CONGREGATIO PRO CLERICIS
pour le
nouveau millénaire”
sur les traces de l'apôtre Paul
Sainteté
Pneumatico-Paulinienne du Prêtre
P. Raniero Cantalamessa
“Pour cette pédagogie de
la sainteté - écrit Jean Paul II dans Novo millennio ineunte - il faut un
christianisme qui se distingue avant tout dans l'art de la prière... Nos communautés
chrétiennes doivent devenir d'authentiques “écoles” de prière, où la rencontre
avec le Christ ne s'exprime pas seulement en demande d'aide, mais aussi en
action de grâce, louange, adoration, contemplation, écoute, affection
ardente... Les fidèles qui ont reçu le don de la vocation à une vie de
consécration spéciale sont appelés à la prière de façon particulière: par
nature, cette vocation les rend plus disponibles à l'expérience contemplative,
et il importe qu'ils s'y adonnent avec une généreuse assiduité... Il faut alors
que l'éducation à la prière devienne en quelque sorte un point déterminant de
tout programme pastoral.”1
La prière est le moyen
universel et indispensable pour avancer de tout point de vue sur le chemin de
la sainteté. La bienheureuse Angèle de Foligno nous dit:
Voulez-vous la lumière
de Dieu? Priez. Etes-vous déjà engagé sur le chemin de la perfection? Priez.
Voulez-vous monter que la lumière augmente en vous? Priez. Voulez-vous la foi?
Priez. L’espérance? Priez. La Charité? Priez. Voulez-vous la pauvreté? Priez.
L’obéissance? La chasteté? La mansuétude? Le courage? Priez. Une vertu
quelconque? Priez... Le plus vous serez tenté, le plus vous persévérez dans la
prière... Car la prière vous illumine, vous délivre des tentations, vous
purifie, vous unit à Dieu2.
Augustin dit: “Aime et
fais ce que tu veux” 3; avec autant de vérité, nous pouvons dire:
“Prie et fais ce que tu veux”.
En m’en tenant au thème
qui m’a été assigné “Sainteté pneumatico-paulinienne du prêtre”, je voudrais, par
cette méditation, exposer l’enseignement de l’Apôtre sur la prière et, à la
fin, donner quelques exemples plus spécifiques de son application à la vie du
prêtre.
1. L’Esprit vient au secours de
notre faiblesse
Au chapitre huit de la
Lettre aux Romains, l’Apôtre met en exergue les opérations les plus importantes
de l’Esprit saint dans la vie du chrétien, et parmi elles, au tout premier
rang, figure la prière. Etant le commencement d’une vie nouvelle, l’Esprit
saint est aussi le commencement d’une prière nouvelle. Partons des deux versets
qui concernent de plus près notre thème:
“Pareillement l’Esprit
vient au secours de notre faiblesse; car nous ne savons que demander pour prier
comme il faut; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements
ineffables et Celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et
que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu” (Rm 8,
26-27).
Saint Paul affirme que
l’Esprit intercède “en des gémissements ineffables”. Si nous pouvions découvrir
en faveur de quoi et comment prie l’Esprit dans le cœur du croyant, nous
découvririons le secret même de la prière. Or, il me semble que cela est
possible. En effet, l’Esprit qui prie en nous secrètement et sans le bruit des
paroles est exactement ce même Esprit qui a prié en toutes lettres dans
l’Ecriture. Lui qui a “inspiré” les pages de l’Ecriture, il a aussi inspiré les
prières que nous y lisons.
1 Jean Paul II, Novo millennio ineunte, 32-34.
2 Il libro della B. Angela da Foligno, Quaracchi,
Grottaferrata, 1985, p. 454 s.
3 Saint Augustin, Commentaire à la première
lettre de Jean, 7,8 (PL 35. 2023).
S’il est vrai que
l’Esprit parle aujourd’hui encore dans l’Eglise et aux âmes, en disant, d’une
façon toujours nouvelle, les mêmes choses qu’il a dit “au moyen des prophètes”
dans les Saintes Ecritures, il est tout aussi vrai que, aujourd’hui, il prie
dans l’Eglise et dans les âmes de la même façon qu’il nous a enseigné à prier
dans l’Ecriture: l’Esprit saint n’a pas deux prières différentes. Nous devons
donc aller à l’école de prière de la Bible pour apprendre à “nous accorder”
avec l’Esprit et prier comme lui.
Quels sont les
sentiments de celui qui prie dans la Bible? Tâchons de le découvrir à travers la
prière des grands amis de Dieu: Abraham, Moïse, Jérémie, les psalmistes. Ce qui
nous frappe en premier dans leurs prières “inspirées”, c’est leur grande
confiance et la hardiesse incroyable avec laquelle ils dialoguent avec Dieu,
bien loin de la servilité que les hommes ont coutume d’associer au mot
“prière”.
