Augustin, doctrine chrétienne 4045
4045 45. Les divers passages empruntés à l'Apôtre, pour être clairs n'en sont pas moins profonds. Tels qu'ils ont été écrits et tels qu'on peut les confier à sa mémoire, il ne suffit pas de les lire ou de les entendre, si l'on ne veut pas s'arrêter à une connaissance superficielle; il faut un habile interprète pour en découvrir la profondeur. Cherchons donc maintenant des modèles de ces divers genres de style dans ces écrivains qui, par la lecture des auteurs sacrés, ont acquis à un haut degré la science des choses divines et salutaires, et l'ont ensuite communiquée à l'Eglise.
Le bienheureux Cyprien emploie le style simple dans ce livre où il traite du mystère du calice. Il y résout la question de savoir si, dans le calice du Seigneur, il doit y avoir de l'eau pure, ou de l'eau mêlée de vin. Nous allons en citer un extrait. Après le prélude de sa lettre, commençant déjà à résoudre la question proposée: «Sachez, dit-il, que nous sommes avertis d'observer dans l'offrande du calice la tradition du Seigneur, et que nous ne devons rien faire que ce que le Seigneur a fait le premier pour nous; par conséquent il doit y avoir du vin dans le calice qui s'offre en mémoire de lui. Car si Jésus-Christ a dit: Je suis la véritable vigne (2), le sang de Jésus-Christ n'est pas certainement de l'eau, mais du vin; et le sang par lequel il nous a rachetés et vivifiés ne peut paraître dans le calice, quand dans ce calice il n'y a point de vin qui puisse montrer le sang de Jésus-Christ, ce sang que désignent les oracles et les témoignages de toutes les Ecritures. Aussi voyons-nous dans la Genèse la prédiction de ce mystère en la personne de Noé, et une figure de la passion du Seigneur (1). Il est dit en effet que Noé but du vin, qu'il s'enivra, qu'il parut nu dans sa tente, qu'il s'endormit le corps découvert, que cette nudité fut aperçue par le second de ses fils, que ses deux autres fils le couvrirent, et le reste qu'il est inutile de rapporter (2). Il nous suffit de citer ce qui prouve que Noé, montrant en sa personne une figure de la vérité, ne but pas de l'eau, mais du vin, et qu'il fut en cette circonstance une expression sensible de la passion du Sauveur. Nous voyons encore ce sacrement du Seigneur figuré dans le prêtre Melchisédech, selon le témoignage de l'Ecriture. Melchisédech, roi de Salem, dit-elle, offrit du pain et du vin; or il était prêtre du grand Dieu, et il bénit Abraham (3). Que Melchisédech ait été la figure du Christ, l'Esprit-Saint le déclare dans ce psaume où le Père dit à son Fils: «Je vous ai engendré avant l'aurore; vous êtes prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech (4).» Ce passage, ainsi que le reste de la lettre, est du style simple, comme il est facile de s'en convaincre en la lisant (5).
4046 46. Saint Ambroise avait à traiter un grand sujet; il voulait montrer l'égalité de l'Esprit-Saint avec le Père et le Fils. Il emploie cependant le style simple, parce que la matière réclamait, non l'élégance des expressions, ni les grands mouvements qui touchent les coeurs, mais une exposition claire de la doctrine. Voici donc ce qu'il dit, entre autres choses, dès le commencement de son livre: «Frappé d'étonnement aux paroles de l'oracle qui lui apprenait que, malgré la défection de plusieurs milliers d'hommes, Dieu délivrerait son peuple de ses ennemis par la main d'un seul homme, Gédéon lui offrit en sacrifice un chevreau; et, suivant la recommandation de l'ange, il en mit la chair sur une pierre avec des pains sans levain, qu'il arrosa du jus de la victime. Sitôt que l'Ange eut touché l'offrande de l'extrémité de la baguette qu'il tenait, il jaillit de la pierre un feu qui consuma ce sacrifice (6). Ce signe semble indiquer que cette pierre était la figure du corps de Jésus-Christ.
