Bernard sur Cant. 43
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Comment la méditation de la passion et des souffrances de Jésus Christ fait passer l'Épouse, je veux dire, l'âme fidèle, par la prospérité et l'adversité, sans en être affectée.
1. «Mon bien aimé est pour moi un petit bouquet de mirrhe; il demeurera entre mes mamelles.» Auparavant, elle l'appelait roi, maintenant elle le nomme son bien-aimé. Auparavant, il était sur son lit royal, à présent il est entre les mamelles de l'Épouse. Il faut que l'humilité ait une vertu bien grande, puisque la majesté même de Dieu a tant de condescendance pour elle. Un nom de respect s'est bientôt changé en nom d'amitié, et celui qui s'était éloigné s'est bientôt rapproché. «Mon bien-aimé m'est un petit bouquet de mirrhe.» La mirrhe, qui est amère, signifie ce qu'il y a de dur et de rigoureux dans les tribulations. L'Epouse, se voyant près de les souffrir pour l'amour de son Époux, dit ces paroles avec un sentiment d'allégresse, elle espère souffrir généreusement tous les maux qui la menacent. Les disciples, dit l'Écriture «sortaient du tribunal avec joie, parce qu'ils avaient été trouvés dignes d'endurer des outrages pour le nom de Jésus. (Ac 5,41).» Aussi, n'appelle-t-elle pas son bien aimé un bouquet, mais un petit bouquet, parce que son amour lui fait trouver légères toutes les peines et toutes les douleurs qu'elle doit endurer. C'est véritablement un petit bouquet, car c'est un petit enfant qui nous est né (Ps 9,6). Oui, un très-petit bouquet, puisque les souffrances de cette vie ne sont pas dignes d'être mises en parallèle avec la gloire qui nous est préparée: «Car ce que nous endurons maintenant,» dit l'Apôtre, «est léger, et ne dure qu'un moment; mais la gloire qui nous attend dans le ciel sera immense dans sa grandeur, et éternelle dans sa durée. (Rm 8,18).» Ce qui, à cette heure, n'est qu'un petit bouquet de mirrhe se changera donc un jour en un comble de gloire et de bonheur, N'est-ce pas un petit bouquet, si son joug est doux et son fardeau léger? Ce n'est pas qu'il soit léger en soi, car la rigueur des tourments, et l'amertume de la mort n'est point légère; mais c'est qu'il est léger pour celui qui aime. Aussi ne dit-elle pas seulement; «Mon bien-aimé est un petit bouquet de mirrhe;» Mais il l'est «pour moi» qui aime. Voilà pourquoi elle le nomme son bien aimé, elle veut témoigner que la violence de l'amour surmonte toutes sortes d'amertumes, et que l'amour est fort comme la mort. Et pour que voue sachiez qu'elle ne se glorifie: pas en elle-même, mais dans le Seigneur, et qu'elle ne présume pas de sa propre vertu, mais qu'elle n'attend cette force que du secours de son Époux, elle dit qu'il demeurera entre ses mamelles, en sorte qu'elle pourra lui dire avec toute confiance: «Quand je marcherais dans les ombres de la mort, je n'appréhenderais aucun mal, puisque vous êtes avec moi. (Ps 23,4).»
2. Je me souviens que dans l'un des discours précédents (Serm. X,1), j'ai dit que les deux mamelles de l'Épouse marquaient la congratulation et la compassion, suivant la doctrine de saint Paul, qui veut qu'on se réjouisse avec ceux qui sont dans la joie, et qu'on pleure avec ceux qui pleurent (Rm 12,15). Mais. parce que, vivant au milieu de l'adversité et de la prospérité, elle sait qû il y a danger des deux côtés, elle veut que son bien-aimé soit au milieu de ses mamelles, pour la fortifier sans cesse contre l'un et l'autre de ces deux périls et empêcher qu'elle ne s'élève dans les joies et ne s'abatte dans les maux de cette aie. Si vous êtes sage, vous imiterez la prudence de l'Épouse, et vous ne souffrirez point qu'on ôte de votre coeur, même un seul moment, cet aimable bouquet de mirrhe, vous repasserez toujours dans votre mémoire les douleurs amères qu'il a souffertes pour vous, et, les méditant continuellement, vous pourrez vous écrier aussi: «Mon bien-aimé m'est un petit bouquet de mirrhe, il demeurera entre mes mamelles.»
3. Moi aussi, mes frères, dès le commencement de ma conversion, pour me tenir lieu de tous les mérites que je savais me manquer, j'ai eu soin de me faire ce petit bouquet, et de le placer entre mes mamelles, après l'avoir composé de toutes les douleurs et amertumes de mon Seigneur, d'abord des nécessités qu'il a souffertes, lorsqu'il était tout petit; ensuite des travaux de la prédication, des fatigues de ses divers voyages, des veilles de ses prières, de ses tentations, de ses jeûnes, de ses larmes de compassion, des embûches qu'on lui a dressées, des dangers que ses faux frères lui ont fait courir, des outrages, des crachats, des soufflets, des risées, des moqueries, des clous, et autres choses semblables qu'il a souffertes pour le salut du genre humain, selon ce que l'Évangile nous apprend en quantité d'endroits. Et parmi tant d'autres petits rameaux de cette mirrhe odoriférante, j'ai cru que je ne devais pas oublier celle qu'on lui donna à boire sur la croix, ni celle dont on l'embauma dans le sépulcre, parce que dans la première il a bu l'amertume de mes péchés, et dans l'autre il a consacré l'incorruptibilité future de mon corps. Tant que je vivrai, je publierai hautement ces grâces abondantes. Jamais je n'oublierai des faveurs aussi signalées; puisque c'est à elles que je suis redevable de la vie.
