Augustin contre Sécundinus.
1. Je rends grâces à l'ineffable et auguste Majesté, à son Fils unique, Roi de toutes les lumières, Jésus-Christ, et au Saint-Esprit, qui m'ont donné occasion d'offrir en toute sécurité mes hommages à votre haute sainteté, que je proclame digne de toutes mes louanges et de tous mes respects. Quoi de plus juste? Ces trois personnes de la Trinité ne sont-elles pas pour nous le gage assuré de la possession de tous les biens et de l'éloignement de tous les maux? ne servent-elles pas de protection infaillible à votre bienveillance? ne nous arrachent-elles pas au mal, non pas à ce mal qui n'est rien ou qui est le fruit des factions et des passions humaines, mais à ce mal dont nous sommes menacés pour l'avenir? Malheur à celui qui s'exposera à en devenir la victime! Pour vous, je le proclame en toute sincérité, vous méritez d'obtenir ces bienfaits de leur part, de trouver en elles l'aliment éternel de la vérité qui vous éclaire, et le flambeau toujours brillant placé sur le chandelier de votre coeur, pour assurer la possession de votre trésor contre les dilapidations du futur ennemi. Que ces personnes sacrées préservent de toute ruine la demeure que vous avez édifiée, non pas sur le sable de l'erreur, mais sur le roc de la science; qu'elles éloignent de nous cet esprit cruel qui inspire aux hommes la crainte et la perfidie afin de détourner les âmes de l'étroit sentier tracé par le Sauveur, et qui souffle sa rage à ces princes contre lesquels, dans son épître aux Ephésiens, l'Apôtre avoue qu'il eut à soutenir un rude combat. Voici ses paroles: «Ce n'est ni la chair ni le sang que nous avons à combattre, mais les princes, les puissances et les esprits d'iniquité répandus dans les airs (1)». Quoi de plus naturel? Si l'on prend les armes, n'est-ce pas contre celui qui est armé, qui marche déjà au combat? Les corps des hommes, telles sont les
1. Ep 6,12
armes du péché, comme celles de la justice ce sont les préceptes salutaires (1). Telle est la doctrine de Paul, telle est aussi celle de Manès.
2. Dans ce combat il ne s'agit donc pas des armes, mais des esprits qui s'en servent. L'enjeu de cette guerre, ce sont les âmes. Au milieu des combattants est placée l'âme à laquelle, dès le commencement, sa propre nature a donné la victoire. Si elle prête main-forte il l'esprit des vertus, elle possédera avec lui la vie éternelle et le royaume auquel le Sauveur nous appelle. Mais si elle se laisse entraîner par l'esprit des vices, si elle consent à ses séductions, et qu'après ce consentement elle fasse pénitence, elle obtiendra le pardon de ces souillures. En effet, elle subit, malgré elle, les conséquences de son mélange avec la chair. Mais si, après avoir acquis la connaissance d'elle-même, elle consent au mal, elle ne s'arme pas contre l'ennemi, son péché devient l'oeuvre de sa volonté propre. Vient-elle à rougir de nouveau de ses erreurs, elle trouve l'Auteur des miséricordes lui ouvrant son sein pour la recevoir. En effet, ce ne serait point parce qu'elle a péché qu'elle serait punie, mais parce qu'elle ne s'est pas repentie de son péché, Mais si elle quitte la vie sans avoir reçu le pardon de son péché, elle est impitoyablement repoussée, comparée à la vierge folle placée à la gauche du souverain Juge, chassée par le Seigneur du festin des noces, à cause des souillures de son vêtement, et précipitée dans ce lieu où il y aura des pleurs, des grincements de dents et les tourments du feu allumé dès le commencement pour le démon et ses anges.Ce feu, ou vous conviendrez dans votre prudence qu'il a été allumé par l'archange, ou qu'il n'est rien. Pourquoi donc les justes régneront-ils? Pourquoi les Apôtres et les martyrs seront-ils couronnés? Est-ce parée qu'ils n'ont vaincu que le néant? O quelle déception pour la
1. Rm 6,13
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puissance du vainqueur quand on proclame l'impuissance absolue de l'adversaire! Changez d'avis, je vous en prie, dépouillez la perfidie de la race carthaginoise;vous n'avez quitté la vérité que sous les coups de la crainte, revenez-y franchement, et ne cherchez pas d'excuses dans de honteux mensonges.
