II-II (Drioux 1852) Qu.25 a.5

ARTICLE V. — l'homme doit-il aimer son corps par charité (3) ?


Objections: 1. Il semble que l'homme ne doive pas aimer son corps par charité. Car nous n'aimons pas celui avec lequel nous ne voulons pas vivre. Or, les hommes qui ont la charité refusent de vivre avec leur corps, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 7,24) : Qui me délivrera de ce corps de mort ? Et ailleurs (Ph 1,23) : J'ai le vif désir d'être délivré des liens de ce corps et d'être avec le Christ. Donc nous ne devons pas aimer notre corps par charité.

2. L'amitié de la charité est fondée sur la communication de la jouissance divine. Or, le corps ne peut pas participer à cette jouissance. On ne doit donc pas l'aimer par charité.

3. Puisque la charité est une amitié elle se rapporte à ceux qui peuvent rendre amour pour amour. Or, notre corps ne peut pas nous aimer par charité. Nous ne devons donc pas non plus l'aimer de cette manière.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin distingue quatre choses que nous devons aimer par charité, et le corps se trouve du nombre (De doct. christ. lib. i, cap. 23 et 26).

CONCLUSION. — Puisque notre corps vient de Dieu nous devons l'aimer avec la charité par laquelle nous aimons Dieu; mais pour ce qui regarde la souillure du péché et la corruption de la peine, nous ne devons pas l'aimer, nous devons au contraire soupirer après l'éloignement de ces maux.

Réponse Il faut répondre que nous pouvons considérer notre corps sous deux aspects : 1° selon sa nature ; 2° selon la corruption qui résulte du péché et de la peine. Or, la nature de notre corps n'a pas été créée par le principe mauvais, comme les manichéens le supposent, mais par Dieu. Nous pouvons donc en user pour servir Dieu, selon ces paroles de l'Apôtre (Rm 6,43) : Consacrez à Dieu les membres de votre corps pour qu'il en fasse des armes de justice. C'est pourquoi, selon l'amour de la charité par lequel nous aimons Dieu, nous devons aussi aimer notre corps. Mais nous ne devons pas aimer en lui la souillure du péché et la corruption de la peine, nous devons plutôt désirer avec une charité ardente l'éloignement de ces maux (4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'Apôtre ne refusait pas d'être en communion avec le corps quant à sa nature; et sous ce rapport il ne voulait pas en être dépouillé. Car il dit lui-même (2Co 5,4) : Nous ne voulons pas être dépouillés, mais être revêtus d'immortalité. Ce qu'il voulait c'était d'être privé de la souillure de la concupiscence qui subsiste dans le corps et de sa corruption qui appesantit l'âme et qui l'empêche de voir Dieu. C'est pourquoi il dit expressément : Ce corps de mort.

2. Il faut répondre au second, que quoique notre corps ne puisse pas jouir de Dieu en le connaissant et en l'aimant, cependant nous pouvons parvenir à sa jouissance parfaite au moyen des oeuvres que nous opérons par son intermédiaire. Ainsi de la jouissance de l'âme il rejaillit sur le corps une certaine béatitude, telle que la vigueur de la santé et de l'incorruptibilité, comme le dit saint Augustin (Epist, ad Diosc. cxviu). C'est pourquoi parce que le corps participe d'une certaine manière à la béatitude, on peut l'aimer d'un amour de charité.

3. Il faut répondre au troisième, que la réciprocité a lieu dans l'amitié qui se rapporte à un autre, mais non dans l'amitié qu'on a pour soi-même, soit par rapport à son âme, soit par rapport à son corps.

(1) Il s'aime, comme toutes choses, par rapport à Dieu, c'est-à-dire qu'il lui offre tout ce qu'il possède et qu'il est parfaitement soumis à ses volontés.
(2) Ceux qui sont blâmables, ce sont ceux qui s'aiment par cupidité, par égoïsme, et qui recherchent uniquement les biens matériels, mais ce ne sont pas ceux qui travaillent à acquérir les biens spirituels.
(3) Cet article est une réfutation des hérésies des manichéens, qui attribuaient la création du corps au mauvais principe; des patriciens, qui voulaient qu'il fût l'oeuvre du diable ; des carpocratiens, qui disaient qu'il n'y avait que l'âme qui serait sauvée, que le corps ne le serait pas.
(4) C'est dans ce sens que les saints ont fait la guerre à leur corps, et c'est aussi pour le même motif que l'Eglise prescrit des jeunes, des abstinences et d'autres mortifications.


