II-II (Drioux 1852) Qu.37 a.2
Après avoir parlé de la discorde nous avons à nous occuper de la contention. — A ce sujet deux questions se présentent : 1° La contention est-elle un péché mortel ? — 2° Est-elle fille de la vaine gloire ?
Objections: 1. Il semble que la contention ne soit pas un péché mortel. Car on ne trouve pas de péché mortel dans les hommes spirituels, et cependant il s'élève entre eux des disputes, suivant ces paroles de l'Evangile (Lc 22,24) : Il s'éleva une contestation entre les disciples de Jésus pour savoir lequel d'entre eux était le plus grand. La contention n'est donc pas un péché mortel.
2. Celui qui a de bons sentiments ne peut voir avec plaisir le péché mortel dans son prochain. Or, l'Apôtre dit (Ph 1,17) qu'il y en a qui annoncent le Christ par contention ; puis il ajoute : Je m'en réjouis et je m'en réjouirai. La contention n'est donc pas un péché.
3. Il y en a qui, dans le jugement ou la discussion, se livrent à des débats très-animés sans qu'il y ait aucun mauvais dessein de leur part, mais plutôt dans de bonnes vues; tels sont ceux qui combattent par la discussion les hérétiques. C'est pourquoi, à propos de ces paroles de l’Ecriture (1S 14): Accidit quadam die, la glose dit (Ordin.) que les catholiques ne cherchent pas à discuter contre les hérétiques, à moins que ceux-ci ne les aient les premiers provoqués au combat. La contention n'est donc pas un péché mortel.
4. Job paraît avoir eu une contestation avec Dieu, suivant ces paroles (Jb 39,32) : Celui qui dispute avec Dieu se repose-t-il aussi facilement? Cependant Job n'a pas péché mortellement, puisque le Seigneur dit de lui (Jb 42,7) : Vous n’avez-pas parlé droitement en ma présence comme mon serviteur Job. La contention n'est donc pas toujours un péché mortel.
En sens contraire Mais c'est le contraire. La contention est opposée au précepte de l'Apôtre, qui dit (2Tm 2,14) : Ne vous livrez point à des disputes de paroles, et qui ailleurs (Ga 5) met la contention au nombre des oeuvres de la chair qui empêchent d'arriver au royaume de Dieu. Or, tout ce qui exclut l'homme du royaume de Dieu et qui est contraire à la loi est un péché mortel. La contention est donc un péché de cette nature.
CONCLUSION. — La contention par laquelle on combat la vérité d'une manière déréglée et avec de mauvaises intentions est un péché mortel, mais la contention par laquelle on combat la fausseté comme il faut et quand il convient est louable; celle par laquelle on combat l'erreur, mais hors de propos, peut être un péché véniel.
Réponse Il faut répondre que la contention est un effort qu'on fait contre quelqu'un. Par conséquent, comme la discorde implique dans la volonté une certaine contrariété, de même la contention implique dans le langage une certaine opposition. C'est pourquoi, comme le discours se développe par les contraires, les rhéteurs font de l’antithèse (1) une figure de rhétorique. Cicéron dit (Rhet. lib. iv, ad Her.) que l'antithèse oppose les mots aux mots, les idées aux idées, comme dans cet exemple : La flatterie est douce dans les commencements, mais les suites en sont pleines d'amertume. La contrariété dans les discours peut se considérer de deux manières : 1° relativement à l'intention de celui qui discute ; 2° par rapport au mode. A l'égard de l'intention, il faut considérer si elle est opposée à la vérité ; dans ce cas, elle est blâmable (2), ou si elle est opposée à la fausseté, et alors elle est louable (3). Pour le mode, il faut examiner si le mode de discussion adopté est convenable pour les personnes (4) et pour les matières qu'on traite, parce qu'alors il est digne d'éloges. C'est ce qui fait dire à Cicéron (Rhet. lib. ii) que la discussion a pour but d'établir une chose et d'en réfuter une autre. Si le mode ne convient ni aux personnes, ni aux matières que l'on traite, la discussion est blâmable. Par conséquent, si l'on considère la contention comme étant une attaque contre la vérité