Bernard sur Cant. 10
10
1. Je n'ai pas assez d'intelligence, de pénétration, ni de vivacité d'esprit, pour trouver de moi-même quelque chose de nouveau. Mais la bouche de Paul est une grande et inépuisable fontaine qui nous est ouverte à tous. C'est là que je vais puiser, selon ma coutume, ce que j'ai à dire sur le sujet des mamelles de l'Épouse. «Réjouissez-vous, dit-il, avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent (Rm 12,15).» Il exprime en peu de mots les mouvements de l'amour maternel, car les petits enfants ne peuvent être malades, ni se bien porter, que leur mère ne s'en ressente; elle ne peut éviter de se conformer au fruit de ses entrailles. Aussi, suivant la parole de saint Paul, j'assignerai ces deux sentiments, la compassion et la congratulation à chacune des mamelles de l'Épouse. Il faudrait, en effet, qu'elle fût bien petite et loin d'être nubile, si elle n'avait point encore de mamelles, c'est-à-dire, si elle ne se sentait point prompte à se réjouir du bien d'autrui, ni portée à s'affliger de ses maux. Si on en prend une de cette sorte pour conduire les âmes, ou pour prêcher, elle rie sert de rien aux autres, et se nuit beaucoup à elle-même. Mais si c'est elle-même, qui s'ingère dans ces ministères, n'est-ce pas le comble de l'impudence?
2. Mais revenons aux mamelles de l'Épouse, et, selon leur différence, proposons différentes espèces de lait. La congratulation verse le lait de l'exhortation, et la compassion celui de la consolation. Une mère spirituelle sent que son sein charitable est abondamment arrosé d'en haut par l'une et par l'autre, toutes les fois qu'elle reçoit un baiser. Aussitôt vous la voyez, les mamelles toutes pleines, s'asseoir pour allaiter ses petits enfants, et, selon les besoins de chacun d'eux, à l'un faire sucer la consolation et à l'autre l'exhortation. Par exemple, si elle voit que quelqu'un de ceux qu'elle a engendrés dans l'Évangile soit ébranlé par de violentes tentations qui le jettent dans le trouble, et le rendent triste et timide, en sorte qu'il est tout prêt de succomber, comme elle s'afflige avec lui? Comme elle le flatte? Comme elle pleure? Comme elle le console? et comme elle trouve des raisons pieuses pour le relever de son abattement? Au contraire, si elle voit qu'il est prompt, gai, et qu'il profite dans la vertu, elle est ravie de joie, elle l'aborde avec des avis salutaires, elle l'anime encore davantage, elle l'instruit de ce qu'il faut qu'il fasse pour persévérer; et elle l'exhorte à s'avancer toujours de plus en plus. Elle se conforme à tous, elle transporte en soi les sentiments et les dispositions de tous, enfin elle montre qu'elle n'est pas moins la mère de ceux qui se relâchent que de ceux qui profitent.
3. Combien y en a-t-il aujourd'hui qui sont éloignés de ces sentiments? Je parle de ceux qui ont entrepris de conduire les âmes. On ne doit le dire qu'avec gémissement et avec larmes: ils fabriquent, pour me servir de cette expression, dans la fournaise de l'avarice, les opprobres, les crachats, les fouets, les clous, la lance, la croix et la mort de Jésus-Christ. Ils prostituent toutes ces choses à l'acquisition de gains honteux, et se montrent avides de mettre dans leurs bourses le prix de la rédemption du monde; la seule différence qui les distingue de Judas, c'est que celui-ci se contenta de quelques deniers pour le prix de ces choses, et que ceux-là, par une convoitise beaucoup plus insatiable, exigent des sommes infinies d'argent. Ils ont pour les richesses une soif qui ne peut s'éteindre. Ils craignent de les perdre, et ils s'affligent lorsqu'ils les ont perdues. Ils se reposent sur l'amour de ces biens, si toutefois, le soin qu'ils ont pour les conserver ou pour les augmenter leur permet de prendre un moment de repos. Quant à la perte ou au salut des âmes, ils s'en mettent peu en peine. Certes, ce ne sont pas des mères, puisque une fois gros, gras et bien nourris du,patrimoine de Jésus-Christ, ils ne compatissent point aux douleurs de Joseph (Am 6,6). Une vraie mère ne se dissimule point; elle a des mamelles et ces mamelles ne sont pas vides. Elle sait se réjouir avec ceux qui se réjouissent, pleurer avec ceux qui pleurent, et elle ne cesse de faire sortir de l'une le lait de l'exhortation, et de l'autre celui de la consolation. Mais c'est assez comme cela pour ce qui est des mamelles de l'Épouse et du lait qu'elles renferment.
4. Il faut que je vous découvre maintenant quels sont les parfums qu'elles exhalent, pourvu, néanmoins, que vous m'aidiez de vos prières, afin que je puisse exprimer dignement, et au profit de ceux qui m'écoutent, les sentiments que Dieu m'a donnés sur ce sujet. Les parfums de l'Époux et ceux de l'Épouse diffèrent de même que leurs mamelles. Pour ceux de l'Époux, nous avons déjà dit en quel lieu nous devons en parler. Considérons seulement en ce moment les parfums de l'Épouse, et faisons-le avec d'autant plus de soin que l'Écriture les a particulièrement recommandés à notre attention, car, elle ne les a pas seulement appelés bons, mais très-bons. Or, je proposerai plusieurs espèces de parfums, afin de choisir ceux qui conviennent le mieux aux mamelles de l'Époux. Il y a le parfum de la contrition; le parfum de la dévotion; et le parfum de la piété. Le premier pique et cause une douleur. Le second la tempère et l'adoucit. Et lé troisième guérit et chasse la maladie. Examinons-les chacun en particulier, avec quelque détail.
5. Il y a donc un parfum que l'âme, enveloppée de plusieurs crimes, se compose, lorsque, commençant à faire réflexion sur sa conduite, elle recueille, rassemble et broie dans le mortier de sa conscience, une infinité de péchés de différentes sortes, et, les mettant dans la chaudière d'un coeur tout enflammé, elle les fait cuire en quelque sorte, sur le feu du repentir et de la douleur, et peut dire avec le Prophète: «Mon coeur s'est échauffé en moi-même, et le feu qui me dévore s'allume encore davantage lorsque je pense à mes crimes passés (Ps 39,4).» Voilà le parfum dont l'âme pécheresse se doit servir dans les commencements de sa conversion, et qu'il lui faut appliquer sur ses plaies encore récentes. Car, le premier sacrifice qu'elle doit faire à Dieu, est celui d'un esprit pénétré de la douleur et du regret de ses fautes (Ps 51,17). Aussi, tant qu'elle n'a point de quoi composer un parfum meilleur ni plus précieux, parce qu'elle est pauvre et misérable, elle ne doit pas négliger, en attendant, d'apprêter toujours celui-là, quoiqu'elle le compose de matières bien viles, parce que Dieu ne méprisera jamais un coeur contrit et humilié. Et elle paraîtra d'autant moins vile aux yeux de Dieu, qu'elle le sera elle-même davantage à ses propres yeux, dans le souvenir de ses péchés.
