Cantique spirituel "B" - 2003 2
Pâtres, qui vous en irez
là-bas par les bergeries vers le sommet,
si d'aventure vous voyez
celui que moi j'aime le plus,
dites-lui que je suis malade, souffre et meurs.
1. En ce couplet l'âme veut se servir de tiers et de médiateurs envers son Aimé, les priant de lui faire part de sa douleur et de sa peine ; car une propriété de l'amoureux, quand par la présence il ne peut communiquer avec l'aimé, est de le faire avec les meilleurs intermédiaires qu'il peut; et ainsi l'âme maintenant veut employer ici ses désirs, affections et gémissements comme des messagers qui savent si bien manifester le secret du coeur à son Aimé, et ainsi elle leur demande qu'ils y aillent, en disant :
Pâtres, qui vous en irez.
2. Elle appelle pâtres ses désirs, affections et gémissements, pour autant qu'ils nourrissent l'âme de biens spirituels - vu que pâtre veut dire celui qui nourrit - et par leur moyen Dieu se communique à elle et lui donne une divine nourriture, car sans eux, il se communique peu. Et elle dit: qui vous en irez, autrement dit: vous qui par pur amour sortirez - car toutes les affections et tous les désirs ne vont pas jusqu'à Lui, mais ceux qui naissent d'un véritable amour -,
là-bas par les bergeries vers le sommet.
3. Elle appelle bergeries les hiérarchies et choeurs des anges, par lesquels de choeur en choeur vont nos gémissements et prières vers Dieu; qu'elle nomme ici sommet car il est Lui la suprême hauteur et parce qu'en Lui, comme depuis la hauteur, on découvre et on voit toutes les choses et les bergeries supérieures et inférieures ; à lui vont nos prières, offertes par les anges (comme nous avons dit) selon la parole de l'ange à Tobie, disant: Quand tu priais avec larmes et enterrais les morts, moi j'offrais ta prière à Dieu (Tb 12,12). Aussi selon l'âme on peut entendre ces pâtres comme les anges eux-mêmes, car non seulement ils portent à Dieu nos présents, mais aussi ils transmettent ceux de Dieu à nos âmes, les nourrissant comme de bons pasteurs, de douces communications et inspirations de Dieu, et par leur entremise Dieu aussi les fait, et ils nous protègent et nous défendent des loups qui sont les démons. Donc, ces pâtres, on les entend tantôt comme les affections, tantôt comme les anges, et l'âme désire que tous servent de moyens et d'intermédiaires à l'égard de son Aimé ; ainsi à tous elle leur dit :
si d'aventure vous voyez
4. C'est comme si elle disait: si par bonheur et d'aventure vous parvenez en sa présence, de sorte qu'Il vous voie et vous entende. Où il faut noter que, bien qu'il soit vrai que Dieu sait et entend tout et jusqu'à voir et noter les pensées mêmes de l'âme, comme dit Moïse (Dt 31,21), cependant on dit qu'il voit nos nécessités et prières ou qu'il les écoute quand il y remédie ou les accomplit ; car ce ne sont pas n'importe quelles nécessités et demandes qui arrivent à un point tel que Dieu les écoute pour les accomplir jusqu'à ce qu'à ses yeux elles arrivent à la saison et au temps et au nombre suffisants, et alors on dit qu'il le voit et l'entend ; selon ce que l'on voit dans l'Exode (Ex 3,7-8) qu'après quatre cents ans que les enfants d'Israël furent demeurés affligés en la servitude d'Égypte, Dieu dit à Moïse: J'ai vu l'affliction de mon peuple et suis descendu pour le libérer, bien qu'il l'eût toujours vue. Et aussi saint Gabriel dit à Zacharie (Lc 1,3) qu'il ne craignît pas, car Dieu avait dès lors entendu sa prière et lui donnait le fils qu'il lui avait constamment demandé pendant bien des années, quoique toujours il l'eût entendu. Ainsi toute âme doit comprendre que, même si Dieu ne répond pas immédiatement à sa nécessité et à sa prière, il ne manquera pas pour cela de la secourir en temps opportun, lui qui aide, comme dit David, dans les opportunités et dans la tribulation (Ps 9,10), si elle ne se décourage pas et si elle persévère. Or, c'est ce que veut signifier ici l'âme quand elle dit: si d'aventure vous voyez ; à savoir, si d'aventure est arrivé le temps où il trouve bon d'accepter mes demandes.
celui que moi j'aime le plus.
