Gaudium et spes 2 66


Section 2 : Quelques principes directeurs pour l’ensemble de la vie économico-sociale


(Travail et conditions de travail, loisirs.)

67 Le travail humain qui s’exerce dans la production des biens, dans l’échange des biens et dans la prestation des services economiques, l’emporte sur les autres éléments de la vie économique, car ceux-ci n’ont que valeur d’instruments.

En effet, ce travail, qu’il soit effectué de manière indépendante ou qu’il soit fourni pour le compte d’un autre qui le rétribue, procède immédiatement de la personne, qui imprime aux choses matérielles en quelque sorte son sceau et les soumet à sa volonté. Par son travail, l’homme assure d’habitude sa subsistance et celle de sa famille, s’associe à ses Itères et leur rend service, peut pratiquer une vraie charité et apporter son concours à l’achèvement de l’oeuvre créatrice de Dieu. Bien plus, nous tenons que l’homme, par son travail offert à Dieu, est associé à l’oeuvre rédemptrice même de Jésus-Christ qui a donné au travail une dignité éminente, du fait qu’il a travaillé à Nazareth de ses propres mains. Il en résulte pour chaque homme le devoir de travailler consciencieusement ainsi que le droit au travail ; la société, pour sa part, doit aider les citoyens, pour qu’ils puissent trouver l’occasion d’un travail suffisant, compte tenu des circonstances existantes. Enfin, le travail doit être rétribué de telle sorte que soient fournies à l’homme les ressources qui lui permettent, à lui et aux siens, de mener une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel, compte tenu des fonctions et de la productivité de chacun ainsi que de la situation de l’entreprise et du bien commun 6.

Comme l’activité économique repose le plus souvent sur le travail en commun des hommes, il est injuste et inhumain de l’organiser et de l’ordonner de telle sorte qu’il en découle un préjudice pour quelque travailleur que ce soit. Mais il arrive trop souvent, même de nos jours, que ceux qui fournissent un travail soient réduits à être en quelque sorte esclaves de leur propre travail. Or cela n’est justifié en aucune façon par les soi-disant lois économiques. Tout le processus du travail productif doit donc être accommodé aux besoins de la personne et à sa manière de vivre, en particulier aux besoins de la vie au foyer, surtout en ce qui concerne les mères de famille, en prenant toujours en compte le sexe et l’âge. En outre, les travailleurs doivent trouver, dans l’exécution même de leur travail, la possibilité de développer leurs qualités propres et d’épanouir leur personnalité. Tout en consacrant à l’exécution du travail leur temps et leurs forces avec le sens de la responsabilité qui convient, tous doivent cependant jouir d’un temps de repos et de loisir suffisant pour entretenir une vie familiale, culturelle, sociale et religieuse. Bien plus, ils doivent avoir la possibilité de développer librement les facultés et les capacités pour l’épanouissement desquelles ils ne trouvent peut-être guère d’occasion dans leur travail professionnel.

6 Cf. Léon XIII, encycl. Rerum Novarum, AAS 23 (1890-1891), p. 649-662 ; Pie XI, encycl. Quadragesimo anno, AAS 23 (1931), p. 200-201 ; encycl. Divini Redemptoris, AAS 29 (1937), p. 92 ; Pie XII, Message radiophonique île la veille de Noël 1942, AAS 35 (1943), p. 20 ; Allocution du 13 juin 1943, AAS 35 (1943), p. 172 ; Message radiophonique aux ouvriers espagnols, 11 mars 1951, AAS 43 (1951), p. 215 ; Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 419.


(Participation dans l’entreprise et dans l'organisation d’ensemble de l’économie, conflits du travail.)

68 Dans les entreprises économiques, des personnes sont associées entre elles, c’est-à-dire des hommes libres et autonomes, créés à l’image de Dieu. C’est pourquoi, en tenant compte des fonctions de chacun, propriétaires, employeurs, dirigeants, ouvriers, et en sauvegardant la nécessaire unité de direction de l’oeuvre à réaliser, il faut promouvoir, selon des modalités à déterminer de façon appropriée, la participation active de tous à la gestion des entreprises 7. Mais comme trop souvent ce n’est plus dans l'entreprise elle-même, mais à un niveau plus élevé, que sont prises, par des instances d’un ordre supérieur, les décisions au sujet des conditions économiques et sociales dont dépend l'avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions soit par eux-mêmes, soit par des délégués librement élus.