6. Néanmoins, si ce parfum invisible et spirituel a été figuré par cet autre parfum dont l'Évangile rapporte que la pécheresse oignit les pieds de Jésus-Christ, nous ne saurions le regarder comme tout-à-fait vil. Car, que lit-on du premier? «Toute la maison, dit l'Évangéliste, fut embaumée de ce parfum (Mt 26 et Jn 7).» Il était répandu par les mains d'une pécheresse (a), et versé sur les extrémités du corps, c'est-à-dire, sur les pieds, et néanmoins, il ne fut point si vil et si méprisable, que la force et la douceur de son ardeur ne remplit toute la maison. Que si nous considérons de quelles senteurs l'Église est parfumée dans la conversion d'un seul pécheur, et quelle odeur de vie pour la vie devient chaque pénitent qui se repent publiquement et parfaitement de ses péchés, nous pourrions bien dire aussi de ce parfum, sans hésiter, que toute la maison en est embaumée. Car l'odeur de la pénitence pénètre jusqu'aux demeures célestes des bienheureux, si bien que, selon le témoignage de la vérité même, «il y a une grande joie parmi les anges de Dieu, au sujet d'un pécheur qui fait pénitence (Lc 15,7).» Réjouissez-vous, ô pénitents, prenez courage, vous qui êtes faibles et timides, vous, dis-je, qui, à peine sortis du siècle, et de vos voies corrompues, vous êtes sentis aussitôt remplis de l'amertume et de la confusion d'un esprit touché de repentir, tourmentés troublés par la douleur excessive de vos plaies encore récentes. Que vos mains mêlent avec confiance l'amertume de la myrrhe pour cette onction salutaire: car Dieu ne rejettera point un coeur contrit et humilié. Il ne faut point mépriser ni estimer vile cette sorte d'onction, dont l'odeur n'attire pas seulement les hommes à se convertir, mais invite même les anges à se réjouir.
a Dans cet endroit comme en plusieurs autres et particulièrement dans son troisième sermon pour le jour de l'Assomption, saint Bernard confond la pécheresse dont saint Luc parla au chapitre VII, avec Marie soeur de Lazare et de Marthe, qui répandit sur les pieds de Jésus, dans la bourgade de Béthanie (Jn 12): «un parfum dont la bonne odeur remplit toute la maison;» mais la plupart des écrivains antérieurs à saint Grégoire, et même beaucoup de nouveaux, les distinguent l'une de l'autre, et même de Marie-Madeleine, dont Jésus avait chassé sept démons (Mc 16) et qui, selon saint Luc, suivit Jésus avec les autres saintes femmes, quelque temps même ayant la conversion de la femme pécheresse, à ce qu'ils croient; et comme ils le prouvent par de sérieux argumenta, il faut en convenir. Ou peut voir plus loin le sermon XII, n. 5.
7. Mais il y a un autre parfum, d'autant plus précieux celui-là, que la matière qui le compose est beaucoup plus excellente. Pour ce qui est de la matière du premier, il ne faut pas aller la chercher bien loin, nous la trouvons sans peine chez nous, et la cueillons en abondance dans notre jardin, toutes les fois que nous en avons besoin. Car qui est celui qui n'a pas, quand il veux, assez d'injustices et de péchés de son propre fonds, sous la main, du moins s'il ne veut point se faire illusion? Tels sont, comme vous vous le rappelez, les ingrédients du premier parfum dont je vous ai parlé plus haut. Mais pour les aromates qui entrent dans le second, ce n'est point notre terre qui les produit; nous les allons chercher bien loin dans les pays les plus reculés. Car tout don excellent et parfait vient d'en haut, et nous est communiqué par le père des lumières. Or ce parfum est composé des bienfaits que la bonté divine a départis au genre humain. Heureux celui qui a soin de les recueillir, et de se les remettre devant les yeux de l'esprit, avec des actions de grâces proportionnées à leurs grandeur. Certainement si, après les avoir mis en morceau et broyés dans le,mortier du coeur avec le pilon de la fréquente méditation, on les fait bouillir ensemble sur le feu d'un saint désir, et qu'on y verse ensuite de l'huile de joie, ce parfum sera infiniment plus précieux et plus excellent que le premier. Il suffit, pour le prouver, d'alléguer le témoignage de celui qui a dit: «Le sacrifice de louanges m'honorera (Ps 50,23).» En effet, il ne faut point douter que le souvenir des bienfaits n'excite à louer le bienfaiteur.
8. Puisque l'Écriture, en parlant du premier, témoigne seulement que Dieu ne le méprise pas (Ps 51,19), il est clair qu'elle relève beaucoup plus celui qui l'honore. De plus, le premier se verse sur les pieds, et le second sur la tête. Car si dans Jésus-Christ la tête se doit rapporter à la divinité, suivant cette parole de saint Paul, «Dieu est la tête de Jésus-Christ (1Co 11,3),» c'est évidemment parfumer la tête, que de lui rendre des actions de grâces, parce que c'est toucher Dieu, non pas l'homme. Ce n'est pas que celui qui est Dieu ne soit homme aussi, puisque Dieu et l'homme ne font qu'un même Christ, mais parce que tout bien vient de Dieu non de l'homme, même celui qui s'exerce par l'homme. En effet, c'est incontestablement l'esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien. C'est pourquoi l'Écriture maudit celui qui met son espérance en l'homme (Jr 17,5); parce que si toute notre espérance dépend, avec raison, de l'homme Dieu, néanmoins ce n'est pas seulement parce qu'il est homme, mais parce qu'il est Dieu. Voilà pourquoi le premier parfum se répand sur les pieds, et le second sur la tête, c'est que l'humiliation d'un coeur contrit convient à notre humble chair, et que la gloire sied bien à la majesté et à la grandeur. Vous voyez quel est ce parfum . que je vous propose, puisque cette tète redoutable aux Principautés mêmes, non-seulement ne dédaigne pas d'en être parfumée, mais le tient même à grand honneur, en disant; «le sacrifice de louanges m'honorera (Ps 50,23).»
