Catéchèses Paul VI 19269
19269
Chers Fils et Filles,
Le rite de l'imposition des cendres est si clair et si riche de sens qu'il n'a pas besoin d'être expliqué ni commenté. Il parle de lui-même. Il exprime bien des choses sérieuses.
Il dit sa permanence séculaire dans la spiritualité de notre religion : il a en effet son origine dans l'Ancien Testament (cf. Jr 25,34 Jb 42,6) ; il est rappelé dans l'Evangile (Mt 11,21) ; il entre très tôt dans la liturgie chrétienne : il fait partie de la discipline des pénitents, et devient un sacramental de l'Eglise ; il se place au début du carême et caractérise l'objectif de pénitence et de préparation à la célébration pascale. Il dit quelle est la condition de l'homme face au mystère du salut : une condition tragique et très misérable. L'homme est pécheur, il est mortel, il a en général l'illusion de posséder la vie et se trompe lui-même quand il met sa confiance dans les choses qu'il voit et qu'il possède, dans sa propre vitalité, dans sa propre santé. Vitalité et santé semblent ne pas avoir de fin et nous trahissent, à l'improviste, par la mort qui réduit au néant, en cendres, toute notre sécurité, toute notre richesse. Ce rite nous ouvre son royaume, son gouffre, qui, privé de la lumière de la foi, devient obscur et terrible, le royaume de la mort. Il nous dit donc notre sort inexorable d'êtres mortels, comme fils du temps et héritiers de la condamnation engendrée par le péché, et il nous dit aussi notre tragique condition d'êtres immortels, responsables pour l'éternité devant le Dieu vivant que nous avons perdu, dont nous avons besoin, et auquel nous sommes incapables d'arriver par nos propres forces fatiguées et usées par des espoirs fallacieux. Ce rite dit encore le désespoir de l'homme qui a confiance en lui-même ; il dit la philosophie du néant, propre à notre existentialisme, quand elle est refus de la source vivante du Christ ; et il nous oblige, par le silence lugubre qui le conclut, à invoquer miséricorde et salut. De là part le chemin vers la rédemption, vers le mystère pascal.
Une recherche intérieure
C'est, donc, un rite qui s'adresse à un sens intérieur et global de l'existence humaine, et suscite une conscience personnelle dramatique du destin de notre vie, une conscience qui est ainsi invitée à prendre une nouvelle orientation morale fondamentale (cf. L. Janssens, Liberté de conscience, p. 78). Dans le langage spirituel nous appelons cela conversion. C'est la « metanoia » de l'Evangile, le changement intérieur, la conversion du coeur, la pénitence, c'est-à-dire la disposition — elle aussi mystérieusement inspirée par la grâce, — qui nous ouvre au règne de Dieu (cf. denz.-schôn. DS 1525 [797] ; Mc 1,16 Lc 13,3 etc.). Quand Nous parlons de pénitence, Notre pensée se porte sur les actes ascétiques et les pratiques de mortification et de charité, qui donnent à l'esprit et expriment dans l'action ce sentiment de transformation spirituelle dans lequel consiste justement la pénitence; mais l'Eglise nous fera répéter ces jours-ci les paroles du prophète Joël : « Revenez à moi de tout votre coeur, dans le jeûne, les pleurs, et les cris de deuil ; déchirez votre coeur, et non vos vêtements, revenez à Yahvé, votre Dieu, car il est tendresse et pitié, lent à la colère, riche en grâce, et il a le regret du mal » (Jl 2,12-13). Et l'Eglise nous rappellera ainsi que la nature de la pénitence est justement un fait psychologique, moral et intérieur, une mutation de mentalité, un changement de notre manière de nous juger nous-mêmes, un remords, une profession d'humilité, une amertume que nous appelons même contrition. Cette « refonte » spirituelle vaut plus que tout autre acte extérieur de pénitence et, si elle venait à manquer, elle enlèverait aux actes extérieurs toute leur valeur. Il faut rappeler ce que nous enseigne Jésus : fuir l'hypocrisie des actes extérieurs de pénitence, qui étaient à la mode dans le milieu pharisaïque de son temps (Mt 6,16-17), et qui n'a jamais entièrement disparu du fait de la tentation éternelle de l'homme de substituer les apparences à la réalité de la vertu. Et puis, par pénitence, nous pensons au sacrement qui en porte le nom et qui nous confère la grâce propre à la pénitence, la réconciliation avec Dieu et la communion vitale de sa présence surnaturelle dans nos âmes, moyennant l'application du ministère conféré par le Christ à Pierre et aux Apôtres, le fameux pouvoir des « clefs » (Mt 16,19 Mt 18,18 Jn 20,23), c'est-à-dire la faculté de remettre les péchés, si la foi et le repentir la rendent efficace.