4. C'étaient ces miséricordes que David demandait avec larmes lorsqu'il disait: «Répandez vos miséricordes sur moi, et je vivrai (Ps 119,77).» C'étaient elles aussi qu'un autre saint se rappelait en gémissant, quand il disait: «Les miséricordes du Seigneur sont grandes.» Que de rois et de prophètes ont. désiré voir ce que je vois, et ne l'ont pas vu? Ils ont travaillé, et moi je jouis des fruits de leurs travaux. J'ai cueilli la mirrhe qu'ils ont plantée. C'est pour moi que ce bouquet salutaire a été conservé, personne ne me le ravira; il demeurera entre mes mamelles. J'ai cru que la sagesse consistait à méditer ces choses. J'ai mis en cela la perfection de la justice, la plénitude de la science, les richesses du salut, l'abondance des mérites. Elles ont été quelquefois pour moi un breuvage d'une salutaire amertume, et quelquefois une onction de joie douce et agréable. C'est ce qui me relève dans l'adversité, et me retient dans la prospérité; ce qui me fait marcher en sûreté dans une voie royale entre les biens et les maux de cette vie, et écarte les périls qui me menacent à droite et à gauche. C'est ce qui me concilie les bonnes grâces du juge du monde, en me montrant doux et humble celui qui est redoutable aux puissances; non-seulement en me faisant voir favorable, mais encore en me donnant un modèle à imiter dans celui qui est inaccessible aux principautés, et terrible aux rois de la terre. C'est pourquoi ce que j'ai toujours à la bouche, comme vous le savez, toujours dans le coeur, comme Dieu le sait, partout dans mes écrits, comme on le voit assez, et ma philosophie la plus sublime en ce monde, c'est Jésus, et Jésus crucifié. Je ne m'enquiers point, comme l'Épouse, où repose à midi celui que j'embrasse avec joie, parce qu'il demeure entre mes mamelles. Je ne demande point où celui que je contemple comme sauveur sur la croix fait paître son troupeau. Ce que cherche l'Épouse est plus relevé, mais ce que je veux est plus doux et plus facile. L'un est du pain, l'autre du lait. Or, le lait nourrit les petits enfants, et remplit les mamelles des mères, voilà pourquoi il demeurera entre mes mamelles.
5., Mes très-chers enfants, cueillez-vous aussi un bouquet si aimable, mettez-le au plus profond de votre coeur, servez-vous-en pour en munir l'entrée, et qu'il demeure entre vos mamelles. Ayez-le toujours, non derrière vous, mais devant les yeux; car si vous le portez sans le sentir, son poids vous accablera et son odeur ne vous relèvera point. Souvenez-vous que Siméon l'a reçu entre ses bras (Lc 2,28), que Marie l'a porté dans ses entrailles, l'a réchauffé dans son sein, et que l'Épouse le place entre ses mamelles, et, pour ne rien oublier, qu'il est devenu parole entre les mains du Prophète Zacharie, et de quelques autres. Je me figure que Joseph, l'époux de Marie, l'a souvent pris sur ses genoux pour le caresser. Toutes ces personnes l'ont eu devant elles, non derrière. Qu'elles vous servent donc d'exemple, faites de même. Car si vous avez devant les yeux celui que vous portez, il est certain, qu'en voyant les maux qu'a soufferts le Seigneur, vous porterez les vôtres avec plus de facilité, avec le secours de l'époux de l'Église, qui est Dieu par dessus toutes choses et béni à jamais. Ainsi soit-il.
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La correction doit se régler sur le caractère de ceux qu'on reprend: elle doit être douce quand elle s'adresse à des personnes humbles et faciles, et sévère quand on a affaire à des rimes dures et obstinées.
1. «Mon bien-aimé est pour moi une grappe de raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi (Ct 1,13).» Si l'Époux est aimable dans la mirrhe, il l'est bien davantage dans la douceur du raisin. Mon Seigneur Jésus est donc pour moi de la mirrhe dans sa mort, et une grappe de raisin dans sa résurrection; et c'est de cette sorte qu'il s'est donné lui-même à moi comme un breuvage salutaire mêlé de larmes et de joie. Il est mort pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification, afin qu'étant morts au péché nous vivions pour la justice (Rm 4,25).» Donc, si vous avez pleuré vos péchés, vous avez bu le breuvage amer, mais si, entrés dans une vie plus sainte, vous commencez à respirer dans l'espérance d'une vie immortelle, l'amertume de la mirrhe s'est changée, pour vous, en la douceur du vin qui réjouit le coeur de l'homme. Peut-être, quand le Sauveur ne voulu point boire le vin mêlé de mirrhe qu'on lui présenta sur la croix, était-ce pour faire comprendre qu'il n'avait soif que du premier? Lors donc qu'après les amertumes de la mirrhe, vous venez à goûter ce vin délicieux, vous pouvez dire aussi avec raison: «Mon bien aimé est pour moi une grappe de raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi.» Engaddi signifie deux choses, mais toutes deux ont le même sens. Il veut dire en effet, lafontaine du bouc, et le baptême des nations; or l'une et l'autre marquent clairement les larmes du pécheur. On l'interprète encore l'oei1 de la tentation qui verse aussi des larmes, et voit d'avance les tentations qui ne manquent jamais à l'homme, tant qu'il est sur la terre; mais les gentils, qui marchaient dans les ténèbres, n'ont pas pu découvrir par eux-mêmes, ni par conséquent éviter les pièges des tentations, jusqu'à ce que, par la grâce de celui qui illumine les aveuglés, ils eussent recouvré les yeux de la foi, fussent entrés dans l'Église, qui a un oeil pour apercevoir les tentations, se fussent fait instruire par des hommes spirituels, qui, étant éclairés par l'esprit de sagesse, et savants par leur propre expérience, peuvent dire en vérité: «Nous n'ignorons pas les artifices et les desseins du diable (1Co 2,11).»
