INSTITUTUM MARCIANUM – VENISE
Vendredi, 9 novembre 2012
Ouverture de l’Année Académique
LECTIO
MAGISTRALIS
de Son Eminence le Cardinal Mauro Piacenza
Préfet de la Congrégation du Clergé
« DE
L’ÊTRE EGLISE À L’EPOQUE MODERNE :
LA
CONTRIBUTION DU CONCILE VATICAN II »
Excellence,
Monsieur le Recteur,
Messieurs les Professeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers Etudiants,
Le thème du rapport entre l’Eglise et la modernité est l’un des
plus débattus et probablement l’un des plus irrésolus de notre époque. Il
apparaît constamment polarisé entre la tentation, toujours possible, d’une
« dilution » du credo ecclésial dans
la modernité, d’une part, et une opposition, d’autre part, allant parfois
jusqu’au refus. Ces deux « polarisations » peuvent parfois trouver une
justification et un soutien, mais elles n’en constituent pas moins des
« non-réponses » à cette importante question.
D’un point de vue méthodologique, je considère qu’il convient de
souligner trois questions préliminaires. La première, universelle, concerne
tout processus d’investigation réellement digne de ce nom. Au cours d’une
enquête scientifique on ne peut jamais parvenir à la connaissance authentique
en éliminant l’un des facteurs concernés.
Ce simple axiome gnoséologique nous fait comprendre combien il est
illégitime, même à l’intérieur des rapports entre l’Eglise et la modernité, de
prétendre d’arriver à une résolution des problèmes en « éliminant »
l’un des facteurs en jeu : la modernité existe et l’Eglise ne peut
l’éliminer ; elle ne peut davantage faire semblant qu’elle n’existe pas, par
la recherche nostalgique d’un passé où le dialogue avec la culture semblait
plus simple et plus fructueux. Dans une optique symétrique – qui me semble un
élément essentiel qu’on ne souligne peut-être pas assez – l’Eglise est
présente, elle existe, elle est vivante et la modernité ne saurait éliminer un
tel « facteur » de la réalité sans se contredire et contredire sa
propre prétention gnoséologique déclarée et empirique.
La deuxième question préliminaire est de type sémantique :
que veux-je dire, dans cette intervention, par « modernité » ?
Il est clair que ce terme est très vaste, et ce lieu n’est pas indiqué pour le
définir et le comprendre dans toute sa complexité. Je tiens seulement à
déclarer qu’évidemment je ne me réfère pas à la seule « modernité
historique » qui se conclut avec l’époque contemporaine – elle aussi datée
différemment - selon les systèmes de référence. Je ne me réfère pas davantage à
la « modernité » philosophique au sens strict du terme et qui devrait
être intégrée à la « postmodernité » avec toutes les conséquences de
la soi-disant « pensée liquide » qui engendre notre « société
liquide ». J’emploierai le terme de « modernité » au sens
analogique, en le considérant, dans mon intervention comme la parabole philosophique et anthropologique, ou plus
précisément gnoséologique et anthropologique, qui va de Descartes au
relativisme, en passant par les grandes idéologies qui se sont effritées au
cours du siècle dernier, et par le « scientisme technologique
virtuel » contemporain.
La troisième et dernière question préliminaire concerne la
préparation de cette intervention au cours de
laquelle j’ai pu constater encore une fois que les documents
conciliaires devaient être lus de manière synoptique avec les interventions du
Magistère du Bienheureux Jean-Paul II
(j’en donnerai un exemple avec la Fides
et ratio) et de Benoît XVI. En effet, au moins du point de vue du langage
adopté dans les Textes du Concile, on peut affirmer que, dans de nombreux cas,
il n’apparaît pas complètement adapté aux besoins actuels de dialogue avec la
culture, et il convient donc, précisément pour être fidèles au Concile, de le
lire selon une continuité totale aussi bien avec la Tradition ecclésiale
précédente tout entière qu’avec le Magistère successif, où le Catéchisme de
l’Eglise Catholique, le Catéchisme du Concile, occupe une place très particulière.
