Catherine, Dialogue



LE DIALOGUE

DE

SAINTE CATHERINE DE SIENNE



Traduction nouvelle de l'italien



Par le R.P. J.HURTAUD, O.P.

maître en sacrée théologie




Au nom de Jésus-Christ crucifié, et de la très douce Marie et du glorieux patriarche Dominique.



LE LIVRE DE LA MISERICORDE,

DOCTRINE DIVINE


Exposée en langue vulgaire
par la séraphique Vierge Sainte Catherine de Sienne
et dictée à son secrétaire,
pendant qu'elle était ravie hors d'elle-même
dans une extase de l'esprit.



Dans ce traité, on voit Dieu le Père conversant avec la Vierge Catherine, en forme de dialogue, c'est-à-dire à la façon de deux personnes qui parlent ensemble.
On y trouve contenu des secrets divins très profonds et très suaves.


PRELUDE

1 Comment une âme, ravie hors d'elle-même par le désir de l'honneur de Dieu et du salut du prochain, s'applique à l'humble oraison. Puis, après avoir vu l'union de l'âme avec Dieu par la charité, elle adresse à Dieu quatre demandes.

En s'élevant au-dessus d'elle-même, une âme tourmentée d'un très grand désir de l'honneur de Dieu et du salut des âmes, en arrive à s'exercer pendant quelque temps dans la pratique des vertus ordinaires et s'enferme dans la cellule de la connaissance d'elle-mêmes, pour mieux connaître la bonté de Dieu envers elle. Car l'amour suit la connaissance et, en aimant, l'âme cherche à suivre la vérité et à se revêtir de la vérité.
Rien ne fait mieux goûter à la créature cette vérité, rien ne lui procure tant de lumière que l'oraison humble, continue, fondée sur la connaissance de soi-même et de Dieu. L'oraison ainsi comprise et pratiquée unit l'âme avec Dieu. En suivant les traces du Christ crucifié, par désir, par affection, par union d'amour, elle devient un autre lui-même. N'est-ce-pas ce que le Christ a voulu nous (3) apprendre quand il nous dit: A qui m'aimera et gardera ma Parole, je me manifesterai moi-même à lui: il sera une même chose avec moi et moi avec lui (
Jn 14,21 Jn 17,2). Nous trouvons en maints endroits des paroles semblables. Puisque le Christ est Vérité, elles nous font bien voir que, par l'amour, l'âme devient une même chose avec lui.
Pour le montrer plus clairement, je me souviens d'avoir appris d'une servante de Dieu que, dans un grand ravissement de l'esprit qu'elle eut dans son oraison, Dieu, déchirant les voiles, lui avait fait contempler l'amour qu'il a pour ses serviteurs. Il lui disait entre autres choses: "Ouvre l'oeil de ton intelligence et regarde en moi; tu y verras la dignité et la beauté de ma créature raisonnable. Outre la beauté que j'ai donné à l'âme en la créant à mon image et ressemblance, contemple ceux qui sont revêtus de la robe nuptiale, c'est-à-dire de la charité, ornée de la multitude des vertus. Ceux-là, ne font qu'un avec moi par l'amour. C'est pourquoi je te dis: Si tu me demandais qui sont ceux-là, je te répondrais comme le doux Verbe d'amour: Ils sont un autre moi-même, car ils ont dépouillé et perdu leur volonté propre, et ils ont revêtu la mienne, ils se sont unis et conformés à la mienne.
Il est donc bien vrai que l'âme s'unit à Dieu par sentiment d'amour.

Aussi, voulant plus virilement suivre et connaître la vérité et considérant d'abord que l'homme ne (4) peut être vraiment utile à son prochain, par son enseignement, par son exemple, par sa prière, s'il n'est d'abord utile à soi-même, s'il ne cherche à posséder et à acquérir la vertu pour soi-même, cette âme, élevant son désir, adressait au Père souverain et éternel quatre demandes:
1. LA PREMIERE pour elle-même;
2. LA SECONDE pour la réformation de la sainte Église;
3. LA TROISIEME pour le monde entier, et particulièrement pour la paix des chrétiens, qui avec tant d'irrévérence et d'injustice sont en révolte contre la sainte Église.
4. DANS LA QUATRIEME ET DERNIERE, elle priait la divine Providence de pourvoir aux besoins généraux du monde et à un cas particulier qui était survenu (5).




