1965 Gaudium et Spes 56
56 Dans de telles conditions, il n'est pas étonnant que l'homme, se sentant responsable du progrès culturel, soit animé d'un plus grand espoir, mais envisage aussi avec quelque anxiété les nombreuses antinomies qu'il lui faut résoudre.
Que faut-il faire pour que la multiplication des échanges culturels, qui devraient aboutir à un dialogue vrai et fructueux entre les divers groupes et nations, ne bouleverse pas la vie des communautés, ne fasse pas échec à la sagesse ancestrale et ne mette pas en péril le génie propre de chaque peuple ?
Comment favoriser le dynamisme et l'expansion d'une culture nouvelle sans que disparaisse la fidélité vivante à l'héritage des traditions ? Cette question se pose avec une acuité particulière lorsqu'il s'agit d'harmoniser la culture, fruit du développement considérable des sciences et des techniques, avec la culture qui se nourrir d'études classiques, conformes aux différentes traditions.
Comment l'émiettement si rapide et croissant des disciplines spécialisées peut-il se concilier avec la nécessité d'en faire la synthèse et avec le devoir de sauvegarder dans l'humanité les puissances de contemplation et d'admiration qui conduisent à la sagesse ?
Que faire pour permettre aux multitudes de participer aux bienfaits de la culture, alors que la culture des élites ne cesse de s'élever et de se compliquer toujours ?
Comment, enfin, reconnaître comme légitime l'autonomie que la culture réclame pour elle-même, sans pour autant en venir à un humanisme purement terrestre et même hostile à la religion ?
C'est au coeur même de ces antinomies que la culture doit aujourd'hui progresser, de façon à épanouir intégralement et harmonieusement la personne humaine, de façon aussi à aider les hommes à accomplir les charges auxquelles tous son appelés, et particulièrement les chrétiens, fraternellement unis au sein de l'unique famille humaine.
57 Les chrétiens, en marche vers la cité céleste, doivent rechercher et goûter les choses d'en-haut(2), mais cela pourtant, loin de la diminuer, accroît plutôt la gravité de l'obligation qui est la leur de travailler avec tous les hommes à la construction d'un monde plus humain. Et, de fait, le mystère de la foi chrétienne leur fournit des stimulants et des soutiens inappréciables: ils leur permettent de s'adonner avec plus d'élan à cette tâchez et surtout de découvrir l'entière" signification des activités capables de donner à la culture sa place éminente dans la vocation intégrale de l'homme.
En effet, lorsqu'il cultive la terre de ses mains ou avec l'aide de moyens techniques, pour qu'elle produise des fruits et devienne une demeure digne de toute la famille humaine, et lorsqu'il prend part consciemment à la vie des groupes sociaux, l'homme réalise le plan de Dieu, manifesté au commencement des temps, de dominer la terre (3) et d'achever la création, et il se cultive lui-même. En même temps, il obéit au grand commandement du Christ de se dépenser au service de ses frères.
En outre, en s'appliquant aux diverses disciplines, philosophie, histoire, mathématiques, sciences naturelles, et en cultivant les arts, l'homme peut grandement contribuer à ouvrir la famille humaine aux plus nobles valeurs du vrai, du bien et du beau, et à une vue des choses ayant valeur universelle: il reçoit ainsi des clartés nouvelles de cette admirable Sagesse qui depuis toujours était auprès de Dieu, disposant toutes choses avec lui, jouant sur le globe de la terre et trouvant ses délices parmi les enfants des hommes (4).
Par le fait même, l'esprit humain, moins esclave des choses, peut plus facilement s'élever à l'adoration et à la contemplation du Créateur. Bien plus, il est préparé à reconnaître, sous l'impulsion de la grâce, le Verbe de Dieu qui, avant de se faire chair pour tout sauver et récapituler en lui, "était déjà dans le monde" comme la "vraie lumière qui éclaire tout homme" (Jn 1,9-10).
