I-II (trad. Drioux 1852) Qu.100 a.1
Objections: 1. Il semble que tous les préceptes moraux n'appartiennent pas à la loi naturelle. Car il est dit (Eccles. 17, 9) : Il leur a ajouté la discipline et les a rendus les dépositaires de la loi de vie. Or, la discipline se distingue par opposition de la loi de nature (1), parce que la loi de nature ne s'apprend pas, mais qu'on la possède par un instinct naturel. Donc tous les préceptes moraux n'appartiennent pas à la loi naturelle.
2. La loi divine est plus parfaite que la loi humaine. Or, la loi humaine ajoute à la loi de nature des choses qui appartiennent aux bonnes moeurs ; ce qui est évident, parce que la loi naturelle est partout la même tandis que les moeurs varient avec les différents pays. Donc, à plus forte raison, la loi divine a-t-elle du ajouter à la loi naturelle des choses qui appartiennent aux bonnes moeurs.
3. Comme la raison naturelle porte à de bonnes moeurs, de même aussi la foi. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (Ga 5,6) que la foi opère par l'amour. Or, la loi naturelle ne comprend pas la foi, parce que les choses qui sont de foi sont supérieures à la raison naturelle. Donc tous les préceptes moraux de la loi divine n'appartiennent pas à la loi de nature.
En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Rm 2,14) que les nations qui n'ont pas la loi font naturellement ce que la loi commande, ce qu'il faut entendre des choses qui ont rapport aux bonnes moeurs. Donc tous les préceptes moraux de la loi appartiennent à la loi naturelle.
CONCLUSION. — Les préceptes moraux ayant pour objet les choses qui, relativement aux bonnes moeurs, sont d'accord avec la raison dont le jugement découle d'une certaine manière de la raison actuelle, il est nécessaire qu'ils appartiennent tous de quelque façon à la loi de nature.
Réponse Il faut répondre que les préceptes moraux sont distincts des préceptes cérémoniels et judiciels. Car les préceptes moraux ont pour objet ce qui appartient de soi aux bonnes moeurs. Et, puisque les moeurs se rapportent à la raison qui est le principe propre des actes humains, on appelle bonnes celles qui sont d'accord avec la raison, et mauvaises celles qui n'y sont pas. Or, comme tout jugement de la raison spéculative procède de la connaissance naturelle des premiers principes, de même tout jugement de la raison pratique procède de certains principes qui sont naturellement connus, ainsi que nous l'avons dit (quest. xciv, art. 2 et 4), et dont on peut procéder diversement pour juger des choses différentes. Car dans les actes humains il y a des choses qui sont tellement explicites, qu'immédiatement après les avoir examinées un instant, on peut les approuver ou les rejeter au moyen de ces premiers principes généraux. Il y en a d'autres qu'on ne peut juger qu'après avoir profondément examiné leurs diverses circonstances, et il n'appartient pas à tout le monde de les peser avec soin, il n'y a que les sages qui le puissent. C'est ainsi que tout le monde ne peut pas suivre les conclusions particulières des sciences ; il n'y a que les philosophes qui en soient capables (1). Enfin il y en a que l'homme ne peut juger qu'avec le secours de la lumière divine, comme les choses que l'on doit croire (2).— Par conséquent il est évident que les préceptes moraux ayant pour objet ce qui regarde les bonnes moeurs, et ce qui se rapporte aux bonnes moeurs étant ce qui est d'accord avec la raison, comme tout jugement de la raison humaine dépend d'une certaine façon de la raison naturelle, il est nécessaire que tous les préceptes moraux appartiennent à la loi naturelle, mais de différentes manières. Car il y a des choses que la raison naturelle de chaque homme juge immédiatement qu'on doit faire ou qu'on ne doit pas faire-, comme : Honorez votre père et votre mère, etc. Vous ne tuerez point. Vous ne volerez pas. Ces préceptes appartiennent absolument à la loi naturelle. Il y en a d'autres qui demandent une raison plus déliée et dont les sages sont juges. Celles-là appartiennent à la loi naturelle, mais il est nécessaire que les simples soient formés à cet égard par les leçons de ceux qui sont au-dessus d'eux. Tel est, par exemple, ce précepte : Levez-vous devant un homme à cheveux blancs, et honorez la personne des vieillards, et d'autres semblables. Enfin il y en a d'autres que la raison ne peut connaître qu'autant que la lumière divine l'éclairé. Ainsi c'est la révélation qui nous a fait connaître ce précepte : Vous ne ferez pas d'idole de bois, ni aucune image sensible : vous ne prendrez pas le nom de votre Dieu en vain.