9. C'est pourquoi il n'appartient pas à celui qui est pauvre et indigent, qui a le coeur pusillanime, de composer ce parfum, parce que c'est la seule confiance qui en possède la matière, mais une confiance, qui naît de la liberté de l'esprit et de la pureté du coeur. Car l'âme qui est pusillanime et de peu de foi, en est empêchée par le peu de bien qu'elle a; et sa pauvreté ne lui permet pas de s'occuper aux louanges de Dieu, ou à la contemplation des bienfaits qui produisent ces louanges. Et si quelque fois elle veut s'élever jusque là, elle est aussitôt rappelée par le soin et l'inquiétude que lui donnent ses affaires domestiques, et se trouve serrée en elle même, par la nécessité qui la presse. Si vous me demandez la cause de cette misère, vous reconnaîtrez, si je ne me trompe, que vous éprouvez maintenant, ou que vous avez éprouvé, en vous, celle que je vous dirai. Il me semble que cette langueur, cette défiance de l'âme vient ordinairement de deux causes, ou de la nouveauté de la conversion, ou de la tiédeur des pratiques, bien que la conversion date déjà de longtemps. L'une et l'autre de ces deux choses humilie sans doute, abat la conscience, et la jette dans le trouble et l'inquiétude, lorsqu'elle considère que ses anciennes passions ne sont point encore mortes en elle, soit parce qu'elle est nouvellement convertie, soit à cause de la tiédeur où elle est; et ainsi se trouvant obligée de s'employer entièrement A arracher de son coeur les épines des iniquités et les ronces des convoitises, elle ne peut pas prendre l'essor bien loin. En effet, comment celui qui se fatigue à gémir et à soupirer, pourra-t-il en même temps se réjouir dans les louanges de Dieu? Comment «les actions de grâces et les paroles de louange (Is 51,3),» pour me servir de l'expression du prophète Isaïe, pourront elles résonner dans la bouche de celui qui pleure et s'afflige sans cesse? Car, comme nous apprend le Sage, «La musique avec les larmes est une chose bien importune (Si 22,6).» D'ailleurs l'action de grâce ne précède pas le bienfait, elle le suit. Or, l'âme qui est encore dans la tristesse, ne se réjouit pas d'avoir reçu un bienfait, mais a besoin de le recevoir. Elle a donc sujet de faire des prières, mais elle n'en a point de rendre des actions de grâces. Car comment pourra-t-elle reconnaître une faveur qu'on ne lui a pas faite? Ce n'est donc pas sans raison que j'ai dit, qu'il n'appartient pas à une âme pauvre de faire ce parfum, qui se compose du souvenir des bienfaits de Dieu, attendu qu'elle ne peut pas voir la lumière, tant qu'elle regarde les ténèbres. Elle est dans l'amertume; et le triste souvenir de ses péchés occupe si fort sa mémoire, qu'elle n'y peut admettre aucun sujet de joie. C'est à ces personnes que s'adresse l'Esprit prophétique de David, lorsqu'il dit: «C'est eh vain que vous vous levez avant le jour (Ps 117,2).» En d'autres termes, c'est en vain que vous vous levez pour regarder les bienfaits qui réjouissent l'âme, si vous ne recevez d'abord la lumière qui la console dés péchés qui la troublent. Ce parfum n'est donc pas celui des pauvres.
10. Mais voyez qui sont ceux qui ont raison de se glorifier d'en avoir en abondance: «Les apôtres sortaient avec joie de la présence des juges, parce qu'ils avaient été trouvés dignes de souffrir des affronts pour le nom de Jésus (Ac 5,45).» Certes, ces hommes dont la douceur était à l'épreuve, non-seulement des paroles, mais des coups de fouets; étaient bien remplis de cette onction de l'esprit. Car ils étaient riches en charité, cette vertu qui ne s'épuise jamais, quelque dépense qu'on en fasse, et elle leur fournissait aisément de quoi offrir de grasses et belles victimes. Leurs coeurs répandaient partout une sainte liqueur, dont ils étaient pleinement imbus, lorsqu'ils publiaient les grandeurs de Dieu en diverses langues, selon que le Saint-Esprit les inspirait (Ac 2,2). On ne saurait douter que ceux dont l'Apôtre parlait en ces termes: «Je remercie sans cesse mon Dieu, pour voua, de la grâce qui vous a été donnée en Jésus-Christ, parce que vous avez acquis toutes sortes de richesses en lui, les richesses de la parole et les richesses de la science, en sorte qu'aucune grâce ne vous manquant, le témoignage de Jésus-Christ soit accompli et confirmé en vous (1Co 1,4),» ne fussent abondamment fournis de cette sorte de parfum. Dieu veuille que je puisse aussi rendre ces mêmes actions de grâces pour vous, et vous voir riches en vertus, gais dans les louanges de Dieu, et remplis jusqu'à déborder, de cette onction spirituelle en Jésus-Christ notre Seigneur.
11
1. J'ai dit à la fin du discours précédent, et je le répète encore bien volontiers, que je désire vous voir participer tous à cette onction sacrée par laquelle la piété se souvient des bienfaits de Dieu avec joie et action de grâces. Car cela est extrêmement avantageux , parce qu'il sert à alléger les travaux de la vie présente, qui deviennent plus supportables lorsque nous nous réjouissons dans les louanges de Dieu, et parce que rien ne représente aussi parfaitement sur la terre l'état des bienheureux dans le ciel, que l'allégresse de ceux qui louent Dieu. C'est pour cela que l'Écriture dit: «Heureux ceux qui demeurent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles (Ps 84,5).» Je pense que c'est particulièrement ce parfum que le Prophète avait en vue quand il s'écriait: «Comme il est lion et agréable, pour des frères, d'habiter ensemble! C'est comme un parfum précieux répandu sur la tête (Ps 133,5).» Car il semble que cela ne peut convenir au premier; en effet, s'il est bon, il n'est pourtant point agréable, attendu que le souvenir des péchés ne cause pas du plaisir, niais de l'amertume. D'ailleurs, ceux qui le composent ne demeurent pas ensemble, car chacun pleure à part ses propres péchés. Quant à ceux qui se répandent en actions de grâces, ils ne regardent que Dieu, et ne pensent qu'à lui; c'est pourquoi ils demeurent vraiment ensemble. Or, ce qu'ils font non-seulement est bon, car ils réservent la gloire a celui à qui elle appartient légitimement, mais agréable, puisqu'il leur procure beaucoup de satisfaction.
