Augustin, Cité de Dieu 1628
1628DU CHANGEMENT DE NOM D'ABRAHAM ET DE SARRA, LESQUELS N'ÉTAIENT POINT EN ÉTAT, CELLE-CI ACAUSE DE SA STÉRILITÉ, TOUS DEUX A CAUSE DE LEUR AGE, D'AVOIR DES ENFANTS, QUAND ILS EURENT ISAAC.
Lors donc qu'Abraham eut reçu de Dieu cette promesse: «Je vous ai rendu père de peuples nombreux, et je veux accroître votre puissance et vous élever sur les nations; et des rois sortiront de vous, et je vous donnerai de Sarra un fils que je bénirai, et il sera le père de plusieurs nations, et des rois sortiront de lui»; magnifique promesse que nous voyons maintenant accomplie en Jésus-Christ, Abraham et sa femme changèrent de nom, et l'Ecriture ne les appelle plus Abram ni Sara, mais Abraham et Sarra. Elle rend raison de ce changement de nom à l'égard d'Abraham: «Car, dit le Seigneur, je vous ai établi père de plusieurs nations». C'est le sens du mot Abraham; pour Abram, qui était son premier nom, il signifie illustre père. L'Ecriture ne rend point raison du changement de nom de Sarra, mais les traducteurs hébreux disent que Sara signifie ma princesse, et Sarra, vertu; d'où vient cette parole de l'épître aux Hébreux: «C'est aussi par la foi que Sarra reçut la vertu de concevoir 2». Or, ils étaient tous deux fort âgés, ainsi que l'Ecriture le témoigne, et Sarra, qui d'ailleurs était stérile, n'avait plus ses mois, de sorte que, n'eût-elle pas été stérile, elle eût été incapable de concevoir. Une femme, quoique âgée, si elle a encore ses mois, peut avoir des enfants, mais d'un jeune homme, et non d'un vieillard; et de même un vieillard peut en avoir d'une jeune femme, comme Abraham, après la mort de sa femme, en eut de Céthura, parce qu'il rencontra en elle la fleur de la jeunesse. C'est pourquoi l'Apôtre regarde comme un grand miracle 3 que le corps d'Abraham étant mort, il n'ait pas laissé d'engendrer. Entendez par là que son corps était impuissant pour toute femme arrivée à l'âge de Sarra. Car il n'était mort qu'à cet égard; autrement c'eût été un cadavre. Il y a une autre solution de cette difficulté: on dit qu'Abraham eut des enfants de Céthura, parce que Dieu lui conserva, après la mort de Sarra, le don de fécondité qu'il avait accordé: mais l'explication que j'ai suivie me semble meilleure; car s'il est vrai qu'à cette heure un vieillard de cent ans soit hors d'état d'engendrer, il n'en était pas dé même alors que les hommes vivaient plus longtemps.
1. Gn 17,5 -2. He 11,11 -3. Rm 6,19
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1629DES TROIS ANGES QUI APPARURENT A ABRAHAM AU CHÊNE DE MAMBRÉ.
Dieu apparut encore à Abraham au chêne de Mambré dans la personne de trois hommes, qui indubitablement étaient des anges 1, quoique plusieurs estiment que l'un d'eux était Jésus-Christ, qui était visible, à les en croire, avant que de s'être revêtu d'une chair 2. Je tombe d'accord que Dieu, qui est invisible, incorporel et immuable par sa nature, est assez puissant pour se rendre visible aux yeux des hommes, sans aucun changement en son essence, non par soi-même, mais par le ministère de quelqu'une de ses créatures; mais s'ils prétendent que l'un de ces trois hommes était Jésus-Christ, parce qu'Abraham s'adressa à tous trois comme s'ils n'eussent été qu'un seul homme, ainsi que le rapporte l'Ecriture: «Il aperçut trois hommes auprès de lui, et aussitôt il courut au-devant d'eux, et dit: Seigneur, si j'ai trouvé grâce auprès de vous … 3» cette présomption n'a rien de concluant; car la même Ecriture témoigne que deux de ces anges étaient déjà partis pour détruire Sodome. En outre, lorsque Lot parle aux deux premiers anges, il le fait comme s'il ne parlait qu'à un seul. Après qu'il leur a dit: «Seigneur, venez, s'il vous plaît, dans la maison de votre serviteur 4», l'Ecriture ajoute: «Les anges le prirent par la main, lui, sa femme et ses deux filles, parce que Dieu lui faisait grâce. Et aussitôt qu'ils l'eurent tiré hors de la ville, ils lui dirent: Sauvez-vous, ne regardez point
