Discours 1985 - Bruxelles, Lundi 20 mai 1985

VISITE AU SIÈGE DE LA COMMUNAUTÉ ÉCONOMIQUE EUROPÉENNE

Bruxelles - Lundi 20 mai 1985




Monsieur le Président du Parlement européen, Monsieur le Président du Conseil des Ministres, Monsieur le Président de la Commission des Communautés européennes, Mesdames et Messieurs les Membres du Corps Diplomatique, Mesdames et Messieurs,

1. Les paroles par lesquelles Monsieur Jacques Delors me reçoit, avec tant d’égards, au nom de vous tous, marquent votre intérêt pour la première visite du Pape aux Institutions européennes que vous présidez et que vous animez, ou auprès desquelles vous êtes accrédités. Très cordialement, je remercie Monsieur le Président de la Commission des Communautés européennes et les hauts responsables qui l’entourent, ainsi que le Corps Diplomatique, pour cet accueil si courtois et pour la présentation de vos organismes et de vos services. Je salue avec déférence toutes les personnalités rassemblées aujourd’hui ainsi que l’ensemble de ceux qui collaborent à leurs tâches.

Vous savez avec quelle attention et sympathie mes prédécesseurs ont suivi les efforts déployés pour bâtir la Communauté européenne, a la suite de la seconde guerre mondiale. Pour ma part, j’ai eu bien des occasions, lors des visites que je reçois à Rome et lors de mes voyages, de dire mon intérêt pour tout ce qui contribue à la construction européenne. La présence d’un Nonce Apostolique représentant le Saint-Siège dans le Corps Diplomatique accrédité atteste à la fois la considération dans laquelle vous tenez l’Eglise et notre attention constante à votre action.

Vous recevez aujourd’hui le successeur de Pierre, de l’Apôtre qui, avec Paul, est venu fonder le christianisme sur la terre d’Europe. Notre rencontre est dans l’ordre des choses, car ma mission est d’être témoin dans le monde, avec mes frères dans l’épiscopat et tout le peuple chrétien, de cette foi qui marque l’histoire et la culture de ce continent plus que tout autre; de la foi où une grande partie des hommes et des femmes d’Europe reconnaissent l’orientation fondamentale de leur vie. En répondant à votre invitation, assurément il ne m’appartient pas d’intervenir dans vos tâches, dont je sais bien la complexité et les difficultés. Mais, reconnaissant dans vos Institutions l’expression d’un effort d’unité en Europe, je désire porter avec vous un regard sur notre continent et sa vocation.

A l’approche du troisième millénaire, l’Europe se trouve face à une étape nouvelle de son devenir. Il importe aujourd’hui qu’elle prenne une conscience plus claire de ce qu’elle est, de ce que porte sa mémoire collective d’un passé long et tumultueux, pour ne pas subir son destin comme le produit du hasard, mais construire librement son avenir comme un projet. Et ce projet ne peut que se fonder sur les héritages de l’histoire. En les considérant, il faut se garder d’en exalter les lumières sans y voir les pans d’ombre, et, si l’on explore les zones obscures, de renier ce qu’ont apporté de solide et de bon les siècles précédents.

2. Ce continent a toujours été un lieu de rencontres, un vaste carrefour où des peuples se sont déplacés, supplantés ou alliés. Dès le moment où l’Empire romain donne à l’Europe sa première figure en s’élargissant à partir du bassin méditerranéen, l’unité qu’elle connaît pour un temps résulte de la jonction des courants grecs et latins, bientôt associés avec les peuples anciens de l’occident à l’orient. Ensuite, au prix de beaucoup de rivalités et de conflits, les entités politiques ne cessent de voir changer leurs zones d’influence, notamment avec l’arrivée de peuples différents, au cours de ce qu’il faut bien appeler encore les “invasions”. Il faudra des siècles au christianisme pour atteindre les divers peuples et contribuer en profondeur à faire partager à tant de parties diverses la cohésion d’une inspiration commune, dans la complémentarité de Rome et de Byzance. C’est ainsi qu’une certaine unité de civilisation apparaît, à la faveur d’intenses courants d’échanges. On se rappelle l’action féconde des disciples de saint Benoît, dont mon prédécesseur Paul VI disait qu’ils portaient ensemble “la croix, le livre et la charrue” (PAULI VI Pacis Nuntius, die 24 oct. 1964). On se rappelle l’action des saints Cyrille et Méthode, les missionnaires partis de Byzance, qui, en portant le christianisme aux peuples slaves, eurent le génie d’accepter et de favoriser leur culture dans un heureux accord avec le siège de Rome. Ces figures de fondateurs peuvent symboliser le lent avènement d’un esprit européen chez des hommes qui défrichent la terre, constituent une culture, s’unissent dans une foi.

