Augustin, les Psaumes 31
31 Ps 31
Le peuple de Dieu environné des scandales de l'idolâtrie mettait sa confiance dans le Seigneur. Il en est de même du Christ dont le psaume est une prophétie, et qui remet son âme entre les mains de son Père avec l'espoir de la recouvrer bientôt par la résurrection. Le fidèle aussi, eu butte aux persécutions, doit se confier au Seigneur qui ne t'abandonnera point.
POUR LA FIN, PSAUME POUR DAVID EN EXTASE (1).
3101 1. Pour la fin, psaume pour David ou pour notre médiateur, qui a montré dans les persécutions une main puissante. Le mot d'extase ajouté au titre, marque cette exaltation de l'esprit qui est l'effet de la frayeur ou d'une révélation. Mais le psaume qui nous occupe, nous montre principalement cette crainte qu'éprouve le peuple de Dieu en face de la persécution de tous les païens, et de la foi qui s'affaiblissait sur la terre. C'est le médiateur qui parle tout d'abord, et ensuite le peuple qu'il a racheté par l'effusion de son sang lui rend ses actions de grâces, puis à la fin il parle longuement dans son trouble, ce qui est l'effet de l'extase. Deux fois le Prophète parle en son propre nom; peu avant la fin, puis à la fin.
3102 2. «J'ai mis en vous mon espoir, Seigneur, et je ne serai jamais confondu 2». Seigneur, mon espérance en vous ne sera point confondue, tant qu'on n'insultera en moi qu'un homme semblable aux autres hommes. «Dans votre justice, délivrez-moi et sauvez-moi». Dans votre justice, délivrez-moi de l'abîme de la mort, séparez-moi de ceux qu'il engloutit.
3103 3. «Prêtez l'oreille à mes cris 3». Exaucez-moi dans mon humilité, approchez-vous de moi. «Hâtez-vous de me délivrer». N'attendez point pour moi comme pour ceux qui croient en moi, la fin des temps pour me délivrer des pécheurs. «Soyez pour moi un Dieu propice». Protégez-moi en Dieu. «Soyez pour moi une forteresse et sauvez-moi», comme un asile sûr où je trouve le salut par la fuite.
3104 4. «C'est vous qui êtes ma force et mon refuge4». Car vous me donnez le courage
1. Ps 31,1.- 2. Ps 31,2.- 3. Ps 31,3.- 4. Ps 31,4.
pour endurer les persécutions de mes ennemis, vous êtes l'asile où je puis leur échapper, «Pour la gloire de votre nom, vous serez mon guide et mon aliment 1». Afin de faire connaître votre nom à tous les peuples, j'accomplirai en tout votre volonté, et en amenant les Saints, vous compléterez mon corps mystique et lui donnerez sa stature parfaite?
3105 5. «Vous me tirerez du piége qu'ils ont caché pour moi 2». Vous m'arracherez aux embûches secrètes qu'ils me tendent. «Parce que c'est vous qui êtes mon protecteur».
3106 6. «Je remets mon âme entre vos mains3», Je confie à votre puissance, cette âme que je recevrai bientôt. «Vous m'avez racheté, Seigneur, Dieu de vérité». Que le peuple racheté par les souffrances de son Dieu, et qui chante la gloire de son chef, s'écrie avec transport: «Vous m'avez racheté, Seigneur, vous qui êtes le Dieu de vérité».
3107 7. «Vous haïssez les adorateurs de la vanité et du néant 4». Vous haïssez ceux qui s'attachent à la fausse félicité de ce monde. «Mais moi, Seigneur, j'ai mis mon espoir en vous».
3108 8. «Je me réjouirai, je triompherai dans votre miséricorde», qui ne me trompe jamais. «Parce que vous rivez regardé mon humiliation 5», par laquelle vous m'avez assujetti à la vanité, mais avec l'espérance. «Vous avez arraché mon âme à l'angoisse s Vous avez délivré mon âme des tourments de la crainte, afin qu'elle pût vous servir librement dans la charité. -
3109 9. «Vous ne m'avez point resserré dans les mains de mes ennemis 6». Vous ne m'avez point resserré, de manière à m'ôter tout moyen d'aspirer après ma délivrance, à m'abandonner
1. Ps 31,4 - 2. Ps 31,5.- 3. Ps 31,6.- 4. Ps 31,7.- 5. Ps 31,8 - 6. Ps 31,9.
(254)
pour jamais sous la puissance du démon qui nous embarrasse dans les convoitises de cette vie, et nous effraie par la mort. «Vous avez affermi mes pas dans la voie spacieuse». La résurrection du Sauveur, que je connais, la mienne qui m'est promise, dégagent mon amour des étreintes de l'effroi et lui ouvrent la voie spacieuse de la liberté.
3110 10. «Ayez pitié de moi, ô Dieu, parce que je suis dans l'affliction». D'où vient chez mes persécuteurs cette cruauté soudaine qui m'inspire de l'effroi? «Ayez pitié de moi, ô Dieu». Ce n'est point la mort qui m'effraie, mais bien les tortures et les douleurs. «La colère a jeté le trouble dans mes yeux». Craignant d'être abandonné, je vous suppliais du regard, et la colère y a jeté le trouble. «Il s'en est de même de mon âme et de mes entrailles». Cette même colère a aussi troublé non âme et ma mémoire, qui me rappelait et les douleurs de mon Dieu pour moi, et ses promesses.
3111 11. «Ma vie a défailli dans la souffrance2». Ma vie est de confesser votre nom, mais elle a défailli dans la douleur, quand l'ennemi a dit: Les chrétiens à la torture jusqu'à l'abjuration. «Mes années s'écoutent dans les gémissements». On n'abrège point par la mort ces jours que je dois passer ici-bas, mais on me laisse vivre, et vivre dans les gémissements. «La disette affaiblit ma vigueur». Mon corps a besoin de santé, et on ne lui épargne pas les tourments; j'ai besoin de mourir et on me le refuse; dans ce double besoin, mon espoir s'affaiblit. «Et mes ossements sont dans le trouble». Et le trouble vient ébranler ma constance.
3112 12. «Plus que tous mes ennemis, je suis devenu un objet d'opprobre 3». Tous mes ennemis sont des impies, et néanmoins ils ne subissent le châtiment de leurs crimes que jusqu'à l'aveu: pour moi, ma confusion est plus grande, j'avoue ma faute, et au lieu de la mort, je rencontre la douleur. «Mes voisins y trouvent de l'excès». C'est là ce qui paraît excessif à ceux qui s'approchaient de moi pour vous connaître, et pour embrasser ma foi. «Ceux qui me connaissent en sont dans la stupeur». La vue de mes souffrances a frappé d'horreur et de crainte ceux qui me connaissent. o Ceux qui me voyaient au s dehors s'enfuyaient loin de moi». Ceux qui
1. Ps 31,10.- 2. Ps 31,11.- 3. Ps 31,12.
ne comprenaient pas mon espoir intérieur et invisible, se jetaient dans les joies visibles et superficielles.
