Augustin, de ce qui est bien dans le mariage. - CHAPITRE XII. PEU DE FEMMES CAPABLES DE NE PENSER QU'À DIEU.
14. Ce langage s'applique-t il à toutes les épouses indistinctement ou au moins à l'immense majorité d'entre elles? Il est permis de l'examiner. Ces paroles relatives aux vierges: «Celle qui est vierge s'occupe des choses de Dieu et cherche à se rendre sainte de corps et d'esprit», s'appliquent à toutes les femmes non mariées; mais n'est-il pas un certain nombre de veuves qui vivent dans les délices (1)? Si maintenant nous voulons comparer entre elles les vierges et les épouses; voici ce que nous pouvons affirmer. On ne peut trop détester cette vierge qui, renonçant au mariage, c'est-à-dire à ce qui est permis, s'abandonne au péché, a la luxure ou à l'orgueil, ou à la curiosité, on à l'intempérance du langage. De même, on ne trouve que rarement des femmes qui, au sein même des affections conjugales; ne cherchent qu'à plaire à Dieu, et prennent pour ornement non pas la recherche dans les cheveux, l'or, les perles et les vêtements précieux, mais cette belle décence qui convient aux femmes, dont la conversation est comme un parfum de piété (2). Voici ce que l'apôtre saint Pierre prescrit relativement à ces mariages: «Que les femmes obéissent à leurs maris; est-il de ces maris qui ne «croient pas à la parole divine? faites en sorte qu'ils se laissent gagner par la vie sainte de leurs femmes, sans le secours de la parole; qu'ils soient frappés de la pureté dans laquelle vous vivez et du respect que vous avez pour eux. Ne mettez point votre gloire à vous parer au dehors par la frisure des cheveux, par la profusion de l'or et la splendeur des vêtements. Parez plutôt l'homme invisible caché dans le coeur, par la pureté incorruptible d'un esprit plein de douceur et de paix; c'est là le plus riche et le plus magnifique ornement aux yeux de Dieu. C'est ainsi qu'autrefois les saintes femmes qui espéraient en Dieu se paraient, restant soumises à leurs maris. Telle était Sara, qui obéissait à Abraham et l'appelait son Seigneur; Sara, dont vous êtes devenues les filles en imitant ses oeuvres et en refoulant toute crainte inspirée par la vanité. Et vous, maris, vivez sagement avec vos femmes, les traitant avec honneur et discrétion, comme
1. 1Tm 5,6 - 2. 1Tm 2,9-10
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le sexe le plus faible, n'oubliant pas qu'elles sont, avec vous, héritières de la grâce qui donne la vie, et faites en sorte de donner un libre cours à vos prières (1)». Est-ce que de tels époux ne s'occupent pas des choses du Seigneur et ne cherchent pas à lui plaire? Mais je l'avoue, ils sont bien rares; qui pourrait le nier? Et dans le petit nombre de ceux qui en sont là, aucun ne s'était marié dans le but d'arriver à cette perfection, ils n'y sont arrivés qu'après le mariage.
15. Comment en effet, sous le règne de Jésus-Christ, quand ils se voient au temps, non plus d'embrasser s, mais de s'abstenir de tout embrassement, ceux qui, libres encore des liens du mariage, peuvent garder la continence, hésiteraient-ils un seul instant à s'abstenir du mariage et à choisir la continence virginale ou viduelle, plutôt que de se jeter dans la tribulation de la chair, complément inséparable du mariage selon la parole de l'Apôtre? Nous supposons toutefois qu'aucune nécessité sociale ne les contraint de se marier. Mais voici que poussés par la concupiscence, il en est qui ont rivé sur eux les chaînes du mariage. Si alors ils triomphent des penchants de la chair, sans doute ils ne pourront plus rompre le mariage malgré la liberté où ils étaient de ne pas le contracter, mais du moins ils peuvent réaliser la perfection de cet état. Ou bien, d'un consentement mutuel, ils monteront à un degré plus élevé de la sainteté; ou bien, s'ils ne sont pas tous deux capables de cette perfection, le plus parfait des deux, sans exiger le devoir, se contentera de le rendre, en observant toutes les;règles d'une conduite chaste et religieuse. Dans les temps anciens, quand le mystère de notre salut était encore voilé sous les figures prophétiques, ceux mêmes qui pouvaient rester continents, se mariaient dans le but de propager la race humaine; dès lors le mariage était pour eux non point une victoire de la concupiscence, mais un acte de piété. Si, comme à nous, le choix leur eût été donné; si comme à nous, il leur eût été dit: «Que celui qui peut saisir saisisse (3)», pouvons-nous croire qu'ils n'auraient
