Augustin sur la montagne 2028
2028 Mt 6,12
28. Vient ensuite la cinquième demande Et remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent.» Il est clair que dettes ici signifie péchés. On le voit parce que le Seigneur dit lui-même . «Vous ne sortirez point de là que vous n'ayez payé jusqu'au dernier quart d'un as (Mt 5,26);» ou encore parce qu'il appelle débiteurs ceux dont on lui annonce la mort sous les ruines de la tour et ceux dont Hérode a mêlé le sang à leur sacrifice.
Il dit en effet qu'on les croit plus débiteurs, c'est-à-dire plus pécheurs, que tous les autres, et il ajoute: «En vérité, je vous le dis: Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière (Lc 13,1-5).» Ce n'est donc point ici un ordre de remettre à des débiteurs une dette d'argent, mais de pardonner à celui qui nous a offensés. Le commandement de remettre une dette pécuniaire se rattacherait plutôt à ce qui a (296) été dit ci-dessus: «A celui qui veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau (1) .» Et, d'après cela encore, ce n'est pas à tout débiteur pécuniaire qu'il faut remettre sa dette, mais seulement à celui qui ne veut pas rendre et autant qu'il est disposé à plaider: car, dit l'Apôtre, « il ne faut pas qu'un serviteur de Dieu dispute (2).» Il faut donc remettre une dette d'argent à celui qui ne veut la payer ni volontairement ni sur réclamation. En effet il ne refuse de payer que pour deux raisons: ou parce qu'il n'a pas de quoi, ou- parce qu'il est avare et avide du bien d'autrui. Or dans l'un et l'autre cas c'est indigence; là, de biens, ici, de volonté. Ainsi remettre à un tel débiteur c'est remettre à un pauvre, c'est faire une oeuvre chrétienne, en partant de cette règle fine: Qu'il faut être prêt à perdre ce qu'on nous doit. Mais si on emploie toutes les voies de modération et de douceur pour se faire rendre, non pas tant par vue d'intérêt que pour corriger un homme à qui il est certainement dangereux d'avoir de quoi rendre et de ne pas rendre; non-seulement on ne pêche pas, mais on rend un grand service . Car on empêche cet homme de perdre la foi en cherchant à s'approprier l'argent d'autrui: perte incomparablement plus grande. D'où il faut conclure que dans ces paroles: «Remettez-nous nos dettes,» il n'est pas précisément question d'argent, mais de toutes les offenses que l'on peut commettre envers nous, même en matière pécuniaire. En effet celui-là vous offense, qui refuse de vous rembourser l'argent qu'il vous doit, quand il le peut. Et si vous ne lui remettez pas cette offense, vous ne pouvez pas dire: «Remettez-nous, comme nous remettons.» Si au contraire vous lui pardonnez, c'est que vous comprenez que cette prière impose le devoir de pardonner les offenses même en matière pécuniaire.
1 Mt 5,40 - 2 2Tm 2,24.
2029 29. On pourrait sans doute encore ajouter que quand nous disons: «Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons,» nous sommes convaincus de violer cette règle en refusant de pardonner à ceux qui nous le demandent, alors que nous demandons nous-mêmes pardon à un Père plein de bonté. Mais le commandement qui nous impose l'obligation de prier pour nos ennemis (Mt 5,44), ne s'applique pas à ceux qui nous demandent pardon: car dès lors ils ne sont plus nos ennemis. Or il est impossible de dire qu'on prie pour ceux à qui on ne pardonne pas. Il faut donc convenir qu'il est nécessaire de pardonner toutes les offenses commises contre nous, si nous voulons que notre Père nous pardonne celles dont nous sommes coupables envers lui. Quant à la vengeance, nous en avons, je pense, parlé assez longuement plus haut (1).