ARTICLE VI. — doit-on aimer les pécheurs par charité?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas aimer les pécheurs par charité. Car il est dit (Ps 118,113) : J'ai eu de la haine pour ceux qui sont iniques. Or, David avait la charité parfaite. Donc par charité on doit plutôt détester les pécheurs qu'on ne doit les aimer.

2. La preuve de l'amour, dit saint Grégoire (Hom. xxx in ev.), c'est la manifestation des oeuvres. Or, les justes ne produisent pas à l'égard des pécheurs des oeuvres d'amour, mais plutôt des oeuvres qui paraissent être des oeuvres de haine, suivant ces paroles du Psalmiste (Ps 100,8) : Je mettais à mort dès le matin tous les pécheurs de la terre. Et d'après cet ordre du Seigneur (Ex 22,18) : Vous ne laisserez pas vivre ceux qui usent de sortilèges. On ne doit donc pas aimer les pécheurs par charité.

3. Il appartient à l'amitié de désirer et de vouloir du bien aux amis. Or, les saints désirent par charité du mal aux pécheurs, d'après cette parole du Psalmiste (Ps 9,18) : Que les pécheurs soient précipités dans l'enfer. On ne doit donc pas aimer les pécheurs par charité.

4. Le propre des amis est de se réjouir des mêmes choses et d'avoir la même volonté. Or, la charité ne fait pas vouloir ce que veulent les pécheurs, ni elle ne nous porte pas à nous réjouir de ce qui les réjouit; mais elle produit plutôt le contraire. Donc on ne doit pas aimer les pécheurs par charité.

5. Le propre des amis c'est aussi de vivre ensemble, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 5j. Or, on ne doit pas vivre avec les pécheurs, puisque l'Apôtre dit (2Co 6,17) : Sortez du milieu d'eux. On ne doit donc pas les aimer par charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 30) que par ces paroles : Vous aimerez votre prochain, il est évident que parle prochain il faut entendre tous les hommes. Or, les pécheurs ne cessent pas d'être des hommes, parce que le péché ne détruit pas la nature. Donc on doit aimer les pécheurs par charité.

CONCLUSION. - Quoiqu'on ne doive pas aimer les pécheurs par charité eu égard à leur faute, néanmoins, par rapport à leur nature, nous devons les aimer comme étant capables d'arriver à la divine béatitude.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer dans les pécheurs deux choses : la nature et la faute. Par la nature qu'ils ont reçue de Dieu ils sont capables de la béatitude sur la communication de laquelle la charité est fondée, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 4 et 5). C'est pourquoi sous ce rapport on doit les aimer par charité. Mais leur faute est contraire à Dieu et elle est un obstacle à la béatitude. Par conséquent, relativement à la faute qui les rend ennemis de Dieu, on doit haïr tous les pécheurs quels qu'ils soient, même son père, sa mère, ses parents, comme le dit l'Evangile (Lc 14,26). Car nous devons haïr dans les pécheurs ce qui les rend tels et nous devons aimer l'homme qui est capable d'arriver à la béatitude. Et c'est là véritablement aimer le pécheur par charité à cause de Dieu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le prophète a haï les impies comme impies, détestant leur iniquité, c'est-à-dire leur mal, et c'est là la haine parfaite dont il dit lui-même (Ps 138,22) : Je les haïssais d'une haine parfaite. Et parce que le motif qui nous fait haïr le mal dans l'homme est le même que celui qui nous fait aimer le bien, il s'ensuit que cette haine parfaite appartient à la charité.

2. Il faut répondre au second, que, selon la remarque d'Aristote (Eth. lib. ix, cap. 3), quand des amis pèchent on ne doit pas leur retirer les bienfaits de l'amitié tant qu'on a l'espérance de leur guérison -, on doit les aider à recouvrer la vertu plutôt qu'à réparer leur fortune, s'ils l'eussent perdue, parce que la vertu a plus d'affinité avec l'amitié que l'argent. Mais s'ils se pervertissent complètement et qu'ils soient inguérissables, alors on ne doit plus avoir avec eux l'abandon de l'amitié. C'est pourquoi les lois divines et humaines ordonnent la mort des pécheurs qui sont plutôt capables de nuire aux autres que de se corriger eux-mêmes. Toutefois le juge n'agit pas ainsi d'après la haine qu'il a pour eux, mais d'après l'amour de la charité qui lui fait préférer le bien public à la vie d'un simple particulier. La mort que le juge inflige au pécheur sert à ce dernier pour l'expiation de sa faute, s'il se convertit ; mais s'il ne se convertit pas, elle met un terme à ses crimes, puisqu'elle lui enlève la faculté de pécher désormais.