3. Avec ma faible intelligence de romain, j'ai lu les écrits de votre grandeur; vous y montrez autant de colère contre la vérité, qu'Hortensias en montrait contre la philosophie. Avec un regard prompt et un esprit inquiet j'ai lu et relu, et partout j'ai reconnu l'habile orateur et presque, le dieu de l'éloquence; mais nulle part je n'ai trouvé le chrétien niant tout, n'affirmant rien. Avouez que vous auriez dû montrer plus de science et moins de loquacité. Que votre sainteté me permette de le lui dire franchement: il m'a paru, bien plus je suis certain, que jamais vous n'avez été manichéen, que dès lors vous n'avez pu connaître les mystères du secret, et que sous le nom de Manès vous attaquez uniquement Annibal et Mithridate. D'un autre côté, je suis assuré que le palais d'Aniciana brille moins par l'éclat et la richesse de ses marbres, que vos écrits ne brillent par leur éloquence. Si vous aviez consacré ce talent prodigieux à la défense de la vérité, vous auriez été le plus bel ornement de notre société. De grâce, ne luttez pas contre votre nature, ne soyez pas cette lance de l'erreur avec laquelle on perce encore la poitrine du Sauveur. Ne voyez-vous pas qu'il a été crucifié dans le monde tout entier et dans toute âme, quoique cette âme n'ait jamais eu de motif de s'irriter contre la nature? Vous donc qui tirez d'elle votre existence, déposez, je vous prie, ces vaines accusations, oubliez ces controverses inutiles. Quoique placé pendant si longtemps, avec l'auteur de vos jours, au sein des ténèbres, jamais vous n'avez permis à l'insulte de souiller vos lèvres: et maintenant que vous vous trouvez entre le soleil et la lune, vous êtes devenu un indomptable accusateur. Qui donc vous défendra au pied du tribunal du souverain Juge, quand vous-même en êtes réduit à attester l'injustice de vos paroles et de vos oeuvres? Le Perse que vous avez accusé ne sera pas présent. Si ce n'est lui, qui donc voua consolera dans vos larmes? qui sauvera l'Africain? L'Evangile a-t-il été changé est-ce que ce n'est plus la voie large qui conduit à l'abîme (1)? Paul est-il menteur? Est-ce qu'il ne sera pas rendu à chacun selon ses oeuvres (2)? Si seulement, en vous séparant de Manès, vous étiez entré à l'Académie, ou si vous vous étiez fait l'historien des guerres romaines qui ont soumis au grand peuple le monde tout entier! Frappé alors des belles actions que vous auriez eues sous les yeux, vous, le grand admirateur de la pudeur et de la pauvreté, vous ne vous seriez pas avili jusqu'à vous réfugier dans la secte judaïque, aux moeurs barbares et dissolues. Mêlant aux préceptes des fables indignes, vous introduisez des paroles comme celles-ci: «La femme adultère; vous vous créerez des enfants de fornication; la terre se rendra coupable de fornications multipliées à l'égard du Seigneur (3); vous ne laverez pas vos mains après l'acte conjugal; placez votre main sur mon fémur (4); tuez et mangez (5); croissez et multipliez (6)». Les lions pris au piège vous ont-ils plu, parce qu'il n'y avait pas de cavernes? Avez-vous gérai sur la stérilité de Sara, quand son mari s'était fait le bourreau de sa pudeur en la disant sa soeur (7)? Peut-être qu'après le combat de Darète et d'Entelle (8), vous attendiez le combat de Jacob? Vous disposiez-vous à contempler le nombre des Amorrhéens (9) ou la foule des animaux renfermés dans l'arche de Noé? Je sais que vous avez toujours eu ces objets en horreur; je sais que vous avez toujours aimé les grandes choses capables de faire quitter la terre, gagner le ciel, mortifier les corps et vivifier les âmes. Qui donc a produit en vous un changement si subit?