1 Liv. 1,ch. 19,XX.
2030 Mt 6,13
30. Voici la sixième demande: «Et ne nous induisez pas en tentation.» Quelques exemplaires portent conduisez, ce qui à le même sens: car l'un et l'autre sont traduits du mot grec eisenegkes. Beaucoup disent, en récitant la prière: «Ne permettez pas que nous soyons induits en tentation,» afin de mieux expliquer le sens de cette expression, induisez. Car Dieu par lui-même n'induit point en tentation, mais il y laisse tomber celui à qui il a retiré son secours par un secret dessein et par punition. Souvent même c'est pour des causes manifestés que Dieu le juge digne de cet abandon et le laisse tomber dans la tentation. Mais autre chose est de succomber à la tentation, autre chose d'être tenté. Sans tentation personne ne peut-être éprouvé, ni pour lui-même suivant ce qui est écrit: «Celui qui n'a pas été tenté, que sait-il (2)?» ni pour les autres, suivant la parole de l'Apôtre Et l'épreuve que vous avez éprouvée à cause de ma chair, vous ne l'avez point méprisée (3);» car si saint Paul a connu que les Galates étaient affermis, c'est que les tribulations qu'il avait éprouvées selon la chair, n'avaient point éteint en eux la charité. Mais Dieu, qui sait toutes choses avant qu'elles arrivent, nous tonnait même avant les tentations.
- 2. Si 34,9-11. - 3 Ga 4,13-14.
2031 31. Quant à ces paroles: «Le Seigneur vous tente pour savoir si vous l'aimez (4),» il faut interpréter pour savoir, dans le sens de pour vous faire savoir. C'est ainsi que nous disons une joyeuse journée, pour une journée qui rend joyeux; un froid paresseux, pour un froid qui rend paresseux; et combien d'autres locutions de ce genre ou introduites par l'usage, ou employées par le langage des docteurs ou même usitées dans les saintes Ecritures! C'est ce que
- 4 Dt 13,3.
(297) ne comprennent pas les hérétiques ennemis de l'ancien Testament, quand ils prétendent que ces paroles: «Le Seigneur votre Dieu vous tente,» doivent être attribuées à l'ignorance; comme si l'Evangile ne nous disait pas du Seigneur lui-même: «Or il disait cela pour l'éprouver, car a pour lui il savait ce qu'il devait faire (1).» En effet si le Seigneur connaissait le coeur de celui qu'il éprouvait, qu'a-t-il voulu voir en l'éprouvant? Evidemment c'était pour que celui qu'il éprouvait se connût lui-même et condamnât son propre découragement, en voyant la foule rassasiée d'un pain miraculeux, lui qui s'était imaginé qu'elle n'avait rien à manger.
1 Jn 6,6.
2032 32. On ne demande donc point ici de ne pas éprouver de tentation, mais de n'y pas succomber: à peu près comme un homme, devant subir l'épreuve du feu, demanderait non, pas que le feu ne le touchât pas, mais seulement qu'il ne le consumât pas. En effet, le feu éprouve les vases du potier, et l'atteinte de la tribulation, les hommes justes (2). Joseph a été tenté d'adultère, mais il n'y a point succombé (3); Suzanne a été tentée, mais sans avoir été induite ni entraînée dans la tentation (4); et ainsi de beaucoup d'autres personnages de l'un et de l'autre sexe, et de Job surtout. Ces hérétiques ennemis de l'ancien Testament, en cherchant à tourner en dérision l'admirable fidélité de ce juste au Seigneur son Dieu, insistent particulièrement sur ce point: que Satan demanda permission de le tenter (5). Ils demandent aux ignorants, à des hommes incapables de telles connaissances, comment Satan a pu parler à Dieu: ne voyant pas, et ils ne le peuvent: tant les superstitions et l'esprit de contention les aveuglent! ne voyant pas que Dieu n'est point un corps occupant un lieu dans l'espace, de manière à être ici et non là, à avoir ici une partie de lui-même et une autre ailleurs; mais qu'il est présent partout par sa majesté, sans division de parties et parfait en tous lieux. S'ils prennent dans le sens matériel ce qui est dit: «Le ciel est mon trône et la terre l'escabeau de mes pieds (6):» passage que le Seigneur lui-même confirme en disant: «Ne jurez ni par le ciel,» parce qu'il est le trône de Dieu; ni par la terre, «parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds (7);» qu'y a-t-il d'étonnant que le démon, étant sur la terre, se soit trouvé aux pieds de Dieu et lui ait parlé? Quand pourront-ils comprendre qu'il
- 2. Si 27,6. - 3Gn 39,7-12. - 4 Dt 13,19-24. - 5 Jb 1,11. - 6 Is 66,1-7 Mt 5,34-35
