Bernard sur Cant. 46
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État et composition de toute l'Église. Comment on parvient à la contemplation par la vie active qui se passe sous l'obéissance.
1. «Notre petit lit est tout fleuri, les solives de nos maisons sont de bois de cèdre, nos lambris sont de cyprès (Ct 1,16)» Elle chante l'épithalame, et décrit dans un beau discours, le lit et la chambre nuptiale. Elle invite l'Époux à se reposer; car ce qui lui est préférable c'est de, se reposer avec Jésus-Christ. Il n'y a que les âmes à gagner qui puissent la faire sortir. Croyant donc avoir trouvé l'occasion favorable, elle annonce à (Époux que la chambre est ornée, elle montre le lit comme du doigt, elle convie son bien-aimé, comme j'ai dit, à prendre quelque repos, et, semblable aux disciples d'Emmaüs, ne pouvant plus souffrir le feu de l'amour qui l'embrase, elle tâche d'attirer son Époux dans l'hôtellerie de son coeur, le presse de passer la nuit avec elle, et lui dit avec Pierre: «Seigneur, il fait bon ici (Mt 17,4).»
2. Cherchons maintenant quel est le sens spirituel de ces choses. Or, je crois que dans l'Église le «lit» où l'on se repose ce sont les cloîtres et les monastères, dans lesquels on mène une vie exempte des soins et des inquiétudes du siècle. Ce lit est fleuri, parce que la conversation et la vie des frères brille des exemples et des instituts des pères, comme un champ émaillé de fleurs odoriférantes. Les «maisons» signifient les simples chrétiens, que ceux d'entre eux qui sont élevés en dignité, tels que les princes de l'Église et ceux du siècle, retiennent fortement par les lois qu'ils leur imposent, comme les solives retiennent et affermissent les murailles d'une maison, et empêchent que, vivant chacun à sa mode et à son gré, ils ne se désunissent comme des murs qui se séparent, et qu'ainsi tout l'édifice ne s'écroule. Pour les «lambris» qui sont appuyés fortement sur les solives, et qui ornent les maisons, je crois qu'ils signifient les moeurs douces et réglées du clergé, et les offices de l'Église remplis selon les rites. Car comment l'ordre des clercs pourra-t-il subsister, et les charges de l'Église seront-elles remplies comme il faut, si les princes, qui sont comme les solives de ces lambris, ne les soutiennent par leurs bienfaits, et ne les protègent par leur puissance?
3. Or, s'il est dit que les solives sont de cèdre et les lambris de cyprès, c'est parce que la nature de ces bois a quelque rapport aux deux ordres dont nous avons parlé plus haut. Le cèdre étant un bus qui ne se pourrit jamais, un arbre odoriférant et très-élevé, marque assez quelles personnes on doit choisir pour tenir lieu de poutres et de solives. 1 faut doge que ceux qui sont établis sur les autres soient forts et,généreux, qu'ils soient doux et patients, qu'ils aient l'esprit sublime et élevé, et que, répandant partout la bonne odeur de leur foi et de leur vertu, ils puissent dire avec l'Apôtre: «Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ, pour Dieu en toute sorte de lieux (2Co 2,15).» De même, le cyprès, étant aussi un bois qui sent bon et qui ne se pourrit point, montre que tout ecclésiastique, quel qu'il soit, doit être incorruptible dans sa foi et dans ses moeurs, pour servir d'ornement à la maison de Dieu, et en être comme le lambris. Car il est écrit: «La sainteté est l'ornement éternel de votre maison (Ps 93,5).» Paroles qui expriment bien la beauté de la vertu et la persévérance d'une grâce qui ne s'altère jamais. Il faut donc que celui qui est choisi pour orner et embellir cette maison, soit orné lui-même de vertus; et, non content du témoignage de sa conscience, il doit être tel que les autres aient de lui une opinion avantageuse. Il y a d'autres qualités encore dans ces bois qui ont beaucoup de rapport avec les choses que nous traitons spirituellement; mais je les passe sous silence pour abréger.
fi. Remarquez comme l'état de l'Église est admirablement compris en très-peu de mots; car un seul verset nous rappelle l'autorité des supérieurs, la beauté du clergé, la discipline du peuple et le repos des religieux. L'Église, leur sainte mère, se réjouit de les voir bien réglés, et les présente alors à son bien-aimé pour qu'il les voie aussi; elle rapporte tout -à sa bonté, parce qu'il est l'auteur de tous biens, et ne s'attribue rien à elle-même. Car sh elle dit: «Notre lit et nos maisons,» ce n'est pas pour s'attribuer ces choses, mais pour marquer son amour; l'excès de son affection lui donne cette confiance, et l'empêche de regarder comme étranger à son égard ce qui appartient à celui qu'elle aime avec passion. Elle croit qu'elle ne saurait être exclue de la maison de son époux ni empêchée de partager son repos, parce qu'en toutes choses elle a coutume de chercher plutôt ses intérêts à lui que les siens propres. Et c'est pour cela qu'elle se permet d'appeler leurs, le lit et les maisons que son époux possède. Elle dit, en effet: «Notre lit, les solives de nos maisons et nos lambris,» et ne fait point difficulté de s'associer dans la possession de ces biens à celui à qui elle est sûre d'être unie par l'amour. Il n'en est pas de même de celle qui n'a pas encore renoncé à sa propre volonté, mais qui reste couchée chez elle et qui a son chez soi, ou plutôt qui, au lieu de demeurer chez elle, vit dans le désordre et l'impudicité, avec des femmes débauchées, je veux parler des convoitises de la chair, avec lesquelles elle dissipe ses biens et sa portion de l'héritage paternel qu'elle a réclamée (Lc 15,12).