1ère Réponse


MISERICORDE A CATHERINE


DON DE LA DISCRETION OU DU DISCERNEMENT SPIRITUEL



Chapitre I Comment s'accroît le désir de cette âme, quand Dieu lui découvre la détresse du monde.

2
Grand était ce désir et continuel. Mais il s'accrut bien davantage, quand la Vérité première lui eut fait voir la misère du monde, et dans quel péril il se trouvait par ses offenses contre Dieu. Elle avait aussi reçu du Père de son âme une lettre où il lui découvrait la peine et la douleur intolérable que lui causait l'outrage à la majesté divine, la perte des âmes et la persécution de la sainte Église. Tout cela attisait le feu du désir. A la douleur qu'elle ressentait de l'injure faite à la Divinité se joignait chez elle l'allégresse d'une vive confiance qui lui faisait espérer que Dieu pourvoirait à tant de maux. Et parce que, dans la sainte communion, l'âme plus doucement resserre les liens entre elle et Dieu et connaît mieux sa vérité,- puisqu'alors l'âme est en Dieu et Dieu dans l'âme, comme le poisson (7) est dans la mer et la mer dans le poisson - elle souhaita ardemment d'arriver au matin pour assister à la messe. Ce jour-là était le jour de Marie.
Le matin venu, à l'heure de la messe, elle se rendit à sa place, toute angoissée de désir, pénétrée de la connaissance d'elle-même, rougissant de son imperfection, s'estimant la cause de tout le mal qui se faisait dans le monde entier, concevant avec un sentiment de sainte justice la haine et le mépris d'elle-même, Par cette connaissance, par cette haine, par cette justice elle purifiait les souillures qui lui paraissaient être dans son âme, par sa faute. "O Père éternel, disait-elle, contre moi, j'en appelle moi-même à vous! Punissez-moi des offenses en ce temps qui passe. Et puisque je suis cause par mes péchés des peines que doit porter mon prochain, je vous demande en grâce de le punir sur moi."(8)

CHAPITRE II Comment les oeuvres finies sont insuffisantes pour expier et pour mériter, sans le sentiment intérieur et continuel de la charité.

3
C'est alors que l'éternelle vérité éleva et emporta vers elle plus fortement encore le désir de cette âme.
Dans l'ancienne alliance, quand on offrait un sacrifice à Dieu, le feu descendait du ciel et consumait pour lui le sacrifice qu'avait agréé le Très-Haut. Ainsi faisait à cette âme la douce Vérité, Elle envoyait le feu de la clémence de l'Esprit-Saint et il dévorait le sacrifice de désir, qu'elle faisait d'elle-même. Dieu lui disait: "Ne sais-tu pas ma fille, que toutes les peines que l'âme supporte ou peut supporter en cette vie ne suffisent pas à punir même la plus petite faute. L'offense qui m'est faite à moi, le Bien infini, appelle une satisfaction infinie. C'est pourquoi je veux que tu saches que toutes les peines de cette vie ne sont pas une punition, mais une correction: elles sont faites pour châtier le fils, quand il s'oublie. Mais c'est avec le désir de l'âme que l'on expie, c'est par la vraie contrition, c'est par le regret du péché que l'on satisfait à la faute et à la peine. Une souffrance infinie est impuissante, il faut le désir infini. (9)
"Infini je suis, et je veux un amour infini, une douleur infinie. Cette douleur infinie je la réclame de la créature, et pour ses propres offenses personnelles commises contre moi son Créateur, et pour celles qu'elle voit commettre par le prochain. Ceux-là seuls ont un désir infini, qui sont unis à moi par affection d'amour. C'est à ce titre qu'ils s'affligent lorsqu'ils m'offensent ou qu'ils me voient offensé. Toutes leurs peines, soit spirituelles, soit corporelles, de quelque côté qu'elles viennent, reçoivent ainsi un mérite infini et satisfont à la faute qui est due à une peine infinie, bien qu'elles soient des oeuvres finies, faites dans un temps fini. La vertu du désir a agi en elles. Elles ont été supportées, avec désir et contrition et déplaisir infinis de la faute. De là leur prix. C'est ce que nous montre Paul quand il dit: Quand je parlerais la langue des anges, quand je connaîtrais les choses à venir, quand je donnerais mes biens au pauvres, quand je livrerais mon corps au bûcher, si je n'ai pas la charité, tout le reste n'est rien (
1Co 13,1-3). Ces paroles du glorieux apôtres font bien voir que les oeuvres finies ne sont suffisantes ni pour expier ni pour mériter sans le condiment de la charité (10).