1. Gn 18,1
2. C'est l'opinion de Tertulien (De carne Christi, cap. 7; Cont. Jud., cap. 9; et alibi), de saint Irénée (lib. 3,cap. 6, et lib. 4,cap. 26) et de quelques autres Pères de l'Eglise. Saint Ambroise, au contraire (De Abrah., lib. 1,cap. 5), a soutenu le même sentiment que saint Augustin défend ici et en d'autres écrits (De Trin., lib., 2,n. 21; Cont. Maxim,, cap. 26, n. 5 et 6)
3. Gn 18,1-3 - Gn 19,2
derrière vous, et ne demeurez point dans «toute cette contrée; sauvez-vous dans la montagne, de peur que vous ne soyez enveloppé dans cette ruine. Et Lot leur dit: «Je vous prie, Seigneur, puisque votre serviteur a trouvé grâce auprès de vous, etc.1»Ensuite le Seigneur lui répond aussi au singulier, par la bouche de ces deux anges en qui il était, et lui dit: «J'ai eu pitié de vous 2» il est bien plus croyable qu'Abraham et Lot reconnurent le Seigneur en la personne de ses anges, et que c'est pour cela qu'ils lui adressèrent la parole. Au surplus, ils prenaient ces anges pour des hommes; ce qui fit qu'ils les reçurent comme tels et les traitèrent comme s'ils avaient besoin de nourriture; mais d'un autre côté, il paraissait en eux quelque chose de si extraordinaire que ceux qui exerçaient ce devoir d'hospitalité à leur égard ne pouvaient douter que Dieu ne fût présent en eux, comme il a coutume de l'être dans ses prophètes. De là vient qu'ils les appelaient quelquefois Seigneurs au pluriel en les regardant comme les ministres de Dieu, et d'autrefois Seigneur au singulier, en considérant Dieu même qui était en eux. Or, l'Ecriture témoigne que c'étaient des anges, et ne le témoigne pas seulement dans la Genèse, où cette histoire est rapportée, mais aussi dans l'épître aux Hébreux, où faisant l'éloge de l'hospitalité: «C'est, dit-elle, en pratiquant cette vertu que quelques-uns, sans le savoir, ont reçu chez eux des anges mêmes 3». Ce fut donc par ces trois hommes que Dieu, réitérant à Abraham la promesse d'un fils nommé Isaac qu'il devait avoir de Sarra, lui dit: «Il sera chef d'un grand peuple, et toutes les nations de la terre seront bénies en lui 4». Paroles qui contiennent une promesse pleine et courte du peuple d'Israël, selon la chair, et de toutes les nations, selon la foi.
1630DESTRUCTION DE SODOME; DÉLIVRANCE DE LOT; CONVOITISE INFRUCTUEUSE D'ABIMÉLECH POUR SARRA.
Lot étant sorti de Sodome après cette promesse, une pluie de feu tomba du ciel 5 et réduisit en cendre ces villes infâmes, où le débordement était si grand que l'amour contre
1. Gn 19,16 et seq.-2. Gn 21 -3. He 13,2 -4. Gn 18,18 –5. Gn 19,24
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nature y était aussi commun que les autres actions autorisées par les lois 1. Ce châtiment effroyable fut une image du jugement dernier 2 . Pourquoi, en effet, ceux qui échappèrent de cette ruine reçurent-ils des anges l'ordre de ne point regarder derrière eux, sinon parce que, si nous voulons éviter la rigueur du jugement à venir, nous ne devons pas retourner par nos désirs aux habitudes du vieil homme dont nous nous sommes dépouillés par la grâce du baptême. Aussi la femme de Loi, ayant contrevenu à ce commandement, fut punie sur-le-champ, et son changement en statue de sel est un avertissement très sensible donné aux fidèles pour qu'ils aient à se garantir d'un semblable malheur 3. Dans la suite, Abraham, à Gérara, employa, pour préserver sa femme, le même ) moyen dont il s'était servi en Egypte 4; en sorte qu'Abimélech, roi de ces pays, lui rendit Sarra sans l'avoir touchée. Et comme il blâmait Abraham de son stratagème, celui-ci, tout en avouant que la crainte l'avait obligé d'en user de la sorte, ajouta: «De plus, elle est vraiment ma soeur, car elle est fille de mon père, quoiqu'elle ne le soit pas de ma mère 5». En effet, Sarra, du côté de son père, était soeur d'Abraham et une de ses plus proches parentes; et elle était si belle que même à cet âge, elle pouvait inspirer de l'amour.