Après avoir énoncé ces trois questions préliminaires, j’aborderai
le thème de la contribution du Concile Œcuménique Vatican II aux rapports entre
Eglise et modernité suivant trois passages : 1. la modernité comme
question gnoséologique, 2. les conséquences anthropologiques d’une gnoséologie
irrésolue et, enfin, 3. les perspectives possibles concernant la nouvelle
évangélisation.
Dans son célèbre discours Gaudet
Mater Ecclesia, prononcé lors de
l’ouverture solennelle du Concile Œcuménique Vatican II, le Bienheureux Jean
XXIII affirmait : « […] Il faut que cette doctrine sûre et
immuable, à laquelle nous sommes appelés à adhérer fidèlement, soit approfondie
et exposée selon ce que notre siècle
demande. En effet, le dépôt de la Foi, c’est-à-dire les vérités contenues dans
notre vénérable doctrine, est une chose ; la manière dont ces vérités sont
annoncées est une autre chose, dans le respect, toutefois de leur signification
et de leur acception »1 .
Dans les mêmes intentions du programme du Bienheureux Pontife pour
le Concile, il est possible d’entrevoir, d’une part, la volonté d’une tentative
naissante de dialogue avec la modernité et de l’autre, certainement, une déclaration de fidélité à l’identité
ecclésiale et à tout ce qui en elle n’est pas susceptible de changement parce
que de statut divin et appartenant à la Traditio
Ecclesiae ininterrompue.
Certes, on pourrait encore se poser une question importante à ce
sujet : « Est-il suffisant de changer ou d’adapter le langage pour
penser qu’une réalité telle que la Révélation en deviendra plus
compréhensible ? » Ou, de façon symétrique : « Est-il
vraiment possible de changer le langage sans changer, au fond, quelque chose
dans le contenu essentiel de l’élément révélé ? ».
Dans un tel contexte, il semblerait que la question du langage
exige encore un approfondissement particulier aussi bien de la part de la
théologie que de la part de la philosophie.
L’horizon dans lequel il faut comprendre, et en un sens auquel il faut reconduire cette question, est toujours celui de
l’Incarnation du Logos, c’est-à-dire
de la Raison incréée qui s’est faite chair afin de « dialoguer » avec
la raison créée. Un dialogue définitivement marqué dans un temps, un espace et
un milieu culturel déjà présent et sanctionné par le Nouveau Testament et dont
on ne saurait faire abstraction en aucun cas.
Le Concile-même fait état de la nécessité d’un
« dialogue » avec la modernité quand il affirme, dans sa première Constitution : « Le
Sacré Concile se propose de faire croître chaque jour davantage la vie
chrétienne parmi les fidèles ; de mieux adapter aux exigences de notre
temps les institutions sujettes à des changements ».2
Ce qui sous-entend presque, ainsi que l’indique la déclaration
d’intentions du Bienheureux Jean XXIII déjà citée, que les institutions non
sujettes aux changements sont exclues de l’adaptation aux « exigences de notre
temps ».
______________________________________
1 JEAN XXIII, Ouverture
Solennelle du Concile Œcuménique Vatican II, Discours, 11 octobre 1962.
2CONCILE OECUMENIQUE VATICAN II, Constitution Sacrosanctum Concilium concernant la
liturgie sacrée, 4 décembre 1963, n.1.
1. La
modernité en tant que question gnoséologique
On ne trouve de définition
précise du terme « modernité », ni du « monde moderne »
dans aucun texte du Concile Œcuménique Vatican II. Nous savons que le terme de
« modernité » décrit habituellement les différents types d’Illuminisme
nés en Occident à partir de la fin du XVIIIe siècle. L’horizon de la
connaissance proposé par ces mouvements était celui d’une rationalité
instrumentaliste et scientifique tendanciellement appliquée à tous les aspects
de la vie, dans l’espoir utopique d’émanciper l’humanité en l’affranchissant
définitivement de l’ignorance, de la souffrance et de l’oppression.
Un élément distinctif de
la modernité qui, en un certain sens,
peut être considéré comme sa clef herméneutique, est la question gnoséologique.