1. Gn 9,21 - 2. Gn 9,20-23 - 3. Gn 14,18 - 4. Ps 109,4 - 5. CYP. épit. LXIII. - 6. Jg 6,11-21
«Car il est écrit: Ils buvaient de l'eau de la pierre qui les suivait (1). Or cette pierre était le Christ (2). Assurément ceci ne pouvait se rapporter à sa divinité, mais à sa chair qui, par une effusion continuelle de son sang, a inondé les coeurs altérés des peuples. Il fut donc alors annoncé mystérieusement que sur la croix le Seigneur Jésus détruirait dans sa chair les péchés du,monde entier, et non-seulement les péchés d'actions, mais aussi les mauvais désirs du coeur. Car la chair du chevreau représente les péchés d'action, et le jus qui en sortit, les désirs de la cupidité, selon cette parole: «Mon peuple a conçu de très mauvais désirs, et il a dit: Qui nous donnera de la chair à manger (3)? En étendant sa baguette et en touchant la pierre d'où le feu sortit, l'Ange annonçait que la chair du Seigneur remplie de l'Esprit divin devait consumer tous les péchés de l'humanité. C'est pourquoi le Seigneur a dit: Je suis venu apporter le feu sur la terre» et le reste, où le saint docteur s'attache principalement à expliquer et à prouver son sujet.
1. Nb 11,4 - 2. 1Co 11,4 - 3 Nb 11,4
4047 47. Voici un exemple de style tempéré; il est de saint Cyprien dans l'éloge de la virginité: «Nous adressons maintenant la parole aux vierges, car nous devons en avoir d'autant plus soin, que la gloire de leur état est plus éclatante. La virginité est une fleur qui croît dans le champ de l'Eglise, la beauté et l'ornement de la grâce du Saint-Esprit, l'heureux signe de l'honneur et de la vertu, un ouvrage pur et accompli, une image de Dieu proportionnée à la sainteté du Seigneur, la plus illustre portion du troupeau. du Christ. Elles sont la joie de l'Eglise, font fleurir partout la merveilleuse fécondité de leur mère; plus se développe cette virginité glorieuse, plus aussi redouble l'allégresse de l'Eglise.» Sur la fin de la même lettre, il ajoute: «Comme nous avons porté l'image de l'homme fait de terre, portons l'image de l'homme descendu du ciel (1Co 15,49). La virginité la porte, cette image; la pureté, la sainteté, la vérité la portent. Elles la portent, attentives aux préceptes du Seigneur, fidèles à tous les devoirs de la religion et de la justice, fermes dans la foi, humbles dans la crainte, courageuses à tout souffrir, douces à supporter les injures, promptes à faire miséricorde, appliquées à conserver l'union et la paix avec le prochain. Vierges sages, voilà vos obligations. Vous devez les aimer, vous les devez remplir, (81) vous qui êtes tout occupées de Dieu et de Jésus-Christ, et qui, par le mérite et le bonheur de votre choix, marchez les premières dans la voie du Seigneur à qui vous vous êtes consacrées. Vierges plus âgées, instruisez les jeunes; et vous jeunes encore, rendez service aux plus âgées, et enflammez de zèle vos compagnes. Animez, encouragez-vous mutuellement, excitez-vous à l'envi à acquérir la gloire parla vertu. Persévérez avec énergie, avancez spirituellement, parvenez heureusement; seulement souvenez-vous de nous quand vous commencerez à porter la couronne de gloire due à votre virginité (1).
1. S. Cyp. des Vierg.
4048 48. Saint Ambroise de son côté propose, dans le même style, à celles qui ont embrassé l'état de virginité, un exemple qu'elles doivent imiter, et reproduire dans leur conduite. «Elle était vierge, dit-il, non-seulement de corps, mais encore d'esprit. Elle n'altérait la pureté de ses désirs par aucun artifice ni par aucun détour; humble de coeur. sérieuse dans ses discours, sage dans ses pensées, avare de ses paroles, appliquée à la lecture, se confiant moins dans les richesses périssables que dans la prière du pauvre, attachée à son ouvrage, réservée dans son langage, fidèle à choisir. Dieu et non les hommes pour juge et témoin de ses sentiments, accoutumée à ne blesser personne, à souhaiter du bien à tous, à se lever devant les plus âgées, à n'être point jalouse de ses égales, à fuir l'ostentation, à