1631DE LA NAISSANCE D'ISAAC, DONT LE NOM EXPRIME LA JOIE ÉPROUVÉE PAR SES PARENTS.
Après cela, un fils naquit à Abraham6 de sa femme Sarra, selon la promesse de Dieu, et il le nomma Isaac, nom qui signifie rire, car le père avait ri quand un fils lui fut promis, témoignant par là sa joie et son contentement, et la mère avait ri aussi quand la promesse lui fut réitérée par les trois anges, quoique ce rire fût mêlé de doute, comme l'auge le lui reprocha 7. Mais ce doute fut ensuite dissipé par l'ange. Voilà d'où Isaac prit son nom. Sarra montre bien que ce rire n'était pas un rire de moquerie, mais de joie, lorsqu'elle dit, à la naissance d'Isaac «Dieu m'a fait rire, car quiconque saura ceci se réjouira avec moi 8». Peu de temps après, la servante
1. Voyez plus haut, livre 14,ch. 18
2. Voyez l'Epître de saint Jude, Jud 5,7 Comp. 2P 2,6
3. Lc 17,32-33 -4. Gn 20,2 -5. Gn 20,12 -6. Gn 21,2 -7. Gn 18,12 - 8. Gn 21,6
fut chassée de la maison avec son fils; et l'Apôtre voit ici une figure des deux Testaments, où Sarra représente la Jérusalem céleste, c'est-à-dire la Cité de Dieu 1.
1632OBÉISSANCE ET FOI D'ABRAHAM ÉPROUVÉES PAR LE SACRIFICE DE SON FILS; MORT DE SARRA.
Cependant Dieu tenta Abraham 2 en lui commandant de lui sacrifier son cher fils Isaac, afin d'éprouver son obéissance et de la faire connaître à toute la postérité. Car il ne faut pas répudier toute tentation, mais au contraire on doit se réjouir de celle qui sert d'épreuve à la vertu 3. En effet, l'homme, le plus souvent, ne se connaît pas lui-même sans ces sortes d'épreuves; mais s'il reconnaît en elles la main puissante de Dieu qui l'assiste, c'est alors qu'il est véritablement pieux, et qu'au lieu de s'enfler d'une vaine gloire, il' est solidement affermi dans la vertu par, la grâce. Abraham savait fort bien que Dieu ne se plaît point à des victimes humaines; mais quand il commande, il est question d'obéir et non de raisonner. Abraham crut donc que Dieu était assez puissant pour ressusciter son fils, et on doit le louer de cette foi. En effet, quand il hésitait à chasser de sa maison sa servante et son fils, sur les vives sollicitations de Sarra, Dieu lui dit «C'est d'Isaac que sortira votre postérité 4». Cependant il ajouta tout de suite: «Je ne laisserai pas d'établir sur une puissante nation le fils de cette servante, parce que c'est votre postérité». Comment Dieu peut-il assurer que c'est d'Isaac que sortira la postérité d'Abraham, tandis qu'il semble en dire autant d'Ismaël? L'Apôtre résout cette difficulté, quand, expliquant ces paroles: «C'est d'Isaac que sortira votre postérité», il dit: «Cela signifie que ceux qui sont enfants d'Abraham selon la chair ne sont pas pour cela enfants de Dieu; mais qu'il n'y a de vrais enfants d'Abraham que a ceux qui sont enfants de la promesse 5». Dès lors, pour que les enfants de la promesse soient la postérité d'Abraham, il faut qu'ils sortent d'Isaac, c'est-à-dire qu'ils soient réunis
1. Ga 4,26 -2. Gn 22,1
2. Comp. saint Augustin, Quoest. in Gn qu. 37, et in Exod., qu. 18.Saint Ambroise avait dit à la même occasion et dans le même sens (De Abr., lib. 1,cap. 8): «Autres sont les tentations de Dieu, autres celles du diable le diable, nous tente pour nous perdre, Dieu pour nous sauver»
4. Gn 21,12 -5. Rm 9,8
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en Jésus-Christ par la grâce qui les appelle. Ce saint patriarche, fortifié par la foi de cette promesse, et persuadé qu'elle devait être accomplie par celui que Dieu lui commandait d'égorger, ne douta point que Dieu ne pût lui rendre celui qu'il lui avait donné contre son espérance. Ainsi l'entend et l'explique l'auteur de l'Epître aux Hébreux: «C'est par la foi, dit-il, qu'Abraham fit éclater son obéissance, lorsqu'il fut tenté au sujet d'Isaac; car il offrit à Dieu son fils unique, malgré toutes les promesses qui lui avaient été faites, et quoique Dieu lui eût dit: C'est d'Isaac que sortira votre véritable postérité. Mais il pensait en lui-même que Dieu pourrait bien le ressusciter après sa mort». Et l'Apôtre