Pour la première fois dans l’histoire, l’homme « moderne » a cru
qu’il n’était plus capable de connaître la réalité et a fait régresser
progressivement – pardonnez-moi cet oxymore volontaire – ses capacités de
connaissance du réel pour arriver à ce niveau insoutenable du point de vue
existentiel que nous appelons aujourd’hui relativisme.
En effet, le mouvement de
l’Illuminisme a causé avant tout une hypertrophie de la raison et, par
conséquent, l’homme et sa capacité de connaissance, « contemplateurs »,
« connaisseurs » et « chantres » de la réalité, se sont
cantonnés à une « mesure limitée » de la réalité. Un usage de la
raison, qui prétend restreindre la connaissance humaine à des données
exclusivement empiriques (« scientifiques » pour certains), mortifie
l’intelligence humaine et ne permet pas à la connaissance d’entrer en rapport
avec la réalité dans la totalité de ses facteurs.
L’adhésion à la réalité se
perd complètement quand on passe de l’illuminisme à l’idéalisme. Si l’homme ne
connaît plus la réalité pour ce qu’elle est et s’il tente de la mesurer
(Rationalisme) ou seulement de la penser (Idéalisme), il se confine lui-même
dans une impossibilité objective de se rapporter avec tout autre que lui-même,
et cette attitude a des conséquences anthropologiques évidentes dont nous
parlerons par la suite.
Et comme si tout cela ne
suffisait pas, la crise du positivisme du XIXe siècle, conclue par les
deux conflits mondiaux du siècle dernier, a conduit à une sorte de
« reddition de la raison », en faisant passer l’homme du mythe
infondé du super-homme à la situation actuelle, tout aussi infondée, d’un
relativisme des plus radicaux.
On ne saurait s’étonner du
fait qu’une conception erronée de la raison, de type rationaliste, qui s’est
désintégrée face à l’impossibilité objective pour l’homme de se contrôler et de
contrôler le cosmos, ait été suivie par un manque de confiance tout aussi
incorrect et injustifié dans les capacités réelles de chacun de nous de nous
connaître nous-mêmes, de connaître le monde et de connaître Dieu.
A plusieurs reprises, le
Saint Père Benoît XVI a souligné, à l’attention de l’Eglise et de tous les
hommes de bonne volonté, la nécessité de surmonter le relativisme qui
caractérise notre époque et qui, inévitablement, arrive à atteindre notre
personne et les milieux chrétiens.
Que reste-t-il à un homme
incapable de connaître la réalité ?
L’horizon étroit et
asphyxiant des émotions personnelles, de l’instinct personnel, transporté par
le corps ; d’où l’explosion de l’hédonisme, du narcissisme, du pansexualisme
où les hommes de notre temps se perdent dont il faut les aider à se soustraire
par tous les moyens.
Même le matérialisme, que
certains mouvements idéologiques du siècle derniers indiquaient comme un
horizon existentiel, est entré en crise et s’est vu plier d’un côté à la
satisfaction des désirs et des passions, et compenser d’un autre, par différentes fuites
« spiritualistes » ou new-Age qui n’ont rien en commun avec la
spiritualité humaine et encore moins avec la foi chrétienne.
Dans la Constitution
pastorale Gaudium et Spes, le Concile perçoit l’urgence d’une telle situation
et replace au centre du débat l’homme avec ses besoins essentiels et avec ses
rapports inéluctables avec la réalité.
Au n. 10 nous pouvons lire
que : « En réalité les déséquilibres dont souffre le monde
contemporain sont reliés à un déséquilibre plus profond, enraciné dans le cœur
de l’homme. C’est précisément à l’intérieur de l’homme que de nombreux éléments
se combattent l’un l’autre. En effet, d’une part il expérimente ses limites de
mille manières en tant que créature ; d’autre part, il sent que ses
aspirations sont sans bornes et qu’il est appelé à vivre une vie
supérieure ».