5. Mais vous qui entendez ou lisez ces paroles du Saint-Esprit, croyez-vous pouvoir vous en appliquer quelque chose, et ne reconnaissez-vous en vous-même rien de cette félicité de l'Epouse que chante cet esprit divin dans ce cantique d'amour, et peut-on dire aussi de vous que vous entendez sa voix, mais que vous ne savez ni d'où elle vient ni où elle va? Peut-être désirez-vous aussi le repos de la contemplation; ce désir est louable, pourvu que vous n'oubliiez point les fleurs dont le lit à de l'Épouse est couvert. Ayez donc soin de répandre aussi sur le vôtre p les fleurs des bonnes oeuvres, et de faire précéder ce saint repos de l'exercice des vertus qui sont comme la fleur qui précède le fruit. Autrement ce serait être délicat à l'excès de vouloir vous reposer avant de vous être exercé, et de négliger la fécondité de Lia, pour ne jouir que des embrassements de Rachel. C'est un renversement de l'ordre que d'exiger la récompense avant de l'avoir mérites, et de manger avant de travailler, puisque l'Apôtre dit que «celui qui ne travaille point ne doit point manger (1Th 3,10).» L'observation de vos commandements m'a donné l'intelligence (Ps 118,104), dit le Prophète, pour vous apprendre que le goût de la contemplation n'est dû qu'à la pratique des commandements de Dieu. Ne vous imaginez donc pas que l'amour de votre propre repos 1doive préjudicier aux oeuvres de la sainte obéissance, et aux ordres de vos supérieurs. Autrement l'Époux ne dormira pas avec vous dans un même lit, surtout dans un lit que vous aurez couvert des ciguës et des horties de la désobéissance, au lieu de l'embellir des fleurs de l'obéissance. C'est pourquoi il n'exaucera pas vos prières, et, lorsque vous l'appellerez, il ne viendra point. Car, comment voudrait-il se donner à un désobéissant, lui qui a tant aimé l'obéissance, qu'il a préféré mourir que de ne pas obéir? Et comment approuverait-il le repos inutile de votre contemplation, lui qui a dit par le Prophète: «J'ai travaillé avec patience (Jr 6,11),» en parlant du temps où, exilé du ciel et de la souveraine paix, il a opéré le salut au milieu de la terre. J'ai bien peur que vous n'entendiez plutôt cette voix terrible, cette voix de tonnerre qu'il a fait retentir contre la perfidie des Juifs: «Je ne puis plus souffrir vos fêtes, vos jours de repos et vos autres solennités (Is 1,13),» et encore: «mon âme hait vos fêtes et vos assemblées, et elles me sont devenues insupportables,» et le Prophète se lamentera sur vous et dira: «Ses ennemis l'ont regardé avec mépris, et se sont moqués de ses jours de fêtes et de repos (Lm 1,7).» Pourquoi, en effet, son ennemi ne se moquerait-il pas de ce que le bien-aimé rejette avec horreur?
6. Je suis extrêmement surpris de l'impudence de quelques-uns d'entre nous qui, après nous avoir troublés tous par leur singularité, irrités par leur impatience, méprisés (a) par leur opiniâtreté et leur
a Dans plusieurs éditions on a ajouté ici ces mots.: «Souillés par leur désobéissance;» mais c'est une redondance qui fait double emploi avec ce qui précède, et qu'ont évitée avec raison la plupart des manuscrits. Les premières éditions, omettant la phrase précédente, font dire seulement à saint Bernard: «Méprisés pour leur opiniâtreté et leur rébellion.» Qu'il nous soit permis de témoigner ici notre étonnement que, dans une assemblée aussi sainte il se soit trouvé, sinon beaucoup, du moins un certain nombre de religieux indisciplinés, ce qui ressort plus clairement encore des sermons LXXXIV, n. 4, et du livre VII de la Vie de saint Bernard. On peut revoir à ce sujet le III sermon pour le jour de la Dédicace, numéro 3, le XXXIV des sermons divers numéro 6. Il est évident que partout des méchants se trouvent mêlés aux bons.
rébellion, infectés par leur désobéissance, ne laissent pas d'avoir la hardiesse de convier par d'instantes prières le Seigneur de toute pureté à venir dans le lit de leur concupiscence lotit souillé par des impuretés, Mais «lorsque vous lèverez vos mains en haut,» dit-il, «je détournerai mes yeux, et lorsque vous multiplierez davantage le nombre de vos oraisons, je ne vous écouterai point (Is 1,15).» Eh quoi! votre lit, loin d'être semé de fleurs, est lotit couvert d'ordures, et vous êtes assez effronté four y vouloir attirer le roi de gloire? Est-ce pour qu'il s'y repose, ou pour qu'il vous adresse des reproches? Le centenier de l'Évangile le prie de ne point entrer chez lui à cause de son indignité (Mt 8,3), lui néanmoins dont fa foi répand une odeur merveilleuse dans Israël; et vous, vous l'excitez à entrer dans votre âme, tout souillé que vous êtes par la boue de vos vices! Le prince des apôtres crie: «Retirez-vous de moi, Seigneur, parce que je suis un pécheur (Lc 5,8);» et vous dites: Entrez dans moi, Seigneur, parce que je suis saint. «Priez tous unanimement,» dit l'apôtre saint Pierre, «et aimez la charité fraternelle (1P 2,17),» et le vase d'élection: «Levez au ciel des mains pures, sans colère et sans contention (1Tm 2,2).» Voyez-vous comptent le prince des apôtres, et le Docteur des nations s'accordent et parlent avec un même esprit touchant la paie et la tranquillité que doit avoir celui qui prie? Continuez donc à lever, des jours entiers, les mains vers le Seigneur, vous qui, tout le jour, tourmentez vos frères, détruisez l'union des coeurs, et vous séparez de l'unité.