1. 1P 3,1-7 - 2. Si 3,5 - 3. Mt 19,12
pas embrassé avec joie la virginité, quand nous voyons comment ils vivaient avec leurs épousés? Chaque homme pouvait avoir plusieurs femmes; mais ils avaient avec elles des relations plus chastes, que n'en ont aujourd'hui avec une seule femme ces époux à qui l'Apôtre fait les concessions dont nous avons parlé (1). Les anciens se mariaient pour avoir une postérité et non pour satisfaire ces désirs auxquels sont en proie les nations qui ne connaissent pas le Seigneur (2). Ne dites pas que cette conduite n'a rien d'extraordinaire, car aujourd'hui pour un grand nombre de chrétiens il est plus facile de vivre dans la continence absolue, que de s'abstenir dans le mariage des relations qui n'auraient pas pour but unique de leur créer une postérité. Une multitude de nos frères des deux sexes, héritiers comme nous du royaume des cieux, se condamnent à la continence, soit après avoir fait l'épreuve du mariage, soit en conservant la virginité perpétuelle. Au contraire, parmi ceux qui sont mariés ou qui l'ont été, combien en trouvons-nous qui, dans l'intimité de la confidence, puissent nous affirmer que jamais ils n'ont- eu de relations conjugales, que dans le but ou avec l'intention d'avoir des enfants? Donc ce que les Apôtres ordonnent aux époux, constitue la nature du mariage; ce qu'ils permettent, sous forme de pardon, ou ce qui empêche la prière, le mariage ne le commande pas, il le tolère.
16. Faisons une supposition, que je crois à peine possible, ou plutôt que je ne crois pas possible. Je suppose donc qu'un homme entretienne, pour un temps, une concubine, dans le seul but d'en avoir des enfants, et je dis que, même alors, cette union serait plus coupable que le mariage dans lequel on a besoin de réclamer l'indulgence de l'Apôtre. En effet, ce qu'il faut examiner, c'est le mariage en lui-même, et non l'usage immodéré que l'on peut en faire. Qu'un homme, après s'être injustement emparé de plusieurs terres, en recueille les fruits pour en faire d'abondantes aumônes, il ne justifie point, par ce fait, l'injustice commise. De même si un avare couve en quelque sorte le bien qu'il a hérité de son
1. 1Co 7,6 - 2. 1Th 4,5
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père ou qu'il a justement acquis d'un tiers, on ne doit pas faire retomber la faute sur la loi civile qui lui a permis d'en devenir le légitime possesseur. L'iniquité d'une faction tyrannique ne deviendra pas un titre d'honneur, lors même que le tyran traiterait ses sujets avec une clémence royale; de même la puissance royale ne deviendra jamais méprisable en elle-même, par cela seul qu'un roi se rend coupable de tyrannie. Autre chose est de vouloir user justement d'une puissance injuste, autre chose d'user injustement d'une puissance juste. Si donc des concubines, entretenues temporairement, ne se proposent que la génération des enfants, elles ne rendent pas légitime leur concubinage; de même la profanation du mariage par des épouses et des époux coupables n'ôte rien à la sainteté du mariage en lui-même.
17. Il est certain, toutefois, qu'un mariage criminellement formé peut devenir légitime par le redressement des volontés.
Dans la cité de notre Dieu, où, d'après l'union primitive de deux personnes humaines, le mariage a toujours été une sorte de sacrement, ce même mariage une fois conclu, ne peut se dissoudre que par la mort de l'un des deux époux. Le lien demeure dans toute sa force, lors même qu'une évidente stérilité empêcherait la réalisation du but pour lequel il a été formé. Dès lors, les époux qui savent d'une manière certaine qu'ils n'auront point d'enfants, ne peuvent se séparer pour cette raison et convoler à de nouvelles noces. Agir autrement, ce serait commettre l'adultère, car ils restent véritablement époux.