2. On dit que Engaddiproduit aussi une petite espèce de baumier, que les habitants du pays cultivent comme des vignes; c'est peut-être pour cela qu'il les appelle des vignes. Autrement que signifierait du raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi? Qui s'est jamais avisé de transporter des grappes de raisin d'une vigne dans une autre? On ne porte pas ordinairement du vin où il y en a, mais où il n'y en a point. Il appelle donc, vignes d'Engaddi, les peuples de l'Église, elle a un baume liquide, je veux dire un esprit de douceur qui lui fait choyer la délicatesse de ceux qui sont encore petits en Jésus-Christ, et consoler les douleurs des pénitents. Si un frère tombe en quelque faute, un des ministres de l'Église qui a déjà reçu cet esprit, le reprendra aussitôt avec ce même esprit de douceur, parce qu'en faisant retour sur lui-même, il craint d'être tenté (Ga 6,1). C'est ce qui figure l'huile matérielle dont l'Église a coutume d'oindre le corps de tous ceux qui sont baptisés.
3. Mais comme les plaies de celui qui est tombé entre les mains des voleurs, et que le charitable samaritain a porté sur son cheval dans l'hôtellerie de l'Église, ne sç guérissent pas avec de l'huile seulement, mais avec du vin et de l'huile tout ensemble; il faut que le médecin spirituel mêle le vin d'un zèle ardent, avec l'huile de la douceur, attendu qu'il ne doit pas seulement consoler las faibles, mais aussi reprendre les esprits inquiets. Car s'il voit que le blessé, c'est-à-dire, le pécheur, ne s'amende point par les douces et charitables réprimandes, par lesquelles il commence sa guérison, et qu'au contraire il abuse de sa bonté, devient plus négligent à cause de sa patience, et persiste avec plus de confiance encore dans son péché; l'huile de remontrances salutaires étant inutile, il doit se servir des remèdes plus piquants, employer le vin de la componction, c'est-à-dire recourir à son égard aux réprimandes sévères et aux reproches amers, et s'il en est besoin, et que son endurcissement soit si grand, il pourra venger ce mépris, en le frappant même des censures ecclésiastiques. Mais où prendra-t-il ce vin? Car on ne trouve point de vin dans les vignes d' Engaddion y trouve seulement de l'huile. Qu'il le cherche dans l'île de Chypre, qu'on dit être fertile en vin, mais en vin excellent, qu'il cueille cette grosse grappe, qu'autrefois les espions d'Israël rapportaient sur un levier, en quoi ils figuraient les prophètes qui ont marché devant, les apôtres qui ont suivi, et Jésus-Christ qui est venu entre les prophètes et les apôtres; et qu'en prenant cette grappe, il dise: «Mon bien-aimé m'est une grappe de raisin de Chypre.»
4. Nous avons parlé de la grappe de raisin; voyons maintenant comment. on en tire le vin du zèle; car, si l'homme pécheur ne se met point en colère contre celui qui pèche, mais, au contraire, use de compassion comme d'une liqueur douce balsamique qu'il verse sur lui, nous savons d'où cela procède, et vous l'avez déjà ouï, mais peut-être n'y avez-vous pas pris garde. Car nous avons dit que cette douceur vient de ce qu'on se considère soi-même, et que, suivant le conseil très-sage de saint Paul, pour apprendre à avoir de la condescendance pour ceux qui se laissent aller eau péché, on se considère soi-même dais la crainte d'être aussi tenté un jour (Ga 6,1), et n'est-ce pas de là que l'amour du prochain dont il est dit dans la loi: «Vous aimerez votre prochain comme vous-même (Lc 10,27),» tire son origine. L'amour du prochain a sans doute ses premiers fondements dans les plus secrètes affections humaines; et de l'amour que la nature a inspiré à l'homme pour lui-même, comme d'une humeur féconde, l'amour du prochain tire une espèce de vie et de vigueur, par laquelle, avec la grâce que Dieu répand sur lui d'en haut, il produit des fruits de charité; en sorte que ce que l'âme désire naturellement pour soi, elle ne croit pas devoir le refuser à un autre, qui semble avoir quelque droit d'y prétendre, parce qu'il participe à sa nature; elle lui en fait part avec joie et volontiers, lorsqu'elle le peut et qu'il en a besoin. Ainsi, cette onction de douceur et de bonté, naturelle à l'homme, à moins que le péché ne la détruise, le porte plus à compatir aux fautes des pécheurs qu'à les traiter avec rigueur et sévérité.