Nous connaissons bien la
prière d’Abraham en faveur de Sodome et Gomorrhe (cf. Gn 18, 22 et suiv.).
Abraham commence en disant: “Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le
pécheur?”, comme s’il voulait dire: je ne peux pas croire que tu veux faire une
chose pareille! A chaque demande de pardon qui suit, Abraham répète: “Je suis
bien hardi de parler à mon Seigneur!”. Sa supplication est “hardie” et il s’en
rend compte lui-même, mais Abraham est l'“ami” de Dieu (Is 41, 8) et entre
amis, on sait jusqu’où l'on peut pousser.
Moïse va encore plus
loin dans sa hardiesse. Après que le peuple a construit le veau d’or, Dieu dit
à Moïse qui prie sur la montagne: “Allons! descends, car ton peuple s’est
perverti, lui que tu as fait sortir d’Egypte”. Moïse répond: “Ne détruis pas
ton peuple et ton héritage, lui (...) que tu as fait sortir d’Egypte” (Dt 9,
12.29; cf. Ex 32, 7.11). La tradition rabbinique a bien saisi ce que les mots
de Moïse sous-entendent: “Quand ce peuple est fidèle à toi, alors il est “ton”
peuple que “tu” as fait sortir d’Egypte; quand il est infidèle, alors il
devient “mon” peuple que “j’ai” fait sortir d’Egypte?”. A ce moment-là, Dieu
recourt à l’arme de la séduction; il fait miroiter devant son serviteur l’idée
que, une fois détruit le peuple rebelle, Il fera de lui “une grande nation” (Ex
32, 10). Moïse répond par un petit chantage, en disant à Dieu: Gare à toi,
parce que si tu détruis ce peuple, on dira que tu l’as fait parce que tu
n’étais pas en mesure de le conduire à la terre que tu lui avais promise! “Et
Dieu renonça à faire le mal dont il avait menacé son peuple” (cf. Ex 32, 14; Dt
9, 28).
Jérémie va jusqu’à la
protestation explicite, en criant à Dieu: “Tu m’as séduit”, et “Je ne penserai
plus à lui, je ne parlerai plus en son Nom!" (Jr 20, 7.9). D’après les
Psaumes, on dirait que Dieu ne fait que mettre sur la bouche de l’homme les
mots les plus efficaces pour qu’il se plaigne de lui. En fait, le Psautier est
un mélange unique des louanges les plus sublimes et des lamentations les plus
affligées. Souvent Dieu est ouvertement mis en cause: “Réveille-toi, pourquoi
dors-tu Seigneur?”, “Où sont tes promesses d’autrefois?”, “Pourquoi es-tu loin
et te caches-tu en ce temps de malheur?”, “Tu nous traites comme des moutons
pour l’abattage!”, “Ne sois pas sourd, Seigneur!”, “Jusqu’à quand nous
regarderas-tu sans rien faire?”.
Comment tout cela
s’explique? Dieu pousserait-il l’homme à l’irrévérence à son égard, puisque, en
dernière analyse, c’est Lui qui inspire et approuve ce genre de prière? La
réponse est: tout cela est possible parce que l’homme biblique ne remet jamais
en question sa position de créature par rapport à Dieu. Celui qui prie dans la
Bible est si profondément imprégné du sens de la majesté et de la sainteté de
Dieu, si totalement soumis à Lui, Dieu est tellement “Dieu” pour lui, que, dans
ce contexte pacifique, rien n’est en danger. Sa prière préférée, au moment de
l’épreuve, est toujours la même: “Tu es
juste en toutes les choses que tu as faites pour nous, toutes tes œuvres sont
vérité, tous tes jugements vérité. [...] à cause de nos péchés” (Dn 3, 27 et
suiv.; cf. Dt 32, 4 et suiv.). “Tu es juste, Seigneur!”: après ces quelques
mots - dit Dieu - l’homme peut dire ce qu’il veut: je suis désarmé!
En fin de comptes,
l’explication est dans le cœur de ces hommes qui prient. Au beau milieu de ses
prières orageuses, Jérémie révèle le secret qui arrange tout: “Mais toi,
Seigneur, tu me connais, tu me vois; tu éprouves mon cœur qui est avec toi!"
(Jr 12, 3). Les psalmistes insèrent, eux aussi, dans leurs lamentations, des
expressions similaires de fidélité absolue: “Roc de mon cœur, ma part, Dieu à
jamais!” (Ps 73, 26).
