II-II (Drioux 1852) Qu.9 a.2
Objections: 1. Il semble que Je don de science se rapporte aux choses divines. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xiv, cap. 1) que la science engendre la foi, la nourrit et la fortifie. Or, la foi se rapporte aux choses divines, parce qu'elle a pour objet la vérité première, comme nous l'avons vu ( quest. i, art. 1 ). Donc le don de science se rapporte aussi aux choses divines.
2. Le don de science est plus noble que la science acquise. Or, il y a une science acquise qui se rapporte aux choses divines, telle que la métaphysique. Donc à plus forte raison le don de science se rapporte-t-il aux choses divines.
3. Selon l'expression de l'Apôtre (Rm 1,20) : Ce qu'il y a d'invisible en Dieu est rendu visible par la connaissance que ses créatures nous en donnent• Si donc la science se rapporte aux choses créées, il semble qu'elle se rapporte aussi aux choses divines.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De Trin. lib. xiv, cap. -J, et lib. vu, cap. 14) que la science des choses divines porte, à proprement parler, le nom de sagesse, et qu'on donne à la connaissance des choses humaines le nom de science.
CONCLUSION. — Le don de science se rapporte aux choses humaines comme la sagesse aux choses divines.
Réponse Il faut répondre qu'on juge certainement d'une chose principalement d'après sa cause; c'est pourquoi il faut que l'ordre des jugements soit conforme à l'ordre des causes. Car, comme la cause première est cause de la seconde, de même par la cause première on juge de la seconde. Mais on ne peut juger de la cause première par une autre cause ; c'est pourquoi le jugement qui repose sur la cause première est le premier et le plus parfait. Dans les choses où l'on trouve le plus parfait, le nom commun du genre est approprié à ce qui n'a pas cette perfection absolue, et l'on donne à ce qu'il y a de plus parfait un nom spécial, comme on le voit en logique. En effet, dans le genre des convertibles (1), ceux qui expriment l'essence d'une chose sont appelés d'un nom spécial, définition, et ceux qui ne l'expriment pas conservent leur nom général, et c'est ce qu'on appelle le propre (2). Ainsi le nom de science impliquant une certitude de jugement, comme nous l'avons dit (art. préc.), si cette certitude est produite par la cause la plus élevée, elle a un nom spécial, on l'appelle sagesse (3). Car on dit sage en tout genre celui qui connaît la cause la plus élevée de ce genre par laquelle il peut juger de tout. Et on nomme sage absolument celui qui connaît absolument la cause la plus élevée, qui est Dieu. C'est pourquoi on donne à la connaissance des choses divines le nom de sagesse, tandis que la connaissance des choses humaines reçoit celui de science, parce que le nom commun impliquant une certitude de jugement, s'approprie en quelque sorte au jugement que l'on produit au moyen des causes secondes. Par conséquent en entendant ainsi le mot de science, il devient un don distinct du don de sagesse. D'où il suit que le don de science n'a pour objet que les choses humaines ou les choses créées (4).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique les choses de foi soient divines et éternelles, néanmoins la foi elle-même est quelque chose de temporel dans l'esprit de celui qui croit. C'est pourquoi il appartient au don de science de savoir ce que l'on doit croire (5). Mais il appartient au don de sagesse de connaître les choses que l'on croit par elles-mêmes, au moyen de l'union et du rapport immédiat qu'on a avec elles. D'où il s'ensuit que le don de sagesse répond plutôt à la charité qui unit l'esprit de l'homme à Dieu.
2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement porte sur le mot science pris dans un sens général. Ce n'est pas en ce sens que la science est un don spécial, elle ne l'est qu'autant qu'on la restreint au jugement que l'on porte au moyen des créatures.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. i, art. 1), toute habitude cognitive se rapporte formellement au moyen par lequel on connaît, et matériellement à îa chose que le moyen fait connaître. Et comme l'objet formel est le plus noble, il s'ensuit que les sciences qui tirent des principes mathématiques des conclusions qu'elles appliquent à des choses naturelles, sont plutôt placées parmi les mathématiques, comme ayant plus d'analogie avec elles, quoique sous le rapport de la matière elles en aient davantage avec les sciences naturelles, et c'est à ce titre qu'Aristote dit qu'elles sont plus naturelles. C'est pourquoi, quand l'homme connaît Dieu par les créatures, cette connaissance semble appartenir plutôt à la science dont elle est l'objet formel qu'à la sagesse dont elle est l'objet matériel. Au contraire, quand nous jugeons des créatures d'après des choses divines, ceci appartient à la sagesse plus qu'à la science (I).