5. À savoir, plus que toutes les choses; ce qui est vrai quand l'âme n'a aucune difficulté qui l'empêche de faire ou d'endurer pour Lui quoi que ce soit pour son service. Et quand l'âme aussi peut en vérité dire ce qui se dit dans le vers suivant, c'est le signe qu'elle l'aime au-dessus de toutes les choses :
dites-lui que je suis malade, souffre et meurs.
6. Dans lequel l'âme expose trois épreuves, à savoir: maladie, souffrance et mort. Parce que l'âme qui pour de vrai aime Dieu avec un amour de quelque perfection, souffre habituellement l'absence de trois manières, selon les trois puissances de l'âme, qui sont entendement, volonté et mémoire. Concernant l'entendement elle dit qu'elle est malade parce qu'elle ne voit pas Dieu, qui est la santé de l'entendement, selon ce que dit Dieu par David, en disant: moi je suis ta santé (Ps 34,3). Concernant la volonté elle dit qu'elle souffre parce qu'elle ne possède pas Dieu, qui est la consolation et la joie de la volonté, selon aussi ce que dit David, en disant : Avec le torrent de tes délices tu nous rassasieras (Ps 35,9). Concernant la mémoire elle dit qu'elle meurt parce que - se rappelant qu'elle est privée de tous les biens de l'entendement, qui est de voir Dieu, et des délices de la volonté, qui est de le posséder, et qu'aussi il est très possible qu'elle soit privée de lui pour toujours au milieu des périls et vicissitudes de cette vie - elle souffre à ce souvenir un sentiment d'une sorte de mort, car elle voit bien qu'elle manque de la sûre et parfaite possession de Dieu, qui est la vie de l'âme, selon la parole de Moïse disant: Certainement il est ta vie (Dt 30,20).
7. Ces trois sortes d'épreuves, Jérémie aussi les présente à Dieu dans les Lamentations, en disant: Souviens-toi de la pauvreté et de l'absinthe et du fiel (Lm 3,19). La pauvreté se réfère à l'entendement, car à lui appartiennent les richesses de la sagesse du Fils de Dieu, dans lequel, comme dit saint Paul, sont contenus tous les trésors de Dieu (Col 2,3). L'absinthe, qui est une herbe très amère, se réfère à la volonté, car à cette puissance appartient la douceur de la possession de Dieu, dont étant privée, elle demeure en amertume - et que l'amertume concerne la volonté, spirituellement on le donne à entendre dans l'Apocalypse, quand l'ange dit à saint Jean que, en mangeant ce livre, le ventre te sera amer (Ap 10,9), entendant ici par « ventre » la volonté -. Le fiel se réfère non seulement à la mémoire, mais à toutes les puissances et forces de l'âme, car le fiel signifie la mort de l'âme, selon que donne à entendre Moïse (parlant des maudits) dans le Deutéronome en disant: Le fiel des dragons sera leur vin, et le venin incurable des aspics (Dt 32,33) ; ce qui signifie ici le manque de Dieu, qui est mort de l'âme. Ces trois épreuves et peines sont fondées sur les trois vertus théologales qui sont foi, charité et espérance, lesquelles se réfèrent aux trois puissances, dans l'ordre qu'on les met ici: entendement, volonté et mémoire.
8. Et il faut noter que l'âme en ce vers ne fait pas plus que présenter son épreuve et sa peine à l'Aimé, car celui qui aime comme il faut n'a cure de demander ce qui lui manque ou ce qu'il désire, mais seulement de présenter sa peine, afin que l'Aimé fasse ce qu'il trouvera bon ; comme quand la bienheureuse Vierge, dit à son bien-aimé Fils, aux noces de Cana en Galilée, ne lui demandant pas directement le vin, mais lui disant: Ils n'ont pas de vin (Jn 2,3); et les soeurs de Lazare lui envoyèrent dire non qu'il guérisse leur frère, mais qu'il considère que celui qu'il aimait était malade (Jn 11,3). Et cela pour trois raisons : la première, car le Seigneur sait mieux ce qui nous convient que nous ; la deuxième, car l'Ami compatit davantage en voyant la nécessité de celui qu'il aime et sa résignation ; la troisième, car l'âme est plus à l'abri de l'amour-propre et de la propriété en présentant ce qui manque, qu'à demander ce dont il lui semble avoir besoin. L'âme ni plus ni moins fait cela maintenant en présentant ses trois épreuves, et c'est comme si elle disait : dites à mon Aimé, puisque je suis malade et que Lui seul est ma santé, qu'il me donne ma santé ; et, puisque je souffre et que Lui seul est ma joie, qu'il me donne ma joie ; et puisque je meurs et que Lui seul est ma vie, qu'il me donne ma vie.