3113 13. «Je suis dans l'oubli comme un mort effacé du coeur 1». Ils m'ont oublié comme si j'étais mort dans leur coeur. «Je suis pour eux comme un vase brisé». Je me suis cru inutile au service de Dieu, en vivant ici-bas, sans lui gagner personne, car chacun craignait de s'attacher à moi.
3114 14. «J'ai entendu le blâme de la multitude qui m'environnait 2». Dans mon pèlerinage ici-bas, j'ai reçu les outrages de la foule qui m'environnait, qui suivait le cours du siècle, et qui refusait de retourner avec moi dans la patrie éternelle. «Et comme ils s'assemblaient contre moi, ils cherchaient les moyens de surprendre mon âme». Pour amener à leurs complots mon âme qui pouvait leur échapper par la mort, ils ont formé le dessein de m'éloigner de la mort.
3115 15. «Mais moi, Seigneur, j'ai mis en vous mon espoir; j'ai dit: Vous êtes mon Dieu 3». Car vous n'êtes point changé et vous ne châtiez que pour sauver.
3116 16. «Mon sort est entre vos mains 4». Mon sort est en votre puissance. Car je ne vois en moi aucun mérite qui ait fixé votre choix, pour me séparer de tous les hommes pécheurs. S'il est en vous quelque dessein juste et caché qui vous ait porté à me choisir, pour moi, je l'ignore, et c'est le sort qui m'a donné une part dans la robe du Seigneur 5. «Délivrez-moi des mains de mes ennemis et de mes persécuteurs 6».
3117 17. «Projetez sur votre serviteur le reflet de votre face7». Faites connaître à tous les hommes qui ne pensent pas que je vous appartienne, que votre face est toujours attentive à mon sujet, et que je suis votre serviteur. «Sauvez-moi dans votre miséricorde».
3118 18. «Seigneur, que je ne sois point confondu, parce que c'est vous que j'invoque 8».
1. Ps 31,13. - 2. Ps 31,14. - 3. Ps 31,15 - 4. Ps 31,16. - 5. Jn 19,24. - 6. Ps 31,16. - 7. Ps 31,17. - 8. Ps 31,18.
O Dieu, que je n'aie pas à rougir, devant ceux qui m'insultent, d'avoir eu recours à vous.
«Quant aux impies, qu'ils rougissent, et soient conduits aux enfers». Qu'ils soient
dans la confusion et dans les ténèbres, ceux qui adorent la pierre.
3119 19. «Silence aux lèvres trompeuses 9». En faisant connaître aux peuples vos sacrements
- 9. Ps 31,19.
(255)
établis pour moi, imposez silence aux lèvres qui me calomnient, «qui profèrent l'outrage contre le juste, avec mépris et dédain». Qui aboient l'outrage contre le Christ, et qui, dans leur orgueil, ne voient en lui qu'un méprisable crucifié.
3120 20. «Combien est grande, ô Dieu, votre douceur ! 1». C'est le Prophète qui s'écrie, dans son admiration et à la vue de si grandes merveilles: «Seigneur, combien est grande cette douceur, que vous réservez à ceux qui vous craignent». Vous aimez ceux-là mêmes que vous châtiez; mais de peur qu'une trop grande sécurité ne les porte au relâchement, vous leur dérobez la douceur de votre amour, quand il leur est avantageux te vous craindre. «Mais vous la laissez sentir à ceux qui espèrent en vous». Vous en laissez goûter la suavité à ceux qui ont mis en vous leur espoir. Car vous ne les privez point de ce qu'ils ont espéré jusqu'à la fin avec tant de persévérance. «En présence des enfants des hommes». Car les enfants des hommes, qui ne vivent plus selon le vieil Adam, mais selon le Fils de l'homme, «que vous cacherez dans le secret de votre face», n'ignorent plus quelle demeure éternelle vous réservez, dans le secret de votre science, à ceux qui espèrent en vous. «Loin des hommes perturbateurs». En sorte que nul homme ne les vienne troubler.
3121 21. «Vous les mettrez dans votre demeure à l'abri des contradictions des langues2». Mais tant qu'ils seront ici-bas exposés aux langues fourbes qui leur disent: Qui connaît votre langage, qui est revenu d'outre-tombe? vous les mettrez à l'abri de cette croyance aux actions humaines et aux douleurs temporelles du Christ en cette vie.
1. Ps 31,20.- 2. Ps 31,21.
3122 22. «Béni soit le Seigneur qui a fait éclater «sa miséricorde dans la ville qui m'environne 1». Béni soit le Seigneur, car après le rude châtiment des persécutions, il a fait éclater sa miséricorde dans l'univers entier, et à tous les peuples de la terre.
3123 23. «Pour moi, j'ai dit dans mon extases. Ce peuple reprend la parole et s'écrie: Pour moi, dans ma stupeur, et sous-le glaive implacable des païens; voilà que je suis repoussé loin de vos regards». Car si vous aviez l'oeil sur moi, vous ne me laisseriez pas dans ces douleurs. «Aussi, avez-vous entendu la voix de ma prière, quand je criais vers vous 2». Alors, Seigneur, vous avez fait trêve au châtiment, et pour montrer que vous prenez soin de moi, vous avez exaucé la voix de ma prière, qui s'exhalait à grands cris sous le poids de ma douleur.
3124 24. «Aimez le Seigneur, vous qui êtes ses saints». Dans l'admiration de ce qu'il voit, le Prophète invite encore les hommes à louer Dieu. «Aimez le Seigneur», dit-il, «ô vous qui êtes ses saints, parce que le Seigneur cherche la vérité 3. Et si le juste à peine est sauvé, où se cacheront le pécheur et l'impie 4? Aux superbes il rendra largement leurs dédains». Il aura des châtiments sévères pour ceux qui ne cèdent point aux convictions de la vérité, retenus qu'ils sont par un orgueil excessif.
3125 25. «Fortifiez-vous, affermissez vos coeurs 5». Ne cessez de faire le bien, afin de récolter au temps de la moisson. «O vous, qui espérez dans le Seigneur». C'est-à-dire, espérez dans le Seigneur, vous qui le craignez et le servez dignement.