Parmi les droits fondamentaux de la personne humaine, il faut compter le droit des travailleurs de fonder librement des associations qui soient en état de les représenter vraiment et de contribuer à une judicieuse organisation de la vie économique, ainsi que le droit de participer librement aux activités de ces associations, sans risquer des représailles. Grâce à cette participation organisée, jointe à une formation économique et sociale accrue, la conscience des charges et devoirs propres grandira de plus en plus chez lous, ce qui les amènera à se sentir partie prenante, selon leurs capacités et leurs aptitudes personnelles, dans l’effort global pour procurer le développement économique et social et pour réaliser le bien commun universel.

Quand éclatent des conflits économico-sociaux, il faut s’efforcer de parvenir à une solution pacifique. Même s’il faut toujours recourir, en premier lieu, au dialogue sincère entre les parties, la grève peut cependant, même dans les circonstances actuelles, rester un moyen nécessaire bien qu’ultime, pour défendre les droits propres des travailleurs, et obtenir satisfaction pour leurs justes revendications. Mais le plus tôt possible on cherchera à trouver une voie pour la reprise de la négociation et du dialogue en vue de la conciliation.

7 Cf. Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 408, 424, 427 ; mais le mot curatione est tiré du texte latin de l’encycl. Quadragesimo anno, AAS 23 (1931), p. 199. Pour l’évolution de la question, cf. aussi : Pie XII, Allocution du 3 juin 1950, AAS 42 (1950), p. 485-488 ; Paul VI, Allocution du 8 juin 1964, AAS 56 (1964), p. 574-579.


(Les biens de la terre sont destinés à tous les hommes.)

69 Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens créés doivent être mis en abondance à la disposition de tous, de façon équitable, sous la conduite de la justice, dont la charité est la compagne 8. Quelles que soient les formes de la propriété, adaptées aux légitimes institutions des peuples selon des circonstances diverses et changeantes, il faut toujours tenir compte de cette destination universelle des biens. C’est pourquoi, en utilisant ces biens, l’homme ne doit pas considérer les choses matérielles qu’il possède légitimement comme lui étant exclusivement propres, mais il doit aussi les considérer comme communes, en ce sens qu’elles peuvent profiter non seulement à lui, mais aussi aux autres 9. Du reste, le droit d’avoir une part suffisante de biens pour eux-mêmes et leur famille appartient à tous. Ainsi ont pensé les Pères et les docteurs de l’Église qui enseignent que l’on est obligé d’aider les pauvres et, à la vérité, pas seulement au moyen du superflu 10. Quant à celui qui se trouve dans l’extrême nécessité, il a le droit de se procurer le nécessaire à partir des richesses d’autrui 11. Vu le nombre si grand de ceux qui souffrent de faim dans le monde, le saint Concile s’adresse avec insistance à tous, qu’il s’agisse des individus ou des autorités, pour qu’ils se souviennent de ce mot des Pères : « Donne à manger à celui qui meurt de faim, car si tu ne lui as pas donné à manger, tu l’as tué 12 », et pour que, selon les possibilités de chacun, ils partagent réellement leurs biens et les emploient surtout pour fournir, soit à des individus soit à des peuples, des subsides qui permettent à ceux-ci de s’aider eux-mêmes et de se développer.

