II-II (Drioux 1852) Qu.5 a.4

ARTICLE IV. — la foi peut-elle être plus grande dans un individu que dans un autre (2)?


Objections: 1. Il semble que la foi ne puisse pas être plus grande dans un individu que dans un autre. Car la quantité de l'habitude s'apprécie d'après les objets. Or, quiconque a la foi croit toutes les choses qui sont de foi, parce que celui qui en rejette une perd la foi totalement, comme nous l'avons dit (art. préc.). Il semble donc que la foi ne puisse pas être plus grande dans un individu que dans un autre.

2. Les choses qui sont souveraines ne sont susceptibles ni de plus, ni de moins. Or, l'essence de la foi est ce qu'il y a de plus élevé-, car il est nécessaire à la foi que l'homme s'attache à la vérité première par-dessus tout. Donc la foi n'est susceptible ni de plus, ni de moins.

3. La foi est pour la connaissance gratuite ce que l'intelligence des principes est pour la connaissance naturelle ; parce que les articles de foi sont les premiers principes de la connaissance gratuite, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. i, art. 7). Or, l'intelligence des principes est égale dans tous les hommes. Donc la foi est aussi égalé chez tous les fidèles.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce qui est petit et grand est susceptible de plus et de moins. Or, la foi est petite et grande-, car le Seigneur dit à Pierre (Mt 14,31) : Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ? Et il dit à une femme (Mt 15,28) : Femme, votre foi est grande. Donc la foi peut être plus grande dans un individu que dans un autre.

CONCLUSION. — La foi peut être plus grande dans un individu que dans un autre, non-seulement parce qu'elle peut produire une certitude, une fermeté et une ferveur de dévotion plus grande, mais encore en ce que l'un croit explicitement plus de choses qu'un autre.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (1* 2", quest. lii, art. 1 et 2, et quest. cxii, art. 4), la quantité de l'habitude peut s'apprécier de deux manières : 1° d'après l'objet ; 2° selon la participation du sujet. L'objet de la foi peut se considérer sous deux rapports : relativement à sa raison formelle et relativement aux choses qui sont proposées matériellement à notre croyance. L'objet formel de la foi est un et simple, c'est la vérité première, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 1); sous ce rapport la foi ne varie pas dans ceux qui croient, mais elle est spécifiquement la même dans tous, comme nous l'avons vu (quest. iv, art. 6). Quant aux choses qui sont matériellement proposées à notre croyance et qui sont multiples, elles peuvent être connues plus ou moins explicitement, et dans ce sens un homme peut croire explicitement plus de choses qu'un autre (3). Par conséquent la foi peut être plus grande dans l'un que dans l'autre, selon qu'elle est plus ou moins développée. Mais si on considère la foi selon la participation du sujet, il y a ici deux choses à observer. Car l'acte de foi procède de l'intellect et de la volonté, comme nous l'avons dit (quest. iv, art. 2, et quest. ii, art. 1 et 2). La foi peut donc être plus grande dans un individu, ou sous le rapport de l'intellect, parce qu'elle produit en lui une certitude et une fermeté plus grande, ou sous le rapport de la volonté, parce qu'elle excite en lui plus de ferveur, de dévotion ou de confiance.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que celui qui nie opiniâtrément quelqu'une des choses qui sont de foi, n'a pas l'habitude de la foi que possède celui qui ne croit pas tout explicitement, mais qui est disposé à tout croire. Mais par rapport à l'objet l'un a une foi plus grande qu'un autre, parce qu'il croit explicitement plus de choses, comme nous-l'avons dit (m corp. art.).

2. Il faut répondre au second, qu'il est de l'essence de la foi que l'on mette la vérité première au-dessus de tout. Mais parmi ceux qui la mettent ainsi au-dessus de tout, les uns s'y soumettent avec plus de certitude et de dévotion que les autres ; et c'est en ce sens que la foi est plus grande dans l'un que dans l'autre.

3. Il faut répondre au troisième, que l'intelligence des principes est une conséquence de la nature humaine qui existe également chez tout le monde; mais la foi est une conséquence du don de la grâce qui n'est pas égale dans tous les fidèles, comme nous l'avons dit (1* 2*, quest. cxu, art. 4). Il n'y adonc pas de parité. D'ailleurs une intelligence connaît plus ou moins qu'une autre la vérité des principes, selon qu'elle est plus ou moins capable.