(4) L'Ecriture insinue que la science a pour objet les choses créées (Sg 3) : Deus dedit mihi horum quae sunt scientiam veram, ut sciam dispositionem orbis terrarum, etc
(1) Par convertibles on entend des choses qui s'impliquent réciproquement et qui se disent l'une de l'autre, comme homme et raisonnable.
(2) Ainsi, dans l'homme, le mot animal exprime le genre, le mot raisonnable exprime le propre. Pour désigner un animal raisonnable, on a formé un mot spécial, homme, et le mot animal est resté aux êtres inférieurs, qui sont seulement sensitifs.
(3) Dans l'article précédent, saint Thomas a établi la différence qu'il y avait entre le don science et le don d'intelligence; ici il établit la différence qu'il y a entre ce même don et le don
de sagesse.
(4) Mais il est à remarquer que le don de science n'a pour objet les choses réelles qu'autant qu'elles se rapportent à Dieu. Il nous fait connaître Dieu par les créatures.
(5) En ce sens, la foi s'engendre par la science ; car pour croire, il faut avant tout savoir ce que l'on doit croire.
(1) En un mot, les sciences tirent plutôt leur nom de leur moyen de connaître que des choses qu'elles connaissent.
Objections: 1. Il semble que la science que l'Esprit-Saint nous donne soit une science pratique. Car saint Augustin dit (De Trin. lib. xii, cap. 14) que l'action par laquelle nous faisons usage des choses extérieures est attribuée à la science. Or, la science à laquelle on attribue l'action est pratique. Donc la science qui est un don est une science pratique.
2. Saint Grégoire dit (Mor. lib. i, cap. IS) : La science est nulle, si elle n'a pas l'utilité de la piété, et la piété est tout à fait inutile, si elle manque du discernement de la science. D'après ce témoignage on voit que la science dirige la piété. Comme il ne peut en être ainsi de la science spéculative, il s'ensuit que la science qui est un don n'est pas spéculative, mais pratique.
3. Il n'y a que les justes qui possèdent les dons de l'Esprit-Saint, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 5). Or, ceux qui ne sont pas justes peuvent posséder la science spéculative, d'après ces paroles de saint Jacques (Jc 4,17) : Celui qui sait faire le bien et qui ne le fait pas pèche. Donc la science qui est un don n'est pas spéculative, mais pratique.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. i, cap. 32) : La science prépare dans son jour un festin, parce qu'elle rassasie l'esprit que l'ignorance fait jeûner. Or, l'ignorance n'est totalement détruite que par deux sortes de science, la science spéculative et la science pratique. Donc la science qui est un don est spéculative et pratique.
CONCLUSION. — Le don de science a rapport plus directement et plus principalement à la spéculation qui apprend à l'homme ce qu'il doit croire; mais il s'étend secondairement à l'action, en ce sens que dans la conduite nous avons pour guide la connaissance des choses que nous devons croire.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 8), le don de science aussi bien que le don d'intelligence se rapporte à la certitude de la foi. La foi consiste avant tout et principalement dans la spéculation, puisqu'elle n'est que l'adhésion de l'esprit à la vérité première. Mais comme la vérité première est la fin dernière pour laquelle nous agissons, il s'ensuit que la foi s'étend à l'action, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ga 5,6) : La foi opère par V amour. Il faut donc que le don de science se rapporte essentiellement et principalement à la spéculation, puisqu'il consiste à faire connaître à l'homme ce qu'il doit croire. Mais il s'étend secondairement à l'action en ce sens que dans la conduite nous avons pour guide la science des choses qu'il faut croire et de celles qui en sont la conséquence.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin parle du don de science selon qu'il s'étend à l'action. Car on lui attribue l'action, mais elle n'est pas son seul objet ni son objet premier. Et c'est aussi de la sorte que la science dirige la piété (3).