Il n’est pas rare que dans les sociétés économiquement moins développées on cherche à satisfaire, en partie, à la destination commune des biens par des coutumes et des traditions propres à une communauté, qui assurent à chaque membre le strict nécessaire. Certes, il faut éviter de tenir certaines coutumes pour absolument immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de notre temps ; mais, d’un autre côté, il ne faut pas agir imprudemment contre des coutumes honnêtes qui, pourvu qu’elles soient adaptées convenablement aux circonstances actuelles, ne cessent d’être très utiles. De même, dans les pays économiquement très développés, un ensemble d’institutions sociales ayant trait à la prévoyance et à la sécurité peut faire que la destination commune de biens devienne, en partie, réalité. Les services familiaux et sociaux, surtout ceux qui visent à la culture de l’esprit et à l’éducation, doivent continuer à se développer. Mais dans la mise en place de toutes ces institutions, il faut veiller à ce que les citoyens ne soient pas conduits à une sorte de passivité à l’égard de la société, qu’ils ne rejettent pas le poids de la charge qui leur incombe, et qu’ils ne refusent pas de rendre service.

8 Cf. Pie XII, encycl. Sertum laetitiae, AAS 31 (1939), p. 642 ; Jean XXIII, Allocution au consistoire, AAS 52 ( 1960), p. 5-11 ; encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 411.
9 Cf. Thomas, Somme théol. II-II, q. 32, art. 5, ad 2 ; ibid., q. 66, art. 2 : cf. explication dans Léon XIII, encycl. Rerum Novarum, AAS 23 (1890-1891), p. 651 ; cf. aussi Pie XII, Allocution du 1" juin 1941, AAS 33 (1941), p. 199 ; Message radiophonique de Noël 1954, AAS 47 (1955), p. 27.
10 Cf. Basile, hom. sur un passage de Luc «Destruam horrea mea », n. 2 () ; Lactance, Divinarum Institutionum, liv. V, La justice (PL 6, 565 B ;
SC 204) ; Augustin, In loann. Ev„ tr. 50, n. 6 (PL 35, 1760 ; Ba 73 B) ; Enarratio in Ps. CXLVII, 12 (PL 37, 1922) ; Grégoire le Grand, Homiliae in Ev , hom. 20, 12 (PL 76, 1165) ; Regulae Pastoralis liber, IIT partie, chap. 21 (PL 77, 87) ; Bonaventure, In IIISent. d. 33, dub. 1 (Éd. Quaracchi III, 728) ; In IVSent. d. 15, p. II, art. 2, qu. 1 (éd. cit. IV, 371 b) ; q. de superfluo (ms. Assise, Bibl. commun. 186, P. 112-113) ; Albert le Grand, In III Sent., d. 33, art. 3, sol. 1 (éd. Borgnet XXVIII, 611) ; In IVSent., d. 15, art. 16 (éd. cit. XXIX, 494-497). En ce qui concerne la détermination du superflu, de nos jours, cf. Jean XXIII, Message radiotélévisé du 11 sept. 1962, AAS 54 (1962), p. 682 : « C’est le devoir de tout homme, le devoir impérieux du chrétien, d’apprécier le superflu à l’aune de la nécessité d’autrui, et de bien veiller à ce que l’administration et la distribution des biens créés se fasse au bénéfice de tous. »
11 Ici vaut l’ancien principe : « In extrema necessitate omnia sunt communia, id est communicanda. (Dans le cas d’extrême nécessité tout est commun, et doit donc être mis en commun.) » D’autre part, en ce qui concerne l’étendue et les modalités selon lesquelles ce principe s’applique dans le texte, outre les auteurs modernes connus, cf. Thomas, Somme théol. II-II, qu. 66, art. 7. Il est clair que, pour une application exacte de ce passage, toutes les conditions moralement requises doivent être remplies.
12 Cf. Décret de Gratien, C. 21, dist. LXXXVI (éd. Friedberg I, 302). Ce passage se trouve déjà dans PL 54, 591 A et PL 56, 1132 B (cf. Antonianum 27 (1952), p. 349-366).


(Investissements et question monétaire.)