3. Il faut répondre au troisième, que ces imprécations qu'on trouve dans la sainte Ecriture peuvent s'entendre de trois manières : 1° comme prédiction et non comme souhait, de telle sorte que ces paroles : Que les pécheurs soient précipités dans l'enfer, signifient qu'ils y seront précipités; 2° comme souhait, mais de telle façon que le désir de celui qui fait ce souhait ne se rapporte pas au châtiment de l'homme, mais à la justice de celui qui le punit, suivant cette parole du Psalmiste (Ps 57,14) : Le juste se réjouira en voyant la vengeance que Dieu exerce sur l'impie. Dieu lui-même en punissant le pécheur ne se réjouit pas de sa perte (Sg 1), mais il se réjouit dans sa justice, parce qu'il est juste et qu'il aime la justice (Ps 10,8) ; 3° comme souhait qui se rapporte à l'éloignement de la faute, mais non au châtiment lui-même, c'est-à-dire qu'on souhaite que le péché soit détruit et que l'homme reste (1).

4. Il faut répondre au quatrième, que nous aimons les pécheurs par charité, ce qui ne signifie pas que nous voulons ce qu'ils veulent, ou que nous nous réjouissons de ce qui les réjouit, mais que nous les amenons à vouloir ce que nous voulons et à se réjouir de ce qui cause notre joie. C'est ce qui fait dire au prophète (Jr 15,19) : Ils se convertiront à vous, mais ce n'est pas vous qui vous convertirez a eux.

5. Il faut répondre au cinquième, que les faibles doivent éviter de vivre avec les pécheurs à cause du danger qu'ils courent de se laisser corrompre par eux Mais les parfaits, qui n'ont rien à craindre de cette contagion, sont louables au contraire quand ils se mettent en relation avec les pécheurs pour les convertir. C'est ainsi que le Seigneur mangeait et buvait avec eux, comme le rapporte l'Evangile (Mt 9). Mais personne ne doit vivre avec les pécheurs de manière à prendre part à leur péché, et c'est en ce sens que l'Apôtre dit (2Co 6,17) : Sortez du milieu d'eux et ne touchez point à ce qui est impur, c'est-à-dire ne consentez pas au péché.

(1) Billuart conclut île là qu'il n'est pas permis de souhaiter la damnation éternelle de quelqu'un qui vit encore, soit parce qu'elle ne peut être nn moyen d'obtenir un plus grand bien ou d'éviter un plus grand mal, soit parce qu'elle est contraire à la fin pour laquelle nous devons aimer le prochain par charité, soit parce qu'on ne doit désespérer de personne tant qu'il est sur la terre. Plusieurs théologiens pensent qu'il est permis de souhaiter que certaines personnes pèchent, pour qu'elles se relèvent ensuite plus humbles et plus prudentes.


ARTICLE VII. — LES PÉCHEURS s'AIMENT-ILS EUX-MÊMES?


Objections: 1. Il semble que les pécheurs s'aiment eux-mêmes. Car ce qui est le principe du péché se trouve surtout en eux. Or, l'amour de soi est le principe du péché; puisque saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. xiv, cap. ult.) que c'est cet amour qui produit la cité de Babylone. Ce sont donc surtout les pécheurs qui s'aiment eux-mêmes.

2. Le péché ne détruit pas la nature. Or, ce qui convient naturellement à chaque être, c'est qu'il s'aime lui-même ; ainsi les créatures irraisonnables désirent naturellement le bien qui leur est propre, par exemple, la conservation de leur être et d'autres choses semblables. Donc les pécheurs s'aiment eux-mêmes.

3. Le bien est aimable pour tous les êtres, selon l'expression de saint Denis (De div. nom. cap. 4). Or, il y a beaucoup de pécheurs qui se croient bons. Donc il y en a beaucoup qui s'aiment eux-mêmes.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ps 10,6) : Celui qui aime l'iniquité hait son âme.

CONCLUSION. — Les méchants s'aiment eux-mêmes d'après la corruption de l'homme extérieur, comme les bons s'aiment eux-mêmes, selon la vertu intègre et parfaite de l'homme intérieur.