La qualité de la prière
biblique se distingue, d’ailleurs, dans son opposition à celle des hypocrites.
Ceux-ci, disent les prophètes, ont leur bouche près de Dieu, mais le cœur loin
de lui; alors que les véritables amis ont, au contraire, le cœur près de Dieu
et la bouche parfois contre Dieu, au sens qu’ils ne cachent pas leur trouble
face au mystère de son action (cf. Jr 12,2; Is 29,13).
2. La prière de Jésus
Or, s’il est important
de savoir comment l’Esprit a prié en Abraham, en Moïse, en Jérémie et dans les
Psaumes, il est infiniment plus important de savoir comme il a prié en Jésus,
car c’est l’Esprit de Jésus qui, à présent, prie en nous en des gémissements
ineffables. En Christ, l’adhésion du cœur et de tout son être à Dieu, qui
constitue, comme on l’a vu, le secret biblique de la prière, atteint sa
perfection. Le Père l’exauçait toujours, parce qu’il faisait toujours des
choses qui lui étaient agréables (cf. Jn 4, 34; 11, 42); il l’exauçait “en
raison de sa piété”, c’est-à-dire de son obéissance et de sa soumission filiale
(cf. He 5,7).
La parole de Dieu, dont
le point culminant est la vie de Jésus, nous enseigne alors que la chose la
plus importante de la prière, ce n’est pas ce que l’on dit, mais ce que l’on
est; non pas ce que l’on a sur les lèvres, mais ce que l’on a dans le cœur.
Plus que dans l’objet, c’est dans le sujet. Pour Augustin aussi, la question
fondamentale n’est pas de savoir “ce que tu dis dans la prière”, quid ores,
mais “comment tu es lorsque tu pries”, qualis ores. La prière, comme l’action,
“vient après l’être”. La nouveauté qu’apporte l’Esprit saint dans la vie de
prière consiste justement à réformer l'“être” de celui qui prie; il suscite
l’homme nouveau, l’homme ami de Dieu; il lui ôte le cœur d’esclave, craintif et
intéressé, et lui donne un cœur de fils.
En venant en nous,
l’Esprit ne se limite pas à nous enseigner comment il faut prier, il prie en
nous, de même que - à propos de la loi - il ne se limite pas à nous dire ce que
nous devons faire, il le fait avec nous. L’Esprit ne nous offre pas la loi de
la prière, mais la grâce de la prière. Par conséquent, la prière biblique ne
parvient pas à nous, premièrement, à travers l’apprentissage extérieur et
analytique, c’est-à-dire à travers la tentative d’imiter les comportements que
nous avons vus chez Abraham, Moïse, Job et Jésus lui-même (bien que tout cela
sera également nécessaire en un deuxième temps); elle parvient à nous par
infusion, comme un don.
C’est là l’incroyable
“bonne nouvelle” à propos de la prière chrétienne! Nous recevons le principe
même de cette nouvelle prière, qui consiste dans le fait que “Dieu a envoyé
dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie: Abba, Père!” (Ga 4, 6). Voilà ce
que cela veut dire prier “dans l’Esprit” (cf. Ep 6, 18; Jude 20).
Dans la prière, comme
dans tout le reste, l’Esprit “ne parle pas de lui”, il ne dit rien de nouveau
ou de différent; simplement il ressuscite et actualise, dans le cœur des
croyants, la prière de Jésus. “C’est de mon bien qu’il reçoit et qu’il vous le
dévoilera”, dit Jésus à propos du Paraclet (Jn 16, 14): il prendra ma prière et
vous la donnera. Forts de cela, nous pouvons nous écrier en toute vérité: “Ce
n’est plus moi qui prie, mais le Christ prie en moi!”
“Le Seigneur notre
Jésus-Christ, Fils de Dieu, écrit Augustin, est celui qui prie pour nous, qui
prie en nous et qui est prié par nous. Il prie pour nous comme notre prêtre, il
prie en nous comme notre chef, il est prié par nous comme notre Dieu. Nous
reconnaissons donc en lui notre voix, et en nous sa voix” 4.
Le cri Abbài est bien la
preuve que celui qui prie en nous, à travers l’Esprit, est Jésus, le Fils
unique de Dieu. En effet, l’Esprit saint ne pourrait pas s’adresser à Dieu en
l’appelant Père, puisqu’il n’est pas “engendré”, mais il “procède” du Père.