5. Mais, selon le mot du Sage, «comme les mouches qui doivent mourir gâtent l'huile des parfums (Qo 10,1),» et qu'une fois gâtée, la nature n'a plus de quoi réparer la perte qu'elle a faite, il arrive que, par un changement déplorable, elle éprouve ce que l'Écriture adit avec tant de vérité, que «les inclinations et les pensées de l'homme sont portées au mal dès sa jeunesse (Gn 8,21)» Ce n'est pas une bonne jeunesse que celle dans laquelle le plus jeune des enfants demande qu'on lui donne sa part du bien de son père, et veut partager un bien qu'il est plus doux de posséder en commun, et avoir seul un bien qui n'est pas diminué pour être possédé eu commun, et ne perd rien pour être partagé. Enfin, dit l'Écriture: «Il dissipa tous ses biens en vivant dans la débauche avec des femmes perdues (Lc 15,12).» Qui sont ces femmes perdues? Ne sont-ce point celles qui font perdre toute sa douceur à celte huile de parfums, c'est-à-dire les convoitises de la chair, au sujet desquelles l'Écriture nous donne des avis très-salutaires, quand elle nous dit: «Ne vous laissez point aller après vos convoitises;» car le Sage remarque fort bien qu'elles «doivent mourir, attendu que le monde passe avec ses convoitises (Jn 2,17).» lorsque nous voulons les satisfaire, nous nous privons de la douceur d'un bien commun et général, par celle que nous voulons prendre en particulier. Ce sont là sans doute ces mouches sales et piquantes, (lui souillent en nous la beauté de la nature, déchirent l'esprit par les soucis et les inquiétudes, et détruisent le plaisir et les charmes de la vie commune. C'est pour cela que l'homme est appelé le plus jeune des enfants du père de famille, parce que, tandis que sa nature corrompue par les passions déréglées d'une folle jeunesse, a perdu toute la grâce de la maturité et de la sagesse virile, son esprit s'endurcit et se dessèche, méprise tout le monde au prix de soi, et perd toute affection.
6. C'est donc dès le commencement de cette méchante et misérable jeunesse que les inclinations et les pensées de l'homme sont portées au mal, et que naturellement il est plus prompt à s'irriter contre le prochain qu'à compatir à ses faiblesses. De là vient que l'homme, ayant dépouillé presque tout sentiment d'humanité, veut que les autres l'assistent dans ses besoins, mais ne veut pas rendre lui-même aux autres l'assistance qu'ils réclament. Un homme est un pécheur juge des,hommes et des pécheurs comme lui, il les méprise, il s'en raille, sans considérer qu'il peut être tenté aussi à son tour, or, comme j'ai dit, la nature ne se relèvera pas de ce mal par elle-même, et ne recouvrera jamais l'huile de cette douceur originelle, depuis qu'elle l'a une fois perdue. Mais ce que la nature ne saurait faire, la grâce le peut. Et celui sur qui l'Esprit Saint daignera répandre de nouveau les effets de sa bonté, comme une onction salutaire, reprendra aussitôt ses premiers sentiments d'humanité, et recevra même de la grâce, quelque chose de plus excellent que de ce qu'il tenait de la nature. Elle le rendra saint par la foi et parla douceur, et lui donnera non de l'huile, mais du baume recueilli dans les vignes d'Engaddi.
7. Car il n'y a point de doute qu'il ne coule des dons plus précieux de la fontaine du bouc dont l'onction change les boucs en agneaux, fait passer les pécheurs de la gauche à la droite, après les avoir abondamment rempli de l'huile de la miséricorde, afin que la grâce surabonde où les péchés abondaient auparavant. (Rm 15,20) Ne vous semble-t-il pas que celui-là soit, en quelque sorte redevenu homme qui, dépouillant la dureté de l'esprit du monde, et recouvrant, avec le secours de la grâce, l'onction et la douceur naturelle à l'homme, que les convoitises charnelles, comme des mouches infectes, avaient entièrement détruite tiré de son fond l'homme, c'est-à-dire de soi-même, la matière et la règle de sa compassion pour les hommes, et regarde comme quelque chose de brutal et de monstrueux, non-seulement de faire à autrui ce que lui-même ne voudrait pas souffrir, mais même de ne pas faire aux autres ce qu'il désirerait qu'on lui fit à lui-même?