C’est la constatation que la
gnoséologie humaine ne peut se réduire à un subjectivisme qui ne se réfère qu’à
lui-même, mais qu’elle demande à reconnaître ce qui est objectif, aussi bien en
nous qu’en dehors de nous, pour arriver à comparer le tout avec cette condition
universelle indisponible. Même s’il le fait de manière indirecte, le Concile
essaie de répondre à ce que nous pourrions définir comme un état
d’« urgence gnoséologique » de la modernité, et il le fait en
réaffirmant, de manière sereine, dialogique et en avançant des propositions,
les questions existentielles du moi, face auxquelles aucune restriction n’est
tolérée, au risque de renoncer à la vie même.
Gaudium et Spes poursuit, affirmant que : « face à
l’évolution actuelle du monde, ceux qui
se posent ou qui sentent avec une nouvelle acuité les questions les plus fondamentales
deviennent de plus en plus nombreux, qui se demandent qu’est-ce que l’homme ? Quel est le sens de
la douleur, du mal, de la mort qui subsistent malgré tous les progrès
accomplis ? A quoi servent les
conquêtes obtenues à un prix si élevé ? Quel est l’apport de l’homme à la
société et que peut-il attendre d’elle ? Qu’y aura-t-il après cette
vie ? »
A ces questions qui
transpercent comme une lame le cœur de chacun de nous et qui, en même temps,
traversent par leur objectivité toute l’impasse de la modernité, Gaudium et Spes répond par une sereine
confession de foi : « L’Eglise croit que le Christ, mort et
ressuscité pour tous, donne toujours à l’homme, à travers son Esprit, la
lumière et la force de répondre à sa très haute vocation ; et aucun autre
Nom n’a été donné sur terre aux hommes à travers lequel ils puissent être
sauvés. Elle croit également de trouver dans son Seigneur et Maître la clé, le
centre et la fin de toute l’histoire humaine ». (GS,10).
Et le texte en arrive à cette
affirmation sur ce qui est vraiment et proprement important: « En
outre l’Eglise affirme qu’au-delà de
tout ce qui change il existe des réalités immuables ». Et encore : « Elles
trouvent leur ultime fondement dans le Christ, qui est toujours le même: hier,
aujourd’hui et dans tous les siècles ».
Non seulement la réalité
existe et elle est accessible à la connaissance, mais derrière ce qui change,
il existe des « réalités immuables ». C’est ici le premier apport
fondamental du Concile au dialogue avec la modernité, de mettre en évidence –
même si l’on n’en est qu’au début - le thème de la question gnoséologique qui,
nous le voyons, est devenu au cours des années de plus en plus urgent et
dramatiquement important.
L’homme contemporain, inscrit
dans un mécanisme technologique et fasciné par le pouvoir qu’il a atteint de
manipuler la réalité, même la réalité biologique, la réalité même de la vie, se
considère comme auto-suffisant, malgré
la condition aporétique d’expérimenter la portée des limites et de se poser les
questions fondamentales gravées dans son cœur.
Nous retrouvons le plein sens
des affirmations Conciliaires dans l’encyclique Fides et Ratio du Bienheureux Jean-Paul II. On y trouve la
description du processus naturel que la raison humaine parcourt, sa volonté de
se fixer des buts, de les surmonter, mais en même temps, le fait qu’elle se
surprenne comme étant limitée et inadaptée, en faisant l’expérience de son
inadaptation et en découvrant ainsi l’existence de l’Infini.
« De par sa nature,
l’homme recherche la vérité. Cette recherche n’est pas destinée uniquement à la
conquête de vérités partielles, factuelles ou scientifiques ; il ne
cherche pas seulement le vrai bien pour chacune de ses décisions. Sa recherche
tend à une vérité ultérieure en mesure d’expliquer le sens de la vie ;
c’est pour cette raison qu’il s’agit d’une recherche qui ne peut trouver son
issue que dans l’absolu ». (JEAN PAUL II, Lettre Encyclique Fides et Ratio, 14 septembre 1998,33).
Il est clair que la question
gnoséologique nous a déjà amenés, et il ne pouvait en être autrement, à la
question anthropologique. En effet, la capacité de connaître le réel est
déterminante afin que l’homme puisse se définir lui-même. Peut-être avec une
pointe d’optimisme justifié mais excessif, Gaudium
et Spes s’exprime encore en ces termes : « Dans la
lumière du Christ, image du Dieu
invisible, premier-né de toutes les créatures, le Concile entend s’adresser à
tous afin d’illustrer le mystère de l’homme et afin de coopérer à la recherche
d’une solution aux problèmes principaux de notre temps » (GS,10).