2. Voilà pourquoi je vous conseille à vous, qui êtes nies amis, de vous arracher quelquefois au souvenir fâcheux et pénible de vos péchés, et de marcher dans un chemin plus uni, en vous entretenant de pensées agréables, et en repassant, dans votre mémoire, les bienfaits de Dieu, afin que les regards que vous jetterez sur lui vous fassent un peu respirer de l'abattement et de la confusion que vous cause la considération de votre faiblesse. Je veux que vous suiviez le conseil que donne le Prophète, lorsqu'il dit: «Réjouissez-vous dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre coeur lui demande (Ps 37,4).» Il est nécessaire dé concevoir de la douleur de ses péchés, mais il ne faut pas qu'elle soit continuelle, et on doit la mélanger du souvenir agréable de la clémence de Dieu, de peur que la trop grande tristesse n'endurcisse le coeur et que le désespoir n'achève sa perte. Mêlons le miel avec l'absinthe, afin que ce breuvage, d'une salutaire amertume, tempéré par quelque douceur, puisse se boire et donner la vie. Écoutez comme Dieu même tempère l'amertume d'un coeur contrit, comme il retire de l'abîme du désespoir, celui qui est dans la langueur et le découragement, comme par le miel d'une douce et fidèle promesse, il console celui qui est dans. la tristesse et relève celui qui est dans la défiance. Il dit par son Prophète: «Je mettrai mes louanges dans votre bouche pour vous en servir comme d'un frein, de peur que vous ne vous perdiez (Is 49,9);» c'est-à-dire, de peur que la vue de vos péchés ne vous jette dans une tristesse excessive, et, qu'emporté par le désespoir, comme un cheval qui n'a plus de frein, vous ne tombiez dans le précipice et ne périssiez. Je vous retiendrai, dit-il, comme par le frein de ma miséricorde, je vous relèverai par mes louanges, et vous respirerez à la vue de mes bienfaits, au lieu de vous abattre par celle de vos maux, quand vous me trouverez plus indulgent que vous ne vous jugerez coupable. Si Caïn avait été arrêté par ce frein, il n'aurait pas dit en se désespérant:. «Mon crime est trop grand pour mériter qu'on me le pardonne (Gn 4,13).» Dieu nous garde de ce sentiment, oui, qu'il nous en garde. Car sa bonté est plus grande que quelque crime que ce soit. C'est pourquoi le Sage ne dit pas, que le juste s'accuse toujours, il dit seulement qu'il s'accuse au commencement de son discours (Pr 19,17), qu'il a coutume de finir par les louanges de Dieu. Voyez un juste qui observe cet ordre. «J'ai examiné, dit-il, mes actions et ma conduite, et j'ai dressé mes pas dans la voie de vos louanges (Ps 119,59),» afin que, après avoir souffert beaucoup de fatigues et de peines dans ses propres voies, il se réjouisse dans la voie des louanges de Dieu, comme dans la possession de toutes les richesses du monde. Et vous aussi, à l'exemple de ce juste, si vous avez des sentiments d'humilité de vous-mêmes, ayez du Seigneur des sentiments de confiance en sa bonté souveraine. Car vous lisez dans le Sage: «Croyez que le Seigneur est plein de bonté, et cherchez-le en simplicité de coeur (Sg 1,1).» Or, c'est ce que le souvenir fréquent, que dis-je? continuel de la libéralité de Dieu persuade aisément à l'esprit. Autrement, comment s'accompliraient ces paroles de l'Apôtre: «Rendant des actions de grâces en toutes choses (1Th 5,17), n si on bannit du coeur les sujets de gratitude et de reconnaissance? Je ne veux pas qu'on vous fasse le reproche honteux que l'Écriture adresse aux Juifs, en disant: «Ils ne se sont pas souvenus de ses bienfaits, ni des merveilles dont ils ont été les témoins oculaires (Ps 78,11).
3. Mais comme il est impossible à qui que ce soit de repasser en son esprit, et de se rappeler tous les biens que le Seigneur, si plein de miséricorde et de bonté, ne cesse de répandre sur les hommes, car, comme dit le Prophète, qui sera capable de raconter les miracles de la puissance du Seigneur, et de le louer à proportion de ce qu'il mérite (Ps 106,2)? Que du moins le principal et la plus grande de ses oeuvres, je veux dire l'oeuvre de notre rédemption, ne s'éloigne jamais de la mémoire de ceux qui ont été rachetés. Or, dans cette oeuvre, il y a deux choses qui me viennent à la pensée, que je tâcherai de vous faire remarquer, et cela le plus brièvement qu'il me sera possible; afin d'abréger, car je n'ai pas oublié cette parole: «Donnez occasion au sage, et il sera encore plus sage (Pr 9,9). N Ces deux choses sont, la manière dont elle s'est faite, et le fruit qu'elle produit. La manière consiste dans l'anéantissement de Dieu, et le fruit, en ce que nous sommes remplis de lui. Méditer sur le fruit, c'est semer en nous une sainte espérance; et méditer sur la manière, c'est allumer en nous un amour très-ardent. L'un et l'autre sont nécessaires à notre avancement, pour empêcher ou que notre espérance ne soit mercenaire, si elle n'est accompagnée d'amour, ou que notre amour ne se refroidisse, si nous le croyons infructueux.
4. Or le fruit que nous attendons de notre amour est celui que l'objet de notre amour nous a promis par ces paroles. «Ils vous donneront, dit-il, une mesure pleine, pressée, entassée, et qui débordera (Lc 16,38).» Cette mesure, à ce que je vois, sera sans mesure. Mais je voudrais bien savoir de quoi sera remplie cette mesure, ou plutôt cette immensité qui nous est promise. «Nul oeil, hormis le vôtre, ô mon Dieu, n'a vu les biens que vous avez préparés à ceux qui vous aiment (Is 64,4).» Dites-nous, s'il vous plaît, quels sont les biens que vous préparez, vous qui les préparez. Nous croyons et nous espérons avec confiance, puisque vous nous le promettez, que «nous serons comblés des biens de votre maison (Ps 65,5).» Mais de quels biens? Est-ce du froment, du vin, de l'huile, de l'or, de l'argent ou des pierres précieuses? Mais nous avons connu et vu ces choses, nous les voyons encore et les méprisons. Nous cherchons ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui n'est tombé dans la pensée d'aucun homme. Voilà ce qui nous plaît, et ce que nous souhaitons, voilà, quoi que ce soit, ce que nous sommes bien aises de chercher, «Dieu les éclairera tous intérieurement, dit-il, et il sera toutes choses en tous (Jn 6,45).» A ce que j'entends, la plénitude que nous attendons de Dieu, ne sera que de Dieu même.
5. Qui peut comprendre la douceur ineffable renfermée dans ce peu de paroles, «Dieu sera toutes choses en tous?» Pour ne rien dire du corps, il y a trois facultés dans l'âme: La raison, la volonté et la mémoire: et ces trois facultés sont l'âme même. Toute personne spirituelle reconnaît assez combien il lui manque en ce monde, pour être entière et parfaite. Pourquoi cela, sinon parce que Dieu n'est pas encore toutes choses en tous? C'est ce qui fait que la raison se trompe souvent dans ses jugements, que la volonté est agitée de troubles et de passions, et que la mémoire est confuse par l'oubli de quantité de choses qu'elle perd. Une créature si noble est soumise malgré elle à cette triple vanité, bien qu'elle; espère un jour en être délivrée. Car celui qui comble les désirs de l'âme par une affluence de biens, sera lui-même à la raison une plénitude de lumière, à la volonté une abondance de paix, et à la mémoire un objet toujours présent et éternel. O vérité, ô charité, ô éternité! O Trinité bien heureuse, et source de bonheur! Ma misérable trinité à moi soupire tristement vers vous, parce qu'elle a le malheur d'être éloignée de vous. En combien d'erreurs, de peines et de craintes, cet éloignement ne l'a-t-il point plongée? Hélas! malheureux que je suis, quelle trinité ai-je échangée contre la vôtre? «Mon coeur a été troublé,» c'est le sujet de ma douleur: «Mes forces m'ont quitté,» c'est la raison de ma crainte: «La lumière de mes yeux m'a abandonnée (Ps 38,11),» c'est la cause de mon égarement. O trinité de mon âme, que vous avez trouvé dans ce lieu d'exil une trinité différente de celle de mon Dieu!