 (2) Non-seulement la foi peut être plus grande dans un individu que dans un autre, mais elle peut varier dans la même personne en raison de la manière dont elle correspond à la grâce. C’est pour ce motif que l'Eglise nous fait dire : Da nobis fidei, spei, charitatis augmentum (Dom. xiii post Pentecost.)
(3) Un savant a une foi plus explicite qu'un homme du peuple qui n'a pas fait une étude spéciale des vérités de la religion.




QUESTION VI.

DE LA CAUSE DE LA FOI.


Après avoir parlé du sujet de la foi, nous avons à nous occuper de sa cause. — A cet égard deux questions se présentent: 1°La foi nous est-elle infuse par Dieu? — 2° La foi informe est-elle un don de Dieu?


ARTICLE I. — i.a foi nous est-elle infuse par dieu (1)?


Objections: 1. Il semble que la foi ne soit pas infuse à l'homme par Dieu. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xiv, cap. 1) que la science fait naître .en nous la foi? qu'elle la nourrit, la défend et la fortifie. Or, les choses que la science engendre en nous paraissent être plutôt des choses acquises que des choses infuses. La foi ne paraît donc pas être infuse en nous par Dieu.

2. Ce que l'homme atteint par l'ouïe et la vue paraît être une chose qu'il acquiert. Or, l'homme arrive à la foi en voyant les miracles et en écoutant l'enseignement de la doctrine. Car il est écrit (Jn 4,53) : Le Père reconnut que c'était au moment où Jésus lui dit : Votre fils vit ; il crut et avec lui toute sa maison. Et l'Apôtre dit (Rm 10,17) : que la foi vient de ce qu'on a entendu. Donc la foi que l'homme possède est comme une vertu acquise.

3. L'homme peut acquérir ce qui consiste dans sa volonté. Or, la foi consiste dans la volonté de ceux qui croient, comme le dit saint Augustin (Lib. de praedest. cap- 5). Donc l'homme peut acquérir la foi.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Ep 2,8) : C'est par la grâce de Dieu que vous êtes sauvés au moyen de la foi, et en effet cela ne vient pas de vous, de peur que quelqu'un ne s'en glorifie, mais c'est un don de Dieu.

CONCLUSION. — Puisque les choses de foi sont supérieures à la nature humaine et qu'en leur donnant son assentiment l'homme est élevé au-dessus de sa nature, il est nécessaire que cet assentiment vienne de Dieu qui nous meut intérieurement par sa grâce et non de nous-mêmes.

Réponse Il faut répondre que la foi exige deux choses : 1° qu'on propose à l'homme certaines vérités à croire, ce qui est nécessaire pour qu'il croie explicitement quelque chose; 2° il faut l'assentiment de celui qui croit aux choses qui lui sont proposées. Quant à la première de ces deux choses il est nécessaire que la foi vienne de Dieu. Car les choses qui sont de foi surpassent la raison humaine, par conséquent l'homme ne peut les connaître qu'autant que Dieu les lui révèle. Il les a révélées immédiatement à quelques-uns comme aux apôtres et aux prophètes ; aux autres il les a communiquées par le moyen des prédicateurs qu'il leur envoie, d'après ces paroles de saint Paul (Rm 10,41) : Comment prêcheront-ils s'ils ne sont envoyés f — Quant à la seconde, c'est-à-dire quanta l'assentiment que donne l'homme aux choses de foi, on peut distinguer deux sortes de cause : l'une extérieure, comme un miracle qu'on voit, ou la persuasion que produit un discours. Mais aucune de ces causes n'est suffisante. Car parmi ceux qui voient le même miracle et ceux qui entendent la même prédication, les uns croient et les autres ne croient pas. C'est pourquoi il faut admettre une autre cause intérieure qui porte l'homme à donner son assentiment aux choses qui sont de foi. Les pélagiens supposaient que cette cause était uniquement le libre arbitre de l'homme. C'est ce qui leur faisait dire que le commencement de la foi vient de nous, en ce sens que c'est à nous à nous préparer à donner notre assentiment aux choses qui sont de foi; mais, disaient-ils, la consommation de la foi vient de Dieu, parce que c'est lui qui nous propose ce que nous devons croire. Cette opinion est fausse, parce que l'homme en donnant son assentiment aux choses de foi étant élevé par là même au- dessus de sa nature, il faut que cet assentiment soit produit en lui par un principe surnaturel qui le meut intérieurement, et ce principe est Dieu. C'est pourquoi, quant à l'assentiment qui est l'acte principal de la foi, la foi vient de Dieu qui meut l'homme intérieurement parla grâce.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la science engendre la foi et la nourrit, à la manière de la persuasion extérieure qui est l'effet d'une certaine science (1 ) ; mais la cause propre et principale de la foi est ce qui meut intérieurement l'homme pour déterminer son assentiment.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur la cause qui propose extérieurement ce qui est de foi, ou qui persuade à le croire soit par des paroles, soit par des actions.