1. Ps 31,22. - 2. Ps 31,23. -3. Ps 31,24. - 4. 1P 4,18. - 5. Ps 31,25.
(256)
PREMIER SERMON. Ps 31,1-11)
Dans ce premier sermon, qui embrasse environ le tiers du psaume, et qui dut être prêché quelques jours après la fête des saints Apôtres, saint Augustin nous montre quelle est l'unité du Christ et de l'Eglise, la même qu'entre ta tête et les membres du corps humain, il bénit Dieu et s'étend quelque peu sur les tentations et les nécessités de cette vie.
3131 1. Pénétrons, autant qu'il nous sera possible, dans les mystères du psaume que nous venons de chanter, afin d'en tirer un discours qui tombe dans vos oreilles pour se graver dans vos coeurs. En voici le titre: «Pour la fin, psaume pour David, dans son extase 1». Nous savons ce que signifie «pour la fin u, si nous connaissons le Christ. Puisque l'Apôtre a dit: «Le Christ est la fin de la loi pour justifier ceux qui croiront 2», ce n'est point une fin qui anéantit, mais une fin qui perfectionne; car on emploie le mot fin en deux sens: ou quand il s'agit d'exprimer. l'anéantissement de ce qui était, ou quand il faut préciser l'achèvement de ce qui était commencé. Donc, «pour la fin», signifie pour le Christ.
3132 2. «Psaume pour David: extase». Le mot grec extase, autant qu'on peut le traduire en latin, se dit en un seul mot, transport; et le transport de l'esprit s'appelle ordinairement extase. Mais par transport de l'esprit on peut entendre deux choses, ou la crainte excessive, ou cette application aux choses du ciel qui nous lait oublier toutes les choses terrestres. Telle fut l'extase des saints à qui Dieu révéla des secrets bien supérieurs au monde terrestre. Tel fut le ravissement d'esprit, c'est-à-dire l'extase, dont saint Paul nous dit en parlant de lui: «Si nous sommes hors de nous-mêmes, c'est pour Dieu. Si nous devenons s plus calmes, c'est pour nous; parce que d'amour de Jésus-Christ nous presse 3». C'est dire: Si nous voulions conformer nos actes et arrêter notre contemplation exclusivement aux choses qui nous sont révélées dans nos ravissements, nous ne serions plus avec vous, mais nous serions dans les choses du ciel, ayant pour vous une sorte de mépris. Comment pourriez-vous, d'un pas faible, nous
1. Ps 31,1. - 2. Rm 10,4. - 3. 2Co 5,13.
suivre dans ces régions célestes et intérieures, si d'une part la charité de Jésus-Christ ne vous pressait, «lui qui ayant la nature de Dieu, n'a pas cru que ce fût pour lui une usurpation de s'égaler à Dieu, mais qui s'est anéanti, prenant la forme d'un esclave 1» ; si d'autre part nous ne considérions que nous sommes vos serviteurs, et que, pour n'être point ingrats envers celui qui nous a élevés à de plus hautes faveurs, loin de dédaigner ceux qu'il a moins favorisés, nous devons, pour le salut des faibles, nous abaisser au niveau de ceux qui ne peuvent avec nous contempler ce qu'il y a de sublime? «Si donc nous sommes ravis en esprit», dit l'Apôtre, «c'est vers Dieu». Car il voit ce que nous voyons dans l'extase, lui seul nous révèle ses secrets. Celui qui nous parle ainsi, dit encore qu'il fut ravi et élevé jusqu'au troisième ciel, et qu'il entendit des paroles mystérieuses qu'il n'est pas donné à l'homme de redire. Tel fut ce ravissement d'esprit, qu'il ajoute: «Si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne le sais point; Dieu le sait 2». Si donc tel est le ravissement, si telle est l'extase que nous marque le titre du psaume, nous devons attendre de grandes révélations de la part de celui qui l'a chanté, c'est-à-dire du Prophète, et de l'Esprit-Saint par l'organe du Prophète.
3133 3. Si l'extase ici doit se prendre pour l'effroi, le texte du psaume ne contredira point cette autre signification. Car il semble que le Prophète va parler de la souffrance qui s'allie avec la crainte. Mais de qui cette frayeur? Est-ce de Jésus-Christ? car le psaume porte «pour la fin o, et par cette fin nous entendons le Christ. Cette frayeur serait-elle notre frayeur? Car nous est-il possible de l'attribuer au Christ aux approches de la passion,
1. Ph 2,6. - 2. 2Co 12,2
(257)
puisqu'il était venu pour souffrir; et pouvait-il craindre en voyant arriver cette mort qu'il était venu chercher? S'il n'y avait en lui qu'un homme, et nullement un Dieu, sa résurrection ne lui causerait-elle pas plus de joie que sa mort ne lui cause de crainte? Toutefois, comme il a daigné prendre la forme de l'esclave, et par ce moyen nous revêtir de lui, voilà que celui qui n'a pas dédaigné de se revêtir de nous pour nous transfigurer en lui, voudra bien aussi prendre notre langage, afin que nous puissions nous approprier ses paroles. Tel est l'ineffable commerce, l'échange merveilleux, la révolution divine opérée dans ce monde par le céleste négociateur. Il vient recueillir les outrages et nous combler d'honneurs; il vient se rassasier de douleurs, et nous donner le salut; il vient passer par la mort, et nous donner la vie. Sur le point de mourir dans ce qu'il tient de notre nature, il fut saisi de frayeur, non pas en lui, mais dans ce qui est de nous; car il dit alors que son âme était triste jusqu'à la mort 1, et nous tous alors nous étions en lui. Sans lui, en effet, nous ne sommes rien; en lui il y a le Christ et nous avec lui. Pourquoi? Parce que dans son intégrité, le Christ comprend sa tête et son corps. C'est la tête qui est le Sauveur, qui a racheté le corps, et qui est déjà remonté au ciel: le corps est cette Eglise qui souffre sur la terre2. Mais si le corps ne tenait à la tête par les liens de la charité, de manière que tête et corps ne formassent qu'un seul homme, il n'aurait pu faire ce reproche à un fameux persécuteur: «Saul, Saul, pourquoi me persécuter 3» Car alors il était assis dans le ciel, où nul homme ne peut l'atteindre; et comment les persécutions de Saul contre les chrétiens pouvaient-elles l'offenser? Il ne dit point: Pourquoi persécuter mes saints, mes serviteurs; mais bien: «Pourquoi me persécuter?» c'est-à-dire moi, dans mes membres. La tête criait pour les membres, le chef transfigurait ces membres en lui-même. La langue en effet parle au nom du pied. Que notre pied soit meurtri dans une foule, la langue s'écrie aussitôt: Vous marchez sur moi. Elle ne dit point: Vous écrasez mon pied, mais elle se plaint qu'on l'écrase quand nul ne la touche, parce qu'elle n'est point séparée du pied qui souffre. On peut donc, dans un sens analogue, appeler cette extase une frayeur.