La réponse aux objections est par là même évidente.
I) La loi naturelle et la discipline ou les règles de l'éducation morale s'occupent des mêmes moyens, mais elles ne s en occupent pas de la même manière.
(1) Ces notions morales sont les conséquences éloignées des premiers principes de la loi naturelle, sur lesquelles il est possible d'errer.
(2) Ces préceptes appartiennent à la loi divine, mais ils se rattachent toujours à la loi naturelle, puisque cette dernière loi n'est, d'après saint Thomas (l'2ae, quest. xci, art. 2), qu'une impression de la lumière divine en nous, et une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable.
Objections: 1. Il semble que les préceptes moraux ne prescrivent pas tous les actes de vertu. Car on appelle justification l'observation des préceptes de l'ancienne loi, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 68,8) : Iustificationes tuas custodiam. Or, la justification est l'exécution de la justice. Donc les préceptes moraux ne portent que sur les actes de justice.
2. Ce qui est de précepte a la nature d'une chose due. Or, ce qui est dû n'appartient pas aux autres vertus, il ne regarde que la justice dont l'acte propre est de rendre à chacun ce qui lui revient. Donc les préceptes moraux ne prescrivent pas les actes des autres vertus, ils ne prescrivent que les actes de justice.
3. Toute loi est faite pour le bien général, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. v, cap. 21). Or, parmi les vertus il n'y a que la justice qui se rapporte au bien général, comme l'observe Aristote (Eth. lib. v, cap. 2 et 11). Donc les préceptes moraux ne prescrivent que les actes de justice.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit (Lib. de parad. cap. 8) que le péché est une transgression de la loi divine et une désobéissance aux ordres du ciel. Or, les péchés sont contraires à tous les actes des vertus. Donc la loi divine a pour objet de régler tous ces actes.
CONCLUSION. — Les préceptes moraux mettant la raison humaine en rapport avec Dieu et cet effet s'obtenant au moyen de tous les actes de vertu, il faut qu'ils les prescrivent tous, bien qu'il y ait des actes sans lesquels la vertu peut exister et qui sont seulement de conseil.
Réponse Il faut répondre que les préceptes de la loi se rapportant tous au bien général, comme nous l'avons vu (quest. xc, art. 2), il est nécessaire qu'ils soient diversifiés selon les divers modes, de société. Ainsi Aristote enseigne (Polit, lib. m, cap. 9, et lib. iv, cap. 1) que pour une cité qui est régie par un roi, il faut d'autres lois que pour celle qui est régie par le peuple, ou par quelques notables. Or, la société à laquelle se rapporte la loi humaine est tout autre que la société à laquelle se rapporte la loi divine. En effet la loi humaine", regarde la société civile qui comprend les rapports des hommes entre eux. Or, ces rapports sont établis par les actes extérieurs qui font communiquer les hommes entre eux, et cette communication appartient tout particulièrement à la justice qui dirige à proprement parler les sociétés humaines. C'est pourquoi la loi humaine ne prescrit que des actes de justice, et si elle commande d'autres actes de vertu, ce n'est qu'autant qu'ils rentrent dans la justice elle-même, comme on le voit (Eth. lib. v, cap. 1). Mais la société à laquelle la loi divine se rapporte est celle des hommes avec Dieu, soit dans la vie présente, soit dans la vie future (1). C'est pourquoi elle prescrit tout ce qui peut mettre les hommes en communication avec la Divinité. Et comme l'homme est uni à Dieu par la raison ou par l'intelligence dans laquelle se reflète son image, il s'ensuit que la loi divine prescrit tout ce qui est de nature à bien régler la raison. C'est ce qui résulte des actes de toutes les vertus. Car les vertus intellectuelles règlent les actes de la raison en eux-mêmes, et les vertus morales les règlent à l'égard des passions intérieures et des opérations extérieures. C'est pourquoi il est évident qu'il est convenable que la loi divine prescrive les actes de toutes les vertus, mais de manière que ceux sans lesquels l'ordre de la vertu qui est l'ordre de la raison ne peut subsister, sont absolument de précepte (1), tandis que les autres qui ont pour but de rendre la vertu plus parfaite, sont seulement de conseil.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'accomplissement des préceptes de la loi, qui se rapportent aux actes des autres vertus, est aussi une justification, dans ce sens qu'il est juste que l'homme obéisse à Dieu, ou encore en ce sens qu'il est juste que tout ce qui appartient à l'homme soit soumis à la raison.