Nous sommes encore les héritiers des longs siècles où s’est formée en Europe une civilisation inspirée par le christianisme. Mais nous subissons aussi les conséquences durables de graves fractures. Les chrétiens ont rompu la communion fraternelle que l’Evangile demande. Au XIe siècle, la triste séparation de Rome et de Byzance éloigne pour longtemps l’orient de l’occident. Dans les siècles suivants, les nationalités s’affirment. L’organisation sociale se modifie. Cependant les princes et les marchands, les pèlerins et les savants, les artistes et les spirituels parcourent les routes; ils sont les agents et les témoins d’un développement impressionnant de l’intelligence spéculative et pratique, et de sursauts spirituels qui ravivent le sens évangélique de la pauvreté, de l’ouverture à l’autre, de l’espérance. A l’époque médiévale, dans une certaine cohésion du continent entier, l’Europe bâtit une civilisation brillante dont bien des acquis demeurent. Cela n’empêche pas les perversions des valeurs que l’homme voudrait défendre et les disharmonies dans une culture ivre de ses réussites. Les Etats s’affrontent et se montrent conquérants. Le monde chrétien connaît de nouvelles ruptures; celles du XVIe siècle sont profondes. Nous n’avons pas encore su en guérir les blessures.

Nos devanciers, cependant, ont aussi ouvert les voies vers d’autres terres habitées. Poussés par le désir de connaître ce monde confié à l’homme, ayant progressé dans les techniques, ils partent à la découverte de continents pour eux nouveaux. Surprenante aventure! Ils vont planter la croix, faire partager l’espérance chrétienne, diffuser leur progrès intellectuel et technique. Mais ils sont aussi conquérants, ils vont implanter leur culture, ils s’approprient les richesses d’autres groupes ethniques dont trop souvent ils dédaignent les traditions propres et que trop souvent ils soumettent cruellement à leur pouvoir. Ainsi, la relation des Européens avec les hommes des autres continents est-elle ambiguë: ils transportent ailleurs autant leur génie que leurs faiblesses, autant leur générosité que leur appétit de puissance et de richesses, autant l’aptitude au progrès humain et la foi que leurs excès et leurs fautes.

Notre continent reflète bien les paradoxes de l’homme: capable d’intelligence et de maîtrise, de dévouement et de sainteté, il est aussi capable de détruire, par avidité et par orgueil. Il connaît sa dignité et se propose la vertu, et il cède aussi à des comportements dévoyés qui l’avilissent. Cependant, si nous considérons la civilisation et la culture qui se sont formées jusqu’au début des temps modernes, nous pouvons reconnaître leurs racines chrétiennes. Cela apparaît dans une certaine conception de l’homme. Il est convaincu que la personne humaine a une valeur unique au centre du monde, que l’histoire a un sens, que le progrès est possible dans tous les domaines, que l’espérance demeure de bâtir un monde fondé sur la justice et la solidarité dans le respect du droit, qu’il est possible de ne pas se laisser submerger par le mal. La foi le confronte sans cesse à un idéal et, si les discordances entre la grandeur de sa vocation et l’infidélité dans sa réalisation le font souffrir, il se sait invité à se dépasser sans cesse, et il éprouve les bienfaits de la réconciliation.

3. Les derniers siècles qui ont modelé l’Europe contemporaine sont marqués par une intense expansion de l’activité humaine: on assiste à un développement rapide des sciences et des techniques. Simultanément, la réflexion de l’homme sur lui-même explore les richesses de la personne et les bases de la vie en société. C’est le temps où les philosophes tracent de nouvelles voies pour l’activité rationnelle. C’est le temps où de grands juristes reprennent les fondements du droit. Les valeurs de liberté et d’égalité sont reconnues comme les premiers droits de l’homme. Tout cela conduit à de nouvelles visions du monde, aux révolutions industrielles, à des changements profonds dans les structures sociales.