Réponse Il faut répondre que, dans un sens, l'amour de soi est commun à tous les êtres ; dans un autre sens il est propre aux bons, et dans un troisième il est propre aux méchants. — D'abord il est commun à tous les êtres d'aimer ce qu'ils regardent comme leur être. Or, on dit que l'homme est quelque chose de deux manières : 1° selon sa substance et sa nature. Sous ce rapport tous les hommes pensent être ce qu'ils sont, c'est-à-dire composés d'un corps et d'une âme. De cette manière tous les bons et tous les méchants s'aiment en tant qu'ils aiment leur conservation. 2° On dit que l'homme est quelque chose en raison de la domination qu'il exerce ; par exemple, on dit que le chef d'une cité est la cité elle-même ; par conséquent, ce que les princes font on dit que la cité le fait. Sous ce rapport tous les hommes ne pensent pas être ce qu'ils sont (1). Car ce qu'il y a de principal dans l'homme, c'est l'âme raisonnable, tandis que ce qu'il y a de secondaire, c'est la nature sensitive et corporelle. L'Apôtre appelle la première de ces deux choses l'homme intérieur et la seconde l'homme extérieur, comme on le voit (2Co 4). Or, les bons considèrent la nature raisonnable ou l'homme intérieur comme ce qu'il y a de principal en eux ; par conséquent, ils pensent être ce qu'ils sont. Au contraire les méchants regardent la nature sensitive et corporelle, c'est-à- dire l'homme extérieur, comme ce qu’il y a de principal en eux. Comme ils ne se connaissent pas exactement ils ne s'aiment pas véritablement, mais ils aiment ce qu'ils prennent pour eux-mêmes; tandis que les bons, par là-même qu'ils se connaissent véritablement s'aiment aussi véritablement eux- mêmes. C'est ce qu'Aristote démontre (Eth. lib. ix, cap. 4) par cinq considérations qui sont propres à l'amitié. En effet, dit-il, tout ami veut : 1° que son ami existe et qu'il vive ; 2° il lui veut du bien ; 3° il lui en fait; 4° il a de l'agrément à vivre avec lui ; 5° il s'accorde avec lui en partageant ses plaisirs et ses peines. C'est ainsi que les bons s'aiment eux-mêmes quant à l'homme intérieur; parce qu'ils veulent le conserver dans son intégrité; ils lui désirent les biens qui lui conviennent, c'est-à-dire les biens spirituels ; ils travaillent à les lui procurer ; ils aiment à rentrer dans leur propre coeur, parce qu'ils y trouvent de bonnes pensées pour le présent, le souvenir de bonnes actions dans le passé et l'espérance des biens futurs, ce qui les remplit d'allégresse. De même ils ne supportent pas en eux de dissension dans la volonté, parce que leur âme tout entière tend vers un même but. — Au contraire, les méchants ne veulent pas conserver l'homme intérieur dans son intégrité; ils ne désirent pas pour lui les biens spirituels; ils ne travaillent pas à les acquérir ; il ne leur est pas agréable de rentrer au fond de leur coeur pour y vivre avec eux-mêmes, parce que là ils trouvent des maux présents, passés et futurs qu'ils abhorrent ; ils ne sont pas non plus d'accord avec eux-mêmes, parce que leur conscience s'élève contre eux, suivant cette parole du Psalmiste (Ps 49,21) : Je vous reprendrai et je vous mettrai en face de vous-même. On peut prouver de la même manière que les méchants s'aiment eux-mêmes par rapport à la corruption de l'homme extérieur (1), tandis que les bons ne s'aiment pas ainsi de la sorte.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'amour de soi qui est le principe du péché est celui qui est propre aux méchants et qui va jusqu'au mépris de Dieu, comme le dit l'Apôtre, parce que les méchants désirent les biens extérieurs au point de mépriser les biens spirituels.

2. Il faut répondre au second, que quoique les méchants ne détruisent pas totalement l'amour naturel, cependant il est perverti en eux de la manière que nous avons dite (in corp. art.).

3. Il faut répondre au troisième, que selon que les méchants se croient bons, ils participent d'une certaine manière à l'amour de soi. Toutefois cet amour qu'ils ont pour eux-mêmes n'est pas véritable (2), il n'est qu'apparent; et il n'est pas possible dans ceux qui sont absolument méchants.