70 Les investissements, de leur côté, doivent tendre à assurer des possibilités de travail et de revenus suffisants, tant pour la population d’aujourd’hui que pour celle de demain. Ceux qui décident de ces investissements et de l’organisation de la vie économique — que ce soient des individus, des groupes ou les pouvoirs publics — ne doivent pas perdre de vue ces finalités et sont tenus de reconnaître leurs graves obligations, d’une part, de veiller à pourvoir à ce qui est nécessaire pour mener une vie décente tant pour les individus que pour la communauté tout entière et, d’autre part, de prévoir l’avenir et de trouver un juste équilibre entre les besoins de la consommation d’aujourd’hui, individuelle ou collective, et les exigences d’investissement pour la génération à venir. Il faut également avoir toujours en vue les besoins urgents des pays ou des régions économiquement moins développés. En matière monétaire, il faut se garder de nuire au bien de son propre peuple ou à celui des autres nations. En outre, on prendra soin que ceux qui sont économiquement faibles ne subissent pas des préjudices injustes à la suite de changements du cours des monnaies.


(Accès à la propriété et au pouvoir privé sur les biens ; les latifundia.)

71 Comme la propriété et les autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs contribuent à l’expression de la personne et comme, en outre, elles lui donnent l’occasion d’accomplir ses tâches dans la société et l’économie, il importe beaucoup que soit favorisée l’accession des individus et des groupes à un certain pouvoir sur les biens extérieurs.

La propriété privée ou un certain pouvoir sur les biens extérieurs procurent à chacun l’espace indispensable à l’exercice de l’autonomie personnelle et familiale, et doivent être regardés comme une sorte de prolongement de la liberté humaine. Parce qu’ils apportent des stimulants pour l’exercice des devoirs et des charges, ils constituent l’une des conditions des libertés civiles 13.

Les formes d’un tel pouvoir ou d’une telle propriété sont variées aujourd’hui et se diversifient toujours plus. Toutes cependant demeurent, à côté des fonds sociaux, des droits et des services garantis par la société, une source de sécurité non négligeable. Et cela s’applique non seulement aux propriétés matérielles, mais aussi aux biens immatériels, comme le sont les capacités professionnelles.

Le droit de propriété privée ne s’oppose toutefois pas à la légitimité qui est attachée à diverses formes de propriétés publiques. Mais le transfert des biens du domaine privé au domaine public ne peut être effectué que par l’autorité compétente, selon les exigences du bien commun, dans les limites de celui-ci et moyennant une compensation équitable. Par ailleurs, il appartient à l’autorité publique de veiller à ce que personne n’abuse de la propriété privée aux dépens du bien commun 14.

La propriété privée, par sa nature même, a aussi un caractère social, qui a son fondement dans la loi de la commune destination des biens 15. Si ce caractère social est négligé, il arrive trop souvent que la propriété devienne une occasion de convoitise et de graves désordres, au point qu’on fournit aux adversaires un prétexte pour contester le droit même de propriété.

Dans bien des régions économiquement moins développées, il existe des domaines ruraux étendus et même très vastes, médiocrement cultivés ou restant non cultivés pour des raisons de spéculation, alors que la plus grande partie de la population manque de terres ou n’en exploite qu’une quantité minime et que, d’autre part, l’accroissement de la production agricole apparaît évidemment urgent. Il n’est pas rare que ceux qui sont engagés comme travailleurs par les propriétaires, ou qui cultivent des parcelles de leurs terres en contrepartie d’un loyer, ne reçoivent que des salaires ou des revenus indignes de l’homme, manquent d’un logement décent, et sont exploités par des intermédiaires. Privés de toute sécurité, ils vivent dans une dépendance personnelle telle que leur est enlevée presque toute possibilité d’agir de plein gré et de façon responsable, et que leur sont interdites toute promotion culturelle et toute participation à la vie sociale et politique. Des réformes sont donc nécessaires selon les cas, pour accroître les revenus, améliorer les conditions de travail, augmenter la sécurité dans l’emploi, inciter à l’esprit d’entreprise et d’initiative personnelle, et même fractionner les propriétés insuffisamment cultivées en vue de les répartir entre des gens capables d’en faire des terres rentables. Dans ce cas, les instruments et les moyens nécessaires doivent être mis à leur disposition, en particulier les subventions pour l’éducation et la possibilité d’une juste organisation de type coopératif. Chaque fois que le bien commun exigera l’expropriation, l’indemnisation devra être appréciée selon l’équité, compte tenu de toutes les circonstances.