Chez les anciens, il était permis, du consentement de la première femme, d'en prendre une autre et les enfants qui en naissaient, étaient regardés comme des enfants communs, résultant des relations et du sang de l'un des deux époux, et du pouvoir donné par l'autre. Mais aujourd'hui ce serait un crime d'en agir ainsi; car le besoin de propagation qui existait alors, n'existe plus. Il était même permis, quoique la première femme fût féconde, d'en épouser d'autres, afin de multiplier la famille; ceci n'est plus permis. L'état des choses est aujourd'hui si différent qu'il est mieux de rester vierge, à moins qu'on n'ait besoin d'un remède à l'incontinence. Dans les premiers temps, ceux mêmes pour qui la continence était le plus facile, pouvaient, sans péché, épouser plusieurs femmes, à moins que des raisons de piété n'y missent obstacle. L'homme sage et juste, qui désire mourir et régner avec Jésus-Christ, et pour qui ce désir est le seul bonheur (1), prend néanmoins de la nourriture, non pas par amour de la vie, mais par dévouement à son devoir et pour être utile à ses frères. De même les saints patriarches ne virent dans les relations avec leurs femmes qu'un devoir du mariage et non un moyen de flatter la volupté.
18. Ce que la nourriture est à la santé de l'homme, le mariage l'est à la conservation du genre humain. L'un et l'autre produisent une délectation charnelle; mais cette délectation, contenue dans certaines limites, et restreinte par la tempérance au besoin naturel, ne peut pas être appelée de la passion (2). Or ce qu'est une nourriture illicite pour soutenir la santé, la fornication et l'adultère le sont pour obtenir de la famille. Supposez maintenant une nourriture illicite, non plus pour entretenir la santé, mais uniquement pour flatter l'estomac et la gourmandise, c'est l'image d'un commerce illicite qui en flattant la passion ne cherche point la génération. Ce qu'est enfin, pour quelques-uns, l'usage excessif de nourritures permises, c'est ce que sont pour les époux les relations conjugales dignes de pardon. De même donc qu'il est mieux de se laisser mourir de faim, que de manger des viandes certainement offertes aux idoles'; de même il est mieux de mourir sans postérité que d'en chercher dans des relations coupables. Au contraire, de quelque manière que la naissance s'opère, si les enfants n'imitent pas les vices de leurs parents et s'ils servent Dieu comme il faut, ils seront honorables et sauvés. La semence de l'homme, de quelque source qu'elle découle, est l'oeuvre de Dieu; en user mal, c'est se rendre coupable, mais, malgré l'abus, elle reste toujours ce qu'elle est. De même donc que l'adultère n'est nullement justifié par d'excellents enfants, qui en seraient le fruit; de même le mariage n'est nullement
1. Ph 1,23 - 2. Voir Rétr. 2,ch. 22,n. 2.
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incriminé parce qu'il produit quelquefois des enfants mauvais. Nos pères du Nouveau Testament, quand, par devoir, ils prenaient leurs aliments, pouvaient éprouver la délectation naturelle de la chair, mais il faut se garder de les comparer à ceux qui mangeaient des viandes offertes aux idoles', ou même à ceux qui mangeant. des viandes: permises les prenaient: immodérément. De même nos pères de l'Ancien Testament, en usant du mariage par devoir, éprouvaient les effets de la délectation naturelle, mais ils étaient loin. de la pousser jusqu'à la passion criminelle et déraisonnable, à plus forte raison jusqu'aux turpitudes des impudiques ou à l'intempérance de certains époux. C'est la charité qui inspire aujourd'hui de donner à Jérusalem, notre cité par excellence, des enfants spirituels; la même charité inspirait autrefois de lui en donner selon la chair; la diversité seule des temps a causé la diversité des oeuvres de nos pères. C'est ainsi que les prophètes les moins portés aux choses de la chair devaient engendrer charnellement, comme les Apôtres, qui n'avaient. plus rien de charnel, devaient se nourrir de chair.
