Ambroise virginité 4090


DE LA VIRGINITÉ

L'aspect composite de ce traité De la Virginité a de quoi surprendre et exclut l'idée d'une homélie d'un seul tenant, ou même de l'utilisation d'une seule homélie.

Il semble qu'au début saint Ambroise ait rencontré la lecture liturgique du jour, qui présentait le Jugement de Salomon. Il en traite assez brièvement, puis en vient à ce qui semble avoir été la lecture courante : « Considérons la suite de la lecture, prise au livre des Juges ». C'est l'épisode de Jephté et du voeu qui l'amena à sacrifier sa fille : il va fournir à saint Ambroise l'occasion de justifier l'engagement à pratiquer le conseil de virginité. Un père a sacrifié sa fille et l'on ne voit pas que cet acte ait soulevé des protestations ; un père voue sa fille à Dieu de façon non sanglante et l'on s'en prend à lui, comme aussi à l'évêque qui prêche la virginité. La défense de cette donation, de l'état de perfection lui-même, se double ainsi d'un plaidoyer pro domo, où saint Ambroise se montre prêt à risquer même sa vie, s'il est nécessaire. Il exalte la virginité en montrant les vierges au tombeau du Seigneur et au matin de Pâques : autre référence possible à une lecture qui aurait été faite dans la liturgie.

L'évêque de Milan poursuit son plaidoyer de façon didactique, en discutant les trois reproches que l'on pourrait faire à la pratique du conseil de virginité : sa perversité, sa nouveauté, son inutilité. Il a soin d'ailleurs, en passant, de réprouver les hérétiques qui condamnent ou déprécient l'état conjugal. De plus il écarte l'idée que l'engagement à la virginité doive être réservé à un âge avancé : des enfants n'ont-ils pas été capables de subir même le martyre ?

Le côté positif de la vie parfaite est la recherche du Christ. Saint Ambroise demande où le trouver, et soudain le ton change ; il n'est plus question de discuter avec des adversaires : « Mes filles » dit l'évêque ; et il émet dès lors une série de conseils de perfection qui font de cette partie (49-99) le centre et le coeur du traité. Le Christ, y est-il dit, se trouve et se retient par la prière assidue de jour et de nuit, par l'amour de la retraite, du silence. Il est alors tout pour l'âme, comme le détaille la finale de 99.

Ici intervient une nouvelle parenthèse consacrée à la foi de l'hémorroïsse : elle engage par son exemple à ne pas cacher nos misères, mais à les apporter à celui qui peut les guérir.

Une allusion à la barque de Pierre introduit une autre lecture, faite « aujourd'hui » (Lc 5,4) et conduit à un autre ordre d'idées. L'exhortation devient plus générale, saint Ambroise déplorant le peu de ferveur de son peuple et souhaitant « prendre de nombreux poissons » par le catéchuménat et le baptême. Au cours de cette dernière partie, il est question de la fête des saints Pierre et Paul, 29 juin, et de la lecture entendue : c'est donc une homélie de plus utilisée et fondue dans le traité.

Il semble que ce nouvel ouvrage ait suivi de près les livres Des Vierges et l'Exhortation aux veuves, qui ont soulevé les attaques auxquelles il est ici répondu. On a proposé la date de 377.


Jugement de Salomon.

5001 1. Célèbre chez les anciens fut, dit-on, le jugement de Salomon, à qui deux femmes en appelèrent de leur querelle. L'une d'elles, ayant étouffé son enfant en se retournant durant son sommeil, réclamait celui de l'autre ; l'autre, consciente de son véritable amour et se sachant sans faute, revendiquait à bon droit son propre fils. L'une et l'autre persévéraient dans leurs prétentions ; le juge hésitait à décider ; Salomon ne pouvait pas juger d'un secret intime, la conscience de l'une et l'autre plaideuse lui étant cachée. L'issue du procès était douteuse ; il fit apporter un glaive, et, ayant recommandé aux serviteurs de feindre leur lugubre besogne, il ordonna de partager l'enfant, en sorte que chacune des femmes en eût une part. Entendant cet arrêt, celle qui réclamait l'enfant de l'autre non seulement acquiesça, mais réclama le partage de l'enfant, n'étant gênée par aucun sentiment maternel. Au contraire, celle qui savait que c'était son enfant, craignant non pas d'avoir le dessous mais d'être endeuillée, n'ayant pas souci de son triomphe personnel mais de son enfant, se prit à demander que le bébé fût remis intact à l'autre plutôt que d'être coupé en morceaux et rendu à sa vraie mère. Sur quoi Salomon, qui ne sondait pas les sentiments intérieurs en vertu d'un pouvoir divin1, mais, comme un homme, à l'aide d'une ruse, jugea qu'il fallait de préférence rendre l'enfant à celle dont la douleur témoignait qu'elle était la vraie mère. Quant à celle qui n'était pas émue de pitié face à la mort de l'enfant, il la déclara étrangère à lui par nature, la voyant étrangère à l'amour maternel.