8. Voilà d'où vient l'huile. Mais d'où vient le vin? Évidemment de la grappe de raisin de Chypre. Car si vous aimez le Seigneur Jésus de tout votre coeur, de toute votre âme, de toutes vos forces, pourrez-vous voir sans émotion les injures et les outrages qu'on lui fait? non sans doute, mais, emporté aussi par un esprit de jugement, et de zèle, comme un homme puissant et robuste à qui le vin donne de nouvelles forces, plein du zèle de Phinées, vous direz avec David: «Je sèche de regret et de zèle de ce que mes ennemis ont oublié vos paroles (Ps 78,15),» et avec le Seigneur: «Le zèle de votre maison me consume et me dévore (Ps 79,10).» Ce zèle ardent, c'est le vin exprimé de la grappe de raisin de Chypre, et l'amour de Jésus-Christ est un breuvage qui enivre. Car notre Dieu est un feu consumant (Dt 4,24), et un Prophète disait, que le feu était descendu d'en haut dans la moëlle de ses os (Lm 1,13), parce qu'il était tout enflammé de l'amour divin. Lorsque l'amour du prochain vous a donné l'huile , de douceur, quand l'amour de Dieu vous a procuré le vin du zèle et de l'émulation, approchez-vous avec confiance pour guérir les plaies de celui qui est tombé entre les mains des voleurs, et soyez un parfait imitateur du charitable Samaritain. Dites aussi avec la même confiance que l'Épouse: «Mon bien-aimé est pour moi une grappe de raisins de Chypre dans les vignes d'Engaddi.» C'est-à-dire, l'amour de mon bien-aimé m'embrase de zèle de justice, dans les sentiments d'affection que j'ai pour mon prochain. Mais en voilà assez. Car ma mauvaise santé me force à m'arrêter, comme cela m'arrive assez souvent, en sorte que pour la plupart du temps, comme vous savez, je suis obligé de laisser mes discours inachevés, et de renvoyer à un autre jour ce qui me reste à dire sur les versets que j'avais le dessein d'expliquer. Mais quoi? Je m'attends à être châtié, car je sais que je suis encore traité plus favorablement que je ne le mérite, frappez-moi, mon Dieu, frappez-moi comme un serviteur qui travaille mal. Peut-être les coups que je recevrai de votre main, me tiendront-ils lieu de mérites, peut-être Jésus-Christ, l'époux de l'Église, ne trouvant point en moi des biens qu'il récompense, verra dans mes plaies et dans mes douleurs un sujet d'exercer sa miséricorde et d'avoir pitié de moi, Lui qui est Dieu par dessus toutes choses, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
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Les deux beautés de l'âme; comment l'âme parle au Verbe, et le Verbe à l'âme, leur langue.
1. «Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle! Vos yeux sont des yeux de colombe (Ct 1,14). C'est bien, c'est très-bien, l'amour de l'Époux a donné de la présomption à l'Épouse, et ce même amour a produit l'indignation de l'Époux. L'événement le prouve. Car la présomption a été suivie de réprimande, la réprimandé d'amendement, et l'amendement de récompense. A peine le bien-aimé est-il présent, le maître disparaît, le roi s'évanouit, la dignité s'efface, le respect est mis de côté. Car devant l'amour parfait toute déférence disparaît. Et de même que Moïse parlait autrefois à Dieu comme un ami à son ami, et Dieu lui répondait, ainsi maintenant s'établit-il entre le Verbe et l'âme un entretien aussi familier que celui de deux voisins ensemble. Et il n'y a pas lieu de s'en étonner; car leur amour n'ayant qu'une même source, il est réciproque, leurs caresses sont mutuelles. Des paroles plus douces que le miel volent donc également des deux côtés, et ils se jettent mutuellement des regards pleins d'une douceur infinie en signe de l'amour saint qui les embrase. Il l'appelle son amie, il dit qu'elle est belle, et le répète encore une fois, et il reçoit d'elle les mêmes témoignages d'amour. Et cette répétition n'est pas inutile, puisque c'est une confirmation de son amour; peut-être même veut-il nous marquer par là qu'il y a là dessous quelque mystère à pénétrer.
2. Cherchons donc quelle est la double beauté de l'âme. Car il me semble que c'est- cela qu'il veut donner à entendre. La beauté de l'âme c'est l'humilité. Je ne le plis pas de moi-même, le Prophète l'a dit avant moi. «Vous m'arroserez d'hysope et je deviendrai pur (Ps 51,9).» Marquant l'humilité par cette herbe, qui est petite, et qui purifie le coeur. Le Prophète, après être tombé dans un crime énorme, espère qu'il sera lavé avec l'hysope, et qu'il recouvrera ainsi la première blancheur de l'innocence. Cependant si l'humilité de celui qui a commis url grand péché est aimable, elle ne mérite pas néanmoins d'être, admirée,. Mais si celui qui a conservé l'innocence y joint encore l'humilité, ne vous semble-t-il pas posséder une double beauté de l'âme? La sainte Vierge n'a jamais perdu la sainteté, et n'a jamais manqué d'humilité. Et si le Roi fut épris d'amour pour sa beauté, c'est parce qu'elle alliait l'humilité à l'innocence. Car, comme elle dit elle-même: «c'est l'humilité de sa servante qu'il a regardée (Lc 1,48).» Heureux sont ceux qui conservent leurs vêtements purs, c'est-à-dire leur simplicité et leur innocence, si toutefois ils ont soin de se revêtir encore de la beauté de l'humilité! Certes l'âme qui est telle s'entendra dire ces paroles: «Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle!» Plût à Dieu, Sauveur Jésus, que vous disiez seulement une fois à mon âme: vous êtes belle. Plût à Dieu que vous me conservassiez au moins l'humilité. Car j'ai mal gardé ma première robe. Je suis votre serviteur, je n'ose me dire votre ami, moi qui ne suis pas digne de vous entendre rendre un double témoignage à ma beauté. Il me suffit d'en entendre un. Mais que faire si cela même est encore douteux? Je sais ce que je ferai si je ne suis qu'un vil serviteur, je rendrai mes devoirs à l'ami de l'Époux; si je ne suis qu'un homme misérable et difforme, j'admirerai sa beauté accomplie, et me réjouirai à la voix de l'Époux qui admire lui-même une si rare perfection. Qui sait si au moins par là je ne trouverai point grâce devant les yeux de cette bien-aimée, et si, à la faveur de son crédit, je ne serai point mis au nombre des amis? Car l'ami de l'Époux demeure en silence, et est ravi de joie eu entendant sa voix. Voilà sa voix qui frappe les oreilles de l'Épouse. Écoutons la et réjouissons-nous. Les voilà ensemble, ils se parlent l'un à l'autre, écoutons-les. Que nul soin du siècle, nul attrait charnel ne nous distraient d'un entretien si agréable.