3. Il faut répondre au troisième, que croire consiste à la vérité dans la volonté de ceux qui croient, mais il faut que Dieu prépare par sa grâce la volonté de l'homme à s'élever aux choses qui sont supérieures à la nature, comme nous l'avons dit (in corp. art. et quest. ii, art. 3).

(1) Cet article est une réfutation «le l'erreur des pélagiens et des semi-pélagiens, qui voulaient que le commencement de la foi vînt de nous, et que sa consommation seule vint de Dieu. Le con­cile de Trente a ainsi condamné cette erreur (sess, v, can. 3) : Si quis dixerit sine praeve­niente Spiritus sancti inspiratione atque ejus adjutorio hominem credere, sperare, diligere aut poenitere posse, sicut oportet ut ei justificationis gratia conferatur : anathema sit.
(1) La science et la persuasion sont des causes extérieures dont la grâce se sert, mais (fui à elles seules seraient insuffisantes.


ARTICLE II. — i.a foi informe est –elle un don de dieu (1)?


Objections: 1. Il semble que la foi informe ne soit pas un don de Dieu. Car il est dit (Dent, 32, 4) que les oeuvres de Dieu sont parfaites. Or, la foi informe est une chose imparfaite. Donc la foi informe n'est pas l'oeuvre de Dieu.

2. Comme on dit qu'un acte est difforme, parce qu'il n'a pas la forme qu'il doit avoir, de même on doit dire que la foi est informe pour le même motif. Or, l'acte difforme du péché n'est pas l'oeuvre de Dieu, comme nous l'avons dit (I-II, quest. lxxix, art. 2 ad 2). (1)  Donc la foi informe n'est pas non plus son oeuvre.

3. Celui que le Seigneur guérit l'est totalement. Car il dit (Jn 7,23) : Si un homme reçoit la cironcision le jour du sabbat sans que la loi soit violée, pourquoi vous mettez-vous en colère contre moi, parce que j'ai guéri un homme dans tout son corps au jour du sabbat ? Or, la foi guérit l'homme de l'infidélité. Par conséquent quiconque reçoit de Dieu le don de la foi est en même temps guéri de tous ses péchés. Et comme cet effet ne peut être produit que par la foi formée, il en résulte qu'il n'y a que cette foi qui soit un don de Dieu et que la foi informe n'en est pas un.

En sens contraire Mais c'est le contraire. La glose dit (1Co 13) que la foi qui est sans la charité est un don de Dieu. Or, cette foi est informe. Donc la foi informe est un don.

CONCLUSION. — Puisque l'informité de la foi n'appartient pas à l'essence de la foi elle-même, il s'ensuit que la cause de la foi informe est la même que la cause de la foi proprement dite, c'est-à-dire Dieu, et que par conséquent la foi informe est un don de Dieu aussi bien que la foi formée.

Il faut répondre que l'informité est une privation. Or, il est à remarquer que la privation appartient quelquefois à l'essence de l'espèce et que quelquefois elle n'y appartient pas, mais elle survient (2) à une chose qui possède déjà son espèce propre. Ainsi la privation de l'équilibre des humeurs est de l'essence de l'espèce de la maladie, tandis que la non-transparence n'est pas de l'essence d'un corps diaphane, mais elle lui survient. Par conséquent comme en assignant la cause d'une chose, on entend assigner sa cause selon qu'elle existe dans sa propre espèce, il s'ensuit que ce qui n'est pas cause de la privation ne peut pas être pris pour la cause de la chose à laquelle la privation appartient, comme étant de l'essence de cette espèce; car on ne peut pas prendre pour la cause de la maladie ce qui n'est pas cause de l'inégalité proportionnelle des humeurs. Mais on peut prendre une chose pour cause de la transparence, quoiqu'elle ne soit pas cause de la non-transparence qui n'est pas de l'essence de l'espèce des corps diaphanes. Or, l'informité de la foi n'appartient pas à l'essence de l'espèce de la foi elle-même, puisqu'on dit que la foi est informe parce qu'elle manque d'une certaine forme extérieure (3), comme nous l'avons dit (quest. iv, art. 4). C'est pourquoi ce qui est cause de la foi absolument parlant est aussi cause de la foi informe. Et puisque c'est Dieu, comme nous l'avons dit (art. préc.), il s'ensuit que la foi informe est un de ses dons.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la foi informe, quoiqu'elle ne soit pas parfaite de cette perfection absolue qu'exige la vertu, est néanmoins parfaite d'une perfection qui suffit à son essence (1).