2. Il faut répondre au second, que la justice proprement dite embrasse ce qu'un homme doit à un autre; mais dans toutes les autres vertus on considère ce que les puissances inférieures doivent à la raison. C'est ainsi qu'Aristote distingue (Eth. lib. v, cap. ult.) une sorte de justice métaphorique (2).
3. La réponse au troisième argument devient évidente d'après ce que nous avons dit sur les différentes sortes de société (3).
(I) La différence des lois divines et des lois humaines provient, comme on le voit, de la différence de la fin qu'elles se proposent. Les lois humaines n'ont d'autre but que de maintenir l'ordre dans la société" présente ; au lieu que les lois divines se proposent d'unir l'homme à Dieu.
(1) On ne peut pas aller contre ces préceptes sans détruire l'ordre de la vertu qui est l'ordre de la raison, c'est-à-dire sans commettre un péché mortel. C'est la définition que saint Thomas donne de ce péché.
(2) Le mot dù (debilu ïti) est applicable aux actes desaulres vertus d'après cette analogie.
(3) L'objection est vraie si on ne l'applique qu'à la loi humaine, mais il n'en est pas de même si on l'étend à la loi divine.
Objections: 1. Il semble que tous les préceptes moraux de l'ancienne loi ne reviennent pas aux dix préceptes du Décalogue (4). Car les premiers préceptes de la loi et les principaux sont ceux-ci : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu et vous aimerez votre prochain, comme on le voit (Mt 22,37). Or, ces deux préceptes ne sont pas contenus dans le Décalogue. Par conséquent le Décalogue ne renferme pas tous les préceptes moraux de la loi ancienne.
2. Les préceptes moraux ne reviennent pas aux préceptes cérémoniels, mais c'est plutôt le contraire. Or, parmi les préceptes du Décalogue il y a un précepte cérémoniel. Ainsi il est dit : Souvenez-vous de sanctifier le jour du sabbat. Donc tous les préceptes moraux ne reviennent pas au Décalogue.
3. Les préceptes moraux ont pour objets tous les actes de vertu. Or, dans le Décalogue il n'y a que des préceptes qui se rapportent à la justice, comme on le voit en les examinant l'un après l'autre. Donc le Décalogue ne renferme pas tous les préceptes moraux.
En sens contraire Mais c'est le contraire. A propos de ces paroles de l'Evangile (Mt 5) : Beáti estis cum maledixerint, etc., la glose dit (ord.) que Moïse établit dix préceptes et qu'ensuite il les explique successivement. Donc tous les préceptes de la loi sont des parties du Décalogue.
CONCLUSION. — Tous les préceptes moraux de la loi peuvent revenir sous certain rapport aux dix préceptes du Décalogue.
Réponse Il faut répondre que les dix préceptes du Décalogue diffèrent des autres préceptes de la loi en ce que le Décalogue a été proposé au peuple par Dieu lui-même, tandis que les autres préceptes lui ont été proposés par Moïse. Le Décalogue renferme donc les préceptes dont Dieu donne à l'homme connaissance par lui-même. Ces préceptes sont ceux que l'on peut connaître immédiatement d'après les premiers principes généraux, sans une longue étude. Ce sont aussi ceux que nous connaissons immédiatement par la foi que Dieu nous infuse. Il y a par conséquent deux genres depréceptes qui ne sont pas compris clans le Décalogue. Ce sont les premiers principes généraux qui n'ont pas besoin d'être produits ailleurs que dans la raison naturelle où ils sont écrits et qui sont ainsi évidents par eux-mêmes; comme quand on dit qu'on ne doit faire de mal à personne, etc. Ce sont ensuite ceux dont la vérité morale n'est connue que des savants après de patientes recherches et de longues réflexions. Ces préceptes viennent de Dieu au peuple par l'intermédiaire de la science des hommes instruits. — Cependant ces deux sortes de préceptes sont l'un et l'autre renfermés dans le Décalogue, mais de différentes manières. Caries premiers préceptes généraux y sont renfermés comme les principes dans leurs conséquences prochaines ; tandis que ceux que les sages seuls connaissent y sont au contraire renfermés comme les conséquences le sont dans les principes (1).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces deux préceptes sont des préceptes généraux de la loi naturelle, qui sont évidents par eux-mêmes pour la raison humaine, soit par la nature, soit par la foi. C'est pourquoi tous les préceptes du Décalogue reviennent à ces deux-là comme les conséquences reviennent aux principes généraux d'où elles découlent (2).