2. La réponse au second argument est par là même évidente.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (quest. viii, art. 5) en parlant du don d'intelligence, tous ceux qui comprennent n'ont pas ce don, il n'y a que celui qui comprend d'après l'habitude de la grâce. De même à l'égard du don do science, il est à remarquer qu'il n'existe que dans ceux qui par l'infusion de la grâce jugent sciemment de ce qu'ils doivent croire et faire, de telle sorte qu'ils ne s'écartent en rien de la droiture de la justice. Telle est la science des saints dont il est dit (Sg 10,10) : Le Seigneur a conduit le juste par les voies droites et lui a donné la science des saints.
(2) Cet article établit avec précision le rapport «le la foi aux oeuvres, et montre par là même qu'on ne doit pas absolument séparer ces deux choses, comme l'ont fait les novateurs.
(3) La science dirige la piété et l'éclairé subsidiairement, parce qu'elle est spéculative principalement, et pratique secondairement
Objections: 1. Il semble que la troisième béatitude (Beáti qui lugent) ne réponde pas à la science. Car comme le mal est la cause de la tristesse et du chagrin, de même le bien est cause de la joie. Or, la science manifeste plus principalement les biens que les maux qu'on connaît par les biens. Car ce qui est droit est juge de lui-même et de ce qui n'est pas droit, comme le dit Aristote (De anima, lib. i, text. 85). Donc la troisième béatitude ne répond pas parfaitement au don de science.
2. L'étude de la vérité est l'acte de la science. Or, dans l'étude de la vérité il n'y a pas de tristesse, mais il y a plutôt de la joie ; car il est dit (Sg 7,10) : Sa conversation n'a pas d'amertume, ses entretiens ne produisent pas l'ennui, mais le bonheur et la joie. Donc cette béatitude ne répond pas convenablement au don de science.
3. Le don de science consiste dans la spéculation avant de consister dans l'action. Or, selon qu'il consiste dans la spéculation, le chagrin ne lui correspond pas, parce que l'intellect spéculatif ne se prononce pas sur ce que l'on doit rechercher et sur ce que l'on doit fuir, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 40) : Ses pensées ne sont ni joyeuses, ni tristes. Donc on ne peut pas dire que cette béatitude réponde parfaitement au don de science.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de serm. Dom. cap. 4) : La science convient à ceux qui pleurent, et qui ont appris de quels maux les ont enchaînés les choses qu'ils ont recherchées comme des biens.
CONCLUSION. — Au don de science correspond la béatitude qui dit : heureux ceux qui pleurent.
Réponse Il faut répondre que c'est à la science proprement dite qu'il appartient de juger sainement des créatures. Or, les créatures sont les causes occasionnelles qui détournent l'homme de Dieu, d'après ces paroles de l'Ecriture (Sg 14,2): Les créatures sont devenues un objet de haine… un filet tendu aux pieds des insensés, c'est-à-dire de ceux qui ne les jugent pas sainement, parce qu'ils croient que le bonheur parfait existe en elles. D'où il arrive qu'en plaçant en elles leur fin, ils pèchent et perdent le vrai bien. L'homme connaît cette erreur quand il juge sainement des créatures, ce qui est l'effet du don de science. C'est pourquoi on dit que la béatitude des larmes répond à ce don.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les biens créés n'excitent la joie spirituelle qu'autant qu'on les rapporte au bien divin, d'où résulte cette joie proprement dite. C'est pourquoi la paix spirituelle et la joie qui s'ensuit répondent directement au don de sagesse; mais le chagrin que l'on conçoit de ses égarements passés et la consolation qui en est la conséquence répondent au don de science, parce que l'homme qui juge sainement des créatures au moyen de la science les rapporte à Dieu qui est le vrai bien. C'est pourquoi dans cette béatitude, le chagrin est désigné pour le mérite, et la consolation qui en résulte pour la récompense -, c'est ainsi qu'elle commence en cette vie pour trouver son couronnement dans l'autre.
