I pars (Drioux 1852) Qu.1 a.7


ARTICLE VIII. — LA SCIENCE SACRÉE EST-ELLE ARGUMENT ATI VE (3)?


Objections: 1.. II semble que la science sacrée ne soit pas argumentative. Car, comme le ditsaint Ambroise [De fid. eat. lib. 1, cap. 5) : Dès que vous cherchez la foi, mettez de côté les arguments. Or, dans la science sacrée, c'est principalement la foi que l'on cherche, d'après ces paroles de saint Jean ( Joan, xx, 31) : Toutes ces choses ont été écrites pour que vous croyiez. Donc la science sacrée n'est pas argumentative.

2.. Si elle était argumentative, elle argumenterait ou d'après l'autorité, ou d'après la raison. Si elle argumentait d'après l'autorité, cela ne paraî-

trait pas convenable à sa dignité ; car, d'après Boëce, l'autorité est le plus humble des moyens d'argumentation [Comm. sup. Topic. Cicer. lib. vi). Si au contraire elie argumentait d'après la raison, cela répugnerait à sa fin ; car, d'après saint Grégoire (Hom. xxvi in Evang.), la foi n'est plus méritoire dès que la raison humaine lui fournit l'appui de l'expérience. Donc la science sacrée n'est pas argumentative.

(1) N'est-ce pas une critique indirecte du plan de Pierre Lombard, qui, dans son livre des Sentences, fait reposer ses grandes divisions sur les choses et les signes, res et signa ?

(2) Hugues de Saint-Victor paraît avoir avancé cette opinion (Lib. de Sacram., lib. I, part. I, cap. 2).

(3) Cette question a pour objet le rapport qui doit eiister entre la théologie et les sciences rationnelles. Saint Thomas combat les théologiens rationalistes, qui prétendent qu'on doit s'en rapporter à la raison plus qu'à l'écriture en matière théologique; et il rejette aussi le sentiment de ceux qui dédaignent les sciences humaines. Au moyen âge, il s'était rencontré des dialecticiens qui plaçaient leur art au-dessus de toute autre science ; le pape Urbain a condamné cet excès (iiii, decreti, dist. 57).


Mais c'est le contraire : saint Paul (EU. ï, 9) demande d'un évoque qu'il se soit nourri de la science et des enseigiwments de la foi pour qu'il soit capable d'exhorter selon la saine doctrine et de réfuter ceux qui la contredisent.

CONCLUSION. — Quoique la science sacrée, comme les autres sciences, n'argumente pas pour prouver ses principes, cependant elle argumente contre ceux qui les attaquent, soit en les convainquant d'après leurs propres aveux, soit en détruisant leurs raisons apparentes; elle argumente encore en tirant de ses principes les conséquences qu'ils renferment.

Il faut répondre que comme les autres sciences n'argumentent pas pour prouver leurs propres principes, mais qu'elles partent de ces principes pour prouver d'autres choses qui en découlent; ainsi, la science sacrée n'argumente pas pour prouver ses propres principes qui sont des articles de foi, mais elle part de là pour prouver d'autres vérités. C'est ainsi que saint Paul (I. Cor. xv) s'appuie sur la résurrection de Jésus-Christ pour prouver la résurrection générale. Mais il est à remarquer que dans les sciences philosophiques, les sciences inférieures ne prouvent pas leurs principes ni ne discutent pas contre ceux qui les nient. Elles laissent ce soin à la science supérieure. Mais la science qui occupe parmi elles le premier rang, la métaphysique discute contre celui qui nie ses principes, pourvu que l'adversaire fasse quelques concessions. Car s'il n'accorde rien, il n'est pas possible de discuter avec lui ; cependant on peut détruire ses raisonnements. Par conséquent la science sacrée, comme elle n'a aucune science au-dessus d'elle, discute contre celui qui nie ses principes, en argumentant à la vérité, pourvu que l'adversaire lui accorde quelques-uns des dogmes divinement révélés. C'est ainsi que nous disputons contre les hérétiques d'après l'autorité des saintes Ecritures, et que nous répondons à celui qui nie un article de foi par un autre article qu'il admet. Mais si l'adversaire ne croyait rien des choses révélées, il n'y a pas moyen de lui prouver par le raisonnement les articles de foi, on ne peut que détruire toutes les objections qu'il peut faire. Car, puisque la foi repose sur la vérité infaillible, il est impossible qu'on puisse véritablement démontrer une proposition qui lui est opposée. Il est évident que tous les arguments que l'on peut élever contre elle ne sont pas des démonstrations, mais des objections solubles (1).


Solutions: 1. il faut répondre au premier argument, que quoique les arguments produits par la raison humaine n'aient pas la force de prouver ce qui est de foi, cependant la science sacrée peut, comme nous venons de le dire, partir des articles de foi pour établir d'autres vérités.