(•i) lis n'ont pas «ne juste idée de ce qu'ils sont

ARTICLE VIII. — est-ce une nécessité de la charité qu'on aime ses ennemis (3)?


Objections: 1. Il semble que ce ne soit pas une nécessité de la charité que d'aimer ses ennemis. Car Saint Augustin dit (Ench. cap. 73) que ce bien si éminent, c'est-à-dire l'amour des ennemis, ne se trouve pas dans autant de personnes que nous croyons qu'il y en a d'exaucés en disant : Pardonnez-nous nos offenses. Or, le péché n'est pardonné à personne sans la charité, parce que comme le dit l'Ecriture (Pr 10,12) : La charité couvre tous les péchés. Donc il n'est pas nécessaire à la charité qu'on aime ses ennemis. La charité ne détruit pas la nature. Or, tout être irraisonnable hait naturellement son contraire, comme la brebis et le loup, l'eau et le feu. Donc la charité ne fait pas qu'on aime ses ennemis.

2. La charité ne fait pas le mal (1Co 13,4). Or, il semble aussi mauvais d'aimer ses ennemis que de haïr ses amis. C'est pour cela que Joab dit à David avec amertume (2S 19,6) : Vous aimez ceux qui vous haïssent et vous haïssez ceux qui vous aiment.

3. Donc la charité ne fait pas qu'on aime ses ennemis.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Mt 5,44) : Aimez vos ennemis.

 CONCLUSION. - On ne doit pas aimer par charité les ennemis comme ennemis, mais on doit plutôt les haïr; comme hommes on ne doit pas les excepter de l'amour qu'on doit avoir en général pour ses semblables, et quelquefois dans le cas de nécessité on est tenu de leur témoigner de l'amour en particulier; hors ce cas il est de la perfection de leur rendre des devoirs d'affection.

Réponse Il faut répondre que l'amour des ennemis peut se considérer de trois manières : 1° Il peut consister à aimer les ennemis en tant qu'ennemis; ce qui serait mauvais et contraire à la charité, parce que ce serait aimer le mal d'autrui (I). 2° On peut considérer l'amour des ennemis par rapport à la nature humaine, c'est-à-dire d'une manière générale. En ce sens l'amour des ennemis est nécessaire à la charité; c'est-à-dire il faut que celui qui aime Dieu et le prochain n'exclue pas ses ennemis de l'universalité de l'affection dans laquelle il embrasse tous ses semblables. 3° On peut considérer l'amour des ennemis en particulier, c'est-à-dire l'envisager dans le mouvement d'affection que l'on éprouve en particulier pour un ennemi. Ceci n'est pas absolument nécessaire à la charité ; car il n'est pas nécessaire à cette vertu que nous ressentions pour tous les hommes en particulier un mouvement spécial d'affection ; parce que cela serait impossible. Toutefois il est nécessaire à la charité que l'âme y soit disposée, c'est-à-dire que le coeur soit tout prêt à aimer son ennemi en particulier, dans le cas d'une nécessité pressante (2). Mais que hors le cas de nécessité, l'homme accomplisse cet acte, qu'il aime son ennemi à cause de Dieu, ceci appartient à la perfection de la charité (3). Car puisqu'on aime par charité le prochain par rapport à Dieu, plus on aime Dieu et plus on témoigne d'amour au prochain sans qu'aucune inimitié ne nous en empêche. De même si quelqu'un aimait beaucoup un homme, il aimerait du même amour ses enfants, même quand ils seraient ses ennemis. C’est en ce sens que par le saint Augustin (/oc.dí.margr.l).

Solutions: 1. La réponse au premier argument est donc par là même évidente.

2. Il faut répondre au second, que chaque chose hait naturellement ce qui lui est contraire en tant que contraire. Or, nos ennemis nous sont contraires en tant qu'ennemis, et à ce point de vue nous devons par conséquent les haïr. Car leur inimitié doit nous déplaire. Mais ils ne nous sont pas contraires, comme hommes et comme capables de la béatitude, et sous ce rapport nous devons les aimer.