Lorsqu’il nous apprend à crier Abbài, l’Esprit saint - disait un auteur ancien
- “se conduit comme une mère qui enseigne à son enfant à dire “papa” et répète
ce nom avec lui, jusqu’à ce qu’il s’habitue à appeler son père même dans son
sommeil” 5. La mère ne pourrait pas s’adresser à son époux en
l’appelant “papa”, puisqu’elle est sa femme et non pas sa fille; si elle le
fait, c’est parce qu’elle parle au nom de son enfant et s’identifie à lui.
Certains se sont posé la
question: pourquoi dans le “Notre Père” l’Esprit saint n’est pas nommé; dans
l’Antiquité, on essaya même de combler cette lacune en ajoutant, après
l’invocation pour le pain quotidien, ces mots que nous lisons dans certains
codes: “Que l’Esprit saint vienne sur nous et nous purifie”. Mais on peut
penser plus simplement que si l’Esprit saint n’est pas mentionné parmi les choses
que l’on demande, c’est parce que c’est lui qui demande: “Dieu a envoyé dans
nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie: Abba, Père!” (Ga 4, 6). C’est l’Esprit
saint qui à chaque fois entonne en nous le “Notre Père”; sans lui, celui qui
crie “Abba!”, il crie dans le vide.
3. Le souffle trinitaire de la
prière chrétienne
C’est l’Esprit saint qui
répand donc dans le cœur le sentiment de la progéniture divine, qui nous fait
sentir (non seulement savoir!) que nous sommes des enfants de Dieu: “L’Esprit
en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de
Dieu” (Rm 8, 16). Parfois, cette opération fondamentale de l’Esprit se réalise
dans la vie d’une personne de manière soudaine et intense, c’est alors que l’on
peut contempler tout son éclat. L'âme est inondée d’une lumière nouvelle, dans
laquelle Dieu se révèle à elle, d’une manière inédite, en tant que Père. On vit
l’expérience de la vraie paternité de Dieu; le cœur s’attendrit et la personne
a la sensation de renaître grâce à cette expérience. Elle éprouve en son for
intérieur une grande confiance et le sentiment jamais éprouvé auparavant de la
condescendance de Dieu qui alterne avec le sentiment tout aussi vif de sa
grandeur infinie, de sa transcendance et sainteté. Dieu apparaît vraiment comme
“le mystère terrible et fascinant” qui inspire en même temps la plus grande
confiance et la crainte respectueuse” . Dans ces moments-là, la prière du
chrétien se résume en une “gratitude émue”.
Quand saint Paul parle
du moment où l’Esprit fait irruption dans le cœur du croyant et lui fait crier:
“Abba, Père!”, il fait état de cette façon de crier, de cette vibration de
l’être tout entier, au plus haut degré. C’est ce qui se passait en Jésus
lorsqu’il “tressaillit de joie sous l’action de l’Esprit saint” et s’écria: “Je
te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre” (Lc 10, 21).
Cependant il ne faut pas
se faire d’illusions. Cette façon vive de connaître le Père généralement ne
dure pas longtemps; et le temps revient vite où le croyant dit “Abbài”, sans
rien “ressentir”, et continue à le répéter seulement sur la parole de Jésus. Il
faut alors rappeler que ce cri-là, moins il rendra heureux celui qui le
prononce, plus il rendra heureux le Père qui l’écoute, parce que sera un cri
pur de foi et d’abandon.
Nous sommes alors comme
Beethoven: devenu sourd, il continue à composer des symphonies magnifiques,
sans pouvoir goûter au son d’une seule note. Quand sa Neuvième Symphonie fut
exécutée pour la première fois, à la fin de l’hymne à la joie, le public explosa
dans une tempête d’applaudissements et quelqu’un dans l’orchestre dut tirer le
maestro par le bout de la veste afin qu’il se retourne pour remercier. Lui
n’avait rien savouré de sa musique, mais le public était en délire. La surdité,
au lieu d’éteindre sa musique, l’a rendue plus pure, et c’est ce que fait
l’aridité avec notre prière.
4 Augustin, Enarrationes in Psalmos 85, 1 :
CCL 39, p. 1176.
5
Diadoque de Photicé, La
perfection spirituelle 61 (SCh 5 bis, p. 121).
C’est justement en ce
temps d’“absence” de Dieu et d’aridité spirituelle que l’on découvre toute
l’importance de l’Esprit saint pour notre vie de prière. Sans que nous le
voyions ni l’entendions, il remplit nos mots et nos gémissements du désir de
Dieu, d’humilité, d’amour, “et celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir
de l’Esprit”. Nous, nous ne le savons pas, mais Lui si! L’Esprit devient alors
la force de notre prière “faible”, la lumière de notre prière éteinte; en un
mot, l’âme de notre prière. Vraiment il “baigne ce qui est aride”, comme nous
disons dans la séquence en son honneur.