Cependant, l’accroissement des richesses de toute nature n’entraîne que bien peu de progrès dans l’équité. Les particularismes nationaux s’accusent, les luttes pour la prépondérance jalonnent l’histoire des puissances. Au cours de ces périodes, une certaine ivresse saisit l’homme conscient de ses capacités de progrès. L’optimisme rationaliste que lui inspirent ses conquêtes le conduit à la négation de tout idéal transcendant qui échapperait à la maîtrise de son propre génie. Divers courants de pensée, philosophiques et idéologiques, discréditent l’adhésion à une foi, et ils mènent à un soupçon sur Dieu qui rejaillit sur l’homme lui-même, en le privant d’une pleine conscience de ses raisons de vivre. On essaie d’ériger en absolu la puissance de l’homme ou le dynamisme de son histoire, mais avec comme conséquence l’émergence d’idéologies et de systèmes politiques qui entravent la liberté de l’homme et amoindrissent sa générosité. La négation pratique de beaucoup de valeurs spirituelles entraîne l’homme à vouloir à tout prix la satisfaction de son affectivité et à méconnaître les fondements de l’éthique. Il demande la liberté et fuit les responsabilités; il aspire à l’opulence et ne parvient pas à effacer la pauvreté à côté de lui; il professe l’égalité de tous et cède trop souvent à l’intolérance raciale. En dépit de tout ce qu’il revendique pour lui-même, et de tout ce qui lui est en effet accessible, l’homme contemporain est tenté par le doute sur le sens de sa vie, par l’angoisse et le nihilisme.

On peut dire que les deux guerres mondiales, déclenchées sur ce continent, furent les conséquences et aussi les révélateurs de la crise humaine que traverse désormais l’humanité entière. On est pris de vertige devant les morts innombrables qu’ont provoquées ces conflits, les blessures des corps et des coeurs, les destructions massives, et la terrible gravité des fautes qui avaient entraîné ce malheur. Quarante ans après, les cicatrices demeurent. Un ébranlement aussi profond pèsera longtemps dans la mémoire, d’autant plus que des fractures aggravées subsistent. Dans mon message de Pâques, j’ai voulu rappeler au monde entier non seulement le caractère terrible du conflit qui a déchiré tant de peuples, mais aussi la signification du sacrifice de millions de victimes: leur vie a été offerte pour briser les cycles de la violence et défendre la dignité de l’homme (IOANNIS PAULI PP. II Nuntius Paschalis «Urbi et Orbi», die 7 apr. 1985: vide supra, pp. PP 934 s.).



4. Mesdames et Messieurs, j’ai voulu vous faire part de ces réflexions sur l’histoire à la fois terrible et belle de notre continent, parce que nous vivons marqués par des ruptures parfois très anciennes, mais aussi parce que nous disposons d’un héritage d’une grande richesse sur lequel se fonde la vocation de l’Europe et ses tâches en notre temps.

Nous voici rassemblés au siège de vos Institutions, parce que, très vite après la seconde guerre mondiale, un grand nombre d’Européens se sont rejoints dans la conviction que les divisions des hommes et les oppositions des pays ne sont pas inéluctables. Il fallait assurer la paix sur les bases d’une entente durable, il fallait recréer les conditions d’une unité. Des hommes qui avaient eux-mêmes souffert, ont pris l’initiative de proposer aux pays d’Europe de s’engager dans une coopération plus stable que les alliances antérieures, et de fonder ensemble une communauté. Parmi les fondateurs, nous évoquons les figures de Jean Monnet, de Robert Schuman, d’Alcide de Gasperi, de Konrad Adenauer, de Winston Churchill, de Paul-Henri Spaak. Avec tant d’autres qu’il est impossible de citer, leur mérite a été de ne pas se résigner à un morcellement de l’Europe qui l’eût empêchée de se reconstruire, de développer un patrimoine culturel et matériel étonnamment riche, de retrouver son dynamisme en renouant avec les inspirations positives de son histoire.

Les fondateurs de vos Institutions avaient eu l’intuition que le domaine économique se prêtait en premier lieu à un projet communautaire, tant en raison de la situation mondiale que pour éviter désormais les concurrences dangereuses pour la paix. De fait, une coopération s’est instaurée, dont vous êtes les artisans. Vos tâches complexes demeurent ardues, il vous est souvent difficile de concilier les points de vue pour décider d’agir. Il reste encore à confirmer une volonté commune et à dégager une vision d’ensemble; vous ressentez le besoin d’approfondir la concertation des instances politiques et économiques avec les partenaires sociaux et tous ceux qui concourent au bien commun. C’est ensemble, avec détermination, que toutes les personnes responsables doivent affronter et résoudre les problèmes humains que pose durement la vie économique. Parmi les plus préoccupants, je citerai celui du chômage, celui de l’accueil des jeunes dans la vie professionnelle, celui de la grande pauvreté de certains face à l’opulence de beaucoup. La première raison d’être des activités économiques est de permettre à tous de vivre selon leur dignité; le reconnaître clairement devrait amener à mieux soumettre les intérêts particuliers aux objectifs essentiels. Le Concile Vatican II a résumé ces objectifs en disant: “Les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une même famille humaine font scandale et font obstacle à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine ainsi qu’à la paix sociale et internationale”.