1. La remarque n'a pas une portée générale et ne vise pas le régime d'assistance divine qui fut promise à Salomon, mais seulement sa perplexité dans le cas présent.


5002 2. La vérité n'a donc pas été cachée ; mais elle était douteuse par la feinte de cette autre ; et la vraie mère elle-même demeura longtemps incertaine du dénouement, torturée par l'incertitude du jugement.

Bien que tout cela se soit passé aux temps anciens de la figure, ce fut pourtant écrit pour notre instruction (
1Co 10,11), pour nous donner à entendre que toute feinte peut se trahir, toute invention être dévoilée.

5003 3. Donc ces deux personnages — car en ce moment notre dessein n'est pas de discourir sur les femmes — ces deux, dis-je, sont la foi et la tentation. La tentation fut à l'origine la cause de notre commune erreur2 : après avoir perdu sa progéniture par le vice de sa vie charnelle et durant le sommeil de l'esprit, elle s'efforce de ravir les fruits d'une autre descendance. Ainsi, harcelée par la tentation, la foi flotte, jusqu'à ce que le glaive du Christ fasse le discernement des sentiments cachés. Quel est ce glaive du Christ ? Celui dont il est écrit : « Je suis venu apporter le glaive sur la terre » (Mt 10,34). Il est un glaive dont il est écrit : « Ton âme elle-même sera percée d'un glaive » (Lc 2,35). Quel est ce glaive, quelle est cette épée ? Reconnaissez-la : « La parole, est-il dit, est acérée, puissante, plus pénétrante que le glaive le mieux affilé, pénétrante jusqu'à séparer l'âme et l'esprit, les membres et les moelles » (He 4,12). C'est une bonne épée, puisqu'elle sonde le coeur et le rein, discerne le mensonge de la vérité ; et ceux dont elle transperce l'âme, elle ne les tue pas, mais les garde.

2. Il s'agit ici de la première tentation et du premier péché.


Épisode de Jephté.

5004 4. Cela dit au livre des Rois, du jugement rendu, de l'histoire rapportée, d'une conscience faussée, dévoilée par la foi, considérons maintenant la suite de la lecture prise au livre des Juges ; car ce meurtre par un père3 n'a pas dû être entendu par des oreilles inattentives, ainsi reprenons ce récit :

3. Saint Ambroise emploie ici et de manière générale le terme parricide non seulement selon l'usage courant, pour le meurtre d'un père par son fils, mais aussi, en sens inverse, si le père tue son enfant.


5005 5. Jephté était juge des juifs, confronté avec l'issue douteuse d'une guerre, craignant les chances des combats, il fit ce voeu : s'il repoussait les ennemis, le premier être qu'il rencontrerait au seuil de sa maison serait par lui immolé à Dieu auteur de ses triomphes (Jg 11,30-31). Ayant donc gagné la guerre et mis en déroute les ennemis, il revint à sa maison ; et à l'entrée sa fille se présente, ne pensant qu'à la piété filiale et ignorant l'offrande promise. Mais le père s'en souvint de suite et, rappelé à sa promesse, gémit d'avoir à acquitter l'offrande qu'il avait vouée. « Hélas, dit-il, ma fille, tu me tues ; car j'ai donné ma parole au Seigneur à ton sujet ». Alors celle-ci : « Père, si c'est à mon sujet que tu as donné ta parole au Seigneur, fais-moi ce que tes lèvres ont prononcé » (Jg 11,35) s.. Elle demanda seulement un délai de deux mois pour gravir la montagne et pleurer sa virginité. Les deux mois écoulés, elle revint vers son père ; il accomplit son voeu : car c'est l'expression dont il faut user, puisque l'Écriture divine ne détaille pas la réalisation de la chose, se refusant à mentionner le meurtre par un père.

5006 6. Alors ? Approuvons-nous cela ? Pas du tout. Mais cependant, si je n'approuve pas le meurtre par un père, je considère sa crainte, son effroi à la pensée de manquer à une promesse. Aussi bien fut-il dit à Abraham : « Maintenant je sais que tu aimes le Seigneur ton Dieu, puisque tu n'as pas épargné ton fils unique » (Gn 32,12). Vous avez donc la preuve, l'enseignement qu'il ne faut pas manquer à la légère à une promesse ; mais le même passage affirme que Dieu n'approuve pas le parricide4 puisqu'une brebis est substituée au fils pour être frappée à sa place (Gn 32,13).