et comme étant déréglée dans son mode, elle est un péché mortel. C'est cette espèce de contention que saint Ambroise (S) définit en disant (Glos. ord. ad. Rom. i) que la contention est une attaque contre la vérité soutenue avec de grandes clameurs dans lesquelles on met sa confiance. Au contraire, si on appelle contention l'attaque de l'erreur soutenue avec toute l'ardeur qu'on doit y mettre, cette action est louable. Mais si, dans une discussion, on attaque l'erreur d'une manière qui n'est pas convenable, il peut y avoir péché véniel, à moins que dans la dispute on ait tellement dépassé les bornes qu'il en soit résulté un scandale pour les autres. C'est pourquoi l'Apôtre, après avoir dit (2Tm 2,14) : Ne vous livrez, point à des disputes de paroles, ajoute : Car elles ne sont bonnes qu'à pervertir ceux qui les entendent.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les disciples du Christ n'avaient pas l'intention, dans leur dispute, d'attaquer la vérité, puisque chacun d'eux soutenait ce qui lui paraissait vrai. Leur contestation était cependant déréglée, parce qu'elle portait sur ce qui ne devait pas en faire l'objet, sur la primauté d'honneur. Car ils n'étaient pas encore spirituels, comme l'observe la glose (Glos. ex Beda, lib. vi Com. in ). Aussi le Seigneur leur imposa-t-il silence.
2. Il faut répondre au second, que ceux qui annonçaient le Christ par contention étaient répréhensibles, parce que, quoiqu'ils n'eussent pas combattu la vérité de la foi, puisqu'ils la prêchaient, néanmoins ils étaient contraires à la vérité, parce qu'ils pensaient susciter des embarras à l'Apôtre qui prêchait la véritable foi. Aussi saint Paul ne se réjouissait-il pas de leur contention mais des fruits qui en résultaient, c'est-à-dire de la prédication du Christ, parce que les maux sont souvent la cause occasionnelle de certains biens.
3. Il faut répondre au troisième, que, selon son essence complète, c'est-à- dire selon qu'elle est un péché mortel, la contention a lieu dans le jugement quand on combat la vérité de la justice, et elle se produit dans la discussion quand on a l'intention de combattre la vérité de la doctrine (1). C'est en ce sens que les catholiques ne disputent pas contre les hérétiques, mais c'est plutôt l'opposé. Que si l'on considère la contention dans le jugement ou la discussion, suivant ce qu'elle a d'imparfait, c'est-à-dire selon qu'elle implique une certaine dureté de langage, elle n'est pas toujours un péché mortel.
5. Il faut répondre au quatrième, que le mot contention se prend en cet endroit pour le mot dispute. Car Job avait dit (Jb 13,3) : Je parlerai au Tout- Puissant et je désire disputer avec Dieu. Il n'avait pas l'intention de combattre la vérité, mais il voulait la rechercher, et dans cette recherche il a eu soin de n'abuser ni de l'esprit, ni de la parole.
(1) L'antithèse s'exprime en latin par le mot contentio; ce qui donne lieu à ce rapprochement un peu forcé.
(2) On ne peut, pas sans une faute grave, attaquer la vérité connue.
(3) Ainsi les docteurs de l'Eglise ont acquis les plus grands mérites en attaquant les hérésies.
(4) Dans aucune circonstance on ne doit injurier ses adversaires.
(5) Ce passage est plutôt de saint Anselme,
(1) Elle existe dans celui qui attaque la vérité, mais non dans celui qui la soutient.
Objections: 1. Il semble que la contention ne soit pas fille de la vaine gloire. Car la contention a de l'affinité avec le zèle ou la jalousie. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (1Co 3,3) : Puisqu'il y a parmi vous des jalousies et des disputes, n'êtes-vous pas charnels et ne vous conduisez-vous pas selon le vieil homme ? Or, le zèle appartient à l'envie. Donc la contention en vient aussi.
2. La contention est accompagnée de certaines clameurs. Or, c'est la colère qui nous fait pousser ces cris, comme le prouve saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17). La contention est donc produite par la colère.