7. Que voulez-vous que je fasse, me direz-vous? Je veux, avant tout, que vous purifiiez votre conscience de toute colère, de toute contention, de tout murmure, de toute jalousie, et que vous vous hâtiez de bannir de votre coeur tout ce qui est contraire à la paix qui doit régner entre les frères ou à l'obéissance due aux supérieurs. Ensuite, que vous l'orniez des fleurs de toute sorte de bonnes oeuvres, et d'exercices louables, puisque vous l'embaumiez du parfum des vertus, c'est-à-dire, de la vérité, de la chasteté, de la justice, de la sainteté, et généralement de tout ce qui sert à rendre aimable, de tout ce qui est de bonne édification, de tout ce qui est vertueux, de tout ce qui est louable dans le règlement des moeurs; voilà à quoi vous devez penser, à quoi vous devez vous occuper. Après cela vous pourrez appeler l'Époux avec confiance, parce que lorsque vous le conduirez dans votre âme, vous pourrez dire avec vérité aussi bien que l'Épouse: «Notre lit est tout fleuri;» car votre conscience répandra de toutes parts les parfums de la piété, de la paix, de la douceur, de la justice, de l'obéissance, de la gaieté, et de l'humilité. Mais demeurons-en là pour ce qui regarde le lit.
8. Quant à la maison, chacun peut se considérer comme la maison spirituelle de Dieu, pourvu qu'il ne marche plus selon la chair, mais selon l'esprit. «Le temple de Dieu est saint,» dit l'Apôtre «et c'est vous qui êtes ce temple (1Co 3,17).» Ayez donc bien soin, mes frères, de cet édifice spirituel, qui n'est autre chose que vous-mêmes, de peur que lorsqu'il commencera à s'élever, il ne joue et ne s'écroule, ce qui arrivera s'il n'est appuyé sur de bon bois, et s'il n'est bien cimenté. Ayez donc soin de ne bâtir qu'avec un bois qui soit incorruptible et qui ne joue pas, c'est-à-dire sur la crainte de Dieu, cette crainte chaste qui dure éternellement; sur la patience, dont il est écrit . «La patience des pauvres ne périra jamais (Ps 9,19);» sur la longanimité qui, demeurant ferme sous le poids de quelque lourde construction que ce puisse être, dure jusqu'aux siècles infinis de la vie bienheureuse, selon ce mot du Sauveur dans l'Évangile, «celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (Mt 10,22);» mais principalement sur la, charité qui ne faiblit jamais, attendu que «l'amour est fort comme la mort, et que le zèle de la jalousie est aussi inflexible que l'enfer (Ct 8,6).» Ayez soin ensuite de les recouvrir, et de les relier par d'autres bois également beaux et précieux, si toutefois vous pouvez vous la procurer aisément; car ils ne servent que pour faire le lambris, et pour orner la maison; ce sont les discours de la sagesse ou de la science, la prophétie, le don de faire des miracles, et d'interpréter les Écritures, et autres semblables qui servent plus à l'ornement qu'au salut de l'âme. Je n'ai point de précepte à vous donner sur cela, ce n'est qu'un conseil; car il est certain qu'on ne se procure ces bois-là qu'à grand'peine, qu'on ne les trouve que difficilement, et qu'on ne les met en oeuvre qu'avec beaucoup de danger; notre terre, surtout en ce temps-ci, n'en produit que fort peu. C'est pourquoi, je vous conseille et vous recommande de ne pas vous appliquer trop à les rechercher. Servez-vous plutôt des autres bois pour faire vos lambris; et quoiqu'ils paraissent moins beaux, on sait qu'ils ne sont pas moins solides, sans compter que l'acquisition en est plus facile.
9. Plût à Dieu seulement que j'eusse beaucoup de ces bois qui abondent dans le jardin de l'Epoux, je veux dire dans l'Église, et qui sont la paix, la bonté, la douceur et la joie dans le Saint-Esprit, qui font donner avec gaieté et simplicité, se réjouir avec ceux qui se réjouissent, et pleurer avec ceux qui pleurent. N'estimerez-vous pas qu'une maison ainsi lambrissée a d'assez beaux lambris? Seigneur, j'aime la beauté de votre maison. Donnez-moi toujours, s'il vous plaît, de ce buis dont je puisse orner la chambre de ma conscience et de celle des autres. Je m'en contenterai, parce que je crois que vous vous en contenterez aussi, et il y en aura sans doute qui, suivant mon conseil, s'en contenteront pareillement. Je laisse les autres aux saints apôtres, et aux hommes apostoliques. Mais vous, mes chers enfants, quoique vous n'ayez pas ces buis précieux, si néanmoins vous possédez les autres, ne laissez pas de vous approcher avec confiance de la pierre suprême, de la pierre angulaire, de la pierre choisie et précieuse, et, étant vous-mêmes des pierres vivantes et animées, entrez dans cet édifice bâti sur le fondement des apôtres et des prophètes. Soyez comme des maisons spirituelles, et comme un sacerdoce sacré, pour offrir des hosties spirituelles et agréables à Dieu par Notre Seigneur Jésus-Christ, l'époux de l'Église, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses, et béni à jamais. Ainsi soit-il.
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Les trois fleurs de la virginité, du martyre et des bonnes oeuvres: de la dévotion pour l'office divin.