4. Même remarque que précédemment, à propos du sacrifice d'Abraham.


5007 7. Jephté avait donc un exemple à suivre, preuve que le Seigneur ne trouve pas son plaisir dans le sang humain. Dans la parole adressée à Abraham il a montré que le salut des enfants doit venir après l'hommage religieux, que les parents doivent offrir leurs enfants à Dieu, non les égorger. Vraiment, tandis que la fille avait tant souci du voeu de son père, pourquoi le père n'a-t-il pas reculé devant le meurtre de sa fille ? Et puisque celle-ci voulait éviter un manque de parole à son père, pourquoi celui-ci n'a-t-il pas évité la mort à sa fille ?

5008 8. Quelqu'un dira : comment se fait-il que dans le premier cas, Dieu n'a pas permis que s'accomplît le meurtre, et que cette fois-ci, il a souffert qu'il ait lieu ? Dieu ferait-il acception de personnes ? — Non, mais des mérites et des vertus. A coup sûr, dans le doute sur le parti à prendre, il fallut une parole pour indiquer ce qui s'est fait et fournir un exemple pour la suite ; mais du moment qu'il y avait eu précédemment un exemple, une parole n'a pas été jugée nécessaire : la manière dont les choses s'étaient passées autrefois indiquait ce qu'il fallait faire.

5009 9. Ou bien peut-être, les mérites n'étant pas égaux, les faits n'ont pas pris même tournure. Le père fut affligé, la fille pleura : l'un et l'autre ont douté de la miséricorde de Dieu. Abraham ne s'est pas affligé, il n'a pas tenu compte du sentiment paternel : dès qu'il eut entendu la parole de Dieu, il n'a pas ajourné le sacrifice, il s'est hâté d'obéir. Isaac n'a pas hésité, tandis qu'il suivait son père d'un pas inégal ; il n'a pas pleuré quand il le liait ; il n'a pas demandé un délai quand on l'offrait. Aussi la miséricorde a-t-elle été plus généreuse, la foi étant plus vive. Et il est bien qu'il n'ait pas pleuré de l'acte de son père, puisqu'il fut le rire de sa mère (Gn 21,6) 5. A cause de l'empressement de ce dévouement il fut ordonné d'immoler une victime à sa place, parce qu'il n'avait pas retardé son immolation ; il ne doutait pas de la miséricorde de Dieu, il ne songeait qu'à se dévouer.

5. La promesse par Dieu de la naissance d'Isaac provoqua le rire de Sara, encore qu'elle n'en voulût pas convenir (Gn 18,12-15). Sara s’en souvint lorsque eut lieu la naissance, et commenta que l'on rirait d'elle en apprenant la nouvelle.


Transition au plaidoyer pour le voeu de virginité.

Il ne s'est donc trouvé personne pour mettre obstacle au dessein sanglant d'un père, parce qu'il était juste que s'accomplît la promesse d'une offrande.

5010 10. Ainsi un sacrifice, une immolation sanglante s'accomplit, et personne n'y met obstacle ; on offre le sacrifice de la chasteté, et il s'en trouve pour s'y opposer. Un père a promis d'immoler sa fille et s'exécute ; un père a voué la virginité de sa fille et l'on s'en prend à ce dessein d'une pieuse offrande. Autrefois, une fille a offert avec douleur son sang à cause de la promesse de son père ; aujourd'hui une pieuse promesse est accomplie non pas au titre d'un legs d'un père, mais de plein gré.

5011 11. Or nous sommes pris à partie dans cette affaire. Pourquoi ? Parce que nous nous opposons à un mariage illicite ? 6. Alors, qu'on prenne aussi à partie Jean-Baptiste. Et tandis que peut-être il n'y a en nous rien que l'on puisse louer, que l'on condamne en nous cela seulement que l'on trouve bon chez ce prophète ! Avons-nous allégué un précédent dont on puisse rougir ? Réfléchissez si son martyre eut un autre motif : le motif de son supplice, le voici, à coup sûr : « Il ne t'est pas permis, dit-il, de l'avoir pour femme » (Mt 14,4). Si cela vaut pour l'épouse d'un homme, combien plus pour une vierge consacrée ! Si on a parlé de la sorte à un roi, combien plus le doit-on dire à des particuliers ! Grâce à Dieu il n'y a pas d'Hérode ici ; plût à Dieu qu'il n'y eût pas d'Hérodiade7 !

6. Illicite serait le mariage de celle qui est engagée à la pratique de la virginité. Ambroise établit un parallèle avec celle qui, comme Hérodiade, méconnaît le lien de son premier mariage pour s'unir à un autre époux.
7. Allusion très vraisemblable à l'impératrice Justine, active protectrice des Ariens.