3. Il faut répondre au troisième, qu'aimer ses ennemis, comme ennemis, c'est une chose blâmable. Mais ce n'est pas là ce que fait la charité, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

(I) Ils ne cherchent que la conservation de leur vie sensuelle ; ils souhaitent pour leur corps toutes les jouissances charnelles ; ils font tous leurs efforts pour se les procurer ; ils ne pensent qu'à ces plaisirs coupables, etc. Le développement oratoire de ces deux tableaux peut offrir le plus magnifique contraste dans un discours qui aurait pour but de montrer que l'homme vertueux est le seul qui comprenne bien ses véritables intérêts.
(2)Ils s'aiment réellement, car personne ne peut détruire ce sentiment naturel, mais ils se trompent sur l'objet de leur amour, et c'est pour ce motif qu'ils compromettent leurs véritables intérêts.
(3) Cet article est opposé à la doctrine des pharisiens, qui prétendaient qu'il était permis de haïr ses ennemis.


ARTICLE IX. — est-il nécessaire au salut qu'on témoigne a un ennemi par des signes et par des effets l'amour qu'on a pour lui?


Objections: 1. Il semble que la charité exige qu'un homme donne à son ennemi des preuves et des marques de son amour. Car saint Jean dit (1Jn 3,18): N'aimons pas de parole et de bouche, mais par des oeuvres et véritablement. Or, on aime par des oeuvres quand on donne à celui qu'on aime des marques et des gages de son affection. Il est donc nécessaire à la charité de témoigner aux ennemis par des signes et par des actes l'amour qu'on a pour eux.

2. Le Seigneur dit tout à la fois (Mt 5,44) : Aimez vos ennemis et faites du bien à ceux qui vous haïssent. Or, la charité nous oblige à aimer nos ennemis. Elle nous oblige donc aussi à leur faire du bien.

3. Par la charité on aime non-seulement Dieu, mais encore le prochain. Or, saint Grégoire dit (Hom I. xxx in ev.) que l'amour de Dieu ne peut être oisif; car il opère de grandes choses s'il existe, et s'il cesse d'opérer, ce n'est pas l'amour. La charité qui se rapporte au prochain ne peut donc exister sans produire d'effet. Comme la charité exige que nous aimions tout notre prochain, même nos ennemis, elle demande par conséquent aussi que nous donnions à nos ennemis des marques et des gages de notre amour.

En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles de saint Matthieu (Mt 5) : Faites du bien à ceux qui vous haïssent, la glose dit (ordin.) que faire du bien à ses ennemis, c'est le comble de la perfection. Or, ce qui appartient à la perfection de la charité n'est pas nécessaire à son essence. Donc il n'est pas nécessaire à cette vertu que l'on témoigne aux ennemis par des signes et par des effets l'amour qu'on a pour eux.

CONCLUSION. — Les hommes sont tenus de donner à leurs ennemis des marques et des signes de la charité qu'ils sont obligés nécessairement d'avoir pour eux, c'est-à-dire des signes comme on en donne aux autres personnes, mais non ces signes particuliers que nous avons coutume d'employer à l'égard de nos amis; il n'y a d'exception que pour le cas de nécessité, et l'âme doit toujours être prête à leur donner des preuves d'affection en cette circonstance.

Réponse Il faut répondre que les effets et les marques de la charité procèdent de l'amour intérieur et lui sont proportionnés. Or, l'amour intérieur en général est absolument de nécessité de précepte à l'égard des ennemis, mais on n'exige pas absolument qu'on les aime en particulier. Il suffit que l'âme y soit disposée, comme nous l'avons dit (art. préc.). Par conséquent il en faut dire autant de l'effet et du signe de l'amour qu'on doit extérieurement produire. Car il y a des signes et des marques d'amour qu'on donne au prochain en général, par exemple, quand on prie pour tous les fidèles ou pour tout le peuple; ou quand on accorde un bienfait à toute une communauté. Il est de nécessité de précepte d'accorder ces bienfaits ou ces marques d'amour aux ennemis (1). Car si on ne le faisait pas, on agirait alors par vengeance, ce qui est contraire à ces paroles de l'Ecriture (Lv 19,48) : Vous ne chercherez pas à vous venger et vous ne vous rappellerez pas l'injure de vos concitoyens. Mais il y a d'autres bienfaits ou d'autres marques d'amour qu'on donne en particulier à certaines personnes (2), Il n'est pas nécessaire au salut qu'on les produise envers ses ennemis, mais il faut que l'âme soit préparée à leur venir en aide dans le cas de nécessité, suivant ces paroles de l'Ecriture (Pr 25) : Si votre ennemi a faim nourrissez-le; s'il a soif donnez-lui à boire. — Que l'on remplisse ces devoirs envers ses ennemis, hors le cas de nécessité, ceci appartient à la perfection de la charité par laquelle on évite non-seulement d'être vaincu par le mal, ce qui est obligatoire mais on veut encore vaincre le mal par le bien, ce qui est le propre de 'l'homme parfait, qui évite non-seulement de se laisser aller à la haine à cause de l'injure qu'il a reçue, mais qui cherche encore à attirer à lui son ennemi par des bienfaits.

