« Mon esprit […] accompagne fort le vôtre », écrivait un
jour François de Sales à Jeanne de Chantal à un moment où celle-ci se voyait
assaillie de « ténèbres et tentations », et il ajoutait :
« Cheminez donc, ma chère fille, et avancez chemin parmi ces mauvais temps
et de nuit. […] Soyez courageuse, ma chère fille ; nous ferons prou, Dieu
aidant »[1].
Accompagnement,
direction spirituelle, conduite
des âmes, direction de conscience, assistance spirituelle, ce sont là des expressions
et des termes à peu près synonymes qui désignent cette forme particulière
d’éducation et de formation qui s’exerce dans le domaine spirituel de la
conscience individuelle. Mais est-il
possible, est-il permis ou souhaitable de guider les autres dans le domaine secret
de la conscience ? Calvin était catégorique : « Dieu se réserve
à lui seul et à sa Parole le gouvernement spirituel des âmes, afin qu’étant
hors de la sujétion des hommes, elles ne regardent qu’à sa volonté »[2]. Chez les catholiques, fidèles à une
tradition qui remontait aux premiers temps du monachisme, on ne pensait pas de
la même manière.
La formation du jeune François de Sales
(1567-1622) l’avait préparé à devenir à son tour directeur spirituel. Étudiant chez les jésuites à Paris, il eut
très probablement un père spirituel dont nous ignorons le nom. À Padoue
son directeur fut le jésuite Antonio Possevino, dont il se félicitera plus tard
d’avoir été l’un de ses «enfants spirituels» (XI 104). Lors de son difficile
passage à l’état clérical, c’est Amé Bouvard, un prêtre ami de sa famille, qui
fut son confident et son soutien et qui le prépara aux ordinations[3]. Au
début de son épiscopat, il confia le soin de sa vie spirituelle au père
Fourier, recteur des jésuites de Chambéry, «grand, docte et dévot religieux»
(XIII 8), avec qui il entretint «des rapports de très particulière amitié» et
qui l’«assista grandement de ses conseils et de ses avis» (XIII 109). Pendant
plusieurs années il se confessa régulièrement au pénitencier de sa cathédrale,
Philippe de Quoex, qu’il appelait «monsieur mon très cher confrère et mon
parfait ami» (XV 168). Enfin en 1608, c’est à Michel Favre, un jeune prêtre à
peine ordonné, qu’il confiera les secrets de sa conscience[4].
Aider chaque personne en particulier,
l’accompagner personnellement, la conseiller, corriger éventuellement ses
erreurs, l’encourager, tout cela demande du temps, de la patience, et un effort
constant de discernement. Qu’on ne dise pas que cela requiert «plus de loisir
que n’en peut avoir un évêque chargé d’un diocèse si pesant comme est le
mien ; que cela distrait trop l’entendement qui doit être employé à choses
importantes», car «il appartient principalement aux évêques de perfectionner
les âmes». D’ailleurs, l’auteur de l’Introduction
à la vie dévote parle d’expérience quand il affirme dans la Préface :
« C’est une peine, je le confesse, mais une peine qui soulage, pareille à
celle des moissonneurs et vendangeurs, qui ne sont jamais plus contents que
d’être fort embesognés et chargés ; c’est un travail qui délasse et avive
le cœur par la suavité qui en revient à ceux qui l’entreprennent, comme fait le
cinnamome [pour] ceux qui le portent parmi l’Arabie Heureuse » (V 10).
« C’est surtout par sa
correspondance que nous connaissons cette part importante de son action de
formation, tout en sachant que la direction spirituelle ne se fait pas
seulement par l’écrit. Les entretiens personnels et surtout la confession
individuelle en font partie, même s’il y a des distinctions à faire. Or nous
savons que depuis son ordination en
1593, il confessait beaucoup de personnes, de toutes conditions, y compris
celles de sa propre famille. Un jour qu’il se trouvait au château de Sales, il
fut très édifié par les siens : « Hier, universellement, toute cette
aimable famille vint à confesse à moi en notre petite chapelle » (XIII
348). Sa propre mère le considérait comme son directeur. Sur son lit de mort,
elle dira en parlant de lui : « C’est mon fils et mon père
celui-ci » (XIV 262).