2. Il faut répondre au second, que le précepte de la sanctification du sabbat est un précepte moral sous un rapport, en ce sens qu'il oblige l'homme à s'occuper pendant un temps aux choses divines, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 45, M) : Soyez dans un saint repos et considérez que c'est moi qui suis Dieu. C'est à ce point de vue qu'il est compté parmi les préceptes du Décalogue, mais non par rapport à la détermination du temps, parce que sous cet aspect c'est un précepte cérémoniel.
3. Il faut répondre au troisième, que la notion de chose due (ratio debiti) est moins sensible à l'égard des autres vertus qu'à l'égard de la justice. C'est pourquoi les préceptes qui portent sur les actes des autres vertus ne sont pas aussi connus du peuple que ceux qui regardent la justice. C'est pour cette raison que les actes de cette vertu sont tout spécialement ordonnés par les préceptes du Décalogue qui sont les premiers éléments de la loi.
(4)D'après son étymologie ce mot indique les dix discours, et on entend par là vulgairement les dix préceptes que Dieu donna à son peuple, et qui sont appelés les dix paroles de l'alliance (Dt 4 10).
a cet égard voyez saint Augustin (lib. de Perfert, justit. hom. cap. v et in cap. v, Epist, ad Gala t.).
(I) Ainsi les dix préceptes sont les conséquences prochaines des principes généraux, évidents par eux-mêmes, et ils sont les principes des préceptes particuliers connus et manifestés par les sages.
Objections: 1. Il semble que les préceptes du Décalogue soient mal distingués. Car la vertu de latrie est différente de la foi. Or, les préceptes portent sur les actes des vertus, et ce qui est dit au commencement du Décalogue : Vous n'aurez pas de dieux étrangers, appartient à la foi, tandis que ce qu'on ajoute: Vous ne ferez pas d'idoles, etc., appartient au culte de latrie. Donc il y a là deux préceptes et il n'y en a pas qu'un seul, comme le dit saint Augustin (quaest. lxxi in ).
2. Les préceptes affirmatifs sont distingués dans la loi des préceptes négatifs, comme : Honorez votre père et votre mère et Vous ne tuerez point. Or, quand on dit : Je suis le Seigneur votre Dieu, c'est un précepte affirmant", et si l'on ajoute : Vous n'aurez pas de dieux étrangers, c'est un précepte négatif. Donc il y a là deux préceptes, et ces deux préceptes ne sont pas renfermés dans un seul, comme le dit saint Augustin (loc. cit.).
3. L'Apôtre dit (Rm 7,7) : Je n'aurais pas connu la convoitise si la loi n'eût dit : Vous ne convoiterez pas. Il semble par conséquent que ce précepte : vous ne convoiterez pas ne forme qu'un seul précepte et qu'on n'aurait pas dû le diviser en deux.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (loc. cit.) qu'il y a trois préceptes qui regardent Dieu et qu'il y en a sept qui se rapportent au prochain.
CONCLUSION. — Parmi les dix préceptes du Décalogue, il y en a trois qui se rapportent à Dieu et sept qui se rapportent au prochain.
Réponse Il faut répondre que les préceptes du Décalogue sont distingués de différentes manières par les divers auteurs, Hésychius (Coin. lib. vu, cap. 20) dit à l'occasion de ces paroles : Decem mulieres in uno clibano coquunt panes, que le précepte de l'observation du sabbat ne fait pas partie des dix préceptes, parce qu'on n'a pas dû l'observer littéralement dans tous les temps. Néanmoins il distingue quatre préceptes qui se rapportent à Dieu ; dont le premier est : Je suis le Seigneur ton Dieu, et le second : Vous n'aurez pas de dieux étrangers. Saint Jérôme distingue aussi ces deux préceptes à propos de ces paroles d'Osée (Os 10) : Propter duas iniquitates tuas. Il prétend ensuite que le troisième précepte est celui-ci : Vous ne ferez pas d'idoles ; et enfin le quatrième : Vous ne prendrez pas le nom de votre Dieu en vain. lien reconnaît six qui regardent le prochain; dont le premier est : Honorez votre père et votre mère ; le second, vous ne tuerez point ; le troisième, vous ne forniquerez pas ; le quatrième, vous ne volerez pas ; le cinquième, vous ne ferez pas de faux témoignage ; le sixième, vous ne convoiterez pas. — Mais d'abord il ne paraît pas convenable que l'observation du sabbat soit placée parmi les préceptes du Décalogue, si elle n'en fait partie d'aucune manière. Ensuite puisqu'il est écrit (Mt 6,24) : Personne ne peut servir deux