3. La science paraît être entre autres choses la matière de l'orgueil et de la vaine gloire, suivant ces paroles de l'Apôtre (1Co 8,4) : La science enfle. Or, la contention provient le plus souvent du défaut de science ; car la science nous fait principalement connaître la vérité, elle ne la combat pas. La contention n'est donc pas fille de la vaine gloire.
En sens contraire Mais c'est le contraire. L'autorité de saint Grégoire est formelle (Mor. lib. xxxi, cap. 47).
CONCLUSION. — La contention est fille de la vaine gloire aussi bien que la discorde.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2), la discorde est fille de la vaine gloire, parce que ceux qui sont en désaccord s'attachent l'un et l'autre à leur propre sens, et que l'un n'acquiesce pas à celui de l'autre. Or, le propre de l'orgueil et de la vaine gloire, c'est de chercher sa propre supériorité. Ainsi, comme on est en désaccord, parce qu'on s'attache de coeur à ses propres idées, de même on est en contestation, parce que chacun défend ce qui lui paraît vrai. C'est pourquoi on considère la contention comme issue de la vaine gloire aussi bien que la discorde.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la contention aussi bien que la discorde ont de l'affinité avec l'envie relativement à l'éloignement de celui avec lequel on est en désaccord ou en lutte (2) ; mais, par rapport à l'objet auquel s'arrête celui qui lutte, elle a du rapport avec l'orgueil et la vaine gloire, parce qu'alors on s'attache à son propre sens, comme nous l'avons dit (quest. xxxvii, art. 2 ad 4).
2. Il faut répondre au second, que la clameur s'élève, dans la contention dont nous parlons, pour combattre la vérité ; par conséquent elle n'est pas ce qu'il y a de principal en elle. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que la contention découle de la même cause que la clameur.
3. Il faut répondre au troisième, que l'orgueil et la vaine gloire sont produits occasionnellement par les biens qui leur sont contraires, comme quand quelqu'un s'enorgueillit de l'humilité. Cette dérivation ne se produit pas par elle-même, mais par accident, et de cette manière il ne répugne pas que le contraire soit l'effet du contraire. C'est pourquoi rien n'empêche que les vices qui naissent par eux-mêmes et directement de l'orgueil ou de la vaine gloire ne soient produits par leurs contraires, d'où naît l'orgueil occasionnellement (1).
(2) Car, comme l'envie nous éloigne du prochain par la diversité des intérêts, de même la discorde et la contention nous en séparent par la diversité de sentiments et d'opinions.
(1) La contention peut provenir ainsi par accident du défaut de science, mais sa cause propre et directe, c'est l'amour-propre.
Nous avons maintenant à nous occuper des vices opposés à la paix et qui se rapportent à l'action; ce sont le schisme, la querelle, la sédition et la guerre.— Touchant le schisme quatre questions se présentent : 1° Le schisme est-il un péché spécial ? — 2° Est-il plus grave que l'infidélité ? — 3° De la puissance des schismatiques. — 4° De leur peine.
Objections: 1. Il semble que le schisme ne soit pas un péché spécial. Car le mot schisme, comme le dit le pape Pélage (Ep ad Fiat, et Pancrat. t. v Conc.), exprime une division, un déchirement. Or, tout péché produit une division, d'après ces paroles d'Isaïe (Is 59,2) : Vos péchés ont établi une division entre vous et votre Dieu. Le schisme n'est donc pas un péché spécial.
2. Ceux qui n'obéissent pas à l'Eglise paraissent être des schismatiques. Or, tout péché rend l'homme désobéissant à l'égard des préceptes de l'Eglise, parce que, d'après saint Ambroise (Lib. de Parad. cap. 8), le péché est une désobéissance aux ordres du ciel. Tout péché est donc un schisme.