19. Quelque nombreux que soient aujourd'hui ceux dont il est dit: «Si la continence leur est impossible, qu'ils se marient (2)», gardons-nous bien de les comparer aux saints époux d'autrefois. Il est vrai que le mariage, chez toutes les nations, n'a qu'un seul but, la génération des enfants. Ces enfants, par la suite, pourront être bons ou mauvais, mais toujours est-il que le mariage est institué pour leur donner une naissance légitime et honnête. Pour les hommes qui ne peuvent observer la continence, le mariage est en quelque sorte un degré d'élévation dans la vertu; pour ceux qui auraient pu rester continents, si les nécessités de l'époque l'avaient permis, c'est par un sentiment de piété qu'ils se sont abaissés au mariage. Pour tous indistinctement le mariage, en tant qu'il a pour but la création des enfants; a été une chose bonne; mais quant au mérite propre des personnes
1. 1Co 8,7 - 2. 1Co 7,9
la différence était très-grande. En effet, dans les uns, malgré l'honnêteté du mariage, nous trouvons ce qui n'est pas de la nature du mariage et ne leur est concédé que par indulgence, je veux parler de ce qui excède les nécessités de la génération. Dans les autres, nous ne trouvons point ces excès. Que dis-je? présentez-moi des époux, s'il en est, qui ne cherchent et ne désirent, dans le mariage, que ce pourquoi le mariage a été institué, croyez-vous que je pourrais les placer sur le même rang que les saints dont je parle? Tous, il est vrai, désiraient des enfants, mais de nos jours, ce désir est un désir charnel, tandis qu'alors c'était un désir tout spirituel et prophétique, comme l'époque dans laquelle on vivait. Aujourd'hui quiconque est arrivé à la perfection de la piété, ne cherche plus que des enfants spirituels; taudis qu'autrefois c'était la piété elle-même qui inspirait la génération charnelle, laquelle était une annonce des événements et entrait dans le plan dès prophéties.
20. Voilà pourquoi, s'il était permis à un homme d'avoir plusieurs femmes, une femme ne pouvait avoir plusieurs maris, même dans le cas de fécondité de sa part et d'impuissance de la part de son époux. Ceci repose sur une loi secrète de la nature qui cherche l'unité dans le chef; tandis que si la raison naturelle ou sociale le permet, plusieurs inférieurs peuvent, sans honte, reconnaître la direction d'un seul maître. Un seul esclave n'a pas plusieurs maîtres, tandis qu'il est dans l'ordre qu'il n'y ait qu'un seul maître pour plusieurs esclaves. De même nous ne voyons nulle part qu'une pieuse épouse ait eu deux ou plusieurs maris vivants, tandis que l'histoire nous montre des maris ayant chacun plusieurs femmes, quand les lois de la société le permettaient, ou que les besoins de l'époque l'exigeaient; un tel état de choses m'est point contraire à la nature du mariage. En effet un seul homme peut suffire à plusieurs femmes, mais une femme ne saurait suffire à plusieurs maris. Ce principe est fondamental. Ainsi Dieu a sous sa puissance toutes les âmes, car, pour elles, il n'y a qu'un seul Dieu véritable; tandis que pour une seule âme, livrée à plusieurs faux dieux, il n'y a plus de possible que la fornication et non la génération.
21. Nous sommes tous. appelés à ne former qu'une seule cité, n'ayant, pour Dieu, qu'un coeur et qu'une âme (1). Après la mort, cette unité deviendra telle que les pensées les plus intimes seront perçues par tous, sans rencontrer nulle part la moindre divergence. Voilà pourquoi, sous le Nouveau Testament, le sacrement de mariage exige si rigoureusement un seul homme et une seule femme, qu'un homme qui aurait eu plusieurs femmes ne pourrait être élevé à l'épiscopat (2). Cette loi est- si formelle que plusieurs auteurs ont cru pouvoir l'appliquer au mariage contracté avant d'être chrétien, et soutiennent qu'un catéchumène ou un païen qui aurait plusieurs femmes, ne pourrait, étant devenu chrétien, arriver à l'épiscopat. On parle ici au point de vue du sacrement, et non au point de vue du péché, puisque tous les péchés sont effacés par le baptême. Celui qui a dit: .«En prenant une épouse tu n'as point péché; en se mariant une vierge ne pèche pas; quelle fasse comme elle le désire, elle ne pèche pas en se mariant (3)»; celui-là a suffisamment prouvé que le mariage n'est point un péché.