La réponse aux objections est par là même évidente.

(2) Puisque nos ennemis pèchent par là même qu'ils manquent de charité envers nous.
(3) Nous devons être disposés à leur rendre service dans le cas où nous les verrions réduits à la dernière nécessité, et qu'ils auraient un besoin urgent de notre secours.
(3) Cet amour est de conseil, mais il n'est pat de précepte.
(2) Ces marques particulières d'amitié consistent à prier tout particulièrement pour quelqu'un, à le visiter souvent, à l'inviter à sa table, etc. Il n'est pas nécessaire que l'on ait ces rapports avec ses ennemis.
(I) Par exemple, si l'on fait l'aumône à tous les pauvres d'une ville ou qu'on accorde un bienfait à toute une communauté, on ne peut pas en excepter les quelques individus qu'on a pour ennemis ; cette action serait odieuse et ferait du scandale.


ARTICLE X. — devons-nous aimer les anges par charité?


Objections: 1. Il semble que nous ne devions pas aimer les anges par charité. Car, comme le dit saint Augustin (De doct. christ, lib. i, cap. 26 ), il y a dans la charité deux sortes d'amour : l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Or, l'amour des anges n'est pas compris dans l'amour de Dieu, puisque ce sont des substances créées; il ne paraît pas non plus compris dans l'amour du prochain, puisqu'ils ne sont pas de la même espèce que nous. On ne doit donc pas les aimer par charité.

2. Les animaux ont quelque chose de commun avec nous plutôt que les anges ; car les animaux appartiennent au même genre prochain que nous. Or, nous n'avons pas de charité pour les animaux, comme nous l'avons dit (art. 3). Nous n'en avons donc pas non plus pour les anges.

3. Ce qu'il y a de plus propre aux amis c'est de vivre ensemble, comme le dit Aristote (lib. viii, cap. 5). Or, les anges ne vivent pas avec nous, puisque nous ne pouvons les voir. Nous ne pouvons donc pas avoir pour eux l'amitié de la charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 30): Si celui qui remplit envers nous ou celui à l'égard duquel nous remplissons un devoir de miséricorde est appelé à juste titre notre prochain, il est évident que le précepte qui nous ordonne d'aimer notre prochain comprend aussi les anges qui multiplient en notre faveur les oeuvres de charité.

CONCLUSION. — Nous devons aimer par charité non-seulement notre prochain, mais encore les anges.

Réponse Il faut répondre que l'amitié de la charité, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 1), est fondée sur la communication de la béatitude éternelle à laquelle les hommes participent de concert avec les anges. Car saint Matthieu dit (Mt 22,30) qu'à la résurrection les hommes seront comme les anges dans le ciel. C'est pourquoi il est évident que l'amitié de la charité s'étend aux anges.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que sous le nom de prochain on comprend non-seulement ceux qui sont de même espèce que l'homme, mais encore ceux qui participent comme lui aux bienfaits de la vie éternelle ; parce que c'est sur cette communication de la béatitude que l'amitié de la charité est fondée.

2. Il faut répondre au second, que les animaux ont de commun avec nous le genre prochain en raison de la nature sensitive par laquelle nous ne participons pas à la béatitude éternelle, mais nous y participons par l'âme raisonnable que nous avons de commun avec les anges.

3. Il faut répondre au troisième, que les anges ne vivent pas avec nous par cette conversation extérieure qui résulte de notre nature sensitive; mais nous vivons avec eux par l'esprit (2), nous y vivons d'une manière qui est imparfaite ici-bas, mais qui sera parfaite dans le ciel, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 1 ad 1).

(2) Nous sommes ici-bas en rapport avec eux par nos prières et par les bons offices que nous recevons de leur secours.
(I) Le Psalniiste dit (Ps 90) : Angelis suis mandavit de te, ut custodiant te inomnibus viis tuis : in manibus portabunt te, ne forte ofíendas ad lapidem pedem tuum.

ARTICLE XI. — devons-nous aimer les démons par charité (I)?