n'y a pas une âme, tant perverse soit-elle, pourvu qu'elle reste capable d'un raisonnement, à qui Dieu ne parle par la voix de la conscience? Car qui a écrit la loi naturelle dans le coeur de l'homme, sinon Dieu? C'est de cette loi que l'Apôtre a dit: «En effet, lorsque les Gentils qui n'ont pas la loi, font naturellement ce qui est selon la loi; n'ayant pas la loi, ils sont à eux-mêmes la loi: montrant ainsi l'oeuvre de la loi écrite en leurs coeurs, leur conscience leur rendant témoignage, et leurs pensées s'accusant et se défendant l'une l'autre, au jour où Dieu jugera ce qu'il y a de caché dans les hommes (Rm 2,14-16).» Si donc, lorsqu'une âme raisonnable, même aveuglée par la passion, pense et raisonne, il ne faut point lui attribuer ce qu'il y a de vrai dans son raisonnement, mais bien à la lumière de la vérité, qui l'éclaire encore quoique faiblement et en proportion de sa capacité: faut-il s'étonner que l'âme perverse du démon, quoique égarée par la passion, ait appris par la voix de Dieu, c'est-à-dire par la voix d e la vérité même, tout ce qu'elle pensait de vrai sur cet homme juste, au moment où elle voulait le tenter? Mais ce qu'il y avait de faux dans son jugement, doit être imputé à la passion même qui lui a fait donner le nom de diable, calomniateur. Du reste c'est ordinairement par le moyen de la créature corporelle et visible que Dieu a parlé soit aux bons soit aux méchants, étant le maître et l'administrateur de toutes choses et les réglant dans de justes proportions: comme aussi il s'est servi des anges qui ont apparu aux regards des hommes, et des prophètes qui avaient bien soin de dire: Voici ce que déclare le Seigneur. Comment donc, encore une fois, s'étonner si on nous dit que Dieu a parlé au démon, non plus par la voix de la conscience, mais au moyen de quelque créature appropriée à ce but?
2033 33. Et qu'on ne s'imagine pas que ce fût un acte de déférence de la part de Dieu pour le démon ou une récompense due aux mérites de celui-ci que Dieu lui ait parlé. Dieu a parlé à une substance angélique, quoique insensée et cupide, comme il parlerait à une âme humaine cupide et insensée. Que nos adversaires nous disent comment il a parlé à ce riche dont il voulait blâmer la stupide avarice, en lui disant: «Insensé, cette nuit même ne te redemandera-t-on Dans ton âme; et ce que tu as amassé à qui sera-t-il (Lc 12,20)?» (298) Il est certain que le Seigneur dit cela dans l'Evangile, auquel il faut bien que ces hérétiques se soumettent, bon gré malgré S'ils sont choqués de voir que Satan demande à Dieu la permission de tenter un juste, je ne me mets pas en peine d'expliquer le fait, mais je les requiers de me déclarer pourquoi le Seigneur lui-même dit dans l'Evangile à ses disciples: «Voilà que Satan vous a demandés pour vous cribler comme le froment;» et ensuite à Pierre: «Mais j'ai prié pour que ta foi ne défaille pas (1)?» En s'expliquant là-dessus, ils se donneront à eux-mêmes la solution qu'ils me demandent. S'ils n'en peu vent venir à bout, qu'ils n'aient point la témérité de blâmer dans un autre livre ce qu'ils admettent sans difficulté dans l'Evangile.
1 Lc 22,31 Lc 22,82.
2034 34. Satan donc, tente non en vertu de sa propre puissance, mais par la permission de Dieu, qui veut ou punir les hommes de leurs péchés, ou les éprouver et les exercer dans des vues de miséricorde. Il importe aussi, beaucoup de distinguer la nature de la tentation. Celle où est Judas qui a vendu le Seigneur, n'est point celle où a succombé Pierre qui, par timidité, a renié son Maître. Il y a aussi ce me semble, des tentations humaines, quand par exemple, quelqu'un animé de bonnes intentions, échoue dans quelque projet, ou s'irrite contre un frère dans le désir de le corriger, mais un peu au-delà des bornes prescrites par la patience des chrétiens. C'est de celles-là que l'Apôtre dit: «Qu' il ne vous survienne que des tentations qui tiennent à l'humanité;» puis il ajoute: «Dieu est fidèle et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces; mais il vous fera tirer profit de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer (1Co 10,13).» Par là il nous fait assez voir que nous ne devons pas demander d'être exempts de tentation, mais seulement de n'y pas succomber. Or nous succomberions, si elles étaient de nature à ne pouvoir être supportées. Mais comme ces tentations dangereuses, où la chute est funeste, prennent leur origine dans la prospérité ou l'adversité temporelle, celui qui n'est point séduit par les charmes de la prospérité, n'est point abattu par le coup de l'adversité.
