Chrysostome Homélies 9200
Contre ceux qui demandent pourquoi le démon n'a pas été détruit. - La malice du démon ne nous nuit en rien. - Sur la pénitence.
Analyse.
1. Délicieux compliment adressé à l'évêque Flavien qui était présent. - Résumé de la dernière homélie et allusion à une instruction aux catéchumènes. - Pourquoi le diable n'a-t-il pas été anéanti? - 2. La suppression du démon diminuerait le mérite des chrétiens courageux sans profiter aux faibles et aux lâches. - La malice ne vient pas de sa nature, mais du mauvais usage qu'il fait de sa liberté. - 3. Tandis que tout sert à l'homme de bonne volonté, tout nuit à celui qui ne veut pas le bien, celui-ci abuse de tout, de la création, de son corps, de la croix, de la prédication apostolique. - 4. La lumière du monde, Jésus-Christ lui-même aveugle les âmes faibles. - An contraire, il est quelquefois utile, saint Paul l'emploie utilement, - 5. Il faut veiller sans cesse, qu'on soit vieux, qu'on soit jeune. - 6. Il y a plusieurs voies de pénitence, confession, pardon des injures, prière, aumône, humilité.
92011. Isaac, ayant un jour désiré manger d'un mets accommodé par les mains de son fils, envoya celui-ci à la chasse loin de la maison aujourd'hui voici notre Isaac (1) qui souhaite, lui aussi, recevoir de nos mains l'aliment spirituel; mais il ne nous a pas fait quitter notre demeure, c'est lui qui accourt à notre table. Y a-t-il une meilleure preuve d'affection paternelle et une plus grande marque d'humilité! Voulant nous témoigner par cette démarche son ardente charité, il n'a pas craint de s'abaisser jusque-là. Aussi, bien que l'instruction du matin ait affaibli la vigueur de notre voix et la force de nos pieds, nous avons oublié sur-le-champ notre lassitude à l'aspect de ce paternel visage, nous avons secoué notre fatigue, nous nous sommes relevés sous l'influence de cette joie inattendue; en voyant l'éclat de cette tête vénérable, nous avons senti notre âme inondée de lumière. Dressons donc avec allégresse la
1 L'évêque Flavien.
table du festin, afin que, après y avoir goûté, notre père nous bénisse tous. Ici, il n'y a ni ruse ni larcin, comme il y en eut jadis dans le fait de Jacob et d'Esaü; l'un avait reçu l'ordre, ce fut l'autre. qui l'exécuta; aujourd'hui, c'est moi qui ai mission de servir le banquet, et c'est moi qui le sers. O père, répandez sur nous la bénédiction spirituelle; obtenez-nous une grâce que nous souhaitons recevoir toujours, une grâce qui profitera non pas à vous seul, mais à moi et à tout ce peuple: priez notre commun Maître qu'il daigne conduire votre vie jusqu'aux extrêmes limites de cette vieillesse qu'il accorda à Isaac; pour moi et pour tout le peuple, cette faveur sera plus précieuse et plus utile que la rosée du ciel et que la graisse de la terre.
Mais il est l'heure d'apporter le festin. De quoi se composera-t-il? Des restes de ce que j'ai commencé tout dernièrement à exposer â votre charité: c'est du démon, oui, encore du (159) démon que nous allons parler, sujet que j'ai entamé ici il y a deux jours, sujet que j'ai traité encore ce matin pour initier aux mystères les catéchumènes et pour leur expliquer en quoi consiste renoncer et se livrer au démon. Je fais cela, non pas qu'il me soit agréable de parler du diable, mais parce que je dois vous donner sur son compte un enseignement solide et sûr. Il est notre adversaire et notre ennemi; or, c'est un avantage considérable que de connaître au juste la position de l'ennemi. Nous avons dit dernièrement que le démon ne triomphe de nous ni par violence, ni par tyrannie, ni par force ni par contrainte: s'il en était ainsi, nous serions tous perdus. En preuve, j'ai cité ces pourceaux sur lesquels le démon ne put rien tant que le Seigneur ne lui eut rien permis (Mt 8,31); j'ai cité encore les boeufs et les brebis de Job que le démon n'eut pas le pouvoir de détruire tant qu'il n'eut pas reçu d'en-haut l'autorisation. Nous avons donc appris ce premier point, savoir qu'il ne vient à bout de nous ni par force ni par nécessité; nous y avons ajouté- cet autre point, savoir que, vainqueur parla ruse, il ne remporte pas néanmoins la victoire sur tous les hommes, et j'ai apporté encore l'exemple de Job contre lequel il dressa mille et mille machines de guerre sans parvenir à l'abattre; vaincu cette fois, il s'enfuit. Reste donc une seule question: laquelle? - Ce n'est pas de force, dit-on, que le démon l'emporte sur nous, mais c'est par ruse c'est pourquoi mieux vaudrait qu'il fût détruit. Sans doute Job fut vainqueur dans la lutte; mais Adam donna dans le piège et fut renversé; si le démon eût pour une bonne fois disparu du milieu du monde, Adam lui-même n'eût pas succombé; mais, tant qu'il subsistera, vaincu dans une rencontre, il sera vainqueur dans cent autres; pour dix justes qui triompheront de lui, il surmontera et renversera dix mille pécheurs; tandis que, si Dieu l'eût anéanti, ces dix mille eux-mêmes n'eussent pas péri. - Que répondrons-nous à cela? Nous répondrons qu'il faut estimer à plus haut prix les vainqueurs que les vaincus, ceux-ci fussent-ils en multitude, et ceux-là en tout petit nombre: Un seul juste qui fait la volonté de Dieu a plus de valeur que mille pécheurs. (Si 16,3) Nous répondrons encore que, l'antagoniste disparaissant, le lutteur vigoureux a tout à perdre. En effet, si vous laissez debout l'antagoniste, les lâches athlètes auront à souffrir, non pas à cause des braves qui remporteront la victoire, mais à cause de leur lâcheté personnelle; mais si vous enlevez l'antagoniste, les braves seront victimes pour les lâches, puisqu'ils ne pourront plus faire preuve de force et gagner la couronne.
92022. Vous ne saisissez peut-être pas entièrement ma pensée: il faut donc l'exprimer plus clairement encore. Voici un athlète: deux autres sont près d'entrer en lutte avec lui; mais l'un, esclave de son ventre, s'est négligé, ruiné, affaibli, énervé; l'autre est alerte, vigoureux, habitué à la palestre et à,tous les jeux gymniques; il a fait ses preuves d'habileté en tout ce qui concerne son art. Si vous supprimez l'antagoniste, auquel des deux ferez-vous tort? Sera-ce au lâche et au paresseux, ou bien à ce brave qui a déjà subi tant de travaux? A celui-ci évidemment! Si vous lui ôtez son adversaire, vous le lésez injustement en faveur d'un lâche; ce lâche au contraire n'a pas à se plaindre de ce que, en faveur du brave lutteur, l'antagoniste reste en lice: sa lâcheté personnelle l'a vaincu d'avance.