CHAPITRE III Comment le désir, comment la contrition du coeur satisfont à la faute et à la peine, en soi et dans les autres; et comment quelquefois ils satisfont à la faute et non à la peine.

4
Je t'ai montré, fille très chère, comment la faute n'est expiée, en ce temps fini, par aucune peine, endurée seulement à ce titre de peine. Je t'ai dit qu'elle s'expie par la peine supportée avec désir, amour et contrition du coeur, non à raison même de la peine, mais en raison du désir de l'âme. Le désir - comme d'ailleurs toute vertu - n'a de valeur, n'a en soi de vie, que par le Christ crucifié, mon Fils unique, pour autant que l'âme a puisé en lui l'amour, et modèle sa vertu sur la sienne, en suivant ses traces. C'est de là et de rien d'autre, que les peines tirent leur valeur. Ainsi peuvent-elles satisfaire à la faute, par le doux et profond amour acquis dans l'aimable connaissance de ma bonté, et par l'amertume et contrition du coeur qui procède de la connaissance de soi-même et de ses fautes. Cette connaissance engendre ce regret du péché et cette haine de la sensualité qui font que l'âme s'estime digne des châtiments et indigne de toute consolation, ainsi que le disait la douce Vérité.
C'est, tu le vois, la contrition du coeur jointe (11) à l'amour de la véritable patience et à une sincère humilité, qui fait que l'âme se considère comme ayant mérité toutes les peines, sans aucun droit à la récompense, et l'amène ainsi par humilité à satisfaire avec patience comme il a été dit.
Tu me demandes de t'envoyer des peines afin que j'en tire satisfaction pour les offenses qui me sont faites par mes créatures, et aussi de t'accorder la volonté de me connaître et de m'aimer, moi la Vérité souveraine. Si tu veux parvenir à la connaissance parfaite, si tu veux me goûter, moi la Vérité éternelle, voici la voie: Ne sors jamais de la connaissance de toi-même et demeure abaissée dans la vallée de l'humilité. Tu me connais moi-même en toi, et de cette connaissance tu tireras tout le nécessaire.
Aucune vertu, ma fille, ne peut avoir la vie en soi, sinon par la charité, et par l'humilité qui est la mère nourricière de la charité. La connaissance de toi-même t'inspirera l'humilité, en te découvrant que par toi-même, tu n'es pas, et que l'être tu le tiens de moi qui t'aimais, toi et les autres, avant que vous ne fussiez. C'est cet amour ineffable que j'eus pour vous qui, voulant vous créer à nouveau en grâce, me fit vous laver et régénérer dans le sang de mon Fils unique, répandu avec un si grand feu d'amour. C'est ce sang qui enseigne la Vérité à celui qui a dissipé la nuée de l'amour-propre par la connaissance de soi-même. Point d'autre moyen de la connaître.
L'âme s'embrase dans cette connaissance de moi-même d'un amour ineffable. Cet amour la tient (12) en peine continuelle; non pas une peine afflictive, qui abat ou dessèche l'âme, mais qui plutôt la nourrit. Elle a connu ma Vérité et en même temps sa propre faute, son ingratitude comme aussi l'aveuglement du prochain, et elle en éprouve une douleur intolérable. Si elle souffre, c'est qu'elle m'aime; si elle ne m'aimait pas elle ne souffrirait pas. Dès que toi et mes autres serviteurs aurez ainsi connu ma Vérité, vous serez disposés à endurer jusqu'à la mort toutes les tribulations, injures, opprobres, en paroles et en actions, pour l'honneur et la gloire de mon nom (
Mt 24,9). C'est ainsi que tu recevras et porteras les peines.
Toi donc, et mes autres serviteurs, souffrez avec une véritable patience, avec la douleur de la faute et avec l'amour des vertus, pour la gloire et l'honneur de mon nom. Si vous faites ainsi, j'en tirerai satisfaction pour tes fautes et celles de mes autres serviteurs; les peines que vous supporterez seront suffisantes en vertu en vertu de la charité, pour expier et mériter pour vous et pour les autres. Pour vous, vous en recevrez un fruit de vie; les taches de vos ignorances seront effacées, et je ne me souviendrez plus que vous ne m'ayez jamais offensé (Is 43,25 Ez 18,21-22 He 10,17 Jr 31,34). Pour les autres, j'aurai égard à votre charité et à vote amour et je leur distribuerai mes dons suivant la disposition qu'ils apporteront à les recevoir.
A ceux, en particulier, qui se prépareront avec humilité et respect à recevoir les enseignements de mes serviteurs, je remettrai la faute et la peine, parce qu'ils seront amenés par ces sentiments à cette véritable (13) connaissance et à la contrition de leurs péchés. Ainsi, par le moyen de l'oraison et du désir de mes serviteurs, ils recevront, s'ils sont humbles, un fruit de grâce, et plus ou moins abondant, suivant que leur volonté sera disposée à tirer profit de la grâce qui leur est offerte. Oui, par vos désirs, ils recevront le pardon, à moins que cependant, si grandes que soit leur obstination ils veuillent être rejetés par moi, à cause de leur désespoir, qui est un outrage au sang qui les a rachetés avec tant de douceur (1P 1,18-19).
Quel fruit reçoivent-ils donc, ceux-là? - Quel fruit? c'est que je les attends, arrêté par la prière de mes serviteurs, c'est que je leur donne la lumière, que je réveille en eux le chien de garde de la conscience, que je leur fais respirer l'odeur de la vertu, et sentir la joie que l'on trouve dans la société de mes serviteurs.