2035 35. Septième et dernière demande: «Mais délivrez-nous du mal.» Il faut demander non-seulement d'être préservés du mal que nous n'avons pas, ce qui fait l'objet de la sixième demande; mais encore d'être délivrés de celui où nous sommes déjà tombés. Cela fait, on n'aura plus rien à redouter ni à craindre aucune tentation. Mais nous ne pouvons espérer qu'il en soit jamais ainsi, tant que nous serons dans cette vie, tant que nous subirons la condition mortelle où la fraude du serpent nous a placés. Cependant nous devons compter que cela arrivera un jour, et c'est là l'espérance qui ne se voit pas, suivant le langage de l'Apôtre: «Or l'espérance qui se voit, n'est pas de l'espérance (Rm 8,24).» Toutefois les fidèles serviteurs de Dieu ne doivent pas désespérer d'obtenir la sagesse qui s'accorde même en cette vie, et qui consiste à éviter, avec une vigilance assidue, tout ce que nous savons, par la révélation de Dieu, devoir être évité; et à embrasser, avec toute l'ardeur de la charité, ce qui doit, d'après la même révélation, faire l'objet, de notre ambition. C'est ainsi que quand la mort aura dépouillé l'homme de ce poids de mortalité, il jouira en son temps et sans réserve du bonheur partait, commencé en cette vie, et à la possession duquel tendent parfois, dès ce monde, tous nos voeux et tous nos efforts.
2036 Mt 6,9-13
36. Mais il faut étudier et maintenir soigneusement la différence entre ces sept demande. Car, comme notre vie actuelle s'écoule dans le temps, que nous en espérons une éternelle, et que les choses éternelles l'emportent en dignité, bien qu'on n'y parvienne qu'en passant par les choses du temps: l'objet des trois premières demandes subsistera pendant toute l'éternité, quoi qu'elles aient leur commencement dans cette vie passagère, puisque la sanctification du nom de Dieu a commencé à l'humble avènement du Seigneur; que l'avènement de son règne, quand il descendra au sein de la gloire, aura lieu, non après les temps, mais à la fin des temps; que l'accomplissement de sa volonté, sur la terre comme au ciel, soit que par ciel et terre vous entendiez les justes et les pécheurs, ou l'esprit et la chair, ou le Christ et l'Eglise, ou tout cela à la fois, se complétera par la perfection de notre bonheur, et conséquemment par la fin des temps. En effet la sanctification du nom de Dieu sera éternelle, son règne n'aura point de fin et on nous promet une vie éternelle au sein de la parfaite félicité. Donc 299 ces trois objets subsisteront, parfaits et réunis, dans la vie qui nous est promise.
2037 37. Quant aux quatre autres demandes, elles me semblent se rapporter à la vie du temps. La première est: «Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien.» Par le fait même qu'on dit pain quotidien, que ce soit la nourriture spirituelle, ou la subsistance matérielle, cela concerne le temps, que le Sauveur appelle aujourd'hui.» Non que la nourriture spirituelle ne soit pas éternelle; mais celle qu'on nomme ici quotidienne, se donne à l'âme ou par les Ecritures ou par la parole ou par d'autres signes sensibles: toutes choses qui n'existeront plus quand tous seront instruits de Dieu (1), et participeront, non plus par le mouvement du corps, mais par le pur intellect, à l'ineffable lumière de la vérité puisée à sa source. Et peut-être emploie-t-on le mot de pain et non de boisson, parce que le pain se brise, se mâche et s'assimile comme aliment, de même que les Ecritures s'ouvrent et se méditent pour nourrir l'âme; tandis que le breuvage préparé d'avance, passe dans le corps en conservant sa nature; en sorte que la vérité soit ici-bas le pain qu'on appelle quotidien, mais que, dans l'autre vie; il n'y ait plus qu'un breuvage, puisé dans la vérité pure et visible, sans discussion pénible, sans bruit de paroles, sans qu'il soit besoin de briser et de mâcher. C'est ici-bas que nos offenses nous sont remises et que nous remettons celles qu'on nous a faites; ce qui est l'objet de la seconde des quatre dernières demandes; car dans l'autre monde il n'y a plus de pardon à demander, parce qu'il n'y a plus d'offenses. Les tentations tourmentent aussi cette vie passagère; mais il n'y en aura plus, quand cette parole sera accomplie: «Vous les cacherez dans le secret de votre face (2).» Enfin le mal dont nous demandons à être délivrés et cette délivrance même sont encore le partage de cette vie, que la divine justice a rendue mortelle par notre faute, et dont sa miséricorde nous délivre.
