Augustin, du mensonge.
1. C'est une importante question que celle du mensonge; elle jette souvent le trouble dans notre conduite habituelle, et nous offre ce double danger: ou de traiter inconsidérément de mensonge ce qui n'est pas mensonge, ou de nous persuader qu'on peut quelquefois mentir pour un motif honorable, pour rendre service ou par pitié. Nous la traiterons donc avec tout le soin possible; nous nous proposerons les difficultés que l'on soulève; nous n'affirmerons rien au hasard; et le lecteur attentif saisira, dans le traité même, le résultat de nos recherches, s'il y en a un: car le sujet est obscur, plein, pour ainsi dire, d'anfractuosités et d'antres ténébreux- où souvent la pensée de celui qui le traite s'emprisonne; au point que l'objet saisi échappe des mains, puis reparaît, pour disparaître encore. A la fin cependant, un examen attentif aboutira à un résultat certain. Que s'il s'y rencontre quelque erreur, comme la vérité délivre de toute erreur; tandis que le faux les entraîne toutes, je me consolerai du moins en pensant que de toutes les erreurs la moins dangereuse est celle que l'on commet par un amour excessif de la -vérité et une haine exagérée du faux. En effet, les censeurs austères disent: Il y a, là, excès; et peut-être la vérité dirait-elle: Il n'y a pas encore assez. En tout cas, lecteur, qui que tu sois, né blâme pas avant d'avoir tout lu, et tu trouveras moins à blâmer: Ne fais point attention au style; car nous nous sommes beaucoup attaché au fond des choses, et nous avons cédé au besoin d'achever promptement un ouvrage si nécessaire pour les besoins quotidiens de la vie: ce qui fait que nous nous sommes peu ou presque pas occupé du choix des expressions.
2. Nous exceptons d'abord les plaisanteries, qui n'ont jamais passé pour des mensonges car le ton même dont on les prononce et l'affection de celui qui se les permet dénotent, de la manière la plus évidente, qu'il n'y a là aucune intention de tromper, bien qu'un ne dise pas la vérité. Mais les âmes parfaites doivent-elles employer les plaisanteries? C'est une autre question que nous n'avons pas intention de traiter ici. Nous mettons donc les plaisanteries de côté, et nous commençons par ce point: Ne pas traiter de menteur celui qui ne ment pas.
3. Il faut donc voir ce que c'est que le mensonge. Car dire une chose fausse n'est pas mentir, quand on croit ou qu'on s'imagine dire la vérité. Or, entre croire ou s'imaginer il y a cette différence: que quelquefois celui qui croit, sent qu'il ne comprend pas ce qu'il croit, bien qu'il n'ait aucun doute sur la chose qu'il sait qu'il né comprend pas, si toutefois il la croit avec une pleine conviction; tandis que celui qui s'imagine, pense savoir ce qu'il ignore complètement. Or, quiconque énonce une chose qu'il croit ou s'imagine être vraie, bien qu'elle soit fausse, ne ment pas. En effet, il a une telle confiance dans son énoncé qu'il ne veut exprimer que ce qu'il a dans l'esprit, et qu'il (196) l'exprime en effet. Mais bien qu'il ne mente pas, il n'est cependant point irréprochable, s'il croit ce qu'il ne faut pas croire, ou s'il pense savoir une chose qu'il ignore, quand même elle serait vraie:car il tient pour connue une chose inconnue. Ainsi donc mentir, c'est avoir une chose dans l'esprit, et en énoncer une autre soit en paroles, soit en signes quelconques. C'est pourquoi on dit du menteur qu'il a le coeur double, c'est-à-dire une double pensée: la pensée de la chose qu'il sait ou croit être vraie et qu'il n'exprime point, et celle de la chose qu'il lui substitue, bien qu'il la sache ou la croie fausse. D'où il résulce qu'on peut, sans mentir, dire une chose fausse, quand on la croit telle qu'on la dit, bien qu'elle ne soit pas telle réellement; et qu'on peut mentir en disant la vérité, quand on croit qu'une chose est fausse, et qu'on l'énonce comme vraie, quoiqu'elle soit réellement telle qu'on l'énonce, car c'est d'après la disposition de l'âme, et non d'après la vérité ou la fausseté des choses mêmes, qu'on doit juger que l'homme ment ou ne ment pas. On peut donc dire que celui qui énonce une chose fausse comme vraie, mais qui la croit vraie, se trompe ou est imprudent; mais on ne peut l'appeler menteur, parce qu'il n'a pas le coeur double quand il parle, qu'il n'a pas intention de tromper, mais que seulement il se trompe. Le péché du menteur est le désir de tromper en énonçant: soit qu'on ajoute foi à sa parole exprimant une chose fausse; soit qu'en réalité il ne trompe pas, ou parce qu'on ne le croit pas, ou parce que la chose que l'on croit sur sa parole se trouve vraie, bien qu'il la dise dans l'intention de tromper. Lorsque, dans ce cas on ajoute foi à sa parole, il ne trompe pas, malgré son intention de tromper; ou du moins il ne trompe qu'en ce sens qu'on le croit instruit ou persuadé de la chose qu'il exprime.