Certes, le progrès actuel des sciences et des techniques qui, en vertu de leur méthode, ne sauraient parvenir jusqu'aux profondeurs de la réalité, peut avantager un certain phénoménisme et un certain agnosticisme, lorsque les méthodes de recherche propres à ces disciplines sont prises, à tort, comme règle suprême pour la découverte de toute vérité. Et même on peut craindre que l'homme se fiant trop aux découvertes actuelles, en vienne à penser qu'il se suffit à lui-même et qu'il n'a plus à chercher de valeurs plus hautes.
Cependant ces conséquences fâcheuses ne découlent pas nécessairement de la culture moderne et de doivent pas nous exposer à la tentation de méconnaître ses valeurs positives. Parmi celles-ci, il convient de signaler: le goût des sciences et la fidélité sans défaillance à la vérité dans les recherches scientifiques, la nécessité de travailler en équipe dans des groupes spécialisés, le sens de la solidarité internationale, la conscience de plus en plus nette de la responsabilité que les savants ont d'aider et même de protéger les hommes, la volonté de procurer à tous les conditions de vie plus favorables, à ceux-là surtout qui sont privés de responsabilité ou qui souffrent d'indigence culturelle. Dans toutes ces valeurs, l'accueil du message évangélique pourra trouver une sorte de préparation, et la charité divine de celui qui est venu pour sauver le monde la fera aboutir.
(2) cf. Col 3,1-2
(3) cf. Gn 1,28
(4) cf. Pr 8,30-31
(5) cf. St Irénée, adv. Haer.III, 11,8: Sagnard, Sources chr. p.200; cf. ib. 16,6. pp. 290-292; 21, 10-22: pp. 370-372; 22, 3: p. 378, etc.
58 Entre le message de salut et la culture, il y a de multiples liens. Car Dieu, en se révélant à son peuple jusqu'à sa pleine manifestation dans son Fils incarné, a parlé selon des types de culture propres à chaque époque.
De la même façon, l'Eglise, qui a connu au cours des temps des conditions d'existence variées, a utilisé les ressources des diverses cultures pour répandre et exposer par sa prédication le message du Christ à toutes les nations, pour mieux le découvrir et mieux l'approfondir, pour l'exprimer plus parfaitement dans la célébration liturgique comme dans la vie multiforme de la communauté des fidèles.
Mais en même temps, l'Eglise, envoyée à tous les peuples de tous les temps et de tous les lieux, n'est liée d'une manière exclusive et indissoluble à aucune race ou nation, à aucun genre de vie particulier, à aucune coutume ancienne ou récente. Constamment fidèle à sa propre tradition et tout à la fois consciente de l'universalité de sa mission, elle peut entrer en communion avec les diverses civilisations: d'où l'enrichissement qui en résulte pour elle-même et pour les différentes cultures.
La Bonne Nouvelle du Christ rénove constamment la vie et la culture de l'homme déchu; elle combat et écarte les erreurs et les maux qui proviennent de la séduction permanente du péché. Elle ne cesse de purifier et d'élever la moralité des peuples. Par les richesses d'en-haut, elle féconde comme de l'intérieur les qualités spirituelles et les dons propres à chaque peuple et à chaque âge, elle les fortifie, les parfait et les restaure dans le Christ (6). Ainsi l'Eglise, en remplissant sa propre mission (7), concourt déjà, par là même, à l'oeuvre civilisatrice et elle y pousse; son action, même liturgique, contribue à former la liberté intérieure de l'homme.
(6) cf. Ep 1,10
(7) cf. verba Pie XI ad P. M.D. Roland-Gosselin: Semaines sociales de France, Versailles, 1936, pp. 461-462.
59 Pour les raisons que l'on vient de dire, l'Eglise rappelle à tous que la culture doit être subordonnée au développement intégral de la personne, au bien de la communauté et à celui du genre humain tout entier. Aussi convient-il de cultiver l'esprit en vue de développer les puissances d'admiration, de contemplation, d'aboutir à la formation d'un jugement personnel et d'élever le sens religieux, moral et social.