2. Il faut répondre au second, que le propre de la science sacrée est d'argumenter surtout d'après l'autorité, parce que les principes de cette science viennent de la révélation, et qu'il faut par conséquent que nous croyions à l'autorité de ceux qui nous ont transmis cette révélation. Elle ne déroge point en cela à sa dignité. Car si l'autorité qui repose sur la raison humaine est un faible moyen de démonstration, il n'en est pas au contraire de plus

solide que l'autorité qui repose sur la révélation divine. Néanmoins la science sacrée se sert aussi de la raison humaine, non pas à la vérité pour prouver la foi (car ce serait lui enlever son mérite), mais pour mettre en lumière les richesses qu'elle recèle dans son sein. Car comme la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne, il faut que la raison naturelle se mette au service de la foi de la même manière que l'inclination naturelle de la volonté obéit à la charité. C'est ce qui faisait dire à l'Apôtre (II. Cor. x, 5) qu'il rendrait captives toutes les intelligences pour les soumettre à l'obéissance du Christ. Aussi la science sacrée fait-elle usage de l'autorité des philosophes pour les choses qu'ils ont pu connaître par les lumières naturelles de la raison. Saint Paul rapporte lui-même les paroles d'Aratus quand il dit (Jet. xvii, 28) : Comme quelques-uns de vos poètes l'ont dit : nous sommes de la race de Dieu. La science sacrée, en employant des autorités semblables, les considère comme des arguments extrinsèques et probables. Mais elle se sert de l'autorité des Ecritures comme de quelque chose qui lui est propre, et les arguments qu'elle en tire sont irréfragables (1). L'autorité des docteurs de l'Eglise lui offre encore un genre d'argumentation qui ne convient qu'à elle, mais qui n'est que probable (2). Car notre foi repose sur la révélation faite aux apôtres et aux prophètes qui ont écrit nos livres saints, mais non sur les révélations qu'ont pu avoir les autres docteurs. Aussi saint Augustin dit (Epist, ad Hier. ep. xix) : Il n'y a que les livres saints qu'on appelle canoniques qui aient eu pour auteurs des hommes à l'infaillibilité desquels je crois de la foi la plus ferme. Pour les autres auteurs , quelque grande que soit leur science et leur sainteté, je les lis sans regarder comme vraie une chose parce qu'ils l'ont ainsi pensée ou parce qu'ils l'ont ainsi écrite.

(I) L'usage de la raison en théologie et ses droits sont clairement définis dans cet article, quelque soit son peu d'étendue.



ARTICLE IX. — l'écriture sainte doit-elle employer des métaphores (3)?


Objections: 1.. Il semble que l'Ecriture sainte ne doive pas employer de métaphores. Car ce qui est le propre de la science la plus infime ne peut convenir à la science sacrée qui tient le premier rang, comme nous l'avons dit (art. préc), entre toutes les sciences. Or, c'est le propre de la poétique, qui est placée au dernier rang parmi les sciences, d'avoir recours à une foule de comparaisons et d'images. Donc il n'est pas convenable que la science sacrée fasse usage de pareilles figures.

2.. La science sacrée paraît avoir pour but la manifestation de la vérité : c'est pourquoi l'Ecriture promet une récompense à ceux qui la manifesteront (Eccl. xxiv, 21) : Ceux qui me font connaître auront la vie éternelle. Or, les métaphores ne servent qu'à voiler la vérité. Donc il n'est pas convenable que la science sacrée représente les choses divines sous l'emblème de choses corporelles.

3.. Plus les créatures sont élevées et plus elles s'approchent de la ressemblance divine. Si donc une créature voulait se rendre semblable à Dieu, elle devrait emprunter cette ressemblance aux créatures les plus sublimes et non aux créatures les plus infimes. C'est cependant ce qu'on trouve fréquemment clans les saintes Ecritures.


(1) C'est d'aprèsles principes émis dans la solution de ce second argument que doit se résoudre la question de l'accord de la science avec la foi, qui, comme on le voit, n'est pas aussi moderne qu'on le pense.

(2) Il ne s'agit ici que de l'autorité individuelle, personnelle de chaque Père, comme le prouvent ce qui précède et ce qui suit; car saint Thomas admet, comme tout autre, que quand les Pères sont unanimes, on ne peut pas aller contre cette grande voix de la tradition qui est celle de l'Eglise.

(3) Dans cet article, saint Thomas rend raison de l'usage fréquent que fait l'Ecriture des comparaisons, des métaphores et des paraboles. 11 réfuta en même temps les Juifs charnels qui voulaient n'entendre l'Ecriture que dans le sens le plus grossier, ce qui a été la source de tontes les erreurs dans lesquelles ils sont tomb's.


Mais c'est le contraire. On lit dans Osée (xii, 10) : J'ai parlé aux prophètes, j'ai multiplié pour eux les visions, et ils m'ont représenté à vous sous différentes figures. Or, exprimer une chose sous la forme d'une image, c'est faire une métaphore. Donc la science sacrée peut se servir de métaphores.

CONCLUSION. — Par là même que la science sacrée s'adresse à tous les hommes en général, il est très-convenable qu'elle emploie des métaphores et des comparaisons matérielles pour exposer ses divins enseignements.

CONCLUSION: Il faut répondre qu'il est convenable que la sainte Ecriture emploie des comparaisons matérielles pour exprimer les choses divines et spirituelles. Car Dieu pourvoit à tous les êtres de la manière la plus convenable à leur nature. Or, il est naturel à l'homme de s'élever aux choses intellectuelles par les choses sensibles, parce que toutes nos connaissances viennent originairement des sens. C'est donc avec raison que, clans la sainte Ecriture, les choses spirituelles nous sont présentées sous des emblèmes matériels, et, comme le dit saint Denis (De hier. coel. cap. 2), il n'est pas possible que la lumière divine se montre à nos yeux autrement qu'enveloppée par une multitude de voiles sacrés. Il est bon aussi que la sainte Ecriture, qui doit être l'aliment des fidèles en général, d'après ce mot de saint Paul [Rom. i, A4) : Je me dois aux sages et à ceux qui ne le sont pas1 présente les choses spirituelles sous des emblèmes corporels, afin qu'elles puissent être comprises des ignorants qui ne sont pas capables de saisir par elles-mêmes les choses purement intellectuelles.