4. C'est du reste une question très-subtile que celle-ci: En dehors de l'intention de tromper, n'y a-t-il jamais mensonge?
Que dire de celui qui sait qu'une chose est fausse et la dit cependant, parce qu'il sait qu'on ne le croira pas, et qu'il veut empêcher de croire au mensonge celui à qui il la dit et qu'il sait bien ne devoir pas y ajouter foi? Si mentir est énoncer une chose autrement qu'on la tonnait ou qu'on la croit, cet homme ment, dans le dessein de ne pas tromper; mais si le mensonge suppose nécessairement l'intention de tromper; il ne ment pas, puisque, quoique convaincu que ce qu'il dit est faux, il le dit cependant pour que celui à qui il parle et qu'il sait ou pense ne devoir pas le croire, précisément ne le croie pas et ne soit pas trompé. Mais si, d'un côté, il semble possible que quelqu'un dise une chose fausse exprès pour que celui à qui il la dit ne la croie pas, de l'autre nous rencontrerons le cas contraire, celui où quelqu'un dira la vérité pour tromper. En effet celui qui dit la vérité précisément parce qu'il pense qu'on ne le croira pas, la dit évidemment pour tromper: car il sait ou pense que ce qu'il dit pourra être réputé faux justement parce qu'il le dit. Ainsi donc en disant le vrai dans l'intention de le faire passer pour faux, il dit la vérité pour tromper. Il faut donc examiner lequel est le vrai menteur: de celui qui dit le faux pour ne pas tromper, ou de celui qui dit le vrai pour tromper; le premier sachant ou croyant qu'il dit une fausseté, et le second sachant ou croyant qu'il dit une chose vraie. Car nous avons déjà dit que celui qui énonce une chose fausse la croyant vraie, ne ment pas, mais que celui-là ment qui énonce comme vraie une chose qu'il croit fausse, bien qu'elle soit vraie; parce que, dans l'un et l'autre cas, c'est d'après la disposition de l'âme qu'il faut juger.
La question que nous avons posée est donc grave: d'un côté, un homme qui sait ou croit qu'il dit une chose fausse, et la dit pour ne pas tromper; par exemple quelqu'un sait qu'un chemin est occupé par des voleurs: craignant qu'un homme, à la vie duquel il s'intéresse, ne s'y engage, persuadé d'ailleurs que cet homme ne croira pas à sa parole, il lui dit qu'il n'y a pas de voleurs sur ce chemin, précisément pour le détourner d'y passer, vu que ce voyageur le regardant comme un menteur, croira que les voleurs sont là, justement parce que l'individu auquel il est bien décidé à ne pas croire, lui a dit le contraire; d'un autre côté, un homme sachant ou pensant que ce qu'il dit est vrai, et le disant dans l'intention de tromper; par exemple quelqu'un dit à un homme, qui n'a point de foi en lui, qu'il y a des voleurs sur tel chemin où il sait (196) réellement qu'il y en a, et cela pour que cet homme, persuadé que ce qu'on lui dit est faux, préfère ce chemin à tout autre et tombe ainsi entre les mains des voleurs. Lequel des deux est donc le menteur? Est-ce celui qui dit une chose fausse pour ne pas tromper, ou celui qui dit le vrai pour tromper? Est-ce celui qui, en disant une chose fausse, avait intention de mener au vrai celui à qui il parlait; ou celui qui, en disant la vérité, se proposait de faire tomber dans le faux l'homme à qui il s'adressait? Ou bien ont-ils menti tous les deux: l'un pour avoir voulu dire une fausseté, l'autre pour avoir voulu tromper? Ou encore, aucun des deux n'a-t-il menti: l'un parce qu'il avait l'intention de ne pas tromper, l'autre parce qu'il avait celle de dire la vérité? Car il ne s'agit pas de savoir lequel des deux a péché, mais lequel des deux a menti. On croit cri effet voir du premier coup d'oeil