Quelquefois, je permets que le monde se découvre à eux tel qu'il est, en les laissant éprouver l'inconstance et la mobilité de ses passions; afin qu'après avoir expérimenté le peu de fond qu'il faut faire sur le monde, ils en arrivent à porter plus haut leur désir et à chercher leur patrie de vie éternelle. C'est par ces moyens et mille autres que je les ramène. L'oeil ne saurait voir, la langue raconter, ni le coeur imaginer (1Co 2,9 Is 64,4), quelles sont les voies et les moyens que j'emploie, uniquement par amour, pour leur faire recouvrer la grâce, afin que ma vérité soit accomplie en eux. C'est la charité inestimable qui m'a fait les créer, qui me pousse à en agir ainsi avec eux; mais c'est aussi l'amour et le désir, et la (14) douleur de mes serviteurs. Loin d'être insensible à leurs larmes à leurs sueurs, à leur humble prière, je les ai pour agréables. N'est-ce pas moi qui leur fait aimer le bien des âmes et leur inspire la douleur de leur perte.
Je n'en arrive pas, d'ordinaire, avec ceux-là à leur faire remise de la peine, mais seulement de la faute, car pour ce qui est d'eux, ils ne sont pas disposés généralement à répondre par un amour parfait à mon amour et à celui de mes serviteurs. La douleur qu'ils éprouvent de la faute commise n'est pas accompagnée de regret et de repentir parfaits: elle procède d'un amour imparfait, d'une contrition imparfaite. C'est pour cela qu'ils n'obtiennent pas comme les autres, remise de la peine, mais bien de la faute. De part et d'autre, en effet, c'est-à-dire de qui donne et de qui reçoit, il faut réciprocité de dispositions. Etant imparfaits, ils reçoivent imparfaitement la perfection des désirs de ceux qui, avec leur souffrance, m'offrent leurs prières pour eux: mais qu'ils m'obtiennent rémission et pardon, comme je te l'ai dit, c'est la vérité. Comme je te l'ai exposé et comme je te l'ai dit plus haut, par la lumière de la conscience et par autres moyens, il est satisfait à la faute; car, en commençant à se reconnaître, ils vomissent la pourriture de leurs péchés, et reçoivent ainsi le don de la grâce.
Tels sont ceux qui demeurent dans la charité commune. S'ils ont accepté comme correction les contrariétés qu'ils ont eues, et s'ils n'ont point opposé de résistance à la clémence de l'Esprit-Saint (15), en sortant du péché, ils reçoivent la vie de la grâce. Mais si, comme des ignorants, ils me méconnaissent, s'ils sont ingrats envers moi comme à l'égard des fatigues endurées pour eux par mes serviteurs, tous les dons de ma miséricorde tournent contre eux en ruine et damnation. Cette conséquence n'est imputable ni à un défaut de la miséricorde, ni à celui qui implorait la miséricorde pour l'ingrat, mais seulement à la malice et à la dureté de celui qui, par la main de son libre arbitre, a ainsi fermé son coeur comme avec une pierre de diamant qui, si elle n'est pas attendrie par le sang, ne peut être entamée par rien d'autre. Encore je te le dis, nonobstant sa dureté, pendant qu'il en a le temps, il peut se servir de son libre arbitre pour implorer le sang de mon Fils; que de cette même main, il l'applique sur la dureté de son coeur, pour la briser, et il recevra le fruit du sang qui a été versé pour lui. Mais, s'il remet sans cesse, et laisse passer le temps, il n'y a plus pour lui aucun remède, parce qu'il ne m'a pas rapporté le trésor que je lui avais confié, quand je lui donnai la mémoire pour se souvenir de mes bienfaits, l'intelligence pour avoir et connaître la vérité et cette puissance d'affection pour m'aimer, MOI LA VERITE ETERNELLE. Voilà le don que je vous ai fait et qui doit faire retour à MOI LE PERE. S'il l'a vendu et engagé au démon, c'est au démon à lui donner en échange ce qu'il a acheté pour cette vie.
Il lui remplit donc la mémoire de pensées voluptueuses et de souvenirs déshonnêtes, d'orgueil, d'avarice (16), d'amour-propre, de haine et d'aversion pour le prochain, jusqu'à se faire le persécuteur de ceux qui me servent. Au sein de ces misères, la volonté désordonnée obscurcit l'intelligence, et il encourt enfin par ses infamies la peine éternelle, pour n'avoir pas expié ses fautes par le repentir et la haine du péché.
Ainsi, tu as compris comment la souffrance expie la faute, en vertu de la parfaite contrition du coeur, non à raison de la peine elle-même qui est finie. Non seulement elle satisfait pour la faute, mais aussi pour la peine qui en est la suite, chez ceux dont la contrition est parfaite, comme je te l'ai dit; elle satisfait pour la faute, chez tous ceux qui, purifiés du péché mortel, reçoivent la grâce; mais s'ils n'ont pas une contrition et un amour suffisants pour satisfaire à la peine, ils vont souffrir dans le Purgatoire où s'achève leur purification.
Tu vois donc que le désir de l'âme unit à moi qui suis le Bien infini, satisfait peu ou beaucoup selon le degré du parfait amour de celui qui m'offre sa prière et aussi suivant le désir de celui qui reçoit. L'intensité du désir en celui qui me donne et en celui qui reçoit, voilà la mesure sur laquelle ma Bonté règle ses dons (Mt 7,2 Mc 4,24 Lc 6,38). Qu'ainsi donc croisse en toi le feu de ton désir, et ne laisse pas passer un instant sans crier vers moi d'une voix humble, en m'offrant pour le prochain d'incessantes prières. Je te le dis pour toi et pour le père de ton âme que moi-même je t'ai donné sur terre, agissez virilement et soyez morts à toute sensualité propre (17).