2. Il faut répondre au second, que la difformité de l'acte est de l'essence de l'espèce de l'acte lui-même, selon qu'il est un acte moral, comme nous l'avons dit (1* 2", quest. lxxj, art. 6). Car l'acte est déformé par la privation de la forme intrinsèque qui consiste dans la juste proportion de ses circonstances. C'est pourquoi on ne peut pas dire que Dieu, qui n'est pas la cause de la difformité, soit la cause d'un acte difforme bien qu'il soit la cause de l'acte considéré comme tel. — On peut répondre encore que la difformité implique non-seulement la privation de la forme que l'acte doit avoir, mais encore une disposition contraire. Ainsi la difformité est à l'acte ce que la fausseté est à la foi ; c'est pourquoi comme l'acte difforme ne vient pas de Dieu, de même la foi fausse n'en vient pas non plus. Et comme la foi informe vient de Dieu, de même les actes qui sont bons de leur nature, quoiqu'ils ne soient pas animés par la charité, tels que la plupart de ceux des pécheurs, en viennent aussi (2).

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui reçoit de Dieu la foi sans la charité, n'est pas absolument guéri de l'infidélité, parce qu'elle n'écarte pas la faute de l'infidélité antérieure; elle ne le guérit que sous un rapport, en faisant cesser cette espèce de péché. Or, il arrive souvent que quelqu'un cesse de faire un péché, et cela par suite de ce que Dieu opère en lui, sans pour cela s'abstenir d'un autre péché que lui suggèrent ses propres passions. De cette manière Dieu donne quelquefois à l'homme la foi sans lui donner la charité, comme il donne aussi à quelques-uns le don de prophétie, ou tout autre don semblable sans cette vertu.

(1) Le concile de Trente paraît à ce,sujet conforme au sentiment de saint Thomas (sess. vi, can 28): Si quis dixerit, amissd per peccatum gratid, simul et fidem semper amitti; aut fidem quae remanet non esseve- mm fidem, licet non sit viva : aut eum qui fidem sine charitate habet non esse christianum : anathema sit.
(2) Elle est pour elle un accident.
(3) L'informité de la foi n'est rien autre chose que la privation de la charité, qui n'est pas de l'essence de la foi, comme nous l'avons vu.
(1) Elle est parfaite dans son essence ou sa nature. quoiqu'elle n'ait pas reçu de la charité le complément qui rend sa perfection absolue.
(2) Toute cette réponse roule sur la différence qu'il y a entre l'informité et la difformité de la foi. La foi informe est la foi imparfaite, qui est bonne en elle-même, comme tout acte moralement bon ; au lieu que la foi difforme est la foi fausse dont Dieu ne peut pas plus être l'auteur qu'il ne peut être l'auteur du péché.




QUESTION VII.

DES EFFETS DE LA FOI.


Après avoir parlé de la cause de la foi, nous avons à nous occuper de ses effets. — A ce sujet deux questions se présentent : 1° La crainte est-elle l'effet de la foi ? — 2° La purification du coeur est-elle l'effet de la foi ?


ARTICLE I. — la crainte est-elle l'effet de la foi?


Objections: 1. Il semble que la crainte ne soit pas l'effet de la foi. Car l'effet ne précède pas la cause. Or, la crainte précède la foi ; car il est dit (Qo 2,8) : Vous qui craignez Dieu, croyez en lui. Donc la crainte n'est pas l'effet de la foi.

2. La même chose n'est pas cause des contraires. Or, la crainte et l'espérance sont contraires, comme nous l'avons dit (1* 2ae, quest. xxiii, art. 2). Et puisque la foi engendre l'espérance, selon l'expression de la glose (Gloss. interl.), il s'ensuit qu'elle n'est pas cause de la crainte.