6. Néanmoins, «ô mon âme, pourquoi êtes-vous triste, et pourquoi me troublez-vous? Mettez votre espérance en Dieu. Car j'espère que je lui rendrai encore mes actions de grâces (Ps 13,6);» lorsque l'erreur sera bannie de ma raison, la douleur de ma volonté; et la crainte de ma mémoire, et que cette merveilleuse sérénité, cette parfaite douceur, et cette sécurité éternelle que nous espérons, auront succédé à tous ces maux. La vérité qui est Dieu, fera la première de ces choses, la charité, qui est Dieu, fera la seconde, et la souveraine puissance, qui est Dieu, fera la troisième, et Dieu sera tout en tous; la raison recevra une lumière qui ne s'éteindra jamais, la volonté jouira d'une pais qui ne sera traversée par aucun trouble, et la mémoire s'attachera éternellement à une source inépuisable de bonheur. Voyez si on ne pourrait point attribuer la première au Fils, la seconde au Saint-Esprit, et la troisième au Père, en sorte pourtant qu'on n'en soustraie aucune ni au Père, ni au Fils, ni à l'Esprit, de peur que quelqu'un ne croie que la distinction des personnes, en diminue la perfection, ou qua leur perfection ôte ce que chacune d'elles a de propre et de particulier. Considérez encore si les enfants du siècle éprouvent rien de semblable dans les plaisirs de la chair, dans les spectacles du monde, et dans les pompes de Satan; et néanmoins c'est par ces choses que la vie présente séduit ses misérables amateurs, suivant cette parole de saint Jean: «Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et ambition du siècle (1Jn 2,47).» Voilà pour ce qui est du fruit de la rédemption.
7. Quant à la manière de la rédemption, que nous avons dit, si vous vous en souvenez, être l'anéantissement de Dieu, je vous prie d'y considérer aussi principalement trois choses. Car ce n'a pas été un simple, un médiocre anéantissement; mais un anéantissement qui est allé jusqu'à la chair, jusqu'à la mort, jusqu'à la croix. Qui peut se faire une juste idée de cet excès d'humilité, de douceur, de bonté ineffable, qui a porté une Majesté si haute et si souveraine à se couvrir d'une chair, à souffrir la mort, à être déshonorée sur une croix? Mais on dira peut-être: Le Créateur ne pouvait-il réparer son ouvrage sans tant de peines? Il le pouvait, mais il a mieux aimé le faire par les souffrances, afin que désormais les hommes n'eussent plus aucun sujet de tomber dans le vice si détestable et si odieux de l'ingratitude. Sans doute il a enduré beaucoup de travaux, mais ce fut afin de se rendre les hommes redevables de beaucoup d'amour, et pour que la difficulté de la rédemption portât à la reconnaissance ceux à qui la facilité de leur création en avait si peu inspiré. Car, que disait l'homme ingrat, lorsqu'il n'était encore que créé? J'ai été créé gratuitement, je le confesse, mais mon Créateur n'a eu ni peine ni mal à me former. Il m'a créé comme tous les autres êtres, d'un seul mot. La grande affaire de donner même les plus grandes choses, quand il n'en coûte qu'une parole! Voilà comment l'impiété des hommes diminuait le bienfait de la création, et tirait un sujet d'ingratitude de ce qui devait être la cause de leur amour, et cela pour avoir une excuse dans leurs péchés. Mais la bouche de ceux qui tenaient de méchants discours a été fermée. On voit plus clair que le jour, ô homme misérable, tout ce qu'il en a coûté à Dieu pour te sauver, car il n'a pas dédaigné de se faire esclave de Seigneur, pauvre de riche, chair de Verbe, fils de l'homme de fils de Dieu qu'il était. Souvenez-vous que si vous avez été créés de rien, vous n'avez pas été rachetés pour rien. C'est en six jours qu'il a créé toutes choses, et vous avec elles. Mais il a mis trente ans à opérer votre salut sur la terre. O que de travaux il a soufferts! N'a-t-il pas accru par l'ignominie de la croix, les infirmités de la chair, et les tentations de l'ennemi, et ne les a-t-il pas comblées par l'horreur de sa mort? Aussi était-il nécessaire, Seigneur, que voulant ainsi sauver les hommes et les bêtes, pour user de l'expression de votre Prophète, vous augmentassiez le nombre et la grandeur de vos miséricordes (Ps 36,8).
8. Méditez sur ces choses, et occupez-vous y sans cesse. Versez dans votre coeur ces sortes de parfums, pour dissiper l'odeur infecte de vos péchés qui l'a tourmenté si longtemps et pour avoir en abondance ces parfums qui ne sont pas moins doux que salutaires. Et toutefois ne pensez pas encore avoir de ces parfums excellents, qui sont sur les mamelles de l'Epouse, dont je ne veux pas commencer à parler maintenant, attendu que le temps me presse de finir ce discours. Retenez seulement ce que nous avons dit des autres, témoignez par votre conduite que vous les possédez déjà, et qu'ils vous servent à m'aider de vos prières, afin que je puisse parler dignement de si grandes délices de l'Épouse, et exciter vos coeurs à l'amour de l'Époux qui est Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il.
12
1. Il me souvient que je vous ai parlé de deux parfums; de celui de la contrition, qui comprend plusieurs péchés, et de celui de la dévotion qui contient plusieurs bienfaits: tous deux, salutaires, mais non pas tous deux agréables. Car le premier a une vertu piquante qui se fait sentir, parce que le souvenir amer des péchés, porte à la componction, et cause de la douleur; au lieu que le seconda une vertu lénitive, qui donne de la consolation et apaise la douleur par la considération de la bonté de Dieu. Mais il y a un parfum qui est bien plus excellent que les deux premiers, je l'appelle le parfum de la piété, parce qu'il est composé des nécessités des pauvres, de l'abattement des opprimés, du trouble de ceux qui sont tristes, des fautes de ceux qui pèchent, et enfin de tous les malheurs des misérables, fussent-ils nos ennemis. Ces ingrédients semblent méprisables, mais le parfum qui en est formé, surpasse infiniment tous les autres. Il a une vertu qui guérit. «Car bienheureux sont ceux qui font miséricorde, parce qu'ils recevront miséricorde (Mt 5,7).» Donc, plusieurs misères ramassées ensemble, et regardées par l'oeil de la piété, sont la matière qui compose ces parfums précieux, dignes des mamelles de l'Épouse, et agréables aux sens de l'Époux. Heureuse est l'âme qui a soin de s'enrichir et de s'inonder de ces parfums, de les étendre de l'huile de la miséricorde, et de les faire cuire au feu de la charité. Qui croyez-vous que soit cet homme bienheureux, dont parle le Prophète, qui a pitié et qui prête (Ps 112,5); sinon celui qui compatit volontiers aux maux des autres, qui est prompt à les secourir, qui met plutôt son bonheur à donner qu'à recevoir, qui est facile à pardonner et difficile à se mettre en colère, qui ne se venge jamais, et qui en toutes choses regarde les nécessités de son prochain, comme les siennes propres? O âme bienheureuse, qui que vous soyez, qui êtes dans une si sainte disposition, qui êtes pleine de la rosée de la miséricorde, qui avez des entrailles de charité, qui vous rendez toute à tous, qui vous considérez comme un vase perdu, afin d'assister et de secourir les autres en tout temps et en tout lieu, et enfin qui êtes morte à vous-même, pour vivre à tout le monde, vous possédez certainement ce troisième et précieux parfum, et il coule de vos mains une liqueur infiniment douce et agréable. Elle ne se sèchera point dans les temps mauvais, et l'ardeur de la persécution ne la fera point tarir; Dieu ne mettra en oubli aucun de vos sacrifices, et il rendra parfait votre holocauste.