3. L'hérésie sépare l'homme de l'unité de la foi. Si donc le mot de schisme implique une division, il semble qu'il ne diffère pas du péché d'infidélité (3), comme péché spécial.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin (Lib. cont. Faust, lib. xx, cap. 3) distingue entre le schisme et l'hérésie, en disant que le schismatique est celui qui croit les mêmes choses, qui a le même culte que les autres, mais qui prend plaisir à jeter la division dans la société religieuse, au lieu que l'hérétique a des sentiments contraires à ceux que croit l'Eglise catholique. Le schisme n'est donc pas un péché spécial.
CONCLUSION. — Le péché de schisme est un vice spécial opposé à la charité, par lequel il y en a qui refusent de se soumettre au Christ et à son vicaire et de communiquer avec les membres soumis à l'Eglise.
Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. viii, cap. 3), le mot de schisme vient de la scission des âmes. Or, la scission est opposée à l'unité. Par conséquent on appelle schisme le péché qui est opposé directement et par lui-même à l'unité. Car, comme dans l'ordre de la nature ce qui existe par accident ne constitue pas une espèce, de même dans l'ordre moral, où ce qui existe par soi est ce que l'on veut, et ce qui existe par accident est ce qui arrive en dehors de l'intention. C'est pourquoi le péché de schisme proprement dit est un péché spécial, parce qu'on a par là l'intention de se séparer de l'unité produite par la charité, qui unit non-seulement une personne à une autre par le lien spirituel de l'amour, mais qui unit encore l'Eglise entière dans le même esprit. C'est pour cette raison qu'on appelle schismatiques proprement dits ceux qui de leur plein gré et de propos délibéré se séparent de l'unité de l'Eglise, qui est l'unité principale. Car l'unité particulière des individus entre eux a pour but l'unité de l'Eglise, comme l'harmonie de chacun des membres dans le corps naturel a pour but l'unité de tout le corps lui-même. Or, l'unité de l'Eglise se considère sous deux rapports : elle existe dans la connexion des membres de l'Eglise entre eux ou dans leur communication, puis dans le rapport de tous les membres avec un seul et même chef (1), d'après ces paroles de l'Apôtre (Col 2,19), qui dit qu'enflé par les vaines imaginations d'un esprit charnel, celui qui trompe les autres ne demeure pas attaché au chef duquel tout le corps de l'Eglise recevant l'influence par les vaisseaux qui enjoignent et lient toutes les parties, s'entretient et s'augmente par l'accroissement que Dieu lui donne. Or, le Christ est le chef dont le souverain pontife occupe la place dans l'Eglise. C'est pour cela qu'on appelle schismatiques ceux qui refusent d'obéir au souverain pontife et qui ne veulent pas communiquer avec les membres de l'Eglise qui lui sont soumis.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le pécheur n'a pas en vue la division que le péché établit entre l'homme et Dieu, mais elle arrive contrairement à son intention, par suite de l'attachement déréglé qu'il a pour le bien qui est changeant. C'est pourquoi sa faute n'est pas un schisme absolument parlant.
2. Il faut répondre au second, que la résistance aux ordres de Dieu, accompagnée d'une certaine rébellion, constitue l'essence du schisme. Je dis accompagnée d'une certaine rébellion, puisque le schismatique méprise opiniâtrement les ordres de l'Eglise et refuse de se soumettre à son jugement. Tout pécheur n'agit pas ainsi; par conséquent, tout péché n'est pas un schisme.
3. Il faut répondre au troisième, que l'hérésie et le schisme se distinguent d'après les choses auxquelles ils sont l'un et l'autre opposés directement et absolument. Car l'hérésie est opposée par elle-même à la foi, tandis que le schisme est opposé par lui-même à l'unité de la charité de l'Eglise. C'est pourquoi, comme la foi et la charité sont des vertus différentes, quoique celui qui manque de foi manque aussi de charité, de même le schisme et l'hérésie sont des vices différents, quoique tout hérétique soit schismatique, mais non réciproquement (2). C'est ce que dit saint Jérôme (in Tit. 3) : Je pense, ce sont les paroles de ce docteur, qu'il y a entre le schisme et l'hérésie cette différence, que l'hérésie a des dogmes pervers, tandis que le schisme sépare de l'Eglise. Cependant comme la perte de la charité mène à la perte de la foi, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Tm 1,6) : Quelques-uns se détournant de ces vertus, c'est-à-dire de la charité et des autres vertus semblables, se sont égarés en de vains discours ; de même le schisme mène à l'hérésie. Aussi saint Jérôme ajoute (ibid.), qu'on peut concevoir qu'à son début le schisme diffère de l'hérésie, mais qu'il n'y a pas de schismatique qui ne s'attache ensuite à une hérésie quelconque, afin de paraître s'être écarté de l'Eglise avec raison (1).