La culture, en effet, puisqu'elle découle immédiatement du caractère raisonnable et social de l'homme, a sans cesse besoin d'une juste liberté pour s'épanouir et d'une légitime autonomie d'action, en conformité avec ses propres principes. Elle a donc droit au respect et jouit d'une certaine inviolabilité, à condition, évidemment, de sauvegarder les droits de la personne et de la société, particulière ou universelle, dans les limites du bien commun.
Ce saint Synode, reprenant à son compte l'enseignement du premier Concile du Vatican, déclare qu'il existe "deux ordres de savoir" distincts, celui de la foi et celui de la raison, et que l'Eglise ne s'oppose certes pas à ce que "les arts et les disciplines humaines jouissent de leurs propres principes et de leur méthode en leurs domaines respectifs"; c'est pourquoi, "reconnaissant cette juste liberté", l'Eglise affirme l'autonomie légitime de la culture et particulièrement celle des sciences (8).
Tout ceci exige que, l'ordre moral et l'intérêt commun étant saufs, l'homme puisse librement chercher la vérité, faire connaître et divulguer ses opinions et s'adonne aux arts de son choix. Cela demande enfin qu'il soit informé impartialement des événements de la vie publique (9).
Quant aux pouvoirs publics, il leur revient, non pas de déterminer le caractère propre de la civilisation, mais d'établir les conditions et de prendre les moyens susceptibles de favoriser la vie culturelle au bénéfice de tous, sans oublier les éléments minoritaires présents dans une nation (10). Voilà pourquoi il faut éviter à tout prix que la culture, détournée de sa propre fin, soit asservie aux pouvoirs politiques et économiques.
Notes:
(8) Conc. Vat. I, Const. DOG. De fide cath. cap. IV: Denz. 1795, 1799 (DS 3015-3019). cf. Pie XI, Encyc. Quad. Anno: AAS 23 (1931), p. 190.
(9) cf. XXIII, encyc. Pacem in terris: AAS 55 (1963), p. PT 260.
(10) cf. XXIII, encyc. Pacem in terris: AAS 55 (1963), p. PT 283. Pie XII, nuntius radioph. 24.12.41: AAS 34 (1942), pp. 16-17.
60 Puisqu'on a maintenant la possibilité de délivrer la plupart des hommes du fléau de l'ignorance, il est un devoir qui convient au plus haut point à notre temps, surtout pour les chrétiens: celui de travailler avec acharnement à ce que, tant en matière économique qu'en matière politique, tant au plan national qu'au plan international, des décisions fondamentales soient prises de nature à faire reconnaître partout et par tous, en harmonie avec la dignité de la personne humaine, sans distinction de race, de sexe, de nation, de religion ou de condition sociale, le droit à la culture et d'assurer sa réalisation. Il faut donc procurer à chacun une quantité suffisante de biens culturels, surtout ceux qui constituent la culture dire "de base", pour qu'un très grand nombre ne soient pas empêchés, par l'analphabétisme et le manque d'initiative, de coopérer de manière vraiment humaine au bien commun.
En conséquence, il faut tendre à donner à ceux qui en sont capables la possibilité de poursuivre des études supérieures; et de telle façon que, dans la mesure du possible, ils occupent des fonction, jouent un rôle et rendent des services dans la vie sociale qui correspondent soit à leurs aptitudes, soit à la compétence qu'ils auront acquise (11). Ainsi tout homme comme les groupes sociaux de chaque peuple pourront atteindre leur plein épanouissement culturel, conformément à leurs dons et à leurs traditions.