Pendant la mission du Chablais, le prévôt
de Sales devint le père spirituel d’un grand nombre de convertis, qui
trouvèrent en lui la lumière et la force nécessaires pour faire leur entrée
dans l’Église catholique.
Le séjour qu’il fit à Paris en 1602 eut
une influence profonde sur le développement de ses dons de directeur d’âmes.
Son séjour dans la capitale française lui permit d’entrer en contact avec
l’élite spirituelle qui se réunissait chez Mme Acarie, une femme exceptionnelle,
à la fois mystique et maîtresse de maison[5]. Devenu son confesseur, il observait ses
extases et l’écoutait sans poser de questions. « Oh ! quelle faute je
commis, dira-t-il plus tard, quand je ne profitai pas assez de sa très sainte
conversation ! Car elle m’eût librement découvert toute son âme ;
mais le très grand respect que je lui portais faisait que je n’osais pas
m’enquérir de la moindre chose »[6].
Grâce au « cercle Acarie », il
eut des contacts spirituels non seulement avec des ecclésiastiques comme le
jeune Pierre de Bérulle, qui marquera profondément l’école française de spiritualité
au XVIIe siècle, mais aussi avec des laïcs tels que Michel de
Marillac, futur garde des Sceaux. Il devint le conseiller des religieuses du
monastère des Filles-Dieu pour la « conduite des âmes » (XII 138), et
le soutien de Marie de Beauvilliers dans son œuvre de réforme de l’abbaye de
Montmartre.
En 1603, il rencontra le duc de
Bellegarde, grand personnage du royaume et grand pécheur, qui lui demandera,
quelques années plus tard, de le guider sur les chemins de la conversion. Le
carême qu’il prêcha à Dijon l’année suivante constitua un tournant dans sa
«carrière» de directeur spirituel, puisqu’il y rencontra Jeanne Frémyot, veuve
du baron de Chantal, avec qui il fondera l’ordre de la Visitation. À partir de
1605, la visite systématique de son vaste diocèse le mettra en contact avec un
nombre infini de personnes de toutes conditions, des paysans surtout et des
montagnards, illettrés pour la plupart, qui n’ont pas laissé de correspondance.
En marge des rencontres et des célébrations publiques, il y avait place pour
des rencontres plus personnelles.
Prêchant le carême à Annecy en 1607, il
fut tellement pris par la «moisson des âmes» qu’il pouvait écrire :
« Il y a sept ou huit jours que je n’ai point pensé à moi-même et ne me
suis vu que superficiellement, d’autant que tant d’âmes se sont adressées à moi
afin que je les visse et servisse, que je n’ai eu nul loisir de penser à la
mienne» (XIII 275-276). C’est durant ce carême qu’il « trouva » dans
ses «sacrés filets» une « dame » de vingt et un an, «mais toute
d’or » (XIII 275). Née en Normandie en 1586, Louise du Chastel avait
épousé le cousin de l’évêque, Henri de Charmoisy. Les lettres de direction
qu’il enverra à madame de Charmoisy serviront de matériaux de base à la rédaction
de la future Introduction à la vie dévote.
Les prédications de Grenoble en 1616, en 1617 et en 1618 lui amenèrent un
grand contingent de filles et de fils spirituels qui, après l’avoir entendu en
chaire, cherchèrent à entrer en contact avec lui. De nouvelles Philothées
s’attacheront à ses pas durant son dernier voyage à Paris en 1618-1619, À
Paris, il rencontra également le jeune Vincent de Paul, qui subira son
ascendant spirituel. Il devint le conseiller de la célèbre Mère Angélique
Arnauld, abbesse de Port-Royal, qu’il assistera de son amitié pendant les
dernières années de sa vie, tant au plan personnel que pour le gouvernement des
religieuses. Jusqu’à la fin de sa vie, il restera en correspondance avec de
nombreuses personnes qui l’avaient choisi comme guide.