2. Il y a des hommes riches dans la cité du Seigneur des vertus. Il faut- voir si quelques-uns d'entre eux, ont ces parfums. Le premier qui se présente à moi, et qu'on rencontre ordinairement partout, c'est Paul, ce vase d'élection, ce vase vraiment aromatique et odoriférant, ce vase rempli de toutes sortes de poudres de senteurs. Car il était la bonne odeur du Christ en tout lieu. Certes, ce coeur généreux qui prenait tant de soin de toutes les Églises de la terre, répandait bien loin des parfums d'une douceur incomparable. Voyez un peu de quelle nature étaient ceux dont il s'était fourni. «Tous les jours, dit-il, je meurs pour votre gloire (1Co 15,31).» Et encore: «Qui s'affaiblit sans que je m'affaiblisse aussi avec lui, qui est scandalisé sans que je brûle (1Co 11,29)?» Et beaucoup d'autres choses semblables que vous connaissez, et que cet homme si riche avait en abondance, et dont il se servait pour composer les plus excellents parfums. Il était bien juste d'ailleurs, que les mamelles qui allaitaient les membres de Jésus-Christ, dont Paul était comme la mère, car il les engendra plusieurs fois, jusqu'à ce que le Sauveur fût formé en eux, et qu'ils eussent quelque rapport et quelque proportion avec leur chef, fussent embaumées par les parfums les plus rares et les plus précieux.
3. Écoutez encore comment un autre juste avait en main des matières choisies, dont il composait d'excellents parfums. «Nul pèlerin, dit-il, n'a jamais couché dehors. Ma porte a toujours été ouverte à ceux qui voyageaient (Jb 31,32).» Et ailleurs: «J'ai servi d'oeil à l'aveugle, et de pied au boiteux. J'étais le père des pauvres; je brisais les mâchoires du méchant, et lui arrachais sa proie d'entre les dents. Qu'on dise si j'ai refusé aux pauvres ce qu'ils désiraient, et si j'ai fait languir les peux de la veuve, après ce que je lui voulais donner; si j'ai mangé seul mon pain, et, si le pupille ne l'a pas mangé avec moi; si j'ai méprisé un passant, (a) parce qu'il était mal vêtu, et un pauvre qui n'avait point d'habit; s'il ne m'a pas béni de ce que je le couvrais, et s'il n'a pas été réchauffé de la laine de mes brebis (Jb 29,15).» De quelle odeur pensons-nous que ce juste avait embaumé la terre par ses oeuvres de charité? Chacune de ses actions était autant de parfums. Il en avait rempli sa propre conscience, afin de modérer l'infection de sa chair corruptible, par l'odeur agréable qui s'exhalait du fond de son âme.
4. Joseph, après avoir fait courir après soi toute l'Égypte à l'odeur de ses parfums, voulut bien encore les départir à ceux même qui l'avaient vendu. Il est vrai qu'il leur faisait des reproches avec un visage irrité, mais les larmes s'échappaient de l'onction de son coeur, et ces larmes n'étaient pas des marques de sa colère, mais des témoignages de la vivacité de son amour. Samuel pleurait Saül qui le cherchait pour le tuer, (1S 15,35), et l'onction de piété venant comme à se fondre
a Saint Bernard cite d'après l'ancienne version; la vulgate porte maintenant «le mourant» d'après le texte hébreu et les Septante.
au-dedans de lui, parce que sou coeur s'embrasait par le feu de la charité, coulait au dehors par les yeux. Enfin, c'est la bonne odeur que la réputation avait répandue de tous côtés, qui fait dire de lui à l'Écriture sainte: «Tout le monde depuis Dan jusqu'à Bersabée, connut que Samuel était le fidèle Prophète du Seigneur (1S 3,20).» Que dirai-je de Moïse? De quel gras parfum n'avait-il point rempli son coeur? Ce peuple rebelle, au milieu duquel il était pour un temps, ne put jamais avec tous ses murmures, et toute sa fureur, lui faire perdre cette onction de l'esprit, quand il l'eut une fois reçue, ni l'empêcher de conserver sa douceur ordinaire, au milieu des différends et des querelles qui naissaient tous les jours. Aussi est-ce avec justice que le Saint-Esprit a rendu ce témoignage de lui, qu'il était le plus doux de tous les hommes de son temps (Nb 12,3): Car il était pacifique avec ceux qui haïssaient la paix, (Ps 120,7), si bien que non-seulementil ne se mettait point en colère contre un peuple ingrat et rebelle, mais intercédait même pour lui, lorsque Dieu était irrité contre lui. C'est ce que nous lisons dans l'Écriture: «Dieu protesta de les perdre entièrement, si Moïse qui était son favori, n'eût arrêté les effets de sa vengeance, en le conjurant de détourner sa colère, et dune les pas détruire tout à fait (Ps 106,23). Enfin, dit-il, geignent, ou pardonnez-leur, ou effacez-moi du Livre de Vie (Ex 32,32).» O homme vraiment plein de l'onction de la miséricorde! Certes il parle bien avec la tendresse d'un Père, puisqu'il ne peut goûter aucun plaisir, qu'avec ceux qu'il a engendrés. C'est comme si un homme riche disait à quelque pauvre femme: Entrez, pour dîner avec moi, mais laissez dehors ce petit enfant que vous portez entre vos bras, parce qu'il ne fait que pleurer, et nous incommoderait. Cette mère le ferait-elle, à votre avis? N'aimerait-elle pas mieux jeûner, que de manger seule avec ce riche, en abandonnant ce cher gage de son amour? Ainsi Moïse ne veut point entrer dans la joie de son Seigneur, si on laisse dehors ce peuple, qui bien que inquiet et ingrat ne laisse pas d'être chéri de lui aussi tendrement que s'il était véritablement sa mère. Ses entrailles le font beaucoup souffrir, il est vrai, mais il aime mieux souffrir le mal qu'elles lui font, que d'endurer qu'on les lui arrache.