Parlons d'une autre solution de la difficulté proposée; je veux que vous compreniez bien que l'existence du démon ne porte préjudice à personne, mais que partout les gens insouciants trouvent dans leur propre lâcheté la cause de leur perte. Que le diable soit absolument mauvais, d'accord; toutefois il l'est par détermination libre et volontaire, nullement par nature. Qu’il ne soit pas mauvais par nature, j'en tire la preuve des noms mêmes qui le désignent. On l'appelle le diable, c'est-à-dire le calomniateur, parce qu'il calomnie toujours; il calomnie l'homme devant Dieu: Est-ce gratuitement que Job vous honore, dit-il? Abaissez sur lui votre main, touchez ce qu'il possède; vous verrez s'il ne vous blasphémera pas en face (Jb 1,9); il calomnie Dieu devant l'homme: Ce feu est tombé du ciel, dit-il, et il a brûlé tes brebis. (Jb 46) Il s'efforçait de persuader au patriarche que la guerre lui était déclarée par le ciel, il mettait aux prises le serviteur avec le maître, le maître avec le serviteur, ou plutôt il s'efforçait d'y parvenir, mais il n'en avait pas la puissance; aussi, quand vous voyez un autre serviteur révolté contre le maître, Adam contre Dieu, Adam qui ajoute foi à la calomnie du démon, sachez que ce dernier tire toute sa force, non pas d'une puissance qui lui soit propre, mais de la faiblesse et de l'imbécillité de sa dupe. (160) Voilà pourquoi on le nomme diable, c'est-à-dire calomniateur: faire des calomnies ou s'en abstenir n'est pas un élément de nature, c'est un acte qui a commencement et fin, que l'on commet et que l'on omet: tout cela ne joue aucunement le rôle de nature ou de substance. Je sais que cette digression sur la substance et les accidents est de compréhension difficile pour un grand nombre d'esprits; mais, comme d'autres sont capables d'entendre des choses plus subtiles, c'est à leur intention que j'ai parlé. - Voulez-vous que nous passions à une autre dénomination du démon? et vous verrez que celle-là encore n'est pas un nom de substance ou de nature. On l'appelle le Malin; or la malignité n'est pas dans la nature; elle est dans le libre arbitre, dans la volonté; car tantôt elle y est, tantôt elle n'y est plus. Ne venez pas me dire que dans le démon elle demeure à perpétuité; car elle ne fut pas en lui dès l'origine, elle lui survint; c'est pourquoi on le nomme encore l'Apostat. Lui seul est appelé par excellence le Malin, quoiqu'une foule d'hommes aient aussi de la malignité. Pour quel motif? Parce que, n'ayant reçu de l'homme aucune injure, n'ayant à réclamer de lui ni peu ni beaucoup, mais le voyant comblé d'honneurs, il fut immédiatement jaloux de ses biens. Y a-t-il pire malignité que celle qui sans motif et sans raison déclare inimitié et guerre? Mais laissons de côté le démon; interpellons les créatures pour qu'elles nous enseignent que le démon n'est pas la cause de nos péchés, quand nous voulons nous tenir en garde; afin qu'elles nous enseignent que la volonté molle, négligente et lâche, lors même que le démon n'existerait plus, tomberait et se jetterait elle-même dans tous les abîmes du vice. Le diable est mauvais, je le sais et chacun en convient; mais prêtez une attention diligente à ce que je vais dire maintenant: il s'agit, non pas d'une question banale, mais d'une question sur laquelle on parle partout, souvent et beaucoup, d'une question qui a suscité plus d'une lutte, plus d'une contestation non-seulement de fidèle à infidèle, mais de fidèle à fidèle: et c'est, hélas! ce qui me remplit de douleur.
92033. Que le diable soit mauvais, tout le monde en convient, ai-je dit: mais que dirons-nous de ce bel et merveilleux ensemble des créatures? Qui sera assez criminel, assez stupide, assez maniaque pour calomnier la création? Que dirons-nous d'elle? Loin d'être mauvaise, elle est bonne et belle, elle est le signe visible de la sagesse, de la puissance et de la charité de Dieu. Ecoutez-donc en quels termes le prophète exprime son admiration pour elle; Combien vos oeuvres sont magnifiques, ô Seigneur! vous avez fait toutes choses dans votre sagesse. (Ps 103,24) Il n'entre pas dans le détail, mais. il s'incline en face de l'incompréhensible sagesse de Dieu. Entendez cet autre, qui nous dit combien nous servent utilement cette beauté et cette magnificence des oeuvres divines: Par la beauté et la grandeur des créatures nous voyons analogiquement leur auteur. (Sg 13,5) Et voici saint Paul qui nous dit: Ce qu'il y a d'invisible en Dieu est devenu visible depuis la création du monde par la connaissance que ses créatures nous en donnent. (Rm 1,20) Chacun de ces auteurs sacrés, par les expressions qu'il emploie, nous indique que la création nous mène comme par la main à la connaissance de Dieu, nous fait discerner le Seigneur. Eh bien! si nous voyons cet ensemble des créatures, si bon et si merveilleux en soi, devenir pour plusieurs d'entre nous une cause d'impiété, est-ce que nous le mettrons en accusation? Nullement! nous accuserons seulement ceux qui n'en font pas, comme ils le devraient, le remède de leur ignorance. Et comment sera-t-elle pour nous une cause d'impiété, cette création qui nous conduit à la connaissance de Dieu? Les chercheurs de sagesse se sont embrouillés dans leurs raisonnements obscurs; ils ont servi, ils ont adoré la créature au lieu du Créateur. (Rm 1,21) Il n'est pas ici question du diable, pas question du démon: la création, cette maîtresse de la connaissance de Dieu, est seule mise en cause. Comment donc est-elle devenue cause d'impiété? Elle l'est devenue, non point par le fait de sa nature, mais par le fait de l'incurie de ceux qui n'ont rien voulu comprendre. Quoi donc! faudra-t-il aussi, dites-moi, supprimer la création?
Mais pourquoi parler de la création tout entière? Regardons nos membres: eux aussi, nous les trouverons cause de notre ruine, si nous n'y prenons garde; ce ne sera pas non plus le fait de leur nature; mais le fait de notre négligence. Examinez un peu, je vous prie: les yeux vous sont donnés pour que à l'aspect de la création vous rendiez gloire au Seigneur; mais, si vous n'en faites pas un bon emploi, ils deviendront pour vous les fauteurs (161) de l'adultère. La langue vous a été donnée pour que vous bénissiez et chantiez le Créateur; mais si vous ne la surveillez de près, elle deviendra pour vous l'organe du blasphème. Les mains vous ont été données pour que vous les tendiez vers Dieu par la prière; mais, si vous n'êtes pas modéré en vos désirs, elles s'étendront à la rapine. Les pieds vous ont été donnés pour que vous couriez aux bonnes oeuvres; mais, si vous êtes négligent, ils vous conduiront aux actions mauvaises. Vous le voyez donc, tout nuit au lâche; les remèdes même les plus salutaires ne font que l'envoyer à la mort: est-ce un effet de leur nature? Non, c'est l'effet de sa propre lâcheté. Dieu a créé le ciel afin que, en contemplant l'oeuvre, vous en adoriez l'auteur; mais d'autres, laissant de côté le Créateur, ont adoré le ciel lui-même: ce fut par suite de leur imbécillité et de leur démence. A quoi bon tant parler de la création! Où trouverons-nous mieux le salut que dans la croix? Et pourtant cette croix est devenue un scandale pour les lâches! La parole de la croix est une folie pour ceux qui se perdent; mais pour ceux qui se sauvent elle est la force et la vertu de Dieu (1Co 1,18); et ailleurs nous lisons: Nous prêchons le Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les gentils. (1Co 1,29) Quel moyen d'enseignement plus certain que de voir et d'entendre saint Paul et les apôtres? Eh bien! les apôtres eux-mêmes ne furent pour bien des gens qu'une odeur de mort; car il est dit: Nous sommes pour les uns une odeur de mort qui fait mourir et pour les autres une odeur de vie qui fait vivre. (2Co 2,18) Vous le voyez, saint Paul lui. même peut être nuisible à un lâche; l'homme fort ne sera pas lésé, même par le démon.