suivre la raison, à aimer la vertu. Quand a-t-il paru seulement sur son visage rien qui pût déplaire à ses parents? Quand s'est-elle divisée avec ses proches? Quand a-t-elle dédaigné la misère, raillé la faiblesse, évité l'indigent? Elle ne voyait d'hommes assemblés que ceux dont sa charité n'avait pas à rougir, ou sa pudeur à s'effrayer. Rien de repoussant dans ses regards; rien d'aigre dans ses paroles; rien de hardi dans ses actions; rien d'indolent dans ses gestes; rien de trop libre dans sa démarche; rien d'impétueux dans sa voix; de manière que la beauté du dehors était une image fidèle de la bonté de son coeur. On doit juger d'une bonne maison par le vestibule même, et connaître au premier abord qu'il n'y a rien d'obscur, comme si une, lumière, placée à l'intérieur, projetait ses rayons au-dehors. Que dirai-je encore de ses épargnes pour se nourrir, et de ses excès pour servir le prochain? Elle allait pour lui au-delà des forces de la nature; et pour elle à peine allait-elle jusqu'à ses besoins. Pas un moment de son temps qui ne fût pour la charité; pas un de ses jours qui échappât au jeûne; et quand parfois elle voulait reprendre des forces, elle prenait le premier aliment qui s'offrait plutôt pour empêcher la mort, que pour se procurer du plaisir (1), etc.» J'ai cite ce passage comme modèle de style tempéré, parce qu'il n'est pas question de porter à embrasser la virginité celles qui ne l'ont pas encore fait, mais de retracer les vertus que doivent pratiquer celles qui s'y sont vouées. Il n'appartient qu'à l'éloquence la plus sublime d'inspirer cette grande et courageuse résolution. Saint Cyprien parle simplement de l'état des vierges, et ne se propose nullement de le faire embrasser. Cependant le magnifique langage de saint Ambroise est propre aussi à inspirer cette détermination.
1. S. Amb. des Vierg. liv. 2.
4049 49. Je vais néanmoins citer des exemples du style sublime, tirés des oeuvres de ces deux grands hommes. Tous deux se sont élevés avec force contre ces femmes qui essaient, par des couleurs étrangères, de rehausser l'éclat de leur teint, ou plutôt de l'anéantir. Voici comme saint Cyprien s'en explique: «Si un savant peintre, par des couleurs capables de le disputer avec la nature, avait représenté la beauté du visage et la taille avantageuse. de quelqu'un; si après qu'il a achevé et perfectionné son ouvrage, un autre, se croyant plus habile, y portait la main pour réformer cette image déjà peinte et finie, l'outrage fait au premier artiste semblerait grave et son indignation très-juste. Et toi, tu penses porter impunément l'excès d'une témérité si monstrueuse, et l'injure faite au céleste ouvrier! Quand même tu ne serais pas impudique devant les hommes, ni déshonorée par ces couleurs qui ne sont que les amorces de la lubricité; aux yeux de Dieu dont tuas profané et violé tous les dons, tu parais plus coupable qu'une adultère. Ce que tu prends pour une parure, ce que tu regardes comme un ornement, c'est une insulte au divin ouvrage, c'est un violation de la vérité. Voici l'avertissement de l'Apôtre, il s'écrie: Purifiez-vous du vieux levain, afin que vous soyez une pâte nouvelle comme vous êtes des azymes. Car notre agneau pascal, le Christ, a été immolé. C'est pourquoi nous célébrons cette fête, non avec un vieux levain, ni avec un levain de malice et de corruption, mais avec les azymes de sincérité (82) et de vérité (1). Y a-t-il sincérité et vérité, quand tu corromps la nature par des couleurs adultères et que tu ensevelis la vérité sous le fard du mensonge? Le Seigneur a dit: Vous ne pouvez rendre un seul de vos cheveux blanc ou noir (2); et toi tu prétends contredire cet arrêt irrévocable. Par de téméraires efforts, et par un sacrilège mépris de la parole de ton Dieu, tu oses peindre tes cheveux; ils deviennent ainsi le funeste présage de la chevelure ardente que tu appelles (3).» Il serait trop long de rapporter toute la suite de ce discours.
1. 1Co 7,3 - 2. Mt 5,36 - 3. S. Cyp. ubi. supra.