Tout cela a lieu par la
foi. Il suffit que je dise ou pense: “Père, tu m’as donné l’Esprit de Jésus; en
formant alors un seul Esprit avec Jésus, je récite ce psaume, je célèbre cette sainte
Messe, ou je reste simplement silencieux en ta présence. Je veux te donner la
gloire et la joie que Jésus te donnerait, si c’était Lui en personne qui te
priait encore de la terre”.
Tout cela souligne la
caractéristique unique de la prière chrétienne qui la distingue de tout autre
forme de prière. La Bienheureuse Angèle de Foligno dit que prier signifie “se
recueillir en unité et plonger son âme dans l’abîme de l’Infini qui est Dieu”.
Ainsi, dans la prière, les mouvements les plus propres à l’esprit humain se
réalisent: entrer en soi-même et sortir de soi-même.
Au cœur de tout être
humain, il existe un point d’unité et de vérité que nous appelons cœur,
conscience, moi profond, centre de la personnalité et par bien d’autres noms.
Il est plus facile de connaître et entrer en contact avec le monde entier qui
est à l’extérieur de nous que d’atteindre le centre de nous-mêmes; de même
qu’il est plus facile pour des scientifiques d’envoyer des sondes sur Mars et
explorer les espaces interplanétaires que d’explorer ce qui se trouve à
quelques kilomètres de nous, au centre de la Terre, où en effet personne n’est
jamais arrivé. La prière, lorsqu’elle est authentique, permet même aux
personnes les plus simples d’atteindre ce but: elle nous recueille en unité, nous
met en contact avec notre moi le plus profond. La personne n’est jamais aussi
authentiquement elle-même comme quand elle prie.
Mais dès que l’être
humain se recueille, il s’aperçoit qu’il ne suffit pas à lui-même, il perçoit
ses limites et le besoin de les dépasser, de s’évader vers des espaces moins
étroits. Parfois, le fait de prendre conscience de ce que l’on est peut même
faire peur... Seule la prière offre à la créature humaine la possibilité de
dépasser ses limites. Elle lui permet de “plonger son âme dans l’abîme de
l’Infini qui est Dieu”. La personne qui prie de manière authentique, ne fut-ce
qu’un seul instant, sent qu’elle peut faire siennes les paroles de Leopardi
dans L’Infini: "le naufrage m’est doux dans cette mer”.
C’est là la différence
entre la prière chrétienne et d’autres formes de prière et de méditation: yoga,
méditation transcendantale, ennéagramme... Ces techniques de concentration
peuvent aider à réaliser le premier des deux mouvements de la prière - celui
vers le centre de soi -, mais ils sont impuissants à réaliser le deuxième
mouvement, celui du moi vers Dieu. Pour ce contact avec un Dieu personnel,
“totalement Autre” du monde, nous les chrétiens, nous croyons qu’il n’y a pas
d’autres voies que l’Esprit de celui qui a dit: “Nul ne vient au Père que par
moi”.
4. "Donne-moi ce que tu
m’ordonnes”
Il existe en nous, en
raison de tout cela, une sorte de nappe de prière souterraine. En parlant de
celle-ci, le martyr saint Ignace d’Antioche écrivait: “Je sens en moi l’eau
vive qui murmure et dit: Viens au Père!” 6
Dans certains pays
affligés par la sécheresse, quand certains indices suggèrent que, sous le
terrain, il peut y avoir une nappe d’eau, qu’est-ce qu’on ne ferait pas: on
n’arrête pas de creuser jusqu’à atteindre la nappe et à ramener l’eau à la
surface.
Un jour, j’étais
moi-même en Afrique, dans un village où l’eau avait toujours été un bien
précieux; les femmes allaient la chercher loin et l’apportaient chez elles dans
de modestes récipients posés sur leurs têtes. Un missionnaire qui avait le don
de “sentir” la présence de l’eau, avait dit qu’il devait y avoir une nappe
d’eau qui passait sous le village; ils étaient donc en train de creuser un
puits. Le soir de mon arrivée, ils devaient enlever la dernière couche de
terre, après quoi l'on aurait vu s’il y avait de l’eau ou pas. Elle y était!
Pour les habitants du village ce fut comme un miracle, ils firent la fête en
dansant toute la nuit au rythme des tambours. L’eau coulait sous leurs maisons
et ils ne le savaient pas! Moi, j’y voyais l’image de ce qui nous arrive à
propos de la prière. Certains chrétiens vont jusqu’en Extrême-Orient pour
apprendre à prier; car ils n’ont pas encore découvert que, par le baptême, ils
ont, en eux, la source de la prière.