Selon la coutume du temps, François de Sales fait
un usage que nous sommes tentés de juger excessif de titres et d’appellations
tirées des relations familiales ou sociales, comme père, mère, frère, sœur,
fils, fille, oncle, tante, neveu, nièce, compère, commère, serviteur. Le titre
de père signifiait l’auto-rité, en même temps que l’amour et la confiance. Le
père «assiste» de ses conseils son fils ou sa fille avec sagesse, prudence et
charité. En tant que père spirituel, le directeur est celui qui dans certains
cas, dit : Je veux. François de Sales sait user de ce langage, mais en des
circonstances très spéciales, comme lorsqu’il ordonne à la baronne de ne pas
fuir la rencontre de l’assassin de son mari : « Vous me demandiez comme je voulais que vous fissiez à
l’entrevue de celui qui tua monsieur votre mari ; je réponds par ordre. Il
n’est pas de besoin que vous en recherchiez ni le jour ni les occasions ;
mais s’il se présente, je veux que vous y portiez votre cœur doux, gracieux et
compatissant » (XIII 67).
Une fois il écrira à une angoissée :
«Je vous l’ordonne comme cela au nom de Dieu », mais c’est pour lui
enlever ses scrupules (XII 393). Son autorité reste humble, bonne, tendre
même ; son rôle envers les dirigés, dit François de Sales dans la Préface
de l’Introduction, est surtout de les
« assister », terme qui apparaît deux fois dans ce contexte (V 7,9).
L’intimité qui s’établira entre lui et le duc de Bellegarde sera telle qu’à la
demande du duc, François de Sales consentira non sans hésitation à l’appeler
« mon fils » ou « monsieur mon fils » (XVI 193), bien que
celui-ci fût plus âgé que lui (XVII 272). L’aspect pédagogique de la direction
spirituelle est souligné par une autre image significative. Après avoir évoqué
la course rapide de la tigresse qui sauve son petit par la force de l’amour
naturel, il continue : « Combien plus un cœur un cœur paternel
prendra-t-il volontiers en charge une âme qu’il aura rencontrée au désir de la
sainte perfection, la portant en son sein, comme une mère fait [pour] son petit
enfant, sans se ressentir de ce faix bien aimé » (V 10).
C’est dans ce sens qu’il écrivait à une « très chère fille » :
« Vraiment, j’ai un certain cœur de père, mais qui tient un peu du
cœur de mère » (XXI 46). Parfois, son
langage prenait des accents mâles. Il disait : « Cette vie est une guerre continuelle » (XVII 161) ; ou encore : « Il faut fourrer notre cervelle entre les
épines des difficultés et laisser transpercer notre cœur de la lance de la
contradiction ; boire le fiel et avaler le vinaigre » (XVII 370). D’ordinaire cependant, c’est
la paix et la tendresse qui débordent de son cœur. «[Il] me semble que quand
vous avez du mal, je l’ai avec vous», écrit-il à une femme accablée de dettes à
payer (XVII 195). Il lui arrive même d’évoquer quelque souvenir charmant :
« Je n’ai garde d’oublier
ce soir [la petite cadette] puisque je serai chez son père, où je la vis la
première fois habillée de blanc, avec un chapeau de paille » (XVII 40).
François de Sales se comporte aussi à
l’égard de ses dirigés, hommes et femmes, comme un frère et c’est en cette
qualité qu’il se présente souvent aux personnes qui recourent à lui. Antoine
Favre est constamment appelé « mon frère ». Après avoir donné à la
baronne de Chantal le titre de « Madame », il lui donne celui de
« sœur », « ce nom par lequel les apôtres et premiers chrétiens
exprimaient l’intime amour qu’ils s’entre-portaient » (XII 285). Il en use
de même avec l’épouse du président du parlement de Bourgogne, et c’est après
avoir bien des fois assuré cette « très chère sœur » de son
dévouement cordial, il peut se permettre « en esprit de liberté » de
lui faire quelques remontrances (XIV 39-40). Un frère ne commande pas, il donne
des conseils et pratique la correction fraternelle.