2. Il faut répondre au second, que l'homme se réjouit de la contemplation même de la vérité; mais il peut quelquefois s'attrister de la chose dont il considère la vérité ; c'est en ce sens qu'on attribue les larmes à la science.
3. Il faut répondre au troisième, qu'aucune béatitude ne répond à la science spéculativement considérée (1), parce que la béatitude de l'homme ne consiste pas dans la considération des créatures, mais dans la contemplation de Dieu. A la vérité, le bonheur de l'homme consiste d'une certaine manière dans le légitime usage des créatures et dans l'affection bien ordonnée que l'on a pour elles. Toutefois ceci n'a rapport qu'au bonheur de l'homme sur la terre. C'est pourquoi on n'attribue pas à la science la béatitude qui appartient à la contemplation, mais on l'attribue à l'intelligence et à la sagesse qui ont pour objet les choses divines.
(1) L'Ecriture montre le rapport de cette béatitude avec le don de science (Si 7) : Cor sapientum ubi tristitia est, et cor stultorum ubi laetitia. (Si 1) : Qui addit scientiam addit et dolorem. (Is 38) : Recogitabo tibi omnes annos meos in amaritudine animae meae.
(1) Ce n'est donc pas à la science spéculative que répond le don des larmes, mais c'est à la science pratique.
Nous avons maintenant à nous occuper des vices opposés à la foi : 1° de l'infidélité qui est contraire à la foi ; 2° du blasphème qui est contraire à la confession de la foi ; 3° de l'ignorance et de la stupidité qui sont opposées à la science et à l'intelligence.
Touchant l'infidélité nous devons examiner : 1° l'infidélité en général ; 2° l'hérésie ; 3° l'apostasie. — Sur l'infidélité en général douze questions se présentent : 1° L'infidélité est-elle un péché? — 2° En quoi existe-t-elle comme dans son sujet? — 3° Est-elle le plus grand des péchés? — 4° Toutes les actions des infidèles sont-elles des péchés? - 5° Des espèces d'infidélité. — 6° Du rapport qu'elles ont entre elles.— 7° Faut-il discuter avec les infidèles sur la foi? — 8° Doit-on les forcer à croire? — 9° Faut-il communiquer avec eux ? — 10° Les infidèles peuvent-ils être à la tète des chrétiens? - 11° Doit-on tolérer les rites des infidèles? — 12° Les enfants des infidèles doivent- ils être baptisés malgré leurs parents?
Objections: 1. Il semble que l'infidélité ne soit pas un péché. Car tout péché est contre nature, comme le prouve saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. ii, cap. 4 et 30). Or, l'infidélité ne paraît pas être contre nature ; car saint Augustin dit (De praedest. sanct. cap. 5) qu'il est dans la nature de tous les hommes de pouvoir obtenir la foi comme de pouvoir acquérir la charité, tandis que la possession de la foi comme la possession de la charité est l'effet de la grâce chez les fidèles. Donc le défaut de foi chez les infidèles n'est pas contre nature, et par conséquent ce n'est pas un péché.
2. Personne ne pèche à l'égard de ce qu'il ne peut pas éviter, parce que tout péché est volontaire. Mais il n'est pas au pouvoir de l'homme d'éviter l'infidélité, puisqu'il ne peut l'éviter qu'en acquérant la foi. Car l'Apôtre dit (Rm 10,14) : Comment croiront-ils en lui, s'ils rien ont pas entendu parler, et comment en entendront-ils parler, si personne ne leur prêche ? Donc l'infidélité ne semble pas être un péché.
3. Comme nous l'avons dit (la 2ae, quest. lxxxiv, art. 4), il y a sept vices capitaux auxquels on ramène tous les péchés. Or, l'infidélité ne semble être renfermée dans aucun de ces vices. Donc elle n'est pas un péché.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Le vice est contraire à la vertu. Or, la foi est la vertu à laquelle l'infidélité est contraire. Donc l'infidélité est un péché.
CONCLUSION. — L'infidélité prise négativement est plutôt un châtiment qu'un péché; mais l'infidélité considérée comme opposée à la foi, celle qui fait qu'on la combat ou qu'on la méprise, est un péché.