Cherchant mes amours
j'irai par ces monts et ces rivages ;
ni ne cueillerai les fleurs,
ni ne craindrai les fauves,
et je passerai les forts et les frontières.
1. L'âme voyant que pour trouver l'Aimé ne lui suffisent gémissements ni prières, ni même de s'aider de bons médiateurs (comme elle l'a fait dans les premier et deuxième couplets), alors que le désir avec lequel elle le cherche est véritable et grand son amour, elle ne veut pas manquer de faire diligence pour les choses qu'elle peut de son côté - car l'âme qui pour de vrai aime Dieu ne néglige pas de faire tout ce qu'elle peut pour trouver le Fils de Dieu son Ami -, et même après qu'elle a fait tout cela elle n'est pas satisfaite et ne pense pas qu'elle a fait quelque chose. Et ainsi en ce troisième couplet elle dit qu'elle veut par l'action le chercher elle-même, et elle dit la conduite qu'elle doit tenir pour le trouver, à savoir: qu'elle doit s'exercer dans les vertus et exercices spirituels de la vie active et contemplative; et que pour cela elle ne doit admettre ni jouissances ni satisfactions aucunes ; et que ne parviennent pas à l'arrêter et empêcher ce chemin toutes les forces et embûches des trois ennemis de l'âme, qui sont monde, démon et chair; en disant :
Cherchant mes amours.
2. C'est-à-dire, mon Aimé, etc. L'âme donne bien à entendre ici que pour trouver Dieu pour de vrai, il ne suffit pas seulement de prier avec le coeur et la langue, ni non plus de s'appuyer sur des bienfaits d'autrui, mais qu'aussi joint à cela, il est nécessaire d'exploiter de sa part ce qui est en elle, car Dieu a l'habitude d'estimer davantage une seule oeuvre de la personne elle-même que beaucoup que d'autres font à sa place ; et pour cela, l'âme se souvenant ici de la parole de l'Ami qui dit: Cherchez et vous trouverez (Lc 11,9), elle-même se détermine à sortir de la manière que nous avons dite plus haut pour chercher par l'action, afin de ne pas rester sans le trouver. Beaucoup voudraient que Dieu ne leur coûtât pas plus que de parler, et même cela mal, et pour Lui ne veulent faire presque rien qui leur coûte quelque chose, et certains mêmes ne pas quitter un lieu de leur goût et convenance pour Lui, mais que la saveur de Dieu leur vienne ainsi à la bouche et au coeur sans faire un pas et sans se mortifier à perdre quelqu'une de ses satisfactions, consolations et tendresses inutiles ; mais jusqu'à ce qu'ils quittent ces choses pour le chercher, quoiqu'ils appellent Dieu à hautes voix, ils ne le trouveront pas. Car ainsi le cherche l'épouse dans les Cantiques et elle ne le trouve pas jusqu'à ce qu'elle sorte pour le chercher, et elle le dit par ces paroles : Dans mon lit la nuit je cherchai celui qu'aime mon âme; je le cherchai et ne le trouvai pas; je me lèverai et parcourrai la cité; par les faubourgs et les places je chercherai celui qu'aime mon âme ; et après avoir traversé quelques épreuves elle dit là qu'elle l'a trouvé (Ct 3,1-4).
3. D'où celui qui cherche Dieu en voulant rester dans son plaisir et sa tranquillité, le cherche de nuit, et ainsi ne le trouvera pas ; mais celui qui le cherche par l'exercice et les oeuvres des vertus, laissant loin le lit de ses goûts et de ses plaisirs, celui-ci le cherche de jour, et ainsi le trouvera, car ce qui de nuit ne se trouve pas, de jour apparaît. Ce que donne bien à entendre l'Époux lui-même dans le livre de la Sagesse, en disant: Claire est la sagesse, et jamais ne se flétrit, elle est vue facilement de ceux qui l'aiment et trouvée par ceux qui la cherchent. Elle vient au-devant de ceux qui la désirent, afin de se montrer en priorité à eux. Celui qui pour elle se lèvera très tôt au point du jour n'aura aucune difficulté, car il la trouvera assise à la porte de sa maison (Sg 6,13-15); en cela, il donne à entendre que, l'âme en sortant de la maison de sa volonté propre et du lit de son propre goût, aussitôt sortie, trouve là immédiatement à l'extérieur cette Sagesse divine, qui est le Fils de Dieu son Époux. C'est pour cela que l'âme dit ici: Cherchant mes amours
j'irai par ces monts et ces rivages.