Mais ce qui caractérise peut-être le
mieux le style salésien c’est le climat d’amitié et de réciprocité qui unit le
directeur et le dirigé. Comme le dit justement A. Ravier, « il n’y a, pour
lui, de véritable direction spirituelle que s’il y a amitié, c’est-à-dire
échange, communication, influence réciproque »[7]. Il est étonnant de voir non pas que
François de Sales aime ses correspondants, d’un amour qu’il leur témoigne de
mille manières, mais qu’il désire également d’être aimé par eux. Au président
Frémyot il écrit en guise d’introduction : « J’abuse de votre bonté à
vous déployer si grossièrement mes affections ; mais, Monsieur, quiconque
me provoque en la contention d’amitié, il faut qu’il soit bien ferme, car je ne
l’épargne point » (XII 328). À Jeanne de Chantal qui désirait qu’il lui
parle un peu de lui-même il répond : « Je vous dirai quelque chose de
moi, puisque vous le désirez tant et que vous me dites que cela vous sert ;
mais à vous, à vous seulement. Ce ne sont pas des eaux, ce sont des torrents
que les affaires de ce diocèse » (XIII 139). Et même il lui « obéit » : « J’ai fait en partie ce que vous désiriez de
moi, c’est-à-dire pour la réserve des œuvres requises au corps et à l’esprit » (XIII 84). Avec elle, la réciprocité
devint si intense que les deux « moi » devenaient
parfois un «nous» : « Ce
ne m’est pas possible d’appréhender le mien et le tien en ce qui nous regarde,
lui écrivait-il. Aussi, dit saint Jean Chrysostome, ce sont les deux mots qui
ont ruiné la charité au monde » (XIII 140). L’amitié n’exclut pas la franchise, elle la rend possible
et même désirable. À l’un de ses amis, qui avait publié un livre aux tendances
gallicanes, il se permet de dire franchement son désaccord : « La matière me déplaît ; s’il faut dire
le mot que j’ai dans le cœur, je dis : la matière me déplaît extrêmement » (XV 95) ; mais l’amitié restera
sauve.
L’obéissance au directeur spirituel est
une garantie contre les excès, les illusions et les faux pas suggérés la
plupart du temps par l’amour-propre ; elle maintient dans la prudence et
la sagesse. L’auteur de l’Introduction à
la vie dévote la considère comme nécessaire et bienfaisante, sans s’y
attarder ; c’est une tradition que cette «humble obéissance, tant
recommandée et pratiquée par tous les anciens dévots» (V 22). François de Sales
la recommande à la baronne de Chantal envers son premier directeur, mais y mettant
la forme : « Je loue infiniment le respect religieux que vous portez
à votre directeur et vous exhorte de soigneusement y persévérer ; mais si
faut-il que je vous dise encore ce mot. Ce respect vous doit sans doute
contenir en la sainte conduite à laquelle vous vous êtes rangée, mais il ne
vous doit gêner, ni étouffer la juste liberté que l’Esprit de Dieu donne à ceux
qu’il possède » (XII 279).
Cependant, il faut que le directeur
possède trois qualités indispensables : « Il le faut plein de charité,
de science et de prudence : si l’une de ces trois parties lui manque, il y
a du danger» (V 25). Ce ne semblait guère être le cas du premier directeur de
madame de Chantal. Au dire de sa biographe, la mère de Chaugy, celui-ci
« l’attacha à sa direction » en lui défendant de ne jamais en
changer ; c’étaient des « filets importuns qui tenaient son âme comme
en piège, contrainte et sans liberté »[8]. Quand elle voulut changer de directeur
après sa rencontre avec François de Sales, elle tomba dans de grands scrupules.
Celui-ci, pour la rassurer, lui indiqua une autre voie : « Voici la
règle générale de notre obéissance écrite en grosses lettres : Il faut tout faire par amour et rien par
force ; il faut plus aimer l’obéissance que craindre la désobéissance.
Je vous laisse l’esprit de liberté, non pas celui qui forclôt l’obéissance, car
c’est la liberté de la chair ; mais celui qui forclôt la contrainte et le
scrupule ou empressement » (XII 359).