Une prise de conscience qui nous fait redécouvrir Dieu et l'Eglise
Ces très belles notions nous sont habituelles. Dans cet ensemble de doctrines, de sentiments, d'actes religieux et de pénitence, de réparation du mal et de reviviscence du bien, de pratique sacramentelle et d'humilité juste et vraie, dans tout cela réside ce que la pratique de la vie catholique a de plus précieux, et que Nous analyserons sous un triple aspect. Tout d'abord la prise de conscience courageuse et salutaire de sa propre misère (rappelez-vous la parole du fils prodigue « in se reversus », rentré en lui-même : Lc 15,17) ; l'esprit redevient sincère avec lui-même, rentre en lui-même, se connaît et s'accuse avec un courage absolu, répudie ce qui le déshonore intimement et retrouve une première maîtrise de lui-même ; l'homme redevient digne de ce nom. Puis, avec l'impensable, l'immérité et l'ineffable rencontre avec Dieu, avec la tendresse infinie, avec la bonté immense et vivante, qui n'attendait que le moment de manifester sa toute-puissance par sa miséricorde (cf. la collecte de la Messe du 10° dimanche après la Pentecôte : « O Dieu, qui manifestes ta toute-puissance surtout par le pardon et par la miséricorde ») : c'est la vie nouvelle, qui renaît; c'est la force surnaturelle de la grâce qui recommence à animer notre existence naturelle en lui conférant l'Esprit-Saint vivifiant; c'est la plus grande chance que pouvait avoir celui qui n'avait plus le droit de rétablir avec Dieu le rapport du baptême, c'est la résurrection célébrée avec une plénitude nouvelle, une nouvelle joie, vraiment pascale. Et le troisième aspect ainsi restauré est l'insertion dans l'Eglise : le pécheur, s'il ne renie pas expressément la foi en s'écartant de la société des croyants, reste, oui, membre de l'Eglise, mais membre inerte et paralysé, et spirituellement presque mort, et socialement privé de la communion vitale au Corps mystique du Christ.
Toutes ces notions ont été rappelées par les textes du récent Concile (cf. Sacrosanctum Concilium, SC 109-110 Lumen gentium, LG 11 etc.), et répétées par Notre Constitution apostolique Paenitemini (17 février 1966). Nous ferions bien de revenir à ces sources récentes, qui nous apportent le courant salutaire des sources évangéliques, celles de la tradition autorisée des Pères et des Conciles (Latr. IV, et Trente en particulier), et nous démontrent que l'ancienne célébration du Carême n'est pas une institution des temps passés, ni un rite fossilisé en des pratiques extérieures; c'est une institution vivante, actuelle, faite justement pour nous, hommes de notre siècle, qui avons tant besoin de nous retrouver nous-mêmes, de retrouver Dieu et l'Eglise dans le mystère pascal du Christ Seigneur.
Qu'il vous aide à comprendre et à profiter de la grâce qui passe encore en cette année 1969, avec Notre Bénédiction Apostolique.
50369
Chers Fils et Filles,
Nous réfléchissons encore sur le Concile. Et cette réflexion nous prendra encore beaucoup de temps. Nous ferons bien de nous persuader que ce grand événement, avec l'héritage qu'il nous a laissé : son souvenir, ses expériences, ses innovations, spécialement ses documents, doit nous offrir matière à étude, méditation, orientations théologiques et religieuses, éducation chrétienne, si nous ne voulons pas perdre le fruit de ses enseignements. Le Concile doit être connu : qui le connaît vraiment ? Nombreux sont ceux qui croient le connaître, par l'idée vague et générale qu'ils s'en font, l'idée d'un bouleversement qui nous sépare des traditions compliquées et pesantes du passé, et qui autorise à assumer des attitudes de pensée et d'action imprudentes, comme si cela correspondait à l'esprit du Concile. Maintenant Nous voulons observer quelques aspects moraux du Concile que Nous pourrions dire caractéristiques, donc nouveaux et modernes, aspects que nous connaissons tous plus ou moins; une littérature très vaste les a vulgarisés ; mais ils ne sont pas encore totalement assimilés par notre psychologie chrétienne et, probablement, encore moins vécus par nous dans leur vraie signification ; nous devons, comme disait saint Bernardin de Sienne, « rugumare », c'est-à-dire ruminer ce que nous avons écouté et vaguement appris (cf. P. bargellini, S. Bernardino da Siena, pp. 53,62).