1 Is 13 Jn 6,46. - 2 Ps 30,21.
2038
38. Le nombre sept, que nous retrouvons dans ces demandes, me parait aussi concorder avec le nombre sept, par où a commencé tout ce sermon.
Si en effet c'est la crainte de Dieu qui rend heureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux; demandons que le nom de Dieu soit sanctifié dans les hommes, par la chaste crainte qui subsiste dans les siècles des siècles (Ps 18,10). Si c'est la piété qui rend heureux ceux qui ont le coeur doux, parce qu'ils posséderont la terre en héritage; demandons que le règne de Dieu arrive, soit en nous-mêmes pour que nous devenions doux et ne résistions plus à sa voix, soit du ciel en terre par le glorieux avènement du Seigneur, alors que nous nous réjouirons et nous féliciterons, quand il dira: «Venez, bénis de mon Père, prenez possession du royaume préparé pour vous depuis le commencement du monde (Mt 25,34). - Mon âme, dit le prophète, se glorifiera dans le Seigneur; que ceux qui ont le coeur doux m'entendent et partagent mon allégresse (Ps 33,2).» Si c'est la science qui rend heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés; demandons que la volonté de Dieu se fasse sur la terre comme au ciel, parce qu'une fois que le corps comme terre sera soumis à l'esprit comme ciel, dans une paix pleine et parfaite, nous ne pleurerons plus; car la seule raison pour laquelle nous pleurons ici-bas, c'est ce combat intérieur qui nous force à dire: «Je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit,» puis à exprimer notre tristesse par ce cri lamentable: «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort (Rm 7,23-24)?» Si c'est la force qui rend heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés; prions pour qu'on nous donne aujourd'hui notre pain quotidien, qui nous soutienne et nous fortifie, afin de pouvoir parvenir au parfait rassasiement. Si c'est le conseil qui rend heureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde; remettons toute dette à nos débiteurs et prions pour que les nôtres nous soient remises. Si c'est l'entendement qui rend heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu; prions pour n'être point induits aux tentations, de peur d'avoir le coeur double en poursuivant les biens temporels et terrestres, au lieu de ne rechercher que le bien simple et de lui rapporter toutes nos actions. En effet les tentations, provenant de ce qui semble aux hommes pénibles et désastreux, n'ont de prise sur nous qu'autant qu'en ont les choses qui (300) flattent et qui passent chez les hommes pour bonnes et heureuses. Si c'est la sagesse qui rend heureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (Mt 5,3-9); prions pour être délivrés du mal, car c'est cette délivrance qui nous rendra libres, c'est-à-dire enfants de Dieu, en sorte que nous crions, par l'esprit d'adoption: «Abba, Père (Rm 8,16 Ga 4,6).»
2039 39. Il faut surtout bien remarquer que, parmi ces sept formules de prières que le Seigneur nous impose, il en est une sur laquelle il a jugé à propos d'attirer principalement notre attention: celle qui regarde le pardon des péchés, et par laquelle il veut nous rendre miséricordieux, ce qui est le seul moyen d'échapper à nos maux. En effet les autres demandes ne contiennent point, comme celle-là, une sorte de pacte avec Dieu; car nous lui disons: «Pardonnez-nous comme nous pardonnons.» Si nous n'observons point la condition, toute notre prière est sans fruit. Et la preuve c'est que le Sauveur lui-même nous dit: «Car si vous remettez aux hommes leurs offenses, votre Père qui est dans le ciel vous remettra à vous-même vos péchés. Mais si vous ne les remettez point aux hommes, votre Père ne vous remettra point non plus vos péchés.»