La manière salésienne est fondée sur le
respect et l’obéissance, sans aucun doute, mais surtout sur la confiance :
« Ayez en lui une extrême confiance mêlée d’une sacrée révérence, en sorte
que la révérence ne diminue point la confiance, et que la confiance n’empêche
point la révérence; confiez-vous en lui avec le respect d’une fille envers son
père, respectez-le avec la confiance d’un fils envers sa mère » (V 25). La confiance inspire la simplicité et la
liberté, qui permettent la communication entre les deux personnes, surtout
quand la dirigée est une jeune novice intimidée : « Je vous dirai
premièrement que je ne veux pas que vous usiez d’aucune parole de cérémonie ni
d’excuse en mon endroit, puisque, par la volonté de Dieu, je vous porte toute
l’affection que vous sauriez désirer et ne m’en saurais empêcher. J’aime votre
esprit fermement parce que je pense que Dieu le veut, et tendrement parce que
je le vois encore faible et jeune. Apportez donc toute confiance et liberté à
m’écrire, et demandez ce que vous penserez être propre pour votre bien. Cela
soit dit une fois pour toutes » (XII 163).
Que de personnes ont besoin de pouvoir
s’ouvrir à quelqu’un en toute confiance ! François de Sales raconte
l’histoire d’un jeune homme de vingt ans, « brave comme le jour, vaillant
comme l’épée » qui vint vers lui pour se réconcilier avec l’Église et il
en reçut une telle consolation qu’il en fut hors de lui (XIII 84). Ce
« pauvre garçon », s’il ne l’avait rencontré, « s’en allait à
Rome, ne trouvant personne à qui ouvrir à son gré confidemment son âme »
(XV 40).
Comment faut-il écrire à l’évêque de
Genève ? « Écrivez-moi librement, sincèrement et naïvement. Je n’ai
pas autre chose à dire pour cela, sinon que vous ne devez pas mettre sur la
lettre Monseigneur tout court, ni
autrement ; il suffit d’y mettre Monsieur,
et pour cause. Je suis homme sans cérémonie, et vous chéris et honore de tout
mon cœur » (XIII 59). Souvent ce
refrain revient au début d’une nouvelle relation épistolaire. L’affection,
quand elle est sincère et surtout quand elle a la chance de jouir de la
réciprocité, autorise la liberté et la plus grande franchise. «Écrivez-moi toujours
quand il vous plaira, écrivait-il à une correspondante, avec entière confiance
et sans cérémonie ; car en cette sorte d’amitié, il faut cheminer comme
cela» (XIV 85). À un autre de ses correspondants il demande : « Ne me faites point d’excuses à m’écrire bien
ou mal, car [il] ne me faut nulle sorte d’autre cérémonie que de m’aimer» (XIV
387). Il écrivait pareillement à une jeune novice, fille d’un de ses amis de
Paris : «Je ne veux pas que vous usiez d’aucune parole de cérémonie
ni d’excuse en mon endroit, puisque, par la volonté de Dieu, je vous porte
toute l’affection que vous sauriez désirer et ne m’en saurais empêcher. J’aime
votre esprit fermement parce que je pense que Dieu le veut, et tendrement parce
que je le vois encore faible et jeune. Apportez donc toute confiance et liberté
à m’écrire, et demandez ce que vous penserez être propre pour votre bien. Cela
soit dit une fois pour toutes » (XII 163).
Cela s’appelle parler « cœur à
cœur » (XII 283). L’amour pour Dieu comme l’amour pour le prochain nous
fait aller « à la bonne foi et sans art» car, dit-il, «le vrai amour n’a
guère de méthode » (XVIII 239).
Si le but de la direction spirituelle est
le même pour tous, à savoir la perfection de la vie chrétienne, les personnes
ne sont pas les mêmes et tout l’art du directeur consistera à leur indiquer le
chemin particulier qui y conduit. En homme de son temps, pour qui les
stratifications sociales étaient déterminantes, François de Sales savait bien
quelle différence il y avait entre le gentilhomme, l’artisan, le valet, le
prince, la veuve, la fille et la mariée. Chacun, en effet, doit porter du fruit
« selon sa qualité et vacation ». Mais le sens du groupe social se
conjugue chez lui avec le sens de l’individu : il faut « accommoder
la pratique de la dévotion aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque
particulier » (V 20). Il pense même que « les moyens de parvenir à la
perfection sont divers selon la diversité des vocations » (XII 268).