13 Cf. Léon XIII, encycl. Rerum Novarum, AAS 23 (1890-1891), p. 643-646 ; Pie XI, encycl. Quadragesimo anno, AAS 23 (1931), p. 191 ; Pie XII, Message radiophonique du 1er juin 1941, AAS 33 (1941), p. 199; Message radiophonique de la veille de la Nativité du Seigneur 1942, AAS 35 (1943), p. 17 ; Message radiophonique du 1er sept. 1944, AAS 36 (1944), p. 253 ; Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 428-429.
14 Cf. Pie XI, encycl. Quadragesimo anno, AAS 23 (1931), p. 214 ; Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 429.
15 Cf. Pie XII, Message radiophonique, Pentecôte 1941, AAS 44 (1941), p. 199 ; Jean XXIII, encyd. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 430.


(L'activité économico-sociale et le Royaume du Christ.)

72 Les chrétiens qui jouent aujourd’hui un rôle actif pour le développement économico-social et qui luttent pour la justice et la charité seront convaincus qu’ils peuvent apporter une importante contribution pour la prospérité de l’humanité et la paix du monde. Que dans ces activités, ils brillent par leur exemple, que ce soit en tant qu’individus ou en association avec d’autres. Qu’après avoir acquis la compétence et l’expérience absolument nécessaires, ils maintiennent une juste hiérarchie entre les activités terrestres, dans la fidélité au Christ et à son Évangile, de sorte que leur vie tout entière, tant individuelle que sociale, soit imprégnée de l’esprit des Béatitudes et notamment de l’esprit de pauvreté.

Quiconque, dans l’obéissance au Christ, cherche d’abord le Royaume de Dieu, y puise un amour plus fort et plus pur pour aider tous ses frères et pour accomplir une oeuvre de justice, sous l’impulsion de la charité 16.

16 Sur le bon usage des biens, selon la doctrine du Nouveau Testament, cf.
Lc 3,11 Lc 10,30 s. ; Lc 11,41 1P 5,3 Mc 8,36 Mc 12,29-31 Jc 5,1-6 1Tm 6,8 Ep 4,28 2Co 8,13 1Jn 3,17 s.


Chapitre IV. La vie de la communauté politique


(La vie publique aujourd’hui.)

73 De nos jours, on constate également dans les structures et dans les institutions des peuples de profondes transformations qui sont la conséquence de leur évolution culturelle, économique et sociale ; ces transformations exercent une profonde influence sur la vie de la communauté politique, surtout en ce qui concerne les droits et les devoirs de tous dans l’exercice de la liberté civique, dans la réalisation du bien commun, et en ce qui concerne l’organisation des relations des citoyens entre eux et de leurs rapports avec les pouvoirs publics.

De la conscience plus vive de la dignité de la personne humaine résulte, en diverses régions du monde, l’effort pour instaurer un ordre politico-juridique dans lequel soient mieux protégés les droits de la personne dans la vie publique, comme le droit de libre réunion, de libre association, de la libre expression de ses opinions personnelles et le droit de professer librement sa religion en privé et en public. La sauvegarde des droits de la personne est en effet la condition indispensable pour que les citoyens, individuellement ou en groupe, puissent participer activement à la vie et au gouvernement de l’État.

En liaison avec le progrès culturel, économique et social, s’affirme avec vigueur chez un grand nombre d’hommes le désir d’assumer un rôle plus important dans l’organisation de la communauté politique. Dans la conscience de beaucoup s’intensifie le souci de voir sauvegardés les droits des minorités au sein des nations, sans que soient négligés les devoirs de celles-ci à l’égard de la communauté politique ; en outre, le respect de ceux qui professent une opinion ou une religion différente augmente de jour en jour ; en même temps, une collaboration plus large s’instaure, visant à ce que tous les citoyens, et pas seulement quelques privilégiés, puissent jouir réellement de leurs droits personnels.