Mais considérons la sainteté du sacrement. De même qu'une femme qui aurait été souillée avant son baptême, ne pourrait, après son baptême, être consacrée parmi les vierges; de même il paraît logique de croire, que si l'on a pu, sans péché, avoir plusieurs femmes, on a cependant perdu tout droit au sacrement de l'Ordre; on a pu mener une vie irréprochable, mais on manqué d'un caractère nécessaire à l'ordination ecclésiastique. La pluralité des femmes, chez les prophètes, figurait la pluralité des Eglises, réunies toutes sous l'empire du Christ; ainsi l'évêque qui n'a eu qu'une seule femme figure l'union de tous les peuples au Christ, punique époux. Cette unité arrivera à sa perfection quand les ténèbres auront dévoilé leurs secrets, quand toutes les pensées du coeur se seront manifestées et que chacun recevra de Dieu sa louange (4). Maintenant, sans que la charité en soit blessée, il s'excite des dissensions publiques ou secrètes entre ceux qui doivent plus tard ne former qu'un dans un seul; mais alors il
1. Ac 4,32 - 2. 1Tm 3,2 Tt 1,6 - 3. 1Co 7,28-36 - 4. 1Co 4,5
n'y en aura plus aucune. De même que, dans les temps anciens, la pluralité des femmes figurait la multitude soumise à Dieu, au sein de toutes les nations de la terre; de même aujourd'hui l'unité de mariage figure l'unité que nous formerons tous dans la cité céleste, sous le regard et la puissance de Dieu. Comme il est impossible de servir deux ou plusieurs maîtres; de même il n'a jamais été, il n'est pas, il ne sera jamais permis à une femme d'avoir simultanément plusieurs maris. Apostasier le culte d'un seul Dieu et se jeter dans une superstition adultère a toujours été un crime. Même dans le but de se former une postérité plus nombreuse, jamais nos saints n'ont imité le Romain Caton, qui, de son vivant, livrait sa femme à un autre pour que celui-ci en reçût des enfants. Dans le mariage chrétien, la sainteté du sacrement l'emporte sur la fécondité.
22. Ainsi donc ceux mêmes qui se marient dans la vue seulement d'avoir une postérité et de réaliser: ainsi la On du mariage, ne peuvent soutenir la comparaison avec les patriarches; car ceux-ci, en demandant une famille, avaient des motifs bien plus élevés. Aussi quand Abraham reçut l'ordre d'immoler son fils, transporté soudain d'un héroïque dévouement, il n'eût pas épargné le fruit de ses plus ardents désirs, si son bras n'eût été retenu par Celui au nom de qui il l'avait levé (1).
Il nous reste à examiner si, du moins, la continence chrétienne peut être comparée à la fécondité patriarcale. Jusque-là nous n'avons rien trouvé de comparable aux patriarches; se pourrait-il que les vierges l'emportassent sur eux? Il est certain d'abord que le mariage, dans les patriarches, l'emportait de beaucoup sur le mariage tel qu'il doit être; il est certain aussi que ce denier est de beaucoup inférieur à la continence. Alors, comme maintenant, le but du mariage était d'avoir des enfants; car c'est le but de tout être mortel de chercher quelqu'un qui le remplace après sa mort. Dire que ce désir n'est pas bon, c'est ignorer que Dieu est le créateur de tons les biens célestes et terrestres, immortels et mortels. Les animaux eux-mêmes ne sont pas
1. Gn 22,12
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privés de cet instinct dans la génération, surtout les oiseaux qui mettent tant d'empressement à construire leurs nids, à former une sorte d'amitié conjugale et à nourrir leurs petits. Quant aux patriarches, en qui la chasteté, aidée de la protection du ciel, consistait, suivant certains auteurs, à produire dans le mariage des fruits jusqu'à trente pour un, ils donnaient à ce besoin de toute nature mortelle un caractère de sainteté bien plus relevé. S'ils voulaient des enfants, c'était en vue de Jésus-Christ, afin de distinguer de toutes les autres nations, la race qui devait être la sienne selon la chair. Dieu lui-même l'avait ainsi voulu, comme si la prophétie à ses yeux la plus frappante dût être celle qui signalait la race et la nation dans laquelle le Verbe devait s'incarner. Si donc le mariage des chrétiens est une couvre sainte, que devons-nous penser du but qu'entrevoyait Abraham dans l'acte du mariage, quand il ordonnait à son serviteur de placer la main sur son fémur et de faire un serment relatif à la femme qu'il devait procurer à son fils (1)? En effet, que signifiait ce placement de la main, ce serment au nom du Seigneur, si ce n'est que le Seigneur du ciel viendrait un jour dans une chair qui tirerait de lui son origine? Le mariage est donc un bien; mais les époux sont d'autant plus saints qu'ils sont plus chastes, plus fidèles et plus craignant Dieu, surtout s'ils nourrissent spirituellement les enfants qu'ils désirent charnellement.