92044. Si vous le voulez, appliquons au Christ lui-même ce raisonnement. Qu'y a-t-il de comparable au salut qui vient de lui? Et quoi de plus utile pour nous que son avènement en ce monde? Or, cet avènement, ce salut sont devenus pour beaucoup l'occasion du châtiment? Je suis venu en ce monde, dit-il, pour le jugement, afin que les aveugles voient et que ceux qui voient deviennent aveuglés. (Jn 9,39) Que dites-vous? La lumière est-elle cause d'aveuglement? Non! par elle-même la lumière ne produit pas l'aveuglement; mais les yeux de l'âme sont malades et n'ont plus la force de recevoir la lumière. Vous le voyez, de tous côtés l'âme faible reçoit du dommage, et de tous côtés l'âme forte tire son profit! Partout en effet la volonté est cause, et partout la liberté maîtresse, à tel point que, si vous souhaitez l'apprendre, je vous dirai que le démon même peut nous être très-utile, nous procurer un avantage considérable et nous faire obtenir un profit hors de pair, pourvu que nous usions de lui comme il faut. Plus d'une fois je vous ai montré cela par l'exemple de Job; je puis vous l'enseigner encore par celui de saint Paul voici les paroles qu'il écrit au sujet du fornicateur: Livrez cet homme à Satan pour la perte de sa chair, afin que l'esprit soit sauf. (1Co 5,5) Ici le diable devient cause du salut d'un homme, non point par son intention, mais par l'habile expédient de l'Apôtre. De même que les médecins prennent les vipères, coupent leurs organes venimeux et en confectionnent la thériaque qui est un remède, ainsi a fait l'Apôtre: prenant dans ce châtiment infligé par le diable tout ce qu'il avait de bon, il a laissé de côté le reste. Pour bien comprendre que le démon, loin d'être l'auteur du salut de cet homme, s'acharna à le perdre et à le dévorer, mais que saint Paul par sa sagesse brisa les dents à sa rage, il faut entendre les paroles de la 2e épître aux Corinthiens relatives à ce même fornicateur: Affermissez votre charité à son égard de peur qu'il ne soit accablé par une tristesse excessive: ne nous laissons pas circonvenir par Satan (2Co 2,8 2Co 7,11), comme s'il disait: arrachons cet homme de la gueule de cette bête sauvage. L'Apôtre en effet employa souvent le démon comme bourreau; le bourreau inflige au malfaiteur le châtiment, non pas autant qu'il le veut, mais autant que le magistrat l'ordonne; voici la loi qu'il suit obéir au geste du juge dans l'application de la peine. Voyez-vous à quel rang s'est élevé l'Apôtre? Lui, revêtu d'un corps matériel, emploie comme instrument de sa puissance un être immatériel; et de même que le Seigneur imposa ses ordres au démon relativement à Job, en lui disant: Touche à son corps, mais ne touche pas à son âme (Jb 2,6), de même qu'il marqua les limites et la mesure des afflictions de peur que la sauvage brutalité ne s'emportât trop loin; de même agit saint Paul: après lui avoir livré le fornicateur, il dit: Pour la perte de sa chair (1Co 5,5), ou, en d'autres termes, ne touche pas à son âme. Comprenez-vous la puissance de ce serviteur de Dieu? N'ayez donc plus peur du (162) démon, tout immatériel qu'il soit: il a été renversé, et nul n'est plus faible que celui qui a été renversé, lors même qu'il n'a pas de corps; au contraire nul n'est plus vigoureux que celui qui possède sa liberté, lors même qu'il est chargé d'un corps mortel.
92055. J'ai dit tout cela, non pas pour décharger le diable de l'accusation, mais pour vous débarrasser vous-mêmes de votre lâcheté; il ne souhaite rien tant que de nous voir rejeter sur lui toute la cause de rios fautes, de telle façon que, leurrés d'un vain espoir, nous tombions peu à peu en toute espèce de péchés, nous accumulions sur nous des châtiments de plus en plus nombreux, et nous nous rendions indignes de toute indulgence en mettant sur lui la culpabilité: c'est précisément ce qui arriva pour Eve. Ne faisons pas ainsi: reconnaissons franchement ce que nous sommes et ce que sont les plaies de notre âme; c'est le moyen d'y porter remède; celui quine connaît pas son mal ne prend nul souci de son infirmité. Nous avons beaucoup péché, je le sais fort bien moi-même; nous sommes tous sous le coup de la vengeance divine; mais nous n'avons pas été exclus du pardon, nous ne sommes pas déchus des droits du repentir; encore debouts dans l'arène, nous sommes au milieu du combat de la pénitence. - Etes-vous un vieillard, arrivé déjà à la dernière issue de. la vie? Eh bien! ne vous imaginez pas que vous ayez perdu la ressource du repentir, ne désespérez pas de votre salut: rappelez-vous le larron qui, sur la croix, trouva son affranchissement. Y eut-il quelque chose de plus rapide que cette heure dans laquelle il gagna la couronne? Et pourtant cette heure a suffi pour le sauver! - Etes-vous un jeune homme? Eh bien! ne vous fiez pas à votre jeunesse, ne comptez pas sur une vie à longue échéance, car le jour du Seigneur viendra tomate un voleur de la nuit. (1Th 5,2) Dieu a rendu incertaine l'heure de votre mort afin de rendre certaines votre activité et votre ardeur. Ne croyez-vous pas ceux qui chaque jour sont enlevés prématurément? Aussi, un auteur sacré vous dit-il: Ne retardez pas de vous convertir au Seigneur, ne différez pas d'un jour à l'autre. (Si 5,8) Craignez qu'au milieu de vos hésitations vous ne soyez subitement frappé. C'est de la sorte qu'est encouragé le vieillard, de la sorte qu'est averti le jeune homme. - Mais vous êtes en pleine santé, vous êtes riche, vous regorgez de biens, vous n'éprouvez aucun accident fâcheux! Ecoutez pourtant ce que vous dit saint Paul: Lorsqu'on vous parlera de paix et de sûreté, c'est alors qu'un trépas inattendu vous surprendra. (1Th 5,3) Les choses de ce monde sont grosses de bouleversements nous ne sommes pas maîtres de notre fin, nous le sommes de la vertu et nous avons dans le Christ un maître qui nous aime.
92066. Voulez-vous que je vous parle des voies de la pénitence? Elles sont nombreuses, elles sont variées et différentes; mais toutes conduisent au ciel. La première est l'accusation des péchés: Soyez le premier à déclarer vos fautes afin d'être justifié. (Is 43,26) C'est pourquoi le prophète s'écriait: J'ai dit: Je proclamerai contre moi mon injustice en face de Dieu; et voilà, Seigneur, que vous avez pardonné l'impiété de mon coeur. (Ps 31,5) Accusez donc, vous aussi, tous vos péchés: ce sera assez pour faire à Dieu votre apologie: celui qui condamne ses propres péchés devient plus lent à y retomber; éveillez donc votre conscience, cet accusateur domestique, afin de ne pas trouver un jour, au tribunal de Dieu, un accusateur public. Telle est la première voie de la pénitence, et la meilleure: la seconde, qui ne lui cède pas en mérite, consiste à oublier les injustices d'un ennemi, à dompter la colère, à pardonner les offenses de nos frères c'est ainsi que nous recevons nous-mêmes la remise des péchés que nous avons faits contre le commun Maître; tel est donc le second moyen d'expier le péché: Si vous remettez leurs dettes à vos propres débiteurs, le Père céleste vous fera remise à vous-mêmes. (Mt 6,14)
Voulez-vous apprendre la troisième voie de pénitence? C'est la prière fervente et diligente, la prière qui part du fond de l'âme. Ne savez-vous pas de quelle manière la veuve parvint à émouvoir un juge sans conscience? vous au contraire vous avez un Maître doux, clément, plein d'amour. Elle réclamait contre ses ennemis; vous, au lieu de plaider contre un adversaire, vous priez. pour votre salut. Si vous souhaitez de connaître la quatrième voie de pénitence, je nommerai l'aumône; elle possède une puissante et merveilleuse efficacité: Nabuchodonosor, qui s'était livré à des crimes de tout genre, à l'impiété complète, entendit Daniel lui dire: O roi, que mon avis trouve grâce devant vous; rachetez (163) vos péchés par. l'aumône et vos iniquités par la miséricorde envers les pauvres. (Da 4,24) Qu'y a-t-il de comparable à cette doue bonté? Après tant de péchés, après de telles désobéissances, Dieu promet à cet homme qui l'a outragé de lui pardonner, s'il montre de la charité à ses frères. Enfin une conduite mesurée et humble n'a pas un moindre pouvoir pour. détruire le péché dans son germe: j'en prends à témoin le publicain qui, n'ayant pas de bonnes actions à déclarer, offrit à leur place son humilité et déposa de la sorte le lourd fardeau de ses péchés. (Lc 18,13)
Voilà donc l'indication des cinq voies de pénitence: la première, accusation des péchés; la seconde, remise au prochain des offenses reçues; la troisième, prière fervente; la quatrième, aumône; la cinquième, humilité. Ne soyez donc pas oisif; cheminez chaque jour en ces voies; elles sont faciles. Ne mettez pas en avant votre pauvreté comme excuse; fussiez-vous dans votre vie le plus pauvre parmi tous les hommes, vous pouvez néanmoins dompter la colère, pratiquer l'humilité, prier assidûment, accuser vos fautes: à tout cela la pauvreté ne fait aucun obstacle. Que dis-je! même dans cette voie de pénitence où nous devons semer l'argent (je parle de l'aumône), oui, même en cette voie, la pauvreté n'est pas un obstacle, témoin la veuve, qui mit ses deux oboles dans le tronc. (Mc 12,42) Puisque nous avons appris le moyen de guérir nos plaies, appliquons sans cesse les remèdes, afin que, après avoir recouvré la vraie santé, nous allions avec confiance prendre part au banquet sacré, nous accourions avec une gloire abondante au-devant du roi de gloire, Jésus-Christ, nous acquérions enfin les biens éternels par la grâce, la miséricorde et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ par qui et avec qui gloire, puissance et honneur soient au Père, en même temps qu'à l'Esprit de toute sainteté, de toute bonté et de toute vie maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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Que la méchanceté vient de la lâcheté et la vertu de la vigilance; - que ni les méchants ni le démon lui-même ne peuvent nuire à l'homme vigilant, - la démonstration est tirée des premières sources, en particulier ce qui arriva à Adam et à Job.