La diversité des tempéraments est une
donnée de fait, dont il faut tenir compte. On dénote chez lui un « flair
psychologique » antérieur aux découvertes modernes. À telle personne, impatiente
avec elle-même, déçue de ne pas avancer assez vite, il recommande de s’aimer
elle-même ; à telle autre, attirée par la vie religieuse mais dotée d’une
individualité exceptionnelle, il conseille un mode de vie qui tienne compte de
ces deux tendances ; à une troisième, qui oscillait entre l’exaltation et
la dépression, il prêche la confiance et la paix du cœur au moyen de la lutte
contre les imaginations angoissantes.
Le sens du caractère unique de chaque
personne est très fort chez lui et c’est la raison pour laquelle chaque personne
mérite une attention spéciale de la part du père spirituel : « Chaque
herbe et chaque fleur requiert son particulier soin en un jardin » (XVII
81). Comme un père ou une mère avec ses enfants, il s’adapte à l’individualité,
au tempérament, aux situations particulières de chacune des personnes[9]. À une femme révoltée par le caractère
« dissipateur et léger » de son mari (XVII 23) le directeur doit
enseigner la « sainte médiocrité et modération » (XVII 369) et les
moyens pour surmonter son aversion. Une autre, femme de tête, au caractère
entier, pleine de tracas et de procès, avait besoin de la « sainte douceur
et tranquillité » (XIV 194). Une autre encore est angoissée par la mort et
souvent déprimée : son directeur lui inspire courage. Il y a des âmes qui
ont mille désirs de perfection : il faut calmer leur impatience, fruit de
l’amour-propre. La fameuse Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal, veut
réformer son monastère par la rigidité : il faut lui recommander la
souplesse et l’humilité.
Quant au duc de Bellegarde, qui fut mêlé
à toutes les intrigues politiques et amoureuses de la cour, il est appelé à
« une dévotion mâle, courageuse, vaillante, invariable, pour servir de
miroir à plusieurs en faveur de la vérité de l’amour céleste, digne réparation
des fautes passées » (XVI 56-57). En 1613, il rédigea à son intention un Mémorial
pour bien faire la confession, contenant huit «avis» généraux, puis
«les péchés contre les commandements du décalogue», un « examen touchant
les péchés capitaux », les « péchés qui se commettent contre les commandements
de l’Église », un « moyen de discerner le péché mortel du
véniel », et enfin « les moyens pour divertir les grands du péché de
la chair » (XXVI 244-266).
Pour pouvoir exercer avec un certain profit la
direction spirituelle, il faut la connaissance de la personne, ce qui requiert
du temps. Le directeur n’est pas toujours bien sûr de bien saisir la situation
réelle de la personne, ce qui lui faisait faire par exemple cette
demande : « Une autre fois, si vous m’écrivez sur quelque semblable
sujet, donnez-moi exemple de l’action de laquelle vous me demandez
l’avis » (XII 164). C’est là une des raisons pour lesquelles il est
déconseillé de changer souvent de directeur ou de confesseur : « Il
faut donc ne point changer de confesseur quand l’on en a rencontré un bon, si
ce n’est avec beaucoup de sujet. Il est vrai que c’est un grand abus de tellement
se lier à un confesseur que s’il advient de n’en avoir pas la commodité, pour
cela on s’en inquiète ou trouble […]. Mais aussi, d’aller changeant sans
propos, c’est une espèce de dissolution, de laquelle il arrive que jamais la
complexion de notre esprit n’est reconnue par notre médecin spirituel »
(XII 397).
L’art de la direction de conscience
consiste bien souvent de la part du directeur à savoir se retirer, à laisser
l’initiative au destinataire, ou à Dieu, surtout dans les décisions plus
importantes qui exigent une grande «résolution»[10]. « Ne prenez point mes paroles «ric à ric»,
écrit-il à la baronne de Chantal, car je ne veux point qu’elles vous serrent,
mais que vous ayez liberté de faire ce que vous croirez être meilleur » (XIII 163).
