La crise
liturgique, conséquence de la crise ecclésiologique
Mgr Nicola Bux
Catholica – Selon vous, l’affirmation des adversaires du Motu proprio estimant que l’ecclésiologie de l’ancien
missel est incompatible avec celle issue du concile Vatican II, n’est pas
recevable ?
Mgr Nicola Bux – Il suffit de constater
que le Canon romain de l’ancien missel est resté une prière eucharistique du
nouveau missel. Dans celle-ci, la prière eucharistique I, le prêtre se tourne
vers le Père et lui présente l’offrande « pour l’Église sainte et
catholique », afin qu’elle soit rassemblée dans l’unité – de même
d’ailleurs que le demandait l’antique Didaché
– et qu’il la guide par le pape, l’évêque de la communauté au sein de laquelle
se célèbre l’eucharistie et à travers « tous ceux qui gardent la foi
catholique transmise par les Apôtres ». Ce sont les célèbres dyptiques qui prouvent l’existence de la
communion dans l’Église. Dans le même temps, on rappelle au Père ceux qui sont
présents à la célébration et ceux qui offrent : « Pour eux, nous
t’offrons et eux-mêmes t’offrent », c'est-à-dire que l’on évoque le
sacerdoce ministériel et le sacerdoce commun. En second lieu, on affirme que la
messe est célébrée en communion avec la Vierge Marie et tous les saints,
l’Église céleste, dont on demande l’intercession. En troisième lieu, on invoque
de Dieu « la puissance de [sa] bénédiction » pour les dons soient
consacrés : ce qui est référé au Saint-Esprit. Il est d’ailleurs prouvé
que le canon romain, en son noyau, serait antérieur à la définition du concile
de Constantinople de 381. Du reste, une autre prière eucharistique antique,
l’anaphore copte de Sérapion, contient une épiclèse au Verbe.
Pour revenir au Canon romain, après la
consécration, on fait mémoire au Père du Fils et de son mystère pascal, offrant
son Corps et son Sang dont le sacrifice agréé, préfiguré par celui d’Abel,
d’Abraham et de Melchisédech. On demande que l’offrande soit portée sur l’autel
du ciel depuis celui de la terre. Suit l’intercession pour les défunts, à savoir
l’Église qui se purifie, et l’intercession pour l’Église terrestre et célébrant
en ce lieu. La grande prière se conclut par la glorification trinitaire et par
l’Amen des fidèles. De cette prière, qui dose savamment la foi personnelle et
la foi communautaire, émerge ainsi une ecclésiologie trinitaire, ou bien de
communion qui descend du ciel, avec les notes d’unité, de sainteté, de
catholicité et d’apostolicité.
Quelle vous
paraît être alors l’essence de la crise de la liturgie ?
La liturgie est essentiellement prière
d’adoration. La crise qui a blessé la liturgie est due au fait que au centre
même n’est plus Dieu et son adoration, mais les hommes et la communauté. Ainsi
que le disait Jean-Baptiste Metz : « La crise de Dieu est nouée dans
l’ecclésiologie ». Providentiellement, le Concile a approuvé en premier la
constitution sur la Sainte Liturgie, parce que « Au commencement est
l’adoration et donc est Dieu […] L’Église dérive de l’adoration, de la mission
de glorifier Dieu » (J. Ratzinger, L’ecclesiologia della Costituzione Lumen gentium, in : Il
concilio Vaticano II. Recezione e
attualità alla luce del Giubileo,
Cinisello, Balsamo 2004, p. 132). C’est cela l’ecclésiologie du Concile qui, au-delà des
accents historiques divers, est celle de l’Église catholique depuis deux mille
ans.
La crise de la liturgie commence au moment où elle
cesse d’être conçue et vécue comme une adoration en Jésus-Christ de la Trinité,
où elle n’est plus une célébration de toute l’Église catholique mais d’une
communauté particulière, où les évêques et les prêtres au lieu d’être des
ministres, c'est-à-dire des serviteurs deviennent des leaders. La lamentation
continuelle de certains liturgistes au sujet de la mise en œuvre manquée de la
réforme et des expédients nécessaires pour la rendre attrayante, montre bien
que s’est perdu l’esprit de la liturgie, en la réduisant à une autocélébration
de la communauté particulière.
Votre idée
force est donc que s’il y a fausse idée de la liturgie, c’est qu’il y a d’abord
fausse ecclésiologie ?
Oui, une ecclésiologie de rupture, au lieu d’une
ecclésiologie de continuité. Voyez tous les exemples de relativisme liturgique
(habillés du nom de « créativité ») qui sont tous les jours sous tous
les yeux : l’Eucharistie est la première a avoir fait les frais d’une idée
de l’Église non catholique. A quelle ecclésiologie se réfèrent ceux qui
entendent affirmer la supposée incompatibilité du missel de Jean XXIII
avec l’actuelle situation ecclésiale ? Craindre l’existence de deux
ecclésiologies différentes est une grave erreur : cela signifie que l’on
considère le Concile comme un moment de rupture avec la tradition catholique,
comme l’a évoqué le Saint-Père dans le discours prononcé lors des quarante ans
de la conclusion de Vatican II. Le missel romain de saint Pie V, héritier
des antiques sacramentaires et des missels médiévaux, comme aussi le missel de
Paul VI, sont l’expression de l’unique lex
credendi et orandi qui donne le primat au rapport de l’Église et de tous
les fidèles avec Dieu. C’est l’unique ecclésiologie qui peut se dire
catholique.