5012 12. Alors il n'est pas permis de parler en faveur de la virginité ? Et pourquoi est-il écrit : « Jugez pour l'orphelin, rendez justice à la veuve » (Is 1,17) ? Pourquoi aussi est-il écrit : « Père des orphelins, juge en faveur des veuves » (Ps 67,6) ? Il nous faudra donc abandonner celles qui sont vouées à la chasteté et à la virginité ou même les condamner ?

5013 13. Certes les païens eux-mêmes vénèrent la virginité près des autels et de leurs feux ; chez celles qui n'ont le mérite d'aucune piété ni d'aucune pureté d'âme, on loue la virginité du corps. Alors personne n'écartera les vierges des cérémonies profanes et la virginité sera exclue de l'Église ? Là-bas on leur impose ce qu'on ne leur enseigne pas ; ici on interdit ce qu'il n'est pas permis de ne pas enseigner ? Là-bas on les éloigne du mariage moyennant salaire, ici on les forcera au mariage par des vexations ? Là-bas on leur fait violence pour s'emparer d'elles ; ici on leur fera violence pour qu'elles ne se donnent pas ? Et les prêtres pourront souffrir que le sacrifice de la virginité ne soit pas protégé, même au prix de la mort s'il est nécessaire ?

Digression sur les vierges et la résurrection.

5014 14. Considérez qu'il a été donné aux vierges de voir, avant les Apôtres, la résurrection du Seigneur. Tel est bien l'enseignement de la lecture qui s'est faite aujourd'hui 8 : Lorsque le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ fut, selon saint Jean, déposé dans un sépulcre neuf (Jn 19,41-42), ou que, selon le livre de l'évangile de saint Matthieu, Joseph déposa le corps dans son propre tombeau (Mt 27,55s.), les vierges regardaient 9. Avec à propos Matthieu dit encore que le tombeau était neuf, pour qu'on ne pense pas que d'un tombeau ancien un autre était ressuscité 10. Il est également à propos, dans un sens spirituel, qu'il ait été déposé dans le tombeau d'un juste : car le Christ ressuscite d'entre les morts dans les nouvelles dispositions du juste. Mais aussi il est bien dit, selon la lettre, que ce fut un tombeau d'un autre : car le Seigneur n'avait que faire d'un tombeau à lui : qu'ils aient un tombeau ceux qui sont sujets de la loi de la mort ; le vainqueur de la mort n'avait pas de tombeau à lui. Il n'avait pas besoin de tombeau pour un mort, lui qui remportait la victoire sur la mort11.

Donc Marie a vu la résurrection du Seigneur ; elle l'a vue la première et elle a cru. Marie-Madeleine aussi l'a vue 12, bien qu'elle ait encore hésité.

8. Lecture avait été faite de la sépulture du Seigneur. Comme, vers la fin du traité, il sera question de la fête des saints apôtres Pierre et Paul, 29 juin, il est difficile de maintenir que tout le traité représente une seule homélie, prononcée au cours d'une même cérémonie.
9. Rien n'indique que les saintes femmes témoins de la mort et de l'ensevelissement du Seigneur aient été vierges. Saint Matthieu note même que deux au moins d'entre elles étaient mères.
10. Cet autre aurait pu, dans l'hypothèse, être l'occupant, ou l'un des occupants, d'un tombeau déjà utilisé.
11. Il est malaisé de suivre ici la pensée d'Ambroise, car enfin le Seigneur a bien été mis au tombeau.
12. Si l'Évangile mentionne, le matin de Pâques, la visite de Marie-Madeleine et d'une autre Marie au tombeau, on ne voit pas très bien l'opposition, dans le texte sacré, entre la foi immédiate de 1 une et la foi retardée de l'autre.


5015 15. Ici prenez garde à une question d'importance, pour ne pas douter, vierges, de la résurrection du Seigneur. Voyez : ce qui fait le mérite, ce n'est pas seulement la virginité du corps, mais aussi la pureté de l'âme. Aussi bien Marie-Madeleine a-t-elle défense de toucher le Seigneur parce qu'elle hésitait à croire à la résurrection. Celle-là donc touche le Seigneur qui le touche par la foi.

5016 16. « Madeleine se tenait hors du tombeau, pleurant » (Jn 20,11). Celle qui est dehors pleure ; car celle qui est au-dedans ne saurait pleurer. Elle pleure, parce qu'elle ne voit pas le corps du Christ, et le croit perdu parce qu'elle ne le voit pas. Marie est donc dehors ; mais ni Pierre ni Jean ne sont dehors : car enfin ils coururent et entrèrent ; aussi ne pleurèrent-ils pas, mais se retirèrent pleins de joie. Celle qui n'était pas entrée a pleuré et n'a pas cru ; elle a pensé qu'on l'avait frauduleusement enlevé ; même la vue des anges ne l'a pas amenée à croire. Aussi les anges lui disent-ils : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » (Jn 20,13). Ainsi parlent les anges, et plus tard le Seigneur reprend les mêmes paroles, pour nous faire entendre que les paroles des anges sont des messages du Seigneur.