5. Pour bâtir leur unité, les Européens ont besoin de retrouver une meilleure cohésion. Un grand projet ne peut aboutir qu’appuyé par l’apport original de chacun au service de la communauté. Dans un continent où les différences culturelles sont fortement marquées - la variété des langues qu’on y parle le montre clairement -, l’écoute mutuelle, d’une région à l’autre, constitue un enrichissement précieux. Dans le passé on peut songer à l’art roman, et plus tard à l’art gothique, où une même inspiration artistique et spirituelle s’exprimait dans une souple diversité, en alliant heureusement le génie de chaque région avec les influences venues des autres. Les échanges se développent dans les domaines techniques et scientifiques; plus largement, ce sont tous les habitants qui devraient se rencontrer davantage, dès la jeunesse. Leur connaissance mutuelle, loin d’appauvrir les traditions particulières, élargira les qualités humaines de tous. Sur ce plan, les frontières des traités ne sauraient tracer des limites à l’ouverture des hommes et des peuples; les Européens ne peuvent se résigner à la division de leur continent. Les pays qui, pour des raisons différentes, ne participent pas à vos Institutions ne peuvent être écartés d’un désir fondamental d’unité; leur contribution spécifique au patrimoine européen ne peut être ignorée.

D’autre part, chacun a conscience désormais que la vie d’un continent, aussi féconde que soit sa culture, ne saurait aujourd’hui se fermer à l’apport des autres; on pense aux civilisations développées en dehors de l’influence chrétienne; on pense également aux autres régions du monde où s’est épanouie la culture d’inspiration européenne et chrétienne, souvent enrichie au contact d’autres groupes ethniques. L’ouverture aux autres fait partie des composantes essentielles d’un esprit formé par la tradition chrétienne; les Européens ont le devoir de la vivre dans le respect fraternel de tous les hommes; il entre dans leur vocation de développer le sens de l’universel.

6. Faire face aux défis de l’économie et élargir les échanges humains, ce sont des préoccupations qui amènent à évoquer d’autres problèmes majeurs que pose la crise de notre temps. En premier lieu, comme je l’ai dit en évoquant l’histoire, nous nous trouvons face à un ébranlement moral et spirituel de l’homme, particulièrement sensible en vos pays. On dirait qu’il joue avec la vie, quand il ne se laisse pas saisir par la désespérance. L’aisance avec laquelle la science intervient dans les processus biologiques peut entraîner des égarements mortifères. L’acte merveilleux de transmettre la vie se voit privé d’une part de son sens; le coulpe se ferme sur lui-même; avec le consentement de la société, il en vient trop souvent à refuser à l’être sans défense la dignité d’homme et le droit de vivre. Ou bien, la volonté de posséder un enfant justifie des manipulations qui font violence à la nature de l’être humain. Une certaine priorité donnée aux satisfactions affectives de l’individu compromet la stabilité du couple et de la famille et fait perdre de vue les vraies finalités du mariage. Ces graves altérations dans l’éthique chez une part de nos contemporains ne sont-elles pas liées à l’absence d’un idéal, à l’étroitesse du projet humain quand il lui manque l’ouverture de la foi? Mesure-t-on aussi les conséquences d’une diminution du nombre des naissances qui poursuivront les réussites de la population? L’homme aurait-il perdu confiance dans une libre et fidèle communion avec l’autre, dans le développement de toutes ses possibilités, à commencer par celle de donner le meilleur de soi-même à ceux qui poursuivront les réussites de la civilisation et feront croître sa beauté? D’avoir renoncé aux aspirations généreuses et désintéressées, cela entraîne les maux de la solitude et durcit les écarts entre les générations. Les jeunes sont déçus du monde où nous les plaçons. Nos manières de vivre leur permettront-elles de respecter leur propre dignité d’hommes, de découvrir un idéal, de s’épanouir dans une communion d’êtres heureux dans leur dignité? Il est de notre responsabilité à tous de mesurer l’enjeu de ces questions. L’homme a assez de pouvoir sur lui-même pour reprendre sa route, se relever s’il est tombé, et répondre à la vocation de se dépasser sans cesse.