Paul VI entendait la réforme liturgique comme
une renovatio et non comme une revolutio destinée à abolir les livres
liturgiques précédents. Si donc les « outres neuves pour le vin
nouveau » sont recevables, les vieilles outres et le vin vieux restent
précieux et recevables. Pourquoi alors s’étonner que le Motu proprio parle d’« un double usage d’un même
rite » ? Les interprétations historiques concernant l’œuvre de Pie V
et de Paul VI en deviennent correctes.
Concernant
donc la « forme ordinaire », vous êtes un partisan décidé de la
« réforme de la réforme ».
Exactement : pour réaliser une « réforme
de la réforme », doivent être repris les fondements théologiques de la
liturgie décrits de manière systématique dans le Catéchisme de l’Église catholique (nn. 1077-1112) sur la base de la
constitution Sacrosanctum concilium. L’œuvre
de Romano Guardini, L’esprit de la
liturgie, ou sa mise à jour par Joseph Ratzinger, Introduction à l’esprit de la liturgie, aideront à déterminer dans
le Novus Ordo les points qui ont
besoin de restauration.
Il faut réformer ce qui a été déformé. Or les
principales « déformations », lesquelles n’ont jamais été imaginées
par le Concile, concernent :
- La transformation de la liturgie, prière et
dialogue avec Dieu, en exhibition d’acteurs
et en inondation de paroles :
cela est favorisé par le fait que le prêtre est tourné vers le peuple et
facilement porté à regarder aux alentours au lieu de les élever vers la croix,
comme la vraie prière avec Dieu l’exigerait. Ainsi les hymnes, les psaumes,
l’action pénitentielle, les collectes, la prière universelle et surtout
l’anaphore, sont perçus comme la récitation plus ou moins sérieuse d’une pièce
théâtrale, d’autant qu’il arrive au célébrant de les interrompre pour faire des
monitions et des avis aux fidèles.
- La condamnation du concept de sacrifice auquel
est substitué celui de repas, ce qui a fait assimiler l’eucharistie catholique
à la célébration de la cène protestante.
- La désorientation
procurée par la récitation de l’anaphore face au peuple, qui a contribué à
confirmer que la messe était un repas fraternel.
- La substitution totale du vernaculaire au
latin.
- La révolution « artistique », en
particulier celle de la forme de l’autel devenu un table et le décentrement du
tabernacle, remplacé par le siège-trône du prêtre. Pour ne rien dire de
l’abolition de la clôture sacrée du sanctuaire et de l’installation du
baptistère dans le chœur.
Mais alors
que faire ?
Beaucoup de prêtres célèbrent la liturgie à la
manière d’une autocréation. Les documents de la Congrégation pour le Culte
divin sont très nombreux, mais ils restent lettre morte parce que l’obéissance
est en crise. Pourrait-on imaginer l’institution d’un « visiteur
apostolique » pour la liturgie, dont la seule existence en ferait rentrer
beaucoup dans la discipline ?
Mais il faudrait d’abord faire comprendre que la
liturgie est sacrée et divine, c'est-à-dire
qu’elle descend d’en haut comme celle de la Jérusalem céleste de l’Apocalypse ;
le prêtre l’accomplit in persona Christi,
dans l’Église, en tant qu’il en est seulement un ministre. Le terme même de
liturgie signifie : action du peuple, en ce sens que celui-ci participe à
l’aspect ascendant de l’offrande qui doit être unie à celle du sacrifice de
Jésus-Christ. A côté du terme de liturgie,
il faudrait réintroduire le terme de culte,
lequel indique la relation « cultivée » de révérence et d’adoration
de l’homme vers Dieu.
Par où
commencer ?
Il conviendrait de proposer aux prêtres de se tourner vers le Seigneur durant
l’offertoire et l’anaphore, en particulier durant les temps forts de l’Avent et
du Carême, afin de souligner la dimension eschatologique de la liturgie. Et là
où l’autel versus populum ne possède
pas un marchepied antérieur suffisant, il faudrait suggérer de l’installer.
Sinon, il faudrait se tourner vers la croix, et pour cela ou bien la suspendre
au-dessus de l’autel, ou bien la poser au centre, devant l’autel ou sur
l’autel, en expliquant que le crucifix n’est pas un bibelot qui gêne la vue
mais q’il est l’image la plus importante pour aider le regard extérieur et le
regard intérieur à se diriger vers la prière. En fait, les yeux du prêtre et
ceux des fidèles convergeraient ainsi sur lui au lieu de se distraire de tous côtés.
N’est-il
pas paradoxal que ceux qui défendent la forme nouvelle du rite comme modèle de
liberté excluent de cette « liberté » la forme ancienne du
rite ?
C’est bien pourquoi il faudrait présenter
graduellement la liturgie romaine de manière comparée avec les liturgies
orientales, en mettant d’ailleurs en évidence les profits œcuméniques de cette
comparaison, dès lors que le patriarche de Moscou vient d’exprimer sont
approbation pour l’initiative de Benoît XVI de récupérer la tradition
liturgique avec le Motu proprio. De
la sorte, on atténuera ainsi la peur d’avoir des formes rituelles diverses.
D’ailleurs, divers exemples se trouvent déjà dans le missel romain de
Paul VI, comme par exemple le rite de l’adoration de la Croix du Vendredi
Saint qui peut se faire selon deux formes, la forme traditionnelle du
dévoilement, ou la forme nouvelle de la procession. Par conséquent, la solution
au problème d’une sauvegarde du rite ancien, en le proposant sans l’imposer,
existe déjà. En vérité, l’unité catholique s’exprime proprement à travers la
complémentarité des diverses formes rituelles.