maîtres, ilsemble que pour la même raison ces deux phrases : Je suis le Seigneur votre Dieu et Vous n'aurez pas de dieux étrangers n'expriment qu'un seul et même précepte. C'est pourquoi Origène (Hom. viii in ), distinguant quatre préceptes qui se rapportent à Dieu, prend ces deux-là pour un seul, et donne pour le second : Fous ne ferez pas d'idole; pour le troisième : Vous ne prendrez pas le nom de votre Dieu en vain, et pour le quatrième : Souvenez-vous de sanctifier le jour du sabbat. A l'égard des six autres préceptes il est d'accord avec Hésychius. — Mais parce que faire une statue ou un tableau n'est une chose défendue qu'autant qu'on a l'intention de les prendre pour des dieux (puisque dans le tabernacle Dieu a ordonné de faire l'image des séraphins, comme on le voit (Ex 25), saint Augustin a mieux fait (loc. cit.) de réunir ces deux préceptes en un seul : Vous n'aurez pas de dieux étrangers et vous ne ferez point d'images taillées. De même la convoitise qui porte sur la femme d'un autre appartient à la concupiscence de la chair, tandis que la convoitise des autres choses que l'on voudrait posséder appartient à la convoitise des yeux. C'est pour ce motif que saint Augustin fait deux préceptes à l'égard de ces deux espèces de désir, et que par conséquent il distingue trois préceptes qui se rapportent à Dieu et sept préceptes qui se rapportent au prochain (I).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le culte de latrie n'est qu'une profession de foi. Par conséquent il ne doit pas y avoir divers préceptes à l'égard de ces deux choses. Cependant on a dû plutôt faire des préceptes sur le culte que sur la foi, parce que les préceptes du Décalogue présupposent le précepte de la foi, comme ils présupposent celui de l'amour.
Car comme les premiers préceptes généraux de la loi de nature sont évidents pour celui qui a la raison naturelle et n'ont pas besoin d'être promulgués ; de même croire en Dieu est un premier principe évident pour celui qui a la foi ; puisque pour arriver à Dieu il faut croire qu'il existe, selon l'expression de saint Paul (He 11,6). C'est pourquoi ce précepte n'a pas besoin d'autre promulgation que de l'infusion de la foi elle-même.
2. Il faut répondre au second, que les préceptes affirmatifs se distinguent des préceptes négatifs quand l'un n'est pas compris dans l'autre. C'est ainsi que dans l'honneur dû aux parents, on ne comprend pas la défense de l'homicide, ni réciproquement. C'est pour cette raison qu'à cet égard les préceptes sont différents. Mais quand le précepte affirmatif est compris sous le précepte négatif ou réciproquement, on ne donne pas à ce sujet différents préceptes. Ainsi ce précepte : vous ne volerez pas, ne diffère pas de celui qui regarde la conservation ou la restitution de ce qui est à autrui. Pour la même raison on n'a pas fait différents préceptes pour qu'on croie en Dieu et pour qu'on ne croie pas dans des dieux étrangers (1).
3. Il faut répondre au troisième, que toute convoitise revient à une même chose en général; c'est pourquoi l'Apôtre parle de la convoitise au singulier. Mais les raisons que l'on a de convoiter étant diverses en particulier, saint Augustin distingue pour ce motif divers préceptes qui défendent ce vice. Car les convoitises diffèrent d'espèce selon la diversité des actions ou des objets qui les excitent (2), comme le dit Aristote (Eth. lib. x, cap. 5).
(I) Cette classification de saint Augustin, que saint Thomas justifie ici parfaitement, a en effet prévalu.
(1) C'est la réponse au sentiment d'Origène, qui voulait faire de ces deux choses deux préceptes différents.
(2) Saint Jean distingue, par exemple, la concupiscence de la chair de ta concupiscence des yeux.
Objections: 1. Il semble que les préceptes du Décalogue ne soient pas convenablement énumérés. Car, comme le dit saint Ambroise (lib. de Parad. cap. 8), le péché est une transgression de la loi de Dieu et une désobéissance aux ordres du ciel. Or, on distingue les péchés selon que l'homme pèche contre Dieu, ou contre le prochain, ou contre lui-même. Par conséquent, puisque dans le Décalogue il n'est pas question des péchés de l'homme contre lui-même, mais qu'il ne s'agit que de ceux qui se rapportent à Dieu et au prochain, il semble que l'ênumèration des préceptes qu'il renferme soit insuffisante.