(2) On peut définir le schisme voluntaria separatio sui ipsius ab unitate Ecclesiae.
(3) Infidelitas, contraire à la foi.
(I) Il y a schisme quand on se sépare de la communion des fidèles dans les choses qui sont de foi, ou quand on se sépare du chef de l'Eglise ; mais à cause de l'union qu'il y a entre le chef et les membres, on ne peut pas se séparer de l'un sans se séparer des autres.
(2) On peut être schismatique sans être hérétique, car on peut croire que le pape est le chef de l'Eglise, et cependant refuser de se soumettre à lui.
(1) c'est pour ce motif que Photius, pour légitimer le schisme de l'église grecque, a imaginé que l'Eglise d'occident avait erre sur le dogme, et lui a spécialement reproché l'addition du filioque au symbole.
Objections: 1. Il semble que le schisme soit un péché plus grave que l'infidélité. Car les péchés les plus graves sont punis par les plus grands châtiments, d'après ces paroles de la loi (Dt 25,2) : Les coups se mesurent d'après l’étendue du péché. Or, on trouve le péché du schisme puni plus sévèrement que le péché d'infidélité ou d'idolâtrie. Car nous lisons (Ex 32) que pour le péché d'idolâtrie, il y a eu des hommes mis à mort par le glaive ; et à l'égard du schisme l'Ecriture dit (Nb 16,30) : Si le Seigneur a fait un prodige nouveau, de sorte que la terre, ouvrant ses abîmes, les ait engloutis avec tout ce qui leur appartient, et qu'ils soient descendus vivants dans l'enfer, vous saurez qu'ils ont blasphémé le Seigneur leur Dieu. Les dix tribus que le schisme a séparées du royaume de David ont été aussi punies de la manière la plus grave, comme on le voit (2R 17). Le péché du schisme est donc plus grave que le péché d'infidélité.
2. Le bien de la multitude est plus grand et plus divin que le bien d'un seul, comme le prouve Aristote (Eth. lib. i, cap. 2). Or, le schisme est contraire au bien de la multitude, c'est-à-dire à l'unité de l'Eglise, au lieu que l'infidélité est contraire au bien particulier d'un seul, qui est la foi de l'individu. Il semble donc que le schisme soit un péché plus grave que l'infidélité.
3. e plus grand bien est opposé au plus grand mal, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 10). Or, le schisme est opposé à la charité, qui est une vertu plus grande que la foi, à laquelle l'infidélité est contraire, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. x, art. 2, et quest. xxiii, art. 6). Le schisme est donc un péché plus grave que l'infidélité.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce qui s'ajoute à une chose l'emporte en bien ou en mal. Or, l'hérésie s'ajoute au schisme; car elle ajoute à la scission une doctrine perverse, comme on le voit d'après saint Jérôme (loc. cit. art. préc. ad 3). Le schisme est donc un péché moindre que l'infidélité.
CONCLUSION. — Puisque le péché d'infidélité est opposé à Dieu et à la vérité première sur laquelle repose la foi, tandis que le schisme répugne à l'unité qui n'est que le bien divin, il est évident que l'infidélité est dans son genre un péché plus grave que te schisme.