Enseignement conciliaire
Un de ces enseignements, qui modifie notre manière de penser et encore plus notre conduite pratique, concerne la vision que nous, catholiques, devons avoir du monde dans lequel nous vivons. Comment l'Eglise voit-elle le monde aujourd'hui ? Cette vision, le Concile l'a précisée, approfondie et élargie amplement, au point de modifier considérablement le jugement et l'attitude que nous devons avoir vis-à-vis du monde. Et cela est arrivé parce que la doctrine de l'Eglise s'est enrichie d'une plus complète connaissance de son être et de sa mission. Ici on pourrait développer une méditation sans fin sur l'Eglise, telle que le Concile l'a définie: il nous suffit maintenant de nous demander comment le Concile a vu l'Eglise par rapport au mondé : il l'a définie de bien des manières ; celle qui nous intéresse maintenant est celle de « sacrement du salut » (Lumen gentium, LG 48), c'est-à-dire un corps mystique et social voulu par Dieu et institué par le Christ, non comme fin en soi, mais comme peuple messianique, placé au sein de l'humanité avec la mission « d'annoncer le mystère du salut à tous les hommes et de tout édifier dans le Christ », et avec le « devoir de prendre soin de la totalité de la vie de l'homme, y compris de ses préoccupations terrestres, dans la mesure où elles sont liées à sa vocation surnaturelle » (Gravissimum educationis, introd. GE 1). Ainsi l'Eglise d'une part se distingue de la société temporelle par la définition originale de sa nature spécifique religieuse et spirituelle, d'autre part est consciente d'être au milieu des hommes et pour les hommes, non pour les dominer mais pour les évangéliser. Une fois éclairé le concept d'Eglise, on a choisi, parmi les différentes significations bibliques du mot « monde », celle qui l'identifie avec l'humanité : non pas ce monde qui signifie le royaume des ténèbres, du péché et de la coalition des fausses vertus (cf. Jn 13,1 Rm 5,12 1Jn 4,5) ; mais ce monde que Dieu aime et pour lequel « il a donné son Fils » (Jn 3,16), dans ce rapprochement entre l'Eglise et le monde, le monde signifie l'homme, l'homme en lui-même, l'homme créature faite à l'image de Dieu (Gn 1,26-27), le genre humain, l'entière famille humaine (Gaudium et spes, GS 3). Voici comment le Concile définit le monde devant l'Eglise : « Le monde qu'il a en vue est celui des hommes, la famille humaine tout entière avec l'univers au sein duquel elle vit. C'est le théâtre où se joue l'histoire du genre humain, le monde marqué par l'effort de l'homme, ses défaites et ses victoires. Pour la foi des chrétiens, ce monde a été fondé et demeure conservé par l'amour du créateur ; il est tombé, certes, sous l'esclavage du péché, mais le Christ, par la Croix et la Résurrection, a brisé le pouvoir du Malin et l'a libéré pour qu'il soit transformé selon la dessein de Dieu et qu'il parvienne ainsi à son accomplissement » (Gaudium et spes, GS 2).
On en déduit bien des idées très intéressantes : le cadre de ce rapprochement Eglise-monde demeure le cadre évangélique, et donc, dans ses principes fondamentaux théologiques et moraux, traditionnel, constitutif de la mentalité chrétienne. Mais, en outre, l'Eglise accepte, reconnaît et sert le monde comme il se présente aujourd'hui ; elle ne regrette pas les formulations passées de cette synthèse, et ne rêve pas plus à un futur utopique : l'Eglise adhère à l'actualité de l'histoire ; elle ne s'identifie pas avec elle, elle ne se convertit pas au monde (comme certains se croient aujourd'hui autorisés à le faire) ; mais elle reconnaît dans la réalité sociale actuelle le milieu de sa propre vie, l'objet de son amour et de son service, les conditions de son langage, la scène de ses tentations séduisantes et de ses essais pastoraux. En un mot, l'Eglise, dans le Christ et comme le Christ, aime le monde d'aujourd'hui, et vit, parle, et agit pour lui, prête à le comprendre, à l'assister et à s'offrir à lui.
Mentalité nouvelle
Cette attitude doit devenir caractéristique dans l'Eglise d'aujourd'hui, qui se réveille et tire de son coeur des énergies apostoliques nouvelles, éveille tous ses fils à la conscience d'un devoir commun dans la mission et la sainteté ; elle ne s'évade pas, elle ne s'extrait pas de la situation existentielle du monde, mais s'y intègre spirituellement avec son message, avec ses charismes sacramentels, avec sa charité patiente et bienveillante (non révolutionnaire et belliqueuse : autre déviation d'actualité), mais qui « souffre tout, comprend tout, espère tout, supporte tout » (cf. 1Co 13,4-7).