4050 50. Voici comment s'exprime saint Ambroise sur le même sujet: «Voici, dit-il, ce qui enflamme le vice: dans la crainte de déplaire à leurs maris, elles se fardent le visage, et dans l'altération de leur teint, elles préparent l'altération de leur chasteté. Quelle folie d'employer l'art à défigurer la nature, et dans le même temps qu'on craint pour sa beauté le jugement d'un mari, de témoigner publiquement qu'on s'en défie soi-même! Car celle qui veut changer ce qu'elle est naturellement, est la première à prononcer contre elle-même; si elle prend tant de soin dé plaire aux autres, c'est qu'auparavant elle se déplaît sans doute. Quel juge moins suspect chercherions-nous de ta laideur que toi-même, ô femme qui crains si fort qu'on ne te voie? Si tu es belle, pourquoi te cacher? Si tu ne l'es pas, pourquoi feindre de l'être, puisque tu n'auras le plaisir ni d'ignorer ce que tu es, ni de te consoler par l'erreur d'autrui. Car ton mari en aime une autre, et toi tu cherches à plaire à un autre qu'à lui; tu t'irrites de ce qu'il est infidèle, et tu lui donnes des leçons d'adultère! C'est toi-même qui enseignes follement à te faire cette injure. La femme, même corrompue, a horreur de la prostitution, et si abjecte qu'elle soit, elle ne fait pas le crime pour le plaisir d'autrui, mais pour le sien. Il semble même que dans l'adultère les fautes soient en quelque sorte plus supportables. Car si dans ce vice on corrompt la pureté, dans celui de se farder on corrompt la nature même (4).» Cette éloquence assurément est propre à pénétrer vivement de pudeur et de crainte, à empêcher les femmes d'altérer leur beauté. Aussi trous y trouvons, non le style simple ou tempéré, mais le style le plus sublime. Dans les oeuvres de ces deux docteurs auxquels j'ai emprunté ces extraits, et dans celles des autres écrivains ecclésiastiques qui ont su parler d'une manière digne de la vérité, c'est-à-dire d'une manière saisissante, attrayante et animée, on rencontrera une foule d'exemples de ces trois genres de style, et par l'assiduité à les lire, à les entendre et à s'exercer on parviendra à faire des progrès soi-même.
- 4. S. Ambroise, liv. 1, des Vierges.
4051 51. Loin d'être contraire aux règles, le mélange de ces divers genres de style, quand le goût: y préside, ne fait qu'introduire dans le discours une agréable variété. L'emploi trop prolongé d'un style uniforme soutient moins l'attention de l'auditeur. Mais le discours, si long qu'il soit, marche avec plus de grâce, si on passe d'un genre à un autre; outre que chaque style revêt, dans la bouche d'un homme éloquent, une variété propre qui stimule sans cesse l'oreille de l'auditeur. Cependant, pour s'en tenir à un seul genre, le style simple se supporte plus longtemps que le style sublime. Plus il est nécessaire d'émouvoir l'auditeur pour l'entraîner, moins on doit le retenir dans cette émotion, quand elle est suffisamment produite. En voulant le surexciter davantage, il est à craindre qu'on ne détruise ce que l'éloquence avait déjà opéré. En descendant, par intervalles, au style simple, on remonte avec plus d'effet au sublime, en sorte que le discours se déroule comme la mer, dont les flots s'élèvent et s'abaissent tour à tour. Aussi quand on doit parler assez longtemps dans le genre sublime, il ne faut pas l'employer seul, mais le varier par le mélange des deux autres; et le discours prendra le nom du genre qui y dominera.
4052 52. Il importe de savoir quel genre de style peut s'allier à un autre, et dans quelle circonstance cela est nécessaire. Dans le sublime, le début doit être toujours, ou presque toujours tempéré. Et même l'orateur peut se servir du style simple là où il pourrait employer le style sublime; dans ce rapprochement, la simplicité du premier fait ressortir davantage l'élévation du- second, et comme l'ombre à côté de la lumière, lui communique un plus vif éclat. Dans chaque genre d'éloquence, il se présente des difficultés à (83) résoudre qui demandent de la pénétration et de la clarté; c'est le rôle propre au genre simple. Il doit donc entrer dans les deux autres genres, quand il s'y rencontre des questions de cette nature; de même qu'il faut recourir au style tempéré, toutes les fois qu'il s'agit de louer ou de blâmer, et non de condamner ou d'absoudre quelqu'un, ni de faire prendre une détermination à l'auditeur. Ainsi le style sublime et le style simple admettent chacun les deux autres genres. Quant au style tempéré, il réclame non pas toujours, mais quelquefois le style simple, quand il survient, comme je l'ai dit, quelque question à résoudre, ou bien quand on veut traiter sans art certains détails, pour faire mieux paraître la beauté et la richesse des ornements qu'on emploie ailleurs. Il n'exige jamais le style sublime, parce que son but est de plaire à l'esprit, et non de le toucher.