Analyse.
1. Il y a deux jours pendant que les uns étaient à l'Eglise pour entendre parler du démon et de ses ruses, les autres étaient occupés à regarder au théâtre les pompes du démon. - D'où vient cette différence? de la volonté des uns et des autres; donc la volonté seule nous rend ou vertueux ou vicieux. - 2. Ayons bonne volonté et le démon lui-même loin de nous nuire nous servira. - Il en sera de même des pécheurs. - Voilà pourquoi Dieu ne détruit pas le démon et pourquoi il permet le mélange des bons et des méchants. - 3. C'est donc la volonté seule qui rend l'homme coupable, cette vérité est démontrée par la parabole des dix vierges, et par la pénitence des Ninivites. - 4., 5. et 6. Par la chute d'Adam et par le triomphe de Job. - 7. Exhortation.
93011. Avant-hier j'ai entrepris de vous parler du démon; et ce jour-là même, pendant que nous traitions ici ce sujet, d'autres allaient prendre place au théâtre et contempler les pompes de Satan; ceux-là participaient à des chants de débauche et vous à l'enseignement de la doctrine de vérité; ceux-là se repaissaient d'impuretés diaboliques, et vous vous nourrissiez du parfum spirituel qui est l'aliment de l'âme. Qui donc les a écartés des vrais pâturages, qui donc les a détournés du bercail sacré? Est-ce le diable qui les a séduits? Mais alors pourquoi ne vous a-t-il pas séduits aussi? Ils sont hommes, vous aussi; vous avez les uns et les autres la même nature: comment donc se fait-il que vous ne soyiez pas les uns et les autres dans les mêmes dispositions. Pourquoi? Parce que vous n'avez pas les uns et les autres la même volonté: ils ont voulu s'engager dans le piège de la séduction, vous avez voulu rester en dehors. Si je parle ainsi, ce n'est pas que j'aie l'intention d'innocenter le démon, c'est que je souhaite ardemment vous affranchir de vos péchés. Le démon est mauvais, je le sais; mais il. l'est pour lui plus que pour nous, si nous sommes vigilants; la dépravation est de telle nature qu'elle ne nuit qu'à ceux en qui elle réside; la vertu au contraire peut devenir utile non-seulement à ceux qui la possèdent, mais encore à autrui. Pour vous montrer que l'homme mauvais est mauvais pour lui seul et que l'homme bon est bon pour les autres comme pour lui-même, je vous rapporterai la sentence proverbiale: Mon fils, si vous êtes mauvais, vous épuiserez à vous seul la source du mal; si vous êtes sage, vous aurez la sagesse pour vous et pour votre prochain. (Pr 9,12)
Ils ont cédé à l'attrait séducteur du théâtre; vous y avez résisté: voilà dans un seul fait la meilleure indication, la démonstration la plus claire, la preuve péremptoire que partout la (165) volonté est maîtresse. Employez donc à l'occasion le raisonnement suivant: quand vous voyez un homme qui, vivant dans le péché et étalant toutes sortes de vices, s'élève contre la Providence, prétend que Dieu a livré toute notre nature à l'influence fatale du destin et à la tyrannie des démons, qui se met lui-même complètement hors de cause, qui rejette toute la faute sur le Créateur et le régulateur de l'univers, fermez-lui la bouche, non par des mots, mais par des faits; montrez-lui un de ses semblables vivant dans la vertu et dans la tempérance. Il n'est besoin ni de longs discours, ni d'appareil oratoire, ni de syllogismes des faits, voilà la bonne démonstration. Dites-lui: tu es serviteur de Dieu, et celui-là l'est aussi; tu es homme, et celui-là l'est aussi; tu habites le même mondé que lui, tu te nourris des mêmes aliments sous le même ciel que lui Pourquoi donc vis-tu dans le mal pendant que celui-là vit dans la vertu? Dieu a voulu que les méchants fussent mêlés parmi les bons, il n'a pas donné un monde aux bons et un autre monde aux méchants; en les mélangeant les uns avec les autres, il a fort bien fait. Car les bons se montrent de meilleur aloi au milieu de cette foule qui s'efforce de les écarter du droit chemin et de les entraîner au mal.; ils s'attachent de plus en plus à la vertu. Il faut, dit l'Apôtre, qu'il y ait parmi vous des hérésies, afin que ceux dont la vertu est ci l'épreuve se manifestent. (1Co 11,19)
Dieu laisse donc les méchants subsister dans son oeuvre, afin que la vertu des bons acquière un plus vif éclat. Voyez quel avantage! Avantage, non pas pour le vice, mais pour la constante énergie des bons Nous admirons Noé, non-seulement parce qu'il -fut juste et parfait, mais parce qu'au milieu d'une race dépravée et corrompue, il sauva sa vertu, alors que nul ne lui en donnait l'exemple, alors que tous l'excitaient au péché; il marchait à l'encontre de tous, pareil à un voyageur qui, au travers d'une foule tumultueusement pressée sur sa route, n'en poursuivrait pas moins sa marche en un sens opposé. C'est pourquoi l'Ecriture ne dit pas simplement: Noé fut juste et saint; mais elle ajoute: dans sa génération, c'est-à-dire au milieu d'une génération pervertie et dégradée où la vertu n'avait rien à faire, rien à gagner. Les bons ont à tirer quelque profit des méchants, de la même sorte que l'arbre agité par des vents opposés devient plus vigoureux. Les méchants eux-mêmes ont à profiter de leur commerce avec les bons; ils prennent honte, ils rougissent; s'ils né quittent pas leurs vices, ils n'osent au moins plus les commettre qu'en cachette. Et ce n'est pas peu de chose que d'ôter à l'iniquité son effronterie. La vie des justes est le dénonciateur public des méchants: écoutez ce qu'ils en disent: Il nous pèse, rien qu'à le voir. (Sg 2,15) Et certes c'est pour eux un bon commencement de correction, que de trouver un tourment dans la seule présence du juste; car ils ne tiendraient pas ce langage, si son aspect ne leur était pas à charge; c'est aussi une bonne barrière qui les oblige à ne faire qu'avec réserve l'emploi de leurs vices. Voyez-vous à présent à quoi les méchants servent aux bons et à quoi les bons servent aux méchants. Eh bien! c'est pour cela que Dieu, au lieu de les séparer, les a mêlés les uns aux autres.