5. Qu'y a-t-il de plus doux que David qui pleurait la mort de celui qui avait toujours désiré la sienne, (2S 1,11), et souffrait si impatiemment la perte de celui à qui il succédait sur le trône? Combien eut-il de peine à se consoler de la mort de son fils parricide (2S 19,4)? Certainement cette affection si grande était une marque infaillible d'une grande et excellente onction. Aussi disait-il à Dieu avec confiance: «Souvenez-vous, Seigneur, de David et de toute sa douceur (Ps 132,1).» Tous ces saints personnages ont donc eu d'excellents parfums, qui, encore aujourd'hui, répandent une odeur très-douce dans toutes les Églises. Mais cela ne leur est point particulier. Car tous ceux qui, durant cette vie, ont été bienfaisants et charitables, se sont étudiés à vivre avec tant de douceur parmi les heureux, ne se sont pas approprié, mais ont comme mis en commun toutes les grâces qu'ils ont eues, estimant qu'ils étaient également redevables aux amis et aux ennemis, aux sages et aux insensés; ont été utiles à tous, humbles par dessus tous, et aimés de Dieu et des hommes plus que tous, tons ceux-là, dis-je, ont répandu une odeur de vertus qui est encore maintenant en bénédiction, et les parfums précieux qui se sont exhalés de leur temps, nous embaument encore de nos jours. Ainsi, mon frère, qui que vous soyez, si vous nous faites part volontiers à nous qui sommes vos compagnons, des dons que vous avez reçus d'en haut; si vous vous montrez officieux, affectionné, agréable, facile, humble, nous vous rendrons tous ce témoignage, que vous exhalez aussi d'excellents parfums. Quiconque d'entre vous ne supporte pas seulement les infirmités de ses frères, tant celles du corps, que de l'esprit, mais s'il lui est permis et s'il le peut faire, les aide par ses services, les fortifie par ses exhortations, les forme par ses conseils, ou s'il ne le peut à cause de la règle, au moins ne cesse point de les assister dans leur faiblesse par la ferveur de ses oraisons, quiconque, dis-je, d'entre vous, exerce 'ces oeuvres de charité, répand certainement une bonne odeur parmi ses frères, et une odeur d'excellents parfums. Un frère comme celui-là dans une communauté , c'est du baume dans la bouche: on le montre comme une merveille, et tous disent de lui «Voilà celui qui aime ses frères et le peuple d'Israël; voilà celui qui prie beaucoup pour le peuple, et pour toute la ville sainte (2M 15,14).»
6. Mais voyons si nous ne trouverons rien dans l'Évangile qui concerne aussi ces parfums. «Marie-Madeleine et Marie mère de Jacques et Salomé, achetèrent des senteurs, afin d'embaumer le corps de Jésus, (Mc 15).» Quelles sont ces senteurs si pieuses qu'elles méritent d'être achetées et apprêtées pour le corps de Jésus-Christ, et si abondantes qu'elles suffisent pour le parfumer tout entier? Car les deux premiers parfums n'ont été ni faits ni achetés particulièrement pour servir au Seigneur, outre que nous ne lisons point, qu'on les versa sur tout son corps; mais la première fois, on voit venir tout d'un coup une femme qui baise ses pieds, et qui les parfume (Mt 16), et la seconde on voit cette même femme ou une autre, quia un vase de parfum, et qui les épanche sur sa tête, (Mc 14,3); au lieu qu'ici elles achètent des aromates, afin d'embaumer Jésus. Elles achètent, non de l'huile de parfum, mais des aromates, l'huile de parfum n'était pas faite, elles la font tout exprès pour embaumer, non une seule partie du corps, comme les pieds, ou la tête, mais Jésus, comme dit l'Évangile, c'est-à-dire son corps tout entier.
7. Vous pareillement, qui que vous soyez, si vous prenez des entrailles de miséricorde, ne soyez pas seulement libéral et obligeant envers vos parents, ou envers ceux dont vous avez reçu du bien, ou dont vous espérez en recevoir, car les païens font cela aussi bien que vous; mais si, selon le conseil de saint Paul, vous tâchez de rendre ces devoirs de charité à tout le monde, en sorte que vous ne les déniiez pas, même à vos ennemis, il est hors de doute que vous êtes aussi riche en excellents parfums, et que vous n'oignez pas seulement la tête et les pieds du Seigneur, mais que vous avez entrepris encore, autant qu'il est en vous, de parfumer tout son corps, qui est l'Église. Et peut-être le Seigneur Jésus ne voulut-il pas qu'on répandit sur son corps mort les parfums qu'on avait préparés, afin de les conserver pour son corps vivant. Car l'Église est vivante, elle qui mange le pain vivant descendu du ciel. C'est le corps de Jésus-Christ qui lui est le plus cher, puisque nul chrétien n'ignore qu'il a livré son autre corps à la mort, afin que celui-ci fût immortel. Il désire qu'elle soit embaumée et que ses membres infirmes soient l'objet d'onctions salutaires. Il a donc réservé pour elle ces parfums, lorsque, prévenant l'heure, et hâtant sa gloire, il n'a pas trompé mais instruit la dévotion des saintes femmes qui venaient pour l'embaumer. Il a refusé d'être parfumé, mais pour épargner le parfum, non point parce qu'il le méprisait, il ne dédaignait pas ce pieux devoir, mais il en remettait l'utilité à un autre temps. Je dis l'utilité non de ce parfum matériel et corporel, mais d'un spirituel dont celui-là était la figure. En ce parfum donc ce maître si plein de bonté épargnait ces autres parfums spirituels si excellents, qu'il désirait vair employés aux besoins spirituels et corporels de ses membres, D'ailleurs un peu auparavant lorsqu'on en répandait d'assez précieux sur sa tête ou sur ses pieds, empêcha-t-il de le faire? Au contraire il reprit même ceux qui l'empêchaient. Car comme Simon s'indignait de ce qu'il permettait à une pécheresse de le toucher, il fit une parabole pour l'en reprendre; et répondit à d'autres qui se plaignaient de la perte qu'on faisait de ce parfum: «Pourquoi tourmentez-vous cette femme (Mt 27,10)?»