5017 17. Car enfin, je l'ai dit, ce sont les mêmes paroles que reprend le Seigneur, quand il dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Celle qui n'a pas cru est femme ; car, si l'on croit, on est homme jusqu'à l'âge parfait, à la mesure de l'âge plénier du Christ (Ep 4,13). « Femme » dit-il : il ne lui reproche pas son sexe, mais son hésitation. Et c'était bien une femme qui hésitait, car une vierge avait déjà cru. « Pourquoi pleures-tu ? » C'est-à-dire : c'est toi qui est cause de tes larmes, qui te fais pleurer, faute de croire au Christ. Tu pleures, parce que tu ne crois pas le Christ : crois et tu le verras. Le Christ est là, il ne fait jamais défaut à qui le cherche. « Pourquoi pleures-tu ? » Ce n'est pas de larmes qu'il est besoin, mais d'une foi alerte et digne de Dieu. Ne pense pas aux choses mortelles et tu ne pleureras pas ; ne pense pas à ce qui périra et tu ne sauras avoir de quoi pleurer. Pourquoi pleurer de ce qui réjouit les autres ?

5018 18. « Qui cherches-tu ? » Ne vois-tu pas que le Christ est la force de Dieu, que le Christ est la sagesse de Dieu, que le Christ est sainteté, que le Christ est chasteté, que le Christ est pureté, que le Christ est né d'une vierge, que le Christ est du Père et chez le Père et dans le Père toujours : né et non pas créé, non pas dégénéré mais toujours aimé, vrai Dieu de vrai Dieu ?

5019 19. « On a enlevé, dit-elle, le Seigneur du tombeau et je ne sais où on l'a mis » (Jn 20,13). Tu fais erreur, femme, tu penses que le Christ a été enlevé du tombeau par d'autres et non pas ressuscité par sa propre puissance. Mais personne n'enlève la puissance de Dieu, personne n'enlève la sagesse de Dieu, personne n'enlève la vénérable chasteté. Le Christ n'est pas enlevé du tombeau du juste ni de l'intime de la vierge et du secret de son âme pieuse ; et s'il en est qui veulent le ravir, ils ne peuvent l'enlever.

5020 20. Alors le Seigneur lui dit : « Marie, regarde-moi ». Tant qu'elle ne croit pas, c'est une femme ; quand elle commence à se convertir13 elle est appelée Marie, elle reçoit le nom de celle qui a enfanté le Christ ; car c'est l'âme qui enfante spirituellement le Christ. « Regarde-moi », dit-il ; qui regarde le Christ se corrige ; on s'égare quand on ne voit pas le Christ.

13. Saint Ambroise passe d'un sens à l'autre du verbe convertere, se retourner ou se convertir. Le texte de
Jn 20,14 montre Marie-Madeleine se retournant et voyant le Seigneur, qu'elle prend pour un jardinier : ce qui, pour saint Ambroise, est le début de sa « conversion ».


5021 21. Aussi, se retournant, elle le vit et dit : « Rabbi, ce qui veut dire Maître ». Qui regarde se tourne ; qui se tourne considère plus complètement ; qui voit progresse. Aussi appelle-t-elle Maître celui qu'elle croyait mort ; elle s'adresse à celui qu'elle croyait perdu.

5022 22. « Ne me touche pas » dit-il (Jn 20,17). Bien qu'il y ait amorce d'amendement, une âme hésitante ne saurait toucher le Christ. « Ne me touche pas » dit-il, ne touche pas la puissance de Dieu, la sagesse de Dieu, la vénérable pureté, l'honorable chasteté.

5023 23. « Mais va vers mes frères ». Qu'est ce à dire sinon : Ne pleure plus au dehors ? Va vers les prêtres choisis et fidèles et dis-leur : « Je monte vers mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu ». Qu'est ce à dire sinon : Femme, ne soulève pas de question à ce propos. Demande aux plus parfaits : ils te diront quelle est la distinction entre mon Père et votre Père : car celui qui est mon Père en vertu de ma génération divine, est votre Père par adoption. En disant « mon Père », le Fils de Dieu s'est mis à part des créatures ; en disant : « votre Père », il a marqué le bienfait de l'adoption spirituelle. De même en disant « mon Dieu » il a montré le mystère de son Incarnation, de manière à appeler Dieu, en raison du mystère du corps qu'il a revêtu, celui qui est son Père par nature et en disant également « votre Père » il a fait voir le progrès de son opération en nous.