2040 Mt 6,16-18
40. Puis vient le précepte du jeûne, qui tient à cette même pureté du coeur dont il est maintenant question. Car ici il faut se tenir en garde contre toute ostentation, contre cette ambition de la louange humaine qui rend le coeur double, et lui ôte la pureté et la simplicité nécessaires pour comprendre Dieu. «Quand vous jeûnez, ne vous montrez pas tristes comme les hypocrites: car ils exténuent leur visage, pour que leurs jeûnes paraissent devant les hommes. En vérité je vous le dis: ils ont reçu leur récompense. «Pour vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tête, et lavez votre visage, pour ne pas apparaître aux hommes jeûnant, mais à votre Père qui est présent à ce qui est en secret; et votre Père qui voit dans le secret, vous le rendra.» Il est clair que ces recommandations tendent à diriger toute notre intention vers les joies intérieures, à nous empêcher de nous conformer à ce siècle en cherchant notre récompense au dehors, et de perdre. la félicité promise; félicité d'autant plus solide, d'autant plus ferme qu'elle est plus intime, et en vertu de laquelle Dieu nous a choisis pour être conformes à l'image de son Fils (1).
1 Rm 8,29.
2041 41. Il faut surtout remarquer sur ce point que l'ostentation peut se loger, non-seulement sous l'éclat et la pompe extérieure, mais aussi sous des vêtements sales et sous l'apparence du deuil; elle est même alors d'autant plus dangereuse quelle prend le masque de la piété envers Dieu pour mieux tromper. Celui donc qui affecte un soin immodéré de son corps, le luxe dans les vêtements et dans les objets matériels, est par là même facilement convaincu d'être partisan des pompes du siècle.; il ne trompe personne sous une menteuse apparence de sainteté. Mais celui qui fait profession de christianisme, et qui attire sur lui les regards des hommes par une négligence et une malpropreté extraordinaires, et cela volontairement et sans nécessité, laisse voir par le reste de sa conduite, s'il est ma par un véritable mépris des superfluités de la vie ou par quelque secrète ambition: car, en nous ordonnant de nous défier des loups cachés sous des peaux de brebis, le Seigneur nous dit: «Vous les connaîtrez à leurs fruits.» En effet quand certaines épreuves les auront dépouillés ou privés de ce qu'ils ont obtenu ou espèrent obtenir par ces dehors hypocrites, il faudra bien qu'on voie s'il y avait, là, un loup sous une peau de brebis, ou une brebis dans sa peau. Car il ne faut pas qu'un chrétien flatte les regards des hommes par des ornements superflus, sous prétexte que souvent les hypocrites revêtent d'humbles dehors et se contentent du strict nécessaire pour tromper des yeux peu attentifs; la brebis ne doit pas se dépouiller de sa peau, parce que quelquefois le loup s'en revêt.
2042 42. On demande souvent ce que signifient ces paroles: «Pour vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tête et lavez votre visage, pour ne pas apparaître aux hommes jeûnant.» Car on aurait tort de nous prescrire de parfumer notre tête quand nous jeûnons, bien que nous ayons l'habitude de nous laver le visage tous les jours. Si tous conviennent que ce serait là une chose très-déplacée, nous devons appliquer à l'homme intérieur cet ordre de se parfumer la tête et de se laver 301 la figure. Se parfumer la tête, indique la joie; se laver la figure, marque la propreté; par conséquent se réjouir intérieurement, par l'esprit et par la raison, c'est se parfumer la tête. Nous pouvons en effet donner le nom de tête à la faculté principale de l'âme, à celle qui règle et domine visiblement tout l'homme. Or c'est ce que fait celui qui ne cherche point la gloire extérieure, qui ne met point une complaisance charnelle dans les louanges des hommes. Car la chair, qui doit être sujette, n'est point du tout la tête de toute la nature humaine. Sans doute personne n'a jamais haï sa chair, n comme dit l'Apôtre, en parlant de l'amour d'un homme pour sa femme (1); mais le chef de la femme c'est l'homme, et le chef de l'homme c'est le Christ (2). Ainsi, que celui qui veut parfumer sa tête selon l'ordre donné, se réjouisse intérieurement dans son jeûne, en tant qu'il se détourne par là des plaisirs du siècle pour se soumettre au Christ. De cette manière il lavera sa figure, c'est-à-dire il purifiera son coeur, pour voir Dieu en écartant le voile produit par l'infirmité née de la souillure du péché; il sera ferme et solide, parce qu'il sera pur et simple. «Lavez-vous, dit le prophète, purifiez-vous, faites disparaître vos iniquités de vos âmes et de devant mes yeux (3).» Nous devons donc purifier notre visage des souillures qui blessent les regards de Dieu. Car, pour nous, contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous serons transformés en la même image (4).