2. Les
conséquences anthropologiques d’une gnoséologie irrésolue
Gaudium et Spes, même si c’est à travers une analyse culturelle et
sociale qui aujourd’hui apparaît objectivement « datée », considère
la question gnoséologique comme la racine des changements anthropologiques et
culturels.
En effet, au n. 7, la
Constitution affirme que : « Souvent le changement des mentalités
et des structures remet en cause les valeurs traditionnelles, surtout parmi les
jeunes : souvent impatients, ils deviennent rebelles à cause de leur
inquiétude ; conscients de leur importance dans la vie sociale, ils
désirent assumer au plus vite leurs responsabilités. Souvent, parents et
éducateurs se trouvent ainsi confrontés chaque jour à de nouvelles difficultés
dans l’accomplissement de leur devoir.
Les institutions, les lois,
les façons de penser et de sentir hérités du passé ne s’adaptent pas toujours bien
à la situation actuelle, d’où un malaise profond quant au comportement et aux
règles mêmes de conduite.
Enfin, la vie religieuse
subit elle aussi l’influence de ces nouvelles situations. D’une part elle est
purifiée, grâce à un sens critique plus aigu, de toute conception magique du
monde et de la persistance des superstitions et elle exige une adhésion de plus en plus personnelle et active à
la foi. Nombreux sont donc ceux qui parviennent à un sens de Dieu plus vif.
D’autre part, toutefois, une foule croissante de personnes se détachent
pratiquement de la religion. Contrairement au passé, nier Dieu, ou la religion,
ou se passer pratiquement d’eux ne constitue plus un événement insolite et
individuel. En effet, il n’est pas rare qu’aujourd’hui un tel comportement soit
justifié par l’exigence du progrès scientifique ou par un nouveau type
d’humanisme ».
Dans cette dernière
affirmation, selon laquelle se passer de Dieu serait « présenté comme une
exigence du progrès scientifique ou d’un nouveau type d’humanisme », nous
pouvons trouver le centre de la question qui nous tient à cœur : la
modernité avec les limites gnoséologiques qui la caractérisent est-elle
compatible avec l’Evénement chrétien ?
L’idée du progrès qui émerge
de la modernité, une idée pourtant qui porte en elle l’écho lointain d’un
besoin d’infini propre au cœur humain, peut-elle s’ouvrir à un rapport avec le
Mystère ou risque-t-elle de se cantonner dans une utopiste auto-affirmation de
l’homme ? Et encore, sans Dieu, à quel type de « nouvel
humanisme » peut-on s’attendre ?
Il apparaît clairement qu’à
partir de ces questions centrales et comparées à la situation actuelle, une
tendance à l’autojustification prenne le dessus du point de vue
anthropologique. Comme si le comportement humain dans sa totalité était
déterminé par le moment historique ; comme si la morale et le cœur de
l’homme devaient obéir à un mécanisme déterministe qui aurait comme unique et
dramatique conséquence l’élimination de
la liberté personnelle et de la volonté d’adhérer au bien. Cette situation,
ainsi que l’indique le même Document au n. 8, détermine une division à l’intérieur
de l’homme. Une division que l’annonciation de l’Evangile, la rencontre avec le
Christ, la grâce sacramentale et la vie ecclésiale sont appelées à surmonter.
« Au niveau de la
personne, on observe souvent un déséquilibre entre une intelligence moderne pratique
et la façon spéculative de penser qui ne parvient ni à dominer, ni à ordonner
dans une synthèse satisfaisante l’ensemble de ses connaissances. Un
déséquilibre se crée également entre la préoccupation pour l’efficacité pratique
et les exigences de la conscience morale, et aussi, très souvent, entre les conditions de la vie collective et
les exigences d’une manière de penser personnelle et de la contemplation même.
