Le cœur ouvert du missionnaire

pour les enfants blessés

 

 

 

«Je peux vous parler de mon chemin», disait Mère Térésa de Calcutta, «mais je ne suis qu'un petit fil électrique, Dieu est le courant!».

Ma vocation de prêtre missionnaire se manifesta quand j'étais chef de troupe chez les Scouts d'Europe et quand j'entendis parler de Mère Térésa. J'ai eu la grande grâce de naître dans une famille chrétienne de cinq enfants, et mes deux frères sont devenus prêtres eux aussi. Toutefois, je ne me sentais pas appelé à devenir prêtre diocésain comme eux dans mon pays, mais j'avais une soif ardente d'annoncer le Christ dans les pays les plus lointains.

Originaire du diocèse de Bayeux et Lisieux, Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, patronne des missions, m'a aidé à discerner ma vocation de missionnaire au sein de la vénérable Société des Missions Étrangères de Paris, si célèbre pour son œuvre évangélisatrice, spécialement en Extrême-Orient, et l'intrépidité de ses nombreux missionnaires, qui depuis trois siècles annoncent l'Évangile du Salut jusqu'au don de leur vie. De fait, la lecture des récits des martyrs vietnamiens, coréens et japonais, celui de saint Pierre Maubant, originaire de mon diocèse, m'ont beaucoup marqué, de même que l'exemple de grands missionnaires contemporains, comme Mgr. Seitz, évêque français missionnaire au Vietnam.

J'ai pu approfondir ma vocation durant mes études au Séminaire Français de Rome. Je reçus le diaconat, en 1989, dans la paroisse de ma famille, Saint-Étienne de Caen, le jour même de la célébration du centenaire de la fondation de l'œuvre pontificale de Saint-Pierre Apôtre par Jeanne Bigard, qui, comme moi, fréquentait justement cette même paroisse dans sa jeunesse. C'est ce jour-là que j'appris le lieu de mon envoi en mission: la Corée. Un an plus tard, la grande grâce de ma vie fut d'être ordonné à Saint-Pierre de Rome par le Saint-Père Jean-Paul II; ce fut pour moi un encouragement à demeurer toute ma vie particulièrement fidèle à l'enseignement et à la personne de celui que Sainte Catherine de Sienne appelait «le doux Christ sur la terre». Je quittai donc, comme tant de missionaires l'ont fait depuis des siècles, ma Normandie natale, mes chers parents, et aussi mes sœurs, mariées, et... mes dix neveux et nièces!

J'arrivai à Séoul en octobre 1990, ne connaissant rien de la Corée. Après une longue période d'apprentissage, au cours de laquelle je me suis initié aux secrets de la langue coréenne, de l'écriture chinoise et de la culture coréenne, j'ai d'abord été sollicité par des couvents, des paroisses, des hôpitaux pour accomplir mon ministère sacerdotal, car la demande des sacrements est ici très forte, même s'il n'y a que 6% de catholiques dans ce pays.

En Asie, le prétre est vraiment attendu par les fidèles; ce désir de recevoir la vie divine par ses mains consacrées s'accompagne d'un grand respect à son égard: il est l'homme de Dieu. J'ai évidemment été très frappé par la ferveur des catholiques de ce pays, qui n'hésitent pas à se lever très tót pour participer à la messe quotidienne; l'image de ces hommes et de ces femmes des villages, dont je serai bientót le curé, revenant épuisés d'une journée de travail dans les rizières, et tenant à venir à 1'église pour participer à la messe ou prier le chapelet, est bien connue dans cet Extréme‑Orient, qui est aussi une pépinière de vocations sacerdotales et religieuses. De fait, après une première expérience "tout terrain" sur une ile au large de la Corée du Nord, j'ai été appelé dans le diocèse d'Andong à servir comme curé à Oksan, puis à Yong‑Ju.

La Providence n'avait cessé de me faire rencontrer les jeunes de la rue, laissés-pour-compte d'un développement économique fulgurant accompagné d'un éclatement des familles et de distorsions déchirantes. L'accueil de cinq jeunes enfants errants pour un soir a été le point de départ d'un nouveau ministère que j'ai placé sous le patronage de Saint Jean Bosco et de Saint Dominique Savio. Ce fut d'abord l'ouverture d'une petite maison dans un des quartiers les plus pauvres de la ville, puis l'évêque de Andong m'a demandé de créer une œuvre de charité en faveur des enfants de la rue. Il s'agit donc d'une maison d'accueil diocésaine pour ces enfants pauvres, dont beaucoup tombent dans la délinquance dès l'âge de 8 ans. Il n'est pas difficile de les rencontrer car, outre la rue, le poste de police est souvent un passage obligé où je vais les chercher.