4053 53. Les plus chaleureux et les plus nombreux applaudissements prodigués à l'orateur ne sont pas assurément une preuve du sublime de son discours; la vive clarté du style simple et les ornements du style tempéré peuvent produire le même enthousiasme. Ordinairement le poids du sublime étouffe la voix et fait couler les larmes. J'entrepris un jour d'abolir, à Césarée en Mauritanie, une sorte de combat qu'on appelait attroupement; lutte barbare où non-seulement les citoyens, mais les parents, les frères, les pères et les enfants, divisés en deux partis, se battaient solennellement à coups de pierres durant plusieurs jours de suite, à une, certaine épode l'année, et s'entretuaient sans distinction. J'employai tout ce que je pus trouver de plus fort pour leur faire abandonner et détester une coutume si cruelle et si invétérée, et pour la détruire entièrement. Cependant je ne crus pas avoir réussi, quand,j'entendis leurs acclamations; mais lorsque je vis couler leurs larmes. Leurs applaudissements témoignaient qu'ils me comprenaient et m'écoutaient avec plaisir; mais leurs larmes me prouvèrent qu'ils étaient touchés. Dès lors, avant même que la suite l'eût démontré, je regardai comme abolie cette coutume funeste et sanglante, dont ils avaient hérité de leurs ancêtres depuis plusieurs siècles, et qui exerçait sur eux l'empire le plus tyrannique. Mon discours fini, j'invitai tous les coeurs et toutes les bouches à rendre grâces à Dieu. Déjà huit ans et plus se sont, écoulés, sans que depuis, par la miséricorde de Jésus-Christ, aucune scène de ce genre se soit reproduite parmi eux. Et combien d'autres petits faits nous apprennent que c'est moins par les applaudissements, que par les gémissements, les larmes et principalement le changement de vie, que s'est révélée la puissance exercée sur les hommes par une parole à la fois sublime et sage!
4054 54. Sans doute le genre simple a pu souvent opérer un changement dans les esprits; mais c'était en leur apprenant ce qu'ils ignoraient, en leur faisant admettre ce qu'ils avaient regardé comme incroyable, et non en les déterminant à l'accomplissement d'un devoir bien connu qu'ils avaient repoussé jusqu'alors. Au genre sublime seul il appartient de triompher d'une telle résistance. Sans doute aussi le genre tempéré, employé avec éloquence dans le blâme ou la louange, a pu avoir pour effet sur certains esprits, non-seulement. de leur plaire, mais même de les porter à vivre d'une manière louable et à l'abri de tout reproche. Mais va-t-il jusqu'à changer tous ceux qu'il charme, comme le sublime détermine à agir tous ceux qu'il touche, comme le genre simple donne la connaissance et la certitude de la vérité à tous ceux qu'il instruit?
4055 55. Ces deux derniers genres de stylé, eu égard à la fin qu'on s'y propose, sont donc extrêmement nécessaires à qui veut parler en même temps avec sagesse et avec éloquence. Quant au style tempéré qui a pour but. de plaire, on ne doit pas s'en servir pour lui-même. Lorsqu'un sujet, d'ailleurs utile et digne, rencontre un auditeur déjà éclairé et favorablement disposé, qui n'a. besoin d'être ni instruit ni touché, ce genre de style, par le charme de l'élocution, peut concourir à déterminer plus promptement son assentiment, ou à le rendre plus énergique et plus inébranlable. En effet l'éloquence, de quelque genre qu'elle soit, a toujours pour objet de parler d'une manière propre à produire la persuasion, et pour fin, de persuader ce que l'on a spécialement en vue dans le discours. Dans chacun des trois genres, l'orateur trouve sans doute ce (84) qui est propre à persuader; mais s'il ne persuade réellement, il manque la fin de l'éloquence. Dans le genre simple il persuade la vérité de ce qu'il expose; dans le sublime, il persuade de faire ce qu'on savait déjà être un devoir, tout en refusant de l'accomplir; dans le genre tempéré, il persuade la beauté et les ornements de son langage. Et que nous sert de nous proposer une fin semblable? Laissons-la à l'ambition de ceux qui ne cherchent que la gloire dans le talent de la parole, et se vantent eux-mêmes dans les panégyriques et autres discours de ce genre, où il ne s'agit ni d'instruire, ni de toucher l'auditeur, mais uniquement de lui plaire. Pour nous, rapportons cette fin à une fin plus relevée; proposons-nous, dans ce genre de style, le même but que dans le sublime, c'est-à-dire, de faire aimer aux hommes la vertu et fuir le désordre, s'ils n'en sont pas trop éloignés, pour qu'il soit nécessaire de faire jouer les grands ressorts de l'éloquence; ou s'ils sont, déjà dans cette disposition, de les y affermir et d'assurer leur persévérance. C'est ainsi que nous saurons employer le genre orné, non par ostentation, mais par prudence, non dans l'unique dessein de plaire, mais pour porter plus efficacement l'auditeur au bien que nous voulons lui persuader.