Il faut en outre tout faire pour que chacun prenne conscience et du droit et du devoir qu'il a de se cultiver, non moins que de l'obligation qui lui incombe d'aider les autres à le faire. Il existe en effet, ici ou là, des conditions de vie et de travail qui contrarient les efforts des hommes vers la culture et qui en détruisent chez eux le goût. Ceci vaut à un titre spécial pour les agriculteurs et les ouvriers, auxquels il faut assurer des conditions de travail telles qu'elles ne les empêchent pas de se cultiver, mais bien plutôt les y poussent. Les femmes travaillent à présent dans presque tous les secteurs d'activité; il convient cependant qu'elles puissent pleinement jouer leur rôle selon leurs aptitudes propres. Ce sera le devoir de tous de reconnaître la participation spécifique et nécessaire des femmes à la vie culturelle et de la promouvoir.
(11) cf. XXIII, encyc. Pacem in terris: AAS 55 (1963), p. PT 260.
61 De nos jours, plus que par le passé, la difficulté est grande d'opérer la synthèse entre les différentes disciplines et branches du savoir. En effet, tandis que s'accroissent la masse et la diversité des éléments culturels, dans le même temps s'amenuise la faculté pour chaque homme de les percevoir et de les harmoniser entre eux, si bien que l'image de "l'homme universel" s'évanouit de plus en plus. Cependant continue de s'imposer à chaque homme le devoir de sauvegarder l'intégralité de sa personnalité, en qui prédominent les valeurs d'intelligence, de volonté, de conscience et de fraternité, valeurs qui ont toutes leur fondement en Dieu Créateur et qui ont été guéries et élevées d'une manière admirable dans le Christ.
La famille est au premier chef comme la mère nourricière de cette éducation: en elle, les enfants, enveloppés d'amour, découvrent plus aisément la hiérarchie des valeurs, tandis que des éléments d'une culture éprouvée s'impriment d'une manière presque inconsciente dans l'esprit des adolescents, au fur et à mesure qu'ils grandissent.
Pour cette même éducation, les sociétés actuelles disposent, en particulier grâce à la diffusion croissante des livres et aux nouveaux moyens de communication culturelle et sociale, de ressources opportunes qui peuvent faciliter l'universalité de la culture. En effet, avec la diminution plus ou moins généralisée du temps de travail, les occasions de se cultiver se multiplient pour la plupart des hommes. Que les loisirs soient bien employés, pour se détendre et pour fortifier la santé de l'esprit et du corps: en se livrant à des activités libres et à des études désintéressées; à l'occasion de voyages en d'autres régions (tourisme) qui affinent l'intelligence et qui, de surcroît, enrichissent chacun par la connaissance de l'autre; également par des exercices physiques et des activités sportives qui aident à conserver un bon équilibre psychique, individuellement et aussi collectivement, et à établir des relations fraternelles entre les hommes de toutes conditions, de toutes nations ou de races différentes. Que les chrétiens collaborent donc aux manifestations et aux actions culturelles collectives qui sont de leur temps, qu'ils les humanisent et les imprègnent d'esprit chrétien.
Cependant tous ces avantages ne sauraient parvenir à réaliser l'éducation culturelle intégrale de l'homme si, en même temps, on néglige de s'interroger sur la signification profonde de la culture et de la science pour la personne humaine.
62 Bien que l'Eglise ait largement contribué au progrès de la culture, l'expérience montre toutefois que, pour des raisons contingentes, il n'est pas toujours facile de réaliser l'harmonie entre la culture et le christianisme.
Ces difficultés ne portent pas nécessairement préjudice à la vitalité de la foi, et même elles peuvent inciter à une plus exacte et plus profonde intelligence de celle-ci. En effet, les plus récentes recherches et découvertes des sciences, ainsi que celles de l'histoire et de la philosophie, soulèvent de nouvelles questions qui comportent des conséquences pour la vie même, et exigent de nouvelles recherches de la part des théologiens eux-mêmes. Dès lors, tout en respectant les méthodes et les règles propres aux sciences théologiques, ils sont donc invités à chercher sans cesse la manière la plus apte de communiquer la doctrine aux hommes de leur temps: car autre chose est le dépôt même ou les vérités de la foi, autre chose la façon selon laquelle ces vérités sont exprimées à condition toutefois d'en sauvegarder le sens et la signification (12). Que, dans la pastorale, on ait une connaissance suffisante non seulement des principes de la théologie, mais aussi des découvertes scientifiques profanes, notamment de la psychologie et de la sociologie, et qu'on en fasse usage: de la sorte, les fidèles à leur tour seront amenés à une plus grande pureté et maturité dans leur vie de foi.