Cette nappe de prière
intérieure, constituée par la présence de l’Esprit du Christ en nous, non
seulement vivifie la prière de pétition, mais aussi tout autre forme de prière:
la louange, la prière spontanée, la prière liturgique. Je dirais surtout la
prière liturgique. En effet, lorsque nous prions spontanément, avec nos mots à
nous, c’est l’Esprit qui fait sienne notre prière, mais lorsque nous prions
avec les mots de la Bible ou de la liturgie, c’est nous qui faisons nôtre la
prière de l’Esprit, et cette démarche est plus sûre. La prière silencieuse de
contemplation et d’adoration trouve, elle aussi, un avantage incalculable à
être faite “dans l’Esprit”. C’est ce que Jésus appelait “adorer le Père en
esprit et en vérité” (Jn 4, 23).
La capacité de prier
“dans l’Esprit” est notre grande ressource. Beaucoup de chrétiens, même ceux
qui sont fortement engagés, se sentent impuissants face aux tentations et à
l’impossibilité de s’adapter aux très grandes exigences de la morale
évangélique; et, parfois, ils en concluent qu’il est impossible de vivre de
manière intégrale la vie chrétienne. En un certain sens, ils ont raison. En
effet, tout seul, il est impossible d’éviter le péché; il faut la grâce; mais
la grâce - nous dit-on - est aussi gratuite et l'on ne peut pas la mériter. Que
faire donc: se désespérer, se rendre? Le Concile de Trente répond: “En te
donnant la grâce, Dieu t’ordonne de faire ce que tu peux et de demander ce que
tu ne peux pas”7. Quand quelqu’un fait tout ce qui lui est possible
et qu’il échoue, il lui reste toujours une possibilité: prier et s’il a déjà
prié, prier encore!
La différence entre
l’ancienne et la nouvelle alliance consiste justement en ceci: dans la loi,
Dieu ordonne, en disant à l’homme: “Fais ce que je t’ordonne!”; dans la grâce,
l’homme demande, en disant à Dieu: “Donne-moi ce que tu m’ordonnes!”. Une fois
découvert ce secret, saint Augustin, qui jusque-là avait lutté en vain pour
rester chaste, changea de méthode et au lieu de lutter avec son corps, il
commença à lutter avec Dieu; il dit: “O Dieu, vous m’ordonnez la continence; et
bien, donnez-moi ce que vous m’ordonnez, et ensuite ordonnez-moi ce qu’il vous
plaît!” 8. Et il obtint la chasteté!
5. Le prêtre, maître de prière
Dans Novo millennio
ineunte, le Pape dit que la sainteté est un “don” qui se traduit en une “tâche”9.
On peut dire de même pour la prière: elle est un don de la grâce, mais qui
suscite chez celui qui le reçoit le devoir d’y répondre, de le cultiver. Je
voudrais traiter cet aspect dans la deuxième partie de ma méditation: la prière
comme tâche primaire du prêtre.
Si les communautés
chrétiennes doivent être des “écoles de prière”, les prêtres qui les dirigent
doivent, par conséquent, être des “maîtres de prière”. A ce propos, je ne peux
retenir une plainte. Un jour les apôtres ont dit à Jésus: “Enseigne-nous à
prier”.
6 S. Ignace d'Antioche, Aux Romains 7, 2.
7 DENZINGER-SCHONMETZER, Enchiridion
Symbolorum, n. 1536.
8 AUGUSTIN, Confessions, X,29.
Aujourd’hui, en silence,
un grand nombre de chrétiens demandent la même chose au prêtre et à l’Eglise:
“Enseigne-nous à prier!” Malheureusement, dans beaucoup de paroisses, on fait
toute sorte d’activité, pour les jeunes, les personnes âgées, les groupes de
sport, les excursions, le loisir... mais rien qui incite et aide les gens à
prier.
Souvent celui qui
éprouve ce besoin de spiritualité est induit à chercher en dehors du Christ,
dans de formes de spiritualités ésotériques et orientalisantes, dont j’ai
souligné plus haut les limites intrinsèques pour un chrétien. Dans sa Lettre
apostolique, le Pape continue: “Le fait que l'on enregistre aujourd'hui, dans
le monde, malgré les vastes processus de sécularisation, une exigence diffuse
de spiritualité, qui s'exprime justement en grande partie dans un besoin
renouvelé de prière, n'est-il pas un “signe des temps”? Les autres religions,
désormais amplement présentes dans les territoires d'ancienne chrétienté,
proposent aussi leurs réponses à ce besoin, et elles le font parfois avec des
modalités attrayantes. Nous qui avons la grâce de croire au Christ, révélateur
du Père et Sauveur du monde, nous avons le devoir de montrer à quelles
profondeurs peut porter la relation avec lui”10.