que l'un a péché en disant la vérité pour faire tomber un homme aux mains des voleurs; et que l'autre n'a point péché, a peut-être même bien fait, en disant une chose fausse dans le but de sauver quelqu'un de la mort. Mais on peut tourner ces exemples dans un autre sens; l'un aura en vue un mal plus grave pour l'homme qu'il ne veut pas voir tomber dans l'erreur, car beaucoup se sont donné la mort pour avoir connu certaines choses vraies, qu'ils auraient dû ignorer; l'autre désirera procurer quelque avantage à celui qu'il veut tromper; car il est des hommes qui se seraient donné la mort s'ils avaient connu certains malheurs réels arrivés à des personnes chères, et qui s'en sont abstenus parce qu'ils n'ont pas cru ces malheurs vrais; en sorte que l'erreur a été utile à ceux-ci et la vérité nuisible à ceux-là. Il ne s'agit pas ici de l'intention que l'un a eu d'être utile, en disant une chose fausse pour ne pas tromper, et l'autre de nuire en disant une chose vraie pour induire en erreur. Mais, mettant de côté les avantages ou les inconvénients qui ont pu résulter pour ceux à qui ils ont parlé, et en ne s'attachant qu'au point de vue du vrai ou du faux, on demande lequel des deux a menti, si l'un et l'autre ont menti, ou si ni l'un ni l'autre n'a menti.
En effet si mentir est parler avec l'intention d'exprimer une chose fausse, le menteur sera plutôt celui qui a voulu dire une chose fausse, et qui l'a réellement dite, bien qu'il l'ait dite pour ne pas tromper. Si, au contraire, mentir (197) c'est parler avec l'intention de tromper, ce n'est point celui-ci qui aura menti, mais bien celui qui voulait tromper même en disant la vérité. Enfin si mentir, c'est parler avec la volonté d'énoncer une chose fausse, tous les deux ont menti, parce que l'un a réellement voulu énoncer une chose fausse, et que l'autre a eu l'intention de faire passer pour fausse la vérité qu'il exprimait. Que si mentir c'est énoncer une chose fausse sciemment et dans l'intention de tromper, ni l'un ni l'autre n'a menti, parce que l'un, en disant une chose fausse, a eu l'intention d'en faire croire une vraie, et que l'autre en a dit une vraie pour en faire croire une fausse. Ainsi pour éviter absolument toute témérité et tout mensonge, il faut énoncer, quand la circonstance l'exige, ce que nous savons être vrai ou digne de foi, et vouloir persuader ce que nous énonçons. Mais croire vrai ce qui est faux, tenir pour connu ce qui est inconnu, ajouter foi à ce qui ne mérite pas foi, ou l'énoncer sans nécessité mais sans autre intention que de persuader ce qu'on exprime: c'est encourir le reproche d'erreur par imprudence, mais non de mensonge; car on est à l'abri de tout reproche, quand on a la conscience de n'énoncer que ce que l'on sait, pense ou croit être vrai, et' de ne vouloir pas faire croire autre chose que ce que l'on exprime.
5. Mais le mensonge est-il quelquefois utile? question beaucoup plus grave et beaucoup plus importante. Ensuite y a-t-il mensonge quand un homme qui n'a pas la volonté de tromper, qui agit même pour que celui à qui il parle ne soit pas trompé, sait cependant que ce qu'il énonce est faux et cherche à le faire passer pour vrai; ou quand un homme énonce une chose qu'il connaît pour vraie, mais dans l'intention de tromper? On peut élever des doutes là-dessus. Du reste personne ne conteste qu'il y ait mensonge quand on énonce sciemment une chose fausse dans l'intention de tromper; par conséquent tout énoncé d'une chose provenant de l'intention de tromper, est évidemment un mensonge. Mais n'y a-t-il de mensonge que dans ce cas, c'est une autre question.