2. Comme l'observation du sabbat appartenait au culte de Dieu, il en est de même de l'observation des autres solennités et de l'immolation des sacrifices. Or, parmi les préceptes du Décalogue, il y en a un qui regarde l'observation du sabbat. Par conséquent il devrait aussi y en avoir qui se rapportent aux autres fêtes et au rite des sacrifices.
3. Comme on offense Dieu par le parjure, de même on l'offense en blasphémant ou en mentant contre sa doctrine. Or, il n'y a qu'un seul précepte qui défende le parjure, puisqu'il est dit : Vous ne prendrez pas le nom de votre Dieu en vain. Donc le blasphème et les fausses doctrines devraient être défendus par un précepte particulier.
4. Comme l'homme a naturellement de l'amour pour ses parents, de même il en a aussi pour ses enfants ; et le précepte de la charité s'étend également à tous ceux qui nous sont proches. Or, les préceptes du Décalogue ont pour but la charité, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Tm 1,5) : La fin de la loi c'est la charité. Par conséquent, comme il y a un précepte qui regarde les parents, il devrait aussi y en avoir pour les enfants et les proches.
5. Dans tout genre de péché, il arrive qu'on pèche de coeur et par action. Or, il y a certains genres de péchés, tels que le vol et l'adultère, à l'égard desquels le péché d'action est défendu par des préceptes particuliers : / o us ne ferez, pas d'adultère; vous ne volerez pas, et le péché dépensée est défendu par d'autres : Vous ne désirerez pas le bien de votre prochain : vous ne désirerez pas sa femme. Donc on aurait dû faire de même à l'égard de l'homicide et du faux témoignage (1).
6. Comme le péché peut provenir du dérèglement de l'appétit concupiscible, de même il peut aussi provenir du dérèglement de l'irascible. Or, il y a des préceptes qui défendent les convoitises déréglées, puisqu'il est dit : Vous ne désirerez pas. Donc on aurait dû mettre aussi dans le Décalogue des préceptes pour réprimer les mouvements désordonnés de l'irascible. Par conséquent les dix préceptes qu'il renferme sont insuffisants.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Dt 4,13) : Il vous fit connaître son alliance qu'il vous ordonna d'observer et les dix commandements qu'il écrivit sur les deux tables de pierre.
CONCLUSION. — Les dix préceptes qui règlent les rapports de l'homme avec Dieu et avec le prochain ont été convenablement énumérés dans la loi ancienne.
Réponse Il faut répondre qu'ainsi que nous l'avons dit (art. 2), comme les préceptes de la loi humaine règlent les rapports de l'homme avec la société civile, de même les préceptes de la loi divine règlent ses rapports avec la société que ses semblables forment sous l'autorité de Dieu qui est leur chef. Or, pour qu'un individu soit bien dans une société, il faut deux choses : la première c'est qu'il soit bien avec le chef de la société, la seconde c'est qu'il soit en bons rapports avec ses coassociés. Par conséquent il faut que la loi divine renferme d'abord des préceptes qui règlent les rapports de l'homme avec Dieu et qu'elle en comprenne ensuite d'autres qui règlent ses rapports avec ceux de ses semblables qui doivent vivre avec lui sous le même chef. — Or, on doit au chef d'une société trois choses : 1° on doit lui être fidèle ; 2° on doit le respecter; 3° on doit le servir. La fidélité envers le maître consiste en ce qu'on ne défère pas à un autre l'honneur du commandement, et c'est ce qu'exprime le premier précepte par ces paroles : Vous n'aurez pas de dieux étrangers. Le respect que demande le maître c'est qu'on ne fasse rien d'injurieux contre lui, et c'est ce qu'ordonne le second commandement en disant : Vous ne prendrez pas en vain le nom du Seigneur votre Dieu. Enfin les sujets doivent servir leur maître en retour des bienfaits qu'ils reçoivent. C'est ce que commande le troisième précepte, qui a pour but la sanctification du sabbat en mémoire de la création. — On est bien avec le prochain en particulier ou en général. En particulier il faut qu'on s'acquitte à l'égard de ceux dont on est le débiteur, et c'est dans ce but qu'existe le précepte qui nous commande d'honorer nos parents. En général il faut qu'on ne nuise à personne, ni par action, ni par parole, ni par pensée. On nuit au prochain par action, soit quand on l'attaque dans sa propre existence, et c'est ce que défend ce précepte : Vous ne tuerez point, soit quand on l'attaque dans la personne qui lui est unie relativement à la propagation de sa famille, et c'est ce qui est défendu par ces mots : Vous ne ferez pas de fornication; soit quand on lui ravit ses biens, et c'est ce qu'on défend en disant : Vous ne volerez point. Il est aussi défendu de lui nuire de bouche par ces mots : Vous ne ferez pas de faux témoignage contre votre prochain, et il est défendu de lui nuire de coeur quand il est dit : Vous ne convoiterez pas. — On pourrait aussi d'après cette même distinction reconnaître trois préceptes qui se rapportent à Dieu, dont le premier regarde l'action ; ainsi il est dit : Vous ne ferez point d'idoles; le second concerne les paroles : Vous ne prendrez pas le nom de votre Dieu en vain ; le troisième appartient au coeur, parce que dans la sanctification du sabbat considérée comme un précepte moral, le législateur a ordonné le repos du coeur en Dieu (1). Ou bien, d'après saint Augustin (in Ps. xxxii), par le premier précepte nous vénérons l'unité du premier principe, par le second sa vérité divine et par le troisième sa bonté qui nous sanctifie et dans laquelle nous nous reposons, comme dans notre fin (2).