ajoute: «Voilà pourquoi Dieu l'a proposé en figure 1». Or, quelle est cette figure, sinon celle de la victime sainte dont parle le même Apôtre, quand il dit: «Dieu n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré à la mort pour nous tous 2?» Aussi Isaac porta lui-même le bois du sacrifice dont il devait être la victime, comme Notre-Seigneur porta sa croix. Enfin, puisque Dieu a empêché Abraham de mettre la main sur Isaac, qui n'était pas destiné à mourir, que veut tire ce bélier, dont le sang symbolique accomplit le sacrifice, et qui était retenu par les cornes aux épines du buisson? Que représente-t-il, si ce n'est Jésus-Christ couronné d'épines par les Juifs avant que d'être immolé?Mais écoutons plutôt la voix de Dieu par la bouche de l'ange: «Abraham, dit l'Ecriture, étendit la main pour prendre son glaive et égorger son fils. Mais l'ange du Seigneur lui cria du haut du ciel: Abraham? A quoi il répondit: Que vous plaît-il? - Ne mettez point la main Sur votre fils, lui dit l'ange, et ne lui faites point de mal; car je connais maintenant que vous craignez votre Dieu, puisque vous n'avez pas épargné votre fils bien-aimé pour l'amour de moi 3» . «Je connais maintenant», dit Dieu, c'est-à-dire j'ai fait connaître; car Dieu ne l'avait pas ignoré. Lorsque ensuite Abraham eut immolé le bélier au lieu de son fils Isaac, l'Ecriture dit: «Il appela ce lieu le Seigneur a vu, et c'est pourquoi nous disons aujourd'hui: Le Seigneur est apparu sur la montagne» . De même que Dieu dit: Je connais maintenant, pour dire: J'ai fait maintenant connaître, ainsi Abraham
1. He 11,17-19 -2. Rm 8,32 -3. Gn 22,10-17
dit: Le Seigneur a vu, pour dire: Le Seigneur est apparu ou s'est fait voir. «Et l'ange appela du ciel Abraham pour la seconde fois, et lui dit: J'ai juré par moi-même, dit le Seigneur, et pour prix de ce que vous venez de faire, n'ayant point épargné votre fils bien-aimé pour l'amour de moi, je vous comblerai de bénédictions, et je vous donnerai une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable de la mer. Vos enfants se rendront maîtres des villes de leurs ennemis; et toutes les nations de la terre seront bénies en votre postérité, parce que vous avez obéi à ma voix 1». C'est ainsi que Dieu confirma par serment la promesse de la vocation des Gentils, après qu'Abraham lui eut offert en holocauste ce bélier, qui était la figure de Jésus-Christ. Dieu le lui avait souvent promis, mais il n'en avait jamais fait serment, et qu'est-ce que le serment du vrai Dieu, du Dieu qui est la vérité même, sinon une confirmation de sa promesse et un reproche qu'il adresse aux incrédules?Après cela, Sarra mourut âgée de cent vingt-sept ans 2, lorsque Abraham en avait cent trente-sept; il était en effet plus vieux qu'elle de dix ans, comme il le déclara lui-même, quand Dieu lui promit qu'elle lui donnerait un fils: «J'aurai donc, dit-il, un fils à cent ans, et Sarra accouchera à quatre-vingt-dix?» Abraham acheta un champ où il ensevelit sa femme. Ce fut alors, ainsi que le rapporte saint Etienne 3,qu'il fut établi dans cette contrée, parce qu'il commença à y posséder un héritage; ce qui arriva après la mort de son père, qui eut lieu environ deux ans auparavant.
1633ISAAC ÉPOUSE RÉBECCA, PETITE-FILLE DE NACHOR.
Ensuite Isaac, âgé de quarante ans, à l'époque où son père en avait cent quarante, trois ans après la mort de sa mère, épousa Rébecca, petite-fille de son oncle Nachor 4. Or, quand Abraham envoya son serviteur en Mésopotamie, il lui dit: «Mettez votre main sur ma cuisse, et me faites serment par le Seigneur et le Dieu du ciel et de la terre que vous ne choisirez pour femme à mon fils
1. Gn 22,16 et seq -2. Gn 23,1 -3. Ac 7,4 -4. Gn 24,2-3
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aucune des filles des Chananéens 1». Qu'est ce que cela signifie, sinon que le Seigneur elle Dieu du ciel et de la terre devait se revêtir d'une chair tirée des flancs de ce patriarche? Sont-ce là de faibles marques de la vérité que nous voyons maintenant accomplie en Jésus-Christ?