Ceci comporte un autre point que nous pouvons également répéter : l'Eglise admet ouvertement les valeurs propres de la réalité temporelle, c'est-à-dire qu'elle reconnaît que le monde possède des biens, réalise des entreprises, produit des pensées et des arts, mérite qu'on la loue, etc., dans son être, dans son devenir, dans son règne propre, même si celui-ci n'est pas baptisé, c'est-à-dire s'il est profane, laïc, séculier ; et même s'il est pluraliste, c'est-à-dire diversifié en lui-même et divisé jusqu'à menacer ruine (cf. Lc 11,17) ; elle lui reconnaît, à condition de garder certains principes (que nous ne devrons ni ignorer ni oublier), la liberté dans chacun de ses membres, et dans ses expressions collectives. « L'Eglise, dit le Concile, reconnaît tout ce qu'il y a de bon dans le dynamisme social d'aujourd'hui » (Gaudium et spes, GS 42). Et le Concile poursuit « l'Eglise... n'est liée à aucun système politique, (mais) elle est en même temps le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine » (Gaudium et spes, GS 76).
Cela ne veut pas dire que l'Eglise se replie sur elle-même et abandonne les laïcs engagés dans la promotion « d'activités proprement profanes afin que le monde s'imprègne de l'Esprit du Christ et atteigne plus efficacement sa fin dans la justice, la charité et la paix » ; elle n'abandonne pas davantage ces mêmes laïcs valablement actifs afin que « les valeurs de la création soient cultivées grâce au travail de l'homme, à la technique et à la culture pour l'utilité de tous les hommes indistinctement » (Lumen gentium, LG 36) ; le clergé lui-même doit aider les laïcs fidèles à accomplir, dans l'autonomie qui est la leur, leur fonction propre dans l'Eglise et dans le monde « en évitant d'être emportés, ici et là, à tout vent de la doctrine » (Ep 4,14 cf. Presbyterorum Ordinis, PO 9).
Cette manière d'agir, pleine de prudence et en même temps d'audace, avec laquelle l'Eglise se place face au monde contemporain, doit modifier et modeler notre mentalité de chrétiens fidèles et toutefois plongés dans le tourbillon de la vie moderne. Nous parlions de l'impulsion apostolique et missionnaire qu'un catholique d'après le Concile doit sentir naître du fond de sa propre conscience illuminée par le sens vivifié de sa vocation chrétienne. Nous devrions expliquer avec beaucoup de précaution et de précision, comment la vision positive des valeurs terrestres, présentée aujourd'hui par l'Eglise à ses disciples, se différencie — sans l'annuler en ce qu'elle a de vrai — de la vision négative qu'une si grande part de sa sagesse et de son ascèse nous prêche sur le mépris du monde (à rappeler par exemple l'oeuvre d'Innocent III, Pape aux vues larges, à l'apogée du Moyen-Age, 1198-1216 précisément sur les mépris du monde « de contemptu mundi ») ; mais, Nous conclurons en faisant Nôtre et en recommandant cette vision optimiste que le Concile nous offre du monde humain contemporain, une vision pleine de sympathie et d'amour, non pas aveugle, sans esprit de démission, certainement pas amorale, mais capable de susciter en nous un sens de respect, d'admiration, de juste critique, si nécessaire, envers notre monde moderne ; le désir de soutenir et de promouvoir ses conquêtes ardues ; le désir profond de rayonner sur ses chemins, plutôt dans son coeur, la lumière vitale du Christ (cf. Congar, L'Eglise dans le monde de ce temps, tome III, « Eglise et Monde », pp. 15-41).
C'est une mission difficile, certainement ; mais c'est pour cela que nous y appliquons notre réflexion et que nous demandons au Seigneur de nous aider à ne pas être des déserteurs de notre temps, mais bien les messagers de son royaume ; avec Sa Bénédiction que Nous faisons Nôtre ».
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Chers Fils et Filles,
Dans la réflexion que Nous devons faire sur les enseignements moraux du dernier Concile, un thème revient à Notre esprit. Ce thème se retrouve bien souvent dans les textes conciliaires et il est un des plus importants pour la reconquête continuelle que l'Eglise doit faire de sa propre authenticité, de sa propre cohérence, de sa propre fidélité à l'intention originelle et fécondante du Christ : c'est le thème du service.