D’où, enfin, le déséquilibre entre les
spécialisations de l’activité humaine et une vision universelle de la
réalité ». C’est précisément cette vision universelle de la réalité, qui
comprend la conscience de l’existence du réel et de la possibilité de le
connaître, qui constitue la contribution la plus efficace offerte par le
Concile aux rapports entre la foi chrétienne et la modernité ; c’est
également le plus grand des services que l’Eglise puisse offrir au monde dans
l’époque moderne.
Nous pourrions dire de
manière très synthétique, mais probablement efficace, qu’être Eglise à l’époque
moderne veut dire restituer à l’homme
sa capacité de connaître le réel, d’entrer en relation avec une réalité que les
dérives gnoséologiques des trois siècles derniers ont volontairement rendue
évanescente, parce que la réalité est de toute façon toujours le lieu dans
lequel le Logos Eternel s’est définitivement manifesté. Censurer la réalité,
cela veut dire, par conséquent, censurer le lieu où Dieu est devenu « histoire », en essayant d’empêcher
l’homme de rencontrer le Mystère.
Ces considérations nous
permettent de constater que nous ne sommes pas seulement confrontés à une
discussion dialectique entre des méthodes de connaissance différentes et
légitimes, qui ont d’ailleurs toujours été agréés et d’ailleurs même encouragées
par l’épistémologie chrétienne, car seule une méthode adaptée à l’objet est en
mesure de produire un effet référentiel authentique.
La vraie question c’est qu’un
homme privé de sa capacité de saisir le réel selon la totalité de ses facteurs,
et confiné dans une méthode de connaissance de type scientifique et positive,
considérée comme étant la seule en mesure d’arriver à quelque certitude partageable,
est un « homme amputé » qui ne correspond même pas à la perception
profonde qu’il a de soi.
Il semble évident que ces
passages du Concile peuvent et doivent être lus en une synopse immédiate et
efficace, aussi bien avec l’encyclique Fides
et ratio du Pape Jean-Paul II qu’avec les appels continuels du Saint Père
Benoît XVI à « un élargissement des frontières de la rationalité ».
Depuis le discours de Ratisbonne,
le Magistère pontifical se dirige clairement dans cette direction en indiquant,
d’un point de vue négatif, le lien objectif entre la crise gnoséologique et la
crise anthropologique, et dans un sens positif, la voie qui permet de retrouver
une gnoséologie appropriée, comme chemin d’une anthropologie correcte, qui
ouvre tout grand au rapport avec le réel dans lequel le Mystère se manifeste.
A ce propos, nous pouvons
lire dans le Motu Proprio Porta Fidei
que : « La foi, en effet, est soumise, aujourd’hui plus que par
le passé, à une série de questions qui naissent d’un changement de mentalité et
qui, de nos jours en particulier, restreint le domaine des certitudes
rationnelles à celui des conquêtes scientifiques et technologiques.
Toutefois l’Eglise n’a jamais
craint de montrer comment entre la foi et la science authentique il ne peut y
avoir aucun conflit parce que toutes deux tendent à la vérité, même si elles
suivent un parcours différent » (n. 12).
3.
Perspectives éventuelles concernant la
Nouvelle Evangélisation
Nous venons de conclure,
également avec Votre Patriarche, le Synode sur la Nouvelle Evangélisation et il
nous est apparu avec clarté qu’elle ne pouvait en aucun cas faire abstraction
de l’auto-conscience ecclésiale : seule une Eglise
« évangélisée » est en mesure d’être « évangélisante ».
Il convient de rappeler dans
ce sens, que l’Eglise doit annoncer
Jésus-Christ au monde, selon une méthode qui ne saurait en aucun cas relever de
l’historicisme, car celui-ci nie implicitement la validité éternelle de la
vérité en la présentant comme conditionnée aux contingences historiques. De ce
point de vue la dérive que risque une grande partie de la théologie
contemporaine est grave, qui tend à se présenter comme une réflexion historique,
de tendance historiciste, en renonçant à une objectivité référentielle précise et
à la prétention de vérité du donné révélé. Je crois que dans cette optique les
deux premiers volumes de Joseph Ratzinger – Benoît XVI – sur Jésus de Nazareth
constituent un puissant antidote à l’historicisme et doivent être salués
surtout pour leur portée méthodologique.