3. Le contraire n'est pas cause du contraire. Or, l'objet de la foi est le bien qui est la vérité première, tandis que l'objet de la crainte est le mal, comme nous l'avons dit  (2"=, quest. xlii, art. 1). Comme les actes tirent leur espèce de leur objet, d'après ce que nous avons vu (I-II, quest. xviii, art. 2), il en résulte que la foi n'est pas la cause de la crainte.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jacques dit (Jc 2,19) : Les démons croient et tremblent.

CONCLUSION. — Puisque la foi informe nous montre Dieu comme le juste vengeur des crimes, et que la foi formée par la charité nous le montre comme le bien Je plus profond et le plus élevé dont la séparation est le plus grand de tous les maux, nécessairement l'une doit produire en nous la crainte servile, et l'autre la crainte filiale.

Réponse Il faut répondre que la crainte est un mouvement de la puissance appétitive, comme nous l'avons dit (I-II quest. 42, art. 1). Le principe de tous les mouvements appétitifs étant le bien ou le mal qu'on perçoit, il faut donc que le principe de la crainte et de tous les mouvements appétitifs soit une perception quelconque. Or, la foi nous fait percevoir les maux que la justice divine inflige à titre de châtiments. De cette manière la foi est cause de la crainte qui nous fait redouter les châtiments de Dieu, et qui est une crainte servile. — Elle est aussi cause de la crainte filiale, qui fait que nous craignons d'être séparés de Dieu, et qui nous empêche de nous comparer à lui, par suite du respect que nous lui portons. Car la foi nous montre Dieu comme le bien infini, souverain, dont la perte est le plus grand mal et auquel il n'est pas permis de vouloir s'égaler. La foi informe est cause de la première crainte, c'est-à-dire de la crainte servile; la foi formée est cause de la seconde, c'est-à-dire de la crainte filiale (1), qui fait que l'homme adhère à Dieu et lui est soumis par la charité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la crainte de Dieu ne peut pas précéder la foi universellement, parce que si nous ignorions complètement les récompenses et les peines dont la foi nous instruit, nous ne craindrions Dieu d'aucune manière. Mais, du moment où l'on croit quelques-uns des articles de foi, par exemple l'excellence de Dieu, il en résulte une crainte respectueuse qui amène ensuite l'homme à soumettre son intelligence à Dieu pour croire toutes les choses qu'il nous a promises. C'est de là que l'Ecriture conclut : Votre récompense ne sera pas vaine (2).

2. Il faut répondre au second, que la même chose considérée sous des rapports opposés peut être cause d'effets contraires, mais non la même chose considérée sous le même rapport. Or, la foi engendre l'espérance selon qu'elle nous donne l'idée des récompenses que Dieu accorde aux justes. Mais elle est cause de la crainte, selon qu'elle nous fait envisager les peines qu'il veut infliger aux pécheurs.

3. Il faut répondre au troisième, que l'objet premier et formel de la foi est le bien qui est la vérité première ; mais la foi nous propose à croire matériellement l'existence de certains maux ; par exemple, que c'est un mal de ne pas être soumis à Dieu, ou d'être séparé de lui; et que les pécheurs endureront de rudes châtiments. Sous ce rapport la foi peut être cause de la crainte.

(1) La crainte servile est produite par la foi informe ou imparfaite, parce qu'elle ne se rap­porte qu'au châtiment. Mais quand on a la cha­rité, on ne craint plus Dieu de cette même crainte, on le craint d'une crainte filiale, c'est-à-dire que l'amour fait que l'on est plus sensible à la pensée de la séparation qu'à celle de la punition.
(2) Ces paroles achèvent le verset cité dans l'objection.
(3) Ou la volonté.


ARTICLE II. — la purification du coeur est-elle un effet de la foi?


Objections: 1. Il semble que la purification du coeur ne soit pas un effet de la foi. Car la pureté du coeur consiste principalement dans l'affection (3), tandis que la foi réside dans l'intellect. Donc la foi ne produit pas la purification du coeur.

2. Ce qui produit la purification du coeur ne peut exister simultanément avec l'impureté. Or, la foi peut exister simultanément avec l'impureté du péché, comme on le voit dans ceux qui ont la foi informe. Donc la foi ne purifie pas le coeur.