23. La loi prescrivait une purification après l'acte conjugal; mais on ne doit pas en conclure que cet acte soit un péché; si l'on n'en voit pas dans ce que l'Apôtre tolère avec indulgence, quoique trop répéter cette sorte d'actes soit un obstacle à la prière. On sait qu'en beaucoup de points la loi n'était qu'une ombre et une figure. Ainsi la semence encore informe qui doit former le corps de l'homme, devait signifier une vie informe et grossière; cette grossièreté de la vie, pour disparaître, a besoin de la doctrine et de l'enseignement; c'est ce que symbolisait la loi de la purification obligatoire après toute émission de la semence. L'émission qui se produit durant le sommeil n'est pas un péché; cependant elle
1. Gn 24,2-4
devait être suivie aussi de la purification. Il est vrai que certains auteurs y voient un péché, prétendant qu'elle est toujours le résultat d'un désir coupable. Mais c'est là une erreur. Du moins on ne peut voir un péché dans les règles mensuelles de la femme; néanmoins la loi ancienne les faisait suivre encore d'une expiation (1); sans doute parce qu'il y a là aussi la matière difforme d'où résulte le développement du corps. Quand donc a lieu cette émission de matière informe, la loi y considère l'image d'un coeur qui se répand et se dissipe sans honneur et sans frein. La purification, à son tour, figure clairement la nécessité de comprimer les élans de ce coeur. Enfin, est-ce donc un péché de mourir, et n'est-ce pas un acte d'humanité d'ensevelir les morts? Cependant, même alors, la purification était obligatoire (2). Non, le corps privé de vie n'est pas un péché; mais il symbolise parfaitement l'état d'une âme dépouillée de la justice.
24. Je conclus donc que le mariage est chose bonne, et que l'on peut aisément le justifier de toutes les calomnies. Et si l'on veut parler du mariage des saints patriarches, je demande, non pas quel mariage, mais quelle continence peut lui être comparée. Mais il est inutile de comparer mariage à mariage, puisque partout le mariage est un don d'égale valeur accordé à la nature encore sujette à la mort; il s'agit de comparer des hommes qui usent du mariage, avec d'autres hommes qui en ont usé bien différemment; et comme je ne trouve personne, parmi les derniers, que je puisse comparer aux premiers, je dois chercher des termes de comparaison parmi ceux qui ont observé la continence. Oserait-on dire qu'Abraham n'a pu conserver la continence en vue du royaume des cieux, lui qui, pour arriver à ce royaume, n'hésita pas un seul instant à immoler son fils unique, le seul objet pour lequel le mariage lui était devenu cher?
25. La continence est une vertu, non pas du corps mais du coeur. Or quelquefois les vertus du coeur se traduisent en actes, quelquefois elles restent à l'état caché de simples habitudes. La vertu du martyre, par exemple, parait avec éclat et se manifeste en face des souffrances
1. Lv 15 - 2. Nb 19,11
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à supporter; mais combien de martyrs de volonté, à qui, pour le devenir réellement, il ne manque que l'épreuve qui leur permettrait de produire aux yeux des hommes ce qui en eux n'est connu que de Dieu, et de manifester au dehors ce qui existe réellement dans leur coeur! Job, avant son épreuve, possédait la patience aux yeux de Dieu, qui lui rendait ce témoignage; mais il fallut l'épreuve pour révéler cette patience aux hommes (1). L'épreuve arriva, et cette vertu jusque-là cachée dans son âme, se manifesta extérieurement, mais elle existait déjà. De même saint Timothée possédait la vertu de tempérance, et saint Paul ne la lui ravit pas en lui conseillant d'user d'un peu de vin à cause de son estomac et des défaillances qu'il éprouvait fréquemment (2) . Autrement, t'eût été un pernicieux conseil; t'eût été l'intéresser à la santé de son corps, au détriment de la vertu de son âme. Mais comme cette vertu pouvait très-bien se concilier avec l'invitation qui lui était adressée, Timothée put soulager son corps en prenant du vin, et conserver dans son âme la vertu de tempérance.