4. Je conviens qu'il y a plus que de l'absurdité à adresser à votre sainteté un semblable langage. Vous n'êtes pas sans connaître la perversité, la méchanceté et les ruses de celui qui combat contre les fidèles et contre les hommes les plus illustres, jusqu'à forcer Pierre, dans une seule nuit, à renier trois fois son Maître, jusqu'à ne pas permettre à Thomas de croire à la résurrection du Seigneur. Disons toutefois que le remède du pardon a guéri toutes ces blessures. Mais quelle trame audacieusement ourdie, de mêler la zizanie à la bonne semence répandue par le Seigneur, et de ravir l'Iscariote au bon Pasteur, de venir
1. Mt 7,13 - 2. Rm 14,12 - 3. Os 1,2 - 4. Gn 24,2 Gn 66,29 - 5. Ac 10,13 - 6. Gn 1,28 - 7. Gn 12,13 Gn 20,2 - 8. Virg., Enéide, liv. 5,vers 362-484. - 9. Jos 10,5
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jusqu'au dernier supplice de la croix, d'inspirer aux scribes et aux pharisiens un tel désir de la mort du Sauveur, qu'ils demandent à grands cris la délivrance de Barrabas et le crucifiement de Jésus! Nous avons donc échappé à ce désastre, uniquement parce que le Sauveur pour nous était un être tout spirituel. En effet, telle fut l'audace de cet adversaire, que si Notre-Seigneur eût été charnel, toutes nos espérances disparaissaient comme un rêve. Le supplice même de la croix ne devait pas suffire à apaiser sa haine; il lui fallut le couronner d'épines, l'abreuver de fiel et de vinaigre, le percer avec la lance du soldat, le couvrir des blasphèmes vociférés par le mauvais larron (1). La mort du Sauveur sembla en quelque sorte inspirer à sa haine une nouvelle énergie. En effet, à peine les Apôtres commençaient-ils à enseigner, qu'il souleva contre eux une multitude de questions, et, ce qui est pire encore, couvrit du nom de superstitions les dogmes les plus sublimes de la doctrine catholique. Je passe sous silence la révolte qu'il souffla à chacun des disciples contre les magistrats, les séductions dont il rendit victimes Hyménée et Alexandre (2); les crimes commis à Antioche, à Smyrne et à Iconium; ajoutez-y les crimes commis actuellement par la multitude, pour qui la vertu est chose entièrement inconnue. Peut-on parler de vertu, quand il s'agit de la foule et surtout des femmes? Mais je m'abstiens de révéler toutes ces turpitudes intérieures, dans la crainte de donner encore plus d'élan aux scandales. Le propre des sages est pourtant de tout supporter, de rire de tout et de s'appliquer uniquement à ce qui mérite la béatitude, à ce qui enfante à la vie.
5. Toutefois, je vous prie et vous conjure de nouveau de me pardonner tout ce qui, dans rues paroles, pourrait blesser votre coeur d'or. Le seul désir qui m'inspire, c'est celui de vous conserver dans notre troupeau; je fus moi-même sur le point de le quitter, et autant je m'en éloignais, autant je m'approchais de ma perte; heureusement que je brisai sur-le-champ toute relation avec une nature toute remplie d'iniquités. Réconciliez-vous avec notre communion, car elle ne vous a aucunement offensé; rentrez dans son sein, à ce prix, elle vous protégera au grand jour
1. Mt 26,27 Lc 22,23 Jn 18,20- 2. 1Tm 1,20
des vengeances. Elle ne se contente pas de pardonner jusqu'à sept fois; elle jouit du pou. voir de lier et de délier à l'infini. Vos yeux plongeaient si profondément dans la lumière, ne faites pas de vous un aveugle; ne vous avilissez pas au rang de disciple, vous qui êtes capable d'enseigner. Quittez la gloire humaine, si vous voulez plaire à Jésus-Christ. Soyez le Paul de notre époque: Paul, docteur de la loi judaïque, à peine a-t-il reçu la grâce de l'apostolat, que, pour plaire à Jésus-Christ, il ne voit plus dans les avantages de la terre qu'une véritable boue digne de tous les mépris (1). Prenez pitié de votre âme si belle, car vous ignorez à quelle heure le voleur doit vous assaillir. Gardez-vous d'enrichir les morts, vous qui êtes l'ornement des vivants. Evitez la voie large que foulent seuls les Amorrhéens; hâtez-vous de prendre la voie étroite qui vous mènera à la vie éternelle. Cessez de renfermer le Christ dans un sein, de crainte que vous n'y soyez enchaîné vous même. Cessez de confondre en une seule deux natures bien distinctes, car le jugement du Seigneur approche. Malheur à ceux qui recevront, car, pour eux, toutes les douceurs reçues se changent en amertume.