4. Par les monts, qui sont hauts, elle entend ici les vertus: d'une part, pour leur hauteur; de l'autre, pour la difficulté et l'effort nécessaires pour monter vers elles, par elles elle dit qu'elle pratiquera la vie contemplative. Par les rivages, qui sont bas, elle entend les mortifications, pénitences et exercices spirituels, par lesquels aussi elle dit qu'elle pratiquera en elles la vie active, en même temps que la vie contemplative qu'elle a dite, car, pour chercher avec certitude Dieu et acquérir les vertus, l'une et l'autre sont nécessaires16. C'est donc autant dire : Cherchant mon Aimé, je mettrai en oeuvre les hautes vertus et je m'humilierai dans les basses mortifications et les humbles exercices. Elle dit cela car le chemin de chercher Dieu est de faire le bien en Dieu et de mortifier en soi le mal, de la manière qu'elle dit dans les vers suivants :
16 L'ordre des carmes n'est pas un ordre purement contemplatif mais unit contemplation et action, à l'image du prophète Élie.
ni ne cueillerai les fleurs.
5. Étant donné que pour chercher Dieu il faut un coeur dénué et fort, libre de tous les maux et de tous les biens qui ne sont pas purement Dieu, l'âme dit au présent vers et aux suivants la liberté et la force qu'elle doit avoir pour le chercher. Et en celui-ci elle dit qu'elle ne cueillera pas les fleurs qu'elle rencontrera en ce chemin, par lesquelles elle entend tous les goûts et toutes les satisfactions et délices qui peuvent s'offrir à elle en cette vie, qui pourraient la dérouter si elle voulait les cueillir et les admettre ; ils sont de trois sortes : temporels, sensuels, spirituels. Et parce que les uns et les autres occupent le coeur et lui sont un empêchement pour le dénuement spirituel qui est requis pour le droit chemin de Christ si elle en fait cas et s'y établit, elle dit que pour le chercher elle ne cueillera pas toutes ces choses-là; et ainsi, c'est comme si elle disait: ni je ne mettrai mon coeur dans les richesses et biens qu'offre le monde, ni n'admettrai les satisfactions et délices de ma chair, ni ne ferai cas des goûts et consolations de mon esprit de sorte que je ne cesse pas de chercher mes amours par les monts des vertus et des épreuves. Elle dit ceci pour suivre le conseil que donne le prophète David à ceux qui vont par ce chemin : Divitioe si affluant, nolite cor apponere ; soit : Si d'abondantes richesses s'offrent, ne veuillez pas y mettre votre coeur (Ps 61,11) ; ce qu'il entend aussi bien des goûts sensuels que des biens plus temporels et des consolations spirituelles. Où il faut noter que non seulement les biens temporels et les délices corporelles empêchent et contrarient le chemin de Dieu, mais aussi que les consolations et délices spirituelles, si on les garde avec propriété ou si on les recherche, empêchent le chemin de la croix de l'Époux Christ. Pour autant, celui qui doit aller de l'avant, il convient qu'il ne se mette pas à cueillir ces fleurs ; et non seulement cela, mais qu'aussi il garde son courage et sa force pour dire :
ni ne craindrai les fauves
et passerai les forts et les frontières.
6. En ces vers elle met les trois ennemis de l'âme, qui sont monde, démon et chair, qui sont ceux qui font la guerre et rendent le chemin difficile; par les fauves elle entend le monde, par les forts le démon, et par les frontières la chair.
7. Elle appelle fauves le monde, car l'âme qui commence le chemin de Dieu, il lui semble que le monde se représente à elle en imagination comme des fauves, lui faisant des menaces et des intimidations ; et c'est principalement de trois manières : la première, que la faveur du monde va lui manquer, qu'elle va perdre les amis, le crédit, la valeur et même les biens ; la seconde, qui est un fauve non moindre, combien elle va avoir à souffrir de n'avoir plus jamais les satisfactions et délices du monde et de manquer de toutes ses aises ; et la troisième est encore pire, à savoir que les langues vont s'élever contre elle et en feront un objet de risée, qu'elle va subir injures et railleries, et va être méprisée. Ces choses ont coutume d'être tellement représentées à certaines âmes, qu'il leur est très difficile non seulement de persévérer contre ces fauves, et même de pouvoir commencer le chemin.