A leur manière aussi, la littérature et les arts ont une grande importance pour la vie de l'Eglise. Ils s'efforcent en effet d'exprimer la nature propre de l'homme, ses problèmes, ses tentatives pour se connaître et se perfectionner lui-même ainsi que le monde. Ils s'appliquent à découvrir sa place dans l'histoire et dans l'univers, à mettre en lumière les misères et les joies, les besoins et les énergies des hommes et à présenter l'ébauche d'une destinée humaine plus heureuse. Ainsi sont-ils capables d'élever la vie humaine qu'ils expriment sous des formes multiples, selon les temps et les lieux.
Il faut donc faire en sorte que ceux qui s'adonnent à ces arts se sentent compris par l'Eglise au sein même de leurs activités, et que, jouissant d'une liberté normale, ils établissent des échanges plus faciles avec la communauté chrétienne. Que les nouvelles formes d'art qui conviennent à nos contemporains, selon le génie des diverses nations et régions, soient aussi reconnues par l'Eglise. Et qu'on les accueille dans le sanctuaire lorsque, par des modes d'expression adaptées et conformes aux exigences de la liturgie, elles élèvent l'esprit vers Dieu (13).
Ainsi la gloire de Dieu éclate davantage; la prédication de l'Evangile devient plus transparente à l'intelligence des hommes et apparaît comme connaturelle à leurs conditions d'existence.
Que les croyants vivent donc en très étroite union avec les autres hommes de leur temps et qu'ils s'efforcent de comprendre à fond leurs façons de penser et de sentir, telles qu'elles s'expriment par la culture. Qu'ils marient la connaissance des sciences et des théories nouvelles, comme des découvertes les plus récentes, avec les moeurs et l'enseignement de la doctrine chrétienne, pour que le sens religieux et la rectitude morale marchent de pair chez eux avec la connaissance scientifique et les incessants progrès techniques; ils pourront ainsi apprécier et interpréter toutes choses avec une sensibilité authentiquement chrétienne.
Ceux qui s'appliquent aux sciences théologiques dans les séminaires et les universités aimeront collaborer avec les hommes versés dans les autres sciences, en mettant en commun leurs énergies et leurs points de vue. La recherche théologique, en même temps qu'elle approfondit la vérité révélée, ne doit pas perdre contact avec son temps, afin de faciliter une meilleure connaissance de la foi aux hommes cultivés dans les différentes branches du savoir. Cette bonne entente rendra les plus grands services à la formation des ministres sacrés: ils pourront présenter la doctrine de l'Eglise sur Dieu, l'homme et le monde d'une manière mieux adaptée à nos contemporains, qui accueilleront d'autant plus volontiers leur parole (14). Bien plus, il faut souhaiter que de nombreux laïcs reçoivent une formation suffisante dans les sacrées, et que plusieurs parmi eux se livrent à ces études ex professo et les approfondissent. Mais, pour qu'ils puissent mener leur tâche à bien, qu'on reconnaisse aux fidèles, aux clercs comme aux laïcs, une juste liberté de recherche et de pensée, comme une juste liberté de faire connaître humblement et courageusement leur manière de voir, dans le domaine de leur compétence (15).
(12) cf. XXIII, Oratio habita d. 11.10.62 discours à l'ouverture du Concile: AAS 54 (1962), p. 792.
(13) cf. Const. de sacra liturg. SC 123. Paul VI, discours aux art. rom. 7.05.64; AAS 56 (1964) pp. 439-442.
(14) cf. Conc. Vat. II, Dec. inst. sacer. et éduc. chrét.