6. Si l'origine du combat laisse encore dans votre esprit quelques doutes, on peut les dissiper dans un long traité ou dans une paisible conférence. Seulement, que votre haute bonté veuille bien remarquer que certaines vérités, quelle que soit la clarté de l'enseignement, ne seront jamais comprises, parce que l'intelligence divine surpasse infiniment la faible portée de l'esprit humain. Telle est, par exemple, la dualité de natures, ou la nécessité du combat pour un être qu'aucune souffrance ne peut atteindre; telle est aussi l'existence du siècle nouveau qui surgira après la cessation des mouvements de cette vaste terre. Or, peut-on admettre des divisions dans les choses divines? peut-être dans le langage en suppose-t-on quelquefois, mais alors ce sont de simples figures mises à la portée de l'auditeur. Supposez même que l'auditeur soit déjà convaincu, ces divisions dans le langage n'en continueront pas moins. Il en serait autrement si vous aviez sur ce siècle futur ces idées folles et ineptes qui courent encore parmi le peuple. Il en est de même du combat dont nous parlons; avant tout, vous ne devez pas
1. Ph 3,8
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oublier que Dieu est toute justice, et que le plus grand crime consiste à s'emparer du bien d'autrui. Or, quand la nature contraire serait venue pour l'attaquer, Dieu ne pouvait rien craindre ni rien souffrir, parce que l'avenir lui était connu; cependant, s'il n'avait pas combattu, il aurait paru consentir au crime. Voilà pourquoi aux attaques de l'ennemi il opposa une force imposante, afin que sa justice ne pût être accusée de s'être souillée en consentant au sacrilège. En effet, la justice de Dieu consiste à ne jamais pécher et à ne jamais consentir au péché. D'un autre côté, Dieu, dans son royaume, exerçait sur la nature une puissance absolue, en sa qualité de Maître et de Juge suprême. Du reste, si je me suis permis ce langage, je voulais seulement .exprimer ma propre pensée, sans aucune prétention de remonter jusqu'à la nature des choses: la perfidie ne produit aucun effet, le soleil ne se lève pas pour les aveugles, la parole ne se fait pas entendre pour les sourds, et aucun festin n'est préparé pour les morts. Quant à l'impossibilité d'assigner à chaque nature l'espace qui lui est propre, notre misérable condition humaine la proclame d'une manière absolue. Au contraire, tout est facile au Sauveur; aussi désigne-t-il sous le nom de droite et de gauche, d'intérieur et d'extérieur, ces deux expressions: «Venez, et retirez-vous (1)». Pour vous, lorsque vous faites de la poésie, si dans ce vers:
Orbis, vita, salus, lumen, lux, ordo, potestas,
vous confondez la vocale avec la muette, la longue avec la brève, il n'en est pas moins vrai que oe sont là des choses naturellement opposées ou contradictoires.
7. Mais, en me permettant de vous tenir ce langage, ne puis-je pas me comparer au Jourdain qui voudrait prêter son eau à l'Océan; au flambeau qui voudrait prêter sa lumière au soleil, et au peuple qui voudrait prêter sa sainteté à l'évêque? Il faut donc vous résigner à subir le contenu de ma lettre. Si je n'avais compté sur votre patience à toute épreuve, je ne vous aurais pas adressé cette épître; mais je sais que vous pardonnez facilement à tous. Malgré cela, j'ai usé de toute la circonspection possible et multiplié les précautions pour ne pas vous paraître si long. Puissions-nous donc recevoir cette fois, de votre sainteté, et apprendre de vous le chemin du salut; ce sujet, glorieux maître, vous fournirait l'occasion d'enfanter des milliers de volumes. Adieu!
1. Mt 25
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.