8. Pour faire ici une petite digression, il m'est aussi arrivé quelquefois, qu'étant assis pour mon utilité particulière, aux pieds de Jésus, pour pleurer dans le souvenir de mes péchés, ou qu étant debout auprès de sa tète, ce qui m'arrivait plus rarement, je me réjouissais dans le souvenir de ses bienfaits, j'ai entendu ces paroles: «Pourquoi cette perte?» on m'accusait de ne vivre que pour moi seul, parce qu'on pensait que je pouvais être utile à plusieurs. Et on ajoutait: «car on pourrait le vendre bien cher, et en donner le prix aux pauvres». Mais quel avantage me reviendrait-il de gagner tout le monde, si je me perdais moi-même? C'est pourquoi, regardant ces paroles comme les mouches dont l'Écriture parle (Qo 10,1), qui corrompent toute la douceur du parfum où elles vont périr, je me suis souvenu de ce mot divin .» Mon peuple, ceux qui vous disent heureux vous trompent (Is 3,12).» Mais que ceux qui me reprochent mon repos écoutent le Seigneur m'excuser et répondre pour moi: «Pourquoi, dit-il, tourmentez-vous cette femme (Mt 26,10)?» C'est-à-dire, vous ne voyez que le dehors, et vous jugez sur ce que vous voyez. Ce n'est pas un homme, comme vous croyez, qui puisse mettre la main à des choses fartes, mais c'est une femme. Pourquoi tentez-vous de lui imposer un joug que je sais bien qu'il n'est pas capable de porter? Il exerce de bonnes oeuvres envers moi. Qu'il demeure dans le bien, tant qu'il ne peut pas faire mieux. Lorsque par un progrès spirituel, de femme il sera devenu homme, et homme parfait, il pourra s'employer à faire une oeuvre parfaite.
9. Mes frères, respectons les évêques, mais redoutons les travaux où le devoir de leur charge les engage. Si nous en considérons bien la peine, nous n'en désirerons point l'honneur. Reconnaissons que cette dignité est au-dessus de nos forces; et que des épaules délicates et efféminées ne se hasardent pas à porter les fardeaux des hommes. Ne les censurons pas, mais honorons-les. Car il y a de l'inhumanité à reprendre les actions de ceux dont on fuit les travaux. Quelle témérité n'est-ce point à une femme qui file dans sa maison, de faire des reproches à un homme qui retourne du combat? Si donc celui qui vit dans un cloître remarque qu'un prélat, engagé dans le monde, se conduit avec moins de régularité et de discrétion qu'il ne devrait, dans ses discours, dans sa manière de vivre, dans son sommeil, ses ris, ses colères, ou ses jugements; qu'il ne se hâte pas de le condamner aussitôt; qu'il se souvienne au contraire qu'il est écrit: «Un homme qui fait mal vaut mieux qu'une femme qui fait bien (Si 42,14)». Car si vous faites bien en veillant sur vous-même, celui qui en assiste plusieurs fait encore mieux, et mène une vie plus virile. S'il ne peut exercer les fonctions de son ministère, sans commettre quelques fautes, c'est-à-dire sans être inégal dans sa conduite, souvenez-vous que «la charité couvre beaucoup de péchés ().» Je dis cela contre deux tentations auxquelles lés religieux sont sujets: la première, de rechercher par ambition la dignité de l'épiscopat; et la seconde, d'être poussés, par une inspiration diabolique, à juger témérairement des actions des évêques.
10. Mais retournons aux parfums de l'Épouse. Voyez-vous combien on doit préférer aux autres le parfum de la piété, le seul dont la perte n'est point permise? Et on le perd si peu, qu'un verre d'eau froide ne demeure point sans récompense (Mt 10,42). Néanmoins celui de la contrition qui se compose du souvenir des péchés, et qui se verse sur les pieds du Seigneur, est bon aussi, puisque «Dieu ne méprisera point un coeur contrit et humilié (Ps 50,19).» Je pense que celui de la dévotion qui se fait du souvenir des bienfaits de Dieu est encore meilleur, parce qu'il est estimé digne de parfumer la tête, en sorte que Dieu dit de ce parfum-là: «Le sacrifice de louanges m'honorera (Ps 49,23).» Mais l'onction de la piété qui se fait de la compassion des misérables, et se répand partout le corps de Jésus-Christ les surpasse infiniment tous deux; et quand je dis le corps de Jésus, ce n'est pas de celui qui a été crucifié, mais de celui qui a été acquis par les souffrances du premier que je parle. Certes, il faut que ce parfum soit bien excellent puisque, en comparaison de ce parfum, Dieu témoigne qu'il ne regarde pas même les autres, lorsqu'il dit: «Je demande la miséricorde, non des sacrifices (Mt 9,13).» Je pense donc qu'entre toutes les vertus, les mamelles de l'Épouse exhalent principalement l'odeur de celle-là, puisqu'elle a tant de soin de se conformer en tout à la volonté de l'Époux. N'était-ce pas cette odeur de miséricorde que l'habite répandait même après sa mort? et si elle ressuscita bientôt, ce fut parce que cette odeur de la vie prévalut en elle sur celle de la mort.
11. Mais écoutez une parole abrégée sur ce sujet: Quiconque enivre, par ses paroles, et répand une bonne senteur par ses bienfaits, peut-être convaincu que c'est de lui qu'il est dit: «Vos mamelles sont meilleures que le vin, et elles exhalent un parfum très-délicieux(Ct 1,1)». Mais qui est celui qui en est arrivé là? Qui est celui d'entre nous qui possède pleinement et parfaitement, au moins une de ces deux qualités, en sorte qu'il ne lui arrive point quelquefois d'être stérile dans ses discours et tiède dans ses actions? Mais il y en a une qui peut sans aucun doute et à bon droit être louée de les posséder toutes les deux. C'est l'Église qui, dans le grand nombre de ses enfants, ne manque jamais d'en avoir qui lui procure de quoi enivrer, et de quoi embaumer. Car ce qui lui manque en l'un, elle le trouve en l'autre, selon la mesure que Dieu lui a départie, et le bon plaisir, de l'Esprit-Saint qui distribue ses dons à chacun, ainsi que bon lui semble. L'Egliserépand une odeur agréable dans la personne de ceux qui, se font des amis des richesses d'iniquités, et elle enivre par les ministres de la parole, oui épanchent sur la terre le vin d'une joie spirituelle, l'enivrent, pour ainsi dire, et recueillent du fruit dans leur patience. Elle se nomme elle-même Épouse avec hardiesse et confiance, parce qu'elle a vraiment les mamelles meilleures que le vin et exhalant l'odeur des parfums les plus précieux. Or bien que nul de vous n'ait assez de présomption pour appeler son âme l'Épouse du Seigneur, néanmoins comme nous sommes du corps de l'Église, qui se glorifie, à bon droit de ce nom, et de la chose qu'il signifie, ce n'est pas sans quelque raison que nous participons à cette gloire. Car on ne saurait nier que dans ce que nous possédons pleinement et entièrement tous ensemble, chacun de nous en particulier ait sa part. Grâces vous soient rendues, Seigneur Jésus, de ce que vous avez daigné nous associer à votre Église qui vous est si chère, non-seulementpour être Chrétiens, mais encore pour être unis à vous en qualité d'Épouse par de chastes et éternels embrassements, lorsque, à face, découverte, nous contemplerons aussi votre gloire, cette gloire que vous possédez également avec le Père et le saint Esprit dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
13
Bernard sur Cant. 10