4056 56. L'orateur, avons-nous dit, qui veut a la sagesse joindre l'éloquence, doit se faire entendre d'une manière intelligible, agréable et persuasive. Cependant on ne doit pas attribuer chacune de ces trois qualités à l'un des trois genres de style, comme si le langage de l'orateur devait être exclusivement clair dans le style simple, attrayant dans le style tempéré, et persuasif dans le sublime. Ces diverses qualités doivent, autant que possible, se trouver réunies dans chacun des trois genres. Ainsi, quand nous parlons simplement, nous ne prétendons pas produire le dégoût et l'ennui; nous désirons donc, non-seulement qu'on nous comprenne, mais qu'on nous écoute avec plaisir. Que cherchons-nous en enseignant les divins préceptes, sinon qu'on nous entende avec docilité, c'est-à-dire, qu'on ajoute foi à ces préceptes, par la grâce de Celui dont il est dit: «Vos témoignages sont très-dignes de confiance (Ps 112,5)?»
Que veut aussi celui qui expose un fait dans le style le plus simple, sinon qu'on croie à sa parole? Et qui voudra l'entendre, s'il ne donne à son langage un charme qui captive l'attention de l'auditeur? Et s'il ne se fait comprendre, comment l'écouter avec plaisir et avec docilité? Qu'un discours simple s'attache à résoudre des questions très difficiles,. et en donne une démonstration éclatante et inattendue; qu'il tire des sources les plus obscures et les plus inconnues les raisons les plus frappantes; qu'il renverse l'erreur d'un adversaire et prouve la fausseté d'une assertion réputée inattaquable; qu'en outre il revête certains charmes naturels et nullement étudiés, et donne à la chute de ses périodes une cadence qui n'ait rien d'affecté mais qui semble naître nécessairement du sujet même, alors il soulève de si vifs applaudissements, qu'à peine s'aperçoit-on de la simplicité du style. Cette éloquence, pour paraître saris ornements, et marcher comme nue et désarmée, n'enterrasse pas moins l'adversaire par sa vigueur et sa force; de ses puissantes étreintes elle renverse et détruit le mensonge qui lui résiste. Et pourquoi excite-t-elle de si nombreux et si chaleureux applaudissements, sinon parce que l'auditeur prend plaisir à voir ainsi démontrer, défendre et faire triompher la vérité? Dans ce genre simple, le docteur et l'orateur doivent donc s'appliquer à se faire entendre, non-seulement avec clarté, mais encore avec plaisir et avec docilité.
4057 57. D'un autre côté, l'éloquence tempérée, sur les lèvres de l'orateur chrétien, ne rejette pas les ornements, et sait s'en revêtir avec dignité; non contente de plaire, comme l'ambitionne uniquement l'orateur profane, elle cherche aussi à gagner l'assentiment de l'auditeur, à lui inspirer le désir ou un attachement plus fort pour ce qu'elle loue, l'éloignement et l'horreur pour ce qu'elle blâme. Mais si la clarté lui manque, peut-elle se faire écouter avec plaisir? Même dans ce genre de style qui consiste principalement à plaire, l'orateur doit donc réunir ces trois conditions: être clair, agréable et persuasif.
4058 58. Enfin dans le cas où il s'agit d'émouvoir et de toucher un auditeur qui, tout en reconnaissant la vérité et la beauté du langage de l'orateur, persiste néanmoins à n'en rien faire, nul doute qu'il ne faille recourir à l'éloquence sublime. Mais comment le toucher, s'il ne comprend ce qu'on lui dit? Comment fixer son attention, si on ne le captive par un certain charme? (85) Le genre sublime lui-même, appelé par son caractère à fléchir les Coeurs endurcis et à vaincre leurs résistances; ne peut donc produire la persuasion, qu'à la condition de se présenter en même temps sous une forme claire et attrayante.