En revanche, on rejette toutes les formes politiques, existant dans certaines régions, qui entravent la liberté civile ou religieuse, multiplient les victimes des passions et des crimes politiques et infléchissent l’exercice de l’autorité à l’avantage d’un parti ou des gouvernants eux-mêmes, et aux dépens du bien commun.

Pour instaurer une vie politique vraiment humaine, rien ne vaut mieux que de développer le sens intérieur de la justice, de la bienveillance, du service du bien commun, et de renforcer les convictions fondamentales à propos de la vraie nature de la communauté politique ainsi qu’au sujet de la fin, du bon exercice et des limites de l’autorité publique.

(Nature et fin de la communauté politique.)

74 Les hommes pris individuellement, les familles et les divers groupes qui constituent la communauté civile sont conscients de leur propre incapacité d’instaurer une vie pleinement humaine, et ils perçoivent la nécessité d’une communauté plus vaste dans laquelle tous unissent quotidiennement leurs forces pour procurer toujours mieux le bien commun '. C’est pourquoi ils forment une communauté politique selon des formes variées. La communauté politique existe donc en vue du bien commun, dans lequel elle trouve sa pleine justification et sa pleine signification, et dont elle tire son droit originel et propre. Le bien commun, quant à lui, comprend l’ensemble des conditions de vie sociale qui rendent possible pour les hommes, les familles et les groupes un accomplissement d’eux-mêmes plus plénier et plus aisé2.

Mais les hommes qui se retrouvent dans la communauté politique sont nombreux et différents entre eux, et ils peuvent légitimement incliner vers des opinions différentes. Pour éviter que la communauté politique n’éclate du fait que chacun agit selon son opinion, une autorité est exigée qui oriente les forces de tous les citoyens vers le bien commun, en agissant non pas d’une manière mécanique ou despotique, mais principalement comme une force morale qui s’appuie sur la liberté et sur le sens du devoir et de la fonction assumés.

Il est donc clair que la communauté politique et l’autorité publique ont leur fondement dans la nature humaine et relèvent par là d’un ordre fixé par Dieu, même si la détermination des régimes politiques et la désignation des dirigeants sont laissées à la libre volonté des citoyens 3.

Il s’ensuit également que l’exercice de l’autorité politique, soit à l’intérieur de la communauté politique en tant que telle, soit dans les institutions qui représentent l’État, doit toujours s’effectuer dans les limites de l’ordre moral, en vue de procurer le bien commun — conçu de façon dynamique — selon l’ordre juridique légitimement établi ou à établir. Alors les citoyens sont tenus en conscience à l’obéissance 4. Cela fait apparaître clairement la responsabilité, la dignité et l’importance de ceux qui gouvernent.

Quand l’autorité publique, outrepassant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement requis par le bien commun ; mais qu’il leur soit permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus de cette autorité, étant sauves les limites que tracent la loi naturelle et la loi évangélique.

Les modalités concrètes par lesquelles la communauté politique définit ses structures et assure un exercice équilibré de l’autorité publique peuvent être variées, en fonction du génie propre des peuples et de l’évolution de l’histoire ; mais elles doivent toujours servir à la formation d’un homme cultivé, pacifique et bienveillant à l’égard de tous, pour l’avantage de toute la famille humaine.

1 Cf. Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 417.
2 Ibid.
3 Cf. Rm 13, 1-5.
4 Cf. Rm 13, 5.


(Collaboration de tous à la vie publique.)

75 Il est pleinement conforme à la nature humaine que soient trouvées des structures politico-juridiques qui, sans aucune discrimination, offrent à tous les citoyens toujours davantage la possibilité effective de prendre librement et activement part aussi bien à l’établissement des fondements juridiques de la communauté politique et à la gestion des affaires publiques, qu’à la détermination du champ d’action et de la finalité des différentes institutions et à l’élection des dirigeants5. Que tous les citoyens se souviennent du droit et du devoir qu’ils ont d’user de leur libre suffrage pour promouvoir le bien commun. L’Église estime digne d’éloge et de considération l’activité de ceux qui, pour le service des hommes, se dévouent au bien de l’État et assument le fardeau d’une telle charge.