1. Mt 26,38. - 2. Ep 5,23.- 3. Ac 9,4.
Qu'ajouterai-je, mes frères? Si nulle crainte ne devait agiter ceux qui vont souffrir, le Seigneur dirait-il à Pierre, en lui annonçant les souffrances qui l'attendent, ces paroles que nous venons d'entendre à la fête des Apôtres: «Lorsque vous étiez plus jeune, vous mettiez vous-même votre ceinture, et vous alliez où vous vouliez, mais quand vous aurez vieilli, un autre vous ceindra et vous mènera où vous ne voudrez pas». Or, il parlait ainsi, dit l'Evangéliste, marquant de quelle manière il devait mourir 1. Si donc l'apôtre saint Pierre, cet homme si parfait, alla contre son gré où il ne voulait point aller, il mourut contre son gré, mais reçut de sou plein gré la couronne du martyre, qu'y a-til d'étonnant, si le trépas des justes et même des saints n'est pas exempt de toute crainte? La crainte nous vient de l'infirmité humaine, mais l'espérance vient de la promesse divine, Ta frayeur, ô homme, vient de toi, mais l'espérance est un don qui te vient de Dieu. Il est bon que ta frayeur te fasse connaître à toi-même, afin qu'à ta délivrance tu rendes gloire à ton Créateur. Que l'homme tremble, puisqu'il est faible, mais cette crainte n'est pas un abandon de la divine miséricorde. C'est à cause de la crainte que le Prophète commence notre psaume, en s'écriant: «Seigneur, j'ai mis en vous mon espoir, et je ne serai point confondu 2». Voyez, il craint et il espère; sa crainte, vous le voyez, n'est point sans espérance. Le trouble que ressent parfois notre coeur, n'en éloigne pas toute consolation divine.
3134 4. C'est donc le Christ qui parle ici par son Prophète; oui, j'ose le dire, c'est le Christ. Il dira dans le cours du psaume de ces chose qui paraissent peu convenir au Christ, à notre chef par excellence, et surtout à ce Verbe qui était Dieu au commencement, et en Dieu; souvent encore il y aura des paroles qui paraîtront peu d'accord avec Celui qui a pris la forme de l'esclave, et qui l'a prise au sein d'une vierge: et néanmoins c'est le Christ qui va parler, parce que le Christ est dans les membres du Christ. Et afin que vous compreniez que la tête et le corps ne forment qu'un seul Christ, lui-même nous dit en parlant du mariage: «Ils seront deux dans une seule chair; donc ils ne seront plus deux, mais une seule chair.» Mais parle-t-il de
1. Jn 21,18. - 2. Ps 31,2.
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tout mariage? Ecoutez l'apôtre saint Paul : « Ils seront deux dans une même chair», est-il dit. « Ce sacrement est grand; je dis dans le Christ et dans l'Eglise 1». Ainsi la tête et le corps, de même que l'époux et l'épouse, seront deux et ne formeront en quelque sorte qu'une même personne. C'est encore cette unité de personnes, unité par excellence, que nous marque le prophète Isaïe, car le Christ prophétisant par sa bouche, disait: «Il m'a séparé d'une couronne comme un jeune époux, il m'a donné la robe de l'épouse 2». C'est lui qui se donne en même temps pour l'époux et pour l'épouse; or, pourquoi s'appeler l'époux et l'épouse, sinon parce qu'ils seront deux dans une même chair? Et si deux n'ont qu'une même chair, pourquoi deux n'auraient-ils pas une seule et même voix? Que Jésus-Christ parle donc, puisque l'Eglise parle en Jésus-Christ, et Jésus-Christ en l'Eglise; puisque le corps tient à la tête, et la tête au corps. Ecoutez l'Apôtre, qui nous explique ce mystère plus clairement: «De même que notre corps, qui est un, a néanmoins plusieurs membres, et que tous ces s membres du corps, bien que nombreux, ne e sont néanmoins qu'un seul corps, ainsi en est-il du Christ 3». En parlant des membres du Christ, ou des fidèles, il ne dit pas: Ainsi en est-il des membres du Christ; mais il donne le nom de Christ à tout ce qu'il vient d'énumérer. Comme le corps est unique, et a néanmoins plusieurs membres; mais tous les membres du corps, quoique nombreux, ne forment qu'un même corps: ainsi le Christ est multiple dans ses membres, unique dans son corps. Nous sommes donc tous ensemble en Jésus-Christ notre chef, et sans ce chef nous n'avons aucune valeur. Pourquoi? Unis à notre chef, nous sommes la vigne; mais séparés du chef, ce qu'à Dieu ne plaise, nous ne sommes plus que des sarments retranchés, inutiles à tout usage pour les vignerons, et seulement destinés au feu. Aussi lui-même dit-il dans l'Evangile: «Je suis la vigne, et vous sen êtes les branches, mon Père est le vigneron»; et encore: «Sans moi, vous ne pouvez rien faire 4». Seigneur, si nous ne pouvons rien faire sans vous, nous pouvons tout avec vous. Car tout ce qu'il fait par nous, c'est nous qui paraissons le faire. Il peut
1. Mt 19,5-6 Ep 5,31-32.- 2. Is 61,10.- 3. 1Co 12,12. - 4. Jn 15,5.
beaucoup, il peut tout sans nous, et nous, rien sans lui.
3135 5. Donc, mes frères, que l'on prenne l'extase pour une frayeur ou pour un ravissement d'esprit, toutes les paroles du psaume conviennent au Christ. Chantons-le donc, dans le corps du Christ, chantons-le tous comme n'étant qu'un seul homme, parce que tous nous formons en lui l'unité, et disons: «C'est en vous, Seigneur, que j'ai mis mon espoir, et je ne serai point couvert d'une éternelle confusion». Je crains par-dessus tout cette confusion qui dure pendant l'éternité; il y a en effet une confusion passagère qui est utile, alors que l'âme se trouble à la vue de ses péchés, que cette vue lui fait horreur, que cette horreur la fait rougir de honte, et que cette honte la porte à se corriger. C'est pourquoi saint Paul a dit: «Quelle gloire tirez-vous alors de ces désordres qui vous font rougir aujourd'hui 1?» C'est dire que ces fidèles rougissent, non pas des faveurs actuelles, mais des fautes passées. Loin de nous, chrétiens, de craindre cette confusion; et même si on ne l'a point ici-bas, on l'aura dans l'éternité. Et cette confusion éternelle arrivera quand s'accomplira cet oracle: «Leurs iniquités s'élèveront contre eux pour les accusent 2». Et quand leurs iniquités les accuseront, le troupeau des réprouvés sera jeté à la gauche, comme des boucs séparés des brebis, et ils entendront: «Allez au feu éternel préparé à Satan et à ses anges». Pourquoi? demanderont-ils. «C'est que j'ai eu faim, et vous ne m'avez point donné à manger 3». Ils dédaignaient, ici-bas, de donner un morceau de pain au Christ qui avait faim, de lui donner à boire quand il avait soif, de le couvrir quand il était nu ils dédaignaient de recevoir l'étranger, de visiter le malade; ils dédaignaient, et quand ils entendront ces reproches, ils seront couverts de confusion, et cette confusion sera éternelle. C'est là ce que redoute celui qui parle ici dans la frayeur ou dans le ravissement de son esprit, et qui s'écrie: «Seigneur, j'ai mis en vous mon espoir, et ma confusion ne sera point éternelle».