Il
écrira par exemple à une femme très attachée aux vanités : « Sur
votre départ, il me [vint] en la pensée de vous dire qu’il fallait retrancher
le musc et les senteurs ; mais je me retins, sur ma méthode, qui est
suave, de laisser lieu au mouvement que petit à petit les exercices spirituels
ont accoutumé de faire dans les âmes qui se consacrent entièrement à sa divine
bonté. Car vraiment mon esprit est extrêmement ami de la simplicité, mais la
serpe avec laquelle on tranche ces inutiles rejetons, je la laisse
ordinairement aux mains de Dieu » (XIX 89).
Aux
religieuses tentées de considérer la perfection comme un vêtement à enfiler, il
leur rappelle vigoureusement leur responsabilité personnelle : « Vous
voudriez que je vous enseignasse une voie de perfection toute faite, ou une
méthode de perfection tellement faite qu’il n’y eût que la mettre sur votre
tête comme vous jetteriez votre robe, et que par ce moyen vous vous trouvassiez
toute parfaite sans peine, c’est-à-dire que je vous donnasse la perfection
toute faite […]. Oh certes! s’il était à mon pouvoir, je serais le plus
parfait homme du monde, si je la pouvais donner la perfection aux autres sans qu’il fallût rien faire, car je la
prendrais premièrement pour moi » (VI 151-152).
Le
directeur n’est pas un despote, mais quelqu’un qui «guide nos actions par ses
avis et conseils», comme il le dit au début de l’Introduction à la vie
dévote (V 23). Il se défend de vouloir commander quand il écrit à Mme de
Chantal : « Ce sont avis bons et propres pour vous, non point
commandements » (XIII 34). Celle-ci d’ailleurs dira au procès de
canonisation qu’elle regrettait parfois qu’il ne commandait pas assez. En fait,
le rôle du directeur est défini par cette réponse de Socrate à l’un de ses
disciples : « J’aurai donc soin de te restituer à toi-même meilleur
que tu n’es » (XIII 42). Comme il le déclarait à Mme de Chantal, il s’était
« voué », mis au « service » de « la très sainte liberté
chrétienne » (XIII 8). Il combat pour la liberté : « Vous verrez
que je dis vrai, et que je combats pour une bonne cause, quand je défends la
sainte et charitable liberté d’esprit, laquelle, comme vous savez, j’honore
singulièrement, pourvu qu’elle soit vraie et éloignée de la dissolution et du
libertinage qui n’est qu’un masque de liberté » (XIII 184-185).
Respectueux de la liberté de chacun, il
use pour cela de plusieurs détours, une sorte de tactique indirecte, pour faire
entendre sa leçon et parfois faire avaler la «potion amère». Tantôt il se donne
la leçon à lui-même ou la fait donner à un tiers ou par un tiers, tantôt il
donne des confidences sur sa propre vie spirituelle ou il emploie avec la
dirigée le « nous ». Il n’oublie pas non plus les encouragements, les
éloges discrets, les appâts.
En
1616, au cours d’une retraite spirituelle, François de Sales fit faire à la
mère de Chantal elle-même un exercice de « dépouillement », pour la
réduire « à l’aimable très sainte pureté et nudité des enfants». Le moment
était venu de faire le pas vers l’«autonomie » de la dirigée :
« Quand sera-ce que cet amour-propre ne désirera plus les présences, les
témoignages et significations extérieures, mais demeurera pleinement assouvi de
l’invariable et immuable assurance que Dieu lui donne de sa perpétuité ?
Que peut ajouter la présence à un amour que Dieu a fait, soutient et
maintient ? Quelles marques peut-on requérir de persévérance en une unité
que Dieu a créée » (XVII 213) ?