En général on entend par habitude ce qui nous permet d'agir, quand il en est besoin. Lors même que nous n'agissons pas, nous conservons le pouvoir d'agir. En appliquant ces principes à la continence charnelle, nous pouvons affirmer que cette habitude n'est point en ceux dont il est dit: «S'ils ne peuvent se contenir, qu'ils se marient (3)». Mais elle est le privilège de ceux dont il est dit: «Que celui qui peut saisir saisisse (4)». C'est ainsi que, guidées par cette habitude de la continence, les âmes parfaites ont toujours usé des biens terrestres, quand ces biens étaient nécessaires pour obtenir un but ultérieur; elles en usaient sans attache, et tout en conservant le pouvoir de ne pas en user, quand aucun besoin ne les y contraignait. Pour bien user de ces biens terrestres, il faut pouvoir ne pas en user. En effet, pour un grand nombre, il est plus facile de ne pas jouir que de jouir avec modération; d'où il suit que pour pouvoir user sagement, il faut que l'on puisse s'interdire l'usage même. Saint Paul faisait allusion à ce principe quand il disait: «Je sais être dans l'abondance et dans la privation (5)». Se trouver dans la détresse c'est le sort commun
1. Jb 1 - 2. 1Tm 5,23 - 3. 1Co 7,9 - 4. Mt 19,12 - 5. Ph 4,12
à tous les hommes; mais c'est le propre des grandes âmes de savoir la supporter. De même, tous peuvent jouir de l'abondance; mais savoir en jouir, cela n'appartient qu'à ceux qui ne se laissent pas corrompre par elle.
26. Afin de montrer plus clairement encore que la vertu peut exister comme habitude sans se traduire en actes, j'invoque un exemple hors de doute pour des catholiques, celui de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Que dans la chair réelle dont il était revêtu, il ait eu faim et soif, qu'il ait mangé et bu, c'est un point sur lequel l'Evangile ne nous permet pas d'hésiter un seul instant. Conclura-t-on delà qu'il n'avait pas, au même degré que saint Jean-Baptiste, la vertu de tempérance? «Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils ont dit: Il est possédé du démon; le Fils de l'homme est venu mangeant et buvant, et ils ont dit: Celui-ci est un homme vorace et un ivrogne, l'ami des publicains et des pécheurs». Ne dit-on pas de nos pères ses serviteurs; de leur manière d'agir et de parler au sujet du mariage: Voilà des hommes passionnés et impurs, amis des femmes et de la volupté? Le reproche fait à Jésus-Christ n'était qu'une honteuse calomnie, quoiqu'il fût vrai qu'il ne portât pas la mortification extérieure aussi loin que saint Jean, c'est lui-même qui nous le déclare: «Jean est venu, a dit-il, ne mangeant ni ne buvant; et le Fils de l'homme est venu, mangeant et buvant»; de même les accusations portées contre nos pères étaient d'une fausseté évidente. Ici c'est d'un Apôtre vierge que les païens disent: Il a les secrets de la magie; là c'est un prophète du Christ, vivant dans l'état du mariage et ayant des enfants, et les Manichéens s'écrient: c'est un voluptueux.
«Mais la sagesse a été justifiée par ses enfants (1)». Ces paroles du Sauveur suivent immédiatement celles où il est question de saint Jean et de lui-même. «La sagesse a été justifiée par ses enfants»; car ils savent que la vertu de continence doit toujours exister, en tant qu'habitude, tandis que pour se traduire en acte, elle a besoin de circonstances et d'occasions favorables. Dans les martyrs la vertu de patience s'est manifestée par les oeuvres, tandis que dans les autres saints elle est restée à l'état de disposition intérieure. De même donc que le mérite de la patience n'est
1. Mt 11,18-19
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pas plus grand en saint Pierre, qui a été martyrisé, qu'en saint Jean qui n'a pas subi le martyre; de même le mérite de la continence, dans saint Jean qui est resté vierge, n'est pas plus grand que dans Abraham qui a engendré des enfants. Car le célibat de saint Jean et le mariage d'Abraham, eu égard à la différence des temps, ont tourné à la gloire de Jésus-Christ; et cependant la continence dans le premier se produisit en action, et le second ne la posséda que comme habitude.