8. Mais certaines âmes plus généreuses ont coutume de rencontrer d'autres fauves plus intérieurs et plus spirituels, des difficultés et tentations, des tribulations et des épreuves de toutes sortes, par où elles doivent passer, que Dieu envoie à ceux qu'il veut élever à une haute perfection, les éprouvant et les sondant comme l'or dans le feu (Sg 3,5-6), suivant ce mot de David, où il dit : Multoe tribulationes justorum ; soit : Les tribulations des justes sont nombreuses, mais de toutes les délivrera le Seigneur (Ps 33,20). Cependant l'âme bien énamourée qui estime son Aimé plus que toutes les choses, confiante en son amour et sa faveur, ne considère pas que c'est beaucoup dire : Ni ne craindrai les fauves, et passerai les forts et les frontières.
9. Quant aux démons, qui sont le deuxième ennemi, elle les appelle forts, parce qu'eux avec une grande force, ils tâchent d'occuper le passage de ce chemin, et parce qu'aussi leurs tentations et astuces sont plus fortes et dures à vaincre et plus difficiles à deviner que celles du monde et de la chair, et parce qu'aussi ils s'aident de ces deux autres ennemis, monde et chair, pour faire à l'âme une forte guerre. Et, pour autant, David, parlant d'eux, les appelle forts, disant : Fortes quoesierunt animam meam ; à savoir : Les forts ont recherché mon âme (Ps 53,5). De cette force aussi parle le prophète Job qu'il n'y a pouvoir sur la terre qui se compare à celui du démon, qui fut fait de sorte qu'il ne craignît personne (Jb 41,24); soit, aucun pouvoir humain ne pourra se comparer au sien, et ainsi seulement le pouvoir divin suffit pour pouvoir le vaincre et seule la lumière divine pour pouvoir découvrir ses ruses ; pour cela l'âme qui aura à vaincre sa force ne le pourra sans oraison, ni ne pourra deviner ses tromperies sans mortification et sans humilité. Pour cela saint Paul, conseille, adressant aux fidèles ces paroles, en disant : Induite vos armaturam Dei, ut possitis stare adversus insidias diaboli, quoniam non est nobis colluctatio adversus carnem et sanguinem; à savoir: Revêtez-vous des armes de Dieu afin que vous puissiez résister aux astuces de l'ennemi, car cette lutte n'est pas comme celle contre la chair et le sang (Ep 6,11-12) ; entendant par le sang le monde, et par les armes de Dieu, l'oraison et la croix de Christ, en qui se trouvent l'humilité et la mortification que nous avons dites.
10. L'âme dit aussi qu'elle passera les frontières, par lesquelles elle entend, comme nous avons dit, les répugnances et les rébellions que naturellement la chair nourrit contre l'esprit; comme dit saint Paul, caro enim concupiscit adversus spiritum, soit, la chair convoite contre l'esprit (Ga 5,17) et elle se met comme une frontière s'opposant au chemin spirituel. Et ces frontières l'âme doit les passer, renversant les difficultés et jetant à terre - avec la force et la détermination de l'esprit - tous les appétits sensuels et les affections naturelles ; car, tant qu'ils demeurent en l'âme, l'esprit est tellement empêché sous leur emprise, qu'il ne peut passer à la vraie vie et au délice spirituel. Ce que saint Paul nous donna bien à entendre, en disant: Si spiritu facta carnis mortificaveritis, vivetis ; soit : Si vous mortifiez les inclinations de la chair et les appétits avec l'esprit, vous vivrez (Rm 8,13). Voilà donc le comportement que l'âme dit en ce couplet qu'il lui faut avoir pour chercher son Aimé en ce chemin ; lequel en somme est tel : Constance et vaillance pour ne pas s'abaisser à cueillir les fleurs, et courage pour ne pas craindre les fauves, et force pour franchir les forts et les frontières, attentive seulement à aller par les monts et les rivages des vertus, en la manière qu'il a été alors déclaré.
Ô forêts et fourrés épais
plantés par la main de l'Aimé ;
Ô pâturage de verdures
de fleurs émaillé,
dites s'il est passé par vous !