4059 59. Pour produire la persuasion, la vie de l'orateur sera toujours d'un plus grand poids que les plus sublimes discours. Celui qui parle avec sagesse et avec éloquence et qui vit mal, peut, je l'avoue, en éclairer plusieurs qui ont un vif désir de s'instruire, tout en demeurant inutile à lui-même (1).» C'est-ce qui a fait dire à l'Apôtre: «Pourvu que Jésus-Christ soit annoncé n'importe que ce soit par occasion, ou par le zèle de la vérité (2).» Jésus-Christ est la vérité, et cependant la vérité peut n'être pas annoncée avec le zèle de la vérité; la vérité et la justice peuvent être prêchées avec un coeur hypocrite et corrompu. C'est ainsi qu'annoncent Jésus-Christ, ceux qui cherchent leurs propres intérêts et non les siens. Mais les vrais fidèles écoutent alors avec soumission, non la parole de l'homme, mais la parole du Seigneur qui a dit: «Faites ce qu'ils enseignent, mais ne faites pas ce qu'ils font; car ils disent et ne font pas.» C'est pourquoi on peut écouter utilement ceux qui ne font rien d'utile pour eux-mêmes. Il est vrai qu'ils cherchent leurs intérêts, mais ils n'osent pas enseigner leurs propres maximes du haut de la chaire chrétienne établie par la saine doctrine. Aussi, avant de leur infliger le reproche que je viens de rapporter, le Seigneur avait dit: «Ils se sont assis sur la chaire de Moïse (3).» Cette chaire qui n'était point à eux, mais à Moïse, les forçait donc à annoncer le bien tout en faisant le mal. Leur conduite n'avait d'autre règle que leurs propres convoitises: mais cette chaire, qui leur était étrangère, ne leur permettait pas d'enseigner leurs propres maximes.
1. Ez 37,22 - 2. Ph 1,18 - 3. Mt 23,2-3
4060 60. Ils sont donc véritablement utiles à plusieurs en disant ce qu'ils ne font pas; mais à combien d'autres ne le seraient-ils pas d'ailleurs, s'ils faisaient ce qu'ils prêchent? Combien d'hommes qui cherchent à justifier leurs dérèglements, par la conduite de ceux qui sont préposés pour les instruire, se disant intérieurement, et parfois même à qui veut l'entendre: pourquoi ne fais-tu pas toi-même ce que tu me commandes? Aussi n'écoutent-ils pas avec docilité celui qui ne s'écoute pas lui-même; et ils enveloppent dans un commun mépris et la parole de Dieu qu'ils entendent et le prédicateur qui la leur annonce. Aussi saint,Paul, écrivant à Timothée, après lui avoir dit: «Que personne ne méprise ta jeunesse,» lui indique le moyen, de prévenir ces mépris: «Rends-toi, dit-il, le modèle des fidèles, dans tes entretiens, dans la manière d'agir avec le prochain, dans la charité, dans la foi, dans la chasteté (1).»
4061 61. Un docteur de ce caractère puise dans une conduire exemplaire le droit, non-seulement de prendre le genre simple et tempéré, mais encore de s'élever au sublime pour triompher de l'auditeur. En menant une vie réglée, il s'attache aussi à s'assurer une réputation irréprochable, et à faire le bien, autant que possible, non-seulement devant Dieu, mais encore devant les hommes (2), en craignant l'un et en rendant service aux autres. Qu'il préfère aussi dans ses discours plaire plutôt par la pensée que par la forme; et qu'il se persuade qu'il ne parlé jamais mieux que quand il exprime plus fidèlement la vérité. Ce n'est pas à l'orateur à être l'esclave de l'expression; mais à l'expression à servir l'orateur. C'est la pensée de l'Apôtre, quand il dit: «Je n'emploie pas la sagesse de la parole pour ne pas anéantir la croix de Jésus-Christ (3).» Il confirme la même chose dans son épître à Timothée: «Ne t'arrête point à des disputes de paroles, qui ne sont propres qu'à pervertir ceux qui les écoutent (4).» Assurément l'Apôtre était loin de nous défendre de soutenir par la parole la vérité attaquée par ses ennemis; autrement à quoi servirait ce qu'il dit lui-même, en retraçant ces qualités d'un évêque «Qu'il soit capable d'exhorter selon la saine doctrine, et de réfuter ceux qui la combattent (5)?» S'arrêter à des disputes de paroles, c'est s'appliquer, non à faire triompher la vérité de l'erreur, mais à faire préférer son langage à celui d'un autre. Or, l'orateur étranger à ces luttes frivoles, qu'il parle d'une manière simple, tempérée ou sublime, n'a en vue dans ses discours, que de rendre la vérité claire, agréable et touchante;
1. 1Tm 4,12 -2. 2Co 8,21 - 3 1Co 1,17 - 4. 2Tm 2,14 - 5. Tt 1,9
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car là charité elle-même, qui est la fin des commandements et la plénitude de la loi (1), n'est plus selon la règle, quand elle n'a pas pour objet la vérité, mais le mensonge. Celui qui à la beauté du corps joint la difformité de l'âme, est plus à plaindre que si à cette difformité il joignait encore celle du corps; ainsi en est-il de ceux qui revêtent le mensonge d'une forme éloquente; ils sont plus dignes de pitié que s'ils l'exposaient sans agrément et sans art. Qu'est-ce donc que parler avec éloquence et avec sagesse, sinon employer dans le style simple des termes clairs; dans le style tempéré des expressions brillantes; et dans le sublime des paroles vives et entraînantes, mais toujours pour exprimer la vérité qu'on doit faire entendre? L'orateur qui ne peut réunir ces deux conditions, doit dire avec sagesse ce qu'il ne sait dire avec éloquence, plutôt que de mettre de l'éloquence là où il ne peut parler avec sagesse. Et . si même parler avec sagesse est au dessus de ses forces, qu'il vive de manière, non-seulement à s'assurer pour lui-même la récompense, mais encore à servir de modèle aux autres, et à faire de sa conduite une sorte de prédication continuelle.