Il
l’invita entre autres à ne plus « prendre aucune nourrice » et à ne
plus considérer, précisait-il, « que ce sera moi qui vous servirai de
nourrice » (XVII 215), à être disposée en somme à renoncer à la direction
personnelle de François. Dieu seul suffit : « N’ayez plus d’autres
bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le
sien et sa providence. […] Ne pensez plus à l’amitié ni à l’unité que Dieu a
faite entre nous », lui écrit-il (XVII 218). La leçon est dure pour Jeanne
de Chantal : « Mon Dieu ! mon vrai Père, que le rasoir a pénétré
avant ! pourrai-je demeurer longuement dans ce sentiment »[11] ? Elle se voit désormais « nue et
dépouillée de tout ce qui m’était le plus précieux ». François confesse
lui aussi : « Et si, je me trouve aussi nu, grâce à Celui qui est
mort nu pour nous faire entreprendre de vivre nus » (XVII 219). La
direction spirituelle a atteint ici son sommet.
Après
une telle expérience, les lettres spirituelles se feront plus rares et l’affectivité
y sera plus contenue au profit de l’unité toute spirituelle.
Nous
avons essayé de tracer un profil de saint François de Sales, directeur
spirituel. Pour avoir une vision un peu moins incomplète de sa pratique et de
sa doctrine, il faudrait analyser ses Lettres spirituelles et son Introduction
à la vie dévote, un livre de spiritualité au retentissement universel, né
de la science spirituelle et pastorale de ce saint. L’originalité salésienne
apparaît partout. Science, prudence et charité intense et souriante ont fait de
lui un maître dans cet art.
[1] Œuvres de saint François de Sales, évêque et prince de Genève et docteur de l’Eglise, XIII 99, Édition complète, 27 tomes, Annecy, Monastère de la Visitation 1892-1964. Le chiffre romain indique le tome et le chiffre arabe la page. Voir aussi Œuvres. Préface et chronologie par André Ravier, textes présentés et annotés par André Ravier avec la collaboration de Roger Devos, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1969.
[2] Cité par V. Mellinghoff-Bourgerie, François de Sales (1567-1622), un homme de lettres spirituelles. Culture, tradition, épistolarité, «Travaux d’Humanisme et Renaissance» 330, Genève, Librairie Droz 1999, p. 218.
[3] Voir F. Trochu, Saint François de Sales, évêque et prince de Genève, fondateur de la Visitation Sainte‑Marie, docteur de 1'Eglise (1567‑1622), t. I, Lyon‑Paris, E. Vitte 1946, p. 250-255.
[4] Voir OEA, t. XVII, p. 208, note 1.
[5] Barbe-Jeanne Avrillot (1566-1618), épouse de Jean-Pierre Acarie ; devenue veuve en 1613, elle entra au Carmel sous le nom de Marie de l’Incarnation, ainsi que ses trois filles. Elle fut béatifiée en 1791.
[6] Histoire du Bien-heureux François de Sales, evesque et prince de Geneve, Instituteur et Fondateur de l’Ordre des Religieuses de la Visitation Saincte-Marie, composée premierement en latin par son nepveu Charles Auguste de Sales […] et mise en françois par le mesme autheur, divisée en dix livres. Septième édition, t. I, Paris, éd. Louis Vivès 1879, p. 324.
[7] Voir François de Sales, Correspondance : les lettres d’amitié spirituelle, édition établie et annotée par André Ravier, «Bibliothèque européenne», [s.l.], Desclée de Brouwer 1980, p. IX.
[8] F.-M. de Chaugy, Mémoires sur la vie et les vertus de Sainte Jeanne-Françoise de Chantal, fondatrice de l’ordre de la Visitation Sainte-Marie […], publiés par l’Abbé T. Boulangé, Paris, Débécourt 1842, p. 40.
[9] Voir sur ce point F. Vincent, Saint François de Sales, directeur d’âmes : l’éducation de la volonté, Paris, Beauchesne 1923 ; J. Struś, Il «metodo» del direttore spirituale nell’insegnamento e nella pratica di Francesco di Sales, in «Salesianum» 42 (1980) 289-339.
[10] Ce point
est souligné par J. Struś, Il «metodo» del direttore spirituale nell’insegnamento
e nella pratica di Francesco di Sales, in «Salesianum» 42 (1980) 289-339.
[11] Lettre à François de Sales, 21 mai 1616, in Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal, Correspondance. Édition critique établie et annotée par Sœur Marie-Patricia Burns, Éditions du Cerf – Centre d’Études franco-italien des Universités de Turin et de Savoie 1986-1996, t. I, p. 166.