1. Après que l'âme a donné à entendre la manière de se disposer pour commencer ce chemin en ne se portant plus désormais aux délices et aux goûts, et courageuse pour vaincre les tentations et les difficultés - en quoi consiste l'exercice de la connaissance de soi, qui est le premier que l'âme doit faire pour aller à la connaissance de Dieu -, maintenant en ce couplet elle commence à cheminer par la considération et la connaissance des créatures en vue de la connaissance de son Aimé, leur Créateur ; car, après l'exercice de la connaissance de soi, cette considération des créatures est la première dans l'ordre en ce chemin spirituel pour connaître Dieu, considérant par elles sa grandeur et son excellence, selon la parole de l'Apôtre qui dit: Invisibilia enim ipsius a creatura mundi, per ea quoe facta sunt, intellecta, conspiciuntur; qui est comme s'il disait: Les choses invisibles de Dieu sont connues de l'âme par les choses créées visibles et invisibles (Rm 1,20). L'âme donc en ce couplet parle avec les créatures les interrogeant au sujet de son Ami, et il faut noter que, comme le dit saint Augustin, la demande que l'âme fait aux créatures est la considération qu'en elles elle fait de leur Créateur17 ; et ainsi en ce couplet sont contenues la considération des éléments et des autres créatures inférieures, et la considération des cieux et des autres créatures et choses matérielles que Dieu créa en eux, et aussi la considération des esprits célestes, en disant :
17 Cf. Soliloques apocryphes, P.L. 4 0,888, très beaux d'ailleurs, composés avec les meilleurs passages de saint Augustin. Cf. aussi Confessions, X, 9.
Ô forêts et fourrés épais !
2. Elle appelle forêts les éléments, qui sont terre, eau, air et feu, car comme des forêts très agréables, ils sont peuplés de beaucoup de créatures, qu'elle appelle ici fourrés épais à cause de la grande quantité et de l'immense diversité des créatures qu'il y a en chaque élément: en la terre d'innombrables variétés d'animaux et de plantes, dans l'eau d'innombrables variétés de poissons, et dans l'air une grande diversité d'oiseaux, et l'élément feu, qui concourt avec tous pour leur animation et leur conservation; et ainsi chaque espèce d'animaux vit en son élément et est placé et planté en lui comme en sa forêt et son lieu où il naît et grandit. Et, à la vérité, ainsi l'ordonna Dieu en leur création, ordonnant à la terre qu'elle produisît les plantes et les animaux, et à la mer et l'eau les poissons, et dans l'air il fit la demeure des oiseaux (Gn 1) ; et pour cela, l'âme voyant qu'Il l'ordonna ainsi et qu'il se fit ainsi, elle dit le vers suivant :
plantés par la main de l'Aimé.
3. En cela se trouve la réflexion, à savoir, que ces variétés et grandeurs seule la main du Dieu Aimé put les faire et les créer. Où il faut noter qu'elle dit judicieusement: par la main de l'Aimé, car, bien que Dieu fasse beaucoup d'autres choses par main étrangère, comme celle des anges et des hommes, celle qui est de créer jamais il ne la fit ni ne la fait par une autre que par la sienne propre; et ainsi l'âme se porte beaucoup à l'amour de son Dieu Aimé par la considération des créatures, en voyant que ce sont choses qui furent faites par sa propre main. Et elle continue :
Ô pâturage de verdures!
4. C'est ici la considération du ciel, qu'elle appelle pâturage de verdures, car les choses qui s'y trouvent dans les choses créées toujours le sont avec une verdure inaltérable, elles ne se fanent ni ne se flétrissent avec le temps, et en elles comme en de fraîches verdures se récréent et se délectent les justes. En cette considération aussi est comprise toute la variété des belles étoiles et des autres planètes célestes.
5. Ce nom de verdures, l'Église aussi l'attribue aux choses célestes, quand priant Dieu pour les âmes des fidèles défunts, et parlant avec elles, elle dit: Constituat vos Dominus inter amoena virentia ; ce qui veut dire : Que Dieu vous mette entre les verdures délectables18. Et elle dit aussi que ce pâturage de verdures est aussi
18 Bréviaire romain, Ordo commendationis animae.
de fleurs émaillé.
6. Par ces fleurs elle entend les anges et les âmes saintes, dont ce lieu est composé et embelli comme un émail gracieux et de premier choix en un vase d'excellent or.
Dites s'il est passé par vous.
7. Cette demande est la considération qui est dite plus haut, et c'est comme si elle disait: dites quelles excellences il a créées en vous.
En répandant mille grâces
il est passé par ces bois touffus en hâte,
et, les regardant,
avec sa seule figure
il les laissa vêtus de beauté.