Pour que la collaboration des citoyens, reposant sur le sens de la responsabilité, arrive à d’heureux résultats dans la vie publique quotidienne, il faut un ordre de droit positif qui assure une division convenable des fonctions et des institutions de l’autorité publique, et en même temps une protection efficace des droits qui ne dépende de personne. Que les droits de toutes les personnes, de toutes les familles et de tous les groupes, et que l’exercice de ces droits soient reconnus, maintenus, favorisés 6 tout comme les devoirs auxquels tous les citoyens sont astreints. Parmi ces devoirs il faut rappeler le devoir de rendre à l’État les services matériels et personnels que demande le bien commun. Que les gouvernants se gardent de faire obstacle aux associations familiales, sociales et culturelles, aux corps et institutions intermédiaires, ou de leur interdire leurs activités légitimes et efficaces, qu’ils devraient plutôt s’appliquer à favoriser généreusement, dans le bon ordre. Les citoyens, quant à eux, individuellement ou en association, doivent se garder de conférer à l’autorité publique une puissance trop grande, de réclamer de manière inopportune des avantages et des secours excessifs, au point de diminuer le sens du devoir des personnes, des familles et des groupes sociaux.

A notre époque, les circonstances de plus en plus complexes obligent l’autorité publique à intervenir plus souvent en matière sociale, économique et culturelle pour créer des conditions mieux adaptées qui aident plus efficacement les citoyens et les groupes à poursuivre librement la réalisation du bien intégral de l’homme. Mais selon la diversité des régions et l’évolution des peuples, les relations entre la socialisation 7 et l’autonomie et le développement de la personne peuvent être comprises de différentes façons. Lorsque, en vue du bien commun, on restreint pour un temps l’exercice des droits, la liberté doit être rétablie au plus vite quand les circonstances auront changé. Il est en tout cas inhumain que le pouvoir politique aboutisse à des formes totalitaires ou à des formes dictatoriales qui lèsent les droits de la personne ou des groupes sociaux.

Que les citoyens cultivent avec magnanimité et fidélité l’amour de la patrie, cependant sans étroitesse d’esprit, c’est-à-dire de telle façon qu’en même temps ils gardent toujours en vue le bien de toute la famille humaine qui unit entre eux, par toutes sortes de liens, les races, les peuples et les nations.

Tous les chrétiens auront conscience de leur vocation spéciale et propre dans la communauté politique, vocation selon laquelle ils doivent briller de par leur exemple dans la mesure où ils se sentent liés par le sens du devoir et se mettent au service du bien commun à promouvoir, de façon à montrer par les faits comment l’autorité peut s’accorder avec la liberté, l’initiative personnelle avec les liens de solidarité avec tout le corps social, l’unité opportune avec la diversité féconde. Qu’ils reconnaissent, même si elles sont discordantes entre elles, les opinions légitimes au sujet de l’organisation des choses temporelles, et qu’ils respectent les citoyens, même s’ils agissent en groupes, qui défendent honnêtement ces opinions. Les partis politiques doivent promouvoir ce qui, à leur jugement, est exigé par le bien commun ; mais jamais il ne leur est permis de préférer leur intérêt propre au bien commun.

Pour que tous les citoyens soient en mesure de jouer leur rôle dans la vie de la communauté politique, il faut s’occuper soigneusement de l’éducation civique et politique, qui aujourd’hui est nécessaire au plus haut point pour le peuple et surtout pour les jeunes. Ceux qui sont aptes, ou qui peuvent devenir aptes à exercer l’art très difficile et en même temps très noble de la politique 8, s’y prépareront et s’appliqueront à exercer cette activité sans penser à leur intérêt personnel ou à des avantages matériels. Ils lutteront avec prudence et avec intégrité morale contre l’injustice et l’oppression, contre la domination arbitraire et l’intolérance, qu’elles soient le fait d’un homme ou d'un pain politique, et ils se dévoueront au bien de tous avec sincérité et équité, bien plus, avn amour et courage politique.