(15) cf. Conc. Vat. II, Const. dogm. de Ecclesia, LG 37.
63 Dans la vie économico-sociale aussi, il faut honorer et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société. C'est l'homme en effet qui est l'auteur, le centre et le but de toute la vie économico-sociale.
Comme tout autre domaine de la vie sociale, l'économie moderne se caractérise par une emprise croissante de l'homme sur la nature, la multiplication et l'intensification des relations et des interdépendances entre individus, groupes et peuples, et la fréquence accrue des interventions du pouvoir politique. En même temps, le progrès dans les modes de production et dans l'organisation des échanges de biens et de services a fait de l'économie un instrument apte à mieux satisfaire les besoins accrus de la famille humaine.
Pourtant les sujets d'inquiétude ne manquent pas. Beaucoup d'hommes, surtout dans les régions du monde économiquement développées, apparaissent comme dominés par l'économique: presque toute leur existence personnelle et sociale est imbue d'un certain "économisme", et cela aussi bien dans les pays favorables à l'économie collectiviste que dans les autres. A un moment où le développement de l'économie, orienté et coordonné d'une manière rationnelle et humaine, permettrait d'atténuer les inégalités sociales, il conduit trop souvent à leur aggravation et même, ici ou là, à une régression de la condition sociale des faibles et au mépris des pauvres. Alors que des foules immenses manquent encore du strict nécessaire, certains, même dans les régions moins développées, vivent dans l'opulence ou gaspillent sans compter. Le luxe côtoie la misère. Tandis qu'un petit nombre d'hommes disposent d'un très ample pouvoir de décision, beaucoup sont privés de presque toute possibilité d'initiative personnelle et de responsabilité; souvent même, ils sont placés dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne humaine.
De semblables déséquilibres économiques et sociaux se produisent entre les secteur agricole, le secteur industriel et les services, comme aussi entre les diverses régions d'un seul et même pays. Entre les nations économiquement plus développées et les autres nations, une opposition de plus en plus aiguë se manifeste, capable de mettre en péril jusqu'à la paix du monde.
Les hommes de notre temps prennent une conscience de plus en plus vive de ces disparités: ils sont profondément persuadés que les techniques nouvelles et les ressources économiques accrues dont dispose le monde pourraient et devraient corriger ce funeste état de choses. Mais pour cela de nombreuses réformes sont nécessaires dans la vie économico-sociale; il y faut aussi, de la part de tous, une conversion des mentalités et des attitudes. Dans ce but, l'Eglise, au cours des siècles, a explicité à la lumière de l'Evangile des principes de justice et d'équité, demandés par la droite raison, tant pour la vie individuelle et sociale que pour la vie internationale; et elle les a proclamés surtout ces derniers temps. Compte tenu de la situation présenté, le Concile entend les confirmer et indiquer quelques orientations en prenant particulièrement en considération les exigences du développement économique (1).
(1) cf. Pie XII, nuntius 23.03.52: AAS 44 (1952), p. 273. XXIII, alloc. à A.C.L.I., 1.05.59 ), AAS 51 (1959), p. 358.
64 Aujourd'hui plus que jamais, pour faire face à l'accroissement de la population et pour répondre aux aspirations plus vastes du genre humain, on s'efforce à bon droit d'élever le niveau de la production agricole et industrielle, ainsi que le volume des services offerts. C'est pourquoi il faut encourager le progrès technique, l'esprit d'innovation, la création et l'extension d'entreprises, l'adaptation des méthodes, les efforts soutenus de tous ceux qui participent à la production, en un mot tout ce qui peut contribuer à cet essor. Mais le but fondamental d'une telle production n'est pas la seule multiplication des biens produits, ni le profit ou la puissance; c'est le service de l'homme: de l'homme tout entier, selon la hiérarchie de ses besoins matériels comme des exigences de sa vie intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse; de tout homme, disons-nous, de tout groupe d'hommes, sans distinction de race ou de continent. C'est pourquoi l'activité économique, conduite selon ses méthodes et ses lois propres, doit s'exercer dans les limites de l'ordre moral (2), afin de répondre au dessein de Dieu sur l'homme (3).