3. «Que vous êtes belle,» dit-il, «mon amie, que vous êtes belle!» Ces paroles expriment l'admiration, le reste la louange. C'est avec raison qu'on l'admire, puisqu'elle n'est pas devenue humble après avoir perdu la sainteté, mais l'est demeurée en la conservent. C'est avec justice que deux fois elle est appelée belle, puisqu'elle a 1'une et l'autre beauté. Il est extrêmement rare sur la terre de ne point perdre son innocence, ou que l'innocence, si on la conserve, n'exclue, point l'humilité. Aussi est-elle bien heureuse d'avoir conservé l'une et l'autre. Ce qui le prouve, c'est que tout en ne se sentant coupable de rien, elle ne rejette pas la réprimande de l'Époux. Pour nous, lors que nous avons commis les plus grandes fautes, c'est à peine si nous souffrons qu'on nous reprenne; mais au contraire, bien que n'ayant rien fait de mal, elle entend avec un esprit soumis les paroles amères qui lui sont adressées. Car quel mal fait-elle en désirant voir l'éclat de son Époux? N'est-ce lias an contraire un désir louable? Et cependant quand elle en est blâmée, elle se repent et dit: «Mon bien-aimé, m'est un petit bouquet de myrrhe, il demeurera entre mes mamelles (Ct 1,12).» C'est-à-dire, cela me suffit; je ne veux plus savoir autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Cette humilité est bien grande. Toute innocente qu'elle est, elle entre dans des sentiments de pénitence, et, bien qu'elle n'ait aucun sujet de se repentir, elle s'en forme un, pour donner lieu à sa repentance. Pourquoi donc, direz-vous, a-t-elle été reprise, si elle n'a point fait de mal? Écoutez en cela la sage conduite de l'Époux, l'humilité de l'Épouse est mise à l'épreuve aujourd'hui comme l'avait été l'obéissance d'Abraham. Et de même que ce patriarche, après avoir donné une preuve de son obéissance en accomplissant le commandement de Dieu, mérita d'entendre ces paroles: «Je connais à cette heure que vous craignez Dieu;» de même, il est dit à l'Épouse en d'autres paroles: Je connais maintenant que vous êtes humble. Car c'est ce que signifient ces mots: «Combien vous êtes belle!» Et il recommence cet éloge afin de marquer qu'elle a ajouté la beauté de l'humilité à celle de l'innocence: «Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle!» Je connais maintenant que vous êtes belle, non-seulement par l'amour que vous avez pour moi, mais encore par votre humilité. Je ne dis plus maintenant que vous êtes belle parmi les femmes, ni que vous êtes belle par les joues ou par le cou, comme je disais auparavant, mais je dis simplement que vous êtes belle sans comparaison, sans restriction, non en partie.
4. Puis il ajoute: «vos yeux sont des yeux de colombe,» pour relever encore davantage son humilité. Car il voit que, reprise de vouloir porter trop haut ses recherches, elle ne fait point difficulté de descendre aussitôt aux choses les plus simples en disant: «Mon bien-aimé est pour moi un petit bouquet de myrrhe.» Il y a sans doute bien de la différence entre un visage plein de gloire et un bouquet de myrrhe; aussi est-ce une grande marque d'humilité de s'arrêter à l'un en se voyant rappeler de l'autre. «Vos yeux donc sont des yeux de colombe.» Vous ne vous tenez plus, dit-il, dans les pensées sublimes et élevées au dessus de vous, mais, à l'exemple d'un oiseau très-simple, vous êtes contente des choses les plus simples, vous faites votre nid dans les trous de la pierre, vous demeurez dans mes plaies, et contemplez avec joie, d'un oeil de colombe, les choses qui concernent seulement mon incarnai ion et ma passion.