Nul ne peut enseigner
aux autres à prier s’il n’est pas lui-même un homme de prière, et là nous
touchons un point névralgique. Rappelons ce que dit Pierre à l’occasion de la
première répartition des ministères qui se fait au sein de la communauté
chrétienne: “Il ne sied pas que nous délaissions la parole de Dieu pour servir
aux tables... Nous resterons assidus à la prière et au service de la parole”
(Ac 6, 2-4). On déduit de cela que le pasteur peut déléguer tout, ou presque,
aux autres, dans la direction de la communauté, sauf la parole.
Dans ce domaine, un
pasteur peut être fortement aidé s’il a autour de lui ce que Sainte Catherine
de Sienne appelait “un mur de prière”, formé d’âmes désirant le bien de
l’Eglise11. Nous en avons un exemple dans les Actes des Apôtres.
Pierre et Jean sont relâchés par le Sanhédrin avec l’ordre de ne plus parler au
nom du Christ: s’ils ne respectent pas cet ordre, ils exposent toute la
communauté aux représailles, s’ils obéissent, ils trahissent le mandat du
Christ. Ils ne savent que faire. C’est la prière de la communauté qui permet de
surmonter la crise grave. Celle-ci se met en prière: l’un lit un psaume, un
autre a le don de l’appliquer à la situation présente; une ambiance de foi
profonde se crée. C’est comme dans une représentation de la Pentecôte: les
Apôtres, remplis d’Esprit saint, recommencent à annoncer “avec parrésie” le
message de salut (cf. Actes 4, 23-31).
Nous ne connaissons que
deux formes fondamentales de prière: la prière liturgique et la prière privée
ou personnelle. La prière liturgique est communautaire, mais elle n’est pas
spontanée, au sens qu’il faut s’en tenir aux paroles et aux formules établies,
qui sont les mêmes pour tous. La prière personnelle est spontanée, mais elle
n’est pas communautaire. Il existe un troisième type de prière qui est à la
fois spontanée et communautaire: c’est la prière de groupe ou le groupe de
prière. Les différents “groupes de prière” sont un signe des temps qu’il faut
accueillir avec gratitude tout en veillant à ce qu’ils œuvrent de manière saine
et humble au sein de la communauté.
C’est à ce type de
prière que se réfère Paul lorsqu’il écrit aux Corinthiens: “Lorsque vous vous
assemblez, chacun peut avoir un cantique, un enseignement, une révélation, un
discours en langues, une interprétation. Que tout se passe de manière à
édifier” (1 Co 14,26); c’est bien ce que suppose aussi le passage de la Lettre aux
Ephésiens: “Cherchez dans l’Esprit votre plénitude. Récitez entre vous des
psaumes, des hymnes et des cantiques inspirés; chantez et célébrez le Seigneur
de tout votre cœur. En tout temps et à tout propos, rendez grâces à Dieu le
Père, au nom de notre Seigneur Jésus Christ” (Ep 5,19-20).
9 NMI,30.
10 NMI,33.
11 Ste Catherine de Sienne,
Prières, 7.
6. Prière et action pastorale.
Dans la vie du prêtre,
il est nécessaire de renouveler une chose en particulier: c’est le rapport entre
prière et action. Il faut passer d’un rapport de juxtaposition à un rapport de
subordination. La juxtaposition, c’est lorsque l’on prie d’abord, et l'on passe
ensuite à l’activité pastorale; la subordination, c’est lorsque l’on prie
d’abord et l'on fait ensuite ce que le Seigneur nous a montré dans la prière!
Les Apôtres et les saints ne priaient pas juste avant de faire quelque chose;
ils priaient pour savoir quoi faire!
Pour Jésus, prier et
agir n’étaient pas deux actions séparées, ou juxtaposées; la nuit il priait, et
le jour il exécutait ce qu’il avait compris comme étant la volonté du Père:
“Ces jours-là Jésus s’en alla dans la montagne pour prier, et il passait toute
la nuit à prier Dieu. Lorsqu’il fit jour, il appela ses disciples et il en choisit
douze, qu’il nomma apôtres” (Lc 6,12-13).
Si nous croyons vraiment
que Dieu gouverne l’Eglise par son Esprit et répond aux prières, nous devrions
prendre très au sérieux la prière qui précède une rencontre pastorale, une
décision importante; il ne faut pas se contenter de réciter, en toute hâte, un
Ave Maria et faire le signe de la croix pour ensuite passer à l’ordre du jour,
comme si on passait aux choses sérieuses.