Il faut répondre au premier argument, que la poétique emploie des métaphores pour faire image : car les images sont naturellement agréables à l'homme. Mais la science sacrée ne les emploie que parce qu'elles sont nécessaires et utiles, comme nous l'avons dit dans le corps de cet article.


Solutions: 1. Il faut répondre au second, que la lumière de la révélation divine n'est point obscurcie par les images sensibles dont elle s'enveloppe. Comme le dit saint Denis (loc. cit.)', elle reste dans toute sa vérité, de telle sorte qu'elle ne laisse pas les esprits qu'elle frappe s'arrêter à ces images, mais elle les élève à la connaissance des choses intellectuelles. Ceux qui ont reçu la révélation apprennent aux autres à en comprendre le langage, et ce qui est dit métaphoriquement clans un endroit de l'Ecriture, se trouve exposé d'une manière plus précise dans plusieurs autres. D'ailleurs l'obscurité mystérieuse des figures exerce utilement la perspicacité des savants et empêche les railleries des incrédules dont il est dit (Matth, vu, 6) : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens.

2. Il faut répondre au troisième, que, comme l'enseigne saint Denis (De Hier, coeles. lib. n), il est plus convenable que dans les Ecritures les choses divines soient présentées sous la forme des corps les plus humbles que sous celle des corps les plus éclatants. Et cela pour trois raisons : 1° Parce que par là l'esprit est plus exempt d'erreur. Car il est évident par là qu'on ne parle de la Divinité que d'une manière impropre ; ce qui pourrait être douteux si on représentait les choses divines sous l'image des corps les plus merveilleux. Il y aurait surtout danger pour ceux qui ne s'occupent jamais que de choses matérielles. 2° Parce que cette façon de parler est plus en rapport avec la connaissance que nous avons de Dieu en cette vie. Car nous savons mieux ce qu'il n'est pas que ce qu'il est. C'est pourquoi les images que nous empruntons aux choses qui sont les plus éloignées de


(i) Cet article est une justification rationnelle îles divers sens que reçoit l'Ecriture, spécialement dans le Nouveau Testament, comme on le voit (Gai. iv, Abraham habuit duos filios, etc.;

I. Cor., x. Scripta sunt haec omnia ad correctionem nostram, et Haebr. vii, viii , ix et s), où il s'agit du tabernacle, du sacerdoce et des sacrifices de la loi ancienne.

Dieu nous font mieux comprendre l'idée la plus vraie que nous puissions avoir de Dieu ; c'est qu'il est au-dessus de tout ce que nous en pouvons dire ou penser. 3° Parce que par ce moyen les choses divines sont cachées davantage aux regards des indignes.


ARTICLE X. — l'écriture sainte renferme-t-elle sous une même lettre plusieurs sens (1)?



Objections: 1.. Il semble que l'Ecriture sainte ne renferme pas sous une même lettre plusieurs sens : tels que l'historique ou le littéral, l'allégorique, le tropo-logique ou le moral, et l'anagogique. En effet la multiplicité des sens dans le même ouvrage produit de la confusion, expose à l'erreur, et enlève àl'ar-gumentation sa solidité. Car l'argumentation ne peut reposer sur des propositions susceptibles de divers sens ; il n'y a que les sophismes qui procèdent ainsi. Or, l'Ecriture sainte doit être de nature à faire connaître la vérité sans aucune espèce d'erreur. Donc on n'a pas dû réunir en elle plusieurs sens sous la même lettre.

2.. Saint Augustin dit (De utilitate credendi, cap. 3) que l'Ecriture qu'on appelle l'Ancien Testament peut être expliquée de quatre manières : d'après l'histoire, l'oetiologie, l'analogie et l'allégorie. Ces quatre sens paraissent tout à fait différents de ceux que nous avons désignés plus haut, il ne semble donc pas convenable que dans l'Ecriture la lettre soit exposée selon les quatre sens que nous avons déterminés.

3.. Indépendamment de ces quatre sens, il y a encore le sens parabolique que nous n'avons pas compris dans les quatre sens que nous avons établis.


Mais c'est le contraire. Car saint Grégoire dit (Mor. lib. xx, cap. 1) que l'Ecriture sainte l'emporte sur toutes les sciences par la nature même de son langage, parce que par une seule et même parole elle raconte un fait et expose un mystère.

CONCLUSION. — Dieu étant l'autour de l'Ecriture sainte, par là même qu'il voit tout en même temps dans son intelligence, sa doctrine réunit plusieurs sens sous une seule et même parole : le sens littéral qui est multiple, le sens spirituel qui se divise en trois, l'allégorique, le moral et l'anagogique.