3. Si la foi purifiait le coeur de l'homme d'une certaine manière, elle purifierait surtout son intelligence. Or, elle ne purifie pas l'intelligence de l'obscurité puisqu'elle est une connaissance énigmatique. Donc la foi ne purifie le coeur d'aucune manière.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Pierre dit (Ac 15,9) : Dieu ayant purifié leurs coeurs par la foi.

CONCLUSION. — Puisque l'homme s'attache à Dieu et aux choses divines par la foi il s'ensuit qu'elle le purifie de ses péchés, et cela d'autant plus parfaitement que le fidèle est animé d'une charité plus grande.

Réponse Il faut répondre que l'impureté d'une chose consiste en ce qu'elle est mêlée avec des choses plus viles qu'elle. Car on ne dit parque l'argent est impur quand il est mêlé avec l'or qui lui donne plus de prix, mais quand il s'allie avec le plomb ou l'étain. Or, il est évident que la créature raisonnable est plus noble que toutes les créatures temporelles et corporelles ; c'est pourquoi elle devient impure du moment où elle se soumet à elles par l'amour. Elle est purifiée de cette impureté par un mouvement contraire, c'est-à-dire quand elle tend vers ce qui est au-dessus d'elle, vers Dieu. Or, le premier principe de ce mouvement est la foi. Car il faut croire pour s'approcher de Dieu, comme le dit l'Apôtre (He 11,6). C'est pourquoi le premier principe de la purification du coeur, c'est la foi qui purifie la souillure de l'erreur, et qui produit la pureté parfaite, quand elle est perfectionnée par la charité.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les choses qui sont dans l'intellect sont les principes de celles qui sont dans l'affection ou la volonté, car c'est le bien perçu qui meut la volonté.

2. Il faut répondre au second, que la foi informe exclut l'impureté qui lui est opposée, c'est-à-dire l'impureté de l'erreur qui résulte de ce que l'entendement humain s'attache dérèglement aux choses qui sont au-dessous de lui, quand il veut, par exemple, apprécier les choses divines d'après la nature des choses sensibles -, mais quand la foi est formée par la charité, alors il n'y a pas de souillure qui soit compatible avec elle, parce que la charité couvre toutes les fautes, selon l'Ecriture (Pr 10,12).

3. Il faut répondre au troisième, que l'obscurité de la foi n'est pas un effet de la souillure que le péché imprime, mais elle tient plutôt au défaut naturel de l'entendement humain, tel qu'il est en cette vie (1).

(1) La foi ne délivre donc pas l'entendement de cette obscurité; elle le purge seulement de l'impureté de l'erreur, qui est opposée à la vraie foi.




QUESTION VIII.

DU DON D'INTELLIGENCE.


Nous devons maintenant nous occuper du don d'intelligence et du don de science qui répondent à la vertu de la foi. — Touchant le don d'intelligence huit questions se présentent : 1- L'intelligence est-elle un don de l'Esprit-Saint ? — 2° Peut-elle exister simultanément dans un même sujet avec la foi ? — 3° L'intelligence qui est un don de l'Esprit-Saint est-elle exclusivement spéculative ou si elle est encore pratique ? — 4° Tous ceux qui sont dans la grâce possèdent-ils le don d'intelligence ? — 5° Ce don se trouve-t-il dans quelques personnes sans la grâce ? — 6° Comment le don d'intelligence se rapporte-t-il aux autres dons ? — 7° De ce qui correspond à ce don parmi les béatitudes. — 8° De ce qui lui correspond parmi les fruits.


ARTICLE I. — l'intelligence est-elle un don de l'esprit-saint (4)?


Objections: 1. II semble que l'intelligence ne soit pas un don de l'Esprit-Saint. Car les dons gratuits se distinguent des dons naturels, puisqu'ils leur sont surajoutés. Or, l'intelligence est une habitude naturelle de l'âme, par laquelle nous percevons les principes qui nous sont naturellement connus, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 6). On ne doit donc pas en faire un don de l'Esprit- Saint.

2. Les créatures participent aux dons de Dieu selon leur proportion et leur manière d'être, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4, lect. S et 6). Or, le mode de la nature humaine n'est pas de connaître la vérité d'une manière absolue (ce qui appartient à l'essence de l'intellect), mais d'une manière discursive (ce qui est le propre de la raison), comme le dit encore le même Père (De div. nom. cap. 7, lect. 2).Donc la connaissance divine que les hommes reçoivent doit être appelée plutôt le don de la raison que le don de l'intelligence.