L'économie du salut se présente et se déroule dans un dessein de service, qui donne une empreinte caractéristique à tout l'Evangile et à ses conséquences que sont le Christianisme, l'Eglise. Si la rupture du rapport de vie entre Dieu et l'humanité s'est produite à cause d'un acte de rébellion de la part de l'homme, avide de son indépendance qui peut lui être fatale, au cri de « je ne servirai pas » (Jr 2,20), la réparation ne peut intervenir qu'à travers une attitude inverse, celle prise par Jésus le Sauveur, à qui, dans la lettre aux Hébreux (He 10,5-7 ss.) sont attribuées ces paroles : « Entrant dans le monde il a dit : ... voici, je viens — car c'est de moi qu'il est question dans le "Livre" — pour faire, ô Dieu, ta volonté » (Ps 39,8-9). Jésus voudra ainsi accentuer la restauration de l'ordre, reflet de la pensée divine sur le destin de l'homme lié à la domination amoureuse de Dieu, en apparaissant comme esclave : « formam servi accipiens » (Ph 2,7), dira saint Paul : prenant condition d'esclave, qui « s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix » (ib. Ph 2,8). Et si l'obéissance est la vertu de l'esclave — c'est ainsi que le disait le Seigneur : « que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne » (Lc 22,42). Et ce fut le terrible et horrible sacrifice de la croix.
L'enseignement du Christ
Il faut se rappeler que le Christ avait parlé du service pour définir le programme de sa venue parmi les hommes : « Le Fils de l'homme (c'est ainsi que Jésus parlait de lui-même) n'est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mc 10,45). Il en a fait un commandement à ses disciples comme pour définir le caractère et la fonction du pouvoir qui leur est confié, et celle de l'autorité de l'homme sur ses semblables : « Que le plus grand soit parmi vous comme le plus petit; et que celui qui gouverne soit comme celui qui sert » (Lc 22,26). Nous pourrions multiplier les citations qui sont liées à l'enseignement évangélique sur l'humilité, l'obéissance, la pauvreté, la charité.
Et si, en d'autres occasions, nous avons déjà parlé sur ce thème du service, de la « diaconie » (cf. Lumen gentium, LG 24), nous insistons de nouveau sur ce point à cause de l'importance que le Concile lui a donnée dans de nombreux documents ; c'est un thème qui revient souvent et nous devons y réfléchir. Cette expression qui semble chargée d'un sens psychologique profond et d'un désir de renouveau évangélique nous la trouvons dans une page de la constitution dogmatique sur l'Eglise, où l'on dit justement : « L'Eglise se remémore... » (Lumen gentium, LG 42). Et comme si le Concile savait que cette idée de service se heurte à des obstacles instinctifs dans la mentalité moderne qui exalte la personnalité, l'autonomie, la liberté, la conscience spontanée et indocile de l'homme, et trouve des barrières dans des traditions vétustés et vénérables qui ont revêtu de prestige mondain et d'honneurs extérieurs, et parfois d'ambition, d'égoïsme et de faste, l'exercice de l'autorité, il répète à tout moment son rappel de l'idée de service, spécialement comme justification de la fonction pastorale (Lumen gentium, LG 27 LG 32), comme principe de formation sacerdotale (Optatam totius, OT 4), comme exigence du ministère sacerdotal (Presbyterorum Ordinis, PO 15), comme but de l'activité missionnaire (Ad Gentes divinitus, AGD 3), comme disponibilité caractérisant la présence de l'Eglise au monde (Gaudium et spes, GS 3 GS 11).
Le service : exigence et justification de l'autorité
Maintenant, quand Nous parlons de service, il Nous semble découvrir une double réaction dans notre auditoire, la première plutôt négative, dans la mesure où cet aspect fondamental de l'éducation humaine et chrétienne le concerne. Nous venons de le dire : l'homme moderne ne veut se sentir serviteur d'aucune autorité, d'aucune loi. L'instinct de liberté, très développé en lui, le pousse au caprice, à la licence, et même à l'anarchie. Au sein de l'Eglise elle-même, l'idée de service, et donc d'obéissance, rencontre bien des contestations, même dans les Séminaires (cf. dans revue Seminarium, oct.-déc. 1968, le bel article du Card. Garrone, p. 553 ss.). Il sera bon au contraire de rappeler que ces idées de service sont constitutives de l'esprit de chaque chrétien, et d'autant plus pour le chrétien appelé à l'exercice de n'importe quelle fonction : exemple, charité, apostolat, collaboration, responsabilité ; et cela tout spécialement dans le domaine ecclésiastique, où la solidarité, la subsidiarité, l'unité, l'amour ont des exigences de continuité. N'oublions pas l'exhortation de l'Apôtre : « Portez les fardeaux les uns des autres, et accomplissez ainsi la loi du Christ » (Ga 6,2). La seconde réaction, qui peut-être ne s'exprime pas, mais qui naît dans le subconscient, est de satisfaction, parce qu'on pense que l'exhortation au service se réfère plus directement à l'autorité, l'atteint dans ses ambitions et ses décisions et la place à un niveau inférieur à ceux envers qui elle s'exerce.