Parfois on peut avoir
l’impression que tout demeure comme avant et que la prière ne nous a donné
aucune réponse; mais il n’en est pas ainsi. En priant, “on introduit la cause
auprès de Dieu” (cf. Ex 18, 19); on se dépouille de tout intérêt personnel et
de la prétention de décider tout seul, on donne à “Dieu la possibilité
d’intervenir, de nous faire comprendre quelle est sa volonté. Quelle que soit
la décision qui sera prise ensuite, ce sera la bonne décision devant Dieu. Nous
avons souvent constaté que plus de temps nous consacrons à la prière pour un
problème, moins de temps il nous faut pour le résoudre.
Nombreux prêtres peuvent
témoigner que leur vie et leur ministère ont changé depuis qu’ils ont décidé
d’insérer une heure de prière personnelle par jour dans leur emploi du temps,
et ils encerclent ce temps sur leur agenda, comme s’il voulaient le ceindre de
barbelé pour le défendre de tout et de tous.
Dans la vie du prêtre,
la prière d’intercession doit occuper une place particulière. Jésus nous donne
l’exemple avec sa “prière sacerdotale”. “C’est pour eux que je prie ... ceux
que tu m’as donnés. [...] Garde-les dans ton nom. (...) Je ne te prie pas de
les enlever du monde, mais de les garder du Mauvais ... Sanctifie-les dans la
vérité. [...] Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui,
grâce à leur parole, croiront en moi...” (cf. Jn 17, 9 et suiv.). Jésus ne
consacre que relativement peu d’espace à la prière pour soi (“Père,
glorifie-moi auprès de toi!”) et beaucoup plus à la prière pour les autres,
c’est-à-dire à l’intercession.
Dieu est comme un père
compatissant qui a le devoir de punir, mais qui cherche toutes les atténuantes
possibles pour ne pas devoir le faire et il est heureux, dans son for
intérieur, quand les frères du fautif le retiennent. S’il n’y a pas de bras
fraternels qui se lèvent vers lui, il s’en plaint dans l’Ecriture: “Il a vu
qu’il n’avait personne, il s’est étonné que nul n’intervînt” (Is 59, 16).
Ezéchiel nous transmet cette lamentation de Dieu: “J’ai cherché parmi eux
quelqu’un qui se construise une enceinte et qui se tienne debout sur la brèche,
devant moi, pour défendre le pays et m’empêcher de le détruire, et je n’ai
trouvé personne” (Ez 22, 30).
Lorsque nous les
prêtres, nous ressentons dans la prière que Dieu est en dispute avec le peuple
qui nous a été confié, nous devons nous ranger non pas du côté de Dieu, mais du
côté du peuple! C’est ce que fit Moïse, il protesta jusqu’à demander d’être
effacé lui aussi avec eux du livre de la vie (cf. Ex 32, 32), et la Bible nous
fait comprendre que c’était exactement ce que Dieu désirait, parce qu’il
“renonça à faire le mal dont il avait menacé son peuple”. (Ex 32,7-11 13-14)
Lorsque nous serons
devant le peuple, alors nous allons devoir défendre les droits de Dieu de
toutes nos forces. Seul celui qui a défendu le peuple devant Dieu et a porté le
poids de son péché, a le droit - et aura le courage - ensuite de crier contre
ce peuple pour défendre Dieu. En descendant de la montagne, Moïse se trouva
face au peuple qu’il avait défendu là-haut, et c’est alors que sa colère
éclate: il moulut en poudre le veau d’or, puis la dispersa dans l’eau et fit
boire l’eau aux gens en criant: “Est-ce là ce que vous rendez au Seigneur?
Peuple insensé, dénué de sagesse?” (cf. Ex 32, 19 et suiv.; Dt 32, 6).
J’ai rappelé quelques
“devoirs” du prêtre concernant la prière, mais je ne voudrais pas que l’idée de
“devoir” demeure la note dominante à la fin de cette réflexion, et qu’elle
fasse oublier que la prière est avant tout un don. Si nous nous sentons très
inférieurs à ce modèle du prêtre “homme de prière”, n’oublions pas les paroles
initiales de saint Paul qui nous assure: “L’Esprit saint vient au secours de
notre faiblesse”. Forts de cette parole, nous pouvons commencer tous les matins
notre prière en disant: “Esprit saint, viens au secours de ma faiblesse.
Fais-moi prier. Toi-même prie en moi en des gémissements ineffables. Je dis
Amen, oui à tout ce que tu demandes au Père pour moi dans le nom de Jésus”.