Il faut répondre que l'auteur de l'Ecriture sainte est Dieu, qui peut non-seulement donner aux paroles un sens (ce que l'homme peut faire aussi), mais encore rendre les choses elles-mêmes significatives. C'est pourquoi, puisque clans toutes les sciences les.mots ont un sens, la science sacrée a ceci de particulier que les choses elles-mêmes exprimées par les mots ont aussi leur signification. Le premier sens d'après lequel les mots expriment les choses est le sens historique ou littéral. Le sens d'après lequel les choses exprimées par les mots signifient à leur tour d'autres choses, est appelé spirituel ; ii a pour base le sens littéral, et il le suppose. Or, ce sens spirituel se divise en trois parties. Car, comme le dit saint Paul (Hebr, vu) : La loi ancienne est la figure delaloi nouvelle, et laloi nouvelle, ajoute saint Denis (Hier. Eccles. cap. 5), est elle-même la figure de la gloire future. De plus, clans la loi nouvelle les actions du Christ sont l'image de ce que nous devons faire. Aussi, quand ce qui appartient à l'ancienne loi signifie ce qui appartient à la nouvelle, le sens est allégorique. Si nous envisageons les actions que le Christ a faites ou qui le représentent comme l'image de ce que nous devons faire, c'est le sens moral. Et lorsque nous considérons

ces mêmes choses dans leur rapport avec la gloire éternelle, c'est le sens anagogique. Comme le sens littéral est celui que l'auteur avait dans l'esprit, Dieu qui voit tout en même temps dans son intelligence, étant l'auteur de l'Ecriture, il n'y a rien de contradictoire si, selon le sens littéral lui-même, comme le dit saint Augustin (Confes. lib. xii, cap. 18 et 19), il y a plusieurs sens renfermés sous la même lettre.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette multiplicité de sens ne produit ni équivoque, ni complication dans l'idée. Car, comme nous l'avons déjà dit dans le corps de l'article, les sens ne se multiplient pas parce que le même mot signifie beaucoup de choses, mais parce que les choses exprimées par les paroles peuvent à leur tour avoir une autre signification. De cette manière il n'y a pas de confusion dans l'Ecriture sainte, puisque tous les sens ne reposent que sur le sens littéral, le seul qui puisse servir de base à l'argumentation. Car, comme le dit saint Augustin dans son épître contre le donatiste Vincent (Epist, xlviii), on n'argumente pas d'après le sens allégorique. Toutefois l'Ecriture n'y perd rien, parce que le sens spirituel ne renferme rien qui soit nécessaire à la foi et qui n'ait été déjà exprimé littéralement dans quelque autre endroit des livres sacrés de la manière la plus évidente.

2. 11 faut répondre au second, que ces trois choses, l'histoire, l'oetiologie et l'analogie, appartiennent exclusivement au sens littéral : car l'histoire consiste, comme le dit saint Augustin, à exposer simplement une chose; l'oetiologie à rendre raison des causes, comme quand Notre-Seigneur dit le motif pour lequel Moïse a permis le divorce, à cause de la dureté de coeur des Juifs (Matth, xix). Il y a analogie quand on montre que la vérité d'un passage n'est point en opposition avec la vérité d'un autre. Dans les quatre sens indiqués par saint Augustin, l'allégorie comprend les trois sens spirituels que nous avons désignés. C'est ainsi que Hugues de Saint-Victor renferme le sens anagogique dans le sens allégorique, et il n'établit pour ce motif, dans le troisième livre de ses Sentences, que trois sens : l'historique , l'allégorique et le tropologique.

3. Il faut répondre au troisième, que le sens parabolique est contenu dans le sens littéral : car les mots doivent être entendus alors dans un sens propre et dans un sens figuratif : dans ce cas le sens littéral n'estpasla figure même, mais ce qui est figuré. Car quand l'Ecriture parle du bras de Dieu, cela ne signifie pas littéralement que Dieu a un membre corporel de cette nature, mais cela signifie ce que ce membre représente, c'est-à-dire l'énergie de son action. D'où il est évident que le sens littéral de l'Ecriture ne peut jamais renfermer une fausseté.


QUESTION II. DIEU EXISTE-T-IL ?


Le but principal de la science sacrée étant de faire connaître Dieu, non-seulement selon ce qu'il est en lui-même, mais encore selon .qu'il est le principe et la fin de toutes choses et spécialement de la créature raisonnable, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 7) ; pour exposer celte science dans toute son étendue, nous traiterons : — 1" De Dieu. — 2° Du mouvement de la créature raisonnable vers Dieu. — 3" Du Christ qui, comme homme, est la voie par laquellenous devons arriver à Dieu.

Nous diviserons en trois parties nos considérations sur Dieu : nous considérerons ce qui regarde : 1° L'essence divine. — 2° La distinction des personnes. — 3" La manière dont les créatures procèdent de lui.

A l'égard de l'essence divine, il faut examiner : — 1" Si Dieu existe. — 2° Comment il est, ou plutôt comment il n'est pas. — 3» Tout ce qui a rapport à son opération, c'est-à-dire sa science, sa volonté et sa puissance.

Touchant l'existence de Dieu trois questions se présentent : — 1" l'existence de Dieu est-elle connue par elle-même? — 2" Peut-on la démontrer? — 3" Dieu existe-t-il?

Article I. — l'existence de dieu est-elle connue par elle-même (1)?


Objections: 1.. Il semble que l'existence de Dieu soit connue par elle-même (2). Car nous considérons comme connues par elles-mêmes toutes les choses dont la connaissance est naturellement en nous, comme cela est évident pour les premiers principes. Or, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. i, cap. 1 et 3), la connaissance de l'existence de Dieu existe naturellement chez tout le monde. Donc l'existence de Dieu est connue par elle-même.