1 Ep 5,25-33. - 2 1Co 11,3 - 3 Is 1,16. - 4 2Co 3,18.
2043 Mt 6,19-23
43. Souvent aussi le souci des nécessités de la vie blesse et, souille notre oeil intérieur; le plus souvent il rend notre coeur double, en sorte que ce que nous semblons faire de bien aux hommes, n'est plus animé du motif que Dieu exige, c'est-à-dire de l'esprit de charité, mais inspiré par l'intention d'obtenir d'eux quelque chose d'utile aux besoins de la vie présente. Or c'est leur salut éternel, et non un avantage propre et temporel, que nous devons avoir en vue dans le bien que nous leur faisons. Que Dieu incline donc notre coeur vers ses commandements, et le détourne de la cupidité (Ps 118,36).
Car la fin du précepte est la charité qui vient d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi non feinte (1Tm 1,6). Or celui qui rend service à un frère pour subvenir à ses propres besoins, n'agit évidemment pas par charité: ce n'est pas dans l'intérêt de celui qu'il doit aimer comme lui-même, mais dans son intérêt personnel qu'il agit; ou plutôt ce n'est pas même à son profit: car il se fait par là un coeur double qui l'empêche de voir Dieu, et voir Dieu est pourtant le seul bonheur certain et durable.
2044 44. C'est donc avec raison que Celui qui travaille avec tant d'instance à purifier notre coeur, continue à donner ses ordres, en disant: «Ne vous amassez point des trésors sur la terre, où les vers et la rouille rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent; mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les vers ni la rouille ne rongent, et où les voleurs ne fouillent ni ne dérobent. Où est en effet ton trésor, là est aussi ton coeur.» Donc si le coeur est sur la terre, c'est-à-dire si on agit dans le but d'acquérir des biens terrestres, ce coeur ne peut être, pur puisqu'il se vautre dans la boue. Mais s'il est dans le ciel, il est pur, parce que tout est pur dans le ciel. Tout ce qui se mêle à un objet de nature inférieure, quoique non impur dans son genre, devient impur lui-même; ainsi l'or se souille en se mélangeant avec de l'argent pur. De même notre âme se salit par la convoitise des choses terrestres, quoique la terre ne soit pas immonde dans son espèce et dans le rang qu'elle occupe. Ici par ciel nous n'entendons pas le ciel matériel: le mot terre signifie tout ce qui est corps. Car c'est le monde entier que doit mépriser celui qui s'amasse des trésors dans le ciel. Nous devons donc placer notre trésor et notre coeur dans le ciel dont il est dit: «Le ciel des cieux appartient au Seigneur (1);» c'est-à-dire dans le firmament spirituel; non dans le firmament qui passera, mais dans celui qui subsistera à jamais. Or le ciel et la terre passeront (2).
- 2 Ps 113,16. - 3 Mt 24,35.
2045 45. Le Seigneur fait voir que tous ces commandements se rapportent à la pureté du coeur quand il dit: «La lampe de votre coeur est votre oeil. Si donc votre oeil est simple, tout votre corps sera lumineux, mais si votre oeil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que seront-elles?» 302 Il faut entendre ce passage en ce sens: soyons bien convaincus que nos actions sont pures et agréables aux yeux du Seigneur, quand elles sont faites avec un coeur simple, c'est-à-dire dans une intention surnaturelle et finale de charité; car l'amour est la plénitude de la loi (1). L'oeil signifie ici l'intention même qui dirige toutes nos actions; si elle est pure et droite, si elle a en vue ce qu'il faut avoir en vue, tout ce que nous ferons pour elle sera nécessairement bon. Et ce sont ces oeuvres dans leur ensemble que le Seigneur appelle tout le corps; comme l'Apôtre appelle nos membres certaines actions qu'il désapprouve, qu'il ordonne de faire mourir en disant: «Faites donc mourir vos membres qui sont sur la terre: la fornication, l'impureté l'avarice (2),» et autres choses de ce genre.
