments des psaumes et de la liturgie des
Heures.
Une référence de Salinger à
la prière de Jésus, dans son livre Fanny et Zoé, a incité ses lecteurs à tenter
de découvrir en quoi consistait cette pratique mystérieuse. Beaucoup ont découvert
la philocalie grecque, et certains ont même découvert le Chemin des pèlerins,
un classique de la spiritualité russe écrit au XIXe siècle, à
l’époque de la guerre de Crimée et de l’affranchissement des serfs. Ce livre
passionnant raconte le voyage d’un pèlerin anonyme, un homme de trente-sept ans
à la main atrophiée qui emportait dans sa besace du pain sec, une Bible et la
philocalie. Il avait décidé d’entreprendre ce pèlerinage et cette recherche en
entendant la lecture de l’Épître de saint Paul aux Thessaloniciens pendant
l’Eucharistie. L’exhortation : « Priez sans cesse » (1 Th 5,7)
se grava dans son cœur. Il se mit aussitôt en marche pour découvrir comment
prier sans cesse. Il rencontra un vieux moine qui lui dit : « La première
règle que l’apôtre établit est que la prière doit précéder toute autre activité :
‘Je recommande
donc, avant tout, qu’on fasse des prières’ (1 Tm 2,1). Le chrétien doit certes
accomplir des bonnes œuvres, mais il doit avant tout prier, parce que sans la
prière aucune bonne œuvre ne peut être accomplie. Sans la prière, nous ne
pouvons pas découvrir le chemin qui mène au Seigneur, nous ne pouvons pas
appréhender la vérité, nous ne pouvons pas mortifier la chair, ses passions et
ses appétits, notre cœur ne peut pas recevoir la lumière du Christ et nous ne
pouvons pas être unis à Dieu en vue de notre salut. Tout cela ne serait pas
possible sans la prière. Le vieux moine cita ensuite saint Isaac le
Syrien : ‘Prends la Mère, elle te conduira à son enfant’, autrement dit,
apprends à acquérir la force de la prière, et la pratique des autres vertus
suivra.
Les premiers chrétiens
débattirent des questions sur lesquelles s’interrogeait le pèlerin russe qui
quitta son foyer pour apprendre à prier sans cesse. La réponse de l’Église,
sous la conduite de l’Esprit Saint, fut de développer la liturgie des Heures
pour nous aider à sanctifier la journée et à prier sans cesse, plongés dans la
Parole de Dieu et dans l’histoire du salut, en union avec le Christ Grand
prêtre et avec l’Église orante : évêques, prêtres, diacres, religieux et
religieuses ainsi que les nombreux fidèles laïques qui récitent aujourd’hui la
liturgie des Heures pour toute l’Église.
On demanda un jour à un Père
du désert pourquoi tant de jeunes hommes qui venaient au désert vivre en ermite
finissaient par abandonner cette vie pour retourner au monde. Il
répondit : « C’est comme un chien qui court derrière un lièvre. Les
autres chiens, en entendant ses aboiements et en le voyant courir, se mettent à
courir et à aboyer eux aussi, mais seul le chien dont l’oeil est fixé sur le
lièvre persévère. Les autres commencent à douter et s’arrêtent en
chemin ».
Notre prière est ce qui nous
garde centrés sur le Christ, en nous donnant la force de vivre notre vocation.
En nous gardant centrés sur le Mystère pascal, la prière de la liturgie des
Heures nous aide à accomplir notre mission de témoins de la Résurrection et à
partager cette vision avec ceux qui nous entourent. La persévérance dans cette
prière nous aide à marcher sur le chemin de la sainteté et à prier en union
avec le Christ et avec les prêtres du monde entier.