93022. Faisons le même raisonnement sur le démon. Dieu a permis que le démon subsistât en ce monde, afin de vous rendre vous-mêmes plus forts, afin que l'athlète acquît d'autant plus de gloire que les luttes seraient plus rudes. Si quelqu'un vous demande pourquoi Dieu a laissé subsister le démon, répondez: Dieu l'a laissé, parce que, loin de nuire aux hommes attentifs et vigilants, il leur devient utile, non pas sans doute par le fait de sa volonté qui est perverse, mais par suite de la courageuse résistance de ceux qui font tourner sa malice à leur avantage. En effet s'il engagea la lutte contre Job, ce ne fut pas en vue de rendre celui-ci plus glorieux, mais afin de le renverser: en cela il fut mauvais par le désir et par l'intention; mais de fait l'homme juste, au lieu de perdre quoi que ce fût, retira du combat un utile profit, comme nous l'avons montré déjà. Le démon a fait preuve de méchanceté, et le juste de force. - Mais, direz-vous, il en a renversé beaucoup d'autres. - Oui, mais ce fut par suite de la faiblesse de tous ceux-là et non point par sa puissance propre; je l'ai déjà démontré maintes fois.
Dirigez donc droitement votre coeur, et loin que vous puissiez être lésés par rien, vous tirerez les plus magnifiques avantages, je ne dis pas seulement des bons, mais des méchants eux-mêmes. Ainsi donc, comme je l'ai dit plus haut, Dieu a voulu que les hommes restassent mêlés ensemble, les bons avec les méchants, afin que les premiers amenassent peu (166) à peu les autres à leur propre vertu. - Ecoutez comment le Christ s'en explique avec ses disciples: Le royaume des Cieux ressemble à une femme qui prend un peu de levain et le cache dans trois mesures de farine. (Mt 13,33) Les justes possèdent donc l'efficacité du levain pour changer les méchants et les amener à leur propre état. Les justes sont en petit nombre, comme le levain est en petite quantité son action sur la masse ne laisse pas pour cela de s'exercer; il lui communique ses propres qualités et la change tout entière; ainsi les justes ne tirent pas de leur nombre leur influence, ils puisent toute leur force dans la grâce de l'Esprit-Saint. Les apôtres n'étaient que douze: quelle petite quantité de levain! L'univers tout entier était plongé dans l'impiété: quelle masse immense! et pourtant ces douze ont converti à eux seuls la terre entière. Le levain et la masse de pâte ont la même nature, mais non pas les mêmes qualités: Dieu a laissé les méchants parmi les justes afin que les premiers, ayant la même nature que les autres, prissent aussi les mêmes dispositions.
Retenez ces explications, employez-les pour fermer la bouche à ces négligents, à ces paresseux, à ces lâches qui redoutent les labeurs de la vertu et qui calomnient notre commun Maître. Vous avez péché, dit l'Ecriture, tenez-vous en repos (Gn 4,7), n'augmentez pas votre faute d'une autre qui serait plus grave. Il est moins grave de pécher que d'accuser Dieu après le péché commis. Cherchez l'auteur du péché vous n'en trouverez pas d'autre que vous-même qui avez péché; partout vous avez besoin d'une résolution franchement bonne: je vous l'ai démontré non par mes raisonnements, mais par l'exemple de ceux qui sont comme vous serviteurs de Dieu, de ceux qui vivent avec vous en ce monde. Servez-vous aussi de cette démonstration, c'est d'après ce principe que le Seigneur nous jugera: apprenez-en la forme et nul ne pourra vous donner la réplique. Celui-ci est-il impudique? Montrez-lui cet autre qui mène une vie chaste. Celui-ci est-il avare et rapace? Montrez-lui cet autre qui distribue l'aumône. Celui-ci passe-t-il sa vie à jalouser et à envier son prochain. Montrez-lui cet autre qui s'est affranchi de pareils vices. Celui-ci est-il sujet à la colère? Montrez-lui cet autre qui se tient dans une sage réserve. Il ne faut pas se contenter de recourir aux exemples des temps passés, il faut en prendre dans le présent; aujourd'hui en effet, aujourd'hui même, par la grâce de Dieu, les belles et bonnes actions ne sont pas plus rares que jadis. Avez-vous à faire à un incrédule qui traite les Ecritures de fictions mensongères, qui ne croit pas que Job ait existé tel qu'il nous est dépeint? Montrez-lui tel autre homme dont la vie rivalise avec celle de ce juste. C'est ainsi que le Maître nous jugera; il mettra en regard le serviteur avec le serviteur, il ne portera pas sa sentence d'après son appréciation seule, il veut que nul ne puisse dire encore comme ce serviteur qui, ayant reçu un talent en dépôt, présenta au lieu d'un talent d'intérêt cette accusation: Vous êtes trop exigeant. (Mt 25,24) - Il aurait dû se désoler de n'avoir pas doublé le capital qui lui était confié; loin de là il commet une seconde faute plus grave que la première, en ajoutant à sa lâcheté personnelle une calomnie contre son maître. Que dit-il: Je savais que vous étiez exigeant. O misérable homme! O ingrat et lâche serviteur! C'est ton incurie que tu devais accuser pour atténuer ta première faute; en incriminant ton maître, tu doubles ton péché et non pas ton argent.
93033. C'est pourquoi Dieu met en présence les serviteurs et les serviteurs, afin que se jugeant les uns les autres, ils n'aient plus lieu désormais de calomnier le Maître. Il dit donc: le Fils de l'Homme vient dans la gloire de son Père. (Mt 16,27) Voyez l'identité parfaite de gloire: le texte ne dit pas dans une gloire semblable à la gloire du père, mais dans la gloire du père; et il jugera toutes les nations. Jugement terrible! terrible pour les pécheurs et les coupables; mais jugement aimable et gracieux pour ceux qui auront la conscience d'avoir bien vécu! Il mettra les brebis à sa droite et les chevreaux à sa gauche. (Mt 25,33) Et ceux-ci et celles-là représentent les hommes. Pourquoi donc les uns sont brebis et les autres chevreaux? Ces appellations vous indiquent non pas une différence de nature, mais une différence de dispositions. Pourquoi sont-ils appelés chevreaux, ceux qui n'ont pas fait l'aumône? parce que le chevreau est un animal improductif, qui ne peut fournir à ses maîtres ni le lait, ni le poil, ni la progéniture; il est complètement inutile en raison de l'imperfection de son âge.