(2) cf. Pie XI, encyc. Quadr. anno: AAS 23 (1931), pp. 190 ss. Pie XII, nuntius 23.03.52: AAS 44 (1952), pp. 276 ss. XXIII, encyc. Mater et Magist. AAS 53 (1961), P. 450. Conc. vat. II, Décr. de Instr. communic. socialis, IM 6.
(3) cf. Mt 16,26 Lc 16,1-31 Col 3,17
65 Le développement doit demeurer sous le contrôle de l'homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d'un petit nombre d'hommes ou de groupes jouissant d'une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique où à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d'hommes, à tous les niveaux, et au plan international l'ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation. Il faut de même que les initiatives spontanées des individus et de leurs libres associations soient coordonnées avec l'action des pouvoirs publics, et qu'elles soient ajustées et harmonisées entre elles.
Le développement ne peut être laissé ni au seul jeu quasi automatique de l'activité économique des individus, ni à la seule puissance publique. Il faut donc dénoncer les erreurs aussi bien des doctrines qui s'opposent aux réformes indispensables au nom d'une fausse conception de la liberté, que des doctrines qui sacrifient les droits fondamentaux des personnes et des groupes à l'organisation collective de la production (4).
Par ailleurs, les citoyens doivent se rappeler que c'est leur droit et leur devoir (et le pouvoir civil doit lui aussi le reconnaître) de contribuer selon leurs moyens au progrès véritable de la communauté à laquelle ils appartiennent. Dans les pays en voie de développement surtout, où l'emploi de toutes les disponibilités s'impose avec un caractère d'urgence, ceux qui gardent leurs ressources inemployées mettent gravement en péril le bien commun; il en va de même de ceux qui privent leur communauté des moyens matériels et spirituels dont elle a besoin, le droit personnel de migration étant sauf.
(4) cf. Léon XIII, encyc. Libertas praest. 20.06.1888: AAS 2O (1887-1888), pp. 297 ss. Pie XI, encyc. Quadr. anno AAS 23 (1931), p. 191 ss. Id. Divini Redemp. AAS 29 (1937), pp. 65 ss. Pie XII, nuntius natalicius 1941: AAS 34 (1942) pp. 10 ss. XXIII, encyc. Mater et Magistra: AAS 53 (1961), pp. 401-464.
66 Pour répondre aux exigences de la justice et de l'équité, il faut s'efforcer vigoureusement, dans le respect des droits personnels et du génie propre de chaque peuple, de faire disparaître le plus rapidement possible les énormes inégalités économiques qui s'accompagnent de discrimination individuelle et sociale; de nos jours elles existent et souvent elles s'aggravent. De même, en bien des régions, étant donné les difficultés particulières de la production et de la commercialisation dans le secteur agricole, il faut aider les agriculteurs à accroître cette production et à la vendre, à réaliser les transformations et les innovations nécessaires, à obtenir enfin un revenu équitable; sinon ils demeureront, comme il arrive trop souvent, des citoyens de seconde zone. De leur côté, les agriculteurs, les jeunes surtout, doivent s'appliquer avec énergie à améliorer leur compétence professionnelle, sans laquelle l'agriculture ne saurait progresser (5).
De même, la justice et l'équité exigent que la mobilité, nécessaire à des économies en progrès, soit aménagée de façon à éviter aux individus et à leurs familles des conditions de vie instables et précaires. A l'égard des travailleurs en provenance d'autres pays ou d'autres régions qui apportent leur concours à la croissance économique d'un peuple ou d'une province, on se gardera soigneusement de toute espèce de discrimination en matière de rémunération ou de conditions de travail. De plus, tous les membres de la société, en particulier les pouvoirs publics, doivent les traiter comme des personnes et non comme de simples instruments de production: faciliter la présence auprès d'eux de leur famille, les aider à se procurer un logement décent et favoriser leur insertion dans la vie sociale du pays ou de la région d'accueil. On doit cependant, dans la mesure du possible, créer des emplois dan leurs régions d'origine elles-mêmes.