1. En ce couplet les créatures répondent à l'âme ; cette réponse, comme dit aussi saint Augustin au même endroit, est le témoignage qu'elles donnent en soi de la grandeur et excellence de Dieu à l'âme qui les interroge en les considérant. Et ainsi en ce couplet, ce qui est contenu en substance est que Dieu créa toutes les choses avec grande facilité et grande vitesse et a laissé en elles quelque trace de ce qu'il était, non seulement leur donnant l'être à partir de rien, mais aussi en leur donnant d'innombrables grâces et vertus, les embellissant d'un ordre admirable et d'une interdépendance inéluctable les unes à l'égard des autres, et il fit tout cela par sa Sagesse, par laquelle Il les créa, qui est le Verbe, son Fils unique. Elle dit donc ainsi :
En répandant mille grâces
2. Par ces mille grâces que, dit-elle, il répandait s'entend la multitude des créatures innombrables ; pour cela elle met ici le nombre important qui est mille, pour donner à entendre leur multitude, elle les appelle grâces en raison des nombreuses grâces19 dont il a doté les créatures ; en les répandant, à savoir, avec elles remplissant tout le monde,
19 Au sens de beauté séduisante.
il est passé par ces bois touffus en hâte.
3. Passer par les bois touffus c'est créer les éléments, qu'elle appelle ici bois touffus ; par lesquels elle dit qu'il est passé répandant mille grâces, parce qu'il les a ornés de toutes les créatures, qui sont admirables, et de plus, en elles il a versé mille grâces, leur donnant la propriété de pouvoir contribuer à la génération et la conservation de toutes. Et elle dit qu' il est passé, car les créatures sont comme une trace du pas de Dieu, par lequel se devine sa grandeur et sa puissance, et sa sagesse et autres vertus divines. Et elle dit que ce pas fut en hâte, car les créatures sont les oeuvres mineures de Dieu, qui les fit comme en passant; car les plus grandes, en lesquelles Il se montre davantage et où Il s'est arrêté davantage, sont celles de l'incarnation du Verbe et les mystères de la foi chrétienne, en comparaison desquelles toutes les autres sont faites comme en passant, en grande hâte.
Et, les regardant,
avec sa seule figure
il les laissa vêtus de beauté.
4. Selon ce que dit saint Paul, le Fils de Dieu est la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance (He 1,3). Il faut donc savoir qu'avec cette seule figure de son Fils, Dieu regarda toutes les choses, ce qui fut leur donner l'être naturel, leur communiquant beaucoup de grâces et de dons naturels, les faisant achevées et parfaites, selon ce qu'il dit en la Genèse par ces paroles : Dieu regarda toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes (Gn 1,31). Et les regarder très bonnes c'était les faire très bonnes dans le Verbe son Fils. Et non seulement il leur20 communiqua l'être et les grâces naturelles en les regardant (comme nous avons dit), mais aussi avec cette seule figure de son Fils il les laissa revêtues de beauté, en leur communiquant l'être surnaturel; ce qui fut quand il se fit homme, l'exaltant en beauté de Dieu et, par conséquent, à toutes les créatures en Lui, pour s'être uni avec la nature de toutes en l'homme; pour cela le même Fils de Dieu dit: Si ego exaltatus a terra fuero, omnia traham ad me ipsum ; soit: Si moi je suis élevé de la terre, j'élèverai à moi toutes les choses (Jn 12,32). Et ainsi en cette élévation de l'incarnation de son Fils et de la gloire de sa résurrection selon la chair, non seulement le Père embellit les créatures en partie, mais nous pourrons dire qu'il les laissa entièrement revêtues de beauté et de dignité.
20 Toute la création est transfigurée par l'Incarnation.
1. Mais, en plus de tout cela, parlant maintenant selon le sens et la disposition de la contemplation, il faut savoir que dans la vive contemplation et connaissance des créatures, l'âme remarque en elles une telle abondance de grâces et de vertus et de beauté dont Dieu les a dotées, qu'il lui paraît qu'elles sont toutes revêtues d'admirable beauté et vertu naturelle, provenant et communiquée de cette infinie beauté surnaturelle de la figure de Dieu, dont le regard revêtit de beauté et d'allégresse le monde et tous les cieux ; ainsi comme aussi en ouvrant sa main, comme dit David, il comble tout vivant de bénédiction (Ps 144,16). Et, pour autant, l'âme blessée d'amour par cette trace qu'elle a connue des créatures de la beauté de son Aimé, avec angoisses de voir cette invisible beauté causée par cette beauté visible, elle dit le couplet suivant.
Hélas ! qui pourra me guérir ?
Achève de te livrer enfin pour de vrai,
ne veuille plus m'envoyer désormais d'autres messagers,
qui ne savent me dire ce que je veux.