27. Il est donc certain que, sous l'ancienne loi, qui suivit l'ère des patriarches, quand la malédiction avait été portée contre ceux qui restaient sans postérité en Israël (1), celui qui ne pouvait garder la continence ne le montrait pas, tout en possédant ce pouvoir. Mais depuis que la plénitude des temps est accomplie (2), depuis qu'il a été dit: «Que celui-là «comprenne, qui peut. comprendre», désormais et jusqu'à la fin du monde, celui qui en a le pouvoir agit en conséquence; mais que celui qui ne veut pas user de ce pouvoir, ne doit pas dire faussement qu'il le possède.
Cependant c'est sous ce règne de Jésus-Christ que nous voyons des hérétiques corrompre les bonnes moeurs par des discours mauvais', faire appel à une ruse aussi vaine que téméraire et dire au chrétien qui veut garder la continence et refuse le mariage: Es-tu donc meilleur qu'Abraham? Qu'à ces paroles le chrétien ne se trouble pas; qu'il évite de répondre qu'il se croit meilleur, mais qu'il ne renonce pas à sa résolution; car autant sa réponse serait fausse, autant son action serait blâmable. Qu'il se contente de dire: Il est vrai que je ne suis pas meilleur qu'Abraham, mais je sais aussi que la chasteté virginale l'emporte sur la chasteté conjugale. Dans ses oeuvres Abraham n'avait que la dernière, mais dans son coeur il les avait toutes les deux. Car sa vie conjugale fut extrêmement chaste; il aurait pu conserver la chasteté virginale, mais les circonstances s'y opposaient. Quant à moi, il m'est plus facile de renoncer au mariage dont usa Abraham, que d'user du mariage comme il en usa. Voilà pourquoi, si je suis meilleur que ceux qui, vu l'incontinence de
1. Dt 25,5-10 - 2. Ga 4,4 - 3. 1Co 15,33
leur coeur, ne peuvent pas ce que je puis; je ne vaux pas mieux que ceux qui, à raison de la différence des temps, n'ont pas fait ce que je fais. Car ce que je fais aujourd'hui ils l'auraient mieux fait que moi, si le temps en eût été venu; et ce qu'ils ont fait, je ne le ferais pas aussi bien, s'il me fallait le faire.
Toutefois se rencontre-t-il quelqu'un qui se sente et se connaisse assez pour conserver intacte dans son coeur la vertu de continence, si pour accomplir un devoir de religion il était contraint d'entrer dans le mariage, et pour être père et mari comme l'était Abraham? A cette demande captieuse qui lui est faite, qu'il ne craigne pas de répondre: Il est vrai, je ne suis pas meilleur qu'Abraham, même sous le rapport de la continence qu'il possédait réellement quoiqu'invisiblement, mais je puis lui être comparé puisque je possède la même vertu tout en menant un autre genre de vie. Qu'il tienne hardiment ce langage; car en y glorifiant le don qui lui est fait, il n'est point insensé puisqu'il dit la vérité. Si néanmoins il prend des ménagements, de craince qu'on n'ait de lui une estime exagérée (1), qu'il évite de se mettre lui-même en jeu, qu'il parle, non pas de la personne mais de la chose même, et qu'il affirme qu'on ressemble à Abraham, quand on peut ce qu'il a pu. Mais il peut se faire que la vertu de continence se trouve à un moindre degré dans l'âme de celui qui n'use pas du mariage que dans Abraham qui en a usé; je ne crains cependant pas d'ajouter que cette continence est encore plus grande cri lui qu'elle ne l'est dans celui qui s'est résigné à la chasteté conjugale, parce qu'il ne pouvait en faire davantage.
A son tour, que la vierge qui rapporte toutes ses pensées a Dieu, afin de se rendre sainte de corps et d'esprit (2), quand elle s'entendra faire cette impudente question: «Es-tu donc meilleure que Sara?» réponde sans crainte: Je suis meilleure que celles qui n'ont pas ma vertu de continence, mais je ne crois pas que Sara soit de ce nombre, car avec cette vertu elle a agi comme l'exigeait son époque. Quant à moi je ne suis pas soumise à cette nécessité, et je puis réaliser dans mon corps la vertu. qu'elle ne conservait que dans son coeur.
1. 2Co 12,6 - 2. 1Co 7,33
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Augustin, de ce qui est bien dans le mariage. - CHAPITRE XII. PEU DE FEMMES CAPABLES DE NE PENSER QU'À DIEU.