Dans les économies actuellement en transition comme dans les formes nouvelles de la société industrielle, marquées par exemple par le progrès de l'automation, il faut se préoccuper d'assurer à chacun un emploi suffisant et adapté, et la possibilité d'une formation technique et professionnelle adéquate. On doit aussi garantir les moyens d'existence et la dignité humaine de ceux qui, surtout en raison de la maladie ou de l'âge, se trouvent dans une situation plus difficile.
(5) Quoad problema agriculturae cf. paraesertim Ioannes XXII, encycl. Mater et Magistra: AAS 53 (1961), pp. 341 ss.
67 Le travail des hommes, celui qui s'exerce dans la production et l'échange de biens ou dans la prestation de services économiques, passe avant les autres éléments de la vie économique, qui n'ont valeur que d'instruments.
Ce travail, en effet, qu'il soit entrepris de manière indépendante ou par contrat avec un employeur, procède immédiatement de la personne: celle-ci marque en quelque sorte la nature de son empreinte et la soumet à ses desseins. Par son travail, l'homme assure habituellement sa subsistance et celle de sa famille, s'associe à ses frères et leur rend service, peut pratiquer une vraie charité et coopérer à l'achèvement de la création divine. Bien plus, par l'hommage de son travail à Dieu, nous tenons que l'homme est associé à l'oeuvre rédemptrice de Jésus-Christ qui a donné au travail une dignité éminente en oeuvrant de ses propres mains à Nazareth. De là découlent pour tout homme le devoir de travailler loyalement aussi bien que le droit au travail. En fonction des circonstances concrètes, la société doit, pour sa part, aider les citoyens en leur permettant de se procurer un emploi suffisant. Enfin, compte tenu des fonctions et de la productivité de chacun, de la situation de l'entreprise et du bien commun, la rémunération du travail doit assurer à l'homme des ressources qui lui permettent, à lui et à sa famille, une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel(6).
Comme l'activité économique est le plus souvent le fruit du travail associé des hommes, il est injuste et inhumain de l'organiser et de l'ordonner au détriment de quelque travailleur que ce soit. Or il est trop courant, même de nos jours, que ceux qui travaillent soient en quelque sorte asservis à leurs propres oeuvres; ce que de soi-disant lois économiques ne justifient en aucun façon. Il importe donc d'adapter tout le processus du travail productif aux besoins de la personne et aux modalités de son existence, en particulier de la vie du foyer (surtout en ce qui concerne les mères de famille), en tenant toujours compte du sexe et de l'âge. Les travailleurs doivent aussi avoir la possibilité de développer leurs qualités et leur personnalité dans l'exercice même de leur travail. Tout en y appliquant leur temps et leurs forces d'une manière consciencieuse, que tous jouissent par ailleurs d'un temps de repose et de loisir suffisant qui leur permette aussi d'entretenir une vie familiale, culturelle, sociale et religieuse. Bien plus, ils doivent avoir la possibilité de déployer librement des facultés et des capacités qu'ils ont peut-être peu l'occasion d'exercer dans leur travail professionnel.
(6) cf. Léon XIII, Rerum Novarum: AAS 23 (1890-91) pp. 649-662. Pie XI, encyc. Quadrag. anno: AAS 23 (1931) pp. 200-201. id. encyc. Divini Redemp. AAS 29 (1937), p. 92. Pie XII, nuntius radio. in pervig. Natalis Domini 1942: AAS 35 (1943) p. 20. id. alloc. 11.03.51: AAS 35 (1943), p. 172. id. nuntius radio. oper. Hispaniae datus, 11.03.51: AAS 43 (1951) p. 215. XXIII, encyc. Mater et Magistra: AAS 53 (1961), p. MM 419.
1965 Gaudium et Spes 56