1. Je suis très-sensible à la bienveillance que vous me témoignez dans votre lettre, et soyez assuré que l'affection dont vous m'entourez est pour moi un nouveau motif de vous prodiguer mon amour. Mais hélas! je suis saisi d'une profonde tristesse quand je vous vois, par opposition contre moi et surtout contre l'immuable vérité, vous attacher obstinément à ces opinions dont la fausseté me paraît de la dernière évidence. Quant aux fausses idées que vous vous faites de moi, je les méprise facilement; il me suffit pour cela de savoir que ce que vous pensez de moi, bien à tort assurément, peut encore se supposer dans un homme. Vous êtes dans l'erreur à mon égard, cependant cette erreur ne va pas jusqu'à me jeter absolument au ban de l'humanité; en effet, si je ne suis pas coupable des erreurs dont vous m'accusez, ces erreurs du moins ne sont pas inconciliables avec un esprit humain. Je ne me crois donc pas obligé à beaucoup d'efforts pour me justifier à vos yeux sur ce point. Ce n'est pas sur moi que repose votre espérance, et vous pouvez être bon, quoique je sois mauvais. Ayez d'Augustin l'opinion qu'il vous plaira; mon seul désir, c'est que ma conscience ne m'accuse pas aux yeux de Dieu. Je puis dire comme l'Apôtre: «Peu m'importe d'être jugé par vous ou par le genre humain (1)». Je ne marcherai donc pas sur vos traces, je rougirais de supposer en vous arbitrairement la plus légère disposition mauvaise. Je ne dis pas que vous avez voulu me déchirer tout en prodiguant des formes flatteuses; pour moi, je vous juge uniquement d'après vos paroles. Malgré la mauvaise opinion que vous avez sur moi; quoique vous supposiez qu'en quittant l'hérésie manichéenne, j'aie voulu me soustraire à certaines mortifications de la chair qu'il m'aurait fallu subir dans votre secte; quoique vous disiez que je n'ai embrassé le catholicisme que
1. 1Co 4,3
dans des vues d'ambition, je porte la charité plus loin à votre égard, et je veux bien croire que vos soupçons ne sont pour moi que de la bienveillance; je suis persuadé également que votre lettre vous a été inspirée, non pas dans le but de m'accuser, mais dans le désir sincère de me ramener au bien. De votre côté, si votre bienveillance veut bien alter jusqu'à croire à la sincérité de mes paroles, comme je ne puis dévoiler physiquement à vos yeux et vous prouver les dispositions qui m'animent intérieurement et que vous incriminez avec violence, vous changerez promptement d'opinion à mon égard, et vous ne vous exposerez plus affirmer témérairement ce que vous ignorez.
2. Je l'avoue, c'est par crainte que j'ai quitté les Manichéens, mais par crainte de ces paroles de l'Apôtre: «L'Esprit de Dieu dit ouvertement que, dans les temps à venir, quelques-uns abandonneront la foi, en suivant des esprits d'erreur et des doctrines diaboliques, enseignées par des docteurs pleins d'hypocrisie, et dont la conscience est noircie de crimes. Ils interdiront le mariage et l'usage des viandes que Dieu a créées pour être reçues avec action de grâces par les fidèles, et par ceux qui connaissent la vérité. Car tout ce que Dieu a créé est bon, et on ne doit rien rejeter de ce qui se mange avec actions de grâces (1)». Ces paroles s'appliquent parfaitement à tous les hérétiques, mais les Manichéens y sont caractérisés avec une évidence frappante. Dès que dans ma jeunesse je pus comprendre ces mêmes paroles, je fus saisi de crainte et je laissai tous les biens qui m'attachaient à cette société. Il est vrai, l'amour de l'honneur fut aussi pour moi un puissant motif d'opérer cette séparation, mais de cet honneur dont parle également l'Apôtre: «Gloire, honneur et paix à celui qui fait le bien (2)». Or, comment fera-t-il le bien celui qui voit le mal,
1. 1Tm 4,1-4 - 2. Rm 2,10