2.. On dit encore qu'on connaît par elles-mêmes toutes les choses que l'on connaît aussitôt que l'on sait les termes qui les constituent. C'est ce qu'Aristote attribue aux premiers principes de la démonstration (1 Post. cap. 2). Car, qu'on sache ce qu'est le tout et ce qu'est la partie, aussitôt on sait que le tout est plus grand que la partie. De même quand on sait ce que signifie le mot Dieu, on sait aussitôt que Dieu existe; car ce mot signifie une chose telle qu'on ne peut pas en imaginer une plus grande. Or, ce qui existe tout à la fois en réalité et en pensée est plus grand que ce qui n'existe qu'en pensée. C'est pourquoi quand on a compris le nom de Dieu, aussitôt qu'on en a l'intelligence on en conclut qu'il existe en réalité. Donc l'existence de Dieu est connue par elle-même.

3.. L'existence de la vérité est connue par elle-même. En effet, celui qui nie l'existence de la vérité accorde sa non-existence. Car si la vérité n'existe pas, il est vrai qu'elle n'existe pas. Et s'il y a quelque chose de vrai, il faut que la vérité existe. Or, Dieu est la vérité même, d'après ces paroles (Joan, xiv, 6) : Je suis la voie, la vérité et la vie. Donc l'existence de Dieu est connue par elle-même.


CONCLUSION. Car personne ne peut penser le contraire de ce qui est connu par lui-même, comme le dit Aristote (in Í. Met. text. 9 et 1 Post. text. 5) à l'égard des premiers principes de la démonstration. Or, on peut penser le contraire de l'existence de Dieu d'après ces paroles du Psalmiste (Ps. lu, i) : L'impie a dit dans son coeur : Il n'y a. pas de Dieu. Donc l'existence de Dieu n'est pas connue par elle-même.

CONCLUSION. — Puisque Dieu est son être et que nous ne savons pas ce qu'il est, cette proposition, Dieu existe, est évidente en elle-même, bien qu'elle ne le soit pas par rapport à nous.

Il faut répondre qu'une chose peut être connue par elle-même de deux manières. Elle peut l'être en soi sans l'être par rapporta nous, et elle peut l'être tout à la fois de ces deux manières. Ainsi, une proposition est connue par elle-même quand l'attribut ou le prédicat est renfermé dans l'essence du sujet, comme : l'homme est un animal; car l'animal est de l'essence de l'homme. Si tout le monde connaît l'attribut et le sujet de cette proposition, elle sera pour tout le monde connue par elle-même, comme on le voit évidemment pour les premiers principes des démonstrations dont les termes sont des choses communes que personne n'ignore, telles que l'être et le non-être, le tout et la partie. Mais s'il y en a qui ne connaissent ni le sujet

ni le prédicat de la proposition, elle sera, autant qu'il est en elle, connue par elle-même, mais elle ne le sera pas pour ceux qui en ignorent le sujet et le prédicat. C'est pourquoi il arrive, comme dit Boece (in lib. De Hebd.), qu'il y a des conceptions générales de l'esprit qui ne sont connues par elles-mêmes que pour les philosophes, telles que celle-ci : // n'y a p>as de lieu pour les êtres spirituels. Je dis donc que cette proposition : Dieu existe, est, autant qu'il est en elle, connue par elle-même, parce que le prédicat ne fait qu'une même chose avec le sujet : car Dieu est son être, comme nous le démontrerons plus loin (quest. m, art. 4). Mais, parce que nous ne savons pas ce qu'est Dieu, cette proposition ne nous est pas connue par elle-même, mais elle a besoin de nous être démontrée par des choses qui sont plus évidentes par rapport à nous et qui le sont moins quant à leur nature, c'est-à-dire par des effets.

(I) Cet article a pour objet de démontrer la vérité de cette parole de l'Ecriture : Dixit insipiens in corde suo : non est Deus (Ps. ut, y. I), en établissant que l'existence de Dieu n'est pas une vérité évidente par elle-même.

(2) Connue par elle-même, c'est-à-dire sans qu'on ait besoin d'avoir recours à un autre terme ; ce qui revient au même çpie si l'on disait évidente par elle-même.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que nous avons naturellement une connaissance générale et confuse de l'existence de Dieu en ce sens que Dieu est le souverain bonheur de l'homme ; car l'homme recherche naturellement ce qui doit le rendre heureux, et ce qu'il recherche naturellement il le connaît de même. Mais ce n'est pas là connaître absolument que Dieu existe, pas plus qu'on ne connaît Pierre lorsqu'on voit quelqu'un qui vient, bien que celui qui arrive soit Pierre lui-même. Car il y en a beaucoup qui placent le bonheur ou la béatitude de l'homme dans les richesses, d'autres dans la volupté, d'autres ailleurs.

2. Il faut répondre au second, que celui qui entend le nom de Dieu ne comprend pas qu'il signifie une chose telle qu'on ne puisse rien imaginer de plus grand, puisqu'il y en a qui ont cru que Dieu était corporel. Supposé encore que tout le monde attache ce sens au mot Dieu et qu'on entende par là tout ce qu'on peut imaginer de plus grand, il ne s'ensuit pas pour cela qu'on comprenne que ce que ce nom exprime existe réellement dans la nature, et qu'on ne le considère pas seulement comme une perception de l'intelligence ; car on ne peut conclure qu'il existe en réalité qu'autant qu'on accorde préalablement qu'il existe en réalité une chose si grande que la pensée ne peut rien concevoir au delà ; ce que n'accordent pas ceux qui nient l'existence de Dieu (i).