7. Lorsque, de la vie de chacun, le regard se porte sur l’ensemble du monde, d’autres menaces apparaissent. Du nord au sud, les ressources sont inégalement partagées entre les hommes fondamentalement égaux, et la famine sévit. La solidarité s’impose. Le Concile Vatican II a énoncé ce principe: “Tout groupe doit tenir compte des besoins et des légitimes aspirations des autres groupes, et plus encore du bien commun de l’ensemble de la famille humaine” (Gaudium et Spes GS 26). Les graves paroles de mon prédécesseur Paul VI, dans l’encyclique où il analysait les problèmes du développement, gardent toujours leur actualité: “Les peuples de la faim interpellent aujourd’hui de façon dramatique les peuples de l’opulence” (PAULI VI Populorum Progressio PP 3 die 26 mar. 1967). Répondre à ces appels est un devoir. Je voudrais saluer ici les efforts menés par la Communauté européenne pour établir des relations plus justes avec les pays les plus pauvres, en particulier dans le cadre des conventions de Lomé. Que l’Europe ne cesse d’entendre les appels venus de ceux que menace le dénuement! Qu’elle ait le courage d’accroître encore la portée concrète de la solidarité! Que le sens de la justice l’inspire!

Dans l’ensemble du monde, des blocs s’affrontent, des conflits déchirent des nations entières. Les tentatives d’hégémonie prennent une ampleur inconnue encore et s’appuient sur des idéologies déshumanisantes. Cela souligne les responsabilités des peuples qui ont reçu beaucoup, pour qu’ils s’unissent et parlent d’une seule voix en faveur de la paix, pour qu’ils ne se résignent pas aux confrontations, pour qu’ils résistent à la course aux armements qui draine trop de ressources au détriment des besoins élémentaires et qui accentue les tensions. Dans le cadre de l’ensemble de l’Europe, l’Acte final de la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe représente un jalon appréciable sur les voies d’un dialogue qui reste à approfondir et à rendre plus efficace. Que d’autres initiatives soient assumées avec courage pour sauver la paix!

Pour leur part, les chrétiens désirent profondément que l’humanité consolide toute entente qui se fonde sur le respect de l’homme et qu’elle bâtisse la paix. Par leur propre recherche de l’unité, ils souhaitent être un signe vivant d’une confiance mutuelle, d’une marche vers l’harmonie qu’ils espèrent partager fraternellement.



8. En venant parmi vous, j’ai le vif désir de reconnaître les réalisations positives de vos Institutions. Je voudrais en particulier saluer l’entrée prochaine de deux pays d’illustre tradition dans votre communauté. Et j’émets le voeu qu’elle sache avancer avec détermination vers la solution des lourds problèmes de ce temps. Que les progrès accomplis en ces dernières décennies vous encouragent! Que les défis d’aujourd’hui vous stimulent!

Instruit par sa propre histoire, le christianisme peut dire au monde que les divisions sont surmontables, que les blessures peuvent guérir, pourvu que le monde présent s’inspire de l’amour et n’éteigne pas l’espérance. Je reprends aujourd’hui l’appel que j’ai adressé à l’Europe depuis Compostelle: “Retrouve-toi-même. Sois toi-même. Découvre tes origines. Avive tes racines” (IOANNIS PAULI PP. II Adhortatio Europaeis gentibus in urbe Compostellana habita, 4, die 9 nov. 1982: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, V, 3 (1982) 1260). Fonde ton avenir sur la vérité de l’homme, ouvre tes portes à la solidarité universelle!



DISCOURS À LA COMMUNAUTÉ ACADÉMIQUE DE LOUVAIN-LA-NEUVE

Mardi 21 mai 1985


Monsieur le Recteur, Chers amis,




1. En m’adressant aujourd’hui à la communauté académique, je vous confierai d’abord le plaisir tout particulier que j’éprouve chaque fois qu’il m’est donné de franchir l’enceinte d’une université. Ma présence en ce beau site de Louvain-la-Neuve réveille en moi les souvenirs d’une longue et heureuse association avec l’enseignement supérieur. Maintenant, par ses voies mystérieuses, la Providence m’a confié l’incomparable tâche d’enseigner à toutes les nations l’Evangile que Jésus Christ a confié à Pierre et aux Apôtres. Et c’est à ce titre surtout que j’ai répondu avec joie à votre invitation.

A côté des professeurs et étudiants de cette université, je salue les représentants des autres Instituts universitaires catholiques francophones de Belgique, notamment de Namur et de Mons. Je suis également heureux de voir rassemblés ici les habitants du site dont l’existence est marquée par cette implantation universitaire moderne. Oui, je remercie tous ceux qui sont venus s’associer à la communauté universitaire pour y rencontrer le Pape et manifester leur communion avec lui et, à travers lui, avec l’Eglise universelle qu’il est chargé de conduire dans la fidélité, dans l’unité et dans une progression cohérente.



2. Votre université elle-même vit une certaine universalité. Elle est intimement liée à l’histoire de l’Eglise en Europe et dans le monde. Depuis plus de cinq siècles, elle continue, avec détermination et intelligence, la mission que mon prédécesseur, le Pape Martin V, lui confiait, en instituant en 1425 le “Studium Generale” qui allait devenir l’Université catholique de Louvain. La semence a porté ses fruits. L’“arbre” a connu une belle croissance, il a développé les trois facultés originelles - droit, médecine, arts -, il s’est ramifié en de multiples secteurs nouveaux en fonction des besoins et des spécialisations de la science.