C'est vrai. Acceptons cette référence de l'idée de service à l'autorité, ou mieux à l'exercice, à la fonction, au but de l'autorité et, disons-le, de la hiérarchie. Non que celle-ci tire ses pouvoirs — comme dans les régimes démocratiques — de la communauté, et qu'elle soit responsable vis-à-vis d'elle de sa propre raison d'être. Mais il est certain que « le ministère hiérarchique existe pour la communauté et non vice versa » (lôhrer), et que le pouvoir dans l'Eglise, selon la fameuse formule augustinienne, n'est pas tellement pour dominer, mais pour aider; non pour son propre prestige, mais pour l'utilité des autres : « ... ut nos vobis non tam praeesse, quam prodesse delectet » (Serm. 340 : PL 38, 1484 ; cf. congar, l'Episcopat et l'Eglise universelle, pp. 67-99). La fonction hiérarchique est un service. C'est une pensée que Nous essayons d'avoir toujours présente à Notre esprit ; Nous en sentons l'énorme poids, et Nous éprouvons en même temps son immense énergie. Car ce pouvoir, qui nous rend tous débiteurs, et serviteurs de tous (cf. Rm 1,14), pèse sur Nos faibles épaules comme une responsabilité que Nous ne pouvons partager ; et dans une double direction : vers le Christ, dont Nous recevons tout et à qui Nous devons tout, et vers le peuple de Dieu, dont Lui, le Seigneur, Nous a fait le pasteur, en son nom, avec toutes les conséquences terribles et sublimes que ce titre comporte. Mais en même temps, ce même titre est une manifestation, et même une source de charité. L'autorité dans l'Eglise est un service de charité, un exercice d'amour (cf. Ga 5,13) et l'amour est force de Dieu, qui permet d'agir à la perfection, surhumainement, si c'est nécessaire.
Fils très chers, Nous avons un désir à vous formuler : priez pour Nous, afin que Nous puissions être vraiment fidèle dans le service qui Nous est confié, envers le Christ, Nous l'avons dit, envers vous et envers l'Eglise (cf. He 13,17). Nous savons suffisamment que Notre service demande beaucoup de vertus, il exige que Nous conformions Notre vie au modèle de la perfection chrétienne (cf. 1P 5,3) que Nous conformions aussi l'aspect extérieur de Notre fonction apostolique au style d'une évidente authenticité. Et pour cela, de même que l'exemple des saints, de nos Confrères et des bons fidèles Nous aide, de même votre affection, votre prière doit Nous aider. Nous vous le rendons de tout coeur par Notre Bénédiction Apostolique.
Salutations:
Chers Fils et Filles de l’A.C.O.,
Nous sommes heureux de vous recevoir, vous qui représentez l’Action Catholique Ouvrière française. Vous savez en quelle estime l’Eglise tient votre mouvement, quel espoir elle met en lui pour contribuer, d’une manière toute spéciale, à l’évangélisation du monde ouvrier: vos Pasteurs - en particulier le vénéré et regretté Monseigneur Guerry - vous l’ont souvent manifesté et c’est bien volontiers que Nous vous renouvelons Nous-même Notre encouragement et Notre Bénédiction.
Au sein des difficultés de vie de vos compagnons et compagnes de travail, vous cherchez sans cesse avec eux les conditions matérielles et morales qui leur permettront de mener une vie digne de fils de Dieu. Ces frères ouvriers, vous avez à coeur de les aider, non seulement à chercher leur bien, mais à resituer leur intérêt dans celui de l’ensemble des travailleurs, bien plus, dans le bien commun de la société tout entière qui conditionne la vie de demain. A travers cette démarche de charité, menée avec réalisme et dans l’esprit de justice et de vérité qui sied à des chrétiens, demeurez toujours soucieux de révéler le message de Jésus-Christ, qui est libération de tout péché, acceptation d’une vie filiale envers Dieu et fraternelle à tous les hommes. N’est-ce pas le but ultime de votre action?