1634CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR LE MARIAGE D'ABRAHAM AVEC CÉTHURA, APRÈS LA MORT DE SARRA.
Que signifie le mariage d'Ahraham avec Céthura 2 après la mort de Sarra 3? Nous sommes loin de penser qu'un si saint homme l'ait contracté par incontinence, surtout dans un âge si avancé. Avait-il encore besoin d'enfants, lui qui croyait fermement que Dieu lui en donnerait d'Isaac autant qu'il y a d'étoiles au ciel et de sable sur le rivage de la mer? Mais si Agar et Ismaël, selon la doctrine de l'Apôtre 4, sont la figure des hommes charnels de l'Ancien Testament, pourquoi Céthura et ses enfants ne seraient-ils pas de même la figure des hommes charnels qui pensent appartenir au Nouveau? Toutes deux sont appelées femmes et concubines d'Abraham, au lieu que Sarra n'est jamais appelée que sa femme. Quand Agar fut donnée à Abraham, l'Ecriture dit: «Sarra, femme d'Abraham, prit sa servante Agar dix ans après qu'Abraham fut entré dans la terre de Chanaan, et la donna pour femme à son mari 5». Quant à Céthura, qu'il épousa après la mort de Sarra, voici comment l'Ecriture en parle:«Abraham épousa une autre femme nommée Céthura 6». Vous voyez que l'Ecriture les appelle toutes deux femmes; mais ensuite elle les nomme toutes deux concubines: «Abraham, dit-elle, donna tout son bien à son fils Isaac; et quant aux enfants de ses concubines, il leur fit quelques présents, et les éloigna de son vivant de son fils Isaac, en les envoyant vers les contrées d'Orient 7». Les enfants des concubines, c'est-à-dire les Juifs et les hérétiques, reçoivent donc quelques présents, mais ne partagent point le royaume promis, parce qu'il n'y a point d'autre héritier qu'Isaac, et que ce ne sont
1. Gn 1,2
2. Au témoignage de saint Jérôme, la tradition hébraïque identifiait Céthura avec Agar
3. Gn 25,1 -4. Ga 4,24 -5. Gn 16,3 -6. Gn 25,1 -7. Gn 5
pas les enfants de la chair qui sont fils d Dieu, mais les enfants de la promesse 1, Dieu dont se compose cette postérité de qui il a été dit: «Votre postérité sortira d'Isaac 2». Je n vois pas pourquoi I'Ecriture appellerait Céthura concubine, s'il n'y avait quelque mystère là-dessous. Quoi qu'il en soit, on ne peu pas justement reprocher ce mariage à ce patriarche. Que savons-nous si Dieu ne l'a point permis ainsi afin de confondre, par l'exemple d'un si saint homme, l'erreur de certain hérétiques 3 qui condamnent les seconde noces comme mauvaises? Abraham mourut 4 à l'âge de cent soixante et quinze ans; son fils en avait soixante et quinze, étant venu au monde la centième année de la vie de son père.
1635DES DEUX JUMEAUX QUI SE BATTAIENT DANS LE VENTRE DE RÉBECCA.
Voyons maintenant le progrès de la Cité de Dieu dans les descendants d'Abraham Comme Isaac n'avait point encore d'enfants à l'âge de soixante ans, parce que sa femme était stérile, il en demanda à Dieu, qui l'exauçai mais dans le temps que sa femme était enceinte, les deux enfants qu'elle portait se battaient dans son sein. Les grandes douleurs qu'elle en ressentait lui firent consulter Dieu qui lui répondit: «Deux nations sont dans votre sein, et deux peuples sortiront de vos entrailles; l'un surmontera l'autre, et l'aîné sera soumis au cadet 5». L'apôtre saint Paul 6 tire de là un grand argument en faveur de la grâce, en ce que, avant que ni l'un ni l'autre ne fussent nés et n'eussent fait ni bien ni mal, le plus jeune fut choisi sans aucun mérite antérieur, et l'aîné réprouvé. Il est certain que, par rapport au péché originel, ils étaient également coupables, et que ni l'un ni l'autre n'avaient commis aucun péché qui leur fût propre; mais le dessein que je me suis proposé dans cet ouvrage ne me permet pas de m'étendre davantage sur ce point, outre que je l'ai fait amplement ailleurs 7. A l'égard de ces paroles: «L'aîné sera soumis
1. Rm 20,8 -2. Gn 30,12
3. Ces hérétiques sont les cataphryges ou cataphrygiens, branche de la grande secte des gnostiques. Voyez saint Augustin, De haeres. ad Quodvultdeum, haer. 26
4. Gn 25,17 -5. Gn 25,23 -6. Rm 9,11
7. Voyez les écrits de saint Augustin De peccato originali, De libero arbitrio et gratia, De correptione et gratia, De proedestinatione sanctorum, etc
au cadet», presque tous nos interprètes l'expliquent du peuple juif, qui doit être assujéti au peuple chrétien; et dans le fait, bien qu'il semble que cela soit accompli dans les Iduméens issus de l'aîné (il avait deux noms, Esaü et Edom), parce qu'ils ont été assujétis aux Israëlites sortis du cadet néanmoins il est plus croyable que cette prophétie: «Un peuple surmontera l'autre, et l'aîné servira le cadet», regardait quelque chose de plus grand; et quoi donc, sinon ce que nous voyons clairement s'accomplir dans les Juifs et dans les Chrétiens?