Réponse Il faut répondre que l'infidélité peut s'entendre de deux manières : 1° D'une manière purement négative; on est ainsi infidèle par cela seul qu'on n'a pas la foi. 2° On peut la considérer selon qu'elle est contraire à la foi, et c'est cette infidélité qui fait qu'on combat les enseignements de la foi ou qu'on les méprise (1), d'après ces paroles d'Isaïe (Is 53,4) : Qui a cru à ce qu'il a entendu de nous ? C'est à proprement parler en cela que consiste l'essence même de l'infidélité, et sous ce rapport elle est un péché. —Mais si on la considère d'une façon purement négative, comme elle existe dans ceux qui n'ont pas entendu parler de la foi, elle n'est pas un péché, mais elle est plutôt un châtiment, parce que cette ignorance des choses de Dieu est une conséquence du péché de notre premier père. Ceux qui sont infidèles de la sorte sont damnés pour d'autres péchés dont on ne peut obtenir la rémission sans la foi, mais ils ne sont pas damnés pour le péché d'infidélité (2). Aussi le Seigneur dit (Jn 15,22) : Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse pas parlé, ils n'auraient pas de faute. Saint Augustin, expliquant ce passage (Tract, lxxxix), dit qu'il s'agit du péché qu'ils ont commis en ne croyant pas au Christ.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il n'est pas dans la nature humaine d'avoir la foi, mais il est dans la nature humaine que l'esprit de l'homme ne résiste pas au mouvement intérieur (3) et à la prédication extérieure de la vérité ; par conséquent sous ce rapport l'infidélité est contre nature.
2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur l'infidélité purement négative.
3. Il faut répondre au troisième, que l'infidélité comme péché découle de l'orgueil qui empêche l'homme de soumettre son intelligence aux règles de foi et à la saine doctrine des Pères. Ainsi saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 47) que les nouveautés présomptueuses ont pour cause la vaine gloire. D'ailleurs on pourrait dire que comme les vertus théologales ne reviennent pas aux vertus cardinales, mais qu'elles sont avant elles, de même les vices opposés aux vertus théologales ne se ramènent pas aux péchés capitaux.
(2) Cet article nous donne le véritable sens de ces paroles de l'Ecriture (Jn 3) : Qui autem non credit jam judicatus est... ira Dei manet super eum.
(1) Les théologiens distinguent deux sortes d'infidélité coupable : l'infidélité privative et l'infidélité contraire. L'infidélité privative est celle d'un homme qui a été suffisamment instruit des vérités de la foi et qui ne veut pas les croire, bien qu'il ne parle pas contre elles. L'infidélité contraire va plus loin , elle affirme des choses opposées à la foi et les soutient. Saint Thomas a désigné ces deux sortes d'incrédules, en disant que l'un attaque, et l'autre méprise ou dédaigne.
(2) Saint Pie V et Grégoire XIII ont condamné la proposition suivante de Baïus : Infidelitas pure negativa, in his quibus Christus non est proedicatus, peccatum est.
(3) II s'agit ici du mouvement intérieur de la grâce.
Objections: 1. Il semble que l'infidélité n'existe pas dans l'intelligence comme dans son sujet. Car tout péché réside dans la volonté, comme dit saint Augustin (De duab. anim. cap. 40 et 41). Or, l'infidélité est un péché, comme nous l'avons vu (art. préc.). Elle existe donc dans la volonté comme dans son sujet et non dans l'intelligence.
2. L'infidélité est un péché, parce que c'est un mépris de la prédication de la foi. Or, le mépris appartient à la volonté. Donc l'infidélité réside dans cette faculté.
3. propos de ces paroles de l'Apôtre (2Co 11) : Satan se transforme lui-même en ange de lumière, la glose dit que si le mauvais ange feint qu'il est bon et qu'on le prenne pour tel, l'erreur n'est pas mortelle, s'il fait ou s'il dit ce qu'un bon ange pourrait faire ou dire. Il semble que la raison de ceci repose sur la droiture de la volonté de celui qui s'attache à Satan, tout en ayant l'intention de s'unir à un bon ange. D'où il suit que le péché d'infidélité paraît consister tout entier dans la perversité de la volonté, et que par conséquent il n'existe pas dans l'intelligence comme dans son sujet.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Les contraires existent dans le même sujet. Or, la foi, à laquelle l'infidélité est contraire, existe dans l'intelligence comme dans son sujet. Donc l'infidélité v existe aussi.