Puissiez-vous mener cette action en communion avec tous ceux qui, dans l’Eglise, recherchent ce but apostolique, à savoir la construction du Corps du Christ, à travers la diversité des membres! C’est dans ces sentiments, si chers à Notre coeur de Pasteur comme des fidèles, que Nous vous redisons Nos souhaits et Notre confiance, et que Nous vous accordons, ainsi qu’à tous les militants qui se dévoyent, en collaboration avec vous à l’évangélisation du monde ouvrier, et à leurs aumôniers, Notre affectueuse Bénédiction Apostolique.
19369
La fête de ce jour nous invite à la méditation sur saint Joseph, père légal et putatif de Jésus Nôtre-Seigneur. En raison de sa fonction près du Verbe Incarné pendant son enfance et sa jeunesse, il fut aussi déclaré protecteur de l'Eglise, qui continue dans le temps et reflète dans l'histoire l'image et la mission du Christ.
Pour cette méditation, de prime abord la matière semble faire défaut : que savons-nous de saint Joseph, outre son nom et quelques rares épisodes de la période de l'enfance du Seigneur ? L'Evangile ne rapporte de lui aucune parole. Son langage, c'est le silence ; c'est l'écoute de voix angéliques qui lui parlent pendant le sommeil ; c'est l'obéissance prompte et généreuse qui lui est demandée ; c'est le travail manuel sous ses formes les plus modestes et les plus rudes, celles qui valurent à Jésus le qualificatif de « fils du charpentier » (Mt 13,55). Et rien d'autre : on dirait que sa vie n'est qu'une vie obscure, celle d'un simple artisan, dépourvu de tout signe de grandeur personnelle.
Cependant cette humble figure, si proche de Jésus et de Marie, si bien insérée dans leur vie, si profondément rattachée à la généalogie messianique qu'elle représente le rejeton terminal de la descendance promise à la maison de David (Mt 1,20), cette figure, si on l'observe avec attention, se révèle riche d'aspects et de significations. L'Eglise dans son culte et les fidèles dans leur dévotion traduisent ces aspects multiples sous forme de litanies. Et un célèbre et moderne sanctuaire érigé en l'honneur du Saint par l'initiative d'un simple religieux laïc, Frère André, de la Congrégation de Sainte-Croix de Montréal, au Canada, met ces titres en évidence dans une série de chapelles situées derrière le maître-autel, toutes dédiées à saint Joseph sous les vocables de protecteur de l'enfance, protecteur des époux, protecteur de la famille, protecteur des travailleurs, protecteur des vierges, protecteur des réfugiés, protecteur des mourants.
Si vous observez avec attention cette vie si modeste, vous la découvrirez plus grande, plus heureuse, plus audacieuse que ne le paraît à notre vue hâtive le profil ténu de sa figure biblique. L'Evangile définit saint Joseph comme « juste » (Mt 1,19). On ne saurait louer de plus solides vertus ni des mérites plus élevés en un homme d'humble condition, qui n'a évidemment pas à accomplir d'actions éclatantes. Un homme pauvre, honnête, laborieux, timide peut-être, mais qui a une insondable vie intérieure, d'où lui viennent des ordres et des encouragements uniques, et, pareillement, comme il sied aux âmes simples et limpides, la logique et la force de grandes décision, par exemple, celle de mettre sans délai à la disposition des desseins divins sa liberté, sa légitime vocation humaine, son bonheur conjugal. De la famille il a accepté la condition, la responsabilité et le poids, mais en renonçant à l'amour naturel conjugal qui la constitue et l'alimente, en échange d'un amour virginal incomparable. Il a ainsi offert en sacrifice toute son existence aux exigences impondérables de la surprenante venue du Messie, auquel il imposera le nom à jamais béni de Jésus (Mt 1,21) ; il Le reconnaîtra comme le fruit de l'Esprit-Saint et, quant aux effets juridiques et domestiques seulement, comme son fils. S. Joseph est donc un homme engagé. Engagé — et combien ! — envers Marie, l'élue entre toutes les femmes de la terre et de l'histoire, son épouse non au sens physique, mais une épouse toujours virginale ; envers Jésus, son enfant non au sens naturel, mais en vertu de sa descendance légale. A lui le poids, les responsabilités, les risques, les soucis de la petite et singulière Sainte Famille. A lui le service, à lui le travail, à lui le sacrifice, dans la pénombre du tableau évangélique, où il nous plaît de le contempler et, maintenant que nous savons tout, de le proclamer heureux, bienheureux.