5 Cf. Pie XII, Message radiophonique, 24 déc. 1942, AAS 35 (1943), p. 9-24 ; 24 décembre 1944, AAS 37 (1945), p. 11-17 ; Jean XXIII, encycl. Pacem in terris, AAS 55 (1963), p. 263, 271, 277 et 278.
6 Cf. Pie XII, Message radiophonique du 1" juin 1941, AAS 33 (1941), p. 200 ; Jean XXIII, encycl. Pacem in terris, l.c., p. 273-274.
7 Cf. Jean XXIII, encycl. Mater et Magistra, AAS 53 (1961), p. 415-418.
8 Cf. Pie XI, Allocution aux dirigeants de la Fédération universitaire catholique, Discorsi di Pio XI (éd. Bertetto), Turin, vol. 1 (1960), p. 743.


(La communauté politique et l'Église.)

76 Surtout là où existe une société pluraliste, il est d’une haute importance que l’on ait une vue juste des relations entre la communauté politique et l’Église, et que l’on distingue clairement entre ce que les fidèles, individuellement ou en groupe, font en leur nom propre comme citoyens guidés par leur conscience chrétienne, et ce qu’ils font au nom de l’Église, en union avec leurs pasteurs.

L’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond aucunement avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois signe et sauvegarde de la transcendance de la personne humaine.

La communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes dans le domaine qui est le leur. Mais toutes deux, bien qu’à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Toutes deux exerceront ce service pour le bien de tous avec d’autant plus d’efficacité qu’elles pratiqueront davantage entre elles une saine collaboration, en tenant aussi compte des circonstances de temps et de lieu. En effet, l’homme n’est pas enfermé dans le seul ordre temporel, mais, vivant dans l’histoire humaine, il conserve intégralement sa vocation éternelle. Pour sa part, l’Église, fondée dans l’amour du Rédempteur, contribue à ce que la justice et la charité régnent plus largement à l’intérieur des frontières de chaque nation et entre les nations. En prêchant la vérité de l’Évangile, en éclairant tous les domaines de l’activité humaine par sa doctrine et par le témoignage rendu par les chrétiens, l’Église respecte et promeut aussi la liberté politique et la responsabilité des citoyens.

Comme les apôtres, leurs successeurs et les coopérateurs de ceux-ci sont envoyés pour annoncer aux hommes le Christ comme Sauveur du monde, ils s’appuient dans l’exercice de leur apostolat sur la puissance de Dieu qui manifeste très souvent la force de l’Évangile dans la faiblesse des témoins. Il faut, en effet, que tous ceux qui se consacrent au ministère de la Parole de Dieu utilisent les voies et les moyens propres à l’Évangile qui, sous bien des rapports, sont différents de ceux de la cité terrestre.

À la vérité, les choses terrestres et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde sont étroitement liées entre elles et l’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande. Mais elle ne met pas son espoir dans des privilèges offerts par l’autorité civile ; bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il s’avère que leur usage peut mettre en doute la pureté de son témoignage ou que de nouvelles situations exigent d’autres dispositions. Mais toujours et partout, il doit lui être permis de prêcher la foi avec une vraie liberté, d’enseigner sa doctrine sociale, d’accomplir, sans être entravée, ses tâches parmi les hommes, de porter un jugement moral, même sur des affaires qui regardent l’ordre politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui s’accordent avec l’Évangile et le bien commun, selon la diversité des temps et des situations.

Par son attachement fidèle à l’Évangile, par l’accomplissement de sa mission dans le monde, l’Église, dont c’est le devoir de favoriser et d’élever 9 tout ce qui se trouve de vrai, de bon et de beau dans la communauté humaine, affermit la paix entre les hommes pour la gloire de Dieu 10.

9 Cf. Conc. Vat. Il, const. dogm. Lumen Gentium, n“ 13, AAS 57 (1965), p. 17. (Voir p. 86.)
10 Cf. Lc 2, 14.


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