3. Dans les puissances de l'âme, l'intelligence se divise par opposition à la volonté, comme le dit Aristote (De anima, lib. iii, text. SB). Or, aucun don de l’Esprit-Saint ne porte le nom de la volonté. Donc aucun ne doit porter non plus le nom de l'intelligence.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Isaïe dit (Is 41,2) : L'esprit du Seigneur se reposera sur lui, l'esprit de sagesse et l'esprit d'intelligence.

CONCLUSION. — Il y a des choses que l'homme ne peut comprendre par ses lumières naturelles, il a besoin pour les connaître d'une lumière surnaturelle, et c'est cette lumière qui est donnée à l'homme qu'on appelle le don d'intelligence.

Réponse Il faut répondre que le mot d'intelligence implique une connaissance intime; car en latin intelligere signifie en quelque sorte lire au dedans (intus legere). C'est ce qui devient évident pour ceux qui considèrent la différence qu'il y a entre l'intelligence et les sens. En effet la connaissance sensitive a pour objet les qualités sensibles extérieures, tandis que la connaissance intellective pénètre jusqu'à l'essence de la chose. Car l'objet de l'intelligence est la quiddité ou l'essence, comme le dit Aristote (De anima, lib. iii, text. 26). Or, il y a beaucoup de choses qui sont cachées intérieurement et dans lesquelles il faut que la connaissance de l'homme pénètre d'une manière intime, pour ainsi dire. Car la nature de la substance se cache sous les accidents; les choses signifiées sous les mots qui les expriment, la vérité figurée sous les similitudes et les images qui la représentent (car les choses intelligibles sont intérieures, en quelque façon, par rapport aux choses sensibles que l'on perçoit extérieurement), et les effets sont cachés dans les causes et réciproquement. Par rapport à toutes ces choses on peut dire qu'il y a intelligence (2). Mais puisque la connaissance de l'homme commence par les sens comme par ce qui est extérieur, il est évident que plus la lumière de l'intelligence est vive, et plus on peut pénétrer profondément. Or, la lumière naturelle de notre entendement étant d'une puissance limitée et ne pouvant parvenir que jusqu'à un point déterminé, nous avons donc besoin de la lumière surnaturelle pour atteindre les connaissances qui sont au-dessus des forces de notre nature, et c'est cette lumière surnaturelle donnée de Dieu à l'homme que nous appelons le don d'intelligence (3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que par la lumière naturelle qui nous est donnée nous ne connaissons que les principes généraux qui sont naturellement évidents, mais que l'homme ayant pour fin la béatitude surnaturelle, comme nous l'avons dit (quest. ii, art. 3, et I-II, quest. m, art. 8, et quest. v, art. b), il est nécessaire qu'il s'élève plus haut, etc est pour cela que le don d'intelligence lui est nécessaire.

2. Il faut répondre au second, que le mouvement discursif de la raison part de l'intellect et y revient comme à son terme. Car nous raisonnons en procédant de principes que nous comprenons, et le raisonnement cesse quand nous sommes parvenus à comprendre ce que nous ignorions auparavant. Tout raisonnement procède donc d'une intelligence antérieure. Mais le don de la grâce ne procède pas de la lumière de la nature ; il s'y surajoute comme son perfectionnement. C'est pourquoi on ne donne pas à cette addition le nom de raison, mais plutôt celui d'intelligence, parce que la lumière qui nous est donnée par surcroît est aux choses qu'elle nous fait connaître surnaturellement ce que la lumière naturelle est à celles que nous connaissons primordialement (1).

3. Il faut répondre au troisième, que la volonté désigne simplement le mouvement appétitif sans déterminer aucune prééminence ou supériorité, tandis que l'intelligence désigne l'excellence de la connaissance qui pénètre jusqu'à ce qu'il y a de plus intime. C'est pourquoi on donne au don surnaturel plutôt le nom d'intelligence que celui de volonté.

(1) L'intelligence est souvent désignée dans les saintes Ecritures comme un don de l'Esprit-Saint (Is 11,2). (Ps 31) : Intellectum tibi dabo, etc. . (2Tm 2): Dabit tibi Dominus in omnibus intellectum.
(2) L intelligence qui a ces choses pour objet est l'intelligence naturelle.
(3) L'intelligence dont l'Esprit-Saint nous fait don est l'intelligence surnaturelle et infuse.
(1) Elle nous fait connaître les clioses surnaturelles intuitivement, comme nous connaissons naturellement les premiers principes.