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Mais sur le point même où tout le monde est d'accord, faisons une question. Est-il quelquefois utile d'énoncer une chose fausse avec l'intention de tromper? Ceux qui sont pour l'affirmative, appuient leur opinion sur des témoignages; ils rappellent que Sara ayant ri, soutint:cependant aux anges qu'elle n'avait pas ri (1); que Jacob, interrogé par son père, répondit qu'il était Esaü, son fils aîné (2); que les sages-femmes égyptiennes ont menti pour sauver de la mort les enfants des Hébreux, et que Dieu a approuvé et récompensé leur conduite (3); et beaucoup d'autres exemples de ce genre empruntés à des personnages qu'on n'oserait blâmer; et cela, dans le but de démontrer non-seulement que parfois le mensonge n'est pas coupable, mais qu'il est même digne d'éloge. Outre cet argument destiné à embarrasser ceux qui s'adonnent à la lecture des saints livres; ils invoquent encore l'opinion générale et le sens commun, et disent: si un homme se sauvait -chez toi et que tu pusses l'arracher à la mort par un seul mensonge, ne mentirais-tu pas? Si un malade te faisait une question dont la réponse pourrait lui être nuisible, ou que ton silence même pût aggraver son mal, oserais-tu dire la vérité au risque de le faire mourir, ou garder un silence dangereux plutôt que de lui sauver la vie par un mensonge honnête et inspiré par la compassion? Par ces raisonnements et d'autres de ce genre ils croient démontrer surabondamment qu'on doit mentir quelquefois pour rendre service.
6. Ceux qui soutiennent l'opinion contraire, emploient à leur tour des arguments bien plus puissants encore. D'abord ils s'appuient sur ce qui est écrit dans le décalogue: «Tu ne porteras point de faux témoignages (4)»: expression qui renferme toute espèce de mensonge car quiconque énonce quelque chose, rend témoignage à son âme. Mais pour qu'on ne
1. Gn 18,15 - 2. Gn 27,19 - 3. Ex 1,19-20 - 4. Ex 20,16
conteste pas cette explication, que le faux témoignage renferme toute espèce de mensonge, que répondre à cette autre sentence: «La bouche qui ment, tue l'âme (1)?» Et si l'on suppose que ce texte laisse encore place à quelques exceptions, qu'opposer à celui-ci: «Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge (2)». Aussi le Seigneur lui-même a-t-il dit: «Que votre langage soit: oui, oui; non, non; car ce qui est de plus vient du mal (3)». Ce qui fait que l'Apôtre, parlant du dépouillement du vieil homme mot sous lequel on renferme toute espèce de péchés- a soin de dire en premier lieu: «C'est pourquoi, quittant le mensonge, dites la vérité (4)».
7. Quant aux exemples de mensonge tirés de l'ancien Testament, les partisans de cette dernière opinion affirment qu'ils n'en sont point' ébranlés. Là, en effet, tous les faits, même réels, peuvent se prendre dans le sens figuré; or, tout ce qui se fait ou se dit en figure, n'est pas mensonge. Car tout énoncé doit se juger d'après le but pour lequel il se produit; et tout ce qui se fait ou se dit en sens figuré énonce ce qu'il signifie pour ceux à l'intelligence de qui il est proposé. Il faut donc croire que les personnages qui ont été entourés de considération dans les temps prophétiques, ont fait ou dit dans un but prophétique tout ce que l'on raconte d'eux dans l'Ecriture; et que c'est aussi dans un sens prophétique que leur sont survenus tous les événements que le même Esprit de prophétie a jugés dignes d'être transmis par écrit à la postérité. Pour ce qui est des sages-femmes, comme on ne peut dire qu'elles étaient animées de l'esprit prophétique, ni qu'elles songeassent à révéler l'avenir quand elles disaient à Pharaon une chose pour une autre, bien que leur action eût une signification même à leur insu, on prétend du moins qu'elles ont été approuvées et récompensées de Dieu dans la proportion de leur mérite. En effet c'est un grand progrès de mentir pour faire le bien, quand on a l'habitude de mentir pour le mal. Mais autre chose est de proposer une action comme louable en elle-même, autre chose de donner la préférence à une action mauvaise sur une pire. Les félicitations que nous adressons à un homme bien portant ne sont pas celles que nous adressons à un malade qui va mieux. Nous voyons même les Ecritures justifier
1. Sg 1,11 - 2. Ps 5,7 - 3. Mt 5,37 - 4. Ep 4,25
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Sodome par comparaison aux iniquités du peuple d'Israël (1). Tous les mensonges cités de l'Ancien Testament, qui n'y sont point blâmés et ne peuvent l'être, les défenseurs de cette opinion les jugent d'après la règle suivante: ou ils sont justifiés par le caractère de ceux qui les prononcent et en qui ils attestent un progrès, et par les espérances qui en résultent; ou leur sens figuré ne permet pas de les appeler mensonges d'une manière absolue.