CHAPITRE IV Combien est agréable à Dieu le désir de vouloir souffrir pour lui.

5
Il m'est bien agréable, fille très chère, le désir de vouloir endurer toutes peines et fatigues jusqu'à la mort pour le salut des âmes. Plus on souffre, plus on prouve que l'on m'aime; en m'aimant, l'on connaît davantage ma Vérité, et plus on la connaît, plus l'on éprouve de tristesse et d'intolérable douleur de m'avoir offensé.
Tu me demandais à souffrir et à punir sur toi les fautes des autres, sans remarquer que c'est l'amour, la lumière, la connaissance de la vérité que tu me demandais ainsi. Je te l'ai dit, plus est grand l'amour, plus est profonde la douleur et plus cuisante la peine: la douleur s'accroît en proportion de l'amour. Je vous dis donc: Demandez et il vous sera donné, car je ne refuserai jamais à qui me demandera en vérité (
Mt 7,7 Lc 11,9). Ne l'oublie pas, l'amour de la divine charité est tellement uni dans l'âme à la patience parfaite, que l'une ne peut disparaître sans que l'autre s'évanouisse. Aussi l'âme qui veut m'aimer doit-elle vouloir du même coup endurer pour moi toutes les peines qu'il me plaira de lui envoyer, quelle qu'en (18) soit la nature, ou la gravité. La patience ne se trouve que dans les peines, et la patience, comme il a été dit, est inséparable de la charité.
Comportez-vous donc virilement. Il n'est point d'autre moyen pour vous d'être et de prouver que vous êtes les époux de ma Vérité et mes enfants fidèles, comme aussi que vous avez le goût de ma gloire et du salut des âmes (19).


CHAPITRE V Comment toute vertu et tout défaut s'exercent à l'égard du prochain.