5024 24. Et réellement notre Dieu est devenu nôtre à partir de la Passion du Christ, quand, pour ne rien dire d'autre, les vierges sont prêtes à mourir pour garder leur intégrité. Je ne fais pas un procès, je ne mets personne en cause : où se trouve la grâce du Seigneur doit être la paix du Seigneur. Je n'accuse personne publiquement, mais je viens me défendre ; car nous sommes accusés et, si je ne me trompe, nombre de mes accusateurs sont parmi vous. J'aime mieux réfuter leurs pensées que dénoncer leurs personnes. Le grief qui me rend odieux, c'est que je conseille la chasteté. Qui n'aime pas entendre cela, se dénonce soi-même.

5025 25. « Tu enseignes, dit-on, la virginité et tu la persuades à beaucoup ». Plût à Dieu que j'en fusse convaincu et que le résultat d'un tel crime fût avéré ! Je ne craindrais pas l'animosité, si je reconnaissais que le résultat est obtenu. Et plût à Dieu que vous me convainquiez par des exemples au lieu de me fouetter de parole ! Mais je crains bien de m'être procuré de faux témoins14 qui me donnent des louanges imméritées.

14. Faux témoins, qui pour une fois, portent, sans le vouloir, un témoignage favorable à l'évêque de Milan, en l'accusant de ce qui, selon eux, est un mal et qui est, en fait, une bonne oeuvre.


5026 26. « Tu interdis le mariage, dit-on, aux filles qui ont pris part aux saints mystères et ont été consacrées pour la virginité ». Plût à Dieu que je puisse arrêter celles qui vont se marier ! Plût à Dieu que je puisse les faire échanger le voile des noces pour le voile sacré de la virginité ! C'est une indignité, à votre avis, que les vierges consacrées ne soient pas détournées des saints autels vers les noces ? Il leur est permis de choisir un époux : il ne leur sera pas permis de préférer Dieu ? Dans mon cas on renverse les situations : on me fait une honte de ce qui a toujours contribué à l'honneur du sacerdoce : jeter la semence de la pureté, encourager le culte de la virginité.

5027 27. Je le demande : reproche-t-on à la chose sa perversité, ou sa nouveauté, ou son inutilité ? Si c'est la perversité, pervers est le souhait général15, perverse est la vie des anges sur qui se modèle le bienfait de la résurrection ; car ceux qui ne se marient pas et ne prennent pas d'épouses seront comme les anges au ciel (Mt 22,30). A coup sûr, dire cette pratique répréhensible, c'est condamner le désir de la résurrection. On ne saurait donc considérer comme un mal ce qui est proposé comme récompense aux humains, ni trouver déplaisante l'image de ce dont la réalité est notre fruit et notre désir.

15. La pensée, assurément subtile, est que le désir de la vie bienheureuse est général. Or, remarque le Seigneur (Lc 20,34-36), au ciel les élus sont comme les anges de Dieu, ils ignorent le mariage : donc, souhaitant le ciel, on souhaite l'état de virginité.


5028 28. Soit ! ce n'est pas un mal ; serait-ce une nouveauté ? Car nous condamnons à juste titre toutes les nouveautés non enseignées par le Christ. Pour les fidèles, la voie c'est le Christ ; si donc le Christ n'a pas enseigné ce que nous enseignons, nous aussi, nous le jugerons détestable. Examinons donc si le Christ a enseigné la virginité ou s'il l'a jugée à rejeter : « Il est, dit-il, des eunuques qui se sont mutilés pour le Royaume des cieux » (Mt 19,12). C'est donc là une glorieuse milice, qui milite pour le Royaume des cieux. Ainsi le Seigneur a enseigné que le culte de la virginité doit être dès maintenant hors d'atteinte.

5029 29. Aussi les apôtres, voyant qu'elle l'emportait sur le reste, disent-ils : « Si telle est la condition de l'homme par rapport à la femme, mieux vaut ne pas se marier » (Mt 19,10). Parler ainsi, c'était juger trop lourd le fardeau du lien conjugal et donner la préférence au bienfait de la véritable virginité. Mais le Seigneur, sachant que la virginité qui doit être prêchée à tous, ne sera imitée que par le petit nombre, dit : « Tous ne saisissent pas cette parole, mais ceux qui en reçoivent le don » (Mt 19,11) ; autrement dit : la virginité n'est pas le partage du grand nombre, du commun ; on ne la concède pas à la faiblesse, mais on l'accorde à la force. Aussi bien, après avoir dit : « Et il est des eunuques qui se sont mutilés pour le Royaume des cieux », il dit, pour montrer que ce n'est pas le fait d'une vertu médiocre : « L'entende qui peut l'entendre » !