En cette époque moderne, troublée mais aussi pleine d’espoir, votre vocation d’université catholique revêt toujours une importance capitale. C’est d’elle que je vais principalement vous entretenir ce matin; hier, à Leuven, j’ai surtout traité des rapports de la culture et de la foi. Est-il besoin de dire que les deux thèmes valent également pour les deux universités? Les circonstances historiques récentes ont amené, en effet, à dédoubler l’Université de Louvain en deux universités soeurs Mais, à Louvain-la-Neuve et à Woluvé, vous entendez poursuivre avec sérénité et clairvoyance, comme à Leuven, l’esprit originel de l’Alma Mater.

3. Ni sur le plan du progrès scientifique, ni au niveau de la réflexion chrétienne, vous ne vous êtes laissés distancer par les problèmes nouveaux que pose l’évolution des temps et des cultures. La réputation de l’Université de Louvain a débordé amplement les frontières de votre pays et de l’Europe. Vous accueillez un grand nombre d’étudiants du monde entier. Vous continuez, comme par le passé, à former des savants, des humanistes, des théologiens, des chercheurs, qui font honneur à la science, et dont l’engagement au service de la recherche, de la foi, de la justice et du développement de l’humanité constitue votre fierté légitime. Mais, le plus fondamental, c’est votre intention déclarée et votre projet renouvelé de vouloir toujours poursuivre du même pas les avances de la science et les requêtes d’une culture ouverte à toutes les valeurs de l’Evangile.

D’aucuns, vous le savez, ont pu prétendre qu’une université se contredit elle-même en se déclarant catholique. La réfutation de cette affirmation simpliste, c’est l’histoire elle-même qui la fournit, car nul universitaire, nul historien ne peut sérieusement prétendre que les universités de Paris, de Bologne, de Salamanque, de Cracovie n’ont pas été de véritables universités. C’est précisément l’Eglise catholique qui a donné naissance et impulsion vitale à ces premières institutions universitaires. Cette histoire, c’est aussi la vôtre. Et vous en vivez aujourd’hui une nouvelle étape, solidement enracinée dans le passé et résolument tournée vers l’avenir.

4. Il faut plutôt l’affirmer avec fierté: une université catholique, du fait même de sa catholicité, est appelée à être plus pleinement encore “université”. La raison fondamentale en est l’exigence d’universalité que comporte la notion d’université. En effet, l’université catholique, par vocation et exigence radicale, est ouverte à la vérité dans tous les domaines, à toute la vérité. Rien dans l’univers matériel ne lui est étranger, et rien non plus dans l’univers spirituel ne reste en dehors de ses préoccupations intellectuelles. Par son action et par sa créativité, l’université catholique témoigne, au coeur même des cultures de notre temps, de la nécessité essentielle, pour l’avenir de l’homme et de sa dignité, de cultiver la vérité sans exclusion. Car cette vérité est une montagne fascinante: son sommet plonge dans la nuée lumineuse du mystère de Dieu, dont l’invisible s’est rendu visible à nos yeux dans le Verbe incarné; en Lui se manifestent à notre intelligence éclairée par la foi, dans la même personne faite chair, la Vérité de Dieu et la Vérité de l’homme. Cette dimension fondamentale risque d’être voilée si l’on en reste à une sorte de pragmatisme universitaire, enclos dans le champ limité de matières juxtaposées, sans rechercher leur cohérence et leur signification ultime pour les êtres humains et pour la société. L’éclectisme n’est pas une attitude universitaire, car il mésestime la recherche de la vérité pour elle-même.

5. L’engagement à servir la vérité tout entière apparaît du reste comme une exigence de la liberté de recherche, d’enseignement et de diffusion. Je sais que l’Université catholique de Louvain, par la réflexion qu’elle encourage parmi ses professeurs, par ses publications, par les congrès qu’elle accueille en ses murs, entend assumer pleinement la liberté de servir toute la vérité, même si cette attitude intellectuelle rencontre parfois des difficultés qu’il ne faut pas minimiser. La culture moderne s’accompagne en effet d’un pluralisme d’attitudes, de comportements, d’idéologies. Et cette forme de liberté est chère aux sociétés démocratiques. Mais prenons garde aussi qu’au nom du pluralisme, d’aucuns ne veuillent imposer aux institutions d’enseignement une sorte de neutralité des esprits, où toutes les opinions auraient même valeur, où toutes les conceptions de l’homme se confondraient dans une indifférence généralisée.