Tel est le motif qui fait nommer chevreaux les hommes qui ne produisent pas les fruits (167) abondants de l'aumône; ceux au contraire que le Seigneur place à sa droite sont les brebis; d'elles en effet on retire abondamment le lait, et la laine et les agneaux. Que leur dit-il: Vous m'avez vu ayant faim et vous m'avez nourri; vous m'avez vu dans la nudité et vous m'avez vêtu; vous m'avez vu sans abri et vous m'avez recueilli. (Mt 25,35) Aux autres il tient un langage tout opposé; et pourtant les uns aussi bien que les autres étaient hommes; les uns et les autres ont reçu les mêmes promesses, aux uns et aux autres était proposée la même récompense pour leurs bonnes oeuvres; pour les uns comme pour les autres c'est le même Christ qui vint au monde, et il vint dans la même pauvreté, le même dénuement pour les uns et pour les autres; toutes les conditions étaient pareilles pour ceux-ci et pour ceux-là. D'où vient donc que la fin dés uns ne fut pas pareille à la fin des autres? De ce que les dispositions de la volonté ne l'ont pas permis. La volonté seule a fait toute la différence; c'est elle qui a mené les uns à la géhenne et les autres au royaume de Dieu. Si le démon eût été l'auteur de leurs péchés, ils n'eussent certes pas été frappés de punition, puisqu'un autre eût commis le péché et les eût entraînés dans sa chute. Voyez-vous ici en présence et ceux qui ont failli et ceux qui ont marché droit? Voyez-vous comment les mauvais serviteurs gardent le silence en face de leurs compagnons? Mais allons! arrivons à parler d'un autre exemple. Il y avait dix vierges (Mt 25), dit l'Evangile. Ici encore nous. trouvons des volontés qui opèrent le bien et d'autres qui font le mal, de telle sorte que la comparaison fait mieux ressortir pour nous les péchés des unes et la justification des autres: le parallèle les met en pleine évidence. Celles-ci et celles-là sont vierges; celles-ci sont cinq, et celles-là sont cinq les unes et les autres ont leurs lampes; toutes attendent l'Epoux. Comment se fait-il donc que les unes entrent à la chambre nuptiale et que les autres sont laissées dehors? Parce que celles-ci étaient sans coeur et sans charité, et que celles-là avaient la douceur et la bonté.
Voyez-vous une fois de plus comment leur propre volonté, et non pas le démon, fut cause de la triste fin qu'eurent ces vierges folles? Voyez-vous le jugement de Dieu sortir d'une simple comparaison, et sa sentence portée d'après des conditions analogues? Ce sont les serviteurs qui jugent les serviteurs Voulez-vous (167) à présent que je vous montre la confrontation faite entre des accusés de conditions diverses? cela est possible et la sagesse de la nature en ressort avec plus d'éclat. Les hommes de Ninive, dit l'Ecriture, se lèveront et condamneront cette génération-ci.(Mt 12,41) Ici il n'y a plus de similitude entre ceux qui sont mis en cause; les uns sont barbares, les autres juifs; ceux-ci possèdent les enseignements prophétiques, ceux-là n'ont jamais entendu la parole de Dieu; ce n'est pas la seule différence; ici, le serviteur seul est venu prêcher; là, c'est le Maître en personne; le serviteur n'est venu que pour annoncer des catastrophes; le Maître a prêché le royaume des cieux: qui jugerions-nous le mieux en position de se montrer dociles? Sont-ce ces barbares, ces ignorants, ces gens qui n'ont jamais eu part aux instructions divines, ou bien ce peuple qui depuis sa plus tendre enfance se nourrit de la méditation des livres prophétiques? Personne n'hésiterait à se prononcer pour les Juifs! Eh bien, c'est tout le contraire qui arriva! Les Juifs ne crurent pas le Seigneur qui leur prêchait le royaume des cieux; les Ninivites crurent le serviteur qui les menaçait de leur ruine: de la sorte apparaissent plus nettement la docilité des uns et la folie des autres. N'est-ce pas le démon, n'est-ce pas le diable, n'est-ce pas le sort, n'est-ce pas le destin, mais plutôt n'est-ce pas chacun qui est pour soi le principe ou de la dépravation ou de la vertu? Si les Juifs n'eussent pas dû se rendre coupables, le Christ n'eût pas dit: Les hommes de Ninive condamneront cette génération-ci; il n'eût pas dit que la Reine du Midi condamnerait les Juifs.
Ce ne sont pas seulement les peuples qui condamnent les peuples, un seul homme souvent condamne un peuple tout entier, quand ceux qui paraissaient pouvoir succomber plus aisément à la séduction y échappent et se tiennent fermes, et que ceux qui devaient vaincre sur tous les points se laissent abattre. C'est pour cela que nous avons rappelé le souvenir d'Adam et de Job: il nous faut revenir encore à ce sujet pour compléter notre discours. Adam ne fut attaqué que par des paroles; Job fut attaqué par, des actes; le démon le dépouilla de toutes ses riches et lui ravit ses enfants; il n'enleva à Adam ni peu, ni beaucoup, rien de ce qu'il avait. Mais plutôt examinons les paroles elles-mêmes, la manière dont le piège fut tendu: Le serpent s'approcha et dit à (168) la femme: pourquoi Dieu vous a-t-il dit Vous ne mangerez pas de tout fruit qui est au Paradis? (Gn 3,1) Ici c'est le serpent qui dresse l'embûche; là, c'est l'épouse même de Job: il y a donc une grande différence entre les conseillers du péché. D'un côté ce n'est que l'esclave, de l'autre c'est la compagne elle-même; celle-ci était l'égale de Joh, celui-là rampait devant Eve. Voyez combien elle est inexcusable! c'est un sujet, c'est un esclave qui triomphe d'elle; Job au contraire reste inébranlable même pour la femme qui a partagé et soutenu sa vie. Mais voyons ce que dit le serpent: Pourquoi Dieu vous a-t-il dit: Vous ne mangerez pas de tout arbre du Paradis? Eh certes! Dieu n'a pas dit cela, il a dit tout le contraire. Considérez l'astuce de ce démon; il affirme ce qui n'a pas été dit, afin d'apprendre ce qui a été dit. Que fait la femme? Au lieu de lui fermer la bouche comme elle aurait dû, ou de garder le silence, elle lui découvre sottement la sentence du Maître, elle lui donne ainsi largement prise.
93044. Voyez combien il est dangereux de tendre une main imprudente aux ennemis et aux traitres: c'est pourquoi le Christ a dit: Ne donnez pas aux chiens les choses saintes; ne jetez pas les perles devant les pourceaux, de crainte qu'ils ne se tournent contre vous et ne vous déchirent. (Mt 7,6) Voilà précisément ce qui arriva à Eve: elle livra les choses saintes à un chien, à un pourceau qui foula aux pieds la parole sacrée, fit volte-face et dévora la femme. Et remarquez avec quelle malice il opère son oeuvre : Vous ne mourrez pas de mort, dit-il. (Gn 3,4) Comprenez bien en cet endroit que la femme pouvait découvrir entièrement le piège; car au premier mot le démon laissa éclater sa haine et déclara la guerre à Dieu; au premier mot il se mit en contradiction avec lui. - Tout à l'heure, ô femme, tu répondais à un être qui voulait apprendre la sentence du maître: soit! mais pourquoi le suis-tu maintenant qu'il parle en un sens tout opposé? - Dieu avait dit: vous mourrez de mort; le démon pose une affirmation contradictoire et dit: Non! vous ne mourrez pas de mort.. Qu'y a-t-il de plus net que cette déclaration de guerre? De quelle autre façon pouvait-on mieux reconnaître l'adversaire et l'ennemi qu'à cette opposition catégorique à la parole de Dieu? Il fallait donc sur-le-champ fuir le traître, il fallait s'élancer hors de l'embûche. Non, dit-il, vous ne mourrez pas de mort; car Dieu sait bien que le jour où vous mangerez le fruit défendu, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux. (Gn 3,4) En lui suggérant l'espoir de plus grands avantages, il lui fit perdre les biens qu'elle tenait en main; il lui promit, à elle et à son mari, l'honneur de la divinité et il les jeta sous la tyrannie de la mort. O femme, comment as-tu pu ajouter foi au démon? Qu'attendais-tu de bon? N'était-ce point assez pour te certifier le droit du législateur à ta foi, qu'il fût Dieu, qu'il fût le Créateur, et l'ouvrier du monde, tandis que celui-ci n'était que le diable et l'ennemi? Mais je ne devrais pas dire encore le diable: tu croyais n'avoir affaire qu'à un serpent simplement! Fallait-il donc, dis-moi, faire tant d'estime d'un serpent, que tu lui livrasses les paroles du maître? - Comprenez-vous qu'elle eût pu découvrir le piège? mais elle ne le voulut pas.