3. Il faut répondre au troisième, que l'existence de la vérité en général est connue par elle-même, mais que l'existence de la vérité première n'est pas une chose qui soit connue par elle-même par rapport à nous.


ARTICLE II. — PEUT-ON DÉMONTRER l'EXISTENCE DE DIEU (2)?


Objections: 1.. Il semble qu'on ne puisse démontrer l'existence de Dieu. Car l'existence de Dieu est un article de foi. Or, les choses qui sont de foi ne sont pas susceptibles d'être démontrées, parce que la démonstration produit la science, tandis que la foi a pour objet ce qu'on ne voit pas, comme le dit l'Apôtre (Hebr. xi). Donc l'existence de Dieu ne peut se démontrer.

2.. Le moyen de démontrer une chose est de partir de ce qu'elle est. Or, à l'égard de Dieu nous ne pouvons savoir ce qu'il est, mais seulement ce qu'il n'est pas, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fui. lib. ï. cap. 4). Donc nous ne pouvons démontrer l'existence de Dieu.

(1) Saint Thomas n'admettait pas, comme on le voit, la preuve de l'existence de Dieu, uniquement d'après l'idée qu'on en a ; il y voyait une pétition de principe. Voyez le même sentiment (Sum. cont. Gent. lib. 1, cap. -11).

(2) De nos jours, plusieurs philosophes ont soutenu qu'on ne pouvait démontrer l'existence de Dieu. Pascal le prétend dans ses Pensées. Cette opinion ayant été aussi avancée par des philosophes anciens, saint Thomas l'a combattue ici, comme il l'avait déjà fait dans sa Somme contre les Gentils (liv. 1Ch 12).

3.. Si on démontrait l'existence de Dieu, ce serait uniquement d'après ses effets. Or, il n'y a pas de proportion entre Dieu et ses effets, puisqu'il est infini et que ses effets sont finis, et qu'il n'y a pas de proportion du Uni à l'infini. Par là même qu'une cause ne peut pas être démontrée par un effet qui ne lui est pas proportionné, il semble donc qu'on ne puisse pas démontrer l'existence de Dieu.


Mais c'est le contraire. Car saint Paul dit (Rom. i, 20) : Ce qu'il y a d'invisible en Dieu, les créatures qu'il a faites nous l'ont fait connaître ((). Or, il n'en serait pas ainsi si l'on ne pouvait démontrer l'existence de Dieu par ses oeuvres. Car la première chose que l'on puisse connaître de quelqu'un c'est son existence.

CONCLUSION. — Quoiqu'on ne puisse démontrer l'existence de Dieu à priori, on peut la démontrer à posteriori d'après ceux de ses effets qui nous sont les mieux connus.

CONCLUSION: Il faut répondre qu'il y a deux sortes de démonstrations : l'une qui procède par la cause et qu'on appelle à priori, l'autre qui procède par l'effet et qu'on appelle à posteriori (2). Quand un effet nous est plus connu que sa cause, nous partons de l'effet pour arriver à la connaissance de la cause. Ainsi, d'après un effet quelconque on peut démontrer l'existence de sa cause propre, pourvu toutefois que cet effet nous soit plus connu que sa cause. Car, l'effet dépendant de la cause, du mêment où l'effet existe il est nécessaire que la cause ait existé préalablement. Par conséquent, l'existence de Dieu, qui n'est pas évidente par elle-même par rapport à nous", peut nous être démontrée par ses effets que nous connaissons.


Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que.l'existence de Dieu et toutes les choses que nous pouvons connaître en lui avec les lumières de la raison, comme le dit l'Apôtre (Rom. i), ne sont pas dos articles de foi, mais des notions préliminaires qui y préparent. Car la foi présuppose les lumières naturelles, comme la grâce présuppose la nature, et la perfection ce qui est perfectible. Rien n'empêche cependant que ce qui est en soi susceptible d'être su et démontré, ne soit accepté comme un objet de foi par celui qui n'en saisit pas la démonstration.

2. Il faut répondre au second, que quand on démontre une cause par son effet, il est nécessaire pour démontrer l'existence de la cause de se servir de l'effet au lieu de la définition de la cause elle-même, et c'est ce que l'on fait par rapport à Dieu. En effet, pour prouver l'existence d'une chose, il est nécessaire de prendre pour moyen de démonstration le sens qu'on attache au mot qui l'exprime, mais non l'essence de la chose elle-même, puisque ce n'est qu'après avoir reconnu l'existence d'une chose qu'on examine ce qu'eUe'est. Or, les noms que nous donnons à Dieu sont empruntés aux effets qu'il produit, comme nous le montrerons plus loin (quest. xiii, art. i). Par conséquent, en démontrant l'existence de Dieu par ses effets, nous pouvons prendre pour moyen de démonstration le sens que l'on attache à son nom.

3. Il faut répondre au troisième argument, qu'il n'est pas possible de connaître parfaitement une cause d'après ses effets s'ils n'ont pas de proportion

(1) Co passage île l'Ecriture n'est pas le seul qui prouve qu'on peut démontrer l'existence de Dieu par ses oeuvres (voy. Sap. xiii , Ps. cxxxv, Act. Apost, xiv).