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non pas seulement dans une volonté changeante, mais même jusque dans la nature immuable? S'adressant à ceux qui se flattaient de bien parler, quand ils étaient eux-mêmes mauvais, le Sauveur s'écrie: «Ou bien rendez l'arbre bon ainsi que son fruit, ou rendez l'arbre mauvais ainsi que son fruit (1)». A ceux qui avaient cessé d'être mauvais pour devenir bons, l'Apôtre dit: «Autrefois vous a étiez ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur (2)». Si vous ne croyez pas à la sincérité de mon esprit, pensez de moi ce que vous voudrez; mais quand il s'agit de la vérité, réfléchissez-y plus sérieusement. N'ayez qu'une tentation humaine (3). La mauvaise idée que vous avez de ma personne n'est qu'une erreur humaine, car ce dont vous m'accusez faussement pourrait être vrai. Mais quand il s'agit de cette fable persique où le grotesque le dispute à la ruse et au mensonge, ce n'est plus d'un homme mais de Dieu qu'il s'agit; c'est la vérité elle-même que vous dénaturez par vos honteux mensonges; le silence devient donc impossible, quand il s'agit de la mort éternelle de l'âme; le mépris serait un crime. Tel est donc le point qu'il s'agit de discuter avec vous. Quant à ce qui me concerne personnellement, je ne puis que vous dire de me croire; si vous refusez, je n'ai plus qu'à garder le silence. En effet, puisque vous vous faites une idée fausse de la lumière des esprits, lumière que l'on contemple avec d'autant plus de calme qu'on l'étudie avec un oeil plus pur, je me trouve dans l'impossibilité de vous prouver que vos impressions sont erronées, lors même que vous apporteriez à m'écouter toute la patience possible. La sensation éprouvée par votre oeil m'est entièrement étrangère et réciproquement; sur ce point dès lors, tout ce que nous pouvons, c'est d'y croire ou de ne pas y croire. Il en est de même des affections qui nous sont propres; mais quand il s'agit de la vérité qui ne vous est pas une chose plus personnelle qu'à moi, la situation n'est plus la même; on nous la propose, c'est à nous de l'examiner avec franchise et sans aucune prévention d'esprit ou de coeur.
3. Pour vous rendre évidente l'erreur manichéenne, je n'invoquerai d'autres arguments que ceux que vous me fournissez dans votre lettre. «Vous rendez grâces, dites-vous, à
1. Mt 12,33 - 2. Ep 5,8 - 3. 1Co 10,13
l'ineffable et auguste Majesté, et à son Fils, Roi de toutes les lumières, Jésus-Christ». Dites-moi donc de quelles lumières Jésus-Christ est roi? Est-ce de celles qu'il a créées ou de celles qu'il a engendrées? Nous disons, nous, que Dieu le Père a engendré son Fils égal à lui-même, que par lui il a créé la nature inférieure, qui dès lors ne peut être ni de la même substance ni de la même nature que Celui qui l'a faite ou créée. Parce que c'est par Jésus-Christ que Dieu a créé les siècles, l'Apôtre l'appelle le Roi des siècles (1); il en est le Roi puisqu'il possède la supériorité et le pouvoir de gouverner. Vous dites de Jésus-Christ qu'il est le Roi des lumières; si ces lumières ont été engendrées par-lui, pourquoi ne lui sont-elles pas égales? Si elles lui sont égales, comment peut-il en être le Roi, puisqu'il est de l'essence d'un roi de gouverner, et qu'il est évidemment impossible que ce qui est gouverné soit égal au gouverneur lui-même? Si au lieu de les engendrer il les a créées, d'où les a-t-il créées? Si elles sont émanées de lui-même, pourquoi lui sont-elles inférieures? pourquoi ont-elles dégénéré? S'il ne les a pas tirées de lui-même, dites-moi, d'où les a-t-il tirées? Mais peut-être n'a-t-il ni engendré ni créé ces lumières dont il est le Roi? Elles ont donc alors une origine et une nature qui leur est propre; mais cette nature doit être assez imparfaite pour qu'elle ait besoin ou qu'elle désire d'être gouvernée par une puissance voisine. S'il en est ainsi, connaissez-vous, en dehors de la nation des ténèbres, deux natures dont l'une ait besoin du secours de l'autre, mais qui ne dépendent aucunement du même principe? Une semblable opinion doit vous paraître digne du plus profond mépris, car elle est directement contraire au manichéisme, qui se garde bien de désigner dans l'énumération des deux natures le Roi des lumières et les lumières qui sont gouvernées, mais le royaume des lumières et le royaume des ténèbres. Voilà, sans doute; ce que vous me direz pour me prouver que ces lumières sont engendrées; et si je vous demande pourquoi elles sont inférieures, vous me répondrez qu'elles sont égales. J'insiste et je veux savoir pourquoi elles sont gouvernées? vous nierez qu'elles le soient. Mais alors pourquoi ont-elles un roi? Je ne vois pas comment vous tirer de cet embarras, à moins de vous repentir d'avoir placé