3136 6. «Délivrez-moi, sauvez-moi dans votre justice 4». Si vous n'avez égard qu'à ma justice, vous me condamnerez. «Mais délivrez-moi dans votre justice». Il y a, en effet,
1. Rm 6,21.- 2. Sg 4,20.- 3. Mt 25,41.- 4. Ps 31,2.
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une justice de Dieu, qui devient aussi la nôtre, par le don que Dieu nous en fait. Mais elle est appelée justice de Dieu, de peur que l'homme ne vienne à croire qu'il a cette justice par lui-même. Car voici les paroles de saint Paul: «La foi est imputée à justice, à l'homme qui croit en celui qui justifie l'impie 1». Qu'est-ce que justifier l'impie? C'est le rendre juste d'impie qu'il était. Or, les Juifs ont cru pouvoir accomplir la justice par leurs propres forces, et ils ont heurté contre la pierre d'achoppement et la pierre de scandale 2,et n'ont point connu la grâce du Christ. ils ont reçu la loi qui les a rendus coupables, mais non délivrés de leurs fautes. Que dit encore le même Apôtre à ce sujet? «Je leur rends ce témoignage qu'ils ont du zèle pour Dieu, mais non point selon la science 3». Qu'est-ce à dire que le zèle des Juifs n'est point selon la science? Ecoute, pourquoi n'est-il point selon la science? «Car ne connaissant point la justice de Dieu, mais s'efforçant d'établir leur propre justice, ils ne se sont point soumis à la justice de Dieu 4». Si donc leur zèle n'est point selon la science, parce qu'ils ignorent la justice qui vient de Dieu, et qu'ils s'efforcent d'établir leur propre justice, comme s'ils pouvaient devenir justes par eux-mêmes, dès lors ils n'ont point connu la grâce de Dieu, et n'ont pas voulu du salut gratuit. Qui donc est sauvé gratuitement? C'est celui en qui le Sauveur ne trouve rien à couronner, mais seulement à damner, rien qui mérite la faveur, tout ce qui mérite le supplice. S'il agit dans la rigueur de la loi qu'il a posée, il doit damner le pécheur. Mais, d'après cette loi, qui délivrerait-il? Car il trouve des péchés dans tous les hommes. Lui seul est sans péché, qui nous trouve tous pécheurs. Voilà ce que dit l'Apôtre: «Tous ont péché, tous ont besoin de la gloire de Dieu 5». Qu'est-ce à dire, qu'ils ont besoin de la gloire de Dieu? Besoin d'être délivrés par Dieu et non par toi. Impuissant à te délivrer toi-même, tu as besoin d'un libérateur. De quoi te glorifier encore? Pourquoi tirer vanité de la loi et de la justice? Ne vois-tu pas, en toi-même, ce qui se sert de toi pour te combattre? N'entendras-tu point ce noble athlète avouant sa faiblesse et demandant du secours dans la lutte? N'entendras-tu point l'athlète du Seigneur
1. Rm 4,5. - 2. Rm 11,32. - 3. Rm 10,2 - 4. Rm 10,3. - 5. Rm 10,23.
qui, dans sa lutte, implore l'assistance de celui qui préside aux combats? Car il n'en est pas du Seigneur qui te voit combattre, comme de celui qui donne des spectacles, si tu combats dans l'amphithéâtre. Celuici pourra bien te décerner des prix, situ es vainqueur, mais il ne peut te secourir dans le danger. Ce n'est point ainsi que Dieu te regarde. Vois donc avec attention celui qui dit: «Selon l'homme intérieur, je fais mes délices de la loi de Dieu, mais je sens dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de l'esprit, et me tient captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur 1». Pourquoi est-ce une grâce? Parce qu'elle est donnée gratuite. ment. Comment est-elle donnée gratuite. ment? Parce que les mérites ne l'ont point précédée, et que la bonté de Dieu t'a prévenu. A lui donc la gloire de notre délivrance? «Tous ont péché, et ont besoin de la gloire de Dieu. C'est en vous, Seigneur, que j'ai placé mon espérance», et non point en moi: «ma confusion ne sera pas éternelle»; parce que j'espère en celui qui ne confond point notre attente. «Délivrez-moi dans votre justice, et sauvez-moi». Puisque vous ne trouvez en moi aucune justice, délivrez-moi par la vôtre; c'est-à-dire, que je sois délivré par cette même cause qui me justifie, qui d'impie me rend à la piété, de méchant me fait juste, d'aveugle me rend à la lumière, qui me relève de mes chutes, et change mes larmes eu joie. Voilà ce qui me délivre, et non point moi-même. «Sauvez-moi dans votre justice, et délivrez-moi».
3137 7. «Inclinez vers moi votre oreille 2».C'est là ce qu'a fait le Seigneur quand il nous envoyé son Christ. Il nous a envoyé celui qui baissait la tête pour écrire du doigt sur lu terre, quand on lui présenta une femme adultère à condamner 3. Mais lui s'était baissé vomi la terre, ou plutôt Dieu s'était abaissé jusqu'à l'homme, à qui il a été dit: «Tu es terre, et tu retourneras en terre 4», Car ce n'est point d'une manière corporelle que Dieu incline vers nous son oreille, et il n'est point circonscrit dans les membres d'un corps. Loin de nos pensées tout fantôme humain, Dieu est
1. Rm 7,22-25. - 2. Ps 30,3. - 3. Jn 8,6. - 4. Gn 3,19.
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vérité. La vérité n'a point une forme anguleuse, ou sphérique, ou oblongue. Elle est présente partout où les yeux du coeur s'ouvrent pour la regarder. Or, Dieu incline son oreille vers nous, quand il fait descendre sur nous sa miséricorde. Mais est-il un plus grand acte de miséricorde que de nous donner son Fils unique, non pas afin qu'il vive avec nous, mais afin qu'il meure pour nous? «Inclinez vers moi votre oreille».