(2) Selon les termes de l'école, la première de ces démonstrations se nomme propter quid et la seconde quià. La démonstration à posteriori part de choses qui n'existent que postérieurement, mais que nous connaissons cependantanterieure ment aux autres. Telles sont les créatures qu sont postérieures à Dieu, mais que nous connaissons avant lui.

avec elle. Mais un effet quelconque, s'il nous est connu, démontre évidemment l'existence de sa cause, comme nous l'avons dit dans le cours de cet article. C'est ainsi que nous pouvons démontrer l'existence de Dieu d'après ses effets, bien que nous ne puissions par le même moyen le connaître parfaitement dans son essence.


Article III. — DIEU EXISTE-T-IL (1)?


Objections: 1.. Il semble que Dieu n'existe pas. Car si de deux contraires l'un était infini, l'autre serait totalement détruit. Or, par le nom de Dieu on entend un bien infini. Par conséquent si Dieu existe, le mal ne doit pas exister. Mais comme il y a du mal dans le monde, il s'ensuit donc que Dieu n'existe pas.

2.. Ce qui peut être fait par quelques principes ne doit pas être l'oeuvre d'un plus grand nombre. Or, il semble que tout ce que nous voyons dans le monde pourrait être produit par d'autres principes dans l'hypothèse où Dieu n'existerait pas. Ainsi les choses naturelles seraient ramenées à un principe unique qui est la nature, et celles qui résultent de notre liberté seraient ramenées également à un principe unique qui est la raison ou la volonté humaine. Il n'est donc pas nécessaire d'admettre l'existence de Dieu.


Mais c'est le contraire. L'Ecriture fait dire à Dieu (Exocl. m, M) : Je suis celui qui suis.

CONCLUSION. — 11 est nécessaire que dans la nature il y ait un premier moteur, une première cause efficiente, un être nécessaire qui ne vienne pas d'un autre, un être infiniment bon, excellent, étant par son intelligence le premier gouverneur et la fin dernière de toutes choses, enfin un être qui soit Dieu.

CONCLUSION: Il faut répondre qu'on peut démontrer l'existence de Dieu de cinq manières (2). — La première preuve et la plus évidente est celle qu'on tire du mouvement. Car il est certain, et les sens le constatent, que dans ce monde il y a des choses qui sont mues. Or, tout ce qui est mù reçoit d'un autre le mouvement. Car aucun être n'est mû qu'autant qu'il est en puissance par rapport à l'objet vers lequel il est mù. Au contraire, une chose n'en meut une autre qu'autant qu'elle est en acte (3). Car mouvoir n'est pas autre chose que de faire passer un être de la puissance à l'acte. Or, un être ne peut passer de la puissance à l'acte que par le moyen d'un être qui est en acte lui-même. C'est ainsi que ce qui est chaud en acte comme le feu rend le bois, qui est chaud en puissance, chaud en acte, et par là même il le meut et le consume. Mais il n'est pas possible que le même être soit tout à la fois et sous le même rapport en acte et en puissance ; il ne peut l'être que sous des rapports différents. Car ce qui est chaud en acte ne peut pas être en même temps chaud en puissance; mais il est simultanément froid en puissance. Il est donc impossible que le même être meuve et soit mù sous le même rapport et de la même manière ou qu'il se meuve lui-même. Par conséquent, il faut que tout ce qui est mù le soit par un autre. Si donc celui qui donne le mouvement est mû lui-même, il faut qu'il l'ait été par un autre, et ainsi indéfiniment, parce que dans ce cas il n'y aurait pas de premier moteur, et par conséquent il n'y en aurait pas d'autre non plus. Car les seconds moteurs ne meuvent qu'autant qu'ils ont été mus eux-mêmes par un premier moteur. Ainsi, un bâton ne meut qu'autant qu'il est mû lui-même par la main de celui qui s'en sert. Il est donc nécessaire de remonter à un premier moteur qui n'est mù par aucun autre, et c'est ce premier moteur que tout le monde reconnaît pour Dieu (1). — La seconde preuve se déduit de la nature de la cause efficiente. En effet, dans les choses sensibles nous trouvons un certain enchaînement de causes efficientes. On ne trouve cependant pas et il n'est pas possible qu'une chose soit cause efficiente d'elle-même, parce qu'alors elle serait antérieure à elle-même, ce qui répugne. II n'est pas possible non plus que pour les causes efficientes on remonte de causes en causes indéfiniment. Car, d'après la manière dont toutes les causes efficientes sont coordonnées, on trouve que la première est cause de celle qui tient le milieu, et celle qui tient le milieu est cause de la dernière, soit que les causes intermédiaires soient nombreuses ou qu'il n'y en ait qu'une. Comme en enlevant la cause on enlève aussi l'effet, il s'ensuit que, si dans les causes efficientes on n'admet pas une cause première, il n'y aura ni cause dernière, ni cause seconde. Or, si par les causes efficientes on remontait de cause en cause indéfiniment, il n'y aurait pas de cause efficiente première, et par conséquent il n'y aurait ni dernier effet, ni causes efficientes intermédiaires, ce qui est évidemment faux. Donc il est nécessaire d'admettre une cause efficiente première, et c'est cette cause que tout le monde appelle Dieu. — La troisième preuve est tirée áupossible et du nécessaire, et on l'expose ainsi. Dans la nature nous trouvons des choses qui peuvent être et ne pas être, puisqu'il y en a qui naissent et qui meurent, et qui peuvent, par conséquent, être et ne pas être. Or, il est impossible que de tels êtres existent toujours, parce que ce qui peut ne pas exister n'existe pas en certain temps. Donc, si tous les êtres ont pu ne pas exister, il y a eu un temps où rien n'existait. S'il en était ainsi, rien n'existerait encore maintenant, parce que ce qui n'existe pas ne peut recevoir la vie que de ce qui existe. Si donc aucun être n'eût existé, il eût été impossible que quelque chose commençât à exister, et par conséquent rien n'existerait, ce qui est évidemment faux. Donc tous les êtres ne sont pas des possibles, mais il faut qu'il y ait dans la nature un être nécessaire. Or, tout être nécessaire emprunte à une autre cause sa nécessité d'être, ou il la tient de lui-même. On ne peut dire qu'il l'emprunte à une autre cause, parce que pour les causes nécessaires on ne peut pas plus que pour les causes efficientes aller indéfiniment de cause en cause, comme nous venons de le démontrer. Donc il faut admettre un être qui soit nécessaire par lui-même, qui ne Lire pas d'ailleurs la cause de sa nécessité, mais qui donne au contraire aux autres êtres tout ce qu'ils ont de nécessaire, et c'est cet être que tout le monde appelle Dieu. — La quatrième preuve est prise des divers degrés qu'on remarque dans les êtres. En effet, on remarque dans la nature quelque chose de plus ou moins bon, de plus ou moins vrai, de plus ou moins noble, et il en est ainsi de tout le reste. Or, le plus et le moins se disent d'objets différents, suivant qu'ils approchent à des degrés divers de ce qu'il y a de plus élevé. Ainsi, un objet est plus chaud à mesure qu'il s'approche davantage de la chaleur portée au degré le plus extrême. H y a donc quelque chose qui est le vrai, le bon, le noble, et par conséquent l'être par excellence : car le vrai absolu est l'être absolu, comme le dit Aristote (Met. lib. n, cap. 4). Or, ce qu'il y a de plus élevé dans un genre est cause de tout ce que ce genre renferme. Ainsi, puisque le feu, qui est tout ce qu'il y a de plus chaud, est cause de ce qui est chaud, comme le dit le même philosophe (toc. cit.), il y a donc quelque chose qui est cause de ce qu'il y a d'être, de bonté et de perfection dans tous les êtres, et c'est cette cause que nous appelons Dieu. — La cinquième preuve est empruntée au gouvernement du monde. En effet, nous voyons que les êtres dépourvus d'intelligence, comme les êtres matériels, agissent d'une manière conforme à leur fin : car on les voit toujours, ou du moins le plus souvent, agir de la même manière pour arriver à ce qu'il y a de mieux. D'où il est manifeste que ce n'est point par hasard, mais d'après une intention qu'ils parviennent ainsi à leur fin. Or, les êtres dépourvus de connaissances ne tendent à une fin qu'autant qu'ils sont dirigés par un être intelligent qui la connaît : comme la flèche est dirigée par le chasseur. Donc il y a un être intelligent qui conduit toutesles choses naturelles à leur fin, et c'est cet être qu'on appelle Dieu.