Réponse Il faut répondre que la gravité du péché peut se considérer de deux manières : 1° selon son espèce; 2° selon les circonstances. Parce que les circonstances particulières sont infinies, elles peuvent varier à l'infini. Par conséquent, quand on demande en général, à l'égard de deux péchés, lequel est le plus grave, la gravité du péché doit s'apprécier d'après le genre. Or, le genre ou l'espèce du péché se considère suivant l'objet, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II, quest. lxxii, art. 1, et quest. lxxiv, art. 1, 2 et 4). C'est pourquoi le péché qui est contraire au bien le plus grand est le plus grave dans son genre. Ainsi le péché contre Dieu est plus grave que le péché contre le prochain. — Or, il est évident que l'infidélité est un péché contre Dieu lui-même, considéré en soi comme la vérité première sur laquelle la foi repose. Le schisme est au contraire opposé à l'unité de l'Eglise, qui est un bien par participation et qui est moindre que Dieu lui-même. D'où il est manifeste que le péché d'infidélité est plus grave dans son genre que le péché de schisme, quoiqu'il puisse arriver qu'un schismatique pèche plus grièvement qu'un infidèle, soit parce qu'il affecte plus de mépris, soit parce qu'il est plus dangereux, soit pour tout autre motif (1).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la loi prouvait manifestement au peuple qu'il n'y avait qu'un Dieu, qu'il n'en devait pas adorer d'autres, et il y avait une foule de preuves qui établissaient cette vérité à ses yeux. C'est pourquoi il n'était pas nécessaire que ceux qui péchaient contre cette foi par l'idolâtrie subissent une peine inouïe, il suffisait d'un châtiment général. Mais ils ne connaissaient pas si clairement que Moïse devait être toujours leur chef. C'est pourquoi il fallait que ceux qui étaient rebelles à sa puissance fussent punis par des châtiments miraculeux et extraordinaires. — Ou bien on peut dire que le schisme est quelquefois puni plus sévèrement chez les Juifs, parce qu'ils y étaient enclins. Car nous lisons (Esd 4,45): Cette cité se révolte contre les rois depuis les temps les plus anciens, et il s'élève dans son sein des guerres et des séditions. Or, quelquefois on inflige un châtiment plus grave pour les péchés d'habitude, comme nous l'avons vu (I-II, quest. cv, art. 2 ad 9). Car les peines sont des remèdes qui éloignent l'homme du péché. C'est pourquoi, quand on est porté davantage au péché, il faut employer une peine plus sévère. Quant aux dix tribus, elles n'ont pas été punies seulement pour leur schisme, mais encore pour leur idolâtrie, comme on le voit au même endroit de l'Ecriture.
2. Il faut répondre au second, que, comme le bien de la multitude est supérieur au bien d'un seul individu qui en fait partie, de même ce bien de la multitude est moindre que le bien extrinsèque qu'elle a pour but. C'est ainsi que l'armée est au-dessous du général. Par conséquent, le bien de l'unité dans l'Eglise, auquel le schisme est opposé, est inférieur au bien de la vérité divine, auquel l'infidélité est contraire (2).
3. Il faut répondre au troisième, que la charité a deux objets : un objet principal, qui est la bonté divine, et un objet secondaire, qui est la bonté du prochain. Le schisme et les autres péchés qu'on commet contre le prochain sont opposés à la charité quant au bien secondaire, qui est un bien moindre que l'objet de la foi, qui est Dieu lui-même. C'est pourquoi ces péchés sont moindres que l'infidélité. Mais la haine de Dieu, qui est contraire à la charité quant à son objet principal, n'est pas un péché moindre. Toutefois, parmi les péchés qu'on fait contre le prochain, le schisme paraît être le plus grand, parce qu'il est opposé au bien spirituel de la multitude.
(1) Il peut, par exemple, produire un plus grand scandale et entraîner un plus grand nombre de personnes dans sa chute.
(2) Ou plus simplement, l'Eglise est au-dessous de Dieu, et par conséquent l'hérésie qui attaque la vérité divine est un péché plus grave que le schisme qui attaque l'unité de l'Eglise.
Objections: 1. Il semble que les schismatiques aient quelque pouvoir. Car saint Augustin dit (Lib. contra Don. lib. i, cap. 1) : Comme on ne rebaptise pas ceux qui retournent à l'Eglise, et qui ont été baptisés avant de s'en séparer, de même on n'ordonne pas de nouveau ceux qui reviennent, et qui ont été ordonnés avant leur retour. Or, l'ordre est un pouvoir. Les schismatiques ont donc des pouvoirs, puisqu'ils conservent l'ordre.