«1. Je suis la fleur du champ, et le lis des vallées. (Ct 2,1).» Je crois qui cela se rapporte à ce que l'Épouse a dit, que le lit est tout couvert de fleurs. Car, de peur qu'elle ne s'attribue les fleurs dont le lit et la chambre sont parés, l'Époux répond qu'il est lui-même la fleur du champ, que les fleurs ne viennent pas de la chambre, mais du champ qui leur donne l'éclat et l'odeur qui les distinguent, pour que personne ne puisse adresser des reproches à son Épouse, et lui dire «. Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu, et si vous l'avez reçu pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous le teniez de vous-même (1Co 4,7)4», Il daigne lui-même par sa bonté, comme un amant jaloux et un maître plein de bonté, apprendre à sa bien-aimée, à qui elle doit attribuer la beauté et l'odeur agréable des fleurs répandues sur son lit. «Je suis la fleur du champ,» lui dit-il, c'est à moi que vous êtes redevable de ce dont vous vous glorifiez. Ce qui rappelle bien à propos que nous ne devons point nous glorifier, et que si quelqu'un se glorifie, il doit le faire dans le Seigneur. Voilà pour ce qui concerne la lettre. Tâchons maintenant, avec l'assistance de ce même Époux, de pénétrer la sens, spirituel quelle renferme
2. Or remarquez d'abord trois sortes d'états où se trouvent les fleurs: elles sont dans le «champ,» dans le «jardin ou dans la chambre,» et vous comprendrez plus aisément ensuite pourquoi il s'est appelé de préférence plutôt «la fleur du champ.» Les fleurs naissent dans les champs et dans les jardins, mais non dans la chambre. Elles y brillent et y sentent bon, néanmoins elles n'y sont pas droites sur leur tige, comme dans le jardin ou dans le champ, mais elles y sont couchées par terre, parce qu'elles n'y sont pas venues; mais y ont été apportées. Aussi est-il nécessaire de les renouveler souvent, et d'en apporter toujours de fraîches, parce qu'elles ne conservent pas longtemps leur odeur, ni. leur beauté. Si, comme nous l'avons dit dans un autre discours, le lit semé de fleurs est l'âme remplie de bonnes oeuvres, vous voyez sans doute, pour garder la même comparaison, qu'il ne suffit pas de faire le bien une ou deux fois, mais qu'il faut ajouter sans cesse de nouvelles actions de vertu aux premières, afin qu'après avoir semé avec abondance, vous recueilliez avec abondance aussi. Autrement les fleurs des bonnes oeuvres languissent se flétrissent, et elles perdent bientôt toute leur beauté et leur vigueur, si les premières ne sont continuellement remplacées, par d'antres nouvelles. Voilà pour ce qui est de la «, chambre.»
3. Mais il n'en va pas de même dans les jardins ni dans les champs, ils fournissent, en effet, sans cesse aux fleurs qu'ils produisent, de quoi se maintenir longtemps dans la beauté qui leur est naturelle. Il y a pourtant cette différence entre eux, que le jardin, pour porter des fleurs, a besoin de la main et de l'art de l'homme qui le cultive; au lieu que le champ en produit de lui-même et sans le secours. et la culture des hommes. Vous voyez déjà, je pense, quel est ce champ, qui n'est ni labouré avec la charrue ou avec le hoyau, ni fumé, ni ensemencé et qui, néanmoins, est orné de cette belle fleur sur laquelle il est certain que l'esprit du Seigneur s'est reposé. «L'odeur qui sonde mon fils,» dit le patriarche Isaac, «est comme l'odeur d'un champ plein de fleurs, sur lequel Dieu a répandu sa bénédiction (Gn 27,27).» Cette fleur du champ n'avait pas encore revêtu sa beauté, et déjà elle répandait une odeur excellente, puisque ce saint patriarche accablé de vieillesse, presque privé de la vue; mais dont l'odorat était très-subtil, la pressentit en esprit, en sorte qu'il ne put retenir ce cri de joie. Il ne fallait donc pas que l'Époux se dit une fleur de la chambre, puisqu'il est une fleur toujours vigoureuse, ni du jardin, de peur qu'il ne semblât engendré par l'opération de l'homme. Mais il dit avec beaucoup de grâce et de justesse «Je suis la fleur du champ,» puisqu'il est venu sans le concours de l'homme, et que, depuis qu'il est une fois venu, il n'a point souffert de corruption, suivant cette parole du Prophète: «Vous ne permettrez pas que votre saint voie la corruption (Ps 16,10).»
4. Mais écoutez encore, s'il vous plaît, une autre raison de ceci, que je ne crois pas méprisable. En effet, pourquoi le Sage dit-il que le Saint-Esprit se montre sous diverses formes, sinon parce qu'il a coutume de cacher plusieurs sens spirituels sous l'écorce de la même lettre? Aussi, selon la division que nous venons de faire de l'état différent ries fleurs, la «virginité est» une fleur, le martyre en est une autre, «l'action vertueuse» en est une aussi. La virginité est dans le jardin, le martyre dans le «champ,» et l'action de vertu dans la «chambre.» Or c'est avec raison que la virginité est dans le jardin, car elle est amie de la pudeur, elle fuit le public, se plaît à être cachée, et aime la règle et la discipline; d'ailleurs les fleurs dans un jardin sont enfermées, au lieu qu'elles sont exposées dans le champ, et répandues dans la chambre. On lit, en effet, que le «jardin est fermé et la fontaine scellée (Ct 4,12).» Ce qui marque le rempart de la pudeur, et la garde d'une sainteté inviolable en une vierge, si toutefois elle est sainte de corps et d'esprit. Le martyre est encore bien placé dans le champ, puisque les martyrs sont souvent exposés à la risée de tout le monde, et servent de spectacle aux anges et aux hommes? N'est-ce pas eux que le Prophète fait parler en ces termes lamentables: «Nous sommes devenus l'opprobre de. nos voisins, la risée et la moquerie de ceux qui sont à l'entour de nous (Ps 79,4).» L'action vertueuse est encore bien placée dans la chambre, puisqu'elle procure la paix et la sûreté à la conscience. Car, après avoir fait une bonne oeuvre, on entre avec plus d'assurance dans le doux sommeil de la contemplation; et on entreprend de considérer et de sonder les choses sublimes avec d'autant plus de confiance, qu'on se rend témoignage à soi-même, qu'on n'a point manqué aux oeuvres de charité par amour de son propre repos.