On dit, par exemple, que le juste est en puissance dans les lois, parce qu'il peut en être tiré ; on donne le nom de savant en puissance même à celui qui n'étudie pas, s'il a la faculté d'étudier. L'acte c'est l'être qui bàlit relativement à celui qui a la faculté de bâtir ; l'être qui est éveillé relativement à celui qui dort; l'être qui voit par rapport à celui qui a les yeux fermés, tout en ayant la faculté de voir ; ce qui est fait par rapport à ce qui n'est point fait (Mil., liv. is). Nous empruntons à Aristote lui-même ces exemples pour qu'on se fasse une juste idée de ces deux mots que saint Thomas emploie très-fréquemment.

(2) La manière dont Aristote a exposé cette preuve se trouve développée avec beaucoup de détalis (Sum. cont. Gent. lib. i, cap. 15) ; mais les preuves suivantes n'y sont qu'indiquées.



(1) Cet article est «ne réfutation de l'athéisme et une démonstration de la première vérité exprimée dans le Symhole : Credo in Deum.

(2) Ces cinq démonstrations sont indiquées dans Aristote ; mais saint Thomas les a fortifiées en les développant, et surtout en les dégageant d'une erreur dans laquelle sont tombés tous les philosophes anciens, l'erreur de l'éternité du monde, ce qui infirmait considérablement leurs raisonnements.

(3) Ces mots d'acte et de puissance ne doivent pas être pris dans leur acception actuelle. Pans la langue d'Aristote que reproduit ici saint Thomas, l'acte est pour un objet l'étal opposé à la puissance.



Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Augustin (in Enchrid.c. 11), Dieu étant souverainement bon, il ne permettrait jamais qu'il y eût quelque chose de mauvais dans ses oeuvres, s'il n'avait assez de puissance et de bonté pour tirer le bien du mal même. Il appartient donc à sa bonté infinie de permettre que le mal existe et d'en tirer du bien.

2. Il faut ré pondre au second, que la nature agissant pour une fin déterminée sous la direction d'un agent supérieur, il est nécessaire qu'on rapporte à Dieu comme à leur cause première toutes les choses que la nature opère. De même tout ce que nous faisons d'après nos pensées doit être rapporté à une cause plus élevée que la raison et la volonté humaine. Car la raison et la volonté humaine sont choses changeantes et faillibles, et tout ce qui est faillible et changeant doit être ramené à un premier principe immobile et nécessaire par lui-même, comme nous l'avons vu (in corp. art.).


I pars (Drioux 1852) Qu.1 a.7