8. Voilà pourquoi, à considérer la vie, les moeurs, les actions et les paroles des saints rapportées dans les livres du Nouveau Testament, et en dehors des instructions que le Seigneur a données en figures, on ne trouvera rien qui provoque à mentir par imitation. Car la dissimulation de Pierre et de Barnabé n'y est pas seulement rappelée, mais aussi blâmée et corrigée (2). Ce n'est pas non plus, comme quelques-uns le pensent, parce même principe de dissimulation que Paul l'apôtre circoncit Timothée, ou pratiqua lui-même certaines cérémonies d'après le rite judaïque (3); mais bien en vertu du principe qu'il proclamait, à savoir: que la circoncision n'était ni utile aux Gentils, ni nuisible aux Juifs; et que, selon lui, il ne fallait pas plus astreindre les païens à cette coutume juive, que faire un crime aux Juifs de suivre en ce point les traditions de leurs pères. C'était ce qui lui faisait dire: «Un circoncis a-t-il été appelé? Qu' il ne se donne point pour incirconcis. Est-ce un incirconcis qui a été appelé? qu'il ne se fasse point circoncire. La circoncision n'est rien et l'incirconcision n'est rien; mais l'observation des commandements de Dieu est tout. Que chacun persévère dans la vocation où il était quand il a été appelé (4)». Comment en effet se donner pour incirconcis quand on a été circoncis? qu'il ne «se donne point», dit l'Apôtre, qu'il ne vive pas comme s'il se donnait pour incirconcis; c'est-à-dire qu'il ne reprenne pas cette enveloppe de chair qu'il a dépouillée, comme s'il cessait d'être juif et dans le sens où il a dit ailleurs: «Ta circoncision est une incirconcision (5)». Et, ce langage, Paul ne le tient pas pour forcer les Gentils à demeurer incirconcis, ou les Juifs à conserver la pratique de leurs pères; mais pour faire entendre aux uns et aux autres que rien, au contraire, ne peut les obliger à changer de situation, qu'ils sont libres, et nullement
1. Ex 16,52 - 2. Ga 2,12-13 - 3. S. Jérôme; ep. 75, inter Augustiniana, n. 9-11. - 4. 1Co 7,18-20 - 5. Rm 2,25
contraints de rester fidèles chacun à sa coutume. Sans doute si le juif jugeait à propos de quitter, sans troubler personne, les observations judaïques, l'Apôtre ne l'en empêcherait point; et s'il- lui conseille d'y rester fidèle, c'est pour que des pratiques désormais superflues, ne jettent point de trouble parmi les Juifs et ne les détournent pas de ce qui est nécessaire au salut. Il n'empêcherait pas davantage un païen qui voudrait se faire circoncire, uniquement pour prouver qu'il ne regarde point ce rite comme nuisible, mais bien comme un signe indifférent, dont l'utilité a disparu avec le temps; car s'il n'y a plus de salut à espérer de ce côté-là, il n'y a pas non plus de mort à en craindre. C'est pour cela que Timothée, appelé dans l'incirconcision, et cependant né d'une mère juive, a été circoncis par l'Apôtre (1); il devait prouver à ses proches, pour les gagner, que la doctrine chrétienne ne lui avait point appris a détester les sacrements de l'ancienne Loi; et en même temps démontrer aux Juifs que si les Gentils ne les recevaient pas, ce n'était pas parce qu'ils les trouvaient mauvais ni pour condamner la conduite des Juifs d'autrefois, mais parce qu'ils n'étaient plus nécessaires au salut, après l'avènement du grand mystère que toute l'ancienne Ecriture avait enfanté pendant tant de siècles par des figures prophétiques. Et Paul eût circoncis Tite lui-même sur la demande pressante des Juifs, si de faux frères ne fussent survenus pour l'exiger, dans le but de répandre le bruit que Paul avait cédé à l'évidence de leurs arguments, de proclamer que l'espoir du salut évangélique reposait sur la circoncision de la chair et des autres observances de ce genre, et de prétendre que sans cela le Christ ne servait de rien à personne (2); tandis qu'au contraire le Christ ne servait de rien à ceux qui recevaient la circoncision comme une condition nécessaire au salut: ce qui faisait dire à l'Apôtre: «Voici que moi, Paul, je vous dis que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien (3)». C'est donc en vertu de cette liberté que Paul est resté fidèle aux traditions paternelles, mais en prenant ses précautions et en ayant soin de prêcher qu'on ne devait point croire qu'un chrétien ne pût se sauver sans cela. Pierre au contraire, par sa dissimulation, forçait les Gentils à embrasser le Judaïsme, comme si c'eût été la condition
1. Ac 16,1-3 - 2. Ga 2,3-4 - 3. Ga 5,2