1 Rm 13,10. - 2 Col 3,5.
2046 46. Ce n'est donc pas à l'action, mais au motif de l'action, qu'il faut s'attacher. Et c'est là la lumière qui est en nous, parce que c'est là ce qui nous révèle que nous agissons avec une bonne intention: car tout ce qui se découvre est lumière (Ep 5,13). Mais en tant que nos actes ont rapport à la société humaine, leur résultat est incertain; aussi le Seigneur les nomme-t-il ténèbres. En effet quand je donne l'aumône à un pauvre qui me la demande, je ne sais ce qu'il en fera, ce qui en résultera pour lui; il peut arriver qu'il en abuse ou qu'il en éprouve quelque chose de fâcheux, que je ne voulais pas, qui était loin de ma pensée, lorsque je la lui donnais. Si donc j'ai agi avec bonne intention et avec conscience de cette bonne intention, c'est ce qu'on appelle la lumière: quelqu'en soit le résultat, mon action est éclairée; l'incertitude et l'ignorance où je suis du résultat, voilà les ténèbres. Que si j'ai agi avec mauvaise intention, la lumière elle-même devient ténèbres. En effet il y a lumière, parce que chacun sait dans quel esprit il agit, même quand il agit dans un mauvais esprit; mais la lumière devient ténèbres, parce que l'intention n'est pas simple ni dirigée en haut, mais ramenée en bas et qu'elle crée une sorte d'obscurité par la duplicité du coeur. «Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que seront-elles?» c'est-à-dire: Si l'intention même du coeur, qui anime vos actions et que vous connaissez, est gâtée et aveuglée par la convoitise des choses terrestres et passagères: combien plus l'action elle-même, dont le résultat est incertain, sera-t-elle impure et ténébreuse? Et quand même ce que vous faites avec une intention qu: n'est ni pure ni droite, profiterait à un autre, ce n'est pas ce profit, mais le motif même de votre action qui vous sera imputé.
2047 Mt 6,24
47. Quant aux paroles qui suivent: «Personne ne peut servir deux maîtres,» il faut encore les rapporter à l'intention. Le Sauveur lui-même les explique en disant: «Car ou il haïra a l'un et aimera l'autre, on il s'attachera à l'un et méprisera l'autre.» Il faut soigneusement méditer ce passage; et le Seigneur lui-même indique quels sont ces deux maîtres, en disant: «Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mammon.» Les Hébreux donnent, dit-on, aux richesses le nom de Mammon. En langue punique, le mot a le même sens; car Mammon signifie gain. Or servir Mammon, c'est être l'esclave de celui que sa perversité a mis à la tête des choses terrestres et que le Seigneur appelle prince de ce siècle (1). Donc ou l'homme le haïra et aimera l'autre,» c'est-à-dire Dieu; «ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre.» En effet quiconque est esclave des richesses, s'attache à un maître dur et funeste; car enchaîné par la cupidité, il est soumis au démon; et il ne l'aime pas, car et qui peut aimer le démon? mais cependant il le supporte; comme dans une grande maison, celui qui est uni à une servante étrangère, subit à cause de sa passion un rude esclavage, bien qu'il n'aime pas celui dont il aime la servante.
1 Jn 12,30-31.
2048 48. «Ou il méprisera l'autre;» le Seigneur ne dit pas: il haïra; car personne peut-être ne peut sérieusement haïr Dieu (2); mais il le méprise, c'est-à-dire ne le craint plus, comme s'il se rassurait sur sa bonté. L'Esprit-Saint cherche à nous tirer de cette négligence et de cette fatale sécurité, quand il nous dit: «Mon fils, n'ajoute pas péché sur péché et ne dis pas: La miséricorde de Dieu est grande (3);» et encore: «Ignorez-vous que la patience de Dieu vous invite à la pénitence (4)?» Qui trouverez-vous d'aussi miséricordieux que Celui qui pardonne tous leurs péchés à ceux qui se convertissent et qui donne la fertilité de l'olivier au rejeton sauvage?
- 2 Rét.l. 1,ch. 11X n. 3. - 3. Si 5,5-6. - 4 Rm 2,4.
Et qui trouverez-vous d'aussi sévère que Celui qui n'a pas épargné les branches naturelles, mais les a brisées à cause de leur infidélité (1)? Donc que celui qui veut aimer Dieu et éviter de l'offenser, ne s'imagine pas qu'il peut servir deux maîtres; mais qu'il purifie son intention et garantisse son coeur de toute duplicité; alors il aimera Dieu dans sa bonté et le cherchera dans la simplicité de son coeur (2).
1 Rm 11,17-22. - 2 So 1,1.
Augustin sur la montagne 2028