CONCLUSION. — Puisque le refus de croire, c'est-à-dire l'acte de l'infidélité, est un acte de l'intelligence mue par la volonté, il faut que le péché d'infidélité existe subjectivement dans l'intelligence, mais il réside dans la volonté comme dans son motif le plus prochain.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons vu (la 2*, quest. lxxiv, art. 1, 2 et S), on dit que le péché existe dans la puissance qui est le principe de son acte. Or, l'acte du péché peut avoir deux sortes de principe. L'un est le principe premier et universel qui commande tous les actes coupables; ce principe est la volonté, parce que tout péché est volontaire. L'autre est le principe propre et prochain du péché qui produit l'acte du péché même. Ainsi l'appétit concupiscible est le principe de la gourmandise et de la luxure, et c'est en ce sens qu'on dit que la gourmandise et la luxure existent dans l'appétit concupiscible. Or, le refus d'acquiescer aux vérités révélées, qui est l'acte propre de l'infidélité, étant l'acte de l'intelligence mue par la volonté aussi bien que l'acquiescement à ces mêmes vérités, il s'ensuit que l'infidélité, ainsi que la foi, existe dans l'intelligence comme dans son sujet le plus prochain, et qu'elles existent dans la volonté comme dans leur premier motif. C'est en ce sens qu'on dit que tout péché existe dans la volonté.
Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.
2. Il faut répondre au second, que le mépris de la volonté empêche l'intelligence d'acquiescer aux choses révélées, ce qui constitue l'essence même de l'infidélité. Par conséquent la cause de l'infidélité existe dans la volonté, au lieu que l'infidélité elle-même réside dans l'intelligence.
3. Il faut répondre au troisième, que celui qui prend un mauvais ange pour un bon ne s'écarte pas de ce qui est de foi, parce qu'alors les sens sont trompés, et l'esprit ne s'éloigne pas pour cela de ce qui est la vérité et la justice, comme le dit la glose au même endroit. Mais si quelqu'un s'attachait à Satan, quand il commence à l'entraîner vers le mal et l'erreur, alors il ne serait pas exempt de péché, comme on le voit (ibid.).
(4) L'infidélité existe dans l'entendement comme dans son sujet; cet acte émane immédiatement de l'intellect, mais il est commandé par la volonté.
Objections: 1. Il semble que l'infidélité ne soit pas le plus grand des péchés. Car saint Augustin dit (De bapt. cont. Donat. lib. iv, cap. 20) : Je n'oserais pas dire si un catholique de moeurs mauvaises est préférable à un hérétique dont la vie n'offre rien autre chose de répréhensible que l'hérésie dans laquelle il est engagé. Or, un hérétique est un infidèle. Donc on ne doit pas dire absolument que l'infidélité est le plus grand des péchés.
2. Ce qui diminue ou excuse le péché ne semble pas être le plus grand des péchés. Or, l'infidélité excuse ou diminue le péché. Car l'Apôtre dit (1Tm 1,43) : J'ai été auparavant blasphémateur, persécuteur et j’ai injurié l’Eglise ; mais j'ai obtenu miséricorde, parce que j'ai fait toutes ces choses dans l'ignorance, n'ayant pas la foi. Donc l'infidélité n'est pas le plus grand des péchés.
3. Au plus grand péché est dû le plus grand châtiment, d'après ces paroles du Deutéronome (Dt 25,2) : Les coups seront proportionnés à l'étendue de la faute. Or, un plus grand châtiment est réservé aux fidèles qui pèchent qu'aux infidèles, d'après ces paroles de l'Apôtre (He 10,29) : De quel plus grand supplice ne sera pas jugé digne celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour une chose vile et profane le sang de l'alliance par lequel il a été sanctifié. Donc l'infidélité n'est pas le plus grand des péchés.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Tract, lxxxix) à l'occasion de ces paroles de saint Jean (Jn 15,22) : Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse pas parlé, ils n'auraient pas de péchés : « Ce non général indique un grand péché; c'est le péché d'infidélité, qui résume en lui tous les autres. » Donc l'infidélité est le plus grand des péchés.