Solutions: 1. On peut répondre au premier argument de deux manières : 4° Que les préceptes du Décalogue se rapportent aux préceptes de l'amour. Ainsi on a dû commander à l'homme d'aimer Dieu et le prochain parce que, sous ce rapport, la loi naturelle avait été obscurcie par suite du péché, tandis qu'elle ne l'avait pas été relativement à l'amour qu'on se doit à soi-même. Car sous ce dernier aspect la loi naturelle avait toute sa force. Ou bien parce que l'amour de soi est renfermé clans l'amour de Dieu et du prochain. Car l'homme s'aime véritablement par là même qu'il se met en rapport avec Dieu. C'est pourquoi il n'y a dans le Décalogue que des préceptes qui se rapportent au prochain et à Dieu (3). — 2° On peut répondre que les préceptes du Décalogue sont ceux que le peuple a reçus de Dieu immédiatement. Ainsi il est dit (Dt 10,4) : Le Seigneur écrivit sur ces tables, comme il avait fait sur les premières, les dix commandements qu'il vous fit entendre. Il faut par conséquent que ces préceptes soient tels qu'ils puissent entrer immédiatement dans l'esprit du peuple. Or, le précepte a la nature d'une chose due. Que l'homme doive nécessairement quelque chose à Dieu et au prochain, c'est ce qu'il conçoit facilement, surtout quand il est fidèle; mais qu'il soit nécessairement redevable envers lui-même, à l'égard de ce qui lui appartient et de ce qui n'appartient pas à autrui, c'est une chose que l'on ne voit pas aussi clairement. Car, au premier aspect, il semble que chacun soit libre de disposer des choses qui lui appartiennent. C'est pourquoi les préceptes qui défendent à l'homme de se manquer à lui-même arrivent au peuple par les lumières des savants et des sages. Par conséquent ils n'appartiennent pas au Décalogue.
2. Il faut répondre au second, que toutes les fêtes de l'ancienne loi ont été établies pour rappeler un bienfait de Dieu, soit qu'elles aient rappelé le souvenir d'une chose passée, soit qu'elles aient été la figure d'une chose à venir. De même tous les sacrifices étaient offerts pour cette fin. Or, de tous les bienfaits passés, le premier et le plus important était le bienfait de la création que rappelle la sanctification du sabbat. Aussi Moïse donne-t-il pour raison de ce précepte : Que Dieu a fait le ciel et la terre en six jours (Ex 20,41). Parmi tous les bienfaits futurs qui devaient être figurés, le bienfait principal et final était le repos de l'esprit en Dieu, soit dans le présent par la grâce, soit dans l'avenir par la gloire, et ce repos était figuré par l'observance du sabbat. C'est ce qui fait dire à Isaïe (Is 68,43) : Si vous vous abstenez de voyager le jour du sabbat et de faire votre volonté au jour qui m'est consacré, si vous le regardez comme un repos délicieux, comme le jour saint et glorieux du Seigneur. Ces bienfaits sont les premiers et les plus éclatants qui existent dans l'esprit des hommes et surtout dans les fidèles; tandis que les autres fêtes se célèbrent pour des bienfaits particuliers qui passent avec le temps, comme la célébration de la Pâque qui rappelait la délivrance de l'Egypte à titre de bienfait passé et qui figurait la passion du Christ qui est aussi un fait temporel qui nous mène au repos du sabbat spirituel. C'est pourquoi il n'est parlé que du sabbat dans le Décalogue , et il n'est fait aucune mention de toutes les autres fêtes et de tous les autres sacrifices.