5030 30. Aussi, après cette parole, on lui présente à bénir des enfants qui, ignorant la corruption, gardent le bienfait de l'intégrité dans un âge sans tache. Car le Royaume des cieux appartient à ceux qui, ignorant la corruption, sont revenus à la chasteté des enfants comme au naturel de l'enfance. Ainsi la virginité a l'approbation même d'une voix d'en-haut ; les recommandations du Seigneur doivent la faire rechercher.

5031 31. Sur ce point imitons l'enseignement de la parole divine. Plus haut il a rappelé que le lien conjugal ne doit pas être rompu, sinon pour motif de fornication ; il ajoute dans la suite la beauté et le don de la virginité (Mt 19,9) : c'était enseigner que le mariage n'est pas condamnable mais louable et que cependant le culte de la virginité l'emporte sur le mariage. Qui serait assez ennemi de la vérité pour condamner le mariage ? Mais qui serait dépourvu de bon sens au point de ne pas sentir les charges du mariage ? Car « la femme non mariée et vierge pense aux choses du Seigneur, afin d'être sainte de corps et d'esprit. Mais la femme mariée pense aux choses du monde et comment plaire à son époux » (1Co 7,34).

5032 32. Et en plus de ces soucis, bien qu'elle ne pèche point en se mariant, cette femme éprouvera la douleur en son corps : le travail de l'enfantement est pénible, le souci est lourd de mettre au monde et d'élever des enfants. Mais d'avance il a prescrit de ne pas se laisser décourager par ces peines ; car plus d'une, en proie aux douleurs de l'enfantement, déclare renoncer au mariage ; et beaucoup, ne pouvant supporter les charges du mariage, se détournent de leur épouse vers d'autres amours. Aussi l'Apôtre a-t-il dit plus haut : « Es-tu lié à une épouse ? Ne cherche pas à te délier » (1Co 7,27). Et il dit bien : « Tu es lié » car l'époux et l'épouse s'unissent par un lien d'amour et sont attachés l'un à l'autre par les traits de l'amour.

5033 33. Ainsi les liens du mariage sont bons, mais ce sont des liens ; l'union conjugale est bonne, mais assujettie à un joug, et un joug du monde, puisqu'on cherche à plaire à l'époux plutôt qu'à Dieu. C'est un lien que les blessures de l'amour et préférable aux baisers ; car « les blessures d'un ami sont plus profitables que les caresses prodiguées par un ennemi » (Pr 37,6). Aussi bien Pierre blesse, Judas embrasse (Mt 26,51 et 41) : l'un est condamné par ses baisers, l'autre amendé par cette blessure ; les baisers de l'un versent le poison de la trahison, les larmes de l'autre lavent sa faute. Aussi, pour que la parole prophétique montre que les blessures de l'amour sont bonnes, l'Église dit dans le Cantique : « J'ai été blessée d'amour » (Ct 2,5).

5034 34. Donc si l'on a choisi le mariage, qu'on ne s'en prenne pas à la virginité ; si l'on cultive la virginité, qu'on ne condamne pas le mariage. Car il y a longtemps que l'Église a condamné ceux qui interprètent ce texte en sens contraire16, j'entends ceux qui osent rompre le lien conjugal. Écoutez en effet ce que dit la sainte Église :« Viens, mon frère, sortons aux champs, reposons-nous dans les villages ; levons-nous de bonne heure pour aller aux vignes, voyons si la vigne est en fleur » (Ct 7,11-12). Le champ porte bien des fruits, mais le meilleur est celui où abondent fruits et fleurs. L'Église est donc un champ fertile en récoltes variées. Ici voyez la semence de la virginité s'épanouissant en fleurs ; là, comme dans les champs de la forêt17, le veuvage paré de gravité ; ailleurs, grâce aux fruits abondants du mariage, la moisson de l'Église remplissant les greniers du monde et les pressoirs du Seigneur Jésus débordant des produits de la vigne du mariage, des fruits d'un mariage fidèle.

16. C'était une des erreurs de Marcion et des manichéens.
17. L'expression est empruntée au Ps 131,6, relatif au transfert de l'Arche de Cariathiarim, « ville des bois ».


5035 35. Donc le culte de la virginité n'est ni répréhensible ni nouveau. Voyons si par hasard on ne doit pas le juger inutile : car j'ai entendu dire à plusieurs que c'est la perdition du monde, l'extinction du genre humain, la ruine des mariages. Je le demande : Qui, finalement, s'est mis en quête d'une épouse sans la trouver ? Quand y eut-il des guerres pour une vierge ? Qui a jamais été mis à mort à cause d'une vierge ? Par contre, tout cela advient par les mariages : on tue l'amant de son épouse, on fait la guerre à un ravisseur18. Ces choses ont toujours été au détriment de la chose publique. Personne n'a été condamné à propos d'une vierge consacrée : la chasteté n'est pas contrainte par une pénalité, mais encouragée par la religion et conservée par la foi.