1. 1Tm 1,17
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dans votre lettre une porte par laquelle il vous est impossible de sortir. Mais je suppose votre repentir, je veux même que vous alliez jusqu'à dire qu'on ne doit pas regarder le manichéisme comme vaincu, par cela seul qu'il vous est échappé une imprudence dans votre lettre; alors je vous citerai un grand nombre de passages des livres de Manès, où il est dit clairement que le royaume de lumière ne porte ce nom que par opposition au royaume des ténèbres; il ne s'agit pas d'un seul royaume, mais de plusieurs; en voici une preuve dans les paroles suivantes de la lettre du Fondement ruineux. En parlant du Père il est dit: «Dans ses royaumes il n'y a ni indigent ni infirme». Quand il s'agit de plusieurs royaumes, à moins de pousser l'aveuglement jusqu'à l'absurdité la plus révoltante, on comprend que l'égalité ne peut exister entre des Rois dont les uns règnent sur les autres. Réfléchissez-y quelque peu et vous comprendrez que ce serait pour vous une honte de vous repentir de ce que vous avez écrit dans votre lettre. Oui, Jésus-Christ est en toute vérité le Roi des lumières; celles-ci ne lui sont pas égales, mais inférieures par nature. Repentez-vous plutôt d'avoir été manichéen, car le début seul de votre lettre déjoue d'un seul coup toutes les machinations séductrices sur lesquelles s'appuie cette hérésie. Puisque Jésus-Christ est le Roi des lumières, il est évident qu'il n'a pas engendré de sa propre substance les natures inférieures sur lesquelles il exerce son empire: de même il est impossible qu'il ait étendu son règne et sa puissance sur une nation voisine qu'il n'a ni engendrée ni créée, car alors nous aurions deux natures bonnes par elles-mêmes, qui n'auraient entre elles aucune relation de principe, et dont l'une cependant aurait besoin de l'autre; l'évidence se refuse à une telle conclusion. La seule que l'on puisse tirer, c'est que Jésus-Christ n'a pas engendré les lumières sur lesquelles il règne, et qui néanmoins sont bonnes, puisqu'elles lui sont inférieures et soumises; quoiqu'il ne les ait pas engendrées, elles lui appartiennent de droit et sans usurpation aucune, puisqu'elles sont l'oeuvre et la création de Dieu.
4. Pour expliquer cette création, vous allez peut-être imaginer qu'il s'est servi d'une certaine matière, préalablement existante et qu'il n'aurait pas créée, en sorte qu'il n'aurait pu réaliser ce qu'il voulait s'il n'avait été aidé par cette matière préexistante; mais alors vous allez vous enfoncer dans un dédale inextricable de ténèbres et d'erreurs. Par. respect pour l'ineffable et auguste Majesté, acceptez dans toute la simplicité de votre intelligence ces paroles révélatrices: «Dieu dit, et tout a été fait; il commanda, et tout fut créé (1)»; alors vous comprendrez pourquoi la foi catholique nous enseigne que c'est Dieu qui a créé tout ce qui est et qu'il a bien fait toutes choses (2). Si pour créer il a eu besoin d'une matière préexistante, cette matière était de lui ou n'en était pas. Si elle était de lui, il ne l'avait pas créée, mais engendrée; comment pouvait-il donc engendrer une chose inférieure à lui. même? Puisqu'il en était roi, ce dont il étai roi devait lui être inférieur. Si cette matière n'était pas de lui-même, elle ne pouvait pas être davantage d'un autre que Dieu n'avait pas créé; autrement il faudrait admettre l'existence d'un bien que Dieu n'avait pas créé et qui lui aurait servi à établir son empire. A ce prix il n'est donc plus le Créateur de tous les biens, puisqu'il existait un bien qu'il n'avait pas créé; il ne peut être question ici d'un mal, car ce n'est pas d'un mal étranger qu'il a pu se servir pour créer les lumières sur lesquelles il devait régner. Concluons: Si pour créer l'uni. vers, Dieu s'est servi d'une matière préexistante, cette matière préexistante ne pouvait être que son oeuvre.