4062 62. Il y a des hommes qui ont le talent de bien prononcer un discours, mais qui n'ont pas celui de le composer. S'ils empruntent quelque discours écrit avec éloquence et avec sagesse, et si après L'avoir appris de mémoire, ils le prononcent devant le peuple, rien dans cette conduite qui soit répréhensible. Il y a même en cela un grand avantage; le nombre des prédicateurs de la vérité augmente, sans que s'étende celui des maîtres, pourvu que tous ils annoncent la doctrine du seul Maître véritable, et qu'il n'y ait entre eux aucune division (2). Ce n'est point à eux que s'adresse le reproche que Dieu, par la bouche du prophète Jérémie, fait à ceux qui se ravissent les uns aux autres sa parole (3). Dérober, c'est prendre le bien d'autrui. Or, la parole de Dieu n'est pas un bien étranger à ceux qui s'y soumettent; celui-là au contraire est un ravisseur de la parole de Dieu, qui parle bien et qui vit mal. Tout ce qu'il d:t de bien, semble être l'expression de sa pensée, mais se trouve contredit par ses moeurs. Dieu appelle donc ravisseurs de sa parole ceux qui veulent
1. 1Tm 1,5 Rm 13,10 - 2. 1Co 1,10 - 3. Jr 23,30
paraître bons en l'annonçant, et qui sont pervertis parce qu'ils vivent selon leurs convoitises. Et si l'on veut y prêter une sérieuse attention, ils ne prêchent pas véritablement le bien dont ils parlent. Comment prêcher par la parole, ce qu'ils désavouent par leurs actions? C'est avec raison que l'Apôtre les stigmatise en ces termes .: «Ils font profession de connaître Dieu, et ils le nient parleurs oeuvres (1).» Sous un rapport ils disent, et sous un autre ils ne disent pas; c'est le témoignage de la Vérité même: «Faites ce qu'ils disent, mais ne faites pas ce qu'ils font (2).» C'est-à-dire, ce que vous entendez sur leurs lèvres, faites-le; mais ce que vous voyez dans leurs oeuvres, ne le pratiquez pas; car ils disent et ils ne font pas.» Ils disent cependant, quoiqu'ils ne fassent rien. Et ailleurs nous lisons cette invective: «Hypocrites, comment pouvez-vous dire de bonnes choses tandis que vous êtes méchants? (3)» Ce qui démontre que quand ils disent le bien, ce n'est pas eux qui le disent, puisque leur coeur et leurs actions désavouent leurs paroles. Il peut donc arriver qu'un homme éloquent, mais pervers, compose un discours en faveur de la vérité, pour être prononcé par un autre moins éloquent, mais plus vertueux que lui; le premier alors prend en soi, pour le donner, un bien qui n'était pas à lui, et le second reçoit d'un autre ce qui lui appartient véritablement. Mais quand les vrais fidèles se rendent ce mutuel service, les uns et les autres ne disent que ce qui est à eux; parce que le Dieu à qui appartient ce qu'ils disent, est aussi leur Dieu; et parce qu'ils s'approprient des discours qu'ils n'ont pas composés, en composant leur vie sur la doctrine qu'elles renferment.
1. Tt 1,16 - 2. Mt 23,3 - 3. Mt 12,34
Augustin, doctrine chrétienne 4045