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du salut; ainsi que le font voir ces paroles de Paul: «Comment forces-tu les Gentils à judaïser (1)?» Or les Gentils n'y étaient forcés que parce qu'ils voyaient Pierre pratiquer ces observances comme si elles eussent été nécessaires au salut. Il ne faut donc pas comparer la dissimulation de Pierre à la liberté avec laquelle Paul agit. Par conséquent nous devons aimer Pierre acceptant de bon coeur la réprimande, et ne point invoquer en faveur du mensonge l'autorité de Paul qui a ramené publiquement Pierre dans le droit chemin, de peur que son exemple ne forçât les Gentils à judaïser. Et comme il passait pour ennemi des traditions paternelles, parce qu'il ne voulait pas les imposer aux païens, afin de confirmer sa doctrine par sa conduite, il n'a pas dédaigné de se conformer à ces mêmes traditions suivant l'usage du pays; faisant assez voir par là que, par le fait de l'arrivée du Christ, ces rites n'étaient ni nuisibles aux Juifs, ni nécessaires aux Gentils, ni avantageux à personne.
9. Ainsi on ne peut justifier le mensonge d'après les livres de l'Ancien Testament, soit parce que tout ce qui se fait ou se dit en sens figuré n'est pas mensonge, soit parce qu'on ne propose pas à l'imitation des bons ce qui est chez les méchants un premier pas dans la voie du progrès, par comparaison à des actions pires; ni d'après les livres du Nouveau Testament, parce que c'est la réprimande, et non la dissimulation, qu'on nous y offre pour modèle; comme ailleurs c'est la douleur de Pierre, et non son reniement, qu'on y présente à notre imitation.
Ces mêmes hommes prétendent, avec beaucoup plus d'assurance encore, qu'on ne doit avoir aucun égard aux exemples tirés de l'usage général. Et d'abord, ils affirment que le mensonge est une iniquité, et le prouvent par de nombreux textes des saintes Ecritures, et celui-ci surtout: «Vous haïssez, Seigneur, tous ceux qui commettent l'iniquité, vous perdrez tous ceux qui professent le mensonge (2)». Ou le Psalmiste, disent-ils ici, explique par
1. Ga 2,14 - 2. Ps 5,7
le verset suivant le sens du premier, suivant l'usage de l'Ecriture, en sorte que, la signification du mot iniquité étant plus étendue, il aura nommé le mensonge pour spécifier un genre d'iniquité; ou, s'il v a une différence, elle tournera contre le mensonge, qui l'emportera en gravité de toute la distance qui sépare ces deux mots «vous haïssez» et «vous perdrez». Car il peut arriver que la haine de Dieu soit mitigée jusqu'à ne point perdre celui qui en est l'objet; mais celui qu'il perd, il le hait d'autant plus violemment qu'il le punit plus sévèrement. Or, il hait tous ceux qui commettent l'iniquité, mais il perd ceux qui profèrent le mensonge. Cela posé . qu'importe aux défenseurs de cette opinion qu'on leur propose cet exemple: si un homme se sauvait chez toi, et que tu pusses l'arracher à la mort par un mensonge, que ferais-tu? Car, cette mort que redoutent dans leur folie les hommes qui ne craignent pas de pécher, ne tue pas l'âme, mais le corps, comme le Seigneur l'enseigne dans l'Evangile; aussi ne veut-il point qu'on la craigne (1); tandis que la bouche qui ment tue l'âme et non le corps. L'Ecriture dit en effet très-clairement: «La bouche qui ment, tue l'âme (2)». Quel crime n'y a-t-il donc pas à dire qu'on doit donner la mort à son âme, pour sauver chez un autre la vie du corps? Car enfin, l'amour qu'on doit au prochain est limité par l'amour qu'on se doit à soi-même. «Tu aimeras», est-il dit, «ton prochain comme toi-même (3)». Comment donc aimerait-on son prochain comme soi-même, si on perdait la vie éternelle pour lui procurer la vie temporelle; puisque sacrifier sa propre vie temporelle pour sauver une vie temporelle, ce n'est déjà plus aimer son prochain comme soi-même, mais plus que soi-même: ce qui outre-passe les règles de la saine doctrine? A bien plus forte raison n'est-ce pas aimer son prochain comme soi-même que de perdre par un mensonge la vie éternelle pour lui sauver la vie temporelle. Sans doute un chrétien n'hésitera pas à sacrifier la vie du temps pour procurer la vie éternelle à son prochain: le Seigneur en a donné l'exemple en mourant pour nous. Et c'est le sens de ces paroles du Sauveur: «Voici mon commandement: c'est que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous aime. Personne n'a un plus grand amour que celui qui
1. Mt 10,28 - 2. Sg 1,11 - 3. Lv 19,18 Mt 22,39
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a donne sa vie pour ses amis (1)» . Car il n'y a personne d'assez insensé pour dire que le Seigneur ait eu d'autre vue que le salut éternel des hommes soit en faisant ce qu'il a commandé, soit en commandant ce qu'il a fait.