6
Je veux que tu saches qu'il n'est point de vertu et pareillement point de défaut qui ne s'exercent par le moyen du prochain. Qui demeure dans l'inimitié vis-à-vis de moi, cause un dommage au prochain et à lui-même qui est son principal prochain. Et il lui fait tort soit en général, soit en particulier.
En général, parce que vous êtes tenus d'aimer votre prochain comme vous-mêmes (
Mt 22,39 Mc 12,31 Lc 10,27), et cet amour vous fait un devoir de l'assister par la prière, par la parole, par le conseil et de lui procurer tous les secours spirituels ou temporels suivant la mesure de ses besoins. Et si vous ne le pouvez faire réellement, parce que vous n'en avez pas le moyen, tout au moins, devez-vous en avoir le désir.
Mais si l'on ne m'aime pas, l'on n'aime pas non plus le prochain. Ne l'aimant pas, on ne le secourt pas et du même coup l'on se fait tort à soi-même. On se prive de ma grâce, en même temps que l'on frustre le prochain, en ne lui donnant pas les prières et les pieux désirs que l'on doit m'offrir pour lui. Toute assistance prêtée au prochain doit (20) procéder de la dilection que l'on a pour lui pour l'amour de moi (Lc 10,27-37 Mt 22,37-40 Mc 12,29-31).
Pareillement peut-on dire qu'il n'est point de vice qui n'atteigne le prochain; car si l'on ne m'aime pas, l'on ne saurait être dans la charité qu'on lui doit. Tous les maux proviennent de ce que l'âme est privée de la charité envers moi et envers le prochain. Ne pouvant plus faire le bien, il s'ensuit que l'on fait le mal. Et contre qui fait-on ainsi le mal? Contre soi-même d'abord et puis contre le prochain. Ce n'est pas à moi que l'on fait du tort, car le mal ne saurait m'atteindre, sinon en tant que je considère comme fait à moi-même ce qui est fait au prochain (Mt 25,40-45).
L'on se fait du tort à soi-même, par la faute qui fait perdre la grâce, et il n'est pas de mal plus grand que celui-là. On fait du tort au prochain en ne lui donnant point ce qu'on lui doit de dilection et d'amour, comme aussi de l'assistance qu'il a droit en vertu de cet amour même, par la prière et le saint désir, qu'on m'offre pour lui.
C'est là le service général auquel on est tenu envers toute créature douée de raison. Mais il est un secours particulier que vous devez à ceux qui sont plus près de vous et qui vivent sous vos yeux. Dans ces conditions, vous êtes tenus de vous entr'aider les uns les autres, par la parole, par la doctrine, par l'exemple des bonnes oeuvres, dans toutes les circonstances où vous voyez le prochain en détresse, conseillant avec désintéressement, comme s'il s'agissait de vous-même, et sans (21) aucune passion d'amour-propre. Celui qui n'a pas l'amour du prochain n'en usera pas ainsi en vers lui, mais en s'abstenant, il lui porte préjudice d'autant.
Non seulement il lèse le prochain en le frustrant du bien qu'il pourrait lui faire, il lui cause encore un dommage et un mal continuels. Voici comment. Le péché est ou intérieur, ou extérieur, en pensée ou en action. Le péché de pensée est commis, dès que l'homme a conçu de la complaisance pour la faute et de l'aversion pour la vertu, dès qu'il s'est abandonné à l'amour-propre sensuel qui lui fait perdre l'amour de charité qu'il doit avoir pour moi et pour son prochain, comme il a été dit. Cette conception criminelle enfante mille conséquences fâcheuses aux dépens du prochain, suivant les caprices et la perversité de la volonté sensitive. Parfois c'est une cruauté qu'elle produit soit en particulier, soit en général. N'est-ce pas une cruauté du pécheur envers tout le monde que de savoir lui ou les autres créatures en danger de mort et de damnation, par la privation de la grâce, et d'être assez insensible pour ne pas secourir les autres ou lui-même par l'amour de la vertu et la haine du vice?
Mais sa cruauté s'étend plus loin par ses propres oeuvres. Il ne se contente pas de ne pas donner l'exemple de la vertu; sa malice le porte (22) encore à faire office de démon, en prenant plaisir à détourner les créatures de la vertu pour les entraîner au vice. Quelle cruauté envers une âme, que de se faire l'instrument qui lui ôte la vie et lui donne la mort!
Il use aussi de cruauté envers le corps par cupidité. Non seulement il ne vient pas au secours de son prochain, mais il le dépouille, il vole le bien des pauvres, tantôt par voie d'autorité, tantôt par ruse et par fraude, en faisant acheter le bien du prochain, et souvent sa propre vie. O cruauté misérable, pour laquelle je serai sans miséricorde, si elle-même ne se convertit en compassion et bienveillance pour le prochain!
Parfois cette même cruauté s'échappe en paroles injurieuses, souvent suivies d'homicide. Parfois elle corrompt par l'impudicité la personne du prochain et le réduit à l'état d'animal immonde. Et ce n'est pas un ou deux seulement qui sont pervertis, mais quiconque approche ce corrupteur, quiconque a commerce avec lui en demeure infecté.
Qui donc aussi est atteint par les effets de la superbe, sinon le prochain, uniquement le prochain? Par besoin de se faire valoir, l'orgueilleux méprise les autres, il s'estime au-dessus d'eux, et par là même il leur fait injure. S'il détient le pouvoir, il n'est point d'injustices ou de duretés qu'il ne se permette, jusqu'à faire trafic de la chair des hommes.
O très chère fille, afflige-toi de l'offense qui m'est faite et pleure sur ces morts, afin que la prière (23) triomphe de leur mort. Tu vois maintenant que toujours et d'où qu'ils viennent, tous les péchés sont dirigés contre le prochain, ou se commettent à l'égard du prochain. En dehors de là, il n'y aurait jamais aucun péché, ni secret, ni public. Il y a péché secret, quand on n'assiste pas le prochain comme on le doit: le péché est public, quand il engendre les vices, dont je t'ai parlé. Il est donc bien vrai que toute offense qui m'est faite ne peut m'atteindre sans atteindre le prochain (24).