5. Le néant, c'est donc de là qu'est sorti l'univers, sous la main créatrice du Tout. Puissant. Mais peut-être qu'en appelant Jésus. Christ le premier-né de l'ineffable et auguste Majesté, vous vous placez en dehors de la sphère de l'Incarnation, en vertu de laquelle, selon l'Apôtre, nous avons été nous-mêmes adoptés pour devenir les enfants de Dieu, en sorte que Jésus-Christ, Fils de Dieu par nature, a daigné nous adopter pour ses frères et s'appeler le premier-né d'entre nous a. Ce serait donc au point de vue de la Divinité même que vous l'appelleriez le premier-né, en sorte qu'il serait proprement le frère de ces lumières sur les. quelles il règne. Ces lumières n'auraient pas été créées par le Père, mais engendrées du Père après Jésus-Christ, de telle sorte que Jésus-Christ serait le premier-né, les lumières ne seraient nées qu'après lui, mais tous se. raient d'une seule et même substance. Si
1. Ps 148,5 - 2. Gn 1,31 - 3. Rm 8,29
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c'est là ce que vous croyez, vous vous mettez en contradiction directe d'abord avec l'Evangile qui appelle Jésus-Christ le Fils unique de Dieu . «Et nous avons vu la gloire de celui qui est le Fils unique du Père». Si cette parole est vraie, il est impossible de supposer des frères consubstantiels à Celui qui est la vertu et la divinité même consubstantielle au Père. Dans l'Ecriture Jésus-Christ est donc désigné sous les titres de Fils unique et de premier-né: Fils unique parce qu'il n'a pas de frère; premier-né, parce qu'il a des frères. Or, il est impossible de concilier ces deux expressions si on les applique dans leur sens absolu à la seule et même nature divine. La foi catholique, qui établit une distinction essentielle entre le Créateur et la créature, ne laisse aucune difficulté dans l'interprétation de ces deux termes. Elle appelle Jésus-Christ Fils unique suivant cette parole: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (1)». Elle l'appelle ensuite le premier-né de toute créature, dans le sens marqué par ces paroles de l'Apôtre: «Afin qu'il soit le premier-né parmi un grand a nombre de frères (2)». Ces frères, ce sont ceux que le Père lui a engendrés non pas dans l'égalité de la substance, mais par l'adoption de la grâce, pour établir entre eux et lui une société de frères. Lisez donc les Ecritures, jamais vous n'y trouverez un seul mot qui laisse supposer de Jésus-Christ qu'il est Fils de Dieu par adoption. Or, cette adoption nous est très-souvent attribuée: «Vous avez reçu l'esprit des enfants d'adoption, attendant l'adoption, la rédemption de notre corps (3); afin que nous recevions l'adoption des enfants (4); il nous a prédestinés pour l'adoption des enfants (5); nation sainte, peuple d'adoption (6); il vous a appelés par notre Evangile à l'adoption de la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ (7)». Lisez, et vos souvenirs ou la lecture vous offriront un grand nombre de passages du même genre. Autre chose est d'être Fils unique de Dieu par l'excellence du Père; autre chose de recevoir, par la foi en lui, le pouvoir de devenir par la grâce enfants de Dieu. «Il leur a donné le pouvoir de devenir les enfants de Dieu (8)». Ils ne l'étaient donc pas par nature, puisqu'ils n'ont reçu le
1. Jn 1,1 - 2 Col 1,18 - 3. Rm 8,15-23 - 4. Ga 5,4 - 5. Ep 1,5 - 6. 1P 2,9 - 7. 2Th 2,12-13 - 8. Jn 1,14
pouvoir de le devenir que par la foi en Celui «qu'il n'a pas épargné et qu'il a livré pour nous tous (1)», afin que Celui qui était en lui, son Fils unique, devînt pour nous son Fils premier-né. En tant que Fils unique il est né de Dieu et non de la chair, du sang, de la volonté de l'homme ou de la volonté de la chair; en tant que premier-né pour ses frères dans l'Eglise, «le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous (2)». En tant que nous avons été naturellement les enfants de colère, c'est-à-dire les enfants de la vengeance, enchaînés dans les liens de la mortalité, il est vrai que nous avons été créés et formés par Dieu qui, depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, dispose toutes choses avec poids, nombre et mesure; cependant nous sommes nés de la chair, du sang et de la volonté de la chair. Mais en tant que nous avons reçu le pouvoir de devenir les enfants de Dieu, nous naissons non pas de la chair, du sang, de la volonté de l'homme ou de la volonté de la chair, mais de Dieu; non point de sa substance même qui nous rendrait égaux à lui-même, mais de sa grâce qui nous adopte pour enfants.
Augustin contre Sécundinus.