CONCLUSION. — Le péché d'infidélité éloignant les hommes de Dieu plus que tous les autres, il s'ensuit qu'il est le plus grave de tous ceux que la perversité du coeur humain peut concevoir.
Réponse Il faut répondre que tout péché consiste formellement dans la séparation de Dieu, comme nous l'avons dit (4" 2", quest. lxxi, art. G, et quest. lxxiii, art. 3). Par conséquent plus un péché est grave et plus il sépare l'homme de Dieu. Or, l'homme est éloigné de Dieu surtout par l'infidélité, parce qu'il ne le connaît pas véritablement, et que la fausse connaissance qu'il en a, loin de le rapprocher de lui, l'en éloigne plutôt. Car il ne peut pas se faire que celui qui a une fausse idée de Dieu le connaisse sous un rapport, parce que ce qu'il pense n'est pas Dieu. D'où il est manifeste que le péché d'infidélité surpasse tous ceux que peuvent faire ceux dont les moeurs sont déréglées (4). Mais il n'en est pas de même des péchés qui sont opposés aux autres vertus théologales, comme nous le verrons (quest. xxxiv, art. 2, et quest. xx, art. 3).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien n'empêche que le péché qui est le plus grave dans son genre, ne le soit moins en raison de certaines circonstances. C'est pourquoi saint Augustin n'a pas voulu décider entre le mauvais catholique et l'hérétique qui vit moralement bien. Car le péché de l'hérétique, bien qu'il soit le plus grave dans son genre, peut cependant être diminué par les circonstances, tandis que le péché du catholique peut être au contraire aggravé.
2. Il faut répondre au second, que l'infidélité est accompagnée d'ignorance et qu'elle est une résistance aux choses qui sont de foi. Sous ce dernier rapport elle est le péché le plus grave. Mais relativement à l'ignorance elle a une cause d'excuse, surtout quand on ne pèche pas par malice, à l'exemple de l'Apôtre.
3. Il faut répondre au troisième, que l'infidèle est puni plus sévèrement pour son péché d'infidélité qu'un autre pécheur pour un péché quelconque, eu égard au genre du péché ; mais pour un autre péché, par exemple, pour l'adultère s'il est commis par un fidèle et un infidèle, toutes choses égales d'ailleurs le fidèle doit être plus puni que l'infidèle, parce qu'il pèche plus grièvement (1), soit à cause de la connaissance de la vérité qui lui vient de la foi, soit à cause des sacrements qu'il a reçus et auxquels il fait injure en péchant.
(1) L'Ecriture nous indique toute la gravité de ce péché (Jn 8) : Dixi vobis quia moriemini in peccatis vestris ; si enim non credideritis quis ego sum. moriemini in peccato vestro.
(1) Il est à remarquer que saint Thomas compare ici le péché d'infidélité aux péchés que l'on peut faire contre les vertus morales; car s'il ' s'agissait des péchés opposés aux vertus théologales, il ne serait pas le plus grave. La haine de Dieu, qui est contraire à la charité, l'emporte, comme le prouve le saint docteur (quest. xxxiv, art. 2).
Objections: 1. il semble que toute action d'un infidèle soit un péché. Car sur ces paroles de saint Paul (Rm 14) : Tout ce qui ne vient pas de la foi est un péché, la glose dit (Ordin.) : La vie des infidèles tout entière est un péché. Or, la vie des infidèles comprend tout ce qu'ils font. Donc toute action d'un infidèle est un péché.
2. La foi dirige l'intention. Or, aucun bien ne peut exister, s'il ne procède d'une intention droite. Donc chez les infidèles nulle action ne peut être bonne.