5. Le Seigneur Jésus est toutes ces choses en un certain sens. Il est la fleur du jardin, il a été enfanté vierge, d'un rejeton vierge. Il est la fleur du champ, il a été martyr, il est la couronne des martyrs et la forme du martyre. Il a été conduit hors de la ville, il a souffert hors du camp, il a été élevé sur la croix pour être vu des hommes, raillé et méprisé de tout le monde. Il est aussi la fleur de la chambre, parce qu'il est le miroir et le modèle de toute bonne oeuvre, ainsi qu'il l'a lui-même assuré aux Juifs en disant: «Je vous ai fait voir plusieurs bonnes oeuvres au nom de mon père (Jn 10,32).» Et ailleurs, l'Écriture parlant de lui, s'exprime ainsi «Celui qui a passé en faisant du bien à tous et en les guérissant (Ac 10,38);» mais si le Seigneur est ces trois choses, quelle raison avait-il d'aimer mieux être appelé «la fleur du champ?» C'est sans doute afin d'animer l'Épouse à souffrir avec patience les maux dont il voyait qu'elle était menacée, car elle voulait vivre saintement en Jésus-Christ. Il aime donc mieux déclarer qu'il est ce en quoi principalement il désire avoir des imitateurs. C'est ce qui m'a fait dire ailleurs que l'Épouse cherche et désire toujours le repos, et lui, au contraire, l'excite au travail, en lui annonçant qui elle ne peut entrer dans le royaume des cieux qu'en passant par un grand nombre de tribulations. Aussi, lorsqu'il venait d'épouser la nouvelle église qu'il avait établie sur la terre, et qu'il se disposait à retourner à son père, il lui disait: «Le temps est venu que quiconque vous fera mourir, pensera rendre service à Dieu (Jn 16,2); et, «s'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront bien aussi (Jn 15,10),» et plusieurs autres choses semblables, que vous pouvez remarquer vous-même dans l'Évangile.
6. «Je suis la fleur du champ, et le lys des vallées.» Quand l'Épouse montre le lit, l'Époux l'appelle au champ et l'excite au travail. Et il ne croit pas qu'il y ait de meilleur moyen pour l'engager au combat que de se proposer lui-même à elle, en exemple ou en récompense. «Je suis la fleur du champ.» Ces paroles lui donnent à entendre l'une ou l'autre de ces deux choses, ou qu'il est sou modèle dans le combat, ou qu'il est sa gloire dans sou triomphe. Vous êtes tout à la fois pour moi, Seigneur Jésus, un miroir de patience et la récompense de ma patience. L'une et l'autre animent et allument le courage. C'est vous qui dressez et formez mes mains pour. le combat par l'exemple de votre valeur, et c'est vous encore qui me couronnez après la victoire par la présence de votre majesté, soit parce que je vous regarde quand vous combattez, soit parce que j'attends non-seulementque vous me couronniez, mais que vous soyez vous-même ma couronne dans l'un et en l'autre cas, vous m'encouragez merveilleusement. Ce sont deux liens très forts pour me tirer à vous. Tirez-moi après vous, je vous suivrai volontiers. Si vous êtes si bon, Seigneur, à ceux qui vous suivent, que devez vous être à ceux qui vous possèdent? «Je suis la fleur du champ,» que celui qui m'aime vienne dans le champ, et qu'il ne refuse point d'engager le combat avec moi et pour moi, afin de pouvoir dire: «J'ai combattu vaillamment (2Tm 4,7).»
7. Mais, comme ce ne sont ni les superbes ni les glorieux, mais plutôt les humbles, ceux qui ne présument point d'eux-mêmes, qui sont propres au martyre, il ajoute qu'il est aussi «le lys des vallées,» c'est-à-dire la couronne des humbles, voulant marquer par cette fleur qui s'élève au-dessus des autres, la gloire spéciale de leur future élévation. Car il viendra un temps où toute vallée sera comblée, toute montagne et toute colline sera abaissée, alors on verra paraître la splendeur de la vie éternelle, ce lys immortel, non des collines, mais des vallées. «Le juste,» dit un prophète, «fleurira comme le lys (Os 4,6).» Qui peut être juste sans être humble? Aussi, lorsque le Seigneur se baissait sous les mains de Jean-Baptiste, son serviteur, et que celui-ci, dans sa vénération pour sa majesté, faisait difficulté de le baptiser: «Laissez, dit-il, car il est à propos que nous accomplissions ainsi toute justice (Mt 3,15),» il faisait consister la consommation de la justice dans la perfection de l'humilité. Le juste est donc humble. Le juste est une vallée. Et si nous sommes trouvés humbles, nous germerons aussi comme le lys et nous fleurirons éternellement devant le Seigneur. Ne montrera-t-il pas qu'il est vraiment le lys des vallées. lorsqu'il «réformera le corps de notre humilité pour le rendre semblable à son corps glorieux (Ph 3,21)?» il ne dit pas notre corps, mais le corps de notre humilité, pour marquer qu'il n'y aura que,lés humbles qui seront éclairés des splendeurs immortelles de ce divin lys. Mais en voilà assez pour ce qui regarde l'intelligence des paroles de l'Époux, qui déclare qu'il est «la fleur du champ et le lys des vallées.»