ARTICLE II. — le don d'intelligence peut-il exister simultanément avec la foi?


Objections: 1. Il semble qu'on ne possède pas le don d'intelligence simultanément avec la foi. Car saint Augustin dit (Quaest. lib. lxxxiii, quaest. 14) que ce qu'on comprend est limité par la capacité de celui qui comprend. Or, ce qu'on croit n'est pas compris, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ph 3,12) : Ce n'est pas que je comprenne, ou que je sois parfait. Il semble donc que la loi et l'intelligence ne puissent pas exister dans un même sujet.

2. Tout ce qu'on comprend est vu par l'intelligence. Or, la foi a pour objet les choses qu'on ne voit pas, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 4, et quest. iv, art. 1). La foi ne peut donc pas exister simultanément dans un même individu avec l'intelligence.

3. L'intelligence est plus certaine que la science. Or, la science et la foi ne peuvent exister à l'égard du même objet, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 4 et 5). Donc, à plus forte raison, l'intelligence et la foi ne peuvent-elles pas exister non plus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. i, cap. 32) : que l'intelligence éclaire l'esprit sur ce qu'il entend. Or, celui qui a la foi peut être éclairé intellectuellement sur ce qu'il entend. Ainsi il est dit (Lc 24) : que le Seigneur ouvrit l'intelligence à ses disciples pour qu'ils comprissent les Ecritures. Donc l'intelligence peut exister simultanément avec la foi.

CONCLUSION. — Il est possible que le don de l'intelligence existe simultanément avec la foi, non selon l'intelligence parfaite ou quant aux choses qui sont par elles- mêmes l'objet de la foi, mais d'après la connaissance imparfaite et seulement par rapport aux choses qui ont seulement la foi pour fin.

Réponse Il faut répondre qu'il est ici nécessaire de faire deux sortes de distinction, l'une qui se rapporte à la foi et l'autre à l'intelligence. Par rapport à la foi, il faut observer qu'il y a des choses qui en sont directement et par elles-mêmes l'objet, et qui surpassent la raison naturelle, comme Dieu est trin et un; le Fils de Dieu s'est incarné. Mais il y a des choses qui sont du domaine de la foi, parce qu'elles se rapportent à celles-là d'une certaine manière, comme toutes les choses qui sont renfermées dans l'Ecriture sainte. Par rapport à l'intelligence, il faut remarquer que nous pouvons comprendre une chose de deux manières : 1° parfaitement, quand nous parvenons à connaître l'essence de la chose comprise et la vérité de la proposition qui l'énonce, selon ce qu'elle est en elle-même. Nous ne pouvons comprendre ainsi les choses qui sont directement du domaine de la foi tant que la foi dure (1), mais nous pouvons comprendre celles qui se rapportent à elles (2). 2° On peut comprendre une chose imparfaitement quand l'essence de la chose ou la vérité de la proposition n'est pas connue, qu'on ne sait ce qu'elle est, ni comment elle est, mais que cependant on sait que ce qui lui paraît opposé extérieurement ne l'est pas en effet, en ce sens que l'homme comprend que ces apparences extérieures ne sont pas un motif pour s'écarter des choses qui sont de foi (3). Sous ce rapport rien n'empêche que, tant que l'état de foi dure, on ne comprenne ainsi les choses qui sont par elles-mêmes du domaine de la foi.

La réponse aux objections est par là même évidente. Car les trois premières raisons concluent relativement aux choses dont on a l'intelligence parfaite. Mais la dernière raison s'appuie sur l'intelligence des choses qui se rapportent à la foi.

(1) Ainsi nous ne pouvons comprendre l'Incarnation, la Trinité, parce qu'alors nous verrions ces vérités avec évidence, et la vision succéderait à la foi.
(2) Les apôtres ont pu parfaitement comprendre et saisir les miracles opérés par Notre-Seigneur, sa passion, samort, sa résurrection. Nous pouvons de même comprendre les faits qui sont les motifs^ de crédibilité qui nous engagent à croire.
(3) Nous pouvons ainsi comprendre qu'il n'y a pas de motifs naturellement suffisants pour ébranler notre foi; c'est-à-dire que nous pouvons par la raison répondre aux difficultés que les incrédules nous opposent, quoique nous ne puissions pas directement et évidemment démontrer les vérités de foi.




II-II (Drioux 1852) Qu.5 a.4