3. La corruption de ce qui est antérieur entraîne la corruption de ce qui suit. Or, l'acte de foi précède les actes de toutes les vertus. Donc puisque les infidèles ne font pas d'acte de foi, ils ne peuvent faire aucune bonne oeuvre, mais ils pèchent toutes les fois qu'ils agissent.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit de Corneille qui était encore infidèle (Ac 10), que Dieu reçut ses aumônes. Donc toutes les actions des infidèles ne sont pas des péchés, mais il y en a de bonnes (2).
CONCLUSION. — Quoique les infidèles n'aient pas la grâce de Dieu, cependant comme leur infidélité ne corrompt pas tout ce qu'il y a de bon dans leur nature, ils peuvent faire quelque chose de bien, quoique ces bonnes actions ne soient pas méritoires pour la vie éternelle.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (V 2*, quest. lxxxv, art. \ et 2), le péché mortel détruit la grâce sanctifiante, mais il ne corrompt pas totalement la bonté de la nature. Par conséquent l'infidélité étant un péché mortel, les infidèles n'ont pas la grâce, mais ils conservent néanmoins quelque chose de ce qu'il y a de bon dans leur nature. D'où il est évident que les infidèles ne peuvent pas faire les bonnes oeuvres qui sont le fruit de la grâce, c'est-à-dire les oeuvres méritoires, mais qu'ils peuvent cependant faire d'une certaine manière des bonnes oeuvres qui n'exigent que de bonnes dispositions naturelles. Ainsi il n'est pas nécessaire que toutes leurs oeuvres soient des péchés, mais ils pèchent toutes les fois qu'ils agissent d'après leur infidélité (3). En effet, comme celui qui a la loi peut pécher en faisant un acte qui n'a pas la foi pour fin, en péchant ou véniellement ou mortellement, de même l'infidèle peut faire une bonne action en faisant une chose qui n'ait pas pour fin son infidélité (4).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il faut entendre par cette parole ou que la vie des infidèles ne peut exister sans péché, puisque les péchés ne s'effacent pas sans la foi, ou que tout ce qu'ils font d'après leur infidélité est un péché. C'est pourquoi cette glose ajoute (5) que celui qui vit ou qui agit infidèlement pèche grièvement.
2. Il faut répondre au second, que la foi dirige l'intention par rapport à la fin dernière surnaturelle-, mais la lumière de la raison naturelle peut aussi diriger l'intention par rapport au bien qui est dans l'ordre de la nature.
3. Il faut répondre au troisième, que l'infidélité ne détruit pas totalement dans les infidèles la raison naturelle au point de ne pas leur laisser une certaine connaissance du vrai par laquelle ils peuvent faire quelques bonnes oeuvres. Cependant il est à remarquer à l'égard de Corneille qu'il n'était pas infidèle, autrement sou oeuvre n'aurait pas été acceptée de Dieu à qui l'on ne peut plaire sans la foi. Mais il avait la foi implicite (1), lorsque la vérité de l'Evangile n'était pas encore promulguée. C'est pourquoi saint Pierre lui est envoyé pour l'instruire plus pleinement des choses de la foi.
(1) Luther, Calvin, Baïus, Jansénius, ont enseigné que toutes les actions des infidèles étaient des péchés, parce qu'ils pensaient que le péché originel avait absolument détruit la nature, et que l'homme n'était plus capable d'aucun bien. Cette erreur a été condamnée (Voy. tome Iii, p. 537 et suiv.).
(2) Ce raisonnement tendrait à démontrer que les infidèles peuvent faire des actions méritoires. Ce serait un autre excès. L'Eglise enseigne qu'ils peuvent faire des oeuvres moralement bonnes, mais s'ils n'ont pas la grâce, ils ne peuvent faire des oeuvres surnaturelles.
(3) Toutes les actions dont leur infidélité est le principe et la fin sont coupables, parce qu'une racine empoisonnée ne peut donner que de mauvais fruits.
(4) Par exemple s'il fait l'aumône pour soulager un malheureux.
(5) Ce passage est plutôt tiré de saint Augustin (lib. iv Conlr. Jul. cap. 5).
(1) Nous avons vu que cette foi était suffisante (pag- 42).
II-II (Drioux 1852) Qu.9 a.2