C’est précisément le rôle de l’université catholique de dépasser aussi bien la simple organisation pragmatique des enseignements, qu’un pluralisme éthique ou intellectuel sans absolu: celui-ci n’aboutirait en effet qu’à affadir le sel de l’esprit, et à engloutir l’humanité même de l’homme dans un insipide mécanisme d’adaptation sociale, privé de réelle profondeur et dépourvu de cette ampleur illimitée qui est en même temps le propre et l’honneur de l’esprit humain, créé à l’image de Dieu.

6. Retrouver sans cesse le dynamisme créateur de l’esprit suppose, de la part de toute la communauté universitaire, et en particulier des enseignants et des autorités académiques, une volonté tenace de dépassement et un rattachement vivant à l’espérance théologale. La science, le savoir n’acceptent pas la fatalité, mais s’efforcent de construire librement l’avenir. Envisagée à cette lumière, la science est un moyen d’empêcher le fatalisme de l’avenir.Celui-ci n’est plus un destin à subir, mais un projet et une tâche à réaliser ensemble, avec la lumière de Dieu qui pénètre le secret du dynamisme propre à toute université catholique, y permet un accueil sans réserve de l’Evangile du Christ et un service généreux, intelligent, de son Eglise. En fin de compte, l’université catholique suppose un exercice de l’intelligence qui intègre une vision de foi.C’est ce qui donne une dimension si vaste à la recherche et une véritable liberté de l’esprit, qui sait aussi se critiquer lui-même, se recentrer sans cesse par référence au fondement premier qu’est Jésus Christ vivant dans le monde et dans l’Eglise, au dépôt de la foi authentifié par le magistère vivant de l’Eglise (Cfr. Dei Verbum DV 2 Lumen Gentium LG 25). Pour l’universitaire chrétien, l’univers entier de la création, l’histoire de l’humanité, les projets et le destin de l’homme ne sont pas étrangers à cette économie divine, que les premiers penseurs chrétiens et les Pères de l’Eglise cherchaient à présenter comme l’explication ultime du mystère de l’homme. Or, pour arriver à approfondir cette conviction fondée sur l’intelligence et sur la foi, il faut nécessairement, de la part des professeurs comme des étudiants, cultiver consciemment une attitude, un affinement spirituels qui permettent d’illuminer de l’intérieur toutes les entreprises de la vie intellectuelle. Il n’est pas de matière d’enseignement, il n’est pas de problèmes humains qui restent de soi étrangers à une perspective chrétienne, car la foi nous l’enseigne: les mystères de la Création, de l’Incarnation et de la Rédemption ont transformé et enrichi à jamais le savoir et la sagesse de la famille humaine, la science et la culture de toute l’humanité.



7. Et lorsqu’il s’agit de la théologie proprement dite, et de ses sciences annexes, il est évident - c’est la définition de son objet et du caractère rigoureusement scientifique de sa méthode propre - que l’étude elle-même s’exerce sur un donné, le donné de la Révélation, le dépôt de la foi, tel qu’il a été vécu et explicité de manière certaine au cours de l’histoire de l’Eglise avec l’aide de l’Esprit Saint, tel qu’il est proposé par le Magistère de l’Eglise dans ses aspects doctrinaux et ses implications éthiques, qui constituent autant de points fermes et de pistes sûres.

Aujourd’hui, un certain nombre de questions sont sans doute nouvelles, notamment dans le domaine éthique. Diverses expérimentations ont lieu, un peu partout dans le monde, y compris dans le domaine de la vie humaine. D’autre part, un certain nombre de nos contemporains paraissent ne pas bien saisir les exigences de l’Eglise pour leur vie familiale ou pour leur vie sociale. Les savants, mais aussi l’opinion publique, les simples gens, interpellent l’Eglise sur ce qu’ils ressentent confusément soit comme une entrave à leur liberté, soit au contraire comme une garantie de leur dignité. Ils attendent du corps enseignant d’une université catholique comme la vôtre une grande attention à leurs questions, et ils ont besoin en même temps d’un témoignage clair et convaincant sur les principes susceptibles d’éclairer leur conscience, en parfaite harmonie avec les nettes affirmations de l’Eglise en matière de foi et de moeurs, et avec les orientations pastorales qu’elle donne.