Et cependant Dieu avait donné les preuves suffisantes de sa généreuse munificence, il avait démontré sa providence par ses oeuvres; en effet cet homme qui n'était que néant, c'est lui-même qui l'avait formé, qui lui avait communiqué l'âme par son souffle, qui l'avait fait à son image, qui l'avait établi chef de tout ce qui étai sur la terre, qui lui avait accordé une compagne, qui avait planté pour lui le paradis, qui après lui avoir concédé l'usage de tous les fruits, n'en réserva qu'un seul auquel il lui défendit de toucher; et encore lit-il cette défense dans son intérêt! Le démon, au contraire, ne pouvait se prévaloir auprès. de lui d'aucun bienfait, ni grand ni petit; il séduisit la femme en la flattant de simples paroles, en lui inspirant l'orgueil d'espérances fallacieuses. Et celle-ci pourtant s'imagina que le démon était plus digne de foi que ce Dieu qui avait donné par ses oeuvres la preuve de sa bonté; elle crut à celui qui lui offrait des paroles et rien de plus. Voyez-vous comment elle donna dans le piège, non. point par force, mais par sa seule sottise et sa faiblesse? Et pour le comprendre plus clairement, écoutez en quels termes l'Ecriture accuse la femme. Elle ne dit pas «la femme induite en erreur;» mais elle dit: La femme, ayant regardé cet arbre qui était charmant, mangea de son fruit. Ainsi l'accusation porte sur ce regard de convoitise intempérante et non pas seulement sur l'astuce du démon: (169) la femme en effet succomba, vaincue par sa propre passion plutôt que par la malice de son ennemi. C'est pourquoi elle ne trouva pas grâce devant Dieu; et, quoiqu'elle prétendît que le serpent l'eût trompée, elle n'en reçut pas moins le châtiment dans toute sa rigueur: il dépendait d'elle de ne pas faillir.
Mais, pour donner à cet enseignement plus de netteté encore, voyons, ramenons notre discours à Job, passons des vaincus au vainqueur, de la défaite au triomphe. Celui-ci nous donnera un plus grand courage pour faire face au démon. Là, c'est le serpent qui dressa un piège, et il gagna la victoire; ici c'est la femme, mais elle ne put l'emporter, bien qu'elle eût plus de talent pour la séduction. Ici, c'est après avoir été dépouillé de sa fortune, de ses fils et de tous ses biens que Job est assailli par les plus habiles manoeuvres; là, rien de pareil. Adam n'avait perdu ni richesses ni enfants; au lieu d'être réduit à s'établir sur un fumier, il habitait un paradis de délices, il employait à son plaisir les fruits de toutes sortes, les ondes de la source, les fleuves et tous les autres avantages: nul labeur, nulle peine, nulle tristesse, nul souci, nul outrage, nulle injure, pas un seul des milliers de maux qui pleuvaient sur Job; et pourtant, quoiqu'il n'eût rien à subir de tout cela, il tomba, il se laissa renverser. N'est-il pas évident que ce fut par sa lâcheté? Et Job qui, au milieu de toutes ces calamités qui l'entouraient et le pressaient, resta debout, ferme, inébranlable, n'est-il pas évident que ce fut par la vigilance de sa volonté?.
93055. Des deux côtés vous pouvez, mes bien chers frères, recueillir un excellent profit prenez garde d'imiter Adam, puisque vous savez quel mal enfante la lâcheté; prenez garde de ne pas imiter Job, puisque vous avez appris quels avantages naissent de la vigueur d'âme; rappelez sans cesse à votre pensée ce vainqueur couronné et vous trouverez dans son souvenir une abondante consolation dans toutes vos douleurs et dans toutes vos peines. Placé en quelque sorte sur le commun théâtre du genre humain, ce bienheureux et généreux athlète nous exhorte tous par les maux qu'il a soufferts à supporter courageusement tous les accidents et à ne fléchir jamais sous les calamités qui nous surviennent. Il n'est pas une souffrance humaine, non, pas une seule qui ne puisse puiser en son exemple quelque consolation car toutes les misères, éparpillées à travers le (169) monde, se sont ici rassemblées pour fondre ensemble sur le corps d'un seul homme. Quelle excuse aura donc celui qui ne pourra pas souffrir, en bénissant Dieu, seulement une petite partie des maux qui lui seront infligés, tandis que Job supporte, non pas une portion, mais la totalité des souffrances humaines? Et ne taxez pas d'exagération mes paroles, voyons, passons en revue l'une après l'autre les calamités qui l'ont frappé, apportons la preuve de nos assertions. Citons d'abord, si vous le voulez bien, celui de tous les maux qui- se montre le plus redoutable, je dis la pauvreté avec la gêne douloureuse qu'elle produit: voilà en effet ce dont les hommes gémissent partout. Qui fut plus pauvre que Job? Il le fut certes davantage que ces gens qui n'ont d'autre refuge que les bains publics, d'autre couche que la cendre des fourneaux; il fut le plus pauvre des hommes. Ceux-ci possèdent au moins un lambeau de vêtement; mais lui, assis tout nu sur son fumier, il n'avait d'autre vêtement que celui qu'il avait reçu de la nature, le vêtement de sa chair: et encore le diable l'avait-il lacéré dans tous les sens par des plaies affreuses. En outre, ceux-ci trouvent un abri sous le portique des bains, ou bien ils se cachent dans quelques coins; mais lui, exposé en plein air, y demeurait perpétuellement de nuit comme de jour sans avoir le soulagement du plus misérable toit; et le pire tourment, c'est que les autres pauvres ont la conscience d'avoir commis nombre de fautes graves, tandis que lui ne sentait rien à se reprocher. Il faut remarquer dans chacun des accidents qui le frappaient que sa douleur devenait d'autant plus vive, et ses angoisses d'autant plus cruelles qu'il ne connaissait pas la cause de tous ces malheurs. Les autres pauvres, ai-je dit, ont à se reconnaître eux-mêmes pour auteurs d'un grand nombre de leurs maux; et certes ce n'est pas un petit motif de consolation que de s'avouer à soi-même qu'on est puni en toute justice; mais lui se trouvait privé de cet adoucissement à ses peines, puisque, après avoir tenu la conduite la plus vertueuse, il se voyait infliger ces derniers supplices réservés aux plus misérables. Les autres pauvres; ceux qui vivent parmi nous, sont endurcis à la misère depuis longtemps, depuis le commencement de leur vie; mais lui, saisi à l'improviste par le bouleversement de sa fortune, tomba dans une indigence qu'il (170) n'attendait pas. Et de même que c'est un excellent moyen de prendre courage que de connaître la cause des accidents qui surviennent, de même c'est une ressource également bonne pour vivre dans la pauvreté que de s'être dès le principe rompu au régime de la pauvreté. Le juste Job n'eut ni l'un ni l'autre de ces moyens pour soutenir son énergie et néanmoins il ne fléchit pas. Avez-vous compris qu'il tomba jusqu'à cette misère extrême au-delà de laquelle on ne peut rien trouver: qu'y a-t-il en effet de plus misérable qu'un homme sans abri et tout nu? Hélas! il n'eut pas même la jouissance pure et simple de sa place sur le sol; car il était assis sur un fumier et non pas sur la terre. Aussi quand vous considérez la pauvreté qui vous presse vous-même, pensez aux malheurs de ce juste, relevez vivement votre coeur et chassez toute idée de découragement. Ce malheur semble être pour les hommes la base de tous les autres; après lui vient au second rang, je devrais plutôt dire au premier rang, l'affliction du corps. Or qui fut plus affligé que Job dans sa chair? qui supporta de pareilles maladies? qui reçut de pareilles plaies ou connut quelque autre homme les ayant reçues? Personne, certainement! Son corps se consumait à la longue, les vers coulaient partout de ses ulcères comme d'une fontaine; c'était un flux incessant de pourriture; d'infectes odeurs s'exhalaient de toutes parts; la chair disparaissait peu à peu; et, imprégnée elle-même de corruption, elle la communiquait aux aliments et les rendait insupportables; une faim étrange, incroyable, le torturait et il ne pouvait prendre la nourriture qu'on lui donnait: Je vois, disait-il, que mes aliments ne sont que corruption. (Jb 6,7)