CHAPITRE VI (VII) Comment les vertus s'exercent par le moyen du prochain et pourquoi les vertus se trouvent si différentes dans les créatures.

7
Je t'ai dit comment tous les péchés se commettent par le moyen du prochain, pour les raisons que je t'ai exposées, à savoir que les pécheurs sont privés de l'amour de charité qui donne la vie à toute vertu. Et ainsi l'amour-propre, qui détruit la charité et l'amour du prochain, est le principe et le fondement de tout mal. Tous les scandales, haines, cruautés, désordres de tous genres, proviennent de cette racine mauvaise. C'est l'amour-propre qui a empoisonné le monde entier et rendu malade le corps mystique de la sainte Église et tout le corps de la Religion chrétienne.
C'est pourquoi je t'ai dit que toutes les vertus avaient pour commun objet le prochain, et telle est bien la vérité. La charité, t'ai-je dit, donne vie à toutes les vertus, parce qu'aucune vertu ne peut être sans la charité; la vertu ne s'acquiert que par le pur amour que l'on a pour moi.
En effet, dès que l'âme s'est connue elle-même, comme nous disions plus haut, elle a trouvé l'humilité (25) et la haine de sa propre passion sensuelle, en constatant cette loi perverse imprimée dans ses membres et qui est toujours en révolte contre l'Esprit (
Rm 7,23 Ga 5,17). Elle se dresse alors avec haine et aversion contre la sensualité; elle met son zèle à la soumettre à la raison. De plus, elle a éprouvé en elle-même la grandeur de ma bonté par tous les dons qu'elle a reçu de moi; tous ces bienfaits qu'elle trouve en elle, cette connaissance qu'elle a acquise de soi-même, son humilité m'en fait honneur, sachant bien que c'est ma grâce qui l'a retirée des ténèbres et ramenée à la lumière de la vraie science. Ma bonté une fois reconnue, elle l'aime sans intermédiaire tiré d'elle-même ou de sa propre utilité, mais elle l'aime par le moyen de la vertu qu'elle a conçue par amour pour moi, parce qu'elle voit qu'elle ne saurait m'être agréable sans concevoir la haine du péché et l'amour des vertus. Dès qu'elle a conçu la vertu par affection d'amour, la vertu produit des fruits au bénéfice du prochain: autrement, il ne serait pas vrai qu'elle l'eût conçue en elle-même; mais comme elle m'aime en vérité, en vérité aussi elle fait bénéficier le prochain de cet amour. Et il n'en peut être autrement, puisque l'amour que l'on a pour moi et pour le prochain est une seule et même chose: autant l'âme m'aime, autant aime-t-elle son prochain, car c'est de moi-même que vient l'amour qu'elle a pour lui.
Tel est le moyen que je vous ai imposé, pour que vous exerciez et expérimentiez la vertu qui est en vous. Ne pouvant tirer moi-même profit de vos services, c'est en faveur du prochain que vous les devez employer. Ce sera la preuve que vous me possédez dans vos âmes par la grâce, si vous le faites bénéficier de nombreuses et saintes oraisons, avec un doux et amoureux désir de mon honneur et du salut des âmes. L'âme amoureuse de ma Vérité ne cesse jamais de se rendre utile à tout le monde, tant en général qu'en particulier, peu ou beaucoup, selon la disposition de celui qui reçoit et selon l'ardent désir de celui qui donne, ainsi que je l'ai expliqué plus haut quand j'ai déclaré que la peine toute seule, séparée du désir, était insuffisante à expie la faute.