2. Comme les créatures ont donné à l'âme des marques de son Aimé, lui montrant en elles un vestige de sa beauté et de son excellence, l'amour s'est accru et, par conséquent, grandit la douleur de l'absence -car plus l'âme connaît Dieu, plus grandit l'appétit et le tourment de le voir -; et comme elle voit qu'il n'y a rien qui puisse guérir son mal sinon la présence et la vue de son Aimé, se défiant de tout autre remède, elle lui demande en ce couplet qu'Il lui accorde la jouissance de sa présence, disant qu'il ne veuille plus désormais l'amuser avec d'autres quelconques connaissances et communications de Lui, et traces de son excellence, car elles lui augmentent les anxiétés et la douleur plutôt qu'elles ne satisfont sa volonté et son désir; volonté qui ne se contente et satisfait de moins que sa vue et sa présence; pour autant, qu'il consente désormais à se livrer à elle pour de vrai en amour consommé et parfait. Et ainsi elle dit :
Hélas ! qui pourra me guérir?
3. Comme si elle disait: Entre tous les agréments du monde et les satisfactions des sens et les plaisirs et la suavité de l'esprit, certainement, rien ne pourra me guérir, rien ne pourra me satisfaire ; et puisque qu'il est ainsi :
achève de te livrer enfin pour de vrai.
4. Où il faut remarquer que toute âme qui aime pour de vrai ne peut vouloir se satisfaire ni se contenter tant qu'elle ne possède pas Dieu pour de vrai, car toutes les autres choses non seulement ne la satisfont pas, mais plutôt, comme nous avons dit, lui font croître la faim et l'appétit de le voir Lui comme Il est, et ainsi à chaque vue que de l'Aimé elle reçoit de connaissance, ou de sentiment, ou toute autre communication ; qui sont comme des messagers qui donnent à l'âme des cadeaux de connaissance de ce qu'Il est, augmentant et aiguisant davantage l'appétit, ainsi que le font les miettes en une grande faim.
5. Comme il lui est insupportable de s'entretenir de si peu, elle dit : achève de te livrer enfin pour de vrai ; car tout ce que de Dieu en cette vie on peut connaître, pour grand que ce soit, n'est pas une connaissance pour de vrai, parce que c'est une connaissance partielle et fort confuse ; mais Le connaître essentiellement est la connaissance pour de vrai, celle que demande l'âme ici, ne se contentant pas de ces autres communications. Et, pour autant, elle dit aussitôt :
ne veuille plus m'envoyer désormais d'autres messagers.
6. Comme si elle disait: Ne permets plus à l'avenir que je te connaisse d'une façon si limitée par ces messagers des connaissances et des sentiments qu'on me donne de toi, si éloignés et si étrangers à ce que mon âme désire de toi, car les messagers à celui qui peine pour la présence, tu le sais bien, mon Époux, qu'ils augmentent la douleur; d'une part, parce qu'ils renouvellent la plaie avec la connaissance qu'ils donnent; de l'autre, parce qu'ils paraissent des retards à la venue. Donc à l'avenir ne veuille plus m'envoyer ces connaissances confuses, car si jusqu'à présent, je pouvais m'en contenter parce que je ne te connaissais ni aimais beaucoup, maintenant la grandeur de l'amour que je te porte ne peut se contenter de ces présents ; aussi achève de te livrer. Comme si plus clairement elle disait: Seigneur mon Époux, ce que tu donnes de toi à mon âme par parcelles, achève de le donner entièrement; et ce que tu me montres comme par des fentes, achève de le montrer en pleine clarté, et ce que tu communiques par des médiateurs, qui est comme te communiquer par dérision, achève de le faire pour de vrai en te communiquant par toi-même; car il semble parfois en tes visites que tu vas donner le joyau de ta possession, et quand mon âme s'examine bien elle se trouve sans elle, car tu la lui caches, ce qui est comme donner par dérision. Livre-toi donc enfin pour de vrai, te donnant tout entier à toute mon âme, pour que tout entière elle te possède toi tout entier, et ne veuille plus m'envoyer désormais d'autres messagers,
qui ne savent me dire ce que je veux.
7. Comme si elle disait: Moi, je te veux tout entier, et eux ne savent ni ne peuvent me dire toi tout entier, car aucune chose de la terre ni du ciel ne peuvent dire à l'âme la connaissance qu'elle désire avoir de toi; et ainsi, ils ne savent me dire ce que je veux. À la place de ces messagers, donc, que tu sois le messager et les messages.
Cantique spirituel "B" - 2003 2