5. On du moins le St-Esprits'étant montré sous la forme de cet oiseau, il loue plutôt en elle un regard spirituel qu'un regard simple. Et si cette explication vous plait, il faut rapporter ce verset à ce que disent, un peu auparavant, les compagnons de l'Époux, quand ils lui promettent de lui faire des pendants d'oreille d'or; leur dessein notait pas, comme je l'ai montré alors, d'orner les oreilles de son corps; mais de former celles de son coeur, et il se peut qu'ayant son coeur plus purifié par la foi qui vient de l'ouïe, elle soit devenue capable de voir ce qu'elle ne pouvait pas voir auparavant. Et, comme après avoir reçu ces pendants d'oreilles, elle paraît avoir la vue plus pénétrante pour l'intelligence des choses spirituelles, elle en est plus agréable à l'Époux qui, -autant qu'il est en lui, aime toujours mieux être contemplé d'une manière spirituelle, et il la félicite de cette nouvelle perfection, en disant: «Vos yeux sont des yeux de colombe.» Regardez-moi maintenant, dit-il, en esprit (Lm 4,20), parce que le Seigneur Jésus-Christ qui est devant vous est un esprit. Et vous pouvez le faire, car vos yeux sont des yeux de colombe. Auparavant vous ne le pouviez pas, c'est ce qui vous attirait des réprimandes. Mais maintenant faites-le, si vous voulez, puisque vous avez des yeux de colombe, c'est-à-dire des yeux spirituels, vous ne le pouvez pas faire encore, autant que vous l'avez demandé; mais néanmoins vous serez satisfaite, vous devez passer de„clarté en clarté. Voyez donc maintenant comme vous le pourrez, et lorsque vous pourrez davantage, vous verrez davantage.
6. Je ne pense pas, mes frères, non,je ne pense pas, je le répète, que cette vision soit médiocre, et commune à tous, quoiqu'elle soit inférieure à celle dont nous devons jouir un jour. Après tout, reconnaissez-le par ce qui suit: «Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau (Ct 1,15).» Vous voyez combien elle est élevée, et à quelle hauteur est arrivée une âme qui s'attribue le droit d'appeler le Seigneur de l'univers son bien-aimé. Remarquez, en effet, qu'elle ne dit pas «Bien-aimé» simplement, mais «Mon bien-aimé,» pour marquer qu'il lui appartient comme en propre. Certes, cette vision est bien grande, puisqu'elle donne tant de confiance et d'autorité à cette âme, qu'elle ne regarde point le Seigneur de toutes choses comme son Seigneur, mais comme son bien-aimé. Je ne crois pas que, pour cette fois, il se soit présenté à elle aucune image de la chair, ou de la croix, ou des infirmités corporelles de son Époux. Car, selon le Prophète, dans toutes ces choses «Il n'avait ni grâce ni beauté (Ps 54,2).» Au lieu qu'en le voyant elle proclame qu'il est beau;et agréable, et fait voir par là, qu'il lui est apparu d'une manière plus excellente. Car l'Époux parle à l'Épouse bouche à bouche, comme il faisait autrefois avec Moïse (Ex 33); et elle voit Dieu clairement, non par énigmes et en figures. Aussi, elle le proclame tel qu'elle le voit véritablement en esprit par une vision infiniment sublime et agréable. Ses yeux ont vu le roi dans sa beauté, toutefois ils ne l'ont pas vu comme roi, mais comme bien-aimé. Qu'un prophète l'ait vu sur un trône extrêmement élevé (Is 6,1), qu'un autre témoigne qu'il lui est apparu face à face (Gn 32,30), néanmoins il me semble que l'Épouse les surpasse, en ce que nous lisons qu'ils ont vu le Seigneur, et que celle-ci voit son bien-aimé. Car voici les paroles du Prophète . «J'ai vu le Seigneur assis sur un trône extrêmement haut et élevé (Is 6,1),» et «j'ai vu le Seigneur face à face, et je n'en suis pas mort (Gn 32,30).» Mais, «si je suis le Seigneur,» dit-il, «où est la crainte qu'on me doit (Ml 1,6)?» Si donc leur révélation a été accompagnée de crainte; parce que la crainte se rencontre toujours, où est le Seigneur; certainement, si on m'en laissait le choix, je préférerais la vision de l'Épouse, avec d'autant plus d'ardeur et de joie, que je vois qu'elle produit un sentiment bien plus noble, qui est celui de l'amour. Car la crainte est pénible, mais la charité met de côté toute crainte (Jn 4,18). Il y a de la différence entre paraître terrible en ses jugements sur les enfants des hommes (Ps 46,5), et paraître plus beau que tous. les enfants des hommes (Ps 46,3). «Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau!» Ces paroles expriment de l'amour, non de la crainte.
7. Mais peut-être vous vient-il un doute dans l'esprit, et vous demandez-vous avec incertitude pourquoi on rapporte les paroles du «Verbe» à l'âme et ensuite celles de l'âme au Verbe, en sorte qu'elle a à peine entendu la voix de celui qui lui parle et qui publie sa beauté, qu'elle prodigue aussitôt à son tour, les mêmes louanges à celui dont elle s'est entendu louer? Comment cela se peut-il faire? Car ce n'est pas la parole qui parle, mais c'est par la parole qu'on parle. De même Pâme ne peut parler si la bouche de son corps ne lui forme des .paroles. Vous avez raison de faire cette demande: mais considérez que c'est l'esprit qui parle et qu'il faut entendre ces choses spirituellement. Aussi, toutes les fois qu'on vous dit, ou que vous lisez, que le Verbe et l'âme parlent ensemble, et se regardent l'un l'autre, ne vous imaginez pas qu'ils échangent entre eux des mots corporels, ni qu'ils se voient l'un l'autre par le moyen d'images corporelles. Écoutez plutôt ce que volts devez penser en cette circonstance. Le Verbe est un esprit, l'âme en est un pareillement; ils ont leur langue pour se parler l'un à l'autre, et se faire connaître qu'ils sont présents. La langue du Verbe c'est la faveur de sa bienveillance, et celle de l'âme, c'est la ferveur dé sa dévotion, l'âme qui n'a point de dévotion, n'a point de langue, elle ne saurait parler, et ne peut s'entretenir avec le Verbe. Lorsque le Verbe, voulant parler à l'âme, agite sa langue, l'âme ne peut pas ne point le sentir. Car la parole de Dieu est vive et efficace, et plus perçante qu'une épée à deus tranchants, qui va jusqu'à la division de Pâme et de l'esprit (He 4,42). De même lorsque Pâme remue la sienne, il est impossible que le Verbe ne le sache pas, non-seulement parce qu'il est présent partout, mais encore et surtout parce que la langue de la dévotion ne se remue jamais pour parler, si, par sa grâce, il ne l'excite lui-même à le faire.