1636DIEU BÉNIT ISAAC, EN CONSIDÉRATION DE SON PÈRE ABRAHAM.
Isaac reçut aussi la même promesse que Dieu avait si souvent faite à son père, et l'Ecriture en parle ainsi: «Il y eut une grande famine sur la terre, outre celle qui arriva du temps d'Ahraham; en sorte qu'Isaac se retira à Gérara, vers Abimélech, roi des Philistins. Là, le Seigneur lui apparut et lui dit: Ne descendez point en Egypte, mais demeurez dans la terre que je vous dirai; demeurez-y comme étranger, et je serai avec vous et vous bénirai; car je vous donnerai, ainsi qu'à votre postérité, toute cette contrée, et j'accomplirai le serment que j'ai fait à votre père Abraham. Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, et lui donnerai cette terre-ci, et en elle seront bénies toutes les nations de la terre, parce qu'Abraham, votre père, a écouté ma voix et observé mes commandements 1» Ce patriarche n'eut point d'antre femme que Rébecca, ni de concubine; mais il se contenta pour enfants de ses deux jumeaux. Il appréhenda aussi pour la beauté de sa femme, parce qu'il habitait parmi des étrangers, et, suivant l'exemple de son père, il l'appela sa soeur, car elle était sa proche parente du côté de son père et de sa mère. Ces étrangers, ayant su qu'elle était sa femme, ne lui causèrent toutefois aucun déplaisir. Faut-il maintenant le préférer à son père pour n'avoir eu qu'une seule femme? non, car la foi et l'obéissance d'Abraham étaient, tellement incomparables, que ce fut en sa considération que Dieu promit, au fils tout le bien qu'il lui devait faire.
1. Gn 26,1-5
«Toutes les nations de la terre, dit-il, seront bénies en votre postérité, parce que votre père Abraham a écouté ma voix et observé mes commandements»; et dans une autre vision: «Je suis le Dieu de votre père Abraham, ne craignez point, car je suis avec vous et vous ai béni, et je multiplierai votre postérité à cause d'Abraham, votre père1»; paroles qui montrent bien qu'Abraham a été chaste dans les actions mêmes que certaines personnes, avides de chercher des exemples dans l'Ecriture pour justifier leurs désordres, veulent qu'il ait faites par volupté. Cela nous apprend aussi à ne pas comparer les hommes ensemble par quelques actions particulières, mais par toute la suite de leur vie. Il peut fort bien arriver qu'un homme l'emporte sur un autre en quelque point, et qu'il lui soit beaucoup intérieur peur tout le reste. Ainsi, quoique la continence soit préférable au mariage, toutefois un chrétien marié vaut mieux qu'un païen continent, et même celui-ci est d'autant plus digne de blâme qu'il demeure infidèle en même temps qu il est continent. Supposons deux hommes de bien: sans doute celui qui est plus fidèle et plus obéissant à Dieu vaut mieux, quoique marié, que celui qui est moins fidèle et moins soumis, encore qu'il garde le célibat; mais toutes choses égales d'ailleurs, il est indubitable qu'on doit préférer l'homme continent à celuI qui est marié.
1637CE QUE FIGURAIENT PAR AVANCE ÉSAÜ ET JACOB.