Autre limite à surmonter dans
la Nouvelle Evangélisation et dans la réflexion théologique ecclésiale, le
scientisme : c’est-à-dire prétendre que les affirmations et les contenus
de la Révélation ne puissent parler à l’homme moderne qu’à la condition d’être
passés au crible de la méthode scientifique et positive.
Nous pouvons lire dans Fides et ratio que « cette
conception philosophique refuse d’admettre comme valables des formes de
connaissance différentes de celles qui appartiennent aux sciences positives et
relèguent au rang de pure imagination aussi bien la connaissance religieuse et
théologique que le savoir éthique et esthétique. Dans le passé, cette même idée
était exprimée par le positivisme et le néo-positivisme qui considéraient comme
dénuées de sens les affirmations à caractère métaphysique.
La critique épistémologique a
discrédité cette position, mais voici qu’elle renaît sous l’aspect nouveau du
scientisme. Dans cette perspective les valeurs se voient reléguées à de simples
produits de l’émotivité et la notion d’être est mise de côté pour faire place à
des données purement factuelles » (n. 88).
Dans un tel contexte,
l’Eglise est appelée à reprendre conscience de sa très haute mission et de la
tâche que Dieu lui a confiée.
Apportant le salut aux
hommes, Jésus-Christ est Dieu Lui-même entré dans l’histoire, et c’est pour
cette raison que le salut n’est pas autre chose que Sa Personne concrète.
« Il n’y a en effet sous le ciel aucun autre nom qui ait été donné parmi
les hommes, par lequel nous devrions être sauvés » (Actes des Apôtres 4,12). Parmi les différents aspects de la
Révélation Divine, dérivant directement du Mystère de l’Incarnation,
c’est-à-dire du fait que Dieu se soit fait homme, assumant totalement, excepté
le péché, notre nature humaine concrète, il y a un autre fait : Jésus-Christ
est venu éduquer notre sens religieux.
A l’époque de la modernité,
l’Eglise, consciente de la crise gnoséologique dans laquelle nous sommes plongés
depuis des siècles et de la crise anthropologique qui en dérive, est appelée à
œuvrer pour la Nouvelle Evangélisation en imitant son Seigneur et en agissant
comme Lui pour l’éducation du sens religieux de l’homme.
Il n’est pas rare, surtout dans
les années immédiatement postconciliaires, qu’en interprétant d’une manière
pour le moins unilatérale les prescriptions du Concile on ait parlé de la
primauté de l’homme et des valeurs humaines, ainsi que d’une prétendue priorité
de la promotion humaine par rapport à l’évangélisation.
Les conséquences d’une telle méprise
sont sous les yeux de tous, aussi bien en ce qui concerne la confusion sur
l’identité respective des ministres Ordonnés, des consacrés et des fidèles
laïcs, que sur la dérive qu’a subi la formation dans ces trois milieux.
Ce n’est pas un hasard si,
dans le Motu Proprio Porta Fidei, le
Saint Père a affirmé : « Désormais il n’est pas rare que les
chrétiens se préoccupent davantage des conséquences sociales, culturelles et
politiques de leur engagement et continuent à penser à la foi comme un
présupposé évident du vivre ensemble. En fait, non seulement ce présupposé
n’est plus tel, mais souvent on en arrive même à le nier » (n. 2).
L’expérience de deux mille
ans de Tradition ecclésiale et un premier bilan, théorétique et pragmatique, des
premières cinquante années depuis le Concile, nous montrent clairement que la
seule manière authentique de concevoir une juste promotion humaine consiste à
aider l’homme à se soustraire à toute conception réductionniste de la réalité, et
à retrouver - en l’aidant dans cette récupération – sa propre stature
ontologiquement ouverte à l’Être infini parce qu’elle appartient à l’Être.
Nous pourrions dire qu’à la
base de la Nouvelle Evangélisation il existe une action ecclésiale de promotion
humaine, une promotion en mesure de restituer l’homme à l’homme et ainsi de
restituer Dieu à l’homme et l’homme à Dieu.