8. Il faudrait expliquer aussi tout de suite ce qu'il dit de sa chère Épouse, mais l'heure ne le permet pas. Car, par notre règle (Reg. S. Bened. CXLIII), nous ne devons rien préférer à l'oeuvre de Dieu, qui est le nom que notre père saint Benoit a voulu qu'on donnât aux louanges solennelles qui s'offrent tous les jours à Dieu dans notre oratoire, afin de nous faire voir plus clairement par là, combien il désirait que nous fussions appliqués à cette oeuvre. C'est pourquoi je vous engage, mes très-chersenfants, à assister toujours à l'office divin avec «pureté» et avec «ferveur.» Avec «ferveur,» c'est-à-dire en vous présentant devant le Seigneur, avec un sentiment de respect, d'allégresse et non de mollesse, d'insouciance ni de somnolence, je vous engage, dis-je, à y assister sans paresse et sans y bailler, à n'épargner point votre voix, à ne point manger la moitié des mots, et à ne les point passer tout entiers; à ne point chanter d'une façon lâche et efféminée, du nez ou entre les dents, mais à prononcer les paroles du Saint-Esprit avec une voix mâle et une ardeur qui corresponde à la dignité des choses que vous dites. Avec «pureté,» c'est-à-dire à ne point penser à autre chose qu'à ce que vous chantez. Et il ne faut pas seulement éviter les pensées vaines et oiseuses, il faut encore éviter celles que les frères a qui ont quelque emploi, sont obligés d'ailleurs d'avoir souvent pour l'utilité générale de la maison. Je ne vous conseillerais pas même d'admettre celles qui vous pourraient venir tes lectures que vous avez faites auparavant en particulier, ou de ce que je vous dis ici de vive voix dans cet auditoire du Saint-Esprit, et qui sera encore tout frais dans votre mémoire, lorsque vous irez au choeur. Car, quoique ces pensées soient salutaires, elles ne le sont pas durant la psalmodie, parce qu'à cette heure-là le Saint-Esprit n'a point pour agréable tout ce que vous lui offrez autre chose que ce que vous devez. Je le prie qu'il nous inspire toujours de faire ce qui lui sera le plus agréable, par la grâce et la miséricorde de l'Époux, et de l'Église Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu, est au-dessus de toute chose et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
48 1. «Mon bien-aimé est entre les filles, ce qu'est le lys entre les épines (Ct 2,1).» Ce ne sont pas de bonnes filles que celles qui piquent. Considérez les mauvaises plantes que produit notre terre depuis qu'elle a été maudite. «Lorsque vous la cultiverez, dit Dieu, elle ne produira que des épines et des ronces (Gn 3,18).» Tant que l'âme est dans le corps, elle est parmi les épines, et elle ne peut éviter les inquiétudes de la tentation, ni les épines de la tribulation. Si elle est un lys, selon la parole de l'Époux, qu'elle voie le soin et l'exactitude avec lesquels elle doit veiller sur elle-même, environnée comme elle l'est d'épines qui avancent leurs piquants de toutes parts. Car une fleur tendre ne saurait souffrir la moindre piqûre d'une épine qu'elle ne soit aussitôt percée. Reconnaissez-vous maintenant avec combien de raison et de nécessité le prophète nous oblige à servir le Seigneur avec crainte (Ps 2,15)? Et l'Apôtre nous exhorte à faire notre salut avec crainte et tremblement (Ph 2,12). Ils avaient appris cette vérité par leur propre expérience, comme amis de l'époux, et croyaient certainement que cette parole de l'Époux concernait leurs âmes. «Ma bien-aimée est parmi les filles comme un lys parmi les épines.» Car l'un d'eux a dit: «Je me suis converti dans rua misère, tandis que j'étais comme tout percé d'épines (Ps 31,4).» Il lui était avantageux d'être ainsi percé, puisque cela le porte à se convertir. Les épines sont bonnes si elles produisent la componction. Il y en a plusieurs qui se corrigent de leurs fautes, lorsqu'ils tombent dans quelques disgrâces, et ceux-là peuvent dire aussi: «Je me suis converti dans ma misère, tandis que j'étais tout percé d'épines.» Les épines c'est le péché, ce sont les peines, les faux frères, c'est un mauvais voisin.
a Les frères qui ont quelque emploi, c'est-à-dire quelque charge extérieure à remplir. Saint. Saint Bernard les distingue des frères de choeur, ou claustraux, dans la IXe des Semons divers n. 4, et dans le LVIIe sermon sur le Cantique des cantiques, n. 11, comme on le verra plus loin.
2. «Ma bien-aimée est parmi les filles comme un lys parmi les épines.» O beau lys, ô fleur tendre et délicate! des infidèles et des méchants sont avec vous, voyez avec quelle circonspection vous devez marcher parmi ces épines. Le monde est plein d'épines. Il y en a sur la terre et dans l'air, il y en a dans votre corps. Vivre parmi ces épines, et n'en être point blessé, c'est l'effet de la toute puissance de Dieu non de vos propres forces. Mais «prenez courage,» dit-il, «car j'ai vaincu le monde (Jn 16,33),» aussi, quoiqu'on vous présente de toutes parts des tribulations, comme des aiguillons et des épines, que votre coeur ne se trouble point, qu'il ne craigne point, et qu'il sache que l'affliction produit la patience, la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance, et que l'espérance ne confond point (Rm 5,3). Considérez les lys d'un champ, comme ils sont beaux et vigoureux au milieu des épines. S'il prend tant de soin de l'herbe qui est aujourd'hui sur pied, et qu'on jettera demain au four, que sera-ce de sa très-chèreet très-aimable épouse? Car le Seigneur garde et protége tous ceux qui l'aiment. «Ma bien-aimée est parmi les filles comme un lys parmi les épines.» Ce n'est pas une petite marque de vertu d'être bon parmi les méchants, et de conserver sa pureté et sa douceur au milieu de personnes déréglées, et encore plus de vivre dans la paix et dans une bonne intelligence, avec ceux qui sont ennemis de la paix; et celui-là peut à bon droit s'attribuer la perfection du lys, qui ne laisse point de communiquer son éclat et sa beauté aux épines mêmes qui le piquent. Ne vous semble-t-il pas qu'on soit un lys, quand on accomplit en quelque sorte la perfection de l'Évangile (Lc 6,27-28)? Quand on prie pour ceux qui nous calomnient et nous persécutent, et qu'on fait du bien à ceux qui nous haïssent? Tâchez donc d'agir ainsi, et votre âme deviendra la bien-aimée du Seigneur, il vous louera aussi en disant: «Ma bien-aimée est parmi les filles, comme un lys parmi les épines.»
3. Nous lisons ensuite: «Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un pommier parmi les arbres des forêts (Ct 2,3).» L' Épouse rend à l'Époux. les louanges qu'il lui a données, lui dont les louanges rendent ceux à qui il les donne dignes d'être loués, au lieu que celles qu'on lui donne témoignent seulement qu'on le connaît, et qu'on l'admire comme digne de toutes louanges. Et comme l'Époux l'a louée sous la figure d'une fleur remarquable, elle aussi relève l'éminence de la gloire de l'Époux sous la figure d'un arbre excellent. Néanmoins il me semble que cet arbre là n'est pas si beau que quelques autres, et ainsi qu il ne mérite pas d'être employé pour en faire une comparaison avec l'Époux, parce qu'il ne suffit pas pour le louer assez dignement: «Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un pommier parmi les arbres des forêts.» Il me semble que l'Épouse n'en fait pas beaucoup de cas, puisqu'elle le compare seulement aux arbres des forêts, qui sont stériles et ne portent point de fruits qui soient propres à la nourriture de l'homme. Pourquoi donc, laissant des arbres plus excellents, s'est-elle servie de la comparaison de celui-ci pour faire l'éloge de son Époux? Devait-il y avoir quelque mesure dans les louanges de celui qui a reçu le Saint-Esprit sans aucune mesure? Il me semble, par la comparaison de cet arbre, qu'il est quelqu'un au dessus de lui; lui qui n'a point d'égal. Que dirons-nous à cela? j'avoue que cette louange est petite, parce que celui qui la reçoit n'est pas considéré comme grand. On ne le regarde pas ici comme le souverain Seigneur digne d'être infiniment loué, mais comme un petit enfant qui mérite d'être infiniment aimé. Car celui qui nous est né est un petit enfant. (Is 9,6).