3138 8. «Hâtez-vous de me délivrer Ps 30,3)». Dieu l'a déjà exaucé quand il dit: «Hâtez-vous». Ce mot doit nous faire comprendre que cette durée accordée à l'écoulement successif des siècles et qui nous paraît longue, n'est qu'un instant. Une durée n'est point longue, si elle doit finir. Depuis Adam jusqu'à nos jours, bien du temps s'est écoulé; beaucoup plus assurément qu'il n'en reste à écouler. Si Adam vivait encore, pour mourir actuellement, de quoi lui servirait d'exister encore, et d'avoir tant vécu? Pourquoi donc cette promptitude: «Hâtez-vous?» C'est que le temps s'envole, et ce qui vous paraît long, est court aux yeux de Dieu. Cette rapidité, le Prophète l'avait comprise dans son extase, et il s'écriait: «Hâtez-vous de me secourir. Soyez pour moi un Dieu protecteur, soyez mon asile et sauvez-moi.» Soyez pour moi une retraite assurée,soyez mon Dieu protecteur, soyez- mon lieu de refuge. Souvent je me trouve dans le péril, je cherche à fuir; mais où fuir? Dans quel asile serai-je en sûreté? Dans quelle montagne? Dans quelle caverne? Dans quelle enceinte fortifiée? Dans quels remparts? Quelle citadelle m'abritera? Osais boulevards pourront m'environner? Partout où je vais, je me retrouve. O homme ! la fuite peut te dérober à tout ce que tu voudras, excepté à ta conscience. Entre dans ta maison pour reposer sur ta couche, rentre dans ton coeur, tu n'y trouveras aucun abri entre les poursuites de ta conscience, contre les remords de ton péché. Mais le Prophète s‘écrie: Hâtez-vous de me secourir, délivre-moi dans votre justice, afin de me pardonner mes fautes, et d'établir en moi votre justice. Vous serez pour moi un asile, c'est en vous que je veux me réfugier. Car où puis-je aller pour vous fuir? Dieu te poursuit dans sa colère, où trouver un asile? Ecoute ce que dit ailleurs le Prophète qui craint sa colère «Où irai-je devant votre esprit? où fuir devant votre face? Si je monte au ciel, vous y êtes; si je descends dans les enfers, vous voilà 1». En quelque lieu que je puisse aller, je vous rencontre. Si vous êtes irrité contre moi, je vous y trouve pour me châtier, et pour m'assister, si vous m'êtes favorable. Toute ma ressource est donc de m'enfuir vers vous, et non loin de vous. Pour échapper à un maître dont tu es l'esclave, tu cherches un asile dans ces lieux où il n'est plus maître. Pour échapper au Seigneur, cherche un asile en Dieu, car tu ne peux te dérober à Dieu. Tout est présent, tout est à découvert aux yeux du Tout-Puissant. C'est donc vous, ô Dieu, qui serez mois refuge, dit le Prophète. Mais si je ne suis guéri, comment fuir? Guérissez-moi donc, et je courrai vers vous. Car si vous ne me guérissez, je ne puis marcher, et comment fuir? Où peut aller, où pourrait fuir cet homme, laissé à demi mort sur le grand chemin, couvert de blessures par les voleurs, et qui ne peut marcher? Cet homme négligé par le prêtre qui passe outre, négligé par le lévite qui passe outre, et que prend en pitié le Samaritain qui vient à passer 2,ou plutôt le Seigneur qui a pitié du genre humain. Samaritain signifie gardien. Mais qui nous gardera, si le Seigneur nous abandonne? C'est donc avec raison que dans ces paroles outrageantes des Juifs à Jésus-Christ: «N'avons-nous pas raison de dire que vous êtes «un Samaritain et un possédé du démon 3?» le Sauveur repousse un outrage et accepte l'autre: «Pour moi», dit-il, «je ne suis point possédé du démon». Il ne dit point : Je ne suis pas un Samaritain, voulant nous faire entendre qu'il est notre gardien. Il a donc pris en pitié ce malheureux, s'en est approché, a bandé ses plaies, l'a conduit à l'hôtellerie, accomplissant envers lui les devoirs de la miséricorde; déjà cet homme peut marcher et même fuir. Mais où fuir, sinon vers le Seigneur qu'il a choisi pour son asile?
3139 9. «C'est vous qui êtes ma force et mon refuge, et à cause de votre nom, vous serez mon guide et mon aliment 4». Ce n'est point à cause de mes mérites, «mais à cause de votre nom»; pour faire éclater votre gloire, et non parce que j'en suis digne. «Vous serez mon guide», afin que je ne m'égare pas loin de vous. «Vous serez mon aliment»,
1. Ps 38,7-8.- 2. Lc 10,30.- 3. Jn 8,48.- 4. Ps 31,4
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afin que je devienne assez fort pour prendre la nourriture des anges. Car celui qui nous a promis la céleste nourriture, nous donne ici- bas du lait, dans sa tendresse maternelle. Comme la nourrice fait passer par sa chair cette nourriture que son enfant trop jeune est incapable de prendre encore, et la lui donné avec son lait (car l'enfant ne reçoit de sa mère, et par le canal de la chair, que la nourriture qu'il aurait prise à table), ainsi le Seigneur, pour faire passer en nous sa sagesse comme un lait divin, se présente à nous, revêtu de chair humaine. C'est donc le corps de Jésus-Christ, qui dit ici: «Vous serez mon aliment».