Or, les deux fils d'Isaac, Esaü et Jacob, croissaient également en âge, et l'aîné vaincu par son intempérance, céda volontairement au plus jeune son droit d'aînesse pour un plat de lentilles 2. Nous apprenons de là que ce n'est pas la qualité des viandes, mais la gourmandise qui est blâmable. Isaac devient vieux et perd la vue par suite de son grand âge 3. Il veut bénir son aîné, et, sans le savoir, il bénit son cadet à la, place de l'autre, qui était velu, et auquel le cadet s'était substitué en ayant soin de se couvrir les mains et le cou d'une peau de chèvre, symbole des péchés d'autrui. Afin qu'on ne s'imaginât pas. que cet artifice de Jacob fût répréhensible et ne contînt aucun mystère, l'Ecriture a eu soin auparavant de nous avertir «qu'Esaü était
1. Gn 26,24 -2. Gn 25,33-34 -3. Gn 27,1
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un homme farouche et grand chasseur, et que Jacob était un homme simple et qui demeurait au logis 1». Quelques interprètes, au lieu de simple, traduisent sans ruse. Mais qu'on entende sans ruse ou simple, ou encore sans artifice, en grec aplastos quelle peut être, en recevant cette bénédiction, la ruse de cet homme sans ruse, l'artifice de cet homme simple, la feinte de cet homme incapable de mentir, sinon un très profond mystère de vérité? Cela ne paraît-il point dans la bénédiction même? «L'odeur qui sort de mon fils, dit Isaac, est semblable à l'odeur d'un champ émaillé de fleurs que le Seigneur a béni. Que Dieu fasse tomber la rosée du ciel sur vos terres et les rende fécondes en blé et en vin; que les nations vous obéissent, et que les princes vous adorent. Soyez le maître de votre frère, et que les enfants de votre père se prosternent devant vous. Celui qui vous bénira sera béni, et celui qui vous maudira sera maudit 2». La bénédiction de Jacob, c'est la prédication du nom de Jésus-Christ par toutes les nations. Elle se fait, elle s'accomplit en ce moment même. Isaac est la figure de la loi et des prophètes. Cette loi, ces prophéties, par la bouche des Juifs, bénissent Jésus-Christ sans le connaître, n'étant pas connues elles-mêmes par les Juifs. Le monde, comme un champ, est parfumé du nom de ce Sauveur. La parole de Dieu est la pluie et la rosée du ciel qui rendent ce champ fécond. Sa fécondité est la vocation des Gentils. Le blé et le vin dont il abonde, c'est la multitude des fidèles que le blé et le vin unissent dans le sacrement de son corps et de son sang. Les nations lui obéissent, et les princes l'adorent. Il est le maître de son frère, parce que son peuple commande aux Juifs. Les enfants de son père l'adorent, c'est-à-dire les enfants d'Abraham selon la foi, parce qu'il est lui-même fils d'Abraham selon la chair. Celui qui le maudira sera maudit, et celui qui le bénira sera béni. Ce Christ, qui est notre sauveur, est béni, je le répète, par la bouche des Juifs, dépositaires de la loi et des prophètes, bien qu'ils ne les comprennent pas et qu'ils attendent un autre Sauveur. Lorsque l'aîné demande à son père la bénédiction qu'il lui avait promise, Isaac s'étonne; et, après avoir vu qu'il avait béni l'un pour l'autre, il admire cet événement, et toutefois ne se plaint pas
1. Gn 25,27. - 2. Gn 20,27 et seq
d'avoir été trompé: au contraire, éclairé sur ce grand mystère par une lumière intérieure, au lieu de se fâcher contre Jacob, il confirme la bénédiction qu'il lui a donnée. «Quel est, dit-il, celui qui m'a apporté de la venaison dont j'ai mangé avant que vous vinssiez? Je l'ai béni et il demeurera béni 1». Qui n'attendrait ici la malédiction d'un homme en colère, si tout cela ne se passait plutôt par une inspiration d'en haut que selon la conduite ordinaire des hommes? O merveilles réellement arrivées, mais prophétiquement; arrivées sur la terre, mais inspirées par le ciel; arrivées par l'entremise des hommes, mais conduites par la providence de Dieu! A examiner toutes ces choses en détail, elles sont si fécondes en mystères, qu'il faudrait des volumes entiers pour les expliquer; mais les bornes que je me suis prescrites dans cet ouvrage m'obligent à passer à d'autres considérations.
1638DU VOYAGE DE JACOB EN MÉSOPOTAMIE POUR S'Y MARIER, DE LA VISION QU'IL EUT EN CHEMIN, ET DES QUATRE FEMMES QU'IL ÉPOUSA, BIEN QU'IL N'EN DEMANDÂT QU'UNE.