Les évêques unis au Pape ont la charge d’enseigner ou de rappeler cette doctrine dans son authenticité. Ce sont eux, d’ailleurs, qui sont responsables des universités catholiques, autour de celui qui est leur grand Chancelier. Pasteurs, ils veillent à l’unité du Peuple de Dieu dans la foi. Ils ont absolument besoin de l’aide qualifiée des théologiens professionnels, dont l’autorité dans l’Eglise vient de la mission reçue du Magistère légitime. Il revient à ces théologiens d’inventorier la doctrine, de répercuter l’enseignement ordinaire de l’Eglise, et en même temps de l’approfondir, de l’illustrer, d’éclairer les questions controversées et les problèmes complexes qui touchent à la foi. Leur rôle est capital pour mettre en lumière les fondements des affirmations de la foi et de toutes les valeurs chrétiennes, comme par exemple les valeurs de la famille et de la convivialité, de l’amour humain, du respect de la vie humaine et de la dignité de la personne. Il est non moins important que, selon les principes chrétiens, ils préparent la voie permettant de répondre aux nouvelles questions et suscitent un développement cohérent, authentique de la doctrine, au sens où l’entendait Newman, sans se départir d’une attitude confiante envers l’Eglise.

Chers amis théologiens, je ne peux pas répéter ici tout ce que j’ai développé à votre intention en d’autres circonstances, par exemple à Fribourg en Suisse, au sujet du service hors pair et délicat confié aux théologiens. Vous êtes reliés au Magistère, sans vous confondre avec lui. Vous êtes avec nous les serviteurs de la Vérité qui nous vient de Dieu et qui est en même temps un grand dessein messianique pour l’homme. C’est l’honneur et la responsabilité de chacun des professeurs, et de l’université elle-même.

8. J’ai devant les yeux beaucoup d’étudiants de divers pays et de nombreux habitants du site de Louvain-la-Neuve. Chacun porte sûrement en son coeur un certain nombre de questions touchant sa foi, sa pratique religieuse, ses problèmes de vie. Chacun arrive d’ailleurs ici marqué par son histoire personnelle, l’histoire de sa famille, de son pays. Dans ce cheminement, chers amis, vous désirez être respectés, aimés, soutenus par une communauté capable de vous apporter amitié et dynamisme spirituel. C’est pourquoi j’encourage vivement tous ceux qui participent à l’animation religieuse de la communauté universitaire, où la paroisse a un rôle de premier plan. Je vous souhaite à tous d’y trouver des possibilités adaptées de prière, de célébration, de réflexion chrétienne, d’approfondissement doctrinal, de partage d’amitié, et surtout les divers engagements chrétiens qui correspondent à votre foi et à vos charismes. Je salue spécialement les familles religieuses présentes sur le site ou à proximité de celui-ci: qu’elles continuent à s’associer à cette grande oeuvre d’animation pastorale! Que chaque chrétien puisse y approfondir sa foi, en répondant aux exigences de l’oecuménisme! Que les catholiques y soient fortifiés dans leur connaissance de l’Eglise, dans son amour et dans son service! Et qu’ils sachent répondre, si Dieu les y appelle, à la vocation sacerdotale, religieuse, contemplative, apostolique, missionnaire, dont le Seigneur leur fera la grâce!

9. Chers amis, l’emblème de votre Université porte providentiellement la figure de Notre-Dame, Siège de la Sagesse. C’est plus qu’un symbole, c’est un sceau de fidélité à vos origines et le gage d’une espérance pour vos tâches universitaires de demain. Et je voudrais, au terme de cette rencontre de Louvain-la-Neuve, faire miennes les paroles par lesquelles votre Recteur accueillait naguère l’Assemblée générale de la Fédération internationale des Universités catholiques: “J’implore Notre-Dame, Siège de la Sagesse et patronne de notre Université, et je lui demande de nous éclairer pour que nos Universités apportent à la face d’un monde inquiet un témoignage de foi, d’amour et d’espérance. Qu’elle nous rende vigilants face à tout ce qui émousserait nos références à l’Evangile! Qu’elle nous donne le courage des mises en question libératrices!

Que Notre-Dame nous apprenne à nous émerveiller de notre double vocation: parfaire la création dont Dieu nous a confié la gestion, et reconnaître dans tous les hommes le visage de son Fils ressuscité”. Que Notre-Dame, Siège de la Sagesse, vous donne encore pour longtemps la force d’âme et la joie de poursuivre la mission originelle et toujours actuelle de l’Université catholique de Louvain! Avec toutes les universités catholiques du monde, vous apportez une contribution que l’Eglise estime tout à fait indispensable dans son dialogue avec les cultures de notre temps.

A tous ceux qui se rattachent à la Communauté de Louvain-la-Neuve, à vous tous, étudiants, professeurs, chercheurs, membres du personnel de cette Université qui est toujours demeurée chère à mon coeur, je donne ma Bénédiction Apostolique.




Discours 1985 - Bruxelles, Lundi 20 mai 1985