3140 10. «Vous me délivrerez du piége qu'ils m'ont tendu en secret 1». Voici la passion qui commence à paraître. «Vous me délivrerez du piége qu'ils m'ont tendu en secret». Non-seulement cette passion qu'a dû endurer le Seigneur Jésus; mais les piéges du démon sont tendus jusqu'à la fin du monde; et malheur à qui se laisse prendre à ces piéges, et tout homme y tombe, s'il ne met son espoir en Dieu, s'il ne dit: «C'est en vous que j'espère, ô mon Dieu, et je ne tomberai point dans la confusion éternelle: sauvez-moi dans votre justice et délivrez-moi 2». L'embûche de l'ennemi est tendue, elle est prête. Il a mis dans cette embûche l'erreur et la crainte l'erreur pour nous enlacer, la crainte pour nous briser, et nous enlever. Pour toi, ferme à l'erreur la porte des convoitises, ferme à la terreur la porte de la timidité, et tu échapperas aux piéges. Celui qui est ton chef, t'a enseigné par lui-même cette manière de combattre, lui qui a voulu, pour t'instruire, être en butte à la tentation. Il fut tenté d'abord par la convoitise, car le diable essaya d'ouvrir chez lui la porte des désirs, quand il lui dit: «Commandez que ces pierres deviennent des pains. Adorez-moi, et je vous donnerai tous ces royaumes. Jetez-vous en bas, car il est écrit: Il a ordonné à ses anges de vous prendre dans leurs mains, de peur que vous ne heurtiez votre pied contre la pierre 3». Tous ces attraits sont les amorces de la convoitise. Mais quand il vit se fermer les portes de la convoitise en celui qui souffrait d'être tenté pour nous, il fit des essais contre la porte de la crainte, et lui prépara la passion. C'est ce que nous dit l'Evangéliste: «Après avoir
1. Ps 31,5.- 2. Ps 31,2. - 3. Mt 4,4 Mt 9,6.
épuisé toutes les tentations, Satan s'éloigna de lui pour un temps 1». Qu'est-ce à dire: Pour un temps? Qu'il devait revenir ensuite et diriger ses efforts du côté de la crainte, puisqu'il avait échoué sur le terrain des convoitises. Tout ce corps du Christ sera dont tenté jusqu'à la fin. Aussi, mes frères, quand on lançait contre les chrétiens je ne sais quels édits de persécution, c'est ce corps du Christ, et ce corps tout entier qui était heurté; delà ce mot du Psalmiste: «On m'a poussé comme un monceau de sable, pour me faire tomber, et le Seigneur m'a soutenu 2». Mais quand finirent les maux qui heurtaient le corps entier de l'Eglise, pour le pousser à sa chute, la tentation devint partielle. Le corps du Christ est mis à l'épreuve; s'il ne souffre pas dans une Eglise, il souffre dans une autre. Elle n'a plus à craindre la fureur d'un empereur, mais elle-endure les vexations d'un peuple méchant. Quels ravages lui fait subir la populace! Quels maux n'endure-t-elle point de la part de ces chrétiens, de ceux qui sont embarrassés dans les filets de Satan, et qui se multiplient tellement, qu'ils submergent les barques dans cette pêche du Sauveur qui précéda la passion 3! Les épreuves ne lui manquent point dès lors. Que nul ne se dise: Ce n'est plus le temps des persécutions. Celui qui tient cm langage se promet la paix; et quiconque se promet la paix, est surpris dans sa sécurité. Que le corps entier de Jésus-Christ s'écrie donc: «Vous me délivrerez de ces embûches qu'ils m'ont tendues en secret»; car notre chef-a été délivré du piége que lui tendaient en secret ceux dont l'Evangile nous annonçait naguère qu'ils diraient un jour: «Voici l'héritier, venez, tuons-le, et nous posséderons l'héritage», et qui prononcèrent leur condamnation, quand il leur fut demandé: «Quel châtiment doit infliger le maître à ces colons pervers? Il fera périr ces méchants d'une manière misérable», répondirent-ils, «et louera sa vigne à d'autres vignerons. Quoi !» reprit le Sauveur, «n'avez-vous pas lu aussi: La pierre qu'ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la pierre de l'angle 4»?» Il nous explique ainsi que «rejeter la pierre, pour ceux qui bâtissaient», c'était «chasser l'héritier hors de la vigne, et le tuer». Lui donc a été
1. Lc 4,13.- 2. Ps 117,13.- 3. Lc 5,7.- 4. Mt 21,38-42.
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sauvé. Notre chef est en haut; il est libre, Attachons-nous à lui par l'amour, afin d'y être plus inséparablement unis par l'immortalité, et disons tous: «Vous me délivrerez de ces piéges qu'ils m'ont tendus en secret, parce que vous êtes mon protecteur 1».
3141 11. Mais écoutons la parole que le Seigneur prononça sur la croix: «Je remets mon âme entre vos mains 2». Quand nus voyons dans I'Evangile que Jésus-Christ répète ces paroles du psaume, ne doutons plus que ce soit lui qui parle ici. Tu lis dans l'Evangile que le Christ a dit: «Je remets mon âme entre vos mains; et baissant la tête, il rendit l'esprit 3». Son dessein, en répétant ces paroles, a été de t'apprendre que c'est lui qui parle dans ce psaume. C'est donc lui qu'il faut y chercher: souviens-toi qu'il a voulu qu'on le cherchât aussi dans cet autre psaume, pour le secours du matin: «Ils ont percé mes mains et mes pieds: ils ont compté mes os, ils m'ont regardé, ils m'ont considéré attentivement, ils se sont partagé mes vêtements, et ont tiré ma robe au sort 4». Et pour t'apprendre que c'est en lui que tout cela s'est accompli, il récita le commencement du psaume: «O Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous délaissé 5?» Et toutefois c'était au nom de ses membres qu'il parlait ainsi, car jamais le Père n'abandonna son fils unique. «Vous m'avez racheté, Seigneur, Dieu de vérité». Vous êtes le Dieu de vérité, car vous faites ce que vous avez promis, et nulle de vos promesses n'est sans effet.
3142 12. «Vous haïssez ceux qui s'attachent inutilement à la vanité». Qui s'attache à la vanité? Celui qui meurt par la crainte de la mort. La crainte de la mort le fait mentir, et il meurt avant même de mourir, lui qui ne mentait qu'afin de vivre. Tu mens, pour ne pas mourir, et alors tu as le mensonge et la mort: en voulant te dérober à une mort que tu peux différer un peu, mais non éviter, tu encours une double mort, celle de l'âme, et ensuite celle du corps. D'où vient ce malheur, sinon de ton attachement aux vanités? C'est que ce jour qui fuit a de l'attrait pour toi, tu fais tes délices du temps qui s'envole, dont tu ne peux rien retenir, qui au contraire t'emporte avec lui. «Vous haïssez ceux qui s'attachent sans profit à la vanité.» Pour moi, qui n'aime
1. Ps 31,5.- 2. Ps 31,6.- 3. Lc 23,46 Jn 19,30.- 4. Ps 11,17-19. - 5. Ps 11,2.
point la vanité, je mets en Dieu mon espoir. Tu espères dans ton argent, c'est t'éprendre de la vanité; tu espères dans les honneurs, dans le faste de la grandeur humaine, c'est t'éprendre de la vanité; tu espères dans quelque ami puissant, c'est t'éprendre de la vanité. Quand tu as unis ton espoir en tout cela, ou bien tu l'abandonnes par la mort; ou, si tu vis, tout vient à périr, et ton espoir est trompé. C'est de cette vanité, que le Prophète lsaïe disait: «Toute chair n'est que de l'herbe, et toute sa gloire n'est que la fleur d'une herbe: l'herbe se dessèche et la fleur tombe, mais la parole du Seigneur demeure éternellement 1». Pour moi, loin d'imiter ceux qui espèrent dans la vanité, s'attachent à la vanité, j'ai mis mon espoir en Dieu qui n'est point la vanité.