3. Il faut répondre au troisième, que comme le dit l'Apôtre (He 6,16) : Les hommes jurent par celui qui est plus grand qu'eux, et le serment est la plus grande assurance qu'ils puissent donner pour terminer tous leurs différents. C'est pourquoi par là même que le serment est commun à tous les hommes, il y a à ce sujet une défense spéciale pour empêcher qu'on en abuse. La fausse doctrine au contraire est un péché qui ne touche qu'un petit nombre d'individus. Il n'était donc pas nécessaire qu'on en fit mention dans le Décalogue, quoiqu'on y défende dans un sens les doctrines perverses en disant : Vous ne prendrez pas le nom de votre Dieu en vain. Car il y a une glose (interl.) qui dit à cette occasion : Vous ne direz pas que le Christ est une créature.
4. Il faut répondre au quatrième, que la raison naturelle commande immédiatement à l'homme de ne faire injure à personne. C'est pourquoi les préceptes du Décalogue qui défendent de nuire, s'étendent à tous les hommes. Mais la raison naturelle ne nous dit pas immédiatement qu'il faut faire quelque chose pour un autre, à moins qu'on ne le doive. Or, la dette du fils envers le père est tellement évidente qu'on ne peut hésiter à la reconnaître, parce que le père est l'auteur de la (naissance, de la vie, de l'éducation et du savoir de l'enfant. C'est pourquoi le Décalogue ne commande le respect et la reconnaissance qu'envers les parents. Mais les parents ne paraissent pas redevables envers les enfants à cause des bienfaits qu'ils en ont reçus ; c'est plutôt le contraire. Le fils est quelque chose du père, et les pères aiment leurs fils, comme une partie d'eux- mêmes, selon l'expression d'Aristote (Eth. lib. viii, cap. 12). Par conséquent pour les mêmes raisons il n'y a pas dans le Décalogue de préceptes qui regardent l'amour des enfants, comme .il n'y en a pas qui obligent l'homme à s'aimer lui-même.
5. Il faut répondre au cinquième, que le plaisir de l'adultère et le bien-être des richesses sont des choses que l'on désire pour elles-mêmes, parce qu'elles ont la nature du bien qui est agréable et utile. C'est pourquoi il a fallu à cet égard défendre non-seulement l'acte, mais encore le désir. Au contraire l'homicide et la fausseté sont des choses horribles par elles-mêmes parce qu'on aime naturellement le prochain et la vérité; et on ne désire commettre ces fautes qu'en vue d'une autre fin. C'est pourquoi il n'a pas été nécessaire, à l'égard du péché d'homicide et du faux témoignage, de défendre les péchés par pensée (1), il a suffi de défendre les actions.
6. il faut répondre au sixième, que, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 1), toutes les passions de l'irascible découlent des passions du concupiscible. C'est pourquoi dans les préceptes du Décalogue qui sont, pour ainsi dire, les premiers éléments de la loi, on ne devait pas faire mention des passions de l'irascible; on devait seulement parler des passions du concupiscible (1).
(I) C'est-à-dire faire deux préceptes ; défendre l'acte dans l'un, et défendre dans l'autre la pensée on le désir.
(I) Les préceptes qui regardent le prochain ayant été ainsi classés à ce point de vue, on conçoit que dans le Confiteor toutes les fautes possibles et leurs divers degrés soient résumés dans ces trois mots : cogitatione., verbo et opere.
(3) Cette dernière raison nous paraît la plus profonde et la plus concluante.
(2) Ces trois choses sont une indication du dogme de la Trinité; car en Dieu le Père apparaît l'unité, le Fils est la vérité et l'Esprit la sanc- tilication et le repos (Vid. Nat. Alcxand. De proecept. Decal. generatim sumptis, art. vu).
(I) Parce que la pensée de ccs crimes n'a, par elle-même, rien d'agréable ; elle est plutôt repoussante.
(1) D'ailleurs en défendant les concupiscibles on défend les irascibles qui en sont la conséquence ; mais dans le Décalogue on n'a pas du en faire mention parce qu'on n'y a compris que les premiers principes, sans tenir compte des conséquences éloignées.
I-II (trad. Drioux 1852) Qu.100 a.1