Assumer en pleine conscience
les défis de la modernité et, par conséquent, être Eglise au temps de la
modernité ne peut signifier en aucun cas suivre les « modes »
culturelles, morales ou sociales auxquelles nous sommes confrontés en tant qu’Eglise.
L’identité de l’Eglise n’est
pas définie de manière historiciste, par les circonstances, mais elle a été
définie une fois pour toutes par le Christ, sa Tête, et elle est
continuellement renouvelée, rajeunie et actualisée par l’Esprit qui la guide
dynamiquement dans l’histoire. De tout temps, face à toute adversité et à toute
négation, l’Eglise a su tracer son sillage même dans les tempêtes les plus
violentes, en gardant la foi en son identité et en laissant Pierre tenir
fermement le gouvernail du Navire du Christ, en collaborant avec Pierre et en
« ramant » dans la direction indiquée par Pierre.
Le dialogue nécessaire avec
les cultures qu’elle rencontre, et donc le dialogue nécessaire avec la
modernité, ne saurait se résoudre par l’adoption de modèles culturels, avant
tout étrangers à l’homme et à sa structure anthropologique, mais par conséquent
étrangers aussi au Christ et inévitablement étrangers à l’Eglise.
Certainement, il ne s’agit
pas ici de s’obstiner à proposer des modèles culturels appartenant au passé,
qui confèrent peut-être une plus grande sécurité, mais qui sont pratiquement
indéchiffrables pour l’homme contemporain. Il s’agit plutôt d’avoir la capacité
de se mettre face à l’homme en l’aidant à redécouvrir ses besoins fondamentaux
et essentiels et en lui restituant les évidences fondamentales, considérables
du point de vue ontologique, qui constituent le présupposé et l’expérience
élémentaire de toute existence humaine.
Du point de vue culturel ou moral,
en toute circonstance, même celle apparemment la plus dramatique et sans espoir,
la possibilité concrète d’une éducation de l’homme et de son sens religieux
nous est toujours donnée par l’homme concret que nous avons devant nous, par
son cœur créé par Dieu et pour Dieu, et par la capacité que nous avons, en tant
qu’Eglise, d’en intercepter les besoins et d’y répondre avec la parole de l’Evangile,
si humaine et si divine ; cette parole que Jésus nous a léguée et qui
représente Sa proximité à l’égard de
tout homme.
L’Eglise accomplit ce
cheminement en étant elle-même jusqu’au bout ; nous pouvons lire encore en
Lumen gentium, au n.
17 : « par la prédication de l’Evangile l’Eglise prédispose ceux
qui l’écoutent à croire et à professer la foi, elle les prédispose au Baptême,
elle les libère de l’esclavage de l’erreur et les incorpore au Christ, pour
croître avec Lui, à travers la charité, jusqu’à ce que soit rejointe la
plénitude. Elle fait en sorte que tout le bien semé dans le cœur et dans
l’esprit des hommes, ou dans les rites
et les cultures des hommes, ne se perde pas, mais soit purifié, élevé et perfectionné
pour la gloire de Dieu, la confusion du démon et le bonheur de l’homme. Chaque
disciple a pour devoir de répandre, autant que possible, la foi ».
Le vœu que je formule à chacun de vous et à moi-même est surtout
qu’en cette Année de la Foi, nous puissions être de vrais disciples, capables
de répandre la foi en éduquant le sens religieux de l’homme, ainsi que l’a fait
Jésus-Christ, et en contribuant au vaste cheminement de la Nouvelle
Evangélisation.
La contribution du Concile,
lue à la lumière du Magistère qui lui a fait suite et qui l’a rendu actuel,
surtout à la lumière du Catéchisme de l’Eglise Catholique et des interventions
pontificales, garde tout son dynamisme et nous indique comment ’’être Eglise au
temps de la modernité’’.
Que la Bienheureuse Vierge
Marie, Icône parfaite de l’Eglise en tout temps, nous aide à être fidèles au
commandement du Christ, dans l’esprit du ’’faites tout ce qu’Il vous dira’’ (Jean 2,5).