4. On ne relève donc pas ici sa majesté, mais son humilité; c'est avec raison qu'on préfère ce qui paraît faible et folie en Dieu, à toute la force et à toute la sagesse des hommes. Car ce sont eux qui sont ces arbres champêtres et stériles, parce que, selon le Prophète, «ils se sont tous égarés et sont devenus inutiles, et il n'y en a pas un seul parmi eux qui vive bien (Ps 13,3). Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un pommier parmi les arbres des forêts (Ct 2,3).» Il n'y a qu'un seul arbre parmi tous ceux des forêts qui porte du fruit, c'est le Seigneur Jésus, en tant qu'homme. Mais s'il est au dessus des hommes, il est néanmoins un peu au dessous des anges (Ps 8,66). Car par une merveille étonnante, en se faisant chair, il s'est soumis aux anges, bien que, demeurant toujours Dieu, il ait toujours retenu les anges dans sa dépendance.» Vous verrez,» dit-il, «les anges monter et descendre sur le fils de l'homme (Jn 1,51);» parce que dans un seul et même homme, qui est Jésus-Christ, ils soutiennent la faiblesse, et adorent la majesté. Mais comme l'Épouse trouve plus de douceur à le considérer dans son abaissement, elle relève plus volontiers cette grâce, elle publie sa miséricorde, elle est ravie de sa bonté. Elle admire un homme parmi les hommes, et non un pieu parmi les auges; comme un pommier excelle parmi les arbres d'une forêt, et non parmi les arbres d'un verger, et elle ne croit pas diminuer ses louanges en relevant sa bonté et son amour par la considération de sa faiblesse. Car si elle en retranche quelque chose d'un côté, elle le reprend de l'autre, et si elle fait moins paraître la gloire de sa majesté, c'est afin que la grâce de sa bonté brille avec plus d'éclat. De même que l'Apôtre dit que «ce qui semble folie et faiblesse en Dieu est plus sage et plus fort que tous les hommes (1Co 1,15),» mais non pas que les anges; et que le Prophète le publie le plus beau des enfants des hommes (Ps 49,3), et non des anges, ainsi l'Épouse, inspirée par le même esprit, a voulu sous la figure d'un arbre fruitier comparé avec des arbres stériles, élever l'Homme Dieu au dessus de toute la beauté des hommes, mais non pas au dessus de l'excellence des anges.
5. «Mon bien-aimé est parmi les enfants comme un pommier parmi. les arbres d'une forêt.» Elle a raison de dire «parmi les enfants» parce qu'étant le fils unique de son père, il lui a acquis sans jalousie beaucoup d'enfants qu'il ne rougit point d'appeler ses frères, afin qu'il soit l'aîné de tous. Or, c'est à bon droit que celui qui est fils par nature est préféré à tous ceux qui ont été adoptés par la grâce. «Mon bien-aimé est parmi les enfants comme un pommier parmi les arbres d'une forêt. «Comme un pommier,» dit-elle, parce que tel qu'un arbre fruitier, il donne de l'ombre pour rafraîchir, et porte d'excellents fruits. N'est-ce pas, en vérité, un arbre fruitier, puisqu'il a des fleurs qui sont des fruits d'honneur et de gloire (Si 24,23)? Enfin c'est un arbre de vie à ceux qui le possèdent (Pr 3,18). Tous les arbres de la forêt ne sauraient lui être comparés, attendu que si beaux et si grands qu'ils soient, et bien qu'ils semblent servir et aider beaucoup par leurs oraisons, par leur ministère, par leurs enseignements, et par leurs exemples, néanmoins il n'y a que Jésus-Christ, la sagesse de Dieu, qui soit un arbre de vie. Lui seul est un pain vivant qui est descendu du ciel, et qui donne la vie au monde (Jn 6).
6. Voilà pourquoi elle dit: «Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais, et son fruit est infiniment doux à mon goût (Ct 2,3).» C'est avec raison qu'elle avait désiré l'ombre de celui dont elle devait recevoir son rafraîchissement et sa nourriture. Car les autres arbres des forêts ont une ombre qui met à l'abri de la chaleur, ils ne donnent point la nourriture de la vie, ni les fruits éternels du salut. Il n'y a qu'un seul auteur de la vie, qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, que celui qui dit à l'Épouse: «Je suis votre salut (1Tm 2,5). Moïse, est-il dit, ne vous a point donné ce pain du ciel, mais mon père vous donne le vrai pain du ciel (Jn 6,32).» Elle désirait donc surtout l'ombre de Jésus-Christ, parce qu'il est le seul qui, non-seulement rafraîchisse de la chaleur des vices et des passions, mais qui remplisse et comble l'âme de la joie des vertus.
«Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais;» son ombre c'est sa chair; son ombre c'est la foi, l'ombre qui a environné Marie a été la chair de son propre fils, et l'ombre qui me couvre c'est la foi que j'ai en mon Seigneur; quoique je puisse dire aussi que sa chair me couvre de son ombre, puisque je la mange dans le très-saint sacrement. La sainte Vierge n'a pas laissé non plus d'éprouver l'ombre de la foi, ce qui le prouve i:'est ce qu'on lui a dit: «Vous êtes bien heureuse d'avoir cru. Je me suis assise sous l'ombre de celui que je désirais,» et ce que disait le Prophète: «Notre Seigneur Jésus-Christ est un esprit présent devant nous, nous vivons sous son ombre parmi les nations (Lm 3,20).» Nous vivons sous son ombre parmi les nations, et nous vivrons dans sa lumière avec les anges. Nous sommes sous l'ombre tant que nous ne marchons que par la foi, non par la claire vision. Voilà comment le juste qui vit de la foi est sous l'ombre. Mais celui qui vit de l'intelligence est bienheureux, parce qu'il n'est plus sous l'ombre, mais dans la lumière. David était juste, et il vivait de la foi lorsqu'il disait à Dieu: «donnez-moi l'intelligence qui m'est nécessaire pour apprendre vos commandements, et je vivrai (Ps 119,73).» Il savait que l'intelligence doit succéder à la foi, et que la lumière de la vie et la vie de la lumière doivent être révélées à l'intelligence. Il faut commencer par vivre sous l'ombre, et aussi passer au corps de cette ombre, «parce que si vous ne croyez, dit le Prophète, vous n'entendrez point (Is 7,9).»
7. Voyez-vous que la foi est la vie, et l'ombre de la vie? tandis que la vie qui se passe dans les délices, ne venant point de la foi, est une mort, et l'ombre de la mort. «La veuve, dit saint Paul, qui vit dans les délices est morte, quoiqu'elle semble vivante (1Tm 5,6). Et la sagesse de la chair est une mort (Rm 8,6).» C'est aussi l'ombre de la mort, de cette mort qui tourmente éternellement. Nous avons été aussi autrefois assis dans des lieux remplis de ténèbres, et à l'ombre de la mort, lorsque vivant charnellement, non selon la foi, nous étions déjà morts à la justice, et devions bientôt être engloutis par une seconde mort. Car notre vie était aussi proche de l'enfer que l'ombre est voisine du corps, la chose est certaine. Et chacun de nous pouvait dire avec le Prophète . «Si le Seigneur ne m'eût assisté, mon âme fût bientôt tombée dans l'enfer (Ps 94,17).» Mais maintenant nous sommes passés de l'ombre de la mort à l'ombre de la vie, ou plutôt nous avons été transférés de la mort à la vie, en vivant à l'ombre de Jésus-Christ, si néanmoins nous sommes vivants et non pas morts. Car je ne crois pas qu'on vive aussitôt pour être sous son ombre, parce que tous ceux qui out de la foi lie vivent pas dans la foi. La foi sans les pauvres est morte (1Jn 3,14), et elle ne peut pas donner la vie qu'elle n'a pas. C'est pourquoi après que le Prophète a dit, «Notre Seigneur Jésus-Christ est nu esprit présent devant nous (Lm 4,20),» il ne se contente pas d'ajouter, que nous sommes sous son ombre, mais il dit «nous vivons sous son ombre parmi les nations.» Prenez donc garde, à l'exemple du Prophète, de vivre aussi sous sou ombre, afin de régner un jour dans sa lumière. Car il n'a pas seulement de l'ombre, il a de la lumière. Par la chair, il est l'ombre de la foi; par l'esprit il est la lumière de l'intelligence. Car il est chair et esprit tout ensemble. Il est chair pour ceux qui demeurent dans la chair; et il est «esprit devant nous,» c'est-à-dire pour l'avenir, si toutefois, oubliant ce qui est derrière, nous tendons vers pe qui est en avant, en y arrivant, nous éprouverons la vérité de cette parole qu'il a dite . «La chair ne sert de rien, c'est l'esprit qui donne la vie (Jn 6,4).» Je n'ignore pas que l'Apôtre demeurant encore dans la chair a dit . «Quand noub connaîtrions Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaîtrions pas encore (2Co 5,16).» Cela était bon pour lui. Mais nous qui n'avons pas encore mérité d'être ravis dans le paradis et au troisième ciel, nourrissons-nous cependant de la chair de Jésus-Christ, révérons ses mystères, suivons son exemple, conservons la foi, et nous vivrons indubitablement sous son ombre.
8. «Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais.» Peut-être se glorifie-t-elle d'avoir été plus heureuse que le Prophète quand elle dit, non pas comme lui, qu'elle vit, mais qu'elle est assise à l'ombre. Car être assis c'est se reposer. Or c'est plus que se reposer à l'ombre, que d'y vivre comme y vivre est plus que d'y être simplement. Le Prophète s'attribuait donc ce qui est commun à plusieurs (Lm 4,20): «Nous vivons sous son ombre.» Mais l'Épouse qui a une prérogative particulière, se glorifie d'y être même assise. Aussi ne dit-elle pas au pluriel, nous sommes assises, comme le Prophète dit, nous vivons, mais je «suis assise,» afin que vous reconnaissiez que c'est un privilège qui lui est singulier. Or nous vivons avec travail, nous qui servons avec crainte, comme nous sentant coupables de nos péchés, cette dévote et chaste amante se repose avec plaisir. Car la crainte est accompagnée de peine, et l'amour de douceur. D'où vient qu'elle dit: «Et son fruit est doux à mon goût.» Indiquant par là le goût de la contemplation qu'elle avait obtenu quand elle s'était trouvée doucement élevée par l'amour. Mais cela se passe sous l'ombre, parce que cela arrive par un miroir et en énigme. Il viendra un temps où la lumière croîtra, les ombres baisseront, ou plutôt disparaîtront entièrement, et une vision claire et éternelle prendra leur place; et non-seulement elle sera agréable au goût, elle rassasiera même sans dégoût; néanmoins, «je me suis assise sous l'ombre de celui que je désirais, et son fruit est doux à mon goût.» Reposons-nous où l'Épouse se repose en glorifiant le père de famille ou Notre-Seigneur Jésus-Christ l'époux de l'Église, de ce qu'il a réjoui le goût spirituel de nos âmes en nous invitant à un festin si magnifique, lui qui étant Dieu est au dessus de toutes choses béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
Bernard sur Cant. 46