Objections: 1. Il semble que noms devions aimer les démons par charité. Car les anges sont notre prochain, parce que nous avons de commun avec eux un esprit raisonnable. Or, les démons ont aussi quelque chose de commun avec nous, parce que leurs facultés naturelles restent intègres; ainsi ils ont l'être, la vie et l'intelligence, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). Nous devons donc aimer les démons par charité.

2. Il y a entre les démons et les anges la différence du péché, comme entre les pécheurs et les justes. Or, les justes aiment les pécheurs par charité. Ils doivent donc aimer de la même manière les démons.

3. Nous devons aimer par charité, comme notre prochain, ceux dont nous recevons les bienfaits, comme le dit saint Augustin (art. préc.). Or, les démons nous sont utiles en beaucoup de circonstances, puisque c'est en nous tentant qu'ils nous forment des couronnes, comme le remarque le même docteur (De civ. Dei, lib. xi, cap. 17). On doit donc aimer les démons par charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est écrit (Is 28,18) : L'alliance que vous aviez contractée avec la mort sera rompue et le pacte que vous aviez fait avec l'enfer ne subsistera plus. Or, la charité rend la paix et l'alliance parfaite. Donc nous ne devons pas avoir de charité envers les démons qui sont les habitants de l'enfer et les émissaires de la mort.

CONCLUSION. — Les hommes peuvent aimer les démons par charité relativement à leur nature, mais non quant à leur faute, en ce sens que nous désirons qu'ils restent dans leur état naturel pour la gloire de la majesté divine.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 6), nous devons aimer par charité les pécheurs dans leur nature, mais détester leur péché. Comme par le mot de démon, on entend une nature déformée par le péché, il s'ensuit qu'on ne doit pas les aimer par charité (2). Mais si l'on ne s'arrête pas au mot et qu'on rapporte la question à ces esprits qu'on appelle démons et qu'on se demande si on doit les aimer par charité, il faut répondre, d'après ce que nous avons dit (art. 2 et 3), qu'on aime une chose par charité de deux manières. 1° Comme l'individu auquel l'amitié se rapporte; en ce sens nous ne pouvons pas avoir une amitié de charité pour ces esprits. Car il est dans la nature de l'amitié qu'on veuille du bien à ses amis. Or, nous ne pouvons pas vouloir charitablement les avantages de la vie éternelle, qui est l'objet de la charité, à ces esprits que Dieu a éternellement damnés. Ce serait contraire à la charité de Dieu qui nous fait approuver sa justice. 2° On aime une chose, quand on veut qu'elle soit conservée pour le bien d'un autre. C'est ainsi que nous aimons par charité les créatures irraisonnables, en ce sens que nous voulons qu'elles subsistent pour la gloire de Dieu et l'utilité de nos semblables, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.). De cette manière nous pouvons aimer par charité la nature des démons, c'est- à-dire que nous pouvons vouloir que ces esprits restent dans leur état naturel pour la gloire de Dieu.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'esprit des anges n'est pas dans l'immobilité d'obtenir la béatitude éternelle, comme l'esprit des démons S pourquoi l'amitié de la charité, qui est fondée sur la communication de la vie éternelle plus que sur la communication de la nature, se rapporte aux anges, mais non aux démons.

2. Il faut répondre au second, que les pécheurs qui sont ici-bas ont la faculté d'arriver à la béatitude éternelle, mais qu'il n'en est pas de même de ceux nui sont damnés dans l'enfer ; par conséquent on peut raisonner à l'égard de ces derniers de la même manière qu'à l'égard des démons.

3. Il faut répondre au troisième, que l'avantage que nous retirons des démons ne résulte pas de leur intention, mais de l'ordre établi par la divine providence. C'est pourquoi nous ne sommes pas portés par là à avoir de l'amitié pour eux, mais à être les amis de Dieu qui tourne leur intention perverse à notre profit.

(2) On ne doit pas les aimer comme démons, pas plus qu'on ne doit aimer les pécheurs comme tels, aiusi que nous l'avons vu (art. 81.
(I) L'Ecriture dit (1Jn 2) Nolite diligere mundum neque ea quae in mundo sunt. Si quis diligit mundum. non est charitas Patris in eo. (Jc 4) : Nescitis quia amicitia hujus mundi inimica est Deo? Quicumque ergo voluerit amicus esse hujus saeculi, inimicus Dei constituitur.



II-II (Drioux 1852) Qu.25 a.5