8. Par conséquent, pour le Verbe, dire à l'âme qu'elle est belle, et l'appeler son amie, c'est répandre en elle la grâce qui le fasse aimer d'elle, et lui fait penser qu'elle est elle-même aimée de lui. De même, lorsque Pâme à son tour appelle le Verbe «son bien-aimé» et confesse qu'il est beau, c'est qu'elle lui attribue sans fiction et sans déguisement, la grâce qu'elle a de l'aimer et d'être aimée de lui, c'est qu'elle admire sa bonté et s'étonne des faveurs qu'elle en reçoit. Car sa beauté c'est son amour, et il est d'autant plus grand qu'il est prévenant. C'est pourquoi elle s'écrie du plus profond de son coeur, du plus intime et du plus vif de ses affections, qu'elle doit l'aimer avec d'autant plus d'ardeur, qu'il l'a aimée le premier. Aussi la parole du Verbe est l'infusion de la grâce, et la réponse de l'âme, c'est son étonnement accompagné d'actions de grâces. Elle aime d'autant plus, qu'elle reconnaît que son Époux l'emporte davantage sur elle, et son admiration est d'autant plus grande qu'elle sent qu'il la prévient par son amour. Ce qui fait qu'elle ne se contente pas de dire, qu'il est beau; elle le répète pour marquer, par cette répétition, l'éminence de sa beauté.
9. Ou du moins elle exprime l'admirable beauté des deux substances en Jésus-Christ; dans l'une la beauté de la nature, dans l'autre celle de la grâce. Que vous êtes beau à vos anges, Seigneur Jésus, dans la forme de Dieu, le jour de votre éternité, engendré avant l'étoile du matin dans les splendeurs de vos saints, étant vous-même la splendeur et la figure de la substance du père, et la lumière de la vie éternelle toujours brillante, et toujours durable! Que vous me semblez beau, mon Seigneur, lorsque je vous contemple dans cet état glorieux! Car lorsque vous vous êtes anéanti, lorsque vous avez dépouillé de ses rayons naturels cette lumière qui ne souffre point de défaillance, votre bonté a éclaté plus vivement, votre charité a brillé d'un plus vif éclat, et votre grâce en a semblé plus radieuse. Etoile de Jacob, que vous me paraissez brillante (Nb 24,17), «rejeton de la racine de Jessé, que vous me semblez verdoyant (Is 11,1);» lumière du soleil levant qui m'éclairez dans les ténèbres, que vous m'êtes douce et agréable! quel sujet d'admiration et d'étonnement n'est-il point même aux vertus célestes, dans sa conception du Saint-Esprit, dans sa naissance d'une vierge, dans l'innocence de sa vie, dans la profondeur de sa doctrine, dans la gloire de ses miracles, dans les révélations de ses mystères? Enfin, ô Soleil de justice, comme vous êtes étincelant, lorsqu'après vous être couché vous vous levez du centre de la terre! Roi de gloire, que vous êtes beau, lorsque, revêtu d'une robe superbe et magnifique, vous vous retirez dans le plus haut des cieux! Comment, à la vue de tant de merveilles, toutes les puissances de mon âme ne s'écrieraient-elles pas: «Seigneur, qui est semblable à vous?»
10. Croyez donc que l'Épouse voyait toutes ces choses et d'autres semblables dans son bien-aimé, lorsqu'elle disait: «Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau!» Ce n'est pas seulement ces merveilles, mais sans doute encore quelqu'autre miracle de la beauté de sa nature supérieure, qui est au dessus de notre portée et de notre expérience, qu'elle avait remarqué. Cette répétition désigne donc la perfection des deux substances. Ecoutez ensuite comment elle saute de joie à la vue et aux discours de son bien-aimé; comment, éprise d'un saint ravissement, elle chante devant lui un chant nuptial tout rempli de choses tendres et amoureuses: «Notre petit lit, dit-elle, est tout fleuri, les solives de nos maisons sont de bois de cèdre, nos lambris sont de cyprès (Ct 1,16).» Mais réservons ce chant de l'Épouse pour une antre fois, afin que le repos nous donnant une nouvelle allégresse, nous soyons plus disposés à nous réjouir avec elle, à louer et à glorifier son époux Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses, et béni à jamais. Ainsi soit-il.
Bernard sur Cant. 43