C'est cela, l'Evangile, dans lequel les valeurs de l'existence humaine assument une tout autre mesure que celle avec laquelle nous avons coutume de les apprécier : ici, ce qui est petit devient grand (souvenons-nous des effusions de Jésus, au chapitre XI de saint , « Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux simples ») ; ici, ce qui est misérable devient digne de la condition sociale du Fils de Dieu fait fils de l'homme ; ici, ce qui est le résultat élémentaire d'un travail artisanal rudimentaire et pénible sert à initier à l'oeuvre humaine l'Auteur du cosmos et du monde (cf. Jn 1,3 Jn 5,17) et à fournir d'humble pain la table de celui qui se définira lui-même « le pain de vie » (Jn 6,48) ; ici ce que l'on a perdu par amour du Christ est retrouvé (cf. Mt 10,39), et celui qui sacrifie pour Lui sa vie en ce monde la conserve pour la vie éternelle (cf. Jn 12,25). Saint Joseph est le type évangélique que Jésus, après avoir quitté l'atelier de Nazareth pour entreprendre sa mission de prophète et de maître, annoncera comme programme pour la rédemption de l'humanité. Saint Joseph est le modèle des humbles que le christianisme élève à de grands destins. Saint Joseph est la preuve que pour être bon et vrai disciple du Christ, il n'est pas nécessaire d'accomplir de grandes choses ; qu'il suffit de vertus communes, humaines, simples, mais authentiques. Et ici la méditation porte son regard de l'humble Saint au tableau de notre humaine condition personnelle, comme il advient d'habitude dans l'exercice de l'oraison mentale. Elle établit un rapprochement, une comparaison entre lui et nous : une comparaison dont nous n'avons assurément pas à nous glorifier, mais où nous pouvons puiser quelque bonne réflexion. Nous serons portés à imiter saint Joseph suivant les possibilités de nos conditions respectives ; nous serons entraînés à le suivre dans l'esprit et la pratique concrète des vertus que nous trouvons en lui si vigoureusement affirmées, de la pauvreté, spécialement, dont on parle tant aujourd'hui. Et nous ne nous laisserons pas troubler par les difficultés qu'elle présente, dans un monde tourné vers la conquête de la richesse économique, comme si elle était la contradiction du progrès, comme si elle était paradoxale et irréelle dans notre société de consommation et de bien-être. Mais, avec saint Joseph pauvre et laborieux, occupé comme nous à gagner quelque chose pour vivre, nous penserons que les biens économiques aussi sont dignes de notre intérêt de chrétiens, à condition de n'être pas considérés comme fin en soi, mais comme moyens de sustenter la vie orientée vers les biens supérieurs ; à condition de n'être pas l'objet d'un égoïsme avare, mais le stimulant et la source d'une charité prévoyante ; à condition encore de n'être pas destinés à nous exonérer d'un travail personnel et à favoriser une facile et molle jouissance des prétendus plaisirs de la vie, mais d'être au contraire honnêtement et largement dispensés au profit de tous. La pauvreté laborieuse et digne de ce saint évangélique nous est encore aujourd'hui un guide excellent pour retrouver dans notre monde moderne la trace des pas du Christ. Elle est en même temps une maîtresse éloquente de bien-être décent qui, au sein d'une économie compliquée et vertigineuse, nous garde dans ce droit sentier, aussi loin de la poursuite ambitieuse de richesses tentatrices que de l'abus idéologique de la pauvreté comme force de haine sociale et de subversion systématique.
Saint Joseph est donc pour nous un exemple que nous chercherons à imiter ; et, en tant que protecteur, nous l'invoquerons. C'est ce que l'Eglise, ces derniers temps, a coutume de faire, pour une réflexion théologique spontanée sur la coopération de l'action divine et de l'action humaine dans la grande économie de la Rédemption. Car, bien que l'action divine se suffise, l'action humaine, pour impuissante qu'elle soit en elle-même (cf. Jn 15,5), n'est jamais dispensée d'une humble mais conditionnelle et ennoblissante collaboration. Comme protecteur encore, l'Eglise l'invoque dans un profond et très actuel désir de faire reverdir son existence séculaire par des vertus véritablement évangéliques, telles qu'elles ont resplendi en saint Joseph. Enfin l'Eglise le veut comme protecteur, dans la confiance inébranlable que celui à qui le Christ voulut confier sa fragile enfance humaine voudra continuer du ciel sa mission tutélaire de guide et de défenseur du Corps mystique du même Christ, toujours faible, toujours menacé, toujours dramatiquement en danger. Et puis nous invoquerons saint Joseph pour le monde, sûrs que dans, ce coeur maintenant comblé d'une sagesse et d'une puissance incommensurables réside encore et pour toujours une particulière et précieuse sympathie pour l'humanité entière. Ainsi soit-il.
Catéchèses Paul VI 19269