C'est pourquoi, lorsque vous tomberez malade, mon ami, souvenez-vous de ce corps, de cette chair vénérable; elle était sainte, elle était pure, malgré les ulcères qu'elle portait. Si un soldat, après avoir accompli son temps de service, se voit ensuite, sans motif juste et raisonnable, attaché au pilori et se sent déchirer les flancs par le bourreau, qu'il ne prenne pas ce traitement pour un déshonneur, qu'il ne se laisse point abattre par la douleur, en fixant sa pensée sur le juste Job. - Mais, direz-vous, il trouva un puissant encouragement, une grande consolation à penser que tous ces maux lui étaient envoyés de Dieu. - Ah! voilà précisément ce qui le troublait et l'affligeait davantage: il croyait que ce Dieu juste, ce Dieu qu'il avait servi par tous les actes de sa vie, lui avait aussi déclaré la guerre. Il ne pouvait découvrir aucune cause légitime de tous les maux qui lui arrivaient; voyez, dès qu'il l'eut apprise, quelle pieuse soumission il montre. En effet, lorsque Dieu lui eût dit: Crois-tu donc que je me suis mêlé de tes affaires autrement que pour te faire donner la preuve de ta justice? (Jb 40,8) Il répondit avec une émotion profonde: Je mettrai ma main sur mes lèvres: j'ai parlé une fois, mais je n'ajouterai pas un mot de plus. (Jb 40,8) Et ailleurs il dit: Jusqu'à présent je ne vous connaissais que par ouï-dire, par les sons qui frappent l'oreille; mais maintenant mes yeux vous ont vu. C'est pourquoi je m'humilie, je m'anéantis, je me regarde comme cendre et poussière. (Jb 42,6)
93066. Si vous pensez que cela suffit pour consoler, vous pouvez, vous aussi, obtenir cette consolation. En effet, lors même que vous avez à souffrir quelque mal, non pas à cause de Dieu, mais uniquement par la méchanceté des hommes, adressez des actions de grâces et non pas des blasphèmes à celui qui, pouvant sans doute l'empêcher, le permet toutefois, afin de vous éprouver; et pour lors, de même que ceux qui ont souffert à cause de Dieu reçoivent la couronne, de même vous obtiendrez aussi de pareilles récompenses, parce que vous avez généreusement supporté les maux dont les hommes vous ont accablé et que vous avez rendu un pieux hommage à ce Maître qui pouvait les écarter de vous, mais qui ne l'a pas voulu.
Voilà donc que vous avez vu la pauvreté et la maladie assaillir ensemble le juste: voulez-vous que je vous montre encore la guerre déclarée par la nature elle-même à sa généreuse énergie? Eh bien 1 il perd ses dix fils, tous les dix à la fois, tous les dix dans la fleur de leur jeunesse, tous les dix parés des grâces de la vertu; ils périssent, non par les communes lois de la nature, mais par une mort violente et lamentable. Qui pourrait exprimer une pareille calamité? Personne, assurément! Lors donc que vous aurez perdu en même temps un fils et une fille, allez vite de. mander à ce juste la consolation, et vous la trouverez abondante dans son exemple. Et ces malheurs sont-ils les seuls qui l'atteignirent! Mais la défection et la trahison de ses amis, (171) mais les railleries et les injures, mais les dérisions et les outrages, mais les vexations de tout chacun, tout cela ne lui était-il pas insupportable? D'ordinaire, nos peines elles-mêmes ne nous mordent pas au coeur aussi cruellement que les invectives de ceux qui nous les reprochent: Et Job, non-seulement n'avait personne qui lui dît une parole de consolation, mais il était entouré d'une troupe de gens qui lui jetaient leurs insultes. L'entendez-vous se plaindre et leur dire: Mais vous venez donc aussi m'assaillir! (Jb 11,8) Il leur reprochait ainsi leur dureté: Mes proches m'ont renié; mes serviteurs ont parlé contre moi; j'ai appelé les enfants de mes concubines et ils m'ont tourné le dos. (Jb 19,14-17) Les autres ont craché sur moi; je suis devenu pour tous un objet de dérision. (Jb 39,9-10) Mon vêtement lui-même m'a pris en horreur. (Jb 9,31)
Et ces maux qui semblent insupportables, rien qu'à les entendre raconter, comment put-il les supporter dans leur cruelle réalité. La dernière pauvreté; une maladie affreuse, inconnue, étrange; ses enfants si nombreux et si bons perdus si misérablement; les outrages, les injures, les critiques du monde; ceux-ci se raillent de lui; ceux-là l'insultent; d'autres le méprisent: je ne parle pas seulement de ses ennemis, mais de ses amis; et non-seulement de ses amis, mais des gens de sa maison. Cela ne dura pas deux jours, ni trois, ni dix, mais des mois tout entiers, et, chose singulière qui n'arriva qu'à lui, il ne trouvait pas même dans la nuit l'heure du soulagement, puisque les fantômes des frayeurs nocturnes venaient s'ajouter à ses douleurs du jour. Entendez-le nous dire combien il souffrait cruellement dans son sommeil: Pourquoi m'effrayez-vous dans le sommeil? pourquoi m'épouvantez-vous dans les visions? (Jb 7,14) N'est-il pas plus solide que l'acier, que le diamant, l'homme qui a supporté de pareils maux? Si chacun d'eux, pris à part, nous semble intolérable, imaginez quel tumulte ils soulevaient dans l'âme de Job en l'assaillant tous à la fois! Et pourtant il les a supportés tous: en aucun de ces terribles accidents il n'a péché; pas un mot offensant n'arriva sur ses lèvres.
93077. Que ses infortunes deviennent le remède de nos maux! que cette tempête formidable soit pour nous un port de refuge! Dans chaque événement de notre vie comparons-nous à ce saint homme; et, en le voyant épuiser à lui seul sur son corps toutes les souffrances de l'univers, nous accepterons généreusement la part qui nous en sera faite. Recourons sans cesse à ce livre, comme à une bonne mère qui tend les mains dans toutes les directions à ses enfants effrayés, qui les attire à elle, qui relève leurs forces; nous ne le quitterons pas sans y puiser un grand courage dans toutes nos peines, quand même nous aurions à subir les plus tristes de toutes.
Si vous me dites: «Lui, il était Job, voilà pourquoi il a résisté aux maux; mais je ne suis pas comme lui,» vous ne faites que me dicter de plus en plus votre condamnation et célébrer davantage les louanges de ce juste; c'est vous en effet, plutôt que lui, qu'il serait convenable de voir souffrir ces maux. Et pourquoi? Lui, il est venu avant la grâce et même avant la loi,, en ce temps où l'on ne connaissait pas l'exacte et complète perfection de la vie, où la grâce de l'Esprit-Saint n'était pas aussi abondante, où le péché était difficile à vaincre, où la malédiction régnait, où la mort était effrayante: Mais aujourd'hui, mais après que l'avènement du Christ a enlevé tous ces obstacles, le combat est facile. Aussi, après tout ce temps écoulé, après tant de dons accordés par Dieu, si nous ne pouvons pas atteindre à la même mesure de vertu que Job, nous n'avons pas d'excuse à faire valoir. Méditez donc tout ceci, que ses malheurs étaient plus grands, que la lutte lui était plus difficile, et que néanmoins il s'y prépara et s'y engagea; supportons tout ce qui nous arrive avec générosité, avec actions de grâces, de telle sorte que nous puissions recevoir la même couronne que lui, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel gloire soit au Père et à l'Esprit-Saint maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. l'abbé A. SONNOIS.
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