3143 13. «Je me réjouirai, je triompherai dans votre miséricorde», et non dans ma propre justice. «Car vous avez regardé ma bassesse, vous avez arraché mon âme aux vicissitudes, et vous ne m'avez point resserré entre les mains de mes ennemis 2». Quelles sont ces vicissitudes dont nous voulons que notre âme soit délivrée? qui pourra les énumérer? qui en dira l'étendue? qui surtout nous dira combien elles sont à fuir, à éviter? Une première peine, et peine cruelle parmi les hommes, c'est de ne point connaître le coeur du prochain, de soupçonner presque toujours les sentiments d'un ami fidèle, et d'avoir presque toujours bonne opinion d'un ami infidèle. Déplorable nécessité! Que fais-tu pour voir dans les coeurs? de quel regard les verras-tu, homme faible et misérable? Que fais-tu pour voir aujourd'hui le coeur de ton frère? Tu n'as rien à faire. Mais une misère plus déplorable encore, c'est que tu ne sois pas ce que ton coeur sera demain. Que dirai-je des autres misères de notre nature? Il nous faut mourir, et nul ne veut mourir. Nul ne veut ce qui doit lui arriver de gré ou de force. Déplorable condition, de rejeter ce que l'on ne saurait éviter. Car si nous le pouvions, nous ne consentirions jamais à mourir: nous souhaiterions de devenir comme les anges, mais par un certain changement, et non en passant par la mort, comme l'a dit l'Apôtre: «Dieu nous donnera une autre maison, Une maison qui ne sera point faite par la main des hommes, une maison éternelle dans le ciel. C'est pourquoi
1 Is 11,6. - 2. Ps 31,8.
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nous gémissons, désirant être revêtus de la gloire de cette maison céleste comme d'un second vêtement. Si toutefois nous sommes trouvés vêtus, et non pas nus. Pendant que nous sommes dans ce corps comme dans une tente, nous gémissons sous sa pesanteur, parce que nous désirons, non pas d'être dépouillés, mais d'être comme revêtus par dessus; en sorte que ce qu'il y a de mortel, soit absorbé par la vie 1». Nous voulons arriver au royaume de Dieu, mais non par le chemin de la mort; et toutefois la nécessité vient nous dire: Tu en viendras là. Tu ne veux point en venir là, ô homme fragile, et c'est par là que Dieu est venu jusqu'à toi. Quelle dure nécessité aussi, de vaincre nos désirs vieillis, nos habitudes invétérées ! Vaincre une habitude, c'est un douloureux combat, tu le sais. Tu vois bien que tes actes sont mauvais, sont détestables, malheureux, et néanmoins tu t'obstines: ce que tu as fait hier, tu le feras demain. Si mon langage te déplaît à ce point, combien ta propre pensée doit te peser ! Et néanmoins tu retomberas encore. D'où vient cet entraînement? Qui peut l'assujettir jusque-là? Y a-t-il dans tes membres une loi contraire à la loi de ton esprit? crie alors: «Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur 2». Et alors s'accomplira en toi ce que je disais tout à l'heure : «Pour moi j'ai mis mon espoir dans le Seigneur: je tressaillirai et je triompherai dans votre miséricorde, parce que vous avez jeté les yeux sur mon humiliation, et arraché mon âme aux assujettissements de cette vie». D'où vient que ton âme a été dégagée de ces assujettissements, sinon parce que Dieu a jeté un regard sur ton humilité? Si tu ne te fusses humilié, il ne t'aurait point exaucé en dégageant ton âme des sujétions de la vie. Il s'humiliait, celui qui disait: «Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort?» Mais ils ne s'humiliaient point, ceux qui, «méconnaissant la justice de Dieu, et voulant établir leur propre justice, ne se sont point soumis à celle de Dieu 3».
1. 2Co 5,1-4. - 2. Rm 7,23.- 3. Rm 10,3.
3144 14. «Vous ne m'avez point resserré entre les mains de mon ennemi»: non point de ton voisin ni de ton copartageant, ni de ce compagnon d'armes que tu as blessé, ni de quelqu'un de ta propre ville que tu as peut-être offensé par tes injures. Nous nous sommes mis dans l'obligation de prier pour tous ceux-là. Mais nous avons un autre ennemi qui est le diable, l'antique serpent. Tous, nous échapperons à sa puissance par la mort, si notre mort est sainte. Quiconque meurt dans le péché, est jeté par cette mort funeste entre les mains du diable, pour être avec lui condamné à un supplice sans fin. C'est donc le Seigneur notre Dieu qui nous arrache aux étreintes de l'ennemi; et cet ennemi veut nous prendre par le moyen de nos convoitises. Or, nos convoitises, quand elles grandissent au point de nous assujettir, elles s'appellent des nécessités. Donc, une fois que le Seigneur aura délivré notre âme de ces nécessités, quelle prise aura le démon sur nous, pour nous assujettir à sa puissance?
3145 15. «Vous avez affermi mes pas dans la voie spacieuse 2». Assurément la voie est étroite 3; étroite pour l'âme servile, mais large pour l'amour; l'amour élargit ce qui est trop resserré. «Vous avez affermi mes pas», dit-il, «dans la voie spacieuse», de peur que mes pieds, trop à l'étroit, ne vinssent à s'embarrasser, et par cet embarras causer ma chute. Qu'est-ce à dire: «Vous avez mis mes pieds dans un lieu spacieux?» Vous m'avez rendu faciles ces oeuvres de justice, autrefois si pénibles: tel est le sens de cette parole: «Vous avez mis mes pieds dans un lieu spacieux».
3146 16. «Ayez pitié de moi, mon Dieu, parce que je suis dans l'affliction; votre colère jeté le trouble dans mes yeux, dans mon âme et dans mes entrailles; ma vie a défailli dans la souffrance, et mes années dans les gémissement 4». Que cela suffise à votre charité, mes frères; une autre fois, avec le secours de Dieu, nous achèverons le reste de notre dette, afin de terminer le psaume avant notre départ.
1. Ps 31,9. - 2. Ps 31,9.- 3. Mt 7,14. - 4. Ps 31,10-11.
Augustin, les Psaumes 31