Donc puisqu'en mentant on perd la vie éternelle, il n'est jamais permis de mentir pour sauver la vie temporelle d'un autre. Quant à ceux qui s'irritent, qui s'indignent, si l'on refuse de perdre son âme par un mensonge pour procurer à un autre la prolongation de sa vie charnelle, que diront-ils dans le cas où, parle vol, par l'adultère, nous pourrions également sauver quelqu'un de la mort? Faudra-t-il voler, ou commettre l'adultère? Ils ne songent pas que la conséquence forcée de leur doctrine serait que, dans la supposition où quelqu'un, tenant en main une corde, demanderait à une femme le sacrifice de son honneur, sous la menace de se pendre si elle n'acquiesçait pas à sa demande, cette femme serait obligée d'y consentir, pour sauver une âme, suivant l'expression qu'on emploie. Or, si cette conséquence est absurde et criminelle, pourquoi perdrait-on son âme par le mensonge, pour conserver à un autre la vie du corps, puisque livrer son corps au déshonneur, dans ce but, serait un acte honteux et universellement réprouvé? Il n'y a donc ici qu'un seul point à considérer: Le mensonge est-il une iniquité? Et ce point étant démontré par les textes cités, demander s'il est permis de mentir pour sauver la vie de son prochain, c'est demander s'il faut commettre l'iniquité pour sauver la vie de son prochain? Or, si cela est absolument opposé au salut de l'âme, qui ne peut être sauvée que par la justice, et qui veut être préférée, non-seulement à la vie temporelle d'un autre, mais à la nôtre propre: comment pourrait-on hésiter le moins du monde à admettre qu'il ne faut jamais mentir? Car on ne saurait nier que la santé et la vie du corps soient les plus précieux et les plus chers de tous les biens temporels. Mais si on doit les sacrifier à la vérité, qu'objecteront ceux qui prétendent qu'il est quelquefois permis de mentir? Quelle supposition feront-ils qui puisse autoriser le mensonge?
1. Jn 15,12-13
10. Il s'agit de la chasteté du corps. Une personne très-honorable se présente et demande la permission de mentir, de mentir sans hésitation, dans le cas où un homme veut lui faire violence et lui infliger un déshonneur qu'elle pourrait éviter au moyen d'un mensonge. La réponse est facile: toute pudeur du corps dépend de la pureté de l'âme; ôtez la pureté de l'âme, celle du corps disparaît, bien qu'elle semble intacte. Aussi ne doit-on pas compter celle-ci parmi les biens temporels, puisqu'on ne peut la perdre malgré soi. L'âme n'aura donc garde de se corrompre par le mensonge, pour sauver la pureté de son corps, qu'elle sait être intacte, tant que la corruption ne provient pas d'elle-même.