18. Le rapt d'Hélène fut en effet à l'origine de la guerre de Troie.


5036 36. Si donc l'on croit que l'espèce humaine est en baisse du fait de la consécration des vierges, que l'on prenne garde qu'aux lieux où il y a moins de vierges, il y a également moins d'hommes ; où l'on cultive davantage la virginité, les hommes sont en plus grand nombre. Apprenez combien chaque année en consacre l'église d'Alexandrie : celles de tout l'Orient, celles de l'Afrique. Il naît ici moins d'hommes qu'il ne se consacre de vierges là-bas. Ainsi la pratique de l'univers donne à penser que la virginité n'est pas inutile, alors surtout que par une Vierge est venu le salut qui devait féconder le genre humain.

5037 37. Si on l'interdit, qu'on interdise aussi aux épouses la pudeur, car elles enfanteront plus souvent si elles sont dissolues ; que nulle ne demeure fidèle à son mari absent : ce serait restreindre la descendance à naître et laisser passer l'âge de plus nombreux enfantements.

5038 38. Mais les jeunes gens auront plus de peine à parvenir au mariage ? — Et s'ils ont plus de facilité ? Je voudrais discuter un peu avec ceux qui croient devoir détourner de la virginité ; nous devons rechercher quels ils sont : ceux qui ont des épouses, ou ceux qui n'en ont pas ? S'ils en ont, ils n'ont rien à craindre : leurs épouses ne peuvent plus être vierges. S'ils n'en ont pas, ils ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes d'avoir espéré épouser celle-là seule qui ne voulait pas se marier. Mais peut-être les parents soucieux de marier leurs filles ont-ils peine à admettre la consécration des vierges ? Eux non plus n'ont rien à craindre s'ils entendent sagesse : dans un petit nombre leurs filles seront plus vite choisies19.

19. Faut-il expliquer le raisonnement : moins il y aura de filles à marier, plus facilement elles trouveront preneurs ?


3039 39. Beaucoup disent encore qu'il faudrait donner le voile aux vierges dans un âge plus mûr. Je ne conteste pas moi non plus, qu'il appartient à la prudence du prêtre20 de ne pas donner à la légère le voile à une fille. Que le prêtre considère ; qu'il considère l'âge, mais celui de la foi ou de la pudeur. Qu'il examine la maturité de la réserve, les cheveux blancs du sérieux, la vieillesse des moeurs, les années de la pureté, les sentiments de chasteté ; finalement si elle est en sûreté sous la garde de sa mère, parmi les chastes soins de ses compagnes. Si on a tout cela, la vierge n'est pas dépourvue de la maturité d'âge ; faute de cela, il convient de faire attendre une fille dont les moeurs sont moins développées que l'âge.

20. Souvent, dans la littérature chrétienne des premiers siècles, sacerdos signifie évêque.


5040 40. Ainsi l'on n'écarte pas la fleur de l'âge, mais on examine les dispositions. A coup sûr Thècle n'a pas été recommandée par son âge, mais par sa vertu. Et pourquoi nous attarder davantage sur ce sujet, puisque tout âge est apte devant Dieu, parfait aux yeux du Christ ? Aussi bien nous déclarons que ce n'est pas la vertu qui dépend de l'âge, mais l'âge de la vertu. Ne vous étonnez pas de cette résolution chez des adolescentes, quand vous lisez que des enfants furent martyrs. Il est écrit : « De la bouche des enfants et des nourrissons, vous avez recueilli la louange » (Ps 8,3). Doutons-nous que l'adolescence puisse le suivre jusqu'à la continence, alors que l'enfance le confesse jusqu'à la mort ? Il nous semble incroyable que des filles nubiles suivent le Christ vers son Royaume, alors que les enfants eux-mêmes l'ont suivi au désert ? Car nous lisons que cinq pains ont rassasié quatre mille hommes « sans compter, est-il dit, les enfants et les femmes » (Mt 14,21).

5041 41. N'éloignez donc pas du Christ les enfants, car eux aussi ont subi le martyre pour le nom du Christ. « A ceux-là appartient le Royaume des cieux » (Mt 19,14). Le Seigneur les appelle et vous les retenez ? C'est d'eux que le Seigneur a dit : « Laissez-les venir à moi » (). Ne retenez pas les adolescentes, au sujet desquelles il est écrit : « C'est pourquoi les adolescentes t'aiment » (Ct 1,2) et t'ont introduit dans la demeure de leur mère (Ct 8,2). Enfin ne séparez pas les enfants de l'amour du Christ, que ceux mêmes qui étaient encore au sein de leur mère proclamaient par un tressaillement prophétique (Lc 1,41).


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