Nous accueillons tous les enfants, sans exception. Nous les acceptons en pensant à la phrase de Jésus à Marthe Robin: «La maison de mon cœur est ouverte à tous... ouverte en particulier à tous ces enfants blessés par la vie». Ainsi, tous les enfants sont bien évidemment accueillis, même s'il s'agit d'une œuvre missionnaire et pas simplement humanitaire. De fait, c'est en tant que prêtre que je m'occupe non seulement de leur corps, et donc de leur bien-être, mais aussi de leur âme, c'est-à-dire de leur destinée éternelle. L'atmosphère chrétienne qui règne dans notre maison, empreinte de respect de l'autre, de propreté matérielle et morale, d'obéissance librement consentie, et aussi de paix (ils ont subi la violence, les coups, et pire encore, et ils découvrent donc enfin ce qu'est la paix et la joie d'une famille), conduit, chaque année des jeunes à se poser des questions essentielles, c'est-à-dire à découvrir le Christ, à en savoir plus sur Celui qui me fait vivre, et donc à entrer dans la voie du catéchuménat, en toute liberté. La présence du Saint-Sacrement, dans notre chapelle, est la source de la paix et de l'unité de notre famille; l'image vénérée de la Très Sainte Vierge, la Mère céleste de ces enfants blessés, révèle le visage de Celle qui les protège contre le mal qui les a tant meurtris.

Comment s'étonner que, sans discours superflus, ces jeunes soient comme "aimantés" par le Visage de celui qui s'est présenté comme «le Chemin, la Vérité et la Vie»? Ma plus grande joie est, bien évidemment, de donner, chaque année, cette vie éternelle à un certain nombre de jeunes, de faire renaître par le baptême quelques membres de notre famille. Oui, je sens bien que par le ministère du prêtre, cette maisonnée est plus qu'un foyer d'accueil, elle est déjà en quelque sorte une petite Église en formation... Ainsi, la mission ne se réduit pas à une œuvre simplement humanitaire, si bonne soit-elle, et, surtout, elle serait amputée de sa partie essentielle, et même elle perdrait sa raison d'être si elle n'incluait pas l'annonce explicite du Sauveur, c'est-à-dire de Celui qui, seul, peut donner un vrai sens à la vie de ces jeunes et les combler de cette Miséricorde dont ils ont tant besoin.

Deux maisons ont donc été ouvertes: la maison Saint-François pour les garçons et la maison Sainte-Claire pour les filles. Dans ces deux maisons, les enfants sont âgés de 4 à 14 ans. Avec des religieuses coréennes et des bénévoles, nous essayons de former pour eux une vraie famille, d'être à leur écoute. Avec le Seigneur, nous nous faisons patients et minutieux bâtisseurs dans un climat d'amour qui seul rend possible la réussite. Ensemble, nous portons dans notre cœur et notre prière ces jeunes en grande souffrance qui nous sont confiés.

Toutefois, que faire de ces jeunes, lorsqu'ils ont dépassé l'âge de 14 ans ? Il fallait une suite... Depuis 1999, un troisième foyer s'est ouvert hors du diocèse d'Andong, proche de la capitale, Séoul, où il est plus facile pour des adolescents de trouver du travail: la maison Saint-Jean est située à Kumpo, dans le diocèse de Suwon. Cette nouvelle famille comprend des adolescents de 14 ans et plus (une vingtaine, dont l'un est âgé de 22 ans). Quelques-uns sont scolarisés, d'autres sont en apprentissage ou travaillent dans des entreprises.

En vivant avec ces enfants et ces jeunes comme prêtre missionnaire, j'ai découvert un monde nouveau, marqué par la souffrance, la violence, la délinquance, la drogue... De fait, avant de venir chez nous, ils vivaient dans la rue, totalement livrés à eux-mêmes, fuyant leur milieu familial. L'enfant de la rue ne connaît pas sa mère qui s'est enfuie du foyer; quant à son père, à la maison ou en prison, il est souvent alcoolique et violent. Ces jeunes, dès leur plus jeune âge, ont dû voler pour pouvoir manger. Mal nourris, mal vêtus, sales, ils sont souvent malades (y compris la lèpre), et la majorité se drogue. C'est donc un service de longue haleine où amour, patience et fermeté se conjuguent pour en faire des hommes et des femmes debout.

Ainsi, chaque jour que Dieu fait, j'intercède pour ces enfants meutris par la vie que le Seigneur menvoie. Je demande a sainte Thérese de l'Enfant Jésus de m'aider dans les choix difficiles afin d'accomplir la volonté de Dieu. Envoyé auprès de ce pauple coréen et plus particulièrement  auprès de cette jeunesse coréenne blessée et marginalisée, j'essaie d'accomlplir une tâche de témoin, d'éducateur et de pasteur d'âmes. Malgré mes insuffisances, et «comme en riant de mes propres faiblesses», comme le dirait le Serviteur de Dieu vietnamien Frère Marcel Van, Dieu veut réaliser des merveilles à travers ces enfants.

À chaque messe que je célèbre dans la maison, beaucoup de jeunes viennent. Les voir groupés devant l'autel du Sacrifice, où Jésus donne sa vie en abondance, est pour moi une grâce et un signe. Boudhistes, shamanistes, et les chrétiens, qui seuls évidemment reçoivent la sainte communion, vivent alors avec moi ce moment incomparable de la Sainte Messe: faire decendre Dieu de mes mains nues de prêtre missionnaire dans leur âme.

Voilà comment Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, qui vécut dans le diocèse où je suis né, continue dans le ciel son oeuvre missionnaire, c'est-à-dire à faire du bien sur la terre et à accompagner les ouvriers de l'Evangile du monde entier, en particulier les prêtres.

 

Philippe Blot, M.E.P.