En effet, ce que le corps subit par violence et sans les préliminaires de la passion, ne doit point s'appeler corruption, mais violence tyrannique. Ou bien si toute violence est corruption, toute corruption n'est pas coupable, à moins que la passion ne l'ait provoquée ou n'y ait consenti. Or, plus l'âme l'emporte sur le corps, plus il est criminel de la souiller. Le sanctuaire de la pudeur est donc là où la corruption ne peut exister tant qu'elle n'est pas volontaire. Car, si un. libertin attaque le corps violemment et qu'on ne puisse l'écarter, ni par la force, ni par le conseil, ni par le mensonge, nous sommes certainement obligés de convenir que la pudeur est hors de l'atteinte d'une passion étrangère. Par conséquent, comme personne ne doute que l'âme l'emporte sur le corps, il faut préférer à la pureté du corps celle de l'âme que l'on peut conserver à jamais. Or, qui oserait dire que l'âme du menteur est juste? On définit avec raison la passion: une convoitise de l'âme qui lui fait préférer les biens temporels aux biens éternels. Donc personne ne pourra prouver qu'il est quelquefois permis de mentir sans démontrer en même temps qu'on peut obtenir quelque bien éternel par le mensonge. Mais comme on s'éloigne de l'éternité à mesure qu'on s'éloigne de la vérité, ce serait le comble de l'absurdité de dire que l'on peut arriver par là à quelque chose de bien: ou s'il existe un genre de bien éternel qui (202) n'embrasse pas la vérité, il n'est pas vrai; et s'il n'est pas vrai, ce n'est plus un bien. Or, comme il faut préférer l'âme au corps, il faut aussi préférer la vérité à l'âme-; il faut que l'âme tienne plus à la vérité qu'à son corps et plus qu'à elle-même. Elle sera en effet plus pure et plus chaste par la possession de ce qui est immuable, qu'en s'appuyant sur sa propre mobilité. Si Loth qui était juste au point de mériter d'avoir des anges pour hôtes, livra ses filles à l'infâme passion des habitants de Sodome, préférant voir le déshonneur tomber sur des femmes que sur des hommes (1); combien plus de zèle, combien plus de fermeté doit-on mettre à maintenir la chasteté de l'âme dans la vérité, puisqu'il est bien plus conforme à la vérité de préférer l'âme au corps, qu'un corps d'homme à un corps de femme?
11. Si quelqu'un s'imagine qu'on peut mentir pour un autre, afin de lui sauver la vie, ou de lui épargner quelque blessure dans ses plus chères affections, et de le faire ainsi parvenir, au moyen de l'instruction, à la vie éternelle; celui-là ne fait pas attention qu'il n'est pas de crime qu'on ne fût forcé de commettre dans les mêmes conditions, comme nous l'avons démontré plus haut, et, encore, que l'autorité de la doctrine elle-même serait ébranlée et sapée par la base, si ceux que nous cherchons à y conduire, venaient à se persuader, par l'effet de notre mensonge, qu'il est quelquefois permis de mentir. En effet, comme ta doctrine du salut se compose en partie de choses qu'il faut croire, en partie de choses qu'il faut comprendre, et qu'on ne peut parvenir à ce qu'il faut comprendre sans croire préalablement à ce qu'il faut croire; comment ajouter foi à celui qui pense qu'on peut quelquefois mentir, comment ne pas craindre qu'il ne mente, précisément quand il commande de croire.? Comment saura-t-on s'il n'a pas, à ce moment, quelque prétendu motif de mentir officieusement, dans la pensée qu'un faux récit pourra effrayer quelqu'un, le préserver de l'entraînement de la passion, et s'il ne s'imagine pas pourvoir ainsi, même en mentant, à des intérêts spirituels? Ce procédé une fois admis,
1. Gn 19,8
une fois accepté, c'en est fait de tous les enseignements de la foi; et sans la foi, il est impossible de parvenir à l'intelligence; car c'est elle qui nourrit les petits enfants et les prépare à comprendre; par conséquent, toute doctrine de vérité disparaît, pour faire place à la licence effrénée de l'erreur, dès qu'on ouvre, d'un côté ou de l'autre, la porte au mensonge même officieux. En effet, ou celui qui ment préfère à la vérité des avantages temporels, soit les siens propres, soit ceux d'autrui (et quel crime plus grand que celui-là?); ou, en cherchant à attirer quelqu'un à la vérité à l'aide du mensonge, il ferme la porte à la Hérité elle-même: car, en voulant se rendre apte à instruire en mentant, il fait que son autorité est douteuse quand il proclame la vérité. Donc il ne faut pas croire aux gens de bien, ou il faut croire à ceux que nous savons obligés de mentir quelquefois, ou il ne faut pas croire que les gens de bien recourent quelquefois au mensonge. Dans le premier cas, il y a un danger mortel; dans le second, il y a folie; il ne nous reste donc qu'à croire que les gens de bien ne mentent jamais.
Augustin, du mensonge.