Jacob est envoyé par ses parents en Mésopotamie pour s'y marier. Voici ce que son père lui dit à son départ: «Ne vous mariez pas parmi les Chananéens; mais allez en Mésopotamie, chez Bathuel, père de votre mère, et épousez là quelqu'une des filles de Laban, frère de votre mère. Que mon Dieu vous bénisse, et vous rende puissant, afin que vous soyez père de, plusieurs peuples. Qu'il vous donne, et à votre postérité, la bénédiction de votre père Abraham, afin que vous possédiez la terre où vous êtes maintenant étranger et que Dieu a donnée à Abraham 2». Ici paraît clairement la division des deux branches de la postérité d'Isaac, celle de Jacob et celle d'Esaü. Lorsque Dieu dit à Abraham: «Votre postérité sortira d'Isaac», il entendait parler nécessairement de celle qui devait composer la Cité de Dieu, et cette postérité d'Abraham fut dès cet instant séparée de celle qui sortit de lui par les enfantsd'Agar et de Céthura; mais il était encore douteux si cette bénédiction d'Isaac était pour ses deux enfants ou seulement pour l'un d'eux. Or, le doute disparaît maintenant dans cette
1. Gn 27,33 -2. Gn 28,1 et seq
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bénédiction prophétique qu'Isaac donne à Jacob, lorsqu'il lui dit: «Vous serez le père de plusieurs peuples; que Dieu vous donne la bénédiction de votre père Abraham».Pendant que Jacob allait en Mésopotamie, il reçut en songe l'oracle du ciel que l'Ecriture rapporte en ces termes: «Jacob, laissant le puits du serment, prit son chemin vers Charra, et, étant arrivé en un lieu où la nuit le surprit, il ramassa quelques pierres qu'il trouva là, et, après les avoir mises «sous sa tête, il s'endormit. Comme il dormait, il lui sembla voir une échelle dont l'un des bouts posait sur terre et l'autre touchait au ciel, et les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle. Dieu était appuyé dessus, et il lui dit: Je suis le Dieu d'Abraham, votre père, et le Dieu d'Isaac; ne craignez point. Je vous donnerai à vous et à votre postérité la terre où vous dormez, et le nombre de vos enfants égalera la poussière de la terre. Ils s'étendront depuis l'orient jusqu'à l'occident depuis le midi jusqu'au septentrion, et toutes les nations de la terre seront bénies en vous et en votre postérité. Je suis avec vous et vous garderai partout où vous irez, et je vous ramènerai en ce pays-ci, parce que je ne vous abandonnerai point que je n'aie accompli tout ce que je vous ai dit. Alors Jacob se réveilla, et dit: Le Seigneur est ici et je ne le savais pas. Et étant saisi de crainte: Que ce lieu, dit-il, est terrible! ce ne peut être que la maison de Dieu et la porte du ciel. Là-dessus il se leva, et prenant la pierre qu'il avait mise sous sa tête, il la dressa pour servir de monument, «et l'oignit d'huile par en haut, et nomma ce lieu la maison de Dieu 1 .» Ceci contient une prophétie; et il ne faut pas s'imaginer que Jacob versa de l'huile sur cette pierre à la façon des idolâtres, comme s'il en eût fait un Dieu, car il ne l'adora point, ni ne lui offrit point de sacrifice; mais comme le nom de Christ vient d'un mot grec qui signifie onction 2,ceci sans doute figure quelque grand mystère. Notre Sauveur lui-même semble expliquer le sens symbolique de cette échelle dans l'Evangile, lorsqu'après avoir dit de Nathanaël: «Voilà un véritable Israélite
1. Gn 28,10-19
2. Xrisma
en qui il n'y a point de ruse 1», pensant à la vision qu'avait eue Israël, qui est le mêmeque Jacob, il ajoute: «En vérité, en vérité, je vous dis que vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur le fils de l'homme 2».Jacob continua donc son chemin en Mésopotamie, pour y choisir une femme. Or, l'Ecriture nous apprend pourquoi il en épousa quatre dont il eut douze fils et une fille, lui qui n'en avait épousé aucune par un désir illégitime. Il était venu pour prendre une seule épouse; mais comme on lui en supposa une autre à la place de celle qui lui était promise 3, il ne la voulut pas quitter, de peur qu'elle ne demeurât déshonorée; et comme en ce temps-là il était permis d'avoir plusieurs femmes pour accroître sa postérité, il prit encore la première à qui il avait déjà donné sa foi. Cependant, celle-ci étant stérile, elle lui donna sa servante pour en avoir des enfants; ce que son aînée fit aussi, quoique elle-même en eût déjà. Jacob n'en demanda qu'une, et il n'en connut plusieurs que pour en avoir des enfants, et à la prière de ses femmes, qui usaient en cela du pouvoir que les lois du mariage leur donnaient sur lui.
Augustin, Cité de Dieu 1628