2. Saint Augustin dit (De bapt. cont. Don. lib. vi, cap. 5) : Celui qui est séparé peut administrer un sacrement, comme il peut le recevoir. Or, la puissance d'administrer les sacrements est la plus grande puissance. Donc les schismatiques qui ont été séparés de l'Eglise ont une puissance spirituelle.
3. Le pape Urbain II dit (Conc. Placent, can. 10) : Nous ordonnons de recevoir avec miséricorde ceux qui ont été consacrés par des évêques ordonnés catholiquement, mais séparés de l'Eglise romaine et vivant dans le schisme, et s'ils reviennent à l'unité de l'Eglise, de leur conserver leur propre rang, pourvu qu'ils soient recommandables parleur vie et par leur science. Or, il n'en serait pas ainsi, si les schismatiques n'avaient pas une puissance spirituelle. Donc ils en ont une.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Cyprien dit (Ep. lii) que celui qui n'observe ni l'unité de l'esprit, ni l'union de la paix, et qui se sépare de l'Eglise et de l'assemblée des prêtres, ne peut avoir ni la puissance, ni la dignité épiscopale.
CONCLUSION. — Quoique les schismatiques puissent avoir le pouvoir d'ordre, ils sont néanmoins privés de celui de juridiction.
Réponse Il faut répondre qu'il y a deux sortes de puissance spirituelle : le pouvoir d'ordre et le pouvoir de juridiction. Le pouvoir d'ordre ou le pouvoir sacramentel est celui qui est conféré par l'ordination ou la consécration. Toutes les consécrations de l'Eglise sont immuables tant que dure la chose consacrée, comme on le voit quand il s'agit des objets inanimés. Ainsi un autel, une fois qu'il a été consacré, ne se consacre pas de nouveau, à moins qu'il n'ait été détruit (1). C'est pourquoi la puissance que l'homme a obtenue par la consécration subsiste essentiellement en lui pendant toute sa vie, soit qu'il tombe dans le schisme, soit qu'il tombe dans l'hérésie. Mais parce qu'une puissance inférieure ne doit agir qu'autant qu'elle est mue par une puissance supérieure, comme on le voit dans l'ordre de la nature, il s'ensuit que ceux qui sont ordonnés perdent l'usage de leur puissance du moment qu'il ne leur est plus permis de s'en servir. Néanmoins, s'ils s'en servent, leur puissance produit son effet dans les choses sacramentelles (2), parce que, dans ce cas, l'homme n'agit que comme l'instrument de Dieu. Par conséquent, les effets du sacrement ne sont pas annulés par la faute de celui qui le confère, quelle que soit son étendue. — La puissance de juridiction est celle qui est conférée par la simple injonction de l'homme. Cette puissance ne s'attache pas d'une manière immuable à celui qui la reçoit. Elle n'existe donc pas chez les schismatiques et les hérétiques (3) ; par conséquent, ils ne peuvent ni absoudre, ni excommunier, ni accorder des indulgences, ni rien faire de semblable. S'ils font ces choses, elles sont nulles. Ainsi, quand on dit que les schismatiques et les hérétiques n'ont pas de puissance spirituelle, on doit entendre par là la puissance de juridiction. Ou si on rapporte ces paroles à la puissance d'ordre, on ne doit pas les entendre de l'essence même de la puissance, mais de son légitime usage.
La réponse aux objections est par là même évidente.
(1) Le concile de Florence s'exprime ainsi : Inter haec sacramenta, tria sunt, Baptismus, Confirmatio et Ordo, quae characterem imprimunt in anima indelebilem. Unde in eadem persona non reiterentur.
(2) Ils agissent illicitement mais validement.
(3) Il ne s'agit ici que des hérétiques et des schismatiques connus pour tels ; car les hérétiques et les schismatiques occultes conservent leur juridiction.
Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas convenable de porter contre les schismatiques la peine de l'excommunication. Car l'excommunication sépare principalement l'homme de la communion des sacrements. Or, saint Augustin dit (Lib. cont. Don. lib. vi, cap. 5) qu'on peut recevoir le baptême d'un schismatique. Il semble donc que l'excommunication ne soit pas une peine qui convienne aux schismatiques.
2. Il appartient aux fidèles du Christ de ramener ceux qui sont dispersés. C'est ce qui fait dire au prophète (Ez 34,4) : Vous n'avez- pas ramené ce qui était égaré, vous n'avez pas cherché ce qui périssait. Or, les schismatiques sont ramenés plus facilement par ceux qui communiquent avec eux. Il semble donc qu'ils ne doivent pas être excommuniés.
3. On n'inflige pas deux sortes de peine pour le même péché, d'après ces paroles du prophète (Na 1,9) : Dieu n'exerce pas deux fois sa justice sur la même chose. Or, il y a des schismatiques qui sont punis par des peines temporelles (23, quest. v, cap. qua Ii nos). Les lois de Dieu et les lois du monde, dit le droit, ont établi que ceux qui sont séparés de l'unité de l'Eglise et qui troublent sa paix seraient réprimés par les puissances séculières. On ne doit donc pas les punir par l'excommunication.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Nb 16,26) : Eloignez-vous des tentes des hommes impies, c'est-à-dire de ceux qui ont fait un schisme, et ne touchez pas à ce qui leur appartient, de peur que vous ne soyez enveloppés dans leurs péchés.
CONCLUSION. — Puisque les schismatiques se séparent volontairement de l'unité de l'Eglise et qu'ils ne veulent pas se soumettre à la puissance spirituelle, il est convenable qu'ils soient punis, non-seulement par la sentence d'excommunication, mais il faut encore qu'ils soient réprimés par la puissance temporelle.
Réponse Il faut répondre qu'on doit être puni par où l'on pèche, comme le dit la Sagesse (Sg 11,17). Or, le schismatique pèche de deux manières, ainsi que nous l'avons vu (art. 1). Il pèche d'abord en ce qu'il se sépare de la communion des membres de l'Eglise, et sous ce rapport il est convenable que les schismatiques soient soumis à la peine de l'excommunication. Il pèche ensuite, parce qu'il refuse d'obéir au chef de l'Eglise. C'est pourquoi, comme il ne veut pas se soumettre à la puissance spirituelle de l'Eglise, il est juste qu'il soit réprimé par la puissance temporelle (1).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il n'est permis de recevoir des schismatiques le baptême que dans l'extrême nécessité; parce qu'il vaut mieux sortir de cette vie avec le signe du Christ, — peu importe par qui il soit donné, que ce soit par un juif ou par un païen, — que de mourir sans ce signe, qui nous est conféré par le baptême.
2. Il faut répondre au second, que l'excommunication n'interdit pas les rapports au moyen desquels on peut, par des avertissements salutaires, ramener à l'unité de l'Eglise ceux qui en sont séparés; puisque la séparation elle-même les ramène en quelque sorte, parce qu'après en avoir été confus, ils reviennent quelquefois d'eux-mêmes à la pénitence.
3. Il faut répondre au troisième, que les peines de la vie présente sont médicinales. C'est pourquoi, quand une peine ne suffit pas pour contenir l'homme dans le devoir, on en ajoute une seconde. C'est ainsi que les médecins emploient différents remèdes matériels, quand un seul n'est pas assez efficace. De même l'Eglise a recours au bras séculier, quand l'excommunication ne suffit pas pour réprimer certains individus. Mais si une seule peine suffit, on ne doit pas avoir recours à une seconde.
(4) Au moyen âge, on appliquait aux schismatiques et aux hérétiques une double peine, une peine spirituelle et une peine temporelle. Saint Thomas approuve dans cet article cette législation.
(1) Le pouvoir temporel avait intérêt à défendre le pouvoir spirituel, parce que la société civile reposait directement sur la société religieuse, et que l'unité de foi était la première garantie d'ordre cl de stabilité dans les Etats chrétiens.
II-II (Drioux 1852) Qu.37 a.2