Après que l'âme a éprouvé pour elle-même les bienheureux effets de cet amour d'union qui l'attache à moi et par lequel elle s'aime elle-même en moi, elle étend son affection au salut du monde entier, en subvenant à ses nécessités: après s'être fait du bien à elle-même à concevoir la vertu d'où elle a tiré la vie de la grâce, elle applique désormais son zèle et son attention aux besoins du prochain en particulier.
Et donc, après avoir témoigné à toute créature douée de raison l'affection de charité, comme il a été dit, elle vient en aide à ceux qui sont près d'elle, suivant les grâces diverses que je lui ai départies pour le service d'autrui (1Co 12,4-6). Celui-ci sert le prochain par la doctrine, c'est-à-dire par la parole, prodiguant ses conseils sans regarder à ses (27) propres intérêts. Celui-là le soutient par l'exemple de sa vie, ce que tous doivent faire, car chacun est tenu d'édifier le prochain par une vie simple et honnête. Telles sont les vertus - et bien d'autres encore qui ne se peuvent raconter - qu'engendre l'amour du prochain. Il est entre elle des différences, et je ne les donne pas toutes également à chacun. J'en donne une à celui-ci, une autre à celui-là; mais il n'en est pas moins vrai que l'on ne saurait en avoir une sans posséder toutes les autres, car toutes les vertus sont liées ensemble.
Il en est plusieurs que je distribue de telle manière, tantôt à l'un, tantôt à l'autre, qu'elles apparaissent comme étant la vertu capitale en regard des autres. A l'un c'est la charité; à l'autre, la justice; à celui-ci, l'humilité; à celui-là, une foi vive; à quelques-uns la prudence, ou la tempérance, ou la patience; à certains, la force.
Ces vertus et bien d'autres je les dépose dans l'âme à des degrés divers chez beaucoup de créatures. Bien que parmi ces vertus, il n'y en ait qu'une qui, par son objet, soit principale vis-à-vis des autres, il arrive cependant que l'âme ait plus d'occasions dans la vie d'exercer l'une que l'autre, et celle qu'elle développe ainsi, prend de ce chef une importance capitale. Il en résulte que cette vertu tire à soi toutes les autres, lesquelles, ainsi qu'il a été dit, sont toutes liées ensemble par l'amour de charité.
Il en est ainsi de plusieurs dons et grâces de vertu, ou d'autres qualités spirituelles et temporelles (28).
Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribués avec la plus grande inégalité, et je n'ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l'occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. Il était en mon pouvoir de doter les hommes de tout ce qui leur était nécessaire pour le corps et pour l'âme; mais j'ai voulu qu'ils eussent besoin les uns des autres et qu'ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu'ils ont reçues de moi. Qu'il le veuille ou non, l'homme ne peut ainsi échapper à cette nécessité de pratiquer l'acte de charité; il est vrai que, s'il n'est pas accompli pour l'amour de moi, cet acte n'a plus aucune valeur surnaturelle.
Tu vois donc que c'est pour leur faire pratiquer la vertu de charité que je les ai faits mes ministres, que je les ai placés en des états différents et des conditions inégales. C'est ce qui vous montre que s'il y a dans ma maison beaucoup de demeures (Jn 14,2), je n'y veux cependant rien d'autre que l'amour du prochain, et qui aime le prochain observe toute la loi (Mt 22,37-40 Mc 12,28-31). Ainsi peut se rendre utile, selon son